la bibliothèque lsacienne

Les hommes contre la forêt

PHILIPPE JÉHIN

Les hommes contre la forêt

L'EXPLOITATION DES FORÊTS DANS LE VAL D'ORBEY AU XVIII SIÈCLE

LA NUÉE BLEUE REMERCIEMENTS

Ce travail a nécessité deux années d'enquête, sans que jamais j'aie à regretter l'investissement que j'y avais appohé. Je tiens à évoquer tout d'abord ma famille qui a fait preuve de patience et de compréhension et qui m'a toujours soutenu pour cette étude comme pendant toute ma scolarité. Je ne puis m'empêcher d'avoir une pensée émue pour ma grand-mère qui, née au début du siècle, a encore vécu bien des aspects de ces liens qui unissaient la population rurale à ses forêts. Qu'il me soit permis de remercier ici monsieur le professeur Georges Bischoffpour ses précieux conseils et ses encouragements durant toutes mes études universitaires. Ce livre n'aurait pu être réalisé sans l'abondante documentation que le personnel accueillant et souriant des archives départementales du Haut-Rhin a mis à ma disposition, sans la riche collection d'alsatiques de la bibliothèque municipale de , ni sans les ouvrages spécialisés de la bibliothèque de l'Ecole nationale des Eaux-et-Forêts de Nancy. Merci pour le soutien et l'intérêt porté à cette étude dont ont fait preuve mes amis et les fins connaisseurs du pays Welche regroupés au sein de la dynamique société d'histoire du canton de - Val d'Orbey. Enfin, je tiens à remercier le Conseil général du Haut-Rhin qui a attribué son prix 1991 à ce travail, rendant ainsi possible son édition en librairie.

Photo de couverture : Bûcherons au travail. Dans : Traité des bois servons à tous usages par Caron, Paris, 1676.

Mise en couleur de la couver ture : Philippe Poirier. © Editions La Nuée Bleue Strasbourg, 1993. Tous droits de reproduction reservés. « Les sujets du Val d'Orbey peu différents des habitants de l'Isle de Corse, se raidissent depuis plusieurs siècles contre le bon ordre et les règlements d'une saine police. Obsédés par une brutalité qui est sans exemple en Alsace et peut-être même dans toute la , ils ne trouvent l'assouvissement de leurs plaisirs que dans les vols, les rapines et tout le désordre que la licence la plus effrénée peut entraîner avec soi [...]. Accoutumés aux délits et aux crimes depuis plusieurs siècles, ils pensent avoir naturalisé ces vices [...]. Ils coupent et abîment par bandes les bois, tant de nuit que de jour, et peu soucieux de l'avenir, ils portent leur attention criminelle sur un profit présent et momentané, qui dans quelques années d'ici sera noyé dans un chaos de misères et de besoins dont ils seront accablés. »

MÉMOIRE DES CHANCELIERS ET CONSEILLERS DE MONSEIGNEUR LE PRINCE PALATIN DES DEUX- PONTS, SEIGNEUR DE RIBEAUPIERRE. À MONSIEUR LE BARON DE LUCÉ. INTENDANT D'ALSACE. 13 SEPTEMBRE 1759. NOTE DE L'ÉDITEUR

Pour conserver à ce texte tout son intérêt documentaire (et toute sa saveur !), l'auteur a maintenu, pour toutes les citations d'archives, l'an- cienne orthographe et les tournures utilisées aux XVII et XVIII siècles. Introduction

