RIB-HADDA, LE ROI DE QUI NE MENT PAS

PAR

J. ELAYI Chercheur honoraire, UMR 7192, CNRS, Paris

« Avec ma bouche, je dis au Roi des paroles qui ne sont que la vérité (pu-ia-wa-teMEŠ aq-bua-našar-ri ki-ta-ma) », écrit Rib-Hadda, roi de Byblos, au pharaon1. Sur les 382 textes du Bronze récent qui subsistent du corpus d’El-Amarna (Akhetaton) en Égypte, près de 70 lettres ont été envoyées par le roi de Byblos pendant une douzaine d’années, autour de 1350 avant notre ère2. Ses premières lettres sont adressées au pharaon Amenhotep III, puis au pharaon Amenhotep IV / Akhenaton (1353-1336)3, ou à des fonctionnaires égyptiens4. Sa correspondance se divise en gros en trois parties : la première est contemporaine de ‘Abdi-Aširta d’Amurru (EA 68-95), la deuxième correspond à la première partie du règne d’ d’Amurru (EA 101-134 et 362) et la troisième date de l’exil de Rib-Hadda

1 EA 107, 10-11. Ki-ta-ma est un accusatif adverbial selon A.F. Rainey, Canaanitein theAmarnaTablets.ALinguisticAnalysisoftheMixedDialectusedbytheScribesfrom Canaan. Vol. I, Leiden etal., 1996, p. 169 (« truthfully »). Rib-Hadda, « compensation de Haddu », est orthographié de plusieurs manières dans cette correspondance : Rib-Hadda, Rib-Addi, Rib-Addu, Rib-Eddi ; voir R.S. Hess, AmarnaPersonalNames, Winona Lake, 1993, p. 132-134, n° 140, ri-ib-ad-di. 2 J.A. Knudtzon, Die El-Amarna-Tafeln, Leipzig, 1907-1915 (réimprimé : Aalen, 1964) ; R.F. Youngblood, TheAmarnaCorrespondenceofRib-Haddi,PrinceofByblos (EA68-96), Dropsie College, 1961 ; A.S. Rainey, ElAmarnaTablets359-379.Supplement toJ.A.Knudtzon,DieEl-Amarna-Tafeln, Neukirchen-Vluyn, 19782 ; W.L. Moran (trad. fran- çaise de D. Colon et H. Cazelles), Leslettresd’El-Amarna,Correspondancediplomatique dupharaon, Paris, 1987 ; id., TheAmarnaLetters, Baltimore-London, 1992 (avec révision de la traduction française : p. xi) ; A.F. Rainey, « New Lighting on the : Mainly London, Berlin and Paris », in M.J. Lundberg etal. (ed.), PuzzlingOutthePast. StudiesinNorthwestSemiticLanguagesandLiteraturesinHonorofBruceZuckermann, Leiden-Boston, 2012, p. 155-188. 3 D’après E. Hornung etal., AncientEgyptianChronology, Leiden-Boston, 2006. 4 EA 71 (à Haya), 73, 77, 82, 86, 87, 93 (à Amanappa), 102.

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(EA 136-138)5. Ses lettres étaient rédigées en médio-babylonien, langue internationale de l’époque, fortement imprégnée par l’ouest-sémitique (paléophénicien ou cananéen) que parlaient les expéditeurs et les scribes6. Les petits États du Proche-Orient étaient les vassaux de l’Égypte depuis que le pharaon Thoutmosis III avait réussi à triompher du royaume du Mitanni au terme de seize campagnes7. Des provinces égyptiennes asia- tiques avaient été créées, peut-être au nombre de trois8. La première était celle d’Amurru, dont la capitale était Sumur (peut-être )9, la deuxième était Canaan, dont la capitale était peut-être Gaza, et la troisième Upi (capitale Kumidi, aujourd’hui Kamid El-Loz). L’étendue de ces pro- vinces reste assez incertaine, notamment la limite entre celles d’Amurru et de Canaan n’est pas claire. Comme Rib-Hadda met en relation à deux reprises Byblos avec « les pays de Canaan » (EA 131, 57-62 ; EA 137, 75-76), il est vraisemblable que sa cité était située dans la province de Canaan, à sa limite septentrionale. Mais si le Ras Chekka (Théoupro- sopon) servait de limite, il possédait des villes situées au nord de ce cap, comme Šigata (Chekka) et Ampi (Enfé). Rib-Hadda était le « roi » (šarru) de sa cité10 pour ses concitoyens mais, aux yeux de l’administration égyptienne, il en était le hazannu, mot dif- ficile à traduire : « gouverneur », « maire » ou « responsable » local11.

