Études canadiennes / Canadian Studies Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France

88 | 2020 « Grâce à elle(s) ? » : le rôle des femmes dans la construction du Canada “Because of her?” Women and the Shaping of Canada

Laurence Cros, Marie-Lise Paoli et Bernadette Rigal-Cellard (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/eccs/3206 DOI : 10.4000/eccs.3206 ISSN : 2429-4667

Éditeur Association française des études canadiennes (AFEC)

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2020 ISSN : 0153-1700

Référence électronique Laurence Cros, Marie-Lise Paoli et Bernadette Rigal-Cellard (dir.), Études canadiennes / Canadian Studies, 88 | 2020, « « Grâce à elle(s) ? » : le rôle des femmes dans la construction du Canada » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 11 juin 2021. URL : https://journals.openedition.org/ eccs/3206 ; DOI : https://doi.org/10.4000/eccs.3206

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AFEC 1

Ce numéro 88 fait suite au Congrès annuel de l’Association française d’études canadiennes qui s’est tenu à Bordeaux du 12 au 14 juin 2019 sur le thème « Grâce à elle(s) ? » : le rôle des femmes dans la construction du Canada. À une époque où le Canada s’enorgueillit d’adopter « une politique d’aide internationale féministe » pour promouvoir l’égalité des sexes et contribuer au renforcement du pouvoir des femmes et des filles dans le monde, il apparait particulièrement opportun d’examiner les faits et les questions relatifs aux femmes et à la manière (sous-évaluée ?) dont elles ont contribué à la construction du Canada. À travers une sélection d’articles représentatifs, ce nuérmo reflète la richesse et la diversité des contributions que cette thématique a inspirées.

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SOMMAIRE

Avant-propos Laurence Cros, Marie-Lise Paoli et Bernadette Rigal-Cellard

Marie Guyart de l’Incarnation : Une femme d’action en Nouvelle-France Samantha Carron

Les réfugiées acadiennes dans l’Atlantique français : des voix effacées Adeline Vasquez-Parra

« A woman who has done such excellent work for imperial unity » : Clementina Trenholme Fessenden et sa quête de reconnaissance Marcel Martel

The International Reach of E. Pauline Johnson / Tekahionwake Carole Gerson

Relire les Chroniques du Nouvel-Ontario : portrait critique de la situation des femmes dans la colonisation du nord de l’Ontario grâce à Hélène Brodeur Johanne Melançon

Pioneering Hinduism in Canada: The Life and Work of Swami Sivananda Radha Gordon Melton

Les religieuses québécoises en reconversion dans la mouvance de la Révolution tranquille Jacques Palard

Deux générations de militantisme journalistique féministe avec Québécoises deboutte ! (1969-1974) et La vie en rose (1980-1987) Jacinthe Michaud

The Funding Experience of Women’s Charitable Organisations in Nova Scotia Emma Kay

“Grandma is the Mayor”: Women’s Participation in Local Politics in Alberta Shauna Wilton et Sarah Greer

Childhood, ecological feminism, and the environmental justice frame Bridget Stirling

No Fixed Address. An Amorous Journey d’Aritha Van Herk : de l’enfermement à la libération Patricia Paillot

Ludmilla Chiriaeff : visionnaire du développement de la danse au Canada Marie Beaulieu

Le rôle des femmes dans le développement des pratiques chorégraphiques expérimentales à Montréal dans la seconde moitié du XXe siècle Josiane Fortin

Prix de thèse AFEC

Projection internationale des entités fédérées : les politiques internationales du climat du Québec et de la Région wallonne Grégoire Gayard

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Recension

FABRE, Gérard. 2018. Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique : Les Presses de l’Université d’Ottawa. 201 p. Jacques Palard

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Avant-propos

Laurence Cros, Marie-Lise Paoli et Bernadette Rigal-Cellard

1 Ce numéro 88 fait suite au Congrès annuel de l’Association française d’études canadiennes qui s’est tenu à Bordeaux du 12 au 14 juin 2019 autour de la question des femmes et de leur rôle dans la construction du Canada : « Grâce à elle(s) ? » : le rôle des femmes dans la construction du Canada. À travers une sélection d’articles représentatifs, il reflète la richesse et la diversité des contributions que cette thématique a inspirées.

2 Marie-Claude Bibeau, ministre du Développement international et de la Francophonie, faisait la déclaration suivante le 9 juin 2019 : « Concentrer l’aide internationale du Canada sur le renforcement du pouvoir des femmes et des filles est le moyen le plus efficace pour que notre aide ait le plus grand impact dans le monde. Le développement durable, la paix et une croissance au service de tous ne sont possibles que si les femmes et les filles sont respectées et pleinement actives au sein de leurs communautés ». Alors que le Canada s’enorgueillissait d’adopter « une politique d’aide internationale féministe » pour promouvoir l’égalité des sexes et contribuer au renforcement du pouvoir des femmes et des filles « pour réduire la pauvreté et bâtir un monde plus inclusif, plus pacifique et plus prospère », il était apparu particulièrement opportun d’examiner les faits et les questions relatifs aux femmes et à la manière (sous-évaluée ?) dont elles ont contribué à la construction du Canada.

3 Empruntant au « Mois de l’histoire des femmes au Canada » son mot-clic #Grâce à elle (mis au pluriel et suivi d’un point d’interrogation pour privilégier la diversité des points de vue et encourager les questionnements), ce volume s’intéresse aux multiples facettes du rôle joué par les femmes elles-mêmes dans l’histoire passée, présente et future du Canada, l’évolution de la condition féminine au fil du temps ainsi que ce que les femmes et l’idée du féminin ont pu inspirer à l’imaginaire collectif et individuel. L’approche est diachronique, traversant les âges pour explorer les territoires composant le Canada actuel, et transnationale, abordant les relations entre le Canada et les femmes de l’intérieur et de l’extérieur, quelle que soit la nationalité ou l’origine de ces dernières, pourvu qu’un lien soit établi avec ce que l’on nomme aujourd’hui Canada.

4 Selon la tradition de la revue, ce numéro est également transdisciplinaire. Les contributions portent sur des domaines aussi divers que l’éducation, le travail, l’argent,

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le mariage, la vie de famille, la spiritualité, la création artistique, les femmes autochtones, le féminisme militant ou les théories féministes au Canada. Les spécialistes en études féminines et études de genre s’expriment sur leur sujet de prédilection, mais il était aussi important de convoquer des points de vue extérieurs, ceux de chercheur.e.s de toutes disciplines, en particulier histoire, sociologie, anthropologie, religion, études culturelles, études environnementales, droit, économie, politique, danse et littérature.

5 La première partie du volume, et la plus fournie, est diachronique et se compose de contributions qui présentent le rôle des femmes à travers l’histoire du Canada. Le volume s’ouvre par un article de Samantha Carron sur Marie Guyart de l’Incarnation, grande « Amazone de Dieu » et femme d’action, qui a largement contribué à la construction de la Nouvelle-France. Nous découvrons ensuite un article d’Adeline Vasquez-Parra qui s’intéresse aux réfugiées acadiennes dans l’Atlantique français, actrices qui ont peu attiré l’attention et étaient pourtant en première ligne de la relance coloniale française au lendemain du traité de Paris, puisqu’elles étaient perçues comme de potentielles nouvelles colonisatrices. Marcel Martel nous propose ensuite un portrait de Clementina Trenholme Fessenden, fondatrice de l’Empire Day, dont le rôle central dans la création de cet évènement qui célèbre l’appartenance du Canada à l’Empire britannique au début du XXe siècle n’a pourtant jamais été officiellement reconnu. L’article suivant, de Carole Gerson, explore la même période pour présenter une femme bien différente, l’auteure mohawk Pauline Johnson / Tekahionwake, qui est la première écrivaine autochtone canadienne de renom. L’article montre comme Pauline Johnson a su mettre en scène à la fois son identité canadienne et son indianité exotique pour plaire au public canadien, qui retrouve dans ses œuvres et ses lectures publiques les lieux où eux-mêmes ou leur famille avaient immigré. Nous trouvons ensuite un article de Johanne Melançon sur Les Chroniques du Nouvel-Ontario, œuvre qui met en récit la colonisation du nord de l’Ontario au début du XXe siècle et dans laquelle l’auteure Hélène Brodeur trace un portrait critique de la situation des femmes pendant cette époque pionnière qui a marqué l’imaginaire des Franco-Ontariens. L’article de Gordon Melton apporte ensuite un éclairage sur une dimension peu connue du Canada en présentant le rôle pionnier de Sylvia Hellman, immigrante allemande qui s’installe au Canada en 1951 et qui, sous le nom de Swami Sivananda Radha, construisit ce qui est aujourd’hui l’ashram Yasodhara en Colombie-Britannique. Guide spirituelle renommée, elle y forma plusieurs générations d’étudiants et y écrivit ses ouvrages, contribuant ainsi grandement au développement de l’hindouisme au Canada. L’article suivant, proposé par Jacques Palard, explore lui aussi la contribution des femmes à la vie religieuse du Canada pendant cette période, en s’intéressant aux religieuses québécoises en reconversion dans la mouvance de la Révolution tranquille. Il montre comment cette période a été synonyme de bouleversements dans l’itinéraire personnel de milliers de femmes, dans l’organisation de leurs communautés de vie ainsi que dans le fonctionnement des services publics, où la présence des religieuses était traditionnellement forte. La partie diachronique du numéro se termine avec un autre article sur la contribution des femmes à l’évolution du Québec de la Révolution tranquille : Jacinthe Michaud étudie l’action de deux générations de militantisme journalistique féministe dans les magazines Québécoises deboutte ! (1969-1974) et La vie en rose (1980-1987), témoignant ainsi de l’importance d’une presse féministe de contre- information et de la transformation du féminisme et des collectives de femmes pendant cette période clé de l’histoire canadienne.

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6 Le volume présente ensuite des analyses de la place des femmes dans le Canada d’aujourd’hui. Ainsi Emma Kay nous propose une étude du financement des organisations non-gouvernementales pour les femmes en Nouvelle-Écosse, sur la base d’un sondage distribué au printemps 2017 à 72 associations. Il illustre comment certaines organisations survivent à l’austérité financière tandis que d'autres ne le peuvent pas, et révèle un mécontentement général envers les gouvernements provincial et fédéral, ainsi que des inquiétudes quant à la sensibilité des organismes de financement vis-à-vis des questions d’inégalités entre les sexes. L’article suivant, de Shauna Wilton et Sarah Greer, s’intéresse à la participation des femmes dans la politique locale en Alberta. Il s’appuie sur un sondage mené auprès de 198 femmes qui travaillent actuellement au sein d’un gouvernement municipal en Alberta pour éclairer leurs motivations à s’engager dans la politique municipale. Il montre que même si l’aspect familial reste une considération très importante lorsque ces femmes décident de s’engager dans la politique locale, leur désir de servir et d’améliorer leur communauté joue un rôle tout aussi grand. Nous trouvons ensuite un article de Bridget Stirling, qui traite de la perception de l’enfance par les féministes écologiques canadiennes. Si le féminisme canadien s'est concentré principalement sur les enfants en tant que personnes vulnérables ou en tant qu'aspect de la politique maternelle, le temps semble être venu au Canada de considérer les enfants comme des citoyens de l'environnement à part entière, favorisant ainsi les intérêts et les besoins des enfants et des femmes en tant que groupes dont la voix est souvent réduite au silence dans le discours sur la justice environnementale, alors même qu’ils souffrent de manière disproportionnée de l’impact des dommages environnementaux.

7 Ce dossier sur les femmes se conclut par une partie plus littéraire et artistique. Patricia Paillot nous propose une analyse du roman No Fixed Address d’Aritha Van Herk, où elle étudie le portrait d’Arachne Manteia, qui part à la conquête de l’ouest canadien au volant d’une Mercedes pour découvrir de nouveaux territoires et s’affranchir peu à peu des stéréotypes féminins, à travers une posture subversive et irrévérencieuse. L’article observe ainsi les différentes formes d’enfermement et de libération progressive, fondée sur la déconstruction de modèles pour promouvoir une femme libre, qui refuse la soumission aux normes culturelles et vestimentaires. Nous avons ensuite le plaisir de découvrir deux articles consacrés à la danse au Canada, sujet rarement traité par la revue. Marie Beaulieu nous trace un portrait de Ludmilla Chiriaeff, fondatrice en 1957 des Grands Ballets Canadiens, troisième compagnie de ballet à s’implanter au Canada. Par son flair artistique, ses talents innés de gestionnaire et sa vision éclairée d’un projet de grande envergure, cette danseuse professionnelle va jouer un rôle majeur dans le développement de la danse classique au Québec. Josiane Fortin, quant à elle, nous parle du rôle crucial des femmes dans le développement des pratiques chorégraphiques expérimentales à Montréal dans la seconde moitié du XXe siècle. Rejetant l’académisme en art, elles créent des compagnies phares en danse moderne et contemporaine, développent des signatures chorégraphiques distinctives, parfois féministes, et fondent des institutions de formation et de diffusion en danse qui seront capitales dans l’expansion de l’art chorégraphique canadien.

8 Selon la tradition annuelle de la revue, ce numéro 88 propose ensuite un article du récipiendaire 2019 du Prix de thèse de l’AFEC, Grégoire Gayard, tiré de son doctorat sur la « Projection internationale des entités fédérées : Comparaison des politiques internationales en matière de climat du Québec et de la Région wallonne ». Il montre

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que les entités fédérées sont de plus en plus actives au-delà des frontières nationales et que leurs stratégies de projection internationale dépendent en partie du contexte institutionnel et de la dynamique fédérale dans laquelle elles s’inscrivent. L’analyse comparée des politiques internationales menées par le Québec et la Région wallonne dans le domaine du climat illustre la manière dont les stratégies de ces acteurs sont liées au contexte fédéral dans lequel ils évoluent.

9 Le numéro se termine enfin avec une recension de l’ouvrage de Gérard Fabre, Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique (2018), proposée par Jacques Palard.

10 Les coordinatrices remercient les auteur.e.s de leur contribution, et d’avoir tenu les délais malgré la période difficile de crise sanitaire du Covid-19 pendant laquelle ce numéro a été finalisé.

AUTEURS

LAURENCE CROS Université de Paris

MARIE-LISE PAOLI Université de Bordeaux-Montaigne

BERNADETTE RIGAL-CELLARD Université de Bordeaux-Montaigne

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Marie Guyart de l’Incarnation : Une femme d’action en Nouvelle-France1 Marie Guyart de l’Incarnation : A Woman of Action in New France

Samantha Carron

1 Marie Guyart de l’Incarnation (1599-1672), devenue veuve à dix-neuf ans, refuse les propositions de se remarier. En 1621, elle vit pleinement une conversion mystique qui va infléchir le reste de son existence vers une intimité toujours plus grande avec son Seigneur et son Dieu (BRODEUR 2005, 66). En 1633, deux ans après son entrée au Monastère des Ursulines de Tours, Dieu ouvre le cœur de Marie à sa vocation missionnaire au Canada, soit un an avant le début du peuplement colonial en Nouvelle- France (MOROT-SIR 2014, 31). Le 1er août 1639, après une périlleuse traversée de trois mois, elle débarque au pied du Rocher de Québec avec les Jésuites, deux autres consœurs et trois religieuses hospitalières de Saint-Augustin. Marie de l’Incarnation y passera le reste de sa vie, jusqu’à sa mort en 1672. Tout au long de ces trente-deux années, elle produira environ treize mille lettres (CHABOT 1967, 367). De tous ses courriers, deux cent soixante-dix-huit missives seront conservées par le soin de son fils, Dom Claude Martin, ce qui constitue la matière principale de l’ouvrage réédité par Dom Guy Marie Oury en 1971 sous le titre de Correspondance. Elle a également écrit deux autobiographies : la Relation de 1633 à la demande de son directeur spirituel le père de La Haye, ainsi que la Relation de 1654 à la demande de son fils, Claude, devenu moine bénédictin de Saint-Maur. Ces deux Relations, séparées par plus de vingt années et chevauchant la Correspondance, représentent à la fois une Marie Guyart, jeune professe chez les Ursulines de Tours (1633) et une Marie de l’Incarnation, religieuse mature, missionnaire et fondatrice du couvent des Ursulines de Québec (1654).

2 Aujourd’hui considérée comme une actrice essentielle de la vie littéraire du XVIIe siècle et comme la première intellectuelle de la Nouvelle-France (THÉRY 2009, 100), Marie de l’Incarnation est au cœur de nombreux dialogues transdisciplinaires2. En 2014, Patricia Smart explore les autobiographies de Marie de l’Incarnation ainsi que celles de bien d’autres femmes qui ont marqué les grands moments de l’histoire du Québec3. Plus récemment encore, Mairi Cowan (2018) se penche sur la question brûlante du rôle des

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Ursulines dans la francisation des Autochtones en Nouvelle-France. Pour savoir si elles ont réussi ou échoué, Cowan étudie la réflexion de Marie de l’Incarnation sur la contradiction entre les efforts des Ursulines pour apprendre les langues autochtones et la politique coloniale française visant l’assimilation de ces populations4. En 2019, Raymond Brodeur, Thérèse Nadeau-Lacour et Philippe Roy-Lysencourt codirigent un ouvrage collectif à la suite du colloque international « Marie Guyart de l’Incarnation (Tours, 1599 – Québec, 1672) : Singularité et universalité d’une femme de cœur et de raison » tenu à Québec en octobre 2018. Consacré à l’ensemble de la vie de Marie de l’Incarnation, cet ouvrage analyse l’« histoire extérieure » et l’« histoire intérieure » de cette « femme de cœur et de raison » afin de faire émerger sa dimension à la fois singulière et universelle5.

3 En vue de mieux saisir le rôle des femmes dans la fondation du Canada, notre étude entend démontrer la place de Marie Guyart de l’Incarnation, cette véritable pionnière, en tant que femme d’action qui contribue à la construction de la Nouvelle-France au XVIIe siècle. Ce texte fera usage des concepts d’ethos6, c’est-à-dire de la représentation du soi dans ses écrits, et d’agentivité7 afin de mieux comprendre la manière dont Marie affirme son potentiel agentif en narrant ses motivations et ses actions en Nouvelle- France. L’analyse se focalisera donc sur sa Correspondance et ses deux Relations. Par une étude rhétorique de ces textes, nous montrerons comment l’écriture de Marie, expression de son agentivité, met en valeur son identité de femme d’action selon trois caractéristiques de son ethos. La première caractéristique, celle d’une femme religieuse « voyageuse » sera mise en lumière à travers le lien privilégié qu’elle entretient avec son fils, de part et d’autre de l’océan Atlantique. Nous verrons comment sa prise de pouvoir (empowerment)8 vis-à-vis d’elle-même et de son environnement la guide dans sa mission en Nouvelle-France. Ceci guidera notre analyse vers la seconde caractéristique, celle d’une femme « engagée », qui sera dévoilée grâce aux liens que Marie développe avec les jeunes filles autochtones de la Nouvelle-France. Nous verrons combien son ethos est en fait paradoxal9 puisque sa vie sera dictée à la fois par son don total à Dieu, dont elle est la servante cloitrée, et son dévouement envers les jeunes filles qu’elle éduque en action. La dernière caractéristique, celle d’une femme « désirante » sera finalement analysée à travers le lien privilégié de Marie avec son Seigneur Bien-Aimé. Nous verrons bien, au final, que ces trois aspects de l’ethos de Marie se complètent et plus encore, que le dernier donne sens aux deux premiers. Ces trois caractéristiques aident ainsi à comprendre la nature du personnage et les apports de son action pour la fondation de la Nouvelle-France.

Une femme « voyageuse »

4 À travers la France du XVIIe siècle, l’impulsion apostolique féminine commence à se faire ressentir et de nombreuses communautés religieuses se forment sur le modèle évangélique de la vie mixte, c’est-à-dire d’une vie qui associe les idéaux de la contemplation et de l’action caritative ou éducative (LUX-STERRITT 2005, 8). Cependant, les femmes religieuses en mouvement, hors du cloître, suscitent un écho péjoratif, impression qui résulte d’une situation hors norme. Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond en Gastine de 1666 à 1703, écrit : Une religieuse hors de sa clôture est […] comme un arbre hors de terre […] comme un poisson hors de l’eau […] ; comme une brebis hors de sa bergerie et en danger

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d’être dévorée des loups […] et par conséquent dans un état tout à fait opposé à la vie régulière qu’elle a embrassée. (THIERS 1681, 243)

5 L’esprit d’indépendance et les initiatives dont font preuve certaines religieuses mettent donc en péril l’ordre établi par l’Église du Grand Siècle. Or, la Nouvelle-France possède un instrument de propagande privilégié – Les Relations des Jésuites – qui motive cette « féminisation » de l’Église (LUX-STERRITT 2005, 7). Marie de l’Incarnation nous fait comprendre que les Relations sont discutées dans les communautés religieuses et qu’elle est elle-même influencée par ces écrits : Il y a plus de dix ans, comme je vous ay dit par ma dernière que je souhaite et envisage cette grande chose [la mission du Canada]; mais mon plus grand désir de la posséder, est depuis toutes ces nouvelles connoissances, et encore plus particulièrement depuis avoir ouy dire qu’il pourroit y avoir quelque moyen de l’exécuter. De plus, nous avons veu la Relation, qui bien loin de me décourager, m’a r’alumé le désir et le courage.10 (L’INCARNATION 1971, 27).

6 Les Relations des Jésuites réveillent en Marie, tel un feu qui autrefois la consumait 11, ce désir de partir vers la Nouvelle-France. Elles lui donnent aussi le courage de refuser les deux seuls choix qui lui étaient offerts à l’origine : la religion et abandonner tout engagement dans le monde, ou l’action et renier tout statut religieux. Ainsi, en choisissant de naviguer vers la Nouvelle-France avec les Jésuites, elle et ses consœurs s’inscrivent dans une ère de renouveau pour le catholicisme (LUX-STERRITT 2005, 7-8).

7 Marie de l’Incarnation fait partie des premières Ursulines à venir s’établir en Nouvelle- France aux côtés des Jésuites, bien consciente de la transgression des normes sociales, politiques et religieuses qu’impliquait son désir d’action (SMART 2014, 37). Dans sa lettre de 1635, elle s’excuse auprès de son ancien directeur spirituel12 d’avoir de tel désirs – partir pour la Nouvelle-France –alors qu’elle est femme : Vous avez un grand sujet, mon très Révérend Père, de présumer et tout ensemble de vous défier de mon imbécillité. Et je ne m’étonne pas si vous êtes surpris et dans l’étonnement de me voir aspirer à une chose qui semble inaccessible, et encore de voir que c’est moy qui y aspire. Pardonnez-moy, mon très cher Père, si l’instinct si violent qui me pousse, me fait dire des choses que j’ay honte même d’envisager à cause de ma bassesse. (L’INCARNATION 1971, 26)

8 Aspirer au missionariat, étranger à la « bassesse » de sa condition de femme, est d’après Marie, une « imbécillité ». Toutefois, elle argue que c’est l’Esprit de Dieu qui la pousse à cette action et sans pour autant négliger son statut de femme, c’est cela qui justifie qu’elle aspire à une mission aussi importante que celle de l’apostolat au Canada : Or cela a mis dans mon âme un extrême désir de la vie Apostolique, et sans regarder mon imbécillité, il me sembloit que ce que Dieu me versoit dans le cœur, étoit capable de convertir tous ceux qui ne le connoissent, et ne l’aiment pas. (L’INCARNATION 1971, 26)

9 Elle s’engage dans ce missionnariat à la suite d’une apparition de Jésus et de la Vierge Marie dans un de ses rêves13. Puisqu’elle est poussée par une voix intérieure, « son expérience de première missionnaire est donc liée, de manière indissoluble, à son itinéraire mystique » (L’INCARNATION 2016, 245). Marie se construit une personnalité de femme voyageuse dans ses textes : C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus- Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien, […] Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit qui était lié à l’Esprit de Jésus, ne pouvait être enfermé. (L’INCARNATION 1971, 129-130)

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10 Marie oppose son corps, qui se conforme aux règles de l’Église, à son esprit qui s’évade vers la Nouvelle-France avec l’Esprit de Jésus. D’après sa rhétorique, alors que son corps est enfermé, son esprit, lui, est libre. En effet, elle est alors dans la deuxième année de sa profession religieuse au couvent de Tours, mais la clôture n’empêche pas son esprit intérieur de vagabonder à l’extérieur de ses quatre murs14. Son voyage spirituel prend une direction particulière. De plus, son esprit voyageur laisse trace, dans sa Correspondance, de plusieurs mois de rudes tentatives de persuasions auprès de Dom Raymond de S. Bernard afin qu’il l’autorise à partir au Canada, conformément à l’appel de l’Esprit de Jésus15. Sa persévérance et sa foi en Dieu transformeront son voyage d’esprit en un voyage physique en 1639, quand elle monte à bord du bateau qui l’emmènera jusqu’en Nouvelle-France.

11 Après trois mois de navigation, Marie débarque à Québec, laissant derrière elle son fils Claude. Ce garçon qu’elle ne reverra jamais plus est non seulement la marque symbolique du voyage dans la vie de Marie, mais elle est aussi la plus douloureuse épreuve qu’elle a eu à affronter : « Mais la plus difficile partie de son sacrifice, étoit à abandonner son fils qu’elle alloit laisser jeune, sans biens, sans industrie, sans appuy. » (MARTIN 1677, 170)16. Malgré les accusations d’abandon de la part de son fils Claude dans La vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Marie restera en contact étroit avec celui-ci, jusqu’à la fin de ses jours, ne reniant jamais ses responsabilités maternelles. Elle lui adresse une toute première lettre de Québec le 10 septembre 1640 dans laquelle elle écrit : Il est temps que vous vous connaissiez ; vous estes assez âgé pour cela : l’on vous a aidé puissamment durant vostre cours ; maintenant c’est à vous de vous pousser vous mesme. […] Tirez-vous donc de la pusillanimité, mon cher fils […] (L’INCARNATION 1971, 115).

12 Marie exprime, depuis l’autre côté de l’océan Atlantique, l’angoisse d’une mère face à un fils qui se rebelle contre son destin et la vocation religieuse. Faisant usage d’un discours rhétorique démonstratif, l’éloquence de Marie fait d’elle une mère utile et honnête. L’utilisation de l’adverbe « puissamment » appuie son argument : elle démontre à son fils qu’il n’est plus un enfant. L’emploi du marqueur « il est temps », de l’impératif « tirez-vous » ainsi que des phrases saccadées démontre la fermeté de Marie dans son propos. Elle s’adresse à Claude comme à l’adulte qu’il est alors devenu afin qu’il se comporte ainsi. Dans ce passage que Marie emploie à des fins pédagogiques, elle essaie tant bien que mal d’orienter les choix futurs de son fils. Cette correspondance active et vivante entre une mère et son fils « favorise justement une meilleure entente, de meilleurs rapports mère-fils, l’écrit médiateur permettant de ‘correspondre à’, c’est- à-dire de s’accorder, de s’harmoniser. » (THÉRY 2001, 253). La distance entre Marie et Claude, entre la mère et le fils, ainsi que la douleur de leur séparation, leur permettent de tisser des liens sur papier qui resteront à jamais solides.

13 Le voyage physique et spirituel de Marie construit une pensée intellectuelle toute aussi voyageuse à travers sa Correspondance. « La lettre est le creuset d’une pensée vivante, libre, d’une pensée qui refuse le dogmatisme […] » (HARUVI 2017, 215). Grâce à la Correspondance qui matérialise l’aspect de femme voyageuse chez Marie, celle-ci magnifie ses responsabilités maternelles en maintenant vivante une relation mère-fils avec Claude. Elle trouve par ailleurs un équilibre entre sa vie de religieuse missionnaire pour la Nouvelle-France et pour Dieu et sa vie de mère pour son fils Claude. Elle garde donc vivante cette construction identitaire de femme d’action et de mère grâce à la

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Correspondance qui rend possible et manifeste l’équilibre de son voyage physique et spirituel.

Une femme « engagée »

14 « Écrire en Nouvelle-France, c’est participer directement à cet effort de colonisation […] » (BIRON et al. 2010, 20). Les carnets de bord, les journaux intimes ou encore les Relations portent trace des attentes des voyageurs face au pays qu’ils découvrent, de leurs expériences personnelles ainsi que de leurs observations. « La force de séduction » des textes de la Nouvelle-France est donc fortement cohérente chez les explorateurs comme Jacques Cartier, Samuel de Champlain ou des missionnaires religieux tels que les Jésuites et Marie de l’Incarnation. Religieuse en mouvement, Marie convainc les autorités de l’Église de lui ouvrir une voie encore inédite pour les religieuses du XVIIe siècle mais qui devient néanmoins acceptable pour elle. Marie est d’abord foncièrement chrétienne engagée (GOUJON 2008, 180) en prenant sa place dans la vie ecclésiale et dans la société, autant en France qu’en Nouvelle- France. En effet, elle est d’abord active dans la gestion de l’entreprise de son beau-frère sur les bords de la Loire lorsqu’elle n’est encore que jeune dévote : […] qu’elle ne refusa jamais de sacrifier le repos de sa solitude, quand la charité l’exigea d’elle ; qu’elle ne vit aucune difficulté de se jeter pour le service de ses proches, dans de plus grands embarras […]. (CHARLEVOIX 1735, 23)

15 Elle continue par la suite son noviciat au sein du couvent de Tours, se mettant au service des jeunes novices : Un jour, une jeune novice ayant prié la servante de Dieu [Marie de l’Incarnation] de lui dire le sens de ces paroles, par où commence le sacré Cantique, qu’il me baise d’un baiser de la bouche : la maîtresse des Novices qui se trouva présente, lui fit apporter une chaire, & lui ordonna de dire tout ce qui lui viendroit à l’esprit sur ce passage. (CHARLEVOIX 1735, 157)

16 La Supérieure de Marie la nommera plus tard sous-maîtresse des Novices et la chargera de leur instruction avant que Dieu ne lui fasse « sentir les premiers mouvemens de sa vocation pour le Canada » (CHARLEVOIX 1735, 175). Par la suite, par l’écriture de ses textes produits principalement en raison d’une demande masculine17, Marie se caractérise en tant que femme « engagée » dans la contribution à cet « effort de colonisation » en Nouvelle-France.

17 La présence de ses directeurs spirituels tout au long de son itinéraire mystique ne peut être négligée puisque c’est principalement grâce à eux, à qui Marie raconte ses troubles intérieurs les plus profonds, qu’elle approfondira davantage la foi chrétienne (GOUJON 2008, 182). « Prendre le Christ comme modèle et désirer qu’il en soit ainsi ne suffit pas pour parler de vie spirituelle chez un chrétien. » (GOUJON 2008, 187). Les directeurs spirituels de Marie joueront ainsi un rôle important pour la guider dans la formation de sa vie spirituelle à l’écoute de l’Esprit. Elle écrit dans sa Relation de 1654 : « L’Esprit qui m’agissait m’unit à ce divin et très adorable Cœur de Jésus » (ES II, 203). De plus, les écrits dans lesquels elle témoigne de la qualité exceptionnelle de ses expériences spirituelles sont également légitimés par les demandes incessantes de son fils. C’est comme si l’on reconnaissait à Marie le droit et la capacité d’écrire mais pas celui d’être auteure au sens d’« assumer l’autorité » première de cet acte (SMART 2014, 28). Dans sa lettre CVIII à son fils, datée du 18 septembre 1647, Marie parle du mal de gorge dont souffrait Claude : « […] je souhaiterois que vous eussiez la voix aussi forte et aussi libre

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que moy pour pouvoir exprimer au dehors les lumières que Dieu vous donne. » (L’INCARNATION 1971, 314) Il est intéressant de noter que Marie considère sa voix « libre » et « forte » dans cet écrit. Sa pensée « libre » qui s’exprime dans son texte montre un lien avec son esprit qui lui aussi est libre. En cela, l’aspect de l’ethos « voyageur » et celui de l’ethos « engagé » de Marie sont tous deux libres dans ses textes. En effet, elle donne une possibilité d’action à sa voix en la libérant, tout comme elle l’a fait par son corps et son esprit en voyageant. Avec une voix « forte et libre », elle prend la parole dans « la maison du langage et de la culture » (SMART 1988, 23) patriarcale18, « s’appropriant » ainsi l’autorité évoquée plus haut.

18 L’autorité, Marie la « ravit » aussi à ses coreligionnaires quand ses exploits apostoliques et mystiques la placent sur un piédestal dans l’histoire religieuse et l’histoire de la littérature de la Nouvelle-France. Bien que la ville de Québec doive sa fondation à l’initiative de Samuel de Champlain en 1608 (DUMONT et al 1992, 15), la production intellectuelle – de par le volume de ses écrits – et la vivacité spirituelle de Marie font d’elle une femme « engagée » dans l’histoire de la Nouvelle-France, comme en témoignent ses textes : « J’avais une si vive foi pour tout ce que l’Église fait qu’il semblait que c’était ma vie et mon aliment. » (L’INCARNATION 2016, 23) Marie exprime, dans ce passage de sa Relation de 1654 à son fils, la raison de son départ pour la Nouvelle- France, qui était sa foi envers les actions de l’Église. La religion et son amour pour Dieu sont tous deux une nourriture vitale : Ce fut environ dans le même tems qu’elle reçut dans un degré fort éminent, l’intelligence de l’Écriture ; en sorte que sans le secours, ni des versions françoises, qu’on ne connoissoit guere encore parmi les catholiques en France, ni des explications des interprêtes ; elle pouvoit lire, sans être arrêtée, tous les livres saints. A la faveur de la lumière qui répandit dans son ame une clarté si divine, bien des secrets cachez dans l’un & l’autre Testament, lui furent découverts. J’y voi, dit- elle, toute sorte de viandes pour la nourriture des ames […]. (CHARLEVOIX 1735, 153-154)

19 Cette nourriture, expression rhétorique et métaphorique de son abnégation totale, est aussi ce qui stimule sa possibilité d’engagement et d’action en Nouvelle-France, non seulement dans l’éducation des jeunes filles tant autochtones que françaises mais également dans ses interventions auprès des responsables politiques de la colonie. Pour cette raison, elle « devrait être considérée comme fondatrice de Québec au même titre que Champlain. » (PARENT 2004, 27). Du point de vue ecclésial, elle a également joué un rôle actif important, n’ayant aucun scrupule à manifester, à l’occasion, son désaccord avec Mgr de Laval, en particulier sur sa façon de vouloir régler les constitutions de sa communauté des Ursulines. L’évêque devra même attendre la mort de Marie pour imposer, finalement, les constitutions et règlements de son choix aux Ursulines de Québec (DUMONT et al. 1992, 38). Pour accomplir sa mission, on ne peut que constater qu’elle n’a jamais hésité à affirmer le pouvoir d’une voix féminine respectée, et ce, jusqu’à sa mort.

20 Envoyée en Nouvelle-France pour assurer l’éducation chrétienne et l’enseignement de la culture française aux jeunes filles autochtones, Marie se met elle-même à l’étude des langues autochtones et réfléchit à ses propres pratiques, se donnant ainsi la possibilité de s’inscrire comme agente efficace dans cette fonction de transmission culturelle : Il faut que je vous avoue qu’en France je ne me fusse jamais donné la peine de lire une histoire; et maintenant il faut que je lise et médite toute sorte de choses en sauvage. Nous faisons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes enfans, qui vont au Collège pour apprendre le Latin. […] Ô ma chère Sœur ! quel

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plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles Sauvages […] Ils joignent les mains comme des enfans et je leur fais dire tout ce que je veux. (L’INCARNATION 1971, 108).

21 En opposant la langue « barbare » au latin, Marie dévoile son « rôle nouveau », en Nouvelle-France, pour les congrégations ursulines : La fondation des congrégations ursulines comme ordre religieux était une invention sociale. Avant le XVIIe siècle, les ordres religieux de femmes étaient essentiellement contemplatifs et non des ordres voués à la profession enseignante. À l’origine, les Ursulines n’étaient d’ailleurs pas des religieuses au sens formel. Elles ont d’abord été des associées, - des femmes vivant dans leur maison respective et s’adonnant à quelques œuvres charitables dans le monde. Puis elles sont devenues des « congrégées », c’est-à-dire des femmes laïques vivant en communauté et assurant une instruction publique, spécialement aux jeunes filles. […Puis] Le Concile de Trente a exigé que toutes les femmes soient cloîtrées […] Une importante concession de l’Église fut de permettre aux Ursulines de poursuivre leur vocation [d’enseignantes] à l’intérieur de leur monastère. (BRODEUR 2009, 242-243)

22 Marie fait ainsi partie du mouvement de renouveau qui caractérise les Ursulines de France. Par son implication dans l’éducation générale et dans l’enseignement de la religion aux jeunes filles autochtones, elle contribue à imposer le rôle et l’apport inaliénables des femmes religieuses dans la transmission du savoir au XVIIe siècle19. Elle dit, dans sa Relation de 1654, être capable d’enseigner la justice de l’Esprit jusqu’aux confins de la terre : Je voyais la justice de mon côté ; l’Esprit qui me possédait me la donnait à connaître, qui me faisait dire au Père Éternel : « Cela est juste que mon divin Époux soit le Maître; je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nations; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre […]. » (L’INCARNATION 2016, 231)

23 Alors que Marie critiquait ouvertement la « bassesse de son sexe » dans sa Correspondance à Dom Raymond de S. Bernard en 1635, elle se considère maintenant, dans ce passage de sa Relation adressée à son fils, comme savante et apte à l’enseignement. Non seulement Marie se pose comme sujet, comme vecteur engagé de l’Esprit dans ses textes, mais plus encore elle se positionne tel un pont entre l’être humain et Dieu.

24 Rappelons que le XVIIe siècle voit de nombreuses femmes séculières contester les législations canoniques. Par exemple, Marguerite Bourgeoys (1620-1700) est la première femme au Canada à obtenir la permission de fonder une communauté séculière soustraite aux règlements de la clôture imposés par le Concile de Trente (DUMONT et al. 1992, 43). Puisque Marie arrive en Nouvelle-France en 1639 pour la mission d’enseignement auprès des jeunes filles, et que Marguerite Bourgeoys ne viendra en Nouvelle-France qu’en 1653, elle et ses consœurs sont les premières à ébranler les normes religieuses en adaptant, par la force des choses, des règles de vie appropriées à ce nouveau monde. Elle manifeste ainsi son rôle politique dans la colonie comme femme engagée. Plus encore elle enverra sans cesse des demandes vers la France, ainsi qu’en témoigne sa Correspondance : Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres

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filles Sauvages. Un grand nombre va se perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. (L’INCARNATION 1971, 99)

25 Dans cette lettre envoyée à une Dame de qualité, Marie met à profit ses talents rhétoriques argumentatifs en faisant un récit de l’état présent de son séminaire pour prier cette Dame de quémander des aumônes qui sont indispensables pour poursuivre l’œuvre d’éducation des jeunes filles autochtones. Elle n’a aucune hésitation à mettre à contribution les ressources d’ordre politique pour atteindre ses objectifs. En s’affirmant en tant que femme d’idées, de stratégie et de valeur dans la colonie, elle fait preuve d’agentivité.

