par Anne-Marie Fortier

Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littératures françaises Université McGill Montréal, Québec

Octobre 1992

\,é) Anne-Marie Fortier, 1992 •

Ce mémoire est un essai pour reconstituer les couches successives des interprétations dont l'oeuvre et la vie de Rimbaud

ùnt fait l'objet entre 1883 et 1935 environ. Ces lectures

successives font vivre le texte, assurent son passage à travers le

temps et, par là, lui servent aussi de ~~. Le concept de «préface)) donc, est ici élargi jusqu'au texte critique.

Constituées de lectures et de cOlrunentaires influencés à la

fois par la révélation progresslve du texte et les circonstances

historiques et intellectuelles dans lesquelles elles se forment, les strates d'interprétations, en s'ajoutant les unes aux autres

sans se détruire, ne cessent d'enrichir et de transformer le texle

originel, d'en «épaissir)) le sens et la portée, de lui donner des

valeurs et des significations nouvelles, et ainsi de le garder

vivant, sinon plus r:"l"':~~:l' à travers le temps gui passe qu'au jour

de sa première apparition. De plus en plus, avec les années,

l'interrogation centrée d'abord sur le «cas)) Rimbaud, tend à

s'élargir pour viser finalement, à travers Rimbaud, la poésie elle-même, sa nature, sa signification, sa portée. Associés dans

l'esprit des préfaciers, le destin de Rimbaud et celui de la

poésie son~ examinés ensemble comme si dans le premier se jouaient

la valeur et la signification du second . • 3

Abstract • Rimbaud's life and works have been the subject of n'lrnerous readings ever since the poet' s first appearance on the

llLerary scene. This thesis is an attempt to reconstitute the

mu l UpIe J ayers of interpretatlons which were grafted onto

Rimbaud's life and works between 1883 and 1935 approximately.

Successlve readings keep a text alive and, in so doing, fonction

also as prefaces. The concept of «preface)) is thus expanded here

to include the critical text.

'l'hese st rata consist of readings and commenta:-ies influenced

both by the historical and intellectual circumstances in which

they were fonned and by the progressive revelation of the texti

added one to another without cùncelllng each other out, these

layers continually enrich and transform the original, making both

i ts meaning and i ts import denser, investing i t with new

signlficance and new values and thereby keeping it alive, in fact

making lt even more present wlth the passing of the years. OVer

the years, the focus of reflexion on Rimbaud has shifted from the

study of his particular «case)) to a more profound questioning, via

Runbaud, of poetry itself, its nature, its meaning, its scope. In

the minds of the connnentators, Rimbaud and poetry' s destinies are

intertwined; thus, they «read)) them together as if the value and

the meaning of the poetry' s destiny were dependent on the destiny

of RlInbaud . • 4 •

Table des matières

• 5 •

Introduction ...... _ ...... D,

Chapitre 1: 1" ,,1' JI J ()TJ~ ou dE:'\L'/ RJ mbaud (1883-1899) .•.....•....• 18 Verlaine: Maudit par lui-même, poète maudit ...••.....•.... .2IJ l sabe lie: Rimbaud, héros de Charleville ...... •• :n Verlaine: Heurt préfaciel ...... •.....•..••• 43

Chap.ilre 2: (__ 'll_~L'~J,1 ;;{ l'~fIo"o (19]2-1914) ..•.....••..•.•••..• SO PauJ Claudel: Le retour de la Source ....•.....•.....••...• 56 Ben lehon-Cou Ion: À propos d'une édition de Rimbaud ....•... .65 Mar cel Coulon: Apparition et disparition du génie ...... 69 Jacques Rlvlère: L'ange furieux ...... :75.

Chapitre 3: 1'),_' 111'.'L_.'.'-Lll" (l(, '-'-)JllIl1t:nt \'lvre: (1914-1924) •.....92 « Incohérence harmonique)) ...... •.....•.•••. 96 Première impasse...... • • ••...... 104 La cont,radJct_ion cohérente ...... •.....••..•• 116 Rimbaud, hOImne de métier ...... •.•••. 119 L' hOlTune en mouvement ...... •...... •....•••...• .122 Prallque de la vie: poésie pratique ...... •.....•..... 13.0

Chapitre 4: l.'-'~_l,k'llr fr,~qlle (1925-1935) ...... ••.•.••••.•. 139 Renévi 11 e: La suspension des puissances du voyant ...... •... l42 De quelques falsifications ...... •...... •• 151 uArt.huI" est le roman d'Isabelle» ...... •.....•...•. 1~1 Intervention d'une autre Isabelle? ...... 155 Fondane: RlnÙJaud, mystique civilisé ...•.•.....•••...•..... 1~8 Breton: La révolution parallèle de Rimbaud ...... 1:72 L' obJectl vation des idées .....•.....•...... •...... 173 Situation de l'objet surréaliste ...... •.•...••.... 17.9

Conclusion .... , ...... • _ •...... 166 Bibliographie ...... •••...... J.95 • 6 •

Introduction

• 7 •

Le temps qui sépare un texte de son lecteur est l'espace de lectures successives qui sont autant de filtres par lesquels le texte parvient jusqu'à nous. Chaque lecture fait donc

vivre le texte, assure son passage à travers le temps et, par là,

Dans son sens premier, la préface, comme le note Antoine Compagnon, est l'épreuve de réalité du livre: ((elle marque l'entrée du livre dans [l' ]univers de l'aliénation, de la publication, de la circulation, elle est une dépossession"·, Elle assure le glissement du livre dans le réel et, par là, conjure la

A. Compagnon, La secc'nde l1lêllI1, p. 345; nous renverrons • désonnais à cet ouvrage par le nom de l'auteur suivi de la page. 8

mort par la lecture, qu'elle continue en la préparant. La toute • première pléface, qu'elle soit autographe ou al lographe , est une première distance prise avec l'oeuvre. L'auteur, d'abord, au

moment de rédiger une préface à son oeuvre, doit en sortir et porter sur elle un regard critique (ou un regard de critique). Il

annule la dér l ve du livre en la posant comme son rivant -d i re, son origine. De la même manière, un premier préfacier, contemporain de

l'auteur 1 valorise, lui, ce qui permet d' lnscrire l'oeuvre dans

l'institution, c'est-à-dire qu'il cherche à montrer que l'oeuvre

est à la fois poursuite et rupture d'une tradition, au risque de s'écarter du coeur de ce qui la sous-tend.

Le préfacier assujettit l'oeuvre, il la recrée en la réénonçant, il la fabrique en réordonnant son propos: «L'auteur citant est celui qui met de l'ordre dans les systèmes cités, qui

conçoit leur cadastre; et, rétrospectivement, il s'IdentIfie à l'image de cet ordre» (Compagnon, p. 400). Dans cet assujettissement de la parole d'autrui se joue la légjtimité de

l'oeuvre mais aussi celle du préfacier. C'est par la cohérence qu'il offrira à la préface que le texte viendra, en retour,

légitimer le préfacier. Mais, alors même qu'il ménage des creux et des attentes que le texte viendra combler, le préfacier détourne l'attention du

lecteur, il le soustrait à la sollicitation inrnédiate du texte. A cet égard, que la préface se répartisse dans les notes en bas de pages ou qu'elle participe d'une politique éditoriale (le choJX et

• l'organisation des textes), qu'elle précède ou suive le texte, qu'elle paraisse séparément, ailleurs ou plus tard, elle remplit, 9

nous semble-t-il, le même rôle. La notion de préface s'étend dès • lors à la périgraphle, c'est-à-dire à tout ce qui, corrune un mode

d'emploi, donne des instructions àU lccte'.lr.

La préface, tout comme le texte critique, est une fonne

d' interprétatJon par laquelle «l'oeuvre n'est plus seulement un

objet à lire: elle est devenue un lieu d'engendrement d'une autre

oeuvre)) . Car « l'interprétation d'un texte ne peut être jamais que

la tentative de proposer un autre texte, équivalent mais plus

satisfaisant pour telle ou telle raison. Une lecture comporte

toujours [ ... J des possibilités mal définies d'interprétation,

mais tacites)) . Plus largement, on peut donc dire gue tout texte

criUque est aussi une préface au texte.

Le préfacier, au sens strict ou au sens large, définit une

problématique dont les thèmes et les termes seront ceux-là mêmes

que r eprendr ale lecteur qui veut soumettre la préface à l'épreuve

du texte. Voudrait-il nuancer la préface, y apporter une

correction ou s' y opposer farouchement, c'est-à-dire s'élever

contre elle, se situer à son opposé, gu 1 il viendrait encore

renforcer cette problématique par une sorte de contre-idéalisation

qui, selon Jauss, CIne rompt pas pour autant avec les nonnes

positives qu'relIe) implique [mais] accroît au contraire leur

pouvoir de persuasion [ ... 1 en les faisant apparaître comme les

A. P. Bobika, «Le discours préfaciel", p. 82. • O. Mannoni, u Le besoin d'interpréter", p. 202 . 10

prédicats de la plénitude, en face de ceux du manque))'. C'est ce • qu'ailleurs Althusser dénonce comme le ((mythe spéculaire de la vision» . La problématique que pose le préfacier- émerge d'un contexte général d'interprétation, ce qu'Althusser dppelle les

conditions de productlon, et, à cause de cela, le lecteur contemporaln de la préface, ayant du ma] à sortlr de ces

conditions qui sont aUSSl les siennes, arrivedjfficilement à redéfinir la question, à la poser autrement. La véritable lecture d'un texte, celle qui pennettra

d'apercevoir ce qu'il met en lumière et porte à la conscience, sera celle qui prendra sa mesure: une deuxième préface qui

s'élaborera dans les failles de la première. Au gré de leur voyage dans le temps, les préfaces, pour

s'accumuler, se «textualisent», selon l'expression de Genette'. En

s'additionnant à elles, la préface la plus récente repousse les

précédentes dans le passé et Jes rapproche du texte jusqu'à les y résorber; elles feront désormais partie du texte et celui-cl ne pourra plus, en quelque sorte, être lu sans elles. L'oeuvre et la

vie de Rimbaud, sorte de texte premier auquel se greffent les

préfaces successives dont il fait l'objet, vont constituer dès

lors l'intertexte de toute nouvelle préface.

4 H. R. Jauss, «La douceur au foyenl, dans pr)IJr UfU-:: (J;,rhr-':L.J-2u('-. rJ{. la réceptlon, p. 277.

L. Althusser, préface à Llré le car:ntéll, p. 25 . • G. Genette, SeUlls, p. 164. Il

Car, si '1 préface est dépossession pour l'auteur, elle est, • à l'inverse, appropriation de l'oeuvre par le préfacier. Et s· appropr ier, selon Antoine Compagnon, «ce serait moins saisir que se ressaislr, moins prendre possession d'autrui que de soi»

(Compagnon, p. 351). Pour l'amener à lui, pour trouver une image dans laquelle il se reconnaîtrait, le préfacier, celui qui lit

«plus tard", doit retourner à la pleine ampleur du texte. Or «tout retour au texte s'inaugure par une dénonciation de la tradition, détenteur légitime du sens mais qui l'aurait perverti» (Compagnon,

p. 243).

Compagnon, avec Peirce, pense qu' cc il n' y a pas de signe sans

quelqu'un à qui il fait signe" et que l'interprétant ccn'est jamais singulier, il est sériel: le sens d'une citation est infini" (Compagnon, p. 61). Cette transformation de l'objet implique aussi

la transfonnation du regard sur cet objet. !..a préface s'adresse à

un lecteur fjctif dont elle modèle les interrogations à l'exacte mesure des solutions qu'elle lui propose. Avec le temps, ce lecteur change comme la valorisation préfacielle; il s'établit une sorte de hiérarchie différentielle de ce que l'oeuvre peut offrir et dont le rellef est fonction d'un certain présent. Aussi, quittant son contexte initial, le texte fera-t-il l'objet de relectures qui Y chercheront une nouvelle actualité, l'indice de préoccupations contemporaines. Un dialogue sous-tend implicitement toute préface ainsi conçue, qui s'instaure entre celui qui l'écrit et la succession 4It des préfaciers dont il est l'aboutissement et dans laquelle, toutefois, il cherche à marquer sa singularité, son identité. 12

• Le but de cette étude est de reconstituer les couches successives des préfaces à Rimbaud, de retrouver leur stratification. En observant l'épaisseur et la sédimentation de ces couches, c'est-à-dire leur manière de se déposer les unes sur les autres, les unes par rapport aux autres, nous tenterons de rendre la matière qui informe et façonne l'image qu'un lecteur pourrait se faire de Rimbaud et de son oeuvre aux environs de 1935. Notre projet, on l'aura compris, s'écarte sensiblement de celui d'l!:tiemble. Ce qu'il appelle le «mythe» de Rimbaud est synonyme, pour l!:tiernble, de fausseté et de leurre. Certes, le mythe gui se forme autour d'un écrivain est une image qui éloigne d'une vérité par ailleurs virtuelle, mais c'est encore et surtout un texte où se déposent l'identité et les problématiques de chaque génération qui en fait son modèle pour des raisons issues tout ensemble d'elle-même, du climat, du contexte général de l'époque.

Ce mythe est, à notre sens, préface, c'est-à-dire gauchissement et interprétation de l'oeuvre de Rimbaud, «leurre», sans doute, mais gui fait vivre cette oeuvre, qui la fait fluctuer et traverser le

temps. Loin de prétendre « décapen) un tel mythe, nou s voudrions

suivre au contraire son développemént, en gardant à l'esprit son caractère inévitable et sa fonction, qui est de garder le texte vivant, de continuer sans cesse sa lecture .

Voir l'introduction au Iv1vthe d~ PunrJ.:=wd, t. II, St ru..-;tUYE: rJu • mythe, p. 41-54. 13

Chaque lecture du texte de Rimbaud nous semble comme une • tentative simultanée de donner un sens à une vie, d'une part,

c'est-à-dire à une série de faits biographiques a~ssi épars qu' .i.ncertains, et à une oeuvre, d'autre part, dont les retournements eL les contradictions irritent et empêchent l'embrassement et la compréhension tout en laissant, par cela même qu'offrent le multiple et l'incomplet, une grande latitude d'interprétation. Par là, le texte et la figure mêmes de Rimbaud

se prêtent d'emblée, nous semble-t-il, à cette prolifération préfacielle.

Avant de nous intéresser aux rapports entre Rimbaud et René Char (travail qui fera l'objet d'un éventuel projet de doctorat), nous avons choisi de nous arrêter aux Rimbaud disponibles aux alentours de 1930. C'est à ce moment-là que René Char se lie au groupe surréaJiste et lit Rimbaud. Il importait alors de connaître les cepréfaces)) de cette lecture et donc de reconstituer la chaîne des interprétations successives dont Rimbaud avait pu être l'objet jusque-là. Car c'est enveloppées de tout ce qui avait été écrit et

pensé à leur propos depuis plus de quarante ans que le nom et l'oeuvre de Rimbaud se présentaient au jeune lecteur de 1930, qui notera plus tard qu'Havant d'approcher Rimbaud", il lui avait fallu tenir compte cede toutes les dénominations qui ont eu cours • 14

jusqu'à ce jour à son sujet)) , c'est-à-dire de toutes les pl (-;1 ,1. 't-'~; • accumulées. En relisant ces préfaces à Rimbaud ainsi entendues, nous tenterons donc, afin de voir comment elles évoluent, de dégager comment cette celle-ci corrige celle-là qui la précède, comnent elle la prolonge ou comment elle utilise ses points de fragilité pour se démarquer d'elle. Les interprétations étant déterminées par bien autre chose que le seul texte, il faudra rendre compte, pour cela, de la disponibilité même du texte ou du contexte socio- idéologique et philosophique de l'époque. Il importera de se demander, pour chacune de ces orientations, ce qu'on lit de Rimbaud, ce qu'on y lit, comment on le fait et pourquoi; que dit Rimbaud pour ses «préfaciers)) successsifs?

Afin de dégager une histoire des horizons d'attente, Jauss propose d'opérer des coupes synchroniques dans le temps. Toutefois, comme le remarque Rita Schober, ces coupes aléatoires ne dégagent pas tant une évolution qu'une série qu'il est impossible de replacer dans un contexte historique général'. Ces coupes ne rendent pas compte de la complexité des rapports

qu'entretiennent les normes avec l'histoire. Pour remédier à cette simplification, Schober suggère de définir des coupes qui suivraient le cours de l'histoire.

R. Char, «)) [1956], dans r)elJ'IU:'~ (_:(Jrrrp1 r,tr<" Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade)), 1983, p. 727; le sigle a.c. renverra désormais à cette édition .

Voir R. Schober, «Réception et historicité de la littérature ll , • p. ll. 15

• Nous nous proposons de suivre les préfaces à Rimbaud en nous arrêtant à quatre moments particuliers qui semblent marquer des

mouvements, des tendances, des crises que connaissent, entre 1883 et 1935, l'Europe, l'Occident ou le monde des lettres et de la pensée.

De 1883 à 1899, l'édition des textes se prépare et se

réalise, à l'insu d'un Rimbaud qui est toutefois vivant jusqu'en

1891. Les préfaces visent réellement une présentation de l'oeuvre; l'édition même des textes offre une figure du Rimbaud des préfaces. Verlaine, Isabelle Rimbaud et dominent cette période.

Aux alentours de 1912-1914, la crise scientifique a ébranlé la confiance dans le progrès indéfini de la science et favorisé un retour du spirituel et du métaphysique. Rimbaud sera alors redéfini par Claudel et Rivière.

De 1914 à 1924, c'est-à-dire dès la guerre et jusqu'au

premier f'v1,111JJ,'.: 1--, le surréalisme prend fonne et s'élabore, chez André Breton, au fil des interrogations que Rimbaud suscite et relance tout ensemble.

Enfin, les années 1930 (1925 à 1935) prennent pleinement acte de ce que Valéry a appelé cela crise de l'esprit)), c'est-à-dire, au premier chef, la remise en question de l'Occident. Cette époque est aussi celle de la montée du communisme puis de son durcissement, qui viennent renforcer cette crise et contraindre un

Breton, un Renéville ou un Fondane à des positions plus claires. • Que devient alors Rimbaud? 16

Des préfaces proximales, c'est-à-dire celles qui sont • contemporaines de l'oeuvre, aux préfaces distales, le concept de préface passera ainsi de son sens restreint à son sens élargi. À mesure que la connaissance directe de Rimbaud se perd, que les témoins, les contemporains, font place aux corrunentateuI"s conune les évangélistes font place aux théologiens, l'intérêt se déplace dans l'oeuvre. D'abord retenue par les premiers poèmes, l'attentlon se

porte bientôt sur les Illwninatlons et la Sa 1 SnIl ~'n t'lIr el. qui devient très vite, avec l'intervention d'Isabelle Rimbaud, comme le point décisif de l'oeuvre, son tournant traglque et sa répudiation. Mais de plus en plus, avec les années, l'interrogation centrée d'abord sur le «cas)) Rimbaud, tendra à s'élargir pour viser finalement, à travers Rimbaud, la poésie

elle-même, sa nature, sa signification, sa portée .

• 17 •

Chapitre 1

• 18 •

1883-1899

Dévotions ou deux Rimbaud

Si une même vigueur anime Verlaine et Isabelle Rimbaud, les chefs de file des courants d'interprétation dominants entre

1883 et 1899, il est possible de mettre cette vigueur sous le même

signe (et substantif) de la «dévotion)). Elle sera littéraire et connotative pour Verlaine, selon ses propres termes, filiale et dénotative pour Isabelle Rimbaud. Ce qui fondrunentalement sépare leurs «préfaces», ce n'est peut-être pas tant leurs intentions

respectives que le public à qui elles s'adressent, celui de Paris

et celui de Charleville. À cause de cela, le même discours, celui de Rimbaud, ne révèle pas les mêmes enjeux: la valeur de son

oeuvre au sein d'un débat littéraire qui cherche à clrconscrire

• l'autonomie de la poésie le dispute à la valeur d'exemplarité, 19

• éthique et morale, de sa vie, qui sert d'argument à la réhabilitatJon du «citoyen» ardennais. L'attachement de Verlaine et d'Isabelle, leur dévotion

spontanée à Rimbaud, acquise de manière d'abord entière,

progresseronl, se nuanceront, informés, de 1883 à 1899, par les autres textes préfaciels qui s'élaborent dans les failles des

leurs, c'est-à-dire, d'abord, par les textes à proprement parler et par l'édltion même des oeuvres de Rimbaud, tout aussi «préfacielle» par l'organisation qu'elle en propose. Le premier texte important sur Rimbaud, celui des Poètes

wuuJJ_t_" de Verlaine, marque notre point de départ: 1883. Sorte de

présentation de l'oeuvre littéraire, préface au sens littéral, ce texte servira de base aux commentaires subséquents, ceux, entre autres, d'un Fénéon (compte rendu des 111unl1natlons, Le

~~VIl tl )l ,_U,-~~ ,1er au 14 octobre 1886) et d'un Gounnont (compte rendu

inciteront Verlaine à moduler sa propre préface. Périodiquement, celui-ci donnera d'autres textes: une préface aux Illumlnatlons en

1886, un «Arthur Rimbaud» pour la série «Les hormnes d'aujourd'hui»

en 1888. Dans l'édition de 1895 des Poésles cOmplètes, la préface

de Verlaine vlendra se heurter à celle d'Isabelle dont le travail,

en quelque sorte souterrain et d'ordre davantage éditorial, se

répartit dans les notes en bas de pages. Bien qu'à ce moment-là

Isabelle ait déjà beaucoup concédé à l'éditeur Vanier, elle sera

relayée par Paterne Berrlchon qui se chargera, en 1899, de publier

• la correspondance de Rimbaud (L2t l rt."s dt." a. -.'".. RlInbaud. Egypte.

:\.1 cll'lt' Et 11\l'1'':,', Mercure de France). 20

Avec cette publication, l'essentiel des textes était

• désormais disponible, et ce que nous avons appelé les pl t-'Lh'l '~; atteignait un premier degré de réalisation, une première extension: les Rimbaud que Verlaine et Isabelle voulaient

présenter et qui tendaient à définir deux axes dans l'interprétation de la vie et de l'oeuvre de Rimbaud, axes d'abord

distincts puis peu à peu contaminés, ces deux Rimbaud, dès lors,

se lisent séparément, dans les deux volumes formant ses «oeuvres complètes». C'est pourquoi nous avons choisi cette années 1899 comme fin de notre première période d'étude.

Verlalne: Maudit par hu-même, poète maucllt

Le tout premier texte que Verlaine consacre à Rimbaud,

celui de la série des Poète!: ITldudll!:. (1883), relève du rite

d'intronisation. Dans et par ce texte, Verlaine cède la parole à

Rimbaud, une parole que son discours vise à légitimer. Toutefois,

Outre que les Illwmnatlons, Une SaJsun en E:'nf'~l et les l':'~,~ ont fait l'objet, à ce moment, de quelques éditions, des fragments de la lettre du Voyant ont été publiés dès 1891 (voir Yves Reboul, «Les problèmes rimbaldiens» [1972], p. 96).

P. Verlaine, «Arthur Rimbaud» [1883], 1.11 1 ;:JrIJ, 29 mars-5 avril;

nous citons d'après l' édi tion de la Pl élade des ~1_-.!J.LLr-..:!-~r j 1'1 ~0~_ de Verlaine (p. 635-657); le sigle C.C. renverra à cette éditlon. Les renvois aux textes de notre «corpus)) seront désormais Hldjqués par l'année de leur publication suivle de la page (et du nom de l'auteur s'il y avait ambiguité), cela, après la première occurence de ces textes à l'occasion de laquelle nous fournirons des précisions sur leur parution. Quant aux renvois à nos «autres sources)), après leur première occurence, nous y renverrrons, de manière générale, par le nom de l'auteur, l'année de publication • s'il y a lieu, et la page. 21

cornrne le note A. P. Bobika, de lecteur n'entre dans le jeu de la • valcrisation du discours préfaciel que proportionnellement à la posi tian qu'occupe le préfacier dans sa culture personnelle)) . D'audience restreinte peut-être, ce texte n'en est pas moins polémique, ou, plutôt, c'est à cause de ce public restreint que Verlaine inscrit volontairement cette présentation au coeur d'un débat llttéraire. Rimbaud lui donne l'occasion de défendre ses propres positions: «le mythe de la parole volée, écrit G. Idt, montre et déguise l'une des règles du rite préfaciel: toute

préface donne la parole au préfacé, mais la détourne à son profit,

en infléchit la signific~tion. Voler le livre, c'est le délit de tout préfacier et peut-être de tout métadiscours));. Si le symbolisme, qui est, selon Thibaudet, «l'incorporation

dans l' histoire littéraire du motif de la révolution chronique)) , se fonnule aux environs de 1885, le texte de Verlaine porte encore

l'empreinte de la décadence. Un changement, laisse-t-il entendre, doit avoir lieu dans l'esthétique, non pas vers le nouveau ou l'inconnu, mais bien plutôt vers l'arrière, le déjà connu, vers

ce qui est éprouvé et rassurant, à un moment où les changements politiques et sociaux se multiplient et engendrent l'incertitude. ------A. P. Bobika, «Le discours préfaciel)), p. 80.

G. Idt, «Fonction rituelle)), p. 70-71.

Thibaudet est cité par R. Étiemble, Structure du mythe, p. 63.

Nous croyons voir une trace de cet esprit chez Verlaine qui commente «Les Veilleurs)) (texte perdu) et qui, y percevant lIun tel accent de sublime désolation)), avoue: uen vérité nous osons croire que c'est ce que M. Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de • beaucoup!» (1883, p. 654). ------_._------_.. _------

22

Les progrès de l'économie (développement du capitalisme), de la

• technique et des sciences tendent à faire de l'art un secteur isolé et du poète un être «anomique» (Duvignaud). Verlaine, qui oppose Rimbaud aux Naturalistes et formule, ce faisant, la valeur de l'oeuvre en termes esthétiques, ne s'en prononce pas moins sur

les codes régissant l'institution littéraire de son t~nps. Dans les années 1880, écrit M. Raimond, cela création romanesque reposait sur le "sol philosophique" d'un positivisme largement compris. L'impression dominante était celle d'une "sécurité épistémologique": le romancier apparaissait comme un savant, qui domine son temps et qui l'envisage comme le domaine de sa compétence)) . Critique indirecte du discours scientj fique, donc, l'opposition aux Naturalistes et par là au roman est aussi la

manifestation d'un discours poétique qui cherche à circonscrire son autonomie, encore en gestation à ce moment-là. Pour Verlaine, cela Grâce, la Force et la grande Rhétorique, niée par [les] intéressants, [les] subtils, [les] pittoresques, mais étroits et plus qu'étroits, étriqués Naturalistes)) (1883, p. 648) et dont

Rimbaud, par contraste, lui semble être le gardien, sont un

M. Raimond, «La crise du roman)), p. 547.

Il semble y avoir tout ensemble le désir d'une révolution esthétique et d'un retour en arrière ou, tout au moins, d'une continuité. La référence à l'uEnfant Sublime», expression dont Chateaubriand avait qualifié Hugo, prend ici la valeur d'une passation de la parole, comme si Rimbaud, devenu lui-même cet enfant, prenait du même coup la suite de Hugo; par ailleurs, l'insistance de Verlaine à ne trouver aucune filiation littéraire à Rimbaud (il établira des liens avec l'oeuvre de Goya plutôt) relève peut-être, elle, d'une volonté de singulariser le discours • proprement poétique. 23

témojgnage et ((une preuve fière et française, bien française, • insistnns-y par ces jours de lâche internationalisme, d'une supédorité naturelle et mystique de race et de caste •• (1883,

p.648). Verlaine, dans cet article, s'attache surtout aux premiers poèmes, ceux dans lesquels «le poète n'emploie jamais la rime plate [et où] son vers, solidement campé, use rarement

d'artlficesH (1883, p. 645). Verlaine prend acte toutefois du

passage de Rjmbaud à la prose et, si déçu qu'il semble de la disparition du «poète correctH, il insiste sur la supériorité du

prosateur sur le poète. A son avis, les IlIum' natlons sont (Cune

série de superbes fragments" (1883, p. 656). Il note qu'à un moment, ((M. Rimbaud vira de bord et travailla (lui!) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant plus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant

inappréciable à force d'être grêle et fluetH (1883, p. 655). Rien chez Rimbaud n'est laissé au hasard; la beauté est le résultat de la volonté. Et si Verlaine reconnaît un côté «goguenard et pince­

sans-rire" à la poésie de Rimbaud, c'est que Rimbaud l'est bel et bien, mais «quand ça lui convient.. (1883, p. 645). Rien n'a sa place chez lui qui ne provienne d'une volonté: «ne vient-il pas

dire "va te faire lanlaire" à toute illusion qui ne doive

l'existence à la plus irrévocable volonté?" (1883, p. 635) demande Verlaine devant la photographie de Carjat. De la même manière que • Rimbaud va travailler dans d'exprès trop simple •• , «Les Assis" est usavannnent et froidement outré" (1883, p. 648). 24

• Bien qu'il ne commente pas la biographie de Rimbaud, donnant à penser que le caractère des vers et celui de leur auteur se correspondent, Verlaine fournit la matlère de cornnentaires

postérieurs en établissant à propos de Rimbaud les valeurs paradoxales d'innocence et de perversité, de verve terrlble et d'attendrissement. Et quand vient le moment de parler de l'holrune et de son «abandon de la poésie", Verlaine n'a que réserve et respect: «pourvu, comme nous n'en doutons pas, que cet abandon

soit pour lui, logique, honnête et nécessaire)) (1883, p. 644). Connaissant l'homme, justement, celui, «maudit par lui-même,

Poète Maudit!)) (1883, p. 655), qui avait autre chose à faire que de se faire imprimer, c'est par dévotion littéralre que Verlaine justifie sa prise de parole. L'homme est libre, donc, mais le

poète se doit au monde des Lettres.

La préface aux Illwmnar lons, publiée aux éditions de La

Vogue en 1886, est moins polémique. Relevant de manière plus évidente d'une stratégie publicitaire, le texte de Verlaine quitte le cadre esthétique: son lecteur, cette fois, est un citoyen. Après l'explication du titre: «IllUlmnrJr](J[I:, est en angJals et

veut dire gravures coloriées, -- coloured plates ll , le préfacier

souligne l'apparente disparité de ces ucourtes pièces, prose

exquise ou vers délicieusement faux exprès» (1886, p. 631). Il désire laisser le lecteur uadmirer en détail)) ce recueil qu'il

P. Verlaine, préface aux IllUlmnauof!S [1886], La Vogue; • O.C., p. 631-632. 25

résume en termes de jubilation et d'ambition stylistique. • Concession, peut-être, à la publicité, Verlaine précise que Rimbaud est issu d'une (ciarnille de bonne bourgeoisie», qu'il fit

"de bonnes études quelque peu révoltées» (1886, p. 632) et qu'il S'occupe maintenant de «travaux d'art» en Asie: uCormne qui dirait Je Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l'immense poète vivant élève de Méphistophélès et possesseur de

cette blonde Marguerite!» (1886, p. 632) La référence à Faust

vient tout à la fois ennoblir les travaux de Rimbaud (dont Verlaine ne connaissait peut-être pas l'exacte nature) en les

inscr~vant dans une tradition esthétique, et réconcilier art et ingénierie, qUi ont l'air de s'établir dans une succession sormne toute naturelle.

L' édi tion des 111 unnndt lOllS a été précédée de la parution,

dans ],,1 ",11'1' , d'l)Yk' Scll;êon er; enfer (livraisons de septembrE.

1886). Que les textes soient disponibles permet de vé~ifier, d'une

certaine manière, la valeur des préfaces, c'est-à-dire de mesurer l'écart entre le texte et sa préface, de voir, encore, si le texte satisfait bien les «attentes» ouvertes en quelque sorte par la

préface. Félix Fénéon, qui a procédé à l'édition des

11 llll!l:lld t ,,'11. , en donne un compte rendu au Symboliste- en octobre

1886. D'abord, Fénéon prend acte de l'incertitude qui prévaut quant

à l'existence même de l' horrune: «tandis que l'oeuvre, enfin

F. Féneon, ceLes IllunanatlonsIl [1886], Le Symboliste, 7 au 14 • octobre, p. 2-4. 26

publiée, enthousiasme plusieurs personnes et en effare quelques • autres, l'homme devient indistinct. Déjà son existence se conteste, et Rimbaud flotte en ombre mythique sur les symbolistesll (1886, p. 2). Le critique enchaine avec une iconographie pour attester que «pourtant des gens l'ont vu, vers 1870n. D'entrée de jeu, Fénéon glisse des nuances: l'oeuvre «enthousiasmen mais ((effare» aussi. Il tente de rétabllr l'équilibre. Dans la lecture de Verlaine, presque entièremement favorable, Fénéon insinue que certains côtés sont occultés. De l'avis de Fénéon, il est sain qu'on puisse aujourd'hui, grâce à cette édition, départager le véritable Rimbaud du Rimbaud de Verlaine: Rimbaud «parti, subsista

la sigillaire influence de cet enfant dans toute l'oeuvre de son

ainé, M. Verlaine, à qui l'avait lié un commerce ~raternel. Son oeuvre propre est enfin connue, et un clan d'écrivains campe sur cette terre novale)) (1886, p. 3). Les notations sont fréquentes qui viennent contredire ou nuancer les éloges de Verlaine, faire état des rumeurs qu'il passe

sous silence: cc [Rimbaud] s'évada des lettres et des hOlTD1les (les femmes, dit la chronique nuncupative, l'avaient peu préoccupé), cherchant en des voyages hasardeux à dissiper l'hallucination où se suppliciait son génie)) (1886, p. 3). L'homosexualité possible

est mise au jour en même temps qu'une perte de lucidité, que

Fénéon attribue, nous le verrons, à l'alcoolisme.

Fénéon, avec plus de recul que Verlaine, risque quelques

commentaires sur les Ill'JffilnCl.tlon.::-, sans cependant prendre parti

• dans le débat littéraire. Les images Hsoudainement aheurtées Il lui paraissent d'une ubeauté bestialen; il perçoit des reliefs: quand 27

le lyrisme s'enfle, « les mots se massent chaotiquement et derrière • eux se creusent des espaces d'abîme)). Certains poèmes, selon lui, documentent la vie intime, «des détraquements saturniens)) relèvent de l'anecdote. Enfin, le critique est déconcerté par les incidentes qui font bifurquer le récit, par l'ambiguïté des visions. Ces notes, jetées un peu en vrac, s'accompagnent cependant d'un souci pour le projet littéraire qui les sous-tend. Pour Fénéon, ce projet tient tout entier dans cette phrase, d'ailleurs pl acée en épigraphe: «et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction)). Sans aller plus avant, Fénéon se contente de citer quelques phrases qui lui semblent réallser ce projet. Même sans la préface de Verlaine, ces textes, ces «chiffons volants)), ont déjà été lus et ordonnés par Fénéon suivant un principe qui leur donne sens. C'est dans la volonté de justifier

l'ordre des poèmes des l llununat lons que se situe, croyons-nous, la valeur de préface de ce texte. Sorte d'ordre téléologique a

posteriori, la progression est celle que Fénéon lui-même croit y déceler:

À la primitive prose souple, musclée, et coloriée se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en une vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement soclal glapi d'une voix alcoolique, une insulte à la Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final: "En avant, route!" (1886, p. 4). C'est ici que survient l'évasion, devenue en quelque sorte • nécessaire par l'intoxication. L'ordre des poèmes établie par 28

Fénéon lui-même suivrait donc une progression allant de la joie • saine au glapissement alcoolique, et passerait par les valeurs intermédiaires, les «exaltations passionnelles tôt ascescentes et

âcres, et déviées en érotisme suraigu» (1886, p. 4).

Fénéon lève le voile verlainien mais n'apprécie pas moins

cette oeuvre ((hors de toute littérature et, probablement,

supérieure à toute)) (1886, p. 4).

Qu'après l'article de Fénéon le commentaire doive tenir

compte des moeurs de R~aud, cela paraît évident si l'on en juge

par le "~roisième texte que Verlaine va consacrer à son jeune ami,

absent mais toujours vivant. En effet, il lui est en quelque sorte

devenu impossible de continuer à laisser de côté ces aspects sans

mettre sa «légitimité» de préfacier en péril.

En 1888, Verlaine écrit un ((Rimbaud» pour la série ((Les

honunes d' aujourd' hui)) . Faisant allusion à l'article de Fénéon, il

propose de reprendre sa conclusion en l'appliquant à tout l'oeuvre

et à la vie même de Rimbaud: «On pourrait reprendre la phrase pour

mettre l' horrnne en dehors, en quelque sorte, de l' humani té et sa

vie en dehors et au-dessus de la corrnnune vie)) (1888, p. 799) parce

que « l'oeuvre est géante» et que (( l 'horrnne s'es t fait libre». Pour

les besoins de la série, sans doute, le propos est presque

exclusivement biographique. Du moins suit-il de près la biographie

en tentant de raccrocher l'écriture de certains poèmes à des

moments de cette vie. Verlaine détaille l'existence de Rimbaud, il

raconte son enfance, s~s voyages à Paris et quelques anecdotes les • P. Verlaine, «Arthur Rimbaud "1884")) [1888]; D.C., p. 799-804. 29

entourant, les voyages qui ont suivi jusqu'à l'établissement à • Aden. Cette fois, il fait état de l'inquiétude que Rimbaud a

suscitée à Paris, il mentionne l'épisode du coup de feu à

Bruxelles (sans toutefois s'y arrêter longu~ment: «blessure légère par un revolver mal braqué)) (1888, p. 802». Mais au-delà de ces

concessions à l'anecdotique, Verlaine aimerait laver Rimbaud des

rumeurs:

Ce n'étalt ni le Diable îi le bon Dieu, c'était Arthur Rimbaud [ ... ] -- un garçon pas comme les autres, non certes! mais net, carré, sans la moindre malice et avec toute la subtilité, de qui la vie, à lui qu'on a voulu travestir en loup-garou, est toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique et d'unité comme son oeuvre. (1888, p. 801) En réponse à l'homosexualité suggérée par Fénéon, non seulement Verlaine cherche à expliquer que Rimbaud n'a eu que peu de passions, mais il lui trouve (vaguement) des aventures avec une Italienne et une Londonienne: "Peu de passion, comme parlerait M.

Ohnet, se mêle à la plutôt intell~ctuelle et en somme chaste odyssée)) (1888, p. 802). Déjà nous avons mentionné que Verlaine faisait ressortir la distance et le regard critique de Rimbaud dans ses poèmes (par l'ironie, ou le côté pince-sans-rire). Or René Ghil a publié en

1886, dans son 'j'ldllÉ' du \·t.~rbe, une étude de «)) qui

inspire à Verlaine cette mise en garde: HL' intense beauté de ce chef-d'oeuvre le dispense à mes humbles yeux d'une exactitude théorique dont je pense que l'extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal» (1888, p. 803) . • * 30

En 1883, on l'a vu, l'oeuvre de Rimbaud servait de repoussoir

• à Verlaine pour s'insurger contre le naturalisme. À partir des années 1890, l'oeuvre publiée et désonnais disponible pennettra de démêler, conune le souhaitait Fénéon, Rimbaud du Rimbaud de Verlaine. Si, jusque-là, les éléments biographiques se tenalent somme toute en dehors de l'anecdote, du côté plutôt des jalons, des grands repères, les gens qui ont connu Rimbaud ne tarderont

pas à profiter de la porte entrebâillée par Fénéon pour enrichir

d'anecdotes la biographie du poète. La mort de Rimbaud sUl~ient au

moment même de la sortie du Eehquc1J h-' (Genonceaux, 1891; ce livre sort le 20 novembre, dix jours après la mort de Rimbaud). Cette

mort, qui met fin à l'incertitude, qui engendre et relance de

nombreux conunentaires, est également contemporaine de l'arrivée d'Isabelle dans le débat.

