Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines

45 | 2014 Épopée et millénarisme : transformations et innovations

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/emscat/2265 DOI : 10.4000/emscat.2265 ISSN : 2101-0013

Éditeur Centre d'Etudes Mongoles & Sibériennes / École Pratique des Hautes Études

Référence électronique Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines, 45 | 2014, « Épopée et millénarisme : transformations et innovations » [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2014, consulté le 13 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/emscat/2265 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emscat.2265

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SOMMAIRE

Éditorial La rédaction

L'épopée, un outil pour penser les transformations de la société Sous la direction de Florence Goyet et Jean-Luc Lambert

Introduction Florence Goyet et Jean-Luc Lambert

De l'épopée canonique à l'épopée « dispersée » : à partir de l'Iliade ou des Hōgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés Florence Goyet

La « tradition épique » bouriate change tout en étant facteur de changement Roberte Hamayon

Altaj-Buučaj, héros épique de l’entre-deux siècles Clément Jacquemoud

L’expression politique dans une version de Camara Laye de l’épopée mandingue Mamadou Kouyaté

Figures parallèles de l’exemplarité héroïque entre confirmation et réfutation dans l’épopée peule au Foûta Jalon Alpha Ousmane Barry

Que pense la parole des femmes ? Les enjeux du dialogue dans la version récente d’une tradition épique de l’Inde méridionale Claudine Le Blanc

L’épopée médiévale comme référence dans les mouvements militants de l’Inde du Nord : la mobilisation de la geste d’Alha-Udal Catherine Servan-Schreiber

Vers l’étude du « travail épique » dans le Livre de Dede Korkut Monire Akbarpouran

L’épopée nord-samoyède (Arctique sibérien). Comment trouver une solution à l’alliance dans une société devenue opulente ? Jean-Luc Lambert

Note sur les épopées dolganes (Arctique sibérien) Yann Borjon-Privé

Postface Jean Derive

Millénarismes et innovation rituelle en Asie du Nord Sous la direction de Charles Stépanoff

Introduction Charles Stépanoff

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Power for the Powerless : Oirot/Amursana Prophecy in Altai and Western Mongolia, 1890s-1920s Andrei A. Znamenski

« Épîtres » altaïennes : histoire et vie des textes du mouvement religieux Ak-jaŋ Dmitry Arzyutov

Contested Souls : Christianisation, Millenarianism and Sentiments of Belonging on Indigenous Rural Yamal, Russia Vera Skvirskaja

Épilogue

L’exaltation des Roerich au Petit Tibet, ou à la naissance du New Age Dany Savelli

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Éditorial

La rédaction

1 Ce numéro réunit deux thématiques qui s’entrelacent dans l’histoire de l’Asie Intérieure – les épopées et les mouvements millénaristes –, mais qui n’ont pas encore fait l’objet de travaux joints. Puisse leur réunion dans ce numéro semer les germes d’une réflexion attachée à définir ce qui les rapproche et ce qui les distingue, et à comprendre les raisons et les mécanismes de leurs rencontres dans ces régions.

2 La première partie rassemble les communications présentées lors de la Journée d’étude organisée à l’EPHE en novembre 2013 par Jean-Luc Lambert et Florence Goyet dans une perspective pluridisciplinaire et comparative sur le thème de « l’épopée comme outil pour penser les transformations de la société ». La seconde partie regroupe les articles réunis par Charles Stépanoff sur le thème du millénarisme en Asie Intérieure comme facteur d’innovation religieuse.

3 À la lecture des articles, la notion d’« outil pour penser les transformations de la société » éclaire de façon très féconde non seulement les épopées mais aussi les mouvements millénaristes d’Asie Intérieure. Les unes comme les autres expriment les dynamiques complexes par lesquelles les sociétés de ces régions réagissent – rejet, adoption et adaptation, ou innovations et changements internes – aux courants religieux qui les ont traversées dès les premiers siècles de notre ère (zoroastrisme, puis christianisme et bouddhisme, plus récemment islam), et dont la propagation a accompagné, plus tard, les changements politiques et les pressions coloniales. On voit de grandes figures historiques de ces sociétés fusionner avec des personnages divins de ces religions. On voit des entités célestes apparaître à l’origine de la naissance terrestre des héros épiques ou de la vocation des prophètes et de leur mission terrestre de remise en ordre de la société. C’est précisément le décalage entre les réalités de ces sociétés et les idéaux qu’exaltent les textes épiques et les discours millénaristes qui révèle ce rôle d’« outil de pensée » collectif inconscient face à des transformations inéluctables.

4 Outre ce trait commun de fonction, les épopées et les mouvements millénaristes semblent partager également un trait de structure en ce que leur élaboration repose sur l’incarnation de leurs idéaux dans des personnages singuliers, héros épiques ou prophètes. Il est remarquable que, dans ces régions au substrat chamanique avéré, ces

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phénomènes se développent aux dépens du chamanisme, et que les personnages de héros et prophètes se définissent par opposition à celui du chamane autant qu’à celui du représentant du pouvoir colonisateur.

5 Tous ces traits se trouvent réunis de façon particulièrement exemplaire dans le bourkhanisme, mouvement millénariste surgi au début du XXe siècle dans la région de l’Altaï. A. Znamenski avait, dans son livre Shamanism and Christianity (1999), mis en évidence l’impact du christianisme dans l’émergence de ce mouvement ; il souligne ici celui du bouddhisme à la lumière de l’émergence d’un mouvement similaire contemporain chez les Mongols occidentaux bouddhisés. A. Vinogradov, quant à lui, en repérait tous les ingrédients constitutifs dans la tradition épique et remarquait l’influence du peintre russe Nicolas Roerich sur son développement (Ak Jang in the context of Altai religious tradition, 2003). On trouvera ici même, dans la contribution de C. Jacquemoud, un exposé des références au bouddhisme, au bourkhanisme et au christianisme trouvées dans une épopée altaïenne, dans celle de D. Arzyutov, des traces de l’influence de Roerich dans des épîtres altaïennes, et dans celle de D. Savelli, un éclairage sur la singulière composition mystique que Roerich réalisa d’éléments appartenant à ces différentes traditions.

BIBLIOGRAPHIE

Vinogradov, A. 2003 Ak Jang In The Context Of Altai Religious Tradition. A Thesis submitted to the College of Graduate Studies and Research […] Department of Religious Studies and Anthropology, University of Saskatchewan [http://ecommons.usask.ca/handle/10388/etd-01192005-154827]

Znamenski, A. 1999 Shamanism and Christianity: Native Encounters with Russian Orthodox Missions in Siberia and Alaska, 1820-1917 (Westport, Conn.: Greenwood Press).

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L'épopée, un outil pour penser les transformations de la société Sous la direction de Florence Goyet et Jean-Luc Lambert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce numéro a été publié avec le soutien du Centre de recherche sur les civilisation de l'Asie orientale - CRCAO

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Introduction

Florence Goyet et Jean-Luc Lambert

1 Le point de départ de cette journée a été la rencontre entre l’interrogation comparatiste de Florence Goyet et celle des spécialistes de la Sibérie autour du genre épique. Tous les peuples sibériens n’ont pas développé une poésie épique, bien loin de là, mais on parle habituellement d’épopées dans six grands ensembles : Nord- Samoyèdes (Nénètses, Énètses, Nganassanes), Ougriens de l’Ob (Khantes et Mansis), Bouriates, Turcs de Sibérie méridionale (Altaïens, Chors, Touvas, Khakasses), Yakoutes (Yakoutes et Dolganes), et à la limite occidentale de la Sibérie chez les Komis du Nord. Or, pour ces différentes traditions, nous ne disposons pas, au niveau des études sibériennes, d’analyse comparée. L’un des enjeux de cette journée est précisément de travailler dans cette perspective comparative en sollicitant des spécialistes des ces différentes aires autour d’interrogations communes.

2 Ce travail au niveau régional fait immédiatement surgir une interrogation : est-il même légitime de parler d’épopée au niveau global de la Sibérie ? Pour répondre à cette question, on ne peut en réalité se tourner vers la tradition critique sur l’épopée comme genre. Les critiques qui s’intéressent au genre de façon théorique ont beaucoup de mal à fournir une définition de ce que serait une épopée « en général ». Les définitions qui ont servi depuis Aristote à opposer ce genre à d’autres genres – en général à la tragédie – ont été remises en question violemment dans les années 1970 par le comparatiste Etiemble, qui a montré que tous les traits tenus pour définitoires du genre depuis Aristote ne s’appliquaient en réalité qu’à la tradition occidentale. Cependant, de façon pragmatique, on a continué à cataloguer comme épopées un certain nombre de textes, en appliquant des critères de plus en plus lâches mais auxquels les épopées sibériennes correspondent bien. Dans tous les cas, en effet, il s’agit en Sibérie de longs chants versifiés, à thème héroïque, qui parlent de mariage et de conflits. À la différence des épopées occidentales, cependant, en Sibérie, il n’y a jamais un seul grand texte avec de nombreuses ramifications internes, mais une multitude de chants. Les contextes d’exécution sont eux aussi très divers en fonction des sociétés. Ainsi les Samoyèdes les chantent simplement pour le plaisir et n’importe quand, tandis que dans l’Altaï ou chez les Bouriates il y a une saison pour chanter l’épopée, et un effet en est attendu, notamment pour l’obtention du gibier ; les chants ob-ougriens sont chantés quant à eux

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sur des sites cultuels, et ce sont alors les dieux locaux qui sont supposés s’exprimer et raconter leur propre histoire. Si les épopées sibériennes sont bien des épopées, c’est donc en ne présentant qu’une partie des traits le plus souvent évoqués pour définir le genre, et en en contredisant d’autres, y compris l’un de ceux qui semblait certes secondaire, mais universel : chez les Bouriates comme chez les Samoyèdes, l’épopée peut être récitée sans aucun accompagnement musical.

3 Face au manque de définition satisfaisante du genre, on ne peut pas non plus se tourner vers l’anthropologie. Celle-ci en effet n’a pas mené de réflexion globale théorique sur l’épopée. En revanche, ce type de réflexion est conduit actuellement par des spécialistes de littérature comparée, qui ont pris au sérieux la mise en garde d’Etiemble quant à la restriction du corpus à l’. Cette journée s’est donc inscrite immédiatement dans une perspective résolument interdisciplinaire, avec pour objectif de construire un dialogue constructif entre des spécialistes recourant à des méthodes et à des outils différents, mais se fondant tous sur le comparatisme. La littérature comparée n’a, en effet, cessé d’interroger cet objet devenu pourtant insaisissable ; parmi les approches envisagées, les recherches de Florence Goyet, menées sur des épopées « classiques » proposent des outils peut-être pertinents pour analyser les textes sibériens. En effet, sans connaître les travaux de Florence Goyet, Jean-Luc Lambert était de son côté arrivé localement à des conclusions comparables en analysant les chants nord-samoyèdes qui élaborent une fiction imaginant les devenirs possibles d’une société en profonde mutation. Ainsi nous avons eu l’idée de poser pour cette première journée la question suivante : l’épopée permettrait-elle de penser les transformations de la société ? Si tel était le cas, nous disposerions évidemment d’un critère essentiel s’il pouvait être démontré comme étant spécifique à l’épopée.

4 Immédiatement, cette idée de transformations sociales fait sens en plusieurs endroits où l’épopée semble étroitement associée au passage de la chasse à l’élevage, ou liée aux bouleversements du système religieux local entraînés par la conversion à l’orthodoxie. On peut observer d’ailleurs que, parallèlement, le chamane laisse progressivement la place au barde ou devient lui-même barde dans plusieurs sociétés sibériennes : changement lui aussi essentiel, même s’il se place, évidemment, à un tout autre niveau. La question qui se pose alors est de savoir si en ce cas c’est bien le texte épique envisagé en tant que contenu qui permet d’une manière ou d’une autre de penser les changements auxquels la société est confrontée.

5 C’est là que le travail de Florence Goyet peut donner des pistes intéressantes, en ce qu’il a montré sur une série d’épopées anciennes que c’est bien le récit qui permet de penser le changement politique et d’inventer la nouveauté politique. L’analyse comparée de l’Iliade, de la Chanson de Roland, et du diptyque Hōgen et Heiji monogatari a en effet montré la présence efficace de ce qu’elle appelle le « travail épique », qui repose sur un usage polyphonique de la structure même du récit. Les parallèles, les oppositions, les répétitions, les contradictions permettent de représenter devant l’auditeur toutes les solutions politiques possibles, y compris des solutions totalement inédites et que rien d’autre à l’époque n’avait permis d’entrevoir. Le développement du récit permet la polyphonie – au sens que Bakhtine donne à ce mot, de coexistence en tension de voix différentes et parfois contradictoires. Cette polyphonie est le moyen de faire surgir tous les possibles politiques dans le récit, de les faire « exister » devant l’auditeur.

6 La question posée étant d’ordre général, il nous a semblé essentiel de ne pas limiter le champ d’investigation à la seule Sibérie et donc d’inviter des collègues travaillant sur

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d’autres sociétés mais partageant nos préoccupations. L’objet de cette journée était de poser les jalons d’un chantier de recherche plus vaste s’appuyant sur une problématique commune. Plusieurs axes forts se sont dégagés. En ouverture, Florence Goyet définit les traits essentiels du « travail épique » qui pourrait aider à la réflexion sur l’épopée non-occidentale, et propose la notion d’« épopée dispersée » pour appréhender l’épopée sibérienne dans sa spécificité. Trois communications s’intéressent ensuite au rôle politique joué par l’épopée. Roberte Hamayon montre que l’épopée en tant que mode d’expression répond à une situation de crise chez les Bouriates. De plus, le matériau que les épopées co-existantes développent de façons diverses pourra ensuite être réutilisé dans des contextes différents et au prix du changement de la forme épique. Un héros se singularise, Geser, qui est ainsi progressivement érigé en emblème national et détaché de son support épique. En somme, l’épopée transforme, tout en se transformant. Clément Jacquemoud analyse pour sa part les différentes versions de l’épopée altaïenne d’Altaj Buučaj et montre que celle-ci se comprend dans le contexte de colonisation de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. La solution politique qu’elle paraît envisager est particulièrement radicale et rappelle l’attente messianique des Altaïens d’alors. Mamadou Kouyaté, lui, montre que la version de l’épopée mandingue Souniata écrite par Camara Laye est une arme de combat idéologique dans la société guinéenne des années 1980, et qu’elle mime (mais sans polyphonie) les outils de l’épopée refondatrice analysée par F. Goyet.

7 Trois communications montrent à même le texte la constitution du « travail épique », cette dynamique qui, dans un certain nombre de très grandes épopées, permet de faire émerger la nouveauté politique. Alpha Barry analyse l’éloge et le blâme que le griot peul dispense en alternance au héros et à son esclave. Le résultat est double : l’épopée joue un rôle didactique d’appel à l’humilité et à la tempérance, mais aussi, de façon bien plus inattendue, elle amène l’auditoire à remettre en question ses conceptions fondamentales en exaltant l’esclave que tous les préjugés condamnent. Dans une version que, comme Barry, elle a recueillie elle-même, Claudine Le Blanc s’intéresse à un passage inséré récemment dans la Bataille de Piriyapattana, une tradition épique de l’Inde méridionale. Rompant avec les autres versions qui mettent au centre l’agôn entre guerriers, celle-ci développe longuement l’affrontement verbal entre l’un des héros et sa femme. Réponse à l’évolution de la société contemporaine, l’épopée pose alors des problèmes théoriques très intéressants. Toujours dans le domaine indien, Catherine Servan-Schreiber dégage les enjeux de quatre passages d’Alha Udal, une épopée connue dans tout le nord de l’Inde et qui met en scène des personnages du XIIe siècle. Selon les époques et les contextes, certains de ses cinquante-deux épisodes sont plus valorisés que d’autres, et l’auteur montre comment ils font alors sens dans des moments-clés de l’histoire récente du Bihar en offrant des moyens de réflexion pour résoudre des crises particulières.

8 Ensuite, deux communications développent plus particulièrement l’idée d’« épopée dispersée » que Roberte Hamayon avait déjà montrée en action. Monire Akbarpouran montre que le concept peut être intéressant aussi en-dehors de l’espace sibérien : c’est ensemble que les douze récits de l’épopée turque Dede Korkut répondent au défi de la sédentarisation pour les Ottomans au XVe-XVIe siècles. Jean-Luc Lambert montre pour sa part que les chants nord-samoyèdes demandent bien à être analysés en considérant l’ensemble du corpus. C’est ensemble qu’ils permettent de penser les changements socio-économiques liés au développement rapide de l’élevage du renne et imaginent ce

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que serait la vie dans une société devenue extrêmement opulente dans laquelle de nouveaux problèmes se poseraient. Enfin, Yann Borjon-Privé présente l’état actuel de ses travaux sur l’épopée dolgane, proche de l’épopée yakoute et d’appréhension particulièrement difficile. Ses premières analyses rejoignent les conclusions des autres communications sur le rôle joué par l’épopée pour penser les transformations sociopolitiques.

INDEX

Mots-clés : épopée, politique, polyphonie, anthropologie, littérature comparée, travail épique Keywords : epic, politics, polyphony, anthropology, comparative literature, epic work

AUTEURS

FLORENCE GOYET Florence Goyet est Professeur à l'Université Stendhal Grenoble III. Ses travaux portent sur le rôle intellectuel et politique de la littérature dans ses rapports avec la polyphonie (Bakhtine). Ouvrages: La Nouvelle, 1870-1925, PUF, 1993; Penser sans concepts. Fonction de l'épopée guerrière (Iliade Chanson de Roland, Hōgen et Heiji monogatari,) Paris, Champion, 2006. Travail en cours sur le Nibelungenlied et l'épopée moderne.

JEAN-LUC LAMBERT Jean-Luc Lambert est maître de conférences à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et membre du GSRL. Il dirige depuis 2007 le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes (EPHE). Anthropologue de formation, Jean-Luc Lambert est spécialiste des sociétés sibériennes. Il est notamment l’auteur d’une monographie consacrée au chamanisme nganassane, un petit peuple de l’Arctique. Ses recherches actuelles, menées dans une perspective anthropologique et historique, portent principalement sur les interactions religieuses entre l’orthodoxie et les différents systèmes religieux des minorités non-slaves établies en Russie.

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De l'épopée canonique à l'épopée « dispersée » : à partir de l'Iliade ou des Hōgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés "Epic work", or how Comparative Literature can open new perspectives on Siberian epic corpuses

Florence Goyet

1 Cette Journée est la première étape d’une collaboration avec Roberte Hamayon et Jean- Luc Lambert, qui, de façon inattendue pour moi, ont considéré que les outils que j’avais élaborés sur l’épopée ancienne pouvaient avoir une validité pour les textes très différents sur lesquels ils travaillent. Notre collaboration s’est fixé un horizon ambitieux : face à la multiplicité et à la très grande variété des textes classés comme épopées, il s’agit de voir si la littérature comparée permet de donner des pistes d’analyse qui échappent aux écueils que rencontre la théorie classique, héritée de Hegel et Lukàcs1. La question que nous avons proposée aux participants de cette première Journée est la suivante : malgré toutes leurs différences, les textes sur lesquels vous travaillez présentent-ils parfois ce que j’ai appelé le « travail épique » : cette dynamique qui, dans un certain nombre de très grandes épopées, permet de faire émerger la nouveauté politique ?

2 Ma contribution aujourd’hui consistera donc à définir les traits essentiels de ce « travail épique », que les participants mettent à l’épreuve sur des textes très différents.

3 Les textes des corpus de cette première Journée sont très divers, en effet : domaine africain ou indien aussi bien que sibérien, textes courts ou relativement courts, notés au XIXe siècle ou transcrits par nos collègues eux-mêmes, présentant un récit fictif ou au contraire précisément situé historiquement et géographiquement. Mon propre corpus, celui à partir duquel j’ai dégagé ce concept, comprenait en revanche uniquement des

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épopées anciennes, mises par écrit par les civilisations qui les ont d’abord écoutées ; ce sont des épopées longues et complexes, où le travail épique s’appuie sur la complexité même, sur l’enchevêtrement des lignes narratives, les contradictions et ambiguïtés. La conclusion à laquelle je suis parvenue est que, dans certains cas, il s’élabore à travers l’épopée des réflexions collectives, menées sans que les auditeurs en aient vraiment conscience : l’épopée est alors un véritable outil de pensée. Elle permet de penser la crise, mieux que le raisonnement conceptuel.

4 Une telle proposition a été un résultat inattendu. Toute la théorie depuis Hegel et Schlegel affirme au contraire que l’épopée est le genre transparent qui conforte les valeurs existantes. Ce serait le genre de l’enfance de l’humanité, où individu et société auraient été en harmonie. Ma conclusion revient au contraire à reconnaître que ce sont des textes de la crise, qui inventent à même le texte une solution politique nouvelle, que le raisonnement conceptuel n’avait pas trouvée.

5 Je dirai tout d’abord quelques mots sur la méthode qui m’a menée à ces résultats, puis je dégagerai trois traits du « travail épique » : la crise, et comment le récit, et la polyphonie dont il offre la possibilité, permettent de la dépasser.

Méthode

6 La méthode a tenu en deux mots : comparatisme et induction, celle-ci appuyée sur la contextualisation.

7 Pour le comparatisme, tout part du geste majeur d’Etiemble. Jean-Luc Lambert a fait allusion au changement brutal de perspective que celui-ci a imposé en France, dans les études sur l’épopée. À partir du moment où on considère que l’on peut nommer épopée d’autres textes que l’Iliade, l’Odyssée et l’Enéide2, tous les traits tenus jusque-là pour définitoires du genre doivent être récusés les uns après les autres3. Dans son célèbre article de 1974 dans l’Encyclopædia Universalis, Etiemble démontre en effet que chacun d’eux est démenti par un ou des textes majeurs. Il appelle alors à « repartir à zéro », pour définir le genre sur de nouvelles bases, qui n’ignoreraient plus le Mahabharata, le Shâhnâmeh ou Soundjata. Les conclusions d’Etiemble sont en résonance avec celles de toute une série d’autres critiques dans le monde. Dans les années 1980, M. Skafte Jensen (1980) ou R. P. Martin (1989) puis, Gregory Nagy dans un article de 1999, appelaient de même à penser dans un cadre qui ne soit pas limité à la tradition occidentale.

8 Depuis lors, les comparatistes ont repris la question dans cette nouvelle lumière. Après un article essentiel de Christiane Seydou (1995), le livre de Jean Derive a tracé en France une nouvelle voie (2002)4. Rassemblant hellénistes, indianistes et africanistes, et centré pour une fois sur le domaine africain, il partait en quête des invariants qui permettraient de définir le genre en prenant en compte des traditions si diverses. Une masse de travaux s’est inscrite dans cette nouvelle perspective, et a souvent associé des chercheurs d’origines différentes5. Les spécialistes, dans le même temps, mettaient au jour des aspects inattendus des épopées particulières qu’ils étudiaient : Marylin Katz définissait Pénélope comme une possible Clytemnestre dans une Odyssée qui est tout sauf univoque (Katz 1991), Madeleine Biardeau voyait dans le Mahabharata le lieu de la redéfinition difficile de la tradition védique face au bouddhisme (Biardeau 2002).

9 Mes propres travaux s’inscrivent dans cette lignée. Le corpus choisi était assez vaste, puisqu’il associait à l’Iliade et à la Chanson de Roland le diptyque japonais des Hōgen et

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Heiji monogatari, puis, plus récemment, le Nibelungenlied. Ma différence spécifique était que je ne cherchais pas à dessiner les contours du genre en donnant une définition qui puisse être valide pour l’ensemble des textes épiques – notion elle-même bien floue –, mais bien à décrire de façon comparatiste ce qui s’y passe parfois d’essentiel et d’irremplaçable. Pour cela, le principe a été de croiser contextualisation et induction.

10 Contextualiser, c’était se donner le moyen de comprendre le sens des mots pour le public qui écoutait les versions que nous possédons. Aux anthropologues auxquels je m’adresse, un seul exemple suffira : pendant très longtemps, la critique sur l’Iliade n’a pas compris qu’Achille puisse refuser les présents si beaux qu’Agamemnon lui envoie pour apaiser leur querelle ; or, la « colère d’Achille » tient justement au fait qu’Agamemnon refuse de le considérer comme un pair. Tout en tâchant de recontextualiser les textes, mon travail a aussi consisté à les analyser globalement, de façon aussi précise que possible (et bien sûr dans le texte original, les traductions ayant très souvent des biais qui reflètent l’état de la critique). De façon étrange, les théories sur le genre de l’épopée se sont en effet rarement penchées sur la lettre même des textes (Chauvin 2012). Le genre a le plus souvent été pensé comme un maillon dans l’histoire de l’humanité, ou comme un élément dans une vision globale de la littérature – de façon différentielle par rapport à la tragédie ou au roman.

11 C’est ici qu’intervient l’induction. Travailler par induction, au plus près des textes, mais sans jamais perdre de vue les autres épopées étudiées précisément, c’était du coup se donner le moyen de sortir des affirmations abstraites. Évidemment, c’était aussi accepter de limiter mon propos aux textes étudiés. Ce que j’ai pu décrire n’est en aucun cas une essence de l’épopée, qui rendrait compte de l’ensemble des textes qu’on a pu considérer comme appartenant au genre. Tout au plus pouvais-je espérer décrire une puissance particulière qui m’avait frappée dans ceux que je connaissais bien. Pour dire les choses autrement, ce que j’ai décrit à travers le concept de « travail épique » est une potentialité du texte épique. Longtemps, j’ai cru qu’il s’agissait même de cas rarissimes, résultats de circonstances très particulières. Le premier enseignement de ma rencontre avec Roberte Hamayon et Jean-Luc Lambert a ainsi été de découvrir qu’il s’agissait peut-être d’une potentialité essentielle du genre, actualisée sous des formes et dans des limites variables : sous des formes très différentes et dans des limites bien précises, le travail épique semble une dimension très forte de textes épiques très variés. C’est en tout cas l’objet de notre Journée d’explorer cette piste.

12 Définir le « travail épique » comme une potentialité restant encore bien général, je dégagerai maintenant les trois traits principaux qui le caractérisent. 1. L’épopée est élaborée face à un bouleversement socio-politique et, loin d’être le soutien des valeurs établies, elle met en scène l’ensemble des possibles politiques pour les confronter. 2. Ce travail épique s’accomplit par et dans les moyens du récit ; c’est sa force et le moyen d’inventer la nouveauté. 3. La condition d’émergence de cette nouveauté est la polyphonie, la capacité du récit à faire coexister des voix contradictoires sans en récuser aucune, même quand en surface une d’entre elles semble privilégiée.

Crise et changement

13 Le premier trait est aveuglant : ces textes donnés pour transparents et harmonieux sont des textes de la crise.

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14 C’est d’abord un fait historique : les civilisations qui les ont élaborés sont de facto dans une période de bouleversement majeur. Quelle que soit sa date précise de composition, l’Iliade est le fruit de la période qui précède immédiatement les premières cités grecques et leur organisation totalement nouvelle6. La Chanson de Roland est datée de la fin du XIe siècle, où le pouvoir royal est battu en brèche par la puissance des seigneurs, dans ce qu’on a longtemps appelé le siècle de l’« anarchie féodale »7. L’Empire germanique est sur le point d’imploser au tournant du XIIIe siècle quand le Nibelungenlied est composé (Bisson 2009, Müller 1998). Le Japon, lui, vit la plus grande crise de son histoire, une crise vécue comme le « grand bouleversement », voire comme la « fin du monde » par les contemporains : les clans féodaux déferlent sur la capitale qui n’a connu aucun vrai trouble depuis trois siècles et demi ; le mode de gouvernement va être bouleversé de fond en comble (Souyri 1998, Hérail 2010).

15 Ce bouleversement politique est omniprésent dans les épopées, et ce malgré le sujet éloigné qu’elles se choisissent. À l’exception notable du Hōgen-Heiji monogatari dans ce corpus, les épopées racontent en effet des événements lointains ou fabuleux. Mais l’analyse montre que ceux-ci renvoient à la crise historique contemporaine, qu’ils en donnent une métaphore à la fois distanciée et précise. Les innombrables conflits entre les personnages sont des conflits aux enjeux sociaux et politiques. N’en déplaise aux traductions, l’affrontement entre Agamemnon et Achille au début de l’Iliade n’est pas anecdotique et psychologique : c’est une question d’honneur (le terme, timè, revient constamment), de la place de chacun dans la société, et de la traduction matérielle qu’en sont les geras, le butin, « part d’honneur » attribué à chacun en fonction de la valeur que le groupe lui reconnaît8.

16 Le chant I pose ainsi le thème essentiel de toute l’œuvre : l’affrontement entre trois formes de royauté. Le mode de gouvernement « par défaut », celui qui organise le monde de l’épopée avant l’affrontement entre Agamemnon et Achille, est une royauté avec conseil et assemblée. La supériorité du chef y est affirmée, mais les guerriers y sont respectés et ménagés. Mais Agamemnon dans ce chant I cherche à imposer au prix d’un véritable coup de force une autre forme de royauté, celle où le roi agit « selon son bon plaisir ». C’est contre elle qu’Achille convoque l’assemblée au chant II, c’est contre elle que Nestor argumente en vain, c’est elle que l’ensemble des événements militaires et internes au camp va finalement condamner. Enfin, face à ces deux conceptions du roi, le texte fait émerger peu à peu, à même les récits innombrables qui se pressent dans le texte, une troisième forme, dans laquelle le roi, au contraire, est ce que nous appellerions « responsable » devant son peuple. Hector en est pendant longtemps le seul représentant. Son signe le plus évident est donné juste avant le duel qui va l’opposer à Achille. Au moment où le héros invincible s’approche des remparts de la cité, Hector est imploré par tous et au premier chef par son père le roi Priam de rentrer dans la ville (Iliade, XXII, 38-89). Il est impossible qu’il l’emporte : c’est là une évidence, et dont il est lui-même bien conscient. S’il reste cependant en avant des murailles, s’il accepte le combat, c’est parce qu’il se sent en faute vis-à-vis de son peuple (XXII, 99-130). La déroute qui les a obligés à se replier en désordre et qui amène Achille aux portes de la ville est due à ce qu’il n’a pas su écouter les conseils de plus sage que lui. Passant outre le discours de Polydamas, il a voulu poursuivre un avantage acquis la veille. Le texte a mis en place cette situation d’échec, il construit comme une « faute » ce qui aurait pu aussi bien être interprété comme une simple erreur inhérente aux conditions de la guerre. L’important est que par là, de façon radicalement opposée aux motivations

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d’Agamemnon au chant I, Hector va faire exister ce qui n’a jamais existé dans le monde grec ancien : un roi qui au lieu de dominer son peuple se met au contraire à son service, dont les prérogatives sont extraordinairement limitées et les motivations tout sauf personnelles.

17 Alors même que l’Iliade raconte une « guerre de Troie » qui renvoie à l’époque mycénienne, plusieurs centaines d’années auparavant, les trois conceptions mises en scène par le texte sont en prise avec le monde contemporain des auditeurs. Ce sont les trois possibilités qui s’offrent en effet à la fin de l’Âge sombre. Mieux même : le pouvoir minimal qu’incarne Hector est historiquement celui que la Cité va mettre en place peu à peu9, un type de royauté bien plus proche de la démocratie que du pouvoir personnel10. De la même façon, la Chanson de Roland utilise le récit d’une très ancienne défaite pour poser dans toute son acuité la question brûlante de l’autonomie du seigneur et des rapports de l’individu à la collectivité. « Faucon » comme Roland ou « colombe » comme Ganelon, deux conceptions qui renvoient au monde seigneurial de l’époque sont opposées à une troisième, qui reconnaît un horizon plus haut à l’action du seigneur, et qu’Olivier incarne au début du texte. Cette vision politique est encore inexistante dans le monde réel du XIe siècle, mais c’est elle qui l’emportera à la fin du XIIe siècle. Le diptyque Hōgen et Heiji monogatari, lui, va mettre en scène les faits mêmes qui ont bouleversé le monde paisible de Heian en 1156, et imposé de reconstruire entièrement le mode de gouvernement. Shinsei et le Ministre de la Gauche permettent de représenter les options qui s’offrent apparemment seules au pays : pragmatisme (inspiré de la façon d’être des nouveaux guerriers, il « prend en compte les impératifs de l’heure »), ou confiance dans la mécanique du pouvoir et les usages antiques. Quant au Nibelungenlied, on le sait, il jette au milieu de la Cour policée des Burgondes une sorte d’ours, un héros légendaire en porte-à-faux avec le monde moderne du XIIe siècle ; mais c’est pour mieux remettre en cause ses fondements mêmes.

Le récit comme lieu de pensée

18 Le travail épique, c’est d’abord cela : la représentation des possibles politiques, la mise en scène des options politiques possibles, dans un contexte de bouleversement radical qui interdit au raisonnement conceptuel – quand il existe – d’élaborer des solutions véritablement nouvelles. C’est le récit qui va réussir ce tour de force. La deuxième particularité du travail que produit l’épopée, c’est en effet qu’il s’élabore, longuement, lentement, dans le récit. La multiplication des histoires, qui finit par constituer ce « monde de récits » dont on a souvent parlé à propos des épopées, tient en tant que telle un discours second. C’est le discours de la structure, qui émerge par la mise en relation de l’ensemble du matériau narratif. John Foley a pu montrer l’efficacité de cette structure à l’échelle de l’ensemble d’une tradition orale (Foley 1991)11. Mes travaux me l’ont montrée en action à l’intérieur de grandes épopées. Toujours déjà connues, multipliant les situations et les récits secondaires, les épopées sur lesquelles j’ai travaillé utilisent cette richesse mouvante pour mettre en perspective les options politiques qu’elles représentent.

19 Tous les procédés rhétoriques et narratifs convergent en effet vers la mise en scène de ces possibles politiques : comparaisons, amplification et atténuation12, récits secondaires, etc. L’outil essentiel derrière la plupart de ces procédés est le parallèle, outil simplissime, qu’on retrouve dans toutes les littératures populaires, mais qui

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permet ici une élaboration presque infinie en jouant sur ses deux formes essentielles de parallèle-homologie et de parallèle-différence.

20 L’homologie permet le plus souvent de désigner les enjeux profonds – politiques – d’épisodes qui sembleraient à première vue anecdotiques et psychologiques. Pour reprendre rapidement l’exemple de l’Iliade : après le récit de la querelle entre Agamemnon et Achille, le texte passe toute la fin du chant à décrire une scène homologue chez les dieux. À la querelle entre Agamemnon et Achille correspond l’altercation entre Zeus et Héra. Comme Achille, Héra est le brillant second qui réclame une « part d’honneur » que le maître des dieux lui refuse. De même qu’Achille insiste constamment sur sa prééminence au combat (qui fait d’Agamemnon son obligé), Héra insiste sur sa naissance égale à celle de Zeus : elle est sa « sœur » et non seulement son épouse ; comme Poséidon (dont le personnage démultiplie encore le parallèle dans le texte), elle a des droits équivalents aux siens, et peut prétendre à l’égalité. Mon point ici est qu’il s’agit bien d’homologie, efficace, et non d’un simple décalque plaisant du monde des dieux sur le monde des hommes. Raconter deux fois la même histoire coup sur coup permet de percevoir, fût-ce obscurément, les enjeux véritables de l’affrontement : entre Agamemnon et Achille, comme entre Zeus et Héra c’est une affaire de reconnaissance du statut de l’autre et de partage du pouvoir, et non une simple altercation d’esprits échauffés par le siège. Mais il y a plus : l’homologie vaut aussi par les variations qu’elle pose. Le monde des dieux présente la même situation, mais sur le mode « actuel » et non plus « virtuel ». Zeus a réussi autrefois le coup de force qu’Agamemnon tente aujourd’hui : autour de Zeus, il n’y a ni Conseil ni Assemblée, aucun Nestor ne peut chercher à le convaincre de respecter les prérogatives d’Héra13. Les autres dieux vivent dans la simple terreur de sa puissance. Combiné à tous les autres récits secondaires, un tel tableau est saisissant : dans ce début qui passe pour in medias res, l’épopée expose le problème essentiel de l’heure, et, par cette description du monde d’« après », pose immédiatement les enjeux des choix politiques possibles.

21 Le diptyque Hōgen et Heiji monogatari montre le même processus à l’œuvre avec une force rare. Ses deux volets fonctionnent en tant que tels comme une gigantesque homologie. Tous les épisodes du Hōgen, cela a souvent été souligné, ont leur répondant dans le Heiji, et le texte va utiliser puissamment l’outil. Le Hōgen présente ainsi avec force ce qui peut être vu comme un raccourci saisissant de la guerre civile : le dilemme du guerrier Yoshitomo à qui l’Empereur ordonne de mettre à mort son père. Le dilemme est insoluble dans le Hōgen, malgré les trois argumentations rationnelles mises en place sous forme de discours adressés au jeune homme. Le Heiji viendra le résoudre par la mise en place de plusieurs récits homologues qui permettent de « juger » réellement – sur le fond – le cas de conscience, et redonnent ainsi les fondements sûrs d’une nouvelle conception des rapports politiques. Ce qu’il dessine par là sont les grandes lignes de ce que l’on appellera plus tard la « Voie du guerrier », qui sortira finalement le pays du chaos politique.

22 En redoublant à l’infini les situations, l’homologie permet donc de faire apparaître les lignes de force d’une situation et d’un problème. Le parallèle-différence (la sugkrisis des Grecs, comparatio des Latins) permet, lui, le plus souvent de définir, de préciser une posture politique, bref, de « distinguer ». La Chanson de Roland oppose ainsi dans une double sugkrisis les postures politiques de Roland et d’Olivier, et de Roland et de Ganelon. Puissants seigneurs qui s’affrontent violemment, ils sont bien plus que des individus en proie à l’hybris. L’analyse peut dégager derrière chacun d’eux un parti, et

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derrière leur confrontation la lente mise en place d’un jugement des options qu’ils représentent14. Comme Hector qui est constitué en héros nouveau par la double opposition à Diomède et à Pâris que construit le chant VI de l’Iliade, la nouveauté que représente l’option politique d’Olivier (et, par homologie, Charlemagne) se constitue dans leur confrontation, longue, détaillée, envisagée sous toutes ses formes et dans toutes ses conséquences jusqu’à la perception possible de tous ses enjeux.

23 Le récit permet donc de représenter, de façon différentielle et précise, un de possibles. Par l’outil si simple du parallèle, il met en scène non seulement les conséquences des choix que l’épopée ne cesse de proposer à tous ses personnages, y compris les plus secondaires, mais encore leur confrontation. À suivre les péripéties du siège devant Troie, mais aussi les aventures de Bellérophon et les récits de la jeunesse de Nestor, l’auditeur dispose finalement d’un tableau complet des possibles. Ce ne sont pas seulement des possibles narratifs, mais bien des options politiques et éthiques de l’époque.

Polyphonie

24 L’épopée va plus loin encore. Elle ne se contente pas de représenter les options politiques, ni même de les « juger » ; elle en fait surgir une tout à fait nouvelle, qui organisera en effet le monde d’après la crise. Ce qui le permet, c’est la polyphonie, au sens le plus fort que le terme a chez Bakhtine : non pas seulement coexistence de « voix » différentes, mais bien égalité de statut entre elles, refus d’en disqualifier une au nom d’une vérité surplombante (Bakhtine 1970). La particularité d’une époque de bouleversements sociaux, c’est que les solutions habituelles ne fonctionnent plus. Il faut donc inventer de nouveaux modes de gouvernement, de nouveaux comportements sociaux. Or la nouveauté, on le sait, est cela même que l’on ne peut décréter et décider d’inventer (Schlanger 1983). Tout le raisonnement logique, tous les rituels, toutes les habitudes de pensée mènent à « inventer » en suivant en réalité les lignes du déjà connu, ou en fonction des impératifs de caste ou les préjugés de ceux qui raisonnent. Le récit, à l’inverse, est le lieu où l’invention véritable est possible, peut-être essentiellement en raison de sa gratuité, de la possibilité qu’il donne de librement multiplier les « expériences », de suivre autant de lignes narratives que nécessaire aussi longtemps qu’il est nécessaire. Un peu comme le vivant « essaie » un nombre infini de formes et de mutations de formes, et en fait ainsi surgir de nouvelles, le récit raconte une quasi-infinité de comportements, y compris ceux qui pourraient sembler absurdes. Il met en scène une quasi-infinité de choix auxquels il est répondu par des décisions qui seraient parfois tout bonnement inacceptables dans le monde social réel. Encore faut-il que ces comportements et ces choix ne soient pas rejetés dès l’abord, qu’ils soient montrés comme tenables : qu’ils soient des options valides. En termes narratifs, cela signifie que les personnages et leurs comportements ne doivent pas être disqualifiés. On pense alors tout de suite à la belle affirmation de Simone Weil sur l’Iliade et « l’extraordinaire équité qui [l’]inspire » (Weil 1999 [1940-1941], p. 549). De fait, c’est là l’effet final et le plus puissant des épopées que j’ai travaillées : Ministre de la Gauche contre Shinsei, Hector aussi bien qu’Agamemnon ou Achille, et, à l’analyse, Ganelon aussi bien que Roland. Pour autant, il ne faudrait pas croire qu’il s’agisse d’un donné, et que l’épopée soit, par grâce spéciale, un genre immédiatement polyphonique. Là comme ailleurs, elle présente trois moments, trois « mouvements », et commence dans

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la simplification et la réduction radicale d’une partie des personnages et de leurs valeurs et comportements. Tout ce que la critique a toujours dit de l’épopée comme genre de la simplicité et même de la simplification est évidemment juste, et même aveuglant. Mais la force du genre est justement de s’y arracher, en laissant réapparaître dans le cœur du texte le chaos qu’elle a d’abord cru pouvoir arbitrairement simplifier. C’est le « retour de la confusion », qui voit s’accumuler les contradictions et les ambiguïtés, mais aussi qui voit les ennemis, d’abord « brebis bêlantes », devenir les égaux que salue Simone Weil.

25 Paradoxalement, ce sont les résonances axiologiques du récit qui assurent la validité de chacune des positions. Ce sont les valeurs établies qui « justifient » les personnages, qui font d’eux les vecteurs du nouveau radical. C’est parce que, ami fidèle de Roland, Olivier est posé très fortement comme un chevalier « à l’ancienne », ressemblant à Roland, qu’il peut être « considéré » par le texte, reconnu comme un égal de Roland15. Une fois posé cet arrière-plan essentiel (une fois sa valeur posée comme évidente), il pourra faire entendre la voix nouvelle, la vision qu’il porte et qui est celle de l’avenir. Les affrontements les plus violents ne remettront pas en cause la valeur des personnages. Les positions politiques qui sont exprimées acquièrent alors elles aussi leur validité – aussi inattendues, aussi inacceptables semblent-elles au premier abord. Certes, Roland qualifie de « couardise » l’attitude d’Olivier qui désire appeler Charlemagne ; mais Olivier lui renverra symétriquement l’accusation lors de la scène parallèle après la bataille, où Roland veut à son tour sonner du cor. Ni l’un ni l’autre cependant ne sera discrédité par les choix qu’il propose, et si Olivier menace Roland de lui refuser sa sœur, c’est sans arrière-pensée et sans aucune ombre que Roland, lui, pleurera son compagnon. Il faut bien voir l’étendue de ce qui est en jeu ici : Olivier a agi comme il est impossible d’agir à l’intérieur de la morale héroïque. Apercevant l’immensité de l’armée ennemie, il a considéré que leur troupe ne suffirait pas à la défaire et il a suggéré de demander l’auxilium. Assurément l’auxilium – aide que le suzerain est tenu d’apporter à son vassal – est un élément fondamental du contrat vassalique. Mais les histoires héroïques se refusent à l’idée que les héros pourraient la demander, quel que soit le danger. Mieux (ou plutôt « pire ») même : Olivier a dénombré cette armée ennemie. Personne d’autre que les Sarrasins n’imaginerait de faire apparaître un nombre dans le débat.

26 On a là la construction d’un objet bien improbable : l’épopée va réussir à ne pas remettre en question profondément un personnage qui raisonne d’une façon si inattendue qu’elle s’oppose à tous les topoi héroïques, et à tous les attendus de la vision du monde des seigneurs de l’époque. Jouant sur l’aura de personnages transmis par la tradition, l’épopée se donne ainsi les moyens de faire entendre la nouveauté absolue. Ce qu’Olivier donne à entendre, c’est la voix de l’avenir : la reconstruction d’un pouvoir royal, certes de type nouveau, mais assurément raffermi. Or cette voix est pour l’instant absolument inaudible ; ni le roi, ni les théoriciens politiques, ni l’Église n’ont réussi au XIe siècle à faire admettre l’idée d’une paix supérieure, et encore moins d’une supériorité de la puissance royale. On le voit d’ailleurs à l’intérieur même du texte : ce qui se construit est si nouveau que le texte ne le laisse pas apparaître pleinement : on parle de la Chanson « de Roland », et c’est Roland que les enfants retiennent. L’essentiel cependant est que la voix d’Olivier a pu se faire entendre, et n’a pas été disqualifiée, même si elle n’a apparemment pas pris le dessus. Le travail du texte a eu lieu. Il n’est pas encore achevé, la nouvelle voix ne domine pas (en cette fin du XIe siècle tout entier

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dominé par les seigneurs, ce serait bien impensable), mais elle est présente, développée, et longuement. La Chanson de Roland si souvent taxée de propagande est même un texte très intéressant de ce point de vue : nul ne fait attention à la voix d’Olivier, et pourtant, à l’intérieur même du récit, après le long procès final, c’est elle qui l’emporte16.

Conclusion : une épopée « dispersée » ?

27 On le voit, les épopées sur lesquelles j’ai travaillé mettent en place ce « travail épique » par leur longueur et leur complexité. C’est la multiplication des récits, ce sont les choix incessamment mis en scène, les reprises et antithèses à l’intérieur du texte qui donnent les moyens de visualiser tous les aspects de la situation et font surgir la nouveauté. Pendant longtemps, j’ai donc cru que seuls quelques rares grands textes pouvaient ainsi préparer l’avenir politique de leur société confrontée au changement socio-politique. La rencontre avec Roberte Hamayon et Jean-Luc Lambert change pour moi radicalement la donne. D’une part, le dialogue avec les chercheurs présents aujourd’hui m’a prouvé que, dans bien des cas, ces textes qui me semblaient si différents montrent bien en leur cœur un travail épique. On va en lire plusieurs exemples. Dans toute une série d’autres cas, l’épique produit bien un travail, mais il faut pour le voir changer de niveau pour l’analyse. Dans ces cas, c’est le corpus lui-même, tout entier, qu’il faut considérer. Ce que plusieurs autres articles vont décrire maintenant, c’est le fonctionnement épique d’un ensemble de textes, en eux-mêmes simples et non polyphoniques. On retrouve là assurément l’idée-force de John Foley d’un espace de la tradition orale qui forme un tout où circule le sens. Mais avec une différence très précise et importante : à l’intérieur du champ de la tradition, cet ensemble de textes épiques construit la vision de la société, affronte le bouleversement socio-politique et se donne les moyens d’y répondre.

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NOTES

1. Sur les apories de la critique, voir récemment Pierre Vinclair (2014) et Cédric Chauvin (2012). 2. Hegel ne considère, on le sait, que l’Iliade et l’Odyssée. 3. Parmi eux : le merveilleux, mais aussi l’Invocation à la Muse ou la Descente aux enfers, peu pertinents pour la majorité des épopées non occidentales. 4. Voir aussi Seydou (1982). Aux États-Unis, les travaux sur l’oralité de John Foley (1986, 1991) et la fondation du Center for Studies in Oral Tradition (Université du Missouri) relèvent de la même approche. 5. Qu’ils soient de disciplines différentes (Feuillebois-Pierunik 2011), ou de traditions différentes : ainsi les colloques organisés par l’IFAN et le REARE, depuis le colloque de Dakar en 2000, rassemblent des chercheurs africains et des médiévistes français. 6. C’est la fin de l’« Âge sombre », période entre la fin des royaumes mycéniens (fin du XIIIe siècle avant n.è.) et les débuts de la Cité grecque (VII-VIe siècles). Même si cette époque a été appelée ainsi parce que l’on manquait de documents archéologiques, c’est aussi une période de repli (disparition de l’écriture, retour à des structures politico-sociales plus simples). 7. Les travaux récents y voient plutôt la « concurrence d’ordres locaux » (Barthelemy 1990, Werner 1998). Mais cela ne remet pas en cause la violence contre laquelle l’Église et d’autres acteurs politiques luttaient en vain. 8. Pour l’analyse de cet exemple très parlant, je me permets de renvoyer à mon livre (Goyet 2006, pp. 99-101). 9. Le combat d’hoplites, qui signe la Cité, apparaît vers le VIIe siècle avant n.è. (Vernant 1968). 10. Pierre Carlier montre que la royauté à Sparte, par exemple, est très proche de la démocratie en ce que les rois n’ont pas plus de pouvoir que les élus athéniens. Sparte ne passera ainsi jamais à la démocratie (Carlier 1984). 11. Comme le signale le sous-titre du livre : « From Structure to Meaning ». 12. Pour une définition, voir ici même l’article d’Alpha Barry.

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13. Discours de Nestor : I, 254-284. Le dieu Héphæstos, lui, rappelle qu’il a cherché autrefois à défendre Héra, et que Zeus l’a précipité hors de l’Olympe, le faisant tomber « tout un jour ». C’est même de là, pour l’Iliade, que date sa claudication. 14. Derrière chacun : y compris Ganelon, qui incarne au début la vision du monde de l’ensemble de l’armée à l’exception de quelques rares « faucons ». 15. C’est par exemple le fameux vers « Ambedui unt merveillus vasselage » (Chanson de Roland, vers 1094) : « tous deux sont d’une valeur hors du commun », qui suit immédiatement « Roland est preux mais Olivier est sage » ; mais aussi l’ensemble de sa caractérisation comme le plus proche de Roland parmi les douze pairs de France, à la valeur hors de toute comparaison. 16. Je me permets de renvoyer à un des mes articles (Goyet 2013), ou simplement au texte.

RÉSUMÉS

La Journée cherche à étudier la pertinence de la notion de « travail épique » pour des textes épiques très différents des épopées anciennes (« oral derived ») à partir desquelles il a été élaboré. Le présent article s'attache donc à définir cette notion. Il rappelle d'abord la méthode comparatiste qui a permis de renouveler la conception de l'épopée. On dégage ensuite les trois traits marquants du travail épique. Les textes épiques anciens étudiés traitent du changement socio-politique. Ils affrontent ce changement par les moyens du récit. Enfin, la condition pour que le travail épique débouche sur l'invention d'une nouveauté politique est la polyphonie.

In this conference, specialists in Indian, African or Turcophone anthropology and literature will attempt to apply the notion of “epic work” to their own corpuses. The notion of epic work originated through the analysis of four main ancient epics: Iliad, Chanson de Roland, Hōgen-Heiji monogatari, Nibelungenlied. In my article, I look at the method of Comparative Literature, which has enabled a new approach to epic as genre. Then, I define epic work through its three main traits: that it arises in times of political and social crisis; that it addresses the problem of this change through the means of the narrative only; and that polyphony (as defined by Bakhtin) is crucial if the political and social status quo is to be challenged by the text.

INDEX

Mots-clés : épopée, travail épique, Grèce, Japon, France, Allemagne, polyphonie, littérature, politique Keywords : epic, epic work, Greece, Japan, France, Germany, polyphony, literature, politics

AUTEUR

FLORENCE GOYET Florence Goyet est Professeur à l'Université Stendhal Grenoble III. Ses travaux portent sur le rôle intellectuel et politique de la littérature dans ses rapports avec la polyphonie (Bakhtine). Ouvrages: La Nouvelle, 1870-1925, PUF, 1993; Penser sans concepts. Fonction de l'épopée guerrière (Iliade

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Chanson de Roland, Hōgen et Heiji monogatari,) Paris, Champion, 2006. Travail en cours sur le Nibelungenlied et l'épopée moderne.

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La « tradition épique » bouriate change tout en étant facteur de changement The Buryat “epic tradition” changes while being a tool of change

Roberte Hamayon

1 La perspective comparatiste et interdisciplinaire de la Journée d’étude organisée par Florence Goyet et Jean-Luc Lambert, m’incite à revisiter, sous l’angle neuf de la notion de « travail épique », les épopées bouriates sur lesquelles j’ai travaillé1, en vue de poser ensuite quelques questions soulevées par cette approche. Je commencerai par rappeler les principales caractéristiques de ces épopées pour justifier le choix des thèmes de questionnement que j’aborderai dans la seconde partie.

2 Les épopées bouriates sont loin de constituer un ensemble homogène. De nombreux changements sont survenus en un siècle, affectant aussi bien le contenu des textes épiques que les formes, les conditions et les fonctions de leur exécution publique. Ils peuvent être mis en rapport avec les changements qui ont dans le même temps affecté la société. L’examen des relations entre ces composantes conduira à réfléchir sur la pertinence d’une notion qui tient compte de leur relative solidarité, celle de « genre » par exemple, ainsi que sur les rapports de cet éventuel « genre » tant au rite qu’au mythe, à l’histoire et à l’écriture.

3 Mais auparavant, j’ai plaisir à dire à quel point les épopées bouriates ont été pour moi « outils de pensée »2, permettant de « penser sans concepts » selon l’heureuse expression de Florence Goyet. C’est grâce à elles que j’ai perçu la nature du lien souvent pressenti mais jamais démontré entre chasse et chamanisme ; pourtant elles ne parlent ni de l’un ni de l’autre, et de surcroît n’existent qu’en contexte pastoral, auquel cas la figure du barde remplace peu à peu celle du chamane. Alors, que servent-elles précisément à penser et à qui ?

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Bref rappel descriptif des épopées bouriates

Rituel par la forme, rituel par la fonction

4 Quel que soit leur nombre exact (170 pour N. O. Šarakšinova 1968, pp. 150-152), les textes appelés üliger (ül’ger, ülger3) « épopée » sont nombreux dans la tradition orale bouriate, très active et présente dans la vie de la société jusqu’à l’ère soviétique. Ce sont des textes versifiés par allitération. C’est une obligation de les chanter la nuit (« jusqu’au bout », parfois neuf nuits de suite) quand les Pléiades sont visibles dans le ciel, c’est-à-dire pendant la saison de chasse ; il est en revanche interdit de le faire de jour et en dehors de cette saison, sous peine de tempêtes ou de maladies. Les auditeurs doivent participer intensément à la performance du barde, le relancer sans cesse pour l’empêcher de dormir ; l’ensemble est censé « réjouir les esprits ». C’est donc une pratique très réglementée. Seuls les groupes devenus majoritairement éleveurs l’observent, mais dans l’objectif de « préparer la chasse » – une chasse en grandes battues rendue possible par leurs chevaux. Leurs voisins chasseurs qui n’ont pas de chevaux ne font pas de battues et n’ont pas d’épopée4 ; c’est un rituel chamanique qui, chez eux, « prépare la chasse ».

5 Exécutée selon ces règles, la performance a une fonction rituelle. Chanter une épopée en vers n’est donc pas anodin ; en revanche, le même récit épique raconté en prose sans contrainte d’aucune sorte n’est qu’une distraction évoquant « la force, la bravoure et la beauté du héros ». Témoin de ce caractère rituel, la réticence des bardes à laisser noter en vers leurs épopées jusqu’au milieu du XXe siècle ; très rares sont ceux qui ont accepté de le faire, et encore se rétractaient-ils aussitôt si un mal frappait soudain leur famille ou leur troupeau.

Deux grandes catégories de contenu

6 Deux grandes catégories se dégagent, que j’ai appelées « épopées-à-sœur » et « épopées-à-père ». Elles ont toutes pour trame narrative essentielle une quête en mariage. Le héros doit épouser sa fiancée « prédestinée », c’est-à-dire la femme prescrite par les règles matrimoniales, et seulement elle. C’est une quête décrite comme « la plus dure des campagnes ». Elle est hérissée d’épreuves, dont la première consiste pour le héros à dompter son cheval « prédestiné », les suivantes à franchir des obstacles naturels dans les « épopées-à-sœur », à vaincre d’autres humains dans les « épopées-à père »5.

7 Les premières sont plus nombreuses, surtout à l’Ouest du lac Baïkal, chez les Bouriates ehirit-bulagat ; elles sont aussi plus courtes et plus homogènes – seuls ou presque changent de l’une à l’autre les noms personnels. En règle générale, le héros y est orphelin et vit avec sa sœur. Comme il est dès le début réduit à un état de squelette, c’est sa sœur qui accomplit à sa place la totalité de la quête du cheval et de la fiancée prédestinés. Amenée près du squelette du héros, la fiancée le ranime. Le récit se termine quand il la ramène en épouse à sa demeure, juste après avoir furtivement (deux vers sur une moyenne de 4 000) marié sa sœur à un homme non apparenté. Ceci laisse supposer l’existence d’un troisième groupe de parenté, mais ne permet pas de faire l’hypothèse que la société profilée est de type clanique.

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8 Dans les « épopées-à-père » (plus de 10 000 vers), le héros a un père et pas de sœur ; il doit mener, outre sa campagne matrimoniale, une campagne pour venger son père. L’ordre de ces campagnes varie, ainsi que la façon dont elles interfèrent, mais leur réalisation est toujours suivie de la mention furtive d’un autre mariage, indirectement lié à celui du héros.

9 L’épopée de Jerensej offre un état intermédiaire : le héros y a un père et une sœur. Mais c’est la seule dans l’état actuel des recherches6, et elle est exceptionnelle aussi à un autre titre : elle est nommée d’après le père du héros. Je n’en connais qu’une version, celle recueillie par le folkloriste et érudit bouriate Žamcarano en 1906 auprès du barde bulagat Emegenei Manšuud (Žamcarano 1913-1931).

L’émergence de l’un des héros

10 Une « épopée-à-père » commence à prendre une importance particulière au début du XXe siècle, celle de Geser, héros connu aussi au Tibet et en Mongolie, entre autres. Elle s’en distingue en particulier par la lutte entre frères célestes (écho du mazdéisme) qui motive la venue sur terre du héros (écho partiel du modèle christique). Au XIXe siècle, elle est connue sous deux versions chez les Bouriates vivant à l’Ouest du lac Baïkal : d’une part parmi les clans ehirit-bulagat, seuls considérés comme autochtones, d’autre part parmi divers groupes claniques émigrés de Mongolie. Chez eux, le gouvernement impérial orthodoxe établit fermement sa domination.

11 Il tolère en revanche l’influence de la Mongolie bouddhiste à l’Est, en Transbaïkalie, presque intégralement peuplée d’émigrés mongols. Là, le clergé bouddhique interdit l’épopée de Geser car, dans les versions qui circulent, le héros a pour plus féroce adversaire la divinité bouddhique lCam srin, qualifiée de mangad(hai). Mangad(hai) est un attribut accolé au nom de tout adversaire du héros, et le voue donc à être finalement vaincu. À l’Ouest, il s’applique en particulier à des personnages identifiables comme Russes et chrétiens, tel Danil Šara Mangadhai « l’adversaire jaune (couleur des cheveux des Russes) Daniel ». Dans la vie quotidienne, c’est un sobriquet courant pour parler des colons russes au début du XXe siècle.

12 La première version de Geser, dite version ehirit-bulagat, est considérée comme la seule autochtone, la plus authentiquement bouriate. Elle a été notée par Žamcarano, comme l’épopée intermédiaire Jerensej, auprès du barde bulagat Emegenei Manšuud en 1906. Elle ne doit au Geser des versions mongoles que peu de choses en dehors du nom du héros, et comporte en revanche des éléments qui en sont absents, comme la lutte céleste initiale, ou la poursuite de l’œuvre du héros par ses fils. Geser y est le second des deux fils d’un père céleste en butte à la jalousie de son cadet. Répondant à l’appel paternel à l’aide, Geser jette sur terre les morceaux du corps de son oncle vaincu. Puis son père céleste l’y envoie pour remédier aux maux qui en émanent. Vivant désormais sur terre, Geser s’y marie et y poursuit la lutte contre les descendants du vaincu. Ses fils, héros successifs d’une épopée qui prend la suite de cette version (10 000 vers aussi), feront de même. Mais la lignée issue de l’aîné céleste, toujours victorieuse, n’élimine jamais l’autre : la société profilée reste de type dualiste tout en admettant une hiérarchie entre ses deux composantes.

13 L’autre version, dite üngin (connue d’après plusieurs bardes de groupes émigrés de Mongolie dans la région d’Ünge/Unga) se rapproche par son contenu des versions mongoles. Geser y est le deuxième des trois fils de son père céleste. Sa victoire au ciel et

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sa descente sur terre suivent le même schéma que précédemment, mais sa vie sur terre diffère : il prend plusieurs épouses et impose l’autorité de sa lignée comme seule légitime car issue de l’aîné des frères célestes, bien qu’il ne soit pas lui-même l’aîné des siens. Coiffant un ordre hiérarchique fondé sur la séniorité, et fort d’un pouvoir personnel fondé sur la force et la chance, il se pose en chef : la société est de type « fédération tribale » et non de type étatique.

14 Il y a donc, chez les Bouriates de l’Ouest du Baïkal, une prolifération d’épopées de Geser au contenu variant de proche en proche, et tout – depuis les types de personnages qualifiés de mangad7 jusqu’aux formes de société esquissées et à la figure nouvelle de chef fédérateur –, donne à interpréter ces variations comme autant de façons de réagir à l’intense pression coloniale russe. Si bien que l’on ne s’étonne guère de voir Geser constituer pour le pouvoir soviétique, en 1945, « l’obstacle majeur dans la campagne contre le nationalisme » (Kolarz 1955, p. 163).

15 Rien d’étonnant non plus à voir Geser érigé en 1990, par le gouvernement de la République autonome bouriate, en emblème culturel national incarnant un idéal d’autodéfense. Cependant, il n’est plus alors un héros d’épopée ; et ce n’est plus sous la forme classique du chant du barde qu’il incarne cet idéal, mais sous d’autres formes, non narratives : on fait des portraits et des statues de lui, on lui dédie des sanctuaires, on donne son nom à des parcs naturels ou des circuits touristiques, à des marques de vodka ou de pull-over. C’est là une promotion de la figure de Geser, certes, mais conçue et lancée par les élites, elle ne réussit pas à entraîner l’adhésion populaire. À la fin du XXe siècle, plus personne en Bouriatie n’est capable de chanter ni Geser ni aucune autre épopée, mais pour tous, la figure de Geser est celle qui par excellence représente la « tradition épique ».

Une série de changements coordonnés

16 Le cas bouriate permet une comparaison interne suggestive sous plusieurs angles, qui se croisent. En un siècle, la « tradition épique » passe d’une remarquable pluralité d’épopées à fonction rituelle sous forme chantée, à l’idéalisation d’un héros unique constitué en emblème sous forme de statue, de portrait ou de monument consacré. Dans le même temps, la société passe de ce qu’il est convenu d’appeler, faute de mieux, un « état traditionnel » en situation coloniale à un statut de minorité autonome en voie d’émancipation dans le cadre de la Russie fédérale. Dans le même temps aussi, elle passe d’une économie fondée sur la chasse et l’élevage à une économie diversifiée en voie de modernisation accélérée.

17 Changements de contenu dans la « tradition épique » et changements de règles dans la société vont donc de pair, mais il est impossible de les apparier vraiment. Le modèle socio-politique véhiculé par les « épopées-à-sœur » diffère de celui qu’illustre la version ehirit-bulagat de Geser, qui lui-même diffère de celui de la version üngin de cette même épopée. Or ces trois types de textes, pareillement appelés üliger (ül’ger), étaient connus à l’Ouest du Baïkal du temps des Tsars8. S’il y a « polyphonie » au sens proposé par Florence Goyet, c’est au sein non d’une épopée, mais de la « tradition épique » bouriate prise globalement : en effet, il n’y a pas continuité entre les contenus des trois « modèles » ; ceux-ci, qui semblent déterminés par la configuration familiale initiale du héros, coexistent en quelque sorte en parallèle et ne peuvent guère être considérés comme des éléments dispersés de l’évolution d’un même modèle. N’est-ce pas parce

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qu’ils relèvent d’un même « genre », parce qu’ils articulent d’une même façon forme, contenu, conditions d’énonciation et finalité (j’y reviendrai plus loin), que ces textes constituent ensemble un outil de pensée et un facteur de changement ?

Changements apparents, changements sous-jacents

18 Mais c’est un changement d’un autre ordre que révèle la comparaison des trois schémas textuels. La modification qui affecte, de l’un à l’autre de ces textes, la configuration familiale dans laquelle est situé le héros suffit à le signaler. Toutefois, pour en prendre la mesure, il est nécessaire de sortir des textes pour en interroger l’usage et le contexte.

19 Rappelons d’abord que la fonction de « préparer la chasse » qui est assignée par les éleveurs à la performance épique au XIXe siècle est assurée par un rituel chamanique chez les groupes voisins qui vivent toujours majoritairement de chasse. Or ce type de rituel a aussi pour trame une quête en mariage. Ce qui change, du rituel à la performance épique, c’est d’abord le mode d’expression : alors que le chamane mime sa propre quête, qu’il se montre lui-même en train de se « marier » (avec un esprit), le barde raconte qu’un autre, le héros, se marie ; geste dans un cas, parole dans l’autre, il s’agit toujours d’un acte rituel dont un « effet » sur les réalités est attendu. C’est ce qui explique la sévérité des règles de performance épique : seul compte le chant versifié, c’est-à-dire un acte de parole hautement ritualisé.

20 Mais la règle matrimoniale aussi change en passant du rituel chamanique à la performance épique. Les sociétés vivant principalement de chasse sont de type dualiste et pratiquent le mariage par « échange direct » ; l’idéal en est le mariage d’un frère et d’une sœur appartenant à une « moitié » de la société avec une sœur et un frère de l’autre « moitié », ce qui permet aux deux couples de vivre ensemble. Le rapport aux espèces gibier, objet essentiel de la fonction chamanique, est conçu sur ce modèle d’alliance mutuellement profitable dans le temps de la vie humaine ; aussi le chamanisme est-il en position centrale dans les sociétés vivant de chasse. Mais avec l’importance croissante de l’élevage, la coopération avec l’autre en forêt cède le pas, dans l’échelle des valeurs, à la transmission entre soi des pâturages et des troupeaux ; la préférence passe du court terme entre beaux-frères au long terme de père en fils. Ceci impose de passer d’une alliance rapprochée à une alliance distante et de mettre en harmonie la filiation et la résidence. On doit dès lors ne pas prendre sa femme dans le groupe auquel on donne sa sœur ; or ceci est source d’insécurité : quelle garantie le père qui donne sa fille à un groupe lointain a-t-il d’obtenir pour son fils une femme d’un autre groupe lointain ?

21 C’est à ce changement difficile pour des sociétés précaires que correspond l’adoption de la performance épique à la place du rituel chamanique. Les « épopées-à-sœur », usuellement tenues pour les plus anciennes parce qu’elles correspondent à un mode de vie plus ancien, imposent le devoir d’« échange indirect » de façon d’autant plus impérative qu’elles ne donnent au héros pas d’autre famille que sa sœur, qu’elles ne donnent pas de frère à sa fiancée prédestinée, et qu’elles ne mentionnent qu’en vitesse avant de finir le mariage de la sœur du héros avec un homme venant d’on ne sait quelle autre famille. Imposer ce changement de règle comme un devoir incontournable peut assurément être considéré comme constituant un « travail épique » en vue de déraciner la pratique du mariage par échange direct que les sources disent courante à l’époque.

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22 Les « épopées-à-père » poursuivent cette inflexion en faveur des relations de descendance et l’étendent au devoir de vengeance qui les accompagne, mais ne promeuvent pas pour autant un type véritablement clanique de société. Ainsi la version ehirit-bulagat de Geser maintient un type de dualisme où la primauté donnée à l’aîné amorce une tendance hiérarchique. La version üngin en revanche retrace un processus de centralisation du pouvoir en lequel on pourrait déceler un second « travail épique ». Or ces deux versions, qui coexistent à l’ouest du Baïkal au tournant des XIX-XXe siècles, sont perçues comme parlant du même héros.

23 Il revient donc à ce même héros, Geser, de porter dans le même temps deux projets politiques différents. Il est paradoxal – et par là remarquable – que la Bouriatie post- soviétique ait choisi de s’appuyer sur la version ehirit-bulagat pour mener son projet de faire de Geser l’emblème de sa toute nouvelle souveraineté, alors que le héros n’y est pas le chef fédérateur dont elle se réclame alors. Elle justifie ce choix en déclarant officiellement cette version « vieille de mille ans ». Aucune référence n’est faite, dans ce projet, à l’histoire que cette version raconte. Seuls semblent compter les vertus héroïques de force et de bravoure, ainsi que, surtout, l’idéal d’autodéfense collective qu’il est demandé à Geser d’incarner pour donner une figure à la construction nationale.

Une perception idéologique du message véhiculé par les textes épiques

24 Les traits de caractère prêtés aux héros épiques dans le discours courant diffèrent de ceux qui ressortent de l’analyse des textes. Selon ces derniers en effet, le héros n’est ni plus fort ni plus courageux que son adversaire, le mangad, et ce dernier est un « homme bien », sain er, tout comme le héros. Ce qui les distingue est avant tout le respect des règles sociales que le choix des termes suffit à souligner : là où le héros aura coursier et épouse, son adversaire aura canasson et concubine : le héros est indéfectiblement le héros. Je garde en mémoire l’étonnement choqué d’une famille bouriate, dans les années 1970, face à mon impression que, somme toute, dans les « épopées-à-sœur », le véritable héros était sa sœur puisque c’est elle qui accomplissait la quête matrimoniale au nom et sous l’apparence de son frère.

25 De même, le devoir fait au héros de respecter la règle matrimoniale par « échange indirect » semble être passé totalement inaperçu des Bouriates eux-mêmes ; il n’est mentionné par aucun des chercheurs bouriates spécialisés dans l’étude de la tradition épique. Si celle-ci est un « outil de pensée » pour l’analyste, elle ne peut l’être qu’à un niveau inconscient pour la société concernée, car son « travail » met en cause ses structures sociales et peut en venir à l’empêcher de se reconnaître elle-même. Elle se révèle d’ailleurs être pour les Bouriates un véritable « outil » de changement ou d’évolution interne – et ils ne peuvent que l’ignorer tant qu’ils continuent à la chanter selon les mêmes règles (et qu’ils ont conscience d’être une minorité colonisée). Mais à toutes les époques les Bouriates savent fort bien en revanche utiliser leurs épopées comme « véhicules idéologiques » (ce qu’elles sont par le sens même de leur nom d’üliger, comme on va le voir ci-dessous). C’est aux valeurs morales portées par les personnages épiques qu’ils s’attachent, et ce sont des fonctions normatives qu’ils ont en tête. Il est remarquable que l’abandon de la fonction de préparer la chasse attribuée à

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toutes les épopées soit allé peu ou prou de pair avec l’abandon de leur contenu narratif et de leur performance ritualisée.

L’üliger et la notion de « genre »

26 Peut-on dire qu’un sentiment de continuité demeure alors que tout change : forme, fonction, contenu, cadre d’utilisation ? En quoi peut alors consister cette continuité ? Il est tentant de faire l’hypothèse qu’il existe une solidarité entre ces composantes, indépendamment de la nature propre de chacune puisque celle-ci, justement, peut changer et que c’est cette solidarité qui fait l’üliger. Peut-on dire que le terme üliger exprime ce qui fait tenir ensemble ces composantes, et qu’en ce sens il correspond à ce que l’on entend par « genre » ?

27 L’usage du terme üliger aussi bien pour les « épopées-à-sœur » que pour le Geser üngin témoigne à la fois de la solidarité entre ces composantes et de la continuité ressentie à travers les changements. Ce terme signifie « modèle », « exemple ». Il ne s’applique à l’épopée qu’en bouriate. Il s’applique au conte ou au proverbe dans d’autres langues mongoles qui nomment aussi l’épopée d’un autre nom qu’üliger. Il désigne plus largement ce qui sert de référence pour l’illustration, l’imitation ou la comparaison en mongol de Mongolie où l’épopée est appelée tuul’. Son emploi en bouriate suffit à donner aux épopées un caractère normatif. Il indique qu’elles portent un message à la fois simple et fort, qui se décompose ainsi : la trajectoire du héros représente la réalisation d’un devoir ; elle est héroïque et exemplaire, parce que ce devoir, qui varie selon les üliger, est très difficile à accomplir ; et elle est performative (elle est censée accomplir une action, celle de préparer la chasse en l’occurrence), parce que le barde la chante quand les Pléiades sont visibles dans le ciel, c’est-à-dire pendant la saison de chasse9.

28 Le processus par lequel la figure de Geser s’émancipe des récits qui le célèbrent va de pair avec des changements divers, sans que ces changements empêchent chacun de ces récits de rester üliger. Déjà à la fin du XIXe siècle, il suffit à quiconque s’égare en forêt de fredonner sur l’air et le rythme de son üliger pour reprendre courage : face à la peur du danger, à l’angoisse devant les « années dures », évoquer l’üliger de Geser offre le meilleur recours.

29 Au milieu du XXe siècle, lire, publier ou étudier l’üliger de Geser vaut à certains érudits d’être condamnés pour nationalisme10. De nos jours, c’est par référence à l’existence de l’épopée portant son nom que sa figure peinte ou sculptée est crédible en tant qu’emblème culturel national. Mais s’il y a bien continuité de l’un à l’autre, il y a aussi rupture : dans la dernière étape, il ne s’agit plus de l’üliger de Geser, mais du héros Geser tout court.

Un héros d’emprunt et son historicisation

30 Or, à la différence de tous les autres héros bouriates, Geser est un héros emprunté – son nom est en effet une déformation de Cæsar, d’où viennent aussi le Kaiser allemand et le Czar ou Tsar russe. Il est héros d’épopée sous le nom de Gesar au Tibet et sous celui de Geser en Mongolie, mais l’origine latine de son nom est (volontairement ou non) ignorée de tous ces peuples qui voient en lui leur héros épique par excellence. Une traduction mongole de l’épopée tibétaine est publiée sous forme de xylographe à Pékin

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en 1716. Geser est dès lors identifié à Gengis Khan en Mongolie où il est le héros épique principal ; à la même époque, Gesar est propagateur du bouddhisme au Tibet où il occupe seul le paysage épique ; le processus de formation étatique était déjà en place dans ces deux pays d’assez longue date. L’immense recherche exposée par R. A. Stein dans son livre L’épopée et le barde au Tibet (1959) démontre la quasi-impossibilité d’établir des corrélations sûres entre faits relatés, faits historiques et formation de l’épopée11. En outre : … les versions orales ne sont pas nécessairement plus primitives que les versions écrites […] II faut bien distinguer entre l'élaboration de l'épopée dans son ensemble qui a dû se faire assez tardivement et dans un milieu nettement lamaïque [bouddhique] et les thèmes et motifs qui la composent et qui, eux, sont anciens (Stein 1959, pp. 168-169).

31 La mise en parallèle de l’évolution en un siècle de la tradition épique avec celle de la société chez les Bouriates fait apparaître un rapport entre, d’une part, le processus de centralisation puis de formation étatique et de sentiment national, et, d’autre part, l’émergence de Geser comme épopée puis comme héros. De la version ehirit-bulagat à la version üngin, le processus de construction politique s’affirme, et ceci d’autant plus clairement que le paysage social de la version ehirit-bulagat reste relativement proche de celui des « épopées-à-sœur ». Il est clair que l’histoire de Geser ne s’est pas élaborée à partir des hauts faits d’un personnage historique et que, tout au contraire, son élaboration, qui s’est faite par étapes à partir de récits existants ou empruntés, a consisté à construire une figure de héros capable d’incarner la prise de conscience politique de la minorité bouriate en formation au fil du XXe siècle. L’histoire du héros s’est peu à peu condensée dans sa seule figure, et celle-ci se trouve promue au rang d’emblème national à l’heure où la Bouriatie postsoviétique déclare sa souveraineté12.

32 Ainsi, la construction idéologique réalisée par l’üliger de Geser aboutit à la consécration de la figure de Geser au prix de l’abandon de son caractère d’üliger (abandon du récit et de son chant ritualisé) et de l’adoption d’autres modes de représentation13. Mais l’historicisation de Geser est limitée : ses portraits le représentent en guerrier médiéval monté, armé et casqué ; il est bon à imaginer en rassembleur de son peuple mais non en conquérant14. Cependant, il n’est pas – pas plus que les autres héros bouriates restés mythiques – considéré comme un Bouriate ayant vécu autrefois : tous, Geser compris, sont toujours soigneusement distingués des « ancêtres », du moins à l’époque de mes enquêtes. Il n’a pas davantage accédé au statut de quasi-messie que la campagne menée durant la décennie 1990 a tenté de lui assigner en déclarant son épopée « vieille de mille ans » (Hamayon 2000, 2004a & b).

Héros épiques et mouvements de type millénariste

33 La comparaison pourrait s’étendre à d’autres sociétés parentes et voisines des Bouriates qui ont connu des phénomènes similaires, à commencer par la « millénarisation » de leur principale épopée, notamment celles de Manas en Kirghizie et de Dzhangar en Kalmoukie. Détaché comme Geser du lot commun des héros épiques, le héros Manas est érigé en emblème national dès que la fin du régime soviétique permet à la Kirghizie de prendre son indépendance. Le gouvernement donne son nom à des lieux ou des institutions (département ministériel, avenue, université, etc.), et son image sert de signe de reconnaissance à des mouvements politico-religieux d’émancipation (Biard & Laruelle 2010).

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34 De tels mouvements (qui n’ont de millénariste guère plus que l’attribution de « mille ans » aux épopées de leur figure de référence) se sont multipliés après la chute du régime soviétique. Ils mériteraient d’être étudiés en propre et je me borne ici à deux brefs rappels. Ils reflètent l’influence des pratiques soviétiques marquées du goût de l’héroïsation (culte de la personnalité des chefs, glorification de héros de l’Union soviétique, nomination de héros du travail, etc.). Mais ils n’étaient pas rares non plus du temps des Tsars, héritant sans doute à la fois de la tradition populaire russe des bylines et de l’idée messianique portée par le christianisme.

Quelques questions pour alimenter la comparaison

35 Tout en mettant en évidence l’existence de rapports entre changements dans la tradition épique et changements dans la société, les données bouriates ont soulevé diverses questions d’intérêt comparatif. J’évoquerai successivement, sur la base des éléments présentés ici, la place des critères formels et pragmatiques dans la constitution des traditions épiques, puis les parts respectives de l’oral et de l’écrit, le rapport au mythe et à l’histoire, et la notion de héros. Je garderai pour finir la question qui a été pourtant la plus immédiate pour moi, celle de savoir pourquoi les peuples voisins des Bouriates en Sibérie n’ont pas d’épopée quand ils vivent majoritairement de chasse et s’en dotent quand ils donnent la préférence à l’élevage.

Critères formels et pragmatiques

36 Il est apparu que ce n’est pas le texte qui fait l’üliger, mais sa performance chantée dans le respect des multiples contraintes, temporelles et autres, qui pèsent sur elle. Chanter au rythme des vers allitérés « jusqu’au bout » l’histoire épique est considéré comme indispensable à l’efficacité de la performance. Le chant, le rythme et la versification contribuent à forger le caractère normatif approprié au sens de « modèle » qu’a le terme üliger. Surtout, ils font de la performance un véritable rituel, au même titre que le rituel chamanique dont elle prend le relais. L’interdit de prendre en note les textes épiques dont nous avons déjà parlé confirme cette fonction de rituel ; il permet d’en préserver les grandes lignes, tout en les laissant changer dans le détail – ce dont la tradition épique ne manque pas de profiter. En effet, nombreuses sont les épopées au plus loin que remontent les informations, nombreuses leurs variantes, mais donnant lieu à des performances analogues. L’état actuel des recherches ne permet pas de déceler de différence de performance entre « épopées-à-sœur » et « épopées-à-père ». Ce n’est pas que le contenu du texte soit indifférent, mais ce n’est pas lui qui fait l’üliger, puisque, raconté en prose, il n’est qu’un simple récit, dont la notation ne rencontre pas de réticence15.

37 Ainsi, dans son rôle de ritualisation de la parole, la versification apparaît-elle comme un obstacle à l’écriture. On peut se demander si elle n’est pas aussi une alternative à l’écriture, éventuellement suscitée par le contact avec elle : l’écriture mongole est née avec l’empire de Gengis Khan au XIIIe siècle, certains des groupes constituant aujourd’hui le peuple bouriate en ont fait partie, d’autres sont restés dans ses franges forestières pour y échapper, et tous ont connu la colonisation russe à partir du milieu du XVIIe. Pour autant que l’épopée accompagne un changement social, la versification aurait alors été le moyen d’établir le principe d’une norme, d’établir dans son principe

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une nouvelle norme tout en la laissant fluctuer et évoluer, alors que l’écriture aurait fixé la lettre de cette nouvelle norme.

La part de l’oral et celle de l’écrit

38 Au fil de son livre déjà cité, Rolf Stein accumule les arguments sur l’ambiguïté des rapports entre oral et écrit : il estime possible que les épopées aient été récitées oralement d’après des textes écrits et que la tradition de transmission orale soit secondaire16. Tous les peuples d’Asie intérieure sans écriture propre, souligne-t-il, étaient voisins de peuples à écriture et donc en connaissaient l’existence. On sait par ailleurs que le voisinage de l’écrit, loin de remplacer le récit oral, se borne à l’influencer, et qu’il peut même rendre nécessaire l’oralité17. Ainsi, la pratique du culte dans les Religions du Livre demande-t-elle généralement que les prières soient dites à voix haute.

39 L’interdit bouriate sur la notation écrite des épopées est révélateur de la complexité des rapports entre écrit et oral. Il ne fait guère de doute qu’il n’y aurait pas eu de Geser bouriate sans le Geser mongol, et pas de Geser mongol sans le Gesar tibétain. Mais, chez les Bouriates, seule la version üngin reflète vraiment l’influence des versions mongoles qui sont écrites et se prêtent à des réinterprétations en termes historiques18. Elle est aussi la seule à confier au héros la tâche de centraliser le pouvoir politique. S’esquisse ainsi une corrélation entre écriture et historicisation du texte épique d’une part, caractère étatique de la société d’autre part19. Cette corrélation s’étend, dans le cas bouriate, à la réduction d’une tradition riche d’une pluralité d’épopées et de héros à l’épopée d’un seul héros ; cette épopée, d’abord la plus importante de cette tradition, devient son unique représentante, et son héros devient le héros par excellence. Alors que le « modèle » tracé par les multiples épopées dites « d’autrefois » était exemplaire pour tout Bouriate, celui que livre l’épopée üngin de Geser est un modèle de chef. Mais ces épopées dites d’« autrefois » sont-elles vraiment « d’autrefois » ? La logique du raisonnement proposé dans ce paragraphe20 pourrait conduire en effet à mettre en doute leur antériorité prétendue et à envisager la possibilité qu’elles soient nées d’une recomposition sur le modèle de Geser de récits précédemment connus sous d’autres formes.