5 EA 135 est perdue. Cf. E.F. Campbell, TheChronologyoftheAmarnaLetters, Bal- timore, 1964 ; Moran, op.cit. (n. 2), p. 47-56. 6 Moran, ibid., p. 21-28 ; E. Lipiński (éd.), Dictionnairedelacivilisationphénicienne etpunique, Turnhout,1992, s.v. écriture, paléophénicien ; A. Gianto, « Amarna Lexicogra- phy: the Glosses in the Byblos Letters », SEL, 1995, n° 12, p. 65-72 ; M. Liverani, « A Canaanite Indefinite Idiom in the Amarna Letters », NABU, 1997/4, n° 127 ; A.F. Rainey, CanaaniteintheAmarnaTablets.ALinguisticAnalysisoftheMixedDialectUsedbythe ScribesfromCanaan, Vols I-IV, Leiden etal., 1996 ; D. Arnaud, « Le médio-babylonien des lettres d’Aziru, roi d’Amurru (XIVe siècle) », AO, 2004, n° 22, p. 5-31. 7 Cf. N. Grimal, Histoiredel’Égypteancienne, Paris, 1988, p. 256-260. 8 Moran, op.cit. (n. 2), p. xxvi et notes 69-70 avec bibliographie ; N. Na῾aman, The PoliticalDispositionandHistoricalDevelopmentofEretz-IsraelaccordingtotheAmarna Letters, Tel Aviv, 1973 (en hébreu), p. 166sqq (d’après Moran, ibid.), en postulait deux et D.B. Redford, ,theHereticKing, Princeton, 1984, p. 26, quatre. 9 Voir par exemple Lipiński (éd.), op.cit.(n. 6), s.v. Kazel, Tell. 10 Le même terme désignant le pharaon, je l’ai écrit avec une majuscule (« Roi ») pour ne pas le confondre avec les petits rois du Proche-Orient. 11 Moran, op.cit.(n. 2), p. xxvii, n. 73. C’est un « fonctionnaire périphérique » selon M. Liverani, in P. Garelli (éd.), LePalaisetlaRoyauté, RAI 19, Paris, 1974, p. 346-356. Cf. W.F. Albright, W.L. Moran, « A Re-interpretation of An Amarna Letter from Byblos

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C’est presque toujours avec ce titre qu’il se présentait, naturellement, en écrivant à son suzerain. Pour le désigner, le pharaon pouvait aussi employer un vieux mot, awīlu, « homme »12. La correspondance de Rib- Hadda laisse apparaître, entre autres, trois niveaux de lecture. Sur le plan formel, à côté des formules stéréotypées habituelles dans le style épis- tolaire contemporain, le roi de Byblos, fin lettré, utilisait des tournures littéraires13. Toutefois, son style était moins figé que celui des lettres envoyées par les autres vassaux et peut-être volontairement provocateur pour faire réagir le pharaon14. Le deuxième niveau est l’information histo- rique. En raison de la proximité du territoire de Byblos avec celui d’Amurru, Rib-Hadda subissait les contrecoups des événements qui se déroulaient au nord : sur fond de montée en puissance des et de vicissitudes des Mitanniens, la conquête du pouvoir par ‘Abdi-Aširta et la création du royaume d’Amurru en pleine province égyptienne d’Amurru. Les ambi- tions territoriales des rois d’Amurru menaçaient directement sa cité. En plus de sa mission obligée de renseignement auprès du pharaon, son récit des événements visait à obtenir son aide15. Le troisième niveau de la correspondance de Rib-Hadda est personnel : il se racontait, à travers

(EA 82) », in J. Huehnergard, S. Izre᾿el (éd.), AmarnaStudies.CollectedWritingsWilliam L.Moran, Winona Lake, 2003, p. 135 et n. 5. 12 EA 74, 11-12. Cf. CAD et AHw, s.v. : ce mot remonte à la koinè syrienne de l’époque babylonienne ancienne. Son emploi pour désigner un roi est courant dans les textes de l’époque amorrite. C. Virolleaud, « Lettres et documents administratifs de Ras Shamra », , 1940, n° 21, p. 249 : Ammunira, « l’homme » de Beyrouth (EA 141, 4) est appelé « le roi » de Beyrouth dans RS 11.730, l. 1. Cf. G. Buccellati, CitiesandNations ofAncientSyria, Roma, 1967, p. 66 ; H. Reviv, « On urban representative institutions and self-government in Syria-Palestine in the second half of the second millennium B.C. », JESHO, 1969, n° 12, p. 290 ; D. Arnaud, « Les ports de la “Phénicie” à la fin de l’âge du Bronze Récent (XIV-XIII siècles) d’après les textes cunéiformes de Syrie », SMEA, 1992, n° 30, p. 179-194. 13 Certaines formules de réponse étaient aussi attendues par rapport aux formules de demande du pharaon : M. Liverani, « Le lettere del faraone a Rib-Adda », OA, 1971, n° 10, p. 266-268 ; cf. aussi M.J. Mangano, RhetoricalContentintheAmarnaCorres- pondencefromtheLevant, Cincinnati, 1990. 14 Par exemple celui du roi Ammunira de Beyrouth : EA 141 ; cf. D.B. Weisberg, « Rib-Hadda’s Urgent Tone. A Note on EA 74 : 50 », in J. Marzahn, H. Neumann (éd.), AssyriologicaetSemitica,Fs.J.Oelsner, Münster, 2000, p. 541. 15 R. Cohen, « Intelligence in the Amarna Letters », in R. Cohen,R. Westbrook (éd.), AmarnaDiplomacy.TheBeginningsofinternationalRelations, Baltimore-London, 2000, p. 90-97.

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l’histoire mouvementée de son temps, dans un récit très égocentrique. Il exprimait dans ses lettres une véritable psychose et un pessimisme grandissant. En même temps, c’était un fin diplomate et un habile mani- pulateur. Rib-Hadda répète avec insistance, sous diverses formes, qu’il dit la vérité et qu’il ne ment pas. Vérité et mensonge étaient déjà alors deux concepts antithétiques indissociables : tel était par exemple le titre d’un conte égyptien allégorique du début de l’époque ramesside16. L’analyse des déclarations du roi de Byblos est délicate en raison du genre de textes où elles figurent. Les lettres retrouvées à El-Amarna sont bien ses lettres réelles, parvenues sinon à leur destinataire, du moins à la chancellerie égyptienne de la nouvelle cité. D’après l’analyse de l’argile, les tablettes proviennent de Byblos, sauf trois (EA 78, 103 et 126) qui contiennent des minéraux volcaniques caractéristiques de la plaine côtière du Akkar, entre Tripoli et Tartous17. Elles ont dû être rédigées lors des déplacements de Rib-Hadda dans cette région, notamment à S umur, voyage mentionné dans EA 10318 ; selon toute vraisemblance, il emmenait son scribe avec lui. Soit il connaissait le médio-babylonien et dictait directement sa lettre au scribe, soit le scribe traduisait en médio-babylonien le message royal en dialecte giblite. Rib-Hadda a rencontré de nombreuses difficultés pour envoyer ses lettres19. Lorsque le message était très important, il choisis- sait un messager sûr, comme son fils par exemple20. En réalité, le texte écrit ne reflétait pas nécessairement le message exact de l’expéditeur car, pour des raisons de confidentialité, le messager pouvait être chargé de délivrer un message oral sensiblement différent21. On n’est donc pas en mesure d’apprécier si la correspondance de Rib-Hadda qui a été

16 G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris, 1949, p. 159-168 ; P. Grandet, Contesdel’Égypteancienne, Paris, 1998, pp. 111-116 ; B. Matthieu, « Vérité et mensonge », Égypte, 1998, n° 11, p. 27-36. 17 Y. Goren et al., Inscribed Provenance Study of the Amarna Tablets and Other AncientNearEasternTexts, Tel Aviv, 2004, p. 323. 18 EA 78 mentionne un voyage à Batroun, suivi par une lacune où il racontait peut-être la suite de ce voyage. 19 Cf. par exemple EA 108, 54-57 ; EA 112, 45-50 ; EA 114, 33-38 ; EA 117, 15-20. 20 EA 137, 36-38. 21 A.D. Crown, « Tidings and instructions : How News travelled in the », JESHO, 1974, n° 17, p. 244-271. Pour l’époque de Mari, voir B. Lafont, « Mes- sagers et ambassadeurs dans les archives de Mari », in D. Charpin, F. Joannès (éd.), La

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retrouvée reflète exactement les messages envoyés, mais on est bien obligé de s’en contenter. Dans ses déclarations de vérité, le roi de Byblos emploie près de cin- quante fois le terme courant en akkadien kīnu ou kittu, « vrai / vérité », « juste / justice », « loyal / loyauté » (substantif *kintu, verbe kānum)22. Ce terme peut avoir ici le sens de « vérité » (EA107, 11), « loyauté » (EA 119, 45), ou « alliance » (EA 138, 53). Il est employé comme substan- tif au génitif comme équivalent de notre adjectif, par exemple : « Je suis ton serviteur loyal (anakuaradkittika) » (EA 108, 22). « Byblos est une ville loyale du Roi [mon] sei[gneur] (Gublaālkittišarribē[liya]) » (EA 88, 44). Byblos est appelée aussi « servante loyale (amatkitti) » (EA 68, 11). Cet idéal de loyauté unifie toute la correspondance de Rib-Hadda. En revanche, pour « mentir », il n’utilise pas le verbe akkadien parāsum, « transgresser un serment », d’où « mentir »23, ni sarārum. Il utilise kazābum qui est ouest-sémitique, et l’abstrait kazbūtu, « mensonge »24 ; on le retrouve par exemple en araméen (kzb25) et jusqu’en arabe moderne. Rib-Hadda revendique le fait de dire toujours au pharaon la vérité, même désagréable : « Je suis ton loyal serviteur, et tout ce que je sais ou que j’ai appris, je (l’)écris au Roi (le pharaon), mon seigneur » (EA 108, 22-24)26. « [Il n’y a] personne qui ait rendu compt[e] de ma loyauté devant le Roi, mon seigneur. Il connaît ma loyauté ! Le Roi sait combien de fois il a eu des bontés pour moi parce que je suis sincère » (EA 119, 42-45). « Mon seigneur devrait savoir qu’il n’y a pas de mal- faisance dans les paroles de son serviteur. Je ne dis aucune parole fausse au Roi, mon seigneur » (EA 94, 5-8). « Mon seigneur sait que je n’écris pas des mensonges à mon seigneur (EA 362, 51-53)27.

circulationdesbiens,despersonnesetdesidéesdansleProche-Orientancien, RAI 38, Paris, 1992, p. 167-183. 22 Youngblood, op.cit. (n. 2), p. 22. CAD et AHw, s.v. kīnu, kittu. Ce terme correspond en partie au sens de sdq en ouest-sémitique : cf. J. Hoftijzer, K. Jongeling, Dictionaryof theNorth-WestSemiticInscriptions, Leiden et al., 1995, s.v. sdq3. 23 CAD et AHw, s.v. parāsu et sarāru. 24 CAD et AHw, s.v. kazābu, kazbūtu. 25 Hoftijzer-Jongeling, op.cit. (n. 22), s.v. kzb1. 26 Albright-Moran, loc.cit. (n. 11), p. 313. 27 M. Liverani, « Rib-Hadda, righteous sufferer », in Z. Bahrani, M. Van de Miroop (éd.), Myth and Politics in Ancient Near Eastern Historiography, Ithaca N.Y., 2004,

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Cependant, il n’espère pas être cru sur parole. Il demande au pharaon d’examiner quelles ont été ses relations passées avec l’Égypte pour constater qu’il a toujours dit la vérité : « Que le Roi regarde les tablettes de la maison de son père (pour l’époque) où l’homme dans Byblos n’était pas un serviteur loyal » (EA 74, 10-12). « Note que nous avons été de loyaux serviteurs du roi depuis des temps anciens » (EA 116, 55-58). Le pharaon doit aussi considérer que la réalisation de ses prédictions est une preuve de sa véracité : « (Le Roi) n’a-t-il pas pris ‘Abdi-Aširta et tous ses biens exactement comme j’ai dit ? » (EA 117, 29-34)28. Il doit enfin vérifier ses paroles en les confrontant avec celles d’autres personnes. « Vois, Puheya est avec toi ; demande-lui de raconter toute l’histoire en ta présence » (EA 85, 31-32). « Que le Roi se renseigne auprès de lui [au sujet des ca]lomnies » (EA 127, 24-26)29. Dans une affaire de vol où il est victime des calomnies du roi de Beyrouth Yapah-Hadda, il propose au pharaon de lui donner tous les biens qui lui ont été dérobés comme preuve de sa bonne foi (EA 119, 44-48). En dehors de lui, il accuse tous les autres hommes d’être des men- teurs et donc ses ennemis et les ennemis du pharaon. De rares personnes trouvent grâce à ses yeux comme Ammunira, le roi de Beyrouth, qui le recueille chez lui, son fils, qu’il envoie à sa place en mission auprès du pharaon, et le commissaire égyptien Yanhamu, porte-parasol du roi. « J’ai entendu dire que c’est un homme sage et que tous l’aiment » (EA 106, 39-40). Rib-Hadda se présente souvent comme seul face aux ennemis menteurs qui le calomnient et essaient de le détruire. Il est viru- lent et intarissable à leur égard. « Que le Roi prête attention à mes paroles. Leurs paroles ne sont pas vraies » (EA 89, 13-14). « Des hommes traîtres (sa-a-ru) disent des [choses traî]tresses au Roi » (EA 94, 15-18). « Sache que tous sont des traîtres et tu ne dois pas t’informer à mon sujet auprès de mes ennemis » (EA 102, 25-27, lettre adressée à un officiel). « De fausses paroles sont maintenant dites en présence du Roi, le Soleil … Pourquoi écoutes-tu les autres hommes ? » (EA 108, 20-22, 50-52). « Vois, je suis un loyal serviteur du Roi, [et] le Roi n’a pas de serviteur

p. 101 ; W.F. Albright, W.L. Moran, « Rib-Hadda : Job at Byblos », in Huehnergard- Izre᾿el (éd.), op.cit. (n. 11), p. 307-315. 28 Voir aussi EA 132, 29-37. 29 k]a-ra-si: Moran, op.cit. (n. 2), p. 208, n. 6. Voir aussi EA 89, 45-46.

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pareil à moi » (EA 109, 42-44). « Qui sera loyal si je mourais ? » (EA 114, 67-68). « Que le Roi ne prête [au]cune attention aux calomnies contre son [serv]iteur loyal qu’[un homme traître] pourrait raconter devant [leRoi,m]on[seigneur] » (EA 119, 25-32). Rib-Hadda ne précise pas quelles sont les calomnies portées contre lui, mais il rapporte quelques fausses rumeurs que l’on a fait circuler pour lui nuire. Ainsi, on a fait courir le bruit d’une épidémie de peste « dans les pays », peut-être à Sumur et à Byblos, sans doute pour empêcher le pharaon d’envoyer ses troupes par peur de la contagion. Selon le roi de Byblos, « il n’y a pas la peste dans les pays. C’est terminé depuis long[temps] » (EA 362, 40-50)30. Lorsqu’il est allé rendre visite au roi de Beyrouth pour cher- cher une alliance, son frère cadet en a profité pour propager la nouvelle de sa mort, s’emparer du trône et ouvrir la ville aux fils de ‘Abdi- Aširta : « Rib-Hadda est mort, et nous ne sommes donc plus sous son contrôle » (EA 138, 51-70, 109-121)31. Selon une autre rumeur, il aurait été très affaibli et serait allé à Yapu (Jaffa) pour retrouver ses forces (EA 138, 6-7). Le roi de Byblos n’accuse pas seulement ses ennemis amorrites et cananéens de mentir, mais il s’en prend même au pouvoir égyptien. Il accuse le fonctionnaire égyptien Amanappa de l’avoir induit en erreur en lui demandant d’envoyer son messager afin qu’il obtienne des troupes et des chars pour garder Byblos (EA 87, 8-14). Il dénonce aussi Pahamnata, commissaire égyptien, pour ses « activités tr[aître]sses » (EA 131, 32-34). Il ose même accuser le pharaon en personne de lui avoir menti : « Quant à ce que le Roi, mon seigneur, a écrit : ‘Des troupes sont en vérité par- ties’, tu as di[t] des mensonges … Il n’y a pas d’archers, ils ne sont pas partis » (EA 129, 35-38). K[a]-az-bu-tu, « mensonge », est suivi par le terme ka-ma-m[i], que certains ont voulu interpréter comme une glose. Mais la glose n’est pas ici la traduction en ouest-sémitique d’un terme akkadien puisque le premier terme est déjà ouest-sémitique. Comme l’accusation portée contre le pharaon est surprenante et grave, le scribe a peut-être voulu souligner qu’elle est néanmoins exacte : kâmma-mi équi- vaudrait à l’akkadien kīam + ma + l’enclitique mi, « comme cela »,