Entre temps, un article de Rémy de Gourmont dans le Mf't(~

de France de décembre 1891 rend compte du RI--'l ifJUcll t r.'. L'auteur

n'est pas sympathique à l'oeuvre de Rimbaud: uDe sincérité nulle, caractère de femme, nativement méchant et même féroce. Rimbaud a cette sorte de talent qui intéresse sans plaire)) (1891, p. 363). Mais cet intérêt n'est qu'une sorte de fascination pour ccl'impression de beauté que l'on pourrait ressentir devant un crapaud congrûment pustuleux, une belle syphilis ou le Château

Rouge à onze heures du soir)) (1891, p. 363). Nous employons à

R. de Gourmont, compte rendu du PélFJlJ~lu~ [1891], llJç...r',IJu: rjr~ • France, décembre, p. 363-364. 31

dessein le terme ((fascinationu: il y a dans cet intérêt plus que • de la simple curiosité. Rimbaud échappe à Gounnont: «Il est souvent obscur et plus que bizarre)). Son oeuvre va demeurer, selon

lUl, à titre de ((phénomène)). Pour cela, il voudrait que quelqu'un

s 'y attarde, que ccquelqu'un qui sympathise plus que [lui] avec ce

précoce énergumene [fasse] une étude, et de son esthétique et de

sa psychologie)) (1891, p. 364). À son avis, Rimbaud, «méprisant

tout ce qui n'est pas la jouissance brutale, l'aventure sauvage,

la vie violente)), est un «insupportable voyOU)) (1891, p. 363).

l;-,dhl;.) Ip: F:lrrJ'uwl, héros de Charlevllle

Isabelle Rimbaud connaissait probablement assez bien

les activltés de son frère en Afrique par les lettres que celui-

ci adressait à sa famille. Toutefois, la vie littéraire d'Arthur

lui était à peu près étrangère. C'est grâce à un article de Louis

Pierquin dans L,' t\'t~t Ardt'llfld~S qu'elle a découvert l'existence

de poèmes que son frère aurait écrits. Ce n'est cependant qu'après

la publication d'un article signé M.D. (), qui lui

apprend la réputation de son frère à Paris, qu'Isabelle entrera en

correspondance avec Pierquin r non sans avoir envoyé un démenti au

f'd 11 ~J,1t'11Il.!;~-. Elle nie tout en bloc: en 1870, ce n'est pas

Rimbaud qui a interrompu ses études: le collège a été fermé à

cause de la guerre; il n'a pas vendu ses prix ni engagé sa montre

puisque tout est encore à la maison; si, de 1871 à 1874, il a

• voyagé, c'était pour poursuivre ses études ailleurs et c'est sa

mère (et pour les mêmes raisons) qui l'a placé à Stuttgart et à ------

32

• Milan. Isabelle confirme bien l'itinéraire des voyages mais elle en explique la cause. Faisant le récit des années à Aden puis au Harar, elle insiste sur la probité, la bonté et la pureté de moeurs de son frère. Elle raconte aussi les derniers mois, puis la

mort à Marseille: il est «mort comme un sainbl. Cette verSIon des faits, pour le moins entière, qui propose un déni absolu et

vigoureux de l'article de Delahaye, est peut-être celle qUI correspond le plus directement aux sentiments d'Isabelle Rimbaud.

À mesure qu'elle comprendra le fonctionnement du monde littéraire et qu'elle prendra contact avec l'oeuvre de son frère, elle développera certains aspects de sa version et sera forcée d'en atténuer certains autres. Isabelle entre donc en contact avec Pierquin et lui demande les oeuvres de son frère. Sa correspondance avec lui permet de

voir s'élaborer progressivement sa préface. Elle est d'abord très ferme: "Ma volonté expresse est que rien ne soit publié ni même

vendu pour le moment, surtout le Rf." l !.ejlJCJ lU:' [.,. l. Si, dans un

temps plus ou moins éloigné, je me décidais à laisser réimprimer

quelque chose, ce serait revu et modifié selon que je le jugerais conforme aux intentions et aux idées mûries par mon cher auleuru

De la même manière, elle précise: «En fait de bIographie, je n'admets qu'un thème: c'est le mien, je réfute tous les autres cOI1lI1le mensongers et offensants» (3 janvier 1892, p. 721). C'est

I. Rimbaud, lettre à Louis Pierquin du 3 Janvier 1892; nous citons cette correspondance d'après l'édition de la Pléiade des OeuvréS d'Arthur Rimbaud; le sigle O. C. renverra désormais à cette édition. Nos renvois à ces lettres seront indiqués par la date de • la lettre suivie de la page. 33

qu'à ce moment Isabelle Rimbaud a la certitude que son lien • familial avec le poète lui assure les droits sur toute publication qui le concerne: ((Je suis, après tout, seule au monde dépositaire

de ses pensées et de ses sentiments [ ... J, des idées saines et

raisonnables de l' hommeH (6 janvier 1892, p. 723). Pierquin

cherche à la détromper et la met bientôt au courant des

tractatlons de Vanier, l'éditeur, qui cherche à constituer une

édition des poésies. Isabelle ne peut plus guère se leurrer: «Ces

messj eurs sont donc de simples industriels qui îfiquent de

l'esprit des autres, et dont les procédés sont parfois assez

répugnants)) (23 octobre 1892, p. 732), dira-t-elle des gens de

lettres.

Selon Isabelle, Rim.baud n'a jamais songé à faire publier ses

vers puisque, d'une part, il les envoyait dans des lettres et que,

d'autre part, il a brûlé les exemplaires de la Saison en enfer en

sa présence (elle ajoutera un peu plus tard qu'il l'a fait «très

gaiement Il ). À J'appui, elle ajoute: «En lisant attentivement la

:~'~~~~1~~, n'y trouve-t-on pas l'aveu qu'il s'était trompé,

et qu'il est bien revenu, après l'expérience acquise, de toutes

les illusions passées?)) (23 octobre 1892, p. 733) Aussi désire-t-

elle, à défaut de pouvoir empêcher la publication, opérer un choix

et gommer certains aspects des poésies: « Il y en a qui renferment

un détestable esprit politique et irréligieux, dont mon cher

auteur" n'a pas tardé à se dépouiller en regrettant très vivement

de s'y être laissé allern (6 janvier 1892, p. 722-723). C'étaient

• là ((des élucubrations poétiques écloses à un âge c' le jugement

d'un jeune homme ne pouvait être formé)) (6 janvier 1892, p. 723). ------

34

Une préface qui s'élaborerait sur les années passées au Harar • viendrait montrer l'aboutissement des poésies, montrerait vers quoi elles tendaient. À Pierquin, qu'elle tente de convaincre d'écrire cette préface, Isabelle déclare: «Ce qu'il a répandu de bienfaits là-bas est inouï, incroyable [ ... ]. Et je crois que chez lui, ces deux qualités bonté et travail dépendaient l'une de l'autre: il voulait posséder beaucoup parce que son unique bonheur

était de soulager toutes les misères)) (8 août 1892, p. 731). Elle explique et justifie par là le métier de négociant. L'oeuvre véritable de Rimbaud, ce ne sont pas ses poésies, sur lesquelles elle ne veut pas que soit attirée l'attention, mais plutôt sa vie même, qui est édifiante. Isabelle voudrait dépouiller les poésies des passages qui ne corroborent pas cette vision qu'elle a de la vie de son frère. Comme Fénéon, elle voudrait donner une version cohérente et

cclogique ll du destin de Rimbaud, par une sorte de téléologle établie a posteriori. Comme elle connait la fin édifiante de son frère, il s'agira d'orienter chacune des parties vers cette fin et

de laisser de côté ce qui s'en écarte.

Pour l'édition de Vanier de 1895, elle aura cependant cédé

beaucoup de terrain. À Louis Pierquin, elle écrit: ((Je n'aurais

pas voulu qu'on publiât diverses poésies, notarruTlent "Les Premières Communions". Mais M. Vanier a insisté si vivement et avec de tels arguments [ ... ] que je me suis laissé convaincre; et c'est alors qu'ont été ajoutées les «notes de l'éditeur)) -- que vous lirez))

• (1er octobre 1895, p. 749 ). 35

La préface d'Isabelle se distribue donc dans des notes en bas • de pages mais elle ne participe pas moins de l'appareil préfaciel.

L'édition Vanier des P0ésl~S corvlètes (1895) comprend donc au

moins deux préfaces: celJe de Verlaine (nous y reviendrons) et celle d'Isabelle.

La correspondance avec Pierquin s'échelonne sur un an; quelques lettres sont échangées par la suite, mais l'essentiel est

dit au cours de cette première année. La période qui va de 1891 à 1895 est peut-être, dirions-nous, une période d'apprentissage pour Isabelle. Elle explore un monde dont elle cherche les limites, elle prend la mesure de l'infiuence qu'elle peut avoir et en

vérifie l'étendue.

Les lettres qu'elle écrit à Paterne Berrichon, de juillet à décembre 1896, vont se personnalisant, s'approfondissant. Elle

s'est aguerrie et, à Paterne Berrichon qui lui demande des renseignements, elle va donner sa version des faits, une version plus détaillée et plus assurée. Mais le plus intéressant, c'est,

d'une part, l'obstination qu'Isabelle met à soutenir et maintenir ce qu'elle a appelé son «thème", tout en concédant qu'elle occulte une série de faits connus, et, d'autre part, l'aveu de ce qui la

pousse à authentifier avec tant d'âpreté ce thème particulier.

Peu importe à Isabelle que des faits s'écartent de l'image idéale qu'elle a de son frère; sorte d'attachement indéfectible,

c'est aussi de sa part un aveuglement volontaire: «Je le crois et le croirai toujours malgré tout le monde et même malgré lui s'il

~ s'est vanté du contraire, meilleur que tous, supérieur à tous 36 • connne au-dessus de tout» '. Elle insiste cependant pour faire un tout cohérent de cette vie dont les ruptures offrent une prise aux connnentaires désobligeants: «,le n'ai qu'un but: combattre une opinion déplaisante qui se murmure dans les Ardennes sur le compte

d'Arthur)) (12 octobre 1896, p. 765). De Paris à Charleville, l'horizon d'attente se modifie, ce ne sont pas les mêmes critères

qui servent à la légitimation:

Telle erreur ou exagération publiée à Paris, écrite par une plume d'or pour les lettrés parisiens, est peut-être appréciée et reçue comme preuve de haute morale d'héroïsme parmi les fervents de quelques cénacles; mais en province cela produit un scandale et déshonore celui qui en est l'objet. De plus, en déduction de ce que l'on croit connaître de la première jeunesse de Rimbaud, personne n'ayant encore rien dit des onze années passées en Orient, la malveillance des petites villes trouve encore là une source de soupçons désobligeants. (17 octobre 1896, p. 769) Pour ne pas être en reste, Isabelle construira pour les gens de l'Ardenne une version tout aussi susceptible d'être {(reçue comme preuve de morale d'héroïsme», suivant, cette fois, et selon

~tiemble, des valeurs bourgeoises et catholiques. Construction, avons-nous dit. C'est que beaucoup de faits sont alors connus. Les

utiliser dans un autre système de valeur nécessite donc, d'après Ong, cette construction; Isabelle devra, comme l'historien,

. ., 1. Rimbaud, lettre à Paterne Berrichon, du 25 août 1896; nous citons cette correspondance d'après l'édition de la Pléiade des Oeuvres d'Arthur Rimbaud; nos renvois à ces lettres seront indiqués par la date de la lettre suivie de la page. Notons, par ailleurs, la reprise de la phrase de Fénéon dont elle exploite, • comme Verlaine avant elle, les virtualités . 37

build with events that have come about independently of [her], but [her] selection of events and [her] wayof verbalizing them so that they can be dealt with as • ufactsH, and consequently the overall pattern [she] reports, are aU [her] own creation, a making- .

Isabelle se charge d'abord de réconcilier son frère avec la

religion catholique (l'autre réconciliation, avec les valeurs

économiques de la bou ..:geoisie, Berrichon l'élaborera plus tard,

par la publ ication des lettres).

L' hypothèse de départ d' Isabelle, c'est qu' « en religion

Arthur Rimbaud était foncièrement un grand croyant)) (21 juillet

1896, p. 751). Parlant des poésies, elle explique: ((Pour le côté

irréligieux, je vous dirai seulement: le blasphème implique

nécessairement la toi [ ... ] s'il a outragé la religion, il ne l'a

jamais niée» (2 août 1896, p. 753). Partant de là, il va s'agir de

fai re en sorte que tous les événements conduisent à une mort

qu'elle qufllifie de sainte.

D'après Yves Reboul, ula date assignée aux poèmes en prose

est la véritable clé de voùte du système d'Isabelle))>. Ce que

Reboul appelle ailleurs la uchronologie relative)), c'est-à-dire le

problème ((du rôle qui est attribué à la Saison en enfer corrane

point de repère assuré, introduisant une sorte de césure brutale

dans le développement de l'oeuvre et de la carrière de Rimbaud))

(Reboul (1976], p. 97), relève d'une méthode: uSelon un procédé

bien connu des fa'1liliers de l' exégèse néotestamentaire, ], écrit

donne naissance au fait)) (Reboul [1972], p. 98). Devenue

W. Ong, «The writer' s audience)), p. 17 . • Y. Reboul, uLes problèmes rimbaldiens)) [1976], p. 92. 38

nécessaire pour appuyer son «thème", la chronologie relative des

• oeuvres que propose Isabelle fait de la Sc11S,'11 t'Il '-'111 t.'t non pas simplement un abandon des lettres mais plutôt un passage vers un au-delà des lettres, vers ce qu'elles impliquaient déjà en puissance mais qu'il convient désormais de poursuivre dans le

~ilence: «C'est par un prodige de volonté et pour des raisons

supérieures qu'il se contraignait à demeurer indifférent à la littérature" (21 septembre 1896, p. 764). De cela, Isabelle ne

s'est aperçue qu'au moment de l'agonie de Rimbaud. Celui-ci n'ayant plus alors ((la force de se contraindre", elle se rendit

compte qu' « il pensait toujours dans le style des LU'.J!lI LIU' l' ih.., avec en plus, quelque chose d'infiniment attendri et une sorte

d'exaltation mystique" (21 septembre 1896, p. 764). Du coup, les

IlIWTUndL 10:-.2 apparaissaient corrune faisant déjà partie d'une expérience mystique ou du moins métaphysique, et la voyance, plutôt qu'un projet littéraire, se trouve assimilée au prophétisme. Isabelle donne implicitement une déflnitlon de la

voyance: quand Rimbaud, à Marseille, va mourir converti, «11

s'immatérialise, quelque chose de miraculeux flotte autour de lui [ ..• J, par moments il est voyant, prophète, son ouïe acqulert une

étrange acuité. Sans perdre un instant connaissance (j'en SUIS

certaine), il a de merveilleuses visions)) (12 octobre 1896,

p. 768). Au fur et à mesure, Isabelle accentue le relief de sa version. D'abord homme pris de regret qui fait montre enSUIte de bonté, d'ardeur au travail et de charité, Rimbaud est devenu, en • 1896, un ascète voulant racheter une oeuvre et une vie 39

uabhorrée[ s] et maudite[ 3] Il qui le détournaient d'une voie • supérieure. Isabelle est d'accord avec Verlaine pour reconnaître à Rimbaud une «chaste odyssée)): ((Quant aux suppositions que pourraIent faire naître les passages libertins et sensuels de son oeuvre, Je déclare que jamais existence humaine ne fut plus exempte d' orag€'s passIonnnels; cet horrune a vécu sans un vice, avec une étonnante pureté de moeurs, [ ... ] et d'ailleurs tellement au­

dessus et méprisant de ces misérables passions Il (2 août 1896,

p. 754).

La légende qu' Isabelle cese mit à bâtir)), «destinée Èl sauvegarder à la fois l'admiration qu'elle voulait qu'il inspirât et le caractère exemplaire de sa personne et de son oeuvre, du point de vue des Idées qu'elle-même professait)), a pour conséquence, selon Reboul, d'ouvrir une problématique en trois points (Reboul [1972), p. 104). Celui de la chronologie relative des oeuvres (qui exclut la possibilité de l'écriture

concomitante), celui de la nature de la voyance (en dehors, ici, de toute entreprise littéraire) et celui du sens des Illurrunations (dont Isabelle laisse entendre qu'elles sont I(déjà» teintées de mysticisme) . Reboul explique la prégnance de la version d'Isabelle par l'influence de l' «idéologie para-religieuse)) du symbolisme: ilL' esprit symboliste, ne l'oublions pas, admettait volontiers l'ldée que la poésie était un moyen de connaissance. Il y avait

ainsl, dès le départ, une ambiguïté dont l'interprétation mystique

• ne pouvait que profiter» (Reboul [1976], p. 90). Ce ne sera pas 40 • tant le mythe du Rimbaud catholique qui étendra son influence que l'association entre poésie, métaphysique et moyen de connaissance.

Avant de revenir aux préfaces qui s'attachent davantage à la valeur littéraire de l'oeuvre de Rimbaud, demeurons un moment

encore du côté biographique. Paterne Berrichon publie en 1897 ~ vie de J.-A. Rlmnaud- • Bien que cet ouvrage paraisse après la correspondance qu'ont entretenue Paterne et Isabelle, il est constitué d'articles de Berrichon qui ont d'abord paru pendant l'année 1896. L'influence d'Isabelle s'y décèle, certes, mais sans

qu'il S'agisse d'une simple transcription de sa version à eJle. La réconciliation des deux points de vue se fait vers la fin du récit de la vie de Rimbaud, quand Berrichon laisse Isabelle raconter elle-même les faits en citant intégralement un texte intitulé

«Rimbaud en Orient» qu'elle avait intégré à sa lettre du 12 octobre 1896 !O.C., p. 766-768). Pour Berrichon, il y aura eu passage, chez Rimbaud, du poète au dieu, et en ce sens il va plus loin qu'Isabelle. L'analogie avec le Christ est partout présente: après l'accueil mitigé du

milieu parisien, Rimbaud a, selon lui, «pris goût au malheur, il veut connaître l'opprobre)) (1897, p. 65); son départ pour l'Afrique, c'est la volonté du dieu de se faire chair (1897,

p. 134), il veut vivre son verbe; et d'ailleurs, n'est-il pas mort

ccà l'âge à peu près du Christ?)) (1897, p. 27) Ce dieu, avant la conversion, «aucune fonnule religieuse isolée, fût-ce la

P. Berrichon, La Vle de J.-A. Rirrt)âUd, Paris, Mercure de • France, 1897. 41

catholique, n'était capable d'enclore [ses] colossales et inouïes • mysticités. Il se sentait de toutes les religions)) (1897, p. 137). Sa divinité tient au pouvoir créateur même, et quand (Ion le vit

[ ••• j, sous le soleil chaleureux et devant la mer immense et maudite, se plonger, solitaire, dans une extase d'immooilité [ ... ] c'était, à n'en point douter, pour s'assimiler quelque mystère créateur d'étrange beauté» (1897, p. 218). Selon Berrichon, ce départ appelait un retour, l'exilé allait là-bas emmagasiner de la

poésie (1897, p. 133). Berrichon mentionne aussi, dans le but avoué d'infirmer les rumeurs d'homosexualité, que Rimbaud vivait là-bas avec une Abyssinienne: ((N'est-ce pas qu'elles font avec

pitié rire, à présent, ces légendes de langueur perverse et native

répandues, avec une complaisance se voulant êtr~ égrillarde, sur

le caractère d'Arthur Rimbaud [ ... ]?)) (1897, p. 256)

Les L'.'1 t l":', dt' J. -P.. RlmbdUd. Egypte. ArablE:. Ethiople. que

Berrichon fait paraître en 1899 fait ressortir ce que ~tiemble appelle le mythe bourgeois: «Le "négociant" par malheur laissait une correspondance. On la récrivit; on supprima "les peaux" de la lettre du 13 décembre 1880; on remplaça "13 000" par "43 000"

francs, dans la lettre du 5 mai 1884; "pour mon compte, avec association d'un négociant d'Aden" dissimule honorablement ce que Rimbaud avouait le 4 avril 1888: qu'il travaillait "pour le compte de négociants d'Aden")) . C'est que, d'après Etiemble, il en allait

de la réputation de la famille Cuif. Nous croyons voir, quant à

R. ~tiemble, StluctUl"è du m\'thè, p. 202; les modifications apportées à la correspondance ne seront cependant dévoilées qu'aux • alentours de 1930 (voir, à ce sujet, notre chapitre 4). 42

nous, dans ce texte que Berrichon a dû corrigé pour le rendre • compatible avec l'idée qu'il voulait proposer, l'implication directe --ultime, peut-être-- de ce que nous appelons préface. Le

commentaire critique prépare si bien la lecture qu'il conduit à modifier les textes. Cela implique aussi qu'il Y a un décollement, que la préface s'établit, à ce moment-là, à une certaine distance

de la lettre du texte. La préface de Paterne Berrichon", quant à elle, n'exalte pas tant les gains du négociant que ses vertus

morales: (1 Il faut que la tradition rimbaldienne [ ... ] demeure le

credo de tous les colons abyssins et qu'elle continue, ainsi, à créer du bonheur pour ces nègres s'élevant peu à peu à une hauteur morale qui pourrait, certes, en faire, dans l'avenir, des modèles accomplis de l'homme social)) (1899, p. 353). Le travail de Rimbaud en Abyssinie, «entreprise de bonté)) selon Isabelle, consistait, selon Berrichon, en un projet de colonisation porté par la

générosité et le désir ct' ~lever des peuplades à la «civilisation)).

La préface et le texte, s'ils semblent tirer profit de deux

aspects de ce mythe bourgeois dont parle ~tiemble, n'ont, en

réalité, jam~is fait qu'un dans ce qu'Isabelle a appelé son «thème»: Rimbaud «voulait posséder beaucoup parce que son unique bonheur était de soulager toutes les misères)), écrivait-elle à

Pierquin le 8 août 1892 (O.C., p. 731). Le texte, une fois «corrigé»), correspond, adhère à sa préface; il vient lui donner la force de ce qui la vérifie; il la rend légitime et «vraje)). Par la

~ - «À propos de colonisation. Arthur Rimbaud et le capitaine Marchand)) [1899]; ce texte a d'abord paru sous forme d'article • dans la livraison de février du Merr;UY0 rJ~~ Frr--lwJ~ (p. 345-354). 43

corrélation des faits et de l'hypothèse, pourrions-nous dire en • employant le langage de Kuhn , il s'établit une manière de paradigme, l'hypothèse devient thèse. Toutefois, l'écart, s'il surgit, apparaîtra d'autant mieux et avec plus d'évidence qu'il se détachera sur fond homogène de congruence. Cet écart risque donc d'ébranler de manière plus grave ce qui aura paru jusqu'à lui être une hypothèse valable, qui «expliquait» les données du «problème Rimbaud». Alaln Borer, récemment, voyait dans l'édition en deux volumes séparés des oeuvres et des lettres «la berrichonnerie la plus dévastatrlce»: HEn deux livres, l'un les "OeU\'re3", l'autre la "Correspondance", Berrichon assurait [ ... ] qu'il Y avait bien "deux Rlmbaud", "le Poète" puis "l'homme d'action", matérialisés par deux livres, cOte à côte»

L'édition des F\)~Sles comv1ètes chez Vanier, en 1895, était préfacée par Verlaine . Comme la préface de 1886, ce texte s'adresse au grand public, non pas aux petites familles

littéralres, et partant, Verlaine y fait des concessions. Justifiant l'édition, il dit: Han a laissé les pièces

objectionables au point de vue bourgeois, car le point de vue

chrétien et surtout catholique me semble supérieur et doit être

Voir Th. Kuhn, LCI Stl ucture de:: lévolutlons sClentlfigues, 1983.

A. Borel, «Sauf oublin, dans A. Rimbaud, Oeuvre-vle, p. XL .

P. Verlaine, préface aux Foésles complètes [1895a), Vanier; • a.c., p. 961-969. 44

écarté)) (1895a, p. 965). En soulignant que le point de vue • religieux doit être écarté, sous prétexte qu'il est supérieur, Verlaine vise Isabelle dont les notes viennent justement atténuer la portée critique de certains poèmes. Les deux préfaces se choquent et se contredisent: deux systèmes entrent en conflit. La

valeur littéraire, selon Verlaine, doit l'emporter sur le polnl de vue moral. En admettant que certains poèmes pourront blesser la bourgeoisie, il prévient en quelque sorte l'étonnement du lecteur.

Servant peut-être un but semblable, il tient aussi à rétablir des faits que Maurras et Darzens ont amplifiés et gauchis. Sans nier les anecdotes, il tente de les dédramatiser. Il critique l'édition, qu'il aurait préférée allégée des

pièces où il y a ((trop de jeunesse décidément, d'inexpériences mal

savoureuses, point d'assez heureuses naïvetésll (1895a, p. 961). Verlaine expliquera avec plus de précision ce qu'il a voulu dire

dans un article publié dans Th\:-' ~;·

plutôt un dessus de panier; reléguant à part, à la fin du volume, les pièces par trop enfantines presque, ou alors par trop

s'écartant de la versification romantique ou parnassienne, et à dire la seule classique, la seule française ll (1895b, p. 971). Dans les articles qu'il écrira pour annoncer la publlcatjon

du recueil, Verlaine prendra position avec plus de vigueur tout à

P. Verlaine, ((Arthur Rirnbaudll [1895b], Thé Senç.lr,,:., octobre; • c.e., p. 969-973. 45

• la fois contre les anecdotes de la vie parisienne de Rimbaud" et

contre les corrections d'Isabelle . Quant à la thèse de la

conversJ.on finale, il la mentionne mais se garde d 'y adhérer en se

référant systématiquement aux dires de ccl' éditeur autorisé)).

Mallarmé, dans un article paru dans The ChêJ.D book-' en 1896,

s'attarde à l'anecdote mais aussi à la valeur littéraire de

Rimbaud. Rimbaud n'a pas, selon lui, d'influence sur la poésie de

ce moment: uTout, certes, aurait existé, depuis, sans ce passnt

consIdérable, comme aucune circonstance littéraire vraiment n'y

prépara: le cas personnel demeure avec force)) (1896, p. 512). Sans

traditlon derrière lui, sans influence, Rimbaud est un météore:

«f:clat, lui, d'un météore, allumé sans motif autre que sa

présence, issu seul et s'éteignant» (1896, p. 512). D'ailleurs,

Mallanné estime que «prolonger l'espoir d'une oeuvre de maturité

nuit, ici, à l'interprétation exacte d'une aventure unique» (1896,

p. 518), qui s' est faite «sans recours à du futur)) (1896, p. 518).

Assez paradoxalement, Verlaine s'élève contre toutes les versions de quelque anecdote gue ce soit mais, en contrepartie, il consacre un de ses articles à raconter le premier voyage à Paris de Rimbaud, en insistant sur ses excentricités.

Dans «Arthur Rimbaud, chronique» [1895c], article publié dans er Lt':-_.h.'.J.~l"~_':..'..~_, 1 décembre (O.C., p. 977-980) 1 Verlaine attire l'attention sur u les "Effarés" que dans l'édition nouvelle des ü~t,_'.u_'-' .. __,-'illL.L~'.l..~:c.., une main pieuse, sans doute, mais à [s ]on sens lourde et bIen maladroite, en tous cas, a "corrigés" dans plusieurs passages, pour des fins antiblasphématoires bien entendues, mais que voici intégralement)) (1895c, p. 978).

S. Mallanné, uArthlA.l.: Rimbaud» [1896], The ChClh boo1.;" 15 mai; nous ci tons d'après l'édition de la Pléiade des OeU\TeS de • Mallarmé (O.C., p. 512-519). 46

Comme Verlaine, Mallarmé reconnaît chez Rimbaud des valeurs • du passé: il fut «un strict observateur du jeu ancien. Estimez son plus magique effet produit par opposition d'un monde antérieur au Parnasse, même au romantisme, ou très classique, avec le désordre somptueux d'une passion on ne saurait rien dire que

spirituellement exotique» (1896, p. 512).

Quand il rompt avec la poésie, Rimbaud «rejette des rêves, par sa faute ou la leur, et S'opère, vivant, de la poésie)) (1896,

p. 516). Celui qui part deviendra quelqu'un d'autre; celui dont l'oeuvre reste, «quelqu'un qui avait été lui, mais qui ne l'était

plus d'aucune façon» (1896, p. 519). Il Y a dédoublement, vie parallèle des deux hommes. Mallarmé, en racontant une anecdote qu'il tient de Théodore

de Banville, révèle jusqu'à quel point les rumeurs ont pu se répandre au sujet de Rimbaud. Celui-ci, dit-il, était au Harar

«marchand d'hormnesn (1896, p. 517), et sa bière a été «accueillie

dans ce refuge, jadis, de toutes agitations, par la piété d'une

soeur)) (1896, p. 517). Se demandant quelle serait la réaction de Rimbaud s'il savait la fortune de son oeuvre, Mallanné suggère qu'il pourrait accueillir la nouvelle avec une «fière incurie)), «à moins que le fantôme impersonnel ne poussât la désinvolture

jusqu'à réclamer traversant Paris, pour les joindre à l'argent

rapporté, simplement des droits d'auteurn (1896, p. 519).

* • 47

~ Assez tôt, avec Fénéon, nous avons vu le commentaire littéraire s'ouvrir aux rumeurs anecdotiques; dès lors, il n'a plus été possible de les ignorer et, s'accumulant, les anecdotes ont documenté la biographie. Verlaine, bien qu'il ne puisse faire

fi du comport.ement de Rimbaud, défend la valeur littéraire de

l'oeuvre de son ami. ~n fait, celle-ci lui permet tout à la fois

d'exposer sa position esthétique et de prendre position pour la poésie contre le naturalisme et le roman. Ce faisant, il souligne chez Rimbaud l'importance de la volonté, pose l'oeuvre en termes

-- paradoxaux -- d'innocence et de perversité, et essaie, à l'encontre d'Isabelle, de trouver un lien de continuité, un

passage entre l'oeuvre poétique et le séjour au Harar: qu'il parte pour ((vivre ses rêves)) ou pour déployer l'éventail de ses

possibilités, comme le Faust du second Faust, Rimbaud ne rejette pas tant qu'il ne poursuit, mais autrement, un même projet. Autant

d'éléments (la volonté, la perversité et l'innocence, principalement) qui seront repris et réinvestis par la suite. Davantage préoccupée par l'organisation des événements

biographiques de la vie de son frère, Isabelle, par l'orientation

qu'elle donne à cette vie, influence pourtant le sens des oeuvres littéra Œes. En particulier, la «chronologie relative)) qu'elle

établit, parce qu'elle propose de lire la Sôlsor en enfèr comme le

dernler ouvrage de Rimbaud, celui où il avoue s'être trompé, amène

à la conscience un questionnement dont les termes sont corrnne

exclusifs l'un à l'autre. En associant, par ailleurs, quête poétique et quête métaphysique et en donnant prééminence à celle- • ci sur celle-là, Isabelle travaille, à l'inverse de Verlaine, à 48

~ distraire l'attention de l'oeuvre littéraire de Rimbaud. La portée de son interprétation est favorisée par la grande cohésion

qu'offrent sa préface (véhiculée aussi par Paterne Berrichon) et l'oeuvre elle-même telle qu'elle se présente au tournant du siècle, c'est-à-dire scindée en deux moraents (et en autant de

volumes): le pr~mier, poétique, et le deuxième, explatoire, rachat du premier, dont la tendance spirituelle trouve sa conclusion dans une conversion. A la fin de cette première période étudiée, les versions et les territoires, d'abord distincts, paraissent bel et bien contaminés. Il sera difficile de parler de l'oeuvre sans l'évaluer du même coup dans des tennes déjà posés. Sans être entièrement d'accord avec Yves Reboul, nous croyons toutefois possible de demander, avec lui, «si ce n'est pas là au fond ce qu'Isabelle nous a légué de plus réel: non pas tant telle ou telle légende, vite démasquée en définitive, qu'une problématique)) (Reboul

[1976], p. 84).

~ • Chapitre 2

• 50 •

1912-1914

Contre la science

Yves Reboul n'avait peut-être pas tort de dire qu'il

serait désormais impossible, à partir du témoignage d'Isabelle, de considérer les Illurrunatlons comme une oeuvre littéraire normale: «Relation d'une expérience mystique ou onirique pour les uns, produit des jeux de l'imagination pure pour les autres, le recueil

ne doit, en tout cas, tenir à rien d'autre qu'à l'âme de celui qui demandait pourtant que le poète fût un "multiplicateur de progrès"» (Reboul [1976], p. 87). Il Y a là, comme semble le souligner Reboul, une certaine ironie. Mais si les interprétations subséquentes vont bel et bien dans le sens mystique, ce pourrait bien être l'aboutissement même du progrès, c'est-à-dire une

réponse à la science qui connaît, à la fin du XIXe siècle, non • seulement des avancées remarquables mais aussi une crise. 51

Nous avons choisi de situer notre second point d'observation • aux alentours de 1912, à cause de l'effervescence que suscite alors l'oeuvre de Rimbaud. Bien qu'un monument ait été élevé, à Charleville, a la mémoire du poète, il s'en faut de beaucoup que celui-ci soit un de ces écrivains dont on sait avec certitude quel

sens II convient d'attribuer à leurs écrits et dont l'oeuvre

semble à la fois connue, déployée, rassurante, déjà immobile.

Entre 1912 et 1914, Paterne Berrichon, en plus de nombreux inédits, publie d'abord une nouvelle édition, au Mercure de France, des oeuvres de Rimbaud (()eù"r es d'A. Rmlbaud. Vers et

1II ( ': ,1 " 1912) et une autre version de son premier ouvrage sur

Rimbaud (,f. -JI.. F'lIl1hclllrl lf-' poptt?, 1[-<::,4 -1873, Mercure de France,

1912). Puis, en répliquant aux objections formulées par Marcel

Coulon (IIÀ propos de la nouvelle édition des oeuvres de Rimbaud",

lvl,'I"III' i,' F'l_lll""", novembre 1913), Berrichon viendra préciser tout

à la fois l'édition elle-même et les soupçons qu'elle nourrit. Le

texte que donne Claudel à la nouvelle Revue françalse en octobre

1912, le texte de Coulon au Her2ure de Fra.nce en 1913 et celui de

Jacques Rivière qui paraîtra dans les livraisons de juillet et

août 1914 de la NClIJ\'(> l 10> Re\lJe frC1nçalse, encadrant en quelque sorte cette controverse, la mettent entre parenthèses: de Claudel

à Rivière, les enjeux sont ailleurs. Ils donnent le pouls d'un autre débat, d'ordre spirituel et social cette fois. *

Ce monument, sculpté par Paterne Berrichon, a été dévoilé le 21 juillet 1901, dans le square de la gare de Charleville; détruit • pendant la guerre de 1914-1918, il sera réédifié en 1927. 52

Avant d'aborder les textes de notre corpus, il importe de • rappeler brièvement le climat intellectuel de ces années, de

tenter d'en cerner à tout le moins le~ contours et les implications. Il est rare que la fin du XIXe siècle sOlt évoquée sans que, du même coup, il soit fait mention de la croissance de l'industrialisation et du capitalisme. C'est qu'il y a, à ce moment-là, «resserrement des rapports entre théorie et pratique [et] élargissement du champ des investigations)) . Bien que la

réalisation de ce qui demeurait jusqu'alors à l'état d'élaborations théoriques eût dû, justement, lnspirer une plus grande confiance en la science, un soupçon, une inquiétude se répandent de plus en plus, qui ne tiennent pas seulement à la

crainte du matérialisme (et du capitalisme) malS, plus profondément, aux découvertes scientlfiques elles-mêmes, du moins à celles qui sont reliées avec moins d' év idence aux techniques. Déjà, la théorie évolutionniste de Darwin, les travaux de Bernard et de Berthelot ont ébranlé les conceptions métaphysiques du monde. Avec eux, la matière vivante, comme l'lnerte, entrait dans le chap du déterminisme et le matérialisme gagnait l'homme

L. Langevin, «Le développement des sciences)), p. 69; l'auteur énumère les progrès accomplis dans la seconde moitlé du XIXe siècle: machine à vapeur, moteur à explosion, moteur électrique, développement des réseaux de chemins de fer, apparltion de l'électricité qui remplace peu à peu le gaz: «On pourrait multiplier les exemples de la liaison de plus en plus étrolte qui S'opère entre les sciences, les techniques et la productlon en • cette deuxième moitié du siècle)) (p. 69) . 53

même, s'emparait de son âme. L'ordre social, dont l'édifice • reposait en partie sur le dogme religieux, était menacé et, avec lui, la position hégémonique de la bourgeoisie. Si le positivisme comtien emporte toujours l'adhésion pendant ces années, c'est peut-être que le volet agnostique qui lui est en quelque sorte

inhérent, sans nier lù valeur de la science devenue difficilement

contestable, confinait celle-ci à l'utilitaire et sauvait de la désuétude le mode de connaissance affectif et mystlque. Cette remontée du mysticisme et de l'irrationnel trouvera un nouvel appui daIS la crise que connaît elle-même la science au

tournant du siècle. La découverte de la nature corpusculaire de la lumière, celle de la radioactivité, la théorie de la relativité

obligent à réviser la conception mécaniste du monde, généralement admise depuis Newton. En introduisant le discontinu et le relatif dans une physique domlnée par le caractère de continuité des lois newtonlennes, ces travaux déconcertent, effarent. Si, cormne l'explique Kuhn , ce qui caractérise une «révolution scientifique)) est bien la multiplicité de paradigmes concurrents, il y a bel et

blen, aux alentours de ] 900, une cr ise: «Sous prétexte que les lojs établies pour le monde macroscopique ne s'appliquent pas

telles quelles au monde microscopique, on en arrive à nier

l'existence de lois objectives. Sous prétexte que les conceptions classiques de la structure de la matière s'avèrent fausses, on nie purement et simplement la réalité de la matière elle-même))

(Langevin, p. 72) .

------• Voir Th. Kuhn, La S~ ru:ture Jes révolutlons sClentiflaues. 54

De cela, Paul Claudel prend acte, qui écrit à André Gide, l~ • 7 août 1903: Ma grande joie est de penser que nous assistons au crépuscule de la science du XIXe siècle. Toutes ces abominables théories qui ont opprimé notre jeunesse, celle de Laplace, celle de l'évolution, celle des équivalents de force, s'écroulent l'une sur l'autre. Nous allons enfin respirer à pleins poumons la sainte nuit, la bienheureuse ignorance.'

Les idées de Nietzsche et de Bergson, suivant la même pente

du scepticisme, apportent un appui théorique aux agnostiques et

contribuent à diffuser la remise en question des valeurs (ou de la

valeur des valeurs). À l'envahissement de celui qu'il app~lle «l' hormne théorique", Nietzsche oppose la figure de Dionysos, son

complément nécessaire:

Il n'en reste pas moins gue la science, éperonnée avec toute la vigueur de sa puissance d'illusion, se précipite sans cesse à ses l~ites, contre lesquelles vient se briser l'optimisme gui se cache dans l'essence de la logique. [ ... ] L'homme noble et bien doué rencontre immmanquablement, avec le milieu de sa vie, tel ou tel point limite de la circonférence où il se fige, interdit devant l'inexplicable. [ ..• ] Alors surgit une nouvelle forme de la connaissance, la connaissance tragique, qui réclame, pour être supportable, le remède et la protection de l'art.