Le rapport au mythe et à l’histoire

40 Le nom de Geser vient moins du personnage historique de Cæsar que du titre que portèrent après sa mort tous les empereurs de Rome21, mais c’est en personnage mythique qu’il devient héros épique en Asie intérieure. Ces différentes attributions font écho à la « plasticité fonctionnelle » que met en évidence le recueil La fabrique des héros (Fabre et al. 1999) ; s’agissant des héros historiques, y lit-on, plus ils sont lointains comme Jeanne d’Arc, plus ils sont aptes à porter le récit national du moment. Jean- Pierre Albert montre comment la figure locale de Domrémy, exhumée au XIXe siècle pour incarner le patriotisme français anticlérical et de gauche, a été ensuite, une fois canonisée, réclamée par les catholiques nationalistes et populistes, changeant ainsi radicalement de camp. Pour cet auteur, que le personnage qui se lève pour défendre une communauté en péril réussisse ou échoue, il sera possible d’émouvoir à son propos et de faire de lui un héros. Remarquons que Jeanne n’a pas pour autant donné lieu à l’élaboration d’un texte épique. Remarquons aussi que les Mongols n’ont guère assimilé

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Gengis Khan et Geser ailleurs que dans les temples bouddhiques et ceci presque uniquement à l’époque (XVII-XVIIIe siècles) où ce héros était associé à la propagation de cette religion. Remarquons encore qu’aucun courant de pensée n’a fait appel à Geser dans la Mongolie postcommuniste, qui a en revanche sacralisé Gengis Khan.

41 Rappelons par ailleurs que, lors de la célébration de l’épopée de Dede Korkut, organisée en juin 1999 à l’Unesco par l’Azerbaïdjan avec la collaboration des autres pays turcs, tous se sont mis d’accord sur son ancienneté pour fêter son 1300e anniversaire. Chacun d’eux l’a alors revendiquée comme la sienne propre, l’Ouzbékistan y mettant sensiblement moins d’ardeur : ce pays a son propre fondateur historique, Tamerlan, qui ne lui est pas contesté. Et rappelons enfin que c’est l’aspect mythique du Christ (filiation céleste et naissance terrestre)22 que l’épopée de Geser reprend pour donner à son héros la plus haute légitimité imaginable. Pour Alan Dundes (1972), le merveilleux de la naissance est l’un des traits qui autorisent à reconnaître dans la vie de Jésus la présence d’un modèle héroïque classique.

42 Ces quelques exemples suggèrent que réinterpréter en figure mythique un personnage historique exige une distance dans l’espace (celle, par exemple, sinon de Cæsar lui- même, du moins de l’empereur de Rome en Asie) ou dans le temps (celle, par exemple, de Jeanne d’Arc dans la France contemporaine) et que, à l’inverse, historiciser une figure mythique rapproche. L’épopée üngin de Geser intègre des événements historiques – ce qu’illustre l’assimilation à Hitler du pire ennemi du héros dans la version du barde Pioohon Petrov23 –, et les traces de ses pas sont repérées sur les sommets des monts Saïan au sud du Baïkal.

Regard en arrière sur l’apparition de l’üliger

43 Si la constitution de la figure de Geser en emblème du nouveau statut national de la Bouriatie signe la fin de l’üliger, peut-on définir le contexte de son apparition en des termes plus précis que « milieu pastoral » ? Pourquoi, en effet, les peuples de la même aire géographique et culturelle n’ont-ils pas d’épopée quand ils vivent de chasse et en ont-ils quand ils deviennent éleveurs ? Est-ce l’adoption d’un mode de vie pastoral qui motive l’apparition d’épopées ? L’existence d’épopées chez les Chors, peuple chasseur de l’Altaï, n’est pas un contre-exemple ; ce peuple qui n’a pas de chevaux en donne à ses héros dans des récits clairement inspirés des épopées turques et mongoles voisines (Funk 2010). Il me semble utile d’insister ici sur le fait que c’est d’abord en chasseurs que les Bouriates ont utilisé les chevaux qu’ils volaient à leurs voisins mongols lors de razzias furtives. Disposer de chevaux leur a permis non seulement d’organiser de grandes battues mais aussi de mieux défendre leur territoire face aux colons russes. Aller quérir son cheval prédestiné est la première tâche que les épopées assignent à leur héros ; celui-ci n’est jamais montré gardant ses troupeaux ; les valeurs héroïques ne sont pas celles du berger, mais du chasseur et du guerrier. Aussi peut-on dire que c’est moins à l’adoption de l’élevage qu’à l’idéal de pouvoir disposer de chevaux qu’est associée l’apparition de l’épopée dans ces régions, et donc, à un type de société qui en toute probabilité se désintéressera d’elle une fois qu’elle sera passée à un autre mode de vie économique et envisagera de devenir étatique.

44 Encore faudrait-il, pour que cette conclusion serve la recherche comparative sur les conditions d’existence de l’épopée, s’entendre sur ce que l’on appelle épopée. Toutes les sociétés n’ont pas l’avantage d’offrir un terme comme l’üliger bouriate, dont l’usage

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permet de délimiter un « genre » tout en englobant les changements de ses composantes tant, toutefois, que ces changements ne vont pas au-delà d’un certain seuil. Les travaux de la présente Journée sont en ce sens particulièrement bienvenus.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir les références en bibliographie. 2. « L’épopée est un outil de réflexion que l’on manipule, tout autant qu’une histoire (justement, quelle histoire ?) que l’on raconte » (Hamayon 1990, p. 264). 3. Ces variantes graphiques reflètent les différences entre les règles de translittération du mongol écrit et les règles de notation en cyrillique du mongol de Mongolie et du bouriate. Rappelons par ailleurs que ce terme désigne la constellation des Pléiades dans les anciennes inscriptions turques de l’île d’Ol’hon au milieu du Baïkal (Bazin 1974, pp. 724-725). Selon cet auteur, la racine ül- dont il est dérivé signifie « partager, diviser », évoquant la coupure saisonnière que concrétise la visibilité des Pléiades dans le ciel nocturne (Hamayon 1990, p. 168). 4. Mais certains en développent à leur contact (voir, par exemple, l’article de Cl. Jacquemoud dans ce volume). 5. On trouvera des résumés de ces deux catégories d’épopées dans Hamayon 1990, pp. 189-217. 6. La grande majorité des 170 épopées répertoriées par Šarakšinova n’est connue que sous forme de résumés en russe. Le détail de la parenté des héros n’y figure pratiquement jamais. 7. C’est en général la forme longue mangadhai qui est utilisée en attribut accolé au nom propre de l’adversaire. 8. Potanin publie en 1893 une traduction russe d’un récit en prose de Geser fait par deux Bouriates bulagat, qui s’avère plus proche de la version üngin que de la version ehirit-bulagat (Hamayon 1990, p. 760, n. 9 et 10). 9. Ülger~Ülker est le nom de la constellation des Pléiades dans une inscription turque du VIIIe siècle de l’île d’Ol’hon (située au milieu du lac Baïkal, de peuplement bouriate par la suite) étudiée par Louis Bazin (1974, pp. 711-760). L’auteur définit un système calendaire fondé sur les mouvements des Pléiades qui coupent l’année en deux saisons (dont l’une interdit et l’autre prescrit à fois la performance épique et la chasse chez les Bouriates de l’Ouest, Hamayon 1990, pp. 167-168).

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10. En 1948-1949, le pouvoir soviétique condamne l’épopée de Geser, interdit les livres, sanctionne chercheurs et traducteurs. Une conférence de réhabilitation se tient dans la capitale bouriate en 1953 (Hamayon 1990, p. 163). 11. « Sans vouloir préjuger des dates respectives de chacun des éléments constitutifs de l'épopée, tout en restant conscients que certains d’entre eux sont fort anciens, nous ne pouvons que situer entre 1400 et 1600 et plutôt au XVIe qu’au XVe siècle la date et la rédaction de l’œuvre achevée et complète, création unique et ensemble constitué » (Stein 1959, p. 587). 12. Déclarée en 1992, la souveraineté de la Bouriatie sera abrogée en 2002. 13. Il faudrait s’interroger sur le caractère performatif éventuel de l’usage du nom de Geser comme marque (ou label de portée nationale). On notera pour l’instant que les fêtes organisées durant la décennie 1990 pour célébrer le héros comportent des événements à caractère performatif, comme le rituel d’« animation de la bannière de Geser » ou les « Jeux de Geser » (Hamayon 2012). 14. Il en est de même pour le Gesar tibétain – ce qui a, selon Katia Buffetrille, permis aux autorités chinoises de l’utiliser, par exemple, en faisant reconnaître son épopée au titre du patrimoine immatériel de l’Unesco sous l’appellation « The Gesar epic tradition (China) » (2010, pp. 533). 15. Deux versions résumées en prose de l’épopée de Geser, ont été publiées en russe au XIXe siècle (voir ci-dessus note 6), et une en anglais au début du XXe siècle (Curtin 1910). 16. Les « épopées-à-sœur », les plus anciennes, comportent le terme heniige, déformation du russe kniga « livre ». Il s’agit du « livre du destin » contenu dans le front ou le foie du héros (ou de sa sœur) qui révèle tout ce qu’il faut savoir pour trouver la fiancée prédestinée. Il implique non une lecture mais une consultation de type divinatoire. 17. “Traditional religious narratives before Spanish colonization have been preserved among some tribal groups who continue to tell folktales and to chant indigenous epics during ritual feasts and events [… However] due to the majority status of Christianity in the Philippines, the dominant religious narratives are those of the Christ story […] Before the recent translations of the Bible into the vernaculars, the popular form of chanting and later of dramatizing the Christ story during Holy Week has functioned like an epic in lowland communities.” (Jose Mario C. Francisco. The Mediating Role of Narrative in Inter-religious Dialogue: Implications and Illustrations from the Philippine Context, pp. 290-291: cité par Benoît Vermander 2013, p. 141). 18. En Mongolie, le barde accompagne son chant à la vièle ; bien que ritualisé, le chant de l’épopée ne constitue que rarement un rituel autonome et n’est que dans certaines régions associé à la préparation de la chasse. 19. Les grandes épopées qui servent de référence en littérature comparée, à commencer par celle de Gilgamesh, émanent de sociétés en voie de centralisation étatique possédant une écriture. Il est d’ailleurs établi que l’acquisition d’une écriture va de pair avec la formation étatique. 20. Je remercie Jean-Luc Lambert de m’avoir incitée à en tirer les conclusions. 21. Je remercie Jean-Luc Lambert d’avoir attiré mon attention sur ce point. 22. Le modèle tibétain de royauté se réfère à un premier roi descendu du ciel (communication de K. Buffetrille). 23. C’est la version recueillie auprès de ce barde en 1940-1941 qui a été ma référence pour le Geser üngin (Hamayon 1990, p. 763 n. 5 et p. 760 n. 9).

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RÉSUMÉS

En un siècle, de la Russie impériale à la Russie fédérale, la matière épique bouriate change de contenu, de forme, de fonction et de finalité à mesure de l’émancipation de la société. Les sources les plus anciennes font état de plus d’une centaine de récits dont les héros portent des noms différents mais dont les trames ont de nombreux points communs. Tous sont qualifiés d’üliger, « modèle » et consistent en longs chants versifiés dont l’exécution, soumise à des règles strictes, a une fonction rituelle (préparer la chasse, repousser maux et ennemis). Au terme d’une série de changements, ces épopées chantées laissent place à la simple exaltation du nom et de la figure d’un seul héros, Geser, officiellement érigé en emblème culturel national. L’analyse des variantes bouriates de l’épopée de ce héros singulier conduit non seulement à douter qu’elles dérivent d’une même tradition épique, mais aussi à s’interroger sur les rapports entre tradition orale et écriture comme entre mythe et histoire.

Within a century space, from Imperial to Federal Russia, the Buryat epic material undergoes many changes (in form, content, function and end purpose) as society becomes emancipated. Most ancient sources mention more than a hundred narratives whose heroes have different names but schemes share many common points. They all are called üliger, “model”, and consist in long versified narrative songs, which are performed according to strict rules and operate as rituals (aimed to “prepare” for hunting, to repel hardships and enemies). As a result of a series of changes, these epic songs make way for the mere exaltation of the name and figure of a unique hero, Geser, who is officially set up as a national cultural emblem. The analysis of the Buryat variants of Geser’s epic lead not only to doubt they emanate from the same epic tradition but also to question the relations between oral tradition and writing as well as between myth and history.

INDEX

Keywords : Buryat, Siberia, epic, epic genre, model, emblem, hero, form, content, ritual, change Mots-clés : bouriate, Sibérie, épopée, genre épique, modèle, emblème, héros, forme, contenu, rituel, changement

AUTEUR

ROBERTE HAMAYON Roberte Hamayon, anthropologue, directeur d’études émérite à l’École Pratique des Hautes Études et membre de l’UMR 8582 CNRS-EPHE (Groupe Société, Religions, Laïcité). Elle a travaillé sur le terrain en Mongolie et en Bouriatie de 1967 à la fin des années 1980. Ses travaux concernent principalement le chamanisme (La chasse à l’âme, Nanterre, 1990 ; Chamanismes éd., Paris, PUF, 2003), les épopées (série d’articles dans les Fragen der Mongolischen Heldendichtung édités par Walther Heissig, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1982-1992), le rituel et le jeu (Jouer, Paris La Découverte, 2012).

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Altaj-Buučaj, héros épique de l’entre-deux siècles Altai-Buuchai, an epic hero at the parting of the XIX-XX centuries

Clément Jacquemoud

1 L’épopée d’Altaj-Buučaj est l’une des plus chantées des épopées altaïennes, connue de la plupart des six groupes ethniques de l’Altaï1. Nous possédons huit versions de cette épopée, dont les notations ont été effectuées de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe. Ces versions, mises en parallèle, constituent un corpus permettant une analyse approfondie. Les textes seront notés par ordre chronologique de collecte de A à H. Les textes A à D ont été publiés uniquement dans une version russe traduite de l’altaïen, tandis que pour les textes E à H nous disposons de la version originale altaïenne accompagnée de sa traduction en russe2. Un tableau récapitulatif situé en fin d’article permettra de repérer rapidement les textes les uns par rapport aux autres. D’autres versions ont été notées auprès d’autres bardes par Surazakov, mais n’ont pas été publiées. Voici un résumé de cette épopée :

2 Altaj-Buučaj (du mongol : « tireur habile de l’Altaï ») est un baatyr (altaïen : chevalier) qui possède terres et bétail, et a un peuple sous son commandement. Il ne dépend de personne et vit paisiblement avec sa compagne et sa sœur (versions A, C, D, F, G), ou avec sa compagne et leur fille (versions B, E, H)3. Il possède trois chevaux : un pour aller à la chasse, un autre pour surveiller le bétail, le dernier, nommé Demiči-Èren, pour partir au combat.

3 Parfois présenté comme un vieillard (E, H), il part chasser ou se battre et prévient sa compagne qu’il sera absent longtemps (de sept jours à soixante-dix ans). Pendant son absence, il interdit (dans la plupart des versions) aux deux femmes de s’approcher ou de monter au sommet de la montagne (d’or ou grise) qui jouxte le camp. Une fois ce laps de temps écoulé, sa compagne le croit mort, ce qui l’incite à braver l’interdit. Elle envoie sa fille au sommet de la montagne, d’où cette dernière découvre au loin la yourte d’un khan (E, p. 26). Dans cette yourte vivent deux frères, les khans Aranaj et Šaranaj (F, p. 85-86/G, p. 126). Les femmes leur écrivent une lettre sur les plumes d’un canard4 pour les inviter à venir s’emparer des biens (bétail5 et peuple6) d’Altaj-Buučaj7.

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Mais le héros, les cheveux grisonnants, revient chez lui. Sa compagne décide alors de se débarrasser de lui et prépare du vin empoisonné. Bien que son cheval l’ait prévenu du danger, Altaj-Buučaj boit le vin, s’enivre, et les deux frères khans en profitent pour le tuer au terme d’un combat féroce. Outre sa vie, ils lui prennent ses pouces, où se concentre sa force8. Sa compagne, qui entre temps a donné naissance à un fils du héros9, lui sectionne les deux jambes10, ou le tue. Puis les femmes partent chez les deux frères, en emmenant le bétail et le peuple.

4 Lors de leur périple, Demiči-Èren, le cheval de combat s’échappe. Montés sur les chevaux d’Altaj-Buučaj, les khans se lancent à sa poursuite, mais les chevaux ne peuvent le rattraper, et meurent d’épuisement, ou s’encoublent, chutent et se tuent. Les deux frères regagnent la caravane, moquant les « piteux » chevaux d’Altaj-Buučaj, soi-disant hors du commun. Mais les chevaux ont simulé la mort et rejoignent Demiči- Èren. La compagne d’Altaj-Buučaj, consciente que les chevaux en fuite permettront la réanimation de leur maître, perçoit le funeste destin qui les attend, elle, sa belle-sœur (ou fille) et les deux frères : Altaj-Buučaj sera bientôt de retour et sa vengeance sera terrible. En effet, les chevaux commencent par libérer les chiens et les aigles (parfois des faucons) prisonniers des fuyards, reprennent possession des pouces d’Altaj-Buučaj et des jambes de son fils.

5 Mais tous ces efforts ne suffisant pas à ranimer Altaj-Buučaj, le cheval de combat décide de partir à la recherche d’un moyen pour y parvenir. Il se rend chez la Terre-mère, considérée comme la mère d’Altaj-Buučaj11. Celle-ci lui conseille d’aller chercher la plus jeune des trois filles du Ciel (ou du seigneur du Ciel)12. Dans la version A, le cheval doit ramener la sœur de Čahyr-Sajan (altaïen : « lointain Saïan »13, mongol : « Saïan enneigé », ou « Saïan siliceux », Lessing 1960, p. 162), qui est en l’occurrence l’adversaire qui a enlevé la compagne et la fille du héros, et qui est lui-même fils du Ciel.

6 La fille du Ciel14 est la seule à même de ranimer Altaj-Buučaj (ou son fils) grâce à sa pureté15. Le cheval parvient à enlever la jeune fille, et l’emmène auprès d’Altaj-Buučaj. Elle accepte de ranimer le héros à condition de pouvoir retourner chez elle dans le ciel, et ranime également le fils d’Altaj-Buučaj.

7 Altaj-Buučaj tombe sous le charme de la fille du Ciel et désire l’épouser. Celle-ci, repartie au ciel sous forme d’hirondelle (version E, p. 77) ou d’oie (version G, p. 148), est rejetée par son père et renvoyée chez Altaj-Buučaj, à qui elle était en fait prédestinée. Elle se marie donc avec le héros.

8 Ce dernier part ensuite se venger d’Aranaj et de Šaranaj, et de la trahison des deux femmes. Après avoir tué ceux-là, puis celles-ci, il va rencontrer le père d’Aranaj et de Šaranaj. Le héros fait preuve de clémence en ne le punissant pas, récupère son bétail et son peuple, et rentre chez lui. C’est généralement là la fin de l’histoire.

9 Toutefois, certaines versions se poursuivent : le fils d’Altaj-Buučaj interroge alors celle qu’il appelle désormais sa « mère », la jeune épouse de son père, au sujet de son propre destin matrimonial. Cette dernière consulte le livre du destin et lui annonce quelle femme lui est prédestinée. Le fils part donc en quête de cette femme, et franchit les épreuves qui lui permettront de se marier. L’épopée prend fin avec le mariage du fils.

10 Il faut également noter que la version la plus ancienne, recueillie par N.M. Jadrincev au début des années 1880 chez les « Tatars Noirs16 », diffère des autres dans la mesure où le héros, au terme d’un combat inachevé contre le fils du Ciel, récupère les deux femmes

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et rentre chez lui. En ce cas, le héros ne tue pas son adversaire et n’épouse pas la fille du Ciel. Cette version présente-t-elle un premier état du texte, ou du moins un état antérieur aux textes développés par les versions recueillies ensuite ? Si tel était le cas, la trame narrative de cette épopée se serait transformée à la fin du XIXe siècle.

Les thèmes développés

11 Le cadre épique est ici tout à fait classique, le cheval tient une place essentielle comme dans les autres épopées altaïennes où se déplacer à pied est considéré comme la plus misérable des conditions17 (Surazakov 1973, p. 465). Dans l’épopée, le cheval est l’allié indissociable du héros, et si ce dernier meurt, son cheval meurt aussi. Dans l’épopée de Maadaj-Kara, l’âme du cheval de l’ennemi (Kara-Kula) est conservée dans la même boîte que celle de son maître (ibid., pp. 316 et 354). S’il n’avait pas son cheval, le héros ne pourrait généralement pas surmonter les situations difficiles : « doué de la parole humaine, il est perspicace, sage, bon conseiller du héros et son assistant » (Šarakšinova 1976, p. 186). Le cheval d’Altaj-Buučaj a toutes ces qualités.

12 Comme dans de nombreux autres récits épiques altaïens, l’un des thèmes développés par le texte concerne la récupération de ses biens par le héros (bétail et peuple), pillés d’une manière ou d’une autre par des chevaliers hostiles venus d’ailleurs. Cette trame principale est généralement doublée du récit de « quête de fiancée » (Surazakov 1961, p. 69), que nous voyons ici développée tout au long du texte sous des angles différents, voire inédits. En effet, l’invitation lancée par la compagne et la sœur (ou fille) d’Altaj- Buučaj aux deux frères khans Aranaj et Šaranaj (version C, pp. 3-4), peut être comprise comme une proposition de (re)mariage, une « quête d’époux ». La seconde proposition concerne le héros qui épouse la fille du Ciel, la femme qui lui était prédestinée et qui, à ce titre, l’a ranimé18. La troisième proposition, qui ne figure pas dans toutes les versions, est représentée par la « quête de la fiancée » du fils d’Altaj-Buučaj, plus classique dans son déroulement que les deux autres.

13 Selon Z. Anayban, l’épouse du héros comme sa sœur sont, dans les épopées, généralement intelligentes, tendres et travailleuses (2006, p. 14). La trahison et l’empoisonnement du héros par sa femme et sa sœur/fille, et leur passage à l’ennemi sont des sujets peu fréquents dans les épopées altaïennes, ils méritent donc toute notre attention19. Que peut donc nous révéler le comportement singulier de ces dernières à l’égard d’Altaj-Buučaj ?

La trahison de la compagne et de la fille (ou sœur) d’Altaj-Buučaj

14 Altaj-Buučaj combat pour récupérer ses biens, mais à la différence de nombreux autres textes épiques altaïens, le récit est centré sur la vengeance contre les deux femmes qui, pense-t-il, l’ont trahi. Ainsi, lorsqu’il s’est débarrassé de ses ennemis, celles-ci souhaitent revenir avec lui. Les commentaires d’Altaj-Buučaj à leur encontre sont sans ambiguïté. Il leur répond : « Kandyj ölüm kerek ? » - dedi. « Quelle mort est-elle nécessaire ? », dit-il « Bis senile t’anarybys » - dep, « Nous rentrons avec toi », Èrben-Čečen yjlap ajtty. Dit Èrben-Čečen en pleurant.

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« Men seniŋ kyzyŋ » - dep, « Je suis ta fille », T’aran-Čečen yjlap ajtty. Dit T’aran-Čečen en pleurant. T’e, Altaj-Buučaj t’ymžabady. Mais Altaj-Buučaj ne s’adoucit pas. « Bojygarda buru » - dedi. « Vous-mêmes êtes coupables », dit-il. (altaïen, version E, p. 68) Ëmdi buruuŋ bojyŋda bolgoj Que votre faute vous retombe dessus (altaïen, version H, p. 165)

15 Puis il se venge d’elles, les découpe (versions G, p. 151/H, p. 166), les attache aux queues de plusieurs chevaux qu’il lâche dans des directions différentes (versions B, p. 499/C, p. 21/D, p. 182), les fouette (version E, p. 68), ou laisse sa compagne mourir attachée la tête en bas à un poteau après lui avoir craché au visage (version F, p. 118). Le héros ne reprend les femmes auprès de lui que dans la version A (p. 371). Qu’ont-elles fait précisément ?

16 Tout d’abord, elles désobéissent à Altaj-Buučaj : elles montent au sommet de la montagne d’or, font griller du foie noir de ruminant, s’approchent de la rivière ou des rives du lac noir (Surazakov 1961, pp. 17-18), ou encore, dans les versions non publiées, se nettoient les pieds dans l’eau médicinale, dorment sur un lit mou et posent la tête sur un gros oreiller, ce qui les fait rêver à un autre homme (idem, pp. 50-51).

17 Ensuite, il y a la trahison proprement dite. Les femmes se mettent du côté des khans pour se débarrasser du héros : elles préparent une boisson empoisonnée, versent des matières glissantes sous ses pieds pour qu’il perde l’équilibre lors du combat contre ses ennemis (parmi les éléments employés, il y a le placenta d’un cheval récemment né – version E, p. 35), elles attachent ses chevaux, ses chiens et ses aigles pour qu’ils ne puissent lui venir en aide, et fournissent même l’arme qui le tuera.

18 Les femmes sont en outre coupables de s’être débarrassées du fils d’Altaj-Buučaj en lui faisant boire du poison (version H, p. 161), en le tuant directement (versions F et G), en lui coupant les jambes avec des ciseaux (versions B, C, D et E). Le fils est sans aucun doute assassiné pour l’empêcher de venger son père ou d’hériter de ses biens.

19 Chacun des actes accomplis par les femmes (désobéissance, adultère, trahison, meurtre), pris isolément, est susceptible de provoquer la vengeance du héros, qui est par ailleurs présenté comme ayant toujours pourvu à leur bien-être : Koronbyla azyrajla, Donnant à boire du poison, Altaj-Buučajdy bir baskanygar, Vous avez une fois déjà tué Altaj-Buučaj, Aštap t’atkan tužynda Lors des famines Aŋ èdile azyrajtam slerdi. Je vous ai apporté du gibier. Keerkep t’akšy t’ürzin dep, Pour que vous soyez bien vêtues, Kišle slerdi orojtom. De fourrures je vous ai entourées. (altaïen, version E, p. 62 / Surazakov 1961, p. 46)

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20 Il est dès lors nécessaire de nous interroger sur les raisons ayant poussé les deux femmes à agir de la sorte.

Le héros

D’une attitude désinvolte…

21 Altaj-Buučaj quitte tout d’abord les deux femmes, les laissant gérer seules le bétail et le peuple. Il part plus ou moins longtemps selon les versions. La raison qu’il invoque varie également (il part chasser ou se battre20), mais avant même de clairement l’affirmer, il déclare : Voz’mu svoih molodcov, Je prendrai mes braves, Proguljat’sja pojdu po belomu svetu. Et partirai me promener dans le monde blanc. (russe, version B, p. 493) Altaj üstin ajlanajyn, Je ferai le tour des sommets de l’Altaï, Altan özök ödödim – dijt, Franchirai soixante vallées [rivières] – dit-il, D’erdiŋ üstin èbirejin, Je ferai le tour de la terre, D’eten tajga ažadym – dijt. Franchirai soixante-dix montagnes – dit-il. (altaïen, version F, p. 80)

22 Il semble donc vouloir quitter le campement. Dans certaines versions, les femmes ne prennent la décision de contacter les khans qu’une fois sûres que le délai imparti avant le retour d’Altaj-Buučaj s’est écoulé (Surazakov 1968, 18). Ainsi, la femme dit à sa fille : Balam ! Mon enfant ! Odus d’ylga bargan adaŋ Ton père est parti pendant trente ans, Odus d’ylgaŋ aža kondy. Plus de trente [ans] se sont écoulés. Neniŋ učun bu saadady ? Pourquoi traîne-t-il ? Ölgöni čyn dijt mynyŋ. Il est clair qu’il est mort. Bis kanyjyp kiži bolorys? Quelles personnes allons-nous devenir ? [Comment allons-nous faire pour vivre ?] Sen altyn tajga kyryna čygyp, Monte au sommet de la montagne d’or, Baryp kör. Regarde aux alentours. (tuba, version G, p. 125)

23 Le considérant comme mort, elles contactent les deux khans21, la gestion d’un campement sans homme les laissant à la merci de n’importe quel agresseur (Surazakov 1961, p. 63). À première vue, la réaction de la compagne d’Altaj-Buučaj pourrait sembler légitime : suivant la règle matrimoniale en vigueur dans l’Altaï-Saïan, une veuve peut se remarier un an après le décès de son mari (Butanaev, 1987, p. 162 pour les populations

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khakasses / Tadina 1995, p. 23 pour les Altaïens du Sud)22. Mais la compagne d’Altaj- Buučaj n’est jamais véritablement présentée comme son épouse. Si cette femme ne remet pas en cause son engagement avec les deux frères et participe à la mort de son compagnon lorsque celui-ci revient de la chasse, c’est qu’il existe une autre explication, qui nous est fournie par ces quatre vers, dans lesquels elle s’adresse à sa fille : Odus t’ylga bargan adaŋ Ton père est parti [chasser] il y a trente ans Altan t’ylga t’ede berdi. Soixante ans [se sont écoulés] il n’est pas revenu. […] Altaj-Buučaj adaŋ tušta Tant qu’Altaj-Buučaj ton père [sera] Seniŋ kižige barariŋ t’ok, Tu n’iras chez personne [ne te marieras point], (altaïen, version E, pp. 26-28)

24 Le héros empêcherait donc le mariage de sa fille, peut-être en raison même de son absence, car il ne peut accueillir les prétendants. Dès lors, nous pourrions supposer que les deux femmes décident de se marier sans lui, la fille/sœur décidant d’aller elle-même à la rencontre des prétendants, avec lesquels un accord sera conclu. Le retour inattendu de son père/frère scelle son destin : décision est prise de le tuer pour être sûre de pouvoir honorer l’accord et surtout d’avoir un compagnon23.

… à un mariage inabouti :

25 D’autres indices nous incitent à voir dans le comportement du héros les raisons mêmes de sa chute. Ainsi, sa compagne lui dit lorsqu’il revient : (Ja toboju) vzjataja, (ty) moj drug. Tu m’as prise, tu es mon compagnon. (russe, version C, p. 9)

26 Altaj-Buučaj lui-même dit : “Algan èžim24 Èrben-Čečen” Ma compagne prise Èrben-Čečen (altaïen, version E, pp. 34-36) Ajmaktaŋ körüp taldap algan Je t’ai trouvée et prise au sein de l’ajmak25. (tuba, version G, p. 131) Algan-tapkan èžim – dijt Ma compagne prise et trouvée, dit-il, (altaïen, version H, p. 156)

27 Altaj-Buučaj paraît alors avoir pris une compagne de son propre chef, allant à l’encontre de ce qui se faisait généralement en matière d’alliance, à savoir le mariage organisé par les pères des fiancés, parfois avant même la naissance de ces derniers (matériaux de terrain 2011, Dyrenkova 1926, p. 254, Tadina 1995, p. 28, Šatinova 1981, p. 50), et il ne s’est pas marié avec celle qui lui était (pré)destinée. Dans certaines épopées bouriates, le héros prend une seconde femme : le héros est déjà marié, mais seule sa deuxième épouse, celle qui lui est prédestinée, « est bonne à épouser » (Hamayon 1990, p. 226). Nous pourrions voir dans l’épopée d’Altaj-Buučaj une situation comparable se dégager, lorsque la jeune fille céleste lui déclare : Salymdu alatan èš-nököriŋ26 Par le destin au commencement ton épouse

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Men bolgom èdi J’ai été faite (altaïen, version H, p. 163)

28 Le conteur de cette version, Butuev, marquant une courte pause lors de l’enregistrement pour tendre les deux cordes de son topšuur27, ajoutera : « Altaj-Buučaj est mort, car il s’est marié avec une autre, ne prenant pas pour femme celle qu’il aurait dû prendre » (version H, p. 163). Dès lors, sachant qu’Altaj-Buučaj s’est trompé d’épouse et en outre refuse de donner une femme en échange de celle qu’il a reçue, il est clair qu’une grande part de responsabilité lui incombe dans les maux qui l’accablent, qu’il a lui-même favorisé les circonstances l’ayant conduit à la mort.

29 Le texte montre ainsi à quel point il est impératif que le héros honore un accord matrimonial, même si celui-ci a été conclu sans qu’il le sache (avant sa naissance, ou en son absence). Il doit se conformer à son destin et, comme le dit Roberte Hamayon, la « promise seule est capable de le ranimer et […] elle ne peut être amenée auprès de lui qu’en tant qu’épouse » (1990, p. 233). Le fait qu’Altaj-Buučaj ait été prédestiné à la fille du Ciel, ou qu’un accord ait été scellé sans qu’il l’ait su, est corroboré par l’attitude de la Terre-mère (D’er-Ène), à laquelle peut s’adresser le cheval pour trouver un moyen pour ranimer le héros. Ce personnage est parfois présenté comme la « mère » d’Altaj-Buučaj. En outre, dans la version C, cette vieille femme, nommée ici Ak-Èmegen, (« Blanche- Vieille », Verbickij [1884] 2005, p. 46), qui a détourné l’attention du père céleste de la jeune fille pendant que le cheval s’emparait d’elle, est descendue du ciel et dit au héros, revenu à la vie, qu’en sa faveur elle l’a fiancé chez Ak-Burhan (version C, p. 19). Altaj- Buučaj doit donc strictement se conformer au choix de sa mère.

30 Dans la version B, Altaj-Buučaj souhaite prendre pour compagne la fille du Ciel (p. 494). Même si la polygamie était autorisée en Altaï (Dyrenkova 1926, p. 255), sa pratique n’en restait pas moins rattachée à l’accord de la première femme et du chef de clan [en altaïen : zajsaŋ] (Majmandardyŋ Otogy 1996, p. 34). Comme Altaj-Buučaj possède un peuple, peut-être peut-il être considéré comme un zajsan, un chef de clan (nous y reviendrons). Mais sa première compagne, si tant est qu’elle soit sa femme, n’a pas pour autant donné son accord. Altaj-Buučaj occupe bien dans tous les cas une position de preneur de femmes, comme dans les épopées bouriates analysées par Roberte Hamayon (1990).

31 Toutefois, même si c’est la position du preneur qui est valorisée, le héros est tenu de rendre dans les épopées bouriates, car « tout homme, à l’instar du héros, doit prendre d’abord, donner ensuite » (op. cit., p. 229). Lorsque le héros donne, c’est « de façon expéditive, sans la moindre glorification de son geste ; surtout, s’il donne, c’est contraint – parce qu’il a pris à un homme sans belle-fille, mettant ainsi en péril la reproduction du système d’alliance – mais il n’est plus, alors, héroïque ; il est temps que l’épopée se termine, ce qu’elle fait aux vers suivants » (op. cit., p. 235). Si l’objet de l’épopée d’Altaj-Buučaj est d’une certaine manière de mettre en scène le système d’alliance matrimoniale, nous devrions trouver des indices présentant le héros en « donneur », et c’est dans le geste d’une femme « rendue » que résiderait l’équilibre du texte et, par conséquent, de la société. Que nous apprend donc l’épopée d’Altaj-Buučaj au sujet de la « contrepartie du preneur » ?

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Du contre-don évité à l’héroïsme exacerbé

32 La logique de l’alliance voudrait donc qu’Altaj-Buučaj, en tant qu’homme marié, soit à son tour donneur de femme, et cela d’autant plus que le texte lui donne systématiquement une sœur ou une fille. Au lieu de cela, Altaj-Buučaj part à la chasse, et pour longtemps, tandis que sa sœur/fille se morfond et ne peut être épousée. Lorsqu’Altaj-Buučaj se rend chez la fille du Ciel pour l’épouser, celle-ci est absente et il décide alors d’aller se battre contre Gengis-Khan, et le défait (version B, p. 494) ! La sœur d’Altaj-Buučaj, ayant peut-être vu en Gengis-Khan un éventuel prétendant, pleurera sa mort, et c’est ensuite qu’elle prendra un bâton d’or pour grimper au sommet de la montagne interdite (idem). L’attitude héroïque d’Altaj-Buučaj est par ailleurs poussée à son paroxysme lorsque la jeune femme qui lui est prédestinée est rejetée du ciel par son père, au motif que : Byt’ar t’erde bolgonym učun Parce que j’ai été sur une terre sale Adam meni t’uutpady, Mon père ne m’a pas reprise auprès de lui, Kaandardy kyryp t’ürer, Anéantissant les khans, Meni maktap kündülebes, Il ne me voue pas de culte, Altajdyŋ aŋyn kyryp adar, Tuant des animaux de l’Altaï, Mege berü28 tabyštyrbas Il ne me rend pas de sacrifice Altaj-Buučajga boluškan bolzoŋ Tu as aidé Altaj-Buučaj Onyla t’ažyna t’urta, As été dans sa yourte, Meniŋ t’erime čykpa ! » - dep, Ne viens plus sur ma terre, [me] dit-il, Adam meni t’aman ajtty, Mon père m’a dit [des mots] mauvais, Kargap meni ojto sürdi » - dep, Et m’a renvoyée ici, dit-elle, (altaïen, version E, p. 78)

33 Cette même fille du Ciel rapporte les propos de son père dans une autre version : Aŋnap-suulap d’ürgende, Lorsqu’[Altaj- Buučaj] chassait, Aŋdy öltörgöndö, Tuait des animaux, D’ööžöni tapkanda, Du gibier [des biens] ramenait, Kačan da biske Jamais à nous [le père céleste] Berü berbeen dep Il n’a donné de sacrifice, dit-il (tuba, version G, p. 148)

34 Altaj-Buučaj apparaît donc ici non seulement en tant que preneur de femme, mais également en tant que preneur de gibier à la chasse ; dans aucun cas il ne rend puisqu’il ne fait pas d’offrande après la chasse29, et au lieu de donner sa sœur/fille, il la tue ! En outre, il a un fils et il faudra prendre encore une femme pour qu’il ait une épouse. Dès

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lors, la situation semble inextricable. L’épopée va-t-elle tout de même donner des indices pour présenter Altaj-Buučaj en position de donneur ?

Une prise de femme ambiguë : l’harmonisation du système d’échange ?

35 Bien entendu, nous pourrions supposer que du véritable mariage d’Altaj-Buučaj naisse une fille, qui sera ensuite donnée en mariage, comme dans certaines épopées bouriates (Hamayon 1990, p. 230), mais le texte ne le dit pas… En outre, comme le souligne R. Hamayon, l’échange indirect, bien que difficile à mettre en œuvre, est l’idéal préconisé par l’épopée bouriate : « on ne doit pas être à la fois preneur et donneur vis-à-vis du même partenaire » (op. cit., pp. 229-231). Ce système d’échange suppose donc que trois partenaires soient alliés, et le fait que le destinataire de ce « don » ne soit pas mentionné n’est pas anodin : ce mariage n’est ni valorisé, ni très important par rapport aux actes du héros, qui de cette manière devient « donneur ».

36 L’hypothèse de la présence d’un troisième partenaire d’alliance nous permettrait-elle de comprendre l’attitude du Ciel, le père de la jeune fille prédestinée à Altaj-Buučaj ? À l’exception de remontrances faites à sa fille pour avoir ranimé Altaj-Buučaj, il ne formule en effet aucune revendication, ne pose aucune condition au héros pour qu’il dispose de sa fille et la lui donne sans contrepartie apparente. Dans d’autres épopées altaïennes, ou encore dans les versions où le fils d’Altaj-Buučaj part en quête de sa fiancée prédestinée, le futur beau-père est cruel et impose généralement de lourdes épreuves à son futur gendre : il rechigne franchement à donner sa fille (Surazakov 1961, p. 69), et ceci même si un accord a été conclu entre les pères, ce qui rappelle l’épopée bouriate où « le beau-père donne sa fille de mauvaise grâce, car il n’a pas l’assurance du retour d’une femme » (Hamayon 1990, p. 229). Comment alors expliquer que dans notre cas, ce dernier n’impose aucune épreuve à Altaj-Buučaj ? Toutefois, il faut également noter que, dans certaines versions, la femme prédestinée à Altaj-Buučaj est sur le point de se marier avec un autre, le fils du Soleil-Blanc. Le héros, grâce à la ruse de son cheval, se substitue à ce fiancé. Donc, est-ce que si le Dieu du Ciel donne facilement sa fille, c’est parce qu’il a déjà reçu une femme en contrepartie, pour lui- même ou pour un fils, et on aurait là le troisième partenaire de l’échange ? Comme dans les épopées bouriates, le fichu employé par la jeune fille pour ranimer Altaj-Buučaj pourrait être le cadeau de mariage de la femme déjà entrée dans la lignée du père30. Toutefois, ce ne serait pas Altaj-Buučaj qui aurait procuré cette femme et l’on ne comprend alors pas pourquoi le Dieu du Ciel préfère donner sa fille au héros plutôt qu’au Soleil. Est-ce qu’il n’aurait finalement pas d’autres raisons ?

37 Par ailleurs, nous ne voyons pas le héros donner une femme en échange de sa première compagne. Nous avons vu qu’Altaj-Buučaj avait lui-même choisi de vivre avec cette femme, allant à l’encontre du fonctionnement de l’alliance matrimoniale, à savoir le mariage organisé par les pères des fiancés. Selon Surazakov (1961, p. 63), Altaj-Buučaj aurait donc remis en cause son destin, et même remis en cause la règle d’exogamie clanique, en vigueur chez les populations indigènes de l’Altaï. Le vers tiré du texte de Taštamyševa permet de soutenir ce point de vue : Ajmaktaŋ körüp taldap algan Je t’ai trouvée et prise au sein de l’ajmak. (altaïen, version G, p. 131)

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38 Le terme ajmak désigne dans son sens contemporain une unité administrative (Surazakov 1961, p. 123). Toutefois, il désignait autrefois « le peuple, la tribu, la génération » (Verbickij [1884] 2005, p. 8), voire « le clan, la répartition clanique (chez les nomades), le peuple et/ou la région » (Baskakov 1947, p. 14). En outre, selon Dyrenkova, « les membres d’un même clan sont enclins à vivre à un même endroit » (op. cit., p. 250). En comprenant le terme ajmak comme un « clan localisé », nous pourrions penser que le héros n’a pas respecté la règle d’exogamie pourtant recommandée (Tadina 1995, pp. 24-25) et qu’il a pris femme au sein de son propre clan. Ayant agi ainsi, Altaj-Buučaj aurait pris pour compagne l’une de ses « sœurs » (idem), au sens classificatoire du terme. De tels mariages sont frappés d’un interdit marqué par le terme alyšpas31, toujours compris par les Altaïens d’aujourd’hui. Les mariages au sein du clan existaient pourtant, tout en étant fortement décriés (Šatinova 1981, p. 35), considérés comme inadmissibles et impudiques (Tadina 1995, p. 24). Par conséquent, ayant contré son destin matrimonial, et en outre ayant pris femme parmi les siens, Altaj-Buučaj serait donc vraiment responsable de ses malheurs. Par ailleurs, en ce cas, il serait dispensé d’avoir une femme à rendre en échange de celle qu’il a prise.

39 Toutefois, l’épopée ne met jamais en avant l’idée de clan sous quelque forme que ce soit. Ainsi, le terme ajmak pourrait dans l’épopée ne véhiculer que « l’idée d’un rassemblement de populations ‘a-claniques’ sur un territoire possédant le nom de l’une d’elles » (communication personnelle de l’ethnologue altaïenne S. Tjuhteneva, le 15/02/2014), ce qui remet en cause cette interprétation. Peut-être alors qu’Altaj-Buučaj doit être considéré comme un personnage hors du commun qui, par son mariage extraordinaire avec la fille du Dieu du Ciel, n’a pas vocation à être un « modèle » d’alliance matrimoniale et n’a pas besoin, au contraire de l’homme ordinaire, de « rendre femme » après avoir pris32. Mais alors, comment comprendre cette épopée, si appréciée des Altaïens ? Tentons à présent de la restituer dans son contexte local.

L’épopée dans son contexte historique

Une origine mongole ?

40 Les noms des personnages sont, pour la plupart, d’origine mongole, et leur signification, selon Surazakov (1961, p. 78), peut rester obscure aux Altaïens contemporains. Ainsi, le terme buuč d’Altaj-Buučaj peut-il être traduit par « tireur habile » (Bol’šoj Akademičeskij Mongol’sko-Russkij Slovar’ [le Grand Dictionnaire Académique Mongol-Russe ] 2001, p. 294, Mostaert 1968, p. 101), faisant du héros le « tireur habile de l’Altaï », ce qui correspond bien au personnage, la précision de tir et la force étant les « qualités souhaitées du chasseur » (Hamayon 1990, p. 228).

41 A contrario, les ennemis Aranaj et Šaranaj, bien que parfois qualifiés de khans, sont dévalorisés en raison de leurs noms : Aran serait le pluriel du terme moderne arad, anciennement arat, et désignerait celui qui est soumis à une autorité souveraine (Mostaert 1968, p. 27), ce que confirme le Grand Dictionnaire Académique Mongol-Russe : « gens simples » (2001, p. 124). Šaranaj pourrait être rapproché du terme šaraa, « honte, infamie » (op. cit., p. 345), et de la couleur jaune, šar. Si aj employé en substantif signifie « lune », cette forme est aussi très fréquemment ajoutée aux noms comme suffixe de formation d’anthroponymes. Ces connotations négatives deviennent alors

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significatives : non seulement les deux frères sont issus du peuple mais surtout, ils ne sont pas aussi valeureux qu’Altaj-Buučaj, car il leur inspire la peur : Bistiŋ möröj öldi – dedi, Notre but/victoire est mort [a été] – dirent-ils, Onyŋ möröj boldy – dedi. Son but/victoire sera – dirent-ils. (altaïen, version F, p. 102)

42 Ces personnages seront donc rassurés par les deux femmes qui, pour les aider, prépareront un poison qui affaiblira Altaj-Buučaj (version F, pp. 89-90). Ailleurs, elles les encourageront (idem, p. 103). Ainsi les deux frères sont dépréciés, ce qui renforce le côté négatif de leur agression.

43 Un autre témoignage de l’influence mongole sur ce texte peut se trouver dans la référence au moŋus dans la version F de Kalkin (p. 119). Ce « combattant », ce « colosse » (Baskakov 1947, p. 111, Verbickij [1884] 2005, p. 206) invincible, qui sort des « bouches de la terre » en fin d’épopée pour tenter de s’emparer une dernière fois des biens d’Altaj-Buučaj (F, p. 119), rappelle l’image du mangus mongol, lui-même variante du mangad (ogre) bouriate, que le héros combat.

44 Ces termes mongols témoignent pour Surazakov (1961, pp. 74-78) d’une époque où les populations mongoles et altaïennes vivaient à proximité les unes des autres, ce qui rendrait compte de l’existence en Bouriatie de textes à la trame identique. L’épopée bouriate de Jerensej (Nonantain) est déjà proche de celle d’Altaj-Buučaj, mais à la différence de cette dernière, c’est le fils du héros, également empoisonné par sa femme, qui libérera puis vengera son père (on retrouve cette vengeance du fils uniquement dans la version F d’Altaj-Buučaj). Ainsi, une filiation entre les textes altaïens et bouriates est envisageable, mais il est bien évidemment nécessaire de comprendre l’épopée d’Altaj-Buučaj dans le contexte altaïen.

Le rapport à l’histoire

45 Le vol des terres, de bétail et de peuple par des envahisseurs hostiles à l’encontre du héros épique est un motif récurrent des épopées altaïennes (Surazakov 1973, Kalkin & Čačijakov 1997). Surazakov voit dans l’analyse du texte d’Ulagašev (version E) la figure de l’exploiteur féodal sous les traits des preneurs de femmes et fait d’Altaj- Buučaj un libérateur généreux et bon envers son peuple (1961, p. 71). Cette lecture « soviétique » du texte est sujette à caution et en l’occurrence, l’exploiteur serait plutôt Altaj-Buučaj. Ce thème peut se comprendre dans le contexte historique, car les peuples de l’Altaï furent plusieurs fois confrontés à ce type d’exactions de la part de leurs voisins. Ainsi, l’épopée pourrait bien exprimer le désir de libération de la population à la suite de l’invasion de l’Altaï par Gengis-Khan au XIIIe siècle (Potapov 1953, p. 104). Ce ne serait pas pour rien que dans la version B Altaj-Buučaj tue le conquérant mongol ! Nous pourrions également y voir l’amertume d’un peuple rattaché de force à l’Empire Dzoungare, du XVe au XVIIIe siècle (op. cit., p. 110), et colonisé par les Russes à partir du XIXe siècle. Par conséquent, les possibilités interprétatives sont nombreuses et nous pouvons penser que la glose de cette épopée, tant aimée des conteurs, peut être réactualisée en fonction des événements subis par les populations de l’Altaï. En effet, les époques où les différentes versions furent notées correspondent aux vagues massives de la colonisation de l’Altaï par les Russes, le traumatisme le plus récent auquel les Altaïens furent confrontés, et qui peut tout à fait renvoyer au thème de la

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spoliation développé par cette épopée. En outre, pour les Bouriates, le Russe colonisateur est le mangad (ogre) par excellence, et nous retrouvons cette figure du moŋus dans la version F (p. 119).

46 Au moment où l’épopée d’Altaj-Buučaj est recueillie pour la première fois (1883), les colons russes Vieux-Croyants sont déjà présents dans la région depuis au moins deux générations (Šatinova 1981, pp. 39-48)33. Les notations suivantes eurent lieu pendant ou après les campagnes impériales de christianisation, qui ont commencé en Altaï dans la première moitié du XIXe siècle. Ces campagnes pacifiques sont caractérisées par une présence russe majoritairement masculine, composée d’hommes d’église et de militaires. D’autre part, à la même période se succèdent en Sibérie des expéditions scientifiques mandatées par le Tsar afin d’étudier faune, flore, peuples et géographie de l’Empire. Escortées par des bataillons de Cosaques, ces expéditions ne manquent pas de susciter l’émoi des populations indigènes que les uniformes et l’équipement militaires ne laissent pas indifférentes (Tshihatcheff 1845, p. 48). Peu à peu, les colons s’installent, arrivant finalement en masse lors de la famine de 1891-1892 en Russie européenne (Znamenski 2005, p. 33 & 1999, pp. 201-204). Parallèlement, les plaintes pour « accaparement de terres » que les chefs de clan zajsan déposent auprès de l’administration russe restent souvent lettre morte et les conflits entre Russes et indigènes se multiplient (Znamenski 1999, pp. 201-204). Ces derniers se sentent d’autant plus obligés de se fixer dans les villages à la suite de leur conversion au christianisme ou de la disparition de leurs pâturages.

47 Ainsi, les populations indigènes locales ont dû tant bien que mal s’accommoder de cette présence étrangère, essentiellement masculine, décidée à rester et qui entraîna des mariages mixtes, concernant avant tout les femmes indigènes (Šatinova 1981, pp. 43-44). L’épopée d’Altaj-Buučaj ne renverrait-elle pas à cette société dont le mode de vie a été profondément transformé sous l’effet de facteurs exogènes, et les khans hostiles, voleurs de femmes, pilleurs de bétail et assaillants du pays d’Altaj-Buučaj ne figureraient-ils pas en dernière analyse les colons russes ? Ajoutons qu’au début du XXe siècle, le ressentiment des Altaïens face à la situation coloniale donna naissance au bourkhanisme, un mouvement millénariste de grande ampleur et profondément antirusse (et antichamanique), dont les attentes messianiques auraient trouvé pour une grande part leur origine dans les épopées34 (Znamenski 2005, pp. 31, 36). En ce cas, la solution proposée par le texte – la vengeance et la mise à mort – est radicale et irréaliste dans le contexte de l’époque, mais rien n’empêche qu’elle soit « rêvée ».

48 En allant dans cette perspective, il est intéressant de se demander qui est véritablement Altaj-Buučaj. Même s’il n’est jamais qualifié de khan au contraire de ses adversaires35, il possède malgré tout peuple et bétail. Dans l’Altaï du XIXe siècle, l’administration des volost (districts ruraux russes dont l’équivalent était appelé djučina en Altaï) était confiée à des chefs de clan zajsan, secondés par des demiči36 placés « immédiatement sous [leurs] ordres » (Tchihatcheff 1845, p. 27). Pour Krader, le demiči est le représentant d’une petite unité de population, généralement une quarantaine de yourtes (1953, p. 28437), ce que confirme Znamenski (1999, p. 241). Dans de telles circonstances, le nom du cheval, Demiči-Èren, littéralement Demiči-le-Roux, n’est sans doute pas anodin : puisque ce terme désigne le second du zajsan (Verbickij [1884] 2005, p. 349, Baskakov 1947, p. 53), cet animal, représentant le double du héros et portant le nom d’une autorité administrative, ne ferait-il pas de son maître un zajsan, ce qui renverrait de facto à la situation coloniale ? Toutefois, à la différence essentielle des

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zajsan réels, Altaj-Buučaj n’est soumis à aucune autorité politique supérieure et ne dépend donc de personne. Considérer Altaj-Buučaj comme un zajsan revient alors à le placer en opposition totale par rapport à ses ennemis, présentés quant à eux comme des khans (E, p. 26, F, p. 85 et G, p. 126), et à faire de lui un véritable symbole de contre- pouvoir.

Le rapport au religieux

49 Certains éléments relatifs aux représentations religieuses dans l’épopée nous permettent de penser qu’elle donne des clés pour résoudre cette situation conflictuelle de colonisation, et qu’au moyen de nombreuses références aux différents courants religieux en présence, elle incite à passer à l’action.

Des éléments de chamanisme

50 Nous pouvons tout d’abord dégager du texte des éléments liés au chamanisme : le cheval du héros, qui est son double et son second, possède la faculté de se transformer et de se rendre dans le monde d’en-haut, ainsi que des capacités divinatoires et le pouvoir de faire tomber la grêle, la neige ou la pluie38. De telles compétences ne sont pas sans rappeler celles attribuées au chamane.

51 Les femmes dans l’épopée sont fréquemment associées au chamanisme, et l’on retrouve ici cette idée lorsqu’elles transgressent les interdits, comme en mettant dans le feu du foie noir39 de ruminant (ce qui étouffera le feu). En effet, les sacrifices de viande brûlée étaient destinés à Kök-Mönkü, Bleu-Eternel40, le fils d’Ülgen, la divinité céleste chez laquelle le chamane se rend lors de certains rituels (Potapov 1991, p. 245). De plus, la fille d’Altaj-Buučaj monte au sommet de la montagne et cherche « âme qui vive » au moyen d’un miroir, ce qui rappelle les pratiques chamaniques mongoles, dans lesquelles le miroir est un attribut essentiel dans la recherche des âmes égarées. En outre, la référence aux trois filles du Ciel nous rappelle l’existence des nombreuses filles d’Ülgen41, divinité du monde d’en-haut dans le chamanisme, quasiment absente des épopées, et Altaj-Buučaj prend pour épouse, comme le chamane, une fille d’entité surnaturelle.

Le rapport au bouddhisme et au bourkhanisme

52 Tout d’abord, le terme burhan caractérise dans cette épopée la divinité du Ciel, appelée Ak-Burhan (version C) et Burhan-Khan (version E), et qui serait, selon B. Laufer (1916, p. 393), un esprit avec lequel les chamanes des peuples turcs de l’Altaï seraient en contact. Krader (1956, p. 283) précise quant à lui que burhan est le nom mongol de Bouddha, et Znamenski (2005, p. 37) rajoute qu’il désigne « l’image de Bouddha », depuis que le bouddhisme est devenu la religion d’État de l’Empire Oïrot en 1616 (op. cit., p. 32). Ce terme, ainsi que la dénomination Üč-Kurbustan – qui apparaît dans la version H – furent employés dans le bourkhanisme pour désigner la divinité suprême qui dut envoyer Oïrot-Khan, le « messie altaïen » (Znamenski 1999, p. 229 & 2005, p. 37), mandaté pour unir et sauver le peuple altaïen (op. cit., p. 25). L’influence du bourkhanisme42 apparaît également dans l’épopée lorsque le dieu du Ciel n’accepte pas le retour de sa fille, après qu’elle a ranimé Altaj-Buučaj. En effet, elle a aidé un baatyr

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assassin de khans (tel Gengis-Khan), et celui-ci ne lui « rend » rien. Mais le dieu du Ciel lui donne tout de même sa fille. Ce geste, inattendu du point de vue de l’alliance matrimoniale, appelle deux remarques : tout d’abord, allant à l’encontre des pratiques chamaniques, certains commandements du bourkhanisme, comparables en cela à des pratiques bouddhiques, interdisent les sacrifices sanglants (Krader 1958, Mandelstam Balzer 2006-7, p. 89, Znamenski 1999, p. 230 & 2005, p. 37). Ainsi cette épopée, dans laquelle le dieu du Ciel se montre généreux envers le héros à qui il donne sa fille et cela malgré l’absence de sacrifice paraît soutenir les valeurs bourkhanistes. Parallèlement, cette image de divinité qui donne sans contrepartie peut de ce point de vue rappeler le dieu chrétien miséricordieux et qui ne reçoit pas d’offrandes43. C’est du moins là la représentation communément transmise par les missionnaires chrétiens pour contrer les pratiques animistes, et que l’on retrouve aujourd’hui dans le prosélytisme des différents courants protestants (matériaux de terrain 2010-2012). Notons également que la divinité chamanique issue du monde d’en-bas, Erlik, n’est jamais mentionnée, sauf dans la version D (p. 183). Le bourkhanisme rejette toute référence à ce personnage en lien étroit avec les chamanes44, qui apparaît en revanche très fréquemment dans les autres épopées altaïennes. La version D, qui elle, a été notée auprès d’un barde converti au christianisme, renvoie au christianisme, et Erlik y est présenté comme la divinité des Enfers (p. 183)…

Des références indirectes au christianisme orthodoxe

53 Le christianisme orthodoxe fut donc tout d’abord introduit par les Vieux-Croyants au XVIIIe siècle, mais ce sont les missionnaires orthodoxes de la Mission Spirituelle Altaïenne (Altajskaja Duhovnaja Missija) qui, au XIXe siècle, le propagèrent activement. Ils ouvrirent des écoles où l’on apprenait évidemment à écrire, et nous en trouvons vraisemblablement un écho dans la lettre que les femmes écrivent aux deux frères Aranaj et Šaranaj sur les plumes d’un canard. Avant l’arrivée des Russes, la langue altaïenne ne possédait pas d’écriture45, et les textes dont disposaient les lettrés étaient rédigés en uzuk-bičik, c’est-à-dire en mongol ancien. Ces lettrés, qui avaient étudié dans les monastères mongols, étaient appelés sudurčy, c’est-à-dire des personnes capables de lire des sudur, des soutras bouddhistes (Kos’min 2006-2007, p. 59), et seuls des hommes sont mentionnés. Peut-être devons-nous voir un lien entre les femmes qui trahissent le héros et les femmes indigènes qui embrassent l’orthodoxie, quittent leur village et apprennent à lire. Dans tous les cas, ce recours à l’écriture implique que les deux frères savent lire, et si les femmes ne maîtrisent pas l’écriture ancienne, cette lettre ne peut utiliser qu’un alphabet cyrillique.

54 Par ailleurs, Altaj-Buučaj lui-même a parfois un côté christique en raison de son ascendance divine : dans la version C (p. 5), son père est Kudaj46, et c’est précisément ce terme, encore utilisé aujourd’hui, que les missionnaires orthodoxes traduisent par Dieu (Potapov 1991, p. 245). D’autre part, l’image de la venue sur Terre du Fils de Dieu pourrait être également ici présente sous forme inversée, car la fille du Ciel est elle aussi capable d’accomplir des miracles comme celui de ranimer les morts – la reprise des thèmes chrétiens au prix d’une inversion est fréquente en Sibérie.

55 Ainsi, les représentations qui entourent Altaj-Buučaj intègrent tout en les transformant des éléments venant des différents systèmes religieux alors en concurrence dans la région. Si Altaj-Buučaj peut au début de ses aventures être pensé comme un zajsan, un

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chef local, assisté par son second, le demiči symbolisé par son cheval, ses traits font peu à peu apparaître en filigrane l’image d’un messie. Revenu à la vie, il libère son peuple prisonnier du joug de khans hostiles et de femmes infidèles. En effet, comme nous l’avons vu, Altaj-Buučaj, une fois ranimé, dépasse son statut de simple héros épique, il devient extraordinaire en prenant pour épouse la fille du Burhan céleste, et devient alors « gendre du Ciel » (version B, p. 494), ce qui le légitime – et ce qui n’est pas sans rappeler le chamane qui a lui une épouse esprit. Une fois marié avec la fille du Ciel, il pourrait être magnanime et ne pas assouvir sa vengeance, mais il décide malgré tout de se rendre justice, de se venger, ce qui fait de lui un baatyr (version H, p. 164). Ailleurs, il verra cette action comme une obligation (version C, p. 20), ce qui nous incite à voir dans la vengeance d’Altaj-Buučaj une mission que le héros doit accomplir. Dans l’un des textes, Altaj-Buučaj arrive même à vaincre Gengis-Khan, et sa sœur pleure le conquérant défait. La mission de notre héros serait alors de libérer les siens du joug d’un colonisateur. Restitué dans son contexte, le texte se comprend sur fond de millénarisme. Il faut rappeler que le mouvement bourkhaniste, en opposition forte au chamanisme et aux chamanes, s’est très largement appuyé sur les textes épiques. En outre, de nombreux bardes officiaient au sein du mouvement. La mission d’Altaj-Buučaj renvoie alors à celle de l’envoyé de Burhan, Oïrot-khan qui, selon la prophétie bourkhaniste, délivrera les Altaïens.

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NOTES

1. Six sous-groupes sont généralement considérés sous le nom générique d’Altaïens : il s’agit des Altaj-Kiži (74 238 personnes, les plus nombreux), des Télenghites (3712 personnes) et des Téléoutes (2643 personnes, qui vivent hors du territoire de la République), compris en tant qu’Altaïens du Sud, et des Tubalars (1965 personnes), des Tchelkanes (1181 personnes) et des Koumandines (2892 personnes), compris en tant qu’Altaïens du Nord. Source : http:// www.gks.ru/free_doc/new_site/perepis2010/croc/Documents/Vol4/pub-04-01.pdf 2. Les versions originales altaïennes constituent des poésies d’approximativement 650 à 1300 vers. 3. Altaj-Buučaj n’est jamais nommé khan (kaan) dans les textes, sauf indirectement dans la version C (p. 4, en russe). D’ailleurs, aucun héros épique altaïen n’est jamais qualifié de khan, selon les informations d’A. Konunov (folkloriste à l’Institut d’Altaïstique de Gorno-Altaïsk, le 19/02/2014). Dans les textes qui nous intéressent, le terme khan est employé pour désigner les adversaires du héros. Ces derniers sont présentés en tant qu’alyp dans la version H (p. 158), terme qui peut signifier héros (Baskakov 1947, p. 17). Ainsi, dans l’épopée de Maadaj-Kara, le héros est alternativement présenté en tant qu’alyp, kezer, baatyr ou külük (Surazakov 1973, p. 461). 4. Parfois, c’est en bravant l’interdit de s’approcher du lac noir, ou de la rivière que les femmes découvrent deux canards, qu’elles torturent pour savoir s’il y a âme qui vive dans les environs. Après avoir enduré maintes souffrances, le canard mâle indique la yourte d’Aranaj et Šaranaj. 5. Le terme altaïen mal désigne avant tout des troupeaux d’ovins et d’équidés. La version F (p. 79) indique par ailleurs que le héros possède également des vaches, ce qui n’est pas précisé dans les autres versions. 6. Les versions en altaïen emploient indistinctement les termes t’on et albaty, considérés comme des synonymes (Baskakov 1947), pour désigner le peuple d’Altaj-Buučaj. 7. Pour Surazakov (1961, p. 63), les deux femmes, restées seules avec les bêtes et les hommes à diriger, ne se sentent pas à l’abri des convoitises et désirent avoir un homme à proximité pour les protéger. 8. Les pouces des héros épiques altaïens concentrent généralement leur force voire leur âme (Potanin 1915, p. 12 / Surazakov 1961, p. 153 / idem 1973, p. 463) Ils ne sont cependant pas toujours pourvus de cette dernière, d’où leur immortalité. Amputer le héros de ses pouces revient donc à le mettre hors de combat. Par ailleurs, les pouces sont indispensables pour tirer à l’arc (communication de R. Hamayon). 9. Le fils naît en fonction des versions avant le combat, pendant, ou lors du trajet chez Aranaj et Šaranaj. Dans tous les cas, il est amputé ou mis à mort. 10. Au même titre que les pouces d’Altaj-Buučaj contiennent sa force, celle du nourrisson est concentrée dans ses jambes. Sans celles-ci, il ne pourra venger son père. 11. Nommée Ak-Èmegen « Femme Blanche » dans la version C. 12. Le Ciel est nommé Ak-Burhan (Bouddha Blanc, version C), Burhan-Khan (Bouddha Khan, version E), Teŋeri-kaan (Ciel Khan ou Khan Céleste, versions F et G) ou Üč-Kurbustan (trois Kurbustan, version H). 13. Les Altaïens contemporains ne savent comment traduire ce terme čaxyr, qu’ils rapprochent alors de leur terme čankyr « bleu », et qui rappelle le mongol cenher « bleu clair, bleu azur » (communication de R. Hamayon).

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14. La fille du Ciel est nommée Temene-Koo (ou Tevene-Koo, « grande aiguille élancée », versions B, D, E et G), Ak-Tadžy ((« Blanche Sucrée », version C), Altyn-D’üstük (Bague d’or, version F), et Altyn-Tana (Bouton d’or, version H). Selon Mostaert, le terme tadžy pourrait désigner une espèce de tissu de soie (1968, p. 639). Le terme serait-il à rapprocher de t’adgi, métathèse dépréciative de gi’t’at, « chinois » (idem), dans le sens où dans l’épopée de Maadaj-Kara, la femme du khan hostile Kara-Kula, fille de la divinité du monde inférieur Erlik, est nommée Kara-Taad’y ? 15. Dans la version G (p. 148), la jeune fille emploie une formule qui, selon Surazakov, se retrouve dans d’autres épopées, et renvoie l’image de sa pureté (1961, p. 154). 16. Désignation de la population Tuba du Nord de l’Altaï au moment de la notation. 17. Les versions B, C, D, F et H de l’épopée ont été notées auprès des Altai-Kiži et des Telenghites, vivant de l’élevage de chevaux, tandis que les versions A, E et G ont été notées auprès des Tuba, vivant de chasse et de cueillette. 18. La mort du héros et sa réanimation (par enjambement ou à l’aide d’un fichu) sont des éléments classiques des récits épiques turco-mongols. 19. Ce sont cependant des thèmes réguliers dans les épopées de Geser de tradition tibétaine (communication de R. Hamayon). 20. Malgré la présence systématique d’un cheval de combat, l’attitude guerrière du héros est plus ou moins mise en avant en fonction des versions et des zones géographiques de collecte. 21. Comme le fait remarquer Surazakov, la femme n’intervient pas directement dans les pourparlers avec les deux khans, elle envoie toujours sa fille (1961, 64). 22. La règle du lévirat, pratiqué en Altaï (Dyrenkova 1926, 256 / Šatinova 1981, pp. 21-22), voudrait que la femme d’Altaj-Buučaj soit donnée à son frère, mais il n’en a pas. 23. Il est tout à fait surprenant que Surazakov n’ait pas accordé plus d’importance à ces vers dans son analyse des épopées d’Altaj-Buučaj et n’ait aucunement envisagé la trahison des femmes sous l’angle de l’alliance matrimoniale. 24. Le terme èš signifie « compagnon, compagne, ami(e) » (Verbickij [1884] 2005, p. 214), et dans ce cas, algan èžim se traduit par « ma compagne prise », sans dénoter l’idée d’alliance matrimoniale (voir note 26). 25. Division administrative territoriale. 26. Chacun des deux termes de l’expression èš-nökör pris isolément (Verbickij [1884] 2005, p. 214, Baskakov 1947, p. 195, le premier, altaïen, le second emprunté au mongol nöhör) signifie « compagnon, compagne, ami(e) » et s’applique aux deux sexes, mais ne traduit pas l’idée d’alliance matrimoniale institutionnalisée – nöhör s’emploie aussi entre personnes de même sexe, pour désigner par exemple les compagnons d’armes de Gengis-Khan. Cette expression èš-nökör désigne communément l’époux, ou l’épouse, en altaïen et exprime avec affection l’idée sous- entendue de « compagnon pour la vie » (information de S. Karmandaeva). L’épouse prédestinée d’Altaj-Buučaj est ainsi présentée en opposition par rapport à sa « compagne prise » (voir note 24). 27. Instrument avec lequel les bardes de l’Altaï accompagnaient leur épopée en chant de gorge. 28. Baskakov traduit le terme berü par sacrifice (1947, p. 30). 29. Le père de la femme prédestinée est présenté ici comme une divinité à laquelle on « rend » après la chasse. 30. Dans les épopées bouriates, ce fichu buulaši qui ressuscite les morts est le cadeau de mariage du frère de la mariée, redoublement de celui de sa femme (Hamayon 1990, pp. 230 et 241). Il rappelle la vertu réanimatrice de l’épouse des « épopées à sœur ». Est-ce que ce serait également le cas dans l’Altaï ? 31. Du verbe altaïen alar, prendre, auquel sont ajoutés un suffixe de réciprocité -yš et un suffixe de négation -bas, donnant littéralement : [ils] ne prendront point l’un à l’autre. Baskakov traduit le terme ainsi : « interdit de mariage à l’intérieur du clan » (1947, p. 17). 32. Mes remerciements à J.-L. Lambert pour ses informations à ce sujet.

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33. Les Vieux-Croyants, après le schisme de l’église orthodoxe provoqué par les réformes du Patriarche Nikon en 1653, s’exilèrent par milliers en Sibérie, notamment dans certaines vallées isolées de l’Altaï à la fin du XVIIIe siècle. 34. Selon Znamenski, le folklore épique « dwells on the nostalgia for a ‘golden past’ and myths about powerful ancestors » (2005, p. 35). Par ailleurs, les héros épiques ne seraient pas issus du panthéon chamanique, et le barde, occupant une place importante au sein de la société altaïenne, aurait fréquemment pallié aux manques idéologiques et curatifs du chamanisme (idem, p. 36). 35. Cet emploi particulier du terme peut marquer l’absence de khan altaïen, tout en évoquant le désir potentiel d’en avoir un issu des Altaïens. 36. Le terme demiči se compose du terme d’em, qui signifie « proie de prédateur » et « poison » (Verbickij [1884] 2005, p. 91) suivi du suffixe d’agent -či. Il aurait pu à l’origine désigner les personnes en charge de la préparation du poison pour la chasse. Les homologues des demiči sont nommés paštyk (du terme paš/baš « tête ») au sein des populations du Nord de l’Altaï. Ils exercent au niveau de l’ajmak, entendu à l’époque comme regroupement de yourtes issues de clans différents dans une même vallée. 37. Krader affirme que ce nom et ce concept étaient hérités des Mongols et des Kalmouks, preuve de leurs contacts avec les Altaïens (1953, p. 284). 38. Cette pratique magique très répandue chez les populations turco-mongoles nécessite l’emploi d’une pierre-à-pluie d’ada-taš, qui n’est pas toujours mentionnée dans l’épopée analysée ici. 39. Le foie est chez les Altaïens l’organe vital avant même le cœur, on dira ainsi d’une personne « bonne » qu’elle « a du foie ». Dans l’une des légendes rapportées par Verbickij, l’envoyé d’Ülgen sur Terre pour apprendre aux êtres vivants l’existence de la mort, commence par annoncer à une femme que son « foie noir sera différent » (1893, p. 129). La couleur noire de l’organe correspondra-t-elle à un présage de mort ? 40. C’est également le nom donné au ciel chez les Mongols. 41. Ülgen possède un nombre variable de filles, sept ou neuf en fonction du chamane interrogé (Potapov 1991, p. 247). Le chamane pendant son rite recevait d’elles l’inspiration (vnušenija) (Anohin 1924, p. 12). 42. Les mentions de Teŋeri-Khan (Ciel Khan, versions G et H), même si elles sont susceptibles de relever du bourkhanisme, sont également des témoignages résiduels du tengrisme dans la région. Dans les versions A et B, le terme de « Ciel » apparaît, malheureusement nous ne disposons pas des versions en langue vernaculaire. 43. Dans les pratiques religieuses altaïennes, des rubans de couleurs claires sont offerts aux divinités, des aliments blancs (farineux, laitages) sont versés dans le feu et l’on fait des aspersions de lait. 44. Le bourkhanisme s’opposait au chamanisme et à la présence russe ; Anohin mentionne que les Altaïens comparaient l’activité des fils d’Erlik avec celle des commissaires de police rurale du système administratif russe (1924, p. 7). 45. Le premier alphabet altaïen, basé sur l’écriture cyrillique, fut créé par Verbickij et Landišev, aidés par les missionnaires indigènes Čevalkov et Štigašev (Znamenski 1999, p. 215). 46. Le terme Kudaj est issu du persan et signifie dieu (Anohin 1924, p. 9, Potapov 1991, p. 298).

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RÉSUMÉS

L’analyse, basée sur huit versions de l’épopée altaïenne d’Altaj-Buučaj, montre que ce texte intègre tout en les transformant des éléments venant des différents systèmes religieux (chamanisme, bourkhanisme, bouddhisme, orthodoxie) alors en concurrence dans cette région. Si Altaj-Buučaj au début de ses aventures peut être pensé comme un chef local, assisté par son auxiliaire, ses traits laissent peu à peu apparaître en filigrane l’image d’un messie ; le texte se comprend alors sur fond de millénarisme et la mission d’Altaj-Buučaj renvoie à celle de l’envoyé de Burhan, qui, selon la prophétie bourkhaniste, viendra délivrer les Altaïens de l’avancée coloniale russe.

This analysis is based on eight versions of the Altaian heroic epic of Altai-Buuchai. It shows that the text integrates some elements rooted in different religious systems (shamanism, burkhanism, Buddhism, orthodoxy), competing between each other at this time in the region. Even though it is conceivable at first to comprehend Altai-Buuchai as a local chief supported by his assistant, one can observe that the figure of a messiah progressively emerges: it is then possible to understand the text from a Millenarian point of view. Altai-Buuchai’s mission echoes those of Burhan’s messenger who, from the burkhanist prophecy, will deliver the Altaians from Russian colonization.

INDEX

Mots-clés : épopée, politique, Altaï, bourkhanisme, millénarisme, colonisation, Sibérie Keywords : epic, politic, Altai, burkhanism, millenarism, colonization, Siberia

AUTEUR

CLÉMENT JACQUEMOUD Clément Jacquemoud est doctorant à l’École Pratique des Hautes Études et rattaché au GSRL (UMR 8582). Il prépare une thèse consacrée à l’étude de l’épopée altaïenne et travaille en collaboration avec le Centre Franco-Russe de Moscou (USR 3060).

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L’expression politique dans une version de Camara Laye de l’épopée mandingue Political expression in le Maître de la Parole, a version by Camara Laye of the Manding epic Sundjata

Mamadou Kouyaté

Introduction

1 Notre contribution voudrait compléter l’image déjà très diverse et riche construite par cette Journée d’étude en rappelant l’existence et l’efficacité politique en Afrique d’une autre forme de l’épique contemporain, aux antipodes de la polyphonie du « travail épique » puisqu’il s’agit d’un instrument de résistance. Ce que l’on va décrire ici n’est en effet ni le travail épique qui se repose sur la confusion pour faire surgir le nouveau, ni le discours thuriféraire du pouvoir qui s’appuie sur le texte traditionnel pour exalter les nouveaux dirigeants. Camara Laye utilise l’épique traditionnel comme arme de combat, outil de lutte contre le pouvoir qui se met en place, instrument de la conscience politique et appui de la résistance. C’est là une option inverse de celle, bien connue, que représente l’utilisation de l’épique pour asseoir la légitimité du pouvoir en place : Alpha Barry (2011) a rappelé avec force la « manipulation », grâce à laquelle les textes épiques traditionnels deviennent le moyen d’une justification et d’une glorification du nouveau pouvoir. On est là dans le monologique, l’axiologique. Mais il nous semble important de montrer que dans ce même registre monologique, les auteurs africains ont pu au contraire tracer un horizon à l’action politique de résistance : non plus la justification, mais la dénonciation. Le plus intéressant est peut- être que ces textes s’appuient en apparence sur les mêmes procédés que ceux décrits par Goyet (parallèles, antithèses et homologies). La seule différence, qui vient souligner la spécificité du travail épique a contrario, tient au fait que ces parallèles sont ici statiques. Le texte traditionnel est utilisé comme structure connue, qui permet de lire

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la situation politique contemporaine de façon axiologique sans risque de se tromper. Camara Laye, nous allons le montrer, trace à ses concitoyens un chemin difficile, mais clair, appuyé qu’il est sur une réutilisation – un réinvestissement – des oppositions de l’épopée ancienne.

2 En 1961, la plupart des pays africains accèdent à la souveraineté nationale. L’Afrique entre dans l’ère des indépendances avec à la tête des États de jeunes patriotes sans expérience de l’exercice du pouvoir. Ces nouveaux dirigeants éprouvent des difficultés dans la gestion du pouvoir politique et dans le choix de la voie à suivre à une période où le monde était clivé en deux blocs idéologiques : l’Est et l’Ouest. C’est dans la même période que des intellectuels francophones africains accordent un intérêt de plus en plus grand aux traditions orales de leur pays. Dans ce contexte, le Manding, qui couvre l’ensemble de la zone sahélienne et de la savane avec une unité culturelle traditionnelle pleine de vitalité, est particulièrement à l’honneur auprès des chercheurs maliens et guinéens. Ainsi, Djibril Tamsir Niane recueille, transcrit, traduit et publie l’épopée de Soundjata qui a marqué l’histoire du Manding. Depuis cette date, les récits de la vie des héros africains entrent dans la littérature écrite en s’inscrivant dans le sens des préoccupations de l’Africain moderne. L’usage le plus courant est celui, décrit par Barry, d’une « manipulation » à fins de justification du nouveau pouvoir.

3 […] avec l’accession des anciennes colonies françaises d’Afrique à l’indépendance nationale dans les années soixante et la montée du nationalisme autour du parti unique, on procède dans plusieurs États africains à la manipulation des récits épiques traditionnels à des fins politiques. (Barry 2011, p. 21)

4 Ceci s’explique par deux éléments fondamentaux de la situation politique de l’époque : l’émergence du parti unique dans le champ politique africain d’une part et la mainmise du parti sur l’ensemble des productions culturelles et/ou traditionnelles d’autre part. Dès lors, on comprend que « les récits historiques des griots sont élaborés pour donner une dimension historique à une relation sociale ou politique contemporaine, voire la valider » (Jansen 2004, p. 31). Pour ces pouvoirs mobilisateurs, la tradition orale épique va être largement reprise à des fins de propagande politique.

5 Mais c’est bien autrement que valeur héroïque et contenu politique font corps dans le Maître de la Parole Kouma Lafôlô Kouma, réécriture de l’épopée mandingue par Camara Laye. Là, il s’agit au contraire de donner aux Africains le moyen de contrer cette propagande politique en utilisant le même matériau. De quelle façon l’épopée peut-elle nourrir la réflexion sur les grandes questions politiques ? Quelles sont les scènes narratives qui permettent d’appréhender l’incursion de la politique dans le récit épique ? Sur la surface du texte, quels sont les choix politiques suggérés et les problèmes politiques africains contemporains abordés ?

Contexte historique

6 Avec l’avènement de l’indépendance des pays africains, les partis politiques cessent de jouer le rôle qui leur était assigné pendant la période coloniale. En effet, créés pour « canaliser les suffrages » (Jackson 1978), les partis politiques cessent d’être, pour reprendre Frantz Fanon, « l’expression directe des masses ». Dans leur majorité, les pays africains nouvellement indépendants adoptent le parti unique qui « double l’administration et la police et confronte les masses non pour assurer leur réelle participation aux affaires de la nation, mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d’elles

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obéissance et discipline » (Fanon 1968, p. 121). Confondu avec le pouvoir, le parti devient une arme aux mains des nouvelles bourgeoisies administratives pour se maintenir au pouvoir au lieu de faire face aux préoccupations des peuples africains qui sont surpris par la tournure des événements. Le désenchantement les traumatise et les affecte par l’émergence des arrestations arbitraires, des complots imaginaires, des assassinats, des détournements de deniers publics… qui débouchent dans les années soixante-dix sur l’irruption sur la scène politique des régimes militaires en Afrique.

7 À l’instar d’autres régimes du continent africain, l’État guinéen s’érige en une dictature, pratiquant la répression. Des centaines de milliers de Guinéens prennent la route de l’exil. Une telle situation devient pour Camara Laye une obsession. L’auteur choisit l’écriture pour exposer ses points de vue et critiquer des hypothèses produites alors par Ahmed Sékou Touré, premier président de la Guinée.

8 En 1978, le Maître de la Parole Kouma Lafôlô Kouma paraît à la librairie Plon. D’emblée, cette version de Camara Laye semble se nourrir des dérives autoritaires des régimes politiques africains – surtout celui de la Guinée – pour les fustiger. En effet, elle apparaît comme la résultante des récriminations et des réflexions politiques de l’auteur qui connaît déjà les difficultés de la vie en exil au moment de la rédaction du livre. Alors que l’œuvre de Camara Laye porte sur l’épopée mandingue, plusieurs passages sont des critiques explicites et directes adressées aux hommes politiques africains : Ils font de la politique une entreprise sanglante. Ils affament nos peuples, exilent nos cadres, sèment la mort ! Ils ne font pas la politique pour le progrès des peuples africains, mais pour la régression de ces peuples. Ils ne servent pas l’Afrique ; ils se servent de l’Afrique ; ils ne sont pas précisément des bâtisseurs, des organisateurs, des administrateurs de cités, mais des geôliers qui se comportent avec les femmes, les hommes, les enfants de nos peuples, comme avec du bétail. […] (Laye 1978, pp. 34-35).

9 Mais nous allons voir que Camara Laye n’en reste pas à la dénonciation globale. Il met en place un discours qui non seulement invite à la résistance, mais permet de la justifier. En somme, il retourne l’épopée contre l’emploi qui en est fait ailleurs pour justifier les pouvoirs en place.

Jalons théoriques

10 En prélude à notre analyse, nous allons essayer de bâtir le socle théorique de notre exposé autour de deux notions : épopée et politique. Évidemment, nous n’avons pas l’intention d’entrer dans des considérations théoriques qui dépassent largement le cadre de ce travail. Nous ferons simplement référence au Grand Robert de la langue française (Ray 2001, p. 11) qui définit l’épopée comme un « long poème (et plus tard, parfois, récit en prose de style élevé) où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l’histoire, et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait. » Toutefois, Barry (2011, p. 57) soutient : Qu’on parle de référence à un passé primordial conçu comme lieu de mémoire ou de production de l’idéologie, l’essentiel est de considérer que les dimensions politiques et éthiques sont prédominantes dans toute épopée.

11 Pour le mot « politique », la racine grecque « polis » qui signifie cité, lui confère son sens commun de « art de gérer la cité ». Mais la forme adjectivale du mot « politique » réfère à deux substantifs de genres différents comme l’a bien distingué Philippe Braud : le politique et la politique (Braud 1992). Le politique étant le domaine de l’action et des

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rapports de pouvoir ; la politique, la pratique de la parole et de la représentation symbolique.

12 En effet, la parole ne constitue-t-elle pas l’un des instruments les plus importants de conquête et de conservation du pouvoir ? Depuis Austin, nous savons que « dire, c’est faire » (Austin 1970) ; la parole, le langage, n’est plus un moyen de communication réduit à sa dimension locutoire, mais un instrument d`action fortement marqué par ses fonctions illocutoires, voire perlocutoires (Searle 1972)1. Comme si elle voulait concilier les deux pôles du concept politique, Bonnafous le définit comme « une lutte pour l’appropriation de signes-pouvoir » (Bonnafous 1995, p. 68). Dès lors, le politique n’est pas simplement circonscrit aux acteurs directs que sont les responsables politiques, mais il inclut aussi leurs cibles, à savoir, le citoyen ou le peuple tout court.