26 Par ailleurs, elle ne sera pas seulement enseignante pour les jeunes filles autochtones. Les attaques périodiques des Iroquois contre la colonie deviennent une terreur dans le contexte socio-politique du XVIIe siècle en Nouvelle-France, ce qui la pousse à faire de son Monastère un refuge et une protection physique pour les jeunes filles. Entièrement fait de pierre, le bâtiment est l’une des rares architectures de la ville de Québec, après sa reconstruction en 1651, dont la solidité en fait un lieu sûr (GOURDEAU 2001, 146) : « Les Hiroquois néanmoins tous ensemble ne pourroient avoir le temps avec une armée sur les bras de détruire nos maisons de pierre, pourveu qu’on eût des vivres, et quelques gens pour nous garder […]. » (L’INCARNATION 1971, 672)

27 Marie offre aussi une protection morale au fillettes autochtones et françaises, à l’intérieur de son monastère, en raison du grand nombre d’hommes peu recommandables qui circulent dans la colonie (GOURDEAU 2001, 147): Je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut. La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes, et un père et une mère qui ne voudront pas perdre la Messe une Fête ou un Dimanche laisseroient leurs enfans à la maison avec plusieurs hommes pour les garder; s’il y a des filles, quelqu’âge qu’elles ayent, elles sont dans un danger évident, et l’expérience fait voir qu’il les faut mettre en lieu de seureté. (L’INCARNATION 1971, 801-802)

28 Dans cette lettre de 1668 à son fils, Marie reconnaît et indique le danger « évident » de la vie en colonie pour des jeunes filles innocentes. Elle associe la pratique dominicale des parents avec le danger d’attaques physiques sur les fillettes de la colonie. Elle présente cette situation dans sa Correspondance comme « l’expérience » qui lui fait voir le besoin de mettre les jeunes filles en sûreté, se posant en témoin conscient des violences qui se sont déjà passées et se positionnant comme agente d’action afin d’éviter que cela ne se reproduise.

Une femme « désirante »20

29 Marie le répète très souvent dans ses textes, son amour pour Dieu est la force motrice de son voyage en Nouvelle-France. Au-delà de son engagement apostolique et de ses actions sociales, elle se construit un ethos paradoxal, en raison même de son état de servante de Dieu. Ainsi, son aventure apostolique est étroitement liée à son aventure mystique. En tant que femme religieuse mystique, elle est sans cesse à la « recherche d’une union à Dieu », cheminement libérateur vers son épanouissement personnel21. Elle suit ainsi la tradition chrétienne de l’ascèse en vue d’un perfectionnement spirituel :

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Si auparavant j’avais commencé à me mortifier, tout cela ne me semblait rien. Coucher sur les ais m’était trop sensuel. Je mettais tout le long un cilice sur lequel je couchais […] Je mangeais de l’absinthe avec la viande […] j’allais la nuit dans une caverne, où il y avait des bêtes venimeuses […] Je jouissais toujours. (L’INCARNATION 1929, 172-174)

30 Dans sa Relation de 1633, elle traite des mortifications corporelles comme d’une voie lui permettant de diminuer la distance entre elle et son Dieu22 et de pouvoir jouir de son intimité avec Lui. Elle fait usage de son corps pour ressentir l’amour spirituel, suscitant le sens du touché, grâce au port du cilice. De plus, son éloquence « sensuelle » se rapporte de nouveau à la métaphore de la nourriture qui, lui, satisfait le sens du goût. Ce sont principalement les œuvres de Thérèse d’Avila qui inspireront ses mortifications corporelles23 : Elle avait lû dans la vie de sainte Therese, que cette grande Sainte avoit fait vœu de faire toûjours ce qu’elle reconnoitroit être le plus parfait & elle crut que ce moyen seroit tres puissant pour donner à Dieu des preuves d’une perpetuelle et inviolable fidélité. Elle fit donc ce vœu […]. (MARTIN 1677, 473)

31 Les œuvres de Saint Thérèse la guident ainsi sur le chemin du mysticisme, mais ce ne seront pas les seuls. Marie fera aussi souvent référence au Cantique des Cantiques. Texte qu’elle connaît par cœur, il régularise non seulement sa vie mystique mais aussi son langage : Mais alors le Cantique semblait tellement imprimé dans la substance de l’ame ; que sans parler, ses respirs formoient l’harmonieuse melodie qui ravissoit son ame dans la pensée de ses paroles, mon Dieu ! (CHARLEVOIX 1735, 115)

32 Néanmoins, en 1639, l’apostolat auprès des infidèles, synonyme de sacrifice et de martyre, devient un nouveau moyen de prouver sa loyauté envers son Bien-Aimé et de réduire cet écart entre elle et Dieu. En choisissant cet autre chemin pour appartenir à Dieu, Marie déploie la puissance active inhérente à son expérience mystique. Être l’une des premières femmes religieuses à traverser la mer et à voyager vers la Nouvelle- France signifie qu’elle est ainsi aussi l’une des premières religieuses à déplacer et élargir les frontières de ce mysticisme qui la définit. Marie fait preuve de la force de son potentiel agentif en résistant au patriarcat24 du XVII e siècle, en refusant un second mariage et en partant pour la Nouvelle-France auprès des Jésuites. La ferveur mystique fait toute sa force et lui donne un véritable pouvoir d’agir de manière autonome en tant que femme au XVIIe siècle : En se branchant […] directement sur Dieu, elles [les mystiques] font […] l’économie d’une dépendance à l’égard des hommes. [Dans le contexte] de systèmes d’alliance qu’elles ne commandent pas, et d’un espace domestique qui les assujettit […], épouser Dieu, c’est choisir la liberté. (COLLIN 1996, 9-19)

33 Il est important de préciser le sens du concept de « liberté ». Marie ne rompra jamais avec l’autorité de l’Église, ni avec son directeur spirituel et encore moins avec son Maître et Époux. Mais elle n’abdiquera jamais son identité, sa liberté, son autonomie. Elle sait obéir, mais non être servile. Dans sa lettre de 1665 à son fils Claude, elle lui explique : « Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit […]. » (L’INCARNATION 1971, 746) La liberté n’est donc pas le laisser-aller et le dégagement de toute responsabilité, mais plutôt le fait d’être soi en vérité et « la délivrance de tout ce qui ne permet pas l’exercice […] de la seule réalité qui permette à l’être humain de se réaliser pleinement : aimer Dieu et aimer comme Dieu aime. » (NADEAU-LACOUR 2009,

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53) La distance que Marie met entre elle-même et la gente masculine de l’État et de l’Église est donc un espace d’agentivité, pour reprendre les mots de Dominique Deslandres (DESLANDRES 2015, 5-14). Plus encore, à l’inverse d’un mariage imposé par la société, le mariage spirituel est choisi, Dieu est aimé : Cet aimable nom, ce nom Amour lui demeura depuis si fortement imprimé dans l’esprit & dans le cœur, que quand elle parlait à nôtre Seigneur, elle ne l’appelloit plus que son amour, son doux amour, son cher amour, son grand amour, son tres- pur & tres-chaste amour. (MARTIN 1677, 57)

34 Les noms que Marie offre à son Bien-Aimé font preuve de son engagement total et spirituel envers Lui.

35 Marie aime Dieu, certes, et elle le désire plus que tout : Mon âme se voyant si riche par la jouissance de son bien infini, ce Verbe Éternel, voulait pourtant par un doux acquiescement être sa captive. Elle voulait tout pour lui et rien pour elle. Elle voulait être rien et qu’il fût tout, n’aimant rien plus que d’être dénuée et vide et de regarder la plénitude de son Objet. O que cette jouissance est douce ! […] Ce mot: Verbe Éternel, m’est une nourriture qui me remplit sans cesse […]. (L’INCARNATION 1929, 206-208)

36 Déjà, les textes de Marie révèlent comment, au fil des jours, elle sait adapter la vie des saints aux situations qui se présentent25, insistant particulièrement sur le « néant », tout comme le font les mystiques du XVIIe siècle (TRÉPANIER 2001, 190). Toutefois, la rhétorique est ici révélatrice de sa dynamique agentive. La métaphore de la nourriture érotise26 son discours puisque cette dernière, vitale pour l’âme, est consommée, et ce, par choix. L’expression du désir de cette nourriture qu’elle choisit librement de consommer la révèle comme « femme désirante ». Plus encore, elle inverse les rôles traditionnels des scripts sexuels27 dans l’expression de sa relation avec son Bien-Aimé. Dans ces scripts, la femme est implicitement posée comme objet afin de confirmer la masculinité mais aussi la virilité de l’homme qui lui, est posé comme sujet. À l’inverse de cela, tout en respectant et en aimant que Dieu soit son Maître, Marie se positionne comme sujet, véritable femme « désirante » de sa relation : […] Je me suis sentis tirée intérieurement d’aller en ma chambre caresser le Bien- Aimé, qui semblait me vouloir faire quelque faveur […] Je faisais des cris et des soupirs si grands qu’on m’eût facilement entendue […] Cependant cette divine Majesté me regardait amoureusement, prenant plaisir à mes plaintes […] je jouissais en ce divin regard. (L’INCARNATION 1929, 256-257)

37 Marie se raconte de nouveau en jouissance28 sous les « faveurs » de Dieu. Elle utilise de nouveau une rhétorique érotique qui suscite encore une fois l’affection du touché – par les caresses qu’elle donne à son doux Amour – et celle de la vue – par le regard amoureux que lui lançait son Seigneur dans le plaisir. Plus encore, elle s’engage dans une véritable relation de réciprocité – donnant et recevant le plaisir érotique – avec son Bien-Aimé.

38 Alors que la Relation de 1633 était écrite sur les conseils de son directeur spirituel, afin qu’il puisse observer la manière dont elle conduit sa vie spirituelle selon l’Esprit (GOUJON 2008, 175), une rhétorique similaire se retrouve dans la Relation de 1654, écrite à la demande pressante de son fils Claude : Je gémissais disant : “Enseignez-moi, mon Bien-Aimé, où vous paissez et reposez au midi. Emmenez-moi dans vos jardins et en la solitude où rien n’empêche de vous embrasser”. Quoiqu’il fût en moi, il semblait qu’il s’enfuyait de moi […] » (L’INCARNATION 2016, 55).

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Conclusion : Vers l’agentivité féminine

39 L’époque de la vie active de Marie de l’Incarnation (1618-1670) est un créneau favorable à l’agentivité féminine. La guerre de Trente ans en Europe mobilise hors de France tout homme valide (DESLANDRES 2015, 7), laissant aux femmes un espace privilégié pour agir de manière autonome au cœur de la société. Les efforts de colonisation et d’évangélisation en Nouvelle-France, quant à eux, entraînent les Jésuites de l’autre côté de l’Atlantique et avec eux, des femmes comme Marie de l’Incarnation. Parce qu’en 1639, elle décide de vivre en dehors des espaces connus, sur une terre étrangère, tel un « poisson hors de l’eau », tel un « arbre hors de terre », elle devient une véritable femme d’action liée à la fondation de la Nouvelle-France. Louis-Guy Lemieux et André- Philippe Côté écriront : « Le grand homme de la Nouvelle-France est une femme. » (LEMIEUX et al. 2001, 11).

40 Devenue femme « voyageuse », elle sort de son cloître pour faire face au danger de la navigation, à la rudesse des hivers canadiens, à la pénurie des denrées alimentaires et à la menace des Iroquois rebelles. Tout cela, elle le fait pour convertir à son Bien-Aimé les âmes perdues qui n’en n’ont jamais entendu parler. La relation que Marie entretient du bout de sa plume avec son fils Claude non seulement matérialise son voyage mais, plus encore, consolide son rôle de mère de part et d’autre de l’Atlantique.

41 Femme « engagée », elle l’est d’abord en devenant l’une des premières ursulines à participer à la fondation et à la colonisation à Québec. Elle l’est aussi parce qu’écrire en Nouvelle-France, c’est construire la Nouvelle-France. Ses écrits témoignent d’un engagement envers l’Église et envers son Dieu qui la pousse à donner toute sa vie au service des jeunes filles autochtones. Marie sort à plusieurs reprises du cadre éducatif habituel afin d’apporter refuge et confort à ces jeunes fillettes qu’elle appelait alors « les petites sauvages » et « les délices de son cœur ». Elle valorise donc son rôle de femme religieuse par l’enseignement du savoir en Nouvelle-France.

42 Femme « désirante », elle fait preuve de respect pour la vie des saints sans exclure de ses écrits l’expression de la dimension érotique. Insistant sur une relation réciproque entre elle et Dieu, elle se pose en tant que sujet dans sa relation avec son Bien-Aimé et elle la narre de manière désirée, de manière « désirante ».

43 Finalement, même si Marie est une femme de son temps, ses écrits prouvent que l’amour qu’elle porte pour son Bien-Aimé, dévoilé dans ses textes par l’ethos d’une femme « désirante », donne sens à son destin de femme voyageuse et de femme engagée. Plus particulièrement, c’est en choisissant la religion, nourriture vitale pour l’âme, que Marie libère son esprit, son corps et sa voix. En cela, cette « Amazone de Dieu » était en effet bien une femme d’action, manifestant une agentivité exceptionnellement féconde.

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NOTES

1. Je tiens à remercier les organisatrices de ce merveilleux colloque qui m’a donné l’opportunité de partager le rôle de Marie de l’Incarnation dans la fondation de la Nouvelle-France. 2. Les études sur Marie de l’Incarnation remontent à plus de trente ans ; néanmoins, pour n’en nommer que quelques-unes, c’est Françoise Deroy-Pineau qui a écrit la première biographie non cléricale de Marie de l’Incarnation en 1999. Quelques années plus tard, Claudie Vanasse (2001) a fait une étude des pratiques de la mortification corporelle chez Marie de l’Incarnation et Jeanne des Anges. Puis, en 2002, Éric Bidaud a écrit un article qui adresse l’état de jouissance chez plusieurs religieuses mystiques, y compris Marie de l’Incarnation. 3. C’est en 2014 que Dominique Deslandres écrit aussi un article sur Marie de l’Incarnation dans lequel elle émet l’hypothèse que le mysticisme de l’Ursuline aide à son apprentissage des langues autochtones. 4. Cette même année, Caroline Bustarret a publié son ouvrage sur Marie de l’Incarnation intitulé Marie de l’Incarnation. Honorer le singulier dans lequel elle revisite l’intelligence spirituelle de la religieuse à l’époque moderne. 5. Raymond Brodeur et Thérèse Nadeau-Lacour ont écrit plusieurs travaux sur Marie de l’Incarnation y compris un autre ouvrage collectif paru en 2009 en collaboration avec Dominique Deslandres intitulé Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France. Raymond Brodeur dirigera aussi plusieurs ouvrages tel Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation publié en 2001. 6. J’emprunte ce concept à Ruth Amossy qui le définit telle la construction de l’image de soi.

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7. Je définis l’agentivité dans cette étude telle la capacité de Marie de l’Incarnation à s’autodéterminer en naviguant des eaux encore inédites mais acceptables pour elle. En sortant de son cloître pour voyager et en devenant une femme politiquement impliquée, elle démontre une certaine autonomie en tant que femme au XVIIe siècle, sans pour autant rompre avec l’autorité de l’Église, de son directeur spirituel ou celle de son Dieu (BARIL 2007, 61-90). 8. Conscient.es de l’anachronisme, nous faisons ici référence à deux dimensions du terme contemporain telles que représentées lors du renouvellement des pensées critiques des années 1960 et 1970 : « […] celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il [désigne] autant un état (être empowered) qu’un processus. » (BACQUÉ et BIEWENER 2013, 25-26) 9. Nous parlons ici d’ethos « paradoxal » puisque Marie, cloîtrée mais en action, est servante sans être pour autant servile. 10. Cette lettre est adressée à Dom Raymond de S. Bernard, datée d’avril 1635. Marie faisait donc certainement référence à la Relation de 1634 adressée de Paris par le P. Poncet. 11. Ce désir qui s’est « r’alumé » en Marie comme un feu est une métaphore biblique intéressante, puisqu’elle est comparable à Dieu qui se présente à Moïse, dans l’Ancien Testament, tel un buisson ardent : « « L’Ange de Iahvé lui apparut dans une flamme de feu, du milieu d’un buisson, et Moïse regarda : voici que le buisson était embrasé par le feu […] ». (EXODE III, 2, 181). 12. Dom Raymond de S. Bernard lui a demandé de lui écrire cette lettre en avril 1635 afin qu’il puisse examiner et juger les désirs de Marie et voir s’ils viennent ou non de l’Esprit de Dieu (L’INCARNATION 1971, 26). 13. « Une nuit, […] en dormant, il me fut représenté en songe que j’étais avec une dame séculière que j’avais rencontrée par je ne sais quelle voie. Elle et moi quittâmes le lieu de notre demeure ordinaire. […] Enfin, nous arrivâmes à l’entrée d’une belle place, à l’entrée de laquelle il y avait un homme vêtu de blanc, et la forme de cet habit comme on peint les Apôtres. Il était le gardien de ce lieu. […] Le silence y était, qui faisait partie de sa beauté. J’avançais dedans, où de loin, à main gauche, j’aperçus une petite église de marbre blanc ouvragé, d’une belle architecture à l’antique, et, sur cette petite église, la sainte Vierge qui y était assise, le faîte étant disposé en sorte que son siège y était placé. Elle tenait son petit Jésus entre ses bras sur son giron […] Lors, je la vis devenir flexible et regarder son béni Enfant, auquel sans parler elle faisait entendre quelque chose d’important au cœur. Il me semblait qu’elle lui parlait de ce pays et de moi et qu’elle avait quelque dessein à mon sujet […] Lors, avec une grâce ravissante, elle se tourna vers moi et, souriant amoureusement, elle me baisa sans me dire mot […] » (L’INCARNATION 2016, 123-124) 14. Quand Dom Raymond De S. Bernard se dispose à partir pour la Nouvelle-France en 1635, l’« esprit voyageur » de Marie part avec lui : « Quoy-que je n’aille pas en Canada avec vous, je vous y suivray en esprit, et je serai inséparablement votre très-humble et très obéissante fille en Notre Seigneur. » (L’INCARNATION 1971, 57) (Nous savons toutefois que finalement, Dom Raymond ne partira pas pour le Canada et que Marie de l’Incarnation ne quittera la France, physiquement, qu’en 1639). 15. La première lettre date du 20 mars 1635. Marie envoie un total de quatorze lettres à Dom Raymond de S. Bernard – une lettre en mars, trois lettres en avril, quatre lettres en mai, deux lettres en juillet, deux lettres en octobre, une lettre en novembre et une lettre en décembre. La dernière lettre de cette catégorie date du 16 décembre 1635. Le restant de 1636-1639, elle sera en contact avec plusieurs Jésuites, y compris R. P. Paul Le Jeune qui étaient à la recherche de religieuses pour instruire les petites filles autochtones. (L’INCARNATION 1971, 64) 16. Déjà à son entrée au couvent des Ursulines en 1631, le tourment était présent, quand les paroles de son fils, devant les grilles du monastère, lui frappent les oreilles et le cœur : « Rendez- moi ma mère, rendez-moi ma mère! » (MARTIN 1677, 185).

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17. Marie écrit la Relation de 1633 sur les conseils de son directeur spirituel, le Père de la Haye et la Relation de 1654 à la demande de son fils Claude. 18. Nous utilisons ici le concept de patriarcat, bien que conscient.es de l’anachronisme, venant du féminisme du XXe siècle défini telle une structure sociale et politique qui inclut une hiérarchie entre les hommes et les femmes, y compris la favorisation de la transition héritière père-fils plutôt que père-fille dans la culture occidentale. 19. Chantal Théry écrit : « Par sa vocation d’enseignante, dans la lignée de sainte Anne éducatrice apprenant à lire à la Vierge, Marie de l’Incarnation héroïse l’apprentissage des connaissances et leur transmission par les femmes. » (THÉRY 1997, 306) 20. Ce sous-titre est ici inspiré du titre de l’ouvrage d’Isabelle Boisclair et Catherine Dussault- Frenette, Femmes désirantes. Art, littérature, représentations. 21. Pour de plus amples détails sur le mysticisme, voir Geneviève James, De l’écriture mystique au féminin. 22. Lucie Jeffrey discute du martyr et de cet écart entre Marie de l’Incarnation et Dieu dans son article « Être à soi », 277-283. 23. C’est Dom Raymond de S. Bernard qui lui conseille de lire les œuvres de Sainte Thérèse : « Pour la lecture, mon confesseur m’avait fait avoir les œuvres de Sainte Thérèse, qui me soulageaient quelquefois […]. » (L’INCARNATION 1929, 160) 24. Nous faisons principalement référence à la gente masculine disponible pour le mariage, à l’État et à l’Église. 25. Voir Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique (XVIe-XVIIIe siècles) : d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisations. 26. Nous utilisons la définition du terme « érotisme » telles des représentations qui suscitent l’affection des sens, indissociablement physique et mentale sans révéler de comportement sexuel. 27. Nous rappelons que nous utilisons ces scripts contemporains développés par Isabelle Boisclair, conscient.es de l’anachronisme, simplement pour appuyer le potentiel agentif de Marie de l’Incarnation dans son engagement envers Dieu, sans rapport avec la sexualité. 28. Fait important, la définition de « jouissance » n’a pas ici la connotation sexuelle d’orgasme, mais plutôt « la satisfaction des sens ; extrême plaisir affectif ou intellectuel. » (DICTIONNAIRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE 1694)

RÉSUMÉS

Grande « Amazone de Dieu », Marie de l’Incarnation est l’une des premières ursulines à venir s’établir en Nouvelle-France. Ses nombreux écrits témoignent de ses possibilités d’action et d’engagement dans la construction du pays. Grâce à une étude rhétorique de sa Correspondance, de sa Relation de 1633 et de celle de 1654, trois aspects de l’ethos de Marie seront mis en lumière : celui d’une femme « voyageuse », celui d’une femme « engagée » et celui d’une femme « désirante ». Comment ces trois aspects de cette femme pieuse, cloîtrée et silencieuse construisent-ils, en fait, un véritable sujet dans les textes ?

A great “Amazon of God”, Marie de l’Incarnation is one of the first Ursulines to come and settle in New France. Her numerous texts testify to her possibilities of action and engagement in the construction of the country. Thanks to a rhetorical study of her Correspondance, her Relation de 1633 and that of 1654, three aspects of Marie’s ethos will be brought to light: the “traveling”

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woman, the “committed” woman and the “desiring” woman. How do these aspects of this pious, cloistered and silenced woman construct, in fact, a real subject in her texts?

INDEX

Mots-clés : Nouvelle-France, XVIIe siècle, Ursulines, agentivité, religieuses Keywords : New France, seventeenth century, Ursulines, agency, religious women

AUTEUR

SAMANTHA CARRON Samantha Carron est doctorante en troisième année en littératures française et francophone dans l’École de Langues, Linguistiques, Littératures et Cultures à l’université de Calgary, Alberta, Canada. Son projet doctoral porte sur la représentation du soi, en relation avec Dieu, dans les écrits de Marie de l’Incarnation.

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Les réfugiées acadiennes dans l’Atlantique français : des voix effacées Acadian female refugees in the French Atlantic – erased voices

Adeline Vasquez-Parra

1 Du rôle des réfugiées acadiennes déportées en 1755 par les troupes britanniques, rien n’a été écrit1 en dehors des textes littéraires ayant cristallisé leurs souffrances tels le roman d’Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette (1979), ou Évangéline (1847). Ce poème de l’écrivain américain Henry Wadsworth Longfellow représente la réfugiée acadienne sous les traits d’une victime façonnée par la catastrophe, Évangéline Bellefontaine, alors que se développe à la même époque l’histoire du « peuple acadien » (RAMEAU DE SAINT-PERE 1859). Figure mythique, Évangéline devient au XXe siècle, l’étendard d’une culture acadienne diasporique et mémorielle (MAGORD 2003, THERIAULT 2013).

2 Les femmes acadiennes sont déportées en août 1755 à la veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763) entre la France et la Grande-Bretagne, en raison de suspicions quant à leur allégeance à la Couronne britannique. C’est le « Grand Dérangement ». Les Britanniques administraient l’Acadie, située à l’Est du Canada actuel, depuis la perte française de cette dernière en 1713. Au moment de la signature du traité de Paris (1763) mettant fin à la guerre de Sept Ans, les Acadiens sont considérés comme d’anciens prisonniers de guerre par les Britanniques mais deviennent des réfugiés pour les Français qui en accueillent 3 500. La fin du Grand Dérangement en Amérique du Nord génère de « nouveaux dérangements » au sein de l’Atlantique français (MOUHOT 2009, HODSON 2012, GODFROY 2014, VASQUEZ-PARRA 2018). L’administration française les utilisent alors dans diverses politiques de peuplement colonial.

3 Dans les ports atlantiques, les femmes acadiennes survivent et résistent aux pouvoirs politique et communautaire à l’instar de Marie-Judith Durel, réfugiée en France. Celle- ci est citée par le marquis Louis-Nicolas de Pérusse des Cars en 1775 dans sa liste énumérant les Acadiens à expulser du Poitou en raison de sabotages agricoles. Conservée aux archives départementales de la Vienne (MARTIN 2002), cette liste

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dément toute absence « d’agentivité » féminine pendant l’exil.2 Cette expression, empruntée aux études de genre, désigne la capacité d’action d’un sujet et son action elle-même (GUILHAUMOU 2012, 25). La production historique subordonne pourtant actions et discours féminins à l’agir masculin. Ce dernier s’incarne dans la négociation politique (BELLIVEAU 1975 ; HODSON 2012), le regroupement familial (BRASSEAUX 1991) ou les attitudes au regard de la sujétion britannique (FARAGHER 2006 ; GRIFFITHS 2009). L’historienne Phyllis LeBlanc regroupe ces pratiques derrière le cadre national qui limite l’intégration des femmes acadiennes à l’histoire. Ces femmes ne sont considérées ni comme des sujets autonomes, ni comme des sujets de leur propre passé mais comme les garantes d’un fait national acadien où elles apparaissent en tant que mère et épouse (LEBLANC 2020).

4 Opérant par le décentrement du regard, c’est-à-dire l’ouverture à des catégories de populations écartées de la narration historique (TROUILLOT 1995), cette étude souhaite élargir le champ de recherche des sources primaires dans le cadre conceptuel de l’agentivité féminine. Pour ce faire, elle adjoint aux archives nationales d’outre-mer et départementales, des correspondances d’Acadiennes et des mémoires de témoins locaux. Cet article propose ensuite trois pistes de recherches : la relecture des correspondances féminines, l’étude des rapports entre condition féminine et bienfaisance d’État, puis, entre réfugiées acadiennes et politiques coloniales françaises. Ces pistes doivent contribuer à restituer une expérience spécifiquement féminine de l’exil acadien sur laquelle planent de nombreuses inconnues. Par exemple, les regroupements dans des communautés socio-professionnelles (couturières ou blanchisseuses) ont-ils favorisé des déplacements exclusivement féminins ?

5 Cet article ne prétend pas relire toute l’histoire de la déportation acadienne du point de vue des femmes, même si cette entreprise demeure souhaitable. Il montre néanmoins que ce point de vue offre une autre conception de l’exil, éloignée de celle des acteurs masculins jusqu’ici privilégiée par l’historiographie. Ces acteurs cherchent à reconstruire des liens hiérarchiques entre familles étendues rompus par la déportation. Cette perception clanique du groupe en exil est imposée par les anciens concessionnaires des exploitations agricoles. Avant la déportation, ces dernières rassemblaient plusieurs familles étendues sur une même concession selon la tenure de propriété en commun (BRUN 2003, 10, CLARKE 2000). Envisagée comme une expropriation, la déportation met donc à mal le pouvoir d’un certain nombre de chefs (et futurs chefs) de familles étendues sur le tissu social acadien. L’exil acadien au féminin dépeint plutôt un tissu social nouveau formé au sein de la cellule familiale nucléaire, et non étendue. De nouvelles solidarités y voient le jour, entre sœurs par exemple. À un niveau plus collectif, l’exil au féminin passe par l’intégration à la société française d’Ancien Régime grâce au mariage exogame (plus nombreux chez les Acadiennes que chez les Acadiens) et modifie le régime de subsistance familial grâce à l’insertion professionnelle. La traque des sources féminines dévoile-t-elle un nouveau récit du Grand Dérangement qui s’écarte de celui jusqu’ici adopté par l’historiographie ?

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Les réfugiées acadiennes

6 Qui étaient les Acadiennes et surtout, peut-on poser l’existence de leur expérience historique sur la longue durée ou cette dernière n’est-elle que le reflet d’une plus vaste expérience des femmes françaises ayant peuplé les territoires ultra-marins ?

7 Pendant la période française, seul un petit nombre de femmes s’engage dans la colonisation de la Cadie ou Accadie, ainsi orthographiée dans les sources françaises, fondée en 1604 par le royaume de France. Dès 1603, le roi Henri IV commissionne un investisseur protestant, Pierre du Gast, sieur de Monts, pour administrer les territoires de l’Acadie, du Canada et de la Nouvelle-France situés entre le quarantième et le soixantième degré (GRIFFITHS 2009, 4). L’idée d’une colonie de peuplement ne surgit que vingt ans plus tard avec la création de la Compagnie de la Nouvelle-France. Également nommée Compagnie des Cent-Associés, elle est en grande partie composée d’investisseurs privés acceptant d’établir des colons français en échange d’un monopole sur le commerce de la fourrure (GRIFFITHS 2009, 5).

8 À partir de 1632, les colons se stabilisant, des femmes sont recrutées dans toute la France pour peupler la nouvelle colonie. Cette entreprise s’opère sur la base du volontariat : de nombreuses femmes déjà en couple avec un homme parti en Acadie s’engagent pour le voyage outre Atlantique. Les recrutements se font essentiellement sur les terres des seigneurs engagés dans la Compagnie et originaires des provinces de l’Ouest de la France (Aunis, Saintonge, Poitou, Normandie, Bretagne) mais on compte aussi quelques engagements dans le Perche, la Touraine, la Guyenne ou l’Ile-de-France (LEBLANC 2010). Seule une petite soixantaine de familles françaises émigrent vers la colonie durant tout le XVIIe siècle. Les femmes sont souvent issues de milieux ruraux modestes. Bien souvent illettrées, elles sont rôdées aux travaux d’intérieur requis dans les milieux populaires d’Ancien Régime : lessives, blanchiment du linge, cuisine, tenue d’une basse-cour, ménage, etc. (LANG, LANDRY 2001, 43). Leur statut juridique est défini par la Coutume de Paris qui les soumet à l’autorité de leurs pères ou époux. Bien que leur rôle social se limite essentiellement à celui de mère et de femme d’intérieure, les premières habitantes françaises de l’Acadie participent aussi à certaines activités économiques, aux travaux des champs ou à l’entretien des potagers (BASQUE, MCKEE ALLAIN, LEBLANC 2000). L’absence de produits manufacturés conduit un grand nombre d’entre elles à s’initier au tissage, à la couture et au tricot afin de pourvoir à leur habillement ou à celui de leur famille (BRUN 2003, 14). Dépendantes du bon vouloir de la métropole tant par la politique que par le droit, les femmes d’Acadie entrent d’abord dans les desseins coloniaux français qui ne les conçoivent qu’en rapport à un homme (LANG, LANDRY 2001, 44).

9 Lorsque l’Acadie devient anglaise en 1713, elle est renommée Nouvelle-Écosse (ou Nova Scotia en anglais). Les tentatives d’assimilation des colons acadiens, sujets français et catholiques, sont immédiates. Nombre d’entre eux opposent la neutralité au serment d’allégeance exigé par la Couronne britannique (PARMENTER, ROBINSON 2007, 168). L’Église catholique continue d’exercer une forte influence auprès des Acadiennes et les admoneste de prêter le serment (MANCKE, PLANK, REID, BASQUE 2004). Si la Grande- Bretagne refuse en principe le culte catholique sur ses territoires, celui-ci est toléré en Acadie. Les missionnaires français restent présents en Acadie jusqu’à la guerre de Succession d’Autriche (1740-1745). Aidés par les religieuses françaises, ils s’occupent de l’éducation des jeunes filles acadiennes, les rapprochant toujours un peu plus de l’Église

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qui prône des solutions d’accommodements avec les Britanniques (LANG, LANDRY 2001, 44).

10 À la veille de la guerre de Sept Ans, les Britanniques craignent plus que jamais leurs nouveaux sujets dont certains refusent le serment d’allégeance. La Nouvelle-Écosse compte alors entre 13 et 15 000 Acadiens. En août 1755, les garnisons britanniques reçoivent l’ordre d’évincer les Acadiens de leurs terres pour les disperser dans les autres colonies britanniques. De 1755 à 1760, 6 050 Acadiennes et Acadiens sont ainsi expropriés des principales régions d’Acadie : Grand Pré (2 182 personnes), Annapolis Royal anciennement Port Royal (1 664), Pisiquid (1 100) et Beaubassin (1 100) (BRASSEAUX 1991, 4). Refoulés par la colonie de Virginie, 1 100 d’entre eux sont envoyés vers la Grande-Bretagne où ils sont ensuite rejoints par d’autres groupes (LEBLANC 1979).

11 Les rares témoignages des opérations de déportation sont ceux des militaires britanniques qui décrivent les femmes acadiennes apeurées par les démonstrations de force. L’un d’entre eux, John Thomas, médecin militaire, relate ainsi dans son journal : En compagnie des 700 hommes sous le commandement du colonel Scott, nous marchâmes toute la nuit. Conditions très mauvaises de voyage. Arrivés à Memramcook à l’aube, nous avons encerclé vingt maisons mais toutes étaient désertées sauf une où nous avons trouvé neuf femmes et enfants sans aucun homme. Tous étaient malades. Nous avons mis le feu aux trente maisons, éloignant une femme, 200 têtes de bétail, 20 chevaux et à dix heures du matin, nous avons repris la route jusque Westcock [...] (THOMAS 1937, 29)

12 Une femme acadienne est souvent seule face aux opérations d’expulsions, les militaires britanniques recherchant d’abord les hommes et non les femmes et enfants. Devant les difficultés rencontrées pour trouver ces hommes cachés dans les bois avoisinant les villages, les Britanniques prennent également la décision d’expulser femmes et enfants. Les témoignages des missionnaires catholiques nous donnent à voir les conséquences de ces exactions. Le missionnaire spiritain François Le Guerne, présent en 1756 dans les environs de Memramcook au sud de la Nouvelle-Écosse, mentionne dans une lettre l’état de sidération de « ces femmes dont on a enlevé les maris et qui, pour la plupart, n’ont que de jeunes enfants incapables de leur porter assistance » (MAILLET 1994, 107).

13 À la signature du traité de Paris (1763) scellant la victoire britannique à la guerre, les Acadiennes faisant partie des groupes déportés en Angleterre, aux colonies du Massachusetts et de New York, comptent désormais sur l’aide de la France métropolitaine (BOYER VIDAL 2005). Les missionnaires français, en particulier les frères spiritains qui les connaissent parfois de l’Acadie pré-déportation, sont chargés par la France d’aider ces réfugiées. Celles du Massachusetts souhaitent passer en territoire catholique, celles des autres colonies d’Amérique du Nord demandent à partir en Louisiane. Celles stationnées en Grande-Bretagne depuis 1757 souhaitent passer en France. Une première vague de réfugiées acadiennes est déjà accueillie en métropole pendant l’hiver 1758-1759 à la prise de l’île Saint-Jean. Cinq ans plus tard, les groupes acadiens se trouvant dans les ports de Liverpool, Southampton, Bristol et Penryn, négocient leur départ vers la France (MARTIN 2012, 42-43).

14 Ces réfugiés croisent malheureusement la fulgurante ascension d’un homme aux ambitions démesurées. Particulièrement actif au sein de la Cour, Étienne-François de Choiseul, principal ministre d’État, souhaite faire revivre les plus belles heures de l’empire dans lequel il place des espérances politiques concrètes (COTTRET 2018). Acculé par la défaite, Choiseul se met en quête de projets « compensant » l’échec

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français à la guerre de Sept Ans (MEYER, TARRADE, THOBIE, REY-GOLDZINGER 2016). Devant le manque de populations blanches, la peur des mutineries d’esclaves et les revendications des colons installés dans les sociétés coloniales hors du continent nord- américain, Choiseul souhaite rapatrier les Acadiens en métropole avant de les renvoyer aux colonies (MOUHOT 2009, 386). Il leur promet des terres cultivables. 3 500 personnes sont ainsi dispersées à partir de 1763 entre les ports de Boulogne, Le Havre, Cherbourg, Saint-Malo, Morlaix, Lorient, La Rochelle, Rochefort et Bordeaux (LEBLANC 1979, 115). Le groupe reçoit une pension du roi (la « subsistance ») à raison de 6 sols par jour dans l’attente de sa réinstallation définitive (MARTIN 2012, 43).

15 Une fois en métropole, les réfugiées acadiennes continuent tant bien que mal d’exercer une profession pour subsister ou subvenir aux besoins de leurs familles. On relève en 1785 parmi les Acadiennes de Nantes, les mentions de « domestique, femme de chambre, journalière, fileuse, lingère, couturière, tailleuse, voilière » (MOUHOT 2009, 172). Cette professionnalisation montre toute la constitution à l’échelle individuelle d’un espace d’autonomisation (BUTLER 2007).

16 Les salaires sont moitié moindres par rapport à ceux gagnés des hommes. Aux îles Saint-Pierre-et-Miquelon, les réfugiées acadiennes qui « blanchissent, repassent et raccommodent le linge » ne gagnent jamais plus de « 20 ou 30 sols » pour ces activités (POIRIER 1984, 81). En métropole, preuve d’une prise de conscience de ces disparités professionnelles, les membres des corporations des marchandes de mode, des plumassières et fleuristes rédigent leur propre cahier de doléances au Roi et écrivent en janvier 1789 : « les femmes ne pourraient-elles pas aussi faire entendre leur voix ? [...] Nous demandons Sire, que votre bonté nous fournisse les moyens de faire valoir les talents dont la nature nous aura pourvues » (LE BOZEC 2019, 31). Ces prises de conscience ont aussi lieu dans les milieux ruraux et populaires. En 1786, trois jeunes femmes acadiennes, les sœurs Marguerite Rosalie, Anne Suzanne et Marie Esther Richard, vivent ensemble à Morlaix. Exerçant les professions de tailleuse et lingère, elles souhaitent ne pas être inquiétées par les corporations pour ces activités en tant qu’étrangères mais aussi certainement en tant que femmes. Leurs demandes nous sont connues par un rapport du subdélégué de l’intendance de Morlaix qui précise : « Comme elles sont assez occupées, elles ne réclament point de solde. Mais craignant d’être inquiétées par la communauté des tailleurs, elles demandent qu’on veuille bien leur accorder toute franchise pour exercer leur profession » (AD ILLE-ET-VILAINE C 2453). Ces femmes veulent ainsi agir sur leur subsistance propre en réfutant la solde d’État normalement attribuée aux réfugiées.

