Historia Mathematica 26 (1999), 344–360 Article ID hmat.1999.2260, available online at http://www.idealibrary.com on

Les d´ebuts de l’histoire des math´ematiquessur les sc`enes View metadata, citation and similar papersinternationales at core.ac.uk et le cas de l’entreprise encyclop´edique brought to you by CORE provided by Elsevier - Publisher Connector de Felix Klein et Jules Molk

H´el`eneGispert1

Groupe d’histoire et de diffusion des sciences d’Orsay, Institut universitaire de formation des maˆıtres de Versailles, Batimentˆ 407, Centre universitaire, F-91405 Orsay Cedex,

At the beginning of the 20th century, the first appeared on different inter- national scenes as a result of different initiatives of mathematicians, historians, and philosophers. By studying the way in which historians of mathematics took advantage of these opportunities, we have sought the contours, the lines of force, and the equilibria of this process of the internationalization of the history of mathematics on an institutional as well as intellectual plane. This search was focused through the study of the German- and French-language editions of the En- cyklopadie¨ der mathematischen Wissenschaften, which is one of the most remarkable examples dating from this period of an international collaboration for mathematics and its history. C 1999 Academic Press

Au d´ebut du vingti`emesi`eclel’histoire des math´ematiquesfait ses d´ebuts sur diff´erentessc`enes internationales `al’occasion de diff´erentesinitiatives de math´ematiciens,d’historiens, de philosophes. En ´etudiantla fa¸condont les historiens des math´ematiquesse saisirent de ces opportunit´es,nous avons cherch´e`a comprendre les contours, les lignes de force, les ´equilibresde ce processus d’internationalisa- tion de l’histoire des math´ematiques,tant sur le plan institutionnel qu’intellectuel. Cette enquˆetea ´et´epr´ecis´eepar l’´etudedes ´editionsen langues allemande et fran¸caisede l’Encyklopa-¨ die der mathematischen Wissenschaften qui est un des exemples les plus marquant de cette p´eriode d’une collaboration internationale, tant pour les math´ematiquesque leur histoire. C 1999 Academic Press

MSC subject classifications: 01A60, 01A74. Key Words: historiography; internationalization; Encyklopadie¨ der mathematischen Wissenschaften; Encyclopedie´ des sciences mathematiques´ pures et appliquees´ ; Felix Klein; Jules Molk.

INTRODUCTION Pr´esentant,lors d’une des s´eancesg´en´eralesdu deuxi`emecongr`esinternational des math´ematiciens`aParis en 1900, une conf´erenceintitul´ee“l’historiographie des math´e- matiques,” remarquait `aquel point “cette branche [qui] n’a jamais ´et´eaussi

1 Cet article a ´et´er´edig´e`a l’origine dans le cadre du ICHM Working Group “Historiography of Mathematics” qui se r´eunitdepuis plusieurs ann´eespour la r´ealisationde l’ouvrage collectif Writing the History of Mathematics: Its Historical Development r´ealis´esous la direction de Joseph W. Dauben et Christoph. J. Scriba, `aparaˆıtrechez Birkh¨auserdans ‹‹ Science Network›› series. Je tiens ici `aexprimer ma gratitude `al’ensemble des coll`eguesdu Working Group pour les ´echangesdont j’ai b´en´efici´e,et tout particuli`erement`aJeanne Peiffer, auteur du chapitre sur la France, dont l’aide m’a ´et´epr´ecieuse. Catherine Goldstein, lectrice d’une premi`ereversion de ce texte, doit egalement´ etre ˆ remerci´eepour ses critiques stimulantes. Enfin, je suis redevable aux referees pour leurs remarques que j’ai tent´ede prendre en compte dans cette pr´esenteversion. 344 0315-0860/99 $30.00 Copyright C 1999 by Academic Press All rights of reproduction in any form reserved. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 345 d´elaiss´eequ’on le croyait, n’a jamais eu pourtant autant de succ`esque depuis une vingtaine d’ann´ees`apeu pr`es”[1, 40]. La science, continuait-il en ´elargissant son constat, aime se mettre `ala mode et aujourd’hui l’historiographie scientifique a su entrer en faveur. Rien d’´etonnant,alors, `ace que les premi`eresinitiatives internationales qui mobilis`erent les savants de diff´erentschamps au tournant du si`ecleaient pris en compte l’histoire des math´ematiques,soit comme domaine propre, soit comme composante de l’histoire des sciences. Les math´ematiciens,les historiens, les philosophes allaient ouvrir leurs premiers congr`esinternationaux `al’histoire des sciences et des math´ematiques.La fa¸condont ils le firent, et dont les historiens des math´ematiquesse servirent de ces diff´erentesopportunit´es ou les provoqu`erent,nous donne des indications int´eressantessur les d´ebuts de l’histoire des math´ematiquessur la sc`eneinternationale, ses contours, ses lignes de force, ses ´equilibres, tant sur le plan institutionnel qu’intellectuel. Cette enquˆetepeut ˆetrepr´ecis´eegrˆace`al’´etude de l’Encyklopadie¨ der mathematischen Wissenschaften, con¸cuepar Felix Klein comme une œuvre de collaboration internationale,2 et de son ´editionen langue fran¸caisedirig´eepar Jules Molk.3 Elles sont en effet une des illus- trations les plus fameuses de la nature et de la solidit´edu lien de l’histoire des math´ematiques aux milieux math´ematiciens,lien qui s’av`erealors privil´egi´e`al’´echelle internationale. Cette entreprise encyclop´ediquedont la publication d´ebuta en 1898 chez Teubner et `alaquelle particip`erentune centaine et plus de r´edacteursdont plus d’une trentaine n’´etaientpas allemands, fut en effet en partie une entreprise d’histoire des math´ematiques:il s’agissait, comme cela est expliqu´edans l’avant propos du premier volume [4, i–xx] et repris bri`evement dans [5, 123], de faire connaˆıtrel’´etatdes math´ematiquescontemporaines en rendant compte de leur d´eveloppement historique. Cette initiative fut ainsi une des premi`eresmanifesta- tions d’une vie scientifique qui commen¸cait`as’organiser `aune ´echelleinternationale,ala ` fois dans le domaine des math´ematiques,de l’histoire des math´ematiqueset de l’histoire des sciences. Quoiqu’exceptionnel, l’exemple de l’Encyklopadie¨ n’est pas isol´e.D’autres initiatives ´editorialesdans le domaine de l’histoire des math´ematiques,issues du milieu math´ematique, connurent alors un succ`es remarquable. Citons la nouvelle revue internationale L’Enseignement mathematique´ , lanc´eeen 1898, qui faisait une large part `al’histoire des math´ematiques,et des initiatives individuelles sp´ecialis´eeslargement ouvertes aux contribu- tions de tous pays comme le Bulletino di bibliografia e di storia delle scienze mathematiche e fisiche de Boncompagni, les Abhandlungen zur Geschichte der Mathematik,´edit´espar Moritz Cantor, qui devinrent alors ind´ependantesdu Zeitschrift fur¨ Mathematik und Physik, ou le journal de Gustav Enestr¨om, Bibliotheca Mathematica, dont le nombre de pages fit plus que quadrupler `apartir de 1900.

2 Il est hautement symbolique qu’une s´eancepleini`eredu quatri`emecongr`esinternational des math´ematiciens en 1908 ait ´et´econsacr´ee`al’Encyklopadie¨ . En remplacement de Klein, excus´e,Walter von Dyck, pr´esental’´etat d’avancement de l’Encyklopadie¨ et en souligna le caract`ereinternational exemplaire, conforme aux diff´erentes r´esolutions prises durant les pr´ec´edentscongr`eset indispensable `ala bonne r´ealisationde l’entreprise [5]. 3 Jules Molk (1857–1914), math´ematicienfran¸caisn´e`a Strasbourg, ´etudiant`aZ¨urich puis `aParis, auteur d’une th`esede th´eoriedes nombres qu’il pr´eparaaupr`esde Leopold Kronecker, professeur `al’universit´ede Nancy `a partir de 1890, eut la charge de l’´editionfran¸caisedont la publication commen¸ 1904. Voir `ason propos la notice n´ecrologiquequ’´ecrivit Gustav Enestr¨om`ala mort de Molk [7]. Nous d´esigneronsici cette ´editionpar l’Encyclopedie´ ,`aladiff´erence de l’´editionoriginale not´eel’Encyklopadie¨ . 346 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26