Par l'art, c'est la vraie voix de la nature gui par le: Cl Soyez tels que je suis! Moi, la Mère originelle qui crée éternellement

sous l'incessante variation des phénomènes, gui contrains

~ Lettre de Paul Claudel à André Gide, du 7 août 1903, dans P. Claudel et A, Gide, CorrespGndanc~ (1899-1926), p. 47-48; nous renverrons désormais à cette correspondance par l'indication ~A(; suivie du nom du destinataire si nécessaire, de la date et de la page . • F. Nietzsche, La nalssance de la trogé~l~, p. 94. 55

4It éternellement à l'existence et gui, éternellement, me réjouis de

ces métamorphoses! Il (Nietzsche, p. 101) Le génie lyrique, dans

l'état (Cd' union mystique et de dessaisissement de soin où il se

trouve, fait germer un monde d'images gui «ne sont rien que lui­

même ou, pour ainsi dire, que différentes objectivations de lui­

même. C'est pourquoi, étant le centre moteur de ce monde, il peut

se pennettre de dire" je" Il (Nietzsche, p. 45). La subjectivité,

autrement pure chimère, repose sur cette union «mystique» avec les

«objets Il: l'opposition sujet-objet est un leurre, nous sommes dans

le monde, non pas en face de lui.

C'était là un plaidoyer en faveur du désordre moral, une

volonté de métamorphose et de dépassement dont Gide, après

Nietzsche, allalt faire l'apologie «sous une forme plus insinuante

dans malnts propos perturbateurs Il : Gide exhortait « [à] faire

table rase, [à] rejeter l'acquis et le poids mort de l'habitude

aussi bien que les formes communes de la vie, pour construire un

homme nouveau, moins attaché à son être que prêt à suivre la pente

de son devenir, moins désireux de s' accomplir que de se dépassenl

(Raymond, p. 69).

Mais reconnaître l'absolu dans le subjectif, «avoir

l'intuition de l'absolu, c'est éprouver Dieu en soi, ou la vie en

soi, la conscience de l'univers total» (Raymond, p. 125). Et, en

cela, Bergson et Nietzsche sont sur « le grand chemin du

mysticisme» .

• M. Raymond, ~0 Bdudelalle au surréallsrne, p. 220. -- ._---_.__ ._--

56

~ Or ce mouvement, qui laisse à l'inconscient et à l'irrationnel une part de plus en plus grande dans la conduite de

l'existence et de la pensée, éclaire et justif ie rétrospecti veillent

l'oeuvre de Rimbaud: «L'idée que l'activité poétique est un moyen

de connaissance occulte d'une surnature était en train de

s'enrichir, irrnnédiatement avant la guerre, d'une myst ique et d'un

esprit de révolte dont Rimbaud était la source» (Raymond, p. 221).

Paul Claudel: Lé retour de la Source

Le catholicisme, pour Claudel, est cela seul qui subsiste

après le séisme des certitudes provoqué par la crise scientifique.

La doctrine catholique lui propose une sorte de grille, un code à

la fois conceptuel et éthique. Selon Jean-Claude Morlsot , ce qui

s'engage toutefois entre Claudel et Rimbaud, c'est davantage une

conversation, son mythe n'étant pas «à usage externe, ni apprêté

pour la parade Il (Morisot [1976], p. 17) i la conununicatlon se fait

«plus près du coeur de Claudel, plus près de sa respiration que de

son dogme» (Morisot [1976J, p. Il). Parce que Rimbaud était

étroitement lié à sa propre conversion, Claudel rlsquait, en

l'abordant, de révéler une expérience tOùt à la fOlS lntime et

fondamentale qu'il hésitait à livrer.

Or la récente publication du S~Jnt- (l~n~01 de Henri Bremond

allait permettre à Claudel de garder secrets sans les trahir les

liens qui l'attachaient à Rimbaud. Dans ce livre, «Bremond

~ J.-C. Morisot, Claurlel et PUnfJct1yj [1976]. 57

~ présentait comme une loi générale de l'appel mystique la résistance de l'inspiré, l'horreur qu'il éprouve de sa

dépossession, avant de consentir finalement à la reddition» (Morisot [1976], p. 115). En comparant la minute d'éveil de

Rimbaud à celle de sainte Chantal, Claudel soumettait Rimbaud à

cette 101 qui devait le conduire à la conversion finale. De l'étude de Claudel, on aura retenu presque uniquement

cette phrase: uRimbaud fut un mystique à l'état sauvage» (1912, p. 557), sans toutefois qu'on puisse en fixer véritablement le

sens. Claudel la reprendra pourtant, cette même expression, à l'annonce de la conversion du petit-fils de Renan: «Comme il est

intéressant de voir la grâce de Dieu, à qui la persécution coupe

ses canaux naturels, intervenir directement, pour ainsi dire, à

l'état sauvage, et ressourdre aux points les plus inattendus,

vierges, directs!» L' «état sauvage» dont il est question

suggérerait donc une certaine immédiateté, une communication directe avec le divin, en dehors des «canaux naturels» que sont

l'Ëglise et ses représentants. Cette immédiateté, la poésie en témoigne, dont la forme révèle le fond: «Chez ce puissant

imaginatif, le mot CC';'Lnt:-' disparaissant, l' hallucination s'installe

et les deux termes de la métaphore lui paraissent presque avoir le

P. Claudel, «Arthur Rimbaud» [1912], Nouvelle Revue francalse, octobre, p. 557-567.

Lettre à Jacques Rivière, 22 mai 1913, dans J. Rivière et P. Claudel, \\'1 J ~-:':3Vl'n\iJ.nce (1907-1914), Paris, Plon, 1926, p. 256; désormais nous renverrons à cette correspondance par le sigle ,1Rt\', suivi du nom du destinataire si nécessaire, de la date, et ~ de la page. 58

même degré de réalité. [ ... ] Pratiques extrêmes, espèce de • mystique "matérialiste")) (1912, p. 562). Claudel trouve dans les pages d' uAlchimie du verbe)) l' explicatlon de cet art nouveau:

CI [C' ] est vraiment une al c11: ,/,1. ~, une espèce de transmutation, une décantation spirituelle des éléments de ce monde» (1912, p. 560).

«Les images décoordonnées qui substituent à l'élaboration

grammaticale, ainsi qu'à la logique extérieure, une espèce d'accouplement direct et métaphorique» (1912, p. 561), Rimbaud les obtient et en trouve l'expression «non plus en cherchant les mots, mais au contraire en se mettant dans un état de silence et en faisant passer sur lui la nature [ ... J. Le monde et lui-même se découvrent l'un par l'autre)) (1912, p. 561).

Rimbaud parvient à l'uhypnose ouverte» (1912, p. 561), que l'on pourrait rapprocher du mode de connaissance intuitif de

Bergson, à la faveur de ce que Claudel appelle «le double état du marcheur» (1912, p. 561). D'une part, en marchant, «les mots

fortuits qui montent à la surface de l'esprit, le refrain, l'obsession d'une phrase continuelle, forment une espèce

d'incantation qui finit par coaguler la conscience» (1912, p. 560). D'autre part, la séparation d'avec le corps surprenj, elle, «au cours d'une longue journée sur les routes, [quand],

entre l'âme et le corps assujetti à son d~sport rythmique, se produit une sorte de solution de continuité» (1912, p. 561) . • 59

Une fois en état de «réceptivité pure u , «nous sormnes mis en • communication)) (1912, p. 561) . Ce n'est pas ici une dictée intérieure mais plutôt l'objet, le réel qui est perçu de manière

directe, presque «(matériellement», par le sujet. Tributaire du

réel, cette poésie, d'une certaine manière, est matérialiste.

La «mystlque matérialiste)) dont parle Claudel est un moyen

d'aller à Dieu: «Il s'agissait d'aller à l'esprit, d'arracher le

masque à cette nature "absente", de posséder enfin le texte

accesslble à tous les sens, "la vérité dans une âme et dans un

corps")) (1912, p. 562). Le réel est sacré parce qu'il mène à

l'esprit et que «par l'esprit on va à Dieu»; le réel est plein de

la présence du Dieu absent, il est la présence de son absence.

Comme dans le mythe de la caverne, les choses ne sont que reflets

et én igmes, « un certain commencement, une amorce)) (1912, p. 559)

qui mènent à la pénétration, à l'épuisement de la création, «pour

savoir quelque chose de ce qu'elle Vt:'ut chre, pour douer de

quelques mots enfin cette voix crucifiante au fond de lui-même))

(1912, p. 559).

Tentons, avant de connaître les raisons de son silence, de

préciser la nature de cette voix crucifiante qui poursuit Rimbaud,

dont la vie serait «un m-11entenciu, la tentative en vain par la

fuite d'échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et

qu'il ne veut pas reconnaître; jusqu'à ce qu'enfin, réduit, la

Claudel dlra ailleurs de l' homme laissant derrière lui ses sens que « c'est là que conunence l'épouvante métaphysique, cette "aphasie extatique" dont parle Plotin. Combien plus aiguë et plus intense cette idée que nous avons de Dieu)) (LTRPC, Il mai 1908, • p. 159). 60

• jambe tranchée, sur ce lit d' hôpital à Marsellle, il sache!))

(1912, p. 557) Cette voix ne parle pas avec des mots, c'est «une

simple inflexion, mais qui suffit à lui rendre désormais

impossible le repos)) (1912, p. 558). Pour Claudel, recevoir Dieu,

l'accueillir, est loin d'élever l'homme à la plénitude ou à

l'harmonie. Il met ses correspondants en garde contre l'illusion

voulant qu'à l'accueil de Dieu en soi corresponde l'accord: «Je nl:

suis point venu apporter la palx mais le glaive)), cite-t-il à

l'intention de ceux que leur inquiétude spirituelle incite à

considérer la foi chrétienne (,l~I\, 3 mars 1907, p, 26). L'appel

de Dieu est une voix crucifiante parce que celui qui l'entend,

((comme sur une croix, subit sa tension, son extension extrême dans

tous les sens. C'est l'application au domaine moral de [la]

théorie des "vérités perpendiculaires" Il (,lkP{, 28 avril 1908,

p. 187).

Si douer de quelques mots cette inflexion signifie parvenir à

évoquer la foi, c'est aussi évoquer les tensions dont elle se

construit. Ceux qui se consacrent à l'art ne le font pas pour

"faire de l'art)), dira-t-il à Jacques Rivière, Hnon pas, mais

n'importe comment, pour se débarrasser de leur fau, pour mettre

au dehors ce grand paquet de choses vivantes)) (,JI'j;,

12 octobre 1912, p. 247-248).

Il Y a dans cette phrase, nous semble-t-il, la reproduction des étapes nécessaires qui font SUl te à l'appel mystique selon Bremond. D'ailleurs, la résistanc de l'appelé, le moment de lutte intérieure qui précède la reddltion constitue un aspect important du my~he claudélien; dans ce tiraillement, l'homme est soumlS tout ensemble au désir et à la peur de Dleu (voir Morisot [1976], • p.183). 61

Rimbaud se tait, certes, mais non sans qu' «une ou deux fois • la note d'une pureté édenique, d'une douceur infinie, d'une déchirante tristesse se [soit] fait entendre» (1912, p. 558). Cette note cependant parvient «aux oreilles d'un monde abject et abruti, dans le fracas d'une littérature grossière)) (1912,

p. 558), un monde qui n'est pas digne de la recevoir: «On ne

confie pas de secrets à un coeur descellé)) (1912, p. 558). L'interprétation claudélienne du silence de Rimbaud demeure ouverte, comme relancée sans cesse par ses propres contradictions, par ses rélnvestissements . Le départ vers l'Afrique est vu tantôt comme une fuite pour se cacher de Dieu qui le sollicite, tantôt connne une quête pour trouver «le lieu et la formule)), pour faire «la conquête sprirituelle)) (1912, p. 559) de l'univers en faisant

le sacrifice des mots de manière à se tenir libre et disponible pour une nouvelle atteinte de la grâce. Par ailleurs, le silence même de Rimbaud est tout à la fois un aveu -- il n 'y a que des paroles palennes pour exprimer un réel sacré, si bien que la poésie est une impasse -- et la poursuite en silence de ce que la poésle tentait déjà: la décantation spirituelle des choses. Le passage de la poésie à la contemplation mystique se consomme dans ce départ dont le sens comme les causes sont multiples. Si récurrent gue soit le thème de l' humiliation de l'inspiré chez les

Mor isot souligne en effet les ambiguïtés du Rimbaud de Claudel qui en font un mythe malléable: «La corrrrnodité de son mythe, c'est

qu'il bougeait comme bougeaient ses préférences. Alors qu 1 il bâtissait un destin de Rimbaud pour résorber sur l'axe des successions les contradictions de sa lecture, Claudel a retrouvé de pires contrariétés 1 gul sont les siennes)) (Morisot [1976], • p. J~2). 62

~ écrivains du renouveau catholique (voir Morisot [1976], p. 172),

il n'est pas sans servir aussi à promouvoir un retour à la morale bourgeoise et aux valeurs de l'Occident: Rimbaud, par son abandon de la littérature, donne l'exemple du poète substituant l'utilité

à la vanité; l 'homme de lettres, auparavant cemauditll, était en marge d'une société qu'avec Rimbaud il réintègre. Ces deux positions ne sont pas irréconciliables: l'humiliation dans le

travail redonne du prix à l'âme (voir Morisot [1976], p. 21). Pour Claudel, la voix que Rimbaud entend, si elle lui rend le

repos impossible, lui rend tout aussi impossible ct la camaraderie

des femmes» (1912, p. 558): «Est-ce donc si téméraire de penser que c'est une volonté supérieure qul le suscite? Dans la main de qui nous sommes tous et qui a choisi de se talre. Est-ce un fait

cormnun de voir un enfant de 16 ans doué des facultés d'expression d'un homme de génie. Aussi rare que cette louange de Dieu dans la bouche d'un nouveau-né dont nous parlent les récits lndubitables.

Et quel nom donner à un si étrange événement?)) (1912, p. 558) Corroborant implicitement les discours de Verlaine et d'Isabelle Rimbaud sur la chasteté de Rimbaud, Claudel élève ce

sacrifice à l'ascèse. Presque miraculeux, les dons de Rimbaud,

placés à l'écoute de cette voix, revêtent un caractère sacré. Claudel n' est pas Thomas: ceJe suis de ceux qui l'ont cru sur

~ 63

• pa .... ole, un de ceux qui ont eu confiance en lui)) (1912, p. 567)­

De la même manière, il croit Isabelle Rimbaud sur parole, lui

laissant faire le récit de l'agonie de son frère (il cite alors un

long passage de la lettre du 28 octobre 1891 d'Isabelle à sa mère,

passage qUJ con~ence après la sortie du prêtre, et où sont donc

racontés les dermers moments d'un converti) '. De connivence

encore avec Paterne Berrichon , il renvoie à ses ouvrages: uIl

faut lire dans le livre de Berrichon le récit tragique de cette

VI JI " i 1 J 1 'Il» (1912, p. 558).

Le raplde parcours de la biographie de Rimbaud que Claudel

donne à la faveur d'une évocation de l'Ardenne se termine dans la

région de la Mer Rouge «qui est bien celle du monde qui ressemble

Selon Morisot (<

Claudel, dans le long passage de la lettre d'Isabelle, omet la fonnule «un juste, un saint, un martyr, un élu)); son adhésion à la version d'Isabelle n'est peut-être pas inconditionnelle.

Jean-Claude Monsot apporte à ce sujet une précision: «Berrichon gardalt aux yeux de Claudel l'autorité que lui conférait son rôle de relais, entre lui-même et les témoins de Rimbaud. Claudel s'intéressait à lui parce qu'il pouvait l'acheminer vers les documents» (Morisot [1976J, p. 116).

Ëtlemble voit là s'inscrire le mythe de Rimbaud l'Ardennais qui associe étroitement l'oeuvre du poète à son pays natal (voir • ~'t l L,"l,It'> ,id l11\'tllt:', p. 208-213). 64

• le plus à l'enfer classique)), I( l'ancien, celui dont le Fils de

l'Horrnne ouvrit les portes)), ajoute-t-il en note (1912, p. 565)'

Passant, ce Rimbaud n'en a pas moins apporté à Claudel Il la

révélation du surnaturel)). Il aura eu sur lui une action qu'il a

appelée «séminale et paternelle)), Jui faisant croire «qu'il Y a • une génération dans l'ordre des esprits conune dans ce Ile des

corpS)) (JRPC, 12 mars 1908, p. 142). La découverte de Rimbaud

montre à Claudel la porte de sortie de ce monde qui lui répugne:

«Je sortais enfin de ce monde hideux de 'raine, de Renan et des

autres Moloch du 1ge siècle, de ce bagne, de cette affreuse

mécanique entièrement gouvernée par des lois parfaitement

inflexibles et pour comble d'horreur connaissables et

enseignables)) (L.TFPC, 12 mars 1908, p. 142). De cela l'étude de

Claudel porte les stigmates: «Arthur Rimbaud apparaît en 1870 à

l'un des moments les plus tristes de notre histoire, en pleine

déroute, en pleine déconfiture matérielle et morale, en pleine

stupeur positiviste)) (1912, p. 558). Rimbaud apporte le remède à

la déroute de l'âme. Comme il a servi dans le débat Ilttéraire des

années 1885 qui opposait le roman à la poésie et les naturalistes

aux symbolistes, Rimbaud sert ainsi de caution à la remontée du

. - Morisot souligne que «toute une géographie symbolique [ ... ] fait le jeu du mythe)) (1976, p. 171); le Rimbaud d' Ethiopie apparaît d'ailleurs à Claudel comme un forçat . • 65

• mysticisme et au retour à la foi qui marquent le début du

20e siècle .

H(~rr 1/ ,T!(Jn"-CCiuJ 'in: b vrovos rj 1 une érjition de RHnbaud

En 1913, Marcel Coulon donne, dans la revue Les Marges"~, une

cri tique de l'édition des (JeU-,T8S r1' A. Rlmbaud. Vers et prose

(1912) de Berrichon. Dans la livraison de septembre du Mercure de

E~~ , Berrichon répond point par point à ses reproches.

C'est principalement la disposition du recueil et ses

conséquences qui retiennentt Coulon. Berrichon ayant relégué en

appendice, en les intitulant «Pièces documentaires», certains des

premiers poèmes de Rimbaud, Coulon fait remarquer à Berrichon

qu' 11 ne se soumet pas en cela à l'autorité de Verlaine et que, ce

faisant, non seulement il insinue gue ces pièces sont médiocres,

mais il nie leur intérêt pour la critique et leur importance pour

la psychologie. Selon Coulon, Berrichon contribue ainsi à

«démonétiser)) ces pièces dont, ajoute··t-il, aucune raison valable

ne semble justifier le report en appendice, si ce n'est certaines

déclarations de Rimbaud. Sur ce point, Coulon laisse entendre que ------L'expresslon ((source perdue qui ressort d'un sol saturé» (1912, p. 557) est liée, d'après Morisot, à la vocation de Rimbaud qui, selon Claudel, ,(était de redonner le goût des sources à la culture morte de son temps» (Morisot [1976], p. 202).

M. Coulon, «Une nouvelle édition de Rimbaud)) [1913a], Les r-l,lh1t',", 42(été), p. 121-128. Berrichon reprenant chacun des points auxquels s' attache Coulon, et souvent de manière textuelle, nous résumerons les reproches de Coulon.

P. Berrichon, IIÀ propos de la nouvelle édition des oeuvres de • Rimbaud)) [1913], t,jt''-'"'.!''' ...1<:" Frdn.:t?, 1er septembre, p. 543-548. 66

• Berrichon a profité de la latitude offerte par ces déclarations, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles n'étaient pas très

claires. À ce compte-là, pourquoi ne pas s'être gardé de publier, purement et simplement, puisque RlIUbaud avalt lui-même tout brûlé? Les réponses de Berrichon laissent percer une certaine véhémence qui pourrait bien être causée par la contestation dont

il est l'objet depuis un moment déjà au i'k'l,'llll' d.~'J.::l.'.~ • Ayant déjà mentionné que «l'espèce de testament qui se trouve à la fin

de cette lettre de juin 1871, et par lequel le poète répudie dès lors ses premiers vers, aurait dû, à [son] avis, être exécuté,)

et s'appuyant sur la préface de 1895 de Verlaine, il justifie sa

politique. D'ailleurs, au moment d'établir ce nouveau classement, pris de scrupules, il s'est entouré «des garanties les plus pures

et les plus autorisés» (1913, p. 545). Puis il donne le fond de sa pensée, dit-il, sur une édltion déflnltive de Rimbaud: il faudrait

en exclure tùus les vers réguliers et ne donner que la ;';',-tJ.~ 'U._'_'II

Paterne Berrichon rencontre dU IvJ ..... 1 ( .'J.Lc.:_..:_1,_ LL:"l~ l' oppos l t ion de Coulon lui-même, mais aussi celle de G. Izambard et de Rémy de Gourmont (notamment, on se rit de Berrichon qui soutenait, encore récemment, la thèse de la chasteté de la lialson avec Verlaine). C'est d'ailleurs à cause de cette contestation que Berrichon va briser le monopole rimbaldlen que détient le r:Lt'-I_!l,~.(i(· tL~Ul~_~, au profit de la IwF où il fait publier, en janvier pU1S en octobre 1912, des lettres inédites.

C'est dans la présentation des «Trois lettres inédltes de Rimbaud), (1IPi", octobre 1912, p. 568) que Berrichon a fait ce commentaire. Coulon revient auss~ sur la publlcatlon de ces lettres: Berrichon y déclarait que était le destinataire des deux premières lettres (dont celle dlte du «voyant))). Or il était connu que c'étalt Paul Derneny qUl avall reçu ces lettres. Coulon .LnSlnUe que Berrlchon ne r.onna issa i L par, la véritable identité de ce destinataire -- a quoi Bernchon répond qu'il la conna lssai t, mals qu'il lui étal t lmposs Lble de la • révéler, à cause ct' U'le €'ntente avec DeJT',t;!ny. 67

"Jd"r et les ;:lJJ;,in,;r ~r,;., ((qu'on pourrait, pour se soumettre à

• "L'alchimie du verbe", faire précéder du sonnet des "Voyelles" Il (1913, p. 545). Mais s'lI n'a pas placé en appendice tous les vers désignés par Rlmbaud (qu'il semble connaître), c'est Hsurtout pour

des ralsons de déférence envers les personnes à qui M. Coulon, en

fin d'artlcle, m'accuse d'avoir porté tort. Quel tort? Celui, sans

dOL te, de les obliger à apporter quelques petites modifications à

leurs études déjà prêtes sur Rimballd. Mais: il est toujours

avantageux pour soi-même de rectifier une erreur qu'on a commise!))

(1913, p. 545) Pour ce qui est de la répudiation totale des oeuvres,

Berrlchon lnsiste sur

les ralsons providentlelles qui empêchaient désormais quiconque d'y obéir. Il y a là, d'ailleurs, une question de morale plutôt que de littérature. Et à propos de morale, qu'entend donc faire admettre M. Coulon, lorsqu' i l parle de réhabilitation de la mémoire de Rlmbaud, réhabilltation de quoi? Jamais homme n'a montré, au cours de sa vie, une aussi haute probité que lui. probl té de poète, probl té absolue de négociant exp~orateur et colonlsateur . [ ... ) Réhabiliter Rimbaud aux yeux de qui? vis-à-vis des petites &nes qui avaient accueilll comme argent comptant les calomnies de certains graphomanes? Ce sont ces derniers qui auraient besoin d ' êt re réhablI i tés [ ... ). (1913 , p. 546)

Il n'est pas davantage question de démonétiser les pièces.

Mais, cela dit, Berrichon donne une justification qui ne répond

pas à la question, ou y répond, mais à côté: HM. Coulon trouve que

Dans un article du 1':,': _,,::.-' -_~'- ~!-aI::<2 ( ((À propos de coloni sation. Arthur Rimbaud et le capitaine Marchand)) [1899), février, p. 345-354) reprls en préface aux Lettres d'Afrlgue en 1899, Berrlchon avait montré les vertus colonisatrices de • l'avent ure rimbaldlenne en Abyssinie. 68

je démonétise tels et tels poèmes de Rimbaud enfant, parce que je • les intitule "pièces documentaires" '. Qu'on veuille bien comparer le[s] texte[s] [ ... ] l'on verra, au contraire, combien je me suis efforcé à restituer leur pureté, leur valeur première, altérée par

de succes,~ves négligences typographiques» (1913, p. 546). Tous

les reproches de Coulon convergent, on le voit, et cherchent à

dégager les incohérences éditoriales de Berrichon. Mais il n'en

est pas resté là. Berrichon ayant «ajouté» à la ~d 1 ~J( )11.x~Ü.ll un poème retrouvé au dos du manuscrit, Coulon laisse entendre que les

motifs d'une telle entreprise sont assez transparents i Berrichon

se défend: Que veulent dire ces paroles: "Les raisons de cette adjonction d'un arbitraire Sl criant [ ... ], peut-être ne sont-elles pas impossibles à deviner"? M. Coulon, tout en rendant hommage à ma probité littéraire, me croirait-il capable, en tant qu'éditeur, d'opérer, pour quelque raison que ce soit, un changement quelconque au sens de l'oeuvre d'un écrivain quel qu'il soit? (1913, p. 547-- 548)

Cette édition de 1912, dont Marcel Coulon soupçonne l'intention léhabilitatrice, venait d'une certaine manière donner

tort à la fois aux précédentes éditions (Berrichon dit aVOlr seul

obéi à Rimbaud lu~-même -- quoique certaines consldérations

Berrichon tirera d'ailleurs profit de ce tltre pour contredire Coulon qui l'accusait de nier l'intérêt de ces pièces pour la critique et pour la psychologie en les plaçant à la fin.

Ce poème, désigné par son incipit ccCette saison, la pisd ne» (quoiqu'aujourd'hui on y lise plutôt «Bethsalda, la piscine»), fait partie d'un groupe de trois poèmes que l'on appelle ((Proses évangéliques» et qui sont, de l'avis presque unaniTT1e des chercheurs, assez clairement inspirés de l'Ëvangile de saint Jean. En outre, plus tôt dans sa critique, Coulon écrivait déjà: ccAh! la • maladroite conseillère que la piété, quelquefolS» (1913a, p. 126). 69

4It morales l'aient retenu de respecter complètement ses volontés) et aux précédents travaux critiques qui se fondaient sur la première partie de l'oeuvre, relégués dès lors, eux aussi, dans une sorte d' "appendice critique)). Berrichon se donne, à lui et à ceux qui

privl.légl.ent le "thème)) d'Isabelle, préséance . La préface d'Isabelle, par cette édition, trouve en effet sa réalisation: les oeuvres et le commentaire tiennent dès lors un propos cohérent.

Marcel Coulon était peut-être l'un de ceux à qui l'éditon de Berrichon (1912) venait compliquer la tâche, puisqu'il travaillait

sans doute déjà, au moment de sa critique, à l'étude qu'il

publierait en novembre 1913 au lv1erl'Llre rJe France . Coulon, dont

l'analyse suit la chronologie de manière à dégager la progression des poèmes, publle malgré tout son étude mais précise qu'elle se base sur l 'édlton Berrlchon-Delahaye de 1898. Cette étude

intéresse, certes, par le problème qui y est posé, c'est-à dire l'apparitIon et la disparition précoce de Rimbaud et l'absence de

ClsoluUon naturelle)) à un tel problème, mais elle ret~ ent plus encore par sa perception de l'oeuvre de Rimbaud.

------La disposition du recueil coïncide d'ailleurs avec les projets que nourrissait Isabelle d'une édition des oeuvres de son frère, dont elle faisalt part à Louis Pierquin; voir à ce sujet les lettres d'Isabelle à Louis Pierquin dans A. Rimbaud, Oeuvres ~~:l"~",', p. 719-750.

M. Coulon, «Le problème de Rimbaud. Son exposé)) [1913bJ, 4It ~~-'~-"~_~, novembre, p. 225-258. 70

Un survol biographique ouvre l'étude, qui donne à l'auteur • l'occasion de faire état des sources disponibles. Reléguée dans une note en bas de page, la critique qu'il en fait n'en est pas

moins révélatrice de EPS positlons d'abord, mais aUSSI, et surtout, de la qualité de ces sources. Retenons ceci: Coulon

préfère les études de Jean Bourguignon et Charles Houin , pour

leur intérêt documentaire, aux traJaux plus connus de Paterne Berrichon et Delahaye, dont 11 ne peut nier toutefoIS ((l'intérêt

de psychologie et de commentaire grand» (1913b, note l, p. 229).

Ce qui trouble, c'est qu'il souligne que MM Bourguignon et Houin

ont dû consulter MM Berrichon et Delahaye puisqu'ils n'avaient pas, eux, connu Rimbaud, et qu'une part de leur mérJte appartient

donc aussi à Berrichon et Delahaye (voir 1913b, note l, p. 229).

S'il Y avait, à la fin de la période précédente, contamination des deux axes d'analyse (blographique et

littéraire), il y a maintenant, selon Coulon, uniformisation des

sources mêmes, qui ont toutes, semble-t-ll, une commune origine:

Isabelle Rimbaud. Car Coulon n'est pas dupe: Berrichon n'a pas non

plus connu Rimbaud, mais, dit-il, «il a utllisé les souvenirs de

sa famille et particulièrement ceux de Mme Isabelle Rlmbaud, sa

soeur» (1913b, note l, p. 229). Du trouble à l'inquiétude, 11 n'y

Leurs articles, hUlt en tout, ont paru dans la J~,_' -0d!_, __ rj ~U~!'-:u_~ et d'J..rgoflT;i'-', entre 1896 et 2'"'01; Ils n'ont pas été p'lbliés en recueil à ce moment-là, corrrrne leurs autp.urs le projetalent, les droits de publication leur ayant été refusés par Isabelle RJfnbaud. Ce n'est que tout récemment qu'lis ont été rassemblés: J. Bourguignon et C. Houin, ~--=---.-l',' è-·~~ __ ~. 1:,'"'1';, édltion établle, préfacée et annotée par Michel Drouin, Parls, payot, • «Biographies», 1991. 71

• a qu'une phrase: ucelle-ci, dit Coulon en parlant d'Isabelle, n'a

guère vu vivre son frère qui, à partir de 1870, époque où elle n'avait que dix ans, n'a fait au foyer familial que des apparltions rares, brèves et peu communicatives, mais elle l'a vu mourlr et nous a laissé de sa mort un récit poignant)) (1913b,

note 1, p. 229). Voilà peut-être ce qui pousse Coulon à ne pas

s'en tenir à ces seuls travaux. Comme il cherche à se documenter pour étayer sa biographie du poète, il ne craint pas de prendre son bien ailleurs: dans une étude de Delahaye publiée par la Revue

~J.'1':l~L!.!J..: __' _. _I_l' ù.L~L)r tl;. > de 1907 à 1910, dans les études et notices de , ou dans certains détails donnés par Lepelletier

dans son livre sur Verlaine (folll \'erlalne, 1907), tout en

souhaitant l'achèvement de l'étude «Lettres retrouvées d'Arthur

Rimbaud)) de Georges Izambard, commencée dans Vers et Prose (numéro de janvier-février-mars 1911), étude qui complète et corrige sur plusleurs pOlnts les travaux antérieurs. Toutes ces études ont en commun d'avoir été écrits par des gens qui ont connu Rimbaud.

À propos du poète, Coulon fait la démonstration de ce qui est d'abord une uétonnante maturité)) et se termine en «anonnale

précocité)) (1913b, p. 235). La progression chronologique qu'il respecte lui impose de s'arrêter au premier poème de Rimbaud (édition 1898), «Les Étrennes des orphelins)). Établissant la comparalson avec uBuonaparte)) de Hugo, Coulon constate chez

Rimbaud une plus grande maîtrise et conclut que ce ne peut être là

son prônier poème; RDnbaud, lalsse-t-il entendre, au~~ détruit ses

poèmes antérieurs en même temps qu'il demandait à Paul Demeny • (10 juin 1871) de brûler ceux qu'il possédait. «Les Poètes de sept ------

72

• ans», d'après Coulon, ne doit pas être pris au figuré. Fort de ce postulat, il développe son corrollaire. Il semble impensable à Coulon que Rimbaud nit attendu en classe de rhétorique pour lire

Baudel~~~e et Hugo. Le rôle de George Izambard, dès lors, tient

plutôt du soutien moral que de l'initIation: CI Il aura sanctionné, ratifié un état de fait» (1913b, p. 236). Pour peu que uLes Étrennes des orphelins)) n'ait pas été le premier poème de Rimbaud, un problème émerge, celui de la

précocité, que Coulon pose ici en termes de vitesse: ClL'heure de Rimbaud n'a pas la durée de l'heure normale)) (1913b, p. 239).

C'est peut-être dans cette vitesse que loge le principe liant ~e la vie de Rimbaud, qui «l'utilise dans le champ entIer de l'intelligence et de l'actlOn" (1913b, p. 236). Mais c'est aussi là que se pose la question de saVOIr «jusqu'où peul aller la part

de subit dans l'éclosion des oeuvres (du :'rJ1tll" au sens de l'adage du vieux Linné») (1913b, p. 237). La question

l'intelligence pure. En suivant la façon dont on voudra la

résoudre, on éclaircira ou obscurcira les mystérieuses avenues du spontané ou de l'inconscient» (1913b, p. 237). En supposant que Rimbaud ait été ce génIe précoce, son

abandon de la poésie, précisément à cause de ce génie, demeure incompréhensible. La gratuité de cet abandon tIent au fait que toutes les conditions semblaIent réunies pour assurer la

persistance de ce génIe. D'abord, les CIrconstances de la vie ne l'ont pas contrarié comme Mallarmé ou Malherbe: RImbaud écrIvait • sans peine puisqu'il a beaucoup écrit (1913b, p. 244). Ensuite, 73

4It son génie n'était pas insuffisant: la variété de son oeuvre, la multiplicité des sujets et du ton prouvent qu'il avait beaucoup de

ressources, et cela, d'autant plus que tout porte à croire, dit Coulon, que ce génie se fonde sur le réel, qui constitue après

tout un fonds poétique inépuisable. Cette conception «réaliste)) de l'oeuvre de Rimbaud mérite

qu'on s'y arrête. Coulon demeure imperméable aux artifices de Rimbaud: « Il peut pousser loin l'outrance dans l'image et dans l'idée, le désordre de la pensée, l'anarchie dans la métrique,

[ ••• J il ne sonne guère faux» (1913b, p. 249). En dépit de la fenne volonté de se faire voyant, Rimbaud «demeure, au plus fort

de ses excès, naturel et sincère)) (1913b, p. 250) Trahissant sa

nature, l'oeuvre est une profession de foi panthéiste dont

l'éloignement de la religion chrétienne et l'amour de la Nature

découlent dlrectement (1913b, p. 250). Nulle part mieux que dans

«Soleil et chaim le «regret des Dieux de l'Olympe)), inspiration

puisée selon Coulon à la source sacrée de Lucrèce (1913b, p. 246),

n'est clairement exprimée, «opposition sur le terrain esthético-

religieux du paganisme à ce christianisme dont Rimbaud [ ... ] se montrera, adolescent, l'ardent ennemi» (1913b, p. 246). Rimbaud, partant, s'inscrit dans la tradition latine.

Cette interprétatlOn vient donner raison à Yves Reboul (voir notanunent «Les problèmes rimbaldiens» [1972], p. 98.) qui expllquait que la définitlon «mystique» de la voyance que donnait Isabelle dans son témoignage devait orienter les interprétations subséquentes; Ici, Coulon, qui va pourtant poser

Son panthéisme fait de Rimbaud un copiste de la Nature • (1913b, p. 253) dont ul 'achevé évoque les maîtres flamands et hollandais» (1913b, p. 253). Il est aussi un «sensationnisteH, dit Coulon, reprenant l'expression de Delahaye: «L'hOlmne qUl l'a le mieux connu, en lui appliquant cette épithète, a donné une clef

qui l'ouvre» (1913b, p. 250). L'oeuvre de Rimbaud, à cause de «ce pouvoir de rester sur le sol, de s'accrocher au réel, cette impossibilité de bâtir complètement en l'ain) (1913b, p. 251), est

véritablement un document: «Tout Rimbaud ressort it à

l'autobiograpie, à la confession. [ ... ] Est-il un poète plus

constarrrrnent subjectif, plus naturellement égotiste que celui-ci?))

(1913b, p. 251) C'est pourquoi, ajoute Coulon, pour «hésiter à

pénétrer le dangereux secret des rapports de Verlaine et de

Rimbaud, il faudrait être un psychologue blen tremblant!» (1913b,

p. 251) Tout comme Berrichon qui niait l'homosexualité «dans les

faits», Coulon, pour qui l'oeuvre en est une de tête, étend à la vie de l'homme l'ablation du coeur: L'oeuvre de Rimbaud est antérotique (dans le sens platonicien) et mysogine [ ... J. Voyant ou feignant de ne voir dans l'amour que la satisfaction d'un besojn organique, dans la femme que l'instrument de cette satisfactlon, son réallsme cru les traite avec la dureté que dicte à une lmagination de feu, et à une chalr chaste par force (lisez les ((Déserts de l'Amour») une âme autoritaire et raisonneuse. (1913b, p. 257)

Aux «raisons supérieures» invoquées par Claudel, Coulon

oppose pour comprendre la chasteté de Rimbaud deb ral~ons • intrinsèques, celles qu'un cerveau autocratique impose au corps . 75

Si la poésie rimbaldlenne n'est pas à proprement parler une • poésie amoureuse, un «fleuve d'amour infini» la parcourt: «Sa puberté sans emploi dérive sur la Nature, féminisée par un mysticisme panthéistique» (1913b, p. 257). Plutôt qu'un désir

d'union avec la femme, la poésie de Rimbaud exhale l'aspiration à

l'union avec la Nature. En bout d'analyse, deux questions hantent l'étude de Coulon:

l'apparition (son anormale précocité) et la disparition (la gratuité de l'abandon) de Rimbaud. Voilà en fait le problème qui subslste, «qu'aucun fait connu ne peut expliquer [ ... ] et dont aucune hypothèses naturelle ne facilite la solution)) (1913b,

p. 226).

Leô textes de Paul Claudel et de Jacques Rivière, comme un

écho à la correspondance qu'ils échangent entre 1907 et 1914, se

répondent et reproduisent d'une certaine manière le dialogue entretenu dans les lettres. Jacques Rivière engage la conversation

en confiant à Claudel ses inquiétudes spirituelles. Le va-et-vient des questlons (par Rivière) et des réponses (par Claudel) sert de

figure à leur disposition intérieure. Les idées de Nietzsche et de

Bergson amènelit ,-Jacques Rivlère à déconstruire sa pensée dont

l'édifice repüsalt sur les quatre grands principes de Leibniz:

J'accorde que le monde est un chaos. [ ... ] Mais pOllrquol y aurait-ll une explication, pourquoi la nature aurait-elle un sens? [ ... ] Est-ce parce que j'ai besoin, pour comprendre le monde, de l'ordonner, que, en effet, 11 y a un ordre dans le monde? [ ... ] Il n'existe pas de • différence entre le blen et le mal. Cela vous semble des 76

blasphèmes formidables parce que votre christianisme vous a empêché de voir combien la vie se moquait avec insolence du bien et du mal. [ ... ] Je nie simplement les • valeurs, et le principe de non-contradiction. (.TRI~, 3 octobre 1907, p. 93-95)

Les justifications, quelles qu'elles soient, ne sont qu'un échafaudage subjectif édifié dans le but de comprendre ou de se rù.ssurer: «Je vous dis qu'avec des idées on peut faire ce qu'on

veut, et faire dire aux mêmes succe:::,sivement oui et non)) (.ml\·, 7 juin 1908, p. 165). Rivière constate que ((la seule manière

légitime de dire que l'intelligence est objective, c'est d'expliquer avec Kant que c'est parce qu'elle crée son objet>! (JRPC, 7 juin 1908, p. 165). Au principe de raison st'ffisante de Leibniz, il oppose son «sentiment de la multiplicité des

compossibles)): «Unique! voilà le mot qui m'effraie le plus dans le

christianisme. [ ... ] Mais pourquoi l,) vérité, l'unique vérité?

Pourquoi celle-là et pas les autres?)) (.1LP" 7 avril 1907, p. 37) Jacques Rivière remet en cause le fonctlonnement de

l'intelligence, ses règles logiques; rien d'intrinsèque ne peut

l'assurer de la réalité de sa pensée. À Paul Claudel qui lui dit

que toutes choses obéissent à un ordre, il réplique que cet ordre est sans objet, que c'est plutôt un désordre. L'ordre de Claudel

est un voile cachant «le désordre foncler qui doit être l'essence

de la réalité extérieure, comme il est l'essence de notre réallté intérieure. Car n'est-il pas bizarre que ce soit justement en nous que l'ordre ne se trouve plus? Cela ne semble-t-il pas S'expliquer par ce fait que, comme nous nous connaissons immédiatement, nous • 77

4It voyons en nous intuitivement la réalité telle qu'elle est, c'est- à-dire désordonnée)) (,rpv:, 7 décembre 1907, p. 117).

Les mots «imrnédiatement)) et «intuitivement» se réfèrent à la

pensée de Bergson:

Je continue à crOlre, écrit-il à Claudel, que la pensée rationnelle n'est pas un instrument de connaissance vérltable, qu'elle ne porte sur rien de réel, qu'elle est sans objectivité. [ ... ] J'observe en moi la façon dont nalssent les ldées. Je constate que leur origine est purement lntérieure. (,TPF>(, 7 juin 1908. p. 161-162)

Les raisonnements de l'esprit ne sont que des projections de lui-même sur l'objet, et cet objet lui échappe corrrrne lui-même: «Je

suis si flottant, si fugitif», écrit encore Rivière (lJRPC, 5 avril

1907, p. 34). On reconnaît là la dénonciation bergsonnienne de l'intelligence au profit de l'intuition «qui est une pénétration, une possessjon, une connaissance immédiate par l'esprit» L'intelligence, «parce qu'elle essaie de «reconstituer», laisse échapper le nouveau, l'imprévisible, elle rejette toute création,

ne salsit pas l'invention dans son jaillissement» (Arbour, p. 60). «Au centre de notre personne [ ... ] coule une succession d'états [ ... ]. Impossible de nommer et même de représenter cette mobilité pure, car les lmages et les concepts n'expriment que des aspects

immobiles d'un être» (Arbour, p. 56). C'est quand le sujet se place dans sa conscience qu'il parvient à tenir compte des variations du temps: uNos états d'âme, en s'avançant sur la route du temps, s'enflent continuellement de la durée qu'ils ramassent))

(Arbour, p. 55). L' intui tion suit donc les ondulations du réel, • R. Arbour, Hl~il:!.l Bt"1,1S0r: t:'t les lettres francalses, p. 58. 78

• qui sont les fluctuations de nos propres états d'âme: ICElle est

une vision qui se distingue à peine de l'objet vu, une connaissance qui est contact et même coïncidence et qui peut avoir

pour objet notre être propre» (Arbour, p. 61). L'être étant

fugitif et fuyant, celui qui accepte de se llvrer à la poussée vitale de l'intuition rendra un compte plus fidèle du réel.

Consentir à appréhender le réel par l'lntuition, c'est du même coup avouer le seul mode subjectif de la conna1ssance et rendre compte de l'ignorance que j'ai de moi-même. L'impossibilité de se saisir de soi-même, le sentiment que quelque chose échappe se loge, chez Rivière, dans la seule certitude qui lU1 reste, celle

du néant: «Comme la Vanité sous-jacente à Tout, c'est une sorte de curiosité et d'esthétisme, une ironie insaisissable, un sourire

imperceptible, par lesquels j'accueille tout.e émotion)) (JL1)~_,

17 mars 1907, p. 18). Cette «ironie intime et 1nv1ncible» est Hla

fêlure secrète par quoi tout se br1Se» (, H-'Pl, 17 mars 1907, p. 17-

18) .

Le texte que Rivière publie sur Rimbaud en 1914 porte l'empreinte de ce questionnement. Parue dans les livraisons de

juillet et août 1914 de la :~f' , l'étude figure une sorte d'étape

Nous citerons ce texte d'après J. Rlvière, L-,--r.l._.ë.~~J_: __ (l(-,, __ :-,_!(_~ 190~-~~2~, présenté et annoté par Roger Lefèvre, Paris, Galilmard, 1977, 225 p. i nous distinguerons la première de la deuxJème partie de cette étude en ajoutant une lettre à l'année de sa publlcatlon. Notons que le texte publié par la ~ en 1914 n'est pas la verS10n définitive. C'est seulement après la mort de RiVIère que sa fewne

publiera, en 1929 d'abord (L,':l'-~l('>~ __ ~'--,,__ -'_Y':_.Jj~,-' (_~~_ 1 r'Jr~'.'.l.G, Kra), puis en 1930 (P_:'~_AA'1, Kra), le texte qu'aura retravaillé • Rivière après son retour de la guerre. 79

dans le cours d'une réflexion. C'est que l'ont précédée d'autres • études de Rivière comme: «Méditations sur l'extrême-Occident)) en 1907 (h'~"~__ LJ:.Jl!..., NO 68, juillet 1907), «Introduction à une

métaphysique du rêve» en 1909 (ITPF, novembre 1909) et une conférence portant plus précisément sur l'oeuvre de Rimbaud, prononcée au Vieux-Colombier le 6 décembre 1913. Dans ces travaux, Jacques Rivière tentait de cerner les notions de rêve et de surnaturel Quand il demande à Claudel de lui parler de Rimbaud, Rivière aimerait être rassuré: «N'est-ce pas qu'il est, lui, le grand poète terrible, dont on ne parle pas, parce qu'on en a un peu

peur?" (~( 22 février 1908, p. 137) Peut-être est-ce là une des raisons qUl lui ont fait aborder Rimbaud indirectement, en tentant sans cesse d'établir des liens pour le rendre moins terrible, pour

adoucjr la pente qui mène à lui. La première partie du texte de Rivière porte en épigraphe une phrase de Rimbaud: «Apprécions sans vertige l'étendue de mon

innocence.)) L'essayiste s'attarde d'abord à Rimbaud lui-même et tente de définir son attitude. L'injure lui vient spontanément, dit-il, il en connait toutes les ressources: «Elle [est] chez lui

----- .------" Ce texte porte la dédicace «À la mémoire de Jean-Arthur Rimbaud" .

J. Rivlère, «Méditdtions sur l'extrêmE.-Occident)) [1907], l,',l,"J,1t-'llt, ô8(juillet); "Introduction à L.T1e métaphysique du rêve)) [1909], NEF, novembre; «Conférence du 'lieux-Colombien [1913], prononcée le 6 décembre; ces textes font partie de lillnl',JlJ.'.L.l \ ':,-:., l t"l 1'1 l'" - i ,") _' L; lorsque nous y aurons recours, nous les citerons d'après cette édition en indiquant l'année de • publication et la page. 80

~ à l'état jaillissant» (1914a, p. 77). La compétence avec laquelle Rimbaud «encanaille les mets, forge des désinences incongrues)) est anormale, qui lui rend l'âme tout aussi injurieuse: «C'est un monstre. Il est incapable d'éprouver les sentiments nonnaux d'humanité» (1914a, p. 79). Rimbaud est toujours en état de «légitime oftense)) (1914a, p. 83), conclut RlVière. L'absence de sentiments lui fait ignorer les habitudes sociales et morales, les traditions forgées par des siècles de vie en corrunun: «Pas de

terrain moral dans cette âme; les semences qui y tombent ne rencontrent rien qu'une dévorante absence par qUOl tout de suite elles sont volatilisées» (1914a, p. 79). L'insensibilité, dans la légitime offense, se change en

fureur aveugle. Sans attendre la provocation, Rimbaud attaque et

injurie tout et tous. Rivière accrédite les travaux de Lepellelier

en leur empruntant une anecdote, ubien que, pour ce qui touche a

Rimbaud, l'autorité d'Edmond Lepelletier soit des pLus suspectes))

(1914a, p. 77). De même, Rivière ne reJette pas la version du «dîner des Vilains Bonshommes» que rapporte Darzens: «elle ne me paraît pas absolument invraisemblable)) (1914a, p. 82). A cet égard, la première partie de l'étude de Rivière se fonde sur les

rumeurs biographiques du monde littéraire. Par le choix qu'elle y opère, elle se situe dans leur prolongement tout en les réinvestissant d'une nouvelle crédibllité. Ces rumeurs lui servent

à mieux faire ressortir de la personnallté de Rimbaud sa

contrepartie: la pureté de son âme. Appelée par le caractère absolu de «sa crapule» (1914a,

~ p. 91), l'âme est, d'une manière tout aussi complète, vierge et 81

• ~nentarnée: ((Peu nous importe après tout le problème de sa chasteté

physjque! L'âme en tous cas qui vivait dans ce corps était vierge))

(1914a, p. 91). Rejoignant Verlaine sur ce point, Rivière prétend

situer les enjeux à un degré supérleur, celui de l'esprit.

Par la pureté de son âme, P imbaud est « l'être exempt du péché

originel. Dleu l'a lalssé s'échapper de ses mains sans l'avoir

fléchJ, faussé, Dlessé, sans l'avolr préparé par les mutilations

nécessalres aux conditions de la vie terrestre; il a oublié de lui

ôter quelque chose dans l'âme)) (1914a, p. 92). Mais ce n'est pas

tant en pureté ou en sagesse que Rimbaud le pur l'emporte sur

l 'homme Rlmbaud; sa perfection n'est pas dans l'ordre du bien mais

dans celui de l'être. À bien y regarder, Rimbaud est un ange, «un

ange furieux)): « Il porte intacte la ressemblance de Dieu)) (1914a,

p. 93). EnvoY,é de Dieu, il est ((le messager terrible qui descend

dans l'éclalr, tout debout, l'exécuteur d'une parole inflexible,

le porte-glaIve» (1914a, p. 92). Par là, s'il n'est pas Dieu lui-

même, Rimbaud est une sorte d'intercesseur, un chemin, peut-être,

pour aller à lui. Cett:.e figure de «l'ange en exiln n'est pas sans

proposer, on l'aura noté, une applicatlon littérale de la

descnption que donnalt déjà Verlaine de Rimbaud.

Son départ du Royaume de Dieu s'est effectué avant le péché.

Il est parti à un moment de plénitude et ct' accord, à un moment où

vivre ne signifJait pas encore expier, où vivre ne se faisait pas

dans l' humi 11at .i on. Il est

PaleJ1, c' est-à-dlre antérieur à la rédernptlon [ ... ]. Il n'a pas Bubl cette dérhéance que nous passons notre vie à essayer de l'att rapper. L'abîme entre lui et nous, c'est qu' 11 n' a pas besoin d'être racheté; le baptême n'a pas • de sens avec l Ul i 11 l'a reçu quand même [ ... ]. Même 82

enrôlé de force, il ne peut pas suivre notre sort. Il demeure indifférent à nos inquiétudes et à nos • occupations. (1914a, p. 112) Rimbaud embrasse un empan plus vaste que notre maigre

existence: uIl est au niveau à la fois de tout ce qui existe, 00

son âme devient égale à toutes les époques, à tous les mondes

[ ... ]. Il est en tout, parce qu'il n'est en rien; il ne s' épanotut qu'en dehors de nos limites» (1914a, p. 111).

Selon Rivière, Rimbaud souffre parce qu'il ne parvient pas à

l'incarnation, il n'arrive pas à s'identifier à l'hoQme, à vivre comme lui. Il repousse les habltants du «système du tanL bien que mal» (1914a, p. 94): Comment cet être intact et despotique ne serait-lI pas mortellement dégoûté par notre aptltude à la mlsère, par notre amitié avec la douleur, par cette sorte de basse aisance à vivre, d'acceptation à l'avance de cela même qui va nous désoler [ ... ]. Le bonheur, après tout, n' esL pour nous que supplémentaire. (1914a, p. 94)

Nos «compromls avec l'imparfaltn (1914a, p. 117) luj sont odieux;

comparée à la sienne, notre âme est «infirme» (1914a, p. 94). La haine des Hommes est cependant une haine secondaire. Ce

que le poète halt d'abord, c'est la vie. Ce n'est pas une révolte

sociale mais métaphysique: «~tre vivant: voilà l'horreur! ~tre là,

subir, adrr3ttre, durer: voilà ce qui ne peut se fajre sans honte,

sans exécration, sans vengeance!» (1914a, p. 87)

Rivlère explique par la révolte métaphyslque les déplacements de Rimbaud. Le seul fait d'être stationnaire lend plus éprouvanL encore le sentlment de la durée; comme Sl Sa volonté s'élait affaissée, l' homme fixé en un lleu lalsse le tf:!lnps pa~;rJer à travers lui. Rimbaud, lUl, cherche à semer le tE.'mpr.J, à br J ser sa • mesure implacable. 83

Rejeter les hOITOTles isole. Si Rimbaud us'établit délibérément • hors de toute consolation» (1914a, p. 89), c'est que son tourment personnel lUl a été donné en partage ((cOITOTle un mystérieux

pnvlJège H (1914a, p. 89). Plutôt que d'aller vers les hommes, il

se sent i~vestl de la mission de les amener à lui.

L'Idée d'innocence explique toute l'oeuvre de Rimbaud, y compris son renoncement. «Écrire ne fut jamais pour lui qu'un moyen, le moyen de se débarrasser de son âme, de projeter hors

de lui le mal merveilleux dont 11 était atteint» (1914a, p. 130):

((Son but est prochain, immédiat, égoïste» (1914a, p. 96).

L'écriture sera un moyen de connaissance, donc. Plutôt, cette

oeuvre sera un réceptacle pour son innocence, «comme une région

plus vaste qu'il ouvre à sa propre innocence, comme une habitation

à sa taille qu'il lui construit, comme un corps glorieux qu'il lui fournit» (1914a, p. 97).

VérItable recherche, ou exploration, l'oeuvre rimbaldienne revêt tous les caractères d'une quête: «La seule disposition des phrases, leur allure entrecoupée, leur interrogation dans tous ]es sens, la variété des tournures qu'elles essaient, et leur

piéti nement, leur perpétuel faux départ, tout en elles évoque les tâtonnements de quelqu'un qui cherche une attitude où se reposer et ne la trouve pas)) (l914a, p. 115).

Si Rimbaud, à la hn, décide de cesser d'écrire, c'est qu'il

a comprlS q~'il faudra attendre, pour retrouver cet état, la fin

du monde. D'ici là, il doit consentir au temps: «Ce qui l'en

sépare, simplement, [est 1 ce qui lui reste à vivre» (1914a, • p. 127). Sa quête, avant de se solder par une exhortation à la 84

~ patience, emprunte les voies successsives d'un rétablissement de l'ordre social, d'un bouleversement des moeurs.

Le volet égoïste de l'oeuvre de Rimbaud, sa fonction toute personnelle n'est cependant pas sans conséquences pour qui la lit:

Sa mission est purement de désorlentatlon. Le secours qu'il vient nous apporter, c'est de nous rendre le séjour ici-bas impossible. Il a été envoyé simplement pour se montrer à nous, [ ... ] avec sa perfectlon insoutenable, pour nous faire sentir notre abjectIon et nous la reprocher sans paroles, par sa seule présence [ ... ]. Il est venu priver de sens et de vertu "tout ce qui nous entoure, restituer aux perfections de ce monde leur originelle infirmité [ ... J. C'est là le seul présent de sa chari té, [ ... ] le commencement de l' lmposs ibi lité au monde. (1914a, p. 120-121)

C'est donc l'ordre apparent de notre monde, sa perfection ou

plutôt sa plasticité, son principe d'adaptatIon à tous les

malheurs, que Rimbaud vient déranger. Ce monde originel était

«infirme». Le désordre y présidait.

La deuxIème partie de l' étuùE; de R::.vière, qUI paraît dans la

livraison du mois d'août de la 'n·l' [1914b], porte encore une fois

une épigraphe qui donne le ton: «Ce ne peut étre que la fin du

monde en avançant». Après l'avoir décrite dans la première partj e,

Rivière montre ici comment l'âme de Rimbaud se projette sur son

objet, comment cette poésie est objective. Chez Coulon, la coincidence du sUJet et de l'objet tenait à

l'aspiration panthéiste de Rimbaud, à son désir de se fondre à la

Nature. Chez Rivière, influencé par Bergson sans doute, le sujet

et l'objet coïnc ent à la faveur de la même projection, mais,

plutôt que d'être plaqué Dur l'obJet, le sujet se projette ('11 lui. ~ 85

~ Par cet effort pour saisir l'objet dans sa mobilité, Rimbaud s'écarte des voies de la rationalité. L'ange qu'est Rimbaud, dont l'avantage est un supplément

d'être, associe ce supplément au réel et lui rend son intensité

premJ ère: « Le sang de la réa lité ne bat pl us aux artères du monde, constate Rivière, mais il ne s'est pas écoulé vainement. Un plus secret royaume l'a bu et s'en est animé» (1909, p. 52). Ce que fait entrevoir Rimbaud n'est pas le sens ('u l'ordre des choses. «Tout ce qUl nous est présenté [là), est à l'état rompu, et dans un commencement de dissoclation/ ce sont les débris de quelque chose que voici devant nous [ ... J, ils nous sont montrés au moment où Ils perdent contact, où chacun, sans avoir

bougé, rentre en solitude» (1914b, p. 137). Ce motif de la

dislocatJon, du hlatus ou de la brèche conduit à la désagrégation et au chaos. ümbaud nous montre (

celUl-ci en tant que l'autre le désorganise» (1914b, p. 141). Nous reconnaissons là la fêlure ironlque du néant. Désormai s, (( regarder un objet, c'est le voir s'ouvrir, se

creuser, disparaître devant ce qu'il cachait» (1914b, p. 142).

Sans quitter réellement ce monde-ci, nous accédons à l'ordre

primitif des choses: cele désordre, on le voit se ranimer, derrière

le voile de la réalité immédlate, comme s'il était quelque chose

de plus ancien et de plus vral que ses éléments» (1914b, p. 143).

Ainsl, Rimbaud tient. le discours des tenants de

l'irrationnel, il le ]ustlfie en quelque SOI te. Grâce à lui,

le monde retrouve sa vieille incohérence fondamentale; il échappe aux catégories; les choses ne sont plus tout à • fait astreintes à elles-mènes; elles renaissent à 86

l'énormité confuse de la pure existence, celle que l'esprit n'a point encore distinguée ni construlte. [ ... 1 Cessant d'être déterminées à telle ou telle fin, elles reviennent toutes mélangées de possibles qUl leur font • comme une seconde et inexplicable nature. (1914b, p. 143- 144)

Dans la vision rimbaJdienne, notre mOl1de est «pris de malaise et comme de pauvreté; il se vide, il devient désert [ ... ] Une

attente plane, une aspiration surnaturelle absorbe tous les

bruits» (1914b, p. 144-145).

Pendant que plane cette attente, établissons une distinction,

importante croyons-nous, entre le catholicisme et la métaphysique, qui permettra d'y voir plus cldir dans les interprétations de cette période dont l'homogénéité n'est peut-être, après tout, qu'apparente. C'est Rivière lui-même qui nous en fournlt les bases: «Le catholicisme n'a qu'un objet: la possession de Dieu. Il proclame mystères l'essence divine et ses modJflcatlons, il

enveloppe Dleu d'inconnaissable, il Le défend de toule atteinte de

la raison», explique-t-il dans ses «Méditations sur l'extrême-

Occident» (1907, p. 46). La métaphysique, quant à elle, uest une prière, c'est-à-dire un élan du coeur vers Dieu, un effort pour Le

saisir, pour Le tenir devant soi, pour se Le représenter sous une

forme c;:'IJTIpréheIlS.Lbll-» (1907, p. 47). Mais la métaphysique ne mene

pas à la vérité; parce que son objet est lnaccessible à la pensée, elle ne peut en donner qu'une figure. Si la beauté, cornrne une

architecture, ti8nt à l'unlté dans la complexité (1907, p. 47), «c'est selon cette beauté qu'il faut apprécier les systèmes [ ... J. • Plus une métaphysique est belle, -- c'est-à-dire plus son unité 87

~ est profonde, -- plus l'exactitude de la traduction qu'elle est,

estprobable u (1907, p. 47). Or l'écriture, pour Rimbaud, est un moyen de connaissance. C'est par sa disposition d'esprit gue Rimbaud, choisissant le questionnement, est métaphysique. Si l'incohérence de ses paroles géne notre compréhenslon, c'est qu'il ignore lui-même de quoi il

parle. Tout comme nous, «il â~siste à ce qu'il exprime. Il est au bord de ce qu'il lui faut exprimer, non pas au centre: il le touche, il le tente, il le provoque.[ ... ] Rimbaud ne possède pas son objet, ne l'entoure pas, malS simplement l'interroge)) (1914b,

p. 133). Que Rimbaud soit l'ange messager de Dieu ne lui fait pas

Umir un discours cdtholique. Car ce n'est pas de Dieu gu' il parle

mais du chemin qui luène vers lui.

À tort ou à raison, cette étude apparaît donc comme

l'application directe des ldées de Rivière sur le seul mode

subjectlf de la connaissance. Comme si le commentatE'ur prêtait à Rimbaud ses inqulétudes, son corrunentaire emprunte les chemins de

sa propre pensée. Et les mains du Dieu de perfection dont il s'est échappé ne sont peut-être pas celles du Dieu chrétien, responsable de l'ordre de toutes choses. Ce Dieu demeure le slgne, la flgure

d'un absolu, d'une perfection, certes, mais qui reste dssociée,

dans l'esprit de Rivière, au néant, au désordre. Ce Dieu substitue

l'entropie à l' harmonie universelle. Rimbaud, comme Dionysos pour

Apollon, justifie l'impression de Rivière qu'il subsiste un voile entre le monde et lui. ~ * 88

• La préface aux oeuvres de Rimbaud, telle qu'elle se donne

entre 1912 et 1914, invite à y lire le récit d'une quête. A cause de cela, il semble possible de ranger les interprétatlons sous la rubrique métaphysique (au sens que précise Rivière). Comme l'objet de cette quête est, pour tous, une ldée d' abso lu, un dieu, cette métaphysique est une mystique. Pour Claudel, Rimbaud cherche

à douer de quelques mots la voix qu'il veut fuir. Il est alors en corrrrnunion avec le réel qul est Dieu: «Etreins le texte vivant et ton Dieu invincible dans ce document qui respire!)) Cou lon pose que Rimbaud est panthéiste. Comme dans la version de Claudel,

Rimbaud apparaî'_ ici tributaire du réel. Mais s'il cherche à s' y

unir, ce n'est pas tant pour se documenter que pour se fondre à son dieu qui est la Nature même. Pour Jacques Rivière, enfin,

Rimbaud montre la perfection sous l'apr~~ence du néant qui

correspond seul au non-sens universel, c'est-à-dire à l'impossibilité de se connaître soi-même et ùe conna'ltre le monde.

Le Rimbaud de Rivlère est le messager de Dionysos. La mise en évidence de l'aspect mystique de l'oeuvre de

Rimbaud ne va pas sans conséquences. D'abord, toutes les

interprétations posent l'oeuvre comme matériaüste: c'est par le

réel qu'on va à Dieu. Ensulte, parce qu'elle est une recherche,

cette oeuvre se présente comme un chemin qui nous est proposé vers

le spirituel. Rimbaud est tout ensemble une cautlon à la remontée

de l'irrationnel et un lnstrument qUl permet d'y atteindre, le

• P. Claudel, -::-_.Lrn grGt:-.'l'2S uJ(:<:" ((Magnificat)), p. 85. 89

point de départ, c'est-à-dire le réel, étant bel et bien à la • portée de tous L'apparition et la disparition de Rimbaud, inexplicables,

s'étaient traduites chez Mallarmé par une phrase: «Éclat, lui,

d'un météore, allwné sans motlf autre que sa présence, issu seul

et s'éteignantn (1896, p. 512). Pour Claudel, Rimbaud, tout en

poursuivant sa conquête spirituelle du monde, cesse de parler

parce que les mots païens ne collent pas à la nature sacrée des

choses. L'imperfection des mots, comme un rappel de la faute

odginelle, amène Rimbaud, à la SU.lte d'Adam, à travailler

sueur de son frontn. Coulon avoue, pour sa part, que le silence de

Rimbaud conflne au «surnaturel". Pour Rivière, Rimbaud se tait

parce qu' al---rès aVOH tenté de le restituer avec des mots, il a

comprls que le paradls d'où il vient se trouve à la fin de sa vie,

et que la patience lui permettra seule de traverser le temps qui

l'en sépare.

Conune nous l'avons vu à la fin du chapitre précédent,

l'édition en volumes séparés de l'oeuvre proprement dite et des

lettres de Rimbaud avait en quelque sorte matérialisé la fracture

dans la vie de Rimbaud: dédoublé, celui-ci semblait avoir rompu

inexp 11 cilb 1 ement avec la poésie et. s'être adonné ensuite à des

activltes d'un tout autre ordre. Entre 1912 et 1914, la rupture

prend l'allure d'un passage. À la lwnière des préfaces de Claudel

et de Rivière, le départ. vers l'Afrique s' lnscrit en continuité

avec l'oeuvre, 11 en est la sUlte nécessaire, sa poursuite au-delà

• de l'impasse des mots. La quête mystique, idéalisée dans l'oeuvre,

s' humanlse: sans renoncer à l'essence de sa recherche, Rimbaud 90

doit cependant consentir à la patience et au travail qui en • augmentent le prix .

• •

Chapitre 3

• 92 •

1914-1924

Pourquoi écrire ou comment vivre?

En réponse à la crise scientifique qu'a connue le début du vingtième siècle, le Rimbaud de 1914 représentait une manière de paradigme. Toutes les interprétations s'accordalent pour voir dans son oeuvre et dans son destin une quête, une remontée du monde matériel vers le monde spirituel, une ascèse, une recherche de transcendance, en quelque sorte. L'ailleurs était à trouver au­ delà du réel, dans le domaine métaphysique. Selon Yves Bonnefoy, l'orientation de la réflexion sur

Rimbaud, au seuil des années vingt, prênd son sens dans le texte

de Claudel, d'une part, et dans la publication de la lettre à Paul

Y. Bonnefoy, «Rimbaud devant la critique)) . • 93

• Demeny, d'autre part. Cette lettre, selon lui, «montre le rapport

organique avec le projet de "r.hanger la vie". Rimbaud y dit que la

pauvreté des rapports humains est aussi une pauvreté de la

perception ou de la construction du réel» (Bonnefoy, p. 274). Le

texte de Claudel, de son côté, en liant le réel au sacré, ouvre la

voie à une réflexion sur les pouvoirs de la poésie qui, à la

lumlère de la lettre à Demeny, aura partie liée avec la volonté de

changer les conditions de la Vle (voir Bonnefoy, p. 269): «Rimbaud

a dramatisé le questionnement poétique» (Bonnefoy, p. 279). Pour

ceux que Bonnefoy appelle «les jeunes révoltés des années 20»,

Rimbaud est \<] 'I h 1I1ll11t"-lu1l1 ! r, celui qui a découvert, assumé et:

conduit Jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes quelque "secret

pour changer la vie")) (Bonnefoy, p. 279). Bonnefoy n'a peut-être

pas tort de voir, à rebours, une filiation allant de Claudel aux

surréalistes, mais son raisonnement, quoiqu'il ait pour lui la

cohérence, semble demeurer extérieur à un questionnement qui a

peut-être des racines plus profondes, plus individuelles,

questionnement qui aurait trouvé chez Rimbaud une résonance, un

interlocuteur, un texte lui permettant enfin, de se relancer et de

progresser.

Cette lettre, que l'on désigne généralement comme la lettre du • uvoyant)), a été publiée par la NTF en octobre 1912. 94

Car si André Breton, qui nous intéresse principalement ici, • appartient à une génération tentée par l'aventure et l'ailleurs, chez lui cet ailleurs est rattaché au château imaginaire présent tout au long de son oeuvre. Et les fondations de ce château «pourraient bien, selon Marguerlte Bonnet, reposer sur ce refus lointain de projeter l'inquiétude et la recherche dans l'étendue de l'espace réel et, en quelque sorte, le sublImer)) (Bonnet

[1975], p. 14). L'aventure, la recherche de l'ailleurs (d'une autre vie) n'est pas au coeur du monde mais au coeur de l'être; d'autres mondes sont possib1es, mais ils vont surgir du fond de soi, de l'intérleur même de l'homme. Pour Breton, en un mot, l'aventure est intérieure, et s'il interroge le pouvoir poétique et les conditions de la vie, c'est en lui avant tout qu'il en ressent l'inadéquation.

Le premier Ivli'l.rllfesr-e du surn~çtll:;ntf--", malgré l'effet de nouveauté qu'il a pu introduire, et en dépit du jeune âge de Breton, était en réalité le fruit de réflexions entreprises

beaucoup plus tôt et qui, s'étant peu à peu approfondies, nuancées et précisées au fil du temps, ont fini par trouver leur expression

Marguerlte Bonnet soullgne, dans son ouvrage I:r~~ Bref :Jfl .lb:. :;'::'Clr}:-':" ~-__ ~~J':"~~': :-<1 L_-'--.~ [1975 J, que la génération de Breton étalt nourrIe par des lectures d'enfance o~ les héros tenaient une grande place -- épopée napu 1éonienne, romans de Jules Verne, Gustave Ayrnard, LoUIS Broussard, aventurer, de Rocambole et de Costal l' IndleD (p. 18-21). Nos renvois a cet ouvrage seront indlqués par le nom de l'auteur SUIVI de la page entre parenthèses.

" A. Breton, : ::,:, _ ::.-; t '" ,. :,~! ~ - _~_"-~ [1924d J; nous ci tons d' apres l'édition de la Pléiade des r,("~":', de Breton; le sigle O.C . • renverra à cette éd~~lon. ------

95

• dans la prose fracassante dll texte de 1924. Oeuvre de rupture et

d'inauguration, le Mc1;llft:"st<2, en d'autres mots, était aussi une oeuvre d'aboutissement.

Aucun autre passage du premier fl.LJ..ll..l f l>0t~ n' ill usLre mieux ce fait, peut-être, que la phrase célèbre: «Rimbaud est surréaliste

dans la pratique de la vie et ail leurs)) (1924d, p. 329). Ce

verdict, cette qualification péremptoire de l'oeuvre et de lé! figure de Rimbaud doit être lue, croyons-nous, conune une sonune, ou

comme une sorte de blason intégrant en une formule aussi forte que brève tout ce que Rimbaud a pu représenter dans la vie et les réflexions de Breton depuis dix ans au moins, c'est-a-dire depuis

l'instant où celui-ci a lu pour la première foj s la ;'d~llL...t..:!J enfer, en 1914 précisément, Afin de bien peser tout le sens de la petite phrase de 1924, nous voudrions donc, dans les pages qui suivent, en reconstituer pour ainsi dire l'arrière-plan diachronique, c'est-à-dire retracer sa lente généalogle dans

l'évolution littéraire et intellectuelle du Breton upré- surréalis te» .

Trois grandes phases nous semblent caractériser ces dix années. Il y aurait d'abord, entre 1914 et 1919, une première

période d'approche et d'approfondissement de la lecture de

Rimbaud: cette phrase est marquée par des préoccupations d'ordre avant tout poétique, c'est-a-dire par les questjons que

l' (

de la poésie. Puis l'exprérience dadaiste, vers 1920, consuit • Breton à une première impasse, qu'a bien mise en évidence 96

• d'août 1920: «Reconnaissance à Dadau. Enfin commence une dernière

phase ponctuée de certains changements de cap majeurs, où les

années 1921, 1923 et 1924 constituent des jalons importants

condUIsant Breton à réinterpréter l'oeuvre et l'existence de

RlInbaud dans une optique nouvelle, qui sera justement celle de «la

pratlque de la vie».

De la déclaration de la guerre à la démobilisation de Breton,

la lecture de Rimbaud revêt le caractère d'une problématique dont

les tennes sont, tour à tour 1 poétiques et éthiques. La première

lecture, à l'été 1914, est celle de l'approche, celle, comme

}, explique Breton lui-même, ClOÙ la vie, telle qu'elle était conçue

jusque-là, change de sens, s' éc laire brusquement d'un nouveau

jour)) . Rimbaud, pour Breton qui est spontanément porté, selon

Marguer ite Bonnet, par les «en dehors Il, accentue encore ce qu'il

appelle sa «presbytie mentale)): «Je ne vais bientôt plus savoir

éviter les bornes de mon chemin! Funeste contemplation, peut-être,

celle de ces horizons qui ornent les pages d' Une sal son en enfer

Cette expression est empruntée à Valéry (voir notamment, les l,llll"J~-, tome 1, 180 ':)-191.J, C, XXVI, 918, p. 471), qui l'applique à l'art de Rimbaud; il nous semble d'abord que l'idée que se fera Breton de la poétique de Rimbaud se rapproche de celle de Valéry et que la période 1914-1919 peut aussi être qualifée de découverte d'une certalne ~:',-,'h:'~t-':i,-~' h,1:-':7P:Jl,!Ue-' entre les conditions de la vie et les désirs de l'homme.

Citée par Marguerite Bonnet (1975, p. 67), cette phrase est • tirée de I::.hhllCl!lt --ie-'llt, 1949. 97

• ou les poèmes de la f0111lt;O la plus insignifiante connue, même, "Le

Coeur volé"» (lettre à Th. Fraenkel, 16 aoQt 1916, Bonnet [1975],

p. 68). Dans .~lchlnue du "-'el t'è, gu' il cite longuement à Fraenkel, Breton voit un chef-d'oeuvre de perversité. Cette perversité-là, explique Marguerite Bonnet, il est possible de l'entendre dans un sens voisin de celui oü l'entendalt Schwob, conme «la faculté de

se différencier, de cesser d'être soi et de se multiplier que

possèdent, sous divers aspects et à des degrés divers, le criminel, le fou, l'enfant et l'artiste. Faculté qui engendre les fantômes et les hantises, malS aussi les rêves et les oeuvres»

(Bonnet [1975], p. 68).

Et bien vite, en mars 1915, une fois Breton appelé et envoyé à Pontivy faire ses classes militaires, la révélation de la différenciation, de la multiplicité possible de soi sera exacerbée

et d'autant mieux ressentie qu'elle est empêchée. La vie de ce temps-là, encadrée par la discipline, les ordres, les corvées,

entraîne la léthargie, réduit la réceptivité: (da pensée s'émiette

lamentablement» (lettre à Fraenkel, 22 avril 1915, Bonnet [197~],

p. 70). Cette fois, c'est dans les lettres de Rimbaud datées de Charleville (1870) que Breton trouve l'expression de son étât

d'âme (lettre à Fraenkel, printemps 1915, Bonnet [1975], p. 72). Au demeurant, il ne peut bientôt plus ouvrir Rimbaud, qui lui

«fai[t] mab et qui prend ({des significations lugubres Il , écrit-il

à Fraenkel (printemps 1915, Bonnet [1975], p. 71). Il demande: «Dans Rimbaud, "l'école des bons travaux abrutissants", n'est-ce • pas plutôt ceci?» (22 avril 1915, Bonnet [1975], p. 70) 98

Envoyé à Nantes en juillet 1915 comme infirmier, Breton peut • mieux approfondir une lecture dont il sent déjà qu'elle formule ses états d'ame ou ses asplrations. Rimbaud, à ce moment-là, c'est

un peu Breton lui-même: A travers les rues de Nantes, Rimbaud me possède entièrement: ce qU'lI a vu, tout à fait ailleurs, lnterfère avec ce que je vois et va même jusqu'à s'y substltuer; à son propos, je ne suis plus jamais repassé par cette sorte d'uétat second« depuis lors. [ ... ] Tout mon besoin de saVOlr étalt concentré, était braqué sur R.lmbaud.

C'est à Nantes que Breton fait la rencontre de Jacques Vaché.

D'une part, Vaché n'est pas étranger, dans l'esprit de Breton, à

Rimbaud. Ils partagent «[la] dévotion à la volonté, [l' )éducation

jalouse de cette faculté [ ... ]. En tout cela, déclare-t-il à

Fraenkel, j'adore, comme chez Rimbaud, une force suprême. Et la conscIence de cette force» (21 octobre 1917, a.c., p. 1231). D'autre part, pour Vaché, le champ réel de l'humour est la vie, et les mots ne sont que des traces d'une quête éthique. Ainsi décapées des habitudes, la vie et la poésie s'ouvrent en questions.

A. Breton, En! lt::'tlèns, p. 36.

Vaché n'épargne pas ce qui est encore sacré pour Breton, c'est­ à-dire l'art, et en particulier la littérature: «L'art est pour lui non une fin mais un moyen dont il s'attache à souligner le caractère tout relatif. [ ... ] Vaché est avant tout à la recherche d'un mode d'action» (Bonnet [1975], p. 94). Vaché, en somrne, ébranle la confiance de Breton, il l'amène à se demander si la • poésie et l'art en général ont une valeur. 99

Affecté, de juillet à novembre 1916, au centre neuro- • psychiatrique de Saint-Dizier, Breton entre en contact avec la maladie mentale: Si la connalssance de la maladie mentale le persuade dès ce temps qu'il n'y a pas de frontière absolue entre folie et non-folie, que la folie, témoignage humain des plus authentiques, «réservoir de santé mentale«, dlra-t il plus tard, nous instruit sur nous-mêmes autant que la raison et qu'il convient, non de la reJeter purement et simplement ou de la cralndre et de la plaindr'e, mais de l'intégrer à l'ensemble de l'expérience humaine, elle le convainc aUSSl de ne jamais abandonner les rênes. (Bonnet (1975], p. 111)

Breton refusera dès lors le passage à la limite et voudra se

prémunir contre les égarements sans retoul.. Comme l'abandon total

à la folie, l'abandon à la poésie hll apparaît aussi, à ce moment-

là, menacer l'esprit. Bien que la folie recèle de nombreux

éléments poétiques, la déchéance physique des malade~; l'effraie:

C'est en rouvrant les I~~1Jn'JJLJt l'II que j'ai pris peur. Ne trouvant plus "sacré" le désordre de l'esprLt, le m'agitais sur l'aboutissement de la méthode lIttéraIre: faire venir sur quelque sUJet de multlples idées, choisir entre cent images. L'originalité poétIque y réside. "Ma santé fut menacée. La terreur venalt", dlt Rimbaud. Je viens de connaître le même ébranlement sous le coup de

ces nouveautés. [ ... ] /1 1 1 d" '(ln 1 J'~ (l, m '11 ri,,',',, lli poétlqJe, je tends encore à m'éloigner d'eux. Comprends­ tu, demande-t-il à Fraenkel, je crains que cette dernière réaction exécute en mOl la poésle. (début août 1916, Bonnet [1975], p. 116)

À Apollinaire, il écrit: «Rien ne me frappe autant que les

interprétations de ces fous [ ... ]. Mon sort est, j nst inct] vernent,

de soumettre l'artiste à épreuve analogue. De pareil examen je

doute que Rimbaud sorte indemne (';;lr~ ::;0 ~:JJr . .,.rl ~r:i ,-)) et je • Voir aussi, A. Breton, En~re~l~rl::;, p. 36-38. 100

• regarde avec effroi ce qui va sombrer de moi avec luin (16 août

19]6, Bonnet [1975], p. 109).