17 Conscientes de leur infériorité dans la loi et les hiérarchies sociales, les femmes des milieux populaires européens n’ont pourtant que peu de marge de manœuvre institutionnelle et juridique sur leurs conditions d’existence. Chaque État tente de contenir à des degrés divers femmes pauvres et groupes sociaux jugés nocifs à la plus vaste communauté. Les institutions chargées d’aider ces groupes sont souvent tenues par des ordres religieux comme les aumônes ou les hôpitaux généraux. Ces institutions assurent une fonction ambivalente de préservation des normes morales et d’aide matérielle aux femmes indigentes (MUCHNIK 2019, 31). L’un des rares documents de l’exil en France exclusivement centré sur trois réfugiées acadiennes : les sœurs Marie, Geneviève et Henriette Achée est un « laissez-passer » attestant aussi de leurs « bonnes mœurs » par le prêtre de leur paroisse. Datant du 26 mai 1773, il leur sert à rejoindre la ville de Morlaix à partir de Belle-Ile-en-Mer, « ne pouvant plus subsister ici pour la

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misère des terres ». Celui-ci contient une note du recteur de l’église de Bangor à Belle- Ile-en-Mer où elles sont établies, stipulant qu’elles sont « agrégées aux Acadiens établis à Belle-Isle en Mer, sont de bonnes vies et mœurs et qu’elles ont fait leurs pâques en ladite paroisse » (ANOM, C E1). Ce laissez-passer est central à la compréhension des déplacements des Acadiennes qui ne recouvrent pas toujours ceux des Acadiens. Il s’agit ici de femmes d’une même famille désirant rejoindre la ville pour exercer une profession qu’elles ne peuvent exercer à la campagne. Elles ne suivent nullement un chef de famille. Un laissez-passer similaire est également établi sur l’île le 3 février 1773 pour Marguerite Naquin, « veuve sans chagrins, accadienne, et ses deux enfants allant à Morlaix pour affaires » (ANOM E 319).

18 Ces déplacements professionnels ont lieu alors que la France choisit « l’encadrement » du groupe acadien par l’Église. L’État dépêche ainsi Jean-Louis Le Loutre, ancien missionnaire en Acadie, pour déplacer 78 familles acadiennes réfugiées à Saint-Malo et Morlaix vers Belle-Ile-en-Mer en 1763 (GRIFFITHS 2009, 390). Subtile, la relation entre réfugiée et membres du clergé s’avère souvent complexe car dominée par des liens de subordination mais aussi de confiance. Ainsi, nombreuses sont les femmes acadiennes rencontrant à Belle-Ile-en-Mer de grandes difficultés économiques dont elles font part aux membres du clergé. Madeleine LeBlanc se plaint par exemple au recteur de Belle- Ile-en-Mer de « la misère générale des temps » (ANOM, C E308).

La correspondance des Acadiennes : recréer des espaces de proximité

19 Malgré cette intrusion du pouvoir étatique et religieux dans leurs vies privées, les réfugiées acadiennes tentent de (re)créer des espaces de proximité. Parmi ceux-ci, la correspondance. Si les lettres de Vénérande Robichaud, déportée au Massachusetts puis installée au Canada, ont déjà été étudiées en raison de son statut social de femme d’affaires (FRENETTE, MARTEL, WILLIS 2006, 5) d’autres lettres mériteraient une analyse restituant la subjectivité féminine dans les conditions imposées par l’exil.

20 En 1764, Marguerite Landry d’Entremont, réfugiée à Cherbourg, rédige plusieurs lettres à son neveu Joseph d’Entremont, réfugié aux îles de Saint-Pierre-et-Miquelon. Elle mentionne : « Ne sachant aucunement et ne voyant guère d’apparence que nous puissions nous revoir encore de sitôt car je vous dirai que l’on destine une très grande quantité et pour ainsi dire tous les Acadiens qui sont dans la France pour aller établir la Cayenne » (MOUHOT 2004, 96-115).

21 Landry d’Entremont nous donne à comprendre les sentiments de peur et d’insécurité qui émanent des réfugiées acadiennes en France. L’auteure comprend que cet État souhaite les voir passer rapidement aux colonies. Elle ne possède qu’une vague idée des colonies françaises aux Caraïbes puisqu’elle mentionne que la Cayenne « est un pays près des Indes ». Elle apporte aussi des raisons pour lesquelles elle déconseille de s’y rendre : « je ne vous conseillerais pas d’en prendre le parti parce que le climat et les chaleurs sont très contraires à notre tempérament et ce serait nous exposer à la mort d’en prendre le parti ». Elle ajoute à la fin de sa lettre : Monseigneur le ministre a fait réponse à Monsieur notre commissaire de nous continuer la paye et de nous tenir tranquilles jusqu’à nouvel ordre et qu’il savait qui nous étions et que l’on ne nous proposerait point la Cayenne puisque nous avions

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répugnance d’y aller et par conséquent mon cher neveu je vous prie de vous tenir tranquille jusqu’à ce que nous sachions notre destinée (MOUHOT 2004, 98).

22 Cette lettre confirme que les Français s’expatrient mal sous l’Ancien Régime. Deux projets de peuplement sont donc menés par Choiseul consistant en quatre projets de défrichage terrien dont deux en Guyane (Kourou et Cayenne) et deux sur l’île de Saint- Domingue (Bombardopolis et le Môle Saint-Nicolas). Les Acadiens apparaissent alors comme un réservoir de colons et sont recrutés dans les ports français de Caen, Saint- Malo, Rochefort, Cherbourg, La Rochelle et Nantes où ils vivent, à la faveur d’une solde et de promesses de propriétés terriennes une fois sur place. Tous ces réfugiés acadiens sont néanmoins conscients de cette situation nouvelle en particulier les femmes qui entretiennent une certaine méfiance envers ces colonies françaises lointaines. Cela ne les empêche pas d’agir sur ce rapport de force avec les autorités françaises. Dans la même ville de Cherbourg, deux femmes acadiennes, Nastasie Doré Gaudet et Marie Henry, refusent de passer en Guyane alors que le fonctionnaire chargé de leur recrutement, un certain Monsieur de Francy, les menace de les y envoyer de force. Ces dernières avaient en effet précédemment accepté l’offre de 50 livres du gouvernement pour effectuer le voyage (HODSON 2012, 97). Les sources ne vont pas plus loin et on perd toute trace de ces deux Acadiennes après cet incident.

23 Les témoignages féminins nous renseignent aussi sur les difficultés physiques de l’exil. En 1822, une veuve acadienne dont on ne connaît pas le nom, livre son témoignage de la déportation alors qu’elle vit encore en France, à La Puye. Agée de soixante-dix ans, elle la raconte à une sœur de l’ordre de Sainte-Croix : [...] tous mes compatriotes ne sont pas restés ici [en France] : trente ans plus tard, le roi de France en envoya plusieurs au roi d’Espagne pour aller peupler une île. J’allai moi-même jusqu’à Nantes pour m’embarquer mais je me trouvai si malade qu’il me fut impossible d’aller plus loin et je suis restée en France (RIGAUD 1867, 129-130).

24 Une nouvelle fois, les lieux où les administrateurs français comptent envoyer les réfugiées acadiennes ne sont que peu connus, ces lieux « exotiques » restant pour elles très vagues. Cette femme veuve anonyme n’était cependant pas en état physique d’effectuer le voyage, en a-t-elle été écartée par les responsables de projets de colonisation ? Ou bien a-t-elle invoqué « ces douleurs physiques » qui surviennent quinze ans après l’arrivée en France pour éviter le voyage difficile jusqu’à cette « île » ? Dans une autre lettre de Marguerite Landry d’Entremont envoyée le 25 janvier 1773 à sa sœur Marguerite Amirault vivant à Pobomcoup, en Nouvelle-Écosse, les difficultés physiques sont à nouveau mentionnées : « Mon corps n’est plus qu’une aiguillette et un cadavre, quatre jours debout et un mois sur un lit de douleur » (MOUHOT 2004, 99).

25 Au-delà des peurs et méfiances envers les colonies, des douleurs physiques et morales de l’exil, le sentiment d’incertitude sur l’avenir prédomine dans la correspondance et les témoignages des réfugiées acadiennes. Ces femmes sont souvent lucides sur leur situation. Suzanne Richard, décrite comme « couturière et femme de chambre » exilée à Morlaix, le montre très explicitement. Elle écrit ainsi le 16 septembre 1785, en réponse à Madame du Laz, comtesse bretonne « que celle-ci paraît aimer beaucoup et qui, de son côté, lui semble très dévouée » (BAUDRY 1905, 445) : Au sujet de nos affaires, il n’y a encore rien de décidé. Nous ne savons pas encore quel sera notre sort. On espère cependant que cela se décidera dans le cours de l’hiver. Vous savez sans doute qu’il y a la moitié des Acadiens qui étaient ici qui sont partis pour la Louisiane. Quand nous aurons quelque chose de nouveau, je prendrai la liberté de vous en faire part. (BAUDRY 1905, 445)

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26 Loin de n’être qu’anecdotes émaillant un récit global de la déportation, ces témoignages une fois cousus entre eux, retissent la toile des sentiments mais aussi des actions et engagements féminins produits par l’exil. Ces preuves d’une perspective féminine sont souvent situées à l’arrière-plan dans les archives d’État valorisant l’agentivité masculine, à l’instar des pétitions de chefs acadiens aux gouvernements (VASQUEZ- PARRA 2011, 92). Émanant souvent d’une parole privée mais aussi de certains engagements publics tels que l’activité professionnelle ou la résistance à l’autorité, ces témoignages interrogent sur la constitution de l’archive. Certaines réfugiées acadiennes sont ainsi souvent décrites dans les douleurs de l’exil par le pouvoir en place mais jamais dans leur capacité à agir sur leur situation. Nul ne sait par exemple ce qu’il advint de Nastasie Doré Gaudet et Marie Henry ayant refusé le passage en Guyane.

27 À partir de 1764, des mutineries de réfugiés acadiens ont lieu dans certains ports français. Dans une lettre rédigée au commissaire de la marine, Étienne-François de Choiseul fait part de sa colère devant leurs réticences à partir vers la Guyane. Il précise alors : « J’ai rendu compte au Roi de la répugnance que les Acadiens qui sont dans votre département témoignent pour passer à Cayenne. Sa Majesté vous charge de leur faire sentir de sa part combien cette obstination est déplacée » (MOUHOT 2009, 74). Les craintes exposées dans les correspondances féminines se concrétisent ainsi dans des révoltes.

« Le poids des femmes » : bienfaisance et prises en charge d’État

28 Loin de ne se limiter qu’à des prises de conscience ponctuelles, les réfugiées acadiennes agissent pour le financement de leurs besoins par le gouvernement français pendant toute la durée de leur séjour. Les réfugiés reçoivent ainsi lorsqu’ils sont parents une subsistance d’un sol par jour pour leur logement et cinq sols pour leur nourriture. L’administration française prévoit aussi 3 sols par enfant, les orphelins de plus de dix ans étant traités comme les parents (MOUHOT 2009, 427). Cette aide financière ne suffit pas. Certaines Acadiennes tentent donc de réclamer des subsistances supplémentaires au ministre de la marine, Pierre Etienne Bourgeois de Boynes puis directement au roi Louis XVI. Rose Bonnevie, native de Beaubassin puis réfugiée à Saint-Pierre-et- Miquelon rédige ainsi une longue réclamation le 30 mars 1773 dans laquelle elle livre son histoire : Les Anglois étant venus ravager ce Canton, Jacques Bonnevie, leur père, y perdit tout ce qu’il possédait, dut se réfugier avec toute sa famille à Restigouge, à l’entrée de la Rivière du Canada, dans la Baye des Chaleurs [...] réfugiés à Miquelon, on lui donna du terrain, il fonda un établissement de pêcherie puis il fut envoyé à Cherbourg en février 1768 dénué de tout meuble et presque sans vêtements, il reçut 6 soles par jour par la subsistance du Roi et celle de 3 soles à chacun de ses quatre enfants [...] (ANOM, C E40)

29 Cette subsistance, explique-t-elle, « n’est pas à beaucoup près suffisante pour nourrir le père, la mère et les 4 enfants surtout dans ce temps de cherté où le pain le plus commun est à 3 soles la livre » (ANOM, C E40). Elle ajoute également que ces trop maigres soldes ne peuvent être partagées avec Marie Bonnevie, sa belle-sœur : « laquelle est réduite dans un état d’infirmité qui ne lui permet absolument aucune espèce de travail » (ANOM, C E40). Sans l’octroi d’une pension plus conséquente, cette

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dernière se « trouvera réduite à la plus affreuse misère et à aller mendier sa vie » (ANOM, C E40). Cette lettre nous renseigne sur des difficultés qui ne sont pas isolées. Les demandes de soldes supplémentaires s’étalent dans le temps, preuves de difficultés économiques prolongées chez les femmes acadiennes en France qui ne reçoivent pas toutes d’aide familiale. Anne Landry, originaire de Port Royal, touche ainsi 54 soles de subsistance par an pris sur le département de la marine du Havre et ce, jusqu’à la fin des années 1790. Anne Terriaud condamne quant à elle en 1769 « le triste état dans lequel elle se trouve depuis qu’on lui a retranché à Rochefort la paie que le Roy lui avait accordée » (ANOM, C E376). En effet, devant les réticences des Acadiennes à entrer dans les plans de revalorisation agricole menés aux colonies, le gouvernement retranche ses aides et se fait menaçant.

30 Au moment où elles sont sollicitées pour partir vers les colonies, les réfugiées acadiennes demandent aux autorités françaises des finances supplémentaires pour entretenir leurs familles. Magdeleine Granger, âgée de 50 ans et résidant à Morlaix, entreprend cette demande « n’ayant pour elle et ses trois pupilles que son travail et ne pouvant les abandonner pour reprendre l’état de femme de chambre qu’elle avait auparavant » (MOUHOT 2009, 426). Ces Acadiennes pauvres sont certainement conscientes de leur départ prochain si elles n’arrivent pas à subvenir à tous leurs besoins. En 1763, une « créole du Canada », Marie-Josèphe Rousseau de Souvigny de Chassaing, veuve d’un officier français, recrute ainsi exclusivement des femmes pauvres et engage 22 « filles de ménage » acadiennes à travailler dans son habitation située aux environs de Cayenne. Elle leur donne en échange « 50 à 55 livres de gage » (GODFROY 2014, 148). Certaines réfugiées acadiennes tentent aussi de réunir suffisamment de fonds pour entrer au couvent. C’est le cas de Marguerite Bazer qui ne parvient pas à réunir 3000 livres dans la ville de Cherbourg (MOUHOT 2009, 150). De nombreuses Acadiennes sont donc réduites à la grande pauvreté et ne peuvent subsister qu’en raison d’une solidarité étatique sans que l’on connaisse le rôle exact de la bienfaisance communautaire.

31 On compte aussi sur la période s’étalant de 1764 à 1784, de nombreux mariages mixtes qui deviennent facteurs d’intégration à la société française. L’historien Jean-François Mouhot note que 23% des mariages ont lieu entre Acadiennes et Français contre 18% pour les hommes en Poitou où ils sont réfugiés (MOUHOT 2009, 371). Les soldes d’État ne valent toutefois pas pour le conjoint lors d’un mariage mixte sauf lorsqu’un homme acadien épouse une Française, la conjointe se voit alors « acadianisée » et reçoit, elle aussi, une solde. Les Acadiennes ne perdent pas pour autant leur statut lors d’un mariage mixte comme l’indique le commissaire Lemoyne à l’ordonnateur de Bordeaux en 1773 : « Les femmes acadiennes qui ont épousé ou des Européens ou des gens de l’île Royale ou du Canada seront traitées particulièrement à raison de leur naissance comme Acadiennes, et jouiront des grâces accordées généralement à tous les Acadiens [...] » (MOUHOT 2009, 160)

32 En contexte colonial, cette donnée génère une incidence. Deux Acadiennes, Marie- Madeleine Boudrot et Madeleine Lapierre, s’engagent pour la Guyane en s’étant déjà mariées à des Français en métropole et non parce qu’elles suivent leur groupe (HODSON 2012, 98). On compte ensuite plus de mariages entre Acadiennes et Français de la métropole aux petites Antilles (Martinique et Guadeloupe) que dans d’autres lieux où s’établissent de façon provisoire les Acadiennes. L’historien Gabriel Debien note pour la Martinique que « 43 Acadiennes épousent des métropolitains, 3 des Créoles. Ce nombre

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d’Acadiennes qui prennent des hommes sans long passé colonial n’exprimerait-il pas le souhait de ne pas mourir à la colonie ? » (DEBIEN 1984, 57-104). Cet accroissement des mariages mixtes signifie que la cohésion communautaire est moins forte chez les femmes. Celles-ci s’affranchissent des rapports de solidarités interfamiliales longtemps valorisées par l’historiographie. Ces mariages mixtes peuvent aussi être interprétés comme une issue à la main mise de l’État sur la vie des femmes, voire sur leur corps.

La Martinique et Saint-Domingue

33 Les mariages mixtes sont paradoxalement facilités par les conditions de prise en charge de l’État colonial qui choisit de mélanger les populations « colonisatrices ». C’est le cas en Martinique où 399 Acadiens s’établissent aux côtés de familles alsaciennes, au quartier de Champflore sur des terres appartenant au sieur Lecomte. Dans l’Est de la paroisse de Saint-Pierre, des populations allemandes de la Principauté des Deux-Ponts et des gens de couleur libres se joignent aussi à eux (ANOM C 8B, 115).

34 Choiseul indique en 1764 au gouverneur de la Martinique, François Louis de Fénelon et à son intendant, Pierre Paul Lemercier de la Rivière que : « le roi a approuvé que vous fassiez un marché avec quelques négociants de confiance à la Martinique que vous chargerez de faire acheter un bateau à la Nouvelle-York et d’y prendre 150 Acadiens qu’il transportera pour être distribués soit à la Martinique, soit à Sainte-Lucie » (ANOM C 8B , 116). En effet, 129 Acadiens (21 familles) s’embarquent clandestinement de la colonie de New York pour la Martinique le 25 août 1764 (ANOM C 8A, 67). Les femmes deviennent donc dépendantes une fois sur place des politiques de colonisation française. L’administration aurait-elle favorisé les mariages mixtes pour désenclaver les communautés de souche française qu’elle considérait comme parties prenantes d’une plus large population blanche ?

35 Alors qu’ils cherchent à les embarquer pour les colonies, les administrateurs français font émerger entre eux une publicité vantant tous les mérites des Acadiens qu’ils ne connaissent pas, à l’instar de l’intendant de Sainte-Lucie, Daniel Marc Antoine Chardon. Dans une lettre adressée au ministre de la marine datant du 24 août 1763, il les décrit comme : « de très bons sujets, très disposés à cultiver la terre, prêts à faire tout ce qu’on leur commande et qui d’ailleurs ayant tous une famille nombreuse, seront de très bons colons » (DEBIEN 1984, 83).

36 Néanmoins, l’idée sous-jacente de l’administration française est la même que pour ses contreparties britanniques, il s’agit d’abord de se débarrasser d’individus pauvres qui pèsent sur le denier public. Dans une note aux intendants et commissaires des ports français datant du 26 décembre 1762, Choiseul avait écrit : « il serait bon de présenter aux plus pauvres de ces familles l’idée de passer soit à Cayenne, soit à Sainte-Lucie, à la Guadeloupe ou à Saint-Domingue » (GODFROY 2014, 146).

37 Le 10 janvier 1765, 118 nouveaux Acadiens arrivent en Martinique à bord de l’Union en provenance de Caen et destinés primitivement à la Guyane. Fénelon écrit longuement à leur propos à Jean-Baptiste Guignard, intendant par intérim des îles du Vent. Il propose de « faire aux Acadiens le même traitement qu’aux Alsaciens et faute pour eux de l’accepter, on leur retranchera les secours que le Monsieur bien leur donnent » (ANOM C 8A, 67). Néanmoins, il se plaint des familles acadiennes déjà sur place : Avec la ration et une modique solde [elles] n’ont pu se donner à la culture des terres et mendient la plupart ou par paresse ou par manque de facultés. Nous avions déjà

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tenté de placer celles-cy sur des terrains incultes en leur offrant des outils pour défricher et travailler la terre, mais ce secours ne leur suffisant pas et n’entrevoyant que misère dans une pareille position, nos offres n’ont rien produit (ANOM C 8A, 67).

38 Il finit sa lettre par rappeler une nouvelle fois : « qu’il convient d’accorder aux Acadiens le même traitement qui a été fixé pour les Alsaciens et aux mêmes conditions, c’est le seul moyen d’en tirer parti » (ANOM C 8A, 67).

39 Cette même convergence de vues sur les Allemands et les Acadiens de Champflore se produit le 23 avril 1768 lorsque Victor Ennery, nouveau gouverneur de la Martinique écrit : Les familles allemandes et acadiennes du quartier de Champflore s’y sont soutenues tant qu’elles ont joui de la ration, mais dès l’instant qu’elles ont cessé de la recevoir, le désordre et la confusion se sont mis parmi elles. De plus de 500 personnes qui ont commencé à s’établir dans cette colonie, il n’en reste que 177, dont la plupart ayant perdu leurs chefs, sont dans un état de langueur qui les rend incapables d’aucuns travaux (ANOM C 8 B12).

40 Cette remarque sur « l’indolence » des Acadiens est une interprétation masquant la faillite des projets de réinstallation français. En effet, les conditions d’accueil sont déplorables. Cela se reproduit à Saint-Domingue en 1764 lorsque le gouverneur Charles- Henri d’Estaing invite officiellement tous les réfugiés acadiens dispersés dans l’Atlantique à peupler son territoire. Plus de 400 Acadiens répondent alors à son appel en janvier 1764 car il leur promet des terres et une solde de dix soles par jour pendant les premiers mois de leur installation (BOYER-VIDAL 2005, 13).

41 En mars 1766, on compte 395 colons acadiens sur l’île. Le gouverneur choisit de les installer aux côtés de colons allemands au Môle Saint-Nicolas et à Bombardopolis (BLANCPAIN 2012, 79) mais la plupart décède en masse (HODSON 2012, 76). Les terres proposées par d’Estaing sont infertiles, les baraquements dans lesquels s’entassent les familles sont insalubres, les conditions de travail atteignent parfois les quinze heures par jour. D’Estaing retient les populations acadiennes en les empêchant de partir des camps de fortune où elles sont installées (HODSON 2012, 89, VASQUEZ-PARRA 2018, 159). Devant ces projets, de nombreuses femmes fuient une nouvelle fois par le mariage exogame. C’est le cas de Rose Dugals, native de Port Royal. On la retrouve en 1788 dans les registres de l’île au moment où elle souhaite épouser un autre étranger : Vincent Capitancy, natif de Venise. Ils se présentent tous deux aux autorités françaises pour demander la lettre de naturalité. Capitancy, en qualité de père et d’époux, « souhaite être naturalisé pour pouvoir assurer à sa femme et à ses enfants le fruit de leurs travaux communs » (ANOM C E62). Capitancy prétend avoir résidé « nombre d’années au Môle Saint-Nicolas » où il s’y est par ailleurs « toujours bien comporté » (ANOM C E62). Capitancy a-t-il rencontré Rose Dugals pendant ses années au Môle ? Si quelques milliers d’Acadiens fuient ces projets, 200 d’entre eux partent pour la Louisiane entre 1771 et 1772, région pour laquelle les témoignages féminins méritent aussi une attention particulière (BRUCE 2020).

Un effacement transnational ?

42 Si les motifs de la déportation des Acadiennes et des Acadiens en 1755 ont été amplement discutés et nous sont aujourd’hui bien connus, ceux des déplacements atlantiques dans la période suivant le traité de Paris (1763) commencent seulement à

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émerger. L’analyse des politiques de peuplement des empires français et britannique interroge sur la spécificité accordée aux femmes : étaient-elles pressenties pour devenir des « ventres » indispensables au peuplement colonial ? D’autres femmes en situation de précarité sociale ont-elles fait partie de politiques plus larges de reconquête des territoires avant la Révolution ? L’empire français d’Ancien Régime en concertation avec l’Église catholique possédait-il des exigences précises à l’égard des femmes revenant de ses anciennes colonies ?

43 Au-delà des politiques, une attention toute particulière doit être portée sur les motifs migratoires intrinsèques à la communauté acadienne elle-même. Les textes historiques semblent jusqu’ici préoccupés par l’accès à la propriété terrienne, moteur de la migration des groupes acadiens vers la France, la Martinique, la Guyane, Saint- Domingue puis la Louisiane. Ces groupes sont leurrés par des promesses de propriété terrienne qui leur sont faites par des particuliers ou des agents des gouvernements français et espagnol. Or, en règle générale, seuls les hommes avaient accès à la propriété terrienne : les trajectoires acadiennes sont donc pensées du point de vue masculin, attachant tous les membres du groupe à la ruralité. Si les motifs étaient adoptés d’un point de vue féminin, les trajectoires seraient certainement différentes aussi bien dans leur géographie que dans les lieux qu’elles recouvrent. La possibilité d’exercer un métier lié au linge (couturière, blanchisseuse, lessiveuse, etc.) dessine par exemple des migrations acadiennes de la campagne à la ville (de Belle-Ile-en-Mer à Morlaix en France ou du Poitou vers Nantes). Les résistances des Acadiennes à partir aux colonies montrent un attachement à la vie en métropole tout comme le mariage exogame. Étudié de façon systématique, ce dernier montre peut-être aussi des retours en métropole de femmes acadiennes parties aux colonies.

44 Les voix des réfugiées acadiennes dans l’Atlantique français sont étouffées dans la narration historique par une survalorisation des négociations sur l’accès à la terre, entreprises entre quelques leaders masculins du groupe et les administrations européennes. Les sources rendant compte de ces dialogues sont néanmoins du même ordre micro-historique que celles retrouvées dans cet article. Celles-ci posent évidemment le problème de leur articulation au collectif mais demeurent les seules capables de reconstituer l’expérience de l’exil (sentiments, amitiés, attaches familiales, choix de vie).

45 Une autre histoire de la déportation acadienne peut prendre le parti des voix subalternes, c’est-à-dire des femmes et hommes ayant recréé des communautés cimentées par d’autres moteurs que la loi des chefs de familles étendues et la propriété terrienne. L’agentivité féminine ou l’identité socio-professionnelle peuvent être parmi ces moteurs. Ces expériences décentrent le récit traditionnel du Grand Dérangement, métarécit où le cadre étroit du fait national prédomine sur la diversité de ses voix. Ce dernier doit aujourd’hui assumer la concurrence d’un récit alternatif qui rendrait compte de toutes les voix effacées par une conception trop linéaire du phénomène de dispersion, lié à la reconstitution d’une organisation sociale marquée par la copropriété et la patrilocalité. L’analyse par le genre pourrait aussi révéler un certain nombre de changements à cette organisation dans des réinstallations ultérieures. Une fois réinstallées, ces femmes forcées à un nouveau modèle de subsistance au sein d’un réseau familial resserré pendant les années d’exil se sont-elles facilement pliées à un ancien modèle de gestion des ressources ?

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BIBLIOGRAPHIE

Archives

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NOTES

1. Hormis les études locales de LANE JONAH 2007 et BASQUE 2003. 2. Traduction du terme agency en anglais, elle est comprise ici comme une puissance d’agir, capacité constituée par une économie et une performance de soi, qui permet de négocier une autonomie (BUTLER 2007 ; GUILHAUMOU 2012).

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RÉSUMÉS

Les réfugiées acadiennes exilées dans l’Atlantique français n’ont pas beaucoup attiré l’attention. Ces femmes ont pourtant été en première ligne de la relance coloniale française au lendemain du traité de Paris (1763). La France ayant perdu la majeure partie de son empire en Amérique du Nord, entrevoit ces femmes comme de potentielles nouvelles colonisatrices. Certaines sources montrent qu’elles agissent sur leur situation de vulnérabilité sociale et économique notamment dans les ports français où elles sont réfugiées à partir de 1758, décentrant le récit du « Grand Dérangement » où elles apparaissent en filigrane.

Acadian female refugees exiled in the French Atlantic have not attracted much attention. These women were however on the forefront of the French colonial revival in the Treaty of Paris’ aftermath (1763). Having lost most of its empire in North America, the kingdom of France conceived these women as potential new colonizers. Some historical sources show that these women found enough courage to act upon their social and economic conditions, especially in the French ports where they took refuge from 1758 onwards. This feminine narrative overlooks the traditional historical point of view based on the “Great Upheaval”.

INDEX

Mots-clés : Acadiennes, réfugiées, Atlantique, colonialisme, histoire Keywords : Acadian women, female refugees, Atlantic, colonialism, history

AUTEUR

ADELINE VASQUEZ-PARRA Adeline Vasquez-Parra est docteure en histoire de l’université libre de Bruxelles, qualifiée maître de conférences section 11 et membre associée au groupe pluridisciplinaire de recherches sur les Amériques, AmericaS (ULB). Ses recherches portent sur les groupes acadiens en Amérique du Nord et leurs rapports à l’État moderne. Elle a consacré plusieurs articles à cette question dont le dernier est paru dans la Revue Historique (numéro 685) : « Les empires français et anglais du XVIIIe siècle face aux Acadiens ». Son ouvrage : Aider les Acadiens ? Bienfaisance et déportation 1755-1776 a été publié chez Peter Lang en 2018. Depuis 2019, elle est responsable de l’entrée « Grand Dérangement » pour le projet numérique La France aux Amériques de la Bibliothèque nationale de France.

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« A woman who has done such excellent work for imperial unity »1 : Clementina Trenholme Fessenden et sa quête de reconnaissance “A woman who has done such excellent work for imperial unity”. Clementina Trenholme Fessenden’s quest for public recognition

Marcel Martel

NOTE DE L’AUTEUR

L’auteur remercie les évaluateurs pour leurs commentaires et suggestions sur une première version de cet article. Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et auquel participe Joel Belliveau. Ce projet porte sur une histoire comparée des fêtes nationales au Canada de 1845 à 1982. L’auteur remercie également Enrico Moretto pour la cueillette de documents dans les correspondances des premiers ministres à Bibliothèque et Archives Canada.

1 En 1908, Clementina Trenholme Fessenden écrit au premier ministre Wilfrid Laurier. Dans sa lettre, elle demande une reconnaissance pour son rôle dans la création de l’Empire Day en 1899 (TRENHOLME 1908a). Au moment où Trenholme envoie sa lettre à Laurier, son initiative connaissait déjà un succès populaire, puisque les activités, organisées chaque année dans le cadre de cette journée de célébration, valorisent les liens du Canada avec l’Empire britannique. À cette époque, maintenir les liens avec l’Empire britannique fait partie de la définition de l’identité canadienne. Pourtant, sa

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demande ne connaît pas de suite. Le premier ministre Wilfrid Laurier, puis ses successeurs, refusent de reconnaître cette femme comme la fondatrice de l’Empire Day.

2 Cet article traite de trois thèmes : le genre, les fêtes nationales et le processus de construction des nations ou le nation-building au dix-neuvième siècle. Reprenons chacun de ces éléments en commençant par le dernier. À la fin du dix-neuvième siècle au Canada, le processus du nation-building est souvent défini par les hommes tandis que les femmes sont reléguées au rang d’exécutantes. La conceptualisation des fêtes nationales, qui s’inscrit dans le processus du nation-building, est un domaine réservé aux hommes, souvent à l’élite, tandis que les femmes sont confinées à un rôle subordonné : celui d’organiser dans les coulisses, de préparer les repas et les banquets, notamment lors des célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin, et de la Confédération, le 1er juillet. Lorsque ces fêtes nationales incluent des défilés, les femmes sont des spectatrices, car elles n’ont pas le droit de marcher dans les défilés de la Saint-Jean-Baptiste ni ceux de la fête du Travail, célébrée le premier lundi du mois de septembre à compter de 1894 (BERGER 1970 ; BOISVERT 1990 ; GORDON 2001 ; HERON et PENFOLD 2005 ; NELLES 2000 ; OUIMET 2011).

3 Il y a toutefois une exception notable lorsque nous examinons le rôle d’exécutante attribuée aux femmes dans le processus du nation-building dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle au Canada. Clementina Trenholme Fessenden crée une fête nationale appelée l’Empire Day. Elle joue un rôle crucial dans sa conceptualisation et sa promotion en Ontario et dans l’Empire britannique. Dans une société qui confinait la femme à la sphère domestique (BROOKFIELD 2018 ; SANGSTER 2018), Trenholme exerce son agentivité, non sans découvrir que les politiciens, qui l’appuient dans son projet de fête nationale, la confinent à l’anonymat au moment de la reconnaissance publique. Selon Spender (1982), le patriarcat empêche les femmes d’être visibles dans l’espace public (LÉVESQUE 2010). L’action de Clementina Trenholme Fessenden et surtout son absence de reconnaissance après coup, notamment de la part de l’État fédéral, sont inséparables de la société dans laquelle elle évolue et qu’elle tente d’influencer.

4 Ce texte compte deux parties. La première traite des motivations de Trenholme à créer la fête de l’Empire, en la situant dans l’écosystème des fêtes nationales à la fin du dix- neuvième siècle. La seconde partie porte sur le rapport genré de la reconnaissance officielle. En dépit du succès populaire de l’Empire Day, Clementina Trenholme Fessenden ne reçoit aucune reconnaissance de la part de l’État canadien, ce qui était son objectif. Pourtant, elle s’est battue, ainsi que les membres de sa famille qui prennent la relève après son décès, pour obtenir une reconnaissance digne de son œuvre. Cela signifie que la reconnaissance du rôle de fondatrice de Trenholme est reléguée « aux angles morts de l’histoire », pour reprendre l’expression de Valérie Lapointe-Gagnon (DUMONT 2013 ; LAPOINTE-GAGNON 2019 ; POITRAS 2019).

Créer une nouvelle fête nationale au Canada à la fin du dix-neuvième siècle

5 Lorsque Clementina Trenholme Fessenden conçoit son projet de créer l’Empire Day, journée dédiée à la célébration des rapports entre le Canada, qui a le statut de dominion, et l’Empire britannique, elle doit tenir compte du calendrier des fêtes nationales. Ce calendrier s’est lentement mis en place tout au long du dix-neuvième siècle. D’abord, la population canadienne peut participer à la fête nationale des

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Canadiens français, la Saint-Jean-Baptiste, créée par Ludger Duvernay en 1834. Après les rébellions dans le Bas-Canada survenues en 1837 et 1838, le 24 juin devient une fête véritablement nationale, puisqu’elle est célébrée par les Canadiens français, peu importe où ils s’établissent au Canada et dans les États de la Nouvelle-Angleterre. C’est l’Église catholique, notamment l’évêque de Montréal Ignace Bourget, qui assure le succès de cette fête. En effet, elle s’investit dans l’organisation des festivités annuelles qui marient la nationalité et la religion. Elle consolide son rôle de leadership au Québec et dans les communautés francophones en milieu minoritaire en Amérique du Nord (BOISVERT 1990 ; GORDON 2001, 145-165 ; OUIMET 2011 ; ROBY 2000 ; RUMILY 1975).

6 Avec la tenue d’une messe, l’organisation d’une procession, de compétitions sportives et d’un banquet, les Canadiens français ne font pas nécessairement preuve d’originalité avec la célébration annuelle de leur nationalité, le 24 juin. En fait, ils s’inspirent des autres groupes ethniques avec lesquels ils partagent l’espace public, notamment à Montréal. Ainsi les Irlandais célèbrent la Saint-Patrick, le 17 mars, et ils organisent un défilé depuis 1824. Pour leur part, les Anglais organisent des activités à l’occasion de la Saint-Georges et les Écossais le font lors de la Saint-André, à compter des années 1830 (LEITCH 2016, 32-33 ; OUIMET 2011).

7 Ne voulant pas rester pour compte, les Acadiens des Maritimes créent leur fête ethnique et patronale. Ils rejettent toutefois la possibilité de s’associer à la nation canadienne-française pour célébrer leur patron. Les Acadiens choisissent le 15 août comme moment de l’année pour célébrer leur nationalité. En créant une fête nationale distincte de celle des Canadiens français en 1881, ils marquent leur différence. Ils imitent également les autres groupes ethniques qui profitent de leurs fêtes patronales pour célébrer leur nationalité au Canada (VOLPÉ 2015).

8 À part les fêtes patronales, les Canadiens participent à des fêtes civiques. Il y a la fête de la Confédération, le 1er juillet, créée par un acte du Parlement fédéral en 1879. Il y a aussi la fête du Travail, qui se déroule le premier lundi du mois de septembre et qui permet aux travailleurs de célébrer la noblesse du travail. Organisés à compter des années 1880, des défilés se déroulent dans la plupart des centres urbains jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Ils disparaissent graduellement après 1918 à quelques exceptions près, comme c’est le cas à Montréal où le défilé cesse en 1952. L’organisation des défilés est facilitée à compter de 1894 lorsque la fête du Travail devient une fête légale. Les défilés de la fête du Travail permettent aux ouvriers d’occuper, de manière pacifique et festive, l’espace public pendant une journée, puisque les travailleurs marchent dans la rue, en ordre de manière à démontrer leur « respectabilité ». En organisant un défilé annuel, les ouvriers revendiquent de meilleures conditions de travail et surtout le respect du travail salarié (HERON et PENFOLD 2005 ; ROUILLARD 2010).

9 Dans cet inventaire des fêtes nationales et civiques, il faut mentionner la fête de la Reine Victoria célébrée depuis 1845. Cette fête se déroule le 24 mai, jour de son anniversaire. Ce n’est toutefois qu’en 1901, l’année du décès de la souveraine, que ce jour devient une fête légale (BOUCHIER 1993). Par contre, cette fête est essentiellement l’occasion d’aller pique-niquer ou de se livrer à des activités familiales, comme c’est le cas lors des festivités du 1er juillet.

10 La banalité qui entoure la célébration de la fête de la Reine trouble Clementina Trenholme Fessenden, femme de la région d’Hamilton en Ontario. Cette dernière croit qu’il faut fournir l’occasion à la population de fêter ce qui les unit et de célébrer

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l’appartenance à une communauté nationale. Il faut raffermir les liens entre les Canadiens en valorisant ce qui, selon elle, est au cœur de l’expérience canadienne en terre d’Amérique, soit son appartenance à l’Empire britannique (BELLIVEAU, BOS, MARTEL et WARD 2016).

11 Née le 4 mai 1843, Clementina Trenholme épouse Elisha Joseph Fessenden, le 4 janvier 1865. La famille s’installe en Ontario près de Chippawa en 1879. Le couple a quatre garçons. Trenholme devient rédactrice du journal local de l’association des femmes anglicanes, le Niagara Woman’s Auxiliary Leaflet. Son mari devient le rector de l’église anglicane St John, en 1895, mais il meurt quelques mois plus tard. Trenholme ne se remarie pas et survit à son mari pendant plusieurs années. Elle admire la reine Victoria et porte des vêtements de deuil, à l’instar de la souveraine, plusieurs années après le décès de son mari. Elle décède à Hamilton, le 14 septembre 1918 (UNGAR 1998).

