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Femmes, énarques et professionnelles de la politique. Des carrières exceptionnelles sous contraintes par Catherine ACHIN et Sandrine LÉVÊQUE

| Belin | Genèses

2007/2 - N° 67 ISSN 1155-3219 | ISBN 2-7011-4611-9 | pages 24 à 44

Pour citer cet article : — Achin C. et Lévêque S., Femmes, énarques et professionnelles de la politique. Des carrières exceptionnelles sous contraintes, Genèses 2007/2, N° 67, p. 24-44.

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Femmes, énarques et professionnelles

IER de la politique. Des carrières exceptionnelles

SS sous contraintes DO Catherine Achin et Sandrine Lévêque

PP. 24-44

a pérenne sous-représentation politique des femmes en France est bien connue. En dépit de la présence d’un tiers de candidates à l’élection pré- Lsidentielle de 2007 et malgré la parité, les femmes subissent encore un double processus d’exclusion: elles restent largement à l’écart des postes les plus valorisés du jeu politique (ministères, mandats parlementaires mais aussi exécu- tifs locaux) et lorsqu’elles y accèdent de manière exceptionnelle, elles sont le plus souvent cantonnées à des domaines réputés féminins (ce qui par un cercle vicieux, leur interdit d’acquérir les savoir-faire et les savoir-être nécessaires pour se professionnaliser). Longtemps en position de faiblesse dans les structures par- tisanes qui contrôlent les investitures, écartées des mandats politiques locaux par des notables masculins assurant leur autoreproduction (Sineau 2001), certaines prétendantes ont pu, dans le contexte paritaire, jouer de leur identité sexuée pour entrer en politique. Mais les éléments déterminants pour accéder au sommet de la carrière politique restent attachés à d’autres types de ressources, à la fois col- lectives – liées, en l’occurrence, à la position au sein du parti – et individuelles (comme la profession ou un engagement associatif ). Les femmes profanes entrées en politique grâce à la loi dite sur la parité, comme d’ailleurs les hommes peu dotés socialement, se trouvent ainsi écartées du jeu dès que la compétition se resserre (Achin et al. 2007). Dans cette logique, on aurait pu imaginer que les femmes les plus fortement dotées en ressources personnelles et politiques, notamment les énarques, allaient voir a contrario leur carrière politique facilitée par les capitaux associés au passage par cette école. La «filière administrative» (François 2005), singularité de la Ve République, qualifiée de «cursus inversé» par opposition aux filières locale ou partisane, pouvait apparaître comme le

24 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page25 gouvernement ems(ot87%) femmes (soit8,7 les 103députésénarques élusentre 1958et2006,oncompteseulement9 Parmi élèves del’ENA eux. parmi députés,maisaucunefemme étaient devenus Béguec1996),28anciens Béguecarrêtesonenquête (Le Le Gilles à laquelle qu’au De1956à1973parexemple, seindescursustraditionnels. favorisées date Dogan1999),lesfemmesn’y semblentpasplus gressé depuis1958(Gaxie1986; progressé depuis1958 poursestabiliserautourdelaquarantainedepuisfin nationale 9ontété éluesàl’Assemblée ont étééluesounomméesausommetdel’État: la citoyenneté seules11diplôméesdel’école françaises, politiquedesfemmes àSégolèneRoyal, enpassantparÉlisabethGuigou. Aubry politiques issuesdecevivier, femmes lité médiatiquedecertaines deMartine étantrenforcée cettehypothèse visibi- parlaforte etdeleurcompétence; mérite politique, indiscutabledeleur garantie pourlacarrière privilégié passeport aussidece enfinbénéficierelles allaient depenserquelesfemmes permettait %),cequi desdiplôméesatteintalors25 féminisée danslesannées1980(lapart L’Écoletique desfemmes. (ENA) nationaled’administration s’estparailleurs àlaprofessionnalisation poli- traditionnels moyen lesobstacles decontourner Législature Si lenombre desdiplômésdel’ENASi législature élusàchaque afortement En réalité,depuis1945,datedecréationl’ENA etdupremier exercice de 1988-93 1986-88 1981-86 1978-81 1973-78 1968-73 1967-68 1962-67 1958-62 2002-07 1997-02 1993-97 1 – dont7ontégalementétéministres –et2autres ontétéappeléesau énarques Nbre dedéputés 2 . Alors que le poids de la filière administrative a fortement pro- . Alorsquelepoidsdelafilière afortement administrative Tableau 1.Partdesfemmesparmilesdéputésénarques 36 45 45 48 47 26 35 24 21 11 8 4 3 4 . et parmilesdéputésdel’Assembléenationale femmes Dont 2 1 2 0 0 0 0 0 0 4 6 2 énarques parmi lesdéputés Part desfemmes 11,1 % 13,3 % 2,2 % 4,2 % 2,1 % 7,7 % 0 0 0 0 0 0 députés Nbre de 577 577 577 577 577 491 491 490 487 487 482 586 femmes Dont 70 63 35 33 34 26 18 10 8 8 8 9 Genèses 67,juin2007 nationale l’Assemblée à Part desfemmes 12,1 % 10,9 % 6,1 % 5,7 % 5,9 % 5,3 % 3,7 % 1,6 % 1,6 % 2,1 % 1,7 % 1,5 % 25 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 26

des années 1980, et ce, quelle que soit la majorité parlementaire, la part des femmes parmi eux reste limitée. Le nombre de femmes énarques à l’Assemblée

IER nationale, nul jusqu’en 1981, oscille depuis lors entre 1 et 6, sommet atteint en 1997. Il est ainsi manifeste que les femmes sont autant sous-représentées dans la filière administrative qu’à l’Assemblée nationale. Par exemple, en 2002 les SS femmes représentent 11,1 % des députés énarques et 12,1 % de l’ensemble des élus de la chambre basse. Et encore la République des énarques est moins pré-

DO sente au Parlement que dans d’autres forums politiques qu’elle domine, comme les ministères (et particulièrement les postes les plus hauts de la hiérarchie ministérielle) ou même la présidence de la République. Alors que leur nombre ne dépassait pas 4 jusqu’en 1968, les énarques sont depuis lors une dizaine en moyenne au sein de chaque gouvernement, mais les femmes y restent toujours minoritaires5. Dans les cabinets ministériels – qui peuvent être considérés comme des lieux de socialisation politique et des tremplins pour une carrière politique (Mathiot et Sawicki 1999) – les énarques représentent, en moyenne, 27 % des effectifs depuis les années 19806 (Rouban 1997), les femmes étant, là aussi, largement exclues. La population d’ensemble des cabinets ministériels s’est certes considérablement féminisée puisque les femmes représentent 20,6 % de leurs membres entre 1984 et 1996, contre 5,5 % entre 1958 et 1972. Mais cette féminisation ne se retrouve pas dans la population des énarques en cabinets, où elle atteint à peine 12,4 %, leur sous-représentation étant encore plus accusée aux postes de direction (8 %)7 (Rouban 1997 : 31). Tout se passe donc comme si le passage à l’ENA ne pouvait «fonctionner» comme le sésame attendu pour la carrière politique des femmes ; comme si d’ailleurs, le seul droit des femmes d’accéder au jeu politique était de faire de la politique «autrement», c’est-à-dire en s’appuyant sur des qualités réputées fémi- nines – douceur, pragmatisme, proximité… – et non pas sur des qualités qu’elles sont susceptibles de partager avec les hommes, comme le mérite, la compétence ou la maîtrise des rouages bureaucratiques que l’on acquiert à l’ENA. Comment expliquer cette sous-représentation relative des femmes au sein de la filière administrative de professionnalisation politique? Et, en même temps, comment comprendre que ces femmes «d’exception», au sens de leur rareté, parviennent néanmoins à largement dominer la scène médiatique au point d’incarner le profil type de la femme politique d’envergure nationale ? Cette « image » est-elle construite par ces professionnelles elles-mêmes? Par quels mécanismes? Nous analyserons d’abord les processus de sélection internes à l’ENA, puis, à partir d’une étude comparée des données biographiques disponibles, nous retracerons les trajectoires des neuf femmes énarques députées, afin d’objectiver les condi- tions de réussite de la carrière de ces «exceptions». Enfin, nous mettrons au jour le travail de mise en scène de ces «égéries» à travers l’analyse de matériaux auto- biographiques ou biographiques. Rapporter l’exclusion des femmes de la filière administrative à la manière dont celles-ci usent ou non de leur passage à l’ENA