Comme si les conséquences de ces prises de conscience étaient

demeurées latentes pour un moment, Breton va d'abord laisser

Rimbaud lransformel sa prallque de la poésie. C'est Valéry,

conrrneIllanl les poemes que Breton lui envoie, qui analyse le mieux,

peut être, la manlfestatlon et le sens du travail poétique chez

Breton pendant cette période . Ces corrrrnentaires, s'ils témoignent

de la nouvelle poétique de Breton, nous renseignent aussi sur la

définitlon de ce qùe Valéry a appelé ICI 'incohérence harmonique» de

la poésie r imbaldlenne.

Sous J'influence de Rimbaud, Breton commence à s'interroger

sur les moyens traditionnels de la poésie. Il hésite encore sur la

direction à prendre, mais une conviction est acquise, sel~n

Margueri te Bonnet:

manifeste d'abord le changement. Toutes les recherches techniques

de Breton tendent alors à désaccorder l'instrument poétique»

(Bonnet [1975J, p. 81).

Le poème «À vous seule», de janvier 1916, confirme et précise

un changement, dont «Décembre» avait déjà jeté les bases". Encore

sous l'influence de Mallarmé, Breton écrit des poèmes où les deux

modèles sont perceptibles; Valéry commente:

Peut-être Valéry interprète-t-il le changement dans la poésie de Breton à laI umière de sa propre conception du Rimbaud qu'il a lui-même adnuré.

Valéry dira de ces vers que Breton lui a envoyés: «Je les trouve une étude intéressante d' '?'L;t 1 t-' ch",,'se, un essai nouveau de • vous-même» (16 décembre 1915, Bonnet [1975], p. 74). 101

Leur brisement, leur art situé entre les types déf inls, le hasard introdult, voulu, retracté, à chaqu' instant, assurent que vous touchez un certaln polnt i nt ellectuel de fuslon ou d' ébullitlon, blen connu de 11101, quand le • Rimbaud, le Mallanné, inconciliables, se tâtent délns un poète; débat capital, perceptible 51 clalrement dans ce sonnet où le solitaire, le volontalre, le seul SOL, malS la rlffie exacte, la fonne f lxe, la recherche des contrastes coexistent. (janvier 1916, a.c., p. 1114)

Fusion ou confusion. Le poème qui SUlt, «Âge», est daté du 19

février 1916 (bien que terminé le 10 février), jour du vingtième

anniversaire de Breton, qui le place sous le ((vasselage ll (Bonnet

[1975], p. 77) de Rimbaud. D'ailleurs, ce poème est un

prolongement assez net de l' ((Aube)) des lJJJJ!ll!..lhlU~: «Aube,

adieu! Je sors du bois hanté; j'affronte les roules, crOlX

torrides)) (O.C., p. 8). Valéry écrit à Breton: ((Je vois maintenant

que l'illumination vous gagne. La noble maladie suit son cours. Il

faut l'avoir eue, guérir et en garder certaines traces))

(13 février 1916, Bonnet [1975], p. 77).

«Âge)) prolonge ((Aube Il , certes, mais pour s'en éloigner. Si ce

poème est la déclaration d'une filiatlon, c'est en même temps la

confirmation d'un doute au sujet même de l'écriture. «Pas plus que

Rimbaud, Breton ne veut d'une poésie-refuge, d'une poéS1P. close

sur elle-même qui chercherait à compenser l'absence de la vraie

vie par le retrait dans la tour et le refus de l'existence, se

condamnant bien vite à n'être qu'ornement ou ressassement vain; il

ne veut pas davantage du désordre "sacré" de l'esprlt devant

lequel Rimbaud lui-même a reculé. Mais il ne peut aisément se

résoudre au silence" (Bonnet [1975], p. 80).

Une lettre du 6 mars 1916 à Valéry expose plus clairement ce • qui se joue dans le projet de Breton: 102

La médl tation prolongée sur Rimbaud me laisse inquiet. [ ... ) C'est par une !-_2 '::-llT'll r:-- rJt.l '!,:-:rbe que je résous le problème ancien d'un exil et de trafics en • Ethiopie. MaInt exemple cher, outre seulement le vôtre, m'inclJnent a conclure [ ... ] et j'interprète, par aj] leurs, voLre sJlence. Je voudrais, délivré de l' obseSr,lOTl poétique, me persuader que le cinéma, les pages d'un quotidien ne recèlent pas ce qu'une J"l"1}rtholog~e me refuse à présent... ,}' éprouve COlTUTie la barbarie des luxeb. ,Je suis des derniers, sans doute, à exprimer cela puisque Gu illaume Appollinaire s'est écrié: «Rivalise donc, poèt_e, avec les étIquettes des parfumeurs!)) (6 mars 1916, Bonnet [1975), p. 78)

La tentation du silence poétique le tenaille, incertain qu'il

est de son pouvoir, incertain de la particularité de sa parole.

Valéry répond:

MaJlanné a dit quelques fois relativement aux parfumeurs qu' ils avaient ].'1" è~ :: ous 1 es [[nt s. C'est l'origine sans doute de l'écho que vous citez. Mais en vérité, ce rapt, tous les poètes précédents l'ont commis et tous les poètes suivants l'ont dû souffir. Le remède que vous savez que je me suis appliqué fut de ne pas être poète. (mars 1916, O.C., p. 1237)

Margueri te Bonnet voit une progression dans les poèmes

qu' écri t Breton de décembre 1915 à la fin 1918. Celui-ci doute non

plus seulement du poème mais de la poésie même. Déjà, le poème

ccÂg~)) marquait assez nettement la filiation de Rimbaud à Breton,

ou plutôt plaçait Breton sous l'influence très nette de Rimbaud

par la manIère et les mots mêmes qu'il employait; il semblait

aussi receler un doute qui ira croissant, envahissant de manière

plus fenne encore les poèmes ultérieurs et dont ccForêt-Noire))

semble le développement. Bonnet note que la volonté de

déconcerter, le travail pour désaccorder l'instrument poétique qui

est perceptible depuis «Décembre)) s'accompagne ici, dans (

• poème marque un passage d'autant plus important qu'il vise à

reconstituer un monologue de Rimbaud après la rixe avec Verlaine

en janvier 1875 à Stuttgart, précisément dans la Forêt-Noire. La

lettre que Rbribaud écrivait à la sUlte de cet épisode à Ernest

Delahaye, et publiée par Berrichon en JUIllet 1914 WFt i cette

lettre paraissait donc en même temps que la plemière partit' de

l'étude de Jacques R1Vlère), marque Breton parce qu'elle contient

le poème «Rêve»: «Comment, demande Marguerite Bonnet, n'aurait-il

pas perçu l 'aff innatlon dérobée du renoncement total à la poésie

dans ce "Rêve" habité par la dérisIon, dont la négation LIre sa

violence secrète et lnsurpassable de l' humi lité même de son

langage, où la parole se défa.it et se refuse dans les "etc. ", où

l'unité du sujet de l'énonciation est brisée au profIt d'une

multiplicité de voix?» (O.C., p. 1087, note jnitiale) Les

circonstances de ce poème, c'est-à-dire son écriture tardive que

révèle sa date (1875), le placent à la veIlle de la rupture avec

la poésie et en font pour Breton le poème d'une crise qu'il sent

poindre en lui. Tout à la fois explication avec lUI-même et

reconstitutjon d'un moment critique pour Rimbaud, ce poème est

très étroitement lié à l'angoisse de Breton et constitue une sorte

d'exploration de lui-même.

En mai 1918, Paul Valéry écrivait à Breton, qu'il voyait

toujours sous l'influence de Rimbaud: «Essayez de ne plus trop

penser au grand Arthur. Il suffit d'y avojr pensé. Mais au travajl

il ne faut penser qu'à son affaire»(O.C., p. 1105, note initiale • pour le poème Il Sujet» ) . 104

Avec le poème ((André Derain!! qu ..... précède (

artiflces plus contraignants mais non moins vains, il était devant

un seul choix: le silence ou la découverte d'un langage nouveau dont !!Forêt-Noue)) cherchait l'élaboration. Le morcellement de

((André Derain)) n'échappe pas à Valéry: «Le parti pris de toujours briser, esquiver la musique ou la déjouer m'étonne toujours aussi comme une contradiction ... Cette poésie-là, je crois, résulte d'une division du travail, de l'ancien travail poétique. On faisait de la médecine générale. Puis vinrent les laryngo, les neuro, les logistes divers. Qu'en pensez-vous?)) (30 mars 1917, a.c., p. 1085, note initial e) Pour Breton, il s'agissait justement de rompre avec les conventions poétiques comme l'on devait rompre avec les conditions de Ja vie, ses conventions et la résignation sur laquelle elles étaient fondées.

Pl t..~11 ~J le' 1l1Jpasse

Dans le cours du passage du sujet à l'objet, l'écriture des

Chdlll!.\~' lllchlll':'t hlU'-'~' (Au Sans Pareil, 1920) représente une avancée.

À la suite de réflexions sur la poésie que Rimbaud aura contribué

à lancer et à dramatiser, celle-ci n'apparaît plus à Breton que

comme un masque à l'insatisfaction existentielle; la poésie, telle gue pratiquée jusqu'alors, est un secours extérieur fugitif, un • «en dehors,. ou un «en-dessus)) de la vie qui n'en change pas les 105

• conditions. Surtout à la lumière de la «perversitén possible de

l'être, au sens oü cet être est multiple et a la faculté de se

dissocier, peut-être ne lui apparaît-elle que conune une parole

partielle, consciente et pauvre. Le contact avec les malades de

Saint-Dizier et du Centre de la Pitié a révélé à Breton que le

contrôle sur la raison, quand il ne s'exerce plus, hbère un

potentiel poétique. La confirmation qu'il en trouve, d'une

certaine manière, chez Freud l'incite à pousser plus avant de ce

côté

L'écriture automatique a partie liée avec la découverte de

l'inconscient et du phénomène de la censure. Recherche d'une

relat ion immédiate avec soi-même, l' écri ture automatique «ouvre

aux mots un crédlt illimitén, selon l'expression de Maurice

Blanchot. Si humiliante qu'elle soit pour l'orgueil humain, cette

pratique n'en apporte pas moins une certaine liberté à l'homme:

d'une part, «le langage diparaî t comme instrument 1 mais c'est

qu'il est devenu sujet [ ... ]. Il se confond maintenant avec la

pensée de l' homme, il est relié à sa seule spontanéité véritabJ eu

(Blanchot [1949j, p. 93]; d'autre part, cette liberté des mots

«signifie que les mots deviennent libres pour eux-mémesn (Blanchot

(1949, p. 93) et que, si c'est «la rhétorique devenue matièren

Marguerlte Bonnet remarque que les passages de Freud que recopie Breton dans ses lettres à Fraenkel inslstent plutôt sur la méthode des associations mentales libres que sur l'étude des rêves comme moyen d'amener à la conscience certaines formations inconscientes (voir a.c., p. 113-1127, note initlale des rJ.!é-'.2 I]L lT\àgTl'='t l ~JlJ~.s ) • • M. Blanchot, «Réflexions» [1949], p. 93. 106

• (Blanchot [1949, p. 94J, le langage peut dès lors nous amener au­

dela de l'utilitaire, dans une région inconnue de nous-mêmes, qui

va dans l'Impénétrable et dans ce qui demeurait opaque jusque-là,

conduisant peut-être l' hormne vers sa propre plénitude et une

cerlajne lnlJmJté avec lui-même.

L'appréhemaon de la sensibilité moderne qui a pris naissance

chez Breton au cours de la période précédente le conduit, nous

1'avons vu, à la nécessité de revoir les lois qui gouvernent la

littérature. Son projet, il le met d'emblée sous les figures de

Rimbaud el de Lautréamont: ((Les années 1870 et 1871, semblables à

celles gue nous venons de vivre, ont vu instrui re les deux grands

procès Intentés par l' horrnne au vieil art)), écrit-il dans une

uNote» publiée dans le N0 2 de la revue Lü t;;:'rat ùr2 " court article

gui annonce la publication Gans les prochaines livraisons de la

revue des _1_' ~ __ ~...:.:... de Ducasse.

t:pogues semblables, projets parallèles: Breton justifie ainsi

sa volonté de révision. 1 l faut changer les sources du lyrisme

moderne, les fonnes poétiques, et essayer d'adapter la poésie aux

mouvements de l'âme. Remarquant que ubientôt les sources du

lyrisme moderne: les machines, le journal quotidien, pourront à

leur tour être considérées sans émotion)) ,il en appelle à un

renouvellement des sources: uAprès des siècles de philosophie,

A. Breton, «Note» [1919], LEtèrdure, 2(avril)i O.C., p. 26. Breton trouve les éléments de ce procès dans la lettre de Rimbaud datée du 15 mal 1871 à Paul Demeny et publiée par la NEF en octobre 1912.

A. Breton, ((Gaspard de la nuit» [1920cJ, NRF, septembre; • O.C. (p. 242-244), p. 243. ------

107

• nous vivons sur les idées poétiques des premiers hommes. En disdnt

"le paradis" nous montrons le cieh (1920c, p. 242). Besoin de

sortir de ce qui est «convenu)) depuis trop longtemps et qUl

immobilise et enferme la poésie, besoin, selon la fonnule de

Marguerite Bonnet, de changer des objets-signes, venus au

sensible, dans lesquels s'actualise le désl r huma in)) (O. C. ,

p. 1261).

De même, comme si les formes poétiques l'encadraient trop

fermement et l'empêchaient d'épouser l'âme en souplesse, la

prosodie doit changer; les fonnes stoppent l'accession du poète à

son intériorité. Avec Baudelaire, Breton falt le voeu d' Hune

prose poétique, musicale, sans rythme et sans rimes, assez souple

et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme,

aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conSClence»

(1920c, p. 243).

S'il Y a là une incitation vers la prose, il faudra toutefois

éviter que ne s'établisse, à nouveau, un modèle dont on puisse

apprendre les règles. Directement dirigée contre l'auteur du

Cornet d d~s, Max Jacob, cette crltique fournit l'occasion a

Breton de répéter son allégeance à Rimbaud:

Qu'il me laisse me prononcer avec Runbaud pour le démembrement. Mon cher Max, l'enfer de l'art est pavé d'intentions comme les vôtres. Par contre, les 12.':"tlllLfl::.1<-.i'Jn::: n'ont rien à voir avec le syst.ème métrique, et c'est à elles qu'lI a été donné d'entrer en communication avec notre mOl le plus lntime, à elles qu'il appartient de nous fal re goûter les déllces de cette "chasse spirltuelle" qUl n'est pas seulement. pour nous un manuscrit perdu. (1920c, p. 243) • 108

Max Jacob, dans sa préface, insistait sur la nécessité d'un • (( stY le n, c'est-à-dire sur la construction, l'organisation et le choix des moyens, et sur la «situationn, c'est-à-dire sur l'éloignement, l'émotion créée par la marge. Il concluait, au sujet de Rimbaud: ((Rimbaud n'a ni style, ni situationn- . Breton, dès lors, n'insiste pas tant sur la construction du poème que sur l'étendue et la profondeur qu'il permet d'atteindre en l'homme et la ((chasse spirituellen, semble-t-il, est moins liée

pour lui à une quête métaphysique que psychique.

À l'occasion d'une réédition des Chi'mts .je Maldoror, Breton

donne un article à la I~F qui laisse entrevOlr un certain détachement du nihilisme dada. uOn sait maintenant que la poésie doit mener quelque part. C'est sur cette certitude que repose, par exemple, l'intérêt passionné que nous portons à Rimbaud. Mais, pour exaspérer notre désir, ce dernier, comme tant d'autres

esprits interrogés sur l'au-delà, s'est plu jusqu'à ce jour à nous

décevoir. On ne peut prendre les lettres d'Abyssinie que pour une suite de boutades)) (1920a, p. 234). Au-delà de sa faillite à nous

indiquer « le lieu et la formule)), l'intérêt que comporte Rimbaud vient de ce que, chez lui comme chez Lautréamont, les ((énergies se

dépensent (provisoirement, croient-elles) à écrire, voilà qui mérite réflexionn (1920a, p. 234).

M. Jacob, u Préface de 1916)) 1 dans Le Cornet à dés [1917]; nous citons d'après l'édition Gallimard, 1945, p. 16-17.

A. Breton, u:"'tê-'S \..':ld~:t S ci02 I-lal-::1.:JH':;: par le comte de Lautréamont)) • [1920a], K:,:l', jUlni O.C., p. 233-235. 109

Si Rimbaud nous a trompés ou déçus, Breton entend que "l'abus • de confiance n'est pas grave et qu'il y a intérêt à encourager tout ce qui peut jeter un doute sur la raison)) (1920a, p. 234). D'ailleurs, il n'y a pas, chez lui, contradiction. L'idée de contradiction lui apparaît comme un non-sens: De l'unité du corps on s'est beaucoup trop pressé de conclure à l'unité d'âme, alors que nous abritons peut­ être plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort capable de mettre chez nous deux idées opposées en ballottage.[ ... J Le propre du désir étant de nous préparer une déception, j'aime qu'à ce point il se montre inéluctable. (1920a, p. 234)

Le texte «Pour Dada)) que Breton donne à la NEF en août 1920'

tente tout à la fois d'expliquer le mouvement et de freiner l'inquiétude et la peur qu'il suscite déjà. C'est d'abord «un appel d'air» pour l'esprit: «Cormnent pourrait-il se trouver à

l'aise dans les limites où l'enfe~ent presque tous les livres,

presque tous les événements? Je doute qu'un seul homme n'ait eu, au moins une fois dans sa vie, la tentation de nier le monde extérieur» (1920b, p. 235). Mais, pour les membres de Dada, l'adhésion au mouvement ne leur procure qu'une satisfaction

passagère. Bien que paradoxal pour un mouvement qui exalte l'individualité, leur regroupement, dit Breton, est fondé surtout

sur des différences (1920b, p. 240). Nul besoin de ridiculiser

l'entreprise ou d'en faire quelque chose de scandaleux: «les

révoltes se conjurent seules» (1920b, p. 236), uil n'y a pas à

• A. Breton, uPour Dada)) [1920b], IJP.F, aoûti O.C., p. 236-241. 110

~ s'inquiéter, assure-t-il, l'instinct de conservation l'emporte toujours de part et d'autre» (1920b, p. 240).

Bien sûr, le côté subversif et les incohérences de l'aventure

dada n'échappent pas à Breton. Mais, d'une part, «se garder du subversif signifie user de rigueur avec tout ce qui n'est pas absolument résigné» (1920b, p. 236) et, d'autre part, la

contradjction n'existe pas «si [on] se range à l'opinion de Valéry: "L'esprit humain me semble ainsi fait qu'il ne peut être incohérent pour lui-même")) (1920b, p. 238). Breton estime, par

conséquent, qu'il ne peut être incohérent pour les autres. Au demeurant, il ne croit guère que les hommes puissent vraiment se

comprendre eux-mêmes ni comprendre les autres; tout au plus croit­

il à «une série de malentendus acceptables, en dehors d'un petit nombre de lieux commus» (1920b, p. 238). Et malgré l'obscurité en quelque sorte inévitable de leur comportement, malgré qu'on assimile Dada au subjectivisme, «aucun de ceux qui acceptent aUJourd'hui cette étiquette n'a l'hermétisme pour but)) (1920b,

p. 238).

L'entreprise dada relève encore de l'art. Breton en veut pour

preuve que « ceux qui ont payé d'un trouble permanent cette

merveilleuse minute de lucidité continuent à s'appeJer des poètes:

Lautréamont, Rimbaud, mais à vrai dire l'enfantillage littéraire a pris fin avec eux)) (1920b, p. 235). L'enfantillage littéraire,

Breton l'explique dans une lettre du 9 février 1921 à Jacques

Doucet: s' il a pris fin avec eux, c'est que, « ayant pris

~ parfaitement conscience de ce qui constituait leur propre 111

~ exception, ils ont repoussé toute idée d'adaptation, sacrifié

leurs chances de bonheur, pour rester fidèles à la cause

mystérieuse que seuls ils pouvaient servir)) (D.C., p. 1258, note 1

de la page 236). Comme eux, Breton doute qu'il vaille la peine de s'adapter

puisqu'il doute des bienfaits d'une existence conforme à la loi

commune, cette dernière menant directement à l'enfermement. A Paul

Valéry, il confie toutefois que même son adhésion à Dada n'est pas complète: «Tout de même si je me tourne parfois vers Dada, c'est

avec un semblant de raison puisque j'ai tant de peine à mener à bien ce que je souhaite. Je m'étonne qu'on m'en fasse si terriblement grief comme si le doute n'était pas un hommage rendu

à l'espoir» (1 er janvier 1921, D.C., p. 1224, note 2 de la page

195) .

L'article de Jacques Rivière, ((Reconnaissance à Dada)), paru à

la suite de celui de Breton dans la même livraison d'août 1920 de

la NEF , met à rude épreuve ce «semblant de raison» qui amène

Breton à se tourner vers Dada. L'analyse de Rivière, loin de

condamner d'une pièce le mouvement et cherchant plutôt à le

comprendre, à en trouver les aboutissements, montre aussi qu'il

conduit à l'impasse. D'entrée de jeu, Rivière semble avoir cristallisé l'essence du mouvement: «L'être du sujet est la raison suffisante de tout ce

qu'il exprime)) (1920, p. 217). Cet être, c'est toutefois celui

J. Rivière, «Reconnaissance à Dada)) [1920J, IJI..JF, aout, p. 216- ~ 237. 112

• qu'on tente de saisir ((avant qu'il n'ait cédé à la compatibilité; [d']atteidre dans son incohérence, ou mieux dans sa cohérence primitive, avant que l'idée de contradiction ne soit apparue et ne

l'ait forcé à se réduire, à se construire» (1920, p. 218). À cause de cela, la contradiction n'exlste pas, ni le choix: ((Ils se font un devoir de prévenir en eux toute élection et d'y maintenir, comme le dit Sl bien André Breton, le "ballottage" originel»

(1920, p. 219). Plutôt qu'un mouvement de rupture, Rivière voit dans le dadaïsme non seulement une continuité, mais mieux, un aboutissement: {(C'est la première fois que l'on prend conscience

des dogmes essentlels que toute la littérature des cent dernières années impllque et désigne; c'est la première fois aussi que l'on

se décide à une pratique vraiment scrupuleuse, vraiment religieuse et systématlque de ces dogmes)) (1920, p. 223). Et s'il est

ureconnalssant à Dada», c'est qu'on peut enfin voir grâce à lui où

cela mène. Pour étayer son propos, Rivière retrace bièvement l'apparition de l'idée d'extériorisation du sujet dans la

littératùre: Tous les classiques étaient implicitement positivistes: ils acceptaien~ le fait d'un monde, aussi bien intérieur qu'extérieur, et l'obligation de l'apprendre. (, .. ] Ils recevaient en toute simplicité sa borne.[ ... ] Jamais ils n'eussent songé à employer [leurs dons d'écrivains et leur capacité créatrice] à autre chose qu'à éclaircir, et, Sl l'on veut [ ... J, à transfigurer la réalité qui était sous les yeux de chacun. (1920, p. 224)

C'est au cours du XIXe siècle, selon Rivière, que s'est produite • une lente modification dans l'attitude mentale de l'écrivain: 113

En gros, elle a consisté dans un progressif affaiblissement de l'instinct objectif, dans une foi de plus en plus grêle à l'importance des modèles extérieurs, dans un détachement croissant de la réallté, et, • conjointement, dans une identification de plus en plus étroite du sUJet avec lui-même, dans un effort de plus en plus profond de sa part pour recueillir à l'état pur sa propre efflcace, pour épouser son propre jaililssement et pour faire je l'oeuvre d'art la simple incarnation de ses vélléités et de ses rêves. (1920, p. 225)

À compter du romantisme, Hl'écrivain sent sa puissance prendre le pas sur sa perception" (1920, p. 225). Sa puissance le tracasse, le dérange, le talonne et la création lui devient cOlmne un devoir: HII prend Dieu désormais directement pour modèle et

s'applique à copier d'aussi près que possible son opération; il

recommence à tout coup la Genèse" (1920, p. 225). C'est avec le symbolisme que s'affirme la résolution de se délivrer de tout modèle et de faire de l'art un substitut de la personnaljté. Rimbaud, en ce sens, par son intrépidité et le dédain avec lequel il a rompu d'emblée avec toute idée de représentation, par la

tranquillité avec laquelle il s'est mis «non pas du tout à se peindre, mais à descendre lui-même chair et âme, dans son poème)), est une manière de catalyseur: «L'oeuvre de Rimbaud n'est qu'un corps qu'il s'est donné" (1920, p. 228). Partant, on s'éviterait de chercher pourquoi il a cessé brusquement d'écrire «si l'on

voulait bien remarquer qu'en fait il n'a jarnals 1 e : ) f, au sens

jusqu'à lui donné à ce mot. Il s'est slffiplement manifesté" (1920,

p. 228).

Le langage, privé pour les dada de toute fonction référentielle, n'est plus un moyen mais un étre. Désaffecté, en

• vacance parfaite, il est investi par l'inconnu qui le met à 114

• profIt, de nouveaux liens se forment entre les mots qui unous

apprendront quelque chose, -- tant pis si nous ne pouvons pas dire

quoiH (1920, p. 222). Un mot surgit d'un état d'esprit:

ICL'expnmera-t-ll moins, cet état d'esprit, pour ne le ~a~ïiifier

pas?" se demande Rivière (1920, p. 220).

Reste que c'est là, sans doute, udénier à la littérature tout

caractère social)) (1920, p. 222). uCar corrunent le lecteur pourra­

t-il jamais savoir si ce que sa pensée rencontre est bien la même

chose que ce que le coup de dés du poète a amené))? (1920, p. 222)

Écrire devIent, dès lors, un acte essentiellement privé. Tout mot

se trouve justIfié du seul fait qu'il provient de l'être qui

l'exprime et qui en reçoit, en retour, une expression de lui-même.

ICUne littérature centrifuge, écrit Rivière, a nécessairement

son point d'aboutIssement en dehors de la littérature» (1920,

p. 232). C'est que « la pure extériorisation de soi-même finit pour

l'écrivain par équivaloir à une entière abdication [ .] Chercher le

passage, l'issue, travailler à son propre avènement, c'est

fatalement abandonner de plus en plus le souci de l'art, la

volonté de fondation esthétique)) (1920, p. 231). Or l'art apparaît

à Rivière «COlTUTIe un fait humain, corrune une fatalité à notre

nature: nous y retomberons toujours» (1920, p. 236). L'impasse que

met en lumière Dada, son inéluctable sortie de l'art, amène

Rivière à poser que les principes de la littérature moderne

doivent changer: «Il faut que nous renoncions au subjectivisme, à

l'effusion, à la création pure, à la transmigration du moi, et à

cette constante prétérition de l'objet qui nous a précipités dans • le vide» (1920, p. 236). Il importe surtout, continue-t-il, que 115

• Hl' esprit cri tique cesse de nOlIs apparaître comme essentiellement stérile et que nous sachions redécouvrir sa vertu créatrice, son

pouvoir de transformation» (1920, p. 236). L'écrivain devra se rapprocher de l'effort pour comprendre et il faudra que le monde irréel qu'il a pour mission de susciter unaisse seulement de son

app-".ication à reproduire le réel» (1920, p. 237).

Breton a travaillé aux côtés de Rivière à la NI:F durant l'été

1920. A la lecture de uReconnaissance à Dada)), il lui écri t: uVous serez peut-être bien surpris un jour quand je vous dirai que ce que j'aime en vous, c'est cet esprit lyrique que vous transposez malgré vous dans la critique)) . La réponse de Rivlère, probablement du 24 août, reprend, de manière symétrique, le corrunentaire de Breton pour y mettre son appréciation: uVous serez peut-être surpris un jour quand Je vous diral que ce que J'aime en vous, c'est cet esprit rigoureux, cet art de ne pas lâcher une idée que vous ne lui ayez fait produire toutes ses conséquences,

etc ... en un mot votre capacité discursive et déductive)) (IlU.:.,

février 1975, p. 36). Breton lui ayant en outre reproché d'avoir

utilisé, dans son article, l'expression irrunédiateté entre guillemets, Rivière lui répond: «Il y a entre nous cette différence que moi je l'ai saisie pour m'expliquer, tandis que vous ne l'eussiez requise, vous, que pour vous impliquer. Tout l'abîme qui nous sépare est dans cette simple différence

d'intention)) (l:FF, février 1975, p. 37). Et c'est dans cet abîme

3 août 1920, citée dans «Hommage à Jacques Rivière)), IIPf<, • février 1975, p. 36. 116

4It aussi que prend naissance la divergence de leurs projets. Rivière entend ne plus se servir de la valeur occulte des mots que dans un but d'éclaircissement, au profit de l'évidence; il ajoute: «Et je ne parle plus d'une évidence égoïste, cemme celle qu'a cherchée et

rnagnJ f lquement obtenue Rimbaud, mais d'une évidence objective,

d'ordre franchement sociah (&1", février 1975, p. 37). C'est là, ajoute-t-il, et non pas dans le nihilisme, que se situe la véritable modestie.

L'article de Rlvière a ébranlé Breton, dont l'adhésion à Dada

était déjà hésitante. À Simone, qui deviendra sa femme, il écrit le 19 août 1920: (D'où vient, dites-moi, qu'en apparence

misanthrope, je ne goûte en réalité que ce qui a pour effet de me

rattacher à la vie?» (Bonnet [1975], p. 235) Peu après, il lui écn t encore: «Je ne suis même plus sûr que le dadaïsme ait gain

de cause, à chaque lnstant je m'aperçois que je le réforme en moin (31 août 1920, Bonnet [1975], p. 235).

J" l ,_'( )])t l ,l' Il(~t 10[1 cohél entE-'

En 1921, «L'affaire Barrès» oblige Breton à préciser son idée de contradiction. Tout en reprochant à Barrès d'avoir

abandonné sa volonté première d'affranchissement moral et social pour choisir le nationalisme, Breton veut aussi sauvegarder le

droit de se contredire. Il y va de l'avenir de toute révolte:

A. Breton, «L'affaire Barrès» [1921], Llttérature, 20(aoüt); 4It a.c., p. 413-433. 117

~ «est-elle condamnée à se démentir au profit de cela même qu'elle rejetait?» (O.C., p. 1409, note initiale) Selon Marguerite Bonnet, c'est là le coeur du problème moral que pose le nihilisme de Dada: «si tout est égal à tout, si le pour et le contre s'équivalentn

(O.C., p. 1409), il est impossible de reprocher à Barrès qUOI que

ce soit sans entraver du même coup le droit à la conlradiction,

qui est «nécessaire et féconde, dans le domaine intellectuel comme dans le domaine moral [et] exigée par le mouvement de la vie» (Bonnet [1975], p. 243). Toutefois, comme le montre l'exemple de Barrès, la contradiction ne peut s'exercer sans limites. Le

recours à la figure de Rimbaud permet à Breton d'établir une distinction essentielle entre son revirement et celui de Barrès et de préciser ainsi son interprétation du départ de Rlmbaud pour le Harar. Même si, en apparence, Rimbaud a choiSI, dans la deuxJème partie de sa vie, une actIvité qui n'est pas relIée b son actiVIté

première, il n'arrive pas à renier complètement celle-ci, et s'il tourne le dos à son oeuvre, ce n'est là qu'un mouvement d'humeur,

selon Breton, et non pas «la non-reconnaissance de soi-même»

(1921, p. 414). Le commerce en Abyssinie lui permet d'échapper à

un grand nombre de pièges: «Rimbaud continue à montrer à l'égard

du monde la même horreur qu'autrefois. Il cherche avec désespolr à

échapper à un esclavage et la certitude de n'y pas parvenIr ne le fera pas changer de route. Le prétendu cynIsme de Rimbaud n'a en

tout cas pas raison de cet incurable désir)) (1921, p. 414). L'errance de Rimbaud est portée par le même ressort que sa

quête poétique: l'horreur du monde et l'aspiration à quelque chose ~ de plus vaste, voilà qui justifie pleinement son retournement. ------_.. ------... ------

118

• ((Les ldées n'ont point de valeur en elles-mêmes; elle ne valent que par l'enjeu dont on les accompagne)) (1921, p. 417), dira

Breton, et « les idées de Barrès n'ont jamais été accompagnées d'aucun enjeu» (1921, p. 417). La contradiction, en somme, doit être cohérente, elle doit

obéir à un objet qu'elle poursuit. Ce qui est inadmissible, c'est ((trahir en soi-méme "l'homme de désir", en déplaçant et en fixant ce dernier sur un objet réducteur!> (Bonnet [1975], p. 245). La contradiction, pour être recevable, doit «travailler dans la direction de la llberté, briser une autre des chaînes de l' homme et non refenner sa prison)) (O.C., p. 1409, note initiale). Et si l'orientation prise par Barrès est condamnable, c'est parce que ((la signification d'une vie ne regarde pas seulement celui qui l'a vécue. La règle psychologique et la règle morale auxquelles nous obéissons permettent encore de donner cette vie en exemple. Elle

contribue [ ... ] à la fonnation d'autres individu03.lit.és)) (1921,

p. 415). Ici se trouve un des éléments qui fait de Rimbaud un surréaliste «dans la pratlque de la vie». La loi morale et la loi psychologique auxquelles il obéit méritent d'être citées en exemple; il s'est contredit, certes, mais de manière cohérente. Il

n'a pas abdiqué ce désir en lui d'un monde dégagé des servitudes

et ce, malgré l'incertitude d'y parvenir . • 119 • Rimbaud, hornme de mét i el' Déjà éloigné du mouvement de Tzara, Breton donne

successivement «Après Dada)) , qui rompt les liens de manière

officielle, et «Lâchez tout»

«Après Dada 1) est l'énoncé d'une résolution, d'un pari, qu' il

sait d'ores et déjà malheureux. Al' instar de Rimbaud, Breton

décide de persévérer contre ceux qui pensent que le Jeu n'en vaut

pas la chandelle: «Quand bien même toutes les idées seraient de

nature à nous décevoir, je ne me proposerais pas moins, en

corrrrnençant, de leur consacrer ma vie)) (1922a, p. 261). Sa quête,

la même que celle de Rimbaud, est celle du <

qui lui «échapperont peut-être toujours, mais, on ne le répétera

jamais assez, c'est de leur recherche qu' 11 s'agit et non d'autre

chose. De là ce grand vide que nous sommes obllgés de faire en

nous. Sans me porter à un goût extrême pour le pathétique, je suis

prêt à me passer de presque tout)) (1922a, p. 261).

«Lâchez tout)) précise et répète ce que proposa.it déjà

«L'affaire Barrès)), c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'idée absolue

qui mérite qu'on lui consacre sa vie, mais seulement des enjeux

qui en valent la peine. Breton réitère ici le droit à la

contradiction, pourvu qu'elle soit cohérente.

A. Breton, «Après Dada)l [192 2a], Corrl(jerL ct, 2 mars i O. C . , p. 259-261.

A. Breton, «Lâchez tout» [1922b], 1.1 t t-pyorljU:-" nouvelle série, • 2(avril)i a.c., p. 262-263. 120

En mai 1922, dans sa «Réponse à un enquête» sur les • tendances de la jeune poésie française, Breton franchit un pas décisif. Sans qu'ils aient été liés de manière explicite, le problème poétique et le problème de la vie étaient jusqu'ici en

relaLl0n tres étroite. Ce texte permet à Breton de formuler clairemenl ce qu'il en est: «La poésie n'aurait pour moi aucun

intérêt si Je ne m'attendais pas à ce qu'elle suggère à quelques-

uns de mes amis et à moi-même une solution du problème de notre

vien (1922c, p. 267). Le doute sur les fins de la poésie est, on

le voil, rattaché à la mise en cause des conditions de la vie. D'ajlleurs, la poésie n'acquiert pleinement son sens qu'à la lumlère de l'attltude existentielle du poète:

La poésie écrlte perd de jour en jour sa raison d'être. Si des oeuvres comme celles de Ducasse, de Rimbaud, de Nouveau, jouissent de ce prestige sur les jeunes, pour cOlmnencer c'est que ces auteurs n'ont pas fait profession d'écrire (le mot de la situation n'a-t-il pas été trouvé par l'un d'eux: "La mdln à la plume vaut la main à la charrue. Je n'aurai Jamals ma main"? -- Breton cite ici le Rimbaud de "Mauvais sang"). C'est que leur attitude en tant qu'hommes laisse loin derrière leurs mérites d'écrivains et que seule cette attitude donne son sens véritable à leur oeuvre, telle que nous l'admirons. (l922c, p. 267)

«Clalrementn un texte de la même année, pousse plus avant cette réflexion: uLa poésie [ ... ] émane davantage de la vie des honunes, écrivains ou non, que de ce qu'ils ont écrit ou de ce qu'on suppose qu'ils pouvaient écrire. Un grand malentendu nous

A. Breton, uRéponse à une enquête" [1922c], Le Flgaro, 21 mai; a.c., p. 267-268.

A. Breton, uClairementn (1922d], Llttérature, nouvelle série, • 4(sept)i O.C., p. 264-266. 121

4It guette ici, la vie, telle que je l'entends, n'étant pas même l'ensemble des actes finalement imputables à un individu [ ... J, mais la manière dont il semble avoir accepté l'inacceptable

condition humaine» (1922d, p. 265). La poésle loge donc dans la manière d'accepter l'inacceptable, dans la manlère de consIdérer

le problème de la vie. Toutefois, même si Breton avoue «user avec le mépris que ] 'on sait» de la littérature, c'est encore dans ce

domaine-là et dans celui de l'art que «la vie, ainsi conçue, tend

à son véritable accomplissement» (1922d, p. 265).

Ayant secoué rudement la discipline à laquelle nous SOlmnes

soumis

Rimbaud n'a fait que formuler, amener à la formulation une question, donner une voix à un trouble que des générations précédentes n'ont pas évité. Cette queslion, multiple et une, porte sur le sens de la vie: ccSommes­ nous un peu libres, irons-nous seulement Jusqu'au bout de ce chemin que nous voyons prendre à nos actes et qui est si beau qu'on s'arrête pour le regarder, ce chemin n'est­ il pas en trompe-l'oeil, pour quoi SOlTunes-nous falls et à quoi pouvons-nous accepter de servir, devons-nous laJsser là toute espérance?» (1922e, p. 294)

Cette même question devient angoissante si l'on songe «qu'on nous

donne la vie pour y réfléchir et que si, d'aventure, nous la

résolvions, nous mourrions tout de même)) (1922e, p. 294). uChacun

[ ... ] sait qu'une oeuvre comme celle de Rimbaud ne s'arrête pas

[ ... ] en 1875, et qu'on croirait à tort en pénétrer le sens si l'on ne suivait pas le poète jusqu'à la mort)) (1922e, p. 293).

Voir ((Caractères de l'évolution moderne et ce gui en partJcipe)) [1922e], conférence prononcée par Breton à l'Ateneo de Barcelone, le 17 novembre 1922, qui paraît pour la première fois dans L~ '-,-,,-_L!.'~ 4It perdus (1924); a.c., p. 291-308. 122

• C'est que Rimbaud était un ((homme de métier)) (1922e, p. 301). Homme, c'est-à-dire quelqu'un aux prises avec le problème de la vie, dont il a fait son métier. Rimbaud, jusqu'à sa mort, aura cherché une réponse à la question qu'on n'évite pas. Pour sortir momentanément de la cage dans laquelle nous nous débattons, Breton ne voit qu'une chose: la révolution, ((une

révolution quelcoLqùe, aussi sanglante qu'on voudra)) (1922e, p. 305), et qu'il appelle de toutes ses forces. Pour la première fois, semble-t-il, Breton dénonce l'utilisation que l'on a faite jusqu'à lui de Rimbaud, ((pour qui [ ... ] semblent avoir été inventés les mC"ts: Domaine public)) (1922e, p. 301). Breton s'en prend avec vigueur au détournement de Rimbaud que l'on a voulu embrigader dans diverses causes, notamment la cause catholique

L'llorm1l~ (-'n mouvement

En 1922, dans la livraison de février de la NP~, Albert Thibaudet s'attarde à Mal:arrné et Rimbaud--. Son article prend acte d'un changement de perspective face au cas Rimbaud, entre l'époque

des s~nbolistes et celle des surréalistes. Ce qui intéressait les

symbolistes, encore plus ~le ses poésies, était la destinée de

On pense ici à la préface de Claudel que les surréalistes ne cessent d'attaquer, mais aussi, de manière plus immédiate et plus contemporaine, à la publication des Re':lCIUes d'Isabelle Rimbaud, en 1922.

A. Thibaudet, «Réflexions sur la littérature: Mallarmé et • Rimbaud Il [1922], NEF, février, p. 199-206. 123

• Rimbaud: «Rimbaud, qui avait renoncé à la littérature, fut

canonisé comme un saint de la littérature. [ ... ] La place de

Rimbaud paraissait celle de l'homme qui aurait pu écrire tous les

livres, mais qui, content de s'être transporté une fois aux

limites de la littérature, n'a plus écrit)) (1922, p. 203). Les

Illununat lOTIS, considérées par les symbolistes corrune lIun amas

incompréhensible de folies", semblent aVOir laissé très loj n

derrière, pour la génération de 1920, les poèmes de Rimbaud que la

génération symboliste savait par coeur. C'est que la psychologie,

renouvelée par les études où la part belle est faite à l'animal,

au fou et à l'enfant, a permis entre-temps une manière nouvelle

de lire les Illunnnarlons: Rimbaud, dit Thibaudet, est demeuré Hen

coquetterie avec la folie» (1922, p. 204). Par ses interrnlnables

voyages, il a offert une prise aux aliénistes qui ont «décrit et

classé depuis longtemps cette folie ambulatoire)) (1922, p. 204).

Les IlluTIllna::- lons, vues sous ce jour, sont «le livre de la route:

c'est de la littérature décentrée, exaspérée par l'optique de la

marche et par une tête surchauffée de chemineau)) (1922, p. 205).

Rimbaud est alors grisé d'oxygène et ce qu'il voit ainsi, IIC' est

son monde vrai» (1922, p. 205). Transcriptions de spectacles

intérieurs, les III UITl..:-nat 10:1:- participent de l' impressl onnisme. Et

selon Thibaudet, l'intérêt et l'influence de Rimbaud (là une époque

où le cinéma est roi, où la physique et la métaphysique sont

Voir à ce sujet l'article de A. Thibaudet, ceLa révolution des • cinq)' [1934], Revu~ de PêŒ 15, 15 août, p. 772-806. 124

• transformées par ce point de vue du mouvement)) (1922, p. 206), n'ont rien pour étonner. Peut-être inspirée par la théorie du «double état du marcheur)) de Claudel, l'interprétation de Thibaudet nie donc, elle aussi, toute idée de travail et élabore une poétique de J'immédIateté, c'est-à-dire une poétique de la transcription sans artifice de spectacles intérieurs. Breton, quant à lui, nous l'avons vu, insiste d'abord sur l'importance du travail poétique chez Rimbaud, sur la nécessité de briser tous les liens qui associent le langage à l'utilitaire et au référentiel. C'est cela que Rimbaud a d'abord essayé d'obtenir de manière consciente et qu'il poursuivra dans l'exploration du domaine inconscient.

Immédiateté non pas avec le monde comme chez Claudel, non pas par une griserie extérieure, mais immédiateté avec soi-même, en cherchant à réduire le contrôle sur l'imagination exercé par la raison, la conscience. Dictée intérieure provoquant non plus des

hallucinations qui feraient chavirer le monde, comme l'oxygène, mais plutôt accès au monde vrai, vaste et mobile du possible, hors

de la fixité où celui-ci est réduit par l'ordre social et moral. Le travaIl conscient de la poésie, l'artifice et la construction

sont des masques plaqués sur une ré3.lité insoutenable. Le monde

intérieur auquel accède celui qui parvient à s'extraire de la

censure est le monde rendu à son désordre, à son mouvement, il est la réponse à «l'appel d'ain) de tout esprit.

Ce Rlmbaud-là n'est pas très éloigné, nous semble-t-il, du

RImbaud de Rivière, qui lui aussi rendait le monde à son désordre • et à sa richesse primitive, qui venait priver de sens notre 125

• existence, qui lui redonnait son 8uppl t='l71t?!lt ci'.3t l't'. Seulement, le Rimbaud de Rivière, tout aussi immédiat à lui-même, était un ange, c'était sa nature, il était doté de ce supplément d'être et son oeuvre, ce corps qu'il s'était donné, n'était que la transcription

de lui-même. En prolongeant, peut-être à son insu, la perspective de Rivière, mais sans évoquer l'ange, Breton conduit à penser que cet ange-là est en nous, et qu'il peut surgir, renaître, que nous pouvons renaître à ce supplément d'etre par l'intérleur si nous

parvenons à laisser s'exprimer notre inconsclent. Du monde «mal vu exprès» de Verlaine au monde intérieur de Rivière et Breton, Rimbaud acquiert ainsi de l'intériorité, une immédiateté avec lui- même qui l'enrichit.

* Un entretien avec Roger Vitrac paru le 7 avril 1923 dans le

Jounal du peuLl.::> , qui s'intitule «André Breton n'écrira plus lI , présente Breton dans un moment d'affaissement. Si celui-ci a décidé de ne plus écrire, c'est qU'«[il] considère la situation des choses qu'fil] défen[d] comme désespérée. [Il] tien[t] même la partie pour absolument perdue» (1923a, p. 1214). La partie perdue, c'est la méditation sur le cas

Rimbaud, entre autres, qui «devait lUl!lf-l: dans tout un monde la possibilité littéraire» (1923a, p. 1215) dont la prolifération des

oeuvres publiées montre l'inefficacité.

A. Breton, «André Breton n'écrira plus)) [1923a], entretien avec Roger vitrac paru le 7 avril dans Le:: .}r" .... Ck.d rlu V·'jr.l(-i ce texte • est donné en note dans l'édition de la Pléiade, p. 1214-1216. 126

Toutefois, Bre~on, peu après, reprend la plume. En septembre, • iJ écrit à Picabia une lettre qui éclaire les motifs de son découragement. Son long silence s'explique par un de ces umoments

nulsll dont. il s effrayait: En m'examinant de près, je n'ai trouvé en mo.i que des replis, replis sur des idées, replis sur des

affect.ions. Cela équivaut presque à des certitudes. J'en ai eu

honte [ ... ] Je ne veux plus me borner à des gestes de

découragement ~upérieurll (Bonnet [1975], p. 282).

Aux lliQ'-'-'_' 1 J v:- l l t t ~~) '1: l ~:_, il donne une étude sur Pétrus Borel qUl paraît dans le numéro de novembre 1923 . Dans cette

étude, Breton se demande si la vertu de déception commune aux oeuvres de Borel et de Rimbaud ne permet pas, finalement, d'échapper à la cntique qui us'exténue sur leur cas avec une opiniâtreté et un mangue de bonheur également touchants» (1923b, p. 452). Et c'est par là que Borel, comme Rimbaud, l'intéresse: uLe sort de tels esprits, qui prêtent le flanc à la curiosité, est

d'être généralement étudiés de l'extérieur» (1923b, p. 452). Cette critique extérieure, il ne l'aime pas parce qu'uelle se permet de

conclure» (Lettre à Slmone, 18 aoUt 1920, Bonnet [1975], p. 402).

À la critique extérieure et méprisante, il préfère l'autre, celle

gui usera amour, ou ne sera pas ll , critjque interne, peut-on supposer, vision de l'intérieur dont les conclusions importent

moins que les cheminements qu'elle emprunte (voir lettre à Simone, 1er septembre 1920, Bonnet [1975], p. 233).

A. Breton, «Pétrus Borel» [1923b], Les Nouvelles llttéraires, • novembre; O.C., p. 451-454. 127

La préface à Un =-0"'\.11 S'->cl~" 'cUl'" S,>utdnt'. Int Imltt:':""; d'Ull • sérrûnarlste que Breton publie deux ans après la mort de Paterne Berrichon est teintée de polémique. Déjà, dans le numéro de juin

de la revue ~,l::-tpràtl:rt::' , qui sera le dernier à paraltre, l'annonce de cette publication prochaine était l' occaSlOn pour

Breton de montrer ses couleurs: On a publié d'Arthur Rimbaud jusqu'à ses devons scolaires. On a tenté par tous les moyens de le travestir en bon élève. Enfin, on a falsifié ses lettres ' pour tirer de sa vie une moralité commode. Cela autorise et justifie la publication dans 1_~~~..'..L~ d'un lnédü que nous tenons de Paterne Berrichon. Ce texte écrit au collège vaut bien ce qu'on tente en maints endroits de nous faire prendre pour l'oeuvre de Rimbaud, 11 conlredit l'idée de Rimbaud qu'on tente un peu partout de nous imposer. (1924b, p. 1443-1444)

Publié parce ~l'il est contradictolre, ce texte est plus

particulièrement dirigé contre la légende catholique: «Nous sorrunes

heureux de faire ici chavirer la légende de },;llIJ',1!J'{ ,dtlJ(']J([lJI'.

[ ..• ] Voici, délié des spoliations éthiques, ce qu'on dissimulait

encore, pour ne faire qu'une proie de l'esprit de révolte: un défi

obscur, une trêve à ce fameux consentement dont s'autorise l'idée

de Dieu» (1924a, p. 476).

A. Breton, «Préface à 'J'J C'rJ'":: --'1 ;:,()1]:-; lJI~~~r:!L~_1-rlWr.t.~.~.0l.~~_~ sénunarlsre)) [1924a]; O.C., p. 475-476; ces textes de Rimbaud paraissent en 1924 aux éditions Ronald Davis.

A. Breton, texte de présentation d' extrai ts d' :}L'-~I..:~_ ;.. '..!.!~_:l!J.'.. soutanE'. l:-::::,,;'::.t-?::: 'J'~;. j':'_L'J'~_" [1924b), L.-,-~,)tIHI-·, nouvelle série, 13(juin 1924); O.C., p. 1443-1444.

En 1923 avait paru ~;:.. LrCJL I.,;fl-. 'Jo. ;.• rd 'j /:, de Marcel Coulon; Coulon y donnait en fac-similé l'orlginal d'une lettre qui ne • concordait pas avec sa version publiée par Berrichon. 128

Breton souligne encore l'importance de refuser tout à la fois • 1 'atxhcation et l'acceptation: (( Si intéressée qu' elle soit, nous espérons qu'une telle divulgation de notre part ne sera pas pour entretenir l'équivoque que fortifie en 1924 l'oeuvre d'Arthur Rimbaud. Il ne faut pas que du sein du désespoir se propage jamais autre chose que l'indifférence où nous sommes des services rendus à la cause de la tranquillité générale. Rimbaud -- l'eau est au

t(lfJ,] cil.' (',' ]d:~ -- tue les solutions du problème Rimbaud» (1924a,

p.476). La utranquillité générale» vise en particulier les

interprétations qui font du RDnbaud au Harar un aspirant à une vie économique productive, précise Marguerite Bonnet (O.C., p. 1445, note 6). Tout en voulant maintenir uvivante» l'interprétation de

l'oeuvre, Breton fait quelques remarques qui révèlent l'importance du départ en Abyssinie: ((Arthur Rimbaud [ ... ] a corrnnencé par

disparaître, atténuant ce qu'il y a au monde de meilleur, appelant à lui tout ce qui n'a pas encore de nom» (1924a, p. 475). Ce Rimbaud-là laisse derrière lui un monde vidé de son sang, selon

l'expression de Rivière, prlvé de son sens, optant en son lieu et place pour le désir de quelque chose de plus vaste.

Breton écorche au passage Paterne Berrichon: ((un mendiant»,

dira-t-il, pour qui la publication de ce texte inédit de Rimbaud

était uaffaire d'économie politique (Paul Claudel, les droits d'auteur»)) (1924a, p. 476) . • 129

Le texte «Rimbaud, Verlaine, Germain Nouveau d'après des • documents inédits» , conune une synthèse de sa réflexion sur Rimbaud, apporte à Breton les éléments qui lui pennetLront de

formuler dans le rvbrllft?s~ ,_" en qUOl Rimbaud est surréaliste.

Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Cros et Nouveau ont en cOlmnun d'avoir

subi une sorte de Cl 1 St"' d~ ~',-';;~','-, Ç"~L't': «chacun des cinq noms nous

fait tenir une solution particulière, purement poétique, plus ou

moins désespérée, du problème de la vie: révolte absolue,

inconcevable abdication, ratage, mysticisme et humour)) (1924c,

p. 477).

La poésie de Rimbaud apporte une solution, mais désespérée,

du problème de la vie. Ce qui importe, c'est l'inquiétude que

cette poésie inspire à celui qui la lit, parce que c'est

l'attitude opposée à la certJtude immobile, à l'indifférence, au

confort. L'impossibilité de fixer le sens de son abandon et le

«pouvoir de déception» que possède son oeuvre prémunissent Rimbaud

contre une trop rapide classification, suscitant au contraire un

intérêt et une curiosité dont l'acharnement ne pourra venir à

bout. «Sans doute n 'y a-t-il plus guère aUJourd' hui à tenir compte

de la réalité formelle de [Rimbaud et Nouveau]. La place de leur

histoire véridique n'est-elle pas déjà mesurée par leur légende? Il

(1924c, p. 481)

A. Breton, «Rimbaud, Verlaine, Germain Nouveau d'après des documents inédits» [l924c], LeslJ\)~'/e]les ]}tt(·rr:llP<:', 23aout • 1924; O.C., p. 477-481. 130

Si Breton veut qu'on s'attache moins à l'histoire véridique • qu'à la légende, c'est que celle-ci contribue à maintenir ouverte la question de la vie même,

Peut-être la seule certitude affirmée de manière

véritablement pérempto.l.re dans le IlJnLlfeste est-elle celle de la nécessité de redéfinjr l'homme, \ mieux, de le rendre à l'infini qu'il recèle. Le texte est porté par une assurance et une superbe qui aveuglent et dlstraient en quelque sorte l'attention de ce qui, en profondeur, le nourrit véritablement, c'est-à-dire un questionnement. Venue au jour très tôt, amenée à la conscience de Breton, selon Marguerite Bonnet, par la lecture de Rimbaud, cette inquiétude sur les conditlOns «inacceptables» faites à l' homme est fondée sur le sentiment que tout un monde de possibles, encore inconnu, loge quelque part en lui. Associée à une problématique de l'écrjture (comment écrire?), l'interférence de ces préoccupations se meut en Sllsplclon. Pourquoi écrire? se demande Breton: ((La

question longtemps rôde, se dissimule, et, finalement, se trouve et se formule; le problème littéraire sort définitivement du

domaine de l'esthétique: il est posé sous l'angle éthique; il devient, plelnement, drame existentiel» (Bonnet [1975], p. 402).

Se demander pourquoi écrire, c est, pour Breton, se demander conmlent vivre. Oppposer la précarité de la vie et la déception qu'elle peut offrir (1924d, p. 311 \ au désir, au rêve de l' homme • (ccl'hOImne, ce rêveur définitif»), c'est udéjà affirme[r] une 131

• certaine idée de l' horrnne et désigne [r] les pôles de l'écartèlement

humain: face à la permanence du besoin [le rêve], la fragilité

menacée de ce qui apaise. Breton, selon Marguerite Bonnet, dés l gne

d'emblée le lieu d'où il parle: non le souci esthétlque mdlS la tension du vécu» (Bonnet [1975], p. 338). Cette vie qui déçoit

sans cesse, c'est la vie ~-e,.2, qu'il convient d'opposer, semble­

t-il, à la \'1 :'1:: t:'" vie que cherche Rimbaud, l'absent!::, celle qui est «ailleurs», où se trouve l'«existence»: «L'existence est

ailleurs», conclura le !v:·-t:llfec::r,:, (1924d, p. 346).

(cL' intraitable manle qui consiste à ramener l'inconnu au connu» (1924d, p. 315) par l'analyse et le rationnel; les normes

sociales et morales qui jalonnent étroitement l'évaluation des comportements et qui empêchent l' erran,:;e tout en assurant la sécurité de l'esprit; tout cela, en réallté, nous trompe. Pour l'esprit, «la possibilité d'errer n'est-elle pas plutôt la

contingence du bien?» (1924d, p. 312)

Errer, pour Breton, c'est aller à la recherche de soi-même.

Les bornes «nous dérobent à qui mieux mieux la véritable pensée

qui se cherche elle-même, au lieu de s'occuper à se faire des

réussites» (1924d, p. 315). Poser des bornes à la pensée, lUl

imposer un objet à l'exacte mesure de ses moyens, un objet ,1

pOS~êIOI~ , c'est, en quelque sorte, le confiner, le restrelndre à

sa part de connu, c'est le contraindre à être celui qui se

comprend de l'extérieur, objet pour lui-même, théorisé et soumis à la pauvreté de ce qu'il lui est possible d'être. Il faut s'écarter de soi, s'excéder, donc, mais par le • dedans, en essayant de capter des profondeurs de notre esprit les 132

• ((étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles» (1924d, p. 316). «Il ne tient qu'à [l'homme] de s'appartenir tout entier, c'est-à-dire de maintenir à l'état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs» (1924d, p. 322). Du rêve ou des souvenirs d'enfance

se ((dégage un sentlffient d' inaccaparé et par la suite de dévoyé, que Je tiens pour le plus fécond qui existe)) (1924d, p. 340). Il en est du rêve comme de l'enfance: ce sont des moments de possession efficace de soi-même, c'est-à-dire d'innocence et d'unité, où la crltique ne s'exerce pas encore; les rêves sont comme un récit fantastique où ((ce qu'il y a d'admirable [ ... ] c'est qu'il n'y a plus de fantastique: il n'y a plus que le réelu (1924d, p. 320; note appelee par un astérisque). Or les pratiques dites ((surréalistes)) n'ont qu'un but: retrouver cette innocence, laisser l'êlre s'exprimer à l'insu de sa conscience.

Associées, les recherches intérieure et langagière prendront leur pleine efficacité «offensive» dans la poésie. D'une certaine manière, la poésie, en relation étroite avec le désir originel constitulif de l'être et antérieur à toute appréhension intellectuelle de soi-même, comble le creux de l'absence à soi­ même. MalS en même temps, elle est aussi une connaissance illusoire, fugitive, partielle, insuffisante, fugace: ((Parce qu'elle se meut ainsi, indéfiniment, entre l'impatience du besoin

et la précarité de la suffisance, la pnésie apparaît comme le

principe du mouvement perpétuel. Elle accuse la déchirure première, qu' elle semblait destinée à voiler, entre le monde et le • désir humain» (Bonnet [1975], p. 404). 133

Maurice Blanchot dira du surréalisme ~l'il formule le constat • que «l'existence n'est jamais là où elle est»: (ILe surréalisme est une de ces tentatives par lesquelles l'homme prétend se découvrir

comme totalité: totalité inachevée et cependant capable, à un instant privilégié (ou par le seul fait de se voir inachevée), de

se saisir comme totalité" (Blanchot [1949], p. 97). ((La poésie,

ajoute Blanchot, qui est à la fois prise de conscience de ce dépassement sans fin et aussi son moyen et ce dépassement même, elle non plus n'est jamais donnée" (Blanchot [1949), p. 97). Mais il s'en faut de beaucoup que l'inefficacité de la poésie atteigne celle du roman, durement condamné. En mimant le réel, celui-ci en efface l'essentiel, c'est-à-dire «l'opacité des hasards, des révélations pressenties et perpétuellement différées, des faliles qui s'ouvrent brusquement dans le tissu de la vie pour se refermer aussitôt, éclairs qui déchirent et condensent le temps)) (Bonnet [1975], p. 341). En cela du moins, la poésie a le mérite de ne pas

manquer à ce qui est la seule justification de l'écriture: «opérer un mouvement du moi et du monde, subvertir et élargir leurs

rapports" (O.C., p. l338, note initiale). Aussi, à sa décharge, la poésie porte-t-elle ((en elle la compensation parfaite des misères

que nous endurons" (1924d, p. 322), bien qu'elle laisse en perpétuel suspens le désir de l' homme de se connai tre: ((Et si un

personnage n'est pas une t:.entatio , qu'est-il?" se demande Br eton

(1924d, p. 320). Intrinsèque, cette tentation sans cesse réaffirmée et sans

cesse déçue trouve encore à s'exprimer dans une poésie dont la • motivation éthique est toujours impérative: ((Qu'on se donne 134

• seulement la peine de I-,rr .. t lqt,E-I la poésie)) (1924d, p. 322). La

poésie doit répondre comment vivre à la question du pourquoi

écrire. Le comment vivre de la poésie n'est plus une question mais

une pratique.

Le surréalisme est ainsi le consentement à « la libre

détermination et [à] l'organisation de la pensée par le verbe»

ce que Blanchot appelle (( la rhétorique devenue matière». Libéré,

le langage devient un des lieux où « [l' honune] parvient

indirectement à se dire; il s'y coule, s'y démultiplie, se

rnamfeste et se dissimule dans tout un réseau compliqué de

déviations que rend possible la nature même du matériel verbal, sa

plasticité, [ses J virtualités multiples de transformation)) (Bonnet

[1975], p. 403-404).

* On le voit donc, la petite phrase de 1924: «Rimbaud est

surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs)) (1924d,

p. 329) est beaucoup plus lourdement chargée qu'il n'y paraîtrait

à premièrE" vue. Enchâssée entre la phrase inaugurale: «Tant va la

croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie

:t', ~t s'entend, qu'à la fin cette croyance se perd)) (1924d,

p. 311) et la toute dernière: ((L'existence est ailleurs» (1924d,

p. 346), cette référence à Rimbaud place sous son influence

l'ensemble du premier t-br.J to::".3tè du surréallsme.

Lettre d'André Breton à Lomoedla, 24 août 1924, citée en note, • o.e., p. 1334. 135

La réflexion que Breton poursuit alors depuis une dizaine • d'années, grave et intime, nous apparaît relancée constamment par l'oeuvre de Rimbaud, et aussi, blel1 sûr, par des faIts exténeurs

(la guerre, Saint-Dizier, Vaché, Lautréamont, les articles de

Rivière) qui viennent la modifier, la moduler, l'enrichir et lui

permettre ainsi d'approcher au plus près de cette question d'abord

floue qui se précise peu à peu: Comment vivre?

Juste avant la publication du ]\l,lll_tl,~.... t '.', Jacques Rivière, qui

avait suivi les développements du mouvement Dada, donnait un

article dans la livraison de février 1924 de la IJf· !, • La «Crise du

concept de littérature» qu'il essaie d' Y décrire procède de

l'impasse que Dada lui avait permis de constater: la tendance

générale à «n'écrire que par pis-aller, ou, tout au mOIns, à

donner à l'écrlture, à la création IJ.ttéraire des fins

extrinsèques)) (1924, p. 160), c'est-à-dire la tendance à faire de

l'art un moyen et non une fin, découle de tout ce que le

romantisme a recueilli de l'héritage de la rellglon. À compter de

ce moment-là, la littérature s'est organisée sur le modèle de ce

qu'elle remplaçait: «L ' écrivain est devenu prêtre; tous ses gestes

n'ont plus tendu qu'à amener dans cette hostie qu'était l'oeuvre,

la "présence réelle")) (1924, p. 161, extrait d'une entrevue au

JOUr-:-la: -=3. ... r,,::,..l[ >-', le 21 avril 1923).

Mais il semble, d'après Rivière, qu'on assiste, aux environs

de 1924, à une crise de cette conception de la littérature: «Les

J. Rivière, «La crise du concept de littérature)) [1924], 1:; : , • février, p. 159-170. 136

~ jeunes gens continuent à être tourmentés par le besoin d'absolu

que l'âge préL~dent a déposé en eux, mais en même temps une

impuissance radicale à produire quelque chose en quoi ils aient foi, quj leur apparaisse comme quelque chose de plus qu'eux-mêmes, cormne une créatlon comparable aux créations de Dieu. C'est le sceplJcisme Induit par cette crise qUl a généré la question ironique "Pourquoi écrivez-vous? Est-ce que vous ne voyez pas qu'il n'y a de réel, de certain, de positif, de démontrable que le néant?"" (1924, p. Hl) Il paraît dérisoire aux jeunes d'écrire, ajoute Rivière parce qu'ils croient encore que c'est important: «L'orgueil les mine, -- et cette Idée toujours que l'écrlvain n'a de raison d'être que s'il fait des miracles" (1924, p. 167). En fait, «ils ne choisissent pas entre le sceptlcisme et la foi; la foi subsiste en

eux à l'état honteux; ils continuent à s'attribuer des pouvoirs

surnaturels; Ils restent pleins de l'immense voeu de Rimbaud"

(1924, p. 162).

Considérant qu'elle mène toujours à une impasse dont on n'est

manifestement pas encore sorti en 1924, Rivière continue de penser

que cette conception doit le céder à une réorientation du concept de littérature: l,Ce ne seront plus des révélations qui seront

attendues de [l'écrivain], mais des renseignements heureusement fonnulés sur l'homme, sur la vie, sur notre voyage en ce monde"

" , (19:24, p. 168, \ .. ,-, - ,. ~

Comme s'il allait désormais chercher à combler l' «abîme)) le

séparant de Rivlère, Breton, après 1924, va tenter de concilier

~ "implIcation" et «explication». Dans une sorte de mutation, le 137

4It surréalisme prendra un caractère social; l'homme sera dès lors citoyen, c'est-à-dire qu'au-delà ou en-deçà du refus de la condition humaine, cet homme interrogera le régime social et les valeurs qui le sous-tendent. Le pouvoir poétique sera dorénavant une figure du pouvoir politique.

4It •

Chapitre 4

• 139 •

1925-1935

L'Occident fragile

Ce que met en cause le débat Orient-Occident qui va s'amplifiant de l'limnédiat après-guerre jusqu'aux alentours de

1925, c'est l'identité lilÊ!me de l'Europe. La guerre a ouvert une crise dans la conscience européenne, dont le texte de Paul Valéry, «La crise de l'esprit» , publié en 1919, est un témoignage et une fonnulation: «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. [ ... ] Nous voyons maintenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une Vl.eu

(Valéry [1919], p. 321-322). Peut-être liée à l'ébranlement du

P. Valéry, «La crise de l'esprit)) [1919], IIf-'F, août, p. 321- • 337. ------_._------

140

~ monde scientifique et de la certitude d'un progrès indéfini, cette crise est tout à la fois une réponse et une question, réponse à une grande peur d'abord: «Tout ne s'est pas perdu, mais tout s'est

senti périrn (Valéry [1919J, p. 323), question d'identité ensuite: L'heure actuelle comporte cette question capitale: l'Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les domaines? L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en J ...',j 1 J • ,', c'est-à-dire: un petit cap du continent asiatique? Ou bien l'Europe restera-t-elle ce qu'elle J\Jr~if, c'est-à-dire la partie précieuse de l'univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d'un vaste corps? (Valéry [1919], p. 331)

L'Europe et l'Occident, rendus fragiles, prennent conscience d'eux-mêmes; ils prennent leur mesure à la faveur de l'opposition à l'Orient. Ce débat donne lieu à des «comparaisons entre le caractère de l'Europe, dominée par le goût de l'activité, et celui de l'Asie, abîmée dans une éternelle contemplation)), comme le dit Marguerite Bonnet. En fait, l'Orient sert de repoussoir; c'est

p('u: ou (',iIJtl,~ l'Occident et ses valeurs qu'il s'agit de prendre

position. À cet égard, l'Orient est un mythe, c'est-à-dire «une

représentation imaginaire à valeur agissante» (Bonnet [1980], p. 411), et l'orientalisme, tel que l'affectent les surréalistes, par exemple, «sert de catalyseur à [leur] révolte [ ... ) contre la

civilisation occidentale; il n'est pas seulement nostalgie, il est

appel à l'insurrection) (Bonnet [1980], p. 417). L'Orient, c'est ce qui échappe à la civilisation gréco-latine et chrétienne. C'est aussi, à un moment où le surréalisme est tout à «l'objectivation

M. Bonnet, «L'Orient dans le surréalisme)) [1980], Revue de

~ Il t t tc': ,l~ \11 t' ,Y1ITR'c1tee, N04, octobre-décembre, p. 411-424. 141

~ des idées)), c'est-à-dire à chercher comment inscrire concrètement ses exigences, une première tentative pour, au-delà d'un désaveu déjà clamé, déclarer une guerre ouverte au monde tel qu'il va. Si bref que soit ce débat, ou, plus exactement, si brève que soit la formulation en ces termes (Orient-Occident) de la «crise

de l'esprit», il n'en irrigue pas moins les réflexions d'une plus grande conscience de la fragilité de l'Occident. Que les préfaces à Rimbaud élaborées au cours de cette période (1925-1935) le situent en Orient ou en Occident, elles portent toutes les marques de ce débat . Le Rimbaud de A. Rolland de Renéville, en 1929, est «voyant» au sens de la tradition mystique orientale. Le «voyOU)) de Benjamin Fondane (1933) est un mystique civilisé, c'est-à-dire aux prises avec le désir et l'impossibilité de Dieu propres à l'homme moderne. Enfln, le

Rimbaud des surréalistes montre la voie d'une révolution à mettre en parallèle avec les bouleversements que connait la Russie de ce

temps-là et concourt à engager les surréalistes vers l'adhésion au matérialisme dialectique dans l'espoir de «changer le monde», occidental s'entend. Par ailleurs, la lumière est faite sur la falsification des lettres de Rimbaud (Coulon, Méléra). En

Bien qu'il y ait, entre 1925 et 1935, multiplication d'ouvrages biographiques, nous nous en tiendrons aux interprétations proprement dites, c'est-à-dire à ce que nous avons appelé préfacëE. Les questions biographiques sont notarrrrnent soulevées par les ouvrages d'un Delahaye (:= J.J[:; <, l :, l 'r:.! ri J •• " ,-,' _. ;-.:.f.. ~' r" _!.i~.'.l.!~,

Messein, 1923; S(.JU"P:";JllS fwr,':~l,::':'-:, 'j r~;',r(J: 'l( .... :',:l.::t'...I, Messein, 1925), d'un Carré C. ..:~:L-!...'...... Q~-'-;J.~j"':<..'..~~ Jean-p..Y+::hu:- F' lmfJ.::t,/l, Plon, 1926) et d'un Coulon U', (( j"'jr rj,. VerlaIne et F'.lrrLall:l., «Le livre", 1925; L:::J '/lr~ rl" ;~~nLrJ-,'J ... I rj(~ :jJTJ ~ oeuvre, Mercure de France, 1929). 142

4It apparence extérieure au débat qui occupe les esprits, cette révélation ne manquera pas d'être brandie, tout comme le Rimbaud de Rivière, dont la (nouvelle) conclusion débouche sur le catholicisme, comme un exemple de la récupération de l'oeuvre par la droite catholique et patriotique.

En postface à Pllllh.A'Jr1 le vrj',,'anr , D. Habrekorn constate qu' «en

définitive [ ... ) le surréalisme et LIè~ ':.~~êtnd ,leu rencontrent chez

Rimbaud le :Tlêrne obstacle insurmontable» . Selon lui, l'esprit humain, qui admet volontiers l'apparition d'une révélation capable de bouleverser une vie, ne peut accepter sa suspension. Il faut, dès lors, en bonne logique, dit Habrekorn, ou douter de l'authenticité de la révélation ou parler de trahison (Habrekorn,

p. 202). Car HS' il est vrai que Rimbaud trahit la Poésie, il

trahit aussi la Mystique» (Habrekorn, p. 203) et son échec est tout aussi irrécupérable pour celle-ci que pour celle-là. Seulement, les constats d'échec ou de trahison ne sont pas aussi absolus que le postfacier le laisse entendre. Ils seront,

d'une certaine manière, l t"Ycl.tlt-'l~;:, justement, par Renéville,

Breton -- et même Fondane qui vont, en quelque sorte, «limiter les dégâts)), circonscrire le domaine d'échec ou de trahison et

ainsi non seulement sauvegarder une certaine efficacité de

4It D. Habrekorn, postface à Rimbaud le voyant, p. 202. 143

~ l'oeuvre mais encore lui conserver et réassurer sa position de phare. Quand surgit Rimbaud, «la terre est d'un coup entr' ouverte, et la poésie remonte au ciel», écrit Renéville dans la Mise au

monstrueuse)) qui a duré des siècles, l'oeuvre de Rimbaud rend la

poésie aux miracles qu'elle peut accomplir. L'étude de Renéville puise son assurance dans les certitudes dont elle procède et qu'elle pose d'entrée de jeu. D'abord, elle se fonde sur la «lettre du voyant»: «Cette lettre constitue véritablement la clef qui permet de pénétrer son oeuvre et suivre

le processus de sa pensée. II n'est pas, grâce à elle, de problème qui reste sans réponse» (1929, p. 49) . Ensuite, "toutes les grandes oeuvres sont les effets d'une méthode; il suffit de les étudier pour en induire la méthode elle-même)) (1929, p. 53). De la sorte, toute oeuvre forme un système cohérent qu'il importe de

découvrir pour ne pas se laisser aveugler par les rayonnements de

l'oeuvre comme l'ont fait jusqu'alors les critlques à l'égard de

Rimbaud: "ils en parlent les yeux fermés» (1929, p. 53), alors

qu'à la lumière de ce système, chaque élément de l'oeuvre se

trouve parfaitement justifié. Ce principe d'inspiration valéryenne

A. Rolland de Renéville, PlIrJ"--l1'i llJ /'>"/r1r. l [1929], Au Sans Pareil; nous citons d'après l'édition Thot, 1985, p. 30.

Si les poèmes que Rimbaud recopie dans cette lettre ne serr~lent pas conçus avec la méthode qu'il expose, «c'est qu'lI y a, entre l'inconscient et le conscient, un défaut de vitesse qUl falt que les acquisitions du premier sont depuis longtemps parfaltes, alors ~ que le second corrnnence seulement à les formuleni (1929, p. 54). 144

• étant posé, «il est permis de dire que les moindres gestes d'un

enfant dessinent à l'avance les courbes exactes où s'inscrira sa personnalité» (1929, p. 36). La phase de révolte de Rimbaud, c'est-à-djre ses premières années, laisse entrevoir son prolonqement logique: le procès de la civilisation occidentale

( ] 929, p. 40). Cette révolte contre la famille, l'école et le catholicisme- trouve son aboutissement dans la lecture des livres d'occultisme,

de magie et de kabbale que fait Rimbaud à la bibliothèque de Charleville. Plus exactement, pour Renéville, «ces lectures [sont] J'aboutissement nécessaire de ses tendances. Il devait y trouver un système pour les soutenir et les organiser» (1929, p. 40). La fréguentatlon des textes de Platon et de Lucrèce, cela

littérature de la Grèce ancienne le [firent] accéder à la

métaphysique de l'Orient. Platon le conduisit à Pythagore, et de

ce dernier, il remonta jusqu'aux mystères orphiques que l'Orient

transmit à la Grèce. C'est dans cette somme qu'il convient de chercher la conception de la personnalité proposée par le poète» (1929, p. 61).

À la faveur de cette conception, Rimbaud va élaborer une méthode et nourrir des ambitions auxquelles il renoncera quand il

en apercevra la démesure. Nous tenterons de dégager les grandes

------Renéville trouve très souvent son bien dans les poèmes mêmes de Rimbaud, dans "Les poètes de sept ans» en particulier, p).Ui:ôt que dans des précisions biographiques «externes»; à son avis, les poèmes de RImbaud sont comme des récits au futur et au passé de sa propre Vle: souvenirs et prophéties, donc . • C'est Verlaine qui rapportait ce fait. 145

4It lignes de cette progression. L'analyse de Renéville repose sur l'adéquation presque parfaite qu'il observe entre la lettre du voyant et les textes mystiques de l'Orient; cette adéquation en constitue l'axe central.

À vrai dire, Rimbaud renoue avec les anciens qui, (

même poème en commençant certaines phrases par ft" et d'autres par nous, sans gue varie l'enchaînement de son discours)) (1929,

p. 107). Que les milieux littéraires de l'époque soient restés

fermés aux poèmes de Rimbaud S'explique d'ailleurs par le

caractère antimystique et le dénuement philosophIque de cette

génération (1929, p. l10), ce que Renéville appelle ul'indigence d'esprit de ses interlocuteurs» (1929, p. 139). La métaphysique de

Renéville fait fréquemment référence aux textes des Upanishad (Brahmanisme), du Bhagavad Gita (Krishnaïsme), aux Mystères orphiques et à quelques récits de mystiques chrétiens que clte 4It l'abbé Bremond. 146

~ Rimbaud se construira autour de la conviction que l'Univers est un acte d'amour et que c'est par l'amour que nous retrouverons l'état d'union mystique. Méprisant les objets qu'il ne sent pas à la mesure de sa capacité d'aimer, Rimbaud se tourne vers la Nature, en une sorte de panthéisme. Il s'agit pour le poète de contempler

l'Absolu à travers la multiplicité du Réel et de révéler l'unité

du monde: {(Il doit s'en acquitter à l'aide d'images, c'est-à-dire en dévoilant les correspondances étroites qui existent entre deux réalltés apparemment distinctes. Plus leur écart sera considérable, et- pllls les images du poète seront révélatrices de l'unité universelle» (1929, p. 42) D'après Renéville, c'est en prenant conscience du rôle du poète que Rlmbaud a commencé à nourrir l'ambition de devenir le prophète qui expliquerait l'unite du Monde et le sens de l'Amour à ((la race» (1929, p. 94).

C'est à cela que servira la méthode qu'il élabore alors. Il faudra développer les possibilités de l'âme demeurées à l'état latent: ((La faculté qui nous fournit les principes directeurs de la connaissance, d'après le cartésianisme, reste à la raison ce

qu'une graine est à la forêt» (1929, p. 77). C'est «notre pâle

Cette conception fait songer, dans sa formulation même, au premier f\ldnl Ît-'::t t-' du surréallsme, comme si son interprétation du surréalisme conduisait Renéville justement vers le mysticisme, les correspondances de Baudelaire, le symbolisme. Simplement, il semble que ce soit un gauchissement, une sorte d'assujettissement du surréallsme qui, même s'il désire réduire les antinomies, espère avant tout, dans le rapprochement de réalités distantes, engendrer l'étonnement, un renouvellement, une sorte d'agrandissement du possible, une rénovation de notre regard sur • le monde, 147

• raison)), on le sait, qui nous cache l'infini. Or la rdison, pour

Renéville, est entendue au sens platonicien : «La raison est constituée par certaines idées que tout homme possède sans avoir jamais pu les acquérir par l'expérience sensible [, .. ], l'âme humaine peut être qualifiée de Raison lorsqu'elle ne participe

plus qu'à ces idées pures» (1929, p, 105). Si bien que c'est au dégagement des idées pures que devra s'employer Rimbaud et, conune ces Idées sont autant d'aspects du Logos, il conviendra de réduire

à rien toute opposition entre soi-même et les réalités du monde

pour y parvenir. Du même coup, ce sera accéder à la suspension du temps par l'abolition de la multiplicité. Comme si le Logos était un vaste paradigme, (Cc'est la somme des états qui apparaît, et non

leur succession)) (1929, p. 116). Passé et présent sont ple:.3t:'llt,;, la syntaxe du temps se renverse sur l'axe des équivalences. Ne subsiste que l'immanence. L'entrée dans la conscience totale se fera par l'oubli de ce qu'il est convenu d'appeler, précisément, conscience mais qui n'est en réalité qu'une faible lueur de cette conscience totale. C'est par une sorte d'altruisme fervent, par l'amour, comme

l'appelle Renévllle, que l'âme pourra à nouveau baigner en Dieu.

matériel. Le pouvoir de se dégager des formes passe par l'oubli de

son propre corps, ce qui peut être assuré par une forme d'ascétisme. Nul doute, laisse entendre Renéville, que les longues

Chez Renéville, il ne faut pas fuir la raison mais chercher à • lui rendre toute sa pureté. 148

4It marches de Rimbaud sur les routes conduisant de Charleville à Paris, et au cours desquelles il a souffert de la faim et de la

soif, participaient de cette ascèse, tout comme sa chasteté quasi

totale (1929, p. 84-85). Mais cet altruisme est aussi, et

davantage, pourrait-on dire, oubli de soi, de son individualiré. Désintérêl, lnattention aux choses, certes, mais, plus

parfaltement encore, désinterêt de l'intérêt même: «Il est évident que l'intérêt renforce en nous le sentiment de l'individuel. Ma personnalité se distingue de la vôtre par les choses auxquelles je

m'intéresse» (1929, p. 64). Et contrairement à Jacques Rivière qui

accordait à Rimbaud un rôle d'accélérateur, tout au moins de force

motrice dans le développemept de la tendance subjective de la

poésie moderne , Renéville trouve chez Rimbaud un prograrrnne de

révision des valeurs mises de l'avant par les poètes jusqu'à lui: «On les étonnerait grandement -- Renéville parle des poètes

occidentaux depuis deux mille ans -- en leur annonçant qu'il n'y a

de Poésie que du général. Ils ne réfléchissent pas que persona

veut dire masque, et la dissemblance de leurs visages et leurs

réactlons est pour eux le meilleur signe que tout individu

constitue un univers parfaitement fermé, une pèrsoTlnalité- )) (1929,

Dans ses articles «Reconnaissance à Dada)) et «Crise du concept de littérature)) notanunent. À vrai dire, si Renéville et Rivière sont d'accord pour constater une tendance subjective, ils ne situent pas le point de rupture avec elle au même moment: pour Rivière, cette rupture est encore à accomplir; pour Renéville, c'est Rimbaud qui s'en est chargé.

Les poètes se sont confinés au « lyrisme)), ajoute Renéville, et, à cause de cela, parce qu'ils ont évité le domaine métaphysique, • "ils sont passés à l'état d'amuseurs publics» (1929, p. 60). 149

~ p. 60). L'échec poétique multiséculaire, selon Renéville, repose sur la conception individualiste du Moi, conceptlon avec laquelle Rimbaud rompt. Assez d'accord, sernble-t-il, avec les surréalistes, bien que cet accord se fasse moyennant un certaln gauchissement de leur discours, Renéville convient que

rêverie et le sommeil complet tendent tous à falrE' affleurer à la partie supérieure de l'esprlt les trésors que recèlent les zones profondes [ ... ] [où] la mémoire peut retrouver des souvenirs si

lointains qu'i~ devient impossible de les localiser dans l'existence actuelle» (1929, p. 124) '. Or c'est au creux méme de la poésie que se trouvent les germes de l'échec de Rimbaud, c'est par son ambition poétique qu'il faillit à la cause qu'il sert. Qu'il veuille exprimer

l'unité du monde est ce qui l'écarte de sa route. Car s'exprlmer,

c'est encore concéder une dualité: quelqu'un parle, s'adresse à quelqu'un d'autre, alors que l'union mystique est une sorte d'immanence inexprimable. La voie mystique, s'il en avait sUlvi les exigences intrinsèques jusqu'à leur point d'aboutlssemenl, aurait dû conduire Rimbaud au silence contemplatif. Par son projel

poétique de fixer ses visions, «Rimbaud se perdlt dans un élan à la fois orgueilleux et sublime)) (1929, p. 146). Devant l'évidence

Renéville, à la suite de Platon, prétend que la çonnaissance est réminiscence, que tout a déjà été su et qu'il ne s'agit que de se rappeler -- c'est d'ailleurs avec cet argument qU'lI convoque des textes qui ont peut-être été étrangers à Rimbaud mais qu'il ne peut pas, véritablement, aVOlr ignorés, dans le sens platonIcien. Par ailleurs, soulignons encore ici la formulation de cette citation qui ne laisse pas de faire écho au discours d'André ~ Breton -- tOU1 .. en ~J:éëd :1-::<_: r,:.· légèrement les termes. 150

• de sa démesure et de son erreur, Rimbaud abdique: cc Il cède à ce qu'on nomme en langage mystique la suspension des puissances»

(1929, p. 146). La poésie doit bel et bien s'engager dans l'avenue du mystJC1Sme, sa réussite en dépend. Toutefois, il faut se garder d'ambitions prophétlques, c'est-à-dire de prétendre aller au bout

de l'expérience, en exprimer les résultats et entraîner à sa suite l 'humanité tout entière. Toute autre rédemption -- silencieuse -­ que la sjenne propre est une tentative vouée à l'échec. Au silence pur de la contemplation mystique, la poésie propose une alt.ernative: la possibilité de noter HIes points de départ des

visions» (1929, p. 146). Par là, elle n'est pas un véhicule du mysticisme, mais plutôt ulle incitation à unir en soi-même les éléments multiples du monde, le point de départ d'un altruisme.

Renéville cherche à limiter le constat d'échec à l'ambition prophétique que nourrissait Rimbaud. En soi, la voie qu'il

explorait, la meilleure, n'est pas ici à blâmer, mais uniquement

son versant prophétique.

Cette préface veut donc préf,enter tout à la fois l'axe

véritable de la poésie et ses écueils. Pédagogique, l'oeuvre de

Rimbaud mérite de garder son poste à l'avant pour servir de guide,

c'est-à-dire montrer la route et mettre en garde. AJoutons que toute l'étude de Renéville tend, de manière

explicite, à contredire la version catholique de Rimbaud et à opposer aux valeurs occidentales qu'elle sous-entend les valeurs de l'Orient. Renéville promet qu'une fois établie la dictature de • ~'Esprlt (reprise d'une expression d'André Breton), l'heure de sa 151

• revanche viendra: «Magistrat, bigote, ambassadeur , nous construirons un asile avec vos livres, et nous vous y clôturerons.

Enfin, nous placerons près de vous des gardes chargés d'empêcher

que le sommeil vous prenne jamais. Et bientôt vous sécherez sur

place)) (1929, p. 31).

De gùelques falslflcations

«Arthur est le rOIT1ê1n j'Isabel] e))

L'article de Marcel Coulon, (eLes "vraies" lettres de Rimbaud

Arabo-Ethiopien)) , publié au début de 1929, révélait qu'après

confrontation avec une quarantaine d'originaux, les lettres

publiées par Berrichon en 1899 apparaissent cormne n'étant «pas

entièrement de l'auteur: le publicateur y contribue)) (1929,

Renéville désigne ainsi Marcel Coulon (Au CIY-'Ul rî·· V'_:.LLc:luJ.!~ ~1-. Rimbaud, 1925 -- Coulon y soutenait que l'oeuvre de Rimbaud étalt un refus de Dieu et maintenait l'idée de l'horoosexualité), Isabelle Rimbaud et Paul Claudel. François Mauriac serait à ranger à leurs côtés, sans doute, qui écrivait que Rimbaud «fut le crucifié malgré lui, qui hait sa croix et que sa croix harcèle)) (Dleu e 11dIrrnon, 1929, p. 114), se montrant en cela assez d'accord avec Claudel.

Nous empruntons cette expression à Marguerite-Yerta Méléra ((Nouveaux documents autour de Rimbaud)) [1930], L-1!·!'_IHi."_0~.l-rrJTi' (', 1er avril, p. 46) qui l'applique à Isabelle Rimbaud.

M. Coulon, «Les "vraies" lettres de Rimbaud Arabo-Ëthiopien)) [1929], Mercure i~ Frao:e, 15 mars, p. 629-640. Cet article est «détaché" d'un ouvrage paru au même moment: ~-':-'~l.'_:_J:::J.Iill..é..~:.l~ de S0:-. oeù':r~ (Mercure d3 France, 1929).

(J';::" y L, '. ,j ro-r( l Le ~,Y~c::__ ~ _,_ _.J~;=.~_7Yt\- _~.l r.~ .1 ~~ r • fT!>,,:.> ~ '. f,~ TI' , 1".1'~ t ; ", F'" r .J ',[" ( , Mercure de France, 1899; cette correspondance était rassemblée et • présentée par Paterne Berrichon. 152

p. 633) . Coulon relève, citations à l'appui, les divers types de • corrections apportées. Stylistiques d'abord, les ajouts ou les modificatjons tendent à embellir la forme et les notations (descriptjons). Mais surtout, le fond des lettres est altéré: on a Substltué le trafic de l'or et des parfums à celui des peaux; on a augmenté les profits de Rimbaud et nuancé ses rapports avec son employeur (laissant entendre que Rimbaud travaillait uen associatlOn» avec lui plutôt que comme simple employé). D'autres substltutions et ajouts faisaient d'une mission uchrétienne» une mission «catho] ique» et laissaient entrevoir qu'au commerce de

Rimbaud était liée une entreprise de bonté et de charité (1929,

p. 634-640). Mises sur le compte d'une initiative de Berrichon, les falsiflcations ne lui sont pas entièrement attribuées:

Isabelle a aussi collaboré, selon Coulon, «de tout son coeur

sororal» (1929, p. 633).

C'est un an plus tard, en aVLil 1930, que Marguerite-Yerta Méléra apporte des préclsions sur cette collaboration. Impossibles

à nier, les modifications et les omissions seront en quelque sorte

((excusées H , justifiées par l'intention qui les portait. Ainsi, la

critique apporte des précisions précieuses sur leur vraie source: Isabelle.

Si l'intervention de Berrichon n'était, en 1923, au moment de la parution du r't,)J\l~l'lê' dt"' Rlmbau:i -- et déjà en 1912, puisque les chapitres de ce livre ont paru en revue dès 1912, au Mercure de LL..~ -- "qu'une certitude morale», à la lumière de ces comparaisons elle apparaît désormais comme certaine (voir Coulon • [19~9), note l, p. 629). 153

• ((Arthur est le roman d'Isabelle, explique-t-elle, un roman pour jeune fille)) (1930, p. 46). Arthur est pour Isabelle le «frère éperdument admiré» (1930, p. 46), il représente pour elle l'élargissement d'une existence rendue ou demeurée étroite par le milieu où elle vit et l'éducation qu'elle reçoit. Aussl voudra-t­ elle le défendre énergiquement, à sa manière, COll-une elle le pourra, c'est-à-dire défendre sa mémoire, certes, mais au nom des seules valeurs qu'elle a reçues. En même temps, Isabelle est habitée par le désir de faire connaitre l'oeuvre qUl l'a falt «tressaillir)): «Curieux et grave confllt chez une jeune fille

solitaire, petite bourgeoise et campagnarde à la fois, qui n'a

jamais approché le mouvement des idées, qui n'a moralement, intellectuellement, ni appui, ni conseil» (1930, p. 47). Pour éclairer cette tension, Marguerite-Yerta Méléra cite longuement les lettres d'Isabelle à Louis Pierquin et à Paterne Berrichon, où elle défend la mémoire de son frère avec beaucoup de fermeté. MalS

cet article révèle davantage: Berrichon, pour les besoins des ouvrages qu'il publiera sur la vie de Rimbaud, a dû se renseigner.

Sur la vie en Abyssinie, il a consulté Alfred Bardey, qUl a été en

relations commerciales avec Rimbaud de 1880 à 1887. De longues citations de ces lettres révèlent que Bardey, dès 1897, confirmait d'abord que Rimbaud avait contracté la syphilis en 1881 et,

ensuite, qu'il avait vécu avec une Abysslnienne de 1884 à ]886. Bardey précise aussi que les voyageurs du Harar reconnaissaient la

supériorité de Rimbaud dans presque tous les domaines, mais qu'ils s'accordaient également pour lui reconnaître un esprit caustique, • mordant, une grande irritabilité et la tendance à s'apitoyer 154

4It continuellement sur son sort (voir ces lettres, Méléra [1930], p. 67-70).

Aux alentours de 1910, Berrichon prenait des renseignements sur l'épisode de Bruxelles auprès d'un avocat belge, Edmond Picard. Cet homme, qui ne peut pas copier les pièces du dossier,

essale de Je résumer (volr Méléra [1930], p. 61-66). Ses lettres, outre le détall des accusations mutuelles de Verlaine et de

Rimbaud, exposent les résultats d'un ex~nen médical pratiqué à ce

moment-là et qui concluait bel et bien à l'homosexualité.

Quolqu'ils aient eu ces documents en mains, Berrichon et Isabelle ont décidé de ((ne pas fournir des armes contre Rimbaud»:

ull faut admirer ses fervents de n'avoir pas douté de lui, et comprendre que devant les documents qui suivent ils aient dit: "Si

même ces pages accablent Verlaine, elles ne prouvent rien contre

Rimbaud"» (1930, p. 62). Cependant, les documents ont été

conservés pour le jour, qui viendrait peut-être, «où l'on verrait les errements de son adolescence rachetés non seulement par les productions de son génie mais ensuite par son curieux redressement

moral et par la hauteur de sa vie dernièrel> (1930, p. 62).

Quant aux lettres de Rimbaud publiées par Berrichon, les différences qu'elles présentent avec les originaux relèvent moins

de corrections volontaires de la part de Paterne -- quoique

Ma~lerite-Yerta Méléra admette qu'il a quelquefois retouché

l'expression en «pensant la rendre plus correcte» -- que de l'initiatlve d'Isabelle. En lisant attentivement les lettres que

celle-ci enVOle à Berrichon, on découvre un passage expliquant les 4It raisons et la nature de ces changements: comme Madame Rimbaud ne 155

4It veut laisser personne consulter ces lettres, Isabelle propose à Berrichon de les lui recopier en omettant quelques détails de famille et des «minuties sans intérêt concernant des questions d'argent et de gain" (1930, p. 71). Et, bien qu'elle ne veullle pas laisser voir les lettres que son frère lui adressait

personnellement, Isabelle ((complète" à l'aide des siennes, qui

sont, sernble-t-il, plus explicatives, les lettres envoyées à sa

mère et à elle par Arthur. Alors que cet article voudrait faire comprendre dans quelle intention certains documents ont été gardés secrets et d'autres

modifiés, il découvre, du même coup et à l'inverse, toute l'étendue de la main-mise d'Isabelle sur le sort de l'oeuvre et

sur les différentes versions qui ont pu être proposées jusqu'alors de la vie de Rimbaud.

Intervefl':lon d'une êtut:re ISGlbell,:c.

Quand paraît en 1930 le Rlrrv Glwl posthume de Jacques

Rivière (mort en 1925), l'oeuvre n'offre plus exactement le même

texte que celui qui avait été publié dans les livraisons de

juillet et d'août 1914 de la ]Jr)IJ"J""l l,· f.'~"J1Jf' fl(Ül',.l].,... Facilement repérable parce qu'elle évoque un catholicisme d'abord ignoré, la (nouvelle) conclusion de l'étude retient l'attention, celle de Renéville en particulier. 156

Avant d'en venir aux reproches de Renéville, rappelons les • traits essentiels de cette nouvelle conclusion. Tout d'abord, Rivière se garde bien d'assujettir Rimbaud à un dogme: Je ne pense pas qu'on ait le droit de considérer Rimbaud conrrne chrétlen. Il n' y a dans son oeuvre aucune profession de fOl expliclte et d'allleurs je n'imagine pas qu'au moment où il l'écrivait, il fût capable d'er®rasser un dogme [ ... J. La forme même de son esprit lui lnterdisalt les démarches de la croyance: fait pour voir, il était lmpropre à croire. (1930, p. 187)

Cependant, Rimbaud lui apparaît cormne Hun merveilleux

introducteur au christianisme. Il se charge, sallS le vouloir, de la besogne préljminairei il brise toutes nos communications naturelles et fait naître en nous le besoin de relations

nouvelles» (1930, p. 187). Laissant le monde «béant par le haut)), «découronné», il suscite le besoin d'un dogme sans fournir lui-

même le dogme. Rivière poursuit: Mais le travail complémentaire qu'il dédaigne se poursuit en moi. Je n'accepte pas de laisser sans guérison la blessure qu'il a portée dans mon lntelligence. Je la ressens avec application, je la médite, et peut-être ne pourra-t-elle être fermée que pRr les dogmes catholiques. (1930, p. 188)

Le recours au catholicisme est donc une initiative personnelle de Rivière pour remédier au découronnement du monde tel que l'accomplit Rimbaud.

Faisant la revue des ouvrages sur Rimbaud parus au cours de

la période qui a précédé, Renéville reconnaît d'emblée la valeur

du travail de Rivière: «Il contient les assertions les plus

------A. Rolland de Renéville, «Notes-Littérature générale)) [1931], • Nt-Y, jui llet, p. 144-148. 157

lucides qu'un homme ait pu émettre)) (1931, p. 147), C'est à cause • de cette valeur qu'il se demande pourquoi cette conclusion a été «ajoutée»: «Cette fin, plaquée sur la version primitive, a pour but de donner au livre de Rivière une conclusion catholique. De quel droit modifie-t-on lei la pensée d'un honune dont l' lnquiétude

et la haine des solutions toutes faites furent lf , marques

inoubliables?)) (1931, p. 148) Renéville soupçonne une volonté de récupération que la femme de Rivière, Isabelle, s'empresse de

nier. Sa réplique vient dans la livraison suivante de la N(.l.~I\!t' 1 Il'

Revùe Fran;ais~ , où elle fournit la liste exacte des additions et

des suppressions qui ont été faltes au texte de 1914, d'après les indications et les annotatlons de Jacques Rivlère lui-même.

Dans le même article, Renéville répond à Isabelle Rivière. S'il semble la remercier sincèrement pour ces préCJS10nS, il laisse entendre en même temps que les précisions d'Isabelle lui

confirment qu'il S'agit bien là du F· ;nL1'jCj que Rlvlère It'I/,'lJÇcJ à

faire paraître en 1914. Mais Isabelle Rivière, revenant à la

charge dans le numéro d'octobre de la J1fl", préclse qu'au contraire son mari n'avait cessé de demander la publication de cet essai

L'incident pourrait sembler clos si ce n'était d'Ernst-Robert

Curtius qui, en novembre de la même année, fait part à la IJ)").' d'un

billet que lui avait envoyé Jacques Rivière le 10 décembre 1923 et

Isabelle Rivi re adresse sa lettre, datée du 1er Juillet 1931, à Renévillei elh. paraît, avec d'autres lettres qui répondent au même article, dans le numéro d'août 1931 de la ULl, sous Je tltre «Rimbaud et ses critiques)), p. 331-337.

1. Rivière, ((Seconde rectification», !Jr~;, octobre 1931, p. 619- • 620. 158

• où il lui confiait: uAprès la guerre, je me suis trouvé en face de

cet article dans un état d'esprit assez nouveau: je vous dirai

entre nous que je suis arrivé à douter de l'interprétation des

J _1 _: 1J1~1, TlfJ' J r )rl" que j'avais d'abord échafaudée; leur caractère

mystique a cessé de me frapper. C'est pourquoi j'ai laissé mon

article inachevé»

Pour Benjamin Fondane , l'expérience de Rimbaud problématise

la recherche de Dieu. Plus exactement, elle est l'expression du

problème que pose Dieu en Occident, c'est-à-dire dans le monde

moderne et civilisé.

Que l'on cherche de toutes parts à se l'accaparer montre

bien, d'ailleurs, qu'il Y a avec Rimbaud «quelque chose de nouveau

et de merveilleusement v;-ÙLllCt:~ au monde, que cet esprit se situe,

et d'effarante façon, au centre même de toutes nos angoisses))

E.-R. CurtIus, «Sur Rimbaud», NEF, novembre 1931, p. 831-832. Mentionnons qu'à la même époque, Rivière répondait à Claudel lui reprochant d'avoir laissé paraître un extrait de Rxt ra d'Aragon: «Je dois être franc: J'éprouve une diffIculté croissante à prendre en considératIon le point de vue moral: ce n'est pas ma faute. J'a i fa l t de gr ands efforts pendant longtemps pour m' y placer, pour J11' Y t eni r. J'ai dû constater que c'était une position absol ument stérihsante pour ma sorte d'esprit» (lettre du 1er octobre 1922, citée dans le numéro uHorrrrnage à Jacques Rivière)) de Id 01_1 février 1975, p. 49).

B. Fondane, F~:':hll.J ~'.:-' \\_'\',-',; \..~:- l'ex,-'enence I=,oétlgue [1933], Denoel et Steelei nous citerons d'après la réédition de 1990, aux • éditions Complexe. 159

• (1933, p. 43). Comme Rivière, Fondane remarque que Rimbaud

contribue à priver de sens notre séjour ici-bas: Si un Rimbaud ne venait pas de temps à autre jeter le trouble dans l' ldée que l' espri t se fal t de lui -même, l'homme pourrait enfln dormlr sur ses deux oreilles, Il arrive -- et voilà qu'un décalage se prodult soudain; les concepts les plus honorables s'effritent, les valeurs les mieux établies s'effondrent; tout est à reconunencer. (1933, p. 39)

Fondane s'étonne: «Tout le monde a trouvé, grâce à Rlmbaud.

Mais, étrange paradoxe, il semble seul à n'avoir rien trouvé, seul

à ne pas vouloir, obstinément, mettre fin à ce premier cancer qui

le ruine, sa contradiction intérieure» (1933, p. 42). Ils n'ont

pas manqué de se tromper, ceux qui ont falt revenir RiI1~aud

d'entre les morts ccpar l'escalier de service)) (1933, p. 40), ceux qui ont donné à Rimbaud un poste de confiance, un emploi de

vestale dans leur entreprise: ccL' important était qu'il servit»

(1933, p. 40), certes, mais c'était au méprls de tout ce qui dans l'oeuvre risquait de les contredlre. Reprocher à Rimbaud d'avoir déserté quelque cause, c'est faire fi de ses contradlctions:

Rimbaud n'a jamais consenti à quelque ccdomesticltéll que ce soit.

Ce que Fondane reproche aux préfaces précédentes, c'est d'avoir

pratiqué une sorte de lecture morte, une lecture qui ne consentait pas aux indécisions du texte. Les préfaciers auront prjs leur bien

et rejeté le reste sur le compte d'un quelconque égarement, d' Hune

folie providentielle)): "On lui fait grief de part et d'autre

d'avoir déserté quelque cause, mais on le lui pardonne

généreusement à condition qu'il soit mort, qu'il n'intervienne pas

• dans le débat li (1933, p. 42). 160

Il ne faut pas se méprendre sur le Rimbaud de Fondane. • Certes, il apparaît glissant, irréductible, toujours en train de couler entre les mailles du filet dans lequel on a cru le repêcher. Mais, se demande Fondane dans la préface de la seconde

édition de son PlfrLcI'-l'l ],_. 'lf//C)'-" «se peut-il que personne n'ait compris, ni voulu comprendre, que le "voyou" était pour moi le contraire du héros, du saint, du juste -- des hommes qui ayant

satisfait à la Loi y ont trouvé leur béatitude -- et que par là, des antipodes mêmes, naissait une nouvelle sainteté, des piétineurs de la Loi, des martyrs de la raison, des non-

conformistes de l'~tre?/) (1933, p. 19) Rimbaud, en somme, ne consent pas à une loi mais à l' impos sibi lité de trouver une loi, au perpétue l «ballottement» auquel le confine sa situation d'homme tragique moderne.

Pour Fondane, comme pour Emerson , «il faut que la solution

de ces questions se trouve dans L.l,r V~~ et non dans W1 livre. Un

drame ou un poème est une réponse approximative et oblique)) (1933,

p. 27). L'étude de Fondane est donc centrée sur la vie de Rimbaud.

Quant à la poésle, elle n'est que le recours passager à une solution par définition imparfaite, sorte d'étape dans le dérou lement de sa vie d' homme et non pas vocation.

La révoltL de Rimbaud, alors même qu'elle semble ne s'appuyer sur rien, le rapproche des héros tragiques. Car la tragédie livre

Rmerson est cité en exergue du chapitre consacré aux notes • biographiques (1933, p. 27). 161

des héros dont la révolte est injustifiée; comme eux, Rimbaud est

• ce que Fondane appelle un «tempérament métaphysique ll • «A son passé rien ne l'attache» (1933, p. 44). Bien qu'on ait vu là une attitude inhumaine ou monstrueuse, il s'agit de tout

autre chose pour Fondane: « Il fallait bien que son insensibilité aux choses purement humaines fût le fruit d'une trop grande sensibilité à autre chose, à autre chose qui ne cessa de le

tourmenter, qui le jeta tour à tour dans la poésie et dans sa négation, dans la révolte et dans le travail accepté)) (1933,

p. 44). D'autant moins fondée que le réel ne semble pas véritablement affliger Rimbaud, sa révolte a couru devant lui et l'a attendu pour le saisir avant même qu'il ne fasse l'expérience du monde. C'est une révolte, donc, qui paraît dénuée de fondement, gratui te. Très tôt, Rimbaud a dû constater qu' il avait «des réactions en quelque sorte innées qui [ ... ] ne prenaient naissance dans son esprit que pour lui indiquel de façon obscure les points purulents, rhumatismaux, les points de déchéance, les vices organiques de ces prétendus Bien, Justice, Dieu, etc.» (1933, p. 51-52). C'est pourquoi Rimbaud, comme le héros de la tragédie

classique, est prédestiné au malheur. La tragédie ne saurait avoir de sens, aujourd'hui, que

dépouillée de son prÉ-texlt-"; la vie du héros tragique ne

ressemblera à la nôtre qu'à condition de lalsser au vestjaire la

pompe et les fables dont elle s'affuble (1933, p. 54). De ses paroles seules, sans les actions qui les motivent, force nous sera de supposer que, «pour le héros tragique, la vie elle-même est un • mal -- un mal incurable» (1933, p. 54). Sophocle cornme Job se 162

sentent accablés par l'injustice de Dieu et le destin réservé aux • hommes leur semble inacceptable. Comme Rimbaud, ce sont des révol tés d'avant toute expérience. Seulement, le n.oment historique

les sépare: il leur fallait, eux, pour ne pas encourir de graves

conséquences, lalsser croire au cas particulier, c'est-à-dire

qu'il leur fallait trouver, justement, un prétexte à cette révolte

qui, autrement, aurait été irrecevable, injustifiée aux yeux de

leurs contemporains. Tout se passe comme si Sophocle ou Job,

travaillés par quelque chose d'aussi dévorant qu'absurde, privé de

fondement, s'étaient vus (Cpoussé[ s] à l'extrémité de porter sur

[eux]--même[s] un jugement implacable, au nom d'une morale qui

[ leur 1 est étrangère -- celle de la tribu» (1933, p. 55). Cette

nome humaine ferait bien vite du héros tragique un raté ou un

lâche si ce n'étaient des circonstances atténuantes que l'auteur

inventera. Exhortation à l'indulgence et à la compréhension, ce

stratagème, s'il dépend de la peur d'être mis à l'écart, n'en

relève pas moins du mensonge.

Rimbaud conune eux s'est menti: «Un moment -- mais si court

il pourra croire que les vices qu'il dénonce sont exclusivement

des maux bourgeois, et non pas simplement humains. Un moment -­

mais Si bon -- il croira pouvoir prendre parti, unir ses forces

aux autres, cesser d'être seul, lutter pour la liberté poétique,

pour la révolte sociale» (1933, p. 57). De la même manière que ses

nombreux voyages qui le faisaient fuir les villes les unes après

les autres parce qu'il croyait gu' elles étaient ce qu'il

• détestait, sa révolte, un moment associée aux revendications 163

sociales, est un leurre: «Non non, à présent je me révolte contre • larnortu (1933, p. 57; Fondane cite Rimbaud). La révolte rimbaldienne est la cristallisation et l'issue de ce que Fondane appelle un «tempéramer.t métaphysique», utrop amoureux de la vie pour ne pas lui garder rancune d'avoir été obligé de lui dire: Non! [",] Trop furleux aussi que la vie

l'obligeât à ce refus, lui posât des conditlons à leI point

inacceptables» (1933, p. 73), Par cette expression, Fondane n'entend pas pour autant évoquer un caractère conlemplatlf; bien plutôt, le métaphysique est un uC0:mbatif pour qUl tout acte qui ne traduit pas en termes d'action la révolte contre le donné, la

volonté de détruire, n'est qu' inutile, superflu et absurde» (1933,

p. 95, suite de la note 1 de la page 93).

Sans doute, Rimbaud a falt exprès de déplaire, II a été

provocant de manière délibérée, il s'est rendu insupportable de la même façon qu'il a été ivrogne, invertl et jouisseur, c'est-à-dire

volontairement. Mais si, à la différence des Alclblade, Socrate, Casanova ou Wilde, Rimbaud n'a pas recueilli le suffrage des foules, c'est que son vice n'est pas une recherche de plajsir, «son vice sent mauvais; ses aventures semblent mal SéUneSl) (1933,

p. 150). Chez lui, le plaisir le cède à la débauche: uDan5 le

premier cercle (celui du plalSir), il y a sensation,

divertissement, oubli d'3 la souffrance [ ... ] 11 appartient clUX

catégories de la moralité. La débauche, par contre, en appeJle à

la souffrance, au vertige, au vide; sadique ou masochlste, elle

• est d'essence puremellt métaphysJ_que: elle est l'axe de cette

expérience; elle se ~rouve presque touJours dans les antécédents 164

de la sainteté>! (1933, p. 152). Rimbaud fait partie des êtres cr.li • tirent une jouissance de la souffrance, pour mieux preiidre conscience de soi, pour mieux éprouver leur propre vide, leur propre mort. Car c'est contre la mort que Rimbaud se révolte. Toute autre révolte n'est d'aIlleurs que contrefaçon, abdication, acceptation

délibérée, divertissement, pis-aller (1933, p. 166) . Toute autre révolte suppose une dlalectique, un principe de contradiction,

accrédi te l' :.:, J:,~:- d'Aristote. À cause de cela, c'est-à-dire parce qu'il n'y a de révolte sincère que contre la mort, seules sont posslbles les révoltes lndlviduelles: «Comment plusieurs êtres se pourralent-ils mettre d'accord sur ce qu'ils ont de plus intime,

de pl us chaste en eux-mêmes, je veux dire la Tnort dont ~ls se

',,;,'," t'!!" ,: ','?)) (1933, p. 165)

Essentiellement privé, le soulèvement dont les racines sont

au ford de l'être confine l'être à la solitude. Non pas à la

Pour Fondane, la révolte surréaliste contre la famille, la patrie et Di"'u est justement un de ces pis-aller; de celui qui y invite, il dlt gu' il tnche: «Il a peur de détruire précisément l'esprIt et la morale, il a peur de nous parler de la mort; il s'offre à détruIre des faits humains empiriques [ ... ] mais détourne préclsément ses yeux de la morale, de la loi naturelle, de la nécessite, de la mort)) (1933, p. 166).

IJe Rllke du ,__ ~__ ~_~_~~-I r'c-.tJ"-l~t~ et (1~ 1-6 nlort se laisse lire, nous semble-t--ll, dans cette citation. La distinction qu'établit RIlke entre la pet l te et la grande mort permet peut-être de l'éclairer: «0 mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, donne à chacun la mort née de sa propre vie [ ... ], la grande mort que chacun porte en soi. [ ... ) Car ce qui fait la mort étrange et dlfflclle, c'est qu'elle n'est pas la fin qui nous est due, mais l'autre, celle gui nous prend avant que notre propre mort soit • mûre en nous» (Rilke, p. 20-21). 165

~ réclusion volontaire, au refuge choisi, mais à la solitude comme désespoir et comme dépossession.

Dépossession de ce que Fondane appelle l'Idée, c'est-à-dire

de ce qui «réduit le réel vivant, mouvant, à une forme morte

stable, et use, abuse du principe de contradiction pour rejeter"

(1933, p. 168). Tant que Rimbaud se trouve solidaire de quelque

cause, qu'il a des adversaires identlfiables, il n'est pas seul,

«il passe de la droite à la gauche, mais ne quitte pas le point

stable, le refuge, le port de Pascal [ ... J. Mais que Rimbaud

s'aperçoive, à partir de la 201':0.: <"f, "nf'>l, de la faillite de son

point stable, de l'incertitude de sa terre fenne)) (1933, p. 171),

voilà qui le menace de la solitude véritable.

La dépossession de l'Idée ressortit également au désespoir.

Ce désespoir, loin d'être un mot de sceptique, est une réa lité,

une évidence, la seule. D'accord avec Jacques Rivière pour dire

«~tre vivant, voilà l'horreur!» (1933, p. 174), Fondane identifie

ce désespoir au tempérament métaphysique, à l'homme tragique,

auquel tout est désormais interdit: «Haine de ce qui existe -­

haine de ce que l'on aime! Aucune issue à cela!)) (1933, p. 188)

C'est tout à la fois le désir de mourir et l'amour de la vie,

c'est l'impossibilité de faire quoi que ce soit pour mettre fin à

ce tourment et c'est encore ce qui, «rejeté par Id continuité,

revient avec les ruptures» (1933, p. 190). C'est un désespoir qui

veut vivre.

«Rimbaud serait-il donc un des premiers phénomènes du grand

décalage spirituel moderne)) (1933, p. 82), se demande Fondane. Ce

~ décalage S'explique à la fois par le passage des conceptions 166

• reJ igieuses dans le domaine public, c'est-à-dire par le fait que

l'~glise a laissé passer l'héritage de la pensée grecque aux mains des hommes de science, et par les fondements mêmes du monde occidental. HRalson contre Raison, et non pas Raison contre Mystique, vOIlà le fond réel de la lutte engagée entre Science et

RelIgion, entre savants et théologlens» (1933, p. 81). L'homme tragique, que la raison ne saurait satisfaire, est du coup privé de ressources, disponible. Il se pourrait que l'art se soit alors présenté à cet homme comme le seul domaine d'expression lui restant, l'art, «activité mineure qui trouve sa fin en elle-

même, qu'épuise son propre exercice» (1933, p. 81), impuissante, enfin. Cet homme est ainsi amené dans le siècle, dans le temporel; c'est alors l'humanisation d'une sorte de sainteté qui, pour

aVOIr perdu ses attributs divins, «ne fait que porter au maximum

ses terribles contradictions» (1933, p. 83). Dans la mesure où RImbaud cherche la «liberté libre», il

cherche à échapper à l'Occident, ou mieux: c'est l'Esprit qu'il

veut éviter parce que Hl 'Esprit est ':)u::('r~te, 11 vt?ut que je sois

en Occident. Il faudrait le 1-,::;, :c:~lt:' pour conclure comme je

voulais» (1933, p. 100; Fondane cite Rimbaud). La liberté libre

que Rimbaud situe en Orient n'est pas un retour au paganisme. Cet Orient est plutôt une sorte de rêve qu'il oppose à l'Autorité de l'Occident, le rêve d'un voyou, de quelqu'un qui vit dans la rue:

Fondane ajoute: «L'histoire littéralre, héritière de tant de ténèbres depuis la mort de Dieu devrait, plus souvent qu'on ne le pense, être envisagée à la lwnière de cette idée-là» (1933, • p. 84). 167

«Dès qu'il Y a une Maison elle est esprit, elle est autorité, elle • est bâtie en Occident» (1933, p, 101). Dieu est mort. Qu'à cela ne tienne, on le remplace presque

toujours par quelque chose qui est bientôt investi des attributs

du Dieu ancien (1933, p, 102): (cMais voilà, quoi qu'on fasse, le nouveau Dieu sent lui aussi son lieu de naissance; il est de son Occident; il commande, il ordonne, il prescrit, II enjoint; il

veut qu'on lui obéisse: il tyrannise)) (1933, p, 102). Ce Dieu est tout aussi parfait et absolu que l'autre. L'Esprit que fuit Rimbaud, c'est Dieu, S'il est mystique, Rimbaud ne l'est certes pas à l' «état

sauvage» mais, au contraire, «à l'état aigu de civilisé, un mys'cique dévoré par les "souffrances modernes" , situé uniquement

dans les cadres àe la Raison [ ... ] . Rimbaud est le premier homme de notre époque à avoir profondément éprouvé la crlSé de

l' humanisme» (1933, p. 116). La chute de Rimbaud est une

répétition point par point de celle du premier homme, dira Fondane. Elle ne consiste pas à tomber du bien dans le mal, mais

étJ-.:.que-", celle du temps réel» (1933, p. 112) . La poésie, comme la

conversion finale, ajoute Fondane, e3t un essai pour voir Sl la forme ne porte pas l'esprit, si le signe n'entraîne pas le réel

La catégorie métaphyslque se situe (cau-delà» du bien et du mal, on y est dispensé de toute morale; la catégorie éthique comporte les catégories du bien et du mali Fondane associe l'ange ou le • mage à la premlère catégorle et le paysan à la seconde. 168

(1933, p. 119). Tout, chez Rimbaud, est volontaire; ce qu'il

• cherche, il t_ hJ'IrôI] 11 E- à l'obtenir: il veut, en quelque sorte,

[( Jj ( , r les choses. Son travail poétique, sa méthode sont délibérés, voulus, à mille lieues de l'innocence. C'est par là

même qu'il commet H le grand péché métaphysique)) (1933, p. 109): manger le fruit de l'arbre de la science, c'est-à-dire de la démence et de la mort . Pour une part, le projet poétique de Rimbaud est responsable de son échec. C'était trahir la poésie, lui demander ce qu'elle ne pouvait pas lui accorder. Mais l'autre part, et la plus vaste, c'est Runbaud lui-même qui en porte la responsabilité.

HÀ la vérité sans liberté, il préfère la nécessité sans

objet)) (1933, p. 160). C'est encore dire que Rimbaud a préféré ne

Jamais accepter Dieu tout en demeurant soumis à sa nécessité

plutôt que d'~ccepter de se soumettre à son autorité. Il hésite à

franchlr la néc~ssité, à s'en affranchir, il se refuse à la «liberté libre)) qui ne tient qu'à ce pas, de la même manière qu'il

refuse le Dieu occldental. Partant, Rimbaud se prive à jamais de conclure. Abandonnant toute recherche d'une réponse qu'il se

refuse à formuler, Rimbaud «rejoint à pied le domaine tragique))

(1933, p. 208), il se rend à son indécision, à sa misère aussi.

D'ailleurs, la poésie n'est qu'un divertissement, une sorte de détour pour le tempérament métaphysique: I(La poésie n'est, quoi

C'est d'ailleurs un point sur lequel Fondane se désolidarise de Jacques Rivière qu'il approuve autrement; on se rappelle que Rivière assurait que Rimbaud était un ange dont la pureté et • l'innocence étalent intactes: Fondane le contredit sur ce point. 169

~ qu'on fasse, qu'un suspens de l'action, un moratoire accordé au réel» (1933, p. 83, note 1). Mais ce détour permet de mettre la poésie en lumière et de lui intenter un procès.

L'échec de Rimbaud entame la poés ie. «(Dans sa chute, il

entraîna le grand corps de sa 'Jictime. De ce corps à corps

furieux, la poésie garda une morsure, une fati~le, une lassitude terribles» (1933, p. 91) . Rimbaud lui demandait d'être ce qu'elle n'est pas, il lui demandait d'être action et crl alors que la

poésie ne peut surgir qu'une fois le cri et l'action passés. La poésie est, d'après Fondane, nostalgie, perte de soi, «action médlâtc, emploi de grands mots, éloquence, ignorance, impression

de bêtise» (1933, p. 94, suite de la note 1). L'erreur de Rimbaud, c'est d'avoir voulu faire cOlncider les temps, d'avoir voulu crier

dans le poème: «Le crl est un essai de modifIer Je rée li-il

provoque le miracle. La poésie est, par contre (réslgnation

passionnée ou révolte intégrale), acceptatj on de l'actuel» (1933,

p. 94, suite de la note 1). L'expérience de Rimbaud soulève ainsi

la question de l'essence même du lyrisme, dont elle montre

l'impuissance à modifier le réel. Le rôle de la poésie est plus

petit, plus obscur aussi, dit Fondane. Tout ce qu'il lui est donné de savoir, c'est qu'elle existe et qu'elle ne peut s'empêcher

d'exister (1933, p. 93). Le peu que l'on sache du poète, «c'est

Faisant référence aux surréallstes, Fondane soullgne: "r~ premIère tête qu'il ontlent, n'est-ce pas la SIenne? Et valla que toute une génération, informée cependant des rIsques qu'elle court, vient de s'offrir d'elle-même ce dictateur., (1933, p. 86); pour lui la question des surréalistes, upourquol écrlvez-vous?» supporte un sens rimbaldien, elle relève du procès de la poésie, ~ elle tient compte, en sormne, des «(attendus» mêmes de Rimbaud. 170

4It qu'il semble devoir être un peu bête, assez bête pour faire en sorte que sa raison brille par son absence devant la création, et

que cette bêtise est une cond} tion ,'_ ;,~ q:'lri Ir)];, de son rendement»

(1933, p. 88) . Il est grand temps que l'on cesse de demander à la

poésie de pOUVOlf ce qu1 préclsément la brise (1933, p. 96), il

lU1 faut cesser d'être ralsonnable et redevenir «un peu bête».

Seulement, si la poésie est cela seul qui s'offre à l'homme

de tempérament métaphysique pour trouver une réponse qu'il n'est

pas en son pouvo1r de donner, cet homme est rendu à son

déchirement premier, au tragique de sa révolte, à l'impossibilité

de la résoudre. C'est là le conflit qul se joue au coeur de la

~~l-,_--'l} ,.; J ,"r If .. ) , elle-même coeur de l'oeuvre, selon Fondane,

moment de l'oeuvre où l'on sent battre ce qui véritablement

sollicite Rimbaud.

La L_1L~L __ ":. '.'1.f 0:-'1 est marquée par une sorte d'accélération

des mouvements contradictoires. C'est en fait comme si les deux

tendances qui s'arrachent Rimbaud, tout en coexistant, ne se

contredisaient pas, mais plutôt rendaient plus parfaitement compte

du conf lit: cc Il Y a là autre chose qu'un oui ou un non logique:

l'expression d'un réel mouvant, dévorant, se morcelar t soi-même,

essayant de prendre conscience de son impuissance» (1:1 3 3, p. 138).

Avant comme après la :-:,-" ~ ~ ,1; , Rimbaud n'a jamais «compo'3é)) avec ses

"Sl les poètes avouent d'eux-mêmes n'être dans la famille humaine que des enfants, des prim1tifs, des gardiens des ténèbres, des pré-log1ques, Je demande instarrrrnent qu'on les croie sur parole" (1933, p. 89). Par là, Fondane, bien qu'il ait à redire du 4It proJet sun éallste, s'associe à quelques-unes de ses prémisses. 171

~ tendances, il a toujours donné prééminence à l'une au mépris de l'autre, il est demeuré entier. Le premier Rimbaud est révolté

contre la mort tandis que le second en est terrifié, une terreur

qui est l'acceptation totale de sa nécessité, la convictlon

désespérée que l'on meurt et qu' il n' yan u l moyen de l' év J ter

(1933, p. 132). Mais la ~:"Ls"rl r->11 t-'Il!~-'l, elle, est un champ de

bataille: «Le croyant en Rimbaud est irnpuis~;ant à tuer l'athée;

l'incroyant de même, est lffipuissant à tuer er. lui la foi el cette

gourmandise de Dieu, dont il a honte» (1933, p. 142). Cette

attente de Dieu menace Rimbaud de "paysannerie»; elle est un signe

de déchéance et d'infériorité que la science, la mythologie du

progrès et la raison ne permettent pas. Ce qui retlent Rimbaud de

céder à sa gourmandise de Dieu, c'est la voix qu'il sent prête à

crier «Paysan!)) Le tragique qu'il éprouve n'est pas «négociable)),

il est insoluble précisément, il est J'JJl/fl(l",',Il'Illl,' d" t.'I1II'

COn22~:La:~nn et, à la lumière de celle-ci, force lui est de

constater que la pensée n'est pas un processus dialectique mais

une activité impuissante à offrir la moindre solution (1933,

p. 210).

A l'intention des surréalistes qui ont trouvé Rimbaud

coupable d'avoir fait crOIre que son départ pour le Harar était

une seconde fuite , Fondane tient à préclser que le seul Rimbaud

qui ait falt croire à une fuite est le premIer, cell1l quI prétend

que l'on peut fuir par ses propres Jnoyens (1933, p. 215).

Voir André Breton, Spc_Grd r:-tr.An cf ",",.-::1 (~ CL :.:. rr ç,cA , ,::rrl( [1924d l, ~ o.c. 1 p. 784. 172

L'autre, le second, bien au contraire, ne veut plus faire croire à • rien: uNe pouvant admettre que la solution du conflit ne se trouvait pas dans le choix de l'une de ses deux forces en présence, il tua sa raison, il tua sa foi; il n'eut la moindre pitié de lui-même» (1933, p. 142).

Ce Rimbaud-là problématise la question de la recherche de

Dieu en Occident et permet du même coup à la poésie de prendre conscience de ses limites. De la même façon gue celle de Renévjlle, la préface de Fondane fait voir en Rimbaud un guide, un phare qui mOIJtre que le tr:lgique est le lot de l' homme moderne.

1\1 (Or (JII: Lel 1 ';"/c l ut Ion r;Jarallèlt::' de RlInbaud

Entre les années 1925 et 1930, le mouvement surréaliste, en quête d'une Hobjectivation)) de ses idées, se rapproche du

communisme. Tout efois 1 aux environs de 1935, à la lumière du durcissement que le stalinisme impose aux idéaux de gauche, Breton sent la nécessIté de fixer les limites de son adhésion au

maténalisme dialectique. La nouvelle préface surréaliste à

Rimbaud qui s'élabore aux environs de cette année 1935 nous

penuettra de comprendre l'étendue de cette adhésion, son sens et

son domaine véritable. RépudIé dans le Sec(~n,-i Il1dnlres,te, Rimbaud

sera à nouveau requis pour fixer la situation réelle de l'objet • surréaliste. 173 • L'objectlvatlon des idt'>t"s À la suite de la publication du premier !vIam t 0St t', les

surréalistes cherchent à inscrire dans le concret leurs exigences.

Restreint aux années 1925-1926, le recours à un Orient imaginalre

ou mythique est une sorte d' obj et de transi tlon, bientôt re layé

par le communisme. Par l'évocation de l'Orient, les surréa listes

déclaraient la guerre au christianisme gu i s'est compromis

irrémédiablement avec les puissances du monde et a perdu toute

qualité spirituelle (voir Bonnet [1980], p. 415).

L' «Introduction au discours sur le peu de réalité))' que

Breton rédige en 1924 fait état du pouvoir d'évocation que les

mots ont perdu. Même l'imagination ne peut trouver la sortie du

monde tel qu'il est: «L'imagination a tous les pouvoirs, sauf

celui de nous identifier en déplt de notre apparence à un

personnage autre que nous-mêmes» (1924e, p. 10). Il ne s'agit pas

non plus de faire appel aux mots eux-mêmes: «tels gu' ils sont, ils

répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que

notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage.

La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement

«Introduction au dlscours sur le peu de réallté)) [1924e]; d'abord paru dans la revue ((Jf'~"---:--T ~ en 1925, il fera partie du recueil L~ pGlnt i~ JD~r [1934]; nous citons ce recueil d'après • l'édition revue et corrigée de 1970 (p. 9-30). 174

• de notre pouvoir d'énonciation?» (1924e, p. 23) Pour échapper à

ce qui nous rive à l'univers commun, il faudra échapper à ce qui

l'asservit. Rompre avec la syntaxe de la phrase est une sorte de

figure du désir de rompre avec la syntaxe de cet univers.

Rendre le possible à l'homme, c'est aussi maintenir en lui

l'espoir qUl n'est que da méfiance de l'être à l'égard des

préV1Slons précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion

défavorable à l'être ,h '1 ~ ('::'11 r-- une erreur de son esprit)), corrane le

dit Valéry (1919, p. 325).

Ce sera là, nous semble-t-il, le dénominateur corranun de

l'appel à l'Orient et de l'adhésion au communisme: «Que l'Orient

du rêve, du rêve de ~haque nuit, passe de plus en plus dans

l'Occident du jour. Il dlsslpera cette politique sombre des

derniers temps de notre décadence» HC' est de l'Orient que nous

vient aujourd'hul la lumière» (1925a, p. 898), certes, mais c'est

aussi l à que Breton puise de quoi «tirer l'échelle,) à la

ci vi l isation latine et à ses promesses de tranquillité (1924e,

p. 28). L'Orlent est un simple symbole, peut-être, Breton l'avoue

de son propre chef, mais c'est le symbole de la dépossession de

Elle dépend aussi, ajoute Breton, de l'hésitation que l'on éprouve à , ',' : r aux créatlons poétiques comme l'on crOl taux récits des explorateurs, alors que ces deux types de textes déplacent les bornes du réel: HJe prétends que ceci est tout autant que cela, c'est-à-dire ni plus ni moins que le reste» (1924e, p. 26-:~8).

A. Breton, « Réponse à l'enquête des "Cahiers du mois": Orient/Occident» [1925a l, ,-~alll02rs du mens, numéro 9-10, février­ • mars; O.C., p. 898-899. 175

~ l'homme, de son retour à la souveraineté, à sa sérénité premières (1924e, p. 29).

Avec la guerre du Rif, de réel surgit au coeur du mythe et exige de lui être substitué» (Bonnet [1980], p. 422). L'occasion est donnée aux surréalistes de faire passer dans le concret «ce qui restait une proclamation générale, encore toute verbale et non

dépourvue d'emphase et d'éloquence« (Bonnet [1980], p. 422). Le

communisme est un outil plus concret, plus adapté à la

transformation de la vie, plus agissant que le mythe de l'Orient.

La guerre du Rif favorise donc le rappro.::hement avec le groupe de la revue Cld:'t-,-S et l'adhésion au COlTU11unlsme, que la lecture du

Lér::.nç de Léon Trotsky viendra précipiter. Le commun] sme

n'apparaît-il pas à Breton, à ce moment-l~, comme ((le plus

merveilleux agent de substitution d'un monde à un autre qui fut jamais?»

De 1925 à 1930, l'adhésion au marxisme aura le temps de

s'affermir, de se réaffirmer sans cesse, mais aussi de susciter

quelques réserves. En nous situant au moment du ~~~..:'_llJ:L.EL!.!: J f,·',t ,. du sury'::'alL3In':""' , nous tenterons d'y trouver les ralsons, les

points de convergence et les réserves accompagnant le passage des

surréalistes au domaine polltique. MalS nous tenterons aussi

A. Breton, «Léon Trotsky: :~~'r _~)) [1925b], I~:"I',l:l!_J(,fl surréalls~e, 5(15 octobre); O.C. (p. 911-914), p. 912.

A. Breton, :::,,:oC(lY"l-J ITia.fllf.:..:::. r ", j~ :,,;:. 'L .~;'" [1930], Simon Kra; ~ O.C., p. 773-833. 176

~ d'éclairer, si c'est possible, ce qui a alors valu à Rimbaud répudiation et condamnation.

Souscrire aux idéaux de gauche procède, nous l'avons dit, du

besoin d' ((objectiver)) ce qui était encore à l'état de théorie dans

le surréalisme. C'est peut-être aussi une question de loyauté, au

sens hégélien du terme, la loyauté qui «ne peut être fonction que

de la pénélrabilité de la vie subjective par la vie

"subst.antielle"» (1930, p. 792). Nu] ne devra s'étonner, dès lors,

de vou le surréalisme «s'appliquer à autre chose qu'à la

résol ut ion d'un problème psychologique" (1930, p. 793) et poser la

question du régime social.

Selon Marguerite Bonnet, ce n'est pas tant la nécessité

historique du socialisme que voient les surréalistes dans le

conununlsme, qu' ((un outll capable d' impriIner aux faits sur une

échelle inunense la marque de la révolte» (O.C., p. 16Q9, note

initlale pour «Léon Trostky'\). Le surréalisme, qui a tenté de

réduire cc les di verses antinomies qu'entraîne le procès du monde

réel»' , ne trouve que dans l'idée de révolution la réduction de

ces antinomies. Et, il n'y a pas à s'y tromper, même circonscrit

dans le cadre théorique de la lutte des classes, le communisme

s'attaque au même problème, du moins à l'un de ses aspects

essentiels: «Le problème de l'action sociale n'est, je tiens à y

revenir et j'y insiste, qu'une des formes d'un problème plus

A. Breton, «Au grand jour)) [1927] 1 brochure-tract, ~ditions ~ surréalistes; O.C. (p. 928-942), p. 933. 177 • général que le surréalisme s'est mis en devoir de soulever qui est p. 802). Le surréalisme n'entend pas pour autant sacrifier son domaine particulier, le langage: «lIn' est personne de nous qui ne

souhaite le passage du pouvoir des mains de la bourgeolsie à celles du prolétariat. En attendant, il n'en est pas moins nécessaire, selon nous, que les expériences de la Vle intérleure se poursuivent et cela, bien entendu, sans contrôle extérleur, même marxiste»' . N'entendant pas désavouer l' acti vité des surréalistes ni délaisser les armes que leur sont les mots, Breton assure que «c'est de là, et de là seulement, que sur le terraln

spéculatif, (ils] pourron(t] faire le mieux sentir [leur] opposition» S'élever contre la civilisation occidentale, c'est encore

déplorer sa perversion: «[Elle] entraîne de nos jours l'impossibilité, pour qui parle avec une certalne rigueur, de se faire entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle)) (1926, p. 45). Or c'est précisément cette perversion qui a souillé Rimbaud: «On a usé, un jour nous nous sommes aperçus qu'on avait usé, rendu presque inutillsables les instruments de notre travail)!

(1925d, p. 917). Faisant fi du témoignage de toute une vie qu'on aura échangé contre deux ou trois mots, ceux d'une conversion, les

responsables du malentendu n'ont pas résisté à «la volonté de

A. Breton, «Légitime défense)) [1926], Ëditions surréalistes; repris dans ::"'e r'(.Jlr:~ 'L _,; [1934] (p. 32-52), p. 46 .

A. Breton, «La force d'attendrel) [1925d], _r__ ~_~, 79(déc.1921J­ • janv. 1926); 0 . C . ( p . 91 7 - 9 21 ), P . 92 l . 178

cl asser, de réduire à tout prix l'inclassable et l'irréductible» • (1925d, p. 917). HA quoi pourrions-nous bien continuer à tenir?» demande Breton (1925d, p. 917). Il n'est pas de valeur morale que

l'on puis'.Je mettre à l'abri de ce qu'il appelle le «pragmatisme

bourgeois», sauf, peut-être, en refusant de la livrer et même de

l'évoquer. Les valeurs morales doivent demeurer secrètes pour

conserver leur pouvolr. À ceux qui osent soulever publiquement la

uquestionll Lautréamont, Breton répond: «Qu'espérez-vous, grand

DJeu? Ce qui a pu Sl longtemps se garder de toute souillure, à

qUOl pensez-vous en le livrant aux llttérateurs [ ... ]? Ne vous

sui fi t- l l pas de voir ce qu'ils ont fait de Rimbaud?»

Pourtant, j ln' est pas moins vrai qu' .:'.1 :'I.lrrLli? d-l vE:rbe «peut

être tenu il' plus authentiquement pour l'amorce de l'activité

dia lclle qu' aUJourd' hui seul le surréal isme poursuit. Il Y aurait

de notre part Q'JeJque enfantlllage littéraire à prétendre que nous

ne devons pas tant à cet lliustre texte» (1930, p. 818). Et il est

également indéniable que la voie dt.! refus a été ouverte par

Rimbaud. Seulement, «il n' y aurait aucune discussion possible à ce

sUJet sj [ ... ] tous ceux qui ont intérêt à s'opposer à la

constitution d'une puissante idéologie révolutionnaire, ne

s'étaient ingénles à trahir volontairement les intentions de

Rimbaud, à lui dérober le seul public qu'il s'efforçât de touchen)

A. Breton, «Réponse à une enquête du "Disque vert": Le cas Lautréamont» [1925c], I\:~- rdt:' \'':''l~, NÜ4i O.C., p. 916 • • 179

• (1925d l p. 918) '-. Qu' il apparaisse dès lors inutile à Breton de se

chercher des antécédents, qu'il ait «plus confiance dans [le]

moment, actuel, de [sa] pensée que dans tout ce qu'on tent [ e] de

faire signifier à une oeuvre achevée, à une vie parvenue à son

terme)) (1930, p. 783), se comprend mIeux. Qu'il coupe court à la

discussion sur Rimbaud s'explique aussi: si «Rimbaud est coupabl e ) [ ... ] d'avoir permis, de ne pas aVOlr rendu tout à fait impossible

certaines interpétations déshonorantes de sa pensée, genre

Claudel» (1930, p. 784), il est, par là, coupable surtout d'avoir

permis qu'on désamorce la portée de son oeuvre, qu'on fas se de son

oeuvre quelque chose d'inutilisable. Rimbaud est coupable parce

qu'il est désarmant -- coupable de désannement. En samne, il est

coupable d'avoir eu des préfaciers.

En réponse à la montée du fascisme en Italie, et pour

maintenir parallèles les entreprises révolutionnaires du

communisme et du surréalisme, Breton, aux alentours de 1935,

précise la «situation surréaliste de l'objet)) , en réitérant la

nécessité pour l'imagination de demeurer indépendaI,~e de

Breton trouve un appui dans l'évocation d'un Rimbaud communard qu'a faite Ernest Delahaye dans ses _' _',_,_'_' _J_ ~ __ Il_,_-'--.!.'-L (tv1esseln, 1925) .

Breton expose ses posltions au cours d'une série de confp.rencei) et d'entrevues qu'il donne, notamment a Prague et u paris, en

1935. Elles ont été recueillles dans ~ _ ___ ~ ''Ll '" S01r4~ '8- [1935J; nous citons d'après l'édltIon de 1971 d~ la • Société nouvel1e des éditlOns Pau'Iert, Le 1ivrr~ de fY)r;hr: . 180

• l'événement. Il oppose la forme au fond, corrrrne il oppose à cela

peinture à sujet social celle dont le contenu latent [ ... ] est

révolutionnaire»' . Contrairement à ce qui est ordinairement pensé,

« l'art bourgeols n'est pas la propagande bourgeoise, mais

simp]emen~ la peJnture de cette phase de notre société où la

classe bourgp.oJse possédait la culture» . L'art, partant, ne fait

vér itabl ement que mettre en relations les forces en présence; il

ne joue pas un r61e de propagande mais de psychanalyse (1935a,

p. 34). En poésie, miner les rapports de forces est un problème

plastique dont l'équivalent consistera à briser l'interdépendance

des parties du discours poétique .

Pour préserver sa mobillté, la poésie devra se garder de se

mettre au serVlce exclusif d'une idée. C'est la condition même de

l'objectivité en art, sans laquelle celui-ci sera incapable de se

conformer à sa nécessité primordiale qui est, selon Breton, d'être

avant tout humain (1935a, p. 25).

Pour serVlr sa démonstratlon, il évoque l'art de Rimbaud, qui

Cette éplthète, qul rend hâtlvement compte d~ la volonté non confonniste indiscutable qui anime UIle telle

A. Breton, entrevue accordée à -'::2J.=-'::: [1935c) (Revue socialiste dE' culture, Tenenfe), mal; L __ ~~_lltlCrj';:: ,lU surréallsm:::: (1935) (p. Sl-57), p. 53.

A. Bretoll, «Posltlon politique de l'art d'aujourd'hui» [1935a], conférence prononcée à Prague, le 1er avril, I\Slt-: c':. rn1':'"::;"JUe du ' __ ':)é-':': __ -'-_'~t.... [1935J (p. 13-45), p. 35 (Breton cite lci Spender).

A. Breton, uSltuatlon surréaliste de l'objet» l1935d), confélence prononcée à Prague, le 29 mars, l-)l';:~l'-:'L l:-.--,l::t:l:Juedlo. -'-'::_"'- ...' ___ ~ [1935J (p. 87-120), p. 100; Breton donne ici l'exemple • du poèmE' "RèvE'!' de R1J1Ù:)aud. 181

oeuvre [ ... ], a le défaut grave de se confondre avec celle qui tend à déf inir une action systématique dans le sens de la transfonnation du monde et qui implique la • nécessi té de s'en prendre concrètement à ses bases réelles. (1935a, p. 15)

«Pour un révolutionnaire, le premier courage doit êt.re de

préférer la vie à la légende» . Or Rimbaud n'est pas exclusivement

acquis à la cause révolutionnalrei ce qUI le preoccupe avant tout,

ce sont des problèmes esthétiques. Convoquant les poèmes de

Rimbaud qui auraient été écrlts sous la pression des événements de

la Commune , BretoIl constate que leur veine «est aussi peu

différente que possible» (1935a, p, 24) de celle des autres

poèmes, compte tenu que toute la poésie ultérieure de RlIubaud use

déploie dans un sens qui n'implique avec sa poésie antérieure

aucune solution appréd ar le de continul té» (1935a, p. 24), Ce qui

canalise ce développement, ce sont les :.echerches verbales, la

préoccupation technique, l'ambition de traduire le monde dans un

langage nouveau, «ambition qui a tendu à se soumettre chemin

faisant toutes les autres» (1935a, p. 24),

Soumettre les autres ambitions veut surtout dire tirer parti,

tout en ne s'y liant pas, de l'objet qui a donné naissance à

l'imagination. Le don d' expresslon ne dolt pas se mettre au

service de la puissance d'émotion: «Je dIS que l' émotlon

A. Breton, «Discours au Congrès des éc-ivains» [1935e] prononcé Paris en juin, j-'-).~lt ,:. r ~:' ~ :~ .. _1_.__ -,-~_1_~ [193,] (p, Su .58), p. 66 il' exemple de Rimbaud serVlra dans chacun des text.es du recueil h,s_':',,~ _o' :-5',' •. , , a lllustrer ,a néces~Jité de préserver l'indépendance de l'art,

Breton en dénombre quatre: «Les Mains de Jeanne-Marie .. ,

subjective, quelle que soit son intensité, n'est pas directement • créatr ice en art, qu'elle n'a de valeur qu'autant qu'elle est resi tuée et incorporée indistinctement au fond émotionnel)) (1935a,

p. 27), qu'autant qu'elle est ramenée à cc que Breton appelle «le

foyer vivant» seul capable de lui faire gagner en profondeur le coeur des hommes (1935a, p. 26). Cette douleur, cette émotion vont

intenslfler le foyer et toute oeuvre ultérieure sera grandie d'autant: «A la condition d'éviter la tentation de la

conununication directe du processus émotionnel, elle gagnera en

humani té ce qU'elle perd en rigueur)) (1935a, p. 27). «La pensée, l'hjstoire et l'éloquence ne cessent jamais de constituer pour [la

pensée lyrique] des écueils» (1935b, p. 50). Si Rimbaud a ouvert la voie de la révolution aux

surréalistes, il leur montre tout autant le domaine précis de son

application. La révolution sociale et la révolution poétique, pour poursuivre un même but, sont parallèles. Encore ici, Rimbaud

demeure et dOl t demeurer un phare, ce guide qu'il est pour Renéville ou pour Fondane.

* Vers 1935, les préfaces à Rimbaud s'inscrivent dans une

polémique que le surréaJ lsme aura contribué à «dramatisen, selon

le tenne d'Yves Bonnefoy.

A. Breton, entrevue accordée à «Halo-Novinty)) [1935b], en avril à Prague, l~-'.-'--,-,,-:'-~_r,":,: "W\:~ du ::,ulléahSInt? [1935] (p. 46-50); ce foyer vivant est un monde d'émotions élaborées pour la plupart • dans l'enfance (1935b, p. 50). 183

• Tout en demeurant d'une certaine manière Dnprégnées des enjeux qui ont paru être investis par la vie et l'oeuvre de Rimbaud (la recherche de Dieu, le pouvoir de la parole poétique,

la subjectivité), ces préfaces prennent aussi acte de ce que Valéry a appelé «la crise de l'esprit)).

Les questlons que posent tour à tour un Renéville, un Fondane

ou un Breton à l'oeuvre et à la vie de Rimbaud sont une sorte de mise en relief, de recomposition de ce qui, en amont, s'y jouait.

La poésle est-elle le lieu possible d'une recherche de Dieu? La

portée d'une rédemption, si elle advenait, serait-elle

individueJle ou sociale?

Pour ajustées qu'elles soient à la question qu'elles posent,

les préfaces à Rimbaud, entre 1925 et 1935, apparajssent conIDIe

autant de réflexions sur un autre enjeu, qui les sous-tend toules,

nous sernble-t-il, c'est-à-dire le pouvolr poétlgue, le rapporl

qu'entretiennent poésie et action. C'est par l'jdée de

substitution ou d'inadéquation du moyen aux fins gue semble se

résoudre cette question: la poésie est toujours un détour, une

voie parallèle qu'on emprunte faute de mieux pour chercher Dl eu ou

la révolution sociale. Le départ de Rimbaud pour l'Afrlque est,

pour chacun des préfaclers, cowne l'aveu d'un constat d'irnpulssance de la parole poétique qu'ils ont tous cherché, dès

lors, à circonscrire.

Pour Renéville, s'il est question dans la POéS18 de la

recherche de Dieu, un Dieu oriental, la poésle ne peut rendre

compte des aboùtissements de l'expérience; II n'est pas en son • pouvoir d'entraîner une rédemption autre que personnelle. Tout Au 184

~ plus pense-t-il, comme Rivière, que la poésie est un moyen inductif, qui fait le «travail préliminaire)), qui ufixe les points de départ)), sans pour autant être en mesure d'aller au delà d'un découronnement du monde. La poésie crée un besoIn que l'horne reste libre de combler. La seule voie métaphysique de la poésie

confine à l'expérience personnelle. Et Rimbaud l'a bien vu, qui est parti po' r l'Afrique faute de pouvoir entraîner le monde vers

Dieu à sa suite. Si l'oeuvre de Rimbaud, pour Fondane, prend l'allure d'une recherche de Dieu, c'est qu'elle cache une révolte métaphysique

contre la mort (question strictement personnelle qui ne souffre péS la collectIvité). Bien que Rimbaud ait cru que la poésie

pouvait quelque chose con~re la condition humaine, il s'est trompé: la poésie n'est pas la cOJncidence des temps du poème et de l'action; elle lui est postérieure, elle en est le récit, le souvenir ou la nostalgie. La volonté, la raison doivent s'absenter

de la poésie qui ferait mieux, à son avis, de redevenir ((un peu bête)) .

Quant à André Breton, s'il reconnaît bien une portée à la poésie, il la met cependant en parallèle avec l'action directe.

« "Transfonner le monde", a dit Marx; "Changer la vie", a dit

Rimbaud: ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un)) (1935e, p. 68). C'est par une sorte d'esthétisation qu'il s'agit de

briser les rapports de forces, d'en finir une fois pour toutes

avec « la surVIVance du signe à la chose signifiée)) (1935a, p. 19). La pOéSIE' n'est pas en marge de l'activité révolutionnaire: les ~ deux coincident sans se confondre. Mais la poésie demeure un acte 185

~ privé. Le poète puise à même son foyer vivant la puissance d'émotion qu'il doit à tout prix garder intacte de toute

dépendance à l'égard de l'événement. Son oeuvre, à cause de cela,

servira à une manière de psychanalyse de la société et, peut-être,

contribuera ainsi à sa révolution.

~ •

Conclusion

• 187 •

L'étude qui s'achève avait pour but de reconstituer ce

que nous avons appelé les (Ipréfaces» à la figure d'Arthur Rimbaud,

c'est-à-dire les grandes interprétations qui ont pu s'élaborer à

son sujet au cours des quatre ou cinq décennies qui ont suivi son

départ pour l'Afrique, soit entre les années 1890 et 1930-1935

environ. À cette fin, quatre coupes transversales ont été

pratiquées à l'intérieur de cette pérlode, correspondant à quatre

moments particulièrement caractéristiqùes ou, selon nous, apparaissent avec le plus d'évidence les strates de signiflcation

successives que le temps peu à peu a déposées sur le texte rimbaldien. Constituées de lectures et de commentaires influencés

• à la fois par la révélation progressive du texte et par les circonstances historiques et intellectuelles dans lesquelles elles 188

4It se forment, ces strates, avons-nous constaté, en s'ajoutant les unes aux autres sans se détruire, ne cessent d'enrichir et de transformer le texte originel, d'en «épa.i.ssir» le sens et la portée, de lui donner des valeurs et des significations nouvelles,

et ainsi de le garder vlvant, s~nnn plus Drésent à travers le temps qUl passe qu'au jour de sa première apparition. Rappelons donc, pour terminer, ce qui marque chacune des quatre étapes étudiées. Tout d'abord, aux alentours de 1899, on

peut afflrmer que le texte de Rlmbaud, c'est-à-dire son oeuvre et sa vie, se trouve en quelque sorte aménagé. L'oeuvre, dont Verlalne avait cherché la valorlsation esthétique, et la vie, dont

IsabeJl~ avait dégagé la portée édlflante étaient comme

départagées, situées de part et d'autre de la SdlSorl en enfer

devenue, avec l'intervention d'Isabelle, une sorte de repère

chronologlque, le Ja~on ci' une rupture matériallsée dans le fonnat même des «oeuvres complètes» de l'édition Vanler (1895 et 1899). A la faveur d'une prolifération d'anecdotes biographiques, l'oeuvre

et la vie de Rlmbaud, en se documentant mutuellement, formaient alors ce que nous appellerions une destinée, c'est-à-dire une trajectoire dont les mouvements successifs, devenus cormne nécessRlres les uns aux autres obéissent, dans l'esprit des

commentateurs, à quelque chose qui, au creux de cette destinée, la

rend inévitable et la justifie, quoique cette justification n'ait de cesse de leur échapper.

A la fin de cette première période, la préface à Rimbaud 4It revêt donc le caractère d'une problématique qui va donner forme, en retour, aux préfaces subséquentes. Elles vont se développer 189

• cormne un «cormnentairell qui, ainsi que l'explique Antoine Compagnon, «rabat une division transversale sur une division

longitudinale, et [ ... j .J.es dépasse après avoir reconnu leur

nécessité» (Compagnon, p. 180). Le CO!1Ullentalre étant Id forme propreJTlent assignée au développement sériel du sens des Écn tures, la division entre Ancien et Nouveau Testament se transpose ici dans la césure entre l'oeuvre et la vie de Rimbaud, sa vie et son oeuvre formant les deux parties d'un texte dont les préfaces viseront l'unification, le mode d'engendrement mutuel.

Léguée à Claudel et Rivière, cette problématique oppose, selon eux, le réel au métaphysique, dont ils cherchent la réconciliation. Dans l'écroulement des anClens paradigmes

scientifiques, le texte de Rimbaud, pour les préfaciers de 1912-

1914, propose la remontée du monde matériel vers le monde

métaphysique. L'oeuvre est un chemin qui, du réel mène à Dieu. L'impuissance des mots, trop palens pour exprimer le sacré

chez Claudel, proprement impuissants à restituer le paradls

originel chez Rivière, l'impuissance des mots à laquelle se heurte Rimbaud est une sorte de rappel de la faute or igineJ le gu' il

faudra expier, pour l'un comme pour l'autre préfaclcrs, à la

« sueur de son front Il, par la patience et le travai 1.

Dans leurs préfaces, Claudel et Rivière posent tout a la fois l'objet et l'impossibilité de la quète poétique. Quête du

sacré, la poésie est vouée, comme par avance, en verlu de ld faule

originelle, à l'échec. L'entreprlse poétique est l'expérJen~e même

de la faute orlginelle qui a retiré aux mots 1eur plénl tude et • leur pouvoir de signifler. La poésle devient, en quelque sorte, 190

~ l'expérience de sa propre impossibilité, et le départ de Rimbaud pour le HarAr figure la reconnaissance et l'acceptation de cp-tte

lmpasse. L'érosion des mots et leur vacuité que laissaient déjà entrevoir les préfaces de Claudel et de Rivière, leur pauvreté, leur impulssance ne sont peut-être, pour un André Breton, que

l'impuissance de notre propre regard sur le réel, un regard venu de dehors, convenu, usé par l'habitude et qui, masquant la

mobilité du réel, soustrait l'homme à sa propre mobilité intérieure.

La réf lexlOn que proposent et relancent l'oeuvre et la vie de Rimbaud amène fu1dré Breton, au cours des années 1914-1924, à

chercher la réconcillation de la poésie et de la vie.

De la même manière qu' 11 définit l'image surréaliste par le

rapprochement. de deux idées éloignées et contradictoires dans le

tL..!.!J.L L:_',_1_' , de 1924, Breton rapproche l'oeuvre et la vie de Rimbaud.

Si le choc de deux réalités distantes recrée le monde en

l'engendrant à nouveau, renouvelle l'étonnement et relance la réflexion, pour Breton, le rapprochement de l'oeuvre et de la vie de Rimbaud, contradictoires, éloignées en apparence, redonne une nouve l le lnf l exion au questionnement poétique. Sorte de résolution

hégél ienne des oppos i tions dialectiques, le questionnement de

Breton cherche à réconcilier la poésie et la vie, à amener la

poésie dans la vie. LOln de s'exclure l'une l'autre, la poésie et

la vie sont réconclliables, l'une étant le site d'expérimentation de l'autre, sa mise en appllcation, sa réalisation mêlT'e. ~ 191

Au Breton de 1924, Rimbaud enseigne que la poésie est le • moyen de changer la vie. En la vivant, la poésie agrandit la vie, abaisse les bornes du réel, rend l' hOITUne à sa pr-opre di verSl té et

à sa souplesse intérieure. Chez Breton, la quête métaphysique est

«incorporée», l'agrandissement de l' hOITUTle 1 son rehaussement loge

au creux de lui-même. Si la poésie redonne à l' hOITUne l'occasIon de

«changer la vie», elle lui ouvre aussi la possibil ité de «changer

le monde», le pouvoir poétIque devenant ainsi une figure du

pouvoir politique.

Après la guerre de 1914-1918, l'Occident prend conscience

d'elle-même et de sa fragilité. Entre 1925 et 1935, les préfaces à

RiInbaud proposées par un Fondane, un Renéville ou un Breton, tout

en mesurant le «pouvoir poétique)), prennent aussi la mesure des

institutions de l'Occident. On Interroge les pressions réciproques

que peuvent exercer l'une sur l'autre la SOCJété et ]a poésle.

C'est que l'on a aussi pris conscience que la POéSl e

«surdétermine» et amène à la formulation les rapports de force qui

donnent à la société sa fOllTle et régissent son foncU onnemenl

En même temps, ces préfaces passent de la «courte vue)),

c'est-à-dire du regard qui tente d'apprécier une oeuvre enc(,re

trop proche pour être véritablement mesurée, à un regard qui,

ayant reconnu une sorte d'autorité au texte, prend l'oeuvre en

exemple et en dégage les leçons. La "destinée» de Rimbaud est

investie petit à petIt d'un autre objet, qui est la poésle.

Associés, le destin de RImbaud et celuI de la poésie sont examinés • Voir Jauss, "La douceur au foyer», p. 269. 192

ensemble corrune si dans le premier se jouaient la valeur et la • signification du second. Si la seule voie de la poésie est l'expérience mystique,

corrnne le pense Renéville, la poésie est condamnée à ne noter que les points de départ de vislons qui ne se déploienl pleinement. que dans le silence et l'oubli de soi. Pour cela, encore faut-ll, corrnne Rimbaud, tourner le dos à l'Occident dont le Dieu personnel renforce et légitime la volonté d'individuation qu'il faul précisément réprimer en soi pour retourner au uLogos)). Pour Fondane, ce qui est au coeur de la poésle, c'est la solitude de l'homme, c'est-à-dire son désespojr et sa dépossession

devant la mort. De celui qui, comme Rimbaud, veut échapper à l'Autorité du Dieu occidental mais refuse de s'affranchir de sa

Nécessité, cette solitude fait ce que Fondane appelle un «hOIIDne

tragique». Le déslr et l' imposslbilité de Dieu dans un monde moderne et civilisé demeurent inconciliables. Quand cet hOIrune

cherche à se libérer de Dieu dans et par la poésie, ce umoyen»

même le trahit. La poésie n'est pas action et cri, volonté et raison; l'expérience de Rimbaud illustre bel et bien l'impuissance

du lyrisme à modifier le réel. Breton convient avec Fondane que la poésie n'est pas le lieu du cri. Si, pour Fondane, la poésie est récit et nostalgie de

l'action, pour Breton elle en est la figuration et l'induction. La

syntaxe du texte est, selon B~eton, ce que l'ordre est à la

société; dès lors, le travail poétique consiste à rompre

• l'interdépendance des parties du discours et à offrir ainsi la

figure d'une possible rupture de la syntaxe du monde. La poésie 193

n'est donc pas proprerr.ent «action», elle est plutôt en avant • d'elle, elle l'induit. *

Pour René Char, qui lit Rimbaud aux alentours de 1935,

les préfaces à Rimbaud, comme des «battements innombrables)), sont

((autant de versions, celles-là plausibles, d'un événement unique:

le présent perpétuel, en forme de roue corrune le soleil)) . Rimbaud

est un phare: «Si je savais ce qu'est Rimbaud pour moi, écrit René

Char, je saurais ce qu'est la poésie devant moi, et je n'aurais

plus à J'écrire» (Char [1956], p, 732).

Il est posslbJe de penser, dès lors, que la poésie de René

Char serait COITmle une lecture de Rimbaud, lecture toujours au

présent, ITloblle et dont la trajectoIre se trouverait dessinée,

tendue vers l'oeuvre de Rimbaud, qui « lui ouvre la voie, contient

sa dispersIon, [la] nourrit de sa lancée)) .

B .en qu'il ait consacré périodiquement des textes à Rimbaud,

René Char donne à penser que, d'une certaine manière, toute son

oeuvre serait une «mise au présent)), une appropriation de l'oeuvre

de Rimbaud, un réInvestissement de ce que celui-ci a obtenu et

dont Char serait l'héritier: ((tout ce qu'on obtient par rupture,

détachement et négation, on ne l'obtient que pour autrui))

(Char [1')56], p. 733). En d'autres mots, l'oeuvre de René Char

R, Char, «Arthur Rimbaud)) [1956], O.C., p. 729 .

R. Char, ((Réponses interrogatives à une question de Martin • Heidegger)) [1966], O.C., p. 734. 194

• pourrait peut-être se lire comme une préface à Rimbaud

continuellement remise à jour, mobile, comne une incessante

recherche de ((ce qu'est Rimbaud pour [lui 1Il.

C'est ce qu'il nous reste maintenant à étudier .

• •

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