12 Clementina Trenholme grandit dans une famille d’origine anglaise, attachée à la Couronne et aux traditions britanniques. Son activisme l’amène à devenir membre de la Wentworth Historical Society d’Hamilton, une association d’histoire locale. Sa motivation à créer un moment de l’année pour célébrer l’identité canadienne et les liens avec l’Empire britannique résulte de sa participation à une cérémonie organisée par cette Société historique. Pour honorer la mémoire de son marié décédé, en 1896, les membres de cette Société historique accordent le titre de membre honoraire à sa petite-fille, Kathleen Trenholme Fessenden, âgée de six ans, « in recognition of the loyal service of her ancestors, and as an earnest of the future » (THE FOUNDING OF EMPIRE DAY 1926). Cette dernière est émue lorsqu’elle reçoit un écusson en l’honneur de son grand-père. Est-elle émue en raison de la cérémonie ou du souvenir de son grand-père, décédé récemment ? Pour Trenholme, c’est la solennité de la cérémonie qui explique le comportement de sa petite-fille. Elle croit que les jeunes sont des êtres impressionnables et influençables, surtout lorsqu’ils prennent part à des cérémonies destinées à stimuler la loyauté et la fierté. Selon elle, il faut trouver une manière de susciter de telles émotions chez les jeunes Canadiens à l’égard de la nation, de ses institutions et de son appartenance à une entité qui transcende les frontières canadiennes : l’Empire britannique (THE FOUNDING OF EMPIRE DAY 1926 ; BELLIVEAU, BOS, MARTEL et WARD 2016).

13 Le temps presse toutefois puisque Clementina Trenholme est préoccupée par un autre enjeu social et national : celui de l’immigration. Entre 1867 et 1896, plus de 1,5 million d’immigrants arrivent au Canada. Plusieurs d’entre eux ne proviennent pas des îles britanniques. Par exemple, de nombreux Chinois s’installent en Colombie-Britannique et travaillent à la construction du chemin de fer. En dépit de la mise en place de la taxe d’entrée, imposée en 1885 pour décourager l’arrivée des Chinois, ces derniers sont présents dans les villes de Victoria, de Vancouver et de Toronto. Des immigrants de Russie, notamment plusieurs Juifs, optent pour le Canada afin d’échapper aux persécutions dont ils sont victimes. (KELLEY et TREBILCOCK 2000). Comment favoriser leur assimilation, se demande Trenholme ? Selon elle, il faut forcer leur adhésion aux valeurs d’inspiration britannique et monarchique. Trenholme conçoit le projet de créer une journée dédiée à la célébration des bienfaits de l’Empire britannique. Un symbole tangible de cet Empire est l’Union Jack. Pourquoi ne pas créer une journée centrée autour de la célébration de ce drapeau ? (STAMP 1982, 34) D’ailleurs, Trenholme publie en 1898 un petit volume, intitulé Our Union Jack, qui célèbre le drapeau britannique (UNGAR 1998).

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14 Les activités du jubilé de diamant de l’accession de la Reine Victoria au trône, organisées dans la plupart des villes canadiennes en juin 1897, renforcent probablement les convictions de Trenholme à l’égard de son projet de célébration de l’Empire britannique, ses institutions et ses valeurs. Les comptes rendus des principaux quotidiens de langue anglaise mais également ceux de langue française mentionnent les nombreuses célébrations auxquelles ont assisté des foules nombreuses. L’Hamilton Evening Times affirme que « every man, woman and child seemed to catch the spirit of and give themselves up to pleasure » (THE HAMILTON TIMES 1897b, 5). Pour les commerces et les compagnies de chemin de fer, ce jubilé est l’occasion de faire des affaires en or en offrant des rabais notamment sur les billets de train. Leurs publicités dans les journaux invitent les gens à se déplacer ou à consommer notamment en se procurant des souvenirs ou en portant de nouveaux vêtements ou chapeaux (THE HAMILTON TIMES 1897a, 4). Après tout, il faut bien paraître pour l’occasion. La métropole canadienne accueille 20 000 visiteurs lors des festivités du jubilé (LA PRESSE 1897, 1).

15 Devant le succès du jubilé et surtout l’enthousiasme suscité par les diverses activités organisées pour l’occasion, Trenholme envoie une lettre au Montreal Daily Star, publiée le 7 août 1897. Elle y présente l’idée de presser les conseils scolaires d’investir du temps et des ressources pour la célébration de l’appartenance à l’Empire et la promotion de l’éducation civique. Elle plaide même en faveur de la circulation d’une pétition destinée à créer un mouvement favorable à son initiative (THE FOUNDING OF EMPIRE DAY 1926). Trenholme développe ce que Bryce (2017) appelle une citoyenneté impérialiste, c’est-à- dire une citoyenneté qui célèbre le renforcement des liens entre les dominions et l’Empire britannique. Cette citoyenneté impérialiste est inventée et doit s’acquérir, notamment grâce au système d’éducation. L’école devient le lieu d’inculcation de la fierté à l’égard de la nation et de l’Empire britannique. Ainsi le projet de construction de la nation canadienne s’inscrit dans le cadre des liens de dépendance à l’égard de l’Empire britannique. L’éducation a un rôle, celui d’inculquer la fierté d’appartenance à la nation et à l’Empire, entités qui ne sont pas en opposition selon les nationalistes canadiens de l’époque (BERGER 1970). Au contraire, la nation canadienne s’affirme grâce, et non pas malgré, ses liens de dépendance à l’Empire britannique.

16 Dans sa campagne, Clementina Trenholme sollicite l’aide de la classe politique. Elle écrit au premier ministre Wilfrid Laurier. Ce dernier lui rappelle qu’il n’a pas l’intention d’intervenir, car il s’est « donné pour règle, il y a longtemps, de ne pas intervenir dans les affaires de l’éducation » (cité dans UNGAR 1998). Elle découvre toutefois un allié : le ministre ontarien de l’Éducation, George W. Ross. Elle partage avec lui son projet de mobiliser les écoles, puisque ces établissements constituent un terrain fertile pour inculquer une passion et une loyauté à l’égard de l’Empire britannique, de la monarchie et une adhésion aux valeurs anglo-saxonnes aux jeunes. Ces derniers défendront les fondements de l’identité canadienne au fur et à mesure qu’ils vieilliront (EVANS 1899). Cette initiative citoyenne démontre comment les ressources de l’État pourraient être mobilisées pour enrôler les jeunes générations (COATES 1997 ; NELLES 2000 ; RUDIN 2003).

17 Trenholme n’a pas de difficulté à convaincre Ross puisque ce dernier cherche, depuis 1890, un moyen de promouvoir le nationalisme. Le ministre ontarien de l’Éducation songe à créer une journée destinée à célébrer le drapeau britannique. Dans un contexte d’anti-américanisme qui prévaut à ce moment-là en Ontario, l’idée d’une journée

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nationale dédiée au drapeau est toutefois abandonnée, puisque les Américains célèbrent leur drapeau national. Ross ne veut pas créer une journée consacrée au drapeau britannique, de peur d’être accusé d’imiter les Américains avec la célébration de leur drapeau national. Il opte plutôt pour la création de la journée de l’Empire, à la fois pour démarquer l’Ontario des États-Unis et pour souligner les liens qui unissent sa province à l’Empire britannique. Cette journée permettra de sensibiliser les jeunes aux réalités internationales et d’élargir leur représentation mentale de l’Empire. Elle leur rappellera que le dominion canadien entretient des relations qui dépassent ses frontières et le place au cœur de la communauté internationale. Il est donc possible de faire des Canadiens des individus qui sont fiers de leur appartenance à l’Empire britannique (STAMP 1973 ; 1982).

18 Ross ne perd pas de temps à promouvoir son idée. Il obtient l’appui du Dominion Educational Association, l’association nationale des enseignants canadiens fondée en 1891, qui, lors d’une réunion à Halifax en août 1898, approuve le projet, assurant ainsi la mise en place de l’Empire Day au pays. Ensuite, il a besoin d’alliés qui exercent des pressions sur les conseils scolaires, du moins ceux en Ontario, pour qu’ils organisent la fête de l’Empire. Clementina Trenholme appuie Ross dans son action, puisqu’elle persuade les conseils scolaires de sa région à organiser les activités de l’Empire Day (EMPIRE DAY IN ONTARIO 1912 ; STAMP 1973).

19 Fort de leur succès canadien, Ross, mais surtout Clementina Trenholme s’attribuent une autre réussite : l’organisation d’une telle journée à travers l’Empire britannique. Ils comptent sur le soutien de Lord Meath Reginald Brabazon, ancien diplomate impérialiste d’origine anglo-irlandaise. Celui-ci souhaite mettre en place des stratégies pour stimuler la loyauté et la fierté à l’égard de l’Empire britannique au moment de la guerre en Afrique du Sud. Il plaide déjà en faveur de l’Empire Day lors d’une conférence impériale tenue en 1902 (ENGLISH 2006 ; FRENCH 1978, 62). L’Afrique du Sud, l’Inde, la Nouvelle-Zélande et Terre-Neuve, en 1903, et l’Australie, en 1905, adoptent l’Empire Day (FRENCH 1978, 62).

20 Clementina Trenholme poursuit son activisme. En 1900, elle fonde le chapitre local, qui porte son nom, de l’Imperial Order of the Daughters of the Empire, vaste association de femmes loyalistes qui soutenaient l’Empire britannique. Puis, elle devient conseillère de la League of the Empire en 1903 (UNGAR 1998). Elle s’associe également au National Council of Women of Canada. Cet organisme se fait le champion de l’obtention du droit de vote pour les femmes. Trenholme n’appuie pourtant pas cette revendication du mouvement féministe. Selon elle, l’obtention du droit de vote ne changera rien au patriarcat. Elle publie de nombreuses lettres sur ce sujet dans les quotidiens d’Hamilton et de Toronto entre 1909 et 1913. Elle affirme que les femmes ne peuvent s’immiscer dans le monde politique, car elles n’ont ni les compétences, ni la préparation. Les femmes sont appelées à être des mères de famille se conformant ainsi, selon elle, au plan divin (BROOKFIELD 2018, 116-117 ; SANGSTER 2018). Un autre combat mobilise aussi ses énergies : la reconnaissance publique pour son travail dans la création de la journée annuelle dédiée à l’Empire britannique.

Les limites de la reconnaissance publique

21 Clementina Trenholme Fessenden se lance dans une quête de reconnaissance qu’elle souhaite obtenir de la part des autorités politiques. Les hommes, surtout ceux en

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position de pouvoir comme le ministre de l’Éducation, Ross et Lord Meath, s’emparent de son idée et en recueillent les lauriers. Ils ignorent cependant Trenholme et ses demandes de reconnaissance.

22 Faute de reconnaissance de la part de Ross et de Lord Meath, Clementina Trenholme presse l’État fédéral à lui reconnaître ce que d’autres lui ont refusé. Après tout, elle juge qu’elle doit obtenir une reconnaissance nationale. D’ailleurs, le Conseil scolaire de la ville d’Hamilton adopte une résolution enjoignant le gouvernement fédéral à reconnaître le rôle déterminant de Trenholme dans la création de la journée consacrée à l’Empire britannique : The Board express the hope that the Government will give due consideration to the claims of Mrs. Fessenden to public recognition in a tangible way, for her valuable services in organizing imperial sentiment in this Country and Empire » (BOARD OF EDUCATION, HAMILTON 1907).

23 Cette résolution renforce les convictions de Trenholme. Elle croit que seule une reconnaissance nationale est jugée digne du prestige de son œuvre. Elle souhaite que le Parlement fédéral adopte une loi lui accordant le titre de fondatrice de l’Empire Day, titre usurpé par Lord Meath. Elle demande également une rente annuelle puisqu’elle est veuve depuis 1896 (UNGAR 1998).

24 Clementina Trenholme écrit au premier ministre Wilfrid Laurier. Dans sa lettre du 10 janvier 1908, elle mentionne que dès le 26 août 1905, le Montreal Witness suggérait qu’une forme de reconnaissance à son égard était de mise de la part de l’État canadien (TRENHOLME 1908a). Pour démontrer l’importance de cette campagne, Trenholme inclut la résolution adoptée par le Conseil scolaire d’Hamilton ainsi que plusieurs extraits de journaux canadiens, tels que le Globe de Toronto, le Daily Mail & Empire de Toronto, le Montreal Witness, le Hamilton Times et le Brantford Expositor, qui lui attribuent le titre de créatrice de l’Empire Day. Certains de ces journaux suggèrent diverses formes de reconnaissance incluant une pension ou un titre honorifique. Le Montreal Star est catégorique dans un article publié le 25 mai 1907 : il faut poser un geste de reconnaissance à l’égard d’une femme « who has done such excellent work for imperial unity should be honored in some way by a grateful country » (THE MONTREAL STAR 1907). Trenholme inclut aussi des appels à la reconnaissance provenant de l’extérieur du pays, notamment du Daily Standard, du London England Daily Times et du Daily British Whig. Dans son édition du 26 septembre 1907, le Daily British Whig attribue la responsabilité d’honorer Clementina Trenholme au Parlement fédéral (THE DAILY BRITISH WHIG 1907).

25 L’activisme de Clementina Trenholme n’émeut nullement Laurier, comme le démontre sa réponse. Le premier ministre écrit : « I do not exactly understand what recognition you wish to have from the Canadian government ». Il lui demande même d’être beaucoup plus précise (LAURIER 1908a). Trenholme lui envoie une nouvelle lettre, le 2 février 1908, dans laquelle elle rappelle la proposition adoptée par le Conseil scolaire d’Hamilton (TRENHOLME 1908b). Dans sa réponse, Laurier affirme qu’il n’a rien à ajouter à sa lettre de janvier dernier (LAURIER 1908b).

26 En 1911, le premier ministre Laurier reçoit une lettre de T. W. Comyns. Ce dernier lui envoie une brochure intitulée A Souvenir of Empire. Bien que le document attribue à Lord Meath la création de l’Empire Day, Comyns souligne le rôle déterminant de Clementina Trenholme, car elle serait « the founder of the phrase Empire Day ». Il mentionne que « Lord Robert’s Boys » de Londres a créé une médaille d’or en son honneur (COMYNS

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1911). Malheureusement, nous ignorons la réaction de Laurier à cette nouvelle tentative de reconnaître le rôle déterminant de Trenholme.

27 Clementina Trenholme meurt en 1918, sans avoir reçu la reconnaissance qu’elle estime être sienne. Sa mort ne met nullement fin à la campagne de reconnaissance de Trenholme comme fondatrice de la fête de l’Empire. Son fils, Reginald Aubrey Fessenden, et surtout sa femme, Helen, reprennent le flambeau de la bataille pour la reconnaissance publique. Toute personne qui visite le cimetière où Clementina Trenholme Fessenden est inhumée constate la modestie de sa pierre tombale à ce moment-là. Il n’y a ni monument, ni plaque soulignant le rôle social et politique de Trenholme.

28 La société canadienne, à l’instar des États-Unis et de l’Europe, connaît un important « boom » commémoratif à la fin du dix-neuvième siècle. On érige des statues, surtout en l’honneur des hommes, dans plusieurs villes, ce qui démontre que l’espace mémoriel est un lieu genré reflétant l’inégalité des rapports entre les hommes et les femmes. Après tout, les hommes dominent la création et la mise à jour de la mémoire officielle et ils décident qui et comment les « grands hommes » seront commémorés. Si cette commémoration est surtout masculine, il y a quelques exceptions avec l’érection de statues en l’honneur de la reine Victoria au Canada (COATES et MORGAN 2002, 71-73 ; GILLIS 1994 ; VANCE 1997). C’est ce contexte qui aide à comprendre la demande des enfants de Clementina Trenholme en matière de commémoration. Ses enfants croient qu’un monument doit être construit pour honorer la mémoire de leur mère, puisqu’elle a contribué à la promotion de l’identité canadienne, au raffermissement des liens entre le Canada et l’Empire britannique ainsi qu’au renforcement du nationalisme. Après tout, Trenholme n’a pas remis en cause l’ordre politique de son époque. Au contraire, elle s’inscrit dans le mouvement de nation-building centré sur les valeurs anglo- saxonnes et l’appartenance à l’Empire.

29 Si la création d’un monument en l’honneur de Clementina Trenholme est une nécessité, sa construction en revient à l’État fédéral, selon Trenholme et sa famille. Certes, des organismes nationaux, tels que l’Imperial Order Daughters of the Empire [IODE], proposent à la famille la construction d’un monument ou d’une plaque sur le lieu où est inhumée Clementina Trenholme, projets refusés par la famille en 1927. Désireux de respecter les vœux et surtout la détermination de la famille, la section Fessenden de l’IODE défraie les coûts d’une plaque, attribuant à Clementina Trenholme Fessenden le titre de fondatrice de l’Empire Day, qui est installée à l’intérieur de l’église anglicane St John, communauté dont son mari était responsable jusqu’à son décès. Selon l’IODE, une plaque est toutefois un geste beaucoup trop modeste pour reconnaître la valeur nationale du travail de Clementina Trenholme Fessenden. Après tout, la fête de l’Empire a raffermi le sentiment d’appartenance et l’identité canadienne. La secrétaire de cet organisme national écrit au premier ministre Richard Bennett, en 1934. Elle l’informe de la volonté de la famille de construire un monument en l’honneur de leur mère dont la responsabilité, selon les Fessenden, reviendrait au gouvernement fédéral. Elle avertit toutefois que si le gouvernement fédéral n’agit pas, la famille indiquera sur le monument que la mémoire de Trenholme : « had been neglected by an ungrateful nation ». Que faire devant cette détermination, se demande le secrétaire de l’IODE ? (GILLBARD 1934) Dans sa réponse, le premier ministre Bennett estime qu’il est trop tard pour s’occuper de ce dossier : « The time to have dealt with it was when the facts were fresh in the minds of Canadians ». En fait, la responsabilité d’agir revenait à Robert

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Borden, premier ministre du Canada de 1911 à 1920. En ce qui le concerne, Bennett ne sait pas comment agir et il accueillera toute suggestion de la part de l’IODE. Il conclut sa lettre en rappelant que ses propos sont « confidential » (BENNETT 1934).

30 La détermination de la famille Fessenden s’explique par un profond sentiment d’injustice. Pourquoi une femme devrait-elle se contenter d’une reconnaissance de la part d’organismes alors que son œuvre est nationale ? Pourquoi les hommes ont-ils droit à leurs monuments, mais pas les femmes ? D’ailleurs, la femme du fils de Clementina, Helen, fait part de ce sentiment d’injustice. Pourquoi faudrait-il se contenter d’une reconnaissance par des femmes pour des femmes ? Ne devrait-il pas y avoir une reconnaissance digne d’une femme qui s’est dévouée pour son pays et les Canadiens ? (FESSENDEN 1935b)

31 En 1935, les lettres d’Helen Fessenden à Alex Brown, rector de l’église anglicane St John d’Ancaster, indiquent son impatience devant la lenteur de l’État à agir. Helen Fessenden veut faire bouger les choses. Elle compte installer une plaque qui traduit son indignation et sa rage à l’égard du gouvernement fédéral. Le choix de mots qui se retrouveront sur cette plaque rejoint les thèmes centraux de la place réservée à la femme : famille, devoir et patrie. Ce qui est provocateur est l’affirmation que l’État n’a rien fait pour reconnaître l’activisme de Clementina Trenholme Fessenden. La plaque inclut un message sans équivoque à l’égard de ce que Helen Fessenden considère de l’ingratitude de la part de l’État fédéral : « Clementina Fessenden, Founder of Empire Day. This tablet commemorates her life as Daughter, Wife, Mother and Patriot. An Unmindful Government has failed thus far to honor her in life or in death » (FESSENDEN 1935a). Le rector informe Helen qu’il sympathise avec sa cause et que la construction d’une plaque est « a good place to begin this effort ». Par ailleurs, il la prévient que le comité du cimetière rejettera les dernières lignes du texte proposé. Ces lignes seront jugées politiques, ce qui va à l’encontre de la neutralité du cimetière. « Our rule and principle involves a strict adherence to a non-political point-of-view » (BROWN 1935a). Cette réponse du rector Alex Brown incite Helen Fessenden à le menacer d’exhumer les restes de sa belle-mère du cimetière d’Ancaster et de les transférer aux Bermudes, où le mari d’Helen est inhumé depuis 1932 (FESSENDEN 1935b). Cette menace trouble Alex Brown, comme il en fait part dans sa lettre au premier ministre Richard Bennett. Il le prie d’intervenir pour empêcher la famille Fessenden d’aller de l’avant avec l’exhumation des restes de leur mère. Il croit que l’État fédéral devrait travailler avec l’IODE pour créer un projet de commémoration à Ancaster (BROWN 1935b).

32 Alex Brown n’est pas le seul à écrire au premier ministre. Helen Fessenden le fait également et partage avec Bennett son projet de plaque et son contenu qui se lirait ainsi : « Clementina Fessenden. Founder of Empire Day. This tablet commemorates her life as Daughter, Wife, Mother, and Patriot. Honoured by the Canadian people, Unrecognized by the Canadian Government » (FESSENDEN 1935c). Tout en la remerciant pour sa lettre, le secrétaire du premier ministre l’informe qu’elle a le droit d’inscrire ce qu’elle veut sur la plaque. D’ailleurs, « no government could interfere with the wishes of family in this regard » (FINLAYSON 1935).

33 Une amie d’Helen, Elizabeth S. Hay, reprend le flambeau et écrit à Mackenzie King, redevenu premier ministre en 1935 (HAY 1938). Dans sa longue réponse à Elizabeth S. Hay, King affirme que le gouvernement ne peut agir de peur que son geste incite d’autres individus et groupes à demander une reconnaissance pour des individus qu’ils

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estiment digne d’un tel honneur. Il faut éviter une telle situation. King lui propose plutôt un moyen d’action : celui d’organiser une vaste campagne de mobilisation populaire qui forcerait la main du gouvernement. Il rappelle qu’il n’a pas le pouvoir d’agir dans ce dossier, confession qui peut nous surprendre aujourd’hui, car, selon lui, il n’est qu’un simple membre du parlement (MACKENZIE KING 1938). Nous ignorons toutefois comment Elizabeth S. Hay a réagi, car nous n’avons pas sa réponse à la stratégie proposée par King.

34 À défaut d’une reconnaissance nationale, les quotidiens rappellent occasionnellement le rôle clé de Clementina Trenholme. Un article dans l’édition du 21 mai 1932 du Montreal Gazette élimine les doutes sur l’identité de la créatrice de la fête de l’Empire. Son fils est catégorique. Il affirme qu’il a en sa possession une lettre de Lord Meath félicitant sa mère pour avoir conçu ce projet. Il rappelle que sa mère est devenue membre à vie de l’IODE pour son leadership dans la création, l’organisation et la dissémination de l’Empire Day (THE MONTREAL GAZETTE 1932, 10). Le 23 mai 1939, La Tribune de publie un article sur les origines de la fête de l’Empire et en attribue sa création à Trenholme (LA TRIBUNE 1939, 10).

35 À l’échelle provinciale, les documents préparés par le ministère ontarien de l’Éducation et remis aux enseignants pour l’organisation des activités de la fête de l’Empire, tardent à reconnaître la contribution de Clementina Trenholme. Le document distribué en 1912 attribue la création de la journée de l’Empire à un « mouvement » qui compte plusieurs membres dans les Maritimes (EMPIRE DAY IN ONTARIO 1912). Ce n’est que plusieurs années plus tard que le nom de Ross est mentionné. Puis en 1924, on attribue la paternité de l’Empire Day à Trenholme (EMPIRE DAY IN THE SCHOOLS OF ONTARIO 1924). Deux ans plus tard, Le Times de Londres affirme, dans son édition du 24 mai 1926, que Lord Meath aurait « modestly admitted the claims of a lady to have started the movement » en faisant ici référence au rôle de Clementina Trenholme dans la création de l’Empire Day (THE TIMES 1926).

Conclusion

36 Les femmes collaborent à la création de l’identité nationale et au processus mémoriel, comme le démontre le travail de Clementina Trenholme Fessenden. Lorsque Clementina Trenholme propose la création de l’Empire Day afin de célébrer les liens entre l’Empire et le dominion du Canada dans le contexte de l’impérialisme, son idée est récupérée par quelques hommes de pouvoir, dont le ministre de l’Éducation George Ross et Lord Meath. Devant le succès de sa journée annuelle de célébration de l’appartenance à l’Empire au Canada et dans les autres dominions et colonies britanniques, elle demande une reconnaissance de son œuvre. Elle doit toutefois lutter puisque la reconnaissance s’exprime au masculin et les femmes doivent demeurer invisibles dans l’espace public au début du vingtième siècle. La reconnaissance du travail de cette femme briserait cette invisibilité. Comme le rappellent Coates et Morgan (2002) dans leur étude sur la commémoration de Madeleine de Verchères et de Laura Secord, la manière avec laquelle le récit des exploits de ces deux femmes est construit et disséminé reflète la genrité au dix-neuvième siècle. Trenholme se heurte à l’inégalité des rapports de genre et surtout vit le sort réservé aux femmes dans l’espace public et surtout mémoriel : l’invisibilité.

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37 Les ouvrages sur la commémoration, notamment ceux de Rudin, Nelles et Gordon, soulignent le caractère genré de la commémoration et de la célébration des identités nationales au Canada. Les hommes planifient, organisent et reçoivent les lauriers de la gloire. Pourtant, les femmes sont indispensables au succès de ces activités et célébrations, car ce sont elles ou c’est « grâce à elles » que les défilés et les autres festivités ont du succès. Après tout, elles aident à la logistique. Cependant, ce travail essentiel devient invisible avec le passage du temps. Clementina Trenholme ne voulait pas tomber dans l’anonymat. Des hommes se sont emparés de son idée. Trenholme s’attend à une reconnaissance, mais les hommes en position de pouvoir la lui refusent. Elle lutte, envoie des lettres et rassemble des preuves concernant son rôle de fondatrice. Rien n’y fait. Laurier et ses successeurs lui disent non. King suggère d’organiser une campagne de pression, ignorant probablement ce que Trenholme a fait de son vivant. Les premiers ministres ont relégué Clementina Trenholme Fessenden à l’anonymat.

38 À la fin du dix-neuvième siècle, la théorie des deux sphères contribue à marginaliser la présence des femmes dans l’espace public. Clementina Trenholme Fessenden est un exemple de ce processus de marginalisation et en même temps elle conteste cette théorie des deux sphères par son activisme. Certes, des motifs idéologiques conservateurs l’incitent à promouvoir l’idée d’une fête nationale consacrée à l’Empire britannique et à la célébration de « ses bienfaits ». Bien que Trenholme accepte l’idéologie impérialiste, les hommes lui nient une forme de reconnaissance officielle sous la forme d’un monument, car ils ne peuvent célébrer une femme dont l’activisme enfreint les normes sociales confinant le genre féminin dans une sphère particulière : celle du privé, de la maternité et de l’anonymat. Valérie Lapointe-Gagnon rappelle les conséquences de cet anonymat qui, avec le passage du temps, créent des angles morts de l’histoire : En critiquant les angles morts de l’histoire, en demandant à réformer les questionnements traditionnels, en poussant à revisiter des terrains déjà connus avec d’autres préoccupations en tête, en mettant en lumière les idées des femmes et les rapports inégalitaires les ayant parfois empêchés de s’exprimer, les théories féministes et les études sur le genre ont contribué à renouveler la discipline historique. (2019, 195)

39 Ces angles morts sont dérangeants, car ils confinent les femmes à l’invisibilité et à la sphère privée, telle que conçue à la fin du dix-neuvième siècle. Le genre, les fêtes nationales et le processus du nation-building, lorsque ces termes sont inclus dans une même phrase, confinent encore les femmes à l’obscurité. Le cas de Clementina Trenholme Fessenden est fort éloquent, car cette femme devient un angle mort dans l’histoire mémorielle.

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NOTES

1. Extrait du Montreal Star, 25 mai 1907, inclus dans la lettre de Clementina Trenholme Fessenden envoyée à Wilfrid Laurier, 10 janvier 1908. Bibliothèque et Archives Canada [BAC], fonds Wilfrid Laurier, C-857, page 134938.

RÉSUMÉS

En 1908, Clementina Trenholme Fessenden demande une reconnaissance officielle au premier ministre canadien pour son activisme dans la création de l’Empire Day. Le succès populaire de l’Empire Day atteste du sens politique de Trenholme puisque les liens avec l’Empire britannique sont considérés comme des composantes indispensables de l’identité canadienne à l’époque. Pourtant, le premier ministre Wilfrid Laurier et ses successeurs refusent de reconnaître Trenholme comme la fondatrice de l’Empire Day. Cet article porte sur le rapport genré à la reconnaissance publique. En dépit du succès de l’Empire Day, Trenholme ne reçoit aucune reconnaissance de la part de l’État canadien, ce qui la relègue aux « angles morts de l’histoire ».

In 1908, Clementina Trenholme Fessenden sought public recognition from the Canadian Prime Minister for her activism in the creation of Empire Day. The popular success of Empire Day was a testament to Trenholme’s political savvy, as ties to the British Empire were considered an indispensable part of the Canadian identity at the time. Yet Prime Minister Wilfrid Laurier and those who succeeded him refused to recognize Trenholme as the founder of Empire Day. This article examines the gendered relation to public recognition. Despite the success of Empire Day, Trenholme received no recognition from the Canadian state, relegating her to the “blind spots of history.”

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INDEX

Mots-clés : nation building, fêtes nationales, genre, Trenholme Fessenden (Clementina), commémoration Keywords : nation building, National Holidays, gender, Trenholme Fessenden (Clementina), commemoration

AUTEUR

MARCEL MARTEL Marcel Martel est professeur à l’Université York où il occupe la chaire Avie Bennett d’histoire canadienne. C’est un spécialiste de l’histoire canadienne contemporaine. Ses recherches portent sur les questions de l’État, des politiques gouvernementales en matière de régulation sociale et linguistique, des droits des groupes minoritaires et de la commémoration. Ses récentes publications incluent Canada the Good ? A Short History of Vice Since 1500 (Waterloo, Ontario : Wilfrid Laurier University Press, 2014) publié en français sous le titre d’Une brève histoire du vice au Canada depuis 1500 (Québec : Presses de l’Université Laval, 2015) et en édition de poche en 2019. Mentionnons également Langue et politique au Canada et au Québec (Montréal : Boréal, 2010) avec Martin Pâquet et traduit en anglais Speaking Up. A History of Language and Politics in Canada and Quebec (Toronto: Between the Lines, 2012).

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The International Reach of E. Pauline Johnson / Tekahionwake L’impact international de E. Pauline Johnson / Tekahionwake

Carole Gerson

Pauline Johnson’s Contexts

1 Long hailed as Canada’s first notable Indigenous literary author, the Mohawk writer E. Pauline Johnson / Tekahionwake (1861-1913) appealed primarily to Canadian audiences, for whom she asserted a Native presence within the country’s nascent national identity, through the last decade of the nineteenth century and the first years of the twentieth. During her lifetime and for many decades after her death, Johnson’s Euro-Canadian audience valued her publications and recitations for their contribution to what literary critic Terry Goldie termed “indigenization” (GOLDIE 1989, 13-17), meaning that her work enabled settler Canadians to feel at home by giving them Indigenous stories that fed their desire to belong to the places to which they or their families had immigrated. While Johnson frequently depended upon American and British publication venues, her most consistent readership was in English-speaking Canada. Because non-Canadian interest in Johnson has been sporadic, it is salutary to examine her occasional appearances in other locales and in translation for what these reveal concerning the contexts in which her writings occasionally reached unexpected corners of the globe, and to compare the formats in which they appeared. During her lifetime, her international reach was limited to English-speaking countries and was motivated by promotion of her performing career and of her writings; later international interest has been sparked by intermittent fascination with Indigenous North America.

2 Johnson’s heritage and cultural education well suited her role as a public representative of Indigeneity. Born in 1861 in her family home of Chiefswood, on the Six Nations Reserve at Ohsweken (near Brantford, Ontario), Emily Pauline Johnson was the fourth and youngest child in an unusual mixed-race family.1 Her Mohawk father,

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George Henry Martin Johnson (Onwanonsyshon) (1816–1884), was both a hereditary and elected chief whose fluency in the reserve’s six Aboriginal languages enabled his work as a translator and whose stories and experiences formed the basis of some of Pauline’s writings. Her English-born mother, Emily Susanna Howells (1824–1898), ensured that her daughter was well educated in the English literary classics, an influence that is evident in her poetic style. Pauline was also an avid canoeist and member of the Brantford Canoe Club, through which she acquired expertise and enjoyed experiences that appeared in much of her writing. After the death of her father in 1884, she turned to writing as a means of support (as did many women of her time), and developed a career as a performer who only presented work that she had written, creating a charismatic persona that represented both sides of her heritage. She adopted her paternal grandfather’s Mohawk name of “Tekahionwake” (meaning double wampum) and appeared in a constructed “Native” buckskin dress2, with her hair down, for the first part of her program, returning for the second part transformed into a Victorian lady, in a cream-coloured evening gown, with her hair pinned up. Her travels on the performance circuit took her across Canada many times, along with three visits to England. She also performed occasionally in the Northeastern United States and spent the summer of 1907 on the Chautauqua circuit of public lectures and performances. While she was accompanied on stage by different male partners, Johnson never married, instead pursuing a career that marked her as one of her generation’s independent New Women. Most of her 165 poems appeared in three volumes published during her lifetime; there were also three volumes of stories and journalism.3 Pauline Johnson spent her last years in Vancouver where she died of breast cancer on 7 March 1913, three days before her fifty-second birthday.

3 While specifically Native content appears in only about ten per cent of Johnson’s poems, Indigenous stories in prose and verse constituted at least half the material on her programs. Her most popular performance pieces included narratives celebrating the courage and ferocity of Mohawk warriors, or wistful romantic legends featuring faithful Indian maidens. Coming from Johnson’s pen or mouth gave these accounts of mortal conflict or thwarted love a sense of authenticity, thrilling white audiences while validating mythical aspects of Native cultural history, thereby demonstrating her skill at what Philip Deloria describes as “Playing Indian” at a time when being ethnically Indigenous was viewed (by white people) as sufficient qualification to speak for all Native people, regardless of specific tribal differences and identities. Confirming that notions of authenticity are always a construct belonging to a specific time and place, Lionel Makovski, editor of Vancouver’s Daily Province Magazine, thus justified his publication of Johnson’s Salish stories: “[…] Miss Johnson, being herself an Indian, has a peculiar insight into the lives of the coast tribes, and it is natural that they will tell her their legends, when to all others they will remain silent” (JOHNSON 1910a, 2). The variety of Johnson’s references demonstrated the grace with which she wore her public role as the embodiment of Aboriginal Canada as she used her platform to dramatize characters who asserted Native rights and values. While she usually spoke as a Mohawk from Six Nations, some of her pieces voice the concerns of other Native groups, especially those in western Canada. She severely criticized the tendency of white Canadian writers to homogenize all Natives into a single generic “Indian” (JOHNSON 2002a, 177-83) and usually ascribed a specific identity to the persona or characters in her writings. These range from the Iroquois of her home territory to plains tribes who are sometimes identified as Cree (“The Cattle Thief”) or Sioux (“Silhouette”), to the

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coastal cultures whose stories she received from Joe and Mary Capilano, and interpreted in Legends of Vancouver (1911).

4 Today, critics see Pauline Johnson as exemplifying what Ruth Phillips has termed “reverse appropriation of the stereotype” (PHILLIPS 2001, 28), exploiting her popularity in order to reverse the historical gaze and challenge colonial paradigms. In the words of Native Studies scholar Daniel Heath Justice, “[…] many of Johnson’s poems […] are fierce condemnations of Canada’s inhumanity, spoken in the voices of defiant Indigenous women taking steady and unflinching aim at the blind self-justifications of the patriarchal Canadian state and its citizenry” (JUSTICE 2018, 63).

5 Current Indigenous literary critics frequently affirm that political significance is intrinsic to the work of all Native North American writers because they “live resistance” in the words of Patricia Monture Angus (ANGUS 1999, 26) and, by its very existence, their writing is “a call for liberation, survival, and beyond to affirmation” to cite Armand Garnet Ruffo (RUFFO 1999, 110). This affirmation was earlier established with Johnson. At the end of the nineteenth century, she raised many of the points later developed in Thomas King’s prize-winning study, The Inconvenient Indian (2013), a best- selling book whose failure to pay attention to Pauline Johnson I find puzzling and disappointing.

6 Johnson’s dramatic monologue, “A Cry from an Indian Wife” (JOHNSON 2002a, 14-15), first published in 1885 in The Week (Toronto), served as her signature piece. It was her first poem to appear in a major Canadian periodical, and she recited it at the landmark Canadian Literature Evening of 16 January 1892, sponsored by the Young Men’s Liberal Club of Toronto. Although Johnson was not previously unknown, this performance marked a debut of sorts by putting her in the company of Canada’s literary elite. Johnson’s poem was the only political item on the program4 and was noted as such in the press. The Globe printed the full poem (with its revised ending that states “By right, by birth, we Indians own these lands”) alongside its reviewer’s claim that Johnson’s performance “was like [hearing] the voice of the nations who once possessed this country, who have wasted before our civilization, speaking through this cultured, gifted, soft-voiced descendant” (GLOBE 1892, 5). Continually conscious of the power of her voice, in “The Cattle Thief” (1894) Johnson spoke through the daughter of a murdered Cree chief who had sought food for his starving band. Protecting her father’s body, the narrator directly berates British settlers for robbing her people of land and food: “How have you paid us for our game? How paid us for our land? / By a book to save our souls from the sins you brought in your other hand” (JOHNSON 2002a, 99). Newspaper reviewers of Johnson’s performances responded that “more striking even than the elocutionary power is the train of thought that is awakened” regarding “the hardships of the Indians at the hands of the white man” (EMERSON JOURNAL 1897), and that “when Miss Johnson stood before the audience and said ‘the land is ours’ it was enough to cause a shrinkage of the conscience” (UNCLE THOMAS 1892, 4).

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Figure 1: Publicity photos of Pauline Johnson, c. 1892, Vancouver Public Library

7 From 1892 to 1909, Johnson crossed Canada many times, performing her stories and poems from Prince Edward Island to Vancouver Island and published her work in national and local periodicals. She also looked to foreign outlets for the dissemination of her writing. Although her books were mostly issued in Canada – where she has remained consistently in print for well over a century – many of her poems, stories,

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and articles first appeared in British and American periodicals, which offered a wider readership and a steadier income. Culturally, Johnson was oriented towards Britain and against the United States, reflecting Imperialist sentiments at a time when those who sought to establish Canada’s prominence within the British Empire conflicted with those who sought closer ties with the United States.5 While she often criticized Canada’s mistreatment of Native people, Johnson also frequently cited British notions of honour and fair play. In 1896, her poem supporting the National Policy of Canadian trade tariffs against American goods, entitled “The Good Old N.P.,” envisioned “French and English and Red men” standing “shoulder-to-shoulder” (JOHNSON 2002a, 118-19) in common cause. In “Canadian Born” (first published in 1900), which provided the title of her second book (issued in Toronto in 1903), she celebrated being “born in Canada beneath the British flag,” and proclaimed, “The Yankee to the south of us must south of us remain” (JOHNSON 2002a).