L’HISTOIRE DES MATHEMATIQUES´ SUR LA SCENE` MATHEMATIQUE´ INTERNATIONALE D`es le premier congr`esinternational des math´ematiciens`aZurich, en 1897, l’histoire des math´ematiques,coupl´eeavec la bibliographie, est l’objet d’une section. Dans les congr`es suivants, c’est au cˆot´ede la didactique ou p´edagogie,de la philosophie, ou des deux `ala fois que figure l’histoire des math´ematiques.La pr´esencede l’histoire dans ces congr`es,puis son int´egrationdans une trinit´e“histoire, philosophie, didactique,” est en fait le reflet d’une caract´eristiquede la production math´ematiqued’alors telle qu’elle est recens´eedans le Jahrbuch uber¨ die Fortschritte der Mathematik: depuis 1870, de fa¸con`apeu pr`esconstante, 9`a 10% de l’ensemble des titres mentionn´esdans les Fortschritte figurent dans la premi`ere section dont rel`eve l’histoire, associ´eetout d’abord `ala philosophie, puis `ala philosophie et la p´edagogie.4 La stabilit´edu pourcentage ne saurait cependant occulter l’accroissement du nombre des contributions auquel se r´ef´eraitMoritz Cantor au congr`esde dans la citation ci-dessus. Le nombre annuel des articles class´essp´ecifiquementdans le chapitre “histoire” des Fortschritte, inf´erieur`aune cinquantaine dans les premi`eresann´ees,d´epassait 150 dans la derni`ered´ecenniedu 19e si`ecleet atteignait, voir d´epassait,200 autour de 1905. Les sections des congr`esinternationaux des math´ematiciensconsacr´ees`al’histoire des math´ematiquespr´esententcependant une caract´eristiqueremarquable. D`esZurich et au fil des diff´erentscongr`esqui suivirent, d´epassantle simple cadre des confrontations ´erudites, des congressistes s’attach`erent`al’avenir de leur discipline, l’histoire des math´ematiques, et `al’organisation de leur domaine intellectuel. Cette question d’actualit´edans la r´eflexion des historiens des math´ematiques,dont t´emoignentnombre d’articles alors recens´espar exemple par les Fortschritte, se trouva ainsi port´eesur une sc`enecollective d’une ampleur nouvelle. Avant ces congr`esdes propositions furent avanc´ees,leurs auteurs insistant souvent sur l’´etapenouvelle que connaissait ce champ de recherches, tant au plan quantitatif que qualitatif, et sur la n´ecessit´ed’une coop´erationinternationale. Citant une appr´eciationd’Enestr¨omquant au nombre “consid´erable”de personnes qui s’occupaient d’histoire des math´ematiques[22, 541]. Gino Loria proposa de r´efl´echir`a la formation des futurs historiens des math´ematiqueset exposa ce que devait contenir le “manuel pour l’aspirant-historien des sciences” qu’il appelait de ses vœux et qui ne pouvait ˆetrel’œuvre d’un seul homme [22]. Moritz Cantor, examinant l’´etatet les exigences contemporaines de la discipline, indiqua les voies et les styles des nouvelles recherches `a mener [1, 41]. D’autres historiens avanc`erentl’id´eede travailler collectivement `ade grands travaux historiques comme les ´editionsd’œuvres compl`etesou la poursuite de l’ouvrage de Cantor [27, 40], de mettre en place de nouvelles entreprises bibliographiques faisant le point sur les sources manuscrites et imprim´ees,sur les œuvres compl`etes,sur l’existence de correspondances de savants [27, 8, 22], d’obtenir et de planifier un enseignement de l’histoire des sciences dans les universit´es.

4 La premi`eresection des Fortschritte est, depuis le d´ebut du journal, intitul´ee“histoire et philosophie.” Elle est partag´eeen deux chapitres, un premier “histoire” et un second “philosophie” qui, `apartir des ann´ees1880, prend le titre de “philosophie et p´edagogie.” Les estimations donn´eesici sur les titres recens´esdans les Fortschritte ont’´et´er´ealis´eesdans le cadre de [15]. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 347

Au congr`esde Heidelberg, en 1904, ces questions firent l’objet de plusieurs r´esolutions adopt´eespar acclamation en s´eancepl´eni`ere.5 La premi`ereconcernait l’enseignement de l’histoire des math´ematiqueset fut motiv´eepar le fait que l’histoire des math´ematiques formait alors une discipline d’une indiscutable importance, tant du point de vue des math´e- matiques pures que du point de vue p´edagogique.Elle repr´esentaiten fait un enjeu non seulement intellectuel mais institutionnel majeur pour une communaut´equi esp´eraitainsi pouvoir d´evelopper des positions et des ´etudesuniversitaires jusqu’alors trop rares, sinon inexistantes, dans chacun des pays. La seconde r´esolutionprit des engagements `apropos de l’´editioncompl`etedes œuvres d’Euler et la troisi`emed´eclarasouhaitable la constitution d’une union internationale des historiens des math´ematiques.6 Bien que beaucoup de ces pr´eoccupationsn’aient pas d´epass´ele stade des discours et des vœux, il est significatif qu’elles aient ´et´e`a l’ordre du jour dans les sections consacr´ees`a l’histoire des math´ematiques.Cela, d’autant plus que les t´enorsde la discipline comptaient parmi les intervenants: entre 1897 (Zurich) et 1912 (Cambridge), , Hieronymus Zeuthen, Moritz Cantor, Gustav Enestr¨om,Gino Loria, David Eugene Smith, Heinrich Suter, Ferdinand Rudio pr´esent`erentplusieurs communications. Il ne semble pas que le lien ´etroit avec les math´ematiciens—l’histoiredes math´ematiquesest ici consid´er´eeg´en´eralement comme une branche des math´ematiques—aitprovoqu´ed’exclusive. Une double absence, en regard des congr`esd’histoire, est cependant `anoter, celle de Thomas Heath et de Johan Ludvig Heiberg. Signe de la repr´esentativit´ede ces s´eancesde congr`es,7 on y retrouve un ´echo[9; 1; 22] des discussions et des d´ebatsm´ethodologiquesqui traversaient alors le champ de l’histoire des math´ematiquescon¸cue,avec Cantor, comme un ´el´ementde l’histoire g´en´eralede l’humanit´e, ou au contraire, avec Zeuthen, comme une histoire des seules id´eesmath´ematiques,ou, avec Enestr¨om,comme une somme d’histoires particuli`eres´erudites.8 Tout comme les m´ethodes,les th`emes,les p´eriodeset les cultures trait´esapparaissent dans leur grande diversit´e.Les math´ematicienset les sp´ecialistespr´esentspurent entendre des communications portant sur les math´ematiquesdu 19e si`ecle,mais aussi celles du Moyen Ageˆ occidental, celles d’Inde, d’Egypte ou de Gr`eceantique. L’HISTOIRE DES MATHEMATIQUES´ SUR LES SCENES` HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES Il est assez difficile de reconstituer la gen`esedes congr`esinternationaux d’histoire ou de philosophie; les actes n’en ont pas ´et´esyst´ematiquementpubli´eset la filiation n’en a pas

5 “Protokoll der Gesch¨aftssitzungdes III. internationalen Mathematiker-Kongresses,” Verhandlungen des 3. Internationalen Mathematiker Kongresses, Heidelberg, 1904; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, pp. 51–52. 6 La r´esolutionsur l’enseignement de l’histoire des math´ematiquesreprend en le d´eveloppant un vœu sur l’enseignement de l’histoire des sciences adopt´een 1900 par le congr`esinternational d’histoire compar´eede Paris et est pr´esent´eepar Paul Tannery, Anton von Braunm¨uhl,Emile Lampe, Gino Loria, Max Simon, David Eugene Smith, Paul St¨ackel et E. W¨olffing. Quant `ala troisi`emer´esolution,il est propos´equ’elle soit mise `al’ordre du jour du congr`esde Rome de 1908. 7 La repr´esentativit´e,comme pour l’ensemble des participants aux congr`esde math´ematiques,est `al’image du monde occidental. 8 A propos de ces d´ebats,on pourra lire par exemple [23] et [28] sur l’opposition Cantor–Zeuthen. Tannery rend compte d’un d´ebatCantor–Enestr¨omqui s’est d´eroul´edans les colonnes de Bibliotheca Mathematica dans [31, 172]. 348 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26