26 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page27 tefois pas à la sortie: comme l’attestent les données disponibles sur les rangs de lesdonnéesdisponiblessurrangs commel’attestent tefois pasàlasortie: en 2007) % %en2006et26,6 selon lespromotions (parexemple42,3 %des effectifs, 45 tin-Mourot 1994),pouratteindre depuislafindesannées1990entre untierset %)(BaueretBer- danslesannées1980(environ 25 %)etsurtout tent plusde10 danslesannées1970(lorsqu’elles représen- pluslargementauxfemmes ouverte estrestée pendantlongtempsunbastionmasculin,elle s’esttoutefois l’école Enréalité,si le champpolitiquecentralparlafaibleféminisationdel’ENA? Peut-onadministration. expliquerlarelative énarques absencedesfemmes dans delaféminisationhaute unebrèchedansl’étude 2001) quiontouvert ;BuiXuan 1988 ;Thuillier pionniers(Kessler1978 tion dequelquestravaux àl’excep- surl’ENA,particulièrement «genre», ontlongtempsignorélavariable les recherches spécifiquementcentréessurlahautefonctionpublique, etplus Demême, au métierpolitiqueontétéjusqu’à une daterécente«gender-blind». etl’accès surlescarrières 1999),lestravaux (Offerlé une littérature importante ote2 %desadmis contre 26 %desinscrits %desadmis,ouencore en2004,41 et37,3 concours externe au %desinscrits Parexterne. exempleen1996,lesfemmesreprésentaient 41 senter auconcours,etqu’elles leréussissentmoins,notamment leconcours sontmoinsnombreuses quelesfemmes queleshommesàsepré- sait, eneffet, On tique, uneconséquence deleurmoindre réussitedans lecursusdel’école. autre danslafaibleprésencedesénarquesses hypothèse verrait danslaviepoli- femmes abiendavantageprogressé à l’ENA qu’au sommetdelapolitique.Une des puisque, depuislors,lapart n’épuisedisproportion seulel’analyse pasàelle cettevoie, desprofessionnelles cette delapolitiqueayantemprunté l’absence féminisation del’ENA jusqu’aux années1980pouvaitexpliquerenpartie progression 2004).La estdoncnotable, bienqu’irrégulière. lafaible Si (Marry %),oùlesfemmesn’ont puaccéderqu’en 1972 de Polytechnique (environ 15 Des femmes d’exception? Des femmes coup, deladominationmasculine. les principes tique dessineainsi,encreux, lesrèglesdelalégitimitéenpolitiqueetdumême haitent yparticiper. parcours énarques desfemmes professionnalisées enpoli- Le (ou n’autorise quisou- pas)auxfemmes saisir cequelejeupolitique«autorise» decomprendre s’agitsurtout lefonctionnementdugenreIl enpolitiqueetde politique. danslechamp etderéussitedesfemmes nir surlesconditionsd’entrée queleshommespolitiquespeuventen faire, dereve- permet mais aussiàl’usage ressource ressources, politique, comparercomme d’une cetusageàceluid’autres atsÉue omrils–HC–(2%en2005) Hautes Étudescommerciales –HEC –(32 il usind ’ninepoeso e epnalspltqe afourni profession desresponsables politiques laquestiondel’ancienne Si 8 . Ce taux moyen est comparable au taux de féminisation de l’école de . Cetauxmoyen autauxdeféminisationl’école estcomparable 10 . Cettemoindre réussiteauconcoursneseretrouve tou- 9 et bien supérieur àcelui et biensupérieur Genèses 67,juin2007 27 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 28

Tableau 2. Part des femmes à l’ENA et dans la « botte », 1994-2003 IER Proportion Nombre de femmes Proportion de femmes Promotion Effectifs Nbre de de femmes sorties dans les 20 sorties dans les 20 ENA11 de la promotion femmes SS à l’ENA premières places premières places 1994-1996 105 26 24,7% 7 35% 1995-1997 102 24 23,5% 3 15% DO 1996-1998 105 25 23,8% 4 20% 1997-1999 102 39 38,2% 8 40% 1998-2000 101 36 35,6% 8 40% 1999-2001 103 27 26,2% 4 20% 2000-2002 109 28 25,6% 4 20% 2001-2003 117 25 21,3% 7 35% 2002-2004 134 41 30,5% 9 45% 2003-2005 117 42 35,9% 8 40%

sortie des promotions de 1994 à 2003, la part des femmes dans la «botte» – qui reste un gage de réussite et un sas d’entrée en politique – est le plus souvent supérieure à celle des femmes dans l’école.

La question du classement, pourtant si déterminante dans la carrière des hommes issus de l’école, semble ainsi moins pertinente pour les femmes. C’est donc clairement dans la connexion entre la sortie de l’école et l’entrée en politique que se trouve le mécanisme le plus puissant de la mise à l’écart des femmes. Ici comme ailleurs, la carrière des énarquesses semble se heurter au « plafond de verre », cette barrière invisible mais redoutablement efficace, qui interdit aux femmes l’accès aux postes les plus élevés et prestigieux. Si les sélec- tionneurs ont pendant longtemps explicitement (ou presque) interdit aux femmes l’accès à l’Inspection des finances par exemple, les diplômées elles- mêmes ont intériorisé des stéréotypes tenaces (Bui Xan 2001). Par exemple, depuis la création de l’ENA, 25 % des hommes diplômés sont allés travailler dans une entreprise à un moment ou à un autre de leur carrière contre à peine 10 % des femmes. Les énarques «pantoufleurs» – c’est-à-dire mis à disposition de la fonction publique dans de grandes entreprises privées – étaient à 95 % des hommes entre 1960 et 1990 (Bauer et Bertin-Mourot 1994). Cette discrimina- tion à l’entrée des corps les plus prestigieux ou le privé reste valable pour les postes politiques. Pour comprendre pourquoi néanmoins certaines diplômées de l’ENA réussissent en politique au point d’incarner l’idéal-type de la femme poli- tique, il convient de s’intéresser aux trajectoires des neuf « exceptions » ayant accédé à l’Assemblée nationale.

28 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page29 Pécresse sontpeuàexercer estprotégée Elles desmandats parJacquesChirac. la findesannées1980(Aubry, Royal), Bredin, Guigou, tandisqueValérie àpropos delapoignéejeunesdéputéessocialistesélues à ration Mitterrand» de la«géné- onapuparler placéausommetdel’État: impulsé parun«mentor» été parcours atrèsclairement Leur toutàfait spécifiqueàcesfemmes. carrière taines n’est précocedela pasterminée, mais peut-être aussiparuntauxdesortie decer- entréesplusrécemmentenpolitique etqueparlà,lacarrière proportion différenceénarques peuts’expliquerparlefaitqu’elles (3,5).Cetteforte sonten auxautresfemmes députéesmais,enrevanche, hommes députés bieninférieur obtiennent enmoyenne 1,9mandatsdedéputée, cequiestidentiqueauxautres nationale.Elles lorsdeleurpremièresubi unéchec àl’Assemblée candidature élues dansunerégiondifférente de leur lieudenaissance, etseulementdeuxont huitsurneufontété réussi: souventd’emblée parun«parachutage», la plupart été maire (Françoise Gaspard).Aussi, leurélectionauParlement pour s’effectue (ouenmêmetemps)étééluesdéputées,etuneseuleaauparavant ont d’abord ensuite étédirectement nomméesentantquemembre quatre degouvernement, :quatre ont ) delaprésidenceRépublique(sept surneuf par lecabinet ou ministériels politiqueestmarquée parlepassagedescabinets leur carrière civiledanslesecteur desfinances.Commeleshommesénarques làencore,trice aétéadministra- ÉlisabethGuigou nues maîtres derequête auConseild’État, etValérie Aubry Martine des finances,Nicole Questiaux, Pécresse sontdeve- de l’ENA, Frédérique leplusprestigieux, Bredin l’Inspection aintégrélecorps àlasortie leuraffectation 2001).Encequiconcerne tion universitaire (Eymeri lins, lediplômedel’ENA couronner unelongueforma- vientdanstouslescas femmes députées (quarante-cinq ans) femmes députées(quarante-cinq hommes députésénarques (quaranteans),maisunpeuplustôtquelesautres mandat dedéputéeenmoyenne àquarante-trois ans,unpeuplustardqueles enontquatre, Idrac Marie Valérie Pécresse, trois), etontexercé leurpremier ontenmoyenne Elles çois Hollande). deuxenfants(SégolèneRoyal etAnne- versitaire, ingénieur…), maisunseulestprofessionnel delapolitique(Fran- uni- conjoint(e) exerce uneprofession équivalenteàlaleur(préfet, généralement etpacséespourdeuxautres. Leur pourseptd’entre-elles ensuite mariées sont leurmère inactive.Elles milieu etdeleurgénération, étaitgénéralement sionnels delapolitique.Defait,etcelan’est pasinhabituelpourlesfillesdeleur nousyreviendrons, elles, desprofes- profession libérale, voire pourtrois d’entre unpère hautfonctionnaire, unautre exerçantune milieux sociauxprivilégiés: de sontoriginaires elles oudepetitsartisans, d’agriculteurs famille issues d’une dedeuxd’entre-elles cettefilière. Àl’exception sionnels politiquesempruntant desprofes- del’ensemble àcelle trèsconforme decapitaux dence unestructure Des femmes «exceptionnelles»? Des femmes L’étude demettre enévi- d’abord desparcours permet decesneuffemmes 12 . Commepourleurshomologuesmascu- Genèses 67,juin2007 29 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 30

locaux ou départementaux, mais la grande majorité a été élue postérieurement ou simultanément au conseil régional – cumul typique des femmes députées – ou

IER au Parlement européen. La plupart d’entre elles occupent également d’impor- tantes responsabilités au sein de leur parti politique respectif, mais leur accès aux responsabilités partisanes s’effectue selon des rythmes contrastés: pour quelques- SS unes seulement, il s’agit d’un investissement antérieur à leur professionnalisation politique, et pour la majorité, d’une forme de rétribution concomitante.