8 Despite Johnson’s staunch Canadian nationalism and pro-British Imperialism, her recourse to American periodicals comes as no surprise. During the last decades of the nineteenth century, scores of literary Canadians worked in the burgeoning American publishing industry as writers, editors, press readers, and the like; many of them moved permanently to New York, Boston, and Philadelphia, as described in Nick Mount’s study, When Canadian Literature Moved to New York (2005). Those who were determined to remain in Canada, such as L.M. Montgomery (best-selling author of Anne of Green Gables and many subsequent titles), depended financially upon the American market, even while writing stories with distinctly Canadian settings. Hence it is not surprising that Johnson’s first publications were five poems that appeared from 1883 to 1885 in Gems of Poetry, a modest New York literary magazine issued by former Montrealer, John Dougall.6 In 1885, she transitioned to the major Toronto periodical, The Week, which became one of her primary publication venues, along with Toronto’s weekly Saturday Night, and the daily Toronto Globe newspaper. In the 1890s, as her reputation grew, she placed more work in American periodicals, to which I’ll return later.

Pauline Johnson in London

9 In contrast to her frequent publications in the United States, Johnson’s relatively sparse publications in Britain all appeared in relation to her three visits to England, her mother’s homeland. In line with the colonial mentality of her time, Johnson followed the course taken by many of her fellow Canadians, in all walks of life, by seeking both validation and income from the Imperial centre. One goal of her first trip across the Atlantic, in May 1894, was to publish her first book in London – an unusual perspective, given that in the 1880s and 1890s, most Canadian poets of her generation turned to presses in Boston, Philadelphia, or New York when they chose to publish their books outside of Canada. During the spring and summer of 1894, Johnson enjoyed a triumphant season of London performances, thanks to the stewardship of Sir Charles Tupper (a future Canadian prime minister) and Lord Aberdeen (Governor General of Canada), who introduced her to such influential figures in London society as Lady Ripon and Lady Blake (GREY 2002, 176-80). English reporters who interviewed Johnson highlighted her decoration of her London studio with masks, wampum, and other “reminders of her Indian home and associations” (P.A.H. 1894, 358), artifacts that did

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not accompany Johnson when she toured in Canada. Their display in London nicely illustrates Rayna Green’s later historical analysis that “[t]he beginning of Indians playing Indian takes place not in America, but in Europe […] creating and feeding a perturbing curiosity about Indian clothing, Indian decoration, food, even sexuality” (GREEN 1988, 33). Johnson’s skill in meeting the expectations of receptive Britishers proved an effective strategy that led to the publication of The White Wampum in 1895 in an elegant edition from the avant-garde London publisher, John Lane. While Johnson had little direct involvement in fashioning this book, its selection of poems, along with its physical format, contributed to the construction of her exotic public persona (GERSON 2004).

10 Of the approximately 100 poems that Johnson had written before the end of 1894, only a dozen refer directly to First Nations topics, yet eight of these are among the thirty-six poems selected for this volume. More importantly, seven “Indian” poems are placed at the beginning of the book, thereby casting a Native aura over all the following verse. The book’s cover complements this orientation with its image of a tomahawk draped with a wampum belt and single word: “Tekahionwake.” As if to separate the strands of Johnson’s identity, the spine bears the title “The White Wampum” stamped in gold, above the name E. Pauline Johnson. On the title page, the small crossed tomahawks placed above the names of the book’s three publishers (Lane in London, Copp Clark in Toronto, and Lamson, Wolffe in Boston) promised readers on both sides of the Atlantic the thrill of encountering savagery within the comfort of the familiar aesthetic format of the codex (GERSON 2012).

Figure 2: Front cover image and title page of The White Wampum (1895); copy owned by Carole Gerson.

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11 This little book had several lasting effects on Johnson’s career. Most obvious was the permanent addition of “Tekahionwake” to her signature, a name appropriated from her grandfather, as she did not possess her own Mohawk name (nor, apparently, any Native garments before the creation of her costume). Tekahionwake subsequently became Johnson’s regular pseudonym, used primarily in her professional life, whereas her letters show that in private she was “Pauline” to her friends and “Paul” to her siblings. She was often identified in print by both names: “E. Pauline Johnson— Tekahionwake,” or “E. Pauline Johnson (Tekahionwake).”

12 British reviewers demonstrated how the design of The White Wampum shaped its reception, in line with Megan Benton’s cogent observation that “[w]e cannot read a text without also, simultaneously and inevitably, reading its form” (BENTON 2000, 5). They mistakenly stated that “the subjects [of Johnson’s verse] are mostly Indian” (LITERARY 1895, 704) and perceived her poetry as the work of an exotic “red Indian from Canada” (BLACK 1895, 839) whose verse was the swan song of a “fast-dying race.” (LITERARY 1895, 704). While fascinated with Johnson’s ethnicity, many evinced discomfort with what they saw as the “melodrama and fustian” of her Native poems, and preferred her more conventional lyrics that “sing of those themes common to the world at large” (STAR [London] 1895). The review in the prominent London literary magazine, Black and White, directly elucidated the tension between advocacy and aesthetics that coloured Johnson’s reception in England. On the one hand, the anonymous reviewer found Johnson intriguing for voicing “the wrongs of the Indian” and giving “expression to the mind and the moods of a strange, interesting race, of which we have heard nothing hitherto save what was reported by observers from the outside.” On the other, he describes her dramatic monologues like “The Cattle Thief” as “hardly poetry at all” (BLACK 1895, 839). This visit led to a few additional London appearances in print: three poems in Black and White in 1895 and 1896, and an article in the Ludgate Magazine in 1897.

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13 No further London publications ensued for nearly a decade, until Johnson’s return visit from April to November of 1906. This sojourn yielded four articles that appeared in the London Daily Express newspaper while she was there, followed by one poem (a non- Indigenous romance of “the olden” days titled “When George Was King”) in the Christmas issue of Black and White after her departure. Exoticized in the Daily Express as “Tekahionwake, the Iroquois Poetess,” Johnson played into this persona by adopting stereotypical Native diction, referring to the passage of time as “many moons,” to herself as standing on “moccasined feet” (JOHNSON 1906b), and to Europeans as Palefaces. The first piece in this series, “A Pagan in St. Paul’s Cathedral,” is a parodic tour-de-force in which Johnson subverted the power order by assuming a naïve “Redskin” persona that played into the expectations of her British readers. Likening Buckingham Palace to a wigwam and St. Paul’s Cathedral to an Onondaga longhouse where the outlawed white dog sacrifice is being performed, the speaker audaciously snubs both crown and church to assert the value of the Indigenous “Great Spirit” as a proponent of peace. Because the mock Indian persona of this piece differs from Johnson’s usual voice, it continues to baffle critics who, in my view, forget that Johnson was an adept satirist and therefore misread its “simplistic language” (MONTURE 2014, 91) as “patronizing to her own people” (FRANCIS 1992, 119). Johnson’s last visit to London, in 1907, produced just one article, “Longboat of the Onondagas,” in a London- published serial titled Canada.

Johnson in the United States

14 Whereas Johnson’s performances and publications in England were driven ideologically by her desire to affirm her connection with the Imperial centre, her connection with United States was driven materially by her need to access the lucrative American periodical market. Johnson’s American publication history divides into two separate phases. The first, largely focused on canoeing, began in 1891 with six articles – mostly about sports and recreation – that appeared in the Weekly Detroit Free Press from 1891 to 1893. Through 1892 and 1893 she also contributed thirteen columns, under the title “Outdoor Pastimes for Women,” to the “Monthly Record” supplement of Outing, a prominent New York magazine that specialized in sports, outdoor recreation, and adventure travel. Here, through a maternal-feminist argument about building the health of future mothers, Johnson promoted girls’ involvement in seasonal activities: snowshoeing, skating, tobogganing in winter; archery, cycling and canoeing in summer. These one-page articles were followed by additional exposure in New York with the authorship of two series of somewhat fictionalized canoeing stories in The Rudder (1895-97) and several pieces (prose and poetry) in Harper’s Weekly (1894, 1896). Her three brief sketches that appeared 1895-97 in Our Animal Friends, the New York- based juvenile magazine of the American Society for the Prevention of Cruelty to Animals (ASPCA), set the stage for the subsequent phase of her American presence, which included a substantial body of work for young readers.

15 While no records remain of Johnson’s earnings from these magazines, we do know that in 1905 she was recruited to supply specifically Canadian stories for two connected Illinois serials, The Boys’ World and The Mother’s Magazine, at the rate of six dollars per thousand words. Both were issued by the David C. Cook company of Chicago and Elgin, Illinois, a firm that specialized in Sunday School materials. As explained by Elizabeth

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Ansley, editor of The Boys’ World, “what we are in need of are good Canadian stories . . . with the real patriotic ring – stories where the loyalty does not seem forced. We have many Canadian subscribers, and we wish to give them of our best, and what will appeal to the best in them, and the love of country is a part of every boy whether of Canada or the United States.”7 From 1905 until 1913, as Johnson’s health declined and her performance schedule diminished, The Boys’ World and The Mother’s Magazine became her primary source of income. She contributed dozens of stories and articles to each, with those in The Boys’ World usually highlighted on the front page. Native content appeared in about half these pieces, including a remarkable six-part series on “The Silver Craft of the Mohawks” in 1910.8 The proportion of Native content was higher in The Mother’s Magazine, which served as the first venue for her memoir, “My Mother,” and for some of the stories that were later gathered into Legends of Vancouver (1911).

16 In contrast to the exaggerated “red Indian” identity that she assumed for her British audience, Johnson made no special effort for American readers. In poetry and prose – from articles about Native life or canoeing to juvenile stories advocating good behavior – her persona was essentially the same in Canadian and American periodicals. She always wrote as a Canadian, with occasional references to “young Canada” or “Little Lady Canada,” and she didn’t Americanize sites and circumstances in order to make them more familiar to American readers. For example, when a young man attends university, it is identified as McGill, in Montreal (JOHNSON 1909, 13). A story about boys who learn how to raise beavers on their family ranch concludes: “as every American boy loves the eagle on his national coat of arms, so is the building beaver dear to the heart of every boy who has pride in being a Canadian” (JOHNSON 1910b, 4). Her accounts of Indigenous people usually ascribed a Canadian locale to descriptions of Iroquois or Mohawk cultural practices, and her stories concerning the West Coast are clearly set in British Columbia, where she spent her final years and received stories from local Indigenous friends. Stories about white settlers take place in rural or wilderness settings in Saskatchewan or Muskoka, or sometimes just “the Northland,” sites that she knew well from her travels and acquaintances.

17 Subsequent Canadian literary authors have frequently bemoaned British and American lack of interest in stories set in Canada; to cite Hugh MacLennan’s oft-repeated complaint: “Boy meets girl in Paris, France, that’s great. … Boy meets girl in Winnipeg and who cares?” (MACLENNAN 1959, 18-20). However, with Johnson, the only instance of Americanization that I have discovered occurred in a 1906 Thanksgiving story. While set in Canada, “Dick Dines with his ‘Dad’” appeared in the issue of The Boys’ World for November 24, to coincide with the American date of Thanksgiving, whereas in 1906, Canadians celebrated the holiday on October 18.

18 After Johnson’s death in 1913, Flint and Feather (a volume that collected most of her poems) and Legends of Vancouver remained consistently in print in Canada and new collections of her stories were issued in Toronto, but there is no evidence of publication, sales, or reviews in the United States. However, Johnson received attention in another quarter, from the critics and writers involved in the quest for authenticity that was an significant component of early twentieth-century American modernism; to cite critic Helen Carr: “Modernists, in America as elsewhere, drew on ‘primitive’ art as a critique of bourgeois philistine modernity. Native Americans were now seen not as an ‘immature race’ but as inheritors of ancient wisdom. Primitivism was reborn” (CARR 1996, 200). Modernism was most comfortable with Indigenous people when they were

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cast as primitives and studied by anthropologists, whose salvaging of “original” native culture corroborated with the modernist effort to discover new, more authentic modes of expression. The connection between Imagism and the recording of Native American songs at the beginning of the twentieth century has been well noted (COLOMBO 1983, 103-04; CARR 1996: 222-29). “Indian” poetry became especially visible in 1917 in a special issue of Poetry (Chicago), followed in 1918 by George W. Cronyn’s The Path on the Rainbow, the first anthology of North American Indigenous verse. Consisting largely of translations by anthropologists, this book also included poems by several literary interpreters of Indigenous culture. Pauline Johnson was the book’s only genuinely Native author, and was admitted on the insistence of the publisher, despite the view of the editor that her poems “show how far the Indian poet strays from her own primitive tribal songs, when attempting the White Man’s mode” (CRONYN 1918, 162-63). She was singled out in reviews and in subsequent criticism as “ironically, the most traditionally Western and the least Indian in both content and form,” an attitude still dominant in 1983, when an American critic studying primitivism in modern American poetry faulted Johnson’s work as “excessively romantic,” and having “little to do with actual Native American modes of life and expression” (CASTRO 1983, 31; TAYLOR 2016). Such judgements might have been reduced had Cronyn selected poems from Johnson’s oeuvre that specifically express an Indigenous perspective, such as “Lullaby of the Iroquois,” “Ojistoh,” or “As Red Men Die.” However, his chosen poems – “The Lost Lagoon” and “The Song My Paddle Sings” – albeit both about canoeing (an implicitly Native activity), are not explicitly Indigenous in content and stylistically demonstrate Johnson’s mastery of received English literary form. Hence they aroused the ire of such advocates of free verse as Louis Untermeyer, whose review in The Dial denigrated Johnson’s poems as “jingles” (COLOMBO 1983, 104). Indeed, the reluctance of masculine critics to appreciate Johnson’s accomplishments as a poet per se was a common fate of women writers during the modernist era, regardless of their ethnicity.9

19 The Canadian recuperation of Johnson that began in the 1980s and has subsequently accelerated, has had a modest counterpart in the United States, where Johnson’s recognition is largely due to the work of Dr. A LaVonne Ruoff, who wrote the Introduction to the University of Oklahoma Press’s 1987 reprint of Johnson’s 1913 collection of stories titled The Moccasin Maker. One of this book’s stories, “A Red Girl’s Reasoning,” has caught the attention of a number of American editors of recent anthologies of Native literature and of American Indigenous scholars such as Beth Piatote (2013) and Mishuana Goeman (2013). Ironically, despite Johnson’s personal discomfort with the United States, she is categorized as a “Native American” in many academic resources, including the MLA Database, and also appears as such in American reference books.10 This current attention obliquely accords with Johnson’s original goal of establishing a profitable presence in the United States, but in my experience, American critics seldom recognize the significance of her Canadian nationalism or her allegiance to the British Empire. On the other hand, while scholars of late nineteenth British culture such as Edward Marx, Antoine Burton and Judith Walkowitz have documented how London welcomed natives of the Indian sub-continent who presented polished displays of the exotic insider, they have yet to include Johnson in their analysis.

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Johnson in Translation

20 Most book-length translations of Johnson have occurred in unexpected regions, where her representation has been shaped by local perspectives. Some of these volumes are translations of her previously published books, notably Legends of Vancouver and her final collection of poetry, Flint & Feather. In other instances, where translators have compiled their own selections, we can see how their choices reflected their interpretations of Johnson’s significance. This pattern began in Ukraine in 1962. To commemorate the centennial of Johnson’s birth (a year late), Professor P.H. Zelenski, a philologist at Lvov University, brought out a small volume of Johnson’s selected poems, alternating the original English texts with versions in Ukrainian and Russian from different translators. He explained that Johnson was chosen as “a progressive Canadian writer” whose poems express “struggle against the enslavers,” identified as “the Anglo- Saxon and French colonialists.”11 This theme of Indigenous resistance to injustice is announced in the two poems that open this little volume, “Wolverine” and “The Cattle Thief,” which recount incidents of the white man’s mistreatment of Native people, and continues through further selections. However, this volume diminishes the significance of Johnson’s gender by omitting her two most prominent narrative poems written in a first-person female voice, “A Cry of an Indian Wife” and “Ojistoh.” This book was followed by a 1996 Ukrainian translation of Legends of Vancouver, published in Kiev and prepared by Mykhailyna Kotsyubynska, a prominent dissident and translator whose Introduction praises the nobility and resilience of Indigenous people (JOHNSON 1996a). Kotsyubynskaya concludes by drawing parallels between Johnson and Lesya Ukrainka (1871-1913), Ukraine’s admired national poet who was Johnson’s contemporary and whose best-known book, Forest Song, Kotsyubynskaya sees as containing symbolic similarities with Legends of Vancouver. Presumably intended for younger readers, this book’s many colourful illustrations stress exotic stereotypes: for example, all the male figures wear the eagle headdresses of Plains tribes, rather than the distinctive styles of West Coast cultures.

21 More is known about the 1988 Russian translation of a selection of Johnson’s stories and poems overseen by Alexandr Vaschenko of the Gorky Institute of World Literature in Moscow. He was a scholar of comparative literature and linguistics whose interest in the resistance of minority cultures to assimilation led to his visit to Six Nations in the 1980s, followed by a return visit of a Pauline Johnson delegation to Moscow in August 1992.12 Representing the work of three translators and titled The Lost Island and Other Stories, Vaschenko’s edition was printed on thin paper with black and white interior drawings, and hard-bound in a bright red glossy cover with colourful illustrations based on West Coast Indigenous art (JOHNSON 1988). It was aimed at younger readers and its large print run sold quickly (JOHNSTON 1997, 227-28). The Russian-born graduate student who assisted me with this project recalls having the book when she was a child, and with the assistance of a family member, she easily obtained an inexpensive copy for me in 2019, more than thirty years after it was published. Vaschenko’s Introduction presents Johnson through her biography, and his book’s contents include a wide selection of Johnson’s writing: thirteen of the fifteen stories in Legends of Vancouver (omitting the two that feature European subjects), six juvenile stories from the twenty-two pieces in The Shagganappi, and twenty-five assorted poems. The six boys’ stories, mostly set in the Canadian wilderness, present positive views of

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Native youth by advocating respect for the environment and congenial interactions between Indigenous and white characters. The selected poems represent Johnson as a lyrical describer of Native experience in the Canadian landscape (especially canoeing) and a teller of romantic stories, rather than as an advocate for justice. Here too, “A Cry of an Indian Wife” and “Ojistoh” are absent, thereby diminishing attention to Johnson’s gender. In 1996, Johnson appeared again in a Russian volume intended for younger readers, whose title, Mify i legendy Ameriki, translates as “Myths and Legends of America” and whose Introduction expresses a strongly anti-colonial message (QUIRK 2005, 133). In this anthology of North American Indigenous stories, Johnson’s translated stories from the Vaschenko volume are set beside Longfellow’s The Song of Hiawatha. (QUIRK 2005, 133-34).

22 In 2002, there appeared a Chinese translation of Flint and Feather, Johnson’s final volume of poems, which was first published in English in 1912 (QUIRK 2005, 130). This edition’s preface represents Johnson as a compliant voice seeking harmony among Canada’s “ethnic minorities,” a position that is consistent with China’s state policy of suppression of its own ethnic minorities, according to my Chinese-speaking informant. 13 On the other side of the globe, in response to inquiries from a German canoeing enthusiast, I sent copies of Johnson’s relevant canoeing stories, thereby contributing to his article published in 2012 (THEISINGER 2012).

23 To my knowledge, these various instances of international interest have each essentially been one-off events and haven’t inspired further international attention to Johnson. Even in Germany, where there has been much “Indianthusiasm” (to cite the term coined by Hartmut Lutz as the title of a recent book about the European fascination with Indigenous peoples of North America), Johnson has not attracted enough attention to warrant significant translation.14 The WorldCat catalogue lists a German translation of Legends of Vancouver from 2016 that is an on-demand publication, with just one copy currently held in a recognized library, the Deutsche Nationalbibliothek in Leipzig.

24 Although Pauline Johnson enjoyed an avid cross-country audience of spectators and readers in English-speaking Canada, she has had no following among Canada’s French- speaking population. Her few documented performances in Montreal were given in English during the 1890s, under the watch of W.D. Lighthall, a well-known man of letters and Johnson’s occasional patron. The programs of literary translation between Canada’s two official languages that began in the 1970s focussed on current authors rather than writers from the past. Hence Johnson did not appear in French until 2012, in a volume marketed as a centennial edition of Legends of Vancouver (which had actually appeared in 1911), without the support of a translation grant. In a personal conversation, Louis Anctil, the book’s Vancouver-based publisher, told me that this volume’s primary market is not Quebec, but French immersion school programs in English-speaking Canada, where Johnson’s translated stories help teachers to fulfill new requirements to include Native content in the curriculum.

25 These versions of Johnson’s stories in French were recently joined by a large selection of her poems translated by Corinne Béoust, an artist in Paris who contacted me in December 2016 with some questions about Johnson’s vocabulary. Her determination to do justice to Johnson as a remarkable woman poet has resulted in a handsome edition that was self-published in Paris in 2018 as Pauline Johnson: Poèmes (JOHNSON 2018). Unlike Johnson’s previous translators, Béoust was initially attracted to her not as an

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intriguing Indigenous author, but as a compelling female poet. She first became acquainted with Johnson’s work when she was asked to translate “Fire-flowers,” a brief lyric that creates an analogy between the spontaneous appearance of purple fire- flowers in burned-out terrain and the eventual healing of human grief, with no explicit reference to Indigenous matters. The ninety-five poems in this volume are arranged to highlight Johnson’s poetry about nature, the Canadian wilderness, and personal interiority, alongside her explicitly Native work. Hence this selection offers a nicely balanced representation of Johnson’s talents and oeuvre. To date, we are aware of just one review: written by Joël Vincent, it appeared in May 2019 in Diérèse and favourably compared Johnson with other noteworthy women poets such as Emily Dickinson and Christine Lavant (VINCENT 2019). Needless to say, Corinne and I both hope that her book will extend Pauline Johnson’s impact in la francophonie, and that it will inspire more ongoing attention than has been the case with her translations into Chinese, Russian, and Ukrainian.

26 During her lifetime, Johnson’s work appeared only in English and her travels were limited to English-speaking regions of North America, as well as three overseas journeys to London. Her desire to go to Australia never materialized, and her plans to tour Jamaica were shattered by the earthquake that demolished Kingston on 14 January 1907. Yet long after her death, her words travelled to places she never envisioned visiting in person, in translations that she could never have foreseen. Current international interest in the world’s Indigenous cultures may contribute to the expansion of Pauline Johnson’s reach as an outstanding and effective woman writer who was a talented poet in her own right, and who gave voice to Native people in their continuing contestation of colonialism.

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NOTES

1. Most mixed-race families in the colonial world arose from the joining of European men with Indigenous women, whereas the Johnson family was created by the marriage of an elite Indigenous man and a middle-class Englishwoman. 2. See KOVACS 2017 for an enlightening discussion of Johnson’s costume in relation to notions of authenticity. 3. Johnson’s collections of poetry are: The White Wampum (1895); Canadian Born (1903); Flint and Feather (1912) and many later editions. Her collections of stories and journalism are: Legends of Vancouver (1911) and many later editions; The Moccasin Maker (1913); The Shagganappi (1913). 4. A copy of the program is preserved in Frank Yeigh’s scrapbook for the Young Liberal Club, Frank Yeigh papers, F 1085, Archives of Ontario. 5. For an insightful depiction of this issue, see The Imperialist (1908), a novel by Sara Jeannette Duncan, who was Johnson’s fellow resident of Brantford, Ontario. 6. Gems of Poetry (1880-1885) ceased upon the death of its publisher in 1886; John Dougall was a well-known figure in Canadian publishing: http://www.biographi.ca/en/bio/ dougall_john_11E.html 7. Elizabeth Ansley to Johnson, 8 Nov 1905; Johnson Fonds, Box 1 File 3, McMaster University. 8. Based on Johnson’s revised manuscript in the Vancouver Museum, this series was reissued in 2004 as North American Indian Silver Craft. Vancouver: Subway Books, 2004. 9. This issue has been addressed by many feminist critics, among the most notable being GILBERT and GUBAR 1987, 1988. 10. For example, Johnson’s books of poetry are listed in the bibliography of “Works by and About Native American Women Writers” in GREEN 1984. 11. Translation of Zelenski’s Introduction by Google Translate. 12. https://www.spirit-wrestlers.com/excerpts/Vaschenko.html; my thanks to Linara Kolosov, M.A. candidate in the English department at Simon Fraser University, for her assistance.

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13. My thanks to Yiwen Liu, Ph.D. candidate in the English department at Simon Fraser University, for her assistance with this edition. 14. Hartmut Lutz; email 9 Apr 2019; https://www.wlupress.wlu.ca/Books/I/Indianthusiasm

ABSTRACTS

Canada’s first notable Indigenous literary author, the Mohawk writer E. Pauline Johnson / Tekahionwake (1861-1913), appealed primarily to Canadian audiences, who valued her publications and recitations for their contribution to their sense of belonging to the places to which they or their families had immigrated. Her enthralling performance of Indigeneity extended to the larger English-speaking world, and, in line with the international publishing conditions of her era, she frequently depended upon American and British publication venues, sometimes modifying her work and her self-presentation to appeal to the expectations of foreign audiences. Many decades after her death, her contexts of reception were significantly expanded by new translations of her work, often in unexpected locales.

La première auteure littéraire autochtone remarquable du Canada, l’écrivaine mohawk E. Pauline Johnson / Tekahionwake (1861-1913), a séduit tout d’abord le public canadien, qui appréciait ses publications et ses lectures de poèmes, qui renforçaient leur sentiment d’appartenance aux lieux vers lesquels eux-mêmes ou leurs familles avaient immigré. Sa mise en scène passionnante de l’indianité s’est étendue à d’autres pays anglophones puisque, du fait des conditions de publication internationales de son époque, elle dépendait souvent des lieux de publication américains et britanniques et modifiait parfois son travail et sa façon de se présenter pour répondre aux attentes de ces publics étrangers. Plusieurs décennies après sa mort, ses œuvres commencent à être connues dans d’autres régions, parfois inattendues, grâce à de nouvelles traductions de son travail.

INDEX

Mots-clés: Johnson (E. Pauline), écriture autochtone, littérature canadienne, traduction, édition littéraire Keywords: Johnson (E. Pauline), Indigenous writing, Canadian literature, translation, literary publishing

AUTHOR

CAROLE GERSON Carole Gerson (FRSC) specializes in Canadian Literature and is Professor Emeita at Simon Fraser University in British Columbia, Canada. Co-editor of volume 3 (1918-1980) of History of the Book in Canada / Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, she has published extensively on Canada’s literary and cultural history with a focus on early Canadian women writers. In 2011, her book,

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Canadian Women in Print, 1750-1918, won the Gabrielle Roy Prize for Canadian criticism. In 2013 she received the Marie Tremaine medal from the Bibliographical Society of Canada.

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Relire les Chroniques du Nouvel- Ontario : portrait critique de la situation des femmes dans la colonisation du nord de l’Ontario grâce à Hélène Brodeur A new reading of Chroniques du Nouvel-Ontario: a critical portrait by Hélène Brodeur of the status of women during the colonization of Northern Ontario

Johanne Melançon

1 1970. C’est l’année charnière qui, dans le contexte de la Révolution tranquille et de l’éclatement du Canada français suite à l’affirmation nationale québécoise, marque le début d’une littérature franco-ontarienne — et non plus canadienne-française — contemporaine. Comme les autres francophones habitant à l’extérieur du Québec, les Franco-Ontariens — ou les « Ontarois », comme on les nommait à la fin des années 1970, sans que ce nom se soit imposé — doivent redéfinir leur identité, ce qu’ils feront par des pratiques artistiques, en particulier le théâtre, la chanson et la littérature, puisque l’option politique, comme au Québec, n’était guère possible. Comme le formule Fernand Dorais, il fallait « [c]ompenser l’espace physique par l’espace culturel » (DORAIS 1984a, 68). C’est donc le moment d’une prise de parole — et ce n’est pas un hasard si c’est le nom de la première maison d’édition franco-ontarienne qui est fondée à Sudbury en 1973 — qui se fera d’abord par le théâtre et la poésie. En effet, les premiers romans de la génération d’écrivains franco-ontariens de l’époque contemporaine ne paraissent qu’au tournant des années 19801. Hélène Brodeur (1923-2010), avec la publication de La quête d’Alexandre (1981), premier tome des Chroniques du Nouvel-Ontario, est l’une des premières romancières de la littérature franco-ontarienne contemporaine, alors une jeune littérature qui se fait — pour paraphraser Gilles Marcotte — dans un contexte minoritaire.

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2 À cette époque, outre le fait qu’il n’y a qu’une maison d’édition littéraire en Ontario français, l’une des conséquences d’appartenir à une institution littéraire en contexte minoritaire est l’influence que cette situation peut avoir sur l’horizon d’attente de la critique, qui aura tendance à privilégier une grille de lecture identitaire ou référentielle2. Autrement dit, les œuvres qui retiennent l’attention sont celles qui abordent des thèmes liés à l’identité collective, et cette perspective agit comme une lorgnette à travers laquelle on lit les œuvres. Par conséquent, certaines œuvres ou certains aspects des œuvres sont laissés dans l’ombre. Justement, dans un article portant sur la situation des écrivaines en milieu francophone minoritaire, Lucie Hotte constate leur absence, du moins le peu d’œuvres publiées et le peu de reconnaissance critique de ces œuvres par l’institution littéraire. Dans sa conclusion, elle affirme la nécessité « de procéder à une archéologie de l’écriture au féminin en contexte minoritaire » (HOTTE 2014, 155), entre autres par des analyses de textes, pour mieux rendre justice à leurs œuvres. Or La quête d’Alexandre a reçu beaucoup d’attention de la part de la critique, en grande partie, comme le note Lucie Hotte, à cause du propos, soit la mise en récit de la colonisation du nord de l’Ontario au début du XXe siècle, époque des pionniers qui a marqué l’imaginaire des Franco-Ontariens. Selon elle, « si le roman [d’Hélène Brodeur] trouve grâce aux yeux de la critique et s’il remporte le Prix Champlain, c’est essentiellement à cause de son propos identitaire et historique ainsi que de sa simplicité et non pas à cause de ses grandes qualités littéraires. » (HOTTE 2014, 153-4). La quête d’Alexandre a bientôt été mis au programme dans les écoles secondaires et l’est toujours dans certains établissements d’études secondaires et post- secondaires, alors que les deux tomes suivants, dont l’action se déroule entre 1930 et 1968, ont reçu beaucoup moins d’attention. De plus, la perspective critique que développe Hélène Brodeur dans l’ensemble de ses Chroniques est presque passée sous silence.

3 Aussi, près de quatre décennies après la publication de cette trilogie, il est temps de la relire pour rendre justice à l’œuvre d’une pionnière du roman en Ontario français qui pose un regard critique sur la colonisation du Nouvel-Ontario et attire notre attention sur la situation des femmes dans ce contexte. Pour ce faire, on présentera ici brièvement la trilogie en rappelant la lecture identitaire ou référentielle que l’on en a faite, pour ensuite s’attarder à la perspective critique de l’œuvre brodeurienne, d’une part envers le projet de colonisation et du rôle du clergé, et d’autre part envers la condition des femmes, principalement à travers le personnage de Rose-Delima que l’on peut considérer comme étant l’alter ego d’Hélène Brodeur.

L’œuvre et sa réception critique ou comment la grille identitaire s’est imposée

4 Les Chroniques du Nouvel-Ontario mettent en scène la colonisation du nord de la province de l’Ontario, le « New Ontario », sorte de terre promise pour l’aventurier ou « l’habitant » en quête d’un avenir meilleur. Ce projet de colonisation du Nouvel-Ontario, une région à plus de 500 km au nord de Toronto qui inclut les basses terres du Nipissing et de la Grande Zone argileuse jusqu’à la Baie James, prend forme au tournant du XXe siècle (1880-1930) avec la construction de nouveaux tronçons de chemin de fer et fait miroiter la prospérité grâce aux richesses naturelles (mines et forêts) que les agents du gouvernement viennent de découvrir, mais aussi grâce aux terres qui seraient idéales

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pour l’agriculture, alors que plus au sud celles-ci sont épuisées ou se font rares. En effet, à l’époque, « (l)a fièvre colonisatrice s’empar[e] de tous les gouvernements nord- américains, dont la volonté d’exploiter les vastes terres incultes du continent découl[e] de l’idée que la vraie richesse des nations provient de l’agriculture. » (GERVAIS 1993, 64) De plus, chez les Canadiens-français, il faut juguler le mouvement migratoire vers les villes américaines — anglaises et protestantes — de la Nouvelle-Angleterre qui offrent des emplois dans leurs usines aux cultivateurs qui n’arrivent plus à nourrir leurs familles nombreuses dans le contexte d’une crise économique. Le projet sera mené par l’Église et le gouvernement avec des prêtres colonisateurs et prêtres- missionnaires3. Par ailleurs, ce mouvement de colonisation répond à la mission civilisatrice et évangélisatrice du peuple canadien-français que les élites du clergé catholique ultramontain ont formulé depuis le milieu du XIXe siècle. Le clergé définit ainsi l’identité canadienne-française en faisant « ressortir des traits culturels particuliers comme la langue française et la foi catholique », éléments « associés à un modèle de société basé sur l’agriculture » (MARTEL 1997, 28). De plus, « [p]endant la première moitié du XXe siècle, l’Église sera même l’institution sociale franco- ontarienne la plus importante » (CHOQUETTE 1993, 201). Dans ce contexte, le rôle de la femme est d’être la gardienne de la langue, de la foi et de la famille pour assurer la survivance des Canadiens-français. Voilà la toile de fond des Chroniques du Nouvel- Ontario.

5 Pour écrire cette « saga romanesque à l’américaine » (MARCOTTE 1983, 150), Hélène Brodeur, qui a grandi à Val Gagné dans le nord de l’Ontario, s’inspire de ses souvenirs d’enfance, mais surtout elle s’appuie sur une recherche exhaustive dans les archives qui témoignent de cette époque, sur la lecture de nombreux journaux, de même que sur des entrevues qu’elle a menées auprès de pionniers de la région qui lui ont raconté leurs souvenirs4. Deux événements historiques encadrent le récit du premier tome, La quête d’Alexandre, soit le feu de forêt de 1911 dans la région de Porcupine (Timmins) et celui de 1916 à Matheson et Nushka (Val Gagné). L’action du second tome, Entre l’aube et le jour (1983) prend place une quinzaine d’années plus tard, de 1930 à 1938, et s’attarde principalement sur la vie de quatre jeunes de la seconde génération — soit les trois amis Donald Stewart, Jean-Pierre Debrettigny et Rose-Delima Marchessault, de même que le frère ainé de celle-ci, Germain — qui passent de l’enfance à l’adolescence pour devenir de jeunes adultes qui cherchent à améliorer leur sort sur fond de crise économique et de transformations sociales. Le troisième tome, Les routes incertaines (1986), couvre les trois décennies suivantes, de 1938 à 1968, et nous permet de suivre l’évolution de la société franco-ontarienne à travers les mêmes personnages qui s’établissent dans des villes (Ottawa et Toronto), avec comme toile de fond la seconde Guerre mondiale et l’affirmation d’un nationalisme canadien-français, encore fortement influencé par le clergé, avec entre autres l’Ordre de Jacques-Cartier, société secrète vouée à la promotion des « intérêts religieux, sociaux et économiques des Canadiens-français »5.

6 L’aspect historique très documenté de l’œuvre, qui contribue à la construction d’une identité collective, est ce que la majorité des critiques vont retenir de la saga brodeurienne. Par exemple, lors de la parution de La quête d’Alexandre, le critique franco-ontarien Paul Gay, du journal Le Droit d’Ottawa, en fait une lecture essentiellement référentielle : « Expression du Nouvel-Ontario, Chroniques abonde à chaque page, à chaque ligne pourrait-on dire, en détails particuliers à l’Ontario-Nord,

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en traits de mœurs bien caractérisés » (GAY 1981, 10-11). Par ailleurs, pour Yolande Grisé, l’une des premières à avoir enseigné la littérature franco-ontarienne à l’Université d’Ottawa et à qui l’on doit la première anthologie de la littérature franco- ontarienne, il s’agit là d’un roman « profondément ontarois » (GRISÉ 1981, 18), qui « confirme l’existence de l’écriture littéraire en Ontario français et affirme l’originalité de son dire » (GRISÉ 1981, 18)6. À ces comptes rendus, il faut ajouter l’analyse d’Annie Bray qui a consacré une thèse de maîtrise à « l’inscription de l’histoire dans la trilogie d’Hélène Brodeur » où elle établit un lien entre le choix du roman historique et la situation particulière aux groupes minoritaires. En effet, les « minorités », dont la survie même est objet d’inquiétudes, ressentent un besoin impératif de renouer avec leur passé, avec leur histoire. Contrairement au simple roman-divertissement, le roman historique, reflet de leurs racines, du quotidien de leurs ancêtres constitue un adjuvant précieux et efficace dans cette quête identitaire, pour peu que la dimension historique soit crédible. (BRAY 2000, 127)

7 Enfin, dans son étude des Chroniques, Beatriz Mangada Cañas établit ce même lien : « Le développement sociohistorique de la région devient le fil conducteur de la trilogie. [...] En ce sens, l’œuvre a contribué à alimenter la mémoire historique et à raffermir l’identité franco-ontarienne. » (MANGADA CAÑAS 2003, 132) On le voit, l’aspect identitaire du projet brodeurien domine la réception critique.

8 Il ne faut certes pas s’étonner que cette grille de lecture référentielle ait prévalu, d’abord à cause du contexte de la publication, celui d’une littérature « régionale »7 du début des années 1980 en périphérie de l’institution littéraire québécoise, où l’ensemble des œuvres est jaugé à l’aune de l’expression d’une identité collective, désormais franco-ontarienne. Cette perspective a aussi pu être encouragée par la page couverture de la première édition de La quête d’Alexandre qui propose, au premier plan, l’image d’une locomotive à vapeur, symbole s’il en est de la colonisation au tournant du XXe siècle au Canada. À cela, on peut ajouter l’avant-propos d’Hélène Brodeur qui résume ainsi la visée de sa trilogie : Dans ce livre, à travers des personnages imaginaires, j’ai voulu faire revivre une époque révolue de l’histoire de l’Ontario-Nord, région qui s’étend de North Bay à Cochrane et au delà [sic] et que l’on appelait autrefois le Nouvel-Ontario. (BRODEUR 2011, 7)

9 Enfin, le roman historique, genre littéraire auquel se rattachent les Chroniques du Nouvel-Ontario, et le propos du premier tome qui raconte la vie des pionniers du Nouvel- Ontario, avec de nombreuses descriptions détaillées des paysages du Nord et des références explicites et exhaustives à son histoire, ont largement contribué à cette lecture qu’ils appelaient.