´et´eclairement ´etablied`esl’origine.9 Ainsi, `al’occasion du deuxi`emecongr`esinternational de philosophie qui eut lieu `aGen`eve en 1904, se tˆıntdans le cadre de la section histoire des sciences, sous la pr´esidencede Paul Tannery, le troisi`emecongr`esinternational d’histoire des sciences. Les pr´ec´edents,qui ne portaient pas officiellement un tel nom, avaient eu lieu successivement dans le cadre du congr`esinternational d’histoire compar´eede Paris en 1900 (cinqui`emesection, histoire des sciences) et du congr`esdes sciences historiques de Rome en 1903 (huiti`emesection, section des sciences). On y retrouve les mˆemest´enorsde la discipline que dans les congr`esinternationaux de math´ematiques:Tannery (d´ej`apr´esident de la section `aParis), Cantor, Enestr¨om,Zeuthen, Loria (pr´esidentavec Vito Volterra de la section `aRome), Smith, Rudio. A leur cˆot´e,parmi les intervenants ou les organisateurs—le congr`esde 1903 ´elutune commission internationale des congr`esd’histoire des sciences10—apparaissent Heath, Heiberg, V. V. Bobynin, , parmi d’autres. L’histoire des math´ematiquestˆıntune part importante dans cette commission de 21 per- sonnes: plus de la moiti´ede ses membres ´etaienten effet des historiens des math´ematiques. La proportion n’est cependant pas la mˆemeen ce qui concerne les communications d´elivr´ees devant les sections d’histoire des sciences. Au congr`esd’histoire de 1900, un tiers portent sur les math´ematiques,un autre tiers sur les sciences m´edicaleset naturelles; dans les congr`es suivants la part de l’histoire des math´ematiquestend encore `abaisser. Aladiff´erence de celles tenues devant les congr`esde math´ematiques,les interven- tions n’abord`erentni questions m´ethodologiques,ni d´ebatsd’orientations; elles trait`erent presque exclusivement de l’histoire de sujets tr`esd´elimit´eset ne concern`erentque les math´ematiquesoccidentales (math´ematiquesgrecques incluses). Notons cependant que c’est au congr`esd’histoire de 1900 que fut adopt´ele vœu, vot´epar l’ensemble du congr`es, relatif `al’enseignement de l’histoire des sciences. Ce vœu concernait non seulement les universit´espour lesquelles il ´etaitr´eclam´elacr´eation d’un enseignement r´egulierdivis´een quatre cours: sciences math´ematiqueset astronomiques, sciences physiques et chimiques, sciences naturelles et m´edecine,mais s’´etendaitaussi `al’enseignement secondaire: un en- seignement obligatoire d’histoire des sciences devait y ˆetreint´egr´e`a celui des sciences et sanctionn´epar un examen. C’est ce vœu qui fut repris par les congr`esde philosophie et de math´ematiquesde 1904.11 Le devenir des congr`esd’histoire des sciences et de la commission internationale apr`es 1904 est plus qu’incertain. On n’en trouve trace ni dans les congr`esinternationaux de philosophie de Heidelberg en 1908 et Bologne en 1911, ni dans le congr`esinternational des sciences historiques de Londres en 1913. La part de l’histoire des sciences, et plus en- core de l’histoire des math´ematiquesdans ces congr`esparaˆıtr´eduite,particuli`erementdans

9 Pour les congr`esinternationaux d’histoire, voir Isis 1 (1913), 255. Voir ´egalementles actes publi´esdes deux congr`essuivants, jalons certains de cette histoire: (1) Congres` international d’histoire comparee,´ Vesection histoire des sciences, Paris, 1900; (2) IIe congres` international de philosophie, Gen`eve, 1904 (Cinqui`emesection.— Histoire des sciences, pp. 773–960). La revue L’Enseignement mathematique´ rend ´egalementcompte sous forme de chroniques des travaux des diff´erentscongr`esd’histoire et de philosophie entre 1900 et 1914; voir en particulier [20; 21; 25; 34]. 10 Actes du IIe congres` international de philosophie, Gen`eve, 1904, p. 17. 11 Actes du IIe congres` international de philosophie, Gen`eve, 1904, p. 961; Verhandlungen des 3. internationalen Mathematiker Kongresses, Heidelberg 1904; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, pp. 51–52; et L’Enseignement mathematique´ 6 (1904), 465–466. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 349 les congr`esde philosophie o`uaucun des titres des sections ne font r´ef´erence`al’histoire des sciences. La section “logique et th´eoriede la connaissance” r´eunˆıtpar contre un nom- bre assez important de communications sur les math´ematiques,t´emoignantd’un int´erˆet manifestement plus grand dans ce cadre pour la philosophie des math´ematiquesque pour leur histoire. C’est ce que semble confirmer la tenue `aParis en avril 1914, `ala suite d’une r´eunionde la Commission internationale de l’enseignement math´ematique,d’un premier congr`esinter- national de philosophie math´ematiqueo`ufut fond´e`a l’instigation de Federigo Enriques une Soci´et´einternationale de philosophie math´ematique.Il est `anoter que cette nouvelle soci´et´e, dont un but ´etaitde “pr´eparerle travail de la partie philosophique de l’Encyclopedie´ des sciences mathematiques´ ,”12 vit le jour alors mˆemeque le projet d’une union internationale des historiens des math´ematiques,envisag´eau congr`esinternational des math´ematiciensde 1904, ne fut pas repris dans les congr`essuivants de Rome et de Cambridge.

DES LIENS PRIVILEGI´ ES´ AVEC LES MATHEMATICIENS:´ L’ENCYKLOPADIE¨ OU L’HISTOIRE AU SERVICE DES MATHEMATIQUES´ Il semble ainsi, malgr´eles d´ebuts prometteurs, que la seule sc`eneinternationale durable pour l’histoire des math´ematiquesdans ce d´ebut de si`ecle,ait ´et´elasc`ene math´ematique. L’exemple de l’Encyklopadie¨ der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihrer Anwendungen13—anonc´ee,nous l’avons dit, comme une entreprise `ala fois de math´e- matiques et d’histoire des math´ematiques`al’´echelle du milieu math´ematiqueinternational— ´eclaireles rapports que les math´ematiciensont eu alors avec l’histoire des math´ematiques et l’int´erˆetqu’ils y trouvaient. La conception et l’organisation mˆemede l’Encyklopadie¨ traduisent d´ej`aun double ob- jectif dans l’utilisation de l’histoire. L’objectif initial de l’Encyklopadie¨ , tel qu’il est expos´e dans le propos introductif de Walther von Dyck qui retrace la gen`esedu project [4, v.], ´etaitde r´ealiserun dictionnaire math´ematiqueo`uauraient figurer `ala fois, par ordre al- phab´etique,les concepts les plus nouveaux, avec l’´evolution de leur signification, ainsi que les plus vieux et les d´esuets,permettant de donner une image de la science et de son d´eveloppement ancr´esdans l’histoire. Ce but, jug´eirr´ealisableen un temps raisonnable, fut transform´een l’id´eed’une encyclop´ediepar th`emesmath´ematiquesqui devait, d’apr`esle catalogue Teubner de 1908, “pr´esenterun expos´esimple, concis, aussi complet que pos- sible de l’ensemble des math´ematiquesactuelles, de leurs r´esultats,et en mˆemetemps, indiquer, grˆace`aune bibliographie minutieuse le d´eveloppement historique des m´ethodes math´ematiquesdepuis le d´ebut du 19e si`ecle.”14 Cinq tomes devaient ˆetreconsacr´esaux math´ematiquespures,alam´ ` ecanique et `ala physique avec les d´eveloppements historiques

12 La Revue de metaphysique´ et de morale [22 (1914), 571] rend compte de ce congr`es organis´e par la Soci´et´e fran¸caisede philosophie, pr´esid´eet introduit par Pierre Boutroux dont elle publie l’allocution. Les communi- cations des diff´erentsintervenants sont publi´eesdans le tome 23 de la revue et r´esum´eesdans L’Enseignement mathematique´ [16 (1914), 55–56, 370–378 = [25]]. 13 A propos de l’Encyclopadie¨ qu’il ne peut ˆetrequestion ici de pr´esenterdans toute sa g´en´eralit´e,je renvoie aux ´etudesde David Rowe [26], de Renate Tobies [32] et de l’auteur [12]. Nous signalerons plus loin les ´etudes consacr´eesprincipalemental’´ ` edition fran¸caise. 14 Il s’agit ici d’une traduction personnelle. 350 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26 correspondants, et un tome suppl´ementairedevait ˆetresp´ecifiquementconsacr´e`a l’histoire, la p´edagogieet la philosophie.15 L’histoire rel`eve donc, dans ce projet, de deux traitements distincts: accompagnatrice des d´eveloppements math´ematiquesdes premiers tomes, elle devait ˆetred´evelopp´eede fa¸con autonome dans le tome sixi`eme.A ce double traitement correspondaient en fait deux fonctions de l’histoire des math´ematiques. Tout d’abord l’id´eede Klein ´etaitde se saisir de l’Encyklopadie¨ comme d’une opportu- nit´eunique de revitaliser les math´ematiquescontemporaines qui, d’apr`eslui, ´etaientdev- enues dangereusement sp´ecialis´ees,terriblement abstraites et coup´eesdes d´eveloppements r´ecents dans les sciences exactes [26, 205–206]. L’histoire des math´ematiques´etaitalors un atout dans un tel projet: la multiplication, dans les cinq premiers tomes, des r´ef´erences pr´eciseset soign´eesau pass´e,aux liens d’alors des math´ematiquesavec l’astronomie, la g´eod´esie,la m´ecanique,la physique, dans leur d´eveloppement mˆeme,devait permettre de remettre dans un droit chemin, par l’exemple, les recherches math´ematiquescontempo- raines. En mˆemetemps, particuli`erementavec le dernier tome, Klein avait une autre ambition `a laquelle correspond une autre fonction, une autre conception de l’histoire des math´ematiques: ins´erer, grˆace`aleur histoire, les math´ematiquesdans la culture de son temps et donner, en- tre autre, une perspective historique g´en´eraledu d´eveloppement des math´ematiquesau 19e si`ecle.Le sort du dernier tome—dont Klein eut d’abord la responsabilit´eavec Conrad Heinrich M¨uller—qui ne vit jamais le jour, illustre la difficult´e`a concr´etiser, si non `aim- poser, ce deuxi`emeobjectif dans le milieu math´ematiqueeta´ ` elargir `ad’autres milieux le cercle des collaborateurs [32]. Si la r´ealisationde la partie philosophique fut amorc´eesous la direction d’Enriques juste avant le d´ebut des hostilit´esde la premi`ereguerre mondiale,16 il n’en fut rien pour la partie historique. Contrairement aux autres tomes, aucun plan, aucun collaborateur ne fut annonc´edans les diff´erentsprospectus de Teubner ou de Gauthier– Villars pour ce dernier volume qui y figura, jusqu’`ala premi`ereguerre mondiale, avec la seule mention “encoreal’´ ` etat de projet.” Le dernier responsable, H. E. Timerding, enterra d´efinitivement le projet apr`esla guerre. Quel ´etaitalors le statut de l’histoire dans l’Encyklopadie¨ ? Les recommandations ´ecrites d´etaill´eesdes ´editeursaux auteurs sont claires: un d´eveloppement historique est souhaitable; mˆeme s’il ne peut ˆetresyst´ematique,il doit ˆetrefait avec soin, toute r´ef´erencecit´eedevant avoir ´et´elue effectivement par l’auteur [4, xii–xiii].17 A cela s’ajoutait une restriction explicite `al’histoire des m´ethodesmath´ematiquesd´evelopp´eesdepuis le d´ebut du XIXe si`ecle—restrictionexpliqu´eeen partie par le fait que l’histoire des autres si`ecles´etaitmieux connue et d´ej`apubli´eeailleurs—alors que c’´etait`al’Encyklopadie¨ de mettre en chantier, avec ses notes, l’histoire du 19e si`ecle.

15 En fait il y aura six tomes au lieu des cinq initialement pr´evus:arithm´etiqueet alg`ebre(tome 1), analyse (tome 2), g´eom´etrie(tome 3), m´ecanique(tome 4), physique (tome 5), g´eod´esieet g´eophysique(tome 6), chacuns divis´esen plusieurs volumes; le tome suppl´ementaire,par contre, n’a jamais r´ealis´e. 16 Voir ci-dessus la r´euniondu congr`esinternational de philosophie `aParis en avril 1914 au cours duquel intervinrent Boutroux, Timerding (le dernier responsable du volume), Langevin, Dingler, Dienes, Couturat, Le Roy, Enriques, Reymond, K¨onig,Padoa, Dufumier, Whitehead, Nelson, Hadamard, Brunschvicg et Winter. 17 Il est int´eressantde noter qu’une distinction est faite, dans l’´enonc´edes recommandations, entre le traitement historique r´eserv´eaux math´ematiquespures et `aleurs applications, celui-ci ne pr´esentantpas, dans le second cas, la mˆemeimportance [4, xvi]. A ce propos, voir [3]. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 351

De ce fait, si les interventions historiques y sont extrˆemementnombreuses, les expos´es suivis et synth´etiquesd’histoire d’un domaine ou d’une notion math´ematiquessont rares, du moins dans la version en allemand. Quoiqu’elles ne se limitent pas, loin de l`a,au seul 19e si`ecle,ces interventions sont pour la plupart soumises `ala logique de l’expos´e math´ematique;elles se trouvent le plus souvent en note de bas de page, parfois tr`eslongues, ou figurent ponctuellement `al’occasion de certains paragraphes. Un exemple caricatural est la premi`erepartie de l’article d’Alfred Pringsheim “Irrationalzahlen und Konvergenz un- endlicher Prozesse”18 qui contient 145 notes, essentiellement historiques, en 27 pages. Ainsi, bien que l’histoire soit omnipr´esentedans l’Encyklopadie¨ , surtout celle des math´ematiques du 19e si`ecle,c’est avant tout `aun ouvrage con¸cuen fonction des math´ematiquesde son temps que nous avons `afaire. Des historiens des math´ematiques,tels qu’ Enestr¨omet Zeuthen, en firent la remarque au cours de communications d´elivr´eeslors de congr`esinter- national de math´ematiciens.Si Enestr¨omd´eveloppa une r´eflexion syst´ematiquesur la place de l’histoire des math´ematiquesdans une encyclop´ediedes sciences math´ematiques[9], Zeuthen circonscrivit son propos au traitement des principes de la g´eom´etriepar Enriques, remarquant que “Dans [son] excellente analyse ... l’auteur a eu obligation de rendre compte avant tout de la reconstruction moderne du fondement logique de la g´eom´etrie.... Cependant dans une telle mention accessoire on n’´evitepas de faire tort aux principes anciens” [35]. Quelques articles de l’Encyklopadie¨ font cependant exception `acette r`egle.Il s’agit tout d’abord de deux articles du tome de g´eom´etrieenti`erementorganis´esselon une logique historique, celui de Gino Fano dont le titre mˆemefait r´ef´erence`al’histoire: “Beziehung und Gegensatz von synthetischer und analytischer Geometrie in seiner historischen Entwicklung im XIX. Jahrhundert”19 et celui de Johannes Papperitz sur la g´eom´etriedescriptive. D’autres articles comme celui d’Arthur Schœnflies sur la g´eom´etrieprojective, de Pringsheim, d´ej`a cit´e,dans le tome d’analyse ou d’Augustus Love sur l’hydrodynamique dans le tome de m´ecanique pr´esententdes introductions historiques cons´equentes. Dans le bilan qu’il dressa de l’avancement de l’Encyklopadie¨ devant le congr`esinter- national des math´ematiciensde Rome, von Dyck s’expliqua sur les diff´erencesqui ont pu se pr´esenterdans la conception mˆemedes articles et l’int´egrationdu traitement his- torique. Prenant l’exemple du premier tome de l’Encyklopadie¨ , il opposa la contribution de Pringsheim `acelle de Hilbert sur la th´eoriedes corps de nombres alg´ebriques20 dans laquelle “pour une fois, on pouvait choisir un mode d’exposition purement syst´ematique... pour lequel on a pu renoncer `aun expos´ehistorique” [5, 126]. Mˆemesi ce renoncement, dans ce cas, put paraˆıtreplus ais´edans la mesure o`uHilbert avait d´ej`aexpos´eailleurs les d´eveloppements historiques—ce que fait remarquer von Dyck—il nous faut noter que la for- mulation mˆemede von Dyck semble valoriser ici le type d’expos´epurement syst´ematique.

18 Cet article fait partie du volume 1 (“arithm´etique”)du premier tome de l’Encyklopadie¨ . 19 Les deux articles de g´eom´etriefont partie du premier volume (fondements et g´eom´etrieg´en´erale)du tome trois (g´eom´etrie).L’article de Fano est pr´esent´edans l’´editionfran¸caisesous le titre diff´erentde “Expos´eparall`ele du d´eveloppement de la g´eom´etriesynth´etiqueet de la g´eom´etrieanalytique pendant le 19e si`ecle.” Une traduction litt´eraledu titre original peut ˆetre:relations et oppositions entre les g´eom´etriessynth´etiqueset analytiques dans leur d´eveloppement historique durant le 19e si`ecle. L’articlede Schœnflies sur la g´eom´etrieprojective est dans le deuxi`emevolume (g´eom´etriedescriptive, g´eom´etrie ´el´ementaire)de ce tome g´eom´etrie. 20 Cette contribution est dans le troisi`emevolume, th´eoriedes nombres, du tome 1 “arithm´etiqueet alg`ebre”de l’Encyklopadie¨ . La citation qui suit est en allemand dans le texte original. 352 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26

Klein, qui devait `al’origine faire cette intervention pl´eni`eresur l’Encyklopadie¨ , aurait- il tenu le mˆemediscours? Le mode d’expos´epurement syst´ematique,que l’on retrouve par exemple dans l’article de Max Dehn et Poul Heegaard “Analysis situs” ´etudi´epar Moritz Epple [10, 392–393], rel`eve d’une approche hilbertienne caract´eristiquede la p´eriode des Grundlagen der Geometrie ´etrang`ereaux valeurs et pratiques de Klein. L’´elimination du contexte originel, y compris historique, que Epple consid`erecomme un des ´el´ements conduisant `ala modernit´emath´ematiqueapparaˆıtcontradictoire avec l’organisation mˆeme de l’Encyklopadie¨ , ses ´equilibresentre les diff´erentsdomaines, les math´ematiquesqui y sont trait´ees.Le recours `al’histoire, nous l’avons dit, participe du projet de Klein mˆeme si, en l’absence du tome suppl´ementairedont von Dyck souligne tout `ala fois la n´ecessit´e, l’actualit´eet le non-avancement [5, 131–132], l’histoire ne peut vraiment s’y d´eployer. Les auteurs mobilis´espour cette œuvre d’histoire des math´ematiquestr`esparticuli`ere ´etaientpour la plupart des math´ematiciensqui se sont trouv´esici historiens d’occasion. Les quelques exceptions furent Zeuthen, Loria, Enriques, math´ematicienset historiens, ou d’autres comme Pringsheim, Schœnflies, Georg Bohlmann, Heinrich Burkhardt ou Emanuel Czuber qui, sans ˆetrehistoriens, avaient d´ej`aentrepris des travaux de nature historique `a l’occasion de conf´erencesprononc´ees,puis ´edit´ees,lors des congr`esde la Deutsche Mathe- matiker Vereinigung.Mais ce ne fut pas leurs comp´etenceshistoriques que l’on chercha par- ticuli`erement`autiliser en leur demandant des contributions. Zeuthen, par exemple, r´edigea un article sur la g´eom´etrie´enum´erative—son domaine d’excellence comme math´ematicien professionnel—qu’il exposa en fonction, non de son d´eveloppement au cours du 19e si`ecle, mais de son aboutissement moderne en ins´erantquelques brefs aper¸cushistoriques. En tant que sp´ecialisted’histoire des math´ematiques,oppos´epar principe `atout point de vue r´ecurrent sur les m´ethodesmath´ematiquesdu pass´e,Zeuthen ne pouvait trouver sa place dans les premiers tomes de l’Encyklopadie¨ . Probablement aurait-il eu un rˆoleimportant dans le tome suppl´ementairequi aurait du ˆetreconsacr´e`a l’histoire des math´ematiques. C’est du moins ce que laisse penser le fait que Klein l’ait choisi en 1912 pour ´ecrirela section sur les math´ematiquesde l’Antiquit´eetduMoyenAgeˆ dans sa collection Kultur der Gegenwart.21 Les math´ematiciensqui contribu`erent`al’Encyklopadie¨ furent cependant nombreux `a inclure dans les bibliographies pr´esent´eesen tˆetede leurs articles des m´emoiresou des trait´esd’auteurs anciens—il peut s’agir tout autant d’auteurs grecs que d’auteurs des 17e et 18e si`ecles—etmultipli`erentdans leurs notes de bas de page les r´ef´erencesbibliographiques `ades travaux math´ematiquesnon contemporains ou `ades ouvrages et publications r´ecents en histoire des math´ematiques.Malgr´ela difficult´equ’´evoqua Enestr¨omde trouver des collaborateurs appropri´esqui prennent en compte l’aspect historique des sujets qu’ils traitent [9, 549], beaucoup de ces math´ematiciensparaissaient au fait des recherches historiques contemporaines sur l’histoire ancienne et t´emoign`erentdans leurs articles d’une culture remarquable. Un effet de ce lien privil´egi´eentre l’histoire des math´ematiqueset les math´ematiciensse manifeste dans le traitement que ces derniers firent de l’histoire r´ecente.Le 19e si`eclesemble en effet avoir un statut particulier dans l’Encyclopedie´ : les math´ematiquesde ce si`ecle— y compris celles des premi`eresd´ecennies—leur´etaienttout `afait famili`ereset, sans le

21 Voir [23, 12]. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 353 truchement de l’histoire, faisaient manifestement partie de leur patrimoine math´ematique le plus proche. Il s’agissait plus alors de formation math´ematiqueque de culture historique. On retrouve cette mˆemeconception de l’histoire du 19e si`ecledans les travaux du congr`es international de bibliographie des sciences math´ematiquesen 1889, premier congr`esinter- national organis´epar des math´ematiciensqui se tˆınt`aParis sous la pr´esidencede Poincar´e. Il mˆıtau point un r´epertoirebibliographique qui devait contenir d’une part, les titres des m´emoires de math´ematiquesdepuis 1800 jusqu’`al’ann´eeen cours et, d’autre part, les travaux relatifs `al’histoire des math´ematiquespubli´esdepuis 1600 jusqu’`alafindu18e si`ecle.Le 19e si`ecle,dans son entier, ne relevait pas de l’histoire: c’´etaitun gisement math´ematiquetoujours en exploitation. L’EDITION´ FRANC¸AISE DE L’ENCYKLOPADIE¨ : L’OCCASION D’UN BILAN HISTORIOGRAPHIQUE Le soucis accord´e`a l’histoire des math´ematiquesva ˆetreencore accentu´edans l’´edition fran¸caisede l’Encyklopadie¨ publi´eedans une co´editionGauthier–Villars et Teubner. Cette ´edition,qui fut l’affaire de Jules Molk sollicit´e—ainsique la maison Gauthier–Villars—par l’´editeurTeubner, fut la seule ´edition´etrang`erequi ait paru bien qu’une ´editionen langue anglaise fut un temps envisag´ee.Sa parution, comme le mentionne l’avis en tˆetede chaque fascicule, fut le fruit d’un ´echangede vue entre les auteurs de la version originale et de la r´edaction fran¸caisede chaque article dans laquelle “on a tout `ala fois cherch´e`a reproduire dans leurs traits essentiels les articles de l’´editionallemande [et] cependant largement tenu compte des traditions et des habitudes fran¸caises.” Cette collaboration toute particuli`ere devait encore ˆetre´elargie grˆace`al’initiative que comptait prendre la Library of Congress de Washington d’entreprendre, `apartir de 1912, la publication de fiches bibliographiques pour chacune des deux ´editions.22 Ce fut par contre une initiative individuelle que prit Zoel Garcia de Galdeano qui publia en Espagne `apartir de 1904 une encyclop´edieinspir´eelibrement du projet de l’Encyklopadie¨ mais adapt´eeaux besoins espagnols [18, 419–422]. Cette diversit´e de projets dans diff´erenteslangues renvoie `al’ambition de collaboration internationale que ses initiateurs attachaiental’ ` Encyklopadie¨ , ambition alors largement partag´eecomme le montre Jules Molk dans une lettre de 1905 `aEnestr¨om:23

L’union fait la force et c’est une des belles choses de l’Encyclop´edieque cette union qui s’y manifeste. Sans doute cherchons nous `afaire une ´editionmeilleure que la premi`erequi aura toujours le m´erited’ˆetre la premi`ere;sans doute d’autres, apr`esla nˆotre,en feront encore de meilleures; mais si nous avons ´et´e utiles, nous aurons malgr´enos imperfections atteint un r´esultat.Voulez-vous nous donner votre appui pour l’atteindre du cˆot´edes recherches concernant l’histoire de la science.

22 Les conditions dans lesquelles Jules Molk entreprˆıtcette ´editionfran¸caisesont expos´eesdans les articles de H´el`eneGispert et Renate Tobies de l’ouvrage collectif [13] qui r´eunitdes analyses compar´eesde plusieurs articles des ´editionsallemande et fran¸caise.En ce qui concerne l’´editionanglaise, Grace et William Young auraient commenc´e`a traduire certains articles du premier volume, mais auraient mis fin `aleur entreprise devant l’absence d’int´erˆetde leurs compatriotes (indication donn´eepar Ivor Grattan-Guinness). Pour l’initiative de la Library of Congress, voir “Encyclop´ediedes sciences math´ematiquespures et appliqu´ees,” Isis 1 (1913), 256–257, mais Joseph Dauben m’a signal´equ’il n’y a pas trace de ces fiches `ala Librairie du Congr`es. 23 La correspondance de Molk `aEnestr¨omest conserv´eeaux archives de l’Acad´emieroyale su´edoisedes sciences de Stockholm que je remercie d’avoir eu l’obligence de m’en communiquer les photocopies. Le passage cit´eici est extrait de la lettre du 3 f´evrier1905 qui correspond `ala reprise de la correspondance apr`esvingt ann´ees, les deux math´ematiciensayant ´et´een contact durant l’ann´ee1884 `apropos de la publication de la th`esede Molk dans les Acta Mathematica. 354 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26

L’examen de cette ´editionen langue fran¸caiseconduit `afaire quelques r´eserves sur l’important travail des r´edacteursde la version originale en mati`ered’histoire. D`esle d´ebut de l’entreprise, montrant l’importance qu’il accordait `ala dimension historique de l’Encyclopedie´ , Jules Molk s’´etaiten effet attach´ePaul Tannery comme collaborateur his- torique [30]. A la sortie du premier volume de l’´editionfran¸caise,Gustav Enestr¨omrendit hommage dans son journal Bibliotheca Mathematica au travail de ce dernier qui avait pr´ecis´eet amplifi´eles connaisances historiques de la version originale en d´ebordant,en- tre autre, r´esolumentdu cadre du 19e si`ecle[6, 399]; fid`ele`ases habitudes, Enestr¨om continua cependant son article en multipliant les remarques critiques sur les notes his- toriques du volume. Tannery ayant d´ec´ed´ejuste apr`esla parution de ce premier volume, Molk se retourna vers Enestr¨omqui lui avait adress´eson article pour lui proposer de poursuivre l’œuvre entreprise (cf. l’extrait de lettre ci-dessus) et devenir `ason tour “re- sponsable des notes historiques,” titre sous lequel il figure dans la liste des collabora- teurs de l’Encyclopedie´ ´etabliepar Gauthier-Villars. Sous la main du “professionnel” En- estr¨om—quin’eut pas d’´equivalent officiel, ni mˆemeofficieux semble-t-il, dans l’´edition allemande—les r´ef´erencesdes articles originaux furent soigneusement r´evis´ees,pr´ecis´ees, augment´eescomme en t´emoignela centaine de lettres remplies de questions ´eruditesd’ordre bibliographique que Molk a ´ecrites`aEnestr¨omentre le d´ebut de l’ann´ee1905 et 1912. Sous cet angle, l’´editionallemande pˆechemanifestement par un certain caract`ere“ama- teur.” Pouss´espar Molk, qui voulait se saisir de l’Encyclopedie´ pour “´eveiller en lui [le lecteur] le goˆutdes ´etudeshistoriques en math´ematiques,”24 les collaborateurs de l’´editionfran¸caise ont enfreint, lorsqu’ils le purent, certaines des consignes des ´editeursallemands, ajoutant aux articles originaux des expos´essyst´ematiquesde plusieurs pages d’histoire et multipliant encore les r´ef´erenceshistoriques en cours d’article. Sans que cela change fondamentalement la nature de l’entreprise, la place de l’histoire dans l’´editionfran¸caiseest, de ce fait, assez diff´erentedans la mesure o`ules d´eveloppements historiques y ont `aplusieurs reprises un statut beaucoup plus autonome que dans l’´editionallemande. Beaucoup des articles de l’Encyklopadie¨ ont, sous la plume des nouveaux r´edacteurs, grossi de fa¸conconsid´erable,parfois `acause de l’actualisation des d´eveloppements math´e- matiques depuis la parution de l’article original ou la pr´esenced’ajouts n´ecessit´espar “les traditions et les habitudes fran¸caises,” mais le plus souvent `acause de l’importance nouvelle des d´eveloppements historiques. C’est le cas, par exemple, dans le volume “arithm´etique”o`u l’article original de consacr´eaux principes fondamentaux de l’arithm´eti- que, adapt´epar Jules Tannery et Jules Molk, passe de 22 pages `a62 pages, celui de Prings- heim d´ej`acit´esur les nombres irrationnels et la notion de limite, r´e´ecrit par Molk, de 28 pages `a77 pages, celui sur les nombres complexes ordinaires de Eduard Study de 9 pages `a48 pages dans la version de Elie Cartan charg´edelar´edaction fran¸caise.On trouve ce mˆeme ph´enom`enedans les tomes d’analyse ou de g´eom´etrie,y compris dans les articles pour lesquels les auteurs sont les mˆemesdans les deux ´editionscomme celui de Enriques (principes de la g´eom´etrie),Painlev´e(´equations diff´erentiellesordinaires) ou Pincherle (´equations et op´erationsfonctionnelles).

24 Lettre du 21 octobre 1905. D´ej`adans une lettre pr´ec´edente(14 f´evrier1905), Molk ´ecrivait `aEnestr¨omque “grˆace`avous, notre ´editionfran¸caisesera, je crois, vraiment l’occasion d’un r´eveil [soulign´edans le texte] en France du goˆutde l’histoire des math´ematiques.” HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 355

Cette pr´esenceen grand de l’histoire dans l’´editionfran¸caiser´ev`elela richesse des recherches en histoire des math´ematiquesau cours du 19e si`ecle,plus particuli`erementdans les derni`eresd´ecennies,et nous donne l’occasion de dresser un bilan historiographique de la production internationale en histoire des math´ematiques. Dans le volume d’arithm´etiqueen particulier25 les r´ef´erencesbibliographiques font ´etat d’une floraison impressionnante d’´editionset d’´etudesde manuscrits du Moyen Ageˆ oc- cidental et de la Renaissance, du monde arabe, de l’Inde, d’Asie .... A la lumi`erede ces r´ef´erences,on d´ecompteune cinquantaine de sp´ecialistesde plusieurs pays mais partic- uli`erementd’Allemagne, historiens, philologues, qui se sont attach´esdepuis les ann´ees1860 `al’histoire de ces math´ematiqueset ont publi´edans de nombreux journaux. En compara- ison, les r´ef´erencesaux math´ematiquesgrecques apparaissent beaucoup plus concentr´ees sur un petit nombre de sp´ecialistes.Alors que l’histoire des math´ematiquesarabes semble ˆetredans une phase foisonnante, le champ des math´ematiquesgrecques, beaucoup plus connu et balis´e,apparaˆıtalors plus hi´erarchis´e. Le rayonnement de tous ces travaux historiques, dont un certain nombre de math´e- maticiens—tant dans la version en allemand qu’en fran¸cais—avaient effectivement con- naissance, est cependant ambigu. Le mod`elehistoriographique qui pr´evaut dans les articles qui les ont utilis´esne semble pas ´ebranl´epar l’´elargissement consid´erabledes horizons de l’histoire des math´ematiquesqu’ont provoqu´eces ´editionsde nouvelles sources: on y trouve commun´ementune surestimation des Grecs, `al’origine de tous les d´eveloppements math´ematiquesult´erieurs,et des math´ematiciensdu 17e si`ecle,d’o`u,cons´equemment,une minimisation des Arabes `aqui l’on ne doit rien d’original, des Indiens (qui ont mˆemeem- prunt´eleur z´eroaux Grecs), des m´edi´evaux .... Ces travaux historiques eux-mˆemes,il est vrai, n’ont pas n´ecessairementpropos´ed’autres mod`eleshistoriographiques. On peut noter, par exemple, que la th`esede Paul Tannery `apropos de la d´ecadencequi s’installa apr`es l’ˆaged’or de la p´eriodealexandrine et dura jusqu’au d´ebut du 17e si`ecle,pouvait favoriser de telles conceptions.26 Ce volume de l’Encyclopedie´ n’est ici que le reflet d’une conception alors dominante dans le milieu math´ematiquecomme le montre une des s´eancesconsacr´ees`al’histoire des math´ematiquesau Congr`esinternational des math´ematiciensde Paris en 1900 durant laquelle, apr`esune communication de Fujisawa sur “the Mathematics of the Old Japanese School,” une question fut pos´ee`apropos de l’influence grecque sur les premiers g´eom`etres japonais. Les d´eveloppements historiques sp´ecifiques,importants dans l’Encyclopedie´ , font cependant ressortir particuli`erementles interpr´etationset les extrapolations audacieuses et probl´ematiques,de nature id´eologique,auxquelles se sont livr´esles auteurs `apartir des r´esultatspartiels et lacunaires des documents alors disponibles. On trouve ainsi des r´ef´erencesrigoureuses `ades faits pr´ecissur lesquelles s’appuient des interpr´etationstout `afait r´ecurrenteset anachroniques, parfois fantaisistes, sur le sens des math´ematiques grecques ou des math´ematiquesdu 17e si`ecle;la lecture, mˆemerapide, de ces textes montre

25 Je dois ici remercier Bernard Vitrac et Ahmed Djebbar, sp´ecialistesde l’histoire des math´ematiquesgrecques et arabes, pour les avis autoris´esqu’ils m’ont donn´es`apropos des r´ef´erencesbibliographiques et historiques particuli`erementnombreuses de ce volume qui fut, rappelons-le, ´ecritavec la collaboration de Paul Tannery. L’importance de cette collaboration est soulign´eedans [30] avec la pr´ecisionque quelques unes seulement sont sign´ees,d’autres non, Paul Tannery ´etanttotalement d´esint´eress´e. 26 Sur la permanence et l’anciennet´edu mod`elepr´esentdans l’Encyclopedie´ on pourra lire avec int´erˆetl’ouvrage collectif Mathematical Europe [17]. 356 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26 que l’usage du conditionnel, le recours fr´equentau terme “peut-ˆetre”ou aux expressions “peut se repr´esenter,” “est l’´equivalent” ... sont tr`essouvent les signes de ces glissements abusifs auxquels n’ont pas ´echapp´ecertains sp´ecialistes. Pr´ecisons,en effet, un dernier ´el´ementsur le volet historique de ce tome arithm´etiquede l’Encyclopedie´ . Si les interpr´etationspropos´eesdes math´ematiquesgrecques sont `apeu pr`es universelles `acette ´epoquechez les historiens des math´ematiquesgrecques, il faut noter que les r´edacteursde ce tome de l’Encyclopedie´ —et en fait Paul Tannery qui en est le conseiller historique—ont affirm´ecertains choix par rapport `ades d´ebatsalors pr´esentsdans le milieu des historiens des math´ematiques.Citons les querelles de priorit´eentre sanscrivistes et hell´enistessur les origines de la g´eom´etrie,de la d´emonstration,des irrationnels; signalons, `apropos des math´ematiquesarabes, d’autres probl´ematiquesque celles qui apparaissent dans l’´editionfran¸caiseet qui furent propos´eespar des sp´ecialistesdes math´ematiques arabes comme Franz Woepke, Heinrich Suter ou d’autres chercheurs pourtant abondamment cit´esdans les notes de bas de page. L’Encyclopedie´ peut ˆetreici r´ev´elatricedes attitudes diff´erentesqu’eurent les ´ecolesfran¸caiseet allemande dans l’´etudedes textes arabes, cette derni`ere´etantmoins soumise objectivement `al’id´eologiedes croisades. Dans le mˆemetemps, l’ensemble des textes de l’Encyclopedie´ —mis `apart ce premier volume consacr´e`a l’arithm´etique—estponctu´ede notes sign´eesd’Enestr¨omsoucieux de pr´eciserexactement ce qui est su et ce qui ne l’est pas encore faute de connaissances histor- iques certaines, de corriger des anachronismes dans la lecture des œuvres des math´ema- ticiens non contemporains, de pr´esenterdes d´ebatsnon encore tranch´esentre diff´erents sp´ecialistes.27 Il s’agit pour Enestr¨om,moins de pr´esenterune grille historiographique alter- native, que de donner aux lecteurs, “professeurs, math´ematiciensou ´etudiantsavanc´es”des indications ponctuelles, pr´eciseset sures; ce n’est que dans le dernier tome—celui r´eserv´e `al’histoire, la didactique et la philosophie qui ne verra jamais le jour—qu’il envisageait de proposer une mise en perspective historique globale des sciences math´ematiques[9, 549].28

L’HISTOIRE DU 19E SIECLE:` DES VARIANTES NATIONALES DANS LES EDITIONS´ DE L’ENCYCLOPEDIE´ ? Le parti pris historique de Jules Molk et les interventions de Gustav Enestr¨omont donn´e un caract`ereparticulieral’´ ` edition fran¸caisede l’Encyklopadie¨ . Beaucoup des ajouts ou des corrections d’ordre historique sont li´es`ala nouvelle ampleur et `ala professionnalisation des interventions dans ce domaine. Il ne saurait ˆetrequestion de trouver ici quelque particularit´e historiographique nationale. Il en est quelque peu autrement dans les nombreux ajouts ponctuels, tr`esconcis, intercalant une r´ef´erencesuppl´ementaire`aunm´emoire ouaunnom ` de math´ematicienfran¸cais.Il ne faut cependant pas, `anotre avis, y attacher une trop grande importance, mˆemesi des comptes rendus sur l’Encyclopedie´ dans la presse math´ematique

27 Plusieurs des lettres de Molk `aEnestr¨omfont d’ailleurs mention de protestation d’auteurs de l’´edition originale, dont Pringsheim, quant `ala priorit´ed’Enestr¨omsur les ajouts qu’il signe de son nom et sur l’opportunit´e de ses reformulations. (cf. des lettres non dat´eesde 1906 et 1907 et la lettre du 1 novembre 1908). 28 Les discussions d’ordre historique sur les interpr´etationsdes auteurs cit´eset sur l’exactitude des r´ef´erences se poursuivent dans une tribune publique publi´ee `ala fin de chaque fascicule. Dans la r´e´edition r´ecentede l’Encyclopedie´ (Paris: Gabay, 1992–1995), l’ensemble des 25 parutions de cette tribune (648 interventions de math´ematiciensde diff´erentspays) est regroup´edans le volume 8. HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 357 fran¸caise[29] et la correspondance que Molk adressa `ases collaborateurs fran¸cais29 font sans cesse r´ef´erence“`ala haute port´eemorale et fran¸caise”de l’´editionfran¸caise. Le type mˆemed’´ecriturehistorique `al’œuvre dans l’Encyclopedie´ , que ce soit en langue allemande ou fran¸caise,ne permet pas vraiment de d´ecelerdes diff´erencesde styles ou d’histoires en fonction des auteurs ou des ´editions.L’histoire des math´ematiquesy apparaˆıt pour l’essentiel dans une version universelle et en quelque sorte canonis´eepar la tradition. Dans un certain nombre de cas, qui rel`event tous du 19e si`ecle,l’´editionen langue fran¸caisea par contre apport´e`al’´edition originale des modifications qui ont aboutiala ` pr´esentationd’une version diff´erenteou compl´ementairede la mˆemehistoire. Au moyen de simples phrases, de paragraphes ou de notes ajout´es,signal´esuniquement par la mise entre deux ast´erisquesr´eserv´ee,d’apr`esl’avis mis en tˆetede chacun des fascicules, aux “additions dues plus particuli`erementaux collaborateurs fran¸cais,” l’apport et la post´erit´ede savants fran¸caisy ont ´et´erevaloris´esface `aceux de savants allemands `aqui l’Encyklopadie¨ attribuait un rˆoleet une importance que n’ont pas avalis´esles r´edacteursmath´ematiciensfran¸cais.Ce sont ainsi des variantes nationales de l’histoire du d´eveloppement des math´ematiquesau 19e si`eclequ’ont int´egr´eeschacune des ´editions. Cela, notons-le, sans aucune pol´emiquepublique: la variante de l’´editionfran¸caisea ´et´e le plus souvent simplement substitu´ee`al’originale; elle a ´et´epubli´ee,comme la version allemande, “sous les auspices” des quatre acad´emiesde G¨ottingen,Leipzig, Munich et Vienne. Il semble que les acad´emiesaient reconnu—d’une fa¸con´etonnammentmoderne mˆeme si elle n’est qu’implicite—un certain relativisme de l’histoire, certes limit´e`a l’histoire la plus r´ecente,celle du 19e si`ecle. Plusieurs des articles consacr´es`alag´eom´etriepr´esententce type d’histoires parall`eles o`u les rˆolesrespectifs de Chasles d’une part, de M¨obiuset de Steiner d’autre part, sont loin d’avoir la mˆemeimportance.30 On peut, comme l’´ecrivit Darboux, consid´ererqu’il ne sert `arien “de faire la part de chacun d’eux,” sinon pour v´erifierque “quand les temps sont mˆurs, rien n’arrˆetela marche des id´eeset les mˆemesd´ecouvertes ... se produisent `apeu pr`esau mˆemeinstant, et dans les lieux les plus divers.”31 Les d´eveloppements historiques de l’Encyclopedie´ qui, dans leurs principes mˆemes,cherchaient `amettre des noms pour identifier les diff´erentsjalons de “cette marche des id´ees,” montrent que, pour ce qui est du 19e si`ecleo`ules milieux scientifiques commen¸caient`ase structurer dans des cadres nationaux, ces jalons n’´etaientpas universels: le rˆolede Chasles et de ses diff´erentsouvrages fut essentiel dans le d´eveloppement de la g´eom´etrieprojective en France; il ne l’a pas ´et´etout autant pour les math´ematiciensqui lisaient l’allemand et eurent, de ce fait, imm´ediatement

29 La correspondance de Molk `aEmile Borel `apropos de la r´edactionde l’Encyclopedie´ est conserv´ee`ala biblioth`equede l’Institut Henri Poincar´e`a Paris. Des extraits en sont publi´esdans [24]. 30 Voir en particulier les articles d´ej`asignal´esde Fano sur les d´eveloppements de la g´eom´etriesynth´etiqueet analytique (comparer les paragraphes 8, 11 et 13 des deux ´editions)et de Schœnflies sur la g´eom´etrieprojective (paragraphes 5 `a7 et notes 85 et 98 de l’´editionfran¸caise)adapt´esrespectivement par Sauveur Carrus et Arthur Tresse. 31 Gaston Darboux, “Etude sur le d´eveloppement des m´ethodes g´eom´etriques,” Bulletin des sciences mathematiques´ (2) 28 (1904), 239. Cette ´etudedont Carrus s’inspire ouvertement pour ses corrections ne fig- ure pas dans les r´ef´erencesde la version originale de Fano (parue en 1907) qui mentionne, par contre, dans la bibliographie en d´ebut d’article, le Bericht pour la DMV de E. K¨ottersur le d´eveloppement de la g´eom´etrie synth´etique,l’Aperc¸u historique de Chasles et un article de Loria sur le d´eveloppement des principales th´eories g´eom´etriques. 358 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26 acc`esaux travaux de M¨obiuset Steiner. A ces exp´eriencesmath´ematiquesdiff´erentes, correspondent des histoires diff´erentesqui ici coexistent.32 Ces variantes historiques nationales ne furent pas r´eserv´ees`ala seule g´eom´etrie.La g´eod´esieen fournit un autre exemple int´eressant[19]. Les modifications d’ordre historique ont ´et´eaccompagn´eesici de transformations radicales de l’article original de Paolo Pizetti de Pise—l’´editionfran¸caisea chang´ele plan, les titres et a emprunt´e`a d’autres articles de ce tome. Les ´editeurss’en expliqu`erenten se r´ef´erant,dans une note de bas de page d`esle d´ebut de l’article, aux habitudes et `al’esprit tout `afait diff´erentsdes g´eod´esiensfran¸cais. L’article de l’Encyclopedie´ ancre sa probl´ematiquescientifique dans un expos´epr´ealable de l’histoire de la g´eod´esiedes 17e et 18e si`ecles,“´epoqueo`ula France estalatˆ ` ete des autres nations.” Dans l’article de Pizetti, par contre, les pages historiques sont d’une autre nature; elles portent en grande partie sur les travaux du 19e si`ecle—c’est`ace moment l`a qu’`ala suite de Gauss, Johann Jacob Baeyer et Friedrich Bessel d´ebutent en Prusse les premi`eresop´erationsg´eod´esiques—,travaux qui ont alors renouvel´ela probl´ematiquede la g´eod´esiemais sont demeur´estotalement ´etrangers`alag´eod´esiefran¸caisejusque vers les ann´ees1870. Quand l’histoire redevient commune, `apartir des derni`eresd´ecenniesdu si`ecle,les ajouts historiques de l’Encyclopedie´ ne rel`event plus de la mˆemelogique. Il ne s’agit plus alors que de donner leur place, au cˆot´edes r´ef´erencesdonn´eespar Pizetti dans l’Encyklopadie¨ , aux travaux fran¸caispubli´esdepuis 1870, largement ignor´esdans l’article original. L’histoire des math´ematiques,les deux ´editionsde l’Encyclopedie´ le montrent, peut se conjuguer diff´eremmentsuivant les traditions dans lesquelles s’inscrivent les auteurs. Il s’agit moins ici de variantes nationalistes—les deux auteurs de la version allemande que nous avons cit´essont d’ailleurs italiens—que de la reconnaissance de d´eveloppements diff´erentsau cours du 19e si`ecleen fonction des cadres nationaux, reconnaissance en quelque sorte officialis´eepar le mode de collaboration internationale `al’œuvre dans la r´edactionde l’Encyclopedie´ . Nous sommes loin des d´eriv´esnationalistes qui d´eferlerontavec la premi`ere guerre mondiale et provoqueront l’arrˆetde l’´editionde la version fran¸caiseet l’enterrement d´efinitif du dernier tome de l’Encyklopadie¨ .33

BIBLIOGRAPHIE 1. Moritz Cantor, Sur l’historiographie des math´ematiques, Compte rendu du 2e Congres` international des mathematiciens´ , Paris: Gauthiers–Villars, 1902, pp. 27–42. 2. Joseph W. Dauben et Christoph Scriba, ed., Writing the History of Mathematics: Its Historical Development, Science Network Series, Boston: Birkhauser, `aparaˆıtre. 3. Jean Dhombres, Application des math´ematiqueset math´ematiquesappliqu´ees;les situations respectives dans quelques journaux du 19e si`eclejusqu’`al’Encyclop´ediegermano-fran¸caisedu d´ebut du 20e si`ecle,in [13], `a paraˆıtre.

32 On pourra, `apropos des effets de lecture li´esaux priorit´es,aux connaissances, aux ´epoques,aux cadres de r´ef´erencedes historiens ou des math´ematiciensqui font oeuvre d’histoire, lire avec int´erˆetl’´etudede Catherine Goldstein [16] sur les diff´erenteslectures, du 17e si`ecle`aaujourd’hui, d’un th´eor`emede Fermat en th´eoriedes nombres. 33 Voirdans [32] la lettre de 1917 du successeur de Gauthier–Villars `aTeubner annon¸cantla fin de sa collaboration al’` Encyclopedie´ . HMAT 26 L’ENCYCLOPEDIE´ DE KLEIN ET MOLK 359

4. Walter von Dyck, Einleitender Bericht ¨uberdas Unternehmen der Herausgabe der Encyklop¨adieder mathe- matischen Wissenschaften, Encyklopadie¨ der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihrer Anwen- dungen, tome 1, vol. 1, Leipzig: Teubner, 1904, pp. i–xx. 5. Walter von Dyck, Die Encyklop¨adieder Mathematischen Wissenschaften, Atti del 4. Congresso Internazionale dei Matematici, Roma, 1909; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, 1:123–134. 6. Gustav Enestr¨om,Ein neues literarisches Hilfsmittel zur Verbreitung mathematisch-historischer Kenntnisse, Bibliotheca Mathematica (3) 5 (1904), 398–406. 7. Gustav Enestr¨om,Jules Molk (1857–1914) als F¨ordererder exakten mathematisch-historischen Forschung, Bibliotheca Mathematica (3) 14 (1914), 336–340. 8. Gustav Enestr¨om, Uber¨ die neuesten mathematisch-bibliographischen Unternehmungen, Verhandlungen des 1. Internationalen Mathematiker Kongresses, Zurich, 1897; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, pp. 281–288. 9. Gustav Enestr¨om,Welcher Platz geh¨ortder Geschichte der Mathematik in einer Encyklop¨adieder mathe- matischen Wissenschaften? Verhandlungen des 3. Internationalen Mathematischer Kongresses, Heidelberg, 1904; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, pp. 546–550. 10. Moritz Epple, Branch Points of Algebraic Functions and the Beginnings of Modern Knot Theory, Historia Mathematica 22 (1995), 371–401. 11. Jacques Gabay, ed., Table des matieres` et tribune publique, l’Encyclopedie´ des sciences mathematiques´ pures et appliquees,´ complements´ historiques, tome 8, 1995. 12. H´el`eneGispert, L’Encyclop´ediefran¸caisedes sciences math´ematiques:de l’´editionoriginaleal’´ ` edition fran¸caise,contexte et profil d’une adaptation, in [13], `aparaˆıtre. 13. H´el`ene Gispert et Jean Luc Verley, ed., L’Encyclopedie´ des sciences mathematiques´ pures et ap- pliquees,´ (1904–1916), traduire ou adapter l’entreprise de Felix Klein, Paris: Springer-France, `aparaˆıtre (sous r´eserve). 14. H´el`eneGispert, The German and French Editions of the Burkhardt–Molk Encyclopedia: Images of the Mathematical Sciences at the Dawn of the Twentieth Century, in Changing Images of Mathematics in History, ed. Amy Dahan et Umberto Bottazzini, Reading, UK: Harwood Academic, 1999. 15. H´el`eneGispert, Le milieu math´ematiquefran¸caiset ses journaux en France et en Europe (1870–1914), in Messengers of Mathematics: European Mathematical Journals (1800–1946), ed. Elena Ausejo et Mariano Hormig´on,Zaragoza: Siglo XXI de Espana Editores, 1993, pp. 133–158. 16. Catherine Goldstein, Un theor´ eme` de Fermat et ses lecteurs, Paris: Presses universitaires de Vincennes, 1995. 17. Catherine Goldstein, Jeremy Gray, et Jim Ritter, ed., Mathematical Europe, Paris: Edition de la Maison des sciences de l’homme, 1996. 18. Mariano Hormig´on, Problemas de historia de las matematicas en Espana (1870–1920), Zoel Garcia de Galdeano,Th`ese doctorale, Madrid: Universidad autonoma de Madrid, Facultad de philosofia y letras, 1982. 19. Marie Fran¸coiseJozeau, La g´eod´esiedans les deux ´editionsde l’Encyclopedie´ , in [13], `aparaˆıtre. 20. Ernest Lebon, Travaux des sections de philosophie et d’histoire des sciences au IIe Congr`esinternational de philosophie, L’Enseignement mathematique´ 6 (1904), 465–476. 21. Ernest Lebon, Les travaux math´ematiques au congr`es des sciences historiques `a Rome en 1903, L’Enseignement mathematique´ 5 (1903), 378–383. 22. Gino Loria, Sur les moyens pour faciliter et diriger les ´etudessur l’histoire des math´ematiques, Atti del 4. Congresso internazionale dei matematici, Rome, 1908; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, 3:541–548. 23. Jesper L¨utzenet Walter Purkert, Conflicting Tendencies in the Historiography of Mathematics: M. Cantor and H. G. Zeuthen, in The History of Modern Mathematics, Vol. III: Images, Ideas, and Communities, ed. Eberhard Knobloch and David Rowe, Boston: Academic Press, 1994, pp. 1–42. 24. Jules Molk, Lettres `aGustav Enestr¨om,in [13], `aparaˆıtre. 25. Arnold Reymond, Le Congr`esde philosophie math´ematique, L’Enseignement mathematique´ 16 (1914), 370–378. 26. David Rowe, Klein, Hilbert, and the G¨ottingenMathematical Tradition, Osiris (2) 5 (1989), 186–213. 360 HEL´ ENE` GISPERT HMAT 26

27. Ferdinand Rudio, Uber¨ die Aufgaben und die Organisation internationaler mathematischer Kongresse, Ver- handlungen des 1. Internationalen Mathematiker Kongresse, Zurich, 1897; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, pp. 38–42. 28. Skuli Sigurdson, Equivalence, Pragmatic Platonism, and Discovery of the Calculus, in The Invention of Physical Science, ed. Mary Jo Nye et al., Dordrecht: Kluwer Academic, 1992, pp. 97–116. 29. Jules Tannery, L’Encyclop´ediedes sciences math´ematiques, Bulletin des sciences mathematiques´ 35 (1911), 296–297. 30. Paul Tannery, Encyclop´ediedes sciences pures et appliqu´ees,notes historiques (1904–1906), Memoires´ scientifiques, Paris-Toulouse, 1930. 31. Paul Tannery, De l’histoire g´en´eraledes sciences, Revue de synthese` 8 (1904), 1–16, or Memoires´ scientifiques, Paris-Toulouse, 1930, 10: pp. 163–180. 32. Renate Tobies, Encyklop¨adieder mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihrer Anwendungen et l’Encyclop´ediedes sciences math´ematiquespures et appliqu´ees—naissanceet interactions, in [13], `aparaˆıtre. 33. Renate Tobies, Mathematik als Bestandteil der Kultur—zur Geschichte des Unternehmens Encyklop¨adie der mathematischen Wissenschaften mit Einschluss ihrer Anwendungen, Oesterreichische Gesellschaft fur¨ Wissenschaftsgeschichte 14 (1994), 1–90. 34. Giovanni Vailati, Les math´ematiques au IIIe Congr`es international de philosophie de Heidelberg, L’Enseignement mathematique´ 10 (1908), 505–507. 35. , Sur les rapports entre les anciens et les modernes principes de la g´eom´etrie, Atti del 4. Congresso Internazionale dei Matematici, Rome 1908; reprint ed., Nendeln: Kraus Reprint Limited, 1967, 3:422–427.