Histoire D'un Poëme National1
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Source: Léon Gautier (ed.), La Chanson de Roland (édition critique; Tours: Mame, 1872), vii-cci 1 Histoire d’un poëme national I. — LE GERME “Roland, préfet de la Marche de Bretagne, mourut dans ce La France possède, depuis plus de huit siècles, une Épopée combat:” voilà tout ce que nous apprend l’Histoire sur l’un des religieuse et nationale. Le plus ancien, le plus beau chant de cette héros dont la gloire a été le plus œcuménique. Peu de contrées Épopée est consacré à un héros dont l’Histoire parle peu, mais qui ont été sans entendre le nom de Roland. Une Épopée tout résume dans sa personnalité puissante les idées, la mission, la entière, une véritable Épopée nationale lui doit son existence et générosité et l’héroïsme antiques de la France. Roland, c’est la sa beauté; les plus grands poëtes s’en sont inspirés; le peuple, France faite homme. Il n’est pas d’histoire aussi historique que — honneur plus rare encore, — le vrai peuple a conservé cette légende où toute la vie et tout le cœur de la France ont passé; obstinément jusqu’à nos jours la mémoire de Roland, et, à il n’est pas de chronique comparable au chant épique où cette l’heure même où nous écrivons ces lignes, quelque paysan sans légende s’est un jour condensée. Et ce chant, c’est le poëme dont doute lit en pleurant, dans Galien le Restauré ou dans les nous allons parler. Conquestes du grand Charlemagne, le récit défiguré, mais encore héroïque, de sa mort à Roncevaux. Il n’est peut-être pas Cette histoire, hélas! ne sera pas toujours joyeuse à raconter. de popularité comparable à cette popularité. Et si vous me La vie d’un poëme ressemble quelque peu à celle d’un homme. demandez d’où tant de gloire a pu sortir, je vous répèterai ces Elle traverse sans doute des périodes de gloire et de lumière, mais huit mots d’Éginhard: In quo prœlio Hruodlandus, limitis aussi des phases d’ingratitude et d’oubli. C’est ce qui est arrivé à la Britannici præfectus, interficitur. Voilà pourtant ce que c’est Chanson de Roland, qui, tour à tour, a été l’objet d’une popularité que de bien mourir! Ce préfet de la Marche de Bretagne n’a fait légitime et d’un dédain immérité. Nous raconterons sa mauvaise que son devoir quand, au fond de je ne sais quel vallon obscur, comme sa bonne fortune. Ces pages consacrées à notre gloire, il résista vaillamment à la perfidie des Gascons. Mais c’est ainsi nous les écrivons au milieu des malheurs de la Patrie. Puissent les que Dieu récompense souvent le simple accomplissement d’un beaux vers de ce Chant national consoler ceux qui pleurent devoir… Quoi qu’il en soit, nous connaissons maintenant le aujourd’hui sur leur pays; puisse ce récit du passé nous rendre la germe, l’humble germe de notre poëme national: “Comme confiance en l’avenir! Charles revenait de son expédition d’Espagne, en 778, son Arrière-garde fut attaquée par des montagnards basques. Un 1 certain Roland périt dans cette affaire avec beaucoup d’autres.” Excerpted from Léon Gautier’s introduction to his critical edition of Ô petits commencements d’une grande chose! the Chanson de Roland (1872); the excerpt aims to highlight Gautier’s nationalist investment of the poem as admirable in its quintessentially French origin and character, his dislike of German philologists, and his patriotic instrumentalization of the text in the context of the Franco- II. — COMMENT NAÎT UN POËME ÉPIQUE Prussian war of 1870-71. We have omitted Gautier’s own notes; the full text Pour qu’une plante sorte du sol, s’élève, croisse et can be found on the French wikisource website, fr.wikisource.org, at s’épanouisse au soleil, il ne suffit pas que le germe en ait été SPIN source text on http://bit.ly/1kOrxzp déposé dans la terre: il lui faut encore un certain milieu, une the history of cultural [SPIN note] nationalism in Europe www.spinnet.eu Source: Léon Gautier (ed.), La Chanson de Roland (édition critique; Tours: Mame, 1872), vii-cci certaine température, je ne sais quel heureux mélange d’humidité Que lui manque-t-il encore? Rien, sinon un héros. Mais ce et de chaleur. héros, il faut qu’il résume complétement son époque et sa Il en est de même d’une Épopée. Le Germe ne suffit pas, et, nation. Il faut aussi qu’il domine le “fait épique”; oui, qu’il le pour qu’elle arrive à son terme, plusieurs autres conditions sont de domine de très-haut, jusque-là que ce fait n’ait aucune rigueur. Nous allons les énumérer ici, pour avoir la joie de signification sans lui et lui emprunte toute son importance. constater bientôt qu’elles ont été surabondamment remplies par Telle est, d’ailleurs, dans la formation de l’Épopée, tout le notre Épopée nationale… rôle de la Réalité; mais c’est ici qu’il convient de faire la part de Tout d’abord, l’Épopée véritable, populaire, spontanée, n’est l’Imagination. Elle est considérable. Certains esprits trop jamais née et ne peut naître qu’à une époque sincèrement primitive, rigoureux veulent aujourd’hui trouver un fondement historique à un moment où le sens historique n’existe pas encore, où la à tous les “noms propres”, à tous les vers et presque à tous les légende règne, et règne sans rivale. mots de nos vieux poëmes nationaux. C’est se méprendre étrangement sur les procédés de l’esprit humain. À peine est-il Pour que l’Épopée existe, il lui faut non-seulement un en possession d’un fait positif, — une défaite nationale ou la moment, mais un milieu spécial. Si l’Hymne, l’Ode, la Poésie mort de quelque héros célèbre, — le peuple (car c’est de lui lyrique sont essentiellement humaines, l’Épopée est qu’il s’agit) développe ce fait, le dénature, l’exagère, lui donne essentiellement nationale. Certaines fleurs ne croissent que dans la une allure et des proportions nouvelles. Il n’attend pas terre de bruyère: l’Épopée, elle, ne croît que dans un peuple, ou longtemps pour se livrer à ce labeur qui consiste à transformer plutôt dans une patrie. Il lui faut une nation déjà formée et ayant l’histoire en légende. Il se met immédiatement à ce travail dont conscience d’elle-même; il lui faut surtout une nation qui réunisse il n’a pas conscience et qu’il exécute souvent avec une rapidité quatre qualités dont l’assemblage n’est point rare en des temps remarquable. Les choses se sont toujours passées de la sorte et simples: religieuse, militaire, naïve et chanteuse. J’ajouterai que se passeront toujours ainsi, même aux époques de civilisation cette nation ne doit pas être, à l’heure où se produit l’Épopée, dans et d’imprimerie; mais, à plus forte raison, dans les temps une situation calme et prospère. Jamais la paix n’a rien produit primitifs et de récit oral. En voulez-vous un exemple frappant? d’épique. La lutte est nécessaire à l’Épopée: elle naît sur un champ Les tristes épreuves que nous venons de subir dans notre Paris de bataille, aux cris des mourants qui ont donné leur vie à quelque assiégé nous le fournissent trop aisément. Certain jour nos grande cause. Elle a les yeux au ciel et les pieds dans le sang. soldats remportèrent sur l’ennemi (c’était à Chevilly, je pense) Ce n’est pas tout: car, jusqu’ici, nous sommes dans le vague. À un avantage assez marqué, mais, hélas! sans importance et sans l’Épopée il faut encore un fait positif, un fait central qu’elle proportions considérables. En moins d’une heure, l’esprit du agrandira en le racontant. Ce fait est presque toujours historique. peuple en avait fait une victoire immense. Même la foule se mit Le plus souvent encore il est triste: c’est une défaite, c’est une en mouvement, et des multitudes attendirent, dans nos rues mort. Le plus grand élément de toute poésie vraie, c’est la Douleur encombrées, le passage de vingt mille, de trente mille, de quand ce n’est point la Sainteté. quarante mille prisonniers prussiens. Voilà bien la formation de l’Épopée populaire. Jugez par là ce qu’il en devait être aux ixe Voici donc que l’Épopée a son milieu et son moment; voici et xe siècles, alors qu’il y avait si peu de chemins, qu’on recevait SPIN source text on the history of cultural qu’elle est aussi en possession d’un sujet précis… si peu de nouvelles et que, passant seulement sur les lèvres nationalism in Europe www.spinnet.eu Source: Léon Gautier (ed.), La Chanson de Roland (édition critique; Tours: Mame, 1872), vii-cci populaires, elles étaient si difficilement exactes. Ce furent Trahison et du Mal… excellemment les siècles de la légende, et, partant, ceux de Voyons si toutes ces conditions ont été remplies par l’Épopée. l’Épopée française, et en particulier par notre Chanson de Mais le peuple ne se contente pas d’amplifier de la sorte les Roland. récits historiques, il les dénature autrement que par ses exagérations. Il existe toujours dans son esprit un certain nombre de personnages typiques qu’il groupe toujours dans la légende III. — COMMENT EST NÉ NOTRE ROLAND autour de son héros principal. C’est l’Ami, par exemple, c’est la [...] Femme aimée, c’est le Roi, c’est le Vengeur, mais surtout c’est le Traître.