10 Cependant ces « chroniques » à l’allure objective, avec une voix narrative omnisciente et une distance par rapport aux événements avec un ancrage au passé simple, ne le sont pas autant qu’on pourrait le croire, et les trois tomes de la trilogie tiennent davantage de la fiction, tout en s’appuyant sur un solide cadre historique. Hélène Brodeur a d’ailleurs justifié son choix du roman plutôt que l’autobiographie, en invoquant que ce genre littéraire « accorde une liberté que les autres genres n’autorisent pas ». (MANGADA CAÑAS 2003, 138) En effet, si certains critiques ont remis en question l’emploi du terme « chroniques » pour désigner la trilogie, retenant le sens historique et littéraire du genre de la chronique, soit une suite d’événements ou de faits rapportés de façon chronologique de la manière la plus objective possible, ils et elles en oublient la dimension journalistique — après tout Hélène Brodeur a été journaliste pigiste — qui

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ouvre à la subjectivité et à la possibilité de tenir un discours critique par rapport aux événements et aux faits évoqués. Comme le note Doric Germain dans la préface à la réédition des Chroniques du Nouvel-Ontario en 2011, répondant à la critique que fait René Dionne de l’emploi du terme « chroniques », cet emploi était parfaitement justifié dans son sens ancien de « recueil de faits historiques rapportés dans l’ordre de leur succession » (Le Robert) et dans celui plus moderne d’article d’opinion. Peut-être Hélène Brodeur a-t-elle voulu simplement indiquer qu’elle ne resterait pas neutre devant les faits qu’elle raconte. (GERMAIN 2011, 11)

11 D’ailleurs, la romancière ne s’est jamais cachée d’avoir voulu raconter l’histoire de la colonisation du Nouvel-Ontario de façon critique, sans l’enjoliver — « tout le reste est vrai » écrit-elle dans son avant-propos précisant qu’elle n’a modifié que le nom des trois villages où se déroule l’action. Sa trilogie est en effet très critique envers ce projet de développement de l’Ontario-Nord, et c’est surtout le rôle du clergé qui est visé. Hélène Brodeur avoue d’ailleurs en entrevue qu’elle est profondément anticléricale8.

Perspective critique I : la colonisation et le rôle du clergé

12 Ainsi, peu de chroniqueurs ont signalé la perspective critique adoptée par Hélène Brodeur, bien que Gabrielle Poulin le suggère dans son compte rendu du premier tome : Aux pionniers francophones du Nouvel Ontario [sic], à leurs ancêtres du Québec et à leurs descendants, où qu’ils se trouvent, Hélène Brodeur présente, comme un miroir rempli de leurs ombres vivantes, ces pages dans lesquelles elle ne craint pas de réinventer la vérité. (POULIN 1983, 18-19 ; je souligne)

13 C’est ce même constat, affirmé avec plus de force encore, que fait Michel Denance pour son compte rendu d’Entre l’aube et le jour, le second tome de la trilogie. Selon lui, la romancière évite le piège du « folklore », c’est-à-dire d’une idéalisation de la colonisation, parce qu’elle dépasse l’anecdote. Elle ne se contente pas d’un relevé descriptif et exotique des coutumes et façons de parler des Néo-Ontariens [sic]. Ses personnages, indirectement, dénoncent l’absurde colonisation d’un territoire invivable, lancée par des politiciens irresponsables, eux-mêmes soutenus par un clergé chauvin et oppressant. (DENANCE 1984, 15 ; je souligne)

14 Hélène Brodeur ne s’en cache d’ailleurs pas à Beatriz Mangada Cañas lorsqu’à la question Quand on referme le troisième volume des Chroniques, on a l’impression que le nord de l’Ontario n’était qu’un beau rêve qui s’est évanoui. Est-ce vraiment ce que vous pensez de la colonisation ? elle répond : Certainement. D’abord, c’étaient les missionnaires colonisateurs qui avaient commencé ça. C’étaient des exaltés qui n’avaient pas de sens pratique. [...] Des idéalistes. [...] [I]ls n’avaient pas vu la forêt dans le Nord, ni le climat. [...] Le beau temps arrivait fin juin, et fin août, on commençait à craindre la gelée. C’était pas raisonnable. [...]. (MANGADA CAÑAS 2003, 143-4)9

15 Le premier tome de la trilogie regorge d’exemples qui dénotent cette critique du projet de colonisation basé sur une agriculture de survivance, comme cette exclamation d’Eugène Marchesssault, le modèle du « cultivateur » québécois venu trouver un monde meilleur, sur les conseils de son curé, dans le nord de l’Ontario. À la fin du premier

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tome des Chroniques, après le passage du feu de 1916 qui a tout détruit, son cri du cœur est éloquent : Tout était anéanti, tout ce qu’il avait acquis au prix de cinq années de labeur acharné. Une immense colère s’empara de lui. Levant ses poings crispés vers le ciel, il cria : « Maudit pays d’enfant de chienne ! Si la terre a un trou de cul, c’est icitte, dret icitte ! » (BRODEUR 2011, 367)

16 Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois qu’il maudira sa terre et sa patrie d’adoption, comme en témoigne aussi ce commentaire au début du second tome, 15 ans plus tard : — Y a pas à dire, si la terre a un trou de cul, c’est ben icitte, déclara-t-il avec une conviction profonde. De la neige et de la grêle un 15 juin, voyez-vous ça ! Mon grain qui commence tout juste à lever. (BRODEUR 2012, 21)

17 Cette colère récurrente d’Eugène Marchessault, cette fois-ci teintée de résignation, témoigne à la fois d’une « haine amoureuse »10 envers la terre qui n’a pas de fondement rationnel et d’un mouvement spontané que dicte le « bon sens » qui, selon la romancière, manquait aux missionnaires-colonisateurs. Il suggère aussi la nécessité de remettre en question le discours du clergé. La critique de la colonisation telle que conçue par le clergé est une constante dans l’œuvre brodeurienne et elle s’exprime dans d’autres projets d’écriture, comme ce scénario d’un épisode d’une série télévisée portant sur l’Ontario français qu’elle a écrit tout juste après la publication du premier tome des Chroniques : [J]’avais mis en scène un des pères colonisateurs les plus connus dans le Nord, le père Paradis [...]. Je lui faisais exposer ses thèses : il disait qu’il suffisait de couper la forêt et de planter de la vigne pour avoir des vignobles et du vin. Et pendant qu’il parlait, la neige commençait à tomber. (MANGADA CAÑAS 2003, 137)

18 Le regard critique qu’Hélène Brodeur pose sur la colonisation du Nouvel-Ontario, indissociable de son anticléricalisme, souligne le fait que le clergé soit déconnecté de la réalité des fidèles, mais surtout il dénonce l’intolérance, le fanatisme et le dogmatisme de la religion. C’est ce que dévoile par exemple le portrait peu flatteur du curé d’Argent dont l’abnégation et la visée missionnaire sont présentées de façon tout à fait caricaturale, et dont l’absence de sens commun est souligné par l’incongruité de son premier sermon aux allures d’« une dissertation qui aurait été plus appropriée pour les étudiants en théologie de Saint-Anicet que pour les rudes ressortissants de Sesekun [...] ». (BRODEUR 2011, 273) Bien loin d’être à l’écoute de ses paroissiens et aveuglé par son dogmatisme, le curé d’Argent affiche une attitude d’intolérance lors du baptême de Rose-Delima. La mère, Alma Marchessault, insiste pour que sa voisine Rose Stewart, anglophone et protestante, qui l’a aidée à mettre au monde le bébé en plein hiver et en pleine tempête, en soit la marraine. Le curé refuse tout net : « [o]n ne peut confier ce soin à une hérétique. [...] Inutile d’en discuter, c’est interdit. À moins que madame Stewart veuille se convertir au catholicisme » (BRODEUR 2011, 269). L’intolérance, et la violence qui l’accompagne, sont aussi dénoncées dans la juxtaposition de deux événements à caractère festif et populaire mais également patriotique et hautement symbolique : le défilé de la Saint-Jean-Baptiste du 24 juin pour les Canadiens français catholiques et celui du Glorieux 12 des Orangistes protestants, le 12 juillet. Pour dénoncer le fanatisme religieux, la romancière choisit de mettre en scène deux enfants, l’un catholique et l’autre protestant, deux jeunes garçons qui, ensemble, jouent innocemment des pièces de leurs folklores respectifs. Pour eux, ce n’est que de la musique. Évidemment il est inimaginable que le jeune catholique accompagne le jeune protestant sur la place publique pour interpréter un hymne patriotique. Pourtant, le

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jour des célébrations du Glorieux 12, les deux amis ont manigancé pour se retrouver, et le violon de l’un, en habit de premier communiant, emboîte le pas à la clarinette de l’autre dans le défilé. Le père de l’un invective celui de l’autre, une bagarre s’ensuit et lorsque le calme est rétabli, l’image qui clôt l’épisode est éloquente : « [d]ans la poussière du chemin, parmi les oriflammes déchirées et les débris du combat, gis[ai]ent un violon éventré et une clarinette brisée. » (BRODEUR 2011, 156) La romancière dénonce de façon tout aussi convaincante le caractère factice de la religion à travers le personnage d’Alexandre, destiné à la prêtrise sans l’avoir voulu, lorsque « le doigt de Dieu s’était appesanti sur lui » (BRODEUR 2011, 29), sans que l’on ait pensé à lui demander son avis pour l’envoyer au séminaire, et qui finit par prononcer ses vœux après un détour dans le Nord de l’Ontario où, séminariste en congé et à la vocation incertaine, il a été l’amant d’une femme mariée, anglophone et protestante.

Perspective critique II : réflexion critique sur la situation des femmes

19 Le regard critique de la romancière envers le projet de colonisation du Nouvel-Ontario et l’ensemble de la société s’attarde aussi sur la situation des femmes, en particulier à travers le personnage féminin principal, Rose-Delima Marchessault, née en février 1915. Même si sa naissance précède de près d’une décennie celle d’Hélène Brodeur, on peut la considérer comme son alter ego, ce qu’affirme d’ailleurs la romancière : Quand Rose-Delima enseigne dans la petite école rurale, tout cet épisode est basé sur des souvenirs personnels, car j’ai moi-même enseigné dans une école semblable. Toute la vie de Rose-Delima dans le deuxième volume suit ma vie à moi. (MANGADA CAÑAS 2003, 144)

20 Cet aspect des Chroniques n’a pas été relevé par la critique, sauf dans le compte rendu critique de Michel Denance qui affirme que, dans sa trilogie, H. Brodeur montre aussi l’oppression des femmes dans ce milieu de colons : les tâches sont complètement séparées, la femme choisit à peine son époux et elle a pour seule compensation la réussite de son fils. Les études de la jeune fille, Rose- Délima, sont sacrifiées mais celle-ci suivra sa petite bonne femme de chemin et décrochera une certaine indépendance... Lueur d’espoir... (DENANCE 1984, 15)

21 Pour bien comprendre le sens et la portée du personnage de Rose-Delima, il faut rappeler le contexte de l’époque dans le Nouvel-Ontario, pays de colonisation dont l’organisation sociale est dominée par le clergé dont l’idéologie ultramontaine n’a pas changé depuis au moins un siècle : soit la femme devient mère de famille, soit elle entre au couvent (CHOQUETTE 1993, 220-221). Si cet aspect des Chroniques brodeuriennes n’a pas retenu l’attention, c’est peut-être parce qu’il apparaît surtout dans le second tome de la trilogie, Entre l’aube et le jour11, où le fil du récit suit la vie de Rose-Delima Marchessault, de l’adolescence au début de l’âge adulte. La romancière en fait l’exemple d’une jeune fille puis d’une jeune femme déterminée qui ose rêver et fait preuve de résilience. Dans les années 1930, dans le Nouvel-Ontario, la posture du personnage fait figure d’exception tout en restant crédible.

22 Ainsi, Rose-Delima veut profiter pleinement de la vie, « comme un garçon » (BRODEUR 2012a, 26). Si normalement elle se plie au rôle traditionnel qui lui est assigné, par exemple servir, avec sa mère, la famille à table, puis manger « à la hâte entre deux services » (BRODEUR 2012a, 23), pour ensuite laver la vaisselle, elle ose parfois remettre

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en question ce rôle qu’elle doit tenir alors qu’elle souhaite plutôt accompagner ses inséparables amis — deux garçons — Donald Stewart et Jean-Pierre Debrettigny à la pêche : Rose-Delima regardait l’horloge. Donald et Jean-Pierre devaient être sur le point de partir pour la pêche. — Maman, demanda-t-elle, est-ce que je pourrais faire ma vaisselle en revenant ? — En revenant d’où ? demanda Alma. — J’ai promis à Donald et à Jean-Pierre d’aller à la pêche avec eux. — Mais non, t’as pas le temps. Une fois la table dégreyée et la vaisselle lavée, ça va être quasiment le temps de partir pour l’église pour le salut du Saint Sacrement. C’est bon pour Donald, ça, c’est un protestant. [...] Voyons, Lima, sois raisonnable, gronda sa mère. T’es pas un garçon. Dépêchons- nous de finir notre ouvrage. Faut quand même pas être en retard pour le salut. Rageusement, Rose-Delima se mit à laver la vaisselle tout en guettant par la fenêtre si elle n’apercevrait pas les garçons descendant vers la rivière. [...] « Un jour, se dit- elle, je serai grande. Et alors, je ne serai plus raisonnable. Je serai libre, libre comme un garçon. » (BRODEUR 2012a, 25-6; je souligne).

23 Plus que de souligner quel doit être le rôle des femmes, cet échange entre Rose-Delima et sa mère nous apprend que le premier obstacle à la liberté de la jeune fille est la religion qui lui dicte son rôle social et son emploi du temps. Ne « pas être en retard pour le salut » est la principale raison que la mère oppose à sa fille, et deux fois plutôt qu’une, soulignant aussi que Donald « est un protestant », alors que le commentaire « [t]’es pas un garçon » semble secondaire. Pourtant, c’est cet aspect que retient Rose- Delima, comme si pour elle il s’agissait du principal obstacle. D’ailleurs, pour pouvoir profiter de cette liberté, elle doit aussi affronter les préjugés de Jean-Pierre qui songeait à la pêche du lendemain avec Donald. S’il était chanceux, Rose-Delima serait occupée et ne pourrait pas venir avec eux. Il n’avait jamais compris pourquoi Donald la laissait toujours le suivre. Il n’avait rien contre Rose-Delima, sauf que c’était une fille. (BRODEUR 2012a, 21)

24 Rose-Delima affirme aussi son désir de liberté, qu’elle associe à faire « comme un garçon », en portant des pantalons, ce qui scandalise sa mère : Rose-Delima avait promis à Paul qu’elle l’aiderait. Elle s’était acheté un pantalon et, quand sa mère l’avait vue descendre ainsi vêtue, ç’avait été le scandale. — Mon doux Seigneur, s’il fallait que monsieur le curé te voie comme ça ! Tu vas pas sortir de la maison habillée en garçon ? — Voyons, maman, tu crois pas que je suis plus décente comme ça pour m’asseoir sur le râteau qu’avec une jupe que le vent va me relever jusqu’aux oreilles ? (BRODEUR 2012a, 187)

25 Encore une fois, c’est la religion (« monsieur le curé ») qui dicte l’interdiction et la réprimande de la mère, le pantalon étant encore à l’époque considéré comme un vêtement masculin. Cependant, à cet argument de sa mère, la fille oppose le bon sens — elle sera « plus décente » —, soulignant le ridicule de la situation. C’est que Rose- Delima est déterminée : plutôt que de suivre les traces de sa mère ou de celle qu’elle appelle sa tante Rose, elle souhaite étudier pour devenir institutrice. Toutefois, la seule possibilité qui s’offre à elle pour poursuivre ses études gratuitement, c’est d’aller au high school, ce qui constitue un obstacle important, presque insurmontable : Elle courut dans la cuisine d’été, où sa mère s’affairait à la cuisinière. — Maman, j’ai passé mes entrées. Maintenant je pourrai aller au high school. — Tu sais bien qu’y faudra que ton père demande à monsieur le curé, dit Alma. C’est une école anglaise et protestante après tout.

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— C’est quand même mieux que de ne pas aller à l’école du tout ! — Reste à voir, répliqua sa mère d’un ton sentencieux. (BRODEUR 2012a, 29)

26 Plutôt que la langue, comme on aurait pu le penser en situation minoritaire, encore une fois, l’obstacle est d’abord le clergé : il faut demander la permission à « monsieur le curé ». De plus, la réponse que fait Alma Marchessault à sa fille souligne combien elle est doublement brimée dans sa liberté : non seulement il faut qu’elle obtienne l’assentiment de son père, mais son père lui-même doit avoir obtenu celui du curé. Pourtant si son père, tout autant que sa mère, doute du bien-fondé de cette aspiration de Rose-Delima, il n’ose s’y opposer : Alma la regarda monter, puis elle soupira. — J’espère que monsieur le curé va dire oui. Elle y tient tellement. — Tu y es pas allée dans les grandes écoles, toi. Y a moyen de faire sa vie sans ça, bougonna Eugène. — Tu sais bien que dans mon temps c’était pas possible. Mais les temps changent, Eugène. Ça serait fin si elle pouvait faire une maîtresse d’école. Sans compter qu’à [sic] ferait des bons salaires. » (BRODEUR 2012a, 38)

27 Cette fois, c’est la mère qui invoque le « bon sens » : si Rose-Delima poursuit ses études, elle aura un meilleur avenir (un salaire) — n’est-ce pas pour cette raison que les Marchessault sont venus s’établir dans le Nord de l’Ontario ? De plus, elle fait remarquer à son mari que « les temps changent », alors que le clergé reste tourné vers le passé12. Il faut dire que les changements sociaux se font bien lentement dans ce lieu de colonisation et Alma et Eugène Marchessault ne sont pas les seuls à avoir de la difficulté à comprendre les aspirations de la nouvelle génération ; le père de Jean-Pierre Debrettigny, qui voudrait bien que son fils lui succède au magasin général, s’en étonne tout autant : « Même les filles, maintenant. La fille à Eugène Marchessault, Rose-Delima, parlait d’aller au high school de Bowman. C’était à n’y rien comprendre. » (BRODEUR 2012a, 15) Mais au bout du compte, dans cette société sous l’emprise du clergé catholique, c’est le curé qui a le dernier mot, comme l’illustre l’épisode où Eugène Marchessault se rend au presbytère accompagné de sa fille pour soumettre sa demande au curé d’Argent. Celui-ci est d’abord étonné de cette visite, considérant qu’à 15 ans, Rose-Delima est trop jeune pour se marier. Sa réaction spontanée montre bien à quel point il tient pour acquis que l’ordre social édicté par le clergé n’est pas à remettre en question et sa méprise en dit long sur l’étendue de l’emprise du curé sur tous les aspects de la vie de ses paroissiens. Tout de suite cependant le père de Rose-Delima, après avoir appris au curé que sa fille a réussi ses examens de 8e année « avec grande distinction », précise la raison pour laquelle il a sollicité cet entretien : — Alors, monsieur le curé, c’est qu’a voudrait continuer. A voudrait aller à l’école de Bowman en septembre. Le visage du curé se fit sévère. — Quoi, dit-il, elle veut aller au high school, dans une école protestante et anglaise ? Jamais ! Rose-Delima pâlit. — Mais alors, dit-elle d’une voix étranglée, qu’est-ce que je peux faire pour continuer mes études ? — Tu peux aller dans nos écoles françaises et catholiques, ma fille. Les sœurs de l’Assomption ont un très bon pensionnat à Haileybury. Elles forment de bonnes institutrices tant religieuses que laïques et de bonnes mères de famille. (BRODEUR 2012a, 40)

28 Or la solution du curé n’est pas une option pour la famille Marchessault parce qu’Eugène, qui vient d’acheter une terre à crédit en pensant, comme il se doit, à

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l’établissement de ses fils, ne peut payer la pension. Mais le curé, au nom des valeurs chères au clergé et à sa mission en terre d’Amérique, n’en démord pas : — Alors, il faut y renoncer pour le moment, trancha le curé. Encore, s’il s’agissait d’un garçon. Mais la femme, c’est le cœur du foyer. Tant que la mère reste catholique et française, on n’a rien à craindre. Le foyer le restera. (BRODEUR 2012a, 40)

29 Le curé résume ainsi la doctrine de l’Église catholique ultramontaine : le rôle de la femme doit être celui de la gardienne de la foi, de la langue, de la famille. Même après le départ précipité de Rose-Delima en larmes, le curé reste inflexible et c’est lui qui aura le dernier mot, malgré une objection du père Marchessault, tout de même sensible aux aspirations de sa fille : — Ça va faire ben de la peine à Rose-Delima, commença-t-il. Le curé se leva pour signifier que la visite était finie. — Mais non, Eugène. Fais-toi-z-en pas pour ta fille. Les chagrins, ça dure pas longtemps à son âge. Qu’elle apprenne à travailler avec sa mère et bientôt on la mariera à un bon cultivateur. (BRODEUR 2012a, 40-41)

30 Ce n’est pourtant pas le sort que réserve Hélène Brodeur à son alter ego. Plutôt, avec l’aide de son frère aîné Germain, qui sera toujours là pour l’appuyer financièrement et moralement, Rose-Delima réalise son rêve de devenir enseignante avec pour objectif d’améliorer le sort des jeunes de son village. Par contre, après une année d’enseignement, elle est amèrement déçue et elle doit se rendre à l’évidence que cette fois-ci, elle ne réussira pas à franchir l’obstacle qui se dresse devant elle : c’est toute la société — la pauvreté qui force les jeunes garçons à aller travailler aux chantiers l’hiver plutôt que de venir à l’école, la toxicomanie, l’accès limité à l’éducation et surtout le peu d’importance qu’on lui accorde — qui rend son projet irréalisable.

31 Dès lors, résiliente et déterminée, Rose-Delima décide de poursuivre ses études et sa vie de jeune adulte à Ottawa : c’est ce que met en scène le troisième tome des Chroniques, Les routes incertaines. Mais plus que la poursuite de ses études et son accession à une carrière dans la fonction publique fédérale, c’est la façon dont elle mène sa vie personnelle et amoureuse qui doit ici retenir l’attention. À Ottawa, à la fin des années 1930, Rose-Delima ose vivre librement sa passion amoureuse pour Donald Stewart, son ami d’enfance et son premier amour d’adolescente, bien qu’elle doive en assumer, seule, les lourdes conséquences. En effet, ayant passé la fin de semaine avec Donald et ayant découché, elle a enfreint les règles du pensionnat où elle réside avec pour résultat qu’elle en est expulsée. Plus encore, on lui refuse, à six semaines de la fin de l’année académique, l’accès aux examens universitaires. Rose-Delima se présente alors, sur les conseils d’une amie, aux examens d’entrées des fonctionnaires et trouve un emploi. (BRODEUR 2012b, 52-53) À partir de ce moment, elle vit seule dans un appartement dont les propriétaires, « deux dames d’un certain âge » exigent qu’« elle m[ène] une vie conforme à la morale » et lui indiquent « que si elle recevait des visiteurs de sexe masculin, les bonnes mœurs exigeaient qu’ils se retirent avant dix heures du soir. » (BRODEUR 2012b, 52). Aussi, lorsqu’elle reçoit Donald chez elle et qu’il repart après le couvre-feu que les bonnes mœurs exigent, elle est à nouveau mise à la porte. (BRODEUR 2012b, 66-69) À l’évidence, la jeune fille catholique doit obéir à des règles beaucoup plus strictes qu’une jeune homme protestant.

32 Rose-Delima paie donc cher l’affirmation de sa liberté et de son indépendance, mais, ambitieuse, elle fait « sa petite bonne femme de chemin » (DENANCE 1984, 15) et gravit les échelons dans la fonction publique :

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[...] elle avait réussi le concours d’examinateur adjoint à la Commission du Service civil. Cela voulait dire qu’elle aurait un meilleur salaire et qu’après un certain laps de temps elle pourrait aspirer à quitter le rang de simple soldat pour atteindre celui d’officier et devenir elle-même examinateur. (BRODEUR 2012b, 104)

33 Dans un monde d’hommes, elle arrive à défendre son intégrité de femme — elle échappe de justesse à un viol à son lieu de travail (BRODEUR 2012b, 104) —, de même que son identité francophone — elle se rebiffe lorsqu’on lui rappelle qu’il est interdit de parler français au travail (BRODEUR 2012b, 54) — ,et elle n’hésite pas à aider les nouvelles recrues qu’elle doit former (RI, 53). Sûre d’elle, Rose-Delima impose le respect, même à M. Lophed, personnage « dyspeptique et bilieux » (BRODEUR 2012b, 53). En effet, [c]hose curieuse, alors qu’il déversait sa bile sur d’autres employées, il se montrait toujours poli avec Rose-Delima, tant il est vrai que les victimes apeurées réveillent parfois le bourreau qui sommeille dans bien des hommes. (BRODEUR 2012b, 53)

34 De plus, Rose-Delima se montre également indépendante et audacieuse dans sa vie personnelle en faisant l’acquisition d’une vieille maison de ferme à la campagne qu’elle entreprend de rénover elle-même (BRODEUR 2012b, 136).

35 Pourtant, si la jeune femme affiche assurance et indépendance dans sa vie professionnelle et sa vie personnelle, il en va autrement de sa vie amoureuse alors qu’elle n’arrive pas à se détacher de sa passion pour Donald Stewart même s’il est désormais marié. S’affranchir de cet amour impossible et malheureux constituera la dernière étape dans la quête de sa liberté. Elle y arrivera grâce, encore une fois, à son frère Germain qui lui rappelle qu’elle est « une fille du Nord » et qu’elle doit reprendre sa vie en main (BRODEUR 2012b, 107), mais grâce surtout à Jean-Pierre Debrettigny qui l’invite à suivre son exemple et insiste, lui aussi, pour l’amener à reprendre sa vie en main (BRODEUR 2012b, 149), l’exhortant à s’affranchir de l’emprise que Donald a toujours eu sur eux deux (BRODEUR 2012b, 148-149). Rose-Delima choisit finalement, après avoir longtemps hésité, d’unir sa destinée à Jean-Pierre Debrettigny pour fonder une famille et retourner vivre dans le Nord où il a décidé d’ouvrir un cabinet de médecin. Elle se réconcilie ainsi avec le pays qui l’a vu naître. Faut-il y voir un certain conformisme? À l’époque, dans sa situation — milieu rural de colonisation, emprise du clergé sur toute l’organisation sociale — en tant que femme, elle avait déjà réussi à briser plusieurs barrières.

36 La conclusion de la trilogie pose un constat clair : la société canadienne-française — bientôt franco-ontarienne — a changé, et les femmes pourront ou sauront y prendre leur place, et ce sera à la génération suivante de poursuivre cette quête de liberté et d’indépendance. C’est du moins ce que suggère le regard que Rose-Delima pose sur sa fille Julie, une passionnée qui a besoin « de toujours gagner, en tout » (BRODEUR 2012b, 222) et sur la fille de sa sœur Bernadette, Monique, « un vrai petit chef de groupe » (BRODEUR 2012b, 220), sans compter la plus jeune fille de Germain, Louise, qui, de l’avis de son père, « ruerait dans les brancards » (BRODEUR 2012b, 220).

Conclusion

37 Les Chroniques du Nouvel-Ontario d’Hélène Brodeur se terminent à l’aube d’événements qui transformeront profondément la société franco-ontarienne. L’œuvre participe aussi à l’essor du roman dans la littérature franco-ontarienne contemporaine. Aux lecteurs

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et aux lectrices, la romancière propose une histoire réaliste et résiliente de la colonisation du Nouvel-Ontario. Comme l’a bien noté la réception critique, elle a certes contribué à la construction d’une identité franco-ontarienne. Mais elle a surtout adopté un point de vue critique envers l’histoire qu’elle « réinvente », ce qu’une lecture à partir d’une grille identitaire ou référentielle n’avait pas mis en lumière jusqu’ici. De plus, ce regard critique que la romancière pose sur un pan de l’histoire des Franco- Ontariens ne met pas tant en évidence la question linguistique qui est au cœur des préoccupations et des revendications en Ontario français à ce moment-là, et ne remet pas en question la colonisation du Nouvel-Ontario, autant qu’elle dénonce l’emprise d’un clergé qui n’est pas en phase avec la réalité, de même que le rôle qu’il impose aux femmes. Ce faisant, elle nous amène à réfléchir à la situation de ces femmes en Ontario français dans la première moitié du XXe siècle en montrant leur difficile émancipation, principalement à travers le personnage de Rose-Delima Marchessault dont elle brosse un portrait réaliste. Pour reprendre les mots d’Hélène Brodeur, on peut dire qu’il s’agit d’un personnage « vrai ». Elle n’en a pas fait une héroïne qui réalise des exploits ou devient le symbole d’une destinée exemplaire ; il s’agit d’un personnage nuancé qui démontre qu’une femme peut s’émanciper du cadre social rigide longuement maintenu en place par le clergé, en faisant preuve de volonté, de détermination et de résilience. En cela, elle est un véritable modèle, mais surtout, dans le cadre de ces Chroniques, elle permet d’élargir la perspective historique et sociale de la situation et du rôle des femmes dans la colonisation du Nouvel-Ontario et dans le développement de la société franco-ontarienne dont la laïcisation s’amorce au début des années 1960.

38 Cette première tentative d’une archéologie de l’œuvre brodeurienne confirme que si la grille identitaire (ou référentielle) a permis d’attirer l’attention des critiques sur les Chroniques du Nouvel-Ontario d’Hélène Brodeur, elle lui a aussi nui en occultant certains aspects de l’œuvre, dont ce regard critique qu’elle pose sur la colonisation, le clergé et surtout sur le rôle et la place des femmes dans la société. Alma Marchessault l’avait déjà entrevu et annoncé : « les temps changent, Eugène » (BRODEUR 2012a, 38).

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NOTES

1. En 1977, Des gestes seront posés de Jocelyne Villeneuve est le premier roman qui paraît chez Prise de parole ; le second, paru en 1980, est le best-seller La vengeance de l'orignal de Doric Germain. Par ailleurs, le premier roman de Gabrielle Poulin, Cogne la caboche paraît aux éditions

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Stanké en 1979, celui de Marguerite Andersen, De mémoire de femme aux éditions Quinze en 1982, la même année que Temps pascal de Daniel Poliquin chez Pierre Tisseyre, trois maisons d'éditions montréalaises. 2. Voir l'article de Lucie Hotte, « Entre l’esthétique et l’identité : la création en contexte minoritaire », dans L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada : nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations, sous la dir. de Joseph Yvon Thériault, Anne Gilbert et Linda Cardinal, Montréal, Fides, 2008, p. 319-350, de même que l'analyse de la réception critique de deux pièces du dramaturge Michel Ouellette, Lucie Hotte et Johanne Melançon, « De French Town au Testament du couturier : la critique face à elle-même », Theatre Research in Canada/Recherches théâtrales au Canada, n° spécial : Michel Ouellette, vol. 28 n° 1, Printemps/Spring 2007, p. 32-53. 3. À ce sujet, on pourra lire l'article de Frédéric Lemieux, « Les missionnaires-colonisateurs “gouvernementaux” entre Église et État, 1911-1936 » dans la Revue d'histoire de l'Amérique française, volume 72, n° 2, automne 2018, p. 41-68, qui montre bien le lien étroit entre l'Église et l'État au sein du projet de colonisation. 4. Elle en témoigne dans l'entrevue accordée à Beatriz Mangada Cañas dans son ouvrage à caractère pédagogique (2003, 137-146). 5. Voir l'article « Ordre de Jacques Cartier », sur le site de l'Encyclopédie canadienne à l'adresse : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/ordre-de-jacques-cartier. [Page consultée le 20 avril 2020] 6. Pourtant, Laure Hesbois, de l'Université Laurentienne, remet encore en doute l'existence d'une littérature franco-ontarienne dans un article paru dans la Revue du Nouvel-Ontario consacré à la production de la maison d'édition Prise de parole en 1982. Quant à Yolande Grisé, elle insiste sur cet aspect, quelques années plus tard, dans un article qu'elle intitule « Hélène Brodeur : Une romancière au service de notre histoire ». (GRISÉ 1987, 26-27). 7. Selon René Dionne, « [l]a littérature régionale se définit comme étant la somme des œuvres produites par une région ou portant sur cette région. » (DIONNE 1993, 23). La littérature franco- ontarienne est donc une littérature régionale — au même titre que la littérature acadienne et les littératures francophones de l'Ouest —, qu'il faut distinguer d'une littérature régionaliste (DIONNE 1993, 28-29). Dionne reprend cette même idée quelques années plus tard en insistant sur l'aspect identitaire de ces littératures alors que les qualificatifs (franco-ontarienne, acadienne, etc.) « servent à qualifier soit des identités que le terme québécois ne peut plus absorber, soit des littératures qui s'affranchissent de la québécoise et s'enracinent dans des terres régionales sans les soustraire pour autant à leur canadianité. » (DIONNE 1998, 207-208) 8. Voir Mangada Cañas, Beatriz C. Hélène Brodeur, coll. « Voix didactiques. Auteurs ». Ottawa, Les éditions David, 2003, p. 145. 9. Rappelons que les missionnaires colonisateurs étaient des ecclésiastiques embauchés par le gouvernement. Ces fonctionnaires, tout comme les prêtres colonisateurs, avaient pour fonction d'« activer et de coordonner en région l'implantation de colons dans le cadre paroissial traditionnel ». (LEMIEUX 2018, 42). En effet, à l'époque, « [l]a colonisation se présente à la fois comme une œuvre nationale et comme un devoir religieux » (GERVAIS 1993, 67). 10. C'est ce que constate Alexandre qui « s'étonnait toujours de cette espèce de haine amoureuse qu'Eugène témoignait envers sa terre; envers Sesekun, envers le Nouvel-Ontario. Il l'avait remarqué chez beaucoup de gens qui se plaignaient, rouspétaient, déblatéraient; mais n'abandonnaient pas [...] À vrai dire, beaucoup s'en allaient, mais ceux qui demeuraient semblaient liés par une attirance inexplicable qui se muait en lutte, en corps à corps, où l'homme mesurait son courage à la dureté de ce pays sans pitié. » (BRODEUR 2011, 343) 11. La traduction en anglais de ce tome porte le titre Rose-Delima : A Saga of Northern Ontario, Book Two, confirmant que c'est sur le cheminement de Rose-Delima qu'Hélène Brodeur s'attarde. 12. À ce sujet, Marcel Martel rappelle que lors d'une conférence prononcée à Québec en 1937, l'abbé Lionel Groulx « invite les Canadiens français à renouer avec le passé et il préconise une

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véritable politique de promotion de l'agriculture et de colonisation pour reconstituer la base rurale. » (MARTEL 1997, 38).

RÉSUMÉS

Près de quatre décennies après la parution des Chroniques du Nouvel-Ontario d’Hélène Brodeur, il est temps de poser un nouveau regard sur cette œuvre qui a surtout été lue à l’aune d’un horizon d’attente identitaire à cause de son sujet, soit la colonisation du nord de l’Ontario, et de son appartenance à une littérature de l’exiguïté. Ce faisant, la réception critique a laissé dans l’ombre un aspect important de cette saga historique en trois tomes, alors qu’Hélène Brodeur y fait un portrait critique de la colonisation du Nouvel-Ontario, en particulier du rôle du clergé et de la situation des femmes dans une société en pleine évolution.

Nearly four decades after the publication of the Chroniques du Nouvel-Ontario by Hélène Brodeur, it is time to take a closer look at this work, which has above all been read in terms of identity because of its subject, the history of northern Ontario’s colonization, and because of its belonging to a minority literature. Indeed, critics overlooked an important aspect of this saga in three volumes, where Hélène Brodeur paints a critical portrait of the colonization of New Ontario, in particular the role of the clergy and the condition of women in a rapidly changing society.

INDEX

Mots-clés : littérature franco-ontarienne, Brodeur (Hélène), féminisme Keywords : Franco-Ontarian literature, Brodeur (Hélène), feminism

AUTEUR

JOHANNE MELANÇON Johanne Melançon est professeure titulaire au Département d'études françaises de l'Université Laurentienne où elle enseigne la littérature et la chanson de l’Ontario français et du Québec. Ses publications et ses recherches portent sur l'œuvre de poètes, romanciers et dramaturges franco- ontariens, sur l'institution littéraire franco-ontarienne, ainsi que sur la chanson au Québec et en Ontario français. Chercheure associée à la Chaire de recherche sur les cultures et les littératures francophones du Canada, elle a co-dirigé avec Lucie Hotte une Introduction à la littérature franco- ontarienne (Prise de parole, 2010, mention Prix Champlain).

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Pioneering Hinduism in Canada: The Life and Work of Swami Sivananda Radha Swami Sivananda Radha, pionnière de l’hindouisme au Canada

Gordon Melton

1 In the decades following World War II, both Canada and the United States transformed from a country largely dominated by Christianity (with a small but significant Jewish presence) into a religiously pluralistic society with noteworthy minority faith communities representing Buddhism, Hinduism, Islam, Sikhism, and Western Esotericism. Given the continued religious leadership exercised by the branches of Christianity, it is often easy to forget how the founders of these relatively new religious options contributed to the altering of the trajectory of religious life in North America. These new and very different religious teachers were frequently dismissed by their contemporaries as at best irrelevant and at worst as leaders of sinister cults. Such is the case with the founders of Western Hinduism, who launch the story of a heretofore unknown religion on the North American landscape (BERNSTEIN and WEISENBERG 2009; GOLDBERG 2013; KURIEN 2007; MANN, NUMRICH, and WILLIAMS 2007; MELTON 2016).

2 The first Hindu teacher known to have visited North America, Protap Chunder Mozoomdar (1840-1905), made his initial tour in 1880 (MOZOOMDAR 1884), and then made a return visit in 1893 along with Swami Vivekananda (1863-1902) to speak at the World’s Parliament of Religion. After the Parliament, Vivekananda (GHOSH 2003; MAJUMDAR 1999) remained in the United States for several years and founded the first centers of the Vedanta Society (New York, Chicago, San Francisco). He briefly visited Toronto to attend the Pan American Congress of Education and Religion in Toronto on July 18, 1895, but no circle of followers appears to have emerged from his presence in the city. A generation later, Paramahansa Yogananda (1893-1952), born the year of the Parliament of Religions, arrived in the United States in 1920 to attend the International Congress of Religious Liberals organized by the Unitarians in Boston. He stayed to

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establish the Self-Realization Fellowship (SRF) based in Southern California. To introduce SRF, he wrote a set of monthly lessons on kriya yoga, the form of kundalini yoga integral to his lineage of Hinduism, and distributed them as a mail-order course of study, which he advertised across the continent in secular periodicals. The course allowed SRF to attract members from across North America at a time in which few places even in California had enough people open to Hinduism to assemble a regular meeting group1.

3 In 1946, Yogananda finished his ground-breaking Autobiography of a Yogi (1946), the first such book produced by an Asian American. Published by a New York publisher, the book immediately found an audience among spiritual seekers looking for alternatives to Christianity2. Amid his description of his life and his religious lineage, he introduced his readers to talks about the mysterious yoga teacher known as Babaji, an Indian guru about whom definitive biographical details are lacking. He was reputedly the fountainhead of Yogananda’s lineage and had appeared to Yogananda’s own guru Sri Yukteswar (1855-1936) and to Yukteswar’s teacher Lahiri Mahasaya (1828-1895). As his legend grew, Babaji came to be regarded as an incarnation of the deity Shiva.