13 Dans notre perspective d’analyse du contenu politique de l’épopée, nous combinerons les définitions de Braud et de Bonnafous car au Manding, le pouvoir politique s’acquiert de deux manières : le mansaya2 et le famaya3. La première repose sur les principes de l’héritage, terrain d’épanouissement de la parole coutumière avec sa représentation symbolique. Quant à la seconde, elle découle de la guerre, de l’épreuve de force et de la violence pour l’appropriation des signes du pouvoir.

Les parallèles comme lieux d’expression de la politique

Le parallèle-homologie4 dans le Maître de la parole

14 Goyet (2006) montre comment les parallèles-homologies sont le moyen de faire apparaître les enjeux de situations politiques confuses. Deux cas de parallèle-homologie permettent de faire surgir une vision claire des adversaires dans Le Maître de la parole.

L’exil

15 Le premier exil est celui du héros du récit : Soundjata. En effet, à peine venait-il de recouvrer l’usage de ses jambes qu’il devient l’ennemi à abattre. Pour y parvenir, la reine mère Fatoumata Bérété s’ingénie à organiser des manœuvres en vue de démoraliser et d’intimider le prince et son entourage. Elle ravit d’abord son griot à Soundjata, puis elle pousse le roi Dakaran Touman à envoyer Balla Fassali en Ambassade à Soso. Ainsi use-t-elle de tous les stratagèmes pour que Soundjata ne fasse pas ombrage au roi. Préférant se mettre à l’abri de la persécution, Soundjata quitte alors le Manding en compagnie des siens.

16 Parallèlement, Soumaoro, qui s’était emparé du pouvoir, puis a été chassé du Manding, se réfugie dans une grotte de la montagne de Koulikoro où il disparaît, échappant ainsi à ses poursuivants.

17 Si on observe que les deux personnages fuient devant le déploiement d’une force coercitive et oppressive pour préserver leur vie, l’examen de leur situation symétrique révèle que le parallèle-homologie s’installe dans un jeu de contraires. En effet, l’exil réussit à Soundjata qui y a puisé et/ou trouvé les forces nécessaires pour son émergence sur la scène du pouvoir au Manding. De ce point de vue, l’exil apparaît comme un ressort qui propulse le héros sur le devant de la scène de commandement alors que pour Soumaoro, le chemin de l’exil traduit l’échec dans la conquête du

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pouvoir. Soumaoro est la cause de sa propre chute. Il paie les conséquences de son aventure incestueuse qui l’a poussé à accaparer l’épouse de son neveu Fakoli. Ainsi a-t- il transgressé un important interdit dans la communauté maninka. Le narrateur présente la grotte qui est le lieu d’exil de Soumaoro comme étant celui de la rencontre avec la mort. Ce refuge rappelle-t-il symboliquement la tombe puisque Soumaoro qui est présenté comme l’incarnation du mal n’en sortira plus ?

18 Cette présentation conforte la thèse selon laquelle Soundjata est l’élu du peuple. Cela est un trait distinctif qui participe de la construction du héros. Dans le miroir de l’histoire, Soundjata est le libérateur de son peuple. Ce n’est donc pas pour rien que les griots du Mali, à la faveur de l’indépendance, ont vu en Modibo Keïta un digne descendant de Soundjata.

19 Bien plus, en mettant la situation d’exil que nous venons de décrire en relation avec la pratique en cours au moment de la parution de l’œuvre, on observe que la métaphore de la guerre peut nous servir de fil conducteur pour comprendre, qu’après l’indépendance, bien des Africains ont été contraints à prendre le chemin de l’exil qui est une des conséquences des dictatures naissantes. Et Camara Laye, qui connut l’exil, établit dans son ouvrage la relation entre la fin de Soumaoro et celle des dictateurs africains : « ainsi, Soumaoro finit dans cette grotte, comme périssent tous les tyrans de la terre, abandonné et haï de tout le monde… » (Camara 1978, p. 225). Selon Valérie Thiers-Thiam (2004), Soumaoro renvoie de manière voilée à Sékou Touré. L’épopée mandingue est adaptée à la situation politique, les dirigeants sont dénoncés dans l’œuvre de Camara Laye.

La bataille : de Dô-Kamissa à Soumaoro

20 Deux épisodes de bataille mettent en scène deux personnages dans des situations différentes : Dô-Kamissa et Soumaoro qui semblent se rapprocher en maints points. Leur homologie se concrétise dans ce qui les caractérise. En effet, la nature les a dotés de pouvoirs surnaturels.

21 Dô-Kamissa incarnait le buffle de Dô qui tua de nombreux chasseurs et simbon ou maîtres-chasseurs et détruisit des champs promus à de belles récoltes. Ainsi, Dô et son roi firent les frais de la condition d’exclus qui frappait cette vieille femme dans le partage de l’héritage paternel. Dô-Kamissa, qui était invulnérable, pouvait également se métamorphoser.

22 Tout comme Dô-Kamissa, Soumaoro, qui était un protégé des génies, jouissait d’autant de secrets. C’était un conquérant à la tête d’une impressionnante et redoutable armée, qui chassa le roi du Manding et occupa son territoire. Se montrant invulnérable et impitoyable sur le champ de bataille, le personnage de Soumaoro est dépeint en expliquant qu’il avait orné le mur de sa maison de peaux humaines, surtout de peaux de rois insoumis défaits.

23 À Dô, le problème du buffle fut si préoccupant que le roi lança un appel à tous les grands et puissants chasseurs de la contrée en vue de débarrasser son royaume de l’animal dangereux. La promesse d’une forte récompense fut faite au vainqueur. Deux jeunes chasseurs réussirent à s’introduire dans les bonnes grâces de Dô-Kamissa qui leur livra le secret de l’arme fatale grâce à laquelle on pouvait l’abattre. C’est ainsi que ceux-ci parvinrent à tuer le fameux buffle de Dô au cours d’une rude bataille comme le révèle cet extrait qui évoque ses derniers moments :

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Moké Dantouman filait comme un bolide. [ …] Tout à coup, il s’aperçut qu’il ne pourrait plus soutenir ce train d’enfer. Son dernier atout : l’œuf, était dans sa gibecière ; il le prit et le jeta derrière lui. L’œuf se transforma instantanément en une grande mare boueuse ; l’animal fonçait, ses pattes s’empêtrèrent dans la mare boueuse – était-ce sa force magique qui le quittait ? – il s’abattit brutalement dans la mare et, comme flottant sur l’eau, il meugla plus fort et plus longuement. Ce meuglement rauque, il l’attendait et il l’entendait, il n’attendait et n’entendait que lui, mais il le surprit, il le perça comme s’il ne l’attendait pas et ne l’entendait pas. C’était comme un meuglement de détresse ; et son cœur se glaça. Courageusement, il prit son arc et l’acheva... le buffle de Dô s’abattit pour toujours… (Laye 1978, pp. 53-54)

24 Dans une autre scène de bataille, pour combattre Soumaoro, Soundjata rassemble et mobilise tous les rois révoltés de la savane. Le secret de l’invulnérabilité du roi soso est obtenu par Nan Triban qui le livra à son frère avant la bataille de Kirina. Ainsi, au cours de l’affrontement, Soumaoro abandonne le combat lorsqu’il est atteint par la flèche mortelle. Cet extrait décrit l’ambiance qui s’en suivit : […] Soumaoro trembla, de la tête aux pieds il trembla. Sa puissance magique, de lui, s’était-elle envolée ? Sans doute. Il poussa un cri déchirant et leva son regard implorant vers le ciel ; […] Son esprit obnubilé par la frayeur était cependant alerte. Aussi, détournant la tête de cette aberrante conjonction, il fit se cabrer sa monture en l’éperonnant violemment, puis, il s’enfuit ! (Laye 1978, p. 220)

25 Il se dirige alors droit vers la grotte béante de la montagne de Koulikoro pour s’y engouffrer. Dans les deux cas, se trament dans la narration la mobilisation de forces occultes et non occultes, le combat, la manifestation de la métamorphose et l’exhibition de l’arme fatale de la mort. Les deux personnages constituaient des menaces, étaient des fléaux pour leur village et leur pays : le buffle, qui mutilait, détruisait et tuait, et le tyran qui chassait, soumettait et tuait. Leur fin consacre le début d’une nouvelle ère : celle de la paix sociale et de la concorde. Ainsi, l’espoir perdu renaît-il des cendres de la guerre et /ou de la bataille. Qu’il s’agisse de la lutte entre le buffle et les chasseurs ou de la bataille de Kirina, les forces occultes et armes fatales dans leur déploiement participent du rapprochement des deux situations parallèles dans lesquelles émergèrent deux obstacles à la réalisation de l’ambition du peuple.

Le parallèle-différence5 : une relecture de l’échelle des valeurs dans le Maître de la parole

26 Pour Goyet, les parallèles-différences sont le moyen de l’émergence du nouveau, par la confrontation incessante de positions politiques montrées comme toutes tenables (polyphonie). Dans notre cas, les choses sont assez différentes, mais pas moins efficaces. La différence fondamentale est que dans le Maître de la parole, le jugement axiologique n’est jamais difficile : les positions ne sont pas toutes tenables. Au contraire, Camara Laye s’appuie sur l’autorité du texte ancien pour privilégier un des éléments du couple d’opposés. Nous le montrerons sur trois couples de personnages essentiels du texte. Notre analyse porte sur l’évaluation des personnages qui sont mis en parallèle dans la hiérarchie des valeurs.

Dans la famille royale : les femmes, Fatoumata / Sogolon

27 Fatoumata Bérété, la première épouse du roi, est issue d’une famille maraboutique. Elle est la mère de Dankaran Touman et est à l’origine de toutes les intrigues orchestrées

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contre Soundjata. C’est pourquoi elle « n’était pas sans grande réjouissance devant l’infirmité de Diata. » (Laye 1978, p. 134). Elle est jalouse de Sogolon et rumine la prédiction de l’oracle qui est faite en faveur du fils de celle-ci. Face à Fatoumata, Sogolon qui est une princesse de naissance, adopte des comportements radicalement différents. Elle est montrée comme généreuse, sans ambiguïté, alors que Fatoumata est le prototype même de la méchante femme. D’ailleurs, dans l’imaginaire populaire, les Maninka pensent que c’est en récompense de sa bonté que Dieu a redonné l’usage des jambes à son fils. À l’acharnement dont elle est l’objet de la part de sa co-épouse, Sogolon n’oppose que le mutisme. Si chacune des deux femmes possède un clan de sorcières, Sogolon elle-même est une sorcière reconnue qui a bénéficié d’un transfert de pouvoirs surnaturels de la part de son double Dô-Kamissa. Cette dernière était l’incarnation d’un buffle qui a tué de nombreux chasseurs et détruit les récoltes de Dô. Mais Fatoumata, en dehors de son accointance avec des complices (acquis à sa cause) sur fond d’élaboration de plans sordides pour l’élimination de, n’est que l’ombre de celle-ci. Ainsi, à tout point de vue, Sogolon apparaît dans la diégèse comme étant le contraire de Fatoumata. Il n’y a pas ici la « confusion des valeurs » dont parle Goyet, il n’est pas possible de donner une valeur égale à l’action Fatoumata : on n’est pas dans la polyphonie du travail épique, mais dans une autre efficacité, qui est une sorte de miroir de l’efficacité du texte de propagande. L’épopée ici sert à déconstruire la version officielle, c’est un texte de combat (et le public des années 1970 ne s’y est pas trompé, ni en Europe ni en Afrique : Le Maître de la parole a bien été vu comme un texte de résistance)6.

Dans la famille royale : les enfants, Dankaran Touman / Soundjata

28 Sans doute est-il important de préciser qu’au Manding, le prénom de la mère précède celui de l’enfant. Nous ne traiterons pas des explications qui sont à la base d’une telle pratique dans notre article.

29 Dankaran Touman est le fils aîné, qui accéda au trône aussitôt après la mort du roi comme le voulait la coutume, imita la haine de sa mère et la dirigea contre son demi- frère. Cette haine le pousse à ravir à celui-ci son griot. Mais « en enlevant à Diata son griot, à quels sentiments, à quelles raisons politiques pouvait obéir Mansa Dankaran Touman ? » (Laye 1978, p. 153) s’interroge le narrateur dans l’œuvre de Camara Laye. Manifestement, l’acte apparaît comme une façon d’outrer Soundjata dont la présence est perçue comme une menace pour le pouvoir.

30 Sur l’axe de la compétition qu’induit le fadenya7 au Manding, Dankaran Touman face à Soundjata n’a pas le sens de l’honneur et il lui manque l’épaisseur nécessaire pour le dépasser. En effet, il apparaît comme une simple marionnette dirigée par sa mère alors que même si Soundjata reste obéissant à sa mère, il assume dans sa plénitude les fonctions d’homme prétendant au pouvoir et d’artisan de son destin.

31 D’autres qualités différencient les deux enfants. Dankaran Touman est un homme qui force le destin, mais il ne possède aucun pouvoir occulte, aucune armée tandis que Soundjata, guerrier intrépide qui n’accepte pas la défaite se présente sous le jour d’un Nakaman c’est-à-dire né pour accomplir une grande action. Et tout porte à croire qu’il a réussi en partie grâce aux sages conseils de sa mère.

32 L’échelle des valeurs, au sein de laquelle s’inscrit Soundjata, est fondée sur une conception exigeante de l’honneur, de la virilité et de la fermeté qui s’accompagne d’un

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sens aigu de sa valeur personnelle. C’est par son courage qu’il accède au titre de simbon c’est-à-dire maître-chasseur doublé de celui de chef de guerre ou précisément de kankôrô sigui8 du roi à Mema.

33 Si les deux personnages sont nés princes, rien ne prédestinait Dankaran Touman au pouvoir parce qu’il est dominé par une couardise sans borne. C’est à partir de Mema que Soundjata apprend qu’il a fui son royaume en le livrant à la merci du despote Soumaoro. À l’appel des siens, Soundjata retourne au Manding pour libérer sa terre natale soumise à une dictature hégémonique.

34 Le personnage de Dankaran Touman demeure terne durant sa vie alors que Soundjata brille et connaît la gloire. On peut observer que chacun des deux est en quelque sorte l’ombre de l’autorité maternelle qui lui a servi de tremplin. La situation symétrique des mères resurgit et se reflète dans la position adoptée par les enfants.

Dans l’espace des guerriers : le parallèle Soundjata / Soumaoro

35 Soundjata et Soumaoro sont deux êtres aux naissances extraordinaires. En effet, selon la tradition populaire, le premier est né d’une femme qui est le double de la femme- buffle tandis que le second est à la fois la progéniture de trois mères différentes. Ce qui explique leur puissance surnaturelle. Autant que Soundjata, Soumaoro dispose de grands pouvoirs surtout de se rendre invisible et de se métamorphoser. Par exemple, ce dernier décline à sa favorite dans l’extrait suivant ses multiples possibilités de métamorphoses en ces termes : Je n’ai pas qu’un génie Nâna Triban, j’en ai soixante-trois ! Je peux prendre la forme de soixante-trois choses différentes. (Laye 1978, p. 183)

36 Avec un si grand nombre de génies voués à sa cause, Soumaoro apparaît comme un homme redoutable. Plus loin, le narrateur déclare que Soumaoro a le pouvoir de disparaître du champ de bataille : Hors de lui, Diata arracha son sabre du fourreau et, le front bas, il poussa un fulgurant cri de guerre, puis comme un éclair, il fonça sur Soumaoro ; mais, en levant le sabre pour le fendre en deux, il s’avisa que le souverain de Sosso, brusquement avait disparu. Où s’en était-il allé ? Il ne le savait pas… (Laye 1978, p. 205)

37 De cette révélation, on peut déduire que défaire le pouvoir du Souverain de Sosso requiert la mobilisation de puissants moyens occultes ainsi qu’une armée puissante. La mise en opposition des deux personnages dans le récit tourne autour de leur convoitise pour le trône. Ici, il convient de souligner que Soundjata est l’héritier légitime du trône en raison des prophéties de l’oracle, alors que Soumaoro est un ravisseur.

38 Dans l’axe de la conquête du pouvoir, les deux prétendants évoluent sous des signes différents. Soundjata dispose de deux atouts : le destin prophétique et la mobilisation d’une armée suffisamment motivée et acquise à sa cause pour la reconquête du Manding. Quant à Soumaoro, il est un chef de guerre solitaire et sanguinaire qui ne compte que sur ses exploits personnels pour se hisser au rang des mansa au Manding.

39 En s’appuyant sur le passé pour épingler les dirigeants africains de la période postcoloniale, Camara Laye montre le choix qui s’offre au lecteur. Soumaoro est comme l’incarnation de la dictature aveugle, une pratique qu’affectionnent les dirigeants, tandis que Soundjata se présente sous le charme de la démocratie qu’il symbolise, car il est à la base de la construction du premier instrument juridique qui a consacré la

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régulation de la vie au Manding : la charte de Kourou-ke-foua. Ce document qui construit l’architecture de « la démocratie » est la synthèse des philosophies, des modes de pensée et des règles de vie du Manding9.

40 La libération et le rassemblement du peuple mandén qui s’opèrent sous Soundjata ne manquent pas d’admirateurs parmi les leaders politiques qui clamaient l’unité nationale et plus loin encore l’union africaine. De ce point de vue, le parallèle- différence éclaire encore un choix politique.

41 À l’opposé, derrière la représentation du personnage de Soumaoro se dessine la figure d’un chef rebelle comme il en existe dans l’Afrique contemporaine. Mais la voie de la rébellion armée pour s’emparer du pouvoir et s’y installer durablement n’est pas acceptée. Sa condamnation est la raison pour laquelle Soumaoro ne réussit pas. Il en résulte une conception de la politique africaine dans laquelle la rébellion est vigoureusement condamnée. En revanche, aux antipodes se trouve la démocratie, vivement saluée quelle que soit sa forme.

Conclusion

42 À travers l’exemple de Camara Laye dans le Maître de la Parole, nous avons mis en évidence la possibilité d’une autre relation entre épopée et politique. L’épopée peut servir de couloir à la politique non pas seulement à des fins de propagande, mais bien aussi comme arme de lutte. En opérant une sorte de déconstruction, ce parcours a permis de comprendre les raisons de la fortune de l’épopée en Afrique. En effet, les vertus mobilisatrices consacrent pour une large part la reprise de la tradition orale épique pour servir des impératifs d’ordre idéologique et politique. À côté de l’utilisation par des dirigeants africains en mal de modèles pour cristalliser autour de leur personne l’enthousiasme des peuples, on trouve des textes qui permettent au contraire d’ancrer la revendication dans les modèles anciens, avec une très grande efficacité.

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NOTES

1. Dans le cadre de la théorie des actes de langages conçue par Searle, chaque énoncé comporte un aspect locutoire, un aspect illocutoire et un aspect perlocutoire. L’aspect locutoire renvoie aux caractéristiques syntaxiques et sémantiques « objectives » de l’énoncé, l’aspect illocutoire à la valeur d’acte que prend l’énoncé et l’aspect perlocutoire l’effet concret que produit l’énoncé dans le monde réel, ou encore le taux de succès ou d’efficacité de cet énoncé. 2. La royauté. 3. La chefferie par la force. 4. Quand nous parlons des parallèles-homologies, nous faisons référence à la mise au point théorique de Florence Goyet (2006) sur le travail épique qui est l’articulation des divers parallèles : parallèle-homologie ou parallèle-différence. Les parallèles-homologies constituent le redoublement d’un récit afin « d’en dégager les implications profondes » (2006, p. 20). 5. Contrairement aux parallèles-homologies, et toujours en référence à Goyet (2006), il s’agit de parallèles-différences entre des personnages qui « permettent de mieux saisir les différences entre eux, sur fond de ressemblance » (2006, p. 20).

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6. F. Goyet parle de ce type de textes épiques « de combat » dans son article « La victoire des vaincus » (2009). 7. Dans la société extrêmement compétitive des Malinké, les réalisations de chaque personne se mesurent à l’aune de l’héritage ancestral, de la renommée (tↄgↄ) conquise par le père (Kéïta 1995, p. 29). 8. Expression maninka signifiant vice-roi. 9. Pour les chercheurs du Centre d’Études Linguistiques et Historiques (CELHTO) la charte est « aux sources d’une pensée politique en Afrique » (CELHTO 2008)

RÉSUMÉS

Cet article cherche à comprendre comment construction des valeurs héroïques et contenu politique font corps dans le Maître de la Parole, version de l’épopée mandingue Soundjata rédigée par Camara Laye. Le texte épique traditionnel est ici utilisé comme arme de combat contre le pouvoir, appui de la résistance. Ce texte fait en apparence appel aux mêmes procédés que ceux décrits par F. Goyet (antithèses et homologies). La différence, qui vient souligner la spécificité du travail épique a contrario, tient au fait que ces parallèles sont ici statiques. Le texte traditionnel est utilisé comme structure connue, qui permet de lire la situation politique contemporaine de façon axiologique sans risque de se tromper.

The aim of the article is to show how the building of heroic values is linked to political views in le Maître de la Parole, a version by Camara Laye of the Manding epic Sundjata. Traditional epic is used in here an unusual way, as a political weapon against the rulers, a means of building the audience's political conscience and of resistance – not of praising Guinea's new order. The narrative tools at work resemble those put to light by Goyet: antitheses and homologies, but the process at work is quite different from epic work described by the other papers: far from a "return of confusion", they enable Laye to give a monological view of the situation.

INDEX

Mots-clés : épopée, résistance, politique, littérature, Guinée Keywords : epic, resistance, politic, literature, Guinea

AUTEUR

MAMADOU KOUYATÉ Mamadou Kouyaté est doctorant en Sciences du Langage à l’Université de Bordeaux Montaigne. Il travaille sur les phénomènes d’altération sémiotique dans quatre versions de l’épopée mandingue.

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Figures parallèles de l’exemplarité héroïque entre confirmation et réfutation dans l’épopée peule au Foûta Jalon Parallel figures of héroical exemplarity, between "confirmation" and "réfutation" in the peule epic of Futa Jalon

Alpha Ousmane Barry

Introduction

1 L’épopée est pensée généralement comme une cérémonie organisée autour du griot dans le but de souder la communauté par des valeurs de vertu ; la quête de l’immortalité et celle de la légitimité héroïque sont considérées comme ses enjeux. Cependant, mes propres travaux sur l’épopée peule mènent à penser que son rôle est bien plus complexe, voire paradoxal : on constate en effet que dans la performance du griot, le héros qui remporte des batailles et qui cumule des victoires est évincé de son statut de divinité tutélaire intemporel que nul n’est censé pouvoir dompter. On retrouve ainsi dans l’épopée peule du Foûta Jalon trois points soulignés par Goyet (2006) : un texte qui prend sa place dans les débats contemporains et y apporte sa contribution ; une problématisation de ce que l’on a tendance à penser comme fixe et défini une fois pour toutes (ici l’héroïsme et le statut social du maître et de l’esclave) ; l’établissement de cette nouveauté par les moyens de la littérature et la polyphonie. En décrivant la problématisation qui se met en place à l’intérieur même du récit, je me demanderai quels sont les enjeux de cette redistribution des valeurs chevaleresques construites dans l’arrière-plan discursif.

2 Le texte sur lequel j’ai travaillé est une épopée peule du Foûta Jalon (République de Guinée), que j’ai recueillie au vif en 2000. Il s’agit d’une des nombreuses versions de l’épopée de Sammba Gelaajo, qui s’organise sur le topos de neuf voyages. L’analyse

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permet de voir que, le travail de composition du griot, exercice mimétique rigoureux, organise la trame narrative autour d’actions héroïques (combats chevaleresques), mais aussi apparie le récit à la situation sociale du présent de l’énonciation. Il utilise pour ce 1 faire des passages qu’on pourrait qualifier d’« exempla » , qui relèvent non pas du raisonnement causal, mais de la « pensée parallèle »2 – récit ou historiette, fable ou parabole, l’exemplum vient servir de preuve à l’appui d’un exposé doctrinal, religieux ou moral. Nous allons voir que derrière ce fonctionnement bien connu, ces passages permettent aussi de remettre en mouvement la pensée politico-sociale, permettant ainsi à l’épopée de dépasser son rôle classiquement reconnu de confirmation des valeurs.

3 Cette problématisation joue sur le parallèle à un autre niveau : dans l’épopée peule du Foûta Jalon, le récit construit constamment l’opposition du héros et de l’anti-héros. Corrélative à la représentation de la couardise, cette opposition pose la question de l’exemplarité. Elle confirme la bravoure de certains personnages tandis qu’elle apporte les preuves réfutant la gloire d’autres personnages. L’exemplarité du héros principal de l’épopée peule semble toujours une évidence. Mais, le ressort essentiel sur lequel va jouer le griot est que, conformément à l’imaginaire au Foûta Jalon, tout être humain, quels que soient ses talents, se situe dans un juste milieu sur l’échelle des valeurs positives ou négatives. C’est en vertu de cette vision du monde que le griot distribue de manière instable les rapports de places entre les différents personnages de l’épopée peule et qu’il remet en question l’exemplarité du héros principal dans certaines péripéties du récit. Ainsi, alors même que dans certains passages le personnage épique peul atteint la perfection héroïque, cette plénitude absolue va être remise en cause dans d’autres péripéties du récit. La remise en cause de la puissance du héros principal au profit d’un personnage de statut social inférieur – fidèle incarnation de la communauté – mène à une relativisation de l’exemplarité du personnage principal. Celle-ci renvoie à l’incomplétude, qui place tout être social dans une situation inconfortable de manque, l’invitant constamment à se perfectionner en vue d’atteindre la plénitude humaine. Mais son effet est bien plus large et entraîne une possibilité de modifier la vision socio-politique.

Quand le récit met en scène la compétition pour l’exemplarité

4 Le premier extrait, support de notre analyse concerne le héros, Sammba Gelaajo, et son garde du corps, Konkobu Muusa. Ainsi qu’on va le voir, le récit met en scène une sorte de compétition entre les deux personnages en vue de l’élection du prototype de l’exemplarité, fidèle incarnation de la bravoure. Un événement malencontreux pose les jalons du contexte énonciatif dans lequel va s’inscrire l’action du héros justicier : un prince a brutalisé sans égard une vieille femme innocente. Sa fille unique, la belle Kummba Linngeere, s’est lancée alors à la recherche d’un vengeur, et Sammba Gelaajo s’est mis à son service. Avec son armée, il a lancé une attaque contre un roi en vue de capturer ce prince. Konkobu Muusaa ari tawi bhii lamdho on No ferlii nokkugoo no fowtii No sarsa peepu mun yammba ko o sunna O ferli on banto, o wadhi polomiso Ko on immotoo bhantoo dhon, tay o nanngii daande dolekke muudhun

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O habhbhi dhun ngol binnde dunndi O wadhi ka yeeso puccu makko O ari, o inni Sammba hino mo arandhen dhabhbhude on Sammba wii feyhyhu yaadaa e makko O wi’i – alaa ko dhun sakkitotoo mi wadde Nanee maccudho no huli reedu, min mi huli mayde nden Ko min luttidi, ko an hikkii yeeso Mi wattaa dhun, ko an e jiwo on aadodi An jogo mo yahaa, Sammba wi’i – mi wattaa dhun ! Konkobu Muusa alla trouver le fils du roi Allongé quelque part, il était au repos Il [le Prince] rechargeait sa pipe pour l’allumer Il lui administra une claque sur la joue Au moment où celui-ci se leva pour gifler à son tour, il l’avait pris au collet Il le lia à l’aide d’une corde raide Il le plaça devant lui sur son cheval Il revint, il dit à Sammba – voici celui qu’on était venu chercher Sammba dit – continue ton chemin avec lui ! Il dit – impossible, ce sera pour moi la dernière chose à faire Qu’on dise après qu’un esclave est couard, que moi j’ai eu peur de la mort ! C’est moi qui dois rester, et c’est toi qui dois partir le premier Je ne peux pas le faire C’est toi qui as pris un engagement auprès de la jeune fille Toi, prends-le et partez ! Sammba dit – je ne ferai pas ça !

5 Le mobile de la confrontation armée étant l’affront à laver, le prince est arrêté au cours de la bataille par Konkobu Muusa qui le conduit devant Sammba Gelaajo. Alors que le héros lui demande d’emmener le butin de guerre chez la belle Kummba Linngeere, Konkobu Muusa rétorque qu’il revient à Sammba Gelaajo – qui s’est engagé auprès d’elle – de conduire le prisonnier. C’est à ce moment qu’une discussion s’engage entre les deux hommes, car personne ne veut passer pour un couard qui déserte le champ bataille en plein combat. Cette séquence narrative engage l’auditoire dans un raisonnement analogique qui va inférer que les deux personnages peuvent être considérés comme des modèles de bravoure dont l’attitude relève d’une vertu exemplaire. Conndi ndin wonnti ka wonnoo Si Sammba piyii oo loowannde, piyii oo loowannde Dartoo wi’a maccudho makko on – ko wiidhaa ? O inna – ka a Pulel jaasungel hakkunde Fulbhe, hay huunde a geraali ! Konkobu Muusaa wadha oo loowannde Wadha oo loowannde, wi’a Pullo ko wiidhaa ? Sammba ndaara mo wi’a – hay huunde a wadhaali Ko a maccungel dunhel dintel ceewol Haa naange natti e neene mun Bhe hawri e laawol ngol, bhe bhenni Bhaawo bhe hewtitoyii wonii baldhe tati hibhe fowtoo ! La poudre s’enflamma de plus belle Quand Sammba frappe celui-ci d’un coup de fusil, frappe celui-là d’un coup de fusil Il se dresse [sur ses pieds] et demande à son esclave – qu’en dis-tu ? Il dit – tu es un petit Peul, faible, entre les Peuls, tu n’as rien fait ! Quand Konkobu Muusa donne à celui-ci un coup de fusil Donne à celui-là un coup de canon, il dit – mon Prince, qu’en dis-tu ? Sammba le regarde et lui dit – tu n’as rien fait ! Tu es un petit esclave, enfantin, mince, effilé. Cela se passa ainsi jusqu’au coucher du soleil

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Ils retrouvèrent leur chemin et continuèrent À leur retour, ils prirent trois jours de repos.

6 Les deux personnages acquièrent dans le récit le statut d’une paire parfaite qui agit de connivence non pas sur la base d’une hiérarchie de valeur dominant-dominé, mais de l’égalité de deux amis qui trouvent amusant de guerroyer ensemble comme si le champ de bataille était le lieu où ils se livraient à une délectation personnelle. Ainsi le passage ne met-il pas seulement en scène l’archétype, mais aussi un autre personnage avec qui il rivalise d’ardeur dans le combat chevaleresque et la vaillance. Dans un élan d’égal à égal, le prince et son esclave se laissent même aller à une partie de plaisanterie où chacun qualifie négativement les actions héroïques de l’autre. Mais il faut constater qu’à l’occasion de la mise en scène narrative de cette comparaison, le griot aiguise aussi l’esprit critique de l’auditoire en vue de remettre en cause la dimension axiologique de l’imaginaire peul qui considère que tout esclave est couard. Dans ces conditions, même si ces parallélismes établis entre le personnage principal et son compagnon ou son double servent – dans un premier temps – à mettre en relief la figure centrale du récit, ils ont aussi pour fonction idéologique d’émanciper le personnage secondaire. On a là un processus qui est fondamentalement une problématisation des catégories existantes.

7 L’utilisation des parallèles exemplaires correspond en effet à un rééquilibrage du statut héroïque. En redistribuant alternativement les valeurs d’exemplarité entre amplification/atténuation3 – et donc aussi entre confirmation/réfutation – d’un personnage à un autre, le griot entretient l’équilibre et la paix sociale au sein de la communauté. Mais dans ces conditions, la fonction d’exemplum de ce passage ne consiste pas seulement à transmettre des valeurs qui servent à construire une éthique, mais elle vise aussi à dépeindre, sans illusion, le monde dans son vécu quotidien. Au- delà des intentions éthiques du griot, il faut donc remarquer que de tels passages sont une réévaluation de ce qui est d’habitude admis sans discussion (l’esclave ne peut être qu’inférieur sur tous les plans). On assiste à une remise en mouvement des catégories les plus admises et des conceptions les plus traditionnelles. Sans doute faut-il observer également que le recours au récit exemplaire est un enrichissement très profond : il apporte plus que la valeur persuasive de la comparaison ou que la valeur logique de l’exemple ; il assume aussi une fonction émotionnelle qui ne tient pas au seul caractère héroïque des personnages. Cette émotion prend sa source dans la nature plaisante même du récit, qui met en scène une représentation pittoresque dont les actions exemplaires étincellent la puissance des actes4.

Quand la figure héroïque exemplaire devient un justiciable comme Monsieur-tout-le-monde

8 Dans une des péripéties de l’épopée de Sammba Gelaajo, le héros est contraint d’entreprendre un voyage dont le but est la quête de feuilles de tabac pour réparer une faute qu’il a commise à l’égard d’un groupe de femmes. Cette nouvelle péripétie s’ouvre de la manière suivante : Nyannde muudhun bhayri weetii rewbhe bhen moobhike Hibhe wadhi nyallino motto suudu Godhdho ari wi’i – Gelaajo rewbhe bhen no wadhi dhaa nyallino motto no yoodhi Mahin ndaaren ! O wi’i – dhun nootori en ?

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Alaa ko nafa gorko mawdho ko wadha nyallino rewbhe ! O wi’i – kono no yoodhi mahen ndaaren ! O wi’i – bisimilla ! Ce jour-là quand il fit jour les femmes se rassemblèrent Elles avaient organisé une journée de filage du coton dans une maison Quelqu’un vint dire à Gelaajo : les femmes ont organisé une journée de filage du coton, c’est beau ! Allons visiter ! Il [Sammba Gelaajo] dit – en quoi cela nous regarde-t-il ? Un homme adulte n’a aucun intérêt à tirer d’une journée de femmes Il dit – mais c’est beau, allons voir ! Il dit – bisimilla ! [d’accord]

9 Malgré sa réticence, le personnage du héros se laisse convaincre, et c’est ainsi qu’en compagnie de ses camarades d’âge, il rend visite aux femmes. Mais un incident gâche la fête puisque Sammba Gelaajo commet une faute envers les femmes dans l’extrait suivant : Hibhe subhondiri bhe njeenayo, Gelaajo e goreebhe muudhun Bhe ari haa ka tannde paykun no bu’i ka tannde Gelaajo yaabhi anndaali Bhe naati rewbhe bhen wi’i – ndaaree padhe moodhon ! Godhdho e mo’on yaabhii sobhe Sammba Asa Salli ndaari wi’i yaabhaali ! Bu Pullo ndaari wi’i yaabhaali ! Sakke Nyokobe Nyowta baaraabhi ndaari wi’i yaabhaali Hoore Mbooru Jaawanndo ndaari wi’i yaabhaali ! Bhe wi’i – Gelaajo anne ndaaru ! O wi’i – noddee bawnaadho on ara ndaara Mi yhettataa junngo mi nawa ka koyngal wonaynoo Konkobu Muusa ari towni koyngal makko ngal O wi’i – ittu padhan ngal, on itti O wi’i – fittu, on fitti O wi’i – sabhbhutu ka gosi mabhbhe On sabhbhiti padhan ngal ka nder gosi mabhbhe O wi’i – wadhu dolekke maa on fittaa On wadhi dolekke makko on fitti haa yoori O wi’i – watti ka koyngal, o watti ka koyngal makko o habhbhi O ndaari rewbhe bhen, o wi’i – mo yaraali gosi on woo Mi haddii mo wudere Pennda Tall dhun ko neene makko Bhe huubhi gosi bhe yari Ils formaient un groupe de neuf, Gelaajo et ses camarades Ils vinrent jusque dans la cour, un enfant avait déféqué dans la cour Gelaajo a posé [son pied] sans le savoir Ils entrèrent, les femmes leur dirent – regardez vos chaussures ! Quelqu’un a piétiné des excréments Sammba Asa Salli regarda et dit – je n’ai pas piétiné Bu Pullo regarda et dit – je n’ai pas piétiné Sakke Nyokobe Nyowta Baaraadhi regarda et dit – je n’ai pas piétiné Hoore Mbooru Jaawanndo regarda et dit – je n’ai pas piétiné Ils dirent – Gelaajo toi aussi regarde ! Il dit – appelez l’esclave il va regarder Je n’enverrai pas ma main sous le pied Konkobu Muusa s’approcha et souleva son pied Il dit – ôte ma chaussure, il l’ôta Il dit – nettoie, il la nettoya Il dit – rince-la dans leur bouillie Il rinça la chaussure dans leur bouillie Il dit – utilise ton boubou pour nettoyer Il utilisa son boubou, nettoya à sec Il dit – remets mon pied dans la chaussure

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Il remit le pied dans la chaussure et l’attacha Il fit face aux femmes, il dit – celle qui ne boit pas la bouillie Je vais l’enlacer avec le pagne de Pennda Tall, sa mère Elles formèrent un cercle autour de la bouillie, qu’elles burent

10 En mettant en scène cet incident, le griot fait du héros un justiciable. Il le place dans l’obligation de réparer sa faute, car il a transgressé une norme sociale qui impose à tout homme d’accorder un respect absolu à toute femme. En effet, dans l’imaginaire peul, tout homme doit accorder un grand respect à la femme comme il le ferait pour sa mère ou sa sœur. Or le grand héros qu’il est s’est abaissé à utiliser la force contre des femmes, ce qui constitue un défaut de vertu.

11 Toutefois, tout porte à penser que plusieurs aspects sont à explorer dans cet incident. D’une part, le héros affiche la volonté de s’affirmer dans sa légitimité héroïque au point d’enfreindre les règles de bonne conduite au sein de la communauté. D’autre part, le faisant, il incarne la figure du héros excessif et hors-la-loi. Le but visé par le griot consiste à dispenser une leçon de code civique à l’auditoire. En effet, dans le but d’entretenir l’homonoia ou la concorde au sein de la communauté, un homme n’a pas le droit d’utiliser sa force sur des femmes dans la mesure où les normes imposent à tout homme de ne se mesurer qu’à un autre homme. Dans le but d’apprivoiser la force surdimensionnée du héros, le griot imagine un scénario permettant aux femmes de se venger. Ainsi, imposent-elles au héros de se soumettre à une épreuve. Bhe mahi peepuuji haa dhi yoori, bhe liilidhi baldhe sappoo e jowi Bhe addi dhun bhe hibbi yeeso makko O inni dhunle ? Bhe wi’i – tabaake no iwa Farabannaa Ko dhun addataa men sunna e dhii peepuuji Sonaa dhun men wontaa naatude ka suudu maa aduna ! Si haaju maa yanii e ko yaaye bhibhbhe maa wadhata, yorewbhe maa wadhu ! Si haaju maa yanii e ko rewbhe wadhata, yo rewbhe maa wadhu ! Si haaju maa yanii e ko banndiraabhe wadhata Yo rewbhe maa bhen wadhu ! Men wontaa naatu ka maa ! Elles fabriquèrent des pipes qu’elles séchèrent sous le soleil pendant quinze jours Elles les apportèrent, elles les jetèrent devant lui Il dit – qu’est-ce que c’est ? Elles déclarèrent – du tabac venant de Farabannaa, C’est ce que tu dois apporter, que nous allons brûler dans ces pipes Sinon nous n’entrerons pas de la vie dans ta maison Si tu as besoin des tantes de tes enfants pour un travail, que tes épouses le fassent ! Si tu as besoin de femmes pour un travail, que tes épouses le fassent ! Si tu as besoin de tes sœurs pour un travail Que tes épouses le fassent, nous n’entrerons plus chez toi !

12 On observe que la censure sociale joue sur deux plans. D’une part les femmes brandissent le spectre de l’ostracisation de Sammba Gelaajo, d’autre part pour réintégrer les rangs de la communauté, l’atopos qu’il est doit remplir un contrat, se soumettre à l’épreuve suivante : leur rapporter des feuilles de tabac en provenance du royaume de Farabannaa. Or dans cette contrée, les feuilles de tabac ne se trouvent que dans le jardin privé de l’épouse du roi. Kanko Gelaajo tayhi foofaango O wi’i – nedhdho seeday e aduna, kono seedataa e bhee dhoo fow Bone njano wadhii ! O noddi goreebhe makko bhen, o haalanibhe on kabaaru O wi’i – ko honno gerdeten ? Midho lanndoo on feere ! Goreebhe makko bhen wi’i sidha wakkilii mahen ! O wi’i – min midho wakkilii

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O wi’i – wakkilaare nden ko onon lanndii-mi ? Bhe wi’i – medhen wakkilii bisimilla ! O wi’i – awa waaloren dawal ! Gelaajo fit un grand soupir, il déclara – un humain peut quitter ce bas-monde Mais il ne peut pas se séparer de toutes celles-ci ! Un mauvais acte a été commis Il fit appel à ses camarades, il les mit au courant de la nouvelle Il leur dit - comment va-t-on faire ? Je vous demande la solution Ses camarades lui dirent – si tu en as le courage, allons-y ! Il dit – j’ai le courage Il dit – pour le courage c’est à moi de vous demander Ils dirent – nous avons le courage, c’est d’accord ! Il dit – couchons-nous avec l’intention de [partir] à l’aube

13 La remontrance adressée à Sammba Gelaajo et l’appel à un sursaut de virilité constituent une forme d’expression indirecte. En effet, les femmes ne disent pas au héros qu’il est lâche, mais elles lui adressent une mise en garde courtoise puisque le reproche direct serait injurieux. Ainsi apprivoisent-elles symboliquement la surdimension du héros en menaçant sa virilité et son animalité. Compte tenu du fait qu’il a transgressé les principes moraux de la communauté, lesquels doivent rester solides, Sammba Gelaajo doit se soumettre à une corvée d’intérêt communautaire pour réparer son excès de vivacité. En même temps, sur un autre plan, l’épopée joue de nouveau la remise en cause de la supériorité absolue du héros. Souiller la bouillie avec sa chaussure sans qu’on puisse l’en empêcher est aussi une affirmation sociale du héros indomptable qui échappe aux lois. L’épisode ne le châtie pas, mais son hybris est pourtant rendue inopérante. De façon intéressante, ce sont de nouveau des personnages de statut inférieur (non plus un esclave ici, mais des femmes apparemment impuissantes contre lui) qui l’obligent à renoncer à ce statut isolé au- dessus de la société.

14 Étant donné que chaque épisode du récit doit entretenir en permanence l’incitation à la lutte et à l’action, en tant que personnage emblématique dont l’excès de virilité en fait un héros intraitable, Sammba Gelaajo incarne perpétuellement les vertus de l’agressivité et de l’exploit aux dépens de ses compagnons de route. Au cours de ce voyage, il livre d’abord un combat contre un guerrier isolé que ses compagnons de route ne sont pas arrivés à vaincre et dont ils ont eu peur ; ensuite, un autre contre l’armée du royaume de Farabanna. Mais à ce moment, alors que le récit vient de le sortir de nouveau du groupe, le griot va de nouveau réintroduire la confusion, en réintroduisant le thème de la couardise. Les compagnons de Sammba Gelaajo renoncent à faire partie du voyage par peur de mourir. Découragé par cette défection, le doute s’installe dans l’esprit du héros qui sollicite l’avis de Konkobu Muusa sur l’opportunité de continuer le voyage. C’est alors que le garde du corps de Sammba Gelaajo, que le récit avait de nouveau confiné à vivre dans l’ombre du personnage principal, se propulse au premier plan. Il lui adresse une remontrance, ce qui déclenche une compétition entre les deux hommes pour l’élection du plus valeureux des deux.

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Représentation d’une scène pour introduire le thème de la couardise

15 Cette scène survient dans le récit lorsque Sammba Gelaajo et ses compagnons, en voyage pour la quête de feuilles de tabac, arrivent sur les rives du fleuve qu’il faut traverser pour atteindre le royaume de Farabannaa. Bhe bhenni ! Bhe yahi haa ka daade caangol naatugol Farabannaa A sikkay ko dunngeere nyaaki yummbitaa e daande ndiyan dhan Hakkunde paykun e paykun Lootoobhe kaaba, lootoobhe maaro, lootoobhe muutiri, lootoobhe mbahe No wadhi maayo ngon jibhi-libhi Ils continuèrent [leur route] Ils allèrent jusqu’au bord du fleuve à l’entrée de Farabannaa On aurait dit qu’une ruche d’abeilles avait été pourfendue au bord de l’eau Adolescents et adolescents, Laveurs de maïs, laveurs de riz, laveurs de millet, laveurs de mil Avaient transformé le fleuve en remue-ménage

16 L’image ici est moins spectacle que discours : elle nous invite à une lecture active et non à une contemplation passive. En amplifiant les faits tout au long de la séquence descriptive, la composition figurative combine effet de découverte, effet de lecture et incidence sur la suite des faits. En comparant l’ambiance à une ruche d’abeilles et en indiquant que tous les acteurs présents avaient transformé le lit du fleuve en remue- ménage, le griot met en figure une situation qui va provoquer la couardise des compagnons de Sammba Gelaajo. À l’image du récit exemplaire précédent, la compétition entre les deux héros survient au moment où les compagnons de Sammba Gelaajo, apeurés par l’ambiance grouillante de monde dans le lit du fleuve, décident de renoncer au voyage. Découragé par cette désertion de ses plus proches compagnons, Sammba Gelaajo demande l’avis de Konkobu Muusa, lequel réagit dans l’extrait suivant : Sammba ndaari maccudho muudhun on O wi’i – Konkobu ! O wi’i – ko wiidhaa goreebhe an bhen yiltike Konkodu Muusa wi’i mo – waynodhaa Sebu, waynodhaa Sebu Siikoro Waynodhaa Bulee-Banee Waynodhaa galle Aali Siree Hidhaa yaade Farabannaa dhabhbhude tabaake Araa haa dho hulaa paykoy yiltitodhaa Bhe nana an a hulii a yiltike Ko maccudho maa on naati Hondhun lanndortaa mi dhun saa faalaaka hulde ? Sammba regarda son esclave Il lui dit – Konkobu ! Il dit – qu’en dis-tu mes camarades disent qu’ils renoncent Konkobu Muusa lui dit – après que tu aies dit au revoir à Sebu, au revoir à Sebu Siikoro Que tu aies dit au revoir à Bulee-Banee Que tu aies dit au revoir chez Aali Siree Pour te rendre à Farabanna en quête de feuilles de tabac Que tu viennes ici et par peur d’adolescents tu fasses demi-tour Qu’ils apprennent que tu as eu peur, que tu es reparti Que c’est ton esclave qui est entré dans la cité Pourquoi me demandes-tu si tu n’as pas peur ?

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17 Tel un prince qui troque sa vaillance contre la couardise de l’esclave, Sammba Gelaajo s’abaisse face à Konkobu Muusa qui le rappelle à l’ordre. En inversant les rôles, le griot attribue de fait l’exemplarité à l’esclave aux dépens du maître. Cette inversion des places est tout à fait conforme à la finalité du récit qui se propose corrélativement d’atténuer l’image du héros principal et d’amplifier celle du personnage secondaire. Ainsi, l’amplification rhétorique qui avait donné à Sammba Gelaajo une image démesurée (comme le plus brave, le plus patient, le plus généreux) laisse la place à l’atténuation. Frappé tout d’abord d’une censure sociale par excès d’orgueil, Sammba Gelaajo est ensuite rappelé à l’ordre par son propre garde du corps, compagnon, avec qui il entre dans l’action en parallèle.

18 L’émancipation narrative de l’exemplum se décline dans l’acte de délégation de la parole du griot aux personnages du récit exemplaire. Le socle argumentatif se construit à la fois par le récit, mais surtout dans l’acte de parole de Konkobu Muusa rappelant à l’ordre son maître. Ainsi, le récit ne met-il pas directement en avant la valeur argumentative de la narration, mais la capacité de l’auditoire à se représenter en acte un esclave qui adresse des remontrances à son maître. En mettant en scène un acte exceptionnel, le récit sert essentiellement à matérialiser ou à donner une image d’une maxime du gouvernement de soi. De cette observation nous inférons que dans tous les cas où le griot inverse les rôles, la comparaison de l’attitude des personnages donne naissance à un récit dont la forme narrative fait figure d’exception. Le récit crée un effet de rupture dans la représentation des personnages en renforçant sa fonction idéologique qui acquiert le statut axiologique d’une critique sociale impertinente.

19 Comme il fallait s’y attendre, sans mot dire à Konkobu Muusa, Sammba Gelaajo prend le devant en se jetant dans le fleuve. En se lançant seul à l’assaut de la cité de Farabanna sans inviter son compagnon à le suivre, il rompt ainsi avec toute polémique sur son courage ou sa couardise. Il revient donc à l’auditoire ou au témoin d’en conclure. Ko bhe gaynata dhun Ta’i Sammba o jilike ndimaagu makko O piitike ka hakkunde diidere Becce makko ronndi dhama dhan yhawri Becce makko ronndi ndiyan goo joldi Becce makko ronndi gadhdhan Gorko mawdho seekoyi ginnti Konkobu Muusaa wattii e batte Dhoo e mo hewta ka hakkunde diidere Noora nhaabhi hunnduko muudhun Haa tonndu noora mban feppondiri E tiinde Konkobu Muusaa Sammba bhoyli reedu muu dhun, wi’i – maccudho an on nyaamaama O wadhi loowannde seeki lalaadhe noora mban hummbi Au moment de mettre fin à leur discussion Sammba s’était déjà emparé de sa monture Il se jeta dans le fleuve en eau profonde Ses épaules portèrent l’eau en amont Ses épaules portèrent l’eau en aval Ses épaules portèrent une autre eau Le grand homme déchira la rive Konkobu Muusa suivit sa trace Avant qu’il arrive au milieu de l’eau profonde Un crocodile ouvrit sa gueule Jusqu’à ce que sa lèvre fut perpendiculaire

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Au front de Konkobu Muusa Sammba se tordit le ventre, il dit – mon esclave est dévoré ! Il tira un coup les morceaux du crocodile flottèrent à la surface

20 Sans avoir été invité à le suivre, Konkobu Muusa emboîte aussitôt le pas à son maître. Mais si le premier gagne l’autre rive du fleuve en bravant les vagues, le second se heurte à l’assaut d’un crocodile qui en fait sa proie. Pris d’angoisse pour la vie de son compagnon, Sammba Gelaajo tue le crocodile d’un coup de fusil. Mais aussitôt sorti de l’eau, au lieu d’exprimer sa gratitude envers son maître qui vient de le sauver, Konkobu Muusa lui adresse à nouveau une sévère remontrance dans l’extrait suivant : Konkobu Muusa yhawi, inni – Alla bonnii ma e huli reedu Kanko Sammba wi’i – ko wadhi ? Noora ko rawaandu caangol, kaafa alaa, finkaari alaa Hondhun jinngirantaa mi e noora ? Saa jinnganay lan naa e noora jinngantaa-mi Ko e fudhdhi baaba gootoobhe maa bhen Noora ko rawaandu caangol, alaa kaafa, alaa finkaari A accidayno men, si mba nhatii lan, mi nhata mba Si mba nhaasii lan, mi nhaasa mba « Wonaa e maccungil tun husere teewu woodi » Konkobu Muusa sortit de l’eau, il dit – Dieu t’a mis la peur au ventre Sammba lui dit – que se passe-t-il ? Le crocodile est le chien du fleuve, sans sabre, ni fusil Pourquoi me secourir face à un crocodile ? S’il faut m’apporter ton secours, ça n’est pas pour un crocodile Ce sera à commencer par tes compères Le crocodile est le chien du fleuve, qui n’a ni sabre, ni fusil Il fallait me laisser avec, s’il me mord, je le mords S’il m’écorche, je l’écorche « Le corps d’un gros esclave n’est pas seul à avoir un gigot de viande » !

21 On le voit, le griot ne cesse de heurter les représentations. Ce passage fonctionne en parallèle avec le suivant. Tout se passe comme si pour effacer l’événement narratif suivant où le héros exerce une violence sur son esclave, le griot avait tissé de la même étoffe deux actions pour rétablir une sorte d’égalité de statut entre des personnages de positions sociales différentes. Comme l’exemple précédent, c’est le prince qui reçoit en pleine figure la violence verbale de la part de son esclave en rétribution d’une action pourtant noble. Ainsi, Konkobu Muusa, qui s’érige en vrai chef de guerre, usurpe-t-il la vedette à son maître. Le principe de cette narration exemplaire consiste donc à faire vivre à l’auditoire, par personnes interposées, des expériences vécues par tous ceux qui appartiennent aux classes inférieures : à problématiser les représentations préalables.

22 L’exemplum est ici révélateur d’un esprit d’exercice de la justice en jouant sur les effets de miroir du récit narratif. C’est ainsi que la duplicité de l’exemple ouvre dans l’espace narratif la possibilité d’établir un rapport analogique entre deux situations séparées par le temps, mais conjointes dans le présent de l’énonciation à cause de la persistance des rapports de classes issus d’une formation idéologique antérieure.

23 En renonçant à leur affrontement face à l’ennemi commun, les deux compagnons, dans une complémentarité parfaite, renouent cependant avec leur connivence. Ainsi réintègrent-ils leur statut respectif comme si rien ne s’était passé ; Sammba Gelaajo en prince exemplaire passe au premier plan de l’action et Konkobu Muusa occupe l’arrière-plan. De la manière qu’on a vue, la représentation engendre l’émulation entre les personnages et donc le désir de compétition pour accéder à la figure idéale de

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l’exemplarité. La démonstration une fois faite, une nouvelle péripétie rétablit l’ordre des valeurs en fonction des coutumes. C’est pourquoi Sammba Gelaajo reprend la direction de l’action, redevenant ainsi le personnage central du récit. Ce retournement de la situation narrative s’observe avec l’assaut répété donné à une quarantaine de soldats en faction devant chaque guérite. Sammba Gelaajo intime l’ordre à Konkobu Muusa de ne pas réagir. L’esclave, qui ne déroge pas à l’ordre, disparaît d’ailleurs de l’action puisque seul le personnage principal cueille en fin de compte les feuilles de tabac. Il en résulte que le plus important dans le récit exemplaire n’est pas ce que l’histoire paraît être, mais ce qu’elle construit dans l’arrière-plan discursif de la surface événementielle : le sens moral de l’humilité et une remise en cause des représentations sociales.

24 Après la démonstration de force qui lui permet de défier le roi chez lui en cueillant des feuilles de tabac dans l’enclos de sa favorite sans être mis hors de combat, le récit réinvestit de fait Sammba Gelaajo dans sa stature de prototype de l’exemplarité héroïque. S’étant procuré les feuilles de tabac à la demande du groupe de femmes qu’il avait outragées, le héros principal peut enfin réparer sa faute en rétablissant le consensus et la concorde sociale.

25 Le récit et son interprétation deviennent d’emblée des moyens indirects grâce auxquels le griot délivre plusieurs enseignements à la fois. En effet, la quête étant accomplie, il ne restait plus au héros qu’à présenter son butin au groupe de femmes qui lui ont imposé l’épreuve. Le retour des deux compagnons avant le lever du soleil est l’occasion pour les camarades de Sammba Gelaajo de se disculper de leur couardise. L’intention didactique, qui préside à la figuration, incite à ne pas imiter leur attitude de lâcheté.

26 Toutefois dans le but d’exorciser leur honte, les camarades d’âge de Sammba essaient de remettre en cause son héroïsme. Ainsi défendent-ils l’idée que le héros a cueilli les feuilles de tabac non pas dans l’enclos privé de la reine, mais aux rivages du fleuve. Face à cette imposture, les femmes se posent en défenseures acharnées de Sammba Gelaajo ; c’est alors qu’elles adoptent une posture axiologique en leur adressant une parole outrageante. Le tour est bien joué puisque Gelaajo ne répond pas en personne à l’attaque formulée par ses camarades, mais la ruse ouvrière du récit, qui ménage un système de sauvetage, concède ce rôle, d’une part aux femmes, d’autre part aux représentations visuelles qui incitent l’auditoire à approfondir le sens de l’allégorie. Ainsi, l’hyperbole par comparaison qui assimile le cheval blanc de Sammba Gelaajo à la noirceur du chimpanzé est-elle une représentation visuelle dont les échos chromatiques attestent le contraire des allégations. Dans l’extrait suivant qui assure la clôture de la scène, Sammba Gelaajo s’adresse au groupe de femmes en ces termes : Kanko Sammba o wi’i – si gere no tugga gerente maa Sammba tawoyee O wi’i – nyiiri e teewu e nebban, si lamdham alaa ko hennun wattee ? Bhe wi’i – alaa ! O wi’i – ko min woni lamdham mo’on Tuubal bagi dane alluuje sappo, si duhol alaa ko watte ? Bhe wi’i – alaa ! O wi’i – min woni duhol mon ! Sammba dit – Si la guerre s’adresse à celui qui aime batailler, il faut que Sammba soit de la partie Il dit – un plat avec de la viande et de l’huile, s’il n’est pas salé qu’est-ce qu’on en fait ? Elles disent – rien ! Il dit – c’est moi votre sel ! Un grand bouffant blanc de dix mètres, sans ceinture qu’est-ce qu’on en fait ? Elles disent – rien ! Il dit – c’est moi votre ceinture !

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27 Dans cette séquence, le griot crée une scène de parole qui se déploie, à l’image du théâtre, dans l’interlocution. En mobilisant un arsenal rhétorique pour célébrer son action héroïque, Sammba Gelaajo formule sa pensée en vue de l’inscrire dans l’immortalité à l’aide d’images allégoriques qui se conjuguent pour renforcer le message de l’image centrale que véhicule la narration. Son discours apporte la réponse verbale argumentée au discours ostracisant que les femmes lui avaient adressé. Telle la réponse du berger à la bergère, Sammba Gelaajo réaffirme qu’il est le seul à donner du sens à la vie des femmes. À l’image de la ceinture pour soutenir le pantalon ou du sel pour assaisonner les mets, Sammba incarne dans son discours l’image du héros intemporel dont la société ne peut se passer.

Conclusion

28 De ce qui précède, on peut tirer d’une part que le griot perpétue la vision du monde peul qui stipule que personne n’est meilleur ou supérieur à tout le monde, ce qui constitue une critique adressée aux présomptueux. D’autre part il établit les conditions pour une remise en cause politique et sociale en attirant l’attention sur la condition sociale des classes inférieures qui subissent dans la vie quotidienne outrage et violence de la part des classes supérieures. L’équilibrisme rhétorique qu’on a pu constater (majorations/minorations constantes) est une stratégie discursive que l’orateur épique adopte pour distribuer des rôles aux personnages de son récit en leur prêtant alternativement des actes de bravoure dans une configuration essentiellement instable. Le principe est celui de la symétrie, car toute la composition rhétorique obéit à un vaste mouvement d’ensemble qui réserve à chaque personnage du récit des épisodes de gloire et des épisodes de déchéance. Finalement, cette symétrie est une véritable polyphonie : par le procédé subtil de cette répartition équitable des louanges, le personnage qui semble disqualifié à un moment du récit se voit bientôt réhabilité à l’égal de son protagoniste.

29 En formulant dans la clôture de l’épopée l’idée-force « il y a toujours meilleur que soi »5, le griot se donne les moyens non seulement de donner un message de tempérance, mais aussi de remettre en cause la supériorité proclamée par Sammba Gelaajo dans l’exorde. C’est autour de la dimension cognitive de cet énoncé lapidaire persuasif que s’incarne la mise en intrigue du récit épique. Cette maxime morale, qu’insinue l’épopée dans une sorte de ruse grossière, atteste que la représentation du héros subsume aussi des enjeux multiples et variés. Ainsi, le couronnement de l’épopée entretient-il une relation de résonance intratextuelle avec les preuves de la réfutation. C’est ce qui rendait important de rappeler que l’amplification et l’atténuation sont en distribution complémentaire en vue de réguler le statut des personnages épiques au Foûta Jalon. En alternant dans l’investissement tout comme dans la remise en cause d’une figure tutélaire absolue, confirmation et réfutation font corps pour relativiser la position singulière de tout humain sur l’échiquier social.

30 On peut interpréter tous ces éléments en fonction de la situation rhétorique dans laquelle le griot se place. Finalement, ce qu’il met en place à travers le récit des aventures – héroïques et non-héroïques – ce sont bien des exempla, ces passages qui sont – « une forme d’argumentation propre à une culture illettrée… » (Schmidt 1998, p. 219). Mais ce que nous venons de voir c’est que leur utilisation dans l’épopée permet deux efficacités distinctes. D’une part, ces exempla jouent un rôle majeur à l’intérieur du

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modèle axiologique peule : ils relèvent d’une rhétorique de l’exemplarité qui vise à infléchir le comportement en société grâce au récit6. Ainsi, ils préparent l’auditoire à une pratique sociale de l’imitation et à la règle de vie qui impose à chaque individu d’être humble. C’est une première explication du mode de fonctionnement de ce mouvement de balancier entre l’amplification de l’archétype et l’atténuation du modèle singulier : l’art oratoire du griot est révélateur d’un exercice de tempérance, fondement idéologique de la communauté peule. Mais d’autre part, ils jouent un rôle dans la représentation socio-politique de l’auditoire. Le récit, par ce mouvement de balancier, parle non seulement de morale, mais de représentations sociales. L’esclave est mis en parallèle avec son maître, parfois pour être montré plus admirable que lui dans sa conduite, parfois pour être représenté jouant avec lui, dans une interaction amicale qui est en elle-même une nouveauté, un événement quasi impensable dans la société hiérarchisée et dans les représentations mentales du public persuadé de l’infériorité de l’esclave.

BIBLIOGRAPHIE

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Borrego-Perez, M. (éd.) 2002 L’exemplum narratif dans le discours argumentatif (XVIe-XXe siècles) (Besançon, PUFC) [Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté].

Duché V. & M. Jeay 2011 Le récit exemplaire (1200-1800) (Paris, Classiques Garnier).

Gardes-Tamines, J. (éd.) 2002 L’allégorie corps et âme. Entre personnification et double sens (Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence).

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Schmidt H.-J., 1998 Les recherches sur les exempla dans les pays germaniques, in J. Berlioz et M.-A. Polo de

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Beaulieu (éds.), Les exempla médiévaux : Nouvelles perspectives (Paris, Honoré Champion), pp. 217-242.

Suleiman, S. 1977 Le récit exemplaire. Parabole, fable, roman à thèse, Poétique 32, pp. 468-489.

NOTES

1. L’exemplum – exempla au pluriel – dont l’usage s’est considérablement développé au Moyen Âge, recouvre au moins deux acceptions. La commune, héritée de l’Antiquité, est celle d’exemple à suivre, de modèle de comportement ou de vertu. Dans ce cas, une action ou un personnage exemplaire tel qu’un héros historique ou un personnage Saint sont des exemples de vertus héroïques ou morales à imiter. Progressivement, s’est dégagé en parallèle un sens particulier du mot dans la Rhétorique : l’exemplum comme type particulier de récit ; c’est alors un genre narratif particulier et une technique propre à l’éloquence rhétorique. Voir par exemple Borrego-Perez, (2002), Duché et Jeay (2011), Gavarini (2008), Pernot (1993) Schmidt (1998). 2. La pensée parallèle correspond à une forme de raisonnement par élocution à l’aide des exemples que l’on invente : parabole, allégorie, fable, mythe, énigme, symbole, etc. Ces récits inventés à dessein établissent une relation par analogie entre un fait abstrait et une valeur religieuse, symbolique, philosophique, éthique, etc. Ainsi, les images que l’esprit humain invente, sont-elles des symboles de nos pensées ou des représentations visibles des personnifications allégoriques ? L’évasion du texte épique du cadre strict de la mémoire culturelle peule dévoile le travail artistique de composition de la performance orale du griot dont le raisonnement procède par la pensée parallèle. Voir par exemple Suleiman (1977) et Gardes-Tamines (2002). 3. Il est important de rappeler que l’amplification et l’atténuation sont deux figures duelles en distribution complémentaire. Elles assurent la régulation du statut des personnages dans l’éloquence épique peule au Foûta Jalon. Chez Cicéron et la rhétorique antique, l’amplification est une manière forte d’appuyer ce que l’on a prouvé. Ainsi, l’amplification des actions du héros permet-elle d’entretenir le parallélisme avec celles de l’anti-héros qui se trouvent du même coup atténuées. Par ce dualisme épidictique des vertus de courage et de couardise, la ruse ouvrière du récit, consiste à concilier dans le même espace narratif amplification/atténuation et confirmation/réfutation de l’exemplarité du héros. Comme nous l’avons signalé en commençant, cette relativisation de la figure exemplaire du héros peut s’appuyer sur l’imaginaire peul du Foûta Jalon pour lequel tout être humain quels que soient ses talents, se situe dans un milieu sur l’échelle des valeurs positives tout comme celle des valeurs négatives. 4. Qu’on parle du plaisir qui enchante les oreilles ou de la mélodie qui donne sa parure à des récits sortant parfois de l’imaginaire, l’essentiel est de se souvenir que, de son autel, une fois la déclamation enclenchée, des lèvres du griot ne coulent que de belles paroles. En d’autres termes, le griot par sa voix, qui rassemble la communauté peule, met en œuvre la mémoire collective du Foûta Jalon en une seule œuvre, instrument de transmission du savoir culturel et plaisir intellectuel. Ainsi, le primat rhétorique de l’image, plus flamboyante que le discours, est-il à même de frapper l’imagination de l’auditoire, de remuer cœur et âme en vue de fixer dans la mémoire les vertus exemplaires. 5. No nedhdho wa’i woo, haray no woodi bhurdho mo : « quelle que soit la nature d’un être humain, il existe quelqu’un d’autre qui le dépasse ». 6. Sur l’exemplum dans le contexte dans le contexte africain, je me permets de renvoyer à mon livre à paraître : L’éloquence dans l’épopée au Foûta Jalon. Figures de l’allégorie, Figures héroïques exemplaires.

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RÉSUMÉS

Entre révélation du modèle ou archétype héroïque et affirmation d’un personnage secondaire, la construction rhétorique de la figure de l’exemplarité décline des techniques de persuasion au service d’une stratégie éducative et politique. En montrant qu’un personnage socialement inférieur peut lancer un défi au héros principal et même remporter un duel contre lui, le griot joue sur l’évidence du récit-argument pour remettre en cause la puissance illimitée d’une figure tutélaire au profit d’un personnage de statut social inférieur. Cette rhétorique de l’exemplarité prépare l’auditoire à une pratique sociale de la vertu (à imiter), et aussi à la remise en question des valeurs établies.

Rhetorical construction in the peul epic of the West African region of Futa Jalon undermines its own use of archetypal heroic figures. By showing a socially inferior character defy the hero and even get the best of him in a duel, the narrative deconstructs the image of a seemingly superior hero and lends surprising authority to the figure of the slave. This rhetoric of exemplarity teaches virtue and moderation to the audience, and is also a way of challenging social [and racial?] prejudices.

INDEX

Mots-clés : épopée, griot, parallèle exemplaire, amplification, atténuation, confirmation, réfutation, polyphonie, peul Keywords : epic, griot, exemplary parallels, amplification, attenuatio, confirmation, refutatio, polyphony, peul

AUTEUR

ALPHA OUSMANE BARRY Alpha Ousmane BARRY est Professeur de littératures francophones à l'Université Bordeaux III- Montaigne (Réseau Discours d’Afrique, CLARE EA 3945).

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Que pense la parole des femmes ? Les enjeux du dialogue dans la version récente d’une tradition épique de l’Inde méridionale What is at stake in women’s speech? The meaning of two dialogues in a recent version of a South Indian oral epic

Claudine Le Blanc

1 Lors d’un récent colloque qui se proposait d’examiner la pertinence pour l’Inde de la théorie bakhtinienne (Bakhtin in India : Exploring the Dialogic Potential in Self, Culture and History, Gandhinagar, Gujarat, août 2013), celle-ci s’est vue opposer par nombre des participants la dimension dialogique de la culture indienne, que l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel en 1998, avait mise en lumière en 2005 dans son essai The Argumentative Indian. Writings on Indian Culture, History and Identity. Contestant en outre la conception bakhtinienne de l’épopée, plusieurs communications abordèrent les traditions épiques de l’Inde en repérant dans la pluralité des versions une configuration dialogique où les traditions vernaculaires venaient discuter et contester la tradition savante sanskrite1.

2 Si cette dimension plurielle de la tradition épique en Inde est fondamentale, il semble cependant qu’il faille aller plus loin pour établir une polyphonie au sens strict, qui n’est pas seulement pluralité de voix comme au théâtre par exemple, « hétérophonie rhétorique » pour reprendre une expression de Bakhtine, mais présence d’une multiplicité de voix textuelles entrant en dialogue, et surtout en contradiction dans un récit, sans qu’il soit entrepris dans la narration de les unifier, le modèle en la matière restant celui du roman dostoïevskien. Il convenait pour cela d’examiner ce qu’il en est au sein d’un seul texte, c’est-à-dire, pour la tradition orale, d’une actualisation unique, en s’inspirant de la théorie du travail épique élaborée par Florence Goyet à partir d’un

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corpus d’épopées écrites canoniques, dans laquelle l’épopée est conçue comme le lieu d’une mise en conflit de visions du monde radicalement différentes, par l’affrontement entre les personnages, mais aussi par leur délibération et par la mise en parallèle de récits annexes – des procédés qui permettent de faire entendre une voix nouvelle.

3 Le récit épique que j’ai eu l’opportunité d’enregistrer en 1996 dans le Karnataka au sud- ouest de l’Inde se prêtait bien à cette tentative, non seulement parce qu’il constitue la version récente d’une tradition vernaculaire dont on connaît des mentions depuis un siècle, mais aussi parce que cette version récente présente une innovation remarquable sous la forme d’un long dialogue initial entre des époux royaux, auquel fait écho un second dialogue, entre l’épouse et son frère cette fois. L’enjeu de la présente réflexion sera donc d’appréhender le sens et la fonction de l’introduction de ces dialogues : peut- on parler de naissance (ou d’accentuation) de la polyphonie ? Celle-ci offre-t-elle un espace pour une voix nouvelle ?

L’innovation sous forme de dialogue : la Bataille de Piriyapattana par Tambûri Mahadêva2

4 PiriyâpaTTaNada kâLaga / La Bataille de Piriyapattana3 est un des récits chantés (ce qu’on appelle en kannaDa un kathe) à sujet mythologique ou héroïco-historique de la région du Karnataka, au sud-ouest de l’Inde, où il existe par ailleurs une littérature écrite, savante depuis le IXe siècle. Il est délivré par des récitants professionnels appartenant à de très basses castes, qui sont invités à se produire à l’occasion de fêtes religieuses ou de cérémonies familiales (naissance, prise de cordon pour les jeunes garçons des hautes castes, puberté pour les filles, mariage, décès, rites postfunéraires). Relativement populaire dans la région où il est récité, qui se confond avec celle de sa diégèse, ce kathe narre l’histoire du roi de Piriyapattana à l’orgueil démesuré, qui se voit défait par le jeune général de la ville rivale, Mysore, assisté par sa déesse tutélaire, CâmuNDi. Le récit se fonde sur des événements historiques du XVIIe siècle qui marquèrent l’accession au pouvoir de la dynastie Odeyar de Mysore, ville princière et universitaire qui demeure aujourd’hui une des grandes villes de l’État du Karnataka, dont la capitale actuelle est Bangalore. Selon les versions, plusieurs causes sont invoquées pour justifier le conflit : • la version d’un barde religieux Nîlagâra recueillie en 1965 (Paramashivaiah 1973a) mobilise un motif que l’on connaît dans de nombreux contes d’Europe et d’Asie. Une fille naît au roi Vîrâja de PiriyâpaTTaNa sous de mauvais augures, il ordonne de l’abandonner mais la reine l’élève en secret ; quand l’enfant a douze ans, sa mère la fait venir au palais en l’absence de son père, mais celui-ci de retour remarque un corsage oublié par la jeune fille et conçoit un violent désir pour celle qui le porte. Un des hommes du roi lui rappelle à ses dépens l’interdit de l’inceste, la reine en désespoir de cause envoie l’enfant chez son frère, le DaLavâyi (général en chef) de Mysore. Le roi furieux adresse au DaLavâyi une lettre de défi, et à partir de là le récit déroule les préparatifs et les différents épisodes de la guerre, jusqu’à la chute de PiriyâpaTTaNa. • un chant de travail de femmes recueilli en 1973 (Lingayya 1979) débute par la lettre de défi qu’envoie Vîrâja au DaLavâyi de Mysore, qui ne s’est jamais encore battu ; ce dernier relève le défi et là aussi, le récit se consacre dans toute sa suite à l’affrontement guerrier. • un bref chant narratif d’intouchables édité (Karâkr 1959) évoque aussi la lettre, mais en la présentant comme un effet du « temps de déchéance » qui a frappé le roi Vîrâja et égaré son

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intelligence. Dans ce chant, le récit se concentre sur le combat final de Vîrâja et sur le changement de maître qui attend la ville de PiriyâpaTTaNa.

5 Dans la version longue de plus de cinq heures qu’en donna en septembre 1996 un récitant du nom de Tambûri Mahadêva, homme de quarante-cinq ans, illettré, s’accompagnant de son luth, tambûri, et de deux percussionnistes, les causes de la guerre sont sensiblement différentes. Cet infléchissement se traduit en outre par une modification en profondeur de la matière et de la forme narratives, puisque la guerre n’intervient désormais qu’après une longue première partie dialoguée, où l’agôn est de nature domestique, conjugale et familiale.

6 Vîrâja qui se caractérisait dans les versions plus anciennes par une agressivité sans pareille énoncée comme un trait définitoire – il est comparé à un taureau, etc. – et qui incarnait au plus haut degré l’héroïsme guerrier apparaît chez Tambûri Mahadêva comme un homme déchu : il a oublié d’honorer le dieu Shani (Saturne), et est accablé par les conséquences de sa négligence vis-à-vis du dieu du destin, négligence qui semble à la fois la cause et la manifestation de sa déchéance. Ce motif de l’oubli de la pûjâ du dieu est fréquent dans les traditions épiques, y compris dans PiriyâpaTTaNada kâLaga ; mais il ne prête en général pas à conséquence, ou débouche sur une transgression nouvelle du personnage héroïque (MâgaDi KempêgauDa, par exemple), en une exacerbation de la provocation guerrière : il en va ainsi dans la version du chant de travail d’intouchables. Ici, le motif est à l’origine de l’action qui prend très vite la forme d’un dialogue opposant deux réactions à ce sort malheureux : celle du roi, et celle de son épouse. Vîrâja de retour au palais est pris d’un sommeil agité suscité par Shani et voit en rêve la ruine du royaume, il se réveille et se lamente, mais Niṅgarâjamma, son épouse, lui répond qu’elle-même n’a pas fait ce rêve. Vîrâja tente de détourner le destin qui l’attend par une nouvelle pûjâ, mais il oublie de nouveau Shani, qui le maudit une nouvelle fois. De retour auprès de Niṅgarâjamma, il se répand en lamentations. Son épouse lui répond alors que si le royaume est perdu, elle en rapportera un de chez son frère aîné le DaLavâyi de Mysore. Vîrâja l’en dissuade : il n’y a plus personne, dit-il, pour qui est déchu, elle deviendrait une servante dans la maison de son frère. Elle maintient qu’elle doit y aller, il continue sa description de ce qui va se passer. Niṅgarâjamma revient à la charge : son frère est un roi conforme au dharma, il lui donnera ce qu’elle demande, et au besoin, elle l’apitoiera en évoquant le petit VîraNNa leur fils. À la mention de VîraNNA, le roi s’exclame qu’il veut tuer l’enfant promis au malheur, mais Niṅgarâjamma réclame d’être tuée la première. Mais comment le roi, qui n’a jamais exercé la moindre violence à son égard, le pourrait-il ? Niṅgarâjamma insiste : elle va réclamer à son frère un fief. Le roi cependant est de nouveau pris de sommeil et son épouse, passant outre les protestations de son fils et les présages divers, se rend chez son frère.

7 À Mysore s’engage un second dialogue qui fait doublement écho au premier, parce que Niṅgarâjamma, conformément à ce qu’elle a annoncé, réclame à son frère une terre, et parce que son frère réagit conformément à ce que Vîrâja avait prévu. Le DaLavâyi commence par plaindre sa sœur, tout en lui expliquant qu’elle n’aurait pas dû se déplacer mais lui écrire, et se déclare prêt à donner de l’argent pour l’aider. Elle rétorque qu’elle n’est pas venue pour de l’argent, mais pour obtenir une terre à Mysore, et précise : elle veut être sur un pied d’égalité avec lui. Fureur du DaLavâyi, mais elle insiste, il lui répond qu’elle est une fille, qu’elle n’a pas à recevoir, mais à être donnée, et qu’elle a donc été mariée par lui comme il convient. Elle doit partir. Niṅgarâjamma le

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maudit, il la fait traîner dehors, tout en gardant l’enfant en otage. Son époux l’attend à PiriyâpaTTaNa, elle met en scène sur elle les traces d’une agression, et accuse son frère de l’avoir violée. Vîrâja ne semble pas réagir, elle répète son accusation ; dans une explosion de colère, il annonce qu’il va se venger. C’est alors que s’ouvre le récit de la provocation et de la guerre, celui que narrent les autres versions, mais qui n’occupe ici que la seconde partie de l’épopée.

Une voix nouvelle ?

8 La question qui se pose est de savoir comment apprécier cette nouvelle première partie dialoguée. Lors de mon travail de terrain, j’ai pu noter que PiriyâpaTTaNada kâLaga était un récit chanté particulièrement apprécié des femmes qui le réclamaient volontiers lorsqu’à l’issue de l’invocation, le récitant demandait ce qu’il devait raconter ; mais pourquoi ?

9 Remarquons pour commencer la singularisation qui s’effectue au sein du dialogue du personnage féminin, qui n’apparaissait auparavant que pour être livré à la mort de façon anonyme et indifférenciée. Les versions plus anciennes du récit, celle du barde religieux notamment, ne donnaient la parole aux femmes de Vîrâja qu’au moment où, la ville étant sur le point de tomber, elles exhortaient leur époux à les tuer. Alors seulement, au seuil de leur mort de femme véridique, elles recevaient un nom et se distinguaient dans le déroulement de la scène de mise à mort et dans les paroles qu’elles prononçaient, même s’il s’agissait d’autant de variations sur le refus de survivre en retournant chez leur père, ainsi dans le chant des femmes : « Si, déchues, nous rejoignons notre ville, Ô roi, écoutez-nous, ‘Jetez les ordures de la demeure ! ’, nous demandera-t-on. On nous demandera de jeter les ordures de la maison, Dans la ville de notre père ! Venez donc [plutôt] frapper nos têtes ! Si, grandement déchues, nous allons à la porte [de nos pères], Ô roi, écoutez-nous, ‘Balayez la poussière à la porte ! ’, nous demandera-t-on. On nous demandera de balayer la poussière à la porte, Ô roi, écoutez-nous, Venez donc frapper nos têtes ! [655] Vous, venez frapper nos têtes », Ayant ainsi parlé, D’elles-mêmes elles viennent se tenir [devant lui], cheveux noués4.

10 Chez Tambûri Mahadêva, au contraire, non seulement la femme apparaît de façon massive et individualisée dans le dialogue comme interlocutrice unique du roi – la deuxième épouse n’est mentionnée que lorsque la question de la mort se pose – mais elle tient un discours triplement subversif : d’abord parce qu’elle discourt, tout simplement, tient tête à son époux et finit par transgresser son interdiction, ensuite parce qu’elle refuse de se soumettre au destin et prend l’initiative, enfin parce que les solutions qu’elle propose (réclamer sa part d’héritage, de l’argent, mais surtout une terre, ce qui signifie aussi retourner vivre à Mysore) sont socialement inacceptables, et ne sont acceptées ni par l’époux, ni par le frère.

11 Voix nouvelle donc qui, à la faveur d’un développement dialogique de l’épopée, fait entendre deux choses : une revendication fondée sur le droit, et l’expression de la

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violence sociale supportée par les femmes. Les deux cependant ne sont pas exactement du même ordre. La première est un écho direct de la réforme de la succession après l’Indépendance, en particulier de la loi de 1956 qui fait des filles les héritières de leurs parents à parts égales avec leurs frères. Le discours à son frère que Niṅgarâjamma anticipe auprès de son époux est à cet égard sans ambiguïté : « Ah, avec mon fils je vais aller Auprès de mon frère aîné, Je lui demanderai la terre qui doit me revenir. » [139] « Ah, nous allons vivre sur un pied d’égalité avec toi, Ô mon frère, Donnez-moi une part de votre royaume ! Eh, toi, en frère aîné, vis heureux ! Ô mon frère, [Et] moi, en soeur cadette, je vivrai heureuse ! » [272]

12 En revendiquant, par-delà sa part d’héritage, sa part de bonheur, Niṅgarâjamma s’élève contre un ordre social qui fait des femmes des objets d’échange, comme le lui rappellent son époux et son frère. Tandis que le premier martèle qu’elle n’est désormais plus rien dans la maison de ses parents, le second lui répond sans détour que si elle avait été un garçon, on lui aurait donné la moitié du royaume, mais qu’étant fille, c’est elle qui a été donnée – la réplique joue de l’opposition entre le verbe conjugué et le participe : Si, enfant mâle en ma compagnie, Tu étais née, petite Niṅgarâji, Je t’aurais donné la moitié du royaume, la moitié du pays. [Mais] comme tu es née enfant femelle avec moi, C’est toi que j’ai donnée dans la cérémonie du mariage, n’est-ce pas, petite Niṅgarâji ? Tu es une fille mariée, n’est-ce pas ? Niṅgarâjamma, Tu es [comme] un corps parti au champ de crémation ! Mère, une femme qui a été donnée, qu’est-elle pour son clan ? Ma jeune soeur, Une femme qui a été mariée, qu’est-elle pour sa maison ? [290] Oui, femme donnée n’est plus rien pour son clan, petite Niṅgarâji, Femme mariée est perdue pour sa maison, petite Niṅgarâji. Ne me parle plus de ‘lieu à moi’, de terre, Tu es une fille mariée qui est [comme] un corps parti au champ de crémation. Les deux ne font qu’un, petite Niṅgarâji. »

13 C’est la relation d’alliance entre les futurs belligérants du récit, notons-le, qui autorise le développement de cette voix nouvelle, portée par la femme de l’un, sœur de l’autre. Mais cette relation avait au départ une raison d’être bien différente : lorsque l’épouse de Vîrâja entreprend de soustraire sa fille au désir incestueux du roi, elle l’envoie chez son frère aîné qui est l’époux prédestiné de la jeune fille, selon le schéma d’alliance traditionnel dans le monde dravidien. La version de Tambûri Mahadêva fait disparaître le personnage de la jeune fille et le père incestueux, pour privilégier, de façon horizontale, les frères et soeurs, et du même coup, le dialogue. Il y a bien là rénovation et invention de la tradition épique face à un monde en mutation. Ce n’est sans doute pas un hasard si, confrontés à la parole de Niṅgarâjamma, les deux hommes ont recours aux proverbes et aux formules gnomiques qui viennent rappeler les règles et les rites de la cohésion sociale, par exemple, dans la réplique du DaLavâyi citée plus haut, koTTa heNNu kulake horagu, « la femme qui a été donnée [devient] étrangère au clan ». Le

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nombre relativement important des énoncés proverbiaux chez Mahadêva par rapport aux versions plus anciennes est à cet égard remarquable, comme s’il s’agissait de contrebalancer l’ébranlement encore feutré des schèmes collectifs dans l’Inde contemporaine par le renforcement de la fonction normative de la littérature populaire, ancrée dans un imaginaire du stéréotype, des automatismes de langage et de pensée, des évidences partagées.

14 Cependant cet encadrement de la parole nouvelle n’est peut-être pas qu’une affaire de contrepoids. Il n’est pas sûr en effet que les énoncés gnomiques et la parole de Niṅgarâjamma ne participent pas d’une même voix, c’est-à-dire qu’il n’est pas sûr qu’il y ait véritablement polyphonie. La question de la violence invite en effet à nuancer l’effet et la fonction de la parole féminine dans la récitation de Mahadêva. Ce n’est pas simplement parce que l’attitude de Niṅgarâjamma conduit à la catastrophe et qu’elle constitue de ce point de vue un contre-exemple, que l’on peut avancer cela, mais parce qu’elle semble véritablement instituer la déchéance annoncée, en rejoignant de ce point de vue la conception traditionnelle de la femme comme fautrice de guerre.

15 Le motif de l’inceste, disparu chez le père, ressurgit en effet, dans cette version récente, chez le frère, ou plus exactement, dans la calomnie de sa sœur. Il prend place dans un tableau de la violence subie par les femmes, violence dont la dimension sexuelle n’est pas oubliée. C’est pour échapper au viol lors du sac de la ville que les épouses de Vîrâja demandent d’être mises à mort, et non par refus de vivre asservies comme chez le récitant religieux : « Ah, si vous partez à la guerre en nous laissant, Les hommes de Mysore Vont porter la main sur notre corps et nous saccager ! [624] Oui, les hommes du pays de Mysore, Si vous partez pour la guerre en nous laissant, seigneur, Alors, ils vont porter la main sur notre corps et nous outrager, seigneur ! Oui, tue-nous avant d’aller te battre ! », disaient-elles.

16 La violence sur les femmes est d’abord violence conjugale, que mentionne en creux Vîrâja lorsqu’il rappelle à son épouse récalcitrante qu’il n’a jamais levé la main sur elle : cela signifie que la parole de l’homme contribue aussi à la voix nouvelle, ce qui facilite sans doute celle-ci, mais n’est pas sans entraîner une certaine confusion du propos. Les formules qu’utilise alors Vîrâja sont exactement celles par lesquelles, dans le chant de femmes, il rejetait comme impossible la mise à mort des épouses. Chez Tambûri Mahadêva, il s’écrie : « Depuis le temps où je t’ai épousée, Mon épouse, Pas une seule fois je n’ai ouvert la bouche pour te crier des insultes. [150] Depuis notre nuit de noces, Mon épouse, Pas une seule fois je n’ai levé la main pour te porter un coup. Si je dis : ‘Je vais te frapper’, ma main ne vient pas, Mon épouse, Si je dis : ‘Je vais t’insulter’, ma bouche ne suit pas. Si je dis : ‘Je vais te frapper’, ma main ne vient pas, Si je dis : ‘Je vais t’insulter’, ma bouche ne suit pas, Niṅgarâjamma. De quelle manière puis-je te frapper à mort ? De quelle manière puis-je ouvrir la bouche pour t’insulter, mon épouse ? », a-t-il dit. Dans le chant des femmes, Vîrâja disait à ses épouses : « Femmes, si vous me dites de frapper, ma main ne suivra pas !

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Ô mes épouses, Si vous me dites de crier, ma bouche ne suivra pas ! » [633]

17 Or, face à un époux devenu si uniment bienveillant et pacifique, ce sont les femmes qui viennent donner voix à la nécessité de la violence, et Niṅgarâjamma de ce point de vue est bien celle par qui la guerre arrive, qui pousse son époux à ressaisir sa virilité et à se battre, qui porte l’épique guerrier enfin, si bien qu’on se trouve conduit à interroger la nouveauté et la nature même de « voix nouvelle » de ce qu’elle fait entendre.

18 C’est en effet un schéma ancien que sa parole réinvestit, en même temps qu’elle le dote de combats nouveaux. La récitation de Mahadêva elle-même y fait écho : « Eh soldats ! Pour quelle femme êtes-vous donc partis ? », demande la déesse CâmuNDamma déguisée en soldat, à l’armée du DaLavâyi [520-512]. Les femmes dans l’épopée archaïque indienne sont des personnalités fortes, qui parlent et qui agissent : leur figure stéréotypée d’épouse et de mère reste enracinée dans un substrat mythique où la femme est une figure de la Terre parfaitement ambivalente. Accablée par la guerre, elle est aussi soulagée du poids des hommes par celle-ci, et en est à l’origine, telle Draupadî, Sîtâ (ou Hélène), ou la désire5. Gândhârî, rappelle Vyâsa, a souhaité la victoire du dharma, c’est-à-dire celle des PâNDava ennemis de son propre fils : Pendant dix-huit jours, ton fils désireux de victoire t’a demandé de le bénir pendant qu’il combattait ses ennemis. Alors qu’il te sollicitait ainsi régulièrement par désir de vaincre, tu lui as répondu à chaque fois : « Là où est le dharma se trouve la victoire6. »

19 Et Romila Thapar rappelle combien la Shakuntalâ du Mahâbhârata, contrairement à la Shakuntalâ dramatique, plus tardive, est une femme qui revendique d’être reconnue par son époux qui l’a oubliée, et argumente, lui faisant une leçon de morale et de politique avant de le laisser à sa faiblesse et son égarement (Thapar 2011 [1999], pp. 38-41), telle Ningarâjamma.

20 L’ambivalence qui marque la parole et l’action féminines épiques se trouve en outre accrue par l’ambivalence plus générale qui accompagne l’expression de la plainte ou de la subversion dans une société de tradition orale où les paroles de contestation tendent à être énoncées pour mieux être dévaluées au profit de discours énonçant les véritables valeurs7. Or, dans cette perspective, c’est la spécificité d’un travail épique qui se voit mise en péril : on peut ainsi établir une continuité entre la version de Mahadêva et la chanson « ANNa tangi / Le frère aîné et la sœur cadette », chanson kannaDa très populaire qui évoque l’inceste dans la fratrie. Plus remarquable encore, il existe un bref récit chanté intitulé Liṅgarâjamma, ou KoDagina Liṅgarâjamma, dont une version a été éditée par J. S. Paramashivaiah en 1973 (d’après une version d’un barde religieux réalisée en 1965), qui met en scène un roi anonyme de Piriyapattana, et son épouse Liṅgarâjamma, et où l’on retrouve quasiment mot pour mot les dialogues de PiriyâpaTTaNada kâLaga dans la version de Mahadêva. Deux différences toutefois sont à relever : d’abord réticent, le roi se laisse ici convaincre par le désir de son épouse de réclamer à son frère, le riche roi de Mysore, une part de ses richesses, et il lui conseille de demander des terres et la bague royale. La suite est semblable à ce qui est narré par Tambûri, mais le roi de Mysore devine la manigance de sa sœur et part se battre. Cependant, le roi de KoDagu est fait prisonnier avant même que le combat débute. Le frère fait alors arrêter sa sœur, la fait exposer et découper avant d’attacher les morceaux de son corps au-dessus de la porte, et il déclare à son beau-frère qu’il les gardera, lui et son fils, douze ans en captivité.

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21 Pas l’ombre d’un combat donc ni d’un siège, pas de DaLavâyi ; une fin profondément différente, où se joue la vengeance d’un homme manipulé, et non le destin d’un homme accablé par l’histoire, ou les dieux : Liṅgarâjamma est d’abord une histoire de famille, un de ces « social narratives », comme les catégorise la terminologie anglo-saxonne, dont le thème principal est le malheur domestique et conjugal, une histoire d’argent et de rivalité familiale, qu’on appelle en kannaDa lâvaNi, genre que les observateurs occidentaux ou indigènes en mal de respectabilité ont pu considérer comme quelque peu scandaleux8. Sans entrer ici dans l’analyse du sens et de la fonction de cette convergence qui manifeste probablement des stratégies des récitants et de leur communauté, il nous faut noter qu’elle invite à relativiser la spécificité du « travail épique » : n’est-ce pas toute la littérature orale, dans ses transformations, et ses passages génériques, qui est impliquée par la pensée du présent9 ? On retrouve la polyphonie au sens large que j’évoquais pour commencer : Liṅgarâjamma aussi fait entendre une voix nouvelle, celle de la pauvreté non résignée, même si cette voix est davantage étouffée, par un châtiment plus terrible, et une sanction plus explicite.

22 Il est d’ailleurs loisible de penser, en poursuivant l’analyse des dialogues conjugal et germain de PiriyâpaTTaNada kâLaga, que la revendication de Niṅgarâjamma a une dimension fantasmatique non négligeable. Comme chez la femme de Putiphar, ou comme chez Phèdre, l’accusation d’inceste n’est-elle pas le voile du désir ? Plus précisément, la revendication de sa part d’héritage selon la loi n’est-elle pas la formulation nouvelle d’une aspiration régressive qui parcourt la littérature orale kannaDa en y faisant résonner le mot de tavaru, désignant la maison où résident les parents d’une femme mariée, et véhiculant toute la nostalgie d’un passé refuge, souvent idéalisé par des femmes séparées très jeunes de leur famille10 ?

En guise de conclusion. Le travail épique : penser une métamorphose nécessaire ou en marche / refléter une complexité / émouvoir par la tension

23 Pourtant, je continue à souscrire à ce que j’écrivais en 2005 dans l’ouvrage que j’ai consacré à la tradition de La Bataille de Piriyapattana : « Même si PiriyâpaTTaNada kâLaga fait indéniablement écho à la contradiction que le mariage fait peser sur les filles, qui sont, en Inde plus encore qu’ailleurs, celles qui partent, alors même que toutes les autres activités sociales les attachent au foyer, la revendication énoncée par Niṅgarâjamma est à la fois trop absolue, et trop concrète pour ne pas être entendue dans ses accents propres, et nouveaux. » (Le Blanc 2005, p. 193).

24 Il y aurait donc deux nuances à apporter, c’est-à-dire deux pistes de réflexion à engager, pour l’application de la théorie du travail épique aux traditions orales : la première serait d’envisager l’épique dans son interaction avec les autres genres de l’oralité (ainsi qu’avec l’écriture), et d’envisager cette interaction même comme lieu du travail (mais on peut alors se demander si le travail dit épique n’a pas à voir avec le propre de toute la production littéraire qui serait une vaste « épopée dispersée ») ; la seconde, non sans rapport avec la première, serait de revenir sur la définition de ce qu’on peut appeler la pensée dans la représentation épique. Si l’on veut que la pensée sans concepts ne soit pas simplement le reflet de la complexité ou un phénomène d’adaptation, ne faut-il pas, dans le cas de la tradition orale, donner une place à

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l’émotion dont Christiane Seydou, à propos de l’épopée africaine, fait la pierre de touche de l’épique (Seydou 1982, pp. 84-98) ? Formulations de fantasme, ou résurgence du mythe sont sans doute aussi à comprendre comme des moyens de l’émotion.

25 Il est très frappant en effet, lorsqu’on écoute PiriyâpaTTaNada kâLaga, de constater à quel point les dialogues entre l’époux et l’épouse, entre le frère et la sœur, sont longs et répétitifs, comme le sont les scènes de combat dans les versions plus franchement guerrières : de la même façon que l’idéologie du combat ne se comprend pas complètement déconnectée de l’émotion qu’elle vise à susciter par les effets pathétiques de l’agôn, de même, les voix nouvelles des épopées orales sont peut-être d’abord des machines à émouvoir, et par là éventuellement des machines à penser. Quoi que pense la parole des femmes, ce que l’épopée pense de l’émancipation féminine reste problématique11, et par-delà les questionnements de la notion de « travail épique » que cet enjeu permet de formuler, il conviendrait de se demander, plus radicalement, s’il n’est pas, par excellence, l’impensable de l’épopée.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Voir le compte rendu par un des organisateurs, Sunthar Visuvalingam, http:// www.svabhinava.org/abhinava/BakhtinInIndia/BakhtinInIndiaAbstracts--frame.php (page consultée le 13 janvier 2014). 2. Pour la transcription des termes empruntés aux langues indiennes, les conventions suivantes ont été retenues (sauf pour les noms de lieux ou de dieux donnés dans leur forme d’usage en français) : l’accent circonflexe note une voyelle longue, la majuscule un son rétroflexe, « sh » enfin représente le s palatal. 3. Pour plus de détails voir Le Blanc (2005). 4. Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur. 5. Sur ce désordre qui advient par les femmes, voir Shulman (1979, pp. 1-26), ainsi que Hawley & Wulff (1996). 6. Mahâbhârata, XI, 13, 9-10 (1986, pp. 313-314). 7. Voir Derive (1989). 8. F. Kittel (1894) dans son dictionnaire de référence en donne la définition suivante à l’entrée « LâvaNi » : « A obscene kind of ballad and its rustic tune. » 9. J’avais dans un premier temps analysé l’infléchissement apporté par les deux longs dialogues comme un développement non épique (Le Blanc 2005) ; si l’on choisit, au contraire, d’y voir précisément un exemple de travail épique, celui-ci n’apparaît pas propre à l’épopée. 10. « The familiar Kannada vocable of three sounds, ‘ta-va-ru’, signifying the closely united and happy family into which one is fortunately born and of which one continues to be a beloved member, wherever one may be, is as translatable as it is ineffable ! » (Ranganna 1955, p. 147). 11. Voir aussi les conclusions de V. Narayana Rao (Richman 1994, pp. 133-134).

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RÉSUMÉS

Une version récente de la tradition épique de La Bataille de Piriyapattana, récitée au Karnataka (sud de l’Inde), présente une innovation remarquable : elle s’ouvre par un très long dialogue entre le roi de KoDagu et son épouse. Tandis que le roi se montre accablé par un destin contraire et ne songe plus à défier son beau-frère, la reine développe un discours de revendication vis-à-vis de son propre frère, et exhorte son époux à livrer bataille. Comment comprendre une telle confrontation, qui se substitue à l’agôn guerrier dans toute la première partie du récit chanté ? Et jusqu’à quel point peut-on voir dans ce reflet ambivalent de l’évolution du statut des femmes une tentative pour la penser, selon le modèle proposé par F. Goyet ? On se demandera ainsi dans quelle mesure le dialogue des époux met en œuvre une véritable polyphonie permettant l’émergence d’une voix nouvelle.

In a recent version of the kannada oral epic PiriyâpaTTaNAda kâLaga (The Battle of Piriyapattana), there is the remarkable addition: a very long dialogue between the King of KoDagu and his wife Ningarâjamma. In this exchange, the queen develops a claim on her brother’s property, and urges her husband to war against him; however, the king appears overcome by his fate and doesn’t even think of challenging his brother-in law. How can we understand such a conflict, which comes in lieu of the martial agôn in the first part of the epic? Is it possible to analyse this image of the changes in women’s status using F. Goyet’s model of “epic work”? The aim of the paper is to measure to what extent the new dialogue implies a true polyphony allowing the voicing of novelty.

INDEX

Keywords : India, epic, polyphony, dialogue, epic work, woman, subversion, innovation Mots-clés : Inde, Karnataka, épopée, polyphonie, dialogue, travail épique, femme, subversion, innovation

AUTEUR

CLAUDINE LE BLANC Claudine Le Blanc est maître de conférences en littérature comparée à l’Université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3, membre du Centre d’études et de recherches comparatistes (CERC). Ses travaux portent sur les littératures de l’Inde classique et moderne, les formes de l’oralité littéraire, épique et indienne en particulier, ainsi que sur la réception des littératures indiennes en Europe. Elle est l’auteur d’Une littérature en archipel. La tradition orale de La Bataille de Piriyapattana au Karnataka, Inde du sud (Champion, 2005), d’une Histoire de la littérature de l'Inde moderne. Le roman, XIXe-XXe siècles (Ellipses, 2006), et de Qu’est-ce qu’une littérature étrangère ? Naissance de la littérature indienne en France au XIXe siècle (à paraître).

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L’épopée médiévale comme référence dans les mouvements militants de l’Inde du Nord : la mobilisation de la geste d’Alha-Udal

Catherine Servan-Schreiber

« La langue de tous les jours n’est rien. L’épopée, elle, est puissante » Épopée de Lorik, Inde du Nord. « Sans commencement ni fin, sans conscience de temps, L’épopée est la mémoire du présent, En donnant le récit des événements les plus marquants de toute notre histoire » Épopée de Salhes-Cuharmal, Inde du Nord.

1 Dans les années 1880-1890, George Grierson et William Waterfield (1990) travaillèrent de concert à éditer la geste d’Alha-Udal et prirent soin de la traduire en suivant le style et la versification de la ballade médiévale britannique, sous le titre The Lay of Alha. A Saga of Rajput Chivalry as Sung by the Ministrels of North India. Ils décrivirent avec précision les occasions de performance de ce texte. Chanté pendant la période des quatre mois de la mousson, pour assurer la venue des pluies, par des castes de bardes professionnels, il est également donné à entendre devant les armées, dans les moments précédant les combats. Le caractère foncièrement guerrier de l’épopée d’Alha- Udal, dite La guerre des 52 forts, qui possède les caractéristiques d’une épopée rajput1, se confirme aussi du fait de l’identité de ses interprètes. Les Nat, en tant que chanteurs itinérants spécialisés dans les épopées guerrières, appartiennent à une caste associée au transport et à la fourniture des armes sur les champs de bataille, à partir de la période médiévale. Leurs femmes, qui les accompagnent dans le but de procurer « de la distraction » aux armées, et se déplacent aussi pour exercer la pratique du tatouage, animent de leur danse la performance du récit chanté. Les Noniya, qui vivent de

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l’extraction du salpêtre et de son transport par voie routière et fluviale, participent également à la vente des armes et des munitions. Les Teli, anciens presseurs d’huile souvent reconvertis dans les métiers du commerce, se chargent du transport des huiles et denrées alimentaires au moyen de leurs caravanes. Ils approvisionnent les armées en céréales. Ces trois castes développent un lien étroit avec l’art de la guerre, alors même qu’a priori leur nom ne les identifie pas aux listes classiques des castes martiales.

2 Après ces travaux pionniers, Alha-Udal a fait l’objet de plusieurs analyses et de plusieurs recensions : celle d’Edward E. O. Henry (1988), celle de Karine Schomer dans Oral Epics in India (1989), ou encore celle de Laxmi Tewari (1989), et pour finir, la mienne (1999). Ces contributions ont davantage abordé le corpus épique sous l’angle de la performance des interprètes, ou celui de la circulation des répertoires, que par un questionnement lié au « travail épique » du texte en lui-même. Mais on découvre en les consultant que son mécénat est passé du milieu rajput à celui des castes marchandes, que son auditoire a rejoint le public des assemblées de castes rurales et des grands mouvements militants, et que la récitation de l’épopée se retrouve associée à chaque étape charnière, ou étape de crise, d’une histoire régionale.

3 L’épopée d’Alha-Udal n’est certes pas le seul texte invoqué dans des circonstances semblables. Celle de Lorik, ou celle de Salhes Cuhar Mal, étudiée par Badri Narayan dans son ouvrage Documenting Dissent. Contested Memories and Political discourses (2001), sont tout autant mobilisées. Mais en tant que pièce maîtresse du répertoire médiéval, l’épopée d’Alha-Udal offre une valeur sûre, car investie d’une grande charge émotionnelle. Au-delà de l’émotion procurée par la voix du barde, en écho aux discours des leaders, comment le façonnage d’un « travail épique », sous-tendu par la composition et l’intrigue de la geste d’Alha-Udal, peut-il alors éclairer la place prise par l’épopée médiévale tout au long des combats idéologiques menés dans la modernité ?

4 Au moment d’évaluer la teneur du « travail épique » faisant de l’épopée indienne d’Alha-Udal un texte où « s’articulent des positions antagonistes, mais tenables dans une situation historique donnée », selon la formule établie par Florence Goyet (Goyet 2006), une première contradiction surgit, relative à la notion même d’épopée. Au dire du barde, l’épopée se veut « hors du temps, sans commencent ni fin ». Mais pour autant, elle ne se veut pas hors de l’espace, puisqu’elle s’inscrit généralement au cœur d’une région bien précise, voire dans un ensemble de quelques régions voisines, tout au plus, et sur un territoire bien délimité. Comment concilier cette contradiction ? Le texte d’Alha-Udal se démarque de la définition « intemporelle » de l’épopée par son caractère historiquement connecté, puisque ses héros y affrontent le raja Chauhan de Delhi, Prithvi Raj, dont le règne se situe entre 1165 et 1192. La région de l’Inde du Nord qu’il dépeint va du Rajasthan au Bundelkhand, et de l’Uttar Pradesh au Bihar. Mais il inclut également des récits d’incursions dans les villes de Chitor, Kanoj, Mahoba, Delhi, Dhar et Hardwar. Une autre réserve se profile aussi du fait des frottements, circulations et empiétements des textes épiques d’une aire linguistique à l’autre. Ils peuvent compliquer notre analyse, car les changements d’ici sont-ils les changements de là, et encore faut-il être très précis sur ces questions de changement.

5 L’épopée d’Alha-Udal met en scène deux guerriers rajput d’un petit clan obscur du Bihar, les Banaphar, désireux de faire alliance avec les clans les plus prestigieux du Rajasthan. L’idée de donner leurs filles aux Banaphar, clan issu de l’union de deux guerriers rajput avec deux femmes de la forêt, est mal perçue des nobles lignées : une

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telle alliance ne peut que les polluer. Un mariage et des conflits, ou des mariages et un conflit, telle apparaît la structure d’Alha-Udal.

6 On retrouve dans cette épopée le motif de la « paire » des deux frères, le frère aîné, frivole et passif, Alha, et le frère cadet actif, guerrier, défendant l’honneur de la lignée, Udal, dit « Le Tigre Rudal »2. L’épopée, qui peut être entendue dans tout le nord de l’Inde, se décline en diverses variantes et langues, dont le bundelkhandi, le rajasthani, l’awadhi et le bhojpuri. Il s’agira ici de la version qui circule au Bihar, et que j’ai entendue réciter et chanter, en langue bhojpuri, à maintes reprises sur les grandes places publiques appelées maidan des villes de Patna et de Calcutta. D’innombrables éditions de cette geste existent aussi sous forme de livrets de colportage.

7 Entrer dans l’épopée, c’est d’abord découvrir la distance prise dans l’univers épique, avec les règles du dharma telles qu’elles sont énoncées pour la société indienne. Le premier conflit est intérieur, et il oppose les deux héros sur l’observance du dharma. Ainsi, la réticence au mariage de la part des jeunes hommes est-elle souvent énoncée. Alha, heureux dans son rôle de leader esthète, dans sa cour, avec ses pairs, ne souhaite pas davantage se marier que Sanvaru, le frère de Lorik, épanoui dans son célibat. Ensuite, le lien sacré de la relation frère-sœur, exalté dans tout le répertoire de chants collectifs, y est malmené. Enfin, le motif de la femme agissant en homme, que l’on retrouve surtout dans les épopées marchandes, contredit le devoir d’observance du pardah3, assigné aux épouses rajput. Stimulée surtout par la lecture du chapitre II du dit de Hōgen, « Dépasser le dilemme : les devoirs du sujet », de l’ouvrage de Florence Goyet (2006), j’ai pris pour exemple quatre épisodes précis, pour voir comment le nouveau modèle d’héroïsme qu’elle fait émerger pour le Japon, peut nous donner des pistes. Certes, l’épisode qui vante l’importance et la qualité des montures équestres de Rudal, ou celui qui aborde le sujet des descendances illégitimes, survenues en l’absence des époux, auraient pu être sélectionnés, comme faisant écho aux thèmes épiques traités dans la journée du 28 novembre 2013, mais le choix s’est porté ici surtout sur les épisodes que le public du Bihar attend du barde. Rarement, le barde conte-t-il entièrement cette épopée, qui comportant 52 épisodes, requiert plusieurs journées de suite. Plutôt, il s’installera sur une plate-forme en maçonnerie de village, ou sur un maidan, et là, le public lui demandera de chanter ses passages préférés.

Introduction : les passages épiques les plus attendus du public

8 De tous les passages attendus du public, l’épisode de la Guerre de Mahoba, qui correspond au mariage entre Alha et Sonva, est de loin le favori. En lui se concentrent pourtant les images les plus décalées que l’on puisse se faire sur le code de l’honneur rajput dans une société guerrière.

L’opulence de la cour d’Alha

9 Dans la description de la cour d’Alha, faite de manière à montrer la grandeur et l’éclat du clan des Banaphar, les codes de la culture rajput interviennent : allusions à la fréquentation de cette cour par les plus grands clans rajput que sont les Kanauji, les Chauhan, les Ujjaini, les Parmar et les Candela ; allusions aux villes de Kanauj, Chitor et Ujjain, fiefs de la culture rajput ; rappel de la fonction de mécènes des Rajput, en tant

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que patrons bien connus des arts, avec les scènes de danse et le programme musical. On sent la volonté de montrer l’opulence avec laquelle Alha reçoit ses invités : abondance alimentaire et fourniture de boulettes d’opium à volonté. En même temps, la mention de la consommation d’opium insinue relâchement et décadence. Le palais d’Alha était rempli de nobles invités. Le clan des Ujjaini y était venu, celui des Kanauji, des Parmar, des Chauhan et des Candela. Il y avait des clans du Marwar et du Tirhut. Un spectacle de danseuse du Bengale et de Ceylan, et un spectacle de danseurs de Gwalior étaient offerts. Les danseuses étaient d’une beauté ineffable. On aurait dit des nymphes célestes venant habiter le palais d’Indra. Les sarangui, les flûtes, les veena jouaient de sublimes mélodies Les jarres de nourriture pesaient chacune 20 kilos, les pilons en pesaient 10. 18 sortes de légumes avaient été préparées, et 9 boulettes d’opium par personne. Alha lui-même en avait consommé 14. Ses pupilles étaient dilatées, ses yeux injectés de sang. Les visages des nobles princes resplendissaient. Leur bravoure au combat est celle du lion. Le fils de Jasar est immortel. Sa renommée est celle des héros. Sous ses pas, la terre tremble. Et à sa voix, les arbres se flétrissent.

10 La cour d’Alha sert bien de repère (pour reprendre l’expression de Florence Goyet), mais de repère fictif. Les descriptions d’opulence masquent une réalité, puisqu’à l’exception de la région du Mithila, et de sa ville de Darbhanga, les « cours » de la plupart des petits clans rajput du Bihar n’offraient guère la possibilité d’un patronage à l’art, à la différence de dynasties ayant pignon sur rue, au Rajasthan ou au Bengale. Relevant plus du campement clandestin dans la forêt que du palais, elles témoignent de la décision des Rajput de contrer les tribus chero, dans un scénario de guérillas. Mais cette description mensongère suggérant un autre statut de gouvernance possible que la clandestinité, marque l’avènement d’une nouvelle étape pour les Rajputs, au cours de laquelle l’alliance avec le pouvoir musulman devra leur permettre l’élimination des populations tribales de la région.

Le viol de la suivante

11 Il faut, pour comprendre les épisodes suivants, revenir sur la coutume du mariage rajput concrétisée par la prise d’un fort. Chaque union résulte de l’enlèvement d’une princesse rajput à son milieu natal, et donc, correspond à l’attaque d’un fort. C’est dire la complexité d’un système d’alliance matrimoniale où le futur époux, pour montrer sa valeur, doit tuer et faire tuer les membres de sa future belle-famille, et les soldats qui œuvrent à la protéger. La princesse rajput peut se retrouver alors, telle Chimène, mariée à l’assassin de son père.

12 Lorsque Rudal dévoile son projet d’attaquer le fort de Chunar, afin de conquérir une épouse de haut rang, Sonva, pour son frère Alha, lequel, répugnant aux valeurs rajput de virilité, est incapable de se battre, ce dernier veut l’en dissuader au prétexte que les 52 prétendants qui s’y sont déjà essayé ont péri, entraînant avec eux la mort de 3000 hommes. Mais Rudal, qui défend l’idée de leur prestigieuse filiation, rappelle le devoir de bravoure4 du rajput :

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« La vie ne dure que quelque mois, puis vient la nuit obscure. Pour mériter le nom de Rudal, fils de Jasar, je dois affronter mon destin ».

13 À son tour, la Déesse tente d’empêcher Rudal de combattre5. En réponse, « Il l’attrape par son chignon, et la jette à terre. On pouvait voir la planète Saturne dans ses yeux, qui étaient effrayants comme la mort elle-même ».

14 Enfin parvenu au jardin de magnolias situé dans l’enceinte du fort qu’il se prépare à attaquer, il croise une jeune fille, qui se trouve être la suivante attitrée de la princesse Sonva, et le couvre de ses sarcasmes : « Rudal n’est que l’esclave d’un patron étranger ; il dépend de quelqu’un pour gagner son pain »

15 Cette allusion injurieuse, qui sous-entend que le statut du prétendant est inférieur à celui de la future épouse, est d’ailleurs l’équivalent de celle qui est traditionnellement tenue sous forme de chants au marié par les femmes de la famille de la mariée, dans toute l’Inde du Nord, le soir même de chaque noce. Mais sous l’insulte, « Le cœur du tigre Rudal s’enflamma. Il se rua aussitôt sur elle, et la plaquant à terre, il arracha le pan de son sari, qui renfermait son bien le plus précieux, et tandis que la suivante criait ‘Ram Ram6’, il la déshonora. »

La scène fratricide

16 Fort dépitée d’être toujours « fille », et entendant les échos de l’arrivée de Rudal à son palais par les cris de sa suivante, Sonva sait que ni son frère ni son père ne voient d’un bon œil une union aussi désavantageuse. Comment écarter de sa route un frère qui s’oppose à son dharma de femme mariée, en ordonnant à ses hommes de couper la tête de Rudal ? Sonva se drape en toute hâte dans un pagne de lutteur, et commence alors un premier combat entre frère et sœur, dont elle sort victorieuse. Assistant à la scène, le père, éploré, demande la grâce du frère, qui lui est accordée.

17 Mais lors d’une seconde offensive, désespérée par le dispositif de riposte mis au point par son frère, Sonva se présente devant lui, entièrement déguisée en homme, et armée d’une épée. Il ne tarde pourtant pas à la reconnaître, et s’écriant : « Bénis soient les Dieux ! Ma sœur, qui est ma propre ennemie, est en face de moi »,

18 il brandit son épée vers elle. Esquivant alors le coup avec son bouclier, c’est elle qui tranche en deux la tête de son frère. Cependant, la vue du sang qui coulait lui fit craindre pour son salut.

La résistance à l’envahisseur du Bundelkhand et du Rajasthan et du Bihar

19 Immortalisé par le texte du Prithvi Raj Raso, le raja Prithivi Raj est un héros épique à la stature nationale, connu pour avoir repoussé au XIIe siècle l’envahisseur musulman, et avoir fait de Delhi sa capitale. Mais bien au contraire, dans la geste d’Alha-Udal, Prithvi Raj est présenté comme l’ennemi à abattre, eu égard à son ambition hégémonique sur les diverses provinces indiennes. Alha, Rudal, et leurs vassaux, assistés de nombreux clans rajput, voire de clans musulmans, s’allient pour le repousser, affirmant ainsi l’indépendance des fiefs rajput régionaux par rapport à un gouvernement centralisé.

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Interprétation et portée épique actuelle d’Alha Udal

20 Avec ses centres stratégiques incarnés par les forts de Rohtas et de Bhojpur, le Bihar a longtemps été la terre de recrutement des armées rajput, mogholes, et pour finir, britanniques. La geste d’Alha-Udal a été composée à un tournant décisif de l’histoire du Bihar, celui de l’invasion du pouvoir musulman, et comme telle, elle confronte son auditoire à la question du devenir des élites politiques et guerrières en cas de changement de régime7. Les travaux de Dirk Kolff, qui font valoir les passerelles établies à la période médiévale entre la main d’œuvre militaire et ses employeurs, se rapportent à cette période déstabilisante, mais pour laquelle des solutions innovantes de mobilité et d’alliance entre hindous et musulmans ont permis à chacune des parties prenantes de s’intégrer, si besoin est, à travers un complet changement de nom et d’identité (Kolff 1990). Mais, par la suite, les perceptions modernes et contemporaines de ce texte ont été modifiées. Mettant en relation la teneur de l’épopée médiévale et les traces que l’on peut retrouver de son usage au cours de l’histoire du Bihar, chacun des épisodes favoris du public fait sens pour incarner la résolution d’une crise particulière. Les raisons qui justifient alors le « recours » à la voix du barde, ou, pour mieux le dire, le « secours » de sa voix, en apparaissent plus claires.

21 En revenant à la description de la cour d’Alha, on peut rappeler que la récitation de ce passage, après avoir été commanditée par des Rajput, l’a surtout été par les grands marchands et caravaniers de castes baniya et teli qui habitent la plaine du Gange et la frontière du Teraï, entre l’Inde et le Népal, à l’occasion de la fête de Divali, leur fête de caste principale. Ils aiment entendre évoquer cette opulence de l’époque rajput, qui renvoie à l’idée de leur ancienne grandeur à eux, en tant que fournisseurs des cours et des armées et en tant que commerçants prospères. Il faut donc relier la popularité d’Alha-Udal en milieu marchand au difficile contexte économique que connaît le Bihar depuis les années 1920 : le passage d’une économie florissante au déclin de toute une région, avec la chute de la production d’indigo, d’opium, et surtout, de salpêtre, qui en assura la richesse dès avant la colonisation britannique, jusqu’au moment où l’Allemagne trouva, un peu avant la guerre de 1914-1918, un procédé plus rapide et plus abordable pour la fabrication des munitions. À cet échec, caractérisé par une difficulté à reconvertir d’anciennes économies en nouvelles sources de richesses, viennent s’ajouter d’autres vulnérabilités. L’activité de transport routier des Banjara, caste de commerçants itinérants, conduisant les fameux camions colorés et bariolés indiens qui acheminent vivres et marchandises, sur l’axe de la Great Trunk Road vantée par Kipling, les confronte à la violence de bandits de grands chemins qui n’hésitent pas à les abattre, pour s’emparer de leurs véhicules. Impuissante à offrir une sécurité, la police fait elle-même la première partie de la liste des agents de l’État corrompus. Face à ce danger, qui guette les commerçants dans leur quotidien l’épopée propose ses interrogations, et ses solutions : l’action/l’inaction ; la bravoure/la lâcheté ; l’opulence/ la pauvreté. Le modèle de l’esthète s’y oppose à celui de l’ascète et du combattant. Le modèle de l’opulence et du sédentarisme (frère aîné) s’y oppose à celui du renoncement et de la pauvreté (frère cadet). L’épopée n’apporte pas de réponse : elle ne fait que livrer des pistes de réflexion, un peu comme dans les contes russes, où le héros se trouve à la croisée des chemins. S’il prend celui de droite, tel destin, et celui de gauche, tel autre destin. L’arrivée intempestive de Rudal dans une société lascive, et indifférente aux soucis du dehors, vient à point nommé proposer une action d’éclat aux

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courtisans, mais à quel prix ? En cautionnant des violences faites aux innocents ? En mettant en péril l’honneur des femmes ? L’épopée fait écho au désarroi de commerçants qui ne parviennent ni à exercer leur métier sans risque dans l’état d’anarchie qui fait la sombre réputation du Bihar, ni à redéployer leurs activités. En s’appropriant cette épopée, les castes marchandes se réfèrent à deux modèles qui leur parlent, mais pour autant, n’apportent pas de résolution à la gestion des conflits.

22 Ni très héroïque, ni très noble, la scène du viol de la suivante ne paraît plus difficile à réintégrer dans la logique du « travail épique ». On peut voir en elle tout ce réalisme inépuisé de violence qui, toujours selon Florence Goyet, caractérise l’épopée. Mais on doit aussi la rattacher à la lutte inter-castes qui sévit à partir de la fin du XIXe siècle au Bihar. Le Bihar est la région de l’Inde la plus confrontée à la persistance des inégalités sociales, à la corruption et au maintien de la féodalité. Le système jajmani régit toujours les relations, entraînant l’obligation, pour les castes de subalternes, de rendre des services aux castes supérieures, en échange de leur protection. La lutte pour la possession de la terre et la revendication d’ascension sociale par les castes de bas statut sont les enjeux principaux de l’opposition populaire menée contre les grands propriétaires terriens que sont les Zamindar (Upadhyaya 2012 [1977]). En cas de tentative de rébellion de leurs subalternes, les Zamindar du Bihar ont coutume d’effectuer des représailles sous forme de « descentes » dans leurs villages, pour détruire leurs maisons, et violer leurs femmes. Aussi, juste retour, les subalternes, par ce symbole du viol, annoncent-ils un temps de riposte, où des femmes appartenant à la haute société, et non les leurs, seront à leur tour violentées. Même s’il s’agit d’une suivante que Rudal déshonore, c’est une personne de rang presque noble, attachée à une maison royale, et non une femme ordinaire, à laquelle il peut facilement accéder.

23 Cette description sert le travail épique en suggérant avec des images crues, le potentiel de renversement des rôles. Il faut ici évoquer le possible système de changement collectif de statut par toute une caste, décidé en assemblées spéciales. La récitation solennelle d’Alha Udal accompagne ces manifestations populaires. L’épisode du mariage d’Alha, incluant le viol de la suivante par Rudal, est chanté à l’occasion des grands rassemblements du Mouvement des Nouveaux Chauhan, expression de revendication des castes de service pour accéder au statut de Rajput, initiée en 1898, et qui se poursuit jusqu’à nos jours. Cette mobilisation du répertoire épique dans les combats sociaux indispose les grands propriétaires terriens à tel point que, lors de la mise en scène d’une pièce de théâtre inspirée de l’épopée de Salhès, dans les campagnes du Bihar, en 1998, l’acteur qui jouait le rôle du héros de rang subalterne épris d’une femme de haute caste, fut tué d’une balle de fusil sur scène, en pleine représentation, par la du zamindar local (Narayan 2001)8.

24 Intervient aussi, à travers la scène fratricide, une vision « épique » de la femme indienne allant à l’encontre de la perception traditionnelle. Dans cette perception, le lien frère-sœur, annuellement honoré lors de la fête de Rakshi-bandhan, et fortement célébré dans tout le répertoire des chants de mariage, est indissoluble et la transgression de ce lien relève de l’impensable. Autre transgression évoquée par le texte, si l’on se réfère à l’idée hindoue du mariage, celui-ci s’inscrit dans une démarche absolue de renoncement, mais d’un renoncement qui est surtout le fait de la femme. Or, la princesse rajput Sonva, n’a pas cette conception du dharma. Le motif épique de la femme qui se déguise en homme, et que l’on retrouve plutôt dans les épopées marchandes, comme Shobha Nayaka Banjara, où une jeune femme utilise ce subterfuge

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pour prendre part à la caravane conduite par son mari, montre la féminité rajput en figure de combattante, telle qu’on la immortalisée avec la rani de Jhansi9. Mais elle indique aussi une marque de résistance à l’encontre du dharma dans une société où les femmes de castes rajput et marchandes jouissent d’une faible liberté de mouvement en comparaison de celles des basses castes. Le vrai combat que l’on attend de la femme rajput, c’est celui qu’elle doit mener contre elle-même, au moment de monter vivante sur le bûcher funéraire de son mari. Mais dans le passé, le déguisement masculin a aussi permis d’y échapper. Là encore, l’épopée propose diverses conduites féminines, non prévues par les codes religieux, mais qui pourtant, forcent le respect. Cette résistance a concerné une partie de la population rajput ou brahmane, au moment de la mise en place du système de travail dit de « l’engagisme10 », qui voit le départ de toute une main-d’œuvre rurale vers les pays de l’Océan Indien et des Antilles, où les puissances colonisatrices recrutent sur les plantations de canne à sucre pour remplacer les anciens esclaves noirs libérés. En échappant à la surveillance domestique, et sous divers accoutrements masculins, des femmes en fuite ont rejoint les rangs des « engagés » sous contrat dans les années 1830 à 1880, en embarquant à Calcutta pour les ports des Antilles, du Pacifique, ou de l’Océan Indien11. En répercussion inattendue du travail épique, dans un contexte de diaspora indienne, à l’île Maurice, au Surinam, aux îles Fiji, jusque dans les années 1980, la récitation d’Alha-Udal était toujours pratiquée, et ses couplets versifiés toujours bien connus12. Pour les femmes qui n’ont d’autres accès à l’éducation que l’audition des récits épiques ou mystiques oralement transmis par des interprètes itinérants, l’épopée d’Alha-Udal ouvre un univers des possibles, en multipliant les changements d’identité. Il faut alors peut-être rapprocher le travail épique de la fonction carnavalesque grâce à laquelle, pendant un temps, une liberté nouvelle est autorisée en toute impunité. Aussi ouverte, et aussi restrictive, l’épopée d’Alha-Udal s’impose comme une réflexion sur les changements d’identité, et un appel à la transgression.

25 Enfin, une des raisons notoires de faire circuler le répertoire d’Alha-Udal, à la fois par une réimpression massive des livrets de colportage, dont les premières éditions avaient culminé dans les années 1880 au Bengale (Pritchett 1985), et par l’organisation intensifiée de performances orales, surgit à l’occasion du mouvement régional anti- hindi qui suivit la venue du Mahatma Gandhi au Bihar, en 1917, puis la déclaration d’indépendance, en 1947. Dans les années 1950-60, ce mouvement, exacerbé par l’imposition de l’hindi comme langue nationale, naquit de la colère des militants, linguistes et folkloristes, qui craignaient de voir disparaître et déprécier l’usage des langues et patois locaux. Pour sonner le rappel contre « l’impérialisme de l’hindi », on récita à nouveau les exploits des nobles frères Alha et Udal en tant que défenseurs du Bihar contre Prithvi Raj et contre la gouvernance centralisée de Delhi. Leur guerre des 52 forts, dispersée sur des régions frontalières, procurait l’avantage de constituer une véritable géographie de l’aire de rayonnement de la langue bhojpuri du Bihar à travers l’énumération des villes clés des anciens royaumes rajput. Une fois encore, deux possibilités s’offraient : le ralliement à la cause nationale, en adoptant l’hindi, et en acceptant son hégémonie, incarné par la nonchalance d’Alha, soucieux de ralliement consensuel, ou le repli régional, militant pour le maintien des langues locales, incarné par l’agitation de Rudal. L’épopée, qui propose à cet égard deux conduites à tenir, brouille cependant souvent les pistes, car dans les deux cas, un sentiment de perte est souligné.

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26 Si le culte de l’honneur et le recours à la violence pour résoudre les conflits caractérisent la société du Bihar, l’épopée d’Alha-Udal, tout en exaltant sans la moindre ambiguïté une stratégie d’ascension sociale qui passe par l’usage de la force, et donc l’engagement guerrier, pose constamment la question du libre arbitre du héros dans un système féodal que l’on se représente comme très hiérarchisé. Tout en assignant à chaque personnage la place qu’il doit tenir selon les règles du dharma hindou, elle pointe les répercussions néfastes d’engagements pris sous la contrainte sociale, et, les dilemmes qui se posent alors non seulement aux héros belliqueux, mais aussi aux femmes, victimes ou criminalisées. Doit-on observer les règles du dharma jusqu’à tuer ? Par rapport aux textes normatifs, l’épopée échappe à une vision manichéenne du héros. Le frère n’est plus le protecteur reconnu de la sœur. Le « noble cadet » peut y apparaître comme un violeur, et le « sage aîné », comme un rebelle à l’ordre. Montrant qu’entre véritable criminel et bandit d’honneur, la ligne de démarcation est ténue, elle engage une réflexion sur cette idée de frontière. Et pour ce faire, elle accorde une place à des personnages pris à leur insu dans un engrenage de violence, sans cesse appelés à se surpasser pour adhérer aux valeurs de leur clan, et pour surmonter leur peur. Ainsi l’esthète Alha s’offre en contre-exemple de Rudal. Mais Rudal est-il vraiment un exemple ? Ce que dit la voix du barde, lorsqu’il chante la geste médiévale, n’est plus, comme l’entendaient William Waterfield et George Grierson, le récit conventionnel d’un combat précédant la conclusion d’un mariage rajput, mais une réflexion sur l’usage et la justification de la violence au sein d’une société déchirée.

27 Les réflexions abordées par l’épopée ne se restreignent pas nécessairement à ce registre. Elles peuvent transcender les genres littéraires. Dans la chanson populaire indienne également, on retrouve ce processus de recréation des espaces géographiques, à travers la technique de l’énumération des noms de villes et de régions. Comme on le voit dans la nouvelle de Premchand, dont Satyajit Ray a fait le célèbre film, Les joueurs d’échecs, le thème du rajput esthète qui préfère se consacrer aux arts et à l’oisiveté plutôt qu’à la gestion de son fief, n’est pas propre à l’épopée, mais récurrent dans toute la littérature indienne. Le thème des naissances illégitimes, survenues en l’absence des héros guerriers, traverse aussi le répertoire des chants populaires dits jhumar. Mais l’épopée personnalise et magnifie ses personnages, alors que la chanson populaire les maintient dans leur position hiérarchique, dans leur statut familial (belle-sœur, beau- frère…), et dans l’anonymat.

28 Si l’on admet que l’épopée est une « quête en épouse » (Revel 2000), elle est aussi bien plus que cela. Découverte et éditée par les linguistes et folkloriques britanniques de la période coloniale, réappropriée par les commerçants, remise au goût du jour par les folkloristes indiens du combat anti-hindi des années 1950-60, réactualisée par le Mouvement des Nouveaux Chauhan en faveur de l’émancipation des paysans sans terre de l’Inde rurale, associée à l’engagisme, et même exportée dans le contexte de la migration vers les Antilles et l’Océan Indien, la geste médiévale d’Alha-Udal permet non seulement de réfléchir aux transformations de la société, mais de les vivre. C’est dire que la récitation de l’épopée demeure un enjeu tangible de la contemporanéité.

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NOTES

1. Par rapport aux autres catégories d’épopées, mystiques et marchandes de la région (Servan- Schreiber 1999). Les Rajput forment une caste de nobles et combattants haut placée dans la hiérarchie sociale. 2. Paire qui structure aussi l’épopée indienne de Lorik-Canda, issue du répertoire des Ahir, et dans laquelle le jeune Lorik, « héros dont l’épée resplendit dans les trois mondes », se distingue par son imprudence, sa naïveté, sa bravoure et son goût de la transgression, tandis que son frère aîné, passif, sage et pieux, se contente de garder les troupeaux et de distiller ses conseils de bonne moralité. 3. Système de réclusion imposé aux femmes de statut élevé. 4. Sur ce devoir, cf. les textes de Kabir, dans le chapitre Suratan kau ang, chapitre de la bravoure (Vaudeville 1957). 5. Sur le rôle joué par la Déesse avec les guerriers rajput, voir Tambs-Lyche 1995. 6. Ô Dieu, ô Dieu. 7. Problématique traitée par Maria Szuppe à propos de l’Iran (Szuppe 1997). 8. Genre de fonction qui évoque celle des Cangaceiros dans le Nordeste du Brésil. 9. Héroïne du combat d’indépendance contre les Anglais. 10. Système de travail libre, sous contrat, dans lequel on s’engage pour une durée de cinq ans. Mis en place de 1834 à 1920, il concerne une partie très importante de la population du Bihar. 11. Le déguisement n’est pas de leur seul fait. Une fois à bord, les hommes eux aussi masquent leur identité, dans l’espoir d’acquérir un statut plus honorable que celui qui est le leur au village (Basu 2014). 12. Cf. de nombreuses références aux « alha », mot substantivé pour parler d’une strophe d’Alha- Udal, dans le Sueurs de sang d’Abhimanyu Unnuth (1977), et dans l’ouvrage de Lee Haring (1992) sur la collecte du folklore à Maurice ou encore le travail de Rajsekhar Basu (2014) sur les textes emportés par les migrants bihari aux Fiji.

RÉSUMÉS

Jusqu’à présent, l’épopée indienne d’Alha-Udal a été abordée sous l’angle de la performance et de la circulation des répertoires. Or lorsqu’on s’interroge sur le patronage dont cette épopée a bénéficié, l’identité de ses interprètes et les circonstances de sa récitation, on remarque qu’entre

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la période médiévale dont ce texte émane et nos jours, l’usage qu’il en est fait a considérablement évolué. Loin de conforter les valeurs de la société rajput qui l’a produite, elle garde ses distances avec le modèle féodal de prestige, pour constamment éprouver la validité du culte de l’honneur guerrier. À travers l’exemple de quatre épisodes significatifs, cet article tente de mesurer la nature du « travail épique » qui permet de faire de cette épopée médiévale une référence mobilisée à chacune des étapes charnières de l’histoire du Bihar.

Until now, the Indian epic of Alha-Udal was analyzed through its performance dimension and in relation to the question of the circulation of texts. But when one considers the patronage this epic has benefited from, the identity of its singers and the circumstances of its interpretation, one realizes that the use made of this text has often changed. Instead of legitimating the values of the Rajput society which produced it, the epic remains at a distance from the feudal mode of prestige, and prefers to constantly test the validity of the Rajput code of chivalry. This article endeavours to evaluate the nature of the “epic works” which enables us to understand how this medieval epic became a text of reference mobilized through each transition-period in the history of Bihar.

INDEX

Mots-clés : épopée, bhojpuri, Inde du Nord, Alha-Udal, ascension sociale, culture rajput Keywords : epic, bhojpuri, North India, Alha-Udal, social mobility, rajput culture

AUTEUR

CATHERINE SERVAN-SCHREIBER Après une spécialisation en littératures médiévales indiennes (EPHE IVe section), Catherine Servan-Schreiber, chercheur au CEIAS (CNRS/EHESS), s’est consacrée à l’étude de la transmission des épopées bhojpuri sous leur forme orale et de livret de colportage. Elle a édité le volume collectif Traditions orales dans le monde indien, Purusartha (1995), et elle est l’auteur de l’ouvrage Chanteurs itinérants en Inde du Nord. La tradition orale bhojpuri, Paris, L’Harmattan (1999). Elle enseigne les gatha et premakhyan, textes mystiques Nath et soufis de l’Inde (XII°-XVI° siècles) à l’INALCO.

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Vers l’étude du « travail épique » dans le Livre de Dede Korkut Towards the study of "epic work" in the Book of Dede Korkut

Monire Akbarpouran

« Les récits [de Dede Korkut] révèlent que le patrimoine oghuz était, à l’époque du Livre de Dede Korkut, lié au questionnement de l’identité personnelle et des relations sociales. Cette caractéristique des récits de Dede Korkut pourrait en elle-même être le reflet littéraire des projets de renouvellement institutionnel qui avait été mis en œuvre par les dynasties turques en Anatolie pendant plusieurs siècles. » (Meeker 1992, p. 414)1

1 S’inscrivant dans la ligne des recherches menées par Florence Goyet, pour qui « le rôle fondamental de l’épopée – ce qui définit le genre » – est de procurer un outil pour penser les transformations de la société (Goyet 2006, p. 19), mon travail cherche à vérifier la possibilité de lire dans cette optique le Livre de Dede Korkut, une œuvre dont le processus de création inclut des métamorphoses et des remaniements tout au long des siècles, et dont la structure narrative développe plusieurs récits apparemment autonomes. Cet article présente les premiers résultats de ma thèse doctorale en cours de préparation.

2 Dans un premier temps, je rappellerai l’histoire complexe du texte : l’une des notions- clés de notre étude, celle de la recréation de l’œuvre orale afin de la charger d’une nouvelle fonction sociale, va être mise en lumière dans cette première partie. La deuxième partie sera consacrée à envisager la mutation dont Le Livre de Dede Korkut est le témoin. La troisième traitera deux mouvements qui renvoient au « travail épique » : l’œuvre, d’abord, « plaque un ordre extérieur sur le chaos réel », puis, devant l’échec de cette tentative, « affronte la situation dans toute sa complexité » (Ibid., p. 19). C’est dans cette partie qu’on dégagera les parallèles qui mettent en marche la « machine » du

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texte : homologies et confrontations, entre les personnages de chaque récit de même qu’à un niveau supérieur, entre les personnages des divers récits.

Douze récits et une seule épopée ou « l’épopée dispersée »

3 C’est en 1915, et après la redécouverte de deux manuscrits de l’œuvre, connus sous les noms de manuscrit de Dresde et manuscrit du Vatican, que le livre fut pour la première fois publié en Turquie2. Depuis, les spécialistes de la littérature turque ont, avec une grande ferveur, traité la question de l’origine de l’œuvre en y reconnaissant certains événements historiques, des personnages, et plusieurs noms géographiques. Les discussions n’ont pas cessé sur l’origine de l’œuvre, sa date de création et le moment de sa mise en écriture.

4 Le livre comporte une introduction et douze récits glorifiant les combats et les exploits des khans oghuz3, construisant un cycle, mais conservant chacun leur autonomie et datant, selon les spécialistes, d’époques bien différentes. On peut alors se demander s’il est légitime de les considérer dans leur ensemble, et comme une épopée unique. Moharrem Ergin répondait déjà de manière positive à cette question : « ce qui lie les récits de manière à former un ensemble, c’est le tableau social qui est parsemé dans les récits et qui est ainsi établi dans l’ensemble de l’œuvre. » (Ergin 1989, p. 23). De même, dans une perspective plus récente, Kerime Üstünova a étudié le livre en le considérant comme un macro-texte incluant douze textes. Selon elle, ce sont les récurrences qui font de douze récits apparemment autonomes une œuvre unique (Üstünova 2008, p. 138). Cette idée d’ensemble mérite beaucoup d’attention. Nous verrons en effet que des éléments communs aux récits qu’elle relève participent à la réalisation du travail épique de l’œuvre dans son ensemble, et produisent l’effet qu’aucun des récits ne pouvait produire seul.

Le Livre de Dede Korkut : va-et-vient entre tradition orale et tradition écrite

5 La première caractéristique qui figure dans la liste de Kerime Üstünova est que tous ces textes sont des Oghuznames (Üstünova 2008, p. 139). Oghuzname ou la Geste oghuz est une appellation commune pour un ensemble des récits formés autour du personnage d’Oghuz Khagan (Oghuz Khan) et des braves oghuz. Isa Özkan, a montré que ces récits ont traversé les siècles à la fois dans la tradition écrite et la tradition orale turque : « ces deux ressources se sont mutuellement nourries : la tradition orale a fait évoluer les récits à différentes époques en y faisant entrer de nouveaux personnages, de nouveaux lieux et de nouveaux événements ; et la tradition écrite, à son tour, les a enregistrés dans leur ensemble » (Isa Özkan 1997, p. 263). À la suite des va-et-vient entre la circulation orale et la transmission écrite, de nouvelles œuvres auraient ainsi eu la possibilité de s’édifier, dont le Livre de Dede Korkut. Beaucoup de spécialistes voient dans Le Livre de Dede Korkut le produit le plus important de la période de passage de ce qu’on appelle la Destant, saga turque, à la Hikaye, récit populaire (Günay 1998, p. 4)4. Ceci renforce l’idée que Le Livre de Dede Korkut ne présente qu’un moment de cette évolution, un moment de changement social entre les XVe et XVIe siècles5. Selon notre hypothèse, les récits se seraient alors chargés d’une nouvelle fonction sociale.

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6 L’œuvre juxtapose une introduction et douze récits. L’introduction, d’une forte coloration islamique, loue le pouvoir de l’empire ottoman, mais les récits, eux, comportent aussi des indices renvoyant à l’histoire de la dynastie Akkoyunlu, voisine et ennemie6. Dans les deux manuscrits, celui de Dresde et celui de Vatican, coexistent des éléments de vocabulaire et de syntaxe venant de ces deux aires. C’est la raison pour laquelle certains chercheurs, comme Muharrem Ergin, considèrent ce livre comme un produit de deux aires géographiques différentes : l’aire azéri et celle de l’Anatolie de l’est (Ergin 1971, pp. 5-7). Cependant d’autres, comme Faruk Sümer qui met l’accent sur le vocabulaire militaire propre aux Ottomans figurant dans le livre, y voient une pure production de la culture anatolienne de l’époque ottomane (Sümer 1992, p. 397). Les études plus récentes défendent l’idée que dans toute la grande étendue où les Turcs oghuz régnèrent et s’installèrent pour mener une vie sédentaire, l’Anatolie de l’est conjuguait bien tous ces éléments hétérogènes – et elle seule. C’est en effet un territoire où régnaient les Akkoyunlu et qui fut conquis par les Ottomans après le recul de ceux-là vers l’Iran (Ercilasun 2000, pp. 111-112)7.

7 L’analyse que nous allons mener tend elle aussi à corroborer cette hypothèse : si Dede Korkut est le produit de cette aire particulière, sa fonction devient très claire. Nous allons défendre en effet l’hypothèse que dans le processus de recréation continuelle, ces récits se sont chargés d’une nouvelle fonction, et que cela a un rapport étroit avec ce qu’était l’empire ottoman de l’âge d’or et avec la nation qu’il avait forgée. Cette œuvre aurait été « le moyen intellectuel » dont la branche anatolienne des Turcs oghuz de l’époque aurait su profiter pour dépasser la crise qu’ils traversaient en tant qu’immigrés conquérants au seuil de la vie sédentaire.

Une société en pleine transition : crise des valeurs

8 Au XVe siècle, dans cet espace anatolien, au moment de la sédentarisation des nomades akkoyunlu, le dirigeant Uzun Hasan rédige des lois (le « Code d’Uzun Hasan »), pour chercher à imposer un changement radical : l’organisation politique tribale se transforme en empire8. À terme, ce code va effectivement être appliqué, et la transformation politique se fera en suivant ses lignes9. Mais on sait que la première tentative pour imposer cette transformation a provoqué une réaction extrêmement violente : une véritable guerre civile, qui dura treize ans, et aboutit au retrait de la réforme10. Mon hypothèse, à la suite de Michael E. Meeker (Meeker 1992)11 et de Warren Walker (1992)12, est que c’est à la crise qu’introduit ces tentatives de reforme que Dede Korkut vient répondre.

9 Ce Code concernait surtout le partage des terres et les impôts – tous deux au détriment des immigrés nomades – tout en visant à faire de son auteur un empereur. Il a provoqué des protestations de la part des guerrières nomades, et entraîné une crise des valeurs. Nous pouvons envisager alors que les réformes d’Uzun Hasan dans l’Anatolie de l’est, le territoire qui allait tomber une dizaine d’années plus tard aux mains des Ottomans – une autre branche des Oghuz immigrés qui rêvaient, eux aussi, de construire un empire – pourraient être l’incarnation la plus concrète de cette migration culturelle et de la modification des valeurs (Hasanzadeh 1391 (2012-2013), p. 132).

10 On sait que déjà à l’époque ilkhanide (XIIIe-XIVe siècles), les Turco-Mongols ont craint pour leur identité : Kazan Khan avait cherché à préserver leurs traditions de la disparition en les recueillant dans un livre persan13. On peut admettre que cette crainte

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se soit prolongée pendant tous ces siècles où le projet de sédentarisation des conquérants se réalisait en même temps que l’islamisation s’intensifiait. La vie – tout à fait différente – d’après les conquêtes exigeait une grande adaptation des conquérants nomades. C’était un véritable bouleversement, un défi bien plus grand que les guerres qu’ils menaient depuis toujours, de façon incessante, et qui étaient comme un plaisir pour des combattants aussi aguerris. L’inquiétude pouvait concerner, entre autres, la perpétuation de la souveraineté des conquérants dans ces nouveaux territoires (comme nous l’apprennent les réactions au Code), mais aussi la transmission des coutumes dans un environnement étranger (comme le rappelle le projet de préservation de Kazan Khan).

11 Si, comme le dit Michael Meeker, l’éthique du Livre de Dede Korkut est devenue une partie de la culture anatolienne, qui peut être considérée comme l’héritière des immigrants turcs oghuz, c’est dire le rôle que cette épopée a joué dans la réorganisation de la société après et tout au long du processus de transition (Meeker 1992, p. 414).

Le travail épique. De l’organisation politique tribale aux empires

12 Pour étudier le travail épique dans le Livre de Dede Korkut, nous ne pouvons pas nous contenter d’analyser un seul récit. C’est dans leur ensemble, par leurs récurrences et par l’ambiance qu’ils créaient, que ces récits – chacun d’une dizaine de pages – agissaient sur le spectateur ou l’auditeur de l’époque14. Ces récits ont chacun leur propre état initial et final et ne développent pas une longue narration à la manière de La Chanson de Roland, de l’Iliade et des Hōgen et Heiji monogatari – œuvres sur lesquelles Goyet a appliqué sa méthode. Cependant, ensemble, ils fonctionnent de la même manière. C’est la juxtaposition des douze récits qui permet au travail épique de se mettre en place. En ce sens, comme le propose le thème de cette Journée d’étude, on peut parler d’ « épopée dispersée » : dispersée parce qu’elle n’émerge que dans la réunion de textes différents, « épopée » parce qu’elle en joue le rôle.

13 Dans un premier temps, nous allons voir que les envisager dans leur succession nous permet de repérer un fil rouge qui traverse les différents récits, un thème qui apparaît, se répète et se poursuit d’un texte à l’autre : il s’agit du thème du passage initiatique d’un garçon à la vie de héros, à travers le rituel qui l’amène à faire couler le sang, soit à la guerre soit à la chasse15. Nous verrons ensuite que derrière ce motif récurrent, il y a une vraie obsession, liée aux mutations sociales que nous avons évoquées.

14 Dans les douze récits, deux axes sont à distinguer, d’une part l’assimilation mutuelle entre la jeune génération et l’ancienne, et, d’autre part, la constitution de l’image d’un empereur. Deux axes qui se conjuguent et contribuent ensemble à problématiser l’évolution de la structure politique tribale vers l’organisation d’un empire. Autrement dit, l’idée que le passage initiatique du garçon suggère dans un premier temps (la nécessité de l’adaptation du jeune héros aux lois et coutumes) est accompagnée d’une autre, développée de manière sous-jacente, qui surgit et s’impose à la fin de l’ouvrage : celle de la nécessité d’une transformation de l’organisation politique globale.

15 À vrai dire, si cette seconde idée peut se développer en arrière-plan et si les problèmes de la vie civile se profilent derrière les récits de guerres et se déguisent en fusionnant

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tous les conflits dont la mémoire collective se souvient, c’est parce que l’épopée « joue sur les deux tableaux de la simplification et de l’élaboration du complexe » (Goyet 2006, p. 221).

La simplification

16 Le processus de simplification s’opère d’abord à travers les récurrences que nous avons déjà évoquées, et qui donnent naissance à de nombreux topoi et scènes-types. S’intégrant à la tradition de l’oghuzname, les récits laissent une large place à nombre de scènes-types et de formulaires qui, en plus de résonner avec d’autres ouvrages antérieurs probablement connus à l’époque, se répètent dans les douze histoires de ce recueil et donnent l’impression globale d’un ensemble à la gloire de la tribu oghuz.

17 On pense là aux ouvertures et fermetures identiques, aux personnages qui réapparaissent et, surtout, à la présence de deux protagonistes qui jouissent d’une aura charismatique : Dede Korkut et Bayindir Khan. Le premier est un barde, mais aussi « un parfait connaisseur des Oghuz » (Bazin & Göklap 1998, p. 55), pourvu de la faculté de prophétie et qui intervient dans les récits pour donner sa bénédiction. Le second est le khan le plus grand, il plane au-dessus des heurts et des litiges bien qu’il ne fasse une apparition semi-concrète que dans le dernier récit.16 Leur existence, hors des dangers, laisse l’impression que les conflits ne sont guère menaçants et crée un ordre supérieur. Le texte chercherait ici simplement à « dire l’ordre pour le faire advenir » (Goyet 2006, p. 24) : face à une transformation majeure de la société, on affirme d’abord simplement le caractère simple du nouveau.

18 Du reste, nous l’avons déjà dit, le caractère principal qui définit l’oghuzname est de glorifier les braves oghuz. Le public s’attend à une telle mise en scène et ne se soucie jamais de la fin de la guerre qui sert ici de décor. Ainsi dans notre approche du Livre de Dede Korkut, nous pouvons reprendre sans réserve les propos de Goyet sur La Chanson de Roland : « il multiplie à plaisir les signes d’une simplicité outrancière, simpliste. Schématisant ce dont tout le monde connaît les nuances, dénigrant sans pudeur un peuple bien plus civilisé que les Francs [les Oghuz dans notre cas], il s’étale comme caricature » (Goyet 2006, p. 222).

19 À un autre niveau, le Livre de Dede Korkut a recours aux mêmes procédés que La Chanson de Roland et ce n’est pas sans raison qu’elles sont considérées, l’une comme l’autre, comme des œuvres de propagande. Nous verrons que Dede Korkut, comme La Chanson, est bien loin de s’en tenir là, mais il faut voir d’abord que lui aussi réduit l’ennemi et la guerre sainte au rang d’accessoires – avant de l’utiliser pour mettre en place un discours sur autre chose.

20 Un dialogue entre Kazan et son fils, lors de sa première guerre, révèle la définition simpliste que le livre donne de l’ennemi : Le garçon demanda : « Qu’est-ce que cela signifie, l’ennemi à la religion égarée ? » Kazan répondit : « Fils, ceux qu’on appelle les ennemis, ce sont ceux que, si nous les rencontrons, nous tuons, et qui, s’ils nous rencontrent, nous tuent. » Oruz reprit : « Père, si parmi eux on tue de noble braves, est-ce qu’il y a vendetta, est-ce qu’on vous demande des comptes ? » Kazan répondit : « Fils, tu peux tuer mille mécréants à la religion égarée, et voici une bonne occasion ! » (Bazin & Gökalp 1998, p. 127)

21 L’exemple le plus intéressant de la représentation caricaturée de l’ennemi mécréant dans Le Livre de Dede Korkut se rencontre peut-être dans les propos de Selcankhatun, la

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fille du roi impie, mariée avec Bey Oghuz, quand elle parle des siens et de ses anciens prétendants : « Ces infidèles qui viennent sont sans foi ni loi » (Ibid., p. 167)

22 D’ailleurs, le rite de passage qui consiste à « faire couler le sang » et qui s’accomplit à la chasse aussi bien qu’à la guerre, contre les « ennemis à la religion égarée », témoigne de la perception que les héros ont de l’ennemi.

23 Au dixième récit, un brave reproche au jeune Egrek : « Tous les beys qui ont leur place ici la doivent à leur épée […], mais toi, as-tu donc coupé des têtes, versé du sang, nourri l’affamé … ». (Ibid., p. 205). « Couper des têtes » et « verser du sang », sont valorisés au même niveau que « nourrir l’affamé ». Cependant, bien que se référant dans ce contexte à « l’ennemi mécréant », les verbes « couper des têtes » et « verser du sang » n’ont pas d’objet grammatical dans la plupart des cas. Ceci pourrait être révélateur d’une abstraction, d’une extension de l’acte à tous : tous pourraient bien facilement passer dans la catégorie de l’ennemi ! On aurait là déjà une brèche dans le tableau manichéen que l’ouvrage cherche à dresser.

Le retour de la confusion

24 Dans un article sur l’humour dans Le Livre de Dede Korkut, Güvenç donne de nombreux exemples de discordances qui produisent, selon lui, l’humour dans cet ouvrage. Il évoque surtout les épithètes des beys oghuz et les descriptions exagérées qui donnent, en fin du compte, naissance à « un type comique » (Güvenç 2011, pp. 166-167). De même, dans les dialogues échangés entre les beys oghuz et les mécréants, l’intention de déprécier l’ennemi le plus fortement possible aboutit à la production de l’humour (Ibid. p. 175) et fait de l’ennemi « un type comique » (Ibid. p. 177).

25 Ces exagérations visent, certes, à consolider la vision manichéenne que nous venons de voir. Pourtant le chaos ne tarde pas à s’introduire : le bey oghuz, tout aussi exagérément décrit, est finalement aussi comique que l’ennemi mécréant.

26 D’autre part, l’antithèse ennemi-oghuz, si forte apparemment, s’estompe au cours des récits ; les mariages d’amour des héros avec des princesses mécréantes et les fratricides des beys oghuz en sont les exemples les plus frappants. L’histoire de la dynastie Akkoyunlu a effectivement enregistré des mariages entre beys akkoyunlu et princesses byzantines. Mais l’idée même de guerre sainte aurait dû faire exclure ces faits historiques du récit. Le premier récit, quant à lui, raconte un complot mais il n’oppose plus amis et ennemis : les quarante braves de Dirse Khan éprouvent de la jalousie envers son fils récemment devenu bey, ils le dénigrent auprès de son père et l’incitent à le tuer. Lorsqu’ils s’aperçoivent que le fils est toujours en vie, ils font Dirse Khan prisonnier et le livrent aux mécréants. Cette alliance avec les mécréants prend tout son sens par rapport aux fratricides manifestes des dixième et douzième récits où l’ennemi n’est plus un mécréant mais un Oghuz. L’homologie entre ces récits montre comment le tableau simpliste qui prétend affirmer un ordre exagéré laisse finalement revenir le chaos.

Les homologies et les différences

27 Parallèles-homologies et parallèles-différences vont en effet problématiser l’ensemble des affirmations axiologiques.

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28 Dans Le Livre de Dede Korkut, les homologies se dessinent à deux niveaux : entre les récits et à l’intérieur de chacun d’eux. On s’en tiendra ici aux premières.

29 La première homologie, déjà citée, est très simple, et vient renforcer la perception du thème récurrent que les spécialistes ont cerné dans la plupart des récits de Dede Korkut : celui du passage d’un adolescent à la vie de héros, avec ces motifs : éducation du combattant, description des causes menant à l’emprisonnement, des rapports entre les fils des bey, des valeurs de la famille, etc.

30 Ainsi, l’homologie entre Bugac (récit I), Oruz (récits II, IV, XI), Beyrek (récit III), Domrul le fou (V), Kanturali (VI), Yignek (VII), Segrek (X), Basât (VIII) et Emren (IX) est évidente : tous ces garçons finissent par gagner le titre de bey et confirment les valeurs sociales de la tribu. Le caractère achevé des jeunes héros se forge de manière comparable. Au départ, ils sont forts et braves physiquement, mais ignorants encore de la culture ancestrale de la tribu. Ils sont comme des étrangers qui viennent d’entrer dans un nouveau monde et se découvrent eux-mêmes en tant que membres d’une société. Le récit montre un cheminement : à l’intérieur de chacun de ces récits, il y a une progression qui semble fort claire, une simple initiation aux valeurs de la tribu. C’est cette apparence simpliste qui pourrait résidait au fond de l’idée qu’Ali Duymaz, l’un des spécialistes de l’œuvre, développe : Les récits de Dede Korkut ont recueilli les valeurs sacrées, morales et sociales, de la société oghuz. Et la reconnaissance de la maturité des braves tout comme leur intégration sociale n’y est effective qu’après qu’ils ont intériorisé ces valeurs. (Duymaz 1999, p. 50).

31 Pourtant, il nous semble que ce procédé débouche finalement sur l’élaboration de nouvelles valeurs. Il permet de faire jouer devant l’auditeur des solutions politiques différentes, les confronte et permet finalement au public de porter sur elles un jugement non plus a priori, mais assuré grâce à la présentation d’une multitude d’exemples. Au stade où en est notre travail de recherche, nous avons pu distinguer cette deuxième étape dans les récits où il y a un ou plusieurs ennemis intérieurs.

32 Dans le cinquième récit, Domrul le fou, qui est un preux hors pair, découvre la mort en voyant un autre brave succomber ; il lance alors un défi à l’ange de la mort17. Il va de même pour Oruz dans le quatrième récit, qui cherche à s’informer sur les mécréants lors de sa première guerre et qui est d’une crédulité étonnante. Ce schéma héroïque simple représente la première étape : il s’agit bien de la découverte de soi et de sa situation. Cette étape trouvera son achèvement, dans un deuxième moment, par l’intégration des valeurs par le héros18.

33 L’homologie entre ces personnages de « garçon découvrant » se développe en parallèle avec une deuxième homologie : celle entre les personnages du père et du frère aîné du héros. Un khan a tout d’abord envie d’avoir un fils qui l’aide et qui se mette au service de Bayindir Khan, le khan suprême. Une fois qu’il a obtenu ce fils, le texte le montre s’occupant de son rite de passage. Notons déjà que dans certains cas (par exemple dans le premier récit), le schéma se complique et les rapports ne sont pas aussi immédiatement simples : le père peut voir son fils comme un rival, qui transgresse les valeurs et risque la sécurité de la tribu. Mais après une série d’aventures qui sont autant d’épreuves, le fils devient un véritable allié à qui son père finalement donne le titre de bey, il est désormais « assimilé ».

34 Alors, à un troisième niveau se crée un autre parallélisme qui dessine la hiérarchie sociale et place chaque bey dans la pyramide du pouvoir : le parallélisme entre le père

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et le fils, l’aîné et le cadet, l’ancienne génération et la nouvelle. C’est la tentative d’assimilation et de reconnaissance qui met au jour ce parallélisme, lequel est accompagné de l’invention d’une nouvelle éthique. Au-delà de ces deux premiers niveaux, où l’épopée semble simplement entériner l’ordre existant, des parallèles- différences vont en effet problématiser les rapports sociaux.

35 Dans cette perspective, les titres des récits se révèlent tout à fait significatifs : mis à part le huitième et le douzième récit, tous ont recours à une formule commune : « le récit de X, fils d’Y » et développe le schéma attendu d’une assimilation simple. Les deux exceptions, elles, parlent au contraire de guerres intérieures, entre frères : dans le huitième récit, intitulé « Le récit où Basât tue [son frère] le Cyclope » ; le douzième, reprend le thème sur un plan plus vaste, entre deux branches oghuz. La figure du révolté se révèle et entraine la réalisation de la deuxième étape de l’assimilation. Dans cette étape, deux figures, celle du fils fidèle et bien assimilé et celle du fils révolté se présentent et s’affrontent, le premier tuant le second.

36 Dans le huitième récit, un berger viole une fée. Elle accouche d’un fils monstrueux, le Cyclope. Aruz Khan le trouve et l’adopte. « Il grandit et commença à marcher, à jouer avec les garçons. Mais il se mit à manger le nez ou les oreilles des gamins » [… Il] s’en fut du pays oghuz pour élire domicile sur une haute montagne. Il y barra les routes, captura les hommes. Il devint un grand brigand. » (Bazin & Gökalp 1998, p. 183) Basât est, lui, le vrai fils de ce khan ; tout petit il s’était égaré et un lion l’avait recueilli. On ne le retrouve qu’à son adolescence. Basât part alors pour combattre son frère adoptif et le vaincre.

37 Les dialogues échangés entre les combattants sont significatifs de la complexité réelle de ces relations apparemment de simple opposition. Le Cyclope demande à Basât d’où il vient, le nom du héros de sa tribu, le nom de son père et, enfin, son propre nom. Au fur et à mesure des réponses, il découvre qu’ils sont frères et lui demande de l’épargner. Basât refuse en énumérant les souffrances qu’il a infligées à sa famille. Mais le Cyclope montre alors qu’il n’est pas un monstre qui ravage la contrée sans raison : il explique qu’il voulait rompre avec les puissants beys oghuz. Son but était de leur lancer de grosses pierres avec sa catapulte, et il était prêt à mourir à son tour en recevant lui- même une grosse pierre sur la tête. De même, dans les scènes qui précédent le combat, nous sommes témoins de l’affection que le père éprouve pour ce fils adoptif hors normes, et de ses longues tentatives pour l’assimiler : Aruz corrigea Depegöz : il le battit, l’insulta, lui interdit de recommencer. Il ne put lui faire entendre raison. Il finit par le chasser de sa demeure (Bazin & Gökalp 1998, p. 183).

38 Ce qui est intéressant ici est que le caractère étranger du cyclope n’empêche pas qu’il ait une valeur profonde. Fils d’une fée, le Cyclope est le caractère le plus fort de Dede Korkut, il participe du monde surnaturel, et il est le seul à le faire. En même temps, il est bien un membre du clan : son père est oghuz. Plus même : normalement l’union entre les hommes et les êtres surnaturels donne naissance à des héros19. Certes, il est issu d’un péché, ce qui lui confère un caractère négatif20. Ici le processus de confusion est à son comble : non seulement les lignes sont brouillées entre les adversaires (comme lorsque les Oghuz et leurs ennemis sont devenus des personnages comiques, par exemple) mais les deux héros sont frères. Basât ne dit pas un mot sur cette parenté il insiste au contraire sur le fait que Depegöz a causé la souffrance de sa famille et sur le fait que son action est une vengeance d’un autre frère que Depegöz avait tué. Mais

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Depegöz, lui, la met en avant : « Nous sommes donc frères, épargne-moi ! » (Bazin & Gökalp 1998, p. 190). En somme, Depegöz est membre de cette famille [et de cette tribu] et en même temps ne l’est pas.

39 Ce qui s’oppose ici, ce sont bien deux versions du rapport à la « civilisation » et au monde politique tel qu’il est en train de se redessiner. Le Cyclope est le fils inassimilable (il est né du péché) ; il est l’incarnation de l’ « autre » de la société. Basât, lui, représente l’intégration absolument réussie. Élevé par un lion, il est retourné à la société, s’y est adapté et a été incorporé21. Notons l’importance accordée à l’idée de retour de Basât à son origine : ce n’est que dans un second temps qu’il sera complètement accepté. Il est le fils d’un khan, il reçoit un nom mais l’assimilation et l’adoption complète ne se réalisent qu’après la suppression du frère adoptif. Cette autre « adoption » était la représentation du rite de passage dédoublé dans une scène de plus et en parallèle avec celle du Cyclope pour mieux en définir les traits distinctifs. Autrement dit, lorsque Basât va en guerre contre Depegöz, il est déjà un bey et sa bravoure ne s’opère que dans la deuxième étape, où il se met dans une situation qui permet d’établir un parallèle-différence. À la fin du récit, Aruz dit à la mère de Basât « Réjouis-toi ! Ton fils a abattu Depegöz ! » (Ibid., p. 191). La différenciation est un résultat du récit, pas un donné. Le Cyclope est aliéné au cours du récit comme si on ne l’avait jamais adopté ; Basât a retrouvé son origine en abattant son homologue non assimilé.

40 Cette dernière étape est ce qui fait le fond du douzième récit (et leur homologie). Il s’agit d’un jeune héros qui refuse de s’allier avec son homologue révolté afin de s’unir avec l’autorité suprême. Ce n’est probablement pas un hasard si, dans le processus qui a abouti à la mise en écriture, celui-ci termine le livre. Il raconte la rébellion d’une branche des Oghuz contre Bayindir Khan, le khan suprême. Beyrek, le jeune héros du troisième récit, refuse de s’allier avec les rebelles et de trahir son seigneur. On le tue. Le grand khan punit ceux qui ont mis à mort le jeune homme et pardonne aux rebelles. Cette mort de Beyrek, tué par les membres de son propre clan, est très étrange et contradictoire. Il faut réintégrer cet événement dans l’univers créé au long des récits : c’est l’homologie qui permet d’y apercevoir la fusion du jeune héros et du souverain, l’ajustement entre l’ancienne génération et la nouvelle. Ici on retrouve l’efficacité de la structure dont parle Goyet : la structure du récit, par homologies et parallèles- différences désigne un sens plus profond, qui est une problématisation des faits sociaux, enfin affrontés dans leur complexité.

41 D’autre part, le dernier récit va utiliser, dans un contexte plus historique et plus réel, la figure du révolté et du fils inassimilable créée dans le huitième. Dans les premières lignes, nous voyons comment le khan suprême rompt arbitrairement avec la tradition : il « respectait [habituellement] la coutume de livrer sa demeure en pillage à ses convives22 […] mais cette fois-ci les gens d’Oghuz Extérieurs 23 n’étaient pas présents ; seuls ceux des Oghuz Intérieurs » (Bazin & Gökalp 1998, p. 229). Cet événement sans précédent, qui humilie une branche de la tribu, se trouve au centre du conflit et cependant Beyrek admet la décision de son seigneur et ne se révolte pas. D’ailleurs, il est curieux de savoir que le chef des révoltés est l’oncle maternel du khan suprême et, en refusant de l’inviter suivant la coutume, le Khan suprême a déjà montré son mépris à l’égard des liens de parenté. En ce cas, l’épopée refuse de suivre les valeurs qu’elle prétend affirmer simplement (elle ne condamne pas le Khan suprême, mais le justifie, et admire en la personne de Beyrek le héros qui se soumet à toutes ses décisions).

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42 Autrement dit, la lente élaboration à l’œuvre dans ce texte fait bouger les conceptions (et ce alors même qu’elle utilise des figures et des notions développées à travers les onze récits qui précédent) : le Khan suprême finit par pardonner aux rebelles !

43 C’est peut-être bien le modèle de la hiérarchie sociale et de la pyramide du pouvoir qui se forge ici à travers de multiples tentatives d’assimilation. On l’a vu, les jeunes héros se situent par rapport à leur père, et ceux-ci, à leur tour, se situent par rapport au Khan suprême. La figure de l’empereur se profile derrière ce dernier personnage. Mais ce processus est loin d’être univoque. Il se construit dans les contradictions, les affrontements et la difficulté. La structure de l’œuvre, qui unit des récits apparemment très simples et les met en résonance, est finalement ce qui construit la complexité.

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NOTES

1. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteur. 2. C’est sur la version de Dresde, la plus complète, que se fondent les publications. Sur les différentes versions, voir Tezcan & Boeschoten 2002, pp. 9-10. 3. Les Oghuzs, branche des Turcs et confédération tribale qui jouissait d’un grand pouvoir dans le Turkestan chinois et dans la région de la mer Caspienne, connurent aux IXe et Xe siècles de grandes migrations vers l’Asie occidentale et l’Europe. La dynastie des Seljukides, qui régna du XIe au XIIIe siècle sur les régions correspondant aujourd’hui à l’Iran et à l’Irak ainsi que sur l’Asie Mineure, est issue de cette tribu, ainsi que les Karakoyunlus, les Akkoyunlus, les Ottomans, les Safavides, les Afshârs et les Qâdjârs qui ont joué parfois des rôles politiques importants. 4. Pour Faruk Sümer (1992, p. 396), les récits constituant Dede Korkut sont mis en écriture lors de la récitation d’un ozan (barde) d’une époque plus récente. Selon lui on a appris les récits par cœur et les a récités en recréant. Cette hypothèse, même si elle n’est pas acceptée par tous, est en résonance avec l’idée que le livre dont parle Ed-Devadari ait pu servir de référence pour les versions propagées. Voir aussi Ruth Finnegan et Ercilasun (2000, pp. 114-115), pour qui ces récits « pourraient tenir leur origine d’une poésie de cour antérieure » (Finnegan cité par Zumthor 1983, p. 122). 5. Il est intéressant de constater que le processus de folklorisation des oghuzname n’est pas interrompu de nos jours : ces récits continuent leurs transformations successives dans le grand territoire des peuples turcophones. Ils ont, pour une grande partie, perdu leurs aspects épiques pour devenir des histoires d’amour (Günay 1998, p. 264). 6. Pour les emprunts des Akkoyunlu dans le livre, voir Toksoy 2008. 7. Louis Bazin, dans l’introduction ajoutée à la version française de l’ouvrage en 1998, fait surtout allusion aux événements historiques concernant la dynastique Akkoyunlu et rarement à celle des Ottomans ; tout en admettant que sur le plan graphique, le texte recourt aux « règles graphiques du turc occidental (notamment ottoman) », Bazin considère que la langue « diffère nettement du turc ottoman de même époque. Elle présente des spécifiés phonétiques, grammaticales et lexicales typiques des dialectes anatolien oriental et azerbaidjanais. » (Bazin & Gökalp 1998, p. 25). Cette constatation, mettant en lumière l’origine différente de « l’écriture » et de « la langue » de l’ouvrage contribue, à son tour, à défendre l’hypothèse de la mise en écriture des récits épiques récités en Anatolie de l’est dans un temps postérieur et à l’époque des Ottomans.

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8. « Avec Uzun Hasan, chez les Akkoyunlus, l’intention de conquérir céda place à celle de gouverner » (Hasanzadeh 1391 (2012-2013), p. 45). 9. « L’éthique de cette œuvre est devenue une partie de la société et de la culture anatolienne grâce à ces projets dynastiques. » (Meeker 1992, p. 414). 10. Les réformes d’Uzun Hasan furent reprises par ses successeurs et les contestations qu’elles engendrèrent ne cessèrent de menacer la paix ; après la mort de Sultan Yaqub, le frère d’Uzun Hasan, en 1490, les héritiers commencèrent à s’entretuer et treize ans de guerres civiles entraînèrent la chute de la dynastie akkoyunlu. (Hasanzadeh 1391(2012-2013), pp. 132-135). Les Ottomans, cependant, reprirent les mêmes réformes avec succès aux XVe et XVIe siècles (Sertoğlu 1970, pp. 68-69) et instaurèrent un pouvoir autoritaire. 11. Voir épigraphe. 12. Dans un chapitre qu’il lui consacre dans l’ouvrage collectif sur la littérature de la migration, Walker développe l’idée que le Livre de Dede Korkut renvoie au triple choc de la migration : « Le mouvement physique de l’Asie centrale au Caucase et au Moyen-Orient, la démarche progressive de l’animisme religieux vers l’Islam et le voyage culturel à partir de la vie nomade des steppes vers l’existence plus structurée de la sédentarisation permanente avec des bâtiments solides. » (Walker 1992, p. 23). 13. Le premier ouvrage connu sous le titre d’Oghuzname est une partie du Jami al-tawarikh, l’œuvre majeure de Rashid al-Din (XVe siècle). Il fut écrit en persan à la demande du roi ilkhanide. 14. Cf. J. M. Foley 1991, cité par Florence Goyet, « l’épopée », mis en ligne le 25/06/2009 sur Vox Poetica, URL http://www.vox-poetica.com/sflgc/biblio/goyet.html , consulté le 2/1/2014. 15. Sur le thème des fils des Beys voir Karakaş 2013 a et b. 16. Dans la plupart des récits il n’agit pas ; ce sont les autres personnages qui l’invoquent comme une source du pouvoir et d’autorité, alors que dans ce récit, il est l’un des acteurs principaux. 17. Ce récit est selon les spécialistes, à plusieurs égards, différent des autres et c’est avant tout « une lutte contre la mort ». Dans ce récit les parents du jeune héros refuse de donner leurs âmes à sa place et seule sa femme consent à mourir à sa place. Pour plus de détails sur ce récit, voir : Boratov 1951. 18. Cet aspect se trouve déjà présent dans les récits où la découverte de soi et du monde se font à travers la découverte des liens familiaux, comme dans le neuvième où nous voyons Begil pleurer en disant qu’il n’a pas de fils pour l’aider : à ce moment précis, son fils Emren surgit et vient le consoler. Tout se passe là comme si le garçon commençait soudain à exister au moment où il s’adresse à son père (et l’auditoire ne s’interroge pas sur le passé). Il en va de même pour un jeune héros, dans le dixième récit, qui apprend à quatorze ans en quel lieu son frère aîné a été fait prisonnier il y a longtemps, et qui part sur-le-champ le libérer. 19. Dans l’épopée de Köroğlu, beaucoup plus récente, le cheval extraordinaire de Köroğlu est le résultat de l’accouplement d’un cheval qui vient de la mer et d’une jument terrestre (Akman 2003, p. 236). 20. La fée a averti le berger : « Mais saches que tu auras causé bien des ennuis au peuple oghuz ! » (Bazin & Gökalp 1998, p. 182). 21. La première étape d’assimilation de Basât se réalise dans la première page du récit ; on le prend et on le ramène et tout de suite, Dede Korkut lui donne un nom : « Mon fils, tu es un être humain, ne fraie pas avec les bêtes ! Viens, monte de beaux chevaux, mesure-toi à de beaux braves ! […] que tu prennes Basât pour nom ! Va, je t’ai donné ton nom ; qu’Allah t’accorde tes années d’âge » (Bazin & Gökalp 1998, p. 181). Le Cyclope est privé d’une telle reconnaissance. Personne ne lui donne de nom. Cependant, lorsque Aruz Khan, ne parvenant pas à le corriger, chasse le Cyclope de sa demeure, sa mère lui apparaît et lui passe une bague au doigt en disant : « Mon fils, qu’aucune flèche ne t’atteigne, qu’aucune épée ne blesse ta chair » (Ibid., p. 183).

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22. Selon le témoignage des ouvrages arabes et persans, le sultan et le khan turc faisaient, à l’occasion des fêtes religieuses (Ramadan ou fête du sacrifice), une grande table dans le but exprès de permettre son pillage par le peuple ou les convives, beys et khans. Ibn al-Athir, historien des XII et XIIIe siècles et Nasser Khosrô (XIe siècle) sont les premiers à en parler, voir Mansuri 1356 (1976). 23. Dans la structure tribale et politique des Oghuz deux branches principales étaient à distinguer, les Oghuz Extérieurs et les Oghuz Intérieurs.

RÉSUMÉS

Cette étude cherche à évaluer la pertinence des concepts de F. Goyet et en particulier la notion de « travail épique », pour l’analyse du Livre de Dede Korkut. Élaboré tout au long d’une série d’allées et venues entre écrit et oral, le texte se compose de plusieurs récits apparemment autonomes et a subi de nombreuses transformations au cours des siècles. On y montrera les trois « moments » de l’épopée : simplification, retour de la confusion et travail des antithèses et des analogies. C’est la mise en parallèle des divers récits qui permet de produire les effets les plus puissants ; cette œuvre pourrait ainsi être considérée comme une « épopée dispersée », qui, considérée dans son ensemble, permet de penser un désordre social.

This article examines the possibility of using the concept of “Epic Work” to analyse the Book Of Dede Korkut, a work that was elaborated and transformed over the course of centuries and whose narrative structure is built not on one but twelve apparently independent stories. The article attempts to show the three steps of epic according to Goyet: schematization, “resurfacing of disorder” and “epic work” proper: the production of meaning through structure by the use of analogies and antitheses. As the most powerful effects in the Book Of Dede Korkut arise from the parallel between the twelve stories, it could usefully be described the concept ofusing the concept of "dispersed epic".

INDEX

Mots-clés : travail épique, épopée dispersée, Dede Korkut, migration, empire, monde turcophone Keywords : epic work, dispersed epic, Dede Korkut, migration, empire, turcophone world

AUTEUR

MONIRE AKBARPOURAN Monire Akbarpouran est doctorante à l’Université Shahid Beheshti de Téhéran. Sa thèse porte sur une analyse comparée de la Chanson de Roland et du Livre de Dede Korkut.

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L’épopée nord-samoyède (Arctique sibérien). Comment trouver une solution à l’alliance dans une société devenue opulente ? The north-samoyedic epic (Siberian Arctic). How a newly affluent society can solve the problem of alliance?

Jean-Luc Lambert

1 Le nord-ouest sibérien, les toundras orientales d’Europe du Nord et l’Oural polaire constituent un immense espace, peuplé par les Samoyèdes du Nord (Nénètses, Énètses et Nganassanes), les Ougriens de l’Ob (Khantes et Mansis) et les Komis septentrionaux, tous parlent des langues ouraliennes, toutefois linguistiquement très éloignées les unes des autres puisqu’elles relèvent des branches samoyèdes, ougriennes et fenniques. Les systèmes économiques de ces sociétés, qui évoluent dans des écosystèmes divers (toundra, forêt), sont variés, vont de la pêche et de la chasse jusqu’à plusieurs types d’élevage du renne. Ces trois grands groupes voisins ont en revanche tous développé une forte tradition épique, ce qui est d’autant plus remarquable que c’est loin d’être général en Sibérie (voir introduction). Ils sont bien entendu en contact depuis de nombreux siècles et entretiennent entre eux différents types de relations. Il serait donc parfaitement légitime de se demander si leurs traditions épiques sont, d’une manière ou d’une autre, liées entre elles, nous nous limiterons cependant dans le cadre de cet article à de simples constats.

2 Dans tous les cas, nous ne sommes jamais en présence d’une ou de deux longues épopées de plusieurs dizaines de milliers de vers, mais d’une multitude de chants comptant chacun tout au plus 3.000 vers. Chaque barde peut toutefois en connaître plusieurs, et par exemple, Antal Reguly a recueilli en 1844 auprès du même informateur, Maksim Nikilov, près de quinze chants ob-ougriens, représentant en tout plus de 17.000 vers, c’est-à-dire plus que la première version du Kalevala comme le remarqua Miklós Zsirai (1944, p. VIII). Tout laisse d’ailleurs penser que Reguly n’a pas

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eu le temps de noter l’ensemble du répertoire de M. Nikilov. À supposer que l’on puisse parler ici d’épopée, nous pouvons en ce cas nous demander si l’idée d’« épopée dispersée » est pertinente, si ces multiples textes peuvent être considérés comme fonctionnant ensemble, chacun d’eux demandant alors à être comparé aux autres et prenant tout son sens seulement une fois restitué à l’intérieur du corpus.

3 La poésie épique des Komis septentrionaux semble bien avoir repris des éléments venant du monde samoyède, nénètse en l’occurrence1, en revanche tout semble a priori opposer épopée samoyède et épopée ob-ougrienne. Comme nous allons le voir, chez les Samoyèdes, l’épopée est chantée pour le plaisir, hors contexte rituel, et ne fait pas intervenir les esprits ou les dieux, alors que chez les Ob-Ougriens chaque chant est exécuté sur un site cultuel précis et c’est le dieu, associé au site en question, qui chante par l’intermédiaire d’un chamane sa propre histoire, supposée s’être déroulée dans un temps mythique (voir Lambert 2013a et 2013b). Une efficacité symbolique est sans nul doute attendue de l’interprétation du chant. Globalement ces chants rituels se comprennent dans le contexte global de la reformulation générale du système religieux ob-ougrien qui s’est opérée depuis la fin du XVIIIe siècle et qui est à considérer comme une réaction autochtone à la propagation de l’orthodoxie. De ce point de vue, le nouveau système religieux ougrien se comprend en miroir du christianisme (Lambert 2012), mais sans faire appel à un Livre. C’est alors à l’ensemble des textes épiques qu’incombe le rôle de raconter l’histoire des dieux locaux, comme celle de l’enfant que le Dieu du ciel a envoyé aux hommes, suivant en cela le modèle christique. Se trouve alors directement posée la question du rapport entre écriture et épopée soulevée ici par Roberte Hamayon. Cette question en revanche ne paraît pas se poser pas à propos de l’épopée samoyède, mais il faudra s’interroger plus profondément sur les relations entre les traditions épiques ob-ougrienne et samoyède, car en dépit de leurs différences manifestes, il est possible de mettre en évidence, comme nous le verrons, une structure narrative commune qui s’analyse de manière différente une fois restituée dans une perspective samoyède ou ougrienne.

L’épopée samoyède

4 Cette très rapide présentation générale de l’épopée dans l’ouest sibérien nous a semblé nécessaire pour pouvoir étudier plus précisément à présent celle des Samoyèdes du Nord. Ceux-ci vivent dans les espaces immenses de l’Arctique, depuis la mer Blanche jusqu’au Ienisseï pour les Nénètses (44.640 individus au recensement de 2010), et à l’est de ce fleuve pour les Énètses (227 individus) et les Nganassanes (862 individus). Nous sommes ici en présence d’un continuum linguistique et culturel. Les techniques et les objets utilisés sont globalement identiques dans cette aire où la part de la chasse, inversement proportionnelle à celle de l’élevage, croît progressivement en allant des Nénètses aux Nganassanes. À l’exception de deux petits sous-groupes (nénètse et énètse) établis en forêt, et chez qui aucun chant épique n’a jamais été noté, les Nord- Samoyèdes évoluent dans la toundra où ils nomadisent.

5 La tradition orale nénètse a commencé à être collectée dans les années 1840 par Matthias A. Castrén qui a, entre autres, noté au moins neuf chants épiques publiés plus tard (1940) par Toivo Lehtisalo ; ce dernier a lui-même travaillé, au début du XXe siècle, chez les Nénètses de la forêt et chez ceux de la toundra. C’est chez ces derniers exclusivement qu’il collecta à son tour des chants épiques, publiés en 1947. Les

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chercheurs russes ont eux aussi fait un remarquable travail de collecte après la révolution. Zinaida N. Kuprijanova (1965) et Natalija M. Tereščenko (1990) ont ainsi publié chacune un volume entier de textes épiques nénètses, mais bien d’autres chercheurs en ont également collectés au cours du XXe siècle. Boris O. Dolgih s’est quant à lui intéressé aux traditions orales énètse et nganassane, mais essentiellement aux récits en prose (contes, mythes, etc.). Il a cependant noté, en 1948, au moins un chant épique auprès d’un Énètse de la toundra (Dolgih.E.1948.272). En 1992, Evgenij A. Helismkij et moi avons également eu la chance de collecter un chant énètse auprès de Denčude Mirnyh, l’un des derniers locuteurs de cette petite langue.

6 Chez les Nganassanes, B. O. Dolgih et ses collègues A. P. Lekarenko et M. S. Strulev ont recueilli, en pidgin, une dizaine de résumés de chants épiques entre 1926 et 1938, qui n’ont pas été publiés. Beaucoup plus récemment, dans les années 1980, Nadežda T. Kosterkina s’est passionnée pour les chants épiques nganassanes. Elle a choisi de recueillir le répertoire de son père, Tubiaku Kosterkin (1921-1989), le dernier chamane nganassane qui était également un excellent barde. Tubiaku connaissait plus de trente chants épiques différents, et sa fille a enregistré dix d’entre eux en totalité et des extraits des autres. Malheureusement cette collection est inédite et, ce qui est le plus triste, reste dans pour une très large part à déchiffrer, Nadežda n’ayant eu le temps, avant sa mort, que de transcrire et de traduire deux ou trois chants – la traduction de chacun d’eux compte une quarantaine de pages. À partir du début des années 1990, nous avons été plusieurs à enregistrer sur le terrain des chants épiques nganassanes complets ou fragmentaires.

7 Indiscutablement, les chants épiques énètses et nganassanes sont d’origine nénètse, et c’est l’une des raisons pour lesquelles Dolgih s’y est peu intéressé. Ses informateurs nganassanes âgés reconnaissaient d’ailleurs spontanément cette origine exogène (Dolgih Fol’klor, pp. 5-6). Qui plus est, celle-ci est très facile à mettre en évidence dans les matériaux qu’il a alors recueillis : les noms des personnages n’ont pas été traduits en nganassane et sont donc toujours nénètses. Par ailleurs, dans la tradition nénètse deux grands types de chants épiques sont à distinguer : les s’udbăbc, littéralement les « chants des ogres (s’udb’a) » et les jarăbc, les « chants de pleurs » (< jarc’ pleurer), mais il ne s’agit pas en ce dernier cas de lamentations. À la différence des s’udbăbc, les jarăbc sont chantés à la première personne, au « je », et non à la troisième. Les sujets qu’ils abordent sont tout à fait variés, même si la quête de l’épouse y tient souvent une place centrale. Ces chants sont également considérés comme beaucoup plus réalistes que les s’udbăbc (voir par exemple Kuprijanova 1965, pp. 40-48), et mériteraient une étude que nous n’entreprendrons pas ici. Nous nous concentrerons en effet sur les « chants des ogres », car ce sont ceux qui ont été repris par les Énètses et les Nganassanes qui les appellent respectivement s’udobiču et s’itəby ( s’igi « ogre »). Bien évidemment, les Nganassanes comme les Énètses de la toundra ne se sont pas contentés d’emprunter passivement les chants de leurs voisins. Ils se les sont réappropriés et en ont créés sans aucun doute de nouveaux – ils n’entretenaient d’ailleurs pas de bonnes relations avec les Nénètses ou du moins leurs traditions orales comptent de multiples récits où ils combattent ensemble pour repousser les Nénètses qui tentaient de s’implanter sur la rive droite du Ienisseï.

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Contexte d’exécution

8 Ces chants sont le plus souvent longs, et leur exécution dure fréquemment sept ou huit heures. Ils sont chantés sans accompagnement musical et par n’importe qui – homme ou femme – il suffit de les connaître pour pouvoir les interpréter. Il n’y a donc pas de classe spécifique de barde, et celui qui les chante est alors simplement appelé en nganassane s’itəbyl’i et en nénètse s’udbăla (Tereščenko 1965 p. 588)3. En outre, il n’y a pas de moment ou de lieux particuliers pour les interpréter et aucune efficacité ne semble attendue de leur récitation. Ils paraissent donc toujours être chantés hors de tout cadre rituel et par pur plaisir, ils en procurent d’ailleurs toujours beaucoup, car ils sont particulièrement appréciés. Du moins, c’est là le constat de tous ceux qui ont assisté à une interprétation de chant épique samoyède. Nous sommes donc ici très loin de l’interprétation ritualisée des chants ob-ougriens qui mettent en scène l’histoire des dieux ou encore de l’épopée bouriate, associée de près à la chasse. En outre, à leurs différences et comme nous allons le voir, les chants samoyèdes ne proposent pas de modèle d’exemplarité. Il est donc légitime de se demander si ces différents chants sibériens appartiennent bien à une même classe que l’on pourrait qualifier d’« épopée » comme le postulent les folkloristes, qui toutefois se gardent bien de définir ce qu’ils entendent par là. Dans tous les cas, nous avons affaire à de longs chants versifiés héroïques parlant de mariage et de conflits armés, et ce n’est qu’en les analysant de manière comparative que nous pourrons finalement savoir s’ils appartiennent, en dépit de leurs différences manifestes, à une même catégorie que l’on pourra peut-être considérer comme épique à condition de définir très précisément ce terme. Dans l’immédiat, ce n’est donc que par commodité que nous nous permettons de parler d’épopée et d’épique.

Cadre épique

9 Les trames des chants samoyèdes sont en tant que telle tout à fait variées, mais elles se déroulent dans un cadre qui, lui, est particulièrement stable et facile à caractériser. Du point de vue du milieu naturel, c’est très simple, c’est la toundra, c’est-à-dire le milieu dans lequel ces sociétés évoluent, la toundra avec son immensité propre, ses fleuves, ses rivières et ses lacs. Dans l’immense majorité des cas, ce sont des espaces non précisément localisés, et l’action n’est donc pas supposée se dérouler dans tel ou tel endroit précis et connu, mais dans une toundra neutre, voire fictive. Pour les Nganassanes, les héros épiques sont également fictifs, ils ne sont pas reconnus comme des ancêtres et ce ne sont pas des figures qui reçoivent un quelconque culte ou qui apparaissent dans les mythes ou ailleurs dans la tradition orale. De ce point de vue, ces chants nous plongent immédiatement dans un univers de pure fiction. Les personnages portent simplement des noms qui renvoient à leur particularité physique – Vieillard aux dents blanches – à leurs vêtements – Quatre Manches – ou à leur traîneau et à leurs rennes – Renne à la large ramure, etc. Ces noms se comprennent uniquement dans le contexte du chant en question. Pour les Nénètses, ce n’est pas toujours le cas et certains héros portent des noms de clans connus (Sərotəta, Lamdo par exemple), cependant ils ne sont pas pour autant considérés comme de lointains ancêtres et paraissent également tout à fait fictifs, ou alors – le cas est très rare – il semble s’agir d’une rationalisation4.

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10 Le nom est d’ailleurs ce qui permet de distinguer les héros les uns des autres, car ils sont largement interchangeables. La psychologie du héros épique nord-samoyède est en effet bien sommaire : ce sont des personnages dotés d’une immense force physique, mais dépourvus de mètis ou d’une quelconque finesse psychologique, alors que dans les autres genres de la tradition orale samoyède apparaissent des personnages extrêmement fins et subtils. Ici, ce n’est pas le cas et cela se comprend assez facilement puisque le prototype du héros épique c’est l’ogre que l’on retrouve dans les contes samoyèdes et qui est en tout point comparable aux nôtres. Les chants épiques nénètses, rappelons-le, s’appellent littéralement « Chants des ogres » et Matthias A. Castrén écrit ce propos qu’il a noté des chants nord-samoyèdes dans lesquels « les s’udubei [s’udb’a] sont représentés sous la forme de redoutables géants et d’ogres cruels qui, avant de dévorer l’infortuné tombé entre leurs mains, le font impitoyablement souffrir en le ballottant sur une balançoire en fer » (Kastren [Castrén] 1860, p. 298). Malheureusement dans les chants épiques nénètses recueillis par Castrén, ou du moins dans ceux publiés plus tard par Lehtisalo, aucun ogre n’apparaît, mais dans le premier chant nganassane noté, en 1927 par A. P. Lekarenko (Lekarenko.1927.19), un ogre vient bien remplacer à la fin du texte un héros épique5. Ainsi, pour avoir une idée globale du héros épique nord-samoyède, il faut avoir à l’esprit l’image d’un ogre qui serait socialisé, c’est-à-dire un personnage psychologiquement épais, mû par une avidité inextinguible, mais qui à la différence de l’ogre distingue l’alimentaire du sexuel6 et vit en société.

11 Ces héros vivent donc en société, mais celle-ci est profondément différente de celles dans lesquelles évoluent les Nganassanes ou les Nénètses. En effet, dans la société épique, les campements sont constitués par les membres d’une même lignée, le plus souvent par un ensemble de frères et à chacune d’elle est associée un territoire, les chants parlent ainsi de la terre des Nositəta ou des Hermines. Les héros épiques sont aussi extrêmement riches et possèdent un nombre invraisemblable de rennes. Un texte (Lekarenko.1927.19) fait même état de plusieurs millions de têtes de bétail, les fourrures sont si nombreuses qu’elles pourrissent dans les traîneaux, c’est donc une société opulente où économiquement rien ne manque. Dans la réalité, les Nord- Samoyèdes possèdent certes des rennes domestiques, certains Nénètses ou Énètses ont quelques milliers de têtes – cependant le troupeau moyen nénètse au début du XXe siècle ne compte que 200-300 rennes (Homič 1966, p. 50) –, c’est déjà nettement plus rare pour les Nganassanes où quelqu’un qui possède quelques centaines de rennes est considéré comme étant riche. De plus, dans chaque campement nganassane, il y a des membres de plusieurs lignées, souvent liées entre elles par des relations d’alliance matrimoniale (voir Lambert 2002-2003, pp. 489-516). Il est certes possible de trouver des campements nénètses avec des représentants d’un seul groupe, mais ce n’est en aucun cas la règle et le territoire n’est pas approprié comme il l’est, de manière exacerbée, dans l’épopée. Dans tous les cas, la réalité est donc très loin de cette fiction.

Trames épiques

12 Le problème crucial de cette société imaginée est celui de sa perpétuation, et donc celui de l’alliance qui en est la condition. Dans les faits, l’organisation sociale nénètse est soutenue par une structure d’alliance d’échange direct différé, ainsi pour une femme prise à une génération, une fille de cette femme est rendue au groupe donneur à la

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génération suivante. Anciennement, les Nganassanes utilisaient également ce système qu’ils ont toutefois fait évoluer, très probablement au XIXe siècle, vers une structure semi-complexe, et cela certainement afin d’intégrer des groupes voisins (voir Lambert 2002-2003, pp. 39-54). Dans tous les cas, le mariage associé à ces structures d’échange est un mariage par achat, le « prix de la femme » (ny d’ens’a en nganassane) étant âprement discuté entre les deux parties. Or, dans la société épique le mariage par achat ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner, car, les héros épiques le disent très clairement, pourquoi donneraient-ils leur fille ou leur sœur contre des rennes ou des fourrures puisqu’ils en ont déjà plus que ce dont ils ont besoin ? Dans certains textes apparaît aussi le service de gendre où le prétendant s’efforce de remplir les tâches que lui inflige le père de la fille, mais même s’il les réussit ce dernier ne lui donne pas sa fille, car il n’a pas non plus besoin d’un gendre à son service7, et il considère son propre fils comme plus compétent. Les chants n’envisagent qu’une seule solution pour sortir de cette impasse : le conflit armé entre celui qui veut prendre une fille et celui qui refuse de la donner, et c’est le plus fort qui l’emporte, n’importe lequel des deux. La société épique est ainsi traversée par des conflits systémiques avec des héros qui s’entretuent.

13 Les chants explorent véritablement l’univers des possibles d’une telle société et semblent donc bien imaginer l’ensemble des combinaisons logiques pouvant être produites à partir de ces règles simples, aussi les situations et les résultats sont-ils variés. Très souvent, il n’est pas envisageable de prévoir l’issue du chant, de deviner qui va l’emporter ni comment. Chaque texte suit ainsi un cheminement parmi d’autres possibles sans que l’on ne puisse anticiper. Sur le terrain, en retravaillant des textes épiques, j’ai, avec Tatjana Ždanova, sans le vouloir, testé cette hypothèse auprès d’informateurs nganassanes. En nous arrêtant de travailler sur un texte à un moment donné et sans connaître la suite du récit, nous nous sommes interrogés sur celle-ci en nous demandant comment tel ou tel personnage allait réagir – ils sont indépendants les uns des autres – était-ce celui-ci ou bien celui-là qui allait l’emporter ? Ce n’est que le chant qui ensuite nous l’apprenait, à nous comme à nos informateurs. La trame peut en effet toujours se développer dans une direction ou dans une autre. Par exemple, au moment où le père ou le frère de la fille va être tué, il peut accepter de donner sa fille ou sa sœur au prétendant si celui-ci lui laisse la vie sauve. Si le prétendant accepte – ce n’est pas une nécessité, car il peut aussi choisir de le tuer –, le père, une fois qu’il retrouve des forces, peut repartir en guerre pour tenter de reprendre sa fille. Bien entendu, un nouveau prétendant peut également toujours surgir et engager le combat contre celui qui détient, au moins provisoirement, la jeune femme en question, etc. Pour la construction du chant en tant que tel, l’idée est celle du patchwork, avec des blocs, des épisodes indépendants les uns des autres, qui se combinent et qui selon les chants peuvent être agencés dans un ordre ou dans un autre. De ce point de vue, chaque chant peut sans doute être pensé comme un assemblage plus ou moins singulier.

14 La trame la plus simple met en scène trois, quatre ou cinq frères et l’un d’eux, au moins, est célibataire. Il désire épouser une fille magnifique vivant très loin et arrive à convaincre ses frères de partir malgré les dangers encourus. Le père de la fille refuse de la donner et finalement le héros arrive à la prendre par force et à la ramener chez lui. Ce schéma élémentaire sous-tend aussi fréquemment les chants épiques ob-ougriens (par exemple Erdély 1972, pp. 12-163), où il se comprend toutefois différemment. Il

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s’agit cependant de la seule structure narrative commune aux chants épiques ougriens et samoyèdes et il n’est donc peut-être pas exclu d’imaginer que nous sommes là en présence du noyau de ces épopées, à partir duquel les Nord-Samoyèdes et les Ougriens de l’Ob auraient élaboré et développé leurs multiples chants, et cela dans des perspectives tout à fait divergentes. L’histoire peut évidemment immédiatement se complexifier, avec par exemple le père qui donne sa fille sous la menace, mais repart bientôt affronter celui qui l’a prise, et les combats reprennent alors jusqu’à sa défaite finale (pour un exemple concret, Kuprijanova 1965, pp. 199-210). L’issue semble alors morale, mais ce n’est qu’un cas particulier et d’autres sont tout autant envisageables. Ainsi à la fin d’un chant (Strulev.1938.1) au cours duquel de multiples personnages meurent lors de divers affrontements armés qui durent de très nombreuses années, il ne reste que deux survivants, qui s’entretuent… Ainsi, le chant se termine sur une image de désolation totale et d’impasse puisque tous sont morts ! Un autre chant (Dolgih.1938.10) s’ouvre sur l’image de trois frères qui terrorisent les toundras où ils ont pris plusieurs femmes par force et ils sont poursuivis par ceux, très nombreux, qui ne les ont cédées que sous la menace. Les poursuivants seront tous vaincus aux termes d’âpres combats, l’aîné tout de même succombera les armes à la main, mais il sera immédiatement remplacé par son cadet, et une nouvelle femme sera même prise, toujours avec violence8 ! Parfois aussi ce sont ceux qui ont des filles ou des sœurs qui arrivent à repousser tous les prétendants : dans un chant (Lekarenko.1927.19), un père extrêmement riche arrive, avec l’aide de son fils, à mettre en déroute tous les prétendants, parfois à les tuer, et cela sans aucun état d’âme et bien qu’ils se soient efforcés de remplir très honnêtement toutes les tâches extraordinaires qu’il leur avait assignées. À la fin, c’est un ogre qui arrive pour dérober la fille, non pour l’épouser, ni même pour la dévorer, mais pour la sacrifier. La fille se met elle-même à combattre son ravisseur dont elle finit par arracher le cœur. Manifestement très contente, elle retourne vivre chez son père, tous ceux qui l’ont convoitée sont morts ou ont été définitivement vaincus. La situation paraît quasi-incestueuse9.

Comment comprendre cette société épique ?

15 De manière générale, les Samoyèdes ne parlent pas du sens que peut véhiculer leur tradition orale, et c’est particulièrement vrai pour les chants épiques, qui sont chantés, mais pas discutés. Pour tenter de saisir la signification globale de cet univers de fiction, il est nécessaire de le resituer dans le contexte des sociétés nord-samoyèdes, ce qui permet déjà de mesurer le décalage entre les sociétés épique et réelle. Si nous prenons en compte l’histoire nord-samoyède, il devient évident que ces récits sont liés de près au développement de l’élevage du renne. Celui-ci a entraîné chez les Nénètses une véritable mutation économique. Au XVIIe siècle, les Nénètses étaient encore des chasseurs de rennes, et quiconque avait quarante bêtes était riche, alors que, cent ans plus tard, certains posséderont déjà deux milliers de rennes domestiques (Kolyčeva 1956, p. 79). Ce passage très rapide de la chasse à l’élevage est même parfois qualifié sur ce terrain de « révolution de l’élevage du renne » (Narody…, 2005, p. 410), révolution dont les racines sont toujours aujourd’hui discutées (pax russica, développement du nomadisme pour s’éloigner du monde russe, changement climatique, disparition des rennes sauvages, etc.). Il semble par ailleurs avoir entraîné une véritable explosion démographique10 (Krupnik 1976, p. 67), et sans doute beaucoup d’autres changements, y compris religieux. Ne pourrait-on d’ailleurs pas envisager que les chamanes nénètses

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aient alors progressivement cédé la place à des bardes chantant l’épopée11 comme cela est attesté ailleurs en Sibérie ? Ce développement nénètse de l’élevage s’est poursuivi jusqu’à la collectivisation et a progressivement gagné au XIXe siècle les Énètses puis les Nganassanes dont les troupeaux de rennes ont rapidement grossi. Les Nganassanes sont toutefois toujours restés des chasseurs, et celui qui avait un très gros troupeau le laissait à des bergers pour aller chasser au loin les rennes sauvages. Les chants épiques ont donc suivi la même trajectoire en passant des Nénètses aux Énètses et aux Nganassanes, et c’est dans ce contexte que l’épopée samoyède prend tout son sens.

16 Comment pourrait-on alors ne pas penser que ces groupes, qui vivaient une mutation économique profonde et essentielle, n’ont pas tenté d’imaginer grâce à leurs chants la manière dont il serait possible de vivre dans une société pastorale où l’on ne manquerait de rien, une société vers laquelle ils estimaient peut-être tendre ? La société épique reste cependant une société pensée par des chasseurs dans l’âme, et finalement ce ne sont plus les rennes que l’on chasse, mais bien plutôt les femmes. C’est très probablement dans ce contexte de transformations profondes et durables que les Nénètses ont développé leur poésie épique, dont l’un des principaux objectifs est d’imaginer ce que serait une société ayant poussé à son terme une logique pastorale fondée sur l’accumulation. Selon cette projection émanant d’un groupe encore profondément marqué par la vie de chasse, la figure de l’éleveur est pensée grâce à celle de l’ogre. Comme ce dernier, le riche pasteur serait supposé mû par une voracité inextinguible au service de laquelle ne se trouverait guère que de la force physique brute12.

Polyphonie

17 Jusqu’à présent, aucune idée de polyphonie ne se dégage des textes, très rapidement présentés ici, et si c’est une image d’un avenir imaginé que propose l’épopée, force est de constater qu’il n’est pas envisagé de manière optimiste, bien au contraire. Qui souhaiterait vivre dans une société déchirée par des conflits systémiques et meurtriers, avec même la possibilité qu’aucun ne survive ? Certes, les héros sont valeureux et font preuve d’un grand courage physique, ce qui est socialement valorisé, mais l’univers social proposé semble absolument invivable.

18 Il faut alors noter qu’un personnage émerge progressivement dans certains chants et qu’il va permettre de pacifier la société épique. Il y a là un véritable travail du texte qui se dessine à travers les divers chants qui le mettent en scène. Le chant s’ouvre alors sur l’image d’une femme qui vit seule avec son fils ou son neveu, tous les hommes sont morts. Ils peuvent avoir été tous terrassés par une maladie foudroyante durant leur sommeil – c’est là un topos des traditions orales nord-samoyèdes – et le chant se focalise alors sur le devenir de la femme et de l’enfant avec plusieurs héros qui arrivent successivement, se combattent tout en proposant des solutions différentes : prendre la femme et tuer l’enfant, prendre la femme et abandonner le garçon, prendre les deux et auquel cas le nouveau venu est un parent. C’est cette dernière possibilité qui est retenue par un chant nganassane (Dolgih.1938.63). Le plus souvent, les hommes ont été assassinés durant leur sommeil. Un élément nouveau alors apparaît, car le chant se met à porter un jugement de valeur sur les meurtriers : l’ennemi est dévalorisé pour avoir tué de manière déloyale. Z. N. Kuprijanova s’est particulièrement intéressée à ces

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chants dont elle propose cinq exemples : dans tous les cas de figure, le garçon grandit et va venger son père et ses oncles.

19 Dans la version la plus simple (Kuprijanova 1965, pp. 59-95), le héros, une fois qu’il a appris l’histoire des siens, prend les armes de son père et de ses six oncles – il est d’ailleurs appelé Revêtu-de-sept-vêtements, car il a également endossé leurs vêtements – et part combattre ses ennemis héréditaires. D’autres personnages lui proposent alors une aide militaire, car ses parents ont été lâchement assassinés. Lui repousse systématiquement leurs offres et préfère se battre seul. Il parvient à tuer de nombreux adversaires, mais finit quand même par se retrouver dans une situation désespérée. Ceux qui lui avaient proposé de l’aide interviennent alors non seulement pour lui sauver la vie, mais aussi pour lui permettre d’anéantir ses ennemis. Le fils vengeur a tout de même été contraint, bien malgré lui, de conclure des alliances militaires. Il partage ensuite avec ses alliés le butin pris à ses adversaires, un troupeau de rennes, et, à la fin, ils vivent tous en bonne entente. Il y a donc là une ébauche de solution, et d’autres textes vont plus loin en proposant une situation initiale plus élaborée, avec trois rescapés, une mère et ses deux enfants, un garçon et une fille. Le fils vengeur, appelé alors fils du maître du promontoire effilé, a donc maintenant une sœur. Dans la version la plus innovante (Kuprijanova 1965, pp. 96-149), les deux enfants sont obligés de fuir, car celui qui a assassiné leur père revient pour tuer le garçon et prendre la fille. Eux cherchent de l’aide et finissent par en trouver : la sœur de l’un de leurs ennemis leur permet de survivre et un allié militaire intervient ensuite, son aide militaire ne sera pas repoussée. À présent, le fils vengeur au lieu de massacrer systématiquement tous ses ennemis, comme le héros classique samoyède, laisse la vie sauve à certains d’entre eux. À la fin du chant, il rassemble tous les survivants. Tandis qu’il épouse la fille qui les a aidés, il donne sa sœur à son allié militaire et la sœur de celui-ci à l’un de ses anciens ennemis. Les rennes sont également partagés et un monde de paix durable parvient enfin à s’installer.

20 Que s’est-il donc passé ? Le fils vengeur, peu à peu contraint d’accepter de l’aide, finit par avoir des alliés militaires et, dans le texte qui va le plus loin, invente une nouvelle forme d’alliance matrimoniale, au demeurant extrêmement simple. Comme nous l’avons vu, le traditionnel mariage par achat, associé à une structure d’échange direct différé, ne peut plus fonctionner, car le père refuse de vendre sa fille en argumentant qu’il a déjà bien assez de rennes et de fourrures. Le fils du maître du promontoire effilé opte donc pour un échange immédiat : il donne sa sœur à son allié militaire tandis qu’il épouse la fille qui l’a aidée et que la sœur de son allié militaire est donnée ailleurs. Nous sommes ici en présence d’un bel exemple d’échange généralisé non différé, et ce côté immédiat – une fille contre une autre tout de suite – exclut la question de l’achat. Finalement l’adoption de cette formule simple permet enfin de sortir de ce monde de conflits. Les autres versions de ce chant (Kuprijanova 1965, pp. 150-198) permettent de préciser ce qui est ici véritablement en jeu, car ils envisagent d’autres possibilités. Ainsi, dans deux textes, la sœur ne se marie pas, le héros n’est donc pas encore prêt à la donner, lui prend bien une épouse (la fille qui les a aidés), voire deux (celle-ci et la fille de son ennemi), il n’est donc pas prêt non plus en ce dernier cas à en donner une à un autre. En gardant sa sœur et en prenant deux épouses, il semble donc encore animé, comme les héros épiques classiques, par la seule logique d’accumulation. En revanche, dans une autre version, s’il épouse toujours la fille qui les a aidés, il donne aussi sa sœur au frère de celle-ci. Nous avons là un nouvel exemple d’échange immédiat, mais d’une autre forme, puisqu’il s’agit à présent d’un très banal échange direct de sœurs.

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L’essentiel est ainsi d’opter, dans une société devenue extrêmement opulente, pour une formule d’échange immédiat, quelle que soit la structure d’alliance sous-jacente. C’est ainsi qu’il est envisageable de sortir de ce monde de guerres incessantes.

21 « Tout ça pour ça » a-t-on spontanément envie de penser, et cela d’autant plus que, dans les sociétés nord-samoyèdes, le mariage par échange immédiat des sœurs est théoriquement possible. Il n’est toutefois absolument pas valorisé et d’ailleurs jamais décrit dans l’ethnographie qui consacre en revanche de belles pages aux très longues tractations du marieur marchandant le « prix de la femme ». De plus, nous n’en avons aucun exemple concret dans l’ethnographie nord-samoyède, et l’analyse du recensement de 1926-1927 pour les Nganassanes orientaux (les fiches concernant les Nganassanes occidentaux ont été perdues) n’a pas permis d’en mettre en évidence un seul exemple irréfutable (voir Lambert 2002-2003, pp. 489-516). Comment pourrait-on alors ne pas penser que ce mariage immédiat par échange des sœurs n’est pas conçu comme étant seulement le mariage des plus démunis, de ceux dont la sœur est l’unique richesse ? Cet échange paraît même fonctionner comme l’impensable, le point aveugle, qui structure cette poésie épique, car absolument jamais les héros, toujours riches, ne l’envisagent et ils préfèrent s’entretuer jusqu’à ce qu’il revienne in fine avec le fils vengeur. Auquel cas, le mariage de ceux qui n’ont rien d’autre qu’une sœur devient alors, pour vivre dans une société apaisée, le seul mariage possible pour ceux qui ont tout… sauf une épouse !

22 En outre, grâce à la multiplicité des textes où apparaît ce fils vengeur, une polyphonie peut être mise en évidence dans ce qui fonctionne comme une « épopée dispersée ». En effet, une fois qu’il a une sœur, il peut concevoir une solution nouvelle permettant de sortir d’un monde déchiré par les conflits et qui par contrecoup permet d’imaginer l’avenir sous une forme plus acceptable, optimiste. La perspective proposée alors par ce personnage représente une véritable alternative à celle des autres héros épiques. Toutefois, pour parvenir à cette conclusion, il est nécessaire d’envisager le corpus des « chants des ogres » dans leur ensemble et ne pas se fonder sur un seul texte, qui ne peut présenter qu’un cas singulier, une situation particulière. En ce cas, il nous semble donc tout à fait légitime de penser en terme « d’épopée dispersée », reste à savoir si ce type d’analyse peut être entrepris dans les autres sociétés sibériennes qui ont élaboré, non pas une seule grande épopée, mais une multitude de chants épiques.

Une adaptation contemporaine

23 Pour conclure, il peut être intéressant de montrer comment dans un contexte nouveau ces chants peuvent continuer à évoluer. En effet, du point de vue du contenu, il est certain que ces textes ne sont plus d’actualité depuis la collectivisation, en particulier pour les Nganassanes qui ont finalement perdu l’ensemble de leurs rennes domestiques. Ces chants ont tout de même continué à être interprétés jusqu’à une date récente, mais seulement par des Nganassanes nés jusque dans les années 1930 et qui avaient une vision « traditionnelle » de leur culture. Toutefois, l’une de mes informatrices plus jeunes, Nina D. Čunančar (née en 1947), elle-même fille et nièce de grands bardes en connaît également et elle m’a proposé de les noter. De manière générale, ses textes (mythes, contes, etc.) sont souvent à considérer comme des formes « modernisées », adaptées au monde contemporain, de récits « traditionnels ». Nina a également essayé de transformer la structure narrative des chants épiques. Par

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exemple, l’un de ses chants, assez courts, débute, de manière classique, avec un héros qui veut prendre une quatrième épouse, évidemment les frères refusent de donner leur sœur, ce qui entraîne un conflit armé et le prétendant blessé est repoussé. Fait nouveau, la justice russe intervient alors pour convoquer les frères qui doivent comparaître devant le « grand chef russe aux yeux de feu ». Ils n’ont d’autre solution que d’y aller, mais rencontrent en chemin un quatrième homme, leur frère aîné, qui a passé de nombreuses années en prison pour avoir tué tout un campement. Celui-ci leur dit alors qu’il va aller lui-même le voir, car il a appris à bien connaître les Russes. En effet, il parvient à le convaincre que l’agresseur est le vrai coupable, car il voulait une quatrième épouse – la polygynie est interdite très tôt en Russie soviétique, tout comme le mariage par achat – et tous deux s’enivrent. Une fois rentré chez lui, il découvre que ses frères et sa sœur ont été assassinés par des ogres qui veulent annihiler l’espèce humaine, il les tue et ranime les siens, puis dit à ses frères qu’ils deviendront les saisons et que de sa sœur descendront les hommes, car elle se mariera. Lui va partir dans le ciel. Il monte dans son traîneau qui s’envole, ses rennes étant devenus ailés, et disparaît derrière les nuages.

24 Cette création contemporaine et individuelle est à comprendre comme une adaptation des chants au monde actuel, avec bien entendu l’introduction de la loi russe qui empêche les héros épiques de se comporter comme ils en avaient l’habitude. Nous ne pouvons alors que constater que par contrecoup le texte perd sans doute sa dimension épique, mais devient immédiatement religieux, avec les frères qui sont à l’origine des saisons et la sœur la femme donnant naissance aux humains. Le principal héros part quant à lui dans le ciel sur son traîneau, le récit s’inspire manifestement de l’ascension d’Élie, très appréciée en Sibérie et souvent adaptée. Par cette réinterprétation contemporaine en termes religieux, le texte se comprend à présent comme un chant d’origine des saisons, de l’humanité et peut-être même du Dieu du ciel, la présence russe n’est évidemment pas fortuite, mais c’est là une autre histoire…

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NOTES

1. Sur celle-ci, voir Komi…1987. 2. Le fonds d’archives de B. O. Dolgih, à l’Académie des Sciences (Moscou), n’est pas classé, ou du moins ne l’était pas lorsque j’y ai travaillé en 1993. Les matériaux de cet auteur étaient alors simplement rangés dans de grosses pochettes non ordonnées. En revanche, pour chaque année de collecte, un numéro d’ordre a été inscrit, à la main, sur chaque « texte folklorique », recueilli par Dolgih lui-même ou par A. P. Lekarenko, M. S. Strulev ou I. I. Baluev. Ce sont ces indications qui sont ici reproduites selon le système suivant : nom du collecteur.année de collecte.numéro d’ordre du texte. La lettre E est intercalée entre le nom du collecteur et l’année de collecte pour les textes énètses, comme c’est le cas ici. 3. Pour d’autres exemples d’utilisation de ce suffixe -l’i, voir Lambert 2002-2003, p. 282. 4. Ainsi Dominique Samson a noté un exemple où l’on dit qu’à tel endroit du paysage il y a la marque du passage d’un héros épique (communication personnelle). 5. Le supplice auquel Castrén fait référence se retrouve au cœur d’un conte nganassane noté en 1938, voir Lambert 2002-2003, pp. 442-443. 6. L’ogre samoyède quand il rencontre une jolie fille rêve de la mettre à bouillir dans son chaudron comme s’il s’agissait d’un morceau de viande de renne alors que le héros épique rêve lui d’accumuler les femmes. 7. Le service de gendre est dans la réalité conçu comme humiliant (Lambert 2002-2003, p. 40). 8. La polygynie est bien attestée chez les Samoyèdes où elle reste cependant le privilège du grand chamane ou du gros éleveur. 9. C’est d’ailleurs l’un des rares textes épiques dans lequel apparaît une dimension religieuse, avec l’idée d’un sacrifice, mais dans les mains d’un ogre. En ce qui concerne les héros épiques samoyèdes, il n’est pas question de sacrifices, d’esprits ou de dieux, et aucun barde ou chamane n’apparaît dans les textes, qui sont de ce point de vue là aussi très loin de la réalité. 10. Les Nénètses européens n’étaient que 1300-1400 aux XVIe et XVIIe siècles, leur nombre s’est accru progressivement pour arriver à 5000 ou 6000 individus à la fin du XIXe siècle. 11. Nous ne disposons en effet que de très peu de données concrètes concernant les rituels entrepris par des chamanes nénètses de la toundra, alors que les descriptions de rites chamaniques énètses ou nganassanes sont beaucoup plus nombreuses, et cela malgré la faiblesse démographique de ces deux groupes. En outre, dans un mythe énètse que j’ai noté, une opposition claire apparaît entre société à barde (nénètse) et société à chamane (énètse) (Lambert 2002-2003, pp. 283-294). De ce point de vue, l’adoption par les Énètses et les Nganassanes des chants épiques nénètses n’entraîna pas pour autant un recul du chamanisme et plusieurs chamanes nganassanes – Tubiaku ou sa sœur Noboptie – étaient également d’excellents bardes. 12. Il ne faut pas voir là un effet second de la politique soviétique, car nombre de textes ont été notés bien avant le temps des Soviets, en revanche la propagande communiste aurait pu s’appuyer sur ces représentations, mais si elle ne l’a pas fait c’est sans doute tout simplement parce que les propagandistes ne les connaissaient pas ou du moins ne les avaient pas compris !

RÉSUMÉS

L’épopée nord-samoyède décrit une société d’éleveurs opulente. Le problème essentiel de cette société imaginée est celui de sa perpétuation car les hommes n’ont nul besoin de biens matériels

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et refusent donc de céder leurs filles contre des rennes ou des fourrures, ce qui entraîne systématiquement des conflits meurtriers. Progressivement une solution émerge avec un fils vengeur qui réinvente une forme très simple d’alliance : l’échange direct qui évite le problème du « prix de la femme ». Ces chants épiques sont étroitement associés au développement rapide de l’élevage du renne dans les groupes nord-samoyèdes et imaginent ce que serait une société pastorale ayant poussé à son terme une logique d’accumulation.

The north-samoyedic epic describes an affluent pastoral society. The main problem of this imagined society is its perpetuation because the men have no need of material goods and therefore refuse to give their daughters for reindeers or furs. So, murderous conflicts systematically appear. A solution gradually emerges with an avenger son who reinvents a very simple shape of alliance: the direct exchange which avoids the problem of the "price of the woman." These epics are closely associated with the fast development of reindeer husbrandy in North Samoyedic groups and imagine what would be a pastoral society having pushed to its limit a logic of accumulation.

INDEX

Keywords : epic, pastoralism, reindeer, oral tradition, alliance, social change, Siberia, Samoyed, Ugric, Ob Mots-clés : épopée, élevage, renne, tradition orale, alliance, changement social, Sibérie, Samoyèdes, Ougriens, Ob

AUTEUR

JEAN-LUC LAMBERT Jean-Luc Lambert est maître de conférences à la section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études et membre du GSRL. Il dirige depuis 2007 le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes (EPHE). Anthropologue de formation, Jean-Luc Lambert est spécialiste des sociétés sibériennes. Il est notamment l’auteur d’une monographie consacrée au chamanisme nganassane, un petit peuple de l’Arctique. Ses recherches actuelles, menées dans une perspective anthropologique et historique, portent principalement sur les interactions religieuses entre l’orthodoxie et les différents systèmes religieux des minorités non-slaves établies en Russie.

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Note sur les épopées dolganes (Arctique sibérien)1 Note on the Dolgan epics (Siberian Arctic)

Yann Borjon-Privé

Introduction

1 Les Dolganes vivent principalement dans la péninsule arctique du Taïmyr, en Sibérie orientale ; au nombre de 7885 (recensement 2010), ils sont répartis entre plusieurs régions. Leur histoire montre que leur identité ethnique résulte d’une construction complexe à partir d’éléments toungouses, parfois dispersés en milieu iakoute, auxquels se sont par la suite mêlés des éléments russes (Borjon-Privé 2011).

2 S’ils parlent aujourd’hui majoritairement le russe, les Dolganes utilisent depuis le XVIIIe siècle des dialectes locaux issus de la langue iakoute. Les différentes épopées dolganes, transmises oralement, ont généralement été recueillies dans ces dialectes. Aujourd’hui, ces dits ou chants disparaissent avec les dernières personnes qui connaissent des épopées, des hommes ou des femmes déjà âgés. L’existence d’une éventuelle spécialité se pose comme une question, puisque les études anciennes ne l’explicitent pas. Elle n’est d’ailleurs pas reconnue sur le terrain d’aujourd’hui.

3 Les textes épiques ont été collectés à partir du début du XXe siècle. Les informations les concernant sont actuellement trop faibles pour autoriser une analyse approfondie. En effet, les données ethnographiques précisent rarement leur contexte d’exécution, et les études portent surtout sur leurs aspects littéraires ou poétiques. Aussi dois-je me contenter ici de mentionner l’existence de ces textes et les problèmes que leur étude pose.

4 Après un bref récapitulatif des sources et des principaux travaux effectués au XXe siècle, je présenterai les résumés de treize textes que j’ai choisi d’étudier. J’indiquerai ensuite quelques thèmes ou motifs qui me semblent caractéristiques de ces textes, et que je commenterai moins selon leur poétique que selon leur organisation structurelle. Ainsi,

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j’espère, si ce n’est les rendre vraiment utilisables dans une perspective comparative, du moins défricher le terrain pour des recherches ultérieures.

Les sources

5 Des ethnographes, folkloristes et linguistes se sont rendus chez les groupes du Taïmyr au XXe siècle et ils en ont rapporté de nombreux textes. Il est cependant difficile de reconnaître le caractère épique d’un texte sans outil d’analyse. Les collecteurs n’ont en effet pas systématiquement indiqué à quelle classe un texte appartenait. Lorsque le cas s’est présenté, ils ont diversement catégorisé ces textes, souvent de façon variable ou sans argumentation précise : épopée, conte, légende historique, histoire de chamanes, histoire d’animaux, ou encore chant…

6 Le terme dolgane qui désigne l’épopée, oloŋko, correspond au terme iakoute oloŋxo. La proximité entre l’épopée iakoute et l’épopée dolgane, rapidement reconnue (Efremov 2000, pp. 16-17 ; Popov 1937, p. 14), ne fait de doute pour personne. Mais un glissement sémantique s’est opéré pendant le XXe siècle, conduisant à une confusion. En effet, les textes que les Dolganes qualifient aujourd’hui d’olonkolor~oloŋχolor correspondraient à ceux que les auteurs des années 1930 classaient comme histoire, conte ou légende. Il s’agit alors de catégories également désignées par des termes formés à partir du russe istorija2. En somme, la chronologie des publications ne confirme le maintien ni d’un texte connu durant tout le siècle, ni d’une classification reconnue par tous.

7 Les textes que j’ai choisi d’étudier dans ce préinventaire proviennent, pour les uns, de six ouvrages publiés en Russie, et pour les autres, des archives du Musée régional de Krasnoïarsk. Ils sont présentés ici selon la chronologie de leur collecte. Sept des treize textes retenus (textes 1, 2, 3, 4, 8, 10, 11) ont été publiés sous la qualification d’épopées, oloŋkolor. Bien que les six autres soient parus sous la classe de contes ou d’histoires (textes 5, 6, 7, 9, 12, 13), je les ai intégrés au corpus parce qu’ils me paraissent en être très proches en raison des représentations développées ou de la trame narrative suivie3. Les textes mettent généralement en scène, comme les épopées iakoutes, deux types de personnages en rivalité permanente. Les ajyy sont plutôt connotés positivement. Le héros est parfois explicitement l’un d’eux. En revanche, les abaahy, plutôt connotés négativement et souvent assimilés à des ogres, apparaissent beaucoup plus régulièrement que les ajyy. Le héros doit se déplacer pour affronter les abaahy, ou au contraire, pour les éviter. Son voyage constitue une véritable quête dans laquelle il va rechercher une épouse ou tenter de reprendre un parent qui a été enlevé par un abaahy. Pour cela, il pourra compter sur un cheval, parfois merveilleux car capable de voler. Enfin, le héros, souvent appelé du nom russe pour héros épique, bogatyr, rencontre différents personnages dont certains sont connus dans le monde russe.

Quelques clefs supplémentaires

8 Comprendre une épopée est souvent difficile : non seulement en raison du style et des formulations spécifiques, mais surtout à cause de la présence, dans le texte, de motifs parfois inconnus ailleurs, et de références souvent implicites. Bien entendu, une logique narrative existe dans la tradition orale dolgane, en particulier dans l’épopée : les textes progressent de façon tantôt innovante et surprenante, tantôt répétitive et

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attendue. En multipliant le nombre d’épopées connues, il devient effectivement possible d’observer un parallélisme entre les éléments ou les scènes. Des habitudes se construisent progressivement et permettent de mesurer la valeur narrative ou le travail épique de chaque texte.

9 D’abord, le nom des personnages constitue un élément central. L’auditeur – ou aujourd’hui le lecteur – comprend directement un texte s’il connaît déjà le héros, et cela même si les textes mettant en scène un même personnage admettent des variations entre eux (textes 1, 3, 12). Les textes divergent aussi dans la description des personnages, et surtout dans le choix de leurs actions. Des scènes se répètent aussi d’un texte à l’autre : tentative de capture du héros au lasso (textes 2, 4), piège constitué par des montagnes (textes 3, 4) ou destruction de la ville des ennemis (textes 10, 11). Les personnages se retrouvent face aux mêmes possibilités de choix, par exemple sur le chemin à suivre (texte 7), sur l’attitude à tenir face au piège des montagnes ou à l’enlèvement d’une sœur (textes 2, 3, 12). Mais ils ne réagissent pas tous de la même manière.

10 De plus, le choix peut se répéter dans un même texte, introduisant alors la possibilité d’un changement dans la quête elle-même. Cela montre l’adaptation du personnage à la situation, ou bien l’intangibilité du choix déjà pris. Cette réitération crée aussi une emphase narrative valorisant le héros et catalysant sa quête (textes 2, 4, 5, 8, 9, 10, 11, 12, 13). L’emphase permet ainsi au personnage de revenir sur son choix pour reproduire le modèle connu et attendu ou, au contraire, s’en éloigner. Ce principe de répétition accentue la richesse de chaque texte et du corpus.

11 Par ailleurs, l’attente peut être suscitée par un personnage qui chante sa réflexion ou raconte un rêve (textes 2, 3, 4, 5, 11, 12). La particularité de chaque texte se construit là encore par la confirmation ou l’innovation dans l’action, qui répond à cette attente. De plus, chaque texte est valorisé par le développement d’une formulation poétique. Sa richesse dépend de la personne qui dit ou chante l’épopée. C’est donc pour cela, et en vue d’une analyse anthropologique, qu’il m’a paru important de conserver des détails à travers le résumé des textes, ainsi que de présenter les données de collecte concernant le moment, le lieu et l’identité de la personne qui a proposé chaque texte.

Résumés des textes du corpus

Une épopée ancienne, collectée en iakoute du Taïmyr

12 Le géographe Pëtr Evgen’evič Ostrovskih recueille un oloŋχo en janvier 1902 auprès d’un homme aveugle nommé Andrej Mihajlovič Popov, qui vit à Fillipovskoe, village du Taïmyr central. Il s’agirait de la plus ancienne épopée notée4 au Taïmyr (Efremov 1984, p. 12). Le texte, composé seulement de cent vingt-cinq vers5, est incomplet : la raison de l’absence de fin demeure inconnue. Il n’a pas été publié avant 1984.

1. Coupable-souffrant, Homme Solitaire (Äräjdääx-burujdaax Är Soğotox)

13 Un homme ajyy part à cheval retrouver sa fiancée qui « vit sous trois couches de [terre glacée] ». En chemin, il tue un abaahy de fer et affronte son épervier de fer. La mère de l’abaahy récupère le cadavre et promet la mort à l’ajyy, qu’elle nomme Homme Solitaire.

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L’abaahy revit et sa mère réapparaît en chevauchant Öksökü, grand rapace de fer. [Ici s’arrête l’histoire]

Trois épopées notées par A. A. Popov

14 L’ethnographe Andrej Aleksandrovič Popov voyage plusieurs fois au Taïmyr, étudiant notamment la vie des Dolganes et de leurs voisins nganassanes. Il note de nombreux textes, dont certains sont publiés dans différents articles ou en recueil. Son ouvrage de 1937 comporte cinquante-quatre textes, dont des histoires et des chants. Il s’agit du premier ouvrage consacré exclusivement à la tradition orale dolgane. L’auteur publie trois épopées et les commente de façon succincte dans son introduction. Un style prosaïque est utilisé pour décrire les scènes, tandis qu’un style versifié rend les chants de complainte ou de prière, ainsi que les dialogues des personnages.

15 Le premier de ces textes (texte 2) n’a jamais été publié en dolgane (Popov 1937, pp. 173-188). Il est noté en 1930 à Krys, dans le Taïmyr oriental, auprès d’Anna Barhatova, qui propose aussi plusieurs histoires et chants. Les deux autres épopées sont notées auprès de Pëtr Aksënov, dans le village de Dolgany, au centre du Taïmyr, pendant l’hiver 1931 et en juin 1932. Elles sont ensuite reprises par P. E. Efremov, qui les publie avec leurs versions dolganes. L’une (texte 3) a aussi pour héros un personnage ajyy nommé Homme Solitaire (Popov 1937, pp. 208-237 ; Efremov 1984, pp. 92-111 ; 2000, pp. 78-135). L’autre (texte 4) raconte le voyage du fils d’une jument (Popov 1937, pp. 188-208 ; Efremov 1984, pp. 80-92 ; 2000, pp. 48-78).

2. Okuolaj le Hardi

16 Okuolaj laisse des abaahy lui prendre ses sœurs pour ne pas être mangé. Désormais seul, il demande l’aide de la Baba Yaga au Torse de Cuivre, puis s’envole dans le ciel sur un cheval. Le brave Okuolaj retrouve ses sœurs. Mais il les abandonne, offensé par des hôtes qui l’insultent. Elles tentent en vain de l’attraper au lasso pour le retenir tandis qu’il part. Il arrive ensuite près de la maison d’un frère et d’une sœur, qui le capturent. Il bat le frère puis se réconcilie avec lui, et prend la sœur pour épouse. Ils fondent une nouvelle ville et s’enrichissent.

3. Le frère et la sœur (Ini-bii uollaak kyys, ou Ubaj-balys)

17 Un abaahy arrive chez un couple de vieillards et les mange. Leurs enfants, un frère et une sœur, fuient sur un cheval. Le frère chasse, mais un jour, ses chiens sont piégés entre deux montagnes, en haut desquelles un oiseau-Öksökü de fer et un épervier d’argent s’affrontent. Rentrant chez lui, il découvre que l’abaahy a épousé sa sœur. Il est saisi, lavé et peigné par sa sœur qui veut le donner à manger à son époux. Mais le frère fuit et part délivrer ses chiens. Il est appelé Homme Solitaire et qualifié d’ajyy par Öksökü qui l’aide, avec les chiens, à tuer l’abaahy. L’ajyy lave sa sœur pour la débarrasser de la souillure de l’abaahy, mais en vain. Il part alors chez les abaahy et délivre une fille. Tout en s’enfuyant ensemble, ils tuent un grand nombre d’abaahy sans détruire leur ville. Rentré chez lui, Homme Solitaire demande au Seigneur Pur Ajyy (Ürüŋ Ajyy Tojon) de soigner sa sœur, et épouse ensuite la fille. D’autres gens les rejoignent. Tous vivent dans l’abondance et la richesse.

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4. Atalamii-Bogatyr, fils de cheval (At-uola Atalamii Bukatyyr6)

18 Un garçon, fils de jument, part chercher sa fiancée. Sa mère le nomme Atalamii-Bogatyr et elle l’aide. Il arrive chez la sœur de sa mère, qui l’aide aussi. Il traverse un piège formé par deux montagnes, en haut desquelles un preux de fer et un preux de cuivre s’affrontent. Le garçon monte alors dans le ciel et vole la pelisse de sa fiancée. Mais elle parvient à fuir. Plus tard, Atalamii arrive chez cette fille et déchire (tyyrar) la poitrine de l’abaahy qui la retenait captive : un oiselet bigarré s’en échappe et le héros jette le corps au feu. Il épouse ensuite sa fiancée, puis l’emmène chez la sœur de sa mère et va chercher cette dernière. Enfin, l’abaahy ressurgit grâce à une étincelle et l’ajyy Atalamii le tue.

Deux histoires étonnamment proches des épopées

19 En 1938, une équipe de trois personnes dirigée par Mark Sergeevič Strulev est envoyée au Taïmyr. Jeune membre du Komsomol et attaché au Musée régional de Krasnoïarsk, il est chargé de recueillir les statistiques économiques de la région. Le photographe I. I. Baluev et l’ethnographe Boris Osipovič Dolgih l’accompagnent. Ce dernier, chercheur au Musée, s’est déjà rendu dans la péninsule où il a participé au recensement polaire de 1926-1927 (Lambert 2002-2003, pp. 86-87 ; Savoskul 2009, pp. 101, 104-105). Il complète ses données, déjà riches, concernant les Dolganes et leurs voisins nganassanes et énètses. Au retour de leur mission, M. S. Strulev signe pourtant seul7 un groupe de douze textes manuscrits aux sujets variés et notés sur des feuilles volantes. Aucune classification précise n’apparaît. Ce sont des textes en prose et en pidgin russe, d’une longueur allant d’une à onze pages.

20 Deux d’entre eux m’intéressent ici, en raison de leur organisation narrative ou de leurs personnages, déjà rencontrés dans des épopées plus anciennes. Le premier texte, de onze pages (texte 5), est le plus long. Il est recueilli dans le Taïmyr central, à Letov’e, le 5 octobre 1938 auprès de Konstantin Sirodovič Kudrjakov, âgé de vingt-huit ans (Dolgih 1938, pp. 170-172). Il n’aurait jamais été publié. Le second (texte 6), long de trois pages seulement, est noté le 7 octobre, toujours à Letov’e, auprès d’une femme âgée de trente ans, Praskovia Kuz’minišna Čuprina (ibid. pp. 173-183). Il est publié par P. E. Efremov en 1984 (Efremov 1984, pp. 115-117).

5. Le fils du travailleur et les filles du tsar

21 Le fils d’un travailleur (rabotnik) part chercher la fille d’un tsar qu’il veut épouser. Elle a disparu avec ses deux sœurs. Il s’envole et passe alors par le trou du ciel. Il rencontre deux bogatyr sur deux autres terres. Puis, fuyant une femme oiseau-Öksökü qu’il a offensée en dérangeant la couvaison, il trouve les filles recherchées. Il tue alors l’oiseau et sa progéniture. Pourchassé par l’homme oiseau-Öksökü qui cherche à se venger, il fuit chez les deux bogatyr qui tuent le second oiseau. Les trois hommes choisissent ensuite de se mesurer pour garder les filles. Le garçon vainc les deux bogatyr, puis il renvoie deux filles chez le tsar et épouse la troisième qu’il emmène chez ses parents. Il devient un tsar riche.

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6. Moskoldoj [Beau ?]-Bogatyr

22 Moskoldoj-Bogatyr vit seul et reçoit l’aide d’une vieillarde céleste grisonnante pour atteindre la maison d’un frère et d’une sœur. Le bogatyr lutte avec le frère pour obtenir sa sœur et réussit. Le frère reste donc seul. Moskoldoj part alors chercher la fille d’un vieillard aux yeux lourds d’or, et l’obtient. Un abaahy avait tenté de la prendre, mais le vieillard l’avait fait tuer. Moskoldoj la ramène donc, et le frère l’épouse. Plus tard, alors que ces deux hommes sont à la chasse, une femme abaahy enlève cette fille. Moskoldoj les rattrape, mais ne tue pas l’abaahy : elle explique qu’elle voulait venger son fils, tué chez le vieillard. Le bogatyr ramène la fille chez le frère et la sœur. Les deux couples, reconstitués, s’enrichissent.

Un texte délaissé et méconnu

23 G. R. Popov et P. I. Mihajlov sont deux Dolganes qui font leurs études à Léningrad durant les années 1940-1950. L’ethnographe A. A. Popov les envoie plusieurs fois en mission au Taïmyr, où ils s’intéressent à la tradition orale. Un premier texte est publié en 1951, trois autres en 1959 dans deux recueils de contes. Ils paraissent exclusivement en russe et aucun n’est classé selon une terminologie dolgane (Menovšikov & Voskobojnikov 1951, p. 636 ; 1959, p. 592). Le texte de 1951 me semble proche des épopées déjà résumées. Toutefois, j’ai choisi de ne pas le présenter ici, en raison de sa grande singularité. En revanche, l’un des textes recueillis en 1957 et parus en 1959 a attiré mon attention (Menovšikov & Voskobojnikov 1959, pp. 247-250). Le contexte de collecte n’est pas précisé, et un doute porte sur l’orthographe des noms, notamment celui du personnage principal.

24 En effet, le terme dolgane ou iakoute xomus peut désigner, d’abord, un genre de roseau ou un instrument de musique, guimbarde ou fifre (Pekarskij 1959, p. 3477). Ensuite, le verbe xomuj caractérise le nettoyage, la récupération, tandis que la forme xomuos~xamyas renvoie à un seau utilisé pour recueillir un liquide (Pekarskij 1959, pp. 3473-3474). L’idée d’un rapport à l’eau n’est peut-être pas à exclure ici, puisque l’histoire indique que le héros est le fils d’un vieux bogatyr nommé Feu du Lac-Mer. Mais le nom xomus n’étant pas expliqué, le sens a pu disparaître dans le travail du texte ou dans une erreur d’orthographe. Car d’une part, une note de rédaction, peu argumentée, propose de renvoyer à χömüs~kömüs l’or ou l’argent (Menovšikov & Voskobojnikov 1959, pp. 248-250) ; il est d’ailleurs assez fréquent qu’un nom de métal complète le nom des personnages. D’autre part, la comparaison avec l’épopée de 1902 (texte 1) permet de remarquer que l’orthographe xomusuol taŋas désigne le vêtement en peau tannée. Enfin, il faut considérer la piste d’un probable défaut de translittération. En effet, le son [h] s’écrit très fréquemment avec la lettre x dans les publications en cyrillique russe. Dans ce cas, l’orthographe renverrait au terme iakoute homus~somus. Celui-ci désigne l’action de plonger, mais aussi de puiser ou tirer quelque chose, d’écoper (Pekarskij 1959, p. 2277).

7. Le glorieux héros, Xomus [roseau, guimbarde, or-argent, peau tannée, plongeant ?]-Bogatyr

25 Un chasseur part « rivaliser avec [des bogatyr] par la force ». Ses parents le nomment Xomus-Bogatyr et l’aident. Il part à cheval, et rencontre deux abaahy qu’il tue. Puis il

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arrive chez un troisième abaahy, qui retient prisonnière une fille du soleil. Il vainc l’abaahy et celui-ci s’enfuit. Le bogatyr délivre la fille, et la ramène chez lui pour l’épouser. Ses parents décèdent et un fils naît chez le jeune couple. L’abaahy revient et engage un combat contre Xomus. C’est le fils du bogatyr qui le tue. Xomus et son fils seront ensuite vainqueurs de toutes les batailles à venir.

Quatre textes notés par P. E. Efremov

26 Le linguiste P. E. Efremov est un ancien étudiant d’A. A. Popov. Il reprend ses travaux à sa mort, se rend au Taïmyr à sept reprises entre 1964 et 1991. Il recueille de nombreux textes de tradition orale auprès des Dolganes et des Iakoutes de la région, puis les présente dans ses trois principaux ouvrages8. J’ai retenu quatre textes, dont trois (textes 8, 10, 11) sont classés comme épopées. Le texte classé en conte (texte 9, le deuxième cité ci-dessous) m’a intéressé pour sa construction et ses personnages : l’histoire qu’il raconte, part d’une trame, « la guerre des oiseaux et des animaux », connue en Sibérie et en Europe, puis se poursuit avec l’oiseau Öksökü et des abaahy.

27 Le premier des quatre textes est noté en dolgane en 1964 à Voločanka, dans le centre du Taïmyr, auprès de Nikolaj Dmitrievič Bol’šakov-Bytykaj (Efremov & Ermakov 1982, pp. 126-148 ; Efremov 2000, pp. 134-181). De forme complexe, il se comprend comme un assemblage de quêtes menées par un ou plusieurs personnages, tous liés par la parenté. Le deuxième texte, classé en conte dès sa publication en russe, est aussi recueilli en dolgane à Voločanka en 1964, auprès de S. V. Erëmin et d’une seconde personne non identifiée (Efremov & Ermakov 1982, pp. 21-35 ; Efremov 2000, pp. 200-222). Le troisième est une épopée notée la même année en dolgane à Ust’-Avam, toujours dans le Taïmyr central, auprès de Filimon Stepanovič Sahatin-Holoo (Efremov & Ermakov 1982, pp. 100-106). Le dernier texte est noté en dolgane en 1968, à Heta, dans l’est du Taïmyr, auprès de Nikolaj Petrovič Hristoforov-Moočuor (pp. 107-125). Ces deux derniers textes n’ont toutefois été publiés qu’en russe.

8. Les trois sœurs-demoiselles (Üs aďij-balys, ou Üs aďij-balys kyrgyttar)

28 Un abaahy mange la dernière de trois sœurs pour l’épouser9. Alors la seconde sœur le tue, adopte les deux garçons – Bogatyr de Cuivre et Bogatyr d’Argent – de sa sœur aînée, qui était l’épouse du fils de l’Ajyy Pur (Ürüŋ Ajyy), et accouche d’un troisième garçon, Bogatyr d’Or. Chacun d’eux possède un lasso et l’utilise pour dérober un cheval ; les chevaux volés appartenaient à trois entités différentes. Un abaahy veut reprendre celui qu’il détenait, mais Bogatyr d’Or le tue. Lorsque ce dernier retourne chez sa mère, ses frères ont fui. Il les retrouve, blessés par les propriétaires des chevaux. Il apaise alors la situation et organise le mariage de ses frères avec les filles des propriétaires, le Seigneur Karakkaan [Prince, Regard, Déchirure, noir, de sang ?] et le Seigneur Pur Ajyy (Ürüŋ Ajyy Tojon) aux cheveux de fer10. Puis il s’envole sur son cheval et retrouve les sœurs de sa mère, toutes deux vivantes. Il repart et combat le fils adoptif du Tsar Tonnerre. Il n’y a pas de vainqueur et le Tsar lui donne sa fille en mariage. Solide Bogatyr d’Or11 rassemble sa famille chez le Tsar dont il épouse la fille. Ensuite, les fils des frères de Solide Bogatyr d’Or naissent, grandissent et partent chacun de leur côté chercher une épouse. Le fils de Bogatyr de Cuivre délivre une orpheline bloquée sur une île. Le fils de Bogatyr d’Argent reçoit une fille chez le Seigneur Karakkaan. Les deux garçons épousent ces filles qu’ils ramènent chez Solide

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Bogatyr d’Or. Tous vivent dans la richesse et l’abondance chez le Tsar Tonnerre. Le fils de Bogatyr de Cuivre dirige le campement.

9. La guerre des oiseaux et des animaux (Kötör kyyl häriitä), ou le Tsar Öksökü12

29 Une souris abuse un oiselet. Leur conflit dégénère : l’armée du tsar oiseau-Öksökü affronte l’armée du tsar des animaux, le glouton-Moŋuj. Öksökü est blessé. Un riche marchand lui vient en aide et s’appauvrit pour lui, perdant ses troupeaux, sa maison et son épouse. Pour le remercier, l’oiseau l’emmène chez lui. Puis le marchand part chasser et arrive chez un immense abaahy, le Bogatyr Enfer (Aat). Le marchand parvient à rentrer chez Öksökü, qui choisit de le ramener chez lui et l’enrichit. L’oiseau s’envole et un fils naît chez le marchand qui a retrouvé son épouse. Un jour, ce fils s’égare et arrive chez la fille d’Öksökü. Devenu adulte, il repart et arrive chez le Bogatyr Enfer. Il tue ce dernier et les plus forts abaahy. Enfin, il épouse la fille d’Öksökü et la ramène chez ses parents. Tous vivent richement.

10. Billot [ou Planche, Tapis, Thibaude (Stachowski 1998, p. 198)] de fer-Bogatyr (Timir Ńiiptä bukatyyr)

30 Un fils de pauvres paysans (krest’janiny) part chasser loin des siens, après avoir été offensé par ses aînés. Il trouve trois bogatyr morts, et pourchasse leur assassin, un abaahy. Il rencontre alors une fille prisonnière de cet abaahy. Devenu adulte, il tue l’abaahy puis épouse la fille. Un fils naît de leur union. L’épouse et le fils partent vivre avec les parents de l’homme. Ce dernier se transforme en billot de fer entaillé et attend les trois fils adoptifs de l’abaahy qui arrivent. Seul le plus jeune remarque Billot de Fer et se bat contre lui. Le fils de Billot de Fer, Épervier d’Or, retrouve les deux combattants et tue le jeune abaahy. Il détruit ensuite la ville des abaahy et délivre la Fille du soleil. Bogatyr Épervier d’Or l’épouse et la ramène chez lui. La famille vit dans la paix et la richesse.

11. Le Seigneur Ďolduo [Chanceux ? Agile ?] (Tojon Ďolduo)

31 Un abaahy a enlevé l’une des épouses ajyy du Seigneur Ďolduo. Ce dernier est trop vieux pour rattraper et combattre l’abaahy. Il est remplacé par son fils, une bergeronnette qui se transforme alors en garçon aux longs cheveux d’or. Le héros, nommé Bosxoŋ Durantaj [Étiré ou Ridé l’Invalide, le Sans jambes13 ?], se rend chez les abaahy et tue plusieurs d’entre eux. Il devient un bogatyr et atteint la cabane-palais en caillots de sang du tsar Antéchrist14 (Amtin Kresta) aux huit villes rouillées, où il trouve les cadavres de sa mère, épouse volée chez son père le Seigneur Ďolduo, et d’une fille-princesse15. Bosxoŋ Durantaj détruit toutes les villes de fer rouillé de l’Antéchrist. Ensuite, il rencontre la Baba Yaga Čypystan [Corrompue ? Pourrie ?] de fer aux sept villes rouges de cuivre rouillé, dernière fille de l’Antéchrist : il formule des interdictions, la tue et revient chez lui. Il fait revivre sa mère et la princesse puis fait venir son père pour son mariage. Il épouse la fille et a un fils qu’il nomme Atalamin-Bogatyr. Ce fils épouse plus tard la fille d’un paysan (krest’janin) pauvre.

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Deux textes notés par Z. P. Dem’janenko

32 Dans un ouvrage de 1980, la linguiste Z. P. Dem’janenko publie vingt-quatre extraits ou textes de la tradition orale dolgane, qu’elle a notés entre 1970 et 1971 dans le Taïmyr central. Deux des textes publiés ne sont pas classés. Le premier (texte 12) est recueilli auprès de Mihajl Afanas’evič Popov, un vieil homme vivant à Staroe Letov’e. Il s’agit d’une troisième version de l’histoire de l’Homme Solitaire16, qui avait déjà été collectée en 1902 puis en 1931 (Dem’janenko 1980, pp. 103-119). La seconde histoire (texte 13) est recueillie dans le village voisin d’Ust’-Avam, auprès de ce même vieil homme puis d’Al’bina Onufrievna Bezrukih, se relayant l’un l’autre pour raconter l’histoire. Le texte est intéressant puisqu’il fait appel à un personnage déjà connu, l’oiseau Öksökü, et présente encore une construction comparable aux épopées (Dem’janenko 1980, pp. 119-139). Par ailleurs, il s’agit de la seule histoire du corpus ayant un esprit ičči pour personnage principal.

12. Coupable-Souffrant (Ärijdak-Burujdaak)

33 Un abaahy enlève la sœur de Coupable-Souffrant au profit de son Seigneur aux huit dents, sans que Coupable-Souffrant ne la retienne. Coupable-Souffrant part la chercher. Il est accompagné par un ange clair (čälkä angil), qui s’est aussi fait voler sa sœur qu’il n’avait pas protégée. Il délivre une fille prisonnière des abaahy. Elle se présente comme sa fiancée, le nomme Homme-Solitaire et s’envole. Homme-Solitaire et l’ange reprennent leur quête. Ils retrouvent les sœurs, prisonnières chez les abaahy. Homme- Solitaire tue tous les abaahy, aidé par une vieille femme. Le groupe repart et conduit celle-ci près du trou du Monde d’en bas dont elle veut garder le passage. Puis Homme- Solitaire s’envole au ciel, tandis que les siens rentrent chez lui. Arrivé chez sa fiancée, il l’épouse et l’emmène chez lui. Là, il échange sa sœur avec celle de l’ange blanc, qu’il épouse aussi17. Ils vivent tous ensemble, riches et dans l’abondance.

13. La racine de l’esprit (Hajta[a]n-tördütä)

34 Une mère tente de tuer son troisième fils, incapable de se tenir sur ses jambes, pour pouvoir épouser un Nganassane qui le craint. Mais le fils, appelé Esprit-maître du Feu (Uol iččitä), résiste. Ses deux frères aînés tuent leur mère pour le protéger, puis s’enfuient. Le plus jeune frère part alors à leur recherche et arrive chez un vieillard abaahy, qui lui impose des épreuves. Le garçon est alors aidé par un oiseau Öksökü dans sa quête. Devenu adulte, il oblige l’abaahy à délivrer ses frères et à lui donner deux filles. L’homme marie ensuite ses frères aux filles, puis épouse la fille d’Öksökü. Les couples se séparent et les trois femmes meurent au pied de collines et deviennent des esprits que les gens honorent.

Quelques remarques

35 Il est possible de mettre en évidence des éléments communs dans la composition narrative de ces textes. En revanche, il n’est pas toujours possible d’en trouver dans la formulation, car seuls quelques textes sont disponibles en dolgane18 (textes 1, 3, 4, 8, 12, 13).

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Autour de l’alliance

36 Un ou plusieurs mariages concluent la quête du héros dans chaque texte. Pourtant, la perspective matrimoniale ne motive initialement l’intrigue que dans quatre cas (textes 1, 4, 5, 6). Dans cinq autres cas (textes 2, 8, 11, 12, 13), le héros doit retrouver des parents absents. Et dans les quatre derniers cas (textes 3, 7, 9, 10), il part en quête d’exploit à accomplir. Donc l’alliance semble résulter plus fréquemment d’une opportunité que d’une entreprise délibérée. Deux logiques se présentent alors et peuvent se succéder dans un même texte. L’alliance est le fruit d’une quête proposée par des parents ou un messager (tous sauf les textes 2, 9, 13), ou elle est le fruit d’une réaction à une offense subie par le héros – sa sœur a été enlevée ou il a lui-même été insulté – et qui provoque sa colère (textes 2, 3, 6, 9, 11, 12, 13).

37 Ensuite, les textes n’expriment pas tous les mêmes règles d’alliance. Celles-ci sont parfois floues (textes 1, 3, 7, 10, 11, 13), notamment lorsque l’épouse prise est orpheline ou lorsque sa famille n’est pas indiquée. Si les modalités de l’alliance sont précises, alors la polygamie et l’échange apparaissent comme deux pistes analytiques. D’une part, la polygamie est envisageable (texte 12), mais refusée si les épouses sont prises dans un même groupe sans échange de femmes avec ce groupe (texte 5). D’autre part, l’échange des sœurs est possible : le héros peut prendre une épouse dans le groupe du mari de sa sœur (texte 12), mais ce n’est pas systématique (textes 2, 3, 12). Si le héros n’a pas de sœur, il peut aller chercher une épouse pour son beau-frère en vue d’équilibrer l’échange (texte 6). La prise d’épouse dans un groupe différent de celui des parents est valorisée19 (textes 4, 8). Et des frères ne prennent toujours pas leurs épouses dans le même groupe (textes 8, 13). Enfin, la prise d’épouse peut aussi s’insérer dans un processus d’entraide entre deux personnages (texte 9).

Quelques perspectives sociales

38 Des règles matrimoniales apparaissent donc, accentuant fréquemment la qualité du héros ou du personnage qui se marie. Mais elles ne traversent pas l’ensemble du corpus et ne permettent donc pas de dégager un modèle unique. Il n’existe pas non plus de point de vue homogène sur la question de la résidence, bien que la virilocalité domine (textes 3, 4, 5, 7, 8, 10, 11, 12) sur l’uxorilocalité (textes 2, 6, 9). Enfin, les rapports aux affins sont rarement mis en scène, la composition de la famille de l’épouse étant généralement peu précise (textes 1, 3, 4, 7, 8, 10, 11, 13).

39 Dans tout le corpus (sauf le texte 5), le héros réussit sa quête face à des abaahy et c’est à cette occasion qu’il peut reprendre sa sœur et/ou prendre une femme en la délivrant. L’ennemi abaahy prend fréquemment des femmes (tous sauf les textes 1, 5, 9), parfois dans le cadre d’un don (texte 2), le plus souvent par rapt (textes 3, 4, 6, 12, 13). Ce personnage n’est pas nécessairement un ogre : s’il est anthropophage (textes 3, 7, 8, 9, 11, 13), parfois pour épouser (texte 8), il apparaît le plus souvent comme celui qui accapare pour asservir (textes 2, 3, 4, 6, 12), ou qui retient en captivité20 (textes 3, 4, 7, 10, 11, 12, 13). Les rapports du héros avec les ajyy sont en revanche favorables (textes 3, 4, 8, 11, 12, 13). Les ajyy apparaissent comme des créateurs et des protecteurs, organisant et veillant aux règles. Parfois qualifié lui-même d’ajyy, le héros se place de leur côté de façon récurrente (textes 1, 3, 4, 8, 11, 12).

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40 L’unique trame sans abaahy (texte 5) oppose le héros aux oiseaux-Öksökü : il s’agit de la seule fois où un Öksökü meurt, tué comme un abaahy. Ce texte recueilli en 1938 est construit en sorte que le pauvre fils de travailleur, devenu héros, s’enrichisse et soit valorisé.

41 Le personnage de l’oiseau-Öksökü est particulièrement intéressant, notamment par rapport à la chronologie des collectes : il passe du rôle d’opposant au héros (textes 1, 3, 5) à celui d’assistant du héros (textes 3, 10, 13) ; ce dernier peut désormais prendre la fille d’Öksökü (textes 10, 13). Il arrive aussi que cet oiseau, qualifié de grand rapace de fer remarqué non par plusieurs têtes, comme chez les Iakoutes, mais par des serres de fer, comme chez les Évenks, serve de monture à un opposant (texte 1) ou au héros lui- même (textes 5, 10, 13). Chez les Iakoutes du XIXe siècle, le terme öksökü désigne un épouvantail en bois à deux têtes utilisé dans des rites de conduite d’esprit ou d’accompagnement d’animal sacrificiel au ciel (Seroševskij 1993, pp. 623-624) ou bien des représentations métalliques, un oiseau polycéphale ou des serres, portées sur le costume du chamane (Delaby 1997, pp. 81-83).

Vers un modèle dolgane du héros ?

42 Le héros monte très régulièrement un cheval (seuls les textes 11 et 13 font exception). Il arrive aussi qu’il soit lui-même traité comme un cheval, lorsqu’il est attrapé au lasso21 (textes 2, 4, 8). Ces détails suffisent à attirer l’attention sur l’origine iakoute de l’épopée, puisque les Dolganes n’ont historiquement développé l’élevage de chevaux que lors de l’établissement des fermes d’État soviétiques. Il faut toutefois aussi prêter attention à l’assimilation de Iakoutes arrivant peut-être au Taïmyr avec des chevaux. Bien que les données ethnographiques ne disent rien sur ces familles immigrantes encore au début du XXe siècle, la représentation du cheval dans l’épopée laisse perplexe : a-t-elle persisté indépendamment de la présence de cet animal ?

43 Enfin, quatre tâches préparent le héros dans sa quête : il se lave à l’eau, se peigne ou se brosse, mange et s’habille. Leur nombre peut être limité à deux dans un texte, mais elles sont chaque fois liées entre elles et le motif général traverse tout le corpus. Quant aux évocations de l’économie, elles montrent que la vie quotidienne du héros comporte une activité d’élevage (textes 1, 2, 3, 8, 9, 12, 13), à laquelle est associée la richesse des personnages, et une activité de chasse (textes 3, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13), exprimée par la possession d’une arme. Les deux cas mettent d’ailleurs en scène l’adresse du héros.

44 En outre, d’autres éléments correspondent relativement bien au modèle iakoute de l’épopée : le héros n’hésite pas, convaincu par sa quête ou fâché par son déroulement. Toutefois, l’épopée dolgane adapte le modèle épique iakoute à des règles propres et à un environnement local, en développant de nouveaux rapports aux personnages ou en introduisant des scènes d’élevage du renne. Cette adaptation se traduit aussi par l’intégration de personnages empruntés au monde russe, comme la Baba Yaga, ou liés à la christianisation, comme l’ange et l’Antéchrist. L’exemple de la Baba Yaga Čypystan, par exemple, constitue un cas très intéressant puisque la seule appellation du personnage permet de le renvoyer à la fois vers le monde russe et vers le monde iakoute. Il sera important, par la suite, de restituer ces différentes données dans un contexte d’énonciation dolgane et de les comparer aux variantes iakoutes. Comme j’ai pu le montrer ailleurs (Borjon-Privé 2011, chapitre 3) à partir de l’analyse de contes et de légendes comparées avec les données historiographiques ou ethnographiques, il

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semble que ce corpus puisse aussi témoigner du phénomène de dolganisation ayant eu cours au XXe siècle. Il s’agit en l’occurrence d’une divergence vis-à-vis des données iakoutes, sous l’influence de la russification, de la christianisation ou encore de la soviétisation.

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NOTES

1. Cette note de recherche a été écrite dans le cadre de mes recherches doctorales au laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (UMR 8582 CNRS - EPHE). Elle rend compte d’études à ce jour inachevées, et n’aurait pas été possible sans le soutien de l’Institut Paul-Emile Victor. Je remercie cette institution qui me permet de me rendre depuis 2013 chez les Dolganes, et d’approfondir ces études (programme Dolidhi, dirigé par Jean-Luc Lambert). Je souhaite aussi exprimer ma gratitude à Roberte Hamayon, Emilie Maj et Jean-Luc Lambert, pour leurs patientes relectures et précieuses critiques, ainsi que le soutien manifesté sitôt ce travail débuté en 2009. Que soient aussi associés à ces remerciements les habitants du Taïmyr, et plus particulièrement Pökkö et Molooxčon. 2. Les termes ustuoruja~üstüör~ös~ys viennent tous du russe istorija (Efremov 1984, p. 7 ; Popov 2003, p. 72). Les Dolganes du XXe siècle et d’aujourd’hui les utilisent en alternance avec ou en complément de celui d’épopée, pour désigner une histoire qui aurait eu lieu dans le passé.

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3. Les données montrent que certaines personnes connaissaient plusieurs textes, mais rien ne permet de les qualifier de bardes. Toutefois, selon A. A. Popov (1937, p. 14) et P. E. Efremov (1984, p. 17) une pratique de transmission aurait existé sous forme « d’école » entre spécialistes rituels de générations différentes. 4. Le linguiste P. E. Efremov a retrouvé une copie du texte dans les archives de E. K. Pekarskij (Efremov 1984, pp. 112-115). Celui-ci l’a étudié pour son dictionnaire de la langue iakoute ([1958] 1959). 5. La versification n’ayant pas été rendue dans tous les documents d’archives ou les publications, il est difficile de comparer les longueurs des textes de façon absolue. De plus, certains textes ne se présentent que sous la forme de résumés en pidgin ou en russe, ne permettant donc pas de préjuger de la longueur de leurs versions en langue vernaculaire. 6. Bukatyyr~buxatyyr sont les orthographes dolgane et iakoute du terme russe bogatyr « héros épique, preux, chevalier ». Les Iakoutes possèdent aussi les termes bootur~baatyr, plus proches du mongol baatar. 7. Ils sont toutefois classés dans le fonds des archives « Dolgih 7886 / 218 ». Ce détail est intéressant car B. O. Dolgih recueille lui aussi des textes au cours de cette mission. A-t-il choisi de laisser M. S. Strulev rédiger les textes dolganes pour se concentrer sur les données nganassanes ou énètses ? D’après leur pagination, ces textes devaient s’insérer dans un plus grand ensemble de données. 8. Les textes parus en 1984 et 2000 complètent par des versions dolganes, les versions russes parues en 1982. 9. C’est, pour les ogres, une manière récurrente d’épouser. 10. S’agit-il de l’Ajyy Pur (Ürüŋ Ajyy), déjà rencontré dans ce texte ? 11. Son nom évolue après le combat. 12. Il est difficile de savoir si ce nom est formé sur le verbe iakoute öksöj, « venir sur, s’en prendre à quelqu’un ». 13. Cette idée se retrouve dans d’autres textes (texte 13 par exemple). Par ailleurs, des histoires dolganes racontent comment un enfant ne pouvant se déplacer sur ses jambes, et parfois fils du Tonnerre, est devenu le chef de sa famille et de son campement. Dans des bylines ou des contes russes, les bogatyr et autres héros sont parfois engourdis, infirmes, paralysés. C’est notamment le cas du bogatyr Il’ja de Murom, dont la représentation est parfois directement influencée par les représentations bibliques (de Proyart 1993, pp. 123-124, 130). 14. La mention de l’Antéchrist dans ce texte, comme celle de l’ange dans le texte 12, reflète sans doute la pénétration du christianisme. De telles mentions se rencontrent aussi dans l’épopée en Iakoutie (Maj 2007, Žerebina 2011). 15. Son appartenance familiale n’est pas mentionnée. 16. En 1980, Nikolaj Vassil’evič Emel’janov (1980, pp. 76-119), spécialiste de l’épopée iakoute, a déjà recensé dix variantes autour des exploits de ce personnage. 17. Il a donc deux épouses. 18. Un doute concerne les textes 3, 4 et 8, publiés dans l’ouvrage posthume de P. E. Efremov. Leurs versions « dolganes » n’apparaissent que dans cet ouvrage. Nombre de termes ou de constructions divergent des versions russes correspondantes et publiées par A. A. Popov en 1937 (textes 3 et 4). De plus, ces termes ou expressions n’existeraient pas toujours dans les dialectes dolganes, mais plutôt en iakoute. Le doute ne pourra être levé qu’après la consultation des notes originales d’A. A. Popov. 19. La faible valorisation du fils de Bogatyr d’Argent semble directement liée à cette question. La mère de Bogatyr d’Argent est l’épouse du fils aîné d’Ajyy Pur (Ürüŋ Ajyy). Puis Bogatyr d’Argent épouse la fille cadette du Seigneur Ajyy Pur (Ürüŋ Ajyy Tojon) : les deux noms désignent-ils bien le même ajyy ? Si tel est le cas, il faut remarquer que si ce renchaînement d’alliance est associé à l’idée de pureté, il n’est pas profitable. Cela apparaît tant autour du fils de Bogatyr d’Argent que

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par rapport à Bogatyr de Cuivre et son fils. En effet, Bogatyr de Cuivre ne prend pas son épouse dans le groupe de son père mais chez le Seigneur Karakkaan. Ensuite, son fils épouse une orpheline qu’il a habilement prise. Parallèlement, le fils de Bogatyr d’Argent échoue à deux reprises dans la prise d’une femme. Celle qu’il épouse lui a été donnée, sans qu’il ne la choisisse et n’ait à montrer sa vaillance. Il reçoit cette épouse qui appartient au groupe du Seigneur Karakkaan. Son alliance reproduit donc celle de Bogatyr de Cuivre, son oncle maternel. Ce déséquilibre dans les valorisations des deux cousins parallèles patrilatéraux apparaît et se confirme dans la conclusion du texte : « Le fils de Bogatyr de Cuivre étant le meilleur de ces bogatyr, deviendra le chef dans ce campement ». 20. La femme prisonnière ne doit pas nécessairement être considérée comme une épouse d’abaahy, car aucune indication ne le confirme explicitement. 21. Le terme se traduit, dans les textes 2 et 8, à partir du dolgane d’origine évenke maabyt~maamut~maaut, la corde (Anikin 1990, p. 61 ; Stachowski 1993, p. 177). Il est aussi employé chez les Iakoutes. Dans le texte 4, le terme est traduit à partir du pidgin russe de Sibérie čaakaan~čaaxxaan, et désigne un piège pour attraper des animaux de petite taille confectionné sans métal (Pekarskij 1959, p. 3581). Il faut aussi remarquer que ce second terme est phonétiquement proche du russe arkan, désignant le lasso.

RÉSUMÉS

Les Dolganes forment une société qui vit dans l’Arctique sibérien, dans la péninsule la plus septentrionale du continent eurasiatique (Taïmyr). Des chercheurs ont recueilli chez eux, depuis le début du XXe siècle, des épopées, chantées ou déclamées. À partir des textes publiés, il devient possible d’observer des règles structurelles. Des formulations poétiques reviennent ou diffèrent légèrement. Les variations narratives témoignent ainsi de la richesse et de la finesse de l’épopée. Le héros suit aussi de nouvelles trajectoires et éprouve ainsi des règles sociales ou religieuses. Le premier objectif de cette note est de constituer un corpus d’études, à partir duquel de prochaines analyses seront menées en relation au contexte historique et au système religieux dolgane.

The Dolgans form a society who lives in the Siberian Arctic, in the northern peninsula of the Eurasian continent. Since the beginning of XXth century, researchers have gathered epics by then, sung or told. From published texts, it becomes possible to observe some structural rules. Some poetical formulations come too or differ. Thus narratives changes show the richness and the subtlety of the epic. The hero follows new path too, and then he tests social or religious rules. The main objective of this note is to define a corpus of study, from which further analyses will be carried out in connection with historical context and Dolgan religious system.

INDEX

Mots-clés : ethnographie, épopée, histoire, Sibérie, Arctique, Taïmyr, Dolganes Keywords : ethnography, epic, history, Siberia, Arctic, Taimyr, Dolgans

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Postface

Jean Derive

1 Cette Journée d’étude est, comme l’a expliqué l’introduction, le résultat d’une rencontre intellectuelle. La thèse récente de Florence Goyet sur le genre épique a avancé des propositions très fortes, suffisamment convaincantes pour avoir séduit un certain nombre de chercheurs travaillant sur des œuvres qu’eux-mêmes jugent épiques. Ces chercheurs, parmi lesquels des anthropologues, ont souhaité tester la validité sur leur propre corpus, issu d’autres aires culturelles (Sibérie, Inde, Turquie, Afrique). La Journée d’étude a donc été une tentative d’extension du champ de la théorie, d’où sortent les contributions réunies dans ce volume. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette démarche, c’est que, dans la plupart des nouveaux terrains ainsi explorés, beaucoup de ces œuvres présumées relever du genre épique sont toujours vivantes, en ce sens qu’elles sont encore énoncées oralement aujourd’hui ; signe qu’elles continuent à faire sens pour la communauté. La possibilité ainsi offerte d’une part de connaître avec certitude les données de leur contexte de production et de consommation, d’autre part d’avoir des informations de première main sur la situation sociopolitique du milieu où elles sont interprétées, peut grandement aider à en appréhender la fonction culturelle au moment de leur exécution et par conséquent à vérifier in situ la pertinence des propositions de Florence Goyet.

2 Puisque le développement qui va suivre intervient après lecture, il consistera à faire part, en écho, des réactions qu’ont pu faire naître chez moi les idées débattues dans les actes de cette riche Journée d’étude sur la fonction sociale de l’épopée : stimulations suscitées par des avancées invitant à l’approfondissement de nouvelles hypothèses, à l’exploration de nouvelles pistes ; mais aussi parfois interrogations ou réserves, autrement dit des éléments de réflexion personnelle dont j’assume l’entière subjectivité. Je regarderai d’abord la situation dans le domaine des études sur le genre épique avant la thèse de Florence Goyet, puis je résumerai cette thèse même et surtout tâcherai de souligner ce que les contributions en ont retenu.

3 Pour commencer, et pour faire mesurer l’importance de la théorie de Florence Goyet, il faut se rappeler quelle était la situation dans les études sur le genre épique. Nous étions pour ainsi dire dans l’après-Etiemble. Celui-ci a montré en 1974 que les définitions de l’épopée jusque-là admises ne s’appuyaient que sur un corpus extrêmement limité, que

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l’on peut dire « occidental » pour aller vite. C’était retrouver un vieux problème de la littérature générale et comparée. On sait en effet depuis longtemps, surtout depuis le développement de l’ethnolinguistique, que les genres littéraires ne sont pas des catégories transculturelles qui vont de soi. Dès qu’on quitte des ensembles hétérolinguistiques relevant d’une aire de civilisation relativement homogène, cette transculturalité devient problématique. La question est alors de savoir jusqu’où on peut pousser la tentative de définition des genres littéraires, envisagés à un certain degré d’universalité.

4 Dans le cas du genre épique, après l’intervention d’Etiemble, les chercheurs ont travaillé à définir le concept en tenant compte de l’ensemble des civilisations où l’on pensait pouvoir repérer une « épopée ». Le terme cependant pose problème en lui- même. La démarche adoptée pour fonder dans une certaine mesure la dimension plus ou moins universelle d’un genre relève à peu près toujours du même protocole : partir du concept tel qu’il est attesté par un mot dans une (ou plusieurs) des langues d’une aire culturelle source, le plus souvent la civilisation occidentale depuis laquelle on se livre généralement à de telles entreprises (en l’occurrence epos, épopée, epic, epopeya…, tous termes issus d’une même racine). Puis chercher à mettre en équivalence relative ce concept de référence, fondé sur un paradigme de critères propres à la zone de culture où il fonctionne, avec d’autres concepts, attestés par d’autres mots dans des langues de civilisations cibles. Mais on revient alors à ce que j’indiquais en commençant : ce sont les chercheurs qui jugent eux-mêmes que tels textes sont des œuvres épiques.

5 Il faut être bien conscient de ce fait fondamental. C’est le chercheur qui, en toute subjectivité, va établir ces équations relatives entre des objets littéraires appartenant à des aires culturelles très différentes. Il ne peut le faire que dans la mesure où il pense déceler un apparentement entre un genre tel qu’il en a l’expérience dans sa propre culture et un genre qu’il découvre dans une culture qui lui est étrangère. Ainsi, les termes locaux qui sont cités dans plusieurs contributions : üliger en pays bouriate (Roberte Hamayon), kathe au Karnataka (Claudine Le Blanc), etc., même s’ils ont derrière eux une longue tradition d’assimilation au concept « épopée », ne renvoient en réalité à lui que par le regard de ceux qui ont décrit ces littératures.

6 Ce rapprochement entre deux genres ayant deux noms distincts, et que rien ne lie a priori dans deux cultures différentes, repose sur le repérage d’un certain nombre de traits communs susceptibles de fonder l’équation. Pour valider cette opération, la question est de savoir si les traits en commun ainsi identifiés – alors qu’il y en aura nécessairement d’autres qui les distinguent – paraissent suffisamment définitoires du concept générique pour participer de son identité essentielle telle qu’elle apparaît dans la culture de référence et pour justifier un tel appariement. Pour le dire autrement, il s’agit d’une démarche analogique, et la pertinence de cette analogie peut et doit toujours être interrogée, comme le fait Jean-Luc Lambert dans sa contribution.

7 Après Etiemble, la recherche s’est ainsi focalisée sur la découverte de traits communs qui paraissaient définitoires. Or, lorsque cette entreprise est menée sur un très grand nombre de cultures éloignées les unes des autres, si on cumule la somme des traits appartenant aux objets littéraires rassemblés sous le même concept (qui est au départ, ne l’oublions pas, celui de la langue source), on se trouve en présence d’un hypermodèle comprenant un nombre de plus en plus grand de traits. C’est dans cette multiplicité infinie de propriétés, dont certaines sont partagées, mais seulement

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partiellement, tandis que d’autres restent idiosyncrasiques, qu’il convient de dessiner la figure interculturelle d’une problématique catégorie épique. La tâche est délicate. Aucune œuvre individuelle retenue dans un tel corpus constitué sur la base d’une identité générique ne possédera en effet l’ensemble des caractères recensés dans l’hypermodèle. La difficulté, en tout cas pour ce qui concerne l’épopée, c’est que, dans cette matrice interculturelle, on n’est pas jusque-là non plus parvenu à trouver un seul trait dont on puisse être vraiment certain qu’il est commun à toutes les œuvres et qui permettrait de dire « voilà le trait identificatoire du genre épique ». C’est ce que, citant Etiemble, rappelle ici même Florence Goyet dans sa propre contribution.

8 C’est pourquoi la construction d’une identité épique interculturelle relève d’une certaine façon de la logique du PGCD, le Plus Grand Commun Dénominateur. Elle consiste à isoler dans le corpus un ensemble d’œuvres ayant le plus grand nombre possible de traits en commun. Cette famille formera si l’on veut le noyau dur du concept dans son acception interculturelle. À partir de là, en raisonnant en terme de centre et de périphérie, les autres œuvres pourront être considérées comme gravitant autour de ce noyau central auquel elles se rattachent de façon plus ou moins lâche. On pourrait aussi se référer à la théorie des ensembles : à l’intérieur d’un immense ensemble où sont classés des énoncés oraux ou écrits que l’intuition ou le pragmatisme a conduit à considérer, suivant une sorte de bricolage empirique, comme des épopées, existe une quantité de familles correspondant à des unités de civilisation cohérentes (géographiques aussi bien qu’historiques). Ces sous-ensembles se recoupent partiellement et c’est dans la somme de leurs intersections que s’est jusqu’ici construite l’identité transculturelle de la catégorie épique, faute de disposer d’un (ou plusieurs) critère(s) vraiment universel(s). La recherche de ce(s) critère(s) universel(s), apte(s) à transcender les cultures, est, pour les comparatistes, un peu comme la quête du Graal pour les chevaliers de la Table Ronde : un objet qui se dérobe au fur et à mesure que l’on avance. En tout état de cause, une telle construction de la catégorie épique parvient nécessairement à un résultat un peu flou, comme je le rappelais déjà dans l’introduction d’un livre collectif (Derive 2002), où le but était de partir pour une fois des traditions africaines.

9 Par rapport à ce contexte de l’après-Etiemble, la théorie de Florence Goyet (2006) sur la fonction du récit épique est à mon sens révolutionnaire. La théorie a été élaborée à partir d’un corpus pluriculturel qu’elle-même qualifie de « classique » : l’Iliade, la Chanson de Roland, les Hōgen et Heiji monogatari. Florence Goyet n’est certes pas la première à s’interroger sur la fonction socioculturelle de l’épopée. Mais ce qui rend sa théorie révolutionnaire, c’est qu’elle va à l’encontre de l’idée jusque-là reçue professant que la fonction majeure de l’épopée était de conforter les valeurs de la société où elle est produite – valeurs du moment où l’épopée était dite ou écrite, et non celles de l’état social référant au temps de l’histoire relatée, comme l’ont bien montré Victor Bérard à propos des épopées homériques ou Jean Dufournet à propos de La Chanson de Roland. Ce qui change radicalement, dans la démonstration faite par Florence Goyet après une étude textuelle très fouillée de son corpus, c’est qu’au lieu de remplir une fonction somme toute conservatrice, l’épopée serait au contraire, selon elle, un texte dont la spécificité est d’apparaître en situation sociale de crise pour tenir un discours implicite propre à la dénouer en proposant la possibilité d’une solution nouvelle. Ce discours n’est pas raisonné (il est « sans concepts ») et il est à construire par le récepteur. Ce dernier doit le déduire des parcours narratifs coexistant dans le récit, portés par une multiplicité de voix non hiérarchisées entre elles et présentés comme tous tenables (la

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polyphonie au sens bakhtinien). Le récepteur est aidé dans cette démarche par le repérage d’homologies parallèles ou antithétiques. Ce qui valide cette voie narrative (voie avec un e cette fois) parmi toutes les autres, ce n’est pas une justification discursive et argumentée, c’est la relation qu’elle entretient avec l’intrigue dont les événements lui donnent partiellement raison, sans d’ailleurs que les autres voies soient pour autant formellement condamnées. C’est un tel mécanisme complexe que Florence Goyet a baptisé « travail épique ».

10 La démarche est ainsi, on le voit, aux antipodes de celle qui procède par accumulation de traits communs. Le travail épique noue ensemble les éléments d’une configuration qui s’appellent nécessairement les uns les autres : crise insoluble, polyphonie qui empêche de la résoudre de façon trop simple, rôle actif des récepteurs dans le processus de résolution (le plus souvent par réception orale ou plutôt « aurale », le récepteur étant un auditeur). Le mécanisme de sortie de crise est aussi complexe que la crise elle-même, d’où des œuvres elles aussi très complexes, et souvent, nécessairement là encore, très longues : on ne sort pas de la crise en un instant.

11 Dans cette perspective, on peut classer les contributions selon trois de ses aspects – ce qui recoupe, pour l’essentiel mais pas complètement, la présentation qui en a été faite en introduction : le lien entre épopée et société (Sibérie, Turquie), la polyphonie (épopées africaines) et enfin ce que j’appellerai la question de la diachronie (épopées indiennes), alors que Florence Goyet a travaillé selon un point de vue synchronique.

12 La référence à l’idée de crise puis de transformation sociale est très présente dans les contributions consacrées à la Sibérie, espace dont la pertinence est reconnue malgré une assez grande hétérogénéité en son sein. L’hôte de ce mini-colloque étant le Centre d’études mongoles et sibériennes, c’est l’aire culturelle qui a donné lieu au plus grand nombre d’interventions. Elles ne sont pas moins de quatre qui s’appuient sur un corpus de textes présumés épiques, de statut variable, ainsi que le rappelle l’introduction du volume : les motivations de leur production, la nature de leurs interprètes, le contexte spatio-temporel de la performance sont susceptibles de varier largement d’un groupe ethnique à un autre. Ils ont cependant en commun d’être des chants versifiés à thème héroïque et mettant en scène divers types d’agôn (notamment à propos de la question matrimoniale), ce qui les apparente au profil interculturel qu’on reconnaît le plus souvent à l’épopée. Ce qui différencie ces chants du corpus classique du genre épique, c’est qu’au lieu de se présenter sous la forme d’un long récit structuré tel qu’on en rencontre dans les cultures occidentale, africaine, indienne, etc., ils forment un ensemble de textes narratifs plus brefs se référant à une matière épique familière aux usagers qui constitue une sorte de « geste » de la mémoire collective. C’est cette particularité qui conduit à parler à leur propos d’« épopée dispersée ». Cette formule retrouve celle d’« épopée en mosaïque » que j’avais utilisée dans un livre collectif (Derive 2002). C’est dire que le cas sibérien n’est pas unique et que cette spécificité n’est pas un critère d’exclusion du genre épique, au moins depuis la reconnaissance des chants du Kalevala recueillis par Elias Lönnrot au XIXe siècle comme constituant l’épopée des Finnois.

13 D’une part, ces diverses contributions font apparaître, sur une durée non négligeable (plus d’un siècle dans le cas de l’épopée bouriate présentée par Roberte Hamayon), jalonnée par différentes étapes de collecte, l’évolution de ces chants présumés épiques : dans leurs pérégrinations (ils sont susceptibles de naviguer d’un espace à un autre suivant tout un jeu d’emprunts), dans leurs conditions d’exécution et dans leur

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fonction culturelle. Toutes ces modifications ont évidemment des incidences sur la structure et le contenu narratifs des énoncés.

14 D’autre part, ces articles mettent bien en évidence que cette évolution des propriétés du genre sur un temps significatif accompagne concomitamment une évolution parallèle de la société où ce genre est produit : passage de la chasse à l’élevage, qui rend possible un enrichissement économique (ce qui explique du coup la révision des règles d’échanges lors de la conclusion d’alliances matrimoniales comme dans l’épopée nord- samoyède étudiée par Jean-Luc Lambert), bouleversements du système religieux traditionnel par la suite d’une conversion forcée à la religion orthodoxe. Plus tard, on aura la transition d’une situation coloniale de fait sous l’Union Soviétique vers un « statut de minorité en voie d’émancipation dans le cadre de la Russie fédérale », passage « à une économie diversifiée en voie de modernisation accélérée » (Roberte Hamayon).

15 Cet ensemble de contributions « sibériennes » montre donc bien la permanence du lien entre épopée et société, dans un processus évolutif de transformation permanente. Or, c’est là le noyau de la théorie de Florence Goyet : pour elle, l’épopée est tournée vers l’avenir et non vers le passé. On pourrait évidemment se demander si c’est bien l’épopée qui transforme la société, ou si ce n’est pas plutôt l’évolution de la société qui transforme l’épopée. Vaste question, peut-être insoluble. Le titre de la contribution de Roberte Hamayon, « La “tradition épique” bouriate change tout en étant facteur de changement », suggère que le phénomène est au minimum dialectique.

16 À cet ensemble sibérien, on ajoutera cette autre « épopée dispersée » à laquelle s’intéresse Monire Akbarpouran en étudiant la fonction culturelle du Livre de Dede Korkut dans l’espace turc. Les manuscrits de référence font en effet état d’un cycle de douze récits réunis en une seule œuvre. Ce cas de figure confirme l’intérêt qu’il y a à travailler sur l’ensemble des récits d’un cycle pour tenter de comprendre la nature exacte du travail épique, car c’est dans la relation entre ces différents textes que se tisse la polyphonie. À son tour, Monire Akbarpouran établit un lien direct entre les événements relatés dans ces récits et les crises de la société ottomane : depuis la sédentarisation de la société aux XVe-XVIe siècles et la transformation en empire de l’organisation politique tribale jusqu’aux crises de l’époque contemporaine.

17 Je reviendrai plus loin sur cette étude, qui est un bon exemple du problème que pose la diachronie. Ce qu’on peut pour l’instant retenir de ces exemples, c’est l’éclatement de la matière épique en une multiplicité de chants contemporains les uns des autres. Une telle situation invite à vérifier la validité d’un « travail épique », dont le propre serait de penser sans concepts les transformations sociales, non pas à partir d’une seule œuvre (en l’occurrence un chant pris isolément), mais à partir d’un cycle au sein duquel, à une époque donnée, sont regroupées plusieurs œuvres. Ce qui est, dans le cas sibérien ou turc, une nécessité du fait de la dissémination de l’épopée en chants assez brefs, ne pourrait-il pas être généralisé à bien des cultures et à bien des époques, même lorsqu’il s’agit d’ensembles de récits longs ? Est-ce que par exemple un corpus de récits épiques produits concomitamment en situation de crise sociopolitique propose des solutions qui convergent, ou au contraire des solutions alternatives pour dénouer cette crise ? Est-il possible de dégager un « discours des discours » comme on a pu chercher à établir une grammaire des grammaires ? De même que Florence Goyet a jugé bon, dans son ouvrage (2006), de mettre en regard les dits de Hōgen et de Heiji, ne serait-il pas intéressant de mettre l’Iliade en regard de l’Odyssée, la Chanson de Roland en regard

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d’autres gestes médiévales qui lui sont en gros contemporaines, afin de dégager plus sûrement un discours d’époque en termes d’invitation à la transformation sociale ?

18 Après le lien entre épopée et société, le deuxième aspect très net dans la théorie de Florence Goyet est la polyphonie. Celle-ci apparaît clairement dans les deux contributions consacrées à l’Afrique subsaharienne.

19 Alpha Barry examine une épopée peule du Foûta Jalon connue sous le nom de son héros, Sammba Gelaajo. Comme on l’a vu dans l’article, le récit narre les aventures héroïques du personnage éponyme et de son fidèle esclave, Konkobu Musa. Il y a dans ce duo tout un jeu d’homologies-parallèles (une commune bravoure hors du commun, un même sens chatouilleux de l’honneur) et d’homologies-différences (marquées par leur statut social respectif : l’un est d’origine noble, l’autre est d’origine captive). Ce sont ces homologies qui permettent d’attirer l’attention sur le couple et d’en faire la figure centrale du récit. Contrairement à leur statut social originel qui établit entre eux une hiérarchie confirmée par le titre (à l’orée du récit, seul Sammba Gelaajo, le noble, est digne d’être mentionné), le traitement narratif équitable auquel le griot soumet les deux personnages dans la narration de leurs aventures, en les exaltant et les blâmant tour à tour sans distinction, tend à atténuer cette inégalité et à les mettre sur le même plan. Alpha Barry voit dans cette machine narrative, qui fonctionne en dehors de toute considération idéologique, le signe annonciateur d’une remise en cause des préjugés à l’égard de l’esclave et par conséquent la proclamation implicite de la caducité de son statut prétendument inférieur. À la voix progressiste du narrateur s’oppose celle du héros noble qui, quant à elle, continue à revendiquer son autorité légitime sur le captif, instaurant ainsi la polyphonie dont Florence Goyet fait une condition nécessaire à l’émergence du travail épique.

20 L’hypothèse est d’autant plus crédible que la présence du couple maître-esclave n’est pas unique dans le corpus épique de la société peule. Une autre épopée peule très connue Silâmaka et Poullôri, épopée peule du Mâcina recueillie et éditée par Christiane Seydou (1985), donne à entendre une voix à peu près similaire selon laquelle, au final, l’esclave Poullôri apparaît même plus glorieux que son maître. La seule chose qui empêche de voir à coup sûr dans ces récits une illustration de la théorie du travail épique comme moteur de transformation sociale (mais qui n’est pas la faute d’Alpha Barry) est que, dans la société traditionnelle, qui ne légifère pas, il n’est pas facile d’avoir des repères chronologiques quant à l’histoire de l’évolution réelle du rapport noble/captif, même si l’esclavage est officiellement interdit depuis la colonisation. Il est tout aussi difficile de savoir exactement quand cette voix narrative suggérant une réévaluation de la hiérarchie entre ces deux statuts a commencé à se faire entendre dans les interprétations de ces épopées. Par conséquent, il est presque impossible d’affirmer avec une entière certitude que c’est le motif épique qui a préparé cette évolution ou l’inverse. On retrouve ainsi la question soulevée plus haut : l’épopée précède-t-elle, ou suit-elle l’évolution de la société ?

21 L’autre épopée africaine dont il est question dans ce livre est Soundjata (Sunjata selon l’orthographe des langues mandingues), la célèbre épopée mandingue qui raconte la fondation de l’empire du Mali par le héros éponyme au XIIIe siècle de notre ère. L’analyse qu’en propose ici Mamadou Kouyaté, d’après une adaptation écrite assez libre de l’écrivain guinéen Camara Laye (1978), plus qu’une mise à l’épreuve de la théorie de Florence Goyet, fonctionnerait plutôt comme un intéressant contre-exemple. En effet, le texte de Camara Laye, même si ce dernier se réclame d’un fameux griot, Babou

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Condé, n’a plus grand-chose à voir avec l’épopée telle qu’elle a été recueillie en de multiples versions orales. On peut même se demander si, mis à part les grands épisodes de la trame narrative, il est encore possible de lui attribuer le qualificatif d’épopée. Ce n’est pas que le genre ne puisse s’accommoder de la création écrite. Florence Goyet a bien montré dans ses publications antérieures que, sans nécessairement avoir de tradition orale, des œuvres ont pu s’écrire, telle l’Enéide, sans que la critique ne mette jamais en cause leur appartenance au genre épique. C’est qu’en l’occurrence ces créations écrites possèdent bien toujours les propriétés textuelles que Florence Goyet considère comme indispensables à la reconnaissance de leur qualité épique : polyphonie narrative, absence de concepts, homologies…

22 Mais Camara Laye s’est quant à lui réapproprié le récit pour en faire une arme idéologique, ce qui a nécessairement tué toute polyphonie et, par là même, supprimé toute possibilité que le texte « pense sans concepts ». À partir du moment où nous sommes dans une vision manichéenne du monde, où il y a des bons et des méchants, où on sait où est le bien et où est le mal, il n’y a plus de place pour le travail épique. Dans son article, Mamadou Kouyaté montre à juste titre que l’histoire de Soundjata, telle qu’elle est exploitée par Camara Laye, associe étroitement valeurs héroïques et contenu politique. Ce lien essentiel contribue sans doute, comme il le dit, à ranimer la flamme de la conscience identitaire mandingue. Plus largement, elle permet d’offrir, par le biais du récit, une parabole des préoccupations sociopolitiques africaines contemporaines de la parution du livre, en particulier dans le monde postcolonial. Cette prise directe de la trame narrative avec la situation politique au moment de son énonciation est certes un trait partagé avec ce qui a été montré à propos du travail épique. Mais ce trait commun ne doit pas abuser. Chez Camara Laye, un tel lien est en permanence glosé par un discours didactique qui oriente le lecteur vers la « bonne » interprétation des faits.

23 Comme je suis moi-même africaniste, je prends ici la liberté de poursuivre un peu longuement la discussion sur Soundjata. Si on avait voulu donner non pas un contre- exemple mais un exemple de travail épique, on l’aurait trouvé dans les nombreuses versions orales de Soundjata qui ont été recueillies, transcrites et publiées en version bilingue (maninka/français ou maninka/anglais). Toutes ces versions ont été saisies à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, et il est difficile de savoir de quand date l’état d’organisation narrative qu’elles manifestent, ce qui serait pourtant bien utile pour établir une corrélation assurée entre la structure du texte et la situation sociopolitique concomitante. Cet état textuel est en tout cas relativement homogène au cours du XXe siècle, malgré un certain nombre de variantes. Les voix plurielles, juxtaposées sans hiérarchie, que ces versions donnent à entendre sont un bel exemple de la polyphonie au sens bakhtinien, qui caractérise effectivement le régime épique. En l’occurrence, elles tournent toutes, sans le dire explicitement, autour de la question de la légitimité du pouvoir politique en un siècle où, au Manding, ce pouvoir est vécu comme illégitime : le pouvoir colonial d’abord qui a fractionné le Manding en plusieurs colonies, puis celui des premiers régimes postcoloniaux dans la mesure où les nouveaux maîtres ne sont généralement pas issus de la chefferie traditionnelle et où l’unité politique du Manding n’a pas été restaurée.

24 Cet état de fait conduit les populations locales à se vivre en situation de crise. Pour en sortir, le déroulement narratif des versions orales de Soundjata suggère une solution qui n’est pas vraiment inédite, mais qui semble à première vue un retour au passé, en appelant de ses vœux un pouvoir fondé sur la légitimité historique : le chef légitime est

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celui qui « hérite » du pouvoir en fonction des règles de succession instaurées par la tradition. Selon l’archétype issu de la somme des versions orales du XXe siècle, Dankaran Touma, le demi-frère de Soundjata, est un souverain illégitime, car sa position dans la fratrie ne le destinait normalement pas au trône auquel il n’a accédé que par les manigances de sa mère, Sassouma Bérété. D’après les données de la narration, Soundjata était l’héritier légitime du trône, compte tenu des règles en vigueur, et sa récupération finale du pouvoir – et même son extension – sonne comme une mise en cause du pouvoir aussi bien colonial que postcolonial.

25 Pour parvenir à cette restauration, les versions orales de l’épopée ouvrent cependant une piste nouvelle supposant quant à elle un bouleversement de l’ordre social traditionnel. Cet ordre ancien, fondé sur le modèle polygynique de la famille, a toujours opposé, au Manding, la fadenya, ensemble de fraternité composé des enfants d’un même père (fa) mais éventuellement de mères différentes (des demi-frères donc) à la badenya, formant des sous-ensembles de la fadenya et regroupant, parmi les enfants du père, les enfants d’une même mère (ba). Ainsi dans un foyer polygyne où il y a deux co-épouses, il y aura une fadenya (tous les enfants du père) et deux badenya. Selon la tradition, en particulier pour l’héritage (des biens mais aussi de la chefferie), la fadenya est un lieu de rivalité (entre les groupes d’enfants de mères différentes) alors que la badenya est un lieu de solidarité entre frères et sœurs non seulement par le père mais aussi par la mère (fraternité à part entière). C’est très exactement ce type de rivalité qui oppose, conformément au modèle sociopolitique de la culture traditionnelle, Soundjata à son demi-frère Dankaran Touma. Et lorsque Soundjata est exilé par ce dernier qui a pris le pouvoir, il l’est avec tous ceux de sa badenya (tous les enfants de Sogolon, la deuxième femme du roi défunt).

26 À ce modèle ancien, l’archétype du récit, tel qu’il se dégage des versions orales recueillies, envisage de substituer un nouveau modèle. En effet, dans la guerre qui plus tard va opposer Soundjata à Soumaoro (ou Soumangouru) Kanté, l’alliée la plus efficace de Soundjata, celle qui va lui permettre d’assurer sa victoire en arrachant par ruse à Soumaoro tous les secrets de ses protections magiques, c’est, contrairement à la situation sociale traditionnelle, une de ses demi-sœurs, fille de la coépouse rivale (Sassouma Bérété). Ce n’est donc pas une sœur de la badenya qui consacre son succès mais une sœur du héros par la fadenya, qui, du coup, d’un espace de rivalité devient un espace de solidarité ; ce qui aboutit à un type d’organisation sociale bien différent, proclamant la mise sous le boisseau des rivalités inhérentes au foyer polygyne et la nécessité de l’union familiale. C’est cette nouvelle solidarité étendue qui est proposée comme condition nécessaire pour combattre efficacement un ennemi commun et cimenter l’unité mandingue.

27 Dans la première partie de l’épopée, le récit montre que les rivalités de la fadenya priment sur d’autres conflits : Dankaran Touma n’hésite pas à faire pression sur des adversaires potentiels de son royaume pour qu’ils n’accueillent pas Soundjata ; alors que dans la deuxième partie, le lien de fraternité, même partiel, abolit la rivalité de la fadenya pour assurer la primauté du lien familial face à l’ennemi extérieur. On peut se demander si, à l’époque coloniale et aux premiers temps des indépendances, contemporains du temps de l’énonciation des versions recueillies de cette épopée, cet appel à un nouveau type de solidarité face à un pouvoir illégitime n’est pas la métaphore de la solution suggérée par la machine narrative pour dénouer la crise et restaurer l’identité mandingue. Il y aurait peut-être là une configuration propre à

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confirmer la mise en œuvre d’un travail épique au sein des versions connues de Soundjata. Toutefois, pour vérifier cette hypothèse, il faudrait des repères chronologiques plus précis permettant d’établir à coup sûr l’antériorité de cette voix narrative par rapport à l’évolution de l’organisation sociale.

28 J’en viens ainsi à la question de la diachronie, qui a surgi au fil de la Journée d’étude précisément grâce à la confrontation entre une théorie plutôt « littéraire » et l’expérience de terrain des anthropologues. Pour en donner un autre exemple, la question se pose de la même façon à propos du Livre de Dede Korkut. Nous avons vu que Monire Akbarpouran établit un lien direct entre les événements que relatent ces récits et les crises successives de la société ottomane. Mais ici encore, les repères chronologiques précis manquent. Les performances orales de l’œuvre ne sont pas connues ; les attestations du cycle dans des manuscrits antérieurs ne sont souvent que fragmentaires. Il est donc presque impossible de savoir quel était vraiment l’état de ce corpus de récits à l’aube de telle ou telle étape de transformation sociale pour avérer à coup sûr l’idée que c’est le travail épique qui a auguré cette transformation. La façon dont on tranche ce point de litige a pourtant une importance capitale par rapport à la théorie de Florence Goyet. Pour le dire d’une manière elle-même théorique, le présupposé ou si l’on veut l’horizon de cette théorie est que la machine narrative épique permet de penser, de façon prodromique et implicite, une transformation sociale encore à venir. L’anthropologue, au fond, voudrait pouvoir dater un peu plus précisément.

29 Autrement dit, le grand intérêt, avec la description théorique de Florence Goyet, est d’envisager l’épopée dans une perspective diachronique, ou plutôt modérément diachronique. Ce qui n’est pas toujours le cas avec le corpus dit « classique ». Il est très difficile de dater la naissance d’une œuvre épique dans la mesure où elle émerge probablement de façon très progressive, plus ou moins longtemps après les événements qu’elle relate, le plus souvent dans un contexte d’oralité. Les premières attestations chronologiquement repérables qu’on peut en avoir, qui sont permises par la transcription d’un barde, aède, jongleur… à un moment donné (Homère, Turold, Béroul, etc.) ou par la collecte d’un folkloriste, n’indiquent pas pour autant la date de cette naissance ni d’ailleurs celle de sa mort, s’il s’agit d’une attestation unique. C’est seulement le premier (ou le seul) jalon connu de la vie d’une œuvre qui a pu commencer bien avant et qui pourra se prolonger bien après. On sait que la transcription par les Pisistratides n’est pas le dernier mot de la tradition homérique, et que le texte a été repris et modifié jusqu’aux Alexandrins. Peut-être d’autres versions orales que nous ne connaîtrons jamais ont-elles été récitées ? Pour la Chanson de Roland, on sait de même que le manuscrit d’Oxford n’est qu’une des versions, et que d’autres manuscrits (de Venise, etc.) attestent de l’existence d’une épopée qui n’aurait pas été dite seulement à la fin du XIe siècle, mais aussi avant et après. La Chanson a-t-elle cessé de faire sens à partir du moment où un pouvoir royal centralisé a pris le pas sur ce qu’on a appelé « l’anarchie féodale » ?

30 Pour élaborer sa théorie, Florence Goyet a quant à elle travaillé suivant un point de vue synchronique sur des versions écrites d’épopées dont il est possible de dater, au moins approximativement, la création : VIIe siècle pour L’Iliade, fin du XIe siècle pour La Chanson de Roland, fin du XIIIe siècle pour les dits de Hōgen et Heiji. Ces repères chronologiques relativement assurés lui permettent d’établir une relation solide entre le contenu et la structure polyphonique de ces récits et l’état de crise de la société au moment où ils ont

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été composés (et non bien sûr au moment des faits bien antérieurs qu’ils relatent). Mais l’anthropologue ou l’historien voudrait en savoir un peu plus : a-t-on une idée du temps moyen qui s’écoule entre une proposition narrative de l’épopée suggérant une solution possible à une situation de crise et la mise en œuvre effective de cette solution dans l’histoire de la société ? En termes de diachronie, le postulat de l’ouvrage de Florence Goyet semble être que les épopées considérées n’ont dû leur existence qu’au temps de la crise (en lui-même déjà fort long) qu’elles auraient eu vocation de dénouer. Il faudrait alors en déduire qu’elles ne seraient pas apparues auparavant, ou qu’elles auraient disparu juste après l’évolution sociale qu’elles auraient contribué à provoquer, n’ayant plus alors de fonction à remplir. Les deux contributions dont je n’ai pas encore parlé ouvrent à ce propos des pistes intéressantes, ne serait-ce qu’en obligeant à expliciter ou modifier ce postulat.

31 On peut en effet, tout au contraire, postuler que de telles épopées ont pu avoir une durée de vie beaucoup plus longue, en amont ou en aval de leur version transcrite connue, dans des contextes sociopolitiques relativement différents. En ce cas, la question du travail épique implicitement accompli par le texte est à réévaluer différemment. Pour continuer à penser que la raison d’être de l’épopée est de proposer un outil pour penser la transformation sociale, il faut admettre que le récit épique possède une capacité d’actualisation particulière lui permettant d’évoluer et de s’adapter en permanence aux préoccupations de son milieu. L’exploration diachronique, quand elle est possible, devrait pouvoir confirmer ou infirmer une telle hypothèse, et contribuer ainsi à un approfondissement de la théorie.

32 Autrement dit, la question de la diachronie est au fond celle d’une certaine épaisseur temporelle, d’une vie longue des épopées. Les exemples d’épopées indiennes présentés dans les deux contributions qui ont été consacrées à cette civilisation montrent ainsi l’aptitude des récits épiques à évoluer, au cours de l’histoire, en fonction de leur relation avec l’état de la société. Dans cette évolution, nous allons d’ailleurs retrouver ce caractère d’épopée « dispersée » ou « en mosaïque » déjà dégagé.

33 L’étude de la geste d’Alha-Udal par Catherine Servan-Schreiber, récit dont il est possible de suivre le parcours sur plusieurs siècles du Moyen Âge à nos jours, fait ainsi apparaître une corrélation très étroite entre l’évolution de l’épopée, dans ses circonstances d’énonciation comme dans sa trame narrative, et certaines étapes charnières de l’évolution de la société du Bihar, notamment à l’époque contemporaine. Cette histoire, largement légendaire, a néanmoins un ancrage historique qui permet de dater les faits relatés, puisque ses héros y affrontent un raja dont le règne est situé au XIIe siècle. À la différence du cas habituel, il semblerait que le récit ait commencé à émerger presque aussitôt après les événements rapportés. En effet, on en trouve une attestation dans deux manuscrits datés de la fin du XIIe siècle. Mais peut-être n’avait-il alors pas encore pleinement son caractère d’épopée. En tout cas, un certain nombre de repères permettent de savoir qu’il était très populaire au XIXe siècle dans la littérature de colportage comme à l’oral puisqu’on en retrouve la trace dans la diaspora qui s’est engagée pour travailler dans les plantations de l’Océan indien après l’abolition de l’esclavage.

34 Possédant à l’origine les propriétés d’une épopée rajput, cette œuvre a vu progressivement passer son mécénat du milieu rajput à celui de castes marchandes et son auditoire a rejoint le public des grands mouvements militants, si bien que sa récitation, ainsi que l’illustre Catherine Servan-Schreiber, se trouve associée à chaque

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étape de crise d’une histoire régionale. Pour le montrer, elle a choisi de prendre comme référence quatre épisodes d’une version contemporaine et fragmentaire en langue bhojpuri. Chacun d’eux met en lumière un des aspects du nouveau modèle d’héroïsme que, selon elle, ce récit fait émerger. L’analyse des textes va s’attacher à montrer qu’ils contiennent des éléments narratifs propres à faire sens par rapport à plusieurs épisodes problématiques de l’histoire du Bihar à propos desquels, sans apporter vraiment de réponse, ils ouvrent implicitement des pistes de réflexion : résistance à l’invasion musulmane, incitation pour les femmes à quitter le terroir à l’égal des hommes au moment de l’« engagisme » au milieu du XIXe siècle (vague d’émigration indienne vers l’Afrique et l’Océan indien pour s’engager comme coolie), luttes inter- castes à la fin du XIXe siècle, insécurité des commerçants itinérants à partir de 1920, résistance à l’imposition de l’hindi comme langue officielle au cours du XXe siècle. Pour assurer la survie de l’œuvre qui, dans cette civilisation aussi, se dit souvent en fragments éclatés, l’épopée d’Alha-Udal, dans son actualisation écrite ou orale, a toujours su, au cours de l’histoire, privilégier tel ou tel épisode qui a eu alors les faveurs du public dans la mesure où les événements de la narration faisaient écho à ses préoccupations du moment. Cette mise en perspective chronologique du récit ouvre donc à son tour des pistes particulièrement intéressantes pour une mise à l’épreuve de la théorie du travail épique en diachronie, dans la mesure où l’on voit la hiérarchie de la structure narrative de l’épopée se recomposer chaque fois en fonction des crises traversées par la société.

35 Ce point de vue diachronique est aussi au cœur de la réflexion de Claudine Le Blanc. Celle-ci s’intéresse à la version d’une épopée récitée en langue kannaDa qu’elle a recueillie en 1996 au Karnataka (sud de l’Inde). Intitulée PiriyâpaTTaNada kâLaga (Bataille de Piriyapattana), cette épopée, selon la tradition, était censée avoir pour sujet central la guerre entre le roi Vîrâja de Piriyapattana et son beau-frère, le DaLavâyi (général en chef) de la ville rivale de Mysore, à la suite d’un désir incestueux que Vîrâja avait conçu pour sa fille qui, pour lui échapper, avait dû se réfugier à Mysore. En comparant la version récente qu’elle a enregistrée avec une série de versions antérieures attestées dans les décennies précédentes, Claudine Le Blanc constate d’importantes modifications dans le contenu du récit : dans sa version, Vîrâja n’est plus le guerrier redoutable à l’orgueil démesuré de la tradition, mais un souverain accablé par le destin et le motif du désir incestueux a disparu, la fille étant remplacée par un fils. En revanche, dans cette version, est mise en exergue la figure de Niṅgarâjamma, épouse de Vîrâja et sœur du général de Mysore, qui exhorte son mari au combat, s’oppose à lui pour sauver son fils qu’il voudrait mettre à mort et va affronter son frère auprès de qui elle revendique une terre à Mysore comme sa part légitime d’héritage, contrairement aux règles de succession en vigueur à l’époque où l’histoire est censée se passer (XVIIe siècle, d’après les repères historiques).

36 Claudine Le Blanc se demande dans quelle mesure cette voix nouvelle, portée par une femme ne se résignant pas à la condition qui lui est faite (en tant qu’épouse, en tant que sœur) pourrait être l’indice de la mise en œuvre du travail épique dans la mesure où elle annoncerait des signes précurseurs d’émancipation féminine en réponse à la violence sociale faite aux femmes. Mais ce n’est chez elle qu’une interrogation. La prudence la retient d’affirmer que les transformations de sa version de référence, conduisant à minimiser, comme centre d’intérêt de l’histoire, l’agôn entre guerriers au profit de l’agôn entre une femme et son mari puis son frère, sont une illustration

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indubitable de la théorie de Florence Goyet. Ces transformations sont attestées dans la version de 1996, mais cela ne prouve pas que c’est la date de leur première apparition et rien ne dit que cette variante de l’épopée n’existait pas depuis déjà plusieurs décennies. La question est d’importance par rapport à la théorie dont on cherche à vérifier la portée. De la réponse qui lui est apportée, dépend la fonction de l’épopée. Soit elle est prodromique et le travail épique propose une voie inédite non encore actée ; soit elle est plus simplement l’écho fantasmé d’une transformation sociale déjà entamée par ailleurs, dont le texte ne serait plus alors que l’empreinte littéraire (la loi qui réforme la succession, faisant des filles les héritières de leurs parents à parts égales avec leurs frères, date de 1956).

37 Nous avons vu de façon récurrente qu’il est en général impossible de trancher pareille question. Claudine Le Blanc n’a pas non plus les moyens de trancher, même sur une épopée et des événements aussi récents. Mais elle formule quelques suggestions pour tenter de réduire les doutes inhérents à cette interrogation diachronique, j’y reviens à l’instant.

38 Pour conclure, le but de cette Journée d’étude n’était pas de faire le tour des objections que peuvent soulever les propositions théoriques de Florence Goyet chez tout lecteur de son ouvrage, celui-ci peut par exemple se demander si on ne pourrait pas imaginer des épopées suggérant des solutions sociopolitiques qui ne verront jamais le jour dans la réalité historique. L’intérêt d’une théorie forte est de faire surgir d’autres questions, tout aussi fortement. Il y a ainsi des avancées majeures dans les actes du présent ouvrage. Ce sont, en tout premier lieu, les réflexions se rapportant au concept d’« épopée dispersée ». A été ainsi mis en lumière l’intérêt qu’il y avait, pour valider la théorie mise à l’épreuve, à travailler dans la mesure du possible sur un ensemble d’œuvres formant la matière épique d’une culture donnée. Sur ce point, je ne suis pas loin, pour ma part, de partager les vues extensives de Claudine Le Blanc qui plaide, dans sa conclusion, « pour l’application de la théorie du travail épique [à l’ensemble des] traditions orales ». Elle suggère même « d’envisager l’épique dans son interaction avec les autres genres de l’oralité (ainsi qu’avec l’écriture) et d’envisager cette interaction même comme lieu de travail ». Poussant jusqu’au bout la logique de sa pensée, elle va jusqu’à se demander « si le travail dit épique n’a pas à voir avec le propre de toute la production littéraire qui ne serait qu’une vaste “épopée dispersée” ». Il y a dans ces propositions, engendrées par le concept d’« épopée dispersée », l’ouverture d’une piste nouvelle qui n’a pas fini de donner matière à réflexion.

39 L’autre grande question que la lecture de tous les articles de ce volume fait émerger, qui a déjà été abordée ponctuellement à plusieurs reprises dans cette postface, est celle de la nature de la corrélation entre la « pensée sans concepts » portée par le texte épique et la transformation sociale. Cette corrélation est attestée dans toutes les contributions, mais on pourrait dire qu’elle rejoint un point tenu pour acquis depuis longtemps dans les travaux majeurs sur l’épopée, à savoir le lien entre genre épique et société. Ce qui est original et révolutionnaire dans la théorie élaborée par Florence Goyet, ce n’est pas tant la mise au jour de cette corrélation que l’affirmation de la vocation prodromique de la « pensée épique » qui, par son effet d’annonce, fonctionne comme un moteur de transformation sociale. Cette thèse va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle le lien entre l’épopée et l’actualité sociopolitique tiendrait au fait que le texte est l’empreinte (et non le stimulateur) d’une évolution sociale qui, si elle n’est pas encore totalement réalisée, est du moins en train de s’ébaucher.

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40 Ce que je reformule en vocation prodromique est sans aucun doute très difficile à démontrer, faute de repères chronologiques suffisamment fins pour prendre un parti certain. Claudine Le Blanc propose dans sa propre conclusion des clés pouvant aider à poser le problème dans un contexte d’oralité : « Si l’on veut que la pensée sans concepts ne soit pas simplement le reflet de la complexité ou un phénomène d’adaptation, ne faut-il pas, dans le cas de la tradition orale, donner une place à l’émotion dont Christiane Seydou, à propos de l’épopée africaine, fait la pierre de touche de l’épique ? (…) [L]es voix nouvelles des épopées orales sont peut-être d’abord des machines à émouvoir, et par là éventuellement des machines à penser. (…) [P]ar-delà les questionnements de la notion de “travail épique” que cet enjeu permet de formuler, il conviendrait de se demander, plus radicalement, s’il n’est pas, par excellence, l’impensable de l’épopée. »

41 Les contributions du volume ouvrent ainsi, indéniablement, de nouveaux horizons de recherche. Les catégories théoriques avancées par Florence Goyet ont un grand potentiel heuristique pour la compréhension de la fonction sociale de l’épopée, envisagée à un certain degré d’universalité. Certes, et parce que, en oralité notamment, il est très hasardeux d’établir une chaîne de consécution faute de repères chronologiques assurés, le Graal n’est pas encore entièrement possédé, et il reste un bout de chemin avant sa conquête définitive. Il n’empêche qu’un grand pas a été fait, qui nous rapproche comme le souhaitait Etiemble d’une meilleure compréhension de la catégorie épique, dans mais aussi hors de la seule culture occidentale. La recherche collective entamée ici semble la plus capable de mener ce processus plus loin.

BIBLIOGRAPHIE

Derive, J. (éd.) 2002 L’épopée : Unité et diversité d’un genre (Paris, Karthala).

Etiemble 1974 Article « Épopée », Encyclopædia Universalis (dans ses deux premières éditions, 1974 et 1992), repris dans Essais pour une littérature (vraiment) générale, sous le titre « L’épopée de l’épopée » (Paris, Gallimard).

Goyet, F. 2006 Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hōgen et Heiji monogatari (Paris, Champion).

Laye, C. 1978 Le Maître de la Parole Kouma Lafôlô Kouma (Paris, Plon).

Seydou, C. 1985 Silâmaka et Poullôri, récit épique peul (Paris, Armand Colin) [Classiques Africains 13].

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AUTEUR

JEAN DERIVE Jean Derive est Professeur émérite de l’Université de Savoie. Spécialiste des littératures orales mandingues, et des rapports entre cultures orales et cultures écrites, ainsi que des néo-oralités urbaines, il est l’éditeur et l'auteur principal d’un livre constamment cité sur l’épopée, remarquable par son refus de l’européocentrisme : L’épopée, unité et diversité d’un genre (Paris, Karthala, 2002). Derive cherche à y dégager les invariants du genre en prenant en compte aussi bien la littérature antique qu’indienne et les littératures africaines. Publications récentes : L’art du verbe dans l’oralité africaine (L’harmattan, Coll. Oralités, 2012) ; en collaboration avec Ursula Baumgardt, Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques (Paris, Karthala, 2008).

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Millénarismes et innovation rituelle en Asie du Nord Sous la direction de Charles Stépanoff

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Introduction

Charles Stépanoff

1 L’Asie septentrionale apparaît souvent comme un conservatoire de systèmes de pensée traditionnels d’une grande ancienneté, le chamanisme, l’animisme, le bouddhisme. Elle a pourtant été traversée de mouvements religieux innovants, éphémères mais intenses, liés à l’annonce de temps nouveaux. Dans certains cas, ces mouvements ont laissé des empreintes durables dans les rapports de forces politiques régionaux et dans la conscience collective de populations qui les revendiquent comme une part de leur identité.

2 Au tournant du XXe siècle, Tatars de Minoussinsk, Altaïens et Touvas sont dans l’attente du retour d’Oïrot khan ou Amursana, le chef de l’empire des Mongols de l’Ouest disparu au XVIIIe siècle. Ces attentes donnent naissance dans l’Altaï à un mouvement religieux et politique, le bourkhanisme (ak jang « la foi blanche »), qui s’oppose autant au chamanisme traditionnel qu’à toute influence russe (sur les développements prophétiques contemporains de ce mouvement, cf. Arzyutov, ce volume).

3 À la même époque, en Mongolie, un lama kalmouk, Ja Lama, se présente comme la réincarnation d’Amursana. Il lève des troupes, remporte des succès militaires contre les Chinois et établit une sanglante dictature jusqu’à son assassinat en 1923 (cf. Znamenski, ce volume). Dans les mêmes années de guerre civile, le baron balte Ungern-Sternberg, qui mène les armées blanches en Mongolie, se fait identifier comme une réincarnation du héros épique Geser ou de l’empereur Gengis khan (Rintchen 1958).

4 Plus tôt, dans les dernières décennies du XIXe siècle, chez les Mari de la Volga, apparaît le mouvement dit du « Grand cierge » (kugu sorta), qui revendique le retour à une « foi blanche païenne ». Cette foi implique un rejet simultané de l’orthodoxie et des pratiques animistes indigènes (Werth 2001).

5 Au milieu du XXe siècle, une femme inuit annonce être montée au ciel et avoir reçu des commandements pour le peuple inuit. Un fugace mouvement religieux se forme, dans le sillage des nombreuses vagues prophétiques et millénaristes qui ont secoué le monde inuit depuis le XVIIIe siècle (Laugrand 2002).

6 Dans les années 1990, des intellectuels iakoutes du mouvement Kut-Sür jettent les bases d’une « foi des ajyy », présumée synthétiser les antiques traditions turques dont les

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iakoutes seraient les seuls porteurs. Cette « foi », opposée à la « religion » orthodoxe, doit apporter le salut aux Iakoutes, meurtris par le régime communiste.

7 De nos jours, chez plusieurs peuples sibériens, on assiste à l’apparition de communautés pentecôtistes et de témoins de Jéhovah. Les nouveaux convertis rompent avec leurs réseaux de parenté et avec les traditions ethniques de leur entourage, mais se positionnent également contre l’orthodoxie russe qu’ils qualifient de païenne (cf. Skvirskaja, ce volume).

8 Les contenus doctrinaux de ces mouvements sont d’une grande diversité : attentes messianiques, eschatologiques, prophétiques, ou annonce d’événements déjà commencés, revendication de changement radical ou retour aux sources. Certains meneurs sont d’anciens chamanes ou lamas, certains sont des intellectuels tirant parti de leur connaissance de la culture et du droit russes, d’autres sont des éleveurs illettrés. Les formes sociales de ces mouvements sont très contrastées : simples rumeurs diffuses, revendications empruntant les rouages de l’administration coloniale, soulèvements armés. La comparaison de phénomènes émergeant dans des cultures si éloignées, sous des configurations sociales et dans des contextes historiques si divers, semble un défi. Pourtant des ressemblances tant formelles que structurelles sont indéniables. On peut identifier quelques traits récurrents : • l’idée d’une purification collective nécessaire pour répondre aux ébranlements de la société traditionnelle ; • une rivalité imitative avec un modèle exogène (le christianisme ou le communisme) associée à un rejet de pratiques indigènes traditionnelles ; • l’élaboration de dispositifs rituels innovants.

Réponses à la christianisation et à la colonisation

9 La résistance que ces mouvements opposent à la christianisation lui emprunte paradoxalement son idiome et certains de ses concepts, de sorte que l’on peut parler avec Geertz de formes de « conversion interne » (Geertz 1973). Les notions de « foi », de « religion » ou de « péché », introduites par les missionnaires, sont appropriées et détournées. Une doctrine monothéiste rationalisée se met en place. L’affirmation d’un corps de croyances élaboré différant du christianisme justifie en Sibérie le rejet de la tutelle de l’Église orthodoxe. Et avec le christianisme, ce sont aussi bien souvent tous les signes de la présence russe, notamment les produits manufacturés, qui sont repoussés.

10 Les mouvements millénaristes d’Asie intérieure du début du XXe siècle ont fasciné certains occultistes occidentaux, tels le peintre Nicolas Roerich, qui se sont approprié des mythes comme celui du royaume de Shambhala. Aujourd’hui, paradoxalement, la quête de Shambhala, popularisée dans la foulée du mouvement bourkhaniste anti- russe, attire un flot croissant de Russes vers l’Altaï. En Mongolie, des Occidentaux séduits par le mythe de Shambhala se joignent à un pèlerinage autour du monastère Khamariin Khiid (Dornogov Ajmag).

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Traditions autochtones et innovation rituelle

11 Les mouvements millénaristes condamnent certaines traditions locales au nom d’un retour à la pureté d’une supposée foi perdue des ancêtres. De nombreux esprits et divinités sont abandonnés comme maléfiques. Le mouvement du Grand cierge comme le bourkhanisme réprouvent l’usage des sacrifices sanglants considérés comme déplaisant à Dieu.

12 Outre le modèle externe du christianisme, les mouvements millénaristes s’appuient parfois sur des tensions déjà présentes entre des modalités religieuses au sein d’une même société (par exemple, Hugh-Jones 1997). C’est souvent dans la tradition épique qu’ils puisent leurs racines. Dans l’Altaï, les bourkhanistes s’inspirent du panthéon épique pour rejeter le panthéon protéiforme chamanique. Au début du XXe siècle, les Selkup espéraient le retour de leur héros épique It’a, l’ennemi du Christ, le « père des Russes ». Des figures comme le héros épique bouriate Geser, son équivalent tibétain Gesar, le héros altaïen Maadaj-Kara, donnent leurs traits aux messies attendus (Hamayon 2000).

13 Les mouvements religieux millénaristes ont élaboré de nouvelles formes rituelles, plus ou moins codifiées. Les nouveaux rituels et les attentes messianiques qui leur sont liées se répandent à une vitesse surprenante. Ces configurations rituelles contribuent à la propagation souvent très rapide du mouvement (cf. Severi 2004).

Vers une nouvelle société?

14 L’annonce de temps nouveaux par les mouvements millénaristes revêt un aspect performatif qui en fait souvent une prophétie auto-réalisatrice. Les nouveaux rituels instituent des distributions inédites des capacités et des relations au surnaturel qui suppriment l’opposition entre chamanes et profanes. Les femmes, souvent exclues des principaux rituels collectifs traditionnels, sont désormais admises à égalité avec les hommes. De nouveaux rapports sociaux centrés sur une conception de la personne autonome sont proposés.

15 Les tendances à l’individualisme induites par ces mouvements sont contrebalancées par l’obligation de préparer collectivement la venue de temps nouveaux, comme l’a montré Joel Robbins (2004). Les événements prophétisés se distinguent de ceux que prédit une simple divination en ce qu’ils définissent simultanément une conception de l’histoire et une collectivité. La prophétie annonce la venue d’une temporalité nouvelle perméable à des causalités inédites (Empson éd. 2006). Quand la prophétie donne naissance à un mouvement religieux, cette temporalité délimite une communauté appelée à prendre conscience de son destin et à se mobiliser. Ainsi dans l’Altaï, les attentes du sauveur « Ojrot Han » propagées par le mouvement bourkhaniste ont été reprises à leur compte par l’éphémère gouvernement antibolchévique de la « république ojrot » ou « empire de Karakoroum » mis sur pied par l’ethnologue Vasilij Anučin, spécialiste du chamanisme ket qui s’autoproclama kagan (empereur) en 1918, puis par les Soviétiques qui créèrent la « région autonome ojrot », dans le but de faire adhérer les indigènes à un projet politique à travers une unification nationale inconnue jusque-là. Les mouvements millénaristes ont ainsi pu contribuer à l’émergence d’une conscience collective et d’un sentiment d’appartenance ethnique ou nationale.

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16 Les articles ici rassemblés apportent des matériaux nouveaux, issus de recherches historiques et d’enquête ethnographiques, qui donneront au lecteur un aperçu de l’ampleur de ce domaine encore peu étudié ou de façon trop dispersée : les mouvements millénaristes et l’innovation religieuse en Asie septentrionale.

BIBLIOGRAPHIE

Empson, R. (éd.) 2006 Time, causality and prophecy in the Mongolian cultural region (Folkestone, Global Oriental).

Geertz, C. 1973 ‘Internal Conversion’ in Contemporary Bali, in The interpretation of cultures (New York, Basic books), pp. 170-190.

Hamayon, R. 2000 Reconstruction identitaire autour d’une figure imaginaire chez les Bouriates post- soviétiques, in J. -C. Attias, P. Gisel, L. Kaennel (éd.), Messianismes. Variations sur une figure juive (Genève, Labor et Fides), pp. 229-252.

Hugh-Jones, S. 1997 Shamans, Prophets, Priests and Pastors, in N. Thomas et C. Humphrey (éd.), Shamanism, History, and the State (Ann Arbor, University of Michigan press), pp. 32-75.

Laugrand, F. 2002 Mourir et renaître : la réception du christianisme par les Inuit de l’Arctique de l’Est canadien (1890-1940) (Québec, Presses de l’université Laval).

Rintchen, 1958 En marge du culte de Guesser khan en Mongolie, Journal de la société finno-ougrienne, 60, pp. 3-51.

Robbins, J. 2004 Becoming Sinners. Christianity and Moral Torment in a Papua New Guinea Society (Berkeley, University of California Press).

Severi, C. 2004 Capturing imagination. A cognitive approach to cultural complexity, Journal of the Royal Anthropological Institute, 10, pp. 815-838

Werth, P. 2001 Big Candles and ‘internal conversion’: The Mari animist reformation and its Russian appropriations, in R. P. Geraci & M. Khodarkovsky (éd.), Of Religion and Empire: Missions, Conversion, and Tolerance in Tsarist Russia (Ithaca, Cornell University Press), pp. 144-172.

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INDEX

Index géographique : Sibérie, Mongolie Mots-clés : millénarisme, christianisation, colonisation, innovation rituelle, minorités ethniques, religion, changement, Altaïens, Altaï-kiji, Mari, Mongol, Iakoute, Inuit Keywords : millenarianism, christianization, colonization, ritual innovation, ethnic minorities, religion, change, Altai, Altai-kiji, Mari, Mongolian, Yakut, Inuit

AUTEUR

CHARLES STÉPANOFF Ancien élève de l’ENS, docteur de l’EPHE en Anthropologie religieuse (2007), maître de conférences à l’EPHE (2008). Auteur d’un film, Touva, république des chamanes

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Power for the Powerless : Oirot/ Amursana Prophecy in Altai and Western Mongolia, 1890s-1920s

Andrei A. Znamenski

1 In 1904, in the Mountain Altai, the humble shepherd Chet Chelpan stirred up thousands of local nomads, announcing the advent of the glorious redeemer prince Oirot – the personification of the Oirot (Jungaria) state, which in the 17th century included Altai, Western Mongolia and Western China, and then under Chinese assaults perished from the face of the earth in the next century. The Altaians came to believe that the legendary savior would deliver them from the increasing land and cultural pressure by the Russians and would bring back the golden time of Oirot. Seven years later, in Western Mongolia, the assertive and ruthless Ja-Lama, a former lama apprentice, equally agitated local nomads by declaring that he was the reincarnation of the last Oirot ruler named Amursana, who now returned to liberate his people from Chinese domination and to revive the golden Oirot state. The first episode, along with subsequent events that led to the formation of the ethno-religious movement Ak-Jang (White or Pure Faith), was widely covered in contemporary Russian media and became the subject of numerous specialized works. This literature ranges from contemporary writings by Siberian autonomists and Soviet anthropologists to present-day Russian and Western scholars, who usually call this movement Burkhanism, after Burkhan (the image of Buddha) – one of the chief deities in the White Faith. In contrast, the ethno- religious movement that was stirred up in Western Mongolia by the same prophecy drew little attention of scholars. In many respects, this should be ascribed to the personality of Ja-Lama, a mysterious half-lama and half-bandit man from nowhere, who was immortalized as “lama avenger” by Ferdinand Ossendowski in his Beasts, Men and Gods (Ossendowski 1922, pp. 113-121). Moreover, the students of Altai and Mongolia did not link millenarian prophecies that were simultaneously on the rise both in Western Mongolia and Altai.

2 The scholars, who have studied the Altaian White Faith (Potapov 1953 ; Sagalaev 1992 ; Sherstova 1997 ; Znamenski 1999, 2005), have until recently viewed this movement as

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the product of purely local Altaian religious thought, with only minor cultural drops from Buddhism and Christianity, downplaying or not paying too much attention to strong Tibetan Buddhist connections. Analyzing why and how it happened, V.K. Kos’min (2007) correctly points out that this scholarly tradition goes back to the stance taken by Dmitri Klementz, a former populist revolutionary-turned ethnographer during his Siberian exile, and later one of the defense experts for Chet Chelpan, when the latter was put on trial by Russian authorities. Klementz successfully exonerated the preachers of the White Faith, who were vilified by their competitors, Russian Orthodox missionaries, for their “subversive” Lamaist links. Driven by high moral considerations, Klementz used evidence selectively to present Ak-Jang as a pure indigenous and noble movement that had nothing to do with Tibetan Buddhism. Moreover, the ethnographer-revolutionary stressed that, rather than being penalized, the members of the White Faith should be commended for moving away from crude and dark shamanism and gravitating toward noble monotheism. On the contrary, in the 1930s, using available evidence about Buddhist links in the White Faith, Soviet anthropology stamped the movement as bourgeois nationalism, a fifth column of Japanese imperialism.

3 Vera D’iakonova and Kos’min became the first to give an unbiased look at abundant evidence about Buddhist influences in the White Faith. Kos’min concluded that the roots of Ak-Jang should be sought in neighboring Mongolia. Moreover, D’iakonova has not even used such expressions as the White Faith or Burkhanism and prefers to refer to it as Altaian Buddhism (Kos’min 2007, p. 45 ; D’iakonova 2001). Still, bringing to light this necessary corrective in our view of Ak-Jang, they have not extended their discussion to showing that Ak-Jang was in fact part of a broader millenarian movement that sprang up in the Mongol-Turkic nomadic world in the early 20th century in response to Russian and Chinese advances and social turmoil caused by revolutionary changes in Eurasia.

4 In this paper I want to point out that the two seemingly unrelated episodes mentioned in the beginning were in fact genetically linked to each other. I argue that what happened in Altai in 1904 and then in Western Mongolia in 1911 were two landmark events that were incited by the same millenarian Oirot/Amursana prophecy shared by the nomads of Altai and Western Mongolia. I suggest that Chet Chelpan and Ja-Lama were the two most noticeable representatives of the motley crowd of “prophets” who wandered the Altaian Mountains and Mongol steppes between the 1890s and the 1920s, and propagated the advent of Oirot or Amursana, dwelling on Mongol Buddhist tradition, epic storytelling, and shared folk memory of the Oirot state. The Mongols, and some Altaians who lived nearby, called him Amursana. At the same time, the majority of Altaian nomads referred to him as Oirot and talked about Amursana as his chief lieutenant.1 Whatever his name, this redeemer was said to have returned after hiding for 120 years, and now, in charge of a mighty army, he would take revenge on enemies and bring together his Oirot people.

5 It is suggested that the millenarian dreams of the Altaian and Western Mongols, which lingered on since the demise of the Oirot state, dramatically escalated by the early 20th century in response to the massive Russian and Chinese economic/cultural assault on the nomadic world and a subsequent chaos caused by the collapse of the two empires. I also argue that both in Altai and Western Mongolia, the millenarian sentiments served the goals of emerging nationalism. Last but not least, my paper explores the

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appropriation of the Oirot/Amursana prophecy by the early Bolsheviks and their Red Mongol fellow travelers, who were able to mute and eventually phase out Altaian and Mongolian millenarianism by linking it to secular Communist prophecy.

Oirot/Amursana legends in Altai and Western Mongolia

6 Both Oirot and Amursana were personifications of the glorious Oirot (Jungar) nomadic confederation (named after the ruling Oirot clan), which in the 1600s united Turkic- and Mongol-speaking nomads of Inner Asia, who were conquered by the Oirot. Assertive Oirot princes embraced Tibetan Buddhism and frequently acted as patrons of Dalai Lamas ; they also constantly challenged the Manchu Empire. The legendary Amursana was a reference to a real historical character, prince Amursana (1722–1757), who unsuccessfully attempted to put himself in charge of Jungaria. The Oirot, or Jungar, state was a loose nomadic confederation that united what today is represented by southern Altai, Western Mongolia and Western China (Sinkiang). Amursana was a minor prince who participated in a ruinous succession struggle for power after Galdan- Tseren, the charismatic khan of the Oirot Empire, deceased in 1745. Amursana at first supported Davatsi, one of the powerful princes, and helped him to become the khan of the Oirot state. Yet later, the two partners began to quarrel, and their conflict escalated in an armed struggle, which prompted Amursana to turn to China and seek the Manchu support against his rival.

7 The Manchu were eager to eliminate the powerful and independent nomadic empire that was a constant threat to their western borderlands and gladly provided such assistance. They sent against the Oirot a powerful army with Amursana in charge of the vanguard of these troops. After Jungaria was occupied, Amursana began to act as an independent leader, which aroused the suspicions of the Manchu. In the meantime, the population of the nomadic empire rose up in a spontaneous revolt against the depredations of the Chinese troops.

8 The wayward prince, who fell out of favor with the Manchu, now turned against them, casting his lot with the popular movement against the invaders. Fighting a losing battle against his former patrons, in 1757, Amursana escaped to Russia, where he soon caught the plague and died in Siberia. Trying to bring the Oirot state down and phase it out as a potential threat, the Manchu unleashed a genocidal warfare against its entire population, eliminating men, women and children. With 80 % of its population annihilated, Jungaria literally ceased to exist – an act of the most horrendous genocide in the 18th century. In fear, few remaining bands of nomads scattered around. Many of them escaped to the west to the Kazakh plains, and to the north to the mountains of Altai and the Tuva taiga forest. These bands later gave rise to the modern-day Altaians, Tuvans, and western Mongols. Several bands of survivors hanging in the vicinity of Russian borderland forts asked to be admitted as subjects of the Russian empress Elizabeth. The “maiden khan” (baala or paala khan), as the Altaians called her, granted such permission. At the same time, when things settled down and warfare subsided, some of these nomads continued to wander between Mongolia (a Manchu possession), and Altai (a Russian possession), and eventually ended up as people with a peculiar status of double tribute payers (dvoedantsy), paying allegiance and tribute both to the Russian and Manchu empires.

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9 These bands began to refer to themselves as Oirot-kizhi (Oirot people). In Russian sources, the “double tribute payers” and other Turkic-speaking nomads of southern Altai were called “mountain Kalmyk,” “border Kalmyk,” or “white Kalmyk” in contrast to the “black Kalmyk”—the Mongolian-speaking population of Western Mongolia. In fact, being a part of the former Oirot state, the Western Mongols developed a separate identity from their Eastern brethren (Khalkha). Before Mongolia gained her sovereignty from China in 1912, when Eastern and Western parts were brought together, the Western area of the country was not even considered the part of Mongolia proper. On all maps it was labeled as Hovd frontier, and the power of Bogdo- gegen, the head of Mongol Buddhists, never extended into this area (Kaplonski 1998 : 43-44).

10 The horrors of the war and the genocide inflicted on the Oirot people along with the sudden disappearance of prince Amursana in the faraway northern country left deep imprints in the folk memory, which later sparked tales about the prince’s subsequent return to his former subjects to deliver them from the Chinese and the Russians. Finding themselves powerless and at the mercy of two mighty empires, the Oirot people spiritually empowered themselves through this lingering prophecy. The folk memory, which is always selective, chose the second nobler part of Amursana’s life for celebration and glorification. In Western Mongolia, lamas, who had a rich tradition of assimilating local historical characters and epic heroes into the Buddhist pantheon, declared Amursana a manifestation of the wrathful Mahakala, one of protectors of the Buddhist faith. Eventually, popular tales whitewashed the legacy of Jungaria to such an extent that it began to shine in folk memory as the golden time of Oirot.

11 There were many versions of the Oirot/Amursana legend in Altai and Mongolia. One of the popular versions in Altai went as follows : There was prince Oirot who ruled Altai. He defended everybody, and there were neither poor nor discontented people in his domain. Then the Oirot people became surrounded by enemies who destroyed this idyllic life (a clear reference to the genocide of the Oirot by the Manchu/Chinese). Unable to protect his own people, Oirot retreated to Russia, where he began living with the maiden-khan (Russian empress). Before his departure, Oirot did two things : he cut his horse’s tail to the root, and he also cut down a larch tree to the level of his stirrups. Then the prince declared that he would come back only when his horse’s tail grew again and only when the larch tree grew so big that it would cover a whole army with its leaves ; in other versions, Oirot predicts that he would come back in 120 years. It was also sometimes stressed that the news about his return would be announced by a twelve-year-old girl and marked by the shifting of a glacier on the highest Altai Mountain.

12 Similar prophecies, only about Amursana, circulated in western Mongolia. One of them was recorded by the Russian folklore scholar Boris Vladimirtsov, a prominent student of the Mongols, during his trip to Western Mongolia in 1913 (Vladimirtsov 2002, pp. 275-276). According to the Vladimirtsov version, when the powerful khan of the Oirot state, Galdan-Tseren, was killed during a domestic war in the “Great Nomadic Encampments” – a reference to Jungaria – his pregnant wife was taken by one of the victorious princes as his own wife. Soon she gave birth to a boy who was holding in one fist a dry blood clot and in his other fist a black stone ; a dry blood clot being held in the fist of a newborn was a sign that the child was destined to become a great leader. When the boy Amursana turned three, his mother went to visit relatives to perform a naming

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ceremony for him. His maternal uncle announced that the boy was a reincarnation of Mahakala and his name would be Amursana (Quiet Thought), and that he would ride a horse named Maralbasi (literally the head of a stag).

13 Later, when Amursana grew up, he left Jungaria and became a subject of the Manchu who appointed him commander of the left flank of the Chinese army. Yet, slandered by his personal enemies, Amursana fell out of favor with the Chinese. Amursana was so upset that he took an oath, “I will return in 120 years and will take revenge and will gather my people Derben-Oirot.” Thus, he left for Russia and began to live with the maiden-khan (Russian empress). In a year, the “maiden khan” gave birth to a son who was named Temursana (Iron Thought). Amursana found out that the Russians were not happy with this union. He wanted to take his son and leave, but the maiden-khan (Russian empress) told him : “I have five lands, whose nomadic encampments are located close to a great sea. Take these people and rule them.” Thus, she sent Amursana to rule these nomadic habitats and he lived happily thereafter.” The legend prophesized that ten years before Amursana came back, a fresh spring would burst from the ravine named Burgudtei (the place Amursana went through during his flee to Russia) and fresh grass and young trees would sprout all around. Then, four years before his return, from the north, a light brown horse with black mane and tail would come galloping with a saddle on its back. It would cross the mountain passage in the Burgudtei area and would gallop around and then disappear. These were two signs by which people of the Oirot state would find out that Amursana was coming back.

14 In an Oirot legend recorded by ethnomusicologist Andrei Anokhin (1919) approximately at the same time in Central Altai (Chemal village) we see some parallels with the Vladimirtsov version. Although, instead of one Amursana character as in Vladimirtsov’s version, in the Anokhin version we have two protagonists (Oirot khan and mighty warrior Amursana), the themes are essentially the same : a newborn baby Amursana holding in one fist a black stone and in his other fist a dry blood clot, internal squabbles in Jungaria which upset the Oirot prince and prompted him to leave (“why should I fight my own people ? It will be better if I leave for another country. Let others rule my people if they are not happy with me.”), an unsuccessful attempt of Oirot to strike a union with the Manchu, then an escape to the Russian land of maiden- khan (Russian empress), and an eventual break-up with the empress who wanted Oirot to remain at her court.

15 Interestingly, this particular version of the legend does not exactly fit the major body of Oirot/Amursana tales which glorify and celebrate the mighty redeemer. The Anokhin version portrays Oirot khan in an ambivalent manner, which might show that, despite general idealization of the golden time of Oirot, the folk memory did refer to the wavering role of historical Amursana and point to the precarious status of the Turkic-speaking people in the former Oirot state that had conquered these tribes and turned them into tribute-payers.

16 In the Anokhin version of the tale, Oirot at first acts arrogantly, neglecting advice of the supreme God Kudai who instructs him to pray before battling Erlik, the master of the Underworld in Altai mythology. For this, Oirot pays dearly. Not only does Erlik escape undefeated, he also sends all kinds of misfortunes on the Oirot kingdom, including evil spirits planted in the bodies of livestock. Trying to eradicate spirits, Oirot butchers all his livestock and leaves his subjects hungry and miserable. This particular episode might be a legendary illusion to the self-destructive behavior of the last Oirot

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princes who invited the Chinese invasion by their rivalries. Oirot subjects begin to wonder what is going on : “Our khan completely lost his mind. All our stock is gone. He made himself and us poor.” Moreover, Oirot mistreats young Amursana – an offspring of a brief union between an Oirot sister and a stray dog sent by Erlik. Before coming to terms with the youth, who awes surrounding people with his superhuman power, Oirot torments Amursana, literally treating him as a dog ; the khan throws him in a deep pit and plants a dog’s shoulder blade in his body. Eventually Oirot feels ashamed and elevates Amursana to his chief lieutenant who helps him to overcome enemies.

Prophecy Unbound : Russian and Chinese Advances, Collapse of Empires, and Emerging Nationalism

17 Both within the Chinese and Russian empires, Turkic – and Mongol – speaking nomads, many of whom were Tibetan Buddhists, enjoyed considerable self-rule, being treated as subject tributary areas. As long as they recognized themselves as subjects of their respective empires and agreed to perform a few services (usually protecting the frontiers and paying tribute), they were left alone. Moreover, in China, the Manchu Dynasty, following the old tactics of divide and rule, went further, segregating Tibetan Buddhist people from the rest of the populations, and Chinese peasants were forbidden to settle in Tibet and Mongolia. In Russia, the subject tributary status of the Siberian natives and their self-rule were confirmed in the 1822 Statute of Alien Administration. As far as Altai was concerned, Russian authorities set aside for the local nomads a loosely defined territory of about 77, 000 square miles, which was defined as the “Kalmyk encampments.” Russian authorities rarely interfered in the internal life of these encampments, restricting their relations mostly to the collection of tribute that native chieftains (zaisans) themselves delivered to collection points.

18 At the end of the 19th century, both in Russian and Chinese Empires, everything changed. Famine and population pressure in China put an end to no-settlement policies. In Inner Mongolia, the Chinese began to gradually squeeze out nomads from their pastures and curtail their traditional law. By the beginning of the 20th century, southern (Inner) Mongolia was flooded with settlers, and, simultaneously, Mongol officials were replaced with Chinese mandarins. In the meantime, between the 1880s and 1910s, after serfdom in Russia was abolished, hundreds of thousands of settlers flocked to southern Siberia in search of good pasture and plow lands. Although Siberia was large enough to absorb many of these newcomers, in Altai and the Trans-Baikal – the most lucrative settlement areas – Russian newcomers began to clash with local populations over land. Between 1896 and 1916, to speed up colonization and link the eastern borderlands to the rest of the country, the Russian government built the Trans- Siberian railroad. To the dismay of indigenous people of southern Siberia, the Russian Empire, like its Manchu counterpart, pushed to replace their traditional self-rule and law with standard imperial laws and administration. Fearful that the Russians would roll southward into Mongolia and on to the Far East, the Chinese doubled their colonization moves, expanding to Manchuria and further into Inner Mongolia, where the number of Mongols soon shrank to 33 percent (Kalinnikov 1928, p. 39). Replicating Russian steps in Siberia, in 1906, the Chinese government built a railroad to Inner Mongolia, drawing this borderland area closer to Beijing. Thus, the centuries-old policy of noninterference was shredded to pieces. From then on there would be no peace

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between the Mongols and the Chinese. As one historian of the period wrote, the entire Mongol history in the first half of the 20th century became saturated with anti-Chinese sentiments.

19 The turmoil caused by the First Russian Revolution of 1905, the subsequent power vacuum that followed the collapse of the Chinese (1911) and Russian (1917) empires, and civil war chaos that reigned over northern Eurasia turned the whole world of the Altaians and Mongols upside down, which added more fuel to their traditional prophetic expectation. Amid this chaos accompanied by rising millenarian hopes, people of the Mongol-Tibetan world (Kalmyk, Buryat, Altaians, Mongols, Tuvans, and Tibetans) began to take power in their own hands and shape themselves into nationalities and nations. Drawing on folk memory of the Oirot state and epic storytelling, several assertive leaders in southern Siberia and Mongolia began promoting grand political schemes that went beyond the existing cultural and geographical boundaries. Brought into the spotlight by a whirlwind of revolutionary changes, some of these redeemers peddled projects of bringing nomads of Altai, Western Mongolia, and Western China together into the revived 17th-century Oirot confederation. Others wanted to build up a pan-Mongol state that would unite people of the “Mongol stock” in Siberia, Mongolia, and Manchuria. This was the background against which the Oirot/Amursana prophecy fired up in the hearts of Altaian and Mongol nomads.2

20 As was mentioned, in Altai, the ethno-religious movement sparked by the Oirot legend, was inaugurated in 1904 by Chet Chelpan (Figure 1) and Chugul Sorokova, his twelve- year-old adopted daughter. Both claimed to have seen the messenger of the legendary prince, who confided to them that Oirot would soon drive all Russians from Altai and restore the old way of life. In excitement, the nomads who shared the vision of Chet Chelpan sang : If one shoots six bows, The whole Altai will be on fire. When golden Oirot comes, Russia will be gone. (Tanashev 1929, p. 228).

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Fig. 1. Chet Chelpan, the messenger of the Oirot prophecy who laid the foundation for the Ak-Jang faith

Andrei Anokhin Papers, Archive of the Museum of Anthropology and Ethnography, St. Petersburg (AMAE), f. 11, op. 1, d. 120.

21 Chet Chelpan also prophesied that Oirot was sent by Burkhan (the image of Buddha), the spirit of Altai, which eventually evolved into one of the major deities of the White Faith. In the meantime, Chet instructed his flock, the Oirot people were to reject all contacts with the Russians, destroy Russian money, and stop using Russian tools. This was the birth of the Ak-Jang (white or pure faith) that drew on elements of Tibetan Buddhism, indigenous shamanism, epic tales, and memories of the Oirot confederation. Behind Chet and his daughter stood a group of indigenous activists headed by brothers Argymai and Manji Kul’djin and Tyry Akemchi (White Healer) (Figure 2), who had apprenticed in Buddhist monasteries in Mongolia where they picked up elements of Buddhism and brought them to Altai.

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Fig. 2. Tyry Akemchi (White Healer) during his prayer. This prominent spearhead of Ak-Jang (White Faith) aspired to unify it along Mongol Buddhism

Pencil drawing by Kondratii Tanashev, another White Faith preacher [1928]. Andrei Danilin Papers, AMAE, f. 15, op. 1, 54.

22 The legends about Oirot/Amursana, which were familiar to all people of Altai and western Mongolia, helped override clan and territorial differences and merge the nomads into nationalities. Probably unaware of this himself, the good shepherd Chet Chelpan sent to his nomadic brethren a powerful nationalist message, asking his flock to forget all quarrels and live “like children of one father” and “like the herd headed by one stallion.” The preachers (yarlikchi) (Figure 3) of the new faith picked up this message and began to sign psalms, glorifying “white Altai” and “golden Altai,” the motherland of one nation : The people with the same thoughts, Eagerly pray to White Altai, Honest native [root] people Have one thought and one life (Tanashev 1928-1929, p. 140).

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Fig. 3. Jaily Mundusov, an Ak-Jang (White Faith) preacher [1928]

Andrei Danilin Papers, AMAE, f. 15, op. 1, 14.

23 The future Oirot utopia was envisioned as a peaceable and abundant nomadic paradise devoid of any vestiges of alien culture such as Russian wooden houses, mines, telegraph, and railroads. This would be the land of eternal summer and spring, where the livestock would always have enough grass to graze and where people would live up to 300 years. Money as well as theft and fraud would be gone, and people would be ruled by old chieftains (zaisans) and pay their tribute in furs rather than in money.3 The former old Mongolian way of reading and writing would return and “the language will be the former, old one.” (Bat’ianova 2006-2007, p. 23).

24 After 1917, when the Russian Empire collapsed and indigenous periphery in Siberia was for a while on its own, the Altaian landscape painter and folklore collector Grigory Gurkin, along with several native intellectuals and members of the White Faith, worked to convert this potent prophecy into Altaian nationhood. Assisted by Russian anthropologist and Siberian autonomist Vasilii Anuchin, Gurkin launched the Karakorum state (a reference to the legendary capital of the Genghis Khan’s empire). Riding the Oirot prophecy, they declared autonomy of the Mountain Altai and began to contemplate a “Republic of the Oirot,” which was to revive the 17th-century Oirot confederation by uniting Turkic- and Mongol-speaking nomads of Altai, Tuva and western Mongolia. Caught in the crossfire of the Russian Civil War, the short-lived Karakorum autonomy was soon demised under White and Red attacks (Znamenski 2005, pp. 44-46).

25 In the meantime, in neighboring Western Mongolia, another spiritual celebrity rose in power and captivated the minds of local nomads. Ja-Lama (Figure 4), a notorious Kalmyk expatriate from the Volga River area – who at first claimed that he was a grandson of Amursana and then declared himself his reincarnation – was rallying the

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disgruntled Mongols, who wanted to free themselves from the Chinese and were ready to accept the legendary redeemer.4 Ja-Lama showed up at the right place and right time. Like nomads of Altai, people in Western Mongolia were already scanning the horizon for someone with marks of Amursana and Oirot, who would come from the north and rescue them from the Chinese. Vladimirtsov, who visited Western Mongolia in 1913 and recorded a few versions of the Amursana legend, directly stressed that Chinese domination and the loss of land stimulated the Mongols to search for signs of the legendary redeemer (Vladimirtsov 2002, p. 276).

Fig. 4. Ja-Lama, a Kalmyk expatriate who declared himself the reincarnation of Amursana in Western Mongolia

Photography by Hermann Consten, c. 1912-1913. Hermann Consten, Weiderpltze der Mongolen im Reiche der Chalcha (Berlin: Dietrich Reimer, 1920), vol. 2, plate 49.

26 Ja-Lama was a shady character with a murky biography, who apprenticed for a short while in a Buddhist monastery. His first attempt to plug himself into the Amursana prophecy took place as early as the 1890s, when he wandered into western Mongolia and declared himself the grandson of the prince. Although many nomads followed him, the situation was not yet right. At that time, Chinese authorities quickly apprehended him and Ja-Lama had to flee southward to Tibet. In 1911, when Chinese Empire collapsed, he returned, riding the blossoming millenarian dream and nationalist feelings of Mongols. In his Beasts, Men and Gods, Russian-Polish writer Ossendowski correctly described Ja-Lama as an ardent nationalist who worked to bring the various tribes of western Mongolia together into a nation. Taking full advantage of the Mongols’ dislike of the Chinese, Ja-Lama invoked “blood and soil” sentiments among his followers. His major coup was the successful seizure of Kobdo, the only major battle during the Mongols’ liberation movement in 1911–13 (Figures 5 & 6). Before storming the town, Ja-Lama blessed his nomadic warriors with words that appealed to their

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nationalistic sentiments : “You must not fear death and must not retreat. You are fighting and dying for Mongolia, for which the gods have appointed a great destiny. See what the fate of Mongolia will be !” (Ossendowski, p. 119).

Fig. 5. Mongol warriors during the liberation war against the Chinese

Photography by Hermann Consten, c. 1912-1913. Hermann Consten, Weiderpltze der Mongolen im Reiche der Chalcha (Berlin: Dietrich Reimer, 1920), vol. 2, plate 54.

Fig. 6. A Mongol commander during the liberation war against the Chinese

Photography by Hermann Consten, c. 1912-1913. Hermann Consten, Weiderpltze der Mongolen im Reiche der Chalcha (Berlin: Dietrich Reimer, 1920), vol. 1, plate 47.

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27 The deeds of the “lama avenger” were immortalized in a 1913 poem written by Parchen, a Mongol epic singer who composed the following song after the Kobdo victory : The end of the Manchu, the kingdom that ruled The Western part of the precious mountain Sumer. In the mighty kingdom, in which the holy Bogdo-gegen now rules, The faith of Buddha spread around, The bliss without obstacles, And people became happy, And all their dreams came true. And now, on the twentieth of the second moon of the Bogdo-gegen rule, Two lamas came on two ironclad camels, With rifles behind their backs and with Mauser pistols stuck into their belts. They look like mighty warriors, They carry the power of black Mahakala. One of them announced : “I am a pilgrim from the land of mighty warrior, maiden khan. By origin, I belong to the great Mongols, I lived in the Volga river land. My water source is the Irtysh River, I have many mighty warriors, I have many riches. Now I came to meet you, my poor Oirot people. At this hour when the final battle is fought, Will we shatter the enemy ? Will you stay together ? My motherland is Altai, Irtysh, Khobuk-sairi, Emil, Boro-tala, Ili, and Alatau. All these lands are one Oirot motherland. I am a grandson of Amursana, The one who is the reincarnation of Mahakala and who rode the horse Maralbashi. I am the one who is called Dambei-djantsan [Ja-Lama] I ride to the heart of my motherland, Where I want to wander freely. I ride to gather my subjects in order to live happily” (Vladimirtsov 2002, p. 279).

28 Ja-Lama embarked on building his own fiefdom, where he began to rule as a dictator. Near the monastery of Munjok-kurel, “Amursana” erected a tent town populated by lamas and regular shepherds. Yurts were pitched in strict geometrical lines in straight rows rather than chaotically as the Mongols normally did. The reincarnation demanded complete obedience and enforced a strict religious discipline, humiliating and punishing lamas who dared to drink or smoke, which was against traditional Tibetan Buddhism. Those who broke the code of faith were forced to get married and were turned into soldiers. Ja-Lama announced that in his new-era state, there would be “few lamas, but only good ones.” The rest of the clergy had to become productive laborers. In his tent town, all people, both clergy and laypeople, were subjected to regular physical labor (Consten 1920, 2, pp. 229-231 ; Lomakina 2004, pp. 127, 130).

29 Like his counterparts in Altai, the reincarnated Amursana nourished a great plan to unite all nomads of Altai and Western parts of China and Mongolia into a large state - another attempt to revive the great Oirot confederation in its 17th-century borders. These ambitions seriously disturbed the Bogdo-gegen and his court who were afraid that the reincarnated redeemer might widen traditional differences between eastern (Khalkha) and western (Oirot) Mongols and eventually split the country in two. In 1914,

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following up on these fears and using Ja-Lama’s brutalities as an excuse, the Bogdo- gegen solicited the assistance of a Russian consul to apprehend the “lama avenger,” who formally remained a Russian subject. Ambushed and arrested by a platoon of Cossacks, Ja-Lama had to spend several years in exile in northeastern Siberia. Yet this was not the end of the lama with a gun. After the 1917 Russian Revolution, Ja-Lama would return to his flock.

30 The appearance of the new reincarnation of Amursana in Mongolia boosted prophetic sentiments in neighboring Altai. Altaian proponents of the White Faith even sent a special delegation to visit Ja-Lama in Mongolia. Having learned that “Amursana” donned a yellow robe, one of the White Faith preachers named Sume Kazyndaev made for himself a yellow robe, which he wore while travelling over nomadic encampments of southern Altai and spreading word that Amursana appeared in Mongolia and soon would come to Altai (Khabarov 1914, p. 32). The arrest of the reincarnated prince did not shatter faith in the prophecy, neither in Western Mongolia nor in Altai. In the summer of 1915, a year after Ja-Lama was detained, in various parts of Western Mongolia, several other individuals emerged, claiming the Amursana lineage. All of them except one were apprehended by Mongol authorities. The most resilient “Amursana” was a lama named Tsagan-Golyn who received wide support of the nomadic populace and was able to defy the Bogdo-gegen authority, which again required the interference of a detachment of a Russian Cossack platoon to apprehend the culprit (Lomakina 1993, p. 126).

31 When Ja-Lama was being transported through southern Siberia to a Tomsk city prison, the Altaian enthusiasts of the Mongol reincarnation insisted that it was a regular person and not actually Ja-Lama who was traveling in the prison wagon. They argued that the real Amursana would not allow himself to be carried in such an undignified manner. If he had decided to travel, he would have used a railroad. The real Amursana, insisted the Altaians, “flew” to Mongolia where he was hiding invisible to his enemies. Despite all attempts of Russian missionaries to deconstruct the Mongolian messiah (by explaining to nomads that Ja-Lama was a cruel Kalmyk from an Astrakhan town on the Volga River who skinned people and who exploited Mongol and Altaian legend about Oirot/Amursana and who was finally confined to a prison), the natives did not want to believe the Christian preachers (Khabarov 1914, p. 32back).

32 Georgy Apanaev, a Russian missionary to the Altaians, optimistically viewed the arrest of Ja-Lama as a devastating blow to the whole prophecy and predicted, “If the government does not allow this false teacher Ja-Lama to come back, all supporters of the White Faith will drop out except for a few of the more stubborn ones […] Our Lord is mighty and all powerful. He punished this arrogant false prophet and brought him down in front of the followers of his teaching. Now they have nobody to guide them. And all supporters of the imposter are presently confused, seeing the destruction of the false prophet Ja-Lama” (Apanaev 1914, p. 3). Yet his optimism was premature. As powerful as it could be, it was not the radiant and assertive personality of Ja-Lama, but the spiritual sentiments of the people that allowed the prophecy to live on. Moreover, the reverential attitude of the Altaians to Ja-Lama was simply a continuation of a long- established cultural tradition to look to Mongolia for spiritual feedback. In fact, millenarian expectations were steadily on the rise both in Western Mongolia and Altai since the 1880s.

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33 From the demise of the Oirot state in the 1750s to the 1920s, there was an ongoing traffic of ideas between both areas, formerly parts of the 17th century nomadic empire. The Mongol influence was especially noticeable in southern Altai, which was populated by former double subjects of Chinese and Russian empires. As early as the 20th century, many Altaians still spoke Mongol and some of them were even able to read Mongol books in old Oirot language. Visiting lamas and tantric healers from Mongolia were a routine part of the Altaian spiritual landscape. They healed local natives, performed fortune-telling sessions, and exposed people to Buddhism (Altai Orthodox Mission 1886, p. 25). From time to time, these visiting dignitaries shared with people the lingering prophecy about the coming of the legendary redeemer. Not a small thing in keeping this millenarian dream alive was the activities of indigenous Altaian epic storytellers (kaichi).

34 For example, as early as 1885, as Russian missionaries reported, from “Chinese possessions” (Mongolia) lama gegen (reincarnated one) came to Kosh Agach in southern Altai to propagate to the local nomads the advent of Oirot khan. This particular lama named Lupsun Brinlai, a fundraiser for several Mongol monasteries, declared himself the messenger of Oirot, simultaneously announcing that the legendary hero would liberate the Altaians from the Russians. Brinlai instructed the local nomads to learn from the junior lama he brought with him and left to live there among the Altaians (Altai Orthodox Mission 1886, p. 25). Missionary records are peppered with similar stories.

35 It is notable that approximately at the same time, Western Mongolia saw similar types of prophets who spearheaded the Amursana prophecy. In fact, this millenarian dream agitated Mongol nomads to such an extent that they asked the visiting Russian geographer-explorer Alexei Pozdneev if by any chance he was a vanguard of the Amursana army that they expected to descend from the northern country to liberate them from the Chinese (Lattimore 1955, p. 57). The home-grown “oracle” Chet Chelpan and the expatriate “messiah” Ja-Lama clearly belonged to the group of “prophets” who wandered the Altai Mountains and the Mongol plains at the turn of the 20th century, announcing the advent of Oirot and Amursana. All of them built upon the shared Mongol-Turkic tradition of epic storytelling and popular Buddhism.

36 All major proselytizers of the White Faith visited Mongolia or apprenticed in Mongolian monasteries. Chet Chelpan and Akemchi, a prominent preacher of Tibetan Buddhism in Altai, lived and apprenticed with a lama in the Tsagan-nur Lake area in Mongolia, near the Russian border. Besides, Akemchi, a man of some education, spent much time in Eastern Mongolia on his own, working as an interpreter for a Russian diplomatic mission. Kondratii Tanashev, who was an active proponent of the White Faith at the turn of the 1920s, worked in Mongolia herding purchased livestock to Altai. So did the Kul’djin brothers who had vested economic interests in Mongolia trading Altaian furs for Mongol livestock.

37 Along with shamanic rituals and deities, which the Altaians incorporated into their new spirituality, the White Faith included many Tibetan Buddhist elements. It was not only material objects such as Buddhist bells, statuettes, and prayer flags but also religious terminology. For example, it is known that each Mongol monastery had an entire set of small satellite shrines called sume ; by the same token, a generic word for all kinds of shrines and temples in Mongolia was khurjie (Moses 1997, p. 135). The Altaian preachers of the White Faith adopted the exact same words to label their own prayer sites, which

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they called both kure and sume (Figures 7 & 8). There were other verbal clones, such as the word shabi, which was used in Mongolian monasteries to refer to lama apprentices. In the White Faith, shabi came to mean an apprentice to yarlikchi, a White Faith preacher. On the whole, at the turn of the 20th century, both missionaries and unbiased secular intellectuals who directly observed the White Faith, frequently described it as Lamaism and stressed that Altai was undergoing a rapid conversion to Tibetan Buddhism (Figure 9).

Fig. 7. A White Faith prayer altar (sume)

A water color by V. Lizukov [1914]. Andrei Anokhin Papers, AMAE, f. 11, op. 1, d. 126.

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Fig. 8. Chet Chelpan’s personal prayer altar. Note the sacred ribbons (jaik), which in Ak-Jang prayers were called altan-kerel (golden light); this might be linked to one of the popular Buddhist sutras that in Mongolia was called Altan Gerel

A watercolor by V. Lizukov, June 21, 1914. Andrei Anokhin Papers, AMAE, f. 11, op. 1, d. 126.

Fig. 9. Ak-Jang (White Faith) calendar system borrowed from Mongol Buddhism, 1925

Andrei Anokhin Papers, AMAE, f. 11, op. 1, d. 132.

Bolshevik “Liberation Theology” : Oirot/Amursana Prophecy Meets Communism

38 With the advancement of the Bolsheviks into Turkic-Mongol areas, indigenous prophecies became a serious challenge to the gospel of Communism. It is well known

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that, at least in the early 1920s in an attempt to entrench itself in non-Russian areas, Red Russia successfully met this challenge by assimilating local national aspirations. Taking the feelings of oppressed peoples into consideration became an excellent short- term strategy for the Bolsheviks, who reluctantly reconciled themselves to an idea that the path to social liberation in multinational societies lay through national liberation. In fulfillment of this strategy, the Bolsheviks cajoled and appropriated the millenarian sentiments of the Altaians and Mongols. For example, before being denounced in the 1930s as a bourgeois nationalism and a fifth column of Japanese imperialism, in the1920s, the White Faith was viewed as a national liberation movement (Mamet [1930] 1994). What eased the plans of the Bolsheviks was that their own prophecy, Marxism, contained a strong millenarian element that could easily be customized to fit the prophetic sentiments of preliterate people who encountered dramatic calamities and who looked for social and economic miracles.5 One of the major theoreticians of millenarian studies anthropologist Anthony Wallace stressed that the message of Marxism, and the communist movement it stirred, played the role of a religious revitalization movement akin to tribal millenarianism, only in a secular form (Wallace 1956).

39 In 1919, in their zeal to speed up Communism’s second coming, the Bolsheviks launched Communist International (Comintern), a Moscow-based organization with branches in various countries. The Mongol-Tibetan Section, a part of the Comintern structure, was assigned to railroad the gospel of Communism in Inner Asia. The section was set up by indigenous fellow travelers of the Bolsheviks (so-called national Bolsheviks) : Elbek-Dorji Rinchino, an ambitious Buryat intellectual who was dreaming about creating a Pan-Mongol socialist state in Inner Asia, and Sergei Borisov, another indigenous intellectual who came from Altai and who eventually became the head of that section. Both men were instrumental in turning Mongolia “Red.” Subsequently, Rinchino became the first Red dictator of Mongolia, whereas Borisov - who in 1920 was admitted into the Bolshevik party - made a career as deputy chief in the Eastern Department of the Soviet Commissariat for Foreign Affairs. In a strange twist of fate, Borisov was the son of Stefan Borisov, an indigenous Russian Orthodox missionary, who at first proselytized among his kinfolk and then, after 1917, turned into an ardent Altaian nationalist, participating in building the Karakorum autonomy among his fellow Oirot people. Incidentally, Stefan Borisov was the first to provide the best- detailed description of the White Faith in 1905. Unlike his father, the younger Borisov linked the liberation of indigenous people to the Communist prophecy, and, along with his comrade Rinchino, worked hard to bring Communism to southern Siberia and Mongolia. Moreover, in 1924, dressed as a lama pilgrim, he journeyed to Tibet, trying to woo it to Red Russia’s side.6

40 The Mongol-Tibetan Section instructed its agents to be sensitive to the cultures and traditions of Inner Asia. Moreover, the preferred strategy was that “the Mongol- Tibetan section should conduct no direct work there. Let the Mongols do the job” (Montibotdel Sekvostnara 1921, p. 141back). Since social and class sentiments were still dormant in such remote areas as Mongolia, Communism was not an immediate item on the Bolshevik agenda ; Comintern agents were instructed to play on religion and nationalism. The first task was to hijack national liberation movements in order to help oppressed nationalities win their freedom, to educate them, and to build up their industries. Only then would it be possible to turn the populace toward Communism.

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Thus, in Mongolia, the goal of the Bolsheviks was at first to assimilate Buddhism’s ideas and heroes, and then gradually replace them with Communism as the ideology of the new Mongol nation (Figure 10). Pursuing such stealth strategy, the Red Mongols recast Genghis Khan and other deified historical figures in the spirit of national and social liberation (Kaplonski 1998, p. 45). Hence, the guidelines of the Mongol-Tibetan Section were aimed at “ideologically mastering the national movement of the Mongol popular masses, safeguarding and cleansing it of harmful layers that might shadow its social side” (No author [Minutes of the Meeting of the Mongol-Tibetan Section] 1920, p. 13).

Fig. 10. A Red Mongol commissar with his clerk, 1928. Note the sacred tanka in the background with the face of Lenin, which replaced Maitreya and other Buddhist deities in the new Mongol iconography

© Deutsch-Mongolische Gesellschaft

41 In order to anchor themselves in the indigenous periphery of the former Russian empire, the Bolsheviks pursued a similar strategy. In the southern part of Altai, which was only loosely connected to Russia, their immediate attention was focused on using the Oirot prophecy to carve an autonomous territorial enclave that was to accommodate the ethnic sentiments unleashed by the White Faith movement. Devastated by the atrocities, which were committed against them by Red paramilitary units staffed by Russian settlers craving for indigenous lands, many Altaians were migrating en mass southward to Western Mongolia back to their Oirot “homeland” – an unpleasant event that could compromise the Bolshevik message of national liberation among colonial people of Asia.

42 The major work of promoting and advocating that project was placed on the shoulders of indigenous Altaian Leonid Sary-Sep Konzychakov, an official from the Bolshevik People’s Commissariat for Nationalities Affairs (PCNA). Like Borisov, Konzychakov belonged to the national Bolsheviks and similarly came from a family of an indigenous missionary, who, before 1917, propagated Christianity among his kinfolk. In 1921, he was entrusted with shaping the Oirot autonomy. Knowing that ideas of Communism in their European garb would never work out among his illiterate fellow tribesmen, he

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immediately suggested that the Bolsheviks play on the idea of the Oirot prophecy. In his memo to Stalin, the then head of PCNA, Konzychakov stressed that among the Oirot people the idea of social and national liberation was closely associated with such images as Oirot and Oirot-khan : “Liberation of the Oirot will happen when a glacier from the Belukha Mountain falls down. That summer, on that day of all days, the glacier shifted. According to a legend, this natural phenomenon marks the liberation and revival of the Oirot state. This is not surprising if one takes into account the independent statehood the natives had in their past. The answer is quite clear here. The population wants to get rid of misfortunes and death, which, according to the popular legend, is only possible through the revival of Oirot.” Pointing out that the Altaians attached “prophetic meaning to legends and tales” and comparing native mindsets with messianic aspirations of ancient Hebrews and early Christians, Konzychakov concluded that it would be very unwise to neglect this prophesy : “For us, representatives of the RSFSR,7 such mindset of the people is quite useful” (Konzychakov 1921, p. 333). The outcome of his efforts was the creation in 1922 of the Oirot Autonomous Province (OAP) within the Mountain Altai, the area that was the stronghold of the White Faith.

43 It was not only the indigenous Bolsheviks, but also several proponents of the White Faith who tried to accommodate their message to the new regime (Figure 11). For example, Argymai Kul’djin – one of the master minds of the Oirot prophecy in Altai who stood behind Chet Chelpan – talked about Lenin as “the Oirot of all oppressed.” In his conversation with ethnographer Andrei Danilin, Kul’djin stressed that there was actually no contradiction between the Bolshevik and Oirot prophecies because the expected chief Oirot already manifested himself in the shape of Lenin. Reporter Zinaida Richter similarly observed in the 1920s that “Oirot mystics” associated chief Oirot with the image of Lenin and viewed representatives of the Soviet power as his prophets. Moreover, several Altaian elders came to the headquarters of Ivan Alagyzov, one of the first Bolshevik leaders of OAP, to inquire about his Oirot lineage. The indigenous Bolshevik modestly played down his role and instead repeated the above-mentioned gimmick about Lenin as the Oirot of the oppressed people (Znamenski 2005, p. 50). In the early 1920s, when the Bolsheviks desperately needed to ground themselves among the indigenous masses, they did not mind building up such useful associations.

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Fig. 11. Chokhtubai Chiptynov, an Ak-Jang (White Faith) preacher who quit his faith in 1928 to join the Communist party

Andrei Danilin Papers, Archive of Museum of Anthropology and Ethnography (AMAE), St. Petersburg, f. 15, op. 1, 14.

44 In Western Mongolia, Comintern and its Red Mongol allies tried to deal in a similar manner with a serious challenge posed by the Amursana prophecy and Ja-Lama separatism. In fact, the influence of the “reincarnation,” which had only 300 warriors, grew beyond Western Mongolia – the “lama with a gun” who returned from Russia was now viewed by many nomads as the martyr of the national idea. At first, the Mongol- Tibetan Section had high hopes for Ja-Lama and thought about assimilating “Amursana” into the Bolshevik cause. The plan was “to urgently establish a formal connection with the partisan movement of Western Mongolia by sending to Dambi- Dzhamtsyn [Ja-Lama] a responsible representative of the [Mongol] people’s party, who would steer this movement ideologically in a correct direction” (No author [Guidelines for the Mongol-Tibetan Section] 1920, p. 30). The Bolsheviks toyed with the idea of making Ja-Lama a guerrilla commander who could help them finish off the pockets of White resistance. The warlord was even offered the official title of a national leader, Commander of Western Mongol Revolutionary Forces, and sent symbolic gifts : a Russian military cap and two small hand grenades (Khutagt 1982, p. 122). Yet, obsessed with a totalitarian dream of his own, Ja-Lama dismissed the advances of the Bolsheviks.

45 Unable to tame the unfriendly reincarnation, Borisov, Rinchino and their Mongol comrades decided to beat “Amursana” on his own spiritual ground by making up their own reincarnation in order to split Ja-Lama’s flock and confuse local nomads. For the role of Red Amursana, the Bolsheviks picked Has Bator, a young Mongol lama and a new convert to the Bolshevik cause, who, after a short training and indoctrination in Irkutsk, was sent to western Mongolia on a “military-political expedition” along with

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two dozen Comintern agents and one thousand Red Mongol and Buryat troops. Bolsheviks and their Mongol fellow travelers initiated a sophisticated game of image making to bill Has Bator as the new and better reincarnation. They made him three luxurious yurts decorated inside with antique weapons. Simultaneously, word was spread that the real Amursana had finally come from his northern land. Part of the game was creating an aura of mystery around the newly anointed one. Every day Red Amursana received mysterious packages from somewhere. Several nomadic communities embraced this message and left Ja-Lama for Has Bator (Korostovets 1926, p. 311 ; Boris Shumatsky to Mikhail Kobetskii, April 23, 1921, RASPI, f. 435, op. 154, d. 105, p. 33 ; Shumatsky to Kobetskii, May 20, 1921, Ibid., p. 39back ; Lomakina 2004, p. 263).

46 Colonel V. Y. Sokol’nitski, the chief of staff for Alexander Kaigorodov, one of the run- away White Army war lords who operated in Mongolia between 1920 and 1921, remembered, “In our Kobdo area, the activities of the Reds started at the end of May [1921], when Has-Bator came here accompanied by several Buryat and Red detachments headed by Commissar [Karl] Baikalov. Has-Bator came here from Irkutsk and was showered with great honors. Tuning themselves to the Mongol psyche and sentiments, the Reds very skillfully linked their propaganda to the religious and national expectations of the Mongols and cunningly used an old legend about the Mongol hero Amursana. It was announced that the ancient prophecy was now fulfilled, and the legendary Amursana returned to his homeland” (Lomakina 1993, pp. 134-135). Although the new reincarnation was killed in a skirmish between another band of renegade White forces and the Bolsheviks, the damage was done, and there was enough confusion planted among the nomadic population about Ja-Lama’s Amursana credentials.

47 Simultaneously, the Soviet secret police - along with its sister organization in Mongolia called the State Internal Protection (GVO) – worked out an elaborate plan of how to physically eliminate the “lama avenger” without storming his fortified stronghold. In 1923, acting as a religious pilgrim, a GVO agent named Nanzan, along with two other Red “lamas,” was able to penetrate Ja-Lama’s camp. At one point, while receiving blessings from “Amursana,” Nanzan shot him dead. The sudden and bold execution of the “reincarnation,” who was considered invincible, so stunned and demoralized his flock that nobody offered any resistance.

Conclusions

48 The major premise of this paper is that, being part of the same cultural area, Altai and Western Mongolia were stirred up by the similar millenarian prophecy approximately at the same time. Drawing on the same folk memory, prophetic expectations in both areas flourished in response to economic and cultural pressures from Russia and China. It is also essential to remember that the millenarian dreams linked to Oirot and Amursana became such a potent force in the above-mentioned areas not so much because of land dispossession (which was more visible in northern Altai and Inner Mongolia) but mostly because of the fear of coming colonization, loss of the nomads’ special autonomous status within Russian and Chinese empires, and the subsequent chaos of the civil war. The situation described is a perfect illustration of the “relative

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deprivation” thesis offered by David Aberle, one of the deans of millenarian studies (Aberle 1962).

49 Rather than being unique, Altaian shepherd Chet Chelpan and Kalmyk expatriate Ja- Lama were just part of a “tribe” of messengers of the Oirot/Amursana prophecy, who wandered Altai and Western Mongolia between the 1890s and the 1920s, the time of calamities and turmoil for the local nomads. The reason they became so noticeable was that both Chet and Ja-Lama happened to emerge at the right place at the right time : the first did so in Altai, when the Oirot were ready to challenge Russian cultural and economic intrusions, and the second made his mark in Mongolia when local nomads were struggling to liberate themselves from the Chinese. On the surface, their personalities were completely different. A ruthless man with an elementary Buddhist education, Ja-Lama revealed strong charismatic leadership and military skills. As such, he was the total opposite of Chet Chelpan, an illiterate and timid shepherd, who was uncomfortable about his sudden publicity in the Altaian Mountains and who essentially was a marionette in the hands of such assertive preachers of the White Faith as the Kul’djin brothers and Akemchi. What united Ja-Lama and Chet Chelpan was that they drew on the same prophecy and appealed to the same feelings of emerging nationalism in their respective areas. In both Altai and Western Mongolia, the prophecy not only served as a formidable tool of spiritual resistance against Russian and Chinese encroachments, but it also nourished the sense of a wider territorial identity and ethnicity. Transgressing clan borders, it became the cultural and spiritual glue that bound scattered nomadic communities. In this capacity, the Oirot/Amursana prophecy provided a spiritual foundation for various nationalist projects : the abortive 1917-1918 Karakorum autonomy, Ja-Lama separatist fiefdom in Western Mongolia during 1912-1914, 1918-1923, and finally the 1922 Oirot Autonomous Province established under the Bolshevik tutelage. The White Faith, an Altaian ethno-religious movement that merged traditional shamanism with elements of Mongol Buddhism, was part of this cultural and political milieu.

50 It appears that between the 1890s and 1920s the Oirot/Amursana prophecy also became a powerful channel of transmission of Tibetan Buddhism into Altai. Throughout these years, existing anti-Russian cultural sentiments of the Altaians received spiritual feedback from the Mongol Buddhists, their fellow Oirot people, who furnished the northern brethren with rituals and ideas, which those Altaians who were interested could use to challenge both Russian Christianity and traditional shamanism and thus, shape their own indigenous version of Tibetan Buddhism. Not surprisingly, the image of Oirot, the major icon of the Altaian ethno-religious revival, frequently merged with the image of Burkhan (the face of Buddha) ; as one of the White Faith psalms put it, “Oirot-Burkhan, the one who flies between fire and lighting,/Thou are our ruler (khan),/We shall pray to Thee” (Apaiatov 1935, p. 223).8 At the turn of the 20th century, Altai was clearly undergoing an intensive conversion to Tibetan Buddhism. Consciously or unconsciously Chet Chelpan, the Kul’djin brothers, Akemchi and other preachers of the White Faith were acting as budding Buddhists. If it had not been sealed from the Mongol world by the Soviet regime in the late 1920s, Altai most certainly would have repeated the path that had been taken by the Tuvans and the Buryat, two other Siberian peoples who had earlier been converted to Tibetan Buddhism. It appears that the White Faith was moving toward what potentially could have been called an Altaian version of Tibetan Buddhism – a process that was terminated by the advancement of

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the powerful Communist prophecy that successfully latched onto the popular millenarian dream and then secularized it into the project of the Oirot Autonomous Province.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. In fact, one of the White Faith’s psalms from southern Altai attributed the same role to both Oirot and Amursana : “Derben Oirot, Thou are our ruler (khan)/Burkhan, Thou are our Guardian,/Amursana, Thou are our ruler (khan),/Golden Oirot is our Burkhan” (Tanashev and Chet Takhtarov 1928, p. 188). 2. As Rebecca Empson reminds to us, prophecies were traditionally an important part of the Mongol cultural area, helping the nomadic populace deal with the uncertainties of life and mentally digest dramatic changes in the time of troubles (Empson 2006). 3. Paying tribute in furs was considered a badge of a special autonomous status of Siberian natives in contrast to Russian peasant population that paid their financial dues in hard money. There was a fear among Altaians that, initiating a reform that was to standardize local administration in the Russian Empire, the government, which now required paying tribute in money, might downgrade the nomads to the status of Russian peasants, who carried more financial obligations than Siberian natives. 4. For the best biography of Ja-Lama in English, see Croner 2010. For an equally comprehensive account of his life story in Russian, consult Lomakina 1993. 5. The first to explore how Red Russia linked its secular prophecy to messianic expectations of the Eastern populace was historian Emanuel Sarkisyanz who in his illuminating and now half- forgotten Russland and der Messianismus des Orients (Sarkisyanz 1955) has discussed the attempts of the early Bolsheviks and their indigenous allies in Mongol cultural area to plug into such popular local prophecies as Shambhala, Geser, Oirot, and Amursana. 6. For more on the Bolshevik ventures in Tibet, see Andreev 2003 and Znamenski 2011, pp. 142-153. 7. Russian Soviet Federative Socialist Republic, the name the Bolsheviks attached to their country before it constituted itself as the Union of the Soviet Socialist Republics (USSR). 8. Note also a line from another White Faith psalm that I have already quoted earlier in this article : “Golden Oirot is our Burkhan” (Tanashev & Chet Takhtarov 1928, p. 188).

ABSTRACTS

The paper discusses and compares two millenarian movements that sprang up in Altai (Burkhanism or the Ak-Jang [the White/Pure Faith], 1904) and in Western Mongolia (Ja-Lama fiefdom, 1911) in response to Russian (Altai) and Chinese (Mongolia) economic/cultural advances on nomadic societies. Earlier scholarship has been focused on the Altaian White Faith, stressing its unique nature and downplaying its links with the Ja-Lama movement and with Mongol/ Buddhist tradition in general. In contrast, this paper suggests that preachers of the White Faith, who propagated the coming of the legendary redeemer named Oirot, and warlord Ja-Lama, who declared himself the reincarnation of Oirot prince Amursana, capitalized on the same Oirot/

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Amursana prophecy shared by the populations in both areas. It is also argued that in the early 20th century the White Faith was gradually transforming into what could have become an Altaian version of Tibetan Buddhism – a process that was terminated by the advance of the powerful Communist prophecy that hijacked and then secularized the Oirot and Amursana legends.

Cet article discute et compare deux mouvements millénaristes qui se sont étendus en Altaï (le bourkhanisme ou « Foi blanche », 1904) et en Mongolie occidentale (fief de Ja-Lama, 1911) en réponse aux pénétrations économiques et culturelles des Russes (Altaï) et des Chinois (Mongolie) dans ces sociétés nomades. Les études précédentes ont mis l’accent sur la « Foi blanche » altaïenne, insistant sur son caractère exceptionnel et minimisant ses rapports avec le mouvement de Ja-Lama et avec le monde Mongol et bouddhiste en général. Par contraste, cet article soutient que les prêcheurs de la Foi blanche qui ont annoncé la venue du sauveur légendaire Ojrot et le chef de guerre Ja-Lama qui se déclara lui-même réincarnation du prince Oïrat Amursana capitalisent sur la prophétie d’Oïrot/Amyrsana qui circulait parmi les populations des deux régions. L’article montre également qu’au début du XXe siècle, la Foi blanche se transforma graduellement en ce qui aurait pu devenir une version altaïenne du bouddhisme tibétain, avant que l’avancée de la puissante prophétie communiste ne vienne détourner et séculariser les légendes d’Ojrot et d’Amursana.

INDEX

Geographical index: Mongolie, Altaï, Sibérie méridionale Keywords: prophecy, millenarianism, burkhanism, Amursana Mots-clés: prophétie, millénarisme, bourkhanisme, bouddhisme, nationalités, communisme, religion Amursana, Oirate, Altaïen, Altaï-kiji

AUTHOR

ANDREI A. ZNAMENSKI Andrei Znamenski, Professor of History, has taught at The University of Memphis and Alabama State University. His fields of interests include religions of indigenous people of Siberia and Alaska, Soviet nationalities policies, and Western esotericism. Znamenski is the author of Shamanism and Christianity (1999), Shamanism in Siberia (2003), and The Beauty of the Primitive (2007). Mail : [email protected]

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« Épîtres » altaïennes : histoire et vie des textes du mouvement religieux Ak-jaŋ Altai “Epistles”: Birth and Life of Narratives in the Ak-Jaŋ Religious Movement

Dmitry Arzyutov Traduction : Charlotte Marchina et Charles Stépanoff

NOTE DE L’AUTEUR

L’enquête de terrain a été menée avec le soutien du Présidium de l’Académie des sciences de Russie, « Héritage historico-culturel et valeurs spirituelles de la Russie ». La rédaction de cette note a été réalisée grâce au soutien du Research Council of Norway et du Programme du Présidium de l’Académie des sciences de Russie « Tradition et innovation dans l’histoire et la culture ». Il m’est agréable de remercier ici Sergej A. Štyrkov (université europérenne de Saint-Pétersbourg, MAE RAN), David G. Anderson (université d’Aberdeen), Ludek Broz (Université de Bohème, République tchèque) et Tatiana A. Vagramenko (Université nationale d’Irlande, Maynooth) pour leurs conseils. J’exprime une reconnaissance particulière à ma principale informatrice, Al’bina Vasil’evna Tokoekova (Bičiktü-Noom, district d’Ongudaj, république d’Altaï).

Introduction

1 Lors d’une enquête menée sur le terrain en 2009 pour étudier le mouvement contemporain Ak-jaŋ, l’ethnologue altaïenne N. A. Tadina et moi étions en visite chez l’une de nos informatrices, Al’bina Vasil’evna, qui, nous le savions, en était un membre actif, et réputée dans le village comme « personne d’un grand savoir ». Celle-ci répondit à nos questions par des formules comme : « c’est ainsi que c’est donné d’en haut »,

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« c’est ce que l’on entend », puis alla chercher un cahier dans lequel étaient notées, d’une écriture soignée, des « épîtres1 » (cf. annexes2). Elle en commenta certains passages, indiquant si l’« épître » s’était réalisée ou non. Les textes étaient en russe et en altaïen. D’autres informateurs nous parlèrent aussi de leurs « épîtres ». Plus tard, nous eûmes l’occasion de voir plusieurs livres et un nombre conséquent de brochures contenant des textes de ce genre. Nos rencontres avec cette informatrice se poursuivirent en 2009, en 2010, 2011 et 2012, sans exclure des rencontres avec des personnes d’autres villages.

Le mouvement religieux altaïen contemporain Ak-Jaŋ

2 Ce mouvement peut être en partie regardé comme le prolongement d’un mouvement altaïen du début du XXe siècle, appelé « bourkhanisme » par les missionnaires et les ethnologues (Danilin 1993). L’influence du bouddhisme tibétain propagé en Altaï3 depuis la Mongolie remonte à la période où l’Altaï appartenait au khanat djoungar. La chute de ce dernier entraîna l’incorporation de l’Altaï dans l’empire russe en 1756.

3 En 1904-1905, des persécutions frappèrent les membres du mouvement bourkhaniste, en particulier les meneurs (jarlyk), lorsque la presse affirma que ses fidèles attendaient l’arrivée de Japon-Han4, ce qui était vu comme une menace dans le contexte de la guerre russo-japonaise. Dans les années 1930 fut engagée une nouvelle vague de répression contre le mouvement qualifié tantôt de « national-libérateur », tantôt de « contre-révolutionnaire », en fonction de la conjoncture politique.

4 Dans la littérature anthropologique, le bourkhanisme est décrit comme un mouvement « nativiste » (Krader 1956) ou « revitaliste » (Wallace 1956). Il est connu aussi sous le nom de « foi blanche », l’une des traductions possibles de ak jaŋ (par exemple Vinogradov 2010), ak pouvant être compris comme « blanc » ou « saint » et jaŋ comme « loi », « ordre » ou « foi ».

5 Le mouvement ne s’est pas arrêté aux années 1930 comme on le croit souvent, mais se poursuit encore, sous une forme discrète. Nous ne disposons malheureusement pas d’une chronologie continue du mouvement, et la période 1930-1980 demeure une page mal étudiée de l’histoire culturelle des Altaïens.

6 En revanche, pour les informateurs, la continuité est bien réelle. Ainsi voient-ils le ak- jaŋdu d’aujourd’hui, « celui qui connaît/observe l’Ak-jaŋ », comme l’héritier du mouvement né au début du XXe siècle, gardien de la mémoire et connaisseur des règles morales établies, dont N. A. Tadina et moi avons pu décrire la figure d’après leurs récits (Arzjutov & Tadina 2010). Ils construisent des liens « généalogiques » entre le bourkhanisme et l’Ak-jaŋ d’aujourd’hui.

7 Entre le milieu des années 1980 et le début des années 2000, dans un contexte de « renaissance ethnique » et de prise de conscience écologique, le mouvement a été revitalisé sous le nom de Ak-jaŋ ou Altaj-jaŋ, et plusieurs courants religieux sont apparus dans la mouvance de la « tradition bourkhaniste ». Je n’évoquerai ici que le mouvement des vallées du Karakol et de l’Ursul en république d’Altaï. Afin de respecter la chronologie des événements j’emploierai le terme étique « bourkhanisme » pour désigner le mouvement du début du XXe siècle et je réserverai le terme émique Ak-jaŋ au mouvement religieux contemporain. Alors que les messages du meneur du bourkhanisme, Čet Čelpanov, contenaient des éléments anti-russes, les épîtres

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contemporaines s’orientent vers un discours anti-touristique et anti-bouddhique, alors qu’elles restent, comme le bourkhanisme, empreintes d’influences bouddhiques.

8 Cette note est principalement consacrée aux textes contemporains consignés d’abord dans des cahiers lus dans un cercle restreint, puis diffusés dans le mouvement sous forme de tracts, de journaux et de livres. Les spécialistes de l’Altaï se sont principalement attachés à analyser l’héritage épique (cf. Funk 2005)5. En revanche, bien que des « épîtres » aient été publiées (Halemba 2008), elles n’ont pas été analysées dans leur contexte social, leur genèse et leur réception. Nous examinerons successivement l’apparition de ces épîtres (l’histoire des « entendants »), leur usage et leur réception, mais non leurs aspects linguistiques.

L’oral et l’écrit

9 La première question est celle de l’apparition d’une tradition écrite : comment les Altaïens se sont-ils mis à rendre un savoir « sacré » sous une forme écrite ? Les épîtres ne sont pas seulement l’œuvre d’un leader, mais aussi de membres actifs du mouvement.

10 Selon nos informateurs, l’écriture mongole, uzuk bičik, était en usage parmi les Altaïens jusque dans les années 1960, et jusque dans la zone d’habitat des Téléoutes Bačat sur le cours moyen de la Tom (Funk 1993, p. 263). Mangée par une vache selon un mythe altaïen (Potapov 1983, pp. 108-109), cette écriture fut perdue. Aujourd’hui personne parmi les Altaïens ne l’utilise plus. Voici un récit concernant uzuk-bičik : Autrefois, les Altaïens savaient tous écrire. Un jour, les hommes sont partis à la guerre, tandis que les femmes et les enfants-descendants étaient restés dans les ail [campements]. En ces temps difficiles, la vache mangea le livre en secret… Maintenant quand on abat une vache et qu’on nettoie ses intestins-estomac, on y voit les plis de notre livre. On y voit même des signes semblables à des tamgas, qui ne sont pas encore effacés. Chez nous les Altaïens, on dit qu’il y eut d’abord le livre appelé budak-bičik puis le « livre oïrot » (noté par I. B. Šinžin dans le village Inegen du district Ongudaj auprès de T. Tebeeva, du groupe lignager (söök) Čapty, 2011, p. 176-177).

11 Il n’est pas rare que les textes incompréhensibles ou peu compréhensibles soient sacralisés. Ce thème a été admirablement étudié dans le cas des matériaux slaves de l’est6. Voici un aperçu du rôle tenu par l’écrit dans le bourkhanisme : « Parfois on rencontre chez les bourkhanistes des livres saints mongols et tibétains, mais seulement chez les Altaïens riches entretenant des liens commerciaux avec la Mongolie » (Danilin 1932, p. 73), et « les livres en tibétain sont sacrés. C’est pourquoi ils sont conservés avec les autres objets de culte dans le tagyl7 antérieur » (ibid. 74). Ils ne sont en effet pas utilisés comme textes, mais comme objets magiques, dont le contact avec le sinciput, le front et la poitrine du « lecteur » le fait accéder au sens contenu dans l’écrit (Danilin 1993, p. 140-141).

12 C’est un nouvel usage de l’écrit qui apparaît à la fin des années 1920 quand, dans les journaux locaux tel Kьzьl Ojrot apparaissent des lettres de repentance d’anciens jarlyk s’accusant d’avoir participé au bourkhanisme (Danilin 1932, pp. 89-90). Dans les années 1920-1930, les lettres publiques étaient un phénomène général (cf. Fitzpatrick 1996).

13 Les Altaïens contemporains vivant dans le district d’Ongudaj ont conservé la langue altaïenne comme langue d’usage à l’intérieur de la famille et de la communauté locale, ainsi que, parfois, dans l’administration et, partiellement, dans le système éducatif. Les

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savoirs écrits sont aujourd’hui l’une des sources majeures d’identification indigène. Les épîtres sont nommées en altaïen bičikteri « caractères », « lettres ».

14 L’utilisation des ouvrages sur l’Altaï (A. G. Danilin, L. P. Mamet, P. Ja. Gordienko, L. I. Šerstova, etc.) comme source d’information pour l’exécution des rituels chamaniques fait débat à l’intérieur du mouvement (Amadu Altaï 2, p. 3). Ainsi, j’ai rencontré un Altaïen accomplissant des pratiques chamaniques sous forme de service psycho-médical payant. Après avoir échangé quelques phrases de salutation, nous sommes entrés dans l’ajyl (habitat traditionnel) où il recevait visiteurs et patients. Sur une étagère près du lit, je vis le livre du missionnaire Vasilij Verbickij, Altajskie inorodcy (1893), dans sa réédition de 1993 à Gorno-Altaïsk par l’éditeur « Ak-Čeček », qui avait rendu cet ouvrage accessible à tous dans la république. C’était, me dit-il, son livre de chevet car les rituels chamaniques y étaient « si bien » décrits qu’il l’utilisait pour sa propre pratique.

15 Peut-on parler, à propos de cette reprise de propos scientifiques dans une pratique religieuse, d’une « scientifisation » des savoirs locaux (Štyrkov 2010) ? L’ouvrage de A. A. Tundinova, visionnaire altaïenne liée à Ak-jaŋ au début des années 2000, comporte diverses « épîtres » dans lesquelles sont discutés Marx, Engels, Einstein (Tundinova 2000). Dans les tracts des membres du mouvement, on trouve également des schémas et des récits sur le cosmos (Amadu Altaj 3 ; Amadu Altaj 7), et dans le village de Kupčegen’ du district d’Ongudaj, on m’a montré le manuscrit d’un traité dans lequel figuraient des schémas de la structure de l’univers et que son auteur de, membre actif de Ak-jaŋ, s’apprêtait à publier. Cette tendance au scientisme peut s’expliquer par le fait que la plupart des « entendants » sont des instituteurs qui assimilent savoirs locaux et savoirs académiques afin de légitimer leurs prétentions. Pour l’historien David Turnbull (2000), compte tenu du caractère légitimant des graphiques, schémas, etc., une telle combinaison de savoir académique et de savoir indigène fait naître des knowledge spaces particuliers. Cartes et dessins architecturaux ne visent pas à remplacer le savoir du géographe ou de l’architecte, mais deviennent eux-mêmes des emblèmes de savoirs.

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Photographie d’un cahier d’épîtres

Dmitry Arzyutov (village de Bičiktu-Bom, 2010)

Photographie d’un cahier d’épîtres

Dmitry Arzyutov (village de Bičiktu-Bom, 2010)

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16 La « scientifisation » est aussi le résultat de la politique soviétique athéiste et de l’esprit positiviste de l’ethnographie soviétique qui ont donné une « structure » à la « vision du monde altaïenne » (Sundström 2008, p. 346, d’après l’exemple des Samoyèdes).

17 Quoi qu’il en soit, « le savoir écrit constitue une ressource potentielle pour l’accès au pouvoir », comme le note Agnežka Halemba chez les Télenghites de Koš-agaš, à propos du mouvement bouddhique qui commençait tout juste à se développer dans l’Altaï (Halemba 2002).

18 D’une façon générale, on peut dire que la transformation du savoir oral en savoir écrit au sein de la communauté locale permet au mouvement Ak-jaŋ d’acquérir une meilleure position dans la compétition avec les autres confessions de la République que sont le christianisme (orthodoxie et protestantisme) et l’islam.

19 L’importance de l’écrit est illustrée par les expressions désignant les auteurs signant les « épîtres » dans les tracts, brochures et journaux : • Bičip algan kiži, « personne ayant reçu les écrits » • Kudajdyŋ bergenin bičigen kiži, « personne donnée par Kudaj [Dieu], qui a écrit cela » • Kudajdyŋ adynan bičigen kiži, « personne nommée par Kudaj [Dieu], qui a écrit cela »

20 Le savoir écrit est un savoir fixé : qu’il s’agisse de cahiers, tracts, brochures ou de livres, il est possible de suivre la « biographie culturelle » de ces objets (Kopytoff 1986), c’est- à-dire d’examiner comment ils se déplacent et sont utilisés à l’intérieur du mouvement.

Continuité et discontinuité

21 À la suite de Ludek Broz qui s’interroge sur l’histoire du mouvement Ak-jaŋ contemporain du point de vue de la continuité et de la discontinuité (Broz 2009a), je voudrais accorder ici une attention particulière à la vie sociale des « épîtres ».

22 L’influence du christianisme est évidente dans leur apparition. Dans un domaine lointain mais comparable, Sergej Kan et Julie Cruikshank ont montré que de nombreux récits contemporains des Tlingit sont empruntés à la Plateau Prophet Dance8 et au christianisme (Kan 1991, p. 8). « Il ne fait aucun doute que certains chamanes qui se trouvaient au contact des missionnaires, ont réagi en intégrant des notions chrétiennes dans leurs récits indigènes, comme moyen de consolider leur propre influence » (Cruikshank 1994, p. 152). « Des éléments des idéologies les plus diverses ont été synthétisés et inclus par les peuples indigènes dans les cadres des récits existants, dans le but de protéger leur passé des discours imposés par l’Occident, en incorporant de nouvelles idées, plutôt que d’être colonisés par eux » (Cruikshank 1994, p. 149).

23 Pouvons-nous dire que le destin des récits altaïens est analogue à celui des Tlingit ? Plusieurs éléments incitent à répondre par l’affirmative.

24 Les textes bourkhanistes rassemblaient principalement des « hymnes », prenant l’apparence de textes militants mêlés à des motifs narratifs altaïens9. Or les textes actuels se distinguent significativement de ces premiers textes bourkhanistes. Alors que les « révélations » du fondateur du bourkhanisme, Čet Čelpan(ov), se sont transmises exclusivement sous forme orale, les épîtres contemporaines sont écrites. Cependant, ce n’est pas seulement par l’intermédiaire des connaisseurs de la tradition, les Ak-jaŋdular, que les « révélations » bourkhanistes se sont transmises jusqu’au début

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du XXIe siècle, c’est aussi par les publications sur le bourkhanisme en République d’Altaï parues dans les années 1990 (A. G. Danilin, L. I. Šerstova). On a ainsi affaire non pas simplement à une tradition vivante continue, mais plutôt à une forme de « bricolage », selon le terme de Lévi-Strauss, c’est-à-dire une construction à partir de matériaux de fortune, ce qui n’a pas pour autant détruit le style même de ce genre d’« hymnes », de « révélations » ou « épîtres », lesquels étaient porteurs dès l’origine d’une « idéologie du changement » (Reich 1971).

25 Dans les « épîtres » actuelles, nous pouvons également identifier la marque des missions protestantes en Altaï10. Les missionnaires protestants ont entrepris la traduction de la Bible en langue altaïenne. Parmi les traductions les plus populaires, citons l’Évangile selon saint Marc et l’Évangile selon saint Luc (Tadyševa 2009, p. 299). Comparons les textes des « épîtres » et des fragments de l’Évangile selon saint Luc. Voici un exemple d’« épître » écrite en russe : On nous accusera de séparatisme, d’extrémisme, de nationalisme On essaiera de nous blâmer et de nous condamner On essaiera de nous changer et de nous altérer On essaiera de nous effrayer et nous intimider On s’essuiera les pieds sur nous On nous montrera du doigt On se moquera de nous On se détournera de nous On nous prendra pour des fous On nous traitera d’idiots On nous appellera charlatans On nous qualifiera de menteurs. On nous accusera de tous les maux Des temps difficiles nous attendent Celui qui supportera tout cela Celui qui tiendra bon contre cela Celui qui ne succombera pas à la tentation de répondre Celui qui ne se souillera pas avec tout cela Il ira avec moi Avec le Vrai Dieu D’Amour et de Miséricorde Puisque seuls le Vrai Amour Et la Vraie Miséricorde créent la vie Baš bolzyn božogon Baš bolzyn, baš bolzyn. (Bistiŋ ünis 2008)

26 Comparons avec l’Évangile : « Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsque l’on vous chassera, vous outragera, et qu’on rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme ! » (Luc 6 : 22, d’après Louis Segond). Cette proximité thématique est liée aux succès de l’activité des missionnaires protestants11. Des participants actifs de Ak-jaŋ fréquentent les « Maisons de prière » protestantes, où ils disent découvrir « beaucoup de choses nouvelles et intéressantes ». Par ailleurs, les épîtres peuvent être mises en relation avec les célèbres « versets spirituels » des vieux- croyants, qui existaient aussi bien sous forme manuscrite que typographiée (Kuznecova 2010). Il est ainsi possible que les épîtres altaïennes réunissent en elles une influence protestante et une influence de la vieille-foi (cf. Savoskul 1983, 2011).

27 Le monothéisme qui caractérise les épîtres doit également être mis en rapport avec les influences chrétiennes. Les épîtres écrites en langue russe emploient des termes

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comme : Gospod’ « Seigneur », Gospod’ Bog « Seigneur Dieu », Bog « Dieu ». En outre, les textes des « épîtres » peuvent se terminer tantôt par la formule russe : Blagoslovi, Gospodi (« Bénis, Seigneur »), tantôt par la phrase traditionnelle altaïenne de fin de prière : « Baš bolzyn Božogon. Baš bolzyn. Baš bolzyn » (« Qu’il en soit ainsi », littéralement : « Que ce soit défini ainsi »). Ainsi, dans l’épître citée, le texte russe est suivi d’un refrain en altaïen. De même, notait E. A. Helimskij, le chamane nganassane Tubujak Kosterkin (Ngamtusuo) utilisait des clichés idéologiques de l’époque soviétique : « l’appel à des figures et des concepts idéologico-religieux étrangers est utile dans la mesure où les innovations venues du dehors marquent la vie de tous les jours » (Helimskij 2000, p. 160).

28 En définitive, on doit souligner la nature « feuilletée » des épîtres qui se révèlent être non seulement un élément de la tradition altaïenne, mais aussi une formule hybride de discours et pratiques religieux et non religieux d’origines diverses.

Le global et le local

29 Le bilinguisme crée un espace intéressant de dialogue entre le niveau local et le niveau global. Entre le bourkhanisme du début du XXe siècle et Ak-jaŋ du début du XXIe siècle, le rapport à la langue russe a profondément changé. L’ancienne stratégie bourkhaniste était profondément antirusse, ce qui excluait de prononcer des prières en russe12. Au contraire, la langue russe a aujourd’hui sa place dans les récits des membres du mouvement. L’après-guerre fut apparemment un moment de basculement sur ce plan. Dans le district d’Ongudaj, N. A. Tadina a entendu des chansons dans les deux langues, avec une moitié du couplet en altaïen, et l’autre en russe. Aujourd’hui la langue russe n’est plus seulement une langue de communication interethnique, elle a droit de cité dans les textes religieux Ak-jaŋ.

30 La globalisation du discours exige un élargissement de l’arsenal linguistique. Les auteurs des « épîtres » expliquent ainsi le bilinguisme de leurs textes : « En altaïen c’est pour les Altaïens, et en russe pour toute l’humanité »13, ou « ceux en russe sont pour tous, ceux en altaïen pour les Altaïens »14.

31 Les destinataires des épîtres ne sont pas pour autant les voisins russes des Altaïens, mais la machine de l’État bureaucratique, ce qui est visible à travers la rhétorique des textes et les destinataires concrets qui sont nommés, par exemple : « Au président du rassemblement national El Kurultaj », « À l’auxiliaire du rassemblement national », « Au président adjoint du gouvernement de la république d’Altaï », « Au Ministre de la culture de la république d’Altaï » (Kaan-Bala 2005). Quant aux habitants russes de l’Altaï, ils ne lisent pas ces « épîtres ». Ainsi, dans une famille russe du village de Koroty, à 4km de Bičiktü-Boom, personne n’a pu me nommer une seule personne, un événement ou un fait concrets lié au mouvement sur Ak-jaŋ. « On a entendu quelque chose » était leur seule réponse à mes questions.

32 En outre, N. A. Tadina et moi avons remarqué que les informateurs enclenchaient un code linguistique (de l’altaïen vers le russe) lorsqu’ils parlaient de tel ou tel personnage remarquable dans la mythologie, ce qui changeait fondamentalement le discours. Ainsi, les récits sur Altaj-Kudaj se changeaient en « énergies qui viennent d’en haut ». Nous avions devant nous comme deux visions du monde : l’une en langue altaïenne (relativement « traditionnelle ») et l’autre en langue russe » (qu’on peut appeler « parapsychologique »).

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La réception des épîtres

33 Les épîtres commencent leur vie sociale quand elles sont notées sur des cahiers. Leur naissance est souvent similaire. Ainsi Al’bina Vasil’evna raconta-t-elle, lors de notre première rencontre, d’où venait son don : « Tout le monde me disait que je suis ainsi, que j’ai la tête de travers. (…) Maintenant nous ne disons rien à personne. Récemment une épître m’est venue. Une épître c’est une lettre divine. (…) Cela vient dans la tête. Tu commences comme ça à parler. Comme si tu te parlais à toi-même. Ça vient à n’importe quel moment, n’importe quel jour, n’importe quelle . Par exemple cette nuit, je vous ai vu en rêve. (…) J’ai beaucoup de cahiers ainsi. Cela doit être mon dixième… à peu près. Depuis 2001 je crois. Cela m’arrive parfois en russe, parfois en altaïen. Là tu ne changes pas les mots, ce ne sont pas tes mots que tu écris. Tu écris comme cela arrive, même si tu ne comprends pas ce que tu écris ».

34 Un an plus tard, je lui demandai de nouveau l’origine de son don et je notai dans mon carnet la réponse suivante : « En 2000 Al’bina a commencé à recevoir des épîtres. Cela a commencé tout de suite après le premier mürgüül (rituel collectif). Les épîtres arrivent en russe et en altaïen. Les épîtres en russe sont pour tous, celles en altaïen pour les Altaïens. Toutes les épîtres sont des prédictions. »

35 Selon elle, le « monde supérieur » est la source de toutes les épîtres. Cette origine s’oppose au « monde inférieur », qui est le monde des « pensées humaines » (alt. kižiniŋ sanaazy) et des religions (entretien de 2009).

36 Dans la plupart des histoires, les « entendants » ont connu leurs premières expériences à la suite d’une participation à l’un des premiers rituels collectifs mürgüül. Le rituel est la clé qui fait découvrir aux participants leur capacité à « entendre ». Il crée un lien entre les épîtres et les montagnes sacrées, représentées par des tagyl (autel), ainsi qu’avec le contexte social du fait du rapport de ces montagnes avec les clans altaïens (Potapov 1946, Tjuhteneva 1995). Implicitement, l’origine des textes est mise en rapport avec une appartenance à un « milieu indigène », c’est pourquoi les épîtres représentent une part organique du projet indigène contemporain des Altaïens.

37 Dans les textes, l’« espace » est ainsi représenté : Genre humain Racines de l’humanité Sur la Terre sacrée Altaï ! (…) Altaï Berceau de l’univers Altaï Mot sacré15

38 En 2009, Al’bina Vasil’evna nous racontait : « Quand le mouvement Ak-jaŋ a commencé, je recevais des épîtres tels que : ‘Déplace ta chaise, la terre sous ta chaise est à moi ! ’ Voilà où en sont arrivés les Altaïens ! Là, toutes nos terres sont achetées : Novossibirsk, Tomsk… »

39 Ces conceptions de l’« espace » comme « terre sacrée », « berceau de l’univers » s’articulent avec une idée particulière du temps :

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Votre foi La foi blanche Nos ancêtres De la foi blanche (…) La foi blanche Est une foi antique La foi blanche Nourrit le monde ! En la foi blanche L’humanité a cru16.

40 C’est une idée qu’expriment les personnes qui ont reçu des épîtres : « c’est la mémoire génétique de mon peuple » (entretien avec A. A. Tundinova 2010). L’Altaï représente ainsi pour les participants d’Ak-jaŋ à la fois le temps et l’espace (Arzjutov 2013).

Le mouvement des épîtres

41 Les épîtres sont d’abord notées dans des cahiers puis saisies sur ordinateur avant d’être imprimées dans des tracts ou des brochures, et enfin, après sélection et édition, publiées sous forme de livre.

Les cahiers et la première discussion des textes

42 Certains textes restent inutilisés et sont conservés comme archives personnelles. Les plus significatifs du point de vue du récepteur sont examinés dans un cercle étroit formé par un petit groupe de membres du mouvement, sorte de club de discussion qui prend toutes les décisions importantes (exécution de rituels, examen des « épîtres », résolution des problèmes courants, etc.). Dans le district d’Ongudaj, et plus précisément dans les vallées des rivières Karakol et Ursul, le groupe local a pour personnalité centrale Vasilij Bagyrovič Čekurašev, appelé familièrement « Bagyryč ». Jusqu’à une période récente, il était connu comme guérisseur, puis il est devenu le leader d’Ak-jaŋ dans le district d’Ongudaj (Halemba 2008, p. 142).

43 Ce groupe peut être caractérisé de différentes manières. Quand il s’occupe de la préparation d’un rituel, on appelle ses membres jarlyk (pl. jarlyktar). Dans les journaux, il est qualifié de « groupe d’initiative de Karakol ». Dans les villages des vallées de Karakol et d’Ursul et ailleurs dans la République, les personnes hostiles à Ak-jaŋ qualifient ses membres de « sectaires ».

44 L’une des revendications des membres actifs du groupe est le rejet de l’organisation sociale en clans qui, selon eux, est inutile aux Altaïens contemporains. Car « il ne faut pas diviser les Altaïens en populations et en clans », dit Al’bina. Pour autant, dans la pratique, le groupe n’hésite pas à faire référence à l’appartenance clanique.

45 Ce groupe est en somme l’unique instance de discussion à l’intérieur de la mouvance Ak-jaŋ. Ses activités sont d’une part l’interprétation des textes et d’autre part le dialogue entre femmes, auteurs des épîtres, et hommes, organisateurs des rituels et principaux acteurs à l’intérieur de la mouvance. C’est visiblement là que sont prises les décisions de publier les épîtres en brochures, journaux ou livres, selon leur importance.

46 Les textes des épîtres prennent aussi l’apparence d’un bulletin d’actualités à venir. Lorsque notre expédition arriva chez Vasilij Bagyrovič pour l’interroger sur le

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mouvement, l’un de ses « collègues » raconta que « Bagyryč », personnage exceptionnel, prédit avec exactitude les malheurs qui vont s’abattre sur la Terre. Il cita ainsi des prédictions de plusieurs tremblements de terre en Asie du Sud-Est. De nombreux récepteurs d’« épîtres » ont pour attribution de prédire des événements non seulement personnels mais aussi locaux, nationaux ou mondiaux. Signalons que ces textes annonçant des événements restent dans les cahiers, seuls les textes de nature religieuse et édifiante étant publiés.

47 Quelquefois les textes sont prononcés sous forme de « sermons » lors des rituels collectifs mürgüül, mais il ne nous a malheureusement pas été possible d’y assister.

48 Les cahiers ne circulent pas au sein du groupe, ils restent lors des lectures à proximité de leurs propriétaires. En effet, les gens apportent des cahiers qui sont en cours d’utilisation et ne peuvent être prêtés. En outre, à la suite de plusieurs cas de poursuites judiciaires contre les membres du mouvement avec perquisition dans le but de trouver des tracts, les cahiers sont conservés avec grand soin (cf. infra).

Tracts, brochures, journaux

49 La vie des textes ne se limite pas au cercle étroit des lecteurs des cahiers manuscrits. Très tôt dans le mouvement l’idée d’un journal s’est imposée pour diffuser les épîtres. L’un des coordinateurs du journal est Anatolij Jailgakov, chef du village de Nižnjaja Talda. Le destin de ce journal s’avéra tourmenté : au bout de quelques années, le journal fut fermé pour nationalisme avec de réapparaître sous un autre nom.

50 La publication en journal tend à faire des épîtres un objet commercial ce qui change leur trajectoire dans le mouvement. Ce processus de commercialisation (commodification, Kopytoff 1986, pp. 72-73) fait l’objet de débats internes. Par exemple, Al’bina Vasil’evna souhaite qu’un prix de vente permette de couvrir les frais de publication. Pour les membres actifs du mouvement, la publication des épîtres représente un bulletin d’information et pour les autres une expression du don de « ceux qui entendent ».

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Bistiŋ ünis, l’une des brochures du mouvement Ak-jaŋ

51 Par ailleurs, beaucoup de ces publications se retrouvent en vente sur le « marché » le plus proche : le parc ethno-écologique Üč-eŋmek. Bien que les rapports entre membres du parc et participants d’Ak-jaŋ ne soient pas simples (cf. Halemba 2008, pp. 151-155), les textes des « épîtres » impriment clairement leur marque sur les excursions organisées par le parc dans le district d’Ongudaj. L’une des principales fonctions du parc est de promouvoir un tourisme « correctement organisé » notamment sous forme de visites à thème concernant les richesses touristiques de l’Altaï et la culture altaïenne. Ainsi les excursions sur le thème « ethno-écologie et spiritualité » exigent du guide touristique la maîtrise d’un discours bien défini. À l’été 2013, une guide utilisait les formules des tracts d’Ak-jaŋ, expliquant que l’habitat traditionnel altaïen (ajyl) était un modèle où chaque coin symbolisait un des Altaïs : l’Altaï steppique, le minier, le montagneux, le mongol, le kazakh et le chinois.

52 Malgré cette tendance à la marchandisation qu’expriment les activités menées au parc ethno-écologique, les brochures et les journaux sont encore distribués gratuitement. Il reste difficile pour ces publications d’atteindre le marché du livre en premier lieu parce que les autorités les regardent comme « dangereuses » et « nationalistes ». Elles sont destinées à deux groupes principaux : 1/ les participants et les partisans du mouvement et 2/ des cercles locaux du district d’Ondugaj et d’autres districts.

53 Tracts et journaux jouent un rôle « missionnaire indigène ». En effet, outre les épîtres, les journaux incluent des récits sur la « religion contemporaine altaïenne » et ses coutumes. On y observe une institutionnalisation de la religion altaïenne et de l’indigénéité. Voici quelques exemples de thèmes qui y sont traités : interprétation de la « religion altaïenne » (Agaru Altaj 1), description de la famille altaïenne « correcte » (Agaru Altaj 2, 3), textes de légendes et d’invocations alkyš (Agaru Altaj 1, 2, 3), sans oublier des « exercices de langue altaïenne ».

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Amadu Altaj, l’un des journaux du mouvement Ak-jaŋ

Altaj Agaru.Čeberler Alaktar. Brochure contenant des épîtres

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54 Les textes des « épîtres » et des alkyš reproduits dans ces publications sont moins destinés à être prononcés mot à mot lors des rituels qu’à servir de source d’inspiration pour des improvisations. Les textes servent pour ainsi dire de code stylistique.

Les livres

55 La première expérience d’édition d’épîtres est constituée par les livres d’une des fondatrices du mouvement qui s’en est ensuite séparée : A. A. Tundinova (Tundinova 2000). Sous leur forme de livre, les épîtres tendent à être sacralisées, et sont regardées comme des révélations. En 2012, fut publié le livre Altaj Kudajnyŋ bičikteri (Ojnotkinova, Tokoekova, Almaševa 2012). Avec ce tome, comme me l’ont expliqué les militants du mouvement, débuta la publication d’une anthologie d’épîtres. La plupart des textes étaient rédigés en altaïen. En 2012, j’ai observé que ce livre se transmettait de maison en maison entre les militants. Le livre fut édité à Novossibirsk avec un tirage restreint car, selon mes informateurs, l’attitude du pouvoir local rendait difficile une publication en République d’Altaï.

« Hors-la-loi »

56 Bien que je ne souhaite pas établir de lien généalogique direct entre le bourkhanisme du début du XXe siècle et l’Ak-jaŋ contemporain, je reconnais que les deux mouvements constituent une forme de résistance à une domination économique, politique et discursive. En cela précisément réside « l’idéologie du changement » décrite par Wendy Reich (Reich 1971). Décrivant la « nature contre-révolutionnaire » du bourkhanisme, Andrej Danilin (1932) a souligné à plusieurs reprises l’existence de formules représentant une forme de résistance locale, et même de réelle menace. Un excellent exemple en est fourni par cet hymne adressé aux Russes : Ayant oublié Dieu Tu as rejoint les communistes Ayant oublié le tsar, Tu es entré au komsomol (Danilin 1932, p. 88)

57 De leur côté, les épîtres en langue russe, comme nous l’avons indiqué, s’adressent avant tout au pouvoir. Nées d’en haut et liées au paysage, les épîtres font figure de savoir sacré, car, comme le dit Al’bina Vasil’evna : « Les épîtres viennent du monde supérieur, du monde divin » (2009).

58 Par rapport au bourkhanisme du début du XXe siècle, les attentes messianiques de la venue des héros Ojrot-Han, Amyrsana17, etc. sont remplacées aujourd’hui par des tentatives d’intégrer l’Altaï dans l’« histoire mystique de la Terre ». Le point de départ est constitué par l’histoire des fouilles de la « princesse altaïenne », une sépulture de l’âge du fer dans le pergélisol, pourvue d’une ornementation très bien conservée, découverte par une équipe d’archéologues de Novossibirsk. Ce personnage fut adopté par les Altaïens sous le nom épique de Oči-baal (cf. Broz 2008, 2011). L’identité commence son existence, selon l’expression de David Anderson, dans le « subterranean landscape » (Anderson 1997).

59 Voici une « chronologie » de l’histoire ancienne altaïenne dans la version d’Ak-jaŋ telle qu’elle apparaît dans les épîtres et les récits :

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« Autrefois en Égypte ancienne est née une très belle jeune fille » (Agaru Altaj 1, p. 5). « En une époque pénible, quand une victime fut nécessaire pour sauver le peuple, à la façon de Jésus Christ, elle se sacrifia. » (Agaru Altaj 1, p. 5) « Ak alaka18. Cette rivière rappelle les anciennes tombes d’Égypte, c’est pourquoi, selon les vieilles légendes, la princesse altaïenne et sa sœur ont ordonné de les enterrer ici. » (Agaru Altaj 2, p. 6) « Et peut-être les antiques tombes d’Égypte ont-elles été construites par les descendants [sic] des Turcs de l’Altaï, rappelant par une image menaçante leur montagne sacrée. » (Agaru Altaj 2).

60 Les épîtres altaïennes et leur biographie culturelle (leur naissance mystérieuse, leur lien avec les lieux rituels, etc.) servent d’attributs à l’identité indigène altaïenne. W. Reich a très bien décrit ce genre de processus : « [le folklore] inclut non seulement les mythes, les chansons, les histoires et les légendes mais aussi une foi verbalisée partagée par tous les membres de la société. » (Reich 1971, p. 234).

61 Or, pour les fonctionnaires du gouvernement, ces textes viennent contredire leur propre modèle de l’identité indigène, orienté vers la conversion des Altaïens au bouddhisme. Ce bouddhisme réinventé trouve son fondement dans les conceptions philosophiques et géopolitiques du peintre mystique Nicolas Roerich (Nikolaj Rerih) (cf. Halemba 2003, Znamenski 2011). Le pouvoir de la républiqueе d’Altaï s’efforce de transformer cette région qui vit de subsides en Mecque touristique dont la marque de fabrique serait l’écologie, la religion altaïenne et l’histoire antique. En outre, les pouvoirs locaux sont tenus de prendre position quant au choix de la religion indigène à indiquer sur la liste des religions mondiales. C’est ce qui pousse les fonctionnaires d’État et les législateurs à encourager la diffusion du bouddhisme dans la République. Il n’est pas rare que des fonctionnaires altaïens se trouvant dans leur village natal ou simplement en dehors de leur lieu de travail soutiennent l’idéologie d’Ak-jaŋ et même fréquentent les rituels collectifs mürgüül, alors que dans leurs discours officiels ils accuseront le mouvement d’extrémisme.

62 Du point de vue d’Ak-jaŋ les deux problèmes principaux de l’Altaï sont les touristes – une notion incluant quelquefois l’ensemble des étrangers – qui « détruisent la nature » et la propagation du bouddhisme dans la république (cf. annexe). La probable participation d’Ak-jaŋ à la destruction d’un stūpa bouddhique dans la vallée même du Karakol offrit au pouvoir l’occasion de traiter les épîtres au sens propre comme une « idéologie de changement » dangereuse pour la « société ». Le pouvoir regarde les publications d’Ak-jaŋ comme un facteur de « déstabilisation sociale ». En témoigne ce récit publié dans un journal local : « En menant une perquisition, les forces de l’ordre se sont conduites poliment. À la question du propriétaire d’une des maisons perquisitionnées, Oleg Yžikov : « Que cherchez-vous ? », on lui répondit : « La brochure Zametki obyvatelja [Remarques d’un habitant]. » Cette brochure, diffusée ouvertement depuis l’été, était consacrée aux questions religieuses. Visiblement, l’enquête concernait les matériaux publiés dans les Zametki obyvatelja. En effet, les membres du groupe de Karakol s’expriment assez brutalement à propos du bouddhisme qui, de leur point de vue, est implanté artificiellement dans la république d’Altaï19. »

63 Oleg Yžikov fut condamné en 2008 à huit mois de prison avec sursis et deux ans de délai d’épreuve, Lazar Aildav à un an de prison avec sursis et deux ans de délai d’épreuve. Pour le pouvoir, le danger est moins dans les actes, souvent difficiles à prouver, que

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dans les textes imprimés. Et ici l’écrit joue un rôle déterminant, même s’il arrive que le contenu des épîtres soit loyal au pouvoir « central » : « C’est Dieu lui-même qui a envoyé les Altaïens vers la Russie : ils doivent être dans l’union et étendre cette union au monde entier. »

64 Ou encore : « Poutine est un homme de Dieu » (Al’bina Vasil’evna 2010).

65 Mais ces textes à thèmes religieux créés sans contrôle de l’État sont considérés comme dangereux20. Pour leurs auteurs, les textes imprimés obéissent à une nécessité absolue de communication, tandis que pour le pouvoir ils représentent un danger du fait de leur contenu et de leur tirage. Ainsi, la vie sociale des textes change de trajectoire et tombe dans l’espace politique.

66 Dans la communauté locale, les textes de A. A. Tundinova ne sont pas considérés comme dangereux puisqu’ils n’ont pas de destinataire direct et qu’ils concordent parfois avec le projet officiel de construction d’une nouvelle histoire de la République, conforme aux besoins du marché des services et du tourisme : « L’Altaï est le lieu de naissance de Bouddha (…). Shākyamuni, c’est Saki, or les Altaïens ont un lignage qui se nomme Sagal » (Entretien avec A. A. Tundinova, 2010).

67 Bien que l’histoire du bourkhanisme et d’Ak-jaŋ soit déjà ancienne, leurs récits de toutes sortes continuent de figurer comme une forme de résistance au pouvoir : les textes et les stratégies ont changé, pourtant la machine bureaucratique n’a pas encore absorbé ces textes dans la construction de sa propre idéologie.

Conclusion

68 L’analyse de la vie sociale des textes circulant dans Ak-jaŋ permet de mieux comprendre la forme particulière de décolonisation indigène que représente ce mouvement, si du moins cette notion peut être utilisée dans le contexte russe. Le recours à l’écrit a permis la création des « épîtres » et l’assemblage de fragments d’anciens récits avec de nouveaux schémas pour construire un système de savoirs. Ces écrits sont perçus par la communauté locale comme « traditionnels » et concurrents d’autres récits. Dans cette tentative de construire un dialogue avec le pouvoir par l’intermédiaire d’« épîtres » se fait jour une « politique de l’art visionnaire » (Christian 1999). La référence aux épîtres légitime les revendications autochtones concernant la culture et la terre et d’autre part justifie la résistance à l’industrie touristique et à la domination religieuse (bouddhique) des intellectuels urbains et du pouvoir. Pour autant, les épîtres ne sont pas seulement un acte de refus de toute domination, mais, en termes foucaldiens, la proposition d’une « grille du savoir » alternatif.

69 Par ailleurs, les épîtres manifestent une logique de « résistance ritualisée » qui, selon Jean Comaroff (1985, p. 12), accompagne l’apparition des mouvements indigènes. L’ordre des savoirs alternatifs s’appuie sur les anciens mécanismes coloniaux (dans notre cas, l’imprimé : les tracts, brochures, journaux, livres) qui ont marqué la construction des « communautés imaginaires » à la façon de l’expansion de la presse en Europe au moment de la naissance des nationalismes.

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Presse

Agaru Altaj 1 : Agaru Altaj. Eženedelnyj vypusk patriotičeskogo dviženija « Agadu », 1.

Agaru Altaj 2 : Agaru Altaj. Eženedelnyj vypusk patriotičeskogo dviženija « Agadu », 1.

Amadu Altaj 2 : Amadu Altaj. Eženedel’naja informacionno-analitičeskaja gazeta, 2.

Amadu Altaj 3 : Amadu Altaj. Nedele cajun čygar gazet, 3.

Amadu Altaj 7 : Amadu Altaj. Nedele cajun čygar gazet, 7.

ANNEXES

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« Qui est dérangé par le temple bouddhique ? »

Ce texte, connu sous le titre « Qui est dérangé par le temple bouddhique ? », est l’une des épîtres les plus célèbres. Daté du 24 février 2004 et écrit en langue russe, il a pour auteur A. V. Tokoekova. Qui est dérangé Par le temple bouddhique ? Moi Comme Altaïen Comme véritable Altaïen Croyant en son dieu Altaj Kudaj Ak Byrkan Kurbustan Je n’ai pas besoin De temple bouddhique Sur ma terre La terre de mes ancêtres Et de mes descendants Où vivront-ils Si sur leur terre Doit se tenir Un temple bouddhique Et si les bouddhistes Les Appellent Pour prier Leur dieux Mon peuple Ne veut pas vivre Dans la terre Mon peuple Veut vivre Sur la terre Il y a beaucoup de fois Et de religions Mais aucune Ne deviendra nôtre ? Ne deviendra pour nous Propre Intime Par le sang Car nous Ne somme pas liés Avec elle Par le sang Par le nombril Nous sommes des enfants D’Ak-Byrkan D’Altaj-Kudaj Notre divinité De Kurbustan Nous sommes créés Par Kurbustan Et envoyés

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Servir l’Altaï Par notre vie Créer La vie de l’Altaï Pour les siècles Prolonger Et multiplier Ses richesses Nous ne pouvons pas Servir d’autres dieux Qui disent : Je suis ton dieu Car nous savons Que ce n’est pas ainsi Notre réponse est Que c’est un mensonge Car notre sang Ne bat pas En réponse à eux Notre âme se tait Ne reconnaît pas Leurs voix Ne reconnaît En lui rien de Ce qui nous est essentiel Une direction unique Une concorde Laissez les dire Que ce n’est pas une foi Pas une foi Mais un rituel De l’homme des cavernes Qu’aujourd’hui seuls les sauvages Divinisent la Nature Lui rendent culte Qu’aujourd’hui le peuple croit Au Christ Ou à Bouddha Ou à Mahomet Il faut croire Aux dieux reconnus De l’humanité Qu’il nous faut adhérer À l’une de ces trois religions Mondiales Reconnues de tous Les peuples Et les pouvoirs Qu’il ne faut pas croire Au Dieu Des cavernes Ce n’est rien Que nous croyions à notre Dieu Altaj-Kudaj Ak Byrkan Nous l’adorons et croyons

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En lui Créateur et Démiurge Unique O Dieu, aide-nous Protège-nous Altaï De la fausse doctrine Sauve Ne nous permets pas, Seigneur, Que se dressent Des temples bouddhiques Sur l’Altaï Par le glaive et le sang Le mensonge et la tromperie Que soit conquis L’Altaïen L’âme Que soit anéantie N’admets pas, Seigneur Tu es un Tu es unique Et sur tous Et sur toutes Crée le bien Donne à l’Altaïen D’entendre de son âme La voix de son Dieu Ak Byrkan Qui dit Vous, mes enfants Vous sous ma protection Sous ma paume Vivez Encore Et soyez O, Dieu Donne-leur d’entendre De comprendre Que d’eux-mêmes dépend Leur destin Le destin de l’Altaï Le destin du peuple Comme peuple Le destin de l’Altaï N’est pas dans les datsan21 Le destin de l’Altaï N’est pas dans le bouddhisme Le destin de l’Altaï Est dans la nouvelle foi La foi des ancêtres Et des descendants La foi de la vérité La foi de l’honneur La foi blanche De la loi de la vie

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Puissent-ils comprendre C’est la loi de la vie Et qu’ils ne s’y opposent pas Car il sera dur Ensuite De créer À nouveau Ce qui est détruit De rassembler Les miettes De ce qui est perdu Et de supplier Dieu De leur rendre Sa Bénédiction Baš bolzyn, Božogon.

NOTES

1. En russe poslanija (note de l’éditeur). 2. Certaines de ces épîtres ont connu des publications antérieures (Halemba 2008). 3. Dans cet article, l’auteur désigne par « Altaï » non le massif montagneux entier, mais le territoire politique de l’actuel Altaï russe (note de l’éditeur). 4. En réalité, il n’y a pas de trace de Japon-Han dans les traditions orales altaïennes. 5. L’héritage épique, monumental, comprend des cas d’« autonotation » de textes par les conteurs eux-mêmes. 6. Voir les études récentes de O. V. Belova, E. A. Mel’nikova (Mel’nikova 2011). 7. Tagyl : autel fait de pierres plates carrées empilées. Désigne aussi l’ensemble de ces autels, c’est-à-dire le lieu rituel. 8. The Plateau Prophet Dance (ou Prophet Dance) est un mouvement messianique des Indiens d’Amérique du Nord, surtout des Salish de la Côte nord-ouest des États-Unis et le sud-ouest du Canada. Ce mouvement consistait en danses rituelles, à l’aide desquelles les participants aspiraient à faire revenir les morts et à renouveler le monde, en évoquant les temps précédant la colonisation européenne. 9. Pour des exemples de tels textes, cf. Danilin 1932, Ekeeva 2004, pp. 123-126. 10. À propos des missionnaires protestants en Sibérie méridionale, cf. Badmaev et al. 2006. 11. À propos des visionnaires évangélistes, cf. Štyrkov 2013. 12. Danilin 1932, p. 79 ; du reste Čet Čelpan(ov) parlait à peine cette langue (Semenov 913). 13. Entretien avec A. A. Tundinova 2010. 14. Carnet de terrain, 2010, propos de A. V. Tokoekova. 15. Ojnotkinova, Tokoekova & Taškenova 2005, p. 7 ; Agaru Altaj 2, p. 3 (Ojnotkinova O. P.). 16. Ojnotkinova, Tokoekova & Taškenova 2005, p. 7 ; Agaru Altaj 2, p. 3 (Ojnotkinova O. P.). 17. Cf. dans ce volume, l’article d’Andrei Znamenski « Power for the Powerless : Oirot/Amursana prophecy in Altai and Western Mongolia, 1890s-1920s. » (note de l’éditeur). 18. Ak-Akala (sur les cartes : Akalaha) : rivière du sud de la république d’Altaï, dans le plateau d’Ukok où fut découverte la « princesse altaïenne. » 19. http://www.regnum.ru/news/766165.html 20. Cf. l’analyse du cas soviétique à partir du livre de Danilij Andreev dans Humphrey 2005. 21. Temple bouddhique (note de l’éditeur).

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RÉSUMÉS

Les pratiques communicationnelles sont un aspect important des Nouveaux mouvements religieux. Cet article porte sur des « épîtres », des textes « envoyés d’en haut », et leur circulation dans le mouvement religieux moderne Ak-jaŋ dans la république d’Altaï, ainsi que leur interprétation anthropologique. Les épîtres sont une source pour comprendre la « philosophie » indigène qui est considérée par les participants au mouvement comme un savoir alternatif avec un double arrière-plan, altaïen et russe. L’article décrit la vie sociale des textes, au niveau local et au niveau régional en dialogue avec le pouvoir.

The communication practices are important part of many New Religious Movements. This article is about such narratives (“epistles” as texts “sent from Above”), their circulation into modern religious movement Ak-Jaŋ in the Altai Republic and their anthropological interpretation. These epistles are the source of understanding indigenous “philosophy” which is considered by movement’s participants as alternative knowledge having a bilingual background (Altai and Russian). First of all I write about local level of this life. At the same time I show the way of the texts from local to regional level as a dialog between local community and regional power.

INDEX

Index géographique : Sibérie méridionale Keywords : Altai, millenarianism, burkhanism, writtings, changing, ethnic minorities, religion, Buddhism, Altai-kiji Mots-clés : Altaï, millénarisme, bourkhanisme, écrits, changement, minorités ethniques, religion, bouddhisme, Altaïen, Altaï-kiji

AUTEURS

DMITRY ARZYUTOV Dmitry Vladimirovich Arzyutov, docteur en sciences (ethnographie, ethnologie et anthropologie), chercheur membre du Département d’ethnographie sibérienne, Musée Pierre le Grand d’anthropologie et d’ethnographie, Académie des sciences de Russie. Chercheur membre du Département d’anthropologie de l’université d’Aberdeen (Royaume-Uni). e-mail: [email protected], [email protected]

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Contested Souls : Christianisation, Millenarianism and Sentiments of Belonging on Indigenous Rural Yamal, Russia Une bataille pour les âmes : christianisation, millénarisme et sentiments d’appartenance dans la péninsule du Yamal, en Russie

Vera Skvirskaja

Introduction : Contested Souls

1 This paper explores the creativity, diversity and innovation of native people’s engagement with post-soviet Christianity on rural Yamal, Russia. The area under discussion is populated by Nenets and Khanty as well as by Russian old-timers and more recent migrants from all over the former USSR ; it covers the vast terrain of the Yamal peninsula and the adjacent territory along the Ob river and Polar Ural mountains.1 As elsewhere in Russia, economic and political transformations (the collapse of the USSR and the introduction of a market economy) and the concomitant host of social problems (unemployment, alcoholism, criminality) were widely seen as corrupting both individual people’s souls (Pesmen 2000) and the collective soul of the people (duša naroda) ; a ‘sick’ or ‘deformed’ soul (duša) was both the cause and the result of many post-Soviet disorders.

2 The indigenous intelligentsia and political activists, just as their Russian counterparts, constructed the ‘soul’ as a problem that had to be resolved. The idea of traditional, indigenous values and morality was promoted as one way of healing the ‘soul’ and dealing with economic, ecological and social disorders. But precisely what kind of ‘traditional’ and non-traditional institutions (e.g. kinship, shamanism, family/kin-run reindeer-herding’, the Church, etc.) were needed to restore people’s morality was the subject of complex debates. Both among Muscovite intellectuals and in remote Yamal

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villages, there was a widespread understanding (informed by the teachings of Lev Gumilev) that each culture or ethnic group (nacional’nost’) had a specific faith ‘attached to it’. In the words of one Russian clerk in his mid thirties : ‘A person accepts a faith that is his culture and the most suitable for his environment, and that can be integrated into his worldview’.2 Seen from the perspective of cultural authenticity, the political agenda of native ethnic revival was undermined in the first post-Soviet decades by pan-Russian Christianisation and by the increasing popularity of various Protestant denominations. Much as in other time and places,3 the Russian Orthodox Church proved itself less intolerant of native beliefs and practices than the Protestant movements.

3 In this paper I use two case studies of particular individuals who underwent conversion into different types of Christianity – official Russian Orthodox Christianity and a Baptist denomination – to discuss emerging forms of religiosity. While the Orthodox Church has established close ties to the post-Soviet state and become one of the major political actors, Protestant denominations, which are considered Russia’s ‘non- traditional religions’, have publicly been branded as ‘(Western) totalitarian sects’ (totalitarnye sekty) that pose a threat to the country’s ‘spiritual security’.4 Yet, in spite of being ostracized by mainstream Russian society, Protestant missionaries were often more efficient than Orthodox priests in reaching out to geographically remote populations on Yamal ; by 2000, Protestant converts had become commonplace both in the tundra and villages.

4 Indigenous conversions and the general upsurge of religiosity on Yamal were reflections of more general trends in post-Soviet Russia. As is often the case during periods of great social and economic upheaval, new religiosity was marked by millenarian undertones heralding an approaching doomsday and promising bliss once certain moral values were restored. One explanation for post-Soviet processes of Christianisation, present both in popular thought (including Russian mass media) and social scientific literature, is that it had been necessitated by people’s desire to fill the ideological vacuum left after the end of socialism.5 Moreover, much of the revivalist and millenarian rhetoric on indigenous converts could be read as people’s response to rapid economic marginalisation and stress, and/or expressions of resistance to the legacy of the Soviet state (e.g. the Soviet state is blamed for cultural Russification, the purging of shamans, the destruction of traditional ways of life, and so on).

5 There are some historical parallels between pre–revolutionary and post-Soviet indigenous attempts at revitalisation in Siberia : both rely on negative imagery of the externally imposed order of things (e.g. by ‘Russians’, ‘communists’, or ‘missionaries’, depending on the interlocutor) and the idea that it must be rectified. Yet, for an analysis of post-Soviet religiosity and its millenarian attitudes, the idioms of resistance to the dominant order and subversion of imposed structures and values (cf. Balzer 1999) are only partially revealing. Upon closer examination of indigenous converts’ discourses, people’s engagement with new religious ideas shows their aspiration to belong to wider society as well as their political orientation towards the state. Rather than simply ‘filling’ the ideological vacuum with something new (or ‘old’, traditional), novel and heterogeneous religiosity brought about by post-Soviet Christianisation has both revoked and deployed certain Soviet images and political forms.

6 Many native people seemed to interpret Christianity according to the Soviet model. Vakhtin (2009, pp. 35-36), for instance, gave an example of a Chukchi villager who

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called himself a priest and claimed responsibility for all Christian denominations indiscriminately, thus assuming a position analogous to that of a Soviet secretary of ideology.6 Juxtaposing narratives, reminiscences and reflections of converts into different Christian denominations allows us to elaborate on Vakhtin’s anecdote as well as to further Kharkhordin’s (1998, pp. 958-959) point about the affinity between the Soviet collective with its system of circular social control and a Christian congregation, and discern the ways in which native, Christian and Soviet symbolic-political orders have been conflated in post-Soviet religious imagination and innovations.

7 The role of memory in shaping religious forms and experience has been addressed by Whitehouse in his discussion of modes of religiosity, where he set out to explore whether ‘…human memory, activated in different ways, might be said to mould political organization and ideology’ (2000, p. 5). In brief, following the work of psychologists, he differentiates between episodic and semantic memory ; the latter is defined as general knowledge of particular ‘schemas’ resulting from recurrent actions – e.g. regular visits to a barber’s shop or a church. Episodic memory, by contrast, refers to unique personal experiences, e.g. an initiation rite. These two different types of memory respectively characterise doctrinal (based on routinised forms of worship and large anonymous communities) and imagistic (deploying multivocal imagery and proliferating in face to face communities) modes of religiosity. Whitehouse, however, is quick to add that any religious tradition depends for its transmission on both types of memory ; all types of Christianity, for example, operate in the doctrinal mode but episodic memories account for some religious experience (2000, p. 11). While this article illustrates how memory does indeed impact on people’s religious ideas and understandings, it does not attempt to sort the cases at hand into a universal classification of modes of religiosity on the basis of memory types. Just as some 19th century indigenous movements in Western Siberia were simultaneously rational, magical and revivalistic (see Balzer 1999, p. 95), early 21st century folk religiosity cannot necessarily be slotted into clearly demarcated modes.

8 What seems to fall outside Whiteshouse’s discussion of memory and modes of religiosity is the ways in which semantic memory whose content is derived from outside of the religious sphere/Christianity (e.g. semantic memory that precedes conversion) can reinforce, or contribute, to imagistic and doctrinal aspects of religion. As I will show through reference to multivocal post-Soviet religious innovations and images, semantic memory derived from ‘general knowledge’ acquired during the Soviet period has become integral to diverse and mutually hostile religious frameworks ; it has, to a certain extent, moulded and emotionally charged the religious understanding of both Orthodox and Protestant converts.

9 Shared semantic memory encodes people’s experiences of the Soviet system, which was based on the constant replication of ideological and symbolic forms (films, literature, art, architecture, slogans, state rituals, work meetings ‘sobraniia’, and so on), which provided instructions for almost every aspect of life and which created an order that, as Yurchak (2003) has noted, people thought was forever.7 Mundane and repetitive practical activities, like being employed and hence being a member of a Soviet work collective, ensured that Soviet ideology was part of everybody’s consciousness and could not be counterpoised to something called ‘everyday life’ (see Humphrey 1999, pp. 7-8). Post-Soviet religious forms on Yamal have come to encompass native people’s conceptualisations of Soviet ideology. Before I turn to what people who have become

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Christian themselves say about their ‘worldviews’, an introduction to the processes of Christianisation on indigenous Yamal, past and present, is in order.

Background : the History of ‘Interrupted’ Christianisation

10 In the northern Ob’ area, the presence and influence of the Russian Orthodox Church had been historically unstable. In contrast to the New World missions founded by different religious orders aiming to civilise and convert natives, Orthodox missions in Siberia were not frontier institutions ; instead they followed the expanding state’s military and administrative apparatus. Missionaries tended not to live with prospective converts in the forest and tundra, preferring to reside in towns and villages.8 And the secular authorities, the Russian Senate, periodically put missionary activities on hold in order to prevent unrest among the indigenous subjects, who were officially categorised as ‘aliens’ (inorodcy), and their defaulting on yasak (tax) payments.

11 On pre-revolutionary Yamal, the Obdorsk spiritual mission in the town now known as Salekhard was set up to deal specifically with the natives. From the mid-19th century onwards, the mission had several travelling ‘altars’ or ‘churches’ (pokhodnye cerkvi) and a small group of missionaries who went on trips to the tundra and remote outposts. Some Christian literature was translated into native languages, but interactions between missionaries and natives were mainly conducted through interpreters. In Obdorsk (Salekhard), the mission opened a boarding school for native pupils, often orphans and children from poor families. Cultivating respect for the native way of life, the mission expected its graduates to be eager to return to their ‘tribesmen’ and in this way to disseminate Christian teachings and positive attitudes towards the Church in this hardly accessible milieu (Bazanov 1936, p. 80). Besides the missionaries’ endeavours, the nomadic Khanty and Nenets gained familiarity with Christianity through the Orthodox Komi reindeer herders who migrated to the area in great numbers in the 19th century.

12 A few Russian saints, in particular Saint Nicholas, the patron saint of travellers, as well as religious paraphernalia such as crosses and bells, became popular with Nenets and Khanty. Native shamans incorporated Christian symbols into their costumes and communicated with the spirits of Christian saints during séances. Sacrifices were made to the Orthodox saints depicted on icons and Christian missionaries were expected to be able to heal just as the shamans did (Homič 1995, pp. 247-252).

13 According to observers (Dunin-Gorkavič 1995, p. 56, Bartenev 1998, pp. 171-175 ; Šemanovskii 2005, pp. 15, 97-102), prior to the socialist revolution the overall outcome of several centuries of contact with Christians was only a very unevenly spread veneer of Christianity. The baptised Khanty and Nenets rarely visited church and were reluctant to follow Orthodox rituals, like church weddings and funerals, confession and performing the Eucharist. The Russian missionary Šemanovskii, who was based in Obdorsk for twelve years until 1910, reported in his diaries that some natives undertook baptism instrumentally to avoid customary obligations (e.g. of marriage) and the baptised shamans continued to practise their art without reservations. Šemanovskii also complained that : ‘It is easier to carry out missionary activities where people have some religious needs [zaprosy]. The fanaticism of the pagans is more suitable for

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missionary purposes… Nowadays, Obdorsk’s aliens are not fanatics and the majority of them are indifferent towards religion.’9

14 The postulated ‘religious indifference’ of nomadic Nenets and Khanty should not be taken at face value, for this judgement was also the product of a particular cultural vision that could not identify aspects of familiar religious practices among the natives. As in many Northern Asian societies (see Humphrey 1994, p. 192), Nenets and Khanty shamanism did not form a coherent ideology and anybody could use shamanic representations in prophesies, songs, domestic rituals, and so on. The (Russian) term ‘shaman’ (šaman) did not correspond to a single indigenous category. Various specialists (shamans, diviners, clear-seers, healers, etc.) were attributed magical power and were responsible for communication with different spirits and sacred authority (Homič 1978). Shamanizing and divination were not restricted to specialists : ordinary men and women as well as certain animals, i.e. dogs (Černecov 1987, pp. 60-67), were also seen as capable of shamanizing.

15 People’s relationship with the material representations of their deities/‘idols’ (siadai, carved images) had defied Russian ideas of respect for the sacred realm. One moment they could be treasured as sacred possessions and the next regarded as plain pieces of wood (deverviaški, see Evladov 1992, p. 150). The images could be physically punished if spirits did not deliver what was expected of them. They could also be physically destroyed to release a spirit and let it travel when their human guardians saw fit.

16 The attempts of the Obdorsk spiritual mission to bring the natives to the Church were cut short by the socialist revolution. During the Soviet anti-religion campaigns of the 1920s and 1930s, both the Orthodox priest and the native specialists identified as ‘shamans’ were discredited as exploiters and many were persecuted. But although even remote encampments of Nenets and Khanty were fully integrated into Soviet economic, political and educational institutions, people preserved many aspects of traditional ritual life and material culture well into the 21st century.

17 Atheist propaganda was a regular feature of the Soviet mass media, but in the later Soviet periods the marginalisation of believers was rather selective10 and indigenous ‘religious’/ritual practices were not, as a rule, subjected to public accusations of ideological misconduct. The Soviet authorities and farm management turned a blind eye to something that was seen as a sign of simple people’s ignorance or backwardness. ‘They kept all these idols and often shamanized [šamanili]’, said one Russian veterinarian and former Communist to me as she shared her recollections. ‘Women walked around the čum11 with smoking coals on a frying pan mumbling something. Ah, I never said anything to them. It was not the right thing to do, but we really did not care.’ As my Nenets tundra hosts remembered, when their čum were visited by the Soviet state farm directors or Party officials, the display of sacred things/‘idols’ did not provoke criticism from the visitors. This attitude was not due to the geographical remoteness of native herders and hunters, but to their social standing – they were often simply considered to be beyond criticism.

18 The collapse of the Communist Party’s hegemony and the desire of the Orthodox Church to restore itself as a consolidating force in Russian society had once again raised the issue of the pagans’ (yazyčniki, as they were now often publicly addressed) ideological orientation. The agenda of the Orthodox church in Salekhard, which was re- opened in the early 1990s, was conceptualised somewhat differently from those of its pre-Soviet predecessor. The main concerns of the 19th century Orthodox missionaries

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were baptism and ritual observances. But for the post-Soviet Orthodox Church, as a headman (starosta) of Salekhard church told me, the foremost aim was to preach Orthodox morality, and that implied ‘teaching people to obey power’ (slušat’sia vlast’).

19 While cases of mass baptism of remote villages by travelling Orthodox priests were, in fact, common in West Siberia,12 there were no special programmes to proselytise among the Nenets and Khanty on Yamal. The headman recalled that in the early 1990s native inhabitants often showed hostility towards the visiting Orthodox priests, but by 2001 very few places remained openly hostile to Church representatives. Limited funding was the major constraining factor for Salekhard church’s work with the geographically remote population ; it did not venture into the tundra.

20 This lack of missionary activity was compensated for by the dissemination of Orthodox teachings through radio, television and state institutions. In tundra encampments, the presence of the Church was manifest in sermons and in the public debates regularly transmitted by Radio Russia (Radio Rossii), where priests put forward their opinions on political and social matters. Some young reindeer herders were baptised while undergoing obligatory military service ;13 they proudly flashed their chest crosses when they were back in the village. In the cases I encountered, upon their return to the tundra, the crosses belonging to the neophytes were added to family collections of sacred things and the army chaplains were remembered as ‘good men to talk to about different things.’ For my tundra hosts, Orthodox Christianity had become a taken for granted aspect of post-Soviet culture, but for many, faith in God, which was seen as made real through praying, worshipping and specific observances, was largely understood as the Russians’ faith, a marker of nacional’nost’ (ethnicity) that was not ‘theirs’. God was, as it were, the ‘Russians’ God’.

21 Unlike the Orthodox Church, divers Protestant missions were engaged in more systematic missionary work on the ground, regularly visiting tundra encampments and remote villages. Some Protestant missionaries were themselves recent Nenets and local Russian converts, others were Russian and Ukrainian migrants, and yet others were Westerners with funding that allowed them to rent large premises in Salekhard for public meetings and helicopters for field trips. For native and Russian missionaries, trade with the tundra dwellers was one of the main social settings used to disseminate the Gospel. Some missionaries worked from centres set up in villages, but they were few and far between.

22 One such centre was a Baptist house of prayer established in 1997 by a Ukrainian couple on northern Yamal peninsula. The mission conducted services three days a week and distributed printed materials and Bibles. Some of the literature, published abroad in Russian, focused specifically on Northern indigenous peoples, such as booklets about fights between Christian missionaries and Eskimo shamans in Canada and the conversion of Eskimo communities. The Baptist approach was not intellectual14 and the missionaries were openly hostile to many aspects of both modernity (i.e. secular music, mass media, dancing, etc.) and indigenous practices, including ‘idolatry’, gender taboos, marriage strategies, animal sacrifice, modes of greetings and even facial expressions.

23 The Baptists’ main target was indigenous dwellers. In the missionaries’ own words, newcomers and migrants were ‘all too busy making a living to spend time in the mission’ – newcomers came to the North to make money and they did not have much spare time. Furthermore, the indigenous lifestyle and ‘pagan’ worldview seemed more

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acceptable targets than Orthodox Christianity or Islam. Life in the tundra was depicted as an aimless and joyless existence (‘herding, sleeping, eating’) and it was the native spirits (duhi) that were said to pose a threat to the well-being of the local community. ‘People complain that they hear voices here ; these are voices of the Devil. We understand that here there are many evil spirits whose only purpose is to kill [umertvit’] humans…The Devil has his plan for these people,’ the missionary told me.

24 The Baptist mission stirred up controversial feelings in village and tundra communities. The Church, backed up on this matter by the state, had publicly condemned Protestant missions as Western religious ‘sects’ that strive for world domination (cf. Dvorkin 2000, pp. 40-41). In line with this reasoning, many locals referred to Baptists as ‘a trend from the outside’ ; Baptists were seen as a token of the permeability of the state’s borders and villagers found it ‘disturbing’ that the local authorities let these people into the region. Not only were the missionaries challenging new discourses on cultural authenticity with their Christian cosmopolitanism (‘we are one community of brothers and sisters the world over’), they were also seen as a token of the permeability of the state’s borders. Some reindeer herders I knew refused to trade or even converse with the Baptist missionaries after they had learned that they did not represent the official Orthodox Church. These negative attitudes were not entirely new, for in the Soviet Union, non-traditional religious organisations were not always registered with the authorities and were generally viewed as illegal or underground sects.

25 The mission, however, was successful in recruiting some followers and it was not seriously troubled by the villagers or the local authorities, who in other matters were inclined to adopt an ‘ethnic-nationalistic’ stand vis-à-vis newcomers.15 Despite all the bad press and suspicions, it was simply hoped that the missionaries could keep people away from drinking and crime. One common view is summed up in the statement of one middle-aged Russian worker who called himself Orthodox and said that he would never approach the sect : ‘In Soviet times, drinking was about poor discipline, but now it is called a disease. The sect [sektanty] calls it a sin. Maybe if people start thinking about drinking as a sin it can help them to stop.’ The missionaries appealed to the idea of (self-)discipline and like the Orthodox Church they extolled obedience (poslušanie) as a central value. Special prayers were made for children to obey their teachers at school, and for workers to obey their directors. Just like the official Church, the Baptist missionaries on Yamal exhorted people to ‘obey their Tsars, leaders and managers’ and for this reason they were left alone and were expected to do some good as a disciplinary structure.

New Sensibilities and Identifications - Cases of Christianisation

26 The schematic positioning of the main agents of Christianisation as described above – the historical and official status of the Orthodox Church and the controversial status of Protestant missionaries – does not tell us much about the host of sentiments, emotions and aspirations of the followers of a particular religious confession or movement. Nor does it help us to understand what it means for them to be(come) Christians. In order to elucidate people’s dispositions, I now turn to two case studies that deal with the words and ‘worlds’ of people who became Christian.

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27 The first case study’s main focus is on a member of the aforementioned Baptist mission, which preached the impending apocalypse and cultivated millenarian attitudes among their followers. The second centres on the famous Nenets female writer and entrepreneur, Anna Nerkagi, who became an active supporter of the Orthodox Church and decided to become a spiritual leader in her own right. Her millenarianism, expressed in the novel ‘The Silent One’ (Molčaščii, 1996), was structured around her concern for the wellbeing of ‘her’ people. Using the Christian imagery of salvation achieved through unification with the Saviour, the novel’s finale features a collective purification-cum-purging by the divine fire ; as in many other millenarian ideologies, revival is promised through annihilation. Nergaki’s millenarian vision aside, her take on Christianity represented an example of religious innovation that was common among many indigenous converts.

28 Thus the two case studies attempt to show the way in which different religious currents marked, at least formally, by millenarian ideologies shape subjectivities and create novel ‘worldviews’. The ideological complexity of, and range of cultural references deployed in, these novel forms of religiosity are such that they do not unequivocally fit the categories of ‘doctrinal’ and ‘imagistic’ modes of religiosity (Whitehouse 2000) ; followers of each denomination combine the elements of both modes. As we shall see, despite the striking contrast between the two religious forms, in both religious frameworks, people’s ideas of order and their expectations of power and charismatic leadership harked back to semantic memory engrained during the Soviet period.

29 The significance of this shared memory should be considered in the broader context of the effects of post-Soviet change on the locality. In 2001, much of the rural economy was still organised on several large reformed state farms specialised in reindeer- herding, although they were by then struggling to survive alongside the ‘individual’ reindeer-herding carried out by indigenous families, small kin groups and a handful of indigenous communes (obščina). The old state farms had lost their former economic might and were transformed into what Kharkhordin (1998, p. 962) has called ‘the post- collective’ – a situation where the ties that kept the ‘contact group’ functioning as a collective were radically loosened and the state no longer had a role in maintaining a collective and in setting up the goals of group activity (e.g. a production plan). In this environment, much of people’s anxiety was triggered by fear of perceived or impinging anarchy and disorder. While it was difficult to assess at the time to what extent individual cases to be discussed below are representative of the ‘groups’ of believers, the subjective experiences and interpretation of these converts, however idiosyncratic they may appear, were a socially and culturally situated search for ‘order’.

Charismatic leadership : Jesus as Lenin

30 The core of the Baptist congregation consisted mainly of native women of all ages. During regular services, in their individual prayers, said both in Russian and Nenets, they asked for the well-being of reindeer and for order (poriadok) in the tundra and the village, sent their blessing to their kinsmen in the tundra and asked for the redemption of young people and their unenlightened relatives. The people (narod) was said to be in grave danger from the hole in the ozone layer, environmental degradation, poor health etc. The apocalypse was fast approaching, making the conversion of unbelievers all the more urgent. When attending Baptist services and observing people’s prayers (hands

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clenched, eyes shut) as well as listening to the missionaries’ evocations of the Devil as incarnate in the television, mass media, native idols and spirits, it was tempting to see the movement in terms of the ‘colonisation of consciousness’ (Comaroff & Comaroff 1991 ; see Robbins 2007, pp. 11-13). My chance meeting with a middle-aged Nenets woman whom I call Maria exposed the limitations of such an approach.

31 In some ways, the Baptists exemplified an imagistic mode of religiosity in that the religious life of many Baptist followers revolved around a life-changing episode such as their or their nearest and dearest suddenly stopping drinking. This ‘miracle’ had a profound impact on their new religious convictions, which were exercised in dogmatic fashion during meetings (monotonous readings from the Bible, repetitive prayers, sombre singing). Maria’s husband was among those who believed they had been saved from alcohol by their conversion, but Maria, a teetotaller herself, was not initially drawn to the missionaries by their ‘healing’ powers.

32 Maria’s story of how she found God was the tale of a simple woman (she had completed secondary education, spent half of her life in the tundra, and now worked at the kindergarten in the village), trying to navigate the confusing world of post-Soviet ideological production. She first became aware of her ignorance (bezgramotnost’) after she visited the church in Salekhard as a tourist in 1994. She travelled very rarely to the regional capital, and this was her first trip since the collapse of the Soviet Union. In Salekhard, a relative took her on a tour to the church where she bought a little booklet about Jesus the Saviour. Maria knew nothing about Jesus and was curious to know who Jesus was, but the priest was too busy to talk to Maria.

33 Back home, she read the book, which described Jesus as ‘a friend of children’. This formulation struck Maria, because she knew that Lenin was always called ‘a friend of children’. Her interest in God was provoked by this simple phrase. She discussed it with her husband. ‘Who was this Jesus, if he was as great as Lenin ? When did he live ?’ Maria’s husband, a former state farm worker, did not know either and she was too shy to ask around. She dropped these questions until the Baptists arrived in her village and distributed the Bible. Maria read the book, but could not understand everything that it said. She joined the mission together with her husband to get help understanding the words of the ‘living God’ (zhivoi bog), as she had come to call Jesus.

34 Maria and her husband became strict Baptist followers, which strained relations with some of their relatives and friends : they threw out their TV set and burned their sacred things (hehe), including ancestral images, and the husband gave up smoking and drinking entirely. However, Maria did not blindly dismiss her sacred things as representations of evil. She had her own view on ‘paganism’ and this was connected with traumatic events in her family and with her former Soviet self. Maria’s father, whom she remembered only vaguely, was a shaman. He was imprisoned in the 1930s, but was later released and returned to the tundra. Maria was told that he was a strong shaman and that he could sew better than any woman (his ability to sew was a sign that he was a real shaman and could move between male and female realms). With some agitation, she told me that her father had suffered for his ‘faith’ (za veru) and that he had suffered unjustly.

35 She also recalled that she used to be ‘a good Soviet person’ and considered herself a ‘modern’ woman ; she was convinced that there was no such thing as God or gods. Maria remembered that her mother tried to talk to her about spirits or gods, but she ignored her words as ‘lies’. Her grandmother could sing shamanic songs, but they did

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not make any sense : ‘You have to be mad to understand that nonsense. Nobody could understand what grandma was saying.’

36 When Maria lived in the tundra, she observed all the prohibitions applied to women as a matter of course and participated in domestic rituals, such as the purification rite (nibtrava), feeding ancestral images and the annual sacrifice to the sacred sledge (hehe- han) used to transport sacred possessions (ancestral images, sacred objects and idols). Before she met the Baptists she did not think of these practices as ‘religious’. Maria’s understanding of her Soviet self endorses Ssorin-Chaikov’s observation among the Evenki that during the Soviet period ‘ritual practices proliferated by avoiding naming and narration, and by the loss of ‘shamanism’ as a fixed signifier within ritual frameworks’ (2001, p. 3). What this implies is that ‘shamanising’ as something people did was mainly evident to the eye of the ethnographer or ‘outsider’, but might not be acknowledged as either ‘shamanising’ or religious ritual by those who performed these practices. The Soviet Maria ‘did it’ (‘folk religion’), but this did not compromise her sense of her Soviet modern self. It went without ‘naming’.

37 For the post-Soviet Maria, ‘narration’ and ‘naming’ became decisive for her becoming an ardent Baptist. The very ability to communicate in a comprehensible language in dealing with the metaphysical powers was essential for her new identity as a Christian. ‘Our tundra gods do not talk ; they are silent gods (bezmolvnye bogi),’ she told me. When I asked her to elaborate, Maria explained that since there were no more shamans, there was no way for her to understand and engage with the hehe and the spirits. It was a shaman’s task to tell people about the dispositions of spirits. Maria did not know how to handle the hehe and how to address them. They were mute and therefore radically different from the speaking and living Christian God.

38 It is important to note in passing that Maria’s concerns with the native gods’ silence also implied that it was possible to understand hehe emotionally and intellectually. Perhaps, she said, if she had listened to her mother, she would have had a better chance of understanding. By drawing a boundary between her Soviet beliefs (‘no God/gods’) and her current convictions, she acknowledged that the native gods were no longer ‘lies’. Ironically, the native gods were recognised as a repository of knowledge that became unattainable for Maria at the moment when she renounced her atheism and became a Christian. They were not so much ‘evil’ as ‘mute’ and hence, useless.

39 Maria’s subjectivity aligned with her experience of the irreconcilability between ‘silent gods’, her Soviet self and her present-day religiosity. Her Christianity, however, was not only about new sensibilities. There is a well-documented overlap between certain Soviet discourses and the teachings of the Orthodox Church (Kharkhordin 1998). Soviet practices of self-discipline and hero identification had clear analogies in Orthodox moral theology, whilst the centrality of Orthodox obedience was not unlike Soviet idea(l)s of the self as enmeshed in a symbolic and ideological system that was always more significant than the individual. Maria’s trajectory from atheist to Baptist followed these continuities in the social imagination.

40 The Baptists, of course, represented an ‘anti-Church’ movement and they opposed the ideological domination of the Orthodox Church. But Maria did not join the Baptist mission because she had any ideological reservations about the Orthodox Church. Like Vakhtin’s (2009) Chukchi villager I mentioned in the introduction, she did not really see the difference between the two. What mattered was that Baptist Christianity propagated ‘clean living’ and a ‘good society’ based on respect and kindness towards

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others, where both were seen as no longer being enforced or endorsed by secular powers. The local Baptist community might have existed in the hostile environment of the village atheists, Russian Orthodox and indigenous traditionalists, but for Maria even the missionaries’ cosmopolitanism (‘we are one community of brothers and sisters the world over’) was not unlike Soviet postulates about the solidarity of working class the world over.16

41 And she was also millenarian in her own way – a ‘second coming’ had already happened, for Jesus came into her world(view) shortly after Lenin had (almost) lost his quasi-divine political status. The local Baptists were her only opportunity to embark on a long-term process of learning about Jesus who was as great as Lenin. The model self constructed by Christianity and the hero figure of Jesus reinforced Maria’s Soviet-style subjectivity, which was predicated on the idea of an ‘obedient’, but also a consciously involved, subject addressed by an authoritative discourse. While the native gods were silent for Maria, in the idea of the Christian God she found a way to deal with post- Soviet disorders.

Divine hierarchies and ‘a dilemma of the soul’

42 In 1996, Nerkagi’s novel ‘The Silent One’ was published in a volume alongside her earlier works that explore themes of indigenous life in the manner of social realism and offer a critique of the effects of Soviet modernity, such as disregarded indigenous gender roles and familial obligations. ‘The Silent One’, which brought Nerkagi a literary prize in Tiumen and was praised by Russian literati in Salekhard, was a different kind of novel – the familiar themes gave way to the anticipation of judgement day and a revitalisation to follow. In the preface she wrote :

43 ‘God forbid that my Words should be the final word for my small people17 whom I love. I cannot say whether I am guided by God or by the Devil. If it is God, then it is his Will. But what if it is the Devil ? I am afraid… I see a collapse ahead. It will come to everybody. This is neither cancer nor AIDS ; we are faced with a very different disease. The soul is rotting inside of us.’18

44 Written in a genre that mixes allegory and phantasmagoria, the novel depicts a dark world of wild orgies and feasts, sexual promiscuity and poverty – a world with no families and no purpose. The plot loosely follows the story of Christ – the protagonist, who does not participate in the debauched life of the community, is killed by his own people ; he then rises from the dead as a Voice showing his tortures a divine image in the sky and calling them to follow him ; enlightened by his miracle, people enter into the raging fire asking God for forgiveness.

45 Nerkagi’s search for new spirituality and take on revitalisation could not but provoke mixed feelings among the native intelligentsia in Salekhard. She was writing and publishing ‘The Silent One’ at a time when native activists, concerned as they were with the revival of indigenous religion in its authentic format, were organising folkloric performances featuring shamans. Yet, in contrast to other representatives of the urban native intelligentsia, Nerkagi has since the late 1980s spent substantial amounts of time in the near-Ural tundra in the trading post (faktoria) of Laborovaia. And it is there that she run her private reindeer-herding farm (krestiansko-fermerskoe hoziaistvo) and shop. She also built a chapel there in 1998 and popularised her version of Christianity in what she called ‘The school of the spirit.’

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46 In 2001 the trading post had fifty to sixty permanent residents and approximately fifteen of them were children who attended Nerkagi’s primary school. Eleven were her adopted children from orphanage background. (The children of the nomadic tundra dwellers went to boarding schools in larger settlements.) The primary school followed a standard Russian syllabus and the additional component that Nerkagi designed herself and formally described as ‘ethno-cultural education’ was dedicated to the spiritual cultivation of the individual.

47 This spiritual cultivation and revival of Nenets culture could be achieved through ‘labour’ (trud). The idea was that the individual (ličnost’) should be cultivated not by means of ‘literacy’, but through the idea of labour as the foundation of life and creative activity and as distinct from the idea of formal ‘work’ (rabota). In Nerkagi’s view, the deficiency of standard Russian education was that it focused solely on literacy. Children were taught how to read, write, and count, but their spirit was not cultivated through practice.

48 ‘In Soviet times they talked about a ‘calling’ [prizvanie] and everything that was not your ‘calling’ you did not need. In my school one learns how to appreciate labour and simple human life. It is about learning how to appreciate life not as a heavy burden – everybody now complains that ‘life is too hard’ – but as a creative process.’

49 In the school, Nenets girls were taught native crafts like sewing and scraping hides, while boys learnt to make sledges, and lassoes, and were regularly taken on fishing and hunting expedition. However, the proper cultivation of indigenous subjects could not be achieved through labour alone ; according to Nerkargi, it had to be done in conjunction with learning and practising the ‘one faith’ (odna vera). That was the reason why the writer was particular about the name of her school and did not want to promote it as ‘a school of the ethnos’ but instead referred to it as ‘the school of the spirit.’

50 In Nerkagi’s usage of the term ‘ethno-cultural education’, ‘culture’ referred to the universal domain of ‘faith’ (vera). Without ‘faith’ one could not be ‘cultured’ (kul’turnyi), she said. The notion of ‘one faith’ was her original idea that she was eager to talk about with her signature eloquence. It is worth quoting it at length :

51 ‘I do not believe that there is Christianity and paganism. God is one, and that is how I bring up our children. My children are Christians and we would not start a meal without a prayer. It is not possible to explain the feelings that I am experiencing and that our children are experiencing by something like Christianity or paganism. I am not into different religious movements or sects. My ethno-education is about the cultivation of the one faith – our own faith [sobstvennaia vera]. There is one God and there are gods, masters [hoziaeva] of the land. There are sacred sites and each site has its own master. There are small sites and big sites. That is what the children have to learn and how I explain it to the people. They should know about all the sacred sites on their native land [rodnaia zemlia) and how to do the rituals. This is the culture [eto kul ´tura] – one has to understand the hierarchy of gods. Like there is a Governor and a Vice-Governor. So in the same way there is a divine hierarchy [božestvennaya ierarkhiia]. The gods of our land are real. In the Urals we have a Goddess-Hada [grandmother] and she has the same task as all other gods and God, to protect our people and guide them morally. She is as real as you and me.’

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52 In her engagement with Christianity Nerkagi addressed a dilemma similar to one that many ordinary native dwellers were aware of, or uneasy about, at the time, namely to what extent becoming a Christian compromises their ethnic/indigenous identity and can be seen as a ‘betrayal’ of their people.

53 On the one hand, in the words of the new Orthodox converts, in order to have a good life it was now important to take care of one’s ‘soul’ (duša).

54 On the other hand, many people rediscovered that a sense of being pagan (yazyčniki) was an integral part of their identity and were actively searching for their ‘abandoned’ spiritual traditions at the same time as they were introduced to Christianity with its omnipotent God who hated pagans. One rural women in her forties of mixed Nenets- Khanty descent and a recent convert to Orthodox Christianity reflected on her task of handling two religious realms simultaneously : ‘For us, educated and modern people, it is not that simple, there is a dispute in my soul [spor v duše].’ The woman found some solace in the fact that Russians also had various beliefs in spirits but these beliefs did not prevent them from being real Christians.

55 By contrast to many ordinary rural dwellers, Nerkagi adopted a vision that was purged of unclear or contradictory stances. Being an active cultural entrepreneur who could herself define the contours of what was ‘ours’ and what was not, the writer did not endeavour to build a bridge between Christianity and traditional practices. She dismissed any discrepancy in the coexistence of paganism with Christianity, as well as the idea of dvoeverie (‘double faith’) that is commonly attributed to Russians and pre- revolutionary natives alike, by rejecting the notion of paganism as a label for the ‘native’s religion’ and by recasting Christianity as ‘our’ religion. Christianity was deployed as a cultural resource for the purpose of articulating an alternative perspective on the meaning of adherence to the Orthodox Church. The universal God at ‘the top’ that was neither clearly Christian nor native became a means of asserting the indigenous (pagan) tradition without naming it. The native gods under God were indispensable components of the cultural vision that Nerkagi called the ‘one faith’.

56 At the turn of the millennium, the millenarian flavour and messianic character of Nerkagi’s fictive native Saviour seemed in practice to be giving way to a more rationalised and familiar model. Rather than viewing her religious innovation as yet another case of religious syncretism, whereby Christian symbols, saints, and practices are seen as co-opted into the native worldview (cf. Balzer 1999), her design should be acknowledged for its reference to recent, Soviet experience of political order. The idea of the ‘divine hierarchy’ of gods appeared to be modelled on a vision of encompassing realms into which she imaginatively projected native masters and the universal God, evoking the template of Soviet ‘nesting hierarchies’ of power (Humphrey 1994a). The power of native gods was postulated as being as significant and powerful in their own realms (e.g. a mountain) as that of God. Just as almost no one was a stranger to power in the Soviet political order, because power was distributed through ‘nesting hierarchies’, nor were native gods in Nerkagi’s imagination strangers to the potency of God. The divine ‘order’ was found in a conceptual construct where a part of the whole could metonymically wield power as both part and whole.

57 Whether Nerkagi’s teachings gained a wide circle of followers among the tundra dwellers in her area was difficult to estimate. Her chapel in Laborovaia was reportedly busy during some Orthodox religious holidays, with people making offerings and praying. Her primary school was eventually allowed to accept some pupils from the

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tundra by the Okrug’s Department of Education and this may have facilitated the spread of her teachings far beyond her trading post. One thing is certain : her ideas, though ‘unorthodox’ from the point of view of Christian dogma, did not prevent her from gaining political support from the regional structures of power and from becoming a personality respected and valued by the Church. It was the Salekhard church authorities that granted her permission to build an Orthodox chapel in the trading post (the Church was keen on lay people in the region building chapels in order to combat the spread of ‘totalitarian sects’). Since 2007, the trading post has regularly hosted children from an Orthodox Sunday school in Tobol’sk, and the Head of the Tobol’sk Eparchy has even visited her trading post himself.

Conclusion

58 This paper has attempted to show that since the demise of Soviet atheist ideology and state socialism, Christianity on Yamal has been doing something more complex than merely ‘filling’ a post-Soviet ideological vacuum. It has established an uneasy relationship to the idea of indigenous revival, when the latter was promulgated as a return to authentic ancestral traditions, and cultural Russification was seen as ‘bad’ Soviet legacy. The tension between the two agendas (Christianisation and the revival of ethnic authenticity) was particularly pronounced when Christian millenarianism was brought to the fore, as in the novel ‘The Silent One’ by the Nenets writer, Nerkagi, or in Baptists’ rejection of Nenets gods as works of the Devil and exhortations to convert urgently.

59 Millenarian movements are often presented as ways of resolving, or responding to, the tensions created by contact between a local society and an oppressive external power, such as a state or world religions. In societies as different as West Siberian natives and Amazonian Indians, anthropologists often emphasise the resistance potential of such movements.19 While no mass millenarian movements had emerged on post-Soviet Yamal, millenarian attitudes proliferated among followers of different and mutually hostile Christian traditions. These followers, however, did not appear to subvert ‘Russian’/state power as a way of revitalising indigenous communities. Their multivocal millenarianism was concomitant with the feelings, or aspirations, of belonging to larger whole(s) that drove their new religious visions and understandings more generally.

60 For people like Maria the Baptist, Christianity, in spite of its intentions to the contrary, became a means of re-conceptualising ‘mute’ indigenous spirits and images as ‘gods’ one could believe in in the same way as one could have faith in God. The very process of ultimately renouncing native ‘gods’, as demanded by the Baptist movement, could make the loss of traditional knowledge somehow ‘real’ for these former atheists. At the point of destruction, indigenous metaphysics could be thought of as ‘ours’ rather than as ‘lies’. The mission, on the other hand, provided an opportunity for people to pray for order in their community and country and, in so doing, to feel involved in public life in the here and now.

61 Orthodox Christianity, in turn, was not clearly associated with the direct condemnation of native practices and was used as a new framework for indigenous ideas of spirituality. It transformed the status of these ideas, which had been half-forgotten and half-dismissed during the Soviet period, from marginal, indigenous people’s beliefs into

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values shared with wider society. Anna Nerkagi’s model of the ‘one faith’ and the ‘sacred hierarchy’, and other converts’ discovery of similarities between Russian and native paganism, were cases in point.

62 Whether rural people on Yamal merely underwent baptism (as some young Nenets men had done during their military service), or embraced a particular form of Christianity, Christianisation and contestation over ‘the people’s soul’ circumscribed a political realm where people creatively engaged with the newly available symbolic map. Both Orthodox Christian and Baptist converts simultaneously partook in imagistic and doctrinal modes of religiosity and both drew on semantic memory acquired during the previous epoch. In so doing they reproduced in new, religious guises conceptual power structures and ideas that were forged by the Soviet order.

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NOTES

1. The ethnographic data for this article was mainly collected during fieldwork on Yamal in 2000-2001 financed by the Danish Research Academy and Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research. 2. Northern Yamal peninsula, 2001. 3. Cf. e.g. Kan (1996) on the Alaska Tlingit in the 19th and early 20th. centuries. Also, see Wiget & Balalaeva (2007) on the contemporary Khanty. 4. The term ‘totalitarian sects’ was first coined by the Russian Orthodox activist Aleksandr Dvorkin in 1993. See Dvorkin (2000, pp. 30-44, 58-59). The ‘totalitarian’ quality of religious organisations is attributed to their imputed goal of seizing power in Russia and/or achieving world domination, and to their links with international business, the mass media, organised crime and terrorism. For a detailed discussion of the origins of the concept of ‘spiritual security’ in Russian federal law in the early 1990s, see Elkner 2005. As Elkner has pointed out, the notion of spiritual security emphasised a radical break with the Soviet paradigm of security – a move away from Soviet atheism and towards recognition of ‘spirituality’ as a Russian cultural value. The Russian Orthodox Church then publicly joined forces with the state (and FSB) in defending Russia’s spiritual security and by the 2000s had become one of its key advocates. 5. See e.g. Lindquist (2000), Vakhtin (2009), to mention but a few. 6. According to the anonymous reviewer of this article, Vakhtin’s example comes from the field diary of Golovko. 7. A perception of the Soviet order as monolithic and uniform across different environments was common among my interlocutors on Yamal. In response to my request for information about Soviet life in the tundra, one of my of tundra hosts, an independent reindeer herder on northern Yamal, replied that there was nothing much to tell : ‘What do you want to know ? You know that life yourself, you were also a young pioneer, and a Comsomol member, you went to a Soviet school…’. 8. See Khodarkovsky (2001) for a general overview of missionary activities in the Russian North. 9. Šemanovskii (2005, p. 21). 10. See Walters (1993, pp. 22-26) and Paxson (2005, p. 93) on Orthodox church-goers in mainland Russia. 11. A čum (in Russian) is a Nenets and Khanty tee-pee like mobile dwelling made of wooden poles and reindeer hides.

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12. See also Wiget & Balalaeva (2007) on the Khanty-Mansi Okrug. 13. The Church has established close cooperation with all levels of government. Chaplains were set up in prisons and military units throughout Russia. 14. Wiget & Balalaeva (2007, p. 6) make a similar observation for the Khanty-Mansi Autonomous Okrug. 15. In the village where the mission was situated, it had some twenty to thirty regular members, most of them Nenets, and there were also a few followers in the tundra. 16. ‘Workers of the world, unite !’ was written on the state emblem of the Soviet Union. 17. The term ‘small people’ is often used in Russia when referring to the indigenous minorities of the Russian North. 18. Nerkagi (1996, p. 232). 19. See e.g. Wright & Hill 1986, Balzer 1999.

ABSTRACTS

Religious revival has consistently shown itself to be a central characteristic of broader ideological shifts in post-Soviet Russia. This article discusses how new religious currents – Orthodox Christianity and a Protestant denomination condemned by the Church – affected rural indigenous dwellers on Yamal at the turn of the millennium. It contends that rather than simply filling a post-Soviet ideological vacuum, as is often suggested in mass media and social scientific literature, new religious discourses challenged and resurrected native traditions for new purposes as well as revoked certain Soviet images and social forms. People’s reliance on semantic memory in diverse and mutually hostile religious frameworks overrides a distinction between innovative religious movements characterised by evocative images and a doctrinal mode of religiosity based on routinised forms of worship and ‘general knowledge’ (cf. Whitehouse 2000). While sharing this memory, indigenous converts of different denominations may profess millenarian attitudes that coexist with both ‘syncretic’ dispositions and the complete negation of native tradition.

Le renouveau religieux est une des caractéristiques des vastes changements idéologiques qu’a vécus la Russie postsoviétique. Cet article aborde la question de l’influence des nouveaux courants religieux – l’ÉGLISE orthodoxe et une dénomination évangélique que la première condamne – sur les habitants indigènes de Yamal au tournant du millénaire. Plutôt que de les considérer, comme c’est souvent le cas tant dans les médias que dans certains travaux de sciences sociales, comme de simples idéologies appelées à remplir le vide postsoviétique, nous montrerons comment les nouveaux discours religieux confrontent et ressuscitent les traditions indigènes dans des contextes nouveaux, tout en redéployant certaines images et formes sociales soviétiques. Le fait que les gens fassent appel à la mémoire sémantique dans des cadres religieux divers et opposés remet en cause la distinction entre des mouvements religieux innovants mobilisant des images évocatrices et un mode de religiosité caractérisé par une dévotion routinière et un savoir général (cf. Whitehouse 2000). Si les indigènes convertis aux différentes églises partagent cette mémoire, ils sont aussi susceptibles d’entretenir des attitudes millénaristes qui coexistent simultanément avec des dispositions syncrétiques et la négation totale de la tradition indigène.

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INDEX

Keywords: evangelism, orthodoxy, religious revival, cultural authenticity Mots-clés: évangélisme, orthodoxie, millénarisme, authenticité culturelle Geographical index: Arctique, Sibérie septentrionale, Yamal

AUTHOR

VERA SKVIRSKAJA Vera Skvirskaja is a Research Fellow at the Department of Anthropology, Copenhagen University, Email : [email protected]. She has worked in Russia, Ukraine, Turkey and Uzbekistan. Her research interests include economic anthropology, postsocialism, migration, materiality and cosmopolitanism. She is an author of numerous articles, including ‘‘Expressions and Experiences of Personhood : Spatiality and Objects in the Nenets Tundra Home’, Berghahn, (2012), ‘The many faces of Turkish Odessa : Multiple alliances across the Black Sea’, Focaal 2014, and a co-editor of Post-Cosmopolitan Cities, Berghahn, (2012).

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Épilogue

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L’exaltation des Roerich au Petit Tibet, ou à la naissance du New Age

Dany Savelli

Je remercie chaleureusement Quentin Devers, remarquable cartographe, pour l’élaboration de sa carte qui permet de visualiser l’expédition de Nicolas Roerich.

1 Le présent article n’entend pas revenir sur l’ensemble de l’expédition en Haute-Asie organisée par le peintre et mystique russe, Nicolas Roerich (1870-1947), entre mars 1925 et mai 1928. Son propos, plus modeste, est de s’attarder sur l’exaltation assez singulière qui s’empara du peintre, de sa femme, Elena (1879-1955), et de son fils aîné, Youri1, alors que leur caravane formée à Gulmarg traversait le Cachemire et le Ladakh pour rejoindre Khotan en Chine. L’intérêt pour nous sera de voir la façon dont cette exaltation conforta ces théosophes voyageurs à penser leur pérégrination à la fois comme une épopée et comme une ambassade destinées à faire basculer l’humanité dans l’Ėre nouvelle (Novaja Ėra2) qu’ils appelaient de leurs vœux.

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Principaux sites du Cachemire et du Ladakh visités par Nicolas Roerich en 1925

© Carte de Quentin Devers

2 Pour mieux nous aider à comprendre leur état d’esprit en mars et septembre 1925, quatre textes publiés à leur retour d’expédition seront considérés : d’une part, le journal de voyage de Youri, Trails to Inmost Asia, publié en 1931 dans lequel ce dernier rend compte avec précision de la topographie des zones traversées tout en insérant de longs développements sur les peuples, l’art et l’archéologie des lieux visités ; d’autre part, Altai-Himalaya ; a Travel Diary publié en 1929 et Heart of Asia3 et Shambhala parus l’année suivante. Ces trois livres de Nicolas Roerich, traduits du russe par des proches, relèvent à la fois du récit viatique et de l’essai poétique. Composés de courts chapitres, eux-mêmes consistant en notations prises sur le vif, en impressions de voyages et anecdotes diverses, ils privilégient la forme brève et, ce faisant, autorisent un certain flou à même de transmettre l’enthousiasme du peintre en Asie. Le contraste entre les livres de Youri et ceux de son père permet de saisir comment leur exaltation, fondée sur des découvertes sensationnelles et le déchiffrement de signes prétendument prophétiques, fut contenue ou, au contraire, mise en exergue en fonction du lectorat à qui chacun s’adressait : averti, voire savant pour Youri, grand public et avide de merveilleux pour Nicolas.

3 Les découvertes incroyables du printemps et de l’été 1925 se produisirent à des points quasiment extrêmes du parcours considéré ici, à savoir Srinagar, la capitale du Cachemire, et Leh, la capitale du Petit Tibet comme on appelait alors le Ladakh. Dans la première de ces villes, les trois voyageurs eurent la surprise d’entendre raconter un épisode de la vie du Christ passé sous silence dans les Évangiles. Voici en quels termes Roerich rapporte cette légende : The Moslems of Srinagar told us that the crucified Christ – or, as they call Him, Issa – did not die on the cross, but only lost consciousness. The disciples took away His body, secreted it and cured Him. Later, Issa was taken to Srinagar, where He taught

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the people. And there He died. The tomb of the Teacher is in the basement of a private house. It is said that an inscription exists there stating that the son of Joseph was buried there. Near the tomb, miraculous cures are said to take place and fragrant aromas to fill the air. In this way, the people of other religions desire to have Christ among them (1930, pp. 22-23).

4 Il n’est pas sans intérêt de noter dès à présent que les désignations du fils de Dieu sont ici en conformité avec l’enseignement théosophique qui, à la suite d’Édouard Schuré ([1889]-1997), considère le Christ comme un grand Initié. Il en va de même quand, rapportant deux autres versions de la vie du Christ entendues au Ladakh, Roerich qualifie de « grande sagesse » l’enseignement reçu par celui-ci : In Leh, we again encountered the legend of Christ’s visit to these parts. The Hindu postmaster of Leh, and several Ladaki Buddhists told us that in Leh not far from the bazaar, there still exists a pond, near which stood an old tree. Under this tree, Christ preached to the people, before his departure to Palestine. We also heard another legend of how Christ, when young, arrived in India with a merchant’s caravan and how He continued to study the higher wisdom on the Himalayas. We heard several versions of this legend which has spread widely throughout Ladak, Sinkiang and Mongolia, but all versions agree on one point, that during the time of His absence, Christ was in India and Asia (1930, pp. 29-30).

5 Si au XVIIe siècle, dans un mouvement somme toute naturel en regard des supputations sur le mystérieux Royaume du prêtre Jean, le premier Européen venu au Ladakh4 repéra avec enthousiasme un fond chrétien dans le bouddhisme tibétain, le cas de Roerich diffère considérablement : il ne s’agit pas pour lui de retrouver coûte que coûte des éléments chrétiens chez les peuples himalayens et de discréditer ainsi le bouddhisme en tant que christianisme dégénéré. Il s’agit de valider l’existence de cette « haute sagesse » (qu’on l’appelle philosophia perennis ou prisca theologia) à l’origine de toutes les traditions religieuses et que seuls, selon Mme Blavatsky, les membres de la Fraternité blanche, ou Mahatmas, retirés dans « les chaînes neigeuses des monts Himâlayas » (Blavatski 2004, p. 11) conservent intacte. Alors que Youri, avec précaution, se contente d’une rapide allusion aux « curieuses légendes de caractère chrétien » (1931 p. 29) répandues chez les musulmans cachemiriens et ladakhis, son père, lui, insiste sur les légendes de Srinagar et de Leh en vue d’accréditer la thèse de l’unité première des religions. Et comme si cela ne suffisait pas, il rapporte également la rumeur selon laquelle la treizième tribu d’Israël aurait autrefois trouvé refuge au Cachemire (1985, p. 212).

6 Peu importe que les « inventeurs » ou propagateurs de ces légendes soient connus ; peu importe qu’il s’agisse, pour la mort du Christ à Srinagar et les origines juives des Cachemiriens, de Mirza Ghulam Ahmad (1835-1905), et, pour l’idée d’un Christ façonnant la doctrine bouddhique ou formé par elle, du Russe Alexandre Notovitch (1858- ?). Qu’importe même que le courant religieux fondé par Ghulam Ahmad ait été déclaré hérétique par les autorités de l’islam et que Notovitch ait de suite été démasqué comme un imposteur5, Roerich, à l’instar de Blavatsky, appartient « aux groupes de ceux qui sont convaincus qu’aucun récit mythologique, aucun événement traditionnel des légendes populaires, n’a jamais été, à aucune époque, une pure fiction, mais que chacun de ces récits possède un fond historique réel » (Blavatsky 2004, p. 125). L’important n’est donc pas « de savoir où et comment la légende est apparue », mais de « noter qu’elle est racontée avec la plus totale sincérité » (N. Roerich 1930, p. 30).

7 Nicolas Roerich entend par ses livres témoigner de cette sincérité, comme il entend témoigner de la vigueur des légendes sur le Christ auprès des Cachemiriens et Ladakhis,

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toutes confessions et appartenances sociales confondues. Les musulmans, les bouddhistes, les hindous, et même, précise-t-il, la famille royale du Ladakh (N. Roerich 1985 p. 121) les répètent et, ce faisant, ajouterons-nous, leur donnent vie et valeur de vérité : One might wonder what relation Moslems, Hindus or Buddhists have with Issa. But it is still more significant to see how vital are great ideas and how they penetrate even the most remote place (N. Roerich 1983, p. 89).

8 Cela dit, pas plus que son fils, Nicolas Roerich ne peut faire l’économie d’un argument solide à opposer aux incrédules : il s’agit des croix nestoriennes découvertes en 1906 par le missionnaire britannique F. E. Shawe à Tangtse, près du lac Pangkong à l’est de Leh et dont l’éminent spécialiste du Ladakh, August H. Francke (1870-1930), rendit compte pour une revue scientifique allemande en 19256. Alors, comme l’écrit Youri, la présence « d’une population flottante de Chrétiens nestoriens au Ladakh entre les huitième et dixième siècles après J.-C. » pourrait bien expliquer que ces différents récits de la vie du Christ soient « des vestiges d’un passé nestorien » (1931, p. 28-29). Qui douterait de l’existence de ces légendes au Cachemire et au Ladakh, ajoute Roerich, ne comprendrait pas l’importance qu’eurent les Nestoriens « dans toutes les régions de l’Asie ».

9 Il nous semble que cette volonté de rattacher les légendes cachemiriennes et ladakhis à la présence intrigante de croix nestoriennes dans la région – thèse a priori intéressante et plausible – relève de la part de Nicolas et Youri Roerich du souci de se justifier. En effet, leur séjour au Cachemire et au Ladakh fit en 1926 l’objet d’une campagne de presse orchestrée par le Nicholas Roerich Museum dans le but évident d’assurer au peintre une visibilité d’important personnage public ; à cette occasion, plusieurs grands quotidiens américains lui avaient attribué la découverte d’un évangile apocryphe au monastère d’Hemis qui attestait la venue du Christ au Tibet7. Or, dans certains milieux, cette reprise du canular de Notovitch avait porté un préjudice considérable à la réputation des Roerich, et plus particulièrement à celle de Youri. On en donnera pour exemple la recension de son premier ouvrage, Tibetan Paintings, publiée par August Francke en 1927. Malgré l’intérêt de cette monographie, l’éminent savant de la Mission morave avouait s’être montré fortement indisposé à l’égard du jeune orientaliste en raison de ses affabulations ridicules sur un hypothétique évangile tibétain conservé à Hemis ; il expliquait également n’avoir accepté de recenser le livre de Youri que par égard pour le maître de ce dernier, le sinologue Paul Pelliot (1878-1945)8.

10 Sans prétendre à une carrière universitaire de type classique, Youri entendait bien s’affirmer comme un orientaliste et eût donc à défendre sa réputation. Une lettre de sa traductrice française, Marie de Vaux-Phalipau (ca. 1862 – ap. 1946) en rapport avec le passage consacré aux croix nestoriennes dans son livre l’atteste9. De surcroît, Trails to Inmost Asia, ouvrage édité par des maisons d’édition à la réputation solide – les presses universitaires de Yale et, pour la traduction française, la Librairie Orientaliste Paul Geuthner –, visait à donner une caution scientifique à une expédition dont les organisateurs s’efforçaient d’occulter la dimension spirituelle. Mettre en avant leur credo de théosophes eut nui à la réputation de Nicolas Roerich alors que celui-ci entendait élaborer et faire reconnaître un pacte international portant son nom10. Pour parvenir à ses fins, la constitution d’un impressionnant réseau de personnes influentes et l’appui d’institutions respectables lui étaient nécessaires, dont celui du Vatican et de l’Église orthodoxe russe hors frontières guère disposés en faveur des doctrines fumeuses de Mme Blavatsky… On peut, sans risquer d’erreur, affirmer que Trails to

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Inmost Asia répondit à cette stratégie familiale, de même que le firent, à leur façon, les trois récits de voyage de Nicolas Roerich.

11 Lorsque dans Altai-Himalaya, ce dernier revient sur l’hostilité des missionnaires11, dont, à n’en pas douter, celle de Francke : Regarding the legends of Jesus – first there was a complete denial. To our amazement denial first comes from the circle of missionaries. Then slowly, little by little, creep in fragmentary, reticent details, difficult to obtain. Finally it appears that the old people in Ladakh have heard and know about the legends (1983, p. 114)

12 on notera qu’il présente ces légendes sensationnelles sur le Christ comme si les Frères moraves, installés au Ladakh depuis la fin du XIXe siècle, devaient s’en réjouir à la façon des Jésuites portugais du XVIIe siècle convaincus de retrouver des éléments chrétiens chez les « lamaïstes » du Tibet. Or l’époque avait changé et Roerich était assez fin pour le savoir12. On peut, nous semble-t-il, déceler là un subterfuge de sa part, tout comme peut-être son choix de faire des croix nestoriennes un argument pour accréditer la thèse d’une origine commune au bouddhisme et au christianisme : après tout, Francke, on l’a vu, avait été un des premiers, sinon le premier à écrire à leur sujet.

13 Cependant, toutes ces légendes qui bouleversaient les enseignements chrétiens n’expliquent pas à elles seules l’exaltation qui gagna les Roerich sur l’ancienne piste des caravanes menant à Leh. Car si elles renforcèrent leur credo de théosophes, elles produisirent vraisemblablement un effet moindre sur eux que certains bas-reliefs aperçus sur le bord de la route et plusieurs statues immenses encloses dans l’espace étroit des temples. Ces œuvres auxquelles nous faisons ici allusion comblèrent leur attente millénariste : toutes représentaient Maitreya, le Bouddha du Futur, destiné à établir la paix universelle.

14 Ce fut d’abord, près de Dras, un bas-relief représentant le Bodhisattva debout en « costume princier, un rosaire dans la main droite, un vase ou bum-pa dans la gauche » (Y. Roerich 1931, p. 10). Pour Roerich, le caractère remarquable de ce « premier message bouddhique » fut qu’il représentait « précisément la figure de Maitreya » (1983, p. 102). Le second « emblème bouddhique » rencontré en cheminant fut le somptueux Maitreya du VIIIe siècle dans le village de Mulbekh. Gravée dans un piton rocheux qui, à cet endroit, force la route à marquer un tournant (et les voyageurs à l’admirer, voire l’adorer…), la divinité à quatre bras, parée de ses bijoux et coiffée d’une tiare surmontée d’un petit stupa, ne manqua pas par sa grâce d’« ascète indien » associée à son caractère monumental de susciter « une impression inoubliable et puissante » (Y. Roerich 1931, pp. 13-14) même si, à cette époque déjà, un petit temple en masquait en partie la vue.

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Le Maitreya de Mulbekh

Photo de Dany Savelli (avril 2014)

15 Puis de cette figure en majesté du Bodhisattva jusqu’à Thikse à l’est de Leh, la route formait une guirlande de temples dont il suffisait de pousser les lourdes portes en bois pour aussitôt faire face à d’immenses Bouddha du futur. C’étaient les Maitreya du temple de Sumtsek à Alchi, du monastère de Saspol, des temples de Cham Chung, Serzang et Chamba Lhakhang13 du monastère de Basgo, du Chamba Lhakhang du Palais royal de Leh, du Tsemo Gompa qui surplombe ce palais, et enfin du temple Chamkhang au monastère de Thikse. À cette série de Boudhha du Futur dûment mentionnés par les Roerich, on ajoutera la peinture murale d’un Maitreya au monastère de Spituk à laquelle il est fait allusion dans Altaï-Himalaya (pp. 112-113).

16 Comment expliquer cette insistance sur l’omniprésence de Maitreya au Ladakh alors que Nicolas et Youri taisent l’existence de statues tout aussi monumentales des bodhisattvas Avalokiteshvara et Manjushri ? Par la grande dévotion dont Maitreya jouit encore aujourd’hui au Ladakh14 ? Ou par la volonté de mettre en exergue une figure messianique réconciliant deux grands courants religieux ? Maitreya ne fait-il pas l’objet de dévotion aussi bien dans l’école Théravada que dans l’école Mahayana ? N’est-il pas, pour citer Altaï-Himalaya (p. 104), « le seul à unir fermement le Hinayana et le Mahayana y compris à Ceylan » ? Ces faits sont bien sûr à retenir, cependant, n’oublions pas que les Roerich appartenaient à cette seconde génération de théosophes – appelée parfois néo-théosophes – qui, sous l’impulsion de Charles Leadbeater (1854-1924) et d’Annie Besant (1847-1933), identifièrent Maitreya au Christ et annoncèrent l’imminence de son avènement. Quelle que fût la hargne d’Elena à dénigrer tous ses contemporains qui prétendaient, comme elle, détenir leur enseignement directement des Maîtres de Blavatsky, les Roerich n’en partagèrent pas

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moins avec la plupart d’entre eux un millénarisme qu’on ne trouve pas chez l’auteur de la Doctrine secrète.

17 Vivant dans l’attente impatiente de l’établissement d’un royaume de justice, de la venue d’un libérateur, de l’avènement de temps nouveaux et de l’émergence d’un Nouveau Pays (Novaja Strana)15, les Roerich étaient avides de présages et de signes. Or, dans ce Petit Tibet si proche du légendaire Shambhala, ces signes abondaient, du moins eux les voyaient-ils, les entendaient-ils. « Toute l’atmosphère du Ladakh semblait chargée d’éléments positifs pour nous », reconnut plus tard Roerich (1930, p. 30). Il suffisait de relier les légendes, les mythes et les prophéties pour déchiffrer présages et signes. À la faveur de certaines circonstances, leur multitude et leur vigueur pouvaient susciter de véritables hallucinations. Ainsi lorsque l’artiste à l’origine du Sacre du Printemps16 plaçait sur son gramophone portatif un enregistrement sur disque de Wagner, pouvait-il voir projeté sur les parois des montagnes himalayennes l’embrasement apocalyptique attendu et toute la nature se métamorphoser en une scène sublime narrant une épopée grandiose. Ce qui avait été conçu en Occident de façon illusoire pour les besoins des scènes d’opéra prenait vie au Petit Tibet. Un étonnant passage d’Altai-Himalaya le raconte : Nature, having no outlet, inscribed epics with their wealth of ornamentation, on the rocks. One perceives how the forms of imagery blend with the mountain atmosphere. Just those forms, thought out in the West, here begin to live and become convincing. One may expect the appearance of Kuan Yin ; or Lhamo prepares the element of destruction ; or the image of Mahakala may issue from the mass of destruction. This is not the unlifelike (sic) Durandale from Rockamadura. And how many enchanted helmets and swords are hidden in the chasms ! This is the real tragedy and achievement of life. And Bruguma of Gessar Khan is kin to Brunhilde of Siegfried. Crafty Locke runs along the fiery rocks (1983, p. 107)17.

18 À cette description hallucinée servie par la musique de Wagner – « elle résonne remarquablement dans les montagnes » (N. Roerich 1983, p. 107) – s’ajoute le compte- rendu des rumeurs, qui, tels les messages d’une conspiration, circulent à mots couverts comme empreintes de terreur sacrée. En effet, alors que la caravane progresse avec lenteur, que l’air raréfié ajoute à la fatigue et que « les jours et les dates sont rapidement oubliés » (N. Roerich 1983, p. 83), le pays ladakhi, plongé dans une temporalité en suspens, bruisse de l’avènement de l’Ėre nouvelle : en ces lieux reculés, les lamas s’entretiennent de Maitreya en chuchotant (N. Roerich 1983, p. 104).

19 On croirait à tort cependant que la magnificence des paysages cachemiriens et ladakhi et l’omniprésence de Maitreya furent la seule cause de l’exaltation des Roerich. En réalité, ils entrèrent au Cachemire et au Ladakh déjà amplement confortés dans leur conviction de l’imminence de l’Ėre Nouvelle et ce, en raison de trois événements survenus un peu plus tôt. D’abord, en 1924, au Sikkim, la nouvelle de la fuite du Panchen Lama leur était parvenue : la prophétie tibétaine selon laquelle le départ du Tibet de ce hiérarque marquerait la venue des guerriers de Shambhala était donc enclenchée. Ensuite, le 25 octobre 1924 à Calcutta, Alexandra David-Néel (1868-1969) révélait à Roerich que les Tibétains vivaient dans l’attente imminente d’un « saint guerrier qui régénérera[it] le monde » et que Shambhala, assimilé au royaume de Gesar, le héros de l’épopée tibétaine, se situait quelque part au nord dans une contrée peuplée de Russes18. Il n’en fallait pas davantage pour que les Roerich, qui jusque-là n’avaient jamais entendu parler de Gesar mais connaissaient le mythe eschatologique de Shambhala, associent messianisme tibétain et révolution bolchevique. Ils se trouvaient

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d’autant plus confortés à le faire que durant les années 1920, le Kremlin encourageait une politique de concessions visant, entre autres, à attirer de grandes firmes étrangères pour contribuer au développement de régions éloignées du pays ; en 1924, le gouvernement soviétique créait même à cet effet un bureau à New York19. Les Roerich s’engouffrèrent dans cette brèche. À la fin de l’année, au cours d’un voyage éclair à New York, Paris et Berlin, Nicolas collectait des fonds auprès de plusieurs millionnaires américains, créait la société Beluxa et approchait des agents et des diplomates soviétiques pour discuter de sa venue à Moscou et obtenir une concession dans l’Altaï20. Le journal d’Elena (2011, 2012) ne laisse cependant aucun doute à ce sujet : les Roerich envisageaient bien cette concession comme une utopie bouddho-communiste et l’Altaï, nouveau siège des Mahatmas, comme un substitut soviétique du Tibet. Compte tenu de cet état d’esprit, les signes et présages qu’ils crurent reconnaître au Ladakh, avant que leur utopie ne se fracassât sur la dure réalité soviétique, furent une composante émotionnelle déterminante de l’aventure au cours de laquelle Nicolas Roerich finit par s’identifier à une figure messianique destinée à instaurer l’Ėre nouvelle.

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NOTES

1. Youri Roerich (Jurij Rerih) (1902-1960) signa ses publications en anglais en utilisant le prénom George, écrit Georges pour ses publications en français. Pour désigner l’auteur de Trails to Inmost Asia, nous utiliserons dans cet article son prénom russe, Youri. Le nom de famille Roerich, sans mention de prénom, sera réservé à son père, Nicolas. Notons qu’après avoir obtenu, par faveur spéciale, un passeport français en 1930, mais non la nationalité française, Nicolas et Youri Roerich firent souvent précéder leur nom de famille de la particule « de ».

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2. La promesse d’une « Ėre nouvelle » apparaît pour la première fois dans le journal d’Elena Roerich le 27 septembre 1922 (E. Rerih 2004, p. 444). Rappelons que ce journal correspond à la retranscription scrupuleuse des messages qu’à partir de 1920 et ce jusqu’à sa mort, elle reçut chaque jour ou presque de Morya, ce même Maître de sagesse doté de pouvoirs surnaturels avec qui Mme Blavatsky (1831-1891) prétendait s’entretenir. 3. Dans cet article, je ne prendrai pas en compte la première version de ce livre (Rerih 1929). Publié en russe par une petite maison d’édition subventionnée par le Nicholas Roerich Museum (lui-même fondé à New York en 1923 et regroupant diverses institutions), cet ouvrage s’adressait à un lectorat restreint et sensiblement différent du grand public anglo-saxon que Roerich souhaitait atteindre avec Heart of Asia. Je réserve pour une étude plus développée une comparaison des deux versions. 4. En 1603, le marchand Diogo de Almeida décrit les temples de la ville de Basgo, une des anciennes capitales du Ladakh située sur la rive droite de l’Indus, comme des « églises richement ornées de retables et d’images de Notre Seigneur Jésus-Christ, de Notre Dame et des saints Apôtres ». Pour cette citation, cf. Didier 1996, p. 293. 5. Au sujet d’Alexandre Notovitch et Mirza Ghulam Ahmad, cf. la préface de Christian Bouchet in Notovitch 2004, pp. 7-30. 6. À ce sujet, de même que pour une remise en question du caractère chrétien de plusieurs de ces croix, cf. Sims-Williams 1993, p. 151. Je remercie Laurianne Bruneau pour m’avoir signalé cet article. 7. Cf. Savelli 2011. Dans la mesure où le présent article s’inscrit dans la préparation d’une monographie consacrée à l’Expédition Roerich en Haute-Asie, nous n’aurons d’autre choix, pour éviter au mieux les redites, que de renvoyer à plusieurs reprises à nos publications antérieures. 8. De toute évidence, Francke confondit Youri et son père, car la découverte de l’évangile d’Hemis fut attribuée par la presse à Nicolas Roerich et non à son fils. Pour le préjudice que cette affaire causa à Youri dans les milieux orientalistes, français notamment, cf. Savelli (en relecture). 9. Cf. Ibid. 10. Ce pacte, destiné à préserver les œuvres d’art en temps de guerre, fut signé à Washington en 1935 par les États-Unis et vingt pays d’Amérique latine. 11. Il le fait encore dans Shambhala (1985, p. 125) en se moquant avec ironie des missionnaires protestants qui l’interdisent de prosélytisme au Ladakh. L’historien Vladimir Rosov (2002 p. 135) révèle qu’à Spiti comme au Ladakh, les Roerich répandirent la nouvelle de la venue de Maitreya et, avec l’aide de lamas, distribuèrent des pamphlets à ce sujet. Il serait bien entendu passionnant de savoir s’ils remportèrent du succès et si, dans le même temps, ils se livrèrent à de la propagande communiste. 12. Roerich connaissait d’ailleurs les écrits des religieux portugais venus au Tibet ; ils avaient été édités par Cornelius Wessels (1880-1964) à la Haye en 1924. Cf. Roerich 1930, pp. 160-161. 13. Chamba est le nom tibétain de Maitreya. Lhakhang désigne un temple. 14. Signe de cette dévotion, en 1980, la statue que virent les Roerich à Thikse a été remplacée par une nouvelle statue plus grande encore, en argile et métal dorés. Œuvre de l’artiste Nawang Tsering, elle passe pour la plus belle statue du Ladakh. Cf. Banerjee 2010, p. 158. On mentionnera également au monastère de Likir, à l’ouest de Leh, une statue d’un Maitreya assis. Haute de 23 mètres, elle a été achevée en 1999 et placée à l’extérieur des temples. Entièrement dorée, elle est particulièrement impressionnante quand de la vallée de l’Indus on approche le monastère construit sur une petite hauteur. 15. L’expression Nouveau Pays, qui se décline en Nouveau Monde (Novyj Mir) ou Nouvelle Russie (Novaja Rossija), est récurrente dans le journal d’Elena Roerich. Notre thèse, que nous ne pouvons ici développer, est que le parcours spirituel des Roerich fut largement dicté par la situation d’émigrés et d’apatrides qui fut la leur à partir de 1917. Le Nouveau Pays qu’ils évoquent est une utopie certes, mais c’est aussi le pays perdu à retrouver et à reconquérir. Le vocabulaire guerrier

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employé dans le journal d’Elena atteste que le retour à la terre natale est pensé comme une épopée au cours de laquelle des batailles seront à livrer, fussent-elles toutes diplomatiques. L’expérience de l’émigration nous semble distinguer les Roerich des épigones de Mme Blavatsky et de Blavatsky elle-même qui, née russe, prit la nationalité américaine en 1878. 16. Roerich est l’auteur de nombreuses affabulations sur sa biographie, néanmoins il est à présent avéré que la paternité de l’argument du Sacre du printemps (1913) ne revient pas à Stravinski, comme ce dernier le prétendit, mais bien à Roerich, signataire des décors et costumes du ballet et, en outre, connaisseur avéré des rites païens de l’ancienne Russie. Cf. Archer 1990, pp. 75-95. 17. Kuan Yin (Guanyin) : boddhisattva de la compassion. Palden Lhamo : déité courroucée, femme de Mahakala. 18. Pour la citation, cf. David-Néel 1925, p. 157. Sur les détails de la rencontre entre l’exploratrice française et le peintre russe et le fait que bien plus tard, celle-ci comprit que le héros légendaire évoqué par les rumeurs n’était autre que Roman von Ungern-Sternberg (1885-1921), libérateur de la Mongolie en février 1921, cf. Savelli 2013. 19. À ce sujet, cf. Špotov 2013. 20. Sur ces tractations, cf. Rosov 2005.

AUTEUR

DANY SAVELLI Dany Savelli est maître de conférences à l’Université Toulouse Jean Jaurès et directrice de publication de la revue Slavica Occitania. Elle travaille sur l’imaginaire de l’Asie (Mongolie, Chine, Japon, Tibet) dans la pensée et la littérature russes, de même que sur le bouddhisme en Russie. Elle prépare actuellement une monographie sur l’Expédition en Asie centrale de N. K. Roerich (1925-1928).

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