Quand le voyageur quitte Kaysersberg et ses coteaux striés par le vignoble, remontant la Weiss, il passe près de l'ancienne abbaye d'Alspach. Puis, à l'endroit où la vallée s'élargit sensi- blement, il est accueilli par un panneau lui souhaitant la bienvenue dans le Canton Vert ; il entre dans le canton de Lapoutroie. Cette dénomination récente, établie à des fins touristiques, s'applique à promouvoir un cadre de vie attrayant, verdoyant, naturel s'il en est. Forêts et prés composent ce paysage où toutes les nuances de la gamme du vert sont représentées dès la fonte des neiges. Cette rupture de végétation marque aussi une différenciation culturelle et historique. Avant la Révolution de 1789, au-delà des prés de l'abbaye d'Alspach, commençait le Val d'Orbey, un des neuf bailliages de la seigneurie de Ribeaupierre. Le bailliage d'Orbey, constitué des cinq villages montagnards de Lapoutroie, Orbey, Fréland, et , se distingue par son identité culturelle : la langue française, ou plutôt sa déformation locale (un patois), demeure l'idiome des habitants. Dans les documents antérieurs à 1789, ces derniers sont appelés les Val d'Orbiens, mais cette dénomination est tombée depuis longtemps en désuétude. De nos jours, ils aiment à se nommer Welches, reprenant le terme empreint d'une certaine connotation péjorative utilisé par les Alsaciens germa- nophones depuis la fin du XIX siècle. Les habitants du Val d'Orbey n'en possèdent d'ailleurs pas l'exclusivité. Mais ce mot ne désignait aucune population précise au XVIII siècle. Nous n'avons donc pas utilisé cette expression pour désigner ces contemporains de Voltaire. Le Canton Vert n'a pas toujours été si boisé. Les paysages ont aussi leur histoire. Le Val d'Orbey réputé pour ses forêts et ses prés, avait au XVIII siècle une physionomie bien différente. La population agricole très dépendante du milieu naturel, entretenait des rapports quotidiens avec les forêts qu'elle considérait trop souvent comme une source d'approvisionne- ment inépuisable, tandis que les autorités seigneuriales et royales s'efforçaient de les soustraire autant que possible à la dégradation humaine pour organiser une gestion planifiée plus rentable. L'étude des forêts et de leur exploitation dans le Val d'Orbey au XVIII siècle ne se limite pas strictement à l'aspect forestier dans un fond de vallée vosgienne, mais s'attache à décrire les liens très serrés qui existaient sous l'Ancien Régime entre les communautés villageoises et les forêts dont elles dépendaient pour leur survie même. La forêt constitue la végétation naturelle dans une région montagneuse comme le Val d'Orbey bien que sa composition varie en fonction de l'exposition et de l'altitude. Mais la situation ne demeure pas figée ; son étendue évolue considéra- blement au cours du siècle, preuve d'une exploitation qui prend plusieurs formes. La forêt produit du bois de construction ou de chauffage, mais elle correspond aussi à un lieu de pâture pour les troupeaux. Elle abrite une faune et une flore (fruits, baies...) qui peuvent fournir un complément à l'alimentation d'une population plutôt démunie. La conjoncture alsacienne, caracté- risée par une forte demande en bois et en terres cultivables et liée à l'accroissement démographique, provoque une vague de défrichements à laquelle le Val d'Orbey n'échappe pas. L'accès et l'exploitation des forêts se trouve strictement défini au plan national et seigneurial. L'affirmation de l'autorité royale sous le règne de Louis XIV se traduit par l'introduction et l'application, à partir de 1669, du Code forestier dû à Colbert ; seules les forêts royales y sont soumises dans un premier temps. Dans le Val d'Orbey, le prince palatin des Deux-Ponts, seigneur de Ribeaupierre, parvient à imposer au début du XVIII siècle son droit de propriété sur l'ensemble des forêts du bailliage, à l'exception de quelques bois privés dont ceux de l'abbaye de Pairis. La règlementation des forêts seigneuriales maintenue jusqu'en 1778, concède aux habitants des droits d'usage précis. Pour appliquer les décisions forestières, la seigneurie entre- tient un personnel spécifique, chargé de surveiller et de réprimer les abus. Car, les sujets du Val d'Orbey, poussés par leur indigence ou l'appât du gain, enfreignent fréquemment les interdits et commettent toutes sortes de délits. Les officiers tentent de châtier les coupables. Mais la situation s'aggrave : les forêts disparaissent sous les exactions toujours plus nombreuses que la justice seigneuriale ne peut plus contenir. La seigneurie et l'Intendance organisent une réforme de la propriété des forêts et des droits d'usage. Ce cantonnement de 1778 prévoit des bois communaux, mais instauré trop tard, en période prérévolutionnaire, il ne peut être appliqué. Le déchaînement révolutionnaire se focalise alors, en premier lieu, sur les lambeaux de forêts que plus aucune autorité ne parvient à préserver de la convoitise paysanne.

PREMIÈRE PARTIE

LES FORÊTS DU VAL D'ORBEY

« nos sujets de la seigneurie de Hohenack ayant non seulement fait des terres labourables des bois qui ont esté ainsy consumés par le charbon, mais aussy dégradé euxmesmes beaucoup de bois sans permission pour faire des echalats, planches et autres choses qu'ils ont menés au marché et vendus, desquels bois ils ont parellement fait des champs et préz »

ORDONNANCE D'EBERHARD, SEIGNEUR DE RIBEAUPIERRE, DÉBUT XVII SIÈCLE.

Des terrains stériles et inaccessibles

Le bailliage d'Orbey se compose de deux vallées principa- les : la Weiss qui traverse le village d'Orbey et qui recueille les petits ruisseaux qui s'écoulent des lacs, le Blancrupt du lac Blanc, le Noirrupt du lac Noir et ceux des petites vallées adjacentes, et la Béhine qui arrose Lapoutroie et le Bon- homme. Les deux cours d'eau se rejoignent à Hachimette ; la Weiss reçoit alors les eaux de l'Ur, ruisseau venant de Fréland. Quant au village de Labaroche, situé sur un plateau, il domine ce bassin hydrographique de la Weiss. Le Val d'Orbey, ce fond de vallée, se trouve encerclé par une barrière montagneuse. Les limites sont concrétisées par des lignes de crêtes « fort élevées » car l'altitude est rarement inférieure à 1 000 m. Ces hauts sommets qui ont veillé sur lui, l'ont isolé des vallées voisines et ont permis le maintien de son originalité culturelle, linguistique et religieuse. Mais ils n'ont jamais empêché complètement les communications avec l'ex- térieur depuis le moyen âge, voire l'Antiquité puisqu'on trouve les vestiges d'une voie romaine reliant la plaine d'Alsace à Saint-Dié. A l'ouest, la frontière avec la Lorraine passe par les sommets du Gazon du Faing (1 303 mètres), les chaumes du Reichsberg (1 305 mètres), le Louchbach (1 075 mètres) et le Rossberg (1 305 mètres). Deux passages, moins élevés, per- mettent les communications avec la Lorraine : le col du Louchbach (977 mètres) et celui du Bonhomme (949 mètres). Un péage avait été mis en place au col du Bonhomme avant la guerre de Trente Ans. Le transit de marchandises était donc suffisamment important pour en justifier la présence. Il fut rétabli en 1640 et déclaré de droit régalien en 1680. Les limites septentrionales et méridionales s'établissent elles aussi sur les lignes des crêtes. Au nord, cette ligne passe par le Brézouard (1 228 mètres) et le Rehberg (1 140 mètres), les points les moins élevés étant les cols des Bagenelles (903 mètres) et de Fréland (830 mètres). Au sud, le Hurlin (1 000 mètres) et le grand Hohnack (976 mètres) marquent la séparation avec la vallée de Munster vers laquelle on accède par le col du Wettstein (882 mètres). La limite orientale épouse une ligne de crêtes plus imprécise. Elle apparaît plus ouverte sur la plaine d'Alsace avec l'écou- lement des rivières : la Weiss de Lapoutroie vers Kaysersberg et le Walbach de Basse Baroche vers . A partir du sommet du Calblin, la frontière descend vers la Weiss, laisse la chaîne du Gestion (826 mètres) et du Cras (888 mètres) dans le canton de Lapoutroie pour passer en contre- bas dans la petite vallée encaissée du Limbach d'orientation sud-nord. « Il y avait plusieurs pierres bornes dans le canton du Limbach qui estoient tombées et renversées et lesquelles faisoient la séparation des bans de Kersersberg Lapoutroye et Labaroche », indique le procès-verbal de rétablissement des pierres bornes en 1744. Le confluent de la Weiss et du Limbach correspond au point d'altitude le plus bas du canton (330 mètres). La limite rejoint la ligne des crêtes au sud en longeant le plateau de Labaroche. La configuration du terrain isole aussi les villages du Val d'Orbey entre eux. La chaîne d'orientation sud ouest - nord est, composée de la Tête des Immerlins (1 215 mètres) et de la Tête des Faux (1 220 mètres), sépare le Bonhomme d'Orbey. Entre Lapou- troie et Fréland, une ligne de crête débutant au Brézouard (1 228 mètres) descend jusqu'à Knolpré (500 mètres). D'autres montagnes comme le Rein des Chênes (941 mètres), le Grand Faudé (773 mètres), le Noirmont (863 mètres) s'avancent dans le canton, partageant le ban en autant de petites vallées isolées. L'exposition des versants influe sur la végétation naturelle et son exploitation humaine. L'envers se trouve davantage soumis aux intempéries, comme la bise et les bourrasques de neige. Les conditions de vie sont plus difficiles sur ce versant, appelé la Verse (Le Bonhomme et Fréland). La Verse au Bonhomme semble être beaucoup plus arrosée que d'autres lieux-dits, car elle se trouve au pied du massif Tête des Immerlins - Tête des Faux (1 215 et 1 220 mètres) qui fait obstacle aux nuages venus de l'ouest. Ils n'ont pas été arrêtés par la ligne des crêtes de la limite lorraine, qui leur fait face, un peu moins élevée (de cent mètres au moins). L'endroit bénéficie d'un meilleur ensoleillement. C'est le cas pour la Chaude Côte à Fréland, sous le Tibremont (756 mètres), qui est ainsi protégée du vent du nord ; les conditions climatiques y sont certainement plus clémentes par rapport à un versant opposé de la même altitude. Mais la nuance climatique ne semble pas influencer la nature des cultures. A l'époque de la confection des plans de finage on trouve tant à la Verse du Bonhomme qu'à la Chaude Côte de Fréland, des champs, des prés et des pâturages. Le dénivelé dans le canton de Lapoutroie atteint près de 1 000 mètres, des chaumes du Reichsberg (1 305 mètres) au Limbach (330 mètres), et explique l'étagement de la végétation naturelle. Jusqu'à huit cents mètres environ, le chêne s'impose dans le domaine des feuillus, mêlé au charme et au hêtre. Dans le canton de la Forêt à Lapoutroie (600 mètres d'altitude), les délits de coupe se font au détriment d'un bois de chênes mentionné dès 1700. Un Frélandais est poursuivi en justice en 1778 pour avoir coupé à la Goutte des Traîneaux (700 mètres d'altitude) cinq cents jeunes rejets de chênes. Cette essence est mentionnée dans plusieurs lieux-dits : le Chêne à Fréland (500-600 mètres), le Rein des Chênes à Fréland (500-600 mètres). Utilisé très fréquemment dans les documents du XVIII siècle, sous des orthographes souvent fantaisistes (rein, tion. Par exemple, le bois de chauf- cédée, par le seigneur à une commu- fage dans une forêt seigneuriale. nauté sur laquelle celle-ci jouit des USAGES - Etendue délaissée, mais non droits d'usage.

BIBLIOGRAPHIE

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CRÉDIT PHOTO Ecole Nationale du Génie rural des Eaux et des Forêts : 39, 51, 73, 117, 127, 159, 1 de couverture ; Office National des Forêts, J.P. Chasseau : 179.