4 Vivekanada and Yogananda were not, of course, the only Hindu teachers in North America through the first half of the twentieth century, as there were a dozen or so others, but these two were the most successful and the only ones to establish a network of affiliated centers. Through the first decades of the century, both the United States and Canada discouraged immigration from Asia, the former most famously passing the Asian Exclusion Act and National Origins Act of 1924, which prevented immigration from India and other Asian nations and additionally denied the possibility of Asians already in America from owning property or gaining citizenship. While a number of Indians had made the trek to North America, apart from the SRF and the Vedanta Society, few Hindu centers opened and most of these were in California. The image of India and Hinduism was significantly damaged in the 1920s by a bestselling book, Katherine Mayo’s Mother India (1927), which portrayed Hinduism in the most negative fashion.

Sylvia Hellman’s early life

5 It was this world largely devoid of any sign that Hinduism might exist to which a middle-aged German woman, Sylvia Hellman (1911-1995), migrated in 1951. Hellman’s long and eventful life (RADHA 1990; RADHA 1991; RADHA 2010; FORSEE 1998; MCKAY 1996) began in 1911 when she was born into a relatively wealthy and socially connected German family, her father being a dealer in Oriental art. She grew up with privileges unavailable to many, but had to live through two World Wars, both focused upon her homeland. Her mother was a beautiful woman, but emotionally distant, and her parents had divorced in 1922. She was sent to a boarding school where she remained until she came of age. She then launched a career that included interpretive dancing and creative writing.

6 In 1940, even as World War II began, she became the first woman admitted to the Berlin School of Advertising, and subsequently the first to graduate. In 1942 she also graduated from the Berlin School of Photography. Along the way, in 1941 she married an idealistic aristocrat who would become involved in trying to protect Jews from the Nazis. The marriage was brief, however, as he was soon arrested and executed in 1943.

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Her parents also died during the last years of the War. She married a second time in 1947, again a short-lived experience as her second husband died only a year later.

7 Her family’s wealth having been lost during the war years, she was very much on her own in post-war Germany. Thus in 1950 she chose to leave her homeland for the United Kingdom, where she initially found employment as a maid. Following a year in England, in 1951 she moved on to Quebec where she was able to secure a job in the advertising office of a chemical company. By this time, she had largely left her family’s religion behind and had yet to manifest even miniscule intimations of an alternate possibility with links to India.

From Sylvia Hellman to Swami Sivananda Radha

8 Hillman’s earliest connections to India, which had been instilled by her father’s business and by a few vivid dreams, would be powerfully reawakened in 1954 by her attendance at a gathering of a small group of members of the Self-Realization Fellowship in Montreal. She had been invited to the gathering by a co-worker at the office where she was employed. During the evening, while having a conversation with another attendee on a thoroughly secular topic, she had a vision of someone she only later identified as Swami Sivananda Saraswati. In the vision, he beckoned her to “Come on. Let’s go,” and then led her away (MCKAY 1996, 58-60). Subsequently, in steps not altogether clear, she finally discovered the identity of the one who appeared to her, figured out his address, and wrote him a letter.

9 In 1955, she scraped the money together to travel to India to meet Sivananda. At the time, her trip was still unique enough that the local Montreal newspaper interviewed her about the trip’s purpose. During her six months stay in Rishikesh, she experienced a spectrum of life-changing events that began rather inauspiciously with her having to adapt to life in India, both the different social mores and the challenges of life without Western comforts. She, however, soon found a place in the community around Sivananda, and a few days after her arrival, he called upon her to dance for those who had gathered to hear the one whom she now recognized as her guru.

10 During her first weeks at the ashram, Hellman adapted to the daily routine that began with hatha yoga every morning and satsang (meeting with the guru) most evenings. She had sporadic personal one-on-one meetings with Sivananda as they worked their way through the initial stages of a relationship. Finally, some six weeks into her stay, he suggested that it was time for her to have an Indian name. In the further exchange to elucidate what he was suggesting, she suddenly blurted out, “Give me back my old name,” to which he responded just as suddenly, “Radha.” This incident suggested to her that she had lived a prior life under the name Radha, and that Sivananda had been present at that time. In traditional Hindu lore, Radha was the consort of the god Krishna. As he explained that Radha meant “cosmic love,” she felt it was her correct name and experienced a wave of love coming from Sivananda to her. After leaving Sivananda’s presence that day, she found someone to inform her more fully of the life of Krishna, an incarnation of the God Vishnu.

11 A week later, Sivananda opened a new topic for her to consider, “Can you do some work for me in Canada?” Up to that time, Hellman had been thinking of possibly moving to India and working at Sivananda’s ashram, and as she grappled with this new possibility, he continued, “I want you to work for me in America. Over there you can be of greater

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service to me.” He then laid out a program that she could follow, even though she was a relative neophyte in his teachings.

12 The following day, he gave her the initial mantra initiation, a ritual that is seen as joining the guru and the chela (disciple) in a sacred relationship. The ritual is also believed to accelerate the student’s spiritual development. Sivananda personalized the ceremony during a time of refreshments, following it by singing a song specifically directed at her indicating that this life could be her last incarnation. He implied that she was already a person of great spiritual accomplishment and was thus ready to slip off the wheel of reincarnation.

13 Several days later Sivananda introduced her to a couple from Kashmir at the Ashram, and pointing to her, asked, “Doesn’t she look like a Kashmiri?” and added, “Do you have the pictures?’ The couple produced two pictures and handed them to Hellman. The pictures were of a Kashmiri temple, which Hellman recognized as identical to a building she had seen in a vivid dream initially experienced by her in 1948. The dream maintained a vividness in her consciousness as it had reoccurred on several occasions in the years since. It had become a mystery that so impinged upon her waking hours that she had sought out books that might give her some clue as to where the building might be found. Now that she had discovered that it was a real building located in India, she also concluded that Sivananda possessed prior knowledge of her past incarnation in Kashmir and had asked the couple to bring the picture to verify the experience.

14 This incident provided further evidence of her developing belief that she and Sivananda had shared one or more past lives together. In the remaining time they shared while she was in India, Sivananda added confirmations that the two of them had shared previous lives in which they had worked together. As additional confirmation, he pointed to her quick mastery of several disciplines, including complicated forms of Indian dance, which indicated to him that she was remembering what she had learned in past lives rather than being just a very quick student in the present (RADHA, 1990, 143-44).

15 The intense few days surrounding her mantra initiation would be followed by several months of life in the ashram and visits to nearby locations for specific learning experiences. As her visa was running out and her time in India was reaching its end, a second set of events would provide an intense culmination to her time with her guru. It began with Radha asking if she could perform a pada puja ceremony in which the chela shows her devotion to the guru by making an offering at his feet. The ceremony is additionally seen as assisting the chela to directly connect with the guru’s energy. In this case, her request was an immediate response to Sivananda’s suggesting that the various gifts she had brought to him from Canada were relatively worthless, as she had not yet given herself to him. The ceremony itself centers on placing flowers on the guru’s feet and pouring milk over them. It concluded with Sivananda presenting her with a necklace of flowers and the announcement that she had become a sannyasin. For Radha, it was as intense a moment as she had had since coming to India, but her experience was not over.

16 As she contemplated what had just happened to her, she decided to retire for a time of meditation on the meaning of the event. She found her way to a nearby temple ruin, and while meditating realized that she was not alone. She looked up to see an Indian man, who radiated a great dignity and presence. She came to a sudden realization that

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it was none other than the legendary Babaji. During their encounter, Babaji instructed Radha in the Divine Light Invocation, a practice that she would continue to use throughout the rest of her life (RADHA, 2010). As later taught by Radha, the Divine Light Invocation is a means of identifying with Divine Light, recognizing that Light within oneself, and then sharing the Light with others. The instruction complete, Babaji ended his visit, even as Radha entered a trance-like state during which she wandered away from the temple ruins. A man found her on a bridge not far from the ashram and initially thought her drunk. He assisted her back to her room.

17 Two weeks later, Swami Chidananda, Sivananda’s assistant and later his successor as head of the Divine Light Ashram, informed Radha that a formal ceremony of induction into sannyas was needed. It occurred on February 14, 1956, and included a symbolic cutting of hair and her reception of a saffron robe of renunciation.

18 Several days later she received two documents, one formally verifying her initiation as Swami Radhananda (or more commonly Swami Sivananda Radha) and a second specifically commissioning her to work in Canada (and the United States) where she would teach, initiate, and open centers. A duplicate of the commissioning document was forwarded to the Canadian embassy. With the formalities out of the way, Radha’s visit to India was concluded with a farewell party with speeches by Sivananda and Chidananda. She left for Canada, her few months in India having completely refocused her life.

19 At the time that Hellman, now Swami Sivananda Radha, stepped foot back in Canada, she had few resources beyond some of Sivananda’s closing remarks, “Always think of yourself as Radha. When you can do this, you will have incredible power at your disposal” (RADHA, 1990, 193). She also took her role as a sannyasin seriously and thus refused to work and always wore her saffron robe as she moved about the city. Her resolve was strengthened shortly after her arrival in Montreal by a visionary experience in which she saw Sivananda appearing before her in the form of Krishna playing a flute. This event encouraged a form of piety and devotion to Krishna that would grow throughout her life (MCKAY, 1996).

Canadian Hinduism’s Initial Flowering

20 As of the mid-1950s, Hinduism remained largely invisible in North America in general, and Canada in particular. No temples existed and while the Self-Realization Fellowship had affiliates across Canada, there were no public centers. The initial Vedanta societies in Canada would only form in the later 1960s. Maharishi Mahesh Yogi (1918-2018) would make a trip across the United States in 1959 and again in 1961, when he also visited Canada, but could not stay. For many years, the sole teacher of Transcendental Meditation in North America was Beulah Smith, who resided in San Diego, though Maharishi would briefly visit the US almost annually before 1965, when the country finally rid itself of the 1924 Asia Exclusion Act and placed immigration from India on the same quota level as most European countries. In 1966, he founded the Students' International Meditation Society which spread across the continent through the 1970s.

21 As Hindu groups began to pop up on the larger religious landscape through the 1960s, roughly four types can be distinguished. The first are traditional Hindu movements built around temples where the traditional deities are represented in statues and venerated. Second, are modern sectarian movements which maintain temples but

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strictly limit the range of deities who are worshipped and usually acknowledge a founder of their tradition. The modern Swaminarayan groups and Krishna Consciousness groups are notable examples. Third, the groups of the Hindu Renaissance that had attempted to respond to British criticism of the Hindu religion through the 19th century. Renaissance Hindu groups abandoned temple worship and tended to emphasize a form of monotheism underlying Hindu polytheism. Both the Vedanta Society and the Self-Realization Fellowship represent the 19th century Hindu Renaissance, as does Sivananda’s Divine Life Society. Fourth are the many guru- oriented groups of the twentieth century which have largely abandoned the worship of the Hindu deities and focus on one or a limited number of spiritual practices drawn from traditional practices of yoga and/or meditation. Maharishi Mehesh Yogi’s Transcendental Meditation movement represented this fourth type of Hinduism.

22 Returning to our narrative of Swami Radha, we discover that she was not the only one that Swami Sivananda had approached with the idea of starting an extension of his mission in North America. The year after Radha returned to Canada, he approached his student Swami Vishnu Devananda (1927-1993), the first professor of hatha yoga at Sivananda’s Yoga Vedanta Forest Academy (Vishnu Devananda, 1960; Krishna, 2015), and gave him a small symbolic amount of money along with a request that he bring the ancient teachings of yoga to the West. He arrived in Quebec in 1959 and founded the initial Sivananda Yoga Vedanta Centre in Montreal, the first of a network of centers that would reach across Canada and the United States into the Caribbean. Sivananda would pass away in 1962, after which several more of his students including Swami Satchidananda (1914-2002) and Swami Jyotirmayananda (b. 1931), would join a wave of post-1965 Indian spiritual teachers to relocate to North America (ANJALI and SHARANDANADA, 1996).

23 Before any of Sivananda’s other students arrived in North America, however, toward the end of 1956 Swami Radha moved to Vancouver. Early in 1957 she founded her ashram with her first seven disciples, all young males. Her first years were quite difficult both personally and professionally. She found that other spiritual groups did not recognize her standing and that Christian communities, in particular, looked upon her as following an alien tradition, a perception punctuated by her persistence in asserting her status by wearing her saffron robe. In spite of her alienated condition, she faithfully worked at fulfilling her commission to establish and develop Sivananda’s teachings in the West. She traveled and lectured as opportunity afforded, and slowly but steadily her following increased. Adherents filled the first ashram and founded centers in southwestern Canada and the northeastern United States.

24 In 1958, she visited India for a second time and spent time at Sivananda’s Divine Light Ashram in Rishikish. While visiting with Sivananda was the major purpose of the visit, she returned to the ashram as an accomplished teacher who now possessed a track record of faithfulness in carrying out the mission for which she had been commissioned and as such was recognized by most of the Divine Light Ashram’s residents as one of Sivananda’s honored students. During this second trip (RADHA 1991) she also was able to meet and speak with a variety of Indian teachers outside of Sivananda’s immediate circle, including Ramdas; Sadhu Vaswani (the founder of the Mira School in Poona); the prominent Saivite teacher, the Shankaracharya of Kanchi; and the notable female teacher Anandamayi Ma, whom many considered the most powerful female spiritual leader in India in the mid-century.

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25 Upon her arrival back in Canada, Swami Radha was now on her own. Sivananda was at the end of his illustrious career and passed away in 1962. His ashram and the Divine Life Society were left in the hands of Swami Chidananda and his male cohorts. Once Sivananda was dead, although they did not disown Swami Radha, they largely ignored her and threw their support behind the several male representatives of the Divine Life Mission who settled in North America to begin their teaching career in the West— Vishnu Devananda in Quebec, Satchidananda in New York, and Jyotirmayananda in Miami. Radha was somewhat isolated in the Vancouver and Seattle area.

26 As she gained students, she began to pass along what she had learned, beginning with hatha yoga but adding the additional forms of yoga that made up Sivananda’s broad approach to what he termed integral yoga. By 1962, she had gathered enough support that she could begin to search for a more permanent site for an ashram. She located an 85-acre tract of land on Kootenay Bay in British Columbia which she named Yasodhara after Buddha’s wife—an affirmation of her feminine spiritual current.

Yasodhara Ashram on Kootenay Bay, BC.

Credit: B. Rigal-Cellard, July 26, 2019.

27 Having persisted through the tough years of establishing her place in the larger spiritual community, the next two decades formed the essential core of her spiritual career. She developed as a teacher, traveled widely, and integrated her work into what was a burgeoning New Age community. She highlighted those aspects of her teachings that most resonated with the wave of spiritual activities that were sweeping across North America. She introduced students to the various branches of yoga even as they worked on their own personal development as an individual with a need to balance the inner life with a set of outward relationships. Her work was punctuated by the holding of the first Yoga Teachers’ Course at the ashram in 1969, writing her first major book, Kundalini Yoga for the West (1978), and finally penning her autobiographical Radha: Diary of a Woman’s Search (1981). In 1983, she formally retired as president of the ashram, though she remained active as a teacher on a reduced schedule. She had a health crisis

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in 1988, in which many thought she was about to die. It spurred the completion of the major building at the ashram, the Temple of Divine Light3.

Yasodhara Ashram Temple of Light.

Credit: B. Rigal-Cellard, July 26, 2019.

28 As a last major act, on September 8, 1991, on what would have been Sivananda’s 108th birthday, she held an open mantra initiation ceremony for all who wish to attend. She passed away two months later.

Conclusion

29 Swami Radha left behind a thriving Hindu yoga-centered community—the oldest in Canada. At the time of Radha’s death, it had associated centers across southwest Canada and the northwest of the United States. As a Hindu establishment, it preceded both the Yoga Vedanta Society founded by Swami Vishnudevanada in 1959 and the oldest Indian-Canadian Hindu temple, the Hindu Sanstha of Nova Scotia, established in 1967. It also emerged as the most substantial of the several Canadian Hindu Renaissance centers, over against the Vedanta Society and the Self-Realization Fellowship.

30 In developing the ashram, Swami Radha took the several admonitions from her guru quite seriously. From the moment she returned to Canada from India in 1956, she self- identified as Swami Sivananda Radha and for the remaining years of her life made only infrequent passing references to her previous life as Sylvia Hellman. She established a Canadian Yoga center in the Sivananda lineage and as such saw herself as a representative more narrowly of the Vedanta Yoga tradition rather than any larger “Hinduism.”

31 Swami Radha’s presentation of her work reflects both the late 20th-century questioning of the term “Hinduism” by both Indian-Americans and scholars of comparative

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religions, not to mention the contested nature of the term “religion” as a means of identifying one’s spiritual tradition. Radha also saw yoga as a “science” but refrained from actually challenging the separation of church and state as did, for example, Maharishi’s Transcendental meditation movement.

32 In establishing her center, she also created two independent organizations—Yasodhara Ashram for her work in Canada and the Association for the Development of the Human Potential for her work in the United States, rather than attempting to create a formal affiliate branch of the Divine Life Society. Through her ashram, she offered initiation into the yoga tradition via japa yoga (use of mantras). As such, she had to master the use of all the mantras, not just the one given her by Sivananda, and thus develop a feel for each mantra, so she would know which one to give each student.

33 Lastly, but of most importance, Swami Radha self-consciously affirmed her own role as a female spiritual leader. She was aided in this act by Sivananda’s unique promotion of her as an accomplished spiritual guide who was possibly living her last incarnation. There is little data on how she saw herself as the larger Hindu community developed across Canada and as she and her ashram emerged as its fountainhead.

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NOTES

1. The term Hinduism, coined by European scholars in 18th century, remains a contested category with many practitioners referring instead to their practice of the “Sanatana Dharma” or eternal tradition. In the West, however, the majority of practitioners appear to have made peace with the term Hinduism and have integrated its use in a variety of ways, including the naming of temples. Some Hindus have rejected the inclusion of their practice within the category of “religion” and prefer instead to think of what they do as science, especially many who practice a form of yoga. Sivananda, Swami Radha’s guru, was such a teacher. 2. In the 1950s meditation circles of SRF members formed in Canada but the only one to be formally recognized as a Meditation Center was the one in Toronto (1954). 3. The temple of Divine Light was originally completed in 1992 but lost in a fire in 2014. A new temple building was completed in the fall of 2017 and officially opened in June of 2018.

ABSTRACTS

Though Hindus began to arrive in Canada during the first half of the twentieth century, the first Canadian-based Hindu organization was founded by Sylvia Hellman (1911-1995), a German immigrant who arrived in Canada in 1951. Based on a vision of Swami Sivananda Saraswati, she traveled to visit his ashram in Rishikish, India, where Sivananda recognized her talents and where she was ordained as a sannysin and commissioned to spread Sivananda’s yoga teachings in North America. Upon her return to Canada, now known as Swami Sivananda Radha, with few resources at her command, she developed what became known as the Yasodhara Ashram in rural British Columbia, and from the ashram, she trained students, wrote books, and developed additional centers in both the U.S. and Canada, and pioneered Hinduism in Canada all the while acting as a self-conscious female spiritual leader.

Bien que les Hindous soient arrivés au Canada dans la première moitié du XXe siècle, la première organisation hindoue au Canada fut fondée par Sylvia Hellman (1911-1995), immigrante

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allemande qui s’installe au Canada en 1951. Inspirée par une vision du gourou Swami Sivananda Saraswati, elle visita son ashram à Rishikish, en Inde, où Sivananda reconnut son potentiel et où elle fut ordonnée comme sannysin, avant d’être chargée de répandre la technique de yoga de Sivananda en Amérique du Nord. À son retour au Canada, portant désormais le nom de Swami Sivananda Radha et sans grandes ressources, elle construisit ce qui est aujourd’hui l’ashram Yasodhara en Colombie-Britannique, où elle forma des étudiants et écrivit ses ouvrages. Elle développa également d’autres centres de yoga au Canada et aux États-Unis et fut une pionnière du développement de l’hindouisme au Canada, ainsi qu’une remarquable figure féminine et guide spirituelle.

INDEX

Mots-clés: Canada, yoga, hindouisme, ahram Keywords: Canada, yoga, Hinduism, ashram

AUTHOR

GORDON MELTON Dr. J. Gordon Melton became Distinguished Professor of American Religious History of Baylor University’s Institute for Studies in Religion in March of 2011. He also serves as the director of the Institute for the Study of American Religion in Woodway, Texas. Since joining ISR, he has been developing a set of joint projects between ISR and the Woodway-based Institute, the initial project being a comprehensive census of the American Buddhist and Hindu communities completed in 2010 (with and updated census having been launched in 2019). Also in recent years he has overseen a church congregation survey project counting active congregation in McLennan County (where Waco is located), Whatcom County, Washington, and Richmond, Virginia. In addition, he has for the last two decades been monitoring the changing state of the church in China.

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Les religieuses québécoises en reconversion dans la mouvance de la Révolution tranquille1 Quebec Sisters in reconversion in the movement of the Quiet Revolution

Jacques Palard

1 S’il est un oxymore qui nécessite un toujours attentif et circonspect examen, c’est assurément celui de « Révolution tranquille ». Comparés à ceux que la France a connus à la fin du XVIIIe siècle, les événements qui ont transformé le Québec des années 1960 ne furent certes pas marqués par des affrontements armés et meurtriers, à l’instar notamment de ceux de la Terreur, ni par une prise du pouvoir par la force. On ne saurait toutefois en conclure que tout s’est passé de façon parfaitement sereine, sans bouleversements profonds et en toute « quiétude ». On pourrait même avancer que l’intensité de certaines mutations à la fois institutionnelles et personnelles s’est trouvée « simplement » occultée par un faux-semblant de « tranquillité ». En d’autres termes, l’apparente faiblesse des vagues aurait ainsi dissimulé la puissance de la houle…

2 Le 14 mai 2019, à l’occasion des auditions publiques organisées par l’Assemblée nationale dans le cadre du débat relatif au projet de loi 21 sur « la laïcité de l’État », Guy Rocher, alors âgé de 95 ans et… « 24 jours » – ainsi qu’il a alors tenu à le préciser – fut appelé à témoigner. Le célèbre sociologue québécois a ainsi donné une nouvelle actualité au contexte de la Révolution tranquille et à ce qui fut sans doute la réforme emblématique du gouvernement de Jean Lesage, celle du système éducatif, placée sous la conduite du ministre Paul Gérin-Lajoie. Cette équipe gouvernementale était issue de la victoire historique remportée le 22 juin 1960 par le Parti libéral du Québec sur l’Union nationale d’Antonio Barrette, successeur malheureux de Paul Sauvé, devenu Premier ministre en septembre 1959 à la mort de Maurice Duplessis, et qui décéda lui- même en janvier 1960. G. Rocher, qui fut alors membre de la Commission Parent (Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la Province du Québec), formée dès le 21 avril 1961, est resté fidèle, près de soixante ans plus tard, à ses convictions du moment. Lors de son audition, désireux de mettre à l’abri l’école publique québécoise

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d’un risque de « reconfessionnalisation » tranquille, il a en effet invité les parlementaires à adopter le très controversé projet de loi déposé par le gouvernement « caquiste » (formé par la Coalition avenir Québec) de François Legault : On craint une dictature de la majorité sur les religions minoritaires. Moi, mon inquiétude, c’est plutôt que, si on n’adoptait pas ce projet de loi, on reste dans une dynamique très inquiétante pour l’avenir, c’est-à-dire qu’on reconfessionnalise l’école publique ou les institutions publiques. […] Si on permet que des signes ostentatoires soient portés par des personnes, on pourrait aussi bien permettre que des crucifix s’installent (cité par BÉLAIR-CIRINO 2019, 1).

3 Ce projet législatif ne lui paraît pas porteur d’« anti-islamisme » : sans doute se doit-on de reconnaître que la religion qui est aujourd’hui visible c’est l’islam, mais, « il y a 40 ans, la religion qui était visible, c’était le catholicisme, […] par les soutanes, par les cornettes, par les crucifix, par tout ! » (cité par BÉLAIR-CIRINO 2019, 1). L’allusion aux « cornettes » n’est ni mineure ni anecdotique : elle fait ici fonction non seulement de métaphore, mais aussi d’une ineffaçable souvenance historique. Par-delà une image que l’on pourrait tenir pour surannée mais qui demeure évocatrice, elle se veut un rappel de la place fondamentale occupée par les communautés religieuses féminines – ainsi que par celles des hommes – dans le secteur de l’éducation, comme aussi d’ailleurs dans ceux de la santé et des services sociaux. Ce fut là l’effet d’une division du travail social longtemps tenue pour légitime entre une Église catholique convaincue de sa pleine responsabilité dans l’exercice de ces fonctions, dont elle fut l’initiatrice (LAURIN, JUTEAU et DUCHESNE 1991 ; JUTEAU et LAURIN 1997), et un État conçu dès lors comme jouant un rôle supplétif, notamment par sa contribution financière.

4 Le sociologue et chroniqueur Mathieu Bock-Côté rassemble en une poignée de mots ce que fut la radicale évolution du Québec sur le plan religieux : « Hier, nous étions un peuple missionnaire, aujourd’hui, nous sommes une terre de mission » (BOCK-CÔTÉ 2014). Ce « peuple missionnaire » était doté d’un réseau impressionnant et « tricoté serré » d’institutions qui entendaient réguler l’ensemble des pratiques sociales, familiales et individuelles des Québécoises et des Québécois. Parmi ces institutions, les congrégations religieuses féminines, qui représentaient l’un des rouages essentiels du système religieux, subirent de plein fouet le contrecoup de la conjonction d’un double processus : d’une part, le développement du courant de sécularisation que connaît alors la majeure partie des démocraties occidentales, par voie de perte d’emprise des organisations religieuses sur leur environnement socio-politique ; d’autre part, un mouvement de déconfessionnalisation propre au Québec, étroitement lié à la mise en œuvre par l’équipe gouvernementale qui s’installe en 1960 d’une nouvelle conception du rôle de l’État dans chacun des secteurs d’intervention de ces congrégations (JUTEAU et LAURIN 1989). À cela s’ajoutent, comme pour l’ensemble du monde catholique, les effets du Concile Vatican II (1962-1965), qui représente un facteur de « désarmement intellectuel » et de délégitimation à l’encontre de ceux qui entendaient s’opposer à tout processus de déconfessionnalisation afin de maintenir le modèle jusqu’alors en vigueur dans l’organisation des relations Église-société. L’importante constitution pastorale Gaudium et spes, promulguée le 8 décembre 1965, dernier jour du concile, est portée par une perspective théologique et doctrinale favorable à la reconnaissance de la « juste autonomie des réalités terrestres » (titre du paragraphe 36 du texte) et en particulier du rôle de l’État.

5 Les dix-huit entretiens que j’ai conduits en 2012-2013 avec des ex-religieuses, alors âgées entre 75 et 87 ans, qui, dans la mouvance de la Révolution tranquille, ont quitté

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leur communauté2 se sont inscrits dans un projet plus vaste qui a porté sur la reconversion d’une large fraction de l’ensemble du personnel religieux catholique. Cette reconversion, clairement entendue ici en termes d’abandon du statut religieux3, a en effet concerné également un nombre important d’hommes, membres du clergé diocésain ou de congrégations religieuses. Ces ruptures s’inscrivent dans la perspective proposée par Daniel Bertaux, qui invite à situer les trajectoires individuelles au sein des structures institutionnelles qui les incorporent et, en termes d’histoires de vie, leur donnent sens : Comment est-on devenu ce que l’on est, comment devient-on ce que l’on sera ? Peu de gens soutiennent encore aujourd’hui que le destin des êtres est entièrement déterminé de l’extérieur, soit par Dieu, l’hérédité biologique, ou un quelconque destin inscrit dans les astres, soit par la Société ; mais à l’inverse on n’en trouve guère qui oseraient affirmer que chacun tient entièrement son destin entre ses mains. […] Nous chercherons à mettre en lumière les structures de rapports sociaux organisant les trajectoires sociales qui, quant à elles, sont vécues comme destinées par les êtres humains qui les suivent (BERTAUX 1977, 9).

6 C’est dire que les enjeux institutionnels et personnels sont indissociables et s’entrecroisent… En raison de l’importance sociale et organisationnelle que représentent les communautés religieuses féminines dans le Québec d’avant 1960, on ne saurait être étonné d’observer que ces enjeux tels que les porte la Révolution tranquille ont eu un impact particulièrement fort sur cette composante du milieu catholique et de la société québécoise. On peut dès lors avancer l’hypothèse selon laquelle le processus conjoint de décléricalisation et d’étatisation, induit par l’engagement de nouvelles politiques publiques à visée modernisatrice, a pris la forme d’un mouvement de substitution d’élites « traditionnelles » par des élites « novatrices ». Par voie de conséquence, ce mouvement est allé de pair avec une relative disqualification du clergé dans son ensemble, à commencer par celle des communautés religieuses féminines, parce que le niveau de formation des membres de ces organisations a souvent été plus faible que celui des prêtres et des religieux. Or, si on prend appui sur la perspective ouverte par les travaux que Pierre Muller a consacrés à l’analyse cognitive des politiques publiques (MULLER 2000), on peut estimer que ce qui a été en jeu au moment de la Révolution tranquille, c’est l’instauration d’un nouveau cadre interprétatif du vivre ensemble. Ce cadre a conduit la puissance publique à s’investir dans la construction d’institutions sociales en concordance avec les intérêts sociaux, idéologiques et professionnels d’une nouvelle classe moyenne dotée d’un fort capital culturel et, de facto, largement masculine (PALARD 2018).

Les enjeux institutionnels

7 De la conjonction du courant de sécularisation et du mouvement de déconfessionnalisation, il est logiquement résulté une diminution à la fois rapide et très forte du nombre des religieuses québécoises ; ce mouvement ne va pas sans affecter également les prêtres et les religieux, mais, en ce qui concerne les religieuses, le phénomène est statistiquement plus massif et donc socialement plus prégnant. En 1961, les religieuses comptaient en effet 32 418 membres au sein d’un personnel religieux de l’Église catholique qui en totalisait 47 128 ; elles représentaient donc plus des deux tiers de ce que l’on pourrait qualifier de « forces cléricales professionnelles catholiques ». Si l’on tient compte de la population québécoise féminine âgée de 20 ans et plus lors du

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recensement de 1961 (HENRIPIN et MARTIN 1964, 90), et qui compte alors 1,477 million de personnes, force est de conclure qu’une Québécoise adulte sur 45 est membre d’une congrégation religieuse. Rapporté à l’échelle de la population féminine française âgée, en 1962, de plus de 20 ans (INSEE 1968, 121), ce ratio aurait porté à 364 000 le nombre de religieuses dans l’Hexagone. Or, lors du recensement de 1962, on dénombre 103 000 femmes membres du clergé (INSEE 1964, 70).

Par-delà la crise des communautés religieuses…

8 Établies sur un siècle, les courbes qui retracent le nombre des membres du clergé – prêtres, religieuses et religieux – de l’Église catholique donnent à voir le saisissant changement de tendance : une forte croissance, qui atteint son pic en 1961, suivie d’une diminution presque aussi rapide et d’une ampleur à peine moins marquée.

Effectifs du personnel religieux catholique au Québec de 1901 à 2006

Source des données statistiques : Gilles Gagné, Simon Langlois, Sami Jalbert et Catherine Poulin, Effectifs du clergé catholique au Québec, 1901-2006, Université Laval, Département de sociologie, 2007.

9 En ce qui concerne les religieuses, dont l’analyse statistique a pu être prolongée jusqu’en 2018, leur nombre, qui s’établit à 6 700 en 1901, connaît, en l’espace de soixante ans, une augmentation de 380 %, avant de subir, au cours de la période suivante de durée équivalente, une diminution de 79 % et un retour au chiffre de 1901. On observe toutefois, dès les années 1930, un sensible infléchissement des courbes : entre 1921 et 1931, l’augmentation du nombre des religieuses atteint 61 % ; au cours des décennies suivantes, ce taux ne cesse de diminuer pour s’établir à 7 % entre 1951 et 1961.

Effectifs des religieuses au Québec de 1901 à 2018

Année Nombre de religieuses Évolution (en %)

1901 6 701

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1910 10 003 + 49

1921 13 105 + 31

1931 21 163 + 61

1943 26 430 + 25

1951 30 285 + 16

1961 32 418 + 7

1971 27 905 - 14

1983 25 603 - 8

1996 18 580 - 27

2006 13 114 - 29

2011 10 300 - 21

2018 6 800 - 34

Sources : 1 – De 1906 à 2006 : Gilles Gagné, Simon Langlois, Sami Jalbert et Catherine Poulin, Effectifs du clergé catholique au Québec, 1901-2006, Université Laval, Département de sociologie, 2007. 2 – De 2011 à 2018 : Conférence religieuse canadienne, Statistiques.

10 Ces courbes rendent compte en filigrane, et sur un mode on ne peut plus synthétique, de longues pages du processus de structuration et de recomposition de la société québécoise : son système dominant de croyances, son mode d’organisation institutionnel, ses dynamiques sociales successives et ses ruptures, le lien entre le sacré

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et le profane, la place respective du civil et du religieux, les rapports hommes-femmes… Elles portent aussi en elles, ipso facto, des histoires de vies puisque les congrégations sont, d’un certain point de vue, des formes d’agrégation organisée de parcours personnels. À cet égard, l’historienne Micheline d’Allaire estime que les religieuses et ex-religieuses qu’elle a interviewées ont confirmé son hypothèse de base : dans le contexte d’une Église désormais en position de repli, une crise a si fortement secoué les communautés religieuses qu’une fraction importante de leurs membres a perdu la raison d’être de l’engagement initial (D’ALLAIRE 1984, 31).

… la remise en cause de la matrice catholique

11 La compréhension de la place qu’occupe l’Église catholique dans la société québécoise au tout début des années 1960 doit prendre en compte l’analyse que nous en proposent les observateurs contemporains du phénomène, notamment les deux premiers directeurs du Département de sociologie de l’Université Laval, Jean-Charles Falardeau et Fernand Dumont. Dans le cadre du panorama des recherches de sociologie religieuse au Canada français qu’il dresse en 1962, Jean-Charles Falardeau relève « une indissolubilité historique de la culture canadienne-française et de la religion catholique » (FALARDEAU 1962, 218). C’est en effet par l’Église catholique que le Canadien français a été socialisé et qu’il a reçu sa vision du monde. Le « nous » canadien-français et le « nous » catholique se confondent. Cette singularité conduit le sociologue à proposer une distinction entre les sociétés occidentales et le Canada français : là, l’Église catholique est dans la société tandis qu’ici elle est de la société ; là, la pratique de la religion représente pour les acteurs sociaux un secteur distinct des autres lieux d’inscription de leurs comportements, tandis qu’ici les démarches religieuses imprègnent l’ensemble de la vie sociale et individuelle : « La psychologie du Canadien français est, sous plus d’un rapport, théologique, et j’ai déjà ajouté que c’est une psychologie de confessionnal » (FALARDEAU 1962, 219).

12 Toutefois, ce tableau ne se veut pas immuable : J. -C. Falardeau, qui fut le disciple, à l’Université de Chicago, des maîtres à penser également connaisseurs du Québec Robert Redfield et Everett C. Hughes, relève les marques d’une transformation en devenir des structures sociales, sous l’effet de l’industrialisation, d’une différenciation des groupes d’appartenance ainsi que de la pluralisation des courants intellectuels et des pratiques. Dès 1952, lors d’un symposium consacré aux « répercussions sociales de l’industrialisation dans la province de Québec », il estime qu’on est généralement trop porté à parler des conséquences sociales des changements technologiques. Il invite dès lors à inverser les termes de la causalité : ce sont les changements technologiques qui sont une conséquence sociale et une variable partiellement dépendante. En effet, l’introduction dans une société de nouveautés techniques ou d’industries nouvelles présuppose des modifications fondamentales dans les structures juridiques, économiques et politiques de cette société (FALARDEAU 1953, 240). La prise en compte du nouveau contexte de la société québécoise conduit J.-C. Falardeau à faire sienne l’interprétation de Fernand Dumont selon laquelle l’affaiblissement du catholicisme québécois s’apparente à « la liquidation de la chrétienté médiévale » (DUMONT 1960, 162). Pour F. Dumont, cette chrétienté, synonyme d’une forte parenté entre communauté profane et communauté surnaturelle, s’était ipso facto dotée d’une importante armature institutionnelle. À l’évidence, celle-ci ne pouvait qu’aller de pair avec le recrutement de nombreux agents dont l’engagement religieux comportait aussi

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une dimension professionnelle. Louis Rousseau souligne la fonction d’encadrement, de socialisation et d’interprétation assumée par des « acteurs sociaux » ainsi engagés : Il y a eu une construction religieuse de la nation canadienne-française grâce à un travail de mythologisation et de ritualisation qui a donné sens et puissance à une destinée collective. […] Le fait de disposer d’un langage disponible pour construire une différence nationale à fondement religieux n’engendre pas nécessairement un tel programme. Il faut que des acteurs sociaux utilisent une conjoncture ouverte pour donner une nouvelle forme à une représentation collective (ROUSSEAU 2005, 439 et 443).

13 Dès la seconde moitié du XIXe siècle, un lien étroit et structurel s’est établi entre la croissance numérique du personnel religieux et l’occupation stratégiquement organisée par l’Église catholique d’une très forte position institutionnelle au sein de la société québécoise (PALARD 1977). Au moment où s’enclenche la Révolution tranquille, l’institution catholique est encore largement dominante dans les services sociaux et le système hospitalier, et elle contrôle la quasi-totalité de l’enseignement, du primaire à l’université. L’image d’une « priest ridden Province », comme de nombreux Canadiens anglais avaient pris l’habitude de qualifier le Québec (ROY 2001, 17), exprime bien la prégnance d’un tel rapport de forces et d’une telle position de contrôle social. Quelques données chiffrées donnent la mesure de cette emprise. En 1960, lorsque le Parti libéral accède au pouvoir, 58 % des 206 hôpitaux publics que compte alors le Québec sont la propriété de communautés religieuses de femmes ; en outre, l’Église fournit 50 % du personnel des institutions d’enseignement primaire et secondaire, et plus de 90 % du personnel des collèges classiques (qui couvrent le cours secondaire, d’une durée de cinq ans, et le cours collégial, de deux ans). Ces chiffres traduisent le très fort maillage opéré par les organisations religieuses qui œuvrent sur le territoire québécois : en 1961, on compte 63 congrégations d’hommes (contre 41 en 1941) et 128 congrégations de femmes (contre 80 en 1941) (DENAULT 1975, 42-43). Les plus importantes, telles que la Congrégation de Notre-Dame, les Sœurs de Charité de la Providence et les Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, comptent chacune plus de 2 000 membres.

14 Le maintien plus que séculaire des fonctions assumées par l’institution religieuse est indissociable de la stabilité de la configuration même du système sociopolitique qui en fonde et en autorise l’exercice (PALARD 2010). De ce fait même, la crise que subit cette configuration prend la forme d’une perte de légitimité par « déliaison » du lien traditionnel qui s’était établi entre la sphère religieuse et la sphère socio-politique. Elle conduit en effet les congrégations religieuses à passer du « statut de force structurante ou déterminante dans la société globale à celui de force dépendante ou déterminée » (TURCOTTE 1981, 16).