DO Leurs ressources sont ainsi analogues à celles dont disposent traditionnelle- ment les professionnels empruntant cette filière. On peut néanmoins souligner trois caractéristiques qui distinguent leurs trajectoires de celles de leurs collègues masculins. Tout d’abord, si la filière administrative s’est développée essentielle- ment sous la Ve République, pour les femmes elle s’est ouverte plus tard encore. Sur les neuf députées énarques, deux ont été élues pour la première fois en 1981, une en 1986, deux en 1988, trois en 1997, et une en 2002. Ensuite, alors que la filière administrative ne connaît pas de réelle frontière partisane lorsqu’il s’agit des hommes, même si elle a été dominée depuis 1958 par les partis gaulliste et centriste (plus des deux tiers des députés énarques), les femmes qui accèdent à l’Assemblée par ce type de carrière sont, quant à elles, très majoritairement socialistes (sept sur neuf ). Elles vont jusqu’à représenter un quart des députés socialistes issus de cette école.

Tableau 3. Appartenance partisane des députés énarques

Cent. puis Gaullistes Centristes Socialistes Sans étiquette Total gaullistes Députés énarques 42 5 25 27 4 103 Effectif Dont Femmes 1 0 1 7 0 9 Part des femmes 42,4% 0 4% 25,9% 0 008,7% parti Part de chaque parti 40,8% 4,9% 24,3% 26,2% 3,9% 100% ensemble

Une autre de leurs particularités est d’être avant tout « ministrable » : sept sur neuf ont participé entre deux et cinq fois à un gouvernement, alors que seule la moitié des hommes députés énarques ont été nommés au moins une fois au gouvernement (48 %). Ce lien quasi automatique entre Assemblée nationale et gouvernement pour les énarquesses explique peut-être leur forte visibilité médiatique. Enfin, dernière spécificité, quatre d’entre elles ont mis fin volontai- rement à leur carrière pour réintégrer un grand corps ou la direction d’une grande entreprise, à un âge tout à fait inhabituel. Nicole Questiaux a démis- sionné en 1982 (à cinquante-deux ans) de son poste de ministre pour réintégrer

30 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page31 ootie el arèepltqesn rsrrse ovn otane » contraintes politiquesonttrèsraresvolontaires etsouvent« delacarrière François Seguin, dePhilippe Joxe LéotardetPierre –lessorties d’origine corps quedesénarques, auretour dansleur hommes –onpenseici,pourneparler danslesgrandesentreprises publiques.Mêmesiellesexistentchezles carrière etpoursuit actuellementune parisiens ral delaRégieautonomedestransports président-directeurmandat dedéputéetoutjustereconquis géné- pourdevenir adémissionnéen 2002 àcinquanteetunansdeson Idrac Enfin, Anne-Marie etdudéveloppementgroupe delastratégie directrice Lagardère. devenir aussiàquarante-quatre ans,detoussesmandatspour démissionné en2000,elle desNations unies.Frédérique del’Organisation Bredin a et uncomitéd’experts deshautesétudesensciencessociales àDreux)pourintégrer l’École d’adjointe a quittédéfinitivementlapolitiqueunanplustardàquarante-quatre ans(poste Françoise auxlégislativesde1988, le Conseild’État. Gaspard,aprèssonéchec sur la protection d’un mentor permettant un accès rapide et direct «au centre». etdirect unaccès rapide «au mentorpermettant sur laprotection d’un maisaussi fondésurl’expertise, c’est-à-dire destechnocrates, politique classique untroisième, enfin,correspond davantageauparcours politiques etpartisanes; unsecondgroupe disposederessources collectives, politique; capital ment d’un claire- héritent différenciées. Certaines decapitaux liésàdes structures carrières de trajectoires révèlentainsitrois différents «types» fois pashomogène.Leurs leparcourspersonnel politiquetechnocratique, n’est decesneuffemmes toute- aux prétendantes,mêmelesplusdotées. pardeshommes,s’imposentplusdurement iciqu’ailleurs longtemps incarnées ture, etc.).Tout politique, définieset d’excellence sepassecommesilesnormes bastionsprofessionnels masculinsprestigieux (médecine, magistra- que d’autres »résisteàlaféminisationbienplus pastoutàfaitcommelesautres Ce métier« clôture». de laspécificitédumétierpolitiquepointvuesa« l’hypothèse égalementdefaire politique.Ceretrait permet »duchamp outsiders tent des« socialeouethnique–res- –lesexemais,pourquoileurs propriétés pas,l’origine de etceux,quideparl’une auxrèglesdujeupolitiquepourcelles d’adhérer et publiquestémoignentdeladifficultéseconformer entreprises grandes politique, oules leursreconversions fréquentesdanslarecherche, l’industrie Alorsqu’elles disposentdetoutcequ’ilun cabinet. en fautpourfaire carrière dans unministère »queleuractivitéantérieure, ou ycompris tant quefemme en sontsouventperçuescommeplusâpresélectorale etbienpluscoûteuses« dans leursautobiographies,laluttepolitiqueet,enparticulier, lacompétition lesoulignenteneffet Commeelles quesymbolique. pointdevuematériel d’un politiquetant fait équivalentes,voire quelacarrière largementplus attractives sonttoutà – notamment lepantouflageoùellesfonttoujoursfigure d’exception professionnels –et champs dansd’autres offertes et lespossibilitésdecarrières énarques,On peutainsipenserqu’en cesfemmes lespositions cequiconcerne Au-delà des points communs et des divergences par rapport à l’ensemble du Au-delà àl’ensemble despointscommuns etdesdivergencesparrapport Genèses 67,juin2007 13 . 31 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 32

Trajectoires « types » des députées énarques

IER Les « héritières » : Frédérique Bredin, Martine Aubry, tion nationale pour l’union des socialistes. Elle devient Anne-Marie Idrac membre du comité directeur du PS en 1973 et affronte, L’héritage même indirect conserve un poids non négli- sans succès, le suffrage universel deux fois (1976 et SS geable dans une trajectoire politique, même si cette res- 1978), avant d’être élue à l’Assemblée nationale en source notabiliaire vaut davantage dans le cadre d’une 1981, vingt et un ans après sa sortie de l’ENA. Elle est carrière menée par la filière locale que dans le cursus appelée au premier gouvernement socialiste de 1981 DO inversé. Martine Aubry est la fille de , aux côtés d’autres femmes « fidèles » du président ancien dirigeant du Parti socialiste (PS), ministre et com- (Yvette Roudy, Édith Cresson, Georgina Dufoix). Fran- missaire européen, le père d’Anne-Marie Idrac a été çoise Gaspard est la seule à avoir affronté le suffrage sénateur et ministre, tandis que le père de Frédérique universel avant d’être diplômée de l’ENA : elle est candi- Bredin était historien, écrivain, avocat et vice-président date non élue au conseil général en 1973, un an avant du parti Radical de gauche. L’entrée en politique de ces d’obtenir son diplôme. En 1977 elle est élue maire de héritières s’est faite par le haut et surtout relativement sa ville natale, Dreux, et entre au Parlement en 1981. tardivement. Ainsi Martine Aubry est devenue ministre Ses ressources sont ainsi, avant tout, politiques, dues à seize ans après sa sortie de l’ENA, après avoir grimpé un militantisme associatif intense, notamment dans des dans la hiérarchie du Conseil d’État, avoir été directrice mouvements de femmes, et au parti socialiste, où elle a du cabinet de Jean Auroux et numéro deux de Péchiney. participé à la fronde des femmes dans les années 1970. Anne-Marie Idrac est, quant à elle, devenue secrétaire d’État aux transports vingt et un ans après sa sortie de Les « expertes » : Catherine Tasca, , l’ENA et après une carrière d’administratrice civile hors Ségolène Royal, Valérie Pécresse classe, conseillère technique au ministère de l’Environne- Ces quatre professionnelles sont issues d’un milieu ment, puis de l’Urbanisme. En dépit de leur statut d’héri- social moins favorisé et moins politisé que les héritières. tières politiques, cette professionnalisation tardive atteste Certes, le père de Valérie Pécresse est universitaire, mais du caractère non évident a priori de leur carrière poli- celui d’Élisabeth Guigou est exploitant agricole et celui tique. Seule Frédérique Bredin a écourté sa première de Ségolène Royal lieutenant-colonel, tandis que le père carrière de haute fonctionnaire, puisque après une expé- de Catherine Tasca est présenté comme un « révolution- rience d’inspectrice des finances, elle a rapidement inté- naire italien internationaliste » dans ses biographies. Pour gré le cabinet de Jack Lang, puis de la présidence de la ces trois dernières, l’accès à l’ENA représente ainsi une République, pour être finalement élue députée à trente- promotion sociale évidente. Deux d’entre elles ont avant deux ans, seulement huit ans après sa sortie de l’ENA. tout investi dans cette première carrière administrative en développant leur secteur d’expertise propre : Cathe- Les « politiques » : Nicole Questiaux, rine Tasca et Élisabeth Guigou sont entrées en politique Françoise Gaspard respectivement vingt et un ans et seize ans après leur Tout autre est le profil des deux « politiques ». Elles ont sortie de l’ENA, et à l’Assemblée nationale à plus de cin- investi le terrain politique au sein du PS avant ou pen- quante ans. Entre-temps, Catherine Tasca a multiplié les dant l’obtention de leur diplôme de l’ENA. Elles sont responsabilités dans différents secteurs de la culture, Éli- issues d’un milieu social moins privilégié que les deux sabeth Guigou a travaillé au ministère des Finances, puis autres groupes (père ingénieur ou marbrier). Nicole à la Trésorerie, avant de devenir attachée financière de Questiaux incarne le profil type d’une pionnière : l’une l’ambassadeur de France en Grande-Bretagne, puis des premières femmes diplômées de l’ENA (en 1955), d’entrer dans les cabinets de Jacques Delors et de Fran- elle a avant tout progressé dans la hiérarchie interne du çois Mitterrand. Ségolène Royal et Valérie Pécresse sont Conseil d’État (première femme commissaire du gou- entrées en politique plus jeunes, à trente-cinq ans, après vernement auprès de l’assemblée du contentieux du un passage en cabinet. Il faut ainsi souligner que si Conseil d’État en 1963) et a parallèlement fortement ces « expertes » n’ont pas de père professionnel de la investi dans le militantisme partisan : membre de la politique, elles ont pour la plupart un père en politique Convention des institutions républicaines, elle a orga- – président ou premier ministre – un protecteur, un nisé le congrès d’Épinay en 1971 et présidé la déléga- mentor qui programme et accompagne leur carrière.

32 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page33 discursive forte danslacompétitionpolitique discursive forte soient présentéscommedesgagesdecompétenceetconstituentuneressource pourrait s’attendre àcequelediplômedel’ENA d’État etlaproximité àl’appareil encore, on misenavant.Plus nier deleurengagementquiseraitsusceptibled’être lecaractère pion- notamment,c’est Pourment classique. les«héritières» d’autres, constitueunargu- républicaine del’école socialeaumérite gauche, oùl’ascension leurréussitescolaire,énarques àvaloriser lorsqu’elles particulièrement sesituentà la carrière estplusprécoceetdontlesressourcesla carrière sontavanttoutmilitantesetpoli- Onnoteraquelesdeuxénarques dont qualifierad’«exacerbée». féminité quel’on ou laisséproduire desautobiographiesoubiographiesmettantenscèneune danscecontextequecesprofessionnelles delapolitiqueontproduit 2004). C’est même sileursusagessesontrévélésparadoxaux, ambigusetcontingents(Paoletti uneressource sontdevenues politiquevalorisée, 2001, cesqualités«féminines» etc.Àcompterdesélections municipales de désintéressement, la«concrétude», politique enyintroduisant ladouceur, desvaleursréputéesféminines,telles le lavie àfaire delapolitiqueautrementpolitique parleurcapacité et«réenchanter» desfemmesen quijustifientl’entrée cide aveclesdiscoursdominantsdelaparité à lamiseenavantdedispositionsfondéessurlegenre. Cettemiseenscènecoïn- cettedimensiondeleurréussitesemble enretrait parrapport font d’elles-mêmes, des ressources politiques Une mobilisationdifférentielle etstratégique Frédérique B Flammarion, 1995; Flammarion, 1995; Françoise G , Plon,2003. Isabelle G et lavie Paris, Grasset,2002. Paul B Paris, Fayard,1999. Hervé G Laurent F Promis j’arrêtelalanguedebois L’aventure d’unmaire Jean-François C sur uneénigmepolitique Les parcours que nous venons de décrire pourraient autoriser lesfemmes parcours autoriser pourraient quenousvenonsdedécrire Les UREL , Paris,Fayard,2004. AYMARD ABIUS IORDANO et NatachaT ASPARD REDIN , , Les blessuresdelavérité OPÉ La route des chapieux: lapolitique La routedeschapieux: , , , Martine: portraitintime Martine: , Députée, journaldebord Madame Le… Cela commenceparuneballade Ce quejen’aipasapprisàl’ENA. Autobiographies etbiographiesd’énarquesenpolitique , Paris, Hachette, 1999; , Paris,Hachette,1999; ATU , Paris,Calmann-Lévy,1997. , Martine Aubry: enquête Martine Aubry: , Paris,Hachette,2006. , Paris,Grasset,1979. , Paris, , , , Élisabeth G Entre nous Valérie P Entretiens avecSergeJuly Ségolène R si facile Catherine T 1996; François H avec PierreFavieretMichelMartin 1997; Alain J politiques Anne-Marie I avec EdwyPlenel Paris, Plon,2002. . UPPÉ Désirs d’avenir Une femme au cœur de l’État; entretiens Une femmeaucœurdel’État; Or, danslaprésentationqu’elles , Paris,L’Archipel,2007. ÉCRESSE , Paris,Plon,2001. , OLLANDE , Paris, Nil Édition, 1996; , Paris,NilÉdition,1996; OYAL UIGOU ASCA La tentationdeVenise DRAC , , et XavierM Être unefemmepolitique…c’estpas La Véritéd’unefemme , , , Paris,Stock,2006. Être femmeenpolitique , Nous sommestousdeshommes Devoirs devérité.Entretiens , Paris,Flammarion,2006. , Paris,Grasset,2001. ERLIN Genèses 67,juin2007 14 , Un choixdevie , Paris,Grasset,1993; , Paris,Fayard,2000. Entre quatrez’yeux. , Paris,Stock, , Paris,Plon, , 33 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 34

tiques – en l’occurrence Françoise Gaspard et Nicole Questiaux – n’ont pas les mêmes stratégies et jouent moins de leur sexe que les autres: alors que la seconde

IER n’a publié aucun ouvrage autobiographique, la première est l’auteure d’ouvrages scientifiques ou militants sur les femmes en politique. SS Effacer le stigmate de l’énarchie

DO Si la «nouveauté» ou la «différence» constitue un registre discursif souvent investi par les professionnels de la politique (y compris par ceux ayant un profil relativement conformiste), certaines conjonctures – changements de régime, « crises » politiques… – semblent particulièrement propices à l’émergence du thème du renouvellement des pratiques par des acteurs censés incarner, au nom de leurs propriétés décalées, la figure de l’outsider, elle-même garantie du renou- vellement annoncé (Gaïti 1999; Guionnet 2005). La «crise de la représentation politique», décrétée durant les années 1990, a ainsi contraint les professionnels de la politique à rejeter certaines manières de faire de la politique. La figure de l’énarque apparaît comme une figure repoussoir, que les innombrables essais publiés sur ce thème (Mandrin 1967) ont contribué à construire. La dénoncia- tion des élites – quels que soient les attributs qui donnent prise à la critique – est un phénomène récurrent. Mais la spécificité du contexte ouvert à partir de la fin des années 1980 est d’avoir remplacé la compétence et l’expertise – ressources particulièrement valorisées dans le jeu politique des débuts de la Ve République (Dulong 1997) – par « l’humanité » et « la proximité » (Le Bart et Lefebvre 2006). Cette «démocratisation fonctionnelle» se double d’une «informalisation» de la vie politique, se caractérisant par la capacité réflexive des professionnels de la politique à relâcher les autocontrôles propres à leur mise en scène, à dévoiler leurs goûts, leur intimité, leurs émotions (Neveu 2003). Ce n’est dès lors pas un hasard si ce déplacement conjoncturel des critères de légitimité des représentants coïncide avec un développement très important du genre biographique dans le champ de l’édition. La biographie politique, qui relevait autrefois des «mémoires» (avec pour modèle consacré l’œuvre monumentale du général De Gaulle), est désormais devenue une étape commune de la construction de la carrière de tout professionnel politique prétendant au sommet du champ politique et un instru- ment privilégié d’une mise en scène de soi, de la production et de la définition d’une «identité stratégique» (Collovald 1988). Érik Neveu (2003) a bien montré le renouvellement des matrices narratives des autobiographies politiques à la fin des années 1980, qui glissent des discours du « Nous » ou « Il » vers le « Je », revendiquant le dévoilement des affects et la «divulgation ostentatoire d’une per- sonnalité vraie derrière les masques et les fonctions». Les professionnels issus de la filière administrative15 produisent ainsi, comme les autres, des ouvrages bio- graphiques intimistes, cherchant spécifiquement à mettre en valeur un profil moins élitiste: plus bohême que bourgeois pour ; touché au cœur

34 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page35 sien bourgeois): milieupari- milieusocialéquivalent(normalienagrégéetissud’un homme d’un nous renseigne, d’un parcontraste, surlarelative désinvolture face àl’institution mais plutôtsurceluidudévouementauxautres: féminin) etpourquilepassageàl’ENA n’est pasvécusurlemodedel’ambition, très (métieraudemeurant delalittérature» àl’enseignement seurs «destinaient dive del’ENA parcette dernière, uneanecdotecaricaturale: àtravers tar- ainsiladécouverte raconte Aubry deMartine autorisée dans sabiographie Giordano, Isabelle quenousavionsqualifiéesd’héritières. pourcelles compris improbable oucontingentdeleuradmissionàl’ENA,en avantducaractère y femmes énarques sontainsirepérables auseindenotre corpus. topiquesdecetteproduction identitaire parles faire Plusieurs ladémonstration. souhaitenten dedominationou,dumoins,commentelles forme une certaine toutefois nous renseigne surlamanière quiontréussiintériorisent dontcelles sage parl’ENA vanéanmoinsêtre dansunregistre dévaluéparlesfemmes qui spécificitéféminine, lepas- icid’une ignoré. S’ilpeutparaître difficiledeparler –dévalué,moqué,outoutsimplement cequejen’ai àl’ENA» pasappris «tout deJean-François letitre explicitede l’ouvrage Copé(1999) contraire –etc’est quiestau consisteànejamaismettre enavantlepassageparl’École, ratifs 1999).L’un (Pudal ment réalistedeleurrécitbiographique nar- decesschémas apparem- tisséesdans latrame du mondesocialetunephilosophiedel’action», unephilosophie rent quivéhiculent«toute àunensemblederecettes rhétoriques recou- d’énarques autobiographies Les Gaymard. pourHervé paysannes origines ouencore, plusproche deses pourAlainJuppé; Clara par lanaissancedesafille La comparaison avec le récit que Laurent Fabius avecle récitqueLaurent comparaison La faitde sonentréeàl’ENA dubiencommun» auservice idée précisedusensdel’engagement une ;maisj’avais encore moinsenperspectivedepouvoir certainement carrière, proches. Jenemerendais pasbiencomptedecequecelasignifiaitentermes demes dela fierté heureuse surtout j’étais plus hautpourretomber moinsbas”; vautmieuxviser et appliquéundespréceptesfamiliauxénergiquesselonlequel“il àl’ENA, beaucouptravaillé 20ans,jevenaisd’entrer j’avais j’avais datée de1971: trèsvieuxprofesseur m’a demeslettres renvoyé récemment unecopied’une «Un L’ENA quesesprofes- Idrac, nevapasdesoinonpluspourAnne-Marie quoil’ENA?» c’est Maisaufaitpapa, àSciencespo, elleauraitdemandéàsonpère: d’entrée l’examen propulsée enpolitique.Maislaréalitéestautre [...].Danslavoiture quilamenaità quil’aurait douillet volontiers“fille héritage àpapa”,On l’imagine d’un porteuse Aubry. paradoxes quifaçonnentlapersonnalitédeMartine descurieux l’un «C’est Le premier mode de dénégation du stigmate de l’énarchie passeparlamise premier modededénégationdustigmatel’énarchie Le (Giordano 2002:114). Genèses 67,juin2007 (Idrac 2001:21). 35 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 36

«Pour réussir l’ENA, je ne possédais pas la formation idéale, notamment dans le domaine juridique. Malgré tout je tentai ma chance, encouragé par mon maître de conférences, Jacques Rigaud, futur patron de RTL. Admissible avec un score IER médiocre à l’issue des épreuves écrites, je terminai le concours, après l’oral, dans un bon rang. Admis: c’était l’essentiel. Sans vouloir cracher dans la soupe, l’ENA res-

SS semblait alors à sa caricature: une comédie pour chiens savants» (Fabius 1995 : 31).

DO Alain Juppé présente quant à lui son choix de l’ENA comme en partie hasar- deux, mais néanmoins déterminé. L’assurance déployée n’est pas tant une assu- rance sociale – bien au contraire, il n’a de cesse de rappeler sa position «d’outsi- der» dans le milieu intellectuel parisien qu’il fréquente – que celle d’un homme devant faire la démonstration qu’il maîtrise son destin. Dans un chapitre intitulé «itinéraire d’un surdoué landais», il raconte ainsi: «De la quatrième à la Terminale, je voulais devenir médecin […]. J’ai traversé une période d’hésitation, d’incertitude. L’un de mes professeurs m’a alors guidé et influencé […]. Un jour, il me met dans les mains un fascicule d’information sur l’ENA. Jamais entendu parler! […]. En terminale, il a bien fallu prendre un parti. Je suis allé voir mon proviseur, je lui ai parlé de l’ENA, de , point de passage obligé pour préparer le concours […]. Grâce à mon palmarès au concours général, j’ai pu décrocher une place à Louis le Grand. J’étais excité, angoissé, heu- reux… À nous deux, Paris!» (Juppé 2001: 21-22).

Pour les femmes d’origine modeste, pour qui l’ENA ne va effectivement pas de soi, ce «décalage» ne manque jamais d’être souligné. C’est le cas par exemple d’Élisabeth Guigou, qui insiste sur la quasi-incongruité de sa présence en ce lieu prestigieux, sur son sentiment d’étrangeté sociale: «À l’ENA, je me suis sentie décalée, non parce que j’étais une femme – nous étions une vingtaine sur cent cinquante – mais parce que j’étais provinciale et fille d’agri- culteur. La plupart des élèves étaient des enfants de hauts fonctionnaires ou de per- sonnalités connues. Ils habitaient en général le 6e, le 7e et le 16e arrondissements de Paris. Ils avaient des relations. Ils se connaissaient entre eux, souvent depuis leur plus jeune âge» (Guigou 1997 : 35).

Alors même que le déverrouillage des affects dans la mise en scène des pro- fessionnels de la politique a pu conduire à une levée graduelle du tabou sur l’ambition (Neveu 2003), aucune de nos femmes énarques ne présente sa réussite au concours comme «évidente» et tout se passe à l’inverse comme s’il fallait mas- quer cette réussite. Valérie Pécresse, alors qu’elle est déjà diplômée d’HEC, pré- sente ainsi son entrée à l’ENA sur le mode de la vocation: l’ENA devient l’occa- sion de «s’engager dans des activités d’intérêt général, [de] contribuer au service public, [de] participer à la construction d’un projet collectif». Elle ajoute:

36 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page37 tant qu’elle rencontre François sonfutur«mentor»: Mitterrand, plusquemili- privé grâceàunévénementd’ordre nant sonengagement.C’est insiste, etintimedesrencontres par exemple,Guigou privé surlecadre détermi- desréseauxetoùsesélectionnentlesélitespolitiques,Élisabeth construisent l’ENA uneécoleoùse commecequ’elle être est, c’est-à-dire pourrait décrite avant decesamitiésjustifieégalementleurengagementenpolitique.Alorsque miseen politiques.La lesclivages pourpreuve desincérité, cendent parfois, quitrans- indéfectibles oud’amitiés qu’en plusintimesdecamaraderie termes sontprésentés, moinsentermesderéseauxque leslienstissésàl’École c’est decompétences: faire davantage unlieudesociabilitéqu’un lieud’acquisition –auxsirènesdesgrandscorps. aussifaire denécessitévertu parfois mêmesic’est – lins. Pourtant, ilconvient,làencore, defaire preuve demodestiequitteàrenoncer leur réussiten’est pasobjectivementmoindre quecelledeleurshomologuesmascu- vu, Onl’a del’école. decesfemmesfontleursortie dans lerécitquelaplupart selitaussi pourlesfemmes.Ceprofil «bas» voire «honteux» «innocent» hommes; pourles ou«moqueur» «cynique» même registre, sociale: quellequesoitleurorigine l’ENA pasdansle hommesetfemmespolitiquesnes’inscrit quepeuventpartager distanceà social.La degenre s’ajouteauclivage çoit égalementcombienleclivage investissementscolaire intense.Onper- etlaréussiterésulted’un desproches» «celle pagne présidentiellede1981( qu’ils seront parJacquesAttalipourlacam- recrutés «ensemble» lande) etc’est yrencontre (elle François Hol- aventure plusbelle amoureuse» cident avec«sa voire où l’on trouve un compagnon. voire oùl’on pourlavie», sefait,lorsqu’on estunefemme, des«amis voulu,oùl’on l’avoir passeunpeuparhasard,sans maisunendroitune écoletechnocratique, oùl’on Une autre manière «féminine» dedéniersonpassageàl’ENA consisteàen Une autre manière «féminine» estsurtout lafierté esticiomniprésent: républicain» topiquedu«mérite Le coupéedumonde, jeréussirai.» après trois acharné, annéesdetravail Contre desentreprises. touteattente, defiscalité qui mecroient entroisième cycle jemelance.Jeprépare l’ENA àmesproches l’été, ensecret, sansmêmel’avouer […].Àlafinde républicain aubiberon dumérite deprof, étéélevée j’ai «Fille Quant àSégolèneRoyal, sespremièresQuant politiquesàl’ENA expériences coïn- Etpuis,ilyavaitFrançoiscal. Mitterrandetonétaittouslà,béatsd’admiration» trèsagréable, trèsami- unetrèsbelletoilette.C’était étaitradieuseetportait mariée, Asley, Laura style Michèle, la longuesetàpetitesfleurs,trèsenvoguel’époque. Creuse. Dansuneambianceéléganteetchampêtre, desrobes lesfemmesportaient dansla desVédrine 1974danslajoliepropriété aumoisdejuillet C’était Védrine. « J’ai rencontré FrançoisJ’ai pourla première Mitterrand d’Hubert foisaumariage Le Monde 2004). Ainsi décrite, l’ENA2004). Ainsidécrite, n’est plus Genèses 67,juin2007 (Pécresse 2007:10). Gio 97:39). (Guigou 1997 37 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 38

«Femme, être une femme»… en politique L’euphémisation du stigmate de l’énarchie passe ainsi pour les profession-

IER nelles de la politique par une reconstruction modeste, singulière et intimiste de cette expérience, qui joue des stéréotypes traditionnellement attachés aux com-

SS portements féminins. Le second topique majeur de leur construction identitaire consiste à développer une rhétorique spécifique sur le fait d’être une «femme en politique» et à prétendre porter un regard différent sur le monde de la politique. DO Ce deuxième volet de leur travail de mise en scène est étroitement lié au premier: si elles ne sont pas des énarques comme les autres, c’est parce qu’elles sont des femmes. Élisabeth Guigou l’illustre fort bien lorsqu’elle évoque son tra- vail au cabinet de François Mitterrand: «Rien ne l’ennuyait davantage que les personnages convenus, engoncés dans leurs certitudes, aux réactions programmées, et au langage stéréotypé ou, pire, ampoulé. Il raillait durement les technocrates. […] Et, se souvenant qu’à l’Elysée il était entouré d’énarques, il ajoutait “bien entendu existaient des exceptions, j’ai moi-même employé d’excellents collaborateurs tirés de ce vivier […]”. Les femmes avaient de ce fait un privilège: même technocrates, elles étaient des femmes, donc différentes» (Guigou 1997 : 25).

La valorisation de l’identité féminine en politique passe par le développe- ment de trois argumentaires principaux chez nos femmes énarques. Il s’agit d’abord de présenter un féminisme modéré revendiqué comme ancien et lié à leur émancipation propre, ensuite d’assumer leur féminité tout en se distinguant du profil de «courtisane», et enfin de définir une autre manière de faire de la politique. Leurs témoignages et autobiographies insistent donc sur l’ancienneté de leur intérêt pour la cause des femmes, alors même que la mise en avant de ce type de préoccupations coïncide avec la «crise» de la représentation mais aussi avec un phénomène inédit, celui de la politisation de l’actualité sexuelle en France depuis la fin des années 1990 (Fabre et Fassin 2003). Ségolène Royal décrit ainsi son engagement pour la question des femmes comme lié au fait d’avoir elle-même vécu une «lente et pénible émancipation»: «Depuis l’enfance je me suis toujours vécue comme une minorité. Très tôt, j’ai été exposée aux propos dépréciateurs que l’on réserve au “sexe faible”. Je n’avais pas eu à aller bien loin: tout cela se passait en famille [...]. Les ambitions familiales étaient bien arrêtées: les garçons feraient des soldats; les filles, cela allait de soi, se marieraient. Pour elles, pas question d’études, sauf, à la rigueur, quelque cycle court. Les femmes de la famille vivaient dans une dépendance subie ou consentie, conforme à l’héritage du code Napoléon et, paraît-il à l’Évangile» (Royal 1996 : 39-40).

On perçoit les usages possibles d’un tel récit, démontrant à la fois sa connaissance de la « France profonde », rurale, traditionaliste, si éloignée du

38 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page39 soulignant qu’en aucun cas, elle n’a elle soulignant qu’en aucuncas, revêtu leshabitsdecourtisane: avecFrançoisson travail présentantsafidélitécommeunevaleuret Mitterrand, SégolèneRoyal ainsivolontierssarencontre décrit et et exposé«d’intrigante». prennentelles critiqué soindanslemêmetemps desedémarquer duprofil fort dusoutien etdelaprotection deleurmentor,tout enreconnaissant l’importance surlescirconstances reviennent deleurentréeenpolitique, tique. Lorsqu’elles femme élégante, poli- danslechamp doitcependantêtre maniéavecprécaution unebelle lefaitd’être parfois ycompris cequejesuis», identitaire «j’assume etMatonti2005).L’argument (Dulong » ministre humanisationdel’austère « (Giordano2002:124),afindeproduire autorisés une en récitparsesbiographes volontiersmises Aubry deMartine delarmes connaît bienparexemplelescrises leurcompétenceetunemanière defaire différente deshommes.On ressources: etlescoupsbas,qu’elles appuientsurcequ’elles considèrentrumeurs être des ainsipourdénoncer lesexismedesinsultesessuyées,les gamment, etc.C’est pasforcément commeunhomme,comporte montre élé- sasensibilité,s’habille »,quinese féminine unefemme d’être énarques assumentégalementlefait« la figure tutélaire Veil etpopulaire deSimone 2001:126).Nos (Idrac députées danslalignéede lafrançaise», «à féministe», raisonnablement «tranquillement, »( mixitéégalitaire ettolérante « montrer féministe, maispastrop, toujours dans leslimitesd’une c’est-à-dire s’agit dese Il français. danslecontexterépublicain peuvalorisable des sexes», toutes soigneusementdistinguéedelafigure repoussoir dela«guerre delavirago ( féministe» sa «fibre etparréaction camarades, decertains etlamuflerie lemachisme à (re)découvrir mixtes etégalitaires. Cesontsespremières quilaconduisent électorales batailles endormi parlaréussitescolaire etprofessionnelle dansdesmilieuxsociaux Cet éveilanticipéàladominationmasculineestensuiteprésentécomme :13). 1997 (Guigou agrandi oùelle delasociétéd’expatriés «macho-racisme» »du trèsjeune « sa découverte aussi,raconte elle 41). ÉlisabethGuigou, exemple, compare explicitement Jacques Chirac à son père disparu, et écrit avoir exemple, compare etécrit àsonpère explicitementJacquesChirac disparu, n’est par Gaymard, tion d’héritage, biensûrpaspropre Hervé auxfemmes. naissance manifestéeauprotecteur etinspirateur, quivautégalementrevendica- ses consœurs,JacquesDelors,avantcelledeFrançois Mitterrand.Cetterecon- mérite personnel d’en être sortie, d’avoir échappé à son «destin de femme» ( defemme» échappéàson«destin être d’avoir sortie, personneld’en mérite habituelduPartirecrutement socialisteetplusencore del’ENA, maisaussison Élisabeth Guigou a, quant à elle, bénéficié de la protection du père d’une de a,quantàelle, bénéficiédelaprotectionÉlisabeth Guigou dupère d’une tête. Jenem’en aieul’occasion» lorsquej’en suisjamaisprivée aubesoinenluitenant franchement, appréciaitqu’onou autrement. luiparlât Il jouerfemme” “la nesavaientpass’ilfallait des petitsgarçonsetquetantdefemmes comme secomportaient importants gardélatêtedroite quandtantd’hommes «J’ai ibid .: 28).Cependant,cettesensibilitéféministeestchez .: ibid. : 14). Anne-Marie Idrac serevendique Idrac : 14).Anne-Marie Genèses 67,juin2007 (Royal 1996:43). ibid. : 39 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 40

retrouvé en lui «le même appétit de vivre», «l’amour des Français et de la France» «tout ce en quoi croyait mon père» (Gaymard 2004 : 38). On peut néanmoins

IER s’interroger sur la spécificité de la relation entre un mentor, qui est ici toujours un homme, et de jeunes énarques du deuxième sexe, qui ne s’identifient pas complè- tement au «maître» et alternent pour le décrire les figures de la séduction et de la SS filiation. Au-delà, pour ces femmes peu dotées en ressources partisanes, le soutien d’un haut dirigeant est absolument nécessaire pour imposer et réussir leur para-

DO chutage. Frédérique Bredin racontant la désignation du candidat PS dans la cir- conscription qu’elle guigne en 1988, objective également comment certaines res- sources valorisées en cabinet ministériel (origine sociale et diplômes notamment), se transforment en handicaps quasi rédhibitoires sur le terrain, son sexe ne venant ici que se surajouter à ses autres «défauts»: «Dans une veste trop large qui cache mal ma “situation” – une grossesse avancée – je me présente au suffrage de mes camarades […] Un vrai film catastrophe […]. On n’a ici que faire d’une inconnue, d’une parachutée. Et mes diplômes, droit, Sciences po, l’ENA, sont du plus mauvais effet: n’y a-t-il donc pas suffisamment d’intelligence locale ? Une femme, par surcroît, ce qui est particulièrement mal venu dans une circonscription traditionnelle et rurale. Erreur de casting. Sans par- ler de mon âge : 31 ans. Ni expérience, ni charisme, aucune des qualités qui conviennent à un candidat. Péché capital enfin: je viens de Paris. Horsains parmi les horsains! Et d’une famille qu’on dit aisée. La gauche caviar et ses subites envies de terrain peuvent aller voir ailleurs» (Bredin 1997 : 106).

En dépit de ces difficultés, ces femmes énarques bien protégées et recom- mandées ont réussi leur entrée en politique, pour la plupart dans la décennie 1990, en plein débat sur la parité. Certaines d’entre elles se sont tout particuliè- rement engagées pour la défense de la loi. Françoise Gaspard a soutenu la réforme parmi les premières au sein de la sphère militante et intellectuelle, Fré- dérique Bredin et Catherine Tasca ont signé le « Manifeste des 10 pour la parité» tandis que cette dernière, Ségolène Royal et Élisabeth Guigou se sont fortement impliquées en tant que rapportrice de la loi, parlementaire, ou garde des Sceaux sous le gouvernement Jospin. Leur soutien à la parité apparaît comme le résultat pragmatique d’un double raisonnement: d’un côté, leur expé- rience de la politique les a convaincues de l’inertie des stéréotypes sexistes et de la résistance des professionnels installés à la féminisation et, de l’autre, la parité et les débats qu’elle a suscités apparaissent comme une opportunité majeure pour se distinguer des professionnels de la politique en crise, asseoir solidement leur légitimité et bénéficier, en tant que femmes, d’une parole, efficace mais éphé- mère, sur le «changement» politique (Achin et Lévêque 2006). D’un point de vue théorique, les arguments en faveur de la parité déployés par les énarques socialistes sont tantôt fondés sur un principe égalitariste, tantôt sur un principe différentialiste, tantôt sur les deux à la fois. Dans un chapitre consacré au

40 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page41 un coup dans le ventre» (Gaymard 2004:219). (Gaymard un coupdansleventre» «comme –pris toujoursdesautres, etjamaisdenous?» t’occupes-tu «pourquoi – enévoquantunreproche »quetrèsbrièvement desafille l’armure fend « àsacompagneetseshuitenfants,maisne sonouvrage dédicace Gaymard Hervé oudepère. Copé, parexemple, àleurqualitéd’époux unequelconqueallusion deLaurentFabiuschercherait oudeJean-François envaindansl’autobiographie ».Or, on réalité pourcesénarques, degarderuncontactavecla« l’assurance, »etd’humanité, concrétude présentéecommeungagede« est ainsivalorisée, elle, àlaresponsabilité: quiprédispose, nationaleparsamaternité, selon teur financierouàladéfense de l’une de ses hagiographes, «mère courage», la femme moderne complète: moderne lafemme courage», «mère deseshagiographes, de l’une Aubry,politique. Martine souslaplume enfant,devient, divorcée etmère d’un en decesénarques être doncaussipourlaplupart une«mère» en politique, c’est eux qu’elle accompagne, etsoncoupleheureux avecFrançois. Être unefemme enfant,larentrée scolaire1992 lanaissancedesonquatrième d’entre dechacun estainsilapremière elle àmédiatiseren (bonne) mère nombreuse: defamille etsurtout avocate) (devenue mettre activebrillante enscènetantquefemme àcontrer.facilement, etqu’elle-même aappris n’hésite Elle pasdefaitàse quilesculpabilisesi délaissés» des«enfants parexemplel’argument en rappelant auseindesappareils politiques, ycompris sontl’objet, talité spécifiquedontelles maisaussilabru- desfemmes, autrement» registres. yévoquela«politique Elle SégolèneRoyal ainsientre oscille lesdeux desfemmes», del’exclusion «désordre La maternité, vécue parallèlement à la carrière professionnelle puispolitique, professionnelle àlacarrière vécueparallèlement maternité, La decetteplénitudesupplémentaire» nité estévidemmentlaclef deshommes –lamater- viepluspleinequecelle d’une chance unefemme: d’être bien desrobes lachance quedespantalons,ainsileurai-jerésumé[àsesfilles] àassumernospropresde nosincapacités responsabilités. […]Pouvoir aussi porter ilestinjustedemettre futures surledosdesgénérations lepoids dans lamaternité: engagementpourlaréductiondedettepubliquetrouve aussisesracines «Mon Idracexpliquemêmesesengagementspolitiquesdanslesec- Anne-Marie sapriorité» truc, son enfantsc’est desbisessonores. Les elle, claque de tendre unemain,Martine cajoler, tapoterunetête, pincerunejoue.Làoùlesautres politiquessecontentent enville, embrasser, oudesimplesballades officielles , lorsdesmanifestations sonvagueregret depallier occasions den’avoir vueà fautl’avoir euqu’un enfant.Il luireste denombreuses […]Il unique, fille sapriorité. étudiante.Sa aujourd’hui desafille, Clémentine, adûprendre elle les femmes, l’éducation encharge Commetoutes d’aujourd’hui. desfemmes personne, lesquêtesdignesdeSisyphe mieuxque cristallise, delafamillemonoparentale, Aubry Incarnation Martine « (Giordano 2002:164et168). Genèses 67,juin2007 (Idrac 2001:113). 41 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 42

Si pour les hommes énarques, la paternité ou la virilité sont des registres identitaires qu’ils peuvent éventuellement mobiliser pour se distinguer de leurs

IER concurrents, les femmes, soient-elles énarques, doivent déployer leur identité poli- tique autour du genre. Plus encore, tout se passe comme si leur identité sexuelle prévalait sur toute autre composante de leur identité politique et venait la signi- SS fier. Si les femmes énarques sont très peu nombreuses à se professionnaliser en politique, c’est parce qu’elles se trouvent confrontées à des normes d’excellence

DO qui ont été longtemps ajustées à des qualités «masculines» et qu’elles ont elles- mêmes intériorisées. Lorsqu’elles entrent néanmoins en politique, tout porte à croire qu’elles se sentent contraintes à produire une identité de «femme» avant tout, et pas n’importe quelle femme: une mère, une épouse, éventuellement une féministe modérée. Il semble ainsi toujours délicat d’incarner le rôle de profes- sionnelle de la politique, même pour celles qui l’investissent par le haut; c’est pourtant dans l’invention d’autres imaginaires du genre (une autre «féminité» en politique, plus assumée, plus revendicative, plus féministe) que pourrait résider une des clés de la réussite des femmes en politique et de sa banalisation.

Ouvrages cités

ACHIN, Catherine. 2005. «Le mystère COPÉ, Jean-François. 1999. Ce que je n’ai pas de la chambre basse». Comparaison des processus appris à l’ENA. L’aventure d’un maire. d’entrée des femmes au Parlement Paris, Hachette littératures (Librement). France-Allemagne 1945-2000. Paris, DOGAN, Mattei. 1999. «Les professions Dalloz (Nouvelle bibliothèque de thèses. propices à la carrière politique. Osmoses, Science politique). filières et viviers», in Offerlé (éd.): 171-199. — et Sandrine, LÉVÊQUE. 2006. Femmes en politique. Paris, La Découverte DULONG, Delphine. 1997. Moderniser la (Repères: sciences politiques-droit). politique. Aux origines de la Ve République. Paris, L’Harmattan (Logiques politiques). CHIN A , Catherine et al. 2007. Sexes, genre — et Frédérique MATONTI. 2005. et politique. Paris, Economica «L’indépassable féminité. La mise en récit (Études Politiques). des femmes en campagne», in BAUER, Michel et Bénédicte Jacques Lagroye, Patrick Lehingue, Frédéric BERTIN-MOUROT. 1994. Les énarquesses Sawicki (éd.), Mobilisations électorales. en entreprise. Étude sociologique sur les femmes Le cas des élections municipales de 2001. devenues cadres d’entreprise de 1960 à 1990. Paris, Puf (Publications du Centre Paris, Boyden France. universitaire de recherches administratives BREDIN, Frédérique 1999. Députée, journal et politiques de Picardie): 281-303. de bord. Paris, Fayard. EYMERI, Jean-Michel. 2001. La fabrique des BUI-XUAN, Olivia. 2001. Les femmes au énarques. Paris, Economica (Études politiques). Conseil d’État. Paris, L’Harmattan FABIUS, Laurent. 1995. Les blessures (Logiques politiques). de la vérité. Paris, Flammarion. COLLOVALD, Annie. 1988. «Identité(s) FABRE, Clarisse et Éric FASSIN. 2003. Stratégique(s)», Actes de la recherche en sciences Liberté, égalité, sexualité. Actualité politique des sociales, n° 73: 29-40. questions sexuelles. Paris, Belfond.

42 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique. 4611_02_xp_p001_108 11/06/0716:24Page43 G (Repères). G en politique de laV L Pur (Respublica). M /pdf/spip.php?article500&lang=fr. http://www.ihtp.cnrs.fr/spip/IMG/doc/IMG de laRépubliquedesénarques», G Pouvoirs Paris, Belin(Perspectivessociologiques). unerévolutionrespectueuse ingénieurs: M Paris, LaTableronde. ou lesmandarinsdelasociétébourgeoise… G portrait intime F changeants: lesministresdelaV changeants: K Entretiens avecSergeJuly et réinventions», autrement àRennes.Entrerécurrences G in Le renouvellementpolitiquede1958», contre forcesvivesdelaNation. des hommespolitiques J G chapieux. Lapolitiqueetlavie usages, rhétoriques 2005. L nationale d’administration I 117-144. de Picardie): de recherchesadministrativesetpolitiques Paris, Puf(PublicationsduCentreuniversitaire Le casdesélectionsmunicipalesde2001. F. Sawicki(éd.), UPPÉ DRAC RANÇOIS E E ESSLER AXIE UIONNET UIGOU IORDANO AYMARD AITI ARRY ANDRIN Offerlé (éd.): 279-306. Offerlé (éd.): B B ÉGUEC ART , Alain.2001. La proximité en politique: La proximitéenpolitique: , Brigitte. 1999. «Syndicat desanciens , Brigitte.1999.«Syndicat e , Daniel. 1986. «Immuables et , Daniel.1986.«Immuables , République , Catherine.2004. Anne-Marie. 2001. , n° 36: 61-78. 36: , n° , , MarieChristine.1978. , ChristianetRémi Élisabeth, 1997. , Bastien.2005. , Jacques.1967. . Paris,Plon. , , Christine. 2005. «La politique , Christine.2005.«La , , Gilles. 1996. «Les premierspas , Gilles.1996.«Les Hervé. 2004. Isabelle. 2002. . Paris,Grasset. in Mobilisations électorales. , . Paris,LaDécouverte pratiques. J. Lagroye,P.Lehingue, Entre quatrez’yeux. . Paris,Plon. . Paris,Grasset. . Paris,FNSP. La routedes Les femmes Énarchie Le régimepolitique Être femme Martine: Martine: Nous sommestous Rennes, . Paris,Fayard. L EFEBVRE e République», L’École . ( éd .) . N S d’une femme R Sociétés etreprésentations du PeupledeMauriceThorez», O 185-208. Pur (Lesenssocial): Lectures etcritiques Norbert Eliasetlathéoriedecivilisation. et Jean-ManueldeQueiroz(éd.), in et informalisationdelaviepolitique», P Paris, Belin(Socio-histoires). P politique… c’estpassifacile M La professionpolitique, L 1-27. 1: vol. 49,n° Revue françaisedesciencepolitique Recrutement etreconversions», socialistes enFrance,1981-1993. membresdescabinetsministériels «Les politique, universitédeParisI. thèsededoctoratscience de priserôle», Portée etlimited’uneformeoriginale lesénarquesprennentlaplume. «Quand République politique. SexeetpouvoirsouslaCinquième T P Travail, genreetsociétés stratégique dugenreencampagneélectorale», W Paris, Puf(Politiqued’aujourd’hui). dans l’administrationdepuis1900. 1984 –1996 R 17). (Cahiers duCevipofn° INEAU AOLETTI UDAL ÉCRESSE E OYAL OUBAN HUILLIER EVEU FFERLÉ ATHIOT UILLEUMIER Yves Bonny,ÉrikNeveu M ONDE , Bernard. 1999. «Le PeupledansFils , Bernard.1999.«Le , Érik. 2003. «Privatisation , Érik.2003.«Privatisation , , Mariette.2001. Ségolène. 1996. , Luc.1997. , Michel(éd.).1999. , , Marion.2004.«L’usage , PierreetFrédéric . Paris,PressedeSciences-po. . , Guy.1988. Valérie. 2007. . Paris,Stock. . Paris,FNSP-CNRS 2004. 30mars. , Anne.2005. . Rennes, Les énarquesencabinet, XIX , n° 11: 123-142. 11: , n° Genèses 67,juin2007 , n° 8: 265-279. 8: , n° Les femmes La Vérité Profession femme e . Paris,L’Archipel. - Être unefemme XX e S siècle AWICKI , . . 1999. 43 DOSS IER 4611_02_xp_p001_108 11/06/07 16:24 Page 44

Notes

1. Nicole Questiaux (PS, 1981), Françoise Gas- 8. Données en ligne sur le site de l’ENA

IER pard (PS, 1981, 1986), Frédérique Bredin (PS, (www.ena.fr) 1988, 1993, 1997), Ségolène Royal (PS, 1988, 9. Donnée fournie par l’association « le Réseau 1993, 1997, 2002), Martine Aubry (PS, 1997), HEC au féminin».

SS Élisabeth Guigou (PS, 1997, 2002), Anne-Marie 10. Données de la Direction générale de la fonc- Idrac (UDF, 1997, 2002), Catherine Tasca (PS, tion publique (Dgafp), disponibles depuis la pro- 1997), Valérie Pécresse (UMP, 2002). motion 1994-96. DO 2. Florence Parly (PS, 2000); Catherine Colonna (www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/femmes_et_hommes (UMP, 2005). .asp). 3. Données établies en recoupant les informations 11. Tableau établi à partir des statistiques de la de l’annuaire des anciens élèves de l’ENA et celles Dgafp. de la « base de données des députés français élus 12. Données issues respectivement de notre base de depuis 1789», (www.assemblee-nationale.fr). données sur les députés énarques et de Achin 2005. 4. Il s’agit d’un comptage extensif: sont comptabi- 13. Philippe Seguin et François Léotard ont respec- lisés tous les députés énarques élus en début de tivement quitté la vie politique à 58 et 59 ans pour législature (même s’ils sont ensuite directement rejoindre la haute fonction publique à la suite, pour nommés au gouvernement), et ceux éventuellement Philippe Seguin d’un échec électoral (municipales entrés en cours de législature (élection partielle ou parisiennes de 2001), et pour François Léotard suppléance) dont le nombre est très peu important. d’une mise en cause dans l’affaire du financement du 5. La première femme énarque nommée au gouver- Parti républicain. Pierre Joxe a, quant à lui, 59 ans nement est Nicole Questiaux en 1981 (parmi 7 lorsqu’il rejoint la Cour des comptes. énarques), suivie par Catherine Tasca en 1988 (1 sur 14. Si cette liste se veut exhaustive pour les 9). Seul le gouvernement Jospin en 1997 détonne (3 femmes énarques députées, elle ne l’est pas pour femmes parmi les 9 énarques du gouvernement). les hommes. Nous avons toutefois sélectionné des 6. Calculs réalisés par Luc Rouban sur la période ouvrages écrits dans la même période et par des comprise entre 1984 et 1996. Le chiffre plancher personnalités politiques de différents partis et de caractérise les gouvernements Cresson et Bérégo- différentes origines sociales. voy (22 %) et le niveau maximum est atteint lors 15. Comme le montre Anne Wuilleumiez (2005 : 132 du premier gouvernement Juppé (36 %). et suiv.), et même si cette pratique reste marginale, 7. Les variations induites par les changements «l’écriture» peut s’analyser comme un tremplin à la politiques sont considérables. Le maximum est professionnalisation politique pour certains énarques. atteint durant le gouvernement Bérégovoy (19,9 %) alors que le minimum se concentre durant le gouvernement Chirac (4,4 %).

44 C. Achin et S. Lévêque Femmes, énarques et professionnelles de la politique.