30 Cf. EA 96 où le général se demande si la peste a touché les hommes ou les ânes. 31 Cf. Moran, op.cit. (n. 2), p. 224, n. 15.

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« ainsi »32. L’audace sans parallèle du roi de Byblos à l’égard du pharaon s’explique peut-être par les relations exceptionnelles entretenues depuis toujours par cette cité avec l’Égypte. Ses ancêtres du 18e siècle comme les rois Abišemu Ier, Ibšemuabi, Reyen et Inten par exemple, s’étaient fait confectionner des cartouches à leur nom, privilège normalement réservé au seul pharaon33. Rib-Hadda formule les accusations les plus violentes et méprisantes à l’encontre de ‘Abdi-Aširta, le menteur par excellence selon lui, « l’esclave et le chien » (EA 104, 18-19). Il dénonce aussi ses fils, en particulier Aziru, mais sans manifester la même virulence34. Pourquoi fait-il cette différence entre les deux rois d’Amurru ? Pourtant, Aziru a reproduit le même scénario de conquête que son père ‘Abdi-Aširta, mais il est le plus souvent perçu dans les lettres de Rib-Hadda comme agissant avec ses frères, et non pas seul. Peut-être aussi le roi de Byblos a-t-il été plus marqué par les attaques de ‘Abdi-Aširta parce qu’elles ont été les premières à menacer son trône. En tout cas, ‘Abdi-Aširta et Aziru ont tous deux beaucoup écrit au pharaon, le premier six lettres (EA 60-65) et le second douze (EA 156-161 ; EA 164-168 ; EA 171). Les deux rois d’Amurru adoptent dans leur correspondance les mêmes thèmes – vérité/ mensonge – que Rib-Hadda : déclarations enflammées de vérité et accu- sations virulentes de mensonges. Ils revendiquent aussi le fait de dire toujours la vérité au pharaon et se plaignent d’être calomniés par leurs ennemis, qu’ils accusent d’être menteurs. « Les gouverneurs te mentent, écrit ‘Abdi-Aširta, [et t]u continues à les écouter ? [Et Y]amaya, quand il écrit […], te ment, et tu continues à écouter ses paroles » (EA 62, 40-45). Quant à Aziru, il reprend sans cesse le même thème : « [Qu’il] soit interdit que des hommes traîtres parlent calomnieusement [contre]

32 P. Artzi, « The “Glosses” in the el-Amarna Tablets », Bar Ilan, 1963, n° 1, p. 38-39 ; A. Gianto, « Amarna lexicography : The Glosses in the Byblos Letters », SEL, 1995, n° 12, p. 71, n° 17. 33 W. Helck, « Byblos und Ägypten », in E. Acquaro etal. (éd.), Biblo.Unacittàela suacultura.AttidelColloquioInternazionale(Roma,5-7dicembre1990), Roma, 1994, p. 105-111 (avec bibl.) ; N. Grimal, Histoiredel’Égypteancienne, Paris, 1988, p. 204. 34 Dans EA 134, 14, « le serviteur, le mauvais chien » est une lecture trop incertaine pour être retenue. Cf. I. Breier, « The Dog as an Image in the El-Amarna Letters », in M. Heltzer, M. Malul (éd.), TeshûrotLaAvishur.StudiesintheBibleandtheAncientNear EastinHebrewandSemiticLanguages,Fs.Y.Avishur, Tel Aviv- Jaffa, 2004, p. 169-178.

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moi en présence du Roi, mon seigneur ! Et tu ne dois pas (le) leur per- mettre » (EA 158, 22-26). « Mon seigneur, n’écoute pas les hommes traîtres qui me dénoncent en présence du roi, mon seigneur. Je suis ton serviteur pour toujours » (EA 161, 7-10). Même si le nom de Rib-Hadda n’est jamais cité, leurs accusations contre les menteurs le visent en pre- mier lieu. Les lettres de Rib-Hadda et d’Aziru suivent toutefois un schéma sensiblement différent : d’abord les mauvaises nouvelles, puis les bonnes nouvelles pour le premier, et les bonnes, puis les mauvaises, pour le second35. Le roi de Byblos a un discours nettement moins habile que celui d’Aziru, qui est renforcé par son absence totale de scrupules. Est-il exact que Rib-Hadda dise la vérité ? Par exemple, deux versions radicalement différentes de la première prise de Sumur sont envoyées au pharaon par le roi de Byblos et par ‘Abdi-Aširta. Celui-ci était-il un héros ou un prédateur ? Selon lui, Sumur était menacée d’être attaquée et incendiée par les troupes de Šelali36 : à la demande des quatre fonction- naires égyptiens de la ville, il est intervenu pour les sauver et protéger Sumur en s’y installant (EA 62). Selon Rib-Hadda, ‘Abdi-Aširta a profité de l’absence du commissaire égyptien pour s’emparer de la ville et y installer ses quartiers (EA 84). Amenhotep III n’intervint pas pour frei- ner la conquête de ‘Abdi-Aširta pour diverses raisons, peut-être notam- ment parce que le turbulent roi d’Amurru lui était plus utile pour contrer les ambitions hittites que le fidèle et pacifique roi de Byblos. Il l’avait peut-être d’ailleurs désigné comme chef des Amorrites pour défendre les intérêts égyptiens sur son territoire comme le laisse entendre la phrase suivante : « c’est le Roi qui l’avait placé au-dessus d’eux, pas eux ! » (EA 101, 30-31)37. Pourtant, cette politique dilatoire était à la longue

35 M. Liverani, « Aziru, servant of two masters », in Bahrani-Van de Miroop (éd.), op.cit.(n. 27), p. 129-131. 36 Ville non identifiée. Cf. A. Altman, « Some controversial Toponyms from the Amurru Region in the Amarna Archive », ZDPV, 1978, n° 94, p. 103-107 (à l’Est de l’Oronte ?). 37 P. Garelli etal., LeProche-OrientAsiatique.Tome1:Desoriginesauxinvasions despeuplesdelamer, Paris, 1997, p. 155-156 ; A.F. Rainey, « Unruly Elements in Late Bronze Canaanite Society », in D.P. Wright et al. (éd.), Pomegrenates Golden Bells, Fs.J.Milgrom, Winona Lake, 1995, p. 481-486 : « It would appear that the Egyptians had decided that the idea of establishing a strong “banana republic” on the northern bor- der might be a useful defense against the rising power of the Hittites ».

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dangereuse pour l’Égypte et il finit par envoyer une expédition égyp- tienne à Sumur pour reprendre possession de la ville et rétablir l’ordre dans la province d’Amurru. Cela accrédite plutôt la version de Rib-Hadda sur la première prise de la ville. Les circonstances de la mort de ‘Abdi- Aširta ne sont pas éclaircies, mais il pourrait fort bien avoir été exécuté lors de cette campagne par les Égyptiens (EA 101)38. Lorsque le scénario de la conquête de Sumur se reproduit avec les fils de ‘Abdi-Aširta, en particulier Aziru, le pharaon Amenhotep IV a préféré croire les messages d’Aziru plutôt que ceux de Rib-Hadda. Aziru et ses troupes s’emparent à nouveau de Sumur, chassent ou tuent ses fonction- naires égyptiens et la détruisent en grande partie. Sa lettre au pharaon EA 157 en particulier est un chef d’œuvre d’hypocrisie et de mensonge. Il lui explique que c’est par loyauté qu’il a été obligé de conquérir Sumur car ses fonctionnaires égyptiens corrompus l’empêchaient de bien le ser- vir. Il lui promet de reconstruire la ville, ce qu’il ne fera jamais, et pré- texte la menace d’une offensive hittite pour lui demander une assistance militaire. Enfin, pour consacrer son statut de vassal, il se rend en Égypte. Le pharaon trop crédule le laisse repartir (EA 169), estimant à tort que son nouveau vassal défendra les intérêts égyptiens contre les Hittites39. Dès son retour, Aziru s’empresse au contraire d’aider les Hittites à atta- quer toutes les villes pro-égyptiennes de la région, comme Qatna et . Le pharaon se rend compte trop tard qu’il a commis une erreur en faisant confiance à Aziru au lieu de croire Rib-Hadda. Il écrit une lettre de critique et de menace au roi d’Amurru : « Même si tu as a[g]i loya- lement, néanmoins les choses que tu m’as écrites n’étaient pas toutes vraies … Si pour quelque raison que ce soit, tu préfères mal faire, et si tu complotes des choses mauvaises et traîtresses, alors toi, avec ta famille entière, (vous) mourrez par la hache du Roi » (EA 162, 19-20). Rib-Hadda semble dire le plus souvent la vérité, mais on peut le prendre parfois en flagrant délit de mensonge. Les formes du mensonge sont difficiles à cerner, comme l’écrivait Montaigne : « Si, comme la

38 I. Singer, « Appendix III : A Concise History of Amurru », in S. Izre᾿el, Amurru Akkadian :ALinguisticStudy, vol. II, Atlanta, 1991, p. 145 (tué par ses compatriotes selon W.L. Moran). 39 Rainey, loc.cit. (n. 37), p. 485-486 ; Singer, ibid., p. 146 ; Garelli etal., op.cit. (n. 37), p. 156.