15 Sur la scène occidentale des années 1960 et 1970, le Québec n’a assurément pas le monopole de la déclergification, mais ce phénomène y revêt au moins trois caractères singuliers et interdépendants : l’importance capitale prise par le personnel religieux catholique dans l’occupation et la maîtrise du champ social, et qui est d’ailleurs aussi sans équivalent dans les autres provinces canadiennes (les religieuses du Québec représentent 70 % des religieuses du Canada) ; la rapidité avec lesquelles ce processus de grande ampleur s’est opéré ; enfin et surtout, la concomitance de ce mouvement d’inversion avec la construction d’un appareil étatique mieux armé. L’État, qui entre en effet objectivement en concurrence avec l’Église catholique pour la reconnaissance du statut d’instance sociale centrale, sort grand gagnant de cette confrontation inédite et longtemps improbable, d’autant que la « modernisation » des politiques publiques dans

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les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux offre un débouché professionnel facile et immédiat à de nombreux ex-clercs, hommes et femmes.

16 Les symptômes de la crise vécue par les congrégations religieuses, féminines mais également masculines, ont été très tôt appréhendés et pris en compte par les responsables de la Conférence religieuse canadienne4. À compter de 1959 et selon un rythme annuel ou bisannuel, la Conférence a édité dans le cadre de la collection Donum Dei un « cahier » sous la forme d’un ouvrage comprenant des contributions de représentants de communautés ou de théologiens. Le « cahier » n° 12, paru en 1967, est ainsi consacré à l’analyse des Orientations nouvelles dans le gouvernement des religieux, et le n° 14, publié en 1969, aux Nouvelles tendances dans la vie religieuse. Ce volume rend compte d’une importante enquête conduite dans les diverses régions du Canada ; dans le commentaire que les résultats de cette investigation lui inspirent, le jésuite québécois Julien Harvey ne fait pas preuve d’un excès d’optimisme. Au moment de ce qui n’est que le début des sorties massives des communautés, il pronostique en effet que l’intégration des attitudes nouvelles est tellement exigeante que beaucoup de religieux ne pourront la faire. Nous devons accepter d’être peu nombreux au terme du processus […]. Nous avons eu jusqu’ici beaucoup de vocations religieuses qui étaient en fait des vocations de ‘Peace Corps’, des vocations à l’altruisme ; il y en aura de moins en moins à mesure qu’augmentera l’ouverture de possibilités réelles pour les laïcs (HARVEY 1969, 101).

17 C’est sans doute semblable disposition d’esprit qui a conduit une forte minorité des personnes que j’ai interviewées à dire qu’elles avaient « quitté » pour les mêmes raisons que celles qui les avaient amenées à « entrer » dans les communautés religieuses. On peut voir là non seulement l’évocation d’une orientation d’ordre strictement professionnel, jusqu’alors difficile à entrevoir en dehors d’une organisation religieuse, mais aussi le désir de demeurer fidèle à l’engagement personnel initial, auquel s’offraient désormais de nouvelles voies, hors du seul corps clérical. Le déclin démographique des communautés est ainsi indissociable à la fois de leur déprise socio- politique et d’un réexamen par une partie de leurs membres de leur propre « vocation », sur la base d’une forme d’individuation ainsi que d’une évaluation de leur parcours et des motivations de leur « entrée en religion ». En d’autres termes, pour ces acteurs religieux, l’Église catholique a perdu, en termes de légitimité, sa position dominante et sa fonction englobante, voire totalisante. En 1990, vingt ans après l’analyse prospective du père Harvey, l’historienne Micheline Dumont observe que, dans le secteur de l’éducation, les religieuses enseignantes n’ont plus la responsabilité que d’une cinquantaine d’établissements, bien loin des quelque 2 000 institutions qu’elles dirigeaient à l’aube de la Révolution tranquille. Dans le domaine hospitalier, alors qu’en 1961, on l’a vu, les congrégations occupaient une place importante au Québec, elles en sont, trente ans plus tard, presque totalement exclues (DUMONT 1990, 83). Par voie de délégitimation voire de stigmatisation, du fait d’un recours à des modes de gestion jugés trop traditionnels et socialement inadaptés, les anciennes élites religieuses doivent faire place à de nouveaux groupes dirigeants laïques. Mais il y a plus : M. Dumont souligne en effet que le processus d’étatisation est allé de pair avec une masculinisation de la gestion des institutions laïcisées ; elle estime que « l’élimination de la gestion des religieuses peut être envisagée comme un ressac dirigé contre la gestion des femmes » (DUMONT 1990, 84).

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18 Lorsque, six mois seulement après son arrivée au pouvoir, le gouvernement de Jean Lesage établit l’assurance-hospitalisation, le Québec est la dernière des dix provinces du Canada à s’inscrire dans la voie impulsée par le gouvernement fédéral trois ans plus tôt. Le 9 novembre 1966, le gouvernement d’Union nationale de Daniel Johnson qui lui succède poursuit dans cette voie réformatrice : il crée la Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social (CESBES, dite Commission Castonguay-Nepveu, du nom de ses deux présidents successifs). Le mandat de la CESBES est délibérément large : faire enquête sur tout le domaine de la santé et du bien-être social, en particulier sur les questions relatives à la propriété, à la gestion ainsi qu’à l’organisation médicale des institutions hospitalières et des institutions dites de bien-être social. Du fait de l’universalité d’accès aux services de santé et aux services sociaux, la Commission considère que « l’État devient ainsi l’État-providence réclamé au nom de la justice par le consommateur à revenu modeste » (COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LES SERVICES DE SANTÉ ET LES SERVICES SOCIAUX 1971, 201).

19 La position conciliatrice qu’adopte l’épiscopat à l’égard de l’étatisation des services de santé et des services sociaux, dans lesquels les religieuses sont majoritaires, tranche notablement avec l’énergie qu’il déploie pour défendre les attributs confessionnels du système scolaire public. (PALARD 2018). Aux yeux de Nicole Laurin, « l’Église s’efface devant l’État. Dans le secteur hospitalier, elle ne livre aucun combat » (LAURIN 1996, 100). Le choix de l’épiscopat a ainsi pu être interprété comme la conjugaison des efforts des hommes d’Église et des hommes d’État pour arracher le pouvoir à des instances dirigées par des femmes, soupçonnées de freiner ou d’empêcher les réformes (LAURIN 1996, 100). Une telle stigmatisation aurait opéré par voie d’amalgame, dans l’esprit des responsables de la CESBES, entre valeurs traditionnelles et autorité religieuse (COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LES SERVICES DE SANTÉ ET LES SERVICES SOCIAUX 1967, 11). L’interprétation de Nicole Laurin peut être tenue non seulement pour plausible, mais aussi comme parfaitement fondée : en fusionnant, avec l’appui du Vatican, les six associations hospitalières en une seule, l’épiscopat a délibérément ôté aux supérieures d’hôpital et à leurs congrégations toute capacité de négociation directe avec le gouvernement.

Questionnements collectifs et parcours personnels

Le congrès des religieuses de Montréal : 1er-3 mars 1968

20 Dès le début des années 1960, les effets du double processus de sécularisation et de déclergification contribuent à alerter les congrégations religieuses féminines. La déconfessionnalisation et la déclergification constituent deux processus parallèles et, surtout, conjoints : la perte du pouvoir de l’Église au sein des institutions sociales contribuent à une crise de recrutement des communautés religieuses et au départ d’une assez large fraction de leurs membres (déclergification), et cet affaiblissement numérique du clergé entraîne à son tour une moindre capacité d’emprise institutionnelle de l’Église catholique au sein de la société québécoise (déconfessionnalisation). C’est dans ce contexte que les communautés religieuses féminines de Montréal lancent une initiative inédite, celle d’un vaste congrès dont la visée est à la fois réflexive et mobilisatrice. Du 1er au 3 mars 1968, ce sont 6 000 religieuses, dont 5 000 sur les 14 000 que compte la ville de Montréal, qui se réunissent

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dans l’aréna Maurice-Richard, construite six ans plus tôt et qui porte le nom du plus célèbre joueur de hockey professionnel québécois. Devant pareille affluence et une telle manifestation de force, nul ne saurait alors pronostiquer l’amplification de l’hémorragie qui s’annonce, du fait des départs, des décès et du quasi-tarissement du recrutement. A posteriori, on peut voir dans l’indiscutable succès médiatique de cette rencontre une forme de chant du cygne…

21 Dans son allocution d’ouverture, la présidente du congrès, sœur Colette Cousineau, religieuse de la Congrégation des Sœurs de Sainte-Croix, fixe comme objectif de ces assises le renouvellement de notre service dans l’Église de Montréal. Notre présence si nombreuse indique combien nous désirons répondre aux besoins pastoraux des gens avec qui nous vivons. Pour être réalistes, les responsables du Congrès ont fait appel à des sociologues, à des maîtres de vie spirituelle, à des théologiens, à des religieuses expérimentées dans différents secteurs. […] Notre Congrès veut être une bouffée d’espérance. L’image de la religieuse d’aujourd’hui est située en avant. Peu importe si elle suppose une contestation, un déchirement du passé ; c’est par fidélité à nos fondateurs, tellement tournés vers l’avenir, que notre projet pastoral sera de « recréer de l’espérance » (COUSINEAU 1968, 17-19).

22 Devant cette foule de femmes, ce sont des hommes qui occupent la plus large part du temps de parole. Le Père René Voillaume, prêtre français fondateur de la Fraternité des Petits Frères de Jésus et principal conférencier, adopte une position radicale : si la vie religieuse représente un poids trop lourd à porter et que les tâches extérieures passent dès lors au premier plan, le choix lui paraît clair : « Alors, honnêtement, je ne vois pas ce qui pourrait vous retenir de penser que vous feriez aussi bien ce que vous avez à faire – et peut-être même mieux – en quittant la vie religieuse » (VOILLAUME 1968, 40). Le Père Jean-Paul Rouleau, sociologue jésuite de l’Université Laval, commence par rappeler quelques données chiffrées afin de prendre la pleine mesure de la transformation en cours ; ainsi, parmi les enseignantes, la proportion des religieuses, qui s’élevait à 44,5 % en 1945, était tombée à 18,4 % vingt ans plus tard. Il propose, parmi d’autres solutions possibles mais estimées moins pertinentes, de « chercher activement à se situer dans la planification d’ensemble des systèmes d’éducation, de santé et d’aide sociale [grâce à] un vaste effort d’imagination, d’invention et de création » (ROULEAU 1968, 98). Selon l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Grégoire, qui n’oublie pas la division hiérarchique et genrée des fonctions ecclésiastiques…, « les œuvres d’apostolat doivent s’accomplir dans chaque diocèse ou Église particulière de plein accord avec le pasteur, premier responsable de l’apostolat et de la pastorale » (GRÉGOIRE 1968, 243).

23 Lors d’une table ronde organisée au cours du congrès, sœur Ghislaine Roquet, qui fut, quelques années plus tôt, la seule religieuse membre de la Commission Parent – chargée, on l’a vu, de la réforme du système éducatif au début des années 1960 –, met l’accent sur le nécessaire partage par les religieuses de la condition sociale des « travailleurs » : Il importe que les sœurs réalisent qu’elles entrent dans le monde du travail tel qu’il est maintenant organisé ; elles partagent les mêmes conditions d’emploi, les mêmes risques de renvoi et de chômage que les autres travailleurs. C’est peut-être surtout sur cette qualité de travailleurs qu’il faudrait insister. C’est la forme nouvelle que va prendre notre pauvreté aux yeux des gens. Nous sommes obligées de gagner notre pain ; si nous ne le gagnons pas nous allons mourir de faim (ROQUET 1968, 231-232).

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24 La ligne qui est ici implicitement défendue concerne la syndicalisation des enseignant.e.s.. Les communautés ont en effet éprouvé beaucoup de difficulté à compter du moment où les enseignant.e.s (et donc les religieux-ses) devaient suivre les directives et les normes syndicales plutôt que celles de leurs supérieur.e.s…

25 Au cours du congrès, Claude Ryan, directeur du quotidien montréalais Le Devoir, futur chef du Parti libéral du Québec et futur ministre de l’Éducation, figure parmi les intervenants. Il [s’]interroge dans son journal dès le lendemain du congrès sous le titre : « Où vont les religieuses ? » Celui qui avait été à 20 ans, en 1945, secrétaire national de l'Action catholique canadienne au Québec, estime que, de tous les groupes humains qui forment notre société, aucun n’a peut-être été aussi atteint en profondeur par les transformations sociales de la dernière décennie que le groupe des religieuses. Après avoir joué dans notre vie collective un rôle de premier plan pendant des générations, les religieuses ont vu, depuis 1960, leur situation se modifier radicalement. Extérieurement, les choses ont paru continuer comme auparavant. En réalité, il s’est produit un déplacement des influences qui a fait converger vers les laïcs, et conséquemment vers le pouvoir civil, des foyers de décision naguère détenus en priorité par les religieux et les ecclésiastiques (RYAN 1968).

26 En 1990, deux décennies seulement plus tard, l’historienne Micheline Dumont estime à environ 6 000 le nombre de religieuses professes qui ont quitté leurs communautés entre 1968, date du congrès de Montréal, et 1988, et à deux fois ce chiffre le nombre des décès, qui s’est accentué au cours des années 1980 (DUMONT 1990, 83). Ce qui, à ses yeux, caractérise les congrégations féminines canadiennes (parmi lesquelles les religieuses québécoises, on l’a vu, sont très largement majoritaires) par rapport à d’autres groupes du clergé (pères et frères), ce sont deux phénomènes qu’elle tient pour les plus problématiques : l’augmentation du nombre de religieuses âgées et, surtout, la diminution spectaculaire du nombre de jeunes religieuses. Le nombre de religieuses de moins de 35 ans est passé de 5 050 en 1973 à seulement 234 en 1989, soit une baisse de 94 % ; elles ne représentent plus alors que 0,7 % de l’ensemble des religieuses canadiennes (dans la population québécoise, la part du groupe d’âge des 20-34 ans parmi les femmes adultes est de 38 %). En 2014, le directeur de la Conférence religieuse canadienne, le frère dominicain Yvon Pomerleau, trace un tableau démographique qui fait apparaître un net vieillissement des religieuses et des religieux, considérés globalement : 50 % ont plus de 80 ans, 44 % entre 60 et 80 ans, 5 % entre 40 et 60 ans et seulement 1 % ont moins de 40 ans (POMERLEAU 2014).

Trois témoignages

27 La crise des communautés religieuses, singulièrement féminines, est vécue avec d’autant plus de gravité et de circonspection par leurs membres que l’entrée dans le personnel religieux de l’Église catholique avait souvent représenté l’aboutissement d’un projet à la fois religieux, social et professionnel à forte connotation promotionnelle. L’approche que propose Claude Langlois dans les travaux qu’il a consacrés aux congrégations féminines dans la France postrévolutionnaire du XIXe siècle est ici très éclairante : Les voies de l’émancipation par l’accès à une vie professionnelle sont encore fort étroites. Sauf justement dans le cadre de la vie congréganiste. Les congrégations, en effet, pour se développer, doivent faire appel à des femmes d’action. Elles leur offrent des postes de responsabilité où elles pourront faire preuve d’initiative et

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d’esprit d’entreprise même si elles sont contrôlées par le clergé (LANGLOIS 1984, 642).

28 En ce sens, l’entrée dans la vie religieuse peut être synonyme de développement personnel et de promotion. Le regard distancié que porte l’historienne d’origine ukrainienne Marta Danylewycz, née dans un camp de réfugiés en Allemagne en 1947 et qui arrive au Québec en 1973 pour y suivre ses études de maîtrise, souligne les enjeux féministes que représentent la création et l’engagement de certaines congrégations religieuses, à l’instar de l’Institut de Notre-Dame-du-Bon-Conseil, fondé en 1923 à Montréal par Marie Gérin-Lajoie. Cet Institut, en effet, « assume la fonction fort utile d’instruire des femmes laïques de leurs responsabilités sociales et politiques autant que religieuses, entreprise qui va inéluctablement faire avancer la cause du féminisme social » (DANYLEWYCZ 1988, 199-200 ; voir aussi DUMONT 1995).

29 Parmi les trois témoignages que j’ai retenus, seul le troisième figure parmi les entretiens que j’ai moi-même conduits en 2012 : il est énoncé au soir d’une vie dont il relit les étapes, sans nul doute en les réinterprétant. Au contraire, les deux premiers ont en propre d’avoir été publiés en 1968, à chaud, dans un contexte qui invite les communautés religieuses à commencer à prendre véritablement conscience du séisme qui risque de porter atteinte, d’un même mouvement, à leur position sociale et à leur organisation interne. Ces témoignages, pris globalement, donnent à entendre et à comprendre en quels termes se vivent et s’expriment différents fragments d’un parcours fait à la fois de convictions et de doutes, d’engagement et d’interrogations. Le premier est porteur d’interrogations qui semble annonciatrices d’un départ proche. Le deuxième défend ardemment l’absolue identité féminine de la religieuse. Le troisième restitue un long parcours non dénué de calcul et fait de négociations où demeure centrale la quête de la liberté. Dans le cadre restreint de cette contribution, ce choix restreint ne saurait offrir une vue globale de ce que fut le destin de dizaines de milliers de religieuses québécoises au cours du dernier demi-siècle ; il permet toutefois de donner à voir et à entendre, en quelques touches, la diversité des portraits et des cheminements personnels.

30 La remise en cause des « vieux cadres » est au cœur du premier témoignage. Celui-ci figure, avec trois autres, dans les actes mêmes du congrès de Montréal de 1968. Les responsables de l’ouvrage ont ainsi donné la parole à une religieuse qui, au dernier soir de la rencontre, exprime l’écart qu’elle ressent entre son idéal personnel et les conditions concrètes de son existence, entre, pourrait-on dire, une forme de conquête de l’ipse et la conformation à l’idem. Doit-on en déduire que la porte s’entrouvre vers la sortie ?... C’était grand et beau notre congrès. […] Mais c’est fini déjà et, ce soir, je me sens le cœur d’un enfant déçu d’une fête terminée. […] Voyez-vous, je trouve qu’il est bien dur de vivre avec un esprit neuf dans une vie quotidienne pleine de vieux cadres. Il est bien dur d’avoir dans sa tête et dans son cœur plein d’idées et de désirs face à sa vie religieuse et de la vivre dans une réalité quotidienne si étrangère. Faudra-t-il attendre encore dix ans, vingt ans pour que tout ce qui se pense et se dit en trois jours passe dans la vie réelle des mois et des années ? Oh ! je ne sais pas si j’aurai le courage d’attendre d’être vieille pour vivre la vie religieuse que je considère comme authentique. Et l’amour humain, et la réalité humaine du monde laïc je ne dis pas « ordinaire » sont trop beaux pour qu’on y ait renoncé, sans vivre, sans être dans la possibilité actuelle de vivre son parallèle complémentaire dans toute sa vérité. Je ne sais pas si vous me comprenez, cette phrase étant un peu compliquée. Ce soir, cette peur qui me vient souvent me remonte à la gorge : je ne veux pas vivre à moitié

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cette vie, cette seule vie terrestre que j’ai à vivre. Pourquoi faut-il toujours attendre ? Pourquoi le grand, le beau, le vrai ne semble-t-il toujours que du domaine de la pensée, de la parole ou… de l’espérance ? Je ne voudrais pas, je ne devrais pas être pessimiste ce soir, surtout ce soir. Mais, voyez-vous, ce genre de rencontres, d’échanges me font revivre quelques instants pour me laisser retomber plus désemparée dans le monde réel quotidien, plus inquiète de la sincérité de ma vie, de l’authenticité de mon engagement. L’homélie me faisait réfléchir en terminant, ce soir. Suis-je dans la tentation de réaliser rapidement, brillamment et dans le succès apparent le royaume de Jésus en moi et autour de moi ? Peut-être. Je ne sais pas… Merci ! (CONGRÈS DES RELIGIEUSES DE MONTRÉAL 1968, 303-304)

31 Le deuxième témoignage a bénéficié d’une large diffusion publique, quatre semaines après le congrès de Montréal : sœur Claire Dumouchel, religieuse du Bon Pasteur d’Angers et psychothérapeute, répond en effet, le 31 mars 1968, au journaliste Pierre Paquette dans le cadre de l’émission télévisée de Radio-Canada « Au bout de mon âge »5. En réaction à une forme de « désignation par autrui », la religieuse revendique ce que Nathalie Heinich qualifie d’« auto-perception » de son identité (HEINICH 2018) : Pierre Paquette : Moi, j’ai l’impression que le sommet de la vie religieuse, c’est pour la religieuse d’oublier qu’elle est femme ! Sr Claire : Écoutez, Monsieur Paquette. Lorsqu’on entre en religion, et qu’on fait vœu de chasteté, on ne renonce pas à sa sexualité. Quand on fait le vœu de chasteté, on renonce à l’exercice physique, amoureux de sa génitalité, mais on demeure vraiment sexualisé. Je suis vraiment une femme sexualisée ; toute ma vie, pour m’exprimer un peu brutalement, est sexuelle, en ce sens que, dans toute ma vie, il y a une partie affective ; tout ce que je fais est affectif. Dans mon travail, il y a de l’affection ; même l’art est rempli de sexuel. P. Paquette : C’est-à-dire, ce que vous voyez, ce que vous écoutez, ce que vous entendez, ce que vous comprenez, votre façon de réagir, tout est conditionné par le fait d’être femme. C’est ce que vous dites. Sr Claire : Une femme sexualisée, totalement femme. P. Paquette : Totalement ? Sr Claire : Totalement femme. Je suis sûre qu’une religieuse, j’entends celle qui a assumé fondamentalement son célibat, est parfaitement femme. Donc, en elle, elle n’a pas tué le désir. Elle a accepté une insatisfaction de désirs temporaires, mais elle n’a pas tué le désir. En elle, il y a des forces vitales qui s’exercent dans la ligne d’une optique que nous avons soulignée tout à l’heure, l’optique d’être vraiment « signe », d’être signifiante dans la vie par le service des humains. N’est-ce pas ce que fait la religieuse ? Elle est vraiment femme. Quand on parle de sexualité pour une femme, j’y verrais deux aspects. La sexualité a d’abord une fonction physique, et elle a aussi ce que j’appellerai une fonction de création, de relation (DUMOUCHEL 1968, 145-146).

32 Le choix du troisième témoignage, fruit d’un entretien que j’ai réalisé à Québec (PALARD 2012), tient à la diversité des facettes qu’il recèle tout à la fois au plan des conditions (territoriales, familiales, religieuses, intimes…) qui ont présidé à la construction de l’orientation vocationnelle et à celui des activités exercées au sein de la communauté. Ce témoignage présente non seulement la sortie de la vie religieuse mais aussi l’entrée dans une communauté comme deux formes, distinctes mais vécues comme également authentiques, de libération et d’accomplissement. Il se fonde, lui aussi, sur la dimension « condition féminine » de la vie de religieuse. Il s’accorde avec la notion de « maternité spirituelle » à laquelle recourt Micheline Dumont-Johnson, et qui fut largement proposée aux jeunes filles dans les couvents : « Entre une morale familiale contraignante et sévère et la perspective d’une maternité spirituelle libérée de toutes les contraintes de la maternité physique, il était sans doute facile de choisir la vie

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religieuse » (DUMONT-JOHNSON 1978, 92). Cette posture est clairement exprimée par une ancienne religieuse, quatrième d’une famille de six enfants, qui est entrée en 1957, à 22 ans, dans sa congrégation après avoir enseigné pendant quatre ans, et qui en est sortie en 1986 au terme de trois premières années de psychothérapie. Au cours de l’entretien qu’elle m’a accordé et qu’elle a au préalable soigneusement préparé par écrit, elle emploie 43 fois le mot « moi » et insiste sur l’esprit critique qui l’a habitée tout au long de son engagement religieux. Elle fut supérieure de sa communauté locale à trente ans et conseillère provinciale à trente-cinq. Au travers du refus des diverses formes, durement ressenties, de l’« enfermement », terme qu’elle martèle et qui lui sert à justifier son choix délibéré en faveur de la vie religieuse, elle exprime, en l’illustrant, en quoi les congrégations féminines représentent alors une forme plausible, crédible et légitime d’engagement. On comprendra au passage que le célibat est hic et nunc vécu comme une planche de salut, seul moyen d’échapper tout à la fois au mariage et au statut de « vieille fille » : J’ai mis tout de suite un mot comme l’enfermement dans ma vie. Il y avait un enfermement familial : je sentais toute la question du patriarcat. Les modèles que j’avais ? Les femmes se mariaient, puis l’autre modèle c’était vieille fille. C’était la pire chose qui pouvait arriver : d’être une vieille fille. Il y avait un enfermement géographique : on habitait sur une ferme vers le fond du lac Saint-Jean ; il y avait des élèves qui laissaient l’école en quatrième ou en cinquième année pour travailler sur la ferme. Enfermement religieux aussi, avec la dictature des curés dans la vie des familles : ce sont eux qui ont géré les maternités multiples. J’ai également vécu un enfermement politique : la première fois que j’ai voté, j’ai été vue comme une prostituée parce que mon choix ne s’était pas porté sur le candidat de ma famille : je venais de transgresser une tradition ; je me distinguais... J’avais tout ça comme « bagage ». J’aimais me retrouver en présence des hommes, j’avais des amis, mais assez tôt je me suis dit : « Moi, je ne vais jamais me marier ; moi, je ne vais jamais avoir d’enfants ». Quelle porte de sortie de ce milieu, puisque je refusais le mariage et le statut de vieille fille ? Quand j’ai fait ma thérapie de quatre ans, je me souviens d’avoir dit au thérapeute : la seule expérience que je pouvais me payer, c’était d’entrer au couvent ; j’ai dit ça au thérapeute alors que j’avais plus de 50 ans. (PALARD 2012)

33 Cette ancienne religieuse associe le fait d’avoir quitté sa congrégation plus tard et plus âgée que bien d’autres de ses collègues parce que, professionnellement, son statut religieux était vécu comme non stigmatisant : « J’ai eu une façon de vivre la vie religieuse très proche du monde séculier. C’était bon pour moi parce que j’avais connu ça avant d’entrer en communauté ». Pourquoi est-elle sortie ? En 1983, je n’étais pas sortie, mais j’ai pris un petit appartement : une sorte de « permis de séjour ». C’est là que j’ai fait le discernement : la première vocation qu’on a, c’est d’être vivants ; mais ma vie était menacée : j’étais malade, j’étais dépressive, j’avais été touchée dans ma santé physique et psychologique. L’enseignement à plein temps, les études universitaires à temps partiel, les engagements communautaires... : j’ai un peu brûlé ma santé. C’était trop. Quand j’ai écrit à la générale de ma congrégation, j’ai dit que ma première vocation était de vivre ; or, le projet de vie communautaire est au-dessus de mes moyens. (PALARD 2012)

Conclusion

34 On perçoit là, à l’échelle individuelle, la rupture que représentent une désaffiliation et une reconversion dont les effets dépassent de toutes parts la simple professionnalité,

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lorsque l’éthique d’accomplissement l’emporte sur l’éthique ascétique, et, à l’échelle d’une société, une révolution culturelle qui prend la forme d’un processus de désagrégation de la structure de plausibilité et de crédibilité, au sens que Peter Berger donne à ce concept (BERGER 1973, 85). Dans le Québec des années 1960 et 1970, Raymond Lemieux et Jean-Paul Montminy observent que cette « crise de crédibilité » touche en tout premier lieu les acteurs les plus engagés de l’institution catholique, « ceux-là mêmes qui par leurs fonctions sont les plus réticents à faire étalage de leurs doutes et incertitudes » (LEMIEUX ET MONTMINY 2000, 71). On peut également lire cette crise à la lumière des réflexions du philosophe canadien Charles Taylor, qui pense l’entrée dans la modernité en termes de désocialisation ou de désaffiliation au nom d’un idéal d’authenticité personnelle, d’une fidélité à soi-même et d’une identité individualisée et non plus assignée (TAYLOR 1992). Cette exigence éthique n’est pas étrangère aux options novatrices promues sur ce point par le concile Vatican II, singulièrement dans « la déclaration sur la liberté religieuse » Dignitatis humanae, votée le 7 décembre 1965. Selon une ligne que l’on pourrait estimer marquée au coin du personnalisme, le texte énonce que « la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit » (§ 2). Plus précisément encore, le décret sur « la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse » Perfectae caritate (28 octobre 1965) demande que soit « [soumis] aussi à l’examen le système de gouvernement des instituts. Il faut donc réviser de façon appropriée les constitutions, les ‘directoires’, les coutumiers, les livres de prières, de cérémonies et autres recueils du même genre, supprimant ce qui est désuet » (§ 3).

35 Dans la trilogie que propose Albert O. Hirschman pour rendre compte de l’attitude des acteurs sociaux à l’égard de leurs propres organisations : « exit », « voice », et « loyalty » (HIRSCHMAN 1970), c’est assurément la première de ces trois réactions qui l’emporte globalement au sein du catholicisme québécois des années 1960 et 1970, fidèles compris. L’affaiblissement radical et irréversible des communautés religieuses, tant féminines que masculines, dans leurs effectifs comme dans leur poids social, est l’une des traductions majeures de cette mutation politico-religieuse de la société québécoise. À n’en pas douter, il s’est produit une véritable « révolution », et qui ne fut pas vraiment « tranquille », en particulier en ce qui concerne les religieuses.

36 À cet égard, il convient de porter attention à un apparent paradoxe, qui prend corps dans la concomitance de deux processus : le développement, chez les religieuses, de leur conscience féminine et la réduction de leurs fonctions sociales. L’analyse de l’évolution historique de la condition féminine au sein des communautés religieuses que propose Micheline Dumont-Johnson permet de dénouer ce semblant de discordance. Après 1960, alors que s’affaiblit fortement la structure d’autorité religieuse, « les voies de la contestation de la situation féminine et d’affirmation de ses ressources personnelles, jusqu’alors incarnées dans les communautés religieuses, peuvent s’exprimer en dehors de ces cadres. […] Au fond, la vocation religieuse féminine a peut-être été cela : un cadre pour freiner les contestations féminines ; et la crise des communautés religieuses n’est peut-être qu’une manifestation, parmi d’autres, du combat des femmes pour transformer la société. […] Les religieuses sont peut-être des féministes sans le savoir » (DUMONT-JOHNSON 1978, 101-102).

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NOTES

1. Cette contribution s’inscrit dans un projet de recherche qui a bénéficié de deux subventions, attribuées par Bibliothèque et Archives nationales du Québec et le Fonds Gérard-Dion de l’Université Laval (Québec). 2. Ces religieuses appartenaient à l’une des dix communautés suivantes : la Congrégation de Notre-Dame, les Filles de la Croix, les Sœurs du Sacré-Cœur, la Charité de Montréal (Sœurs grises), les Sœurs de Charité de la Providence, la Sainte-Famille de Bordeaux, les Ursulines, les Sœurs hospitalières de Saint-Joseph, les Petites Sœurs de l’Assomption et les Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie. En 1961, on comptait au Québec 128 communautés religieuses de femmes. Les entretiens, de type semi-directif, ont eu lieu presque en totalité au domicile des personnes. 3. Le terme « reconversion » est évidemment susceptible de recevoir une seconde acception, dont je ne traiterai pas : la transformation du mode de vie des religieuses, le plus souvent en dehors de leur cadre immobilier traditionnel, en vue d’exercer des activités nouvelles éventuellement à caractère profane (œuvres sociales, médiation familiale, pastorale paroissiale…), tout en restant membre de leur communauté (VAN LIER 2015). 4. La Conférence religieuse canadienne est une association qui regroupe les leaders des congrégations de religieuses et de religieux présentes au Canada. Elle a été créée en 1954 par un décret de la Congrégation [romaine] des Religieux. 5. L’interview, dont a été sauvegardé le style oral, a été publiée dans La vie des communautés religieuses (DUMOUCHEL 1968).

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RÉSUMÉS

Le nombre des religieuses québécoises est passé de 6 700 en 1901 à 32 400 en 1961 avant de revenir, en 2018, à son niveau de… 1901. L’amorce de cette inversion est contemporaine de la victoire du Parti libéral de Jean Lesage en 1960 et, par là même, de l’ancrage de la « Révolution tranquille ». Cette crise est synonyme de bouleversements dans l’itinéraire personnel de milliers de femmes, dans l’organisation de leurs communautés de vie ainsi que dans le fonctionnement des services publics où la présence des religieuses était traditionnellement forte.

The number of Quebec religious sisters increased from 6,700 in 1901 to 32,400 in 1961 and returned to its 1901 level in… 2018. This reversal began with the victory of the Liberal Party of Jean Lesage in 1960 and the development of the “Quiet Revolution”. This crisis is synonymous with upheavals in the itinerary of thousands of women, in the organization of their communities of life and in the functioning of public services where the presence of religious sisters was traditionally strong.

INDEX

Mots-clés : Québec, Révolution tranquille, catholicisme, religieuses, sécularisation Keywords : Quebec, Quiet Revolution, Catholicism, religious sisters, secularization

AUTEUR

JACQUES PALARD Jacques Palard est directeur de recherche émérite au CNRS (Centre Émile Durkheim, Institut d’études politiques de Bordeaux). Ses travaux, conduits en France et au Canada, portent principalement sur deux domaines : les rapports entre religion et politique et les transformations de la gouvernance territoriale. Il a publié notamment : La Beauce inc. Capital social et capitalisme régional (Presses de l'Université de Montréal, 2009) ; Dieu a changé au Québec. Regards sur un catholicisme à l’épreuve du politique (Presses de l’Université Laval, 2010).

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Deux générations de militantisme journalistique féministe avec Québécoises deboutte ! (1969-1974) et La vie en rose (1980-1987) Two Generations of Feminist and Journalistic Activism with Québécoises deboutte ! (1969-1974) and La vie en rose (1980-1987)

Jacinthe Michaud

NOTE DE L’AUTEUR

Cet article a bénéficié de plusieurs subventions de l’Université York et du Collège Universitaire de Glendon (York).

1 Même si elles sont éphémères, les revues, les émissions de radio, les maisons d’édition, les pièces de théâtre, les expositions d’arts visuels ont laissé des traces dans les archives individuelles ou collectives des mouvements féministes contemporains. Cet article fait une place toute particulière aux revues du Québec des années 1970 et 1980, à une époque où elles servaient de laboratoires d’idées et d’analyses qui étaient par la suite mises en circulation sur le terrain des luttes politiques. À travers les revues et leur contenu, nous pouvons observer l’évolution des féminismes2, de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980.

2 À cette époque, le mouvement féministe québécois côtoyait d’autres mouvements politiques lesquels ont été des acteurs importants dans la formation des discours et des pratiques des militantes. C’est cours des années 1960 que la nouvelle gauche et ses multiples courants politiques – marxiste, socialiste, Tiers-mondiste et contre-culturel – donnent le ton avec la revue Parti Pris (1963-1968), la publication la plus influente sur les plans intellectuel et politique. Parti Pris a été de tous les débats sur le renouvellement d’un nationalisme de gauche et résolument moderne au Québec

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(BEAUDRY 1990, 260). Plusieurs féministes de cette génération étaient des lectrices de Parti Pris et partageaient la même vision des luttes politiques (PÉLOQUIN 2007, 248-261). L’État ne s’est pas encore tourné vers les groupes de femmes pour mettre en œuvre ses politiques sur la famille, la santé et les services sociaux : cela viendra plus tard vers le milieu des années 1980 (MICHAUD 1992 ; 1996 ; 1997 ; 2000). Pour l’heure, ce qui émerge des pages de la presse féministe naissante, ce sont des termes de référence empruntés à l’idéologie marxiste, aux discours contre l’impérialisme américain, à la contre-culture et bien sûr au nationalisme promu par la nouvelle gauche. Une première génération de revues est mise au centre des stratégies du mouvement féministe et celles qui les conçoivent font l’expérience de plusieurs formes de militantisme. À mesure que le mouvement se développe et que les féministes renforcent leurs discours théoriques contre le patriarcat et l’exploitation des femmes, une deuxième génération émerge vers la fin des années 1970 et le début des années 1980. Si le nombre des groupes de femmes a considérablement augmenté partout dans les régions, ouvrant ainsi la voie à la spécialisation sur des enjeux spécifiques, le nombre de titres que compte la presse féministe, reste stable. De sorte que, du centre où elles étaient une décennie plus tôt, les revues se retrouvent désormais à la périphérie du mouvement des femmes.

3 Cet article ne fait pas l’examen exhaustif des revues féministes québécoises ni même de leur contenu. Il se limite à l’analyse de la transition entre deux générations de militantes qui ont créé les revues dont les deux plus emblématiques du féminisme québécois que sont Québécoises deboutte ! (1969-1974) et La vie en rose (LVR) (1980-1987). Sans le faire d’une manière directe et même soutenue, ces deux publications échangent des idées et des analyses avec d’autres acteurs politiques dont des groupes de la nouvelle gauche. Elles le font bien sûr de manière très différenciée : le lancement de LVR, insérée entre les pages du Temps Fou (TF) (1978-1983) – représentatif d’une gauche alternative et soi-disant inclusive des luttes des femmes – ne découle-t-il pas d’une autre manière de poursuivre ce type d’échange même si cette revue entend prendre ses distances vis-à-vis les groupes de femmes? Il révèle en tout cas la complexité de la conjoncture politique de l’époque (DES RIVIÈRES 1995 ; MICHAUD 2010 ; 2012 ; 2016).

4 Ces relations plus ou moins soutenues avec la gauche, particulièrement la nouvelle gauche, mettent en lumière des activités de « double militance », concept formulé par les féministes italiennes pour caractériser la participation dans plusieurs lieux de luttes à la fois. Certes, ce ne sont pas toutes les féministes québécoises qui ont fait l’expérience de traverser les frontières des mouvements politiques. Mais celles qui l’ont fait poursuivaient deux objectifs : à l’intérieur des mouvements de gauche, elles cherchaient à disséminer les principes et les analyses féministes avec le but de les transformer et de changer la manière masculine de faire de la politique ; à l’intérieur des collectives féministes et des groupes de femmes, elles s’employaient à sensibiliser les militantes de l’importance de s’impliquer dans les luttes politiques, culturelles et économiques menées par les groupes de gauche (LILI et VALANTINI 1979). Mais même si toutes n’ont pas eu à pratiquer – et aussi à défendre – ces activités de double allégeance, l’ensemble du mouvement a ressenti les effets de leur action sur le plan discursif, voire stratégique.

5 La première partie de cet article revient sur la première génération de militantes qui ont créé les revues et les ont mises au cœur du féminisme québécois et de ses courants de pensée. Cette génération a senti l’importance de créer une presse féministe de

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contre-information capable de riposter aux médias traditionnels hostiles à la cause des femmes et au féminisme (BERGERON 2011a; 2011b). La seconde partie fait une place particulière à La Vie en Rose qui a opéré une sorte de rupture avec les groupes de femmes. LVR qui a cherché à être la nouvelle avant-garde du féminisme au Québec a connu un succès immédiat quoique « plus intellectuel que populaire » (DES RIVIÈRES 1995 : 127). Finