L'europe Au Berceau. Souvenirs D'un Technocrate
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ROBERT LEMAIGNEN Robert Lemaignen est né en 1893 à Blois, d'une famille mêlée à la vie publique blésoise depuis trois siècles. Sorti de Saint-Cyr en 1914, il fait toute la guerre, d'abord comme officier de cavalerie, puis comme aviateur. A l'armis- tice de 1918, il est chef d'état-major de la Di- vision aérienne. Une blessure, cinq citations, officier de la Légion d'honneur. Peu attiré par la vie de garnison, il démis- sionne pour entrer dans un groupe d'entre- prises axées sur le commerce international. Dès juin 1940, il participe à la Résistance. En 1946, il est décoré de la Médaille de la Ré- sistance et promu commandeur de la Légion d'honneur. Nommé vice-président de la Chambre de Commerce internationale, il travaille auprès de Georges Villiers au sein du Conseil national du Patronat français, en particulier comme vice-président de la Commission des Relations internationales. Il est élu à l'Académie des Sciences d'outre-mer. A l'entrée en vigueur du Traité de Rome en 1958, le Gouvernement le désigne avec Ro- bert Marjolin pour occuper les deux places réservées à la France dans la Commission de la Communauté économique européenne, où il est chargé des relations avec les pays en développement, mission qu'il assume jusqu'à l'expiration de son mandat en 1961. L'EUROPE AU BERCEAU ROBERT LEMAIGNEN Ancien Membre de la Commission de la Communauté Économique Européenne L'EUROPE AU BERCEAU SOUVENIRS D'UN TECHNOCRATE PLON © 1964 by Librairie Plon, 8, rue Garancière, Paris-6 Imprimé en France. Je dédie ces pages à mes anciens col- lègues et toujours amis : WALTER HALLSTEIN PIETRO MALVESTITI SICCO MANSHOLT ROBERT MARJOLIN GIUSEPPE CARON JEAN REY GIUSEPPE PETRILLI HANS VON DER GRŒBEN LIONELLO LEVY-SANDRI LAMBERT SCHAUS et à la mémoire de : MICHEL RASQUIN en souvenir de notre collaboration à la cons- truction de la Communauté Européenne. ... Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps, et tout s'éclaircira... Paul VALÉRY, La Crise de l'esprit, 1924. ... Les Européens ne savent pas vivre, s'ils ne sont engagés dans une grande entreprise qui les unit... José ORTEGA Y GASSET, La Révolte des masses, 1930. AVANT-PROPOS Pourquoi ce livre ? Et pourquoi son sous-titre ? Mêlé inopinément à ce grand événement de l'his- toire du monde moderne qu'est la naissance d'une Europe cohérente, j'ai pensé que, l'âge m'ayant con- duit à me retirer après quatre ans de cette passionnante entreprise, je pourrais tenter de la servir encore en faisant connaître ses péripéties initiales. On en parle, on en écrit quotidiennement — trop souvent dans l'ignorance des problèmes concrets qu'elle a posés, et qu'elle posera longtemps encore à ceux qui travail- lent sur le chantier. Décrire le plus exactement pos- sible les obstacles qu'a rencontrés cette révolution à ses débuts et expliquer comment ils ont été surmontés me semble un moyen efficace d'informer les opinions publiques et de leur donner confiance dans le sort final de l'œuvre. Les faits démontrent l'ingéniosité du mécanisme conçu par les auteurs du Traité de Rome; ses insti- tutions donnent un exemple d'efficacité dont les ensei- gnements pourraient servir dans d'autres domaines. Le succès indiscutable de l'entreprise est largement dû à l'esprit d'équipe animant les hommes, étrangers les uns aux autres par la nationalité, la formation, les opinions économiques et politiques, mais possédés par une même foi dans l'avenir de l'Europe, qui consti- tuèrent à son origine la Commission Économique de la Communauté européenne. Ce sont, paraît-il, des technocrates, et j'en viens ainsi au sous-titre de ce livre. Un parlementaire chevronné, ayant assumé pen- dant longtemps des responsabilités ministérielles — comme, par exemple, Mansholt, Rey, Malvestiti — devient-il subitement technocrate du jour où, par dévouement à l'intérêt public, il renonce à la carrière politique nationale où il avait brillé pour siéger à Bruxelles ? Inversement, les hauts fonctionnaires qui, dans certains de nos pays, accèdent brusquement, sans avoir jamais été parlementaires, à d'éminentes fonctions ministérielles, deviennent-ils soudainement, de ce seul fait, des hommes politiques P L'étymologie devrait mieux nous renseigner. « Technè », c'est l'art, dans sa conception et dans sa pratique. Or, de longue date, la sagesse des nations assure que la politique est un art, une « technè ». Quand la polémique oppose le technocrate au poli- tique, veut-elle dire — et cela paraît probable — que le politique dans la pratique de son « art », subit plus volontiers l'impulsion du sentiment, tandis que le technocrate attache plus d'importance à l'inexorable loi des faits ? Si telle est la conclusion de cette exégèse, constatons que, dans l'histoire, les entraînements affectifs ont causé aux peuples plus de misères que le respect des durs impératifs de la raison. Va donc pour « technocrate »; que les « technocrates » éminents aux côtés desquels je suis fier d'avoir tra- vaillé pendant quatre ans acceptent d'un cœur léger ce sarcasme, et continuent à marcher vers le but ma- gnifique qu'ils visent en continuant d'obéir dans leur action autant aux conseils de leur cœur qu'à ceux de leur bon sens. CHAPITRE PREMIER ORIGINES ET PREMIERS PAS Val Duchesse offre, aux portes de Bruxelles, un site calme et charmant : c'est dans son cadre que le Traité de Rome est né viable. Il n'est pas superflu de rappeler, au début de ces souvenirs, la suite des événements politiques qui devaient conférer à ce lieu son caractère historique : — 19 septembre 1946 : à Zürich, retentissant discours de Winston Churchill, concluant sur cet appel pathétique : « Debout, l'Europe ! » — Juin 1948 : premier Congrès de La Haye, organisé par Churchill et Eden, avec le diligent appui de la Couronne et des dirigeants néerlandais. On a dit, peut-être avec raison, que ces initiatives excluant discrètement tout progrès vers une fédé- ration européenne n'étaient pas complètement pures d'un désir britannique de détourner l'Europe d'une construction politique communautaire : c'est pos- sible, encore que l'un au moins des promoteurs du Congrès de La Haye, sir Anthony Eden, y ait pris part avec une sincérité dénuée de tout égoïsme national. L'initiative spectaculaire prise, le 9 mai 1950, par le président Robert Schuman en proclamant la réconciliation franco-allemande et la nécessité d'en- trer dans la voie des réalisations marqua un pas décisif et déclencha une véritable révolution par cette phrase : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent... » Le 18 août 1951, ce germe portait ses premiers fruits par la signature du traité institutant la C.E.C.A. qu'allait présider le plus ardent inspirateur de cette grande œuvre, Jean Monnet. De si profonds bouleversements ne pouvaient aller sans remous. Les oppositions, d'origines très diverses, se manifestèrent en France lors du vote de l'Assemblée Nationale sur le traité instituant une Communauté Européenne de défense qui fut re- poussé le 30 août 1954 par 319 voix contre 264. Cet échec n'arrêta pas la construction euro- péenne. Dès le début de 1955, le Bénélux relançait la négociation : en juin 1955, la Conférence de Messine aboutit en deux jours à l'acceptation de l'idée d'une Union Douanière entre les Six Pays déjà associés dans la C.E.C.A. Paul-Henri Spaak était désigné pour présider les études préparatoires. Un premier stade — juillet à décembre 1955 — comportant des réunions d'experts et de techni- ciens, fit ressortir plus de difficultés que de perspec- tives de solution. La délégation britannique qui, à la demande des Six, avait consenti, sans enthou- siasme, à participer à cette controverse s'empressa de conclure à l'impossibilité d'aboutir, et se retira. Mais la volonté politique survivait. A partir de janvier 1956 fut entreprise la rédaction d'un « rapport Spaak », avec le concours des seuls chefs de délégation, aidés de quelques personnalités compétentes. En mai 1956, il fut approuvé, à Venise, par les Six Gouvernements, moyennant l'ad- jonction, demandée au nom du gouvernement fran- çais par le ministre des Affaires étrangères, Chris- tian Pineau, d'un chapitre relatif aux relations avec les Territoires d'Outre-Mer. Les dernières né- gociations furent menées à Val Duchesse. Dans des délais dont la brièveté a étonné les moins sceptiques, le 25 mars 1957, étaient signés les Traités de Rome — un pour la C.E.E., l'autre pour l'Euratom. Le 9 juillet, ils étaient ratifiés par l'Assemblée Nationale française, par 342 voix contre 234, puis par les cinq autres Parlements. L'entrée en vigueur des traités était fixée au 1 jan- vier 1958. C'est l'esprit tout plein du déroulement de ce film historique que je fis connaissance avec Val Duchesse le 16 janvier 1958, à l'occasion d'une première manifestation de l'Europe naissante : la prestation, par les commissaires nouvellement dé- signés, entre les mains de la Haute-Cour de Justice, du serment d'indépendance conforme aux engage- ments du Traité de Rome stipulés dans son arti- cle 157 : « Je jure, dans l'accomplissement de mes devoirs, de ne solliciter ni d'accepter d'instructions d'aucun gouvernement ni d'aucun organisme, et de m'abstenir de tout acte incompatible avec le carac- tère de mes fonctions... » Pour aucun de ceux qui le prononçaient, ce ser- ment n'était un geste rituel sans portée. Au début de ces souvenirs, je tiens à l'affirmer : pendant quatre années de travail en commun, je n'ai jamais vu l'un de mes collègues manquer à l'engagement d'indépendance solennellement pris ce jour-là.