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vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini »40. Pour détecter les mensonges de Rib-Hadda, il s’y ajoute la difficulté supplémentaire d’une connaissance imparfaite du contexte politique de l’époque. On peut les classer en trois catégories principales : ses men- songes peuvent être de simples erreurs d’appréciation, ils relèvent fré- quemment d’un processus d’exagération et de dramatisation, conscient ou non, et enfin, ils peuvent être volontaires et calculés pour provoquer une réaction du pharaon. Par exemple, c’est sans doute par erreur d’appré- ciation qu’il écrit à propos des fils de ‘Abdi-Aširta : « Qui sont-ils donc ? … Le roi du Mitanni ? Le roi des Kaššu (Kassites de Babylone) ? Le roi du Hatti ? » (EA 116, 68, 70-72). En effet, une collusion entre ces trois puissances et le royaume d’Amurru pour s’emparer des possessions égyptiennes au Proche-Orient semble peu plausible41. Rib-Hadda est natu- rellement enclin à l’exagération et à la dramatisation, et cette tendance s’accroît en fonction de ses propres difficultés. Ainsi, il répète inlassable- ment au pharaon pendant une douzaine d’années qu’il y a urgence car le sauvetage de Byblos conditionne l’existence de toutes les provinces asia- tiques de l’Égypte : « Si tu ne fais rien (et n’)envoies pas d’archers, alors il n’y aura pas de ville qui te reste. Mais si les arch[ers] sont à notre dis- position, nous (re)prendrons tous les pays pour le Roi » (EA103, 51-57). S’il n’intervient pas pour sauver Byblos, « les pays de Canaan n’appar- tiendront plus au Roi » (EA 131, 60-62). Lorsqu’il est en exil chez le roi de Beyrouth, il lui écrit : « Si le roi néglige la ville (de Byblos), de toutes les villes de Canaan, pas une ne sera sienne » (EA 137, 75-77). C’est une exagération car la menace d’Aziru ne s’étend pas à toute la province de Canaan, mais il croit sans doute à ce qu’il affirme. Rib-Hadda formule aussi des mensonges en pleine connaissance de la réalité, avec l’intention de tromper, selon la définition de J. Derrida :

40 Essais, « Des menteurs », L. 1, ch. IX, p. 38. 41 J. Freu, « La lettre EA 116 de Rib Addi, prince de Byblos, au pharaon Akhenaton et les Hittites à El Amarna », AFLN, 1974, n° 21, p. 15-17 ; Garelli etal., op.cit. (n. 37), p. 157 ; Singer, loc.cit. (n. 38), p. 146-147 (avec bibl.) ; D. Gromova, « Hittite Role in Political History of Syria in the Amarna Age reconsidered », UF, 2007, n° 39, p. 277-310 (avec bibl.).

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« Le mensonge n’est pas un fait ou un état, c’est un acte intentionnel, le mentir »42. Il déforme volontairement la situation politique de la région pour pousser le pharaon à lui envoyer des troupes. L’accusation selon laquelle ‘Abdi-Aširta, avec l’aide des SA.GAZ (assimilés en général aux ‘Apiru43, assimilation infondée selon J.-M. Durand44), incitait les popu- lations d’Amurru à se révolter contre l’Égypte, en flattant leur nationa- lisme et en les menaçant, est sans doute exacte. Mais Rib-Hadda donne une fausse information en rapportant par exemple que le roi du Mitanni a fait une campagne contre Sumur, qu’il devait la poursuivre contre Byblos, mais qu’elle n’a pas eu lieu par manque d’eau (EA 85, 51-55). Cette campagne a dû être plutôt une simple visite car l’alliance entre le Mitanni et l’Égypte n’avait aucune raison d’être rompue45. L’interpréta- tion de la visite de ‘Abdi-Aširta au Mitanni comme un complot contre Byblos est aussi peu vraisemblable : « En outre, ce [chi]en est [da]ns le Mitanni, mais son œil est sur [By]blos » (EA 90, 19-20). En tout cas, Rib-Hadda a peut-être réussi à faire réagir le pharaon puisqu’il envoie des troupes et reprend en mains pour un temps la province égyptienne d’Amurru. Autre mensonge délibéré destiné à provoquer une réaction : il prétend ne plus avoir d’argent car il a été volé et dépouillé de ses possessions, et donc de ses sources de revenus, une première fois par ‘Abdi-Aširta et une seconde fois par Aziru. Première conséquence : les offrandes à la Ba‘alat Gubal en pâtissent (EA 86, 23-30)46. Rib-Hadda connaît la piété du pharaon pour cette divinité qui leur est commune47, et

42 J. Derrida, Histoiredumensonge.Prolégomènes, Paris, 2005, p. 28 ; il rejoint la définition de saint Augustin, LeMensonge, Paris, L’Herne, 2011 (fallendicupiditas,volun- tasfallendi) ; cf. P. Capet, Qu’est-cequementir? Paris, 2012, p. 15, 79-81 (classement des mensonges : p. 90-95). 43 Voir par exemple Moran, op.cit. (n. 2), p. 604-605 (avec bibl.). 44 Voir J.-M. Durand, Résumés2004-2005,CoursduCollègedeFrance, Paris, 2005, p. 563-581 ; id., « La fondation d’une lignée royale syrienne », in J.-M. Durand etal., Le jeunehéros.Recherchessurlaformationetladiffusiond’unthèmelittéraireauProche-Orient ancien, Fribourg-Göttingen, 2011, p. 94-150, en particulier 100-101 et n. 22 ; M. Guichard, « Un David raté ou une histoire de Habiru à l’époque amorrite », in ibid., p. 563-581. 45 Grimal, op.cit. (n. 7), p. 266-270 ; Singer, loc.cit. (n. 37), p. 146-147 ; Garelli et al., op.cit. (n. 37), p. 156-157 ; Gromova, loc.cit. (n. 41), p. 277-309. 46 Le passage est un peu lacunaire. 47 Sur la Ba῾alat, cf. par exemple A.D. Espinel, « The role of the temple of Ba῾alat Gebal as intermediary between Egypt and Byblos during the Old kingdom”, SAK, 2002, n° 30, p. 103-119 (avec bibl.).

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il cherche sans doute à le culpabiliser. Deuxième conséquence : c’est la famine à Byblos. « Nous n’avons pas de grain à manger. Que puis-je dire à mes paysans ? Leurs fils, leurs filles, le bois de leurs maisons ont disparu puisqu’ils ont été vendus dans le pays de Yarimuta48 contre des vivres pour nous garder en vie » (EA 85, 10-15). Si le pharaon vient à Byblos, il trouvera « une maison vide. Tout a disparu. Jesuistotalement ruiné » (EA 102, 10-12). « Je n’ai rien. Tout a disparu, vendu pour des vivres afin de me garder en vie » (EA 117, 73-75). Rib-Hadda démasque lui-même son mensonge lorsque, après avoir tenté d’apitoyer le pharaon, il essaie de flatter ses intérêts en lui montrant la perspective de profit s’il intervient à Byblos : « Note bien, il y a beaucoup d’argent et d’or à l’intérieur, et considérables sont les biens appartenant à ses temples » (EA 137, 60-65). Ce type de mensonge intervient dans ses tentatives de manipulation où il n’hésite pas à utiliser tous les arguments, sans se pré- occuper s’ils sont vrais ou faux. Mais en tant qu’homme politique, le roi de Byblos ne peut pas échapper au mensonge si l’on en croit la définition de H. Arendt : « Les mensonges ont toujours été considérés comme des outils nécessaires et légitimes, non seulement du métier de politicien ou de démagogue, mais aussi de celui d’homme d’État »49. Bref, ce ne sont pas ceux qui clament le plus fort qu’ils disent la vérité qui la disent nécessairement. Rib-Hadda est lui aussi un pratiquant de la kazbūtu, un « menteur », mais il reste très éloigné de l’hypocrisie d’un Aziru qui fait semblant d’être le fidèle vassal de l’Égypte alors qu’il s’est allié avec Niqmadu II d’Ugarit, ville annexée par les Hittites, et s’est mis au service des Hittites et de leur politique anti-égyptienne50. « Il est cer- tain que le personnage jouait un double, sinon un triple jeu », écrivait P. Garelli51, en ce sens qu’Aziru servait à la fois l’Égypte et le Hatti afin de mieux mener sa propre politique de conquête, qu’il a d’ailleurs réus- sie. Le seul objectif de Rib-Hadda était d’obtenir la protection de l’Égypte

48 Localisation incertaine, sans doute au sud de Beyrouth, peut-être dans la région de Beth-Shean : Lipiński (éd.), op.cit. (n. 9), s.v. Yarimuta ; Moran, op.cit. (n. 2), p. 392. 49 H. Arendt, « Truth and Politics », in BetweenPastandFuture:EightExercisesin PoliticalThought, New York, 1968, p. 252-253 (trad. « Vérité et politique », in LaCrise delaculture, Paris, 1972, p. 289-290. 50 M. Liverani, loc.cit. (n. 27), p. 143, le compare à Arlequin. 51 Garelli etal., op.cit. (n. 37), p. 155.

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et il était prêt à inventer tous les mensonges possibles pour y parvenir, mais il a échoué52. En revanche, il est resté toute sa vie, comme il le répétait sans cesse, un « vassal loyal » (aradkitti), les concepts de vérité et de loyauté étant indissociables dans ses lettres. Cette attitude rigide a fini par le conduire à sa perte. Son erreur politique a consisté à s’isoler de sa famille, de ses amis, de ses conseillers et de ses concitoyens53, persuadé que les liens traditionnels de Byblos avec l’Égypte ne pouvaient pas être rompus, et que le pharaon était obligé de récompenser son vassal le plus loyal en venant à son secours. Tel est sans doute le sens de l’incom- préhension tragique qu’il exprimait dans sa dernière phrase, alors qu’il était à l’article de la mort : « Pourquoi le Roi m’a-t-il abandonné ? » (EA 138, 138).

52 Sur les mensonges réussis et échoués, voir par exemple D. Vernant, Dudiscoursà l’action, Paris, 1997 ; Capet, op.cit. (n. 42), p. 65-75. 53 CAH III, 2/1, p. 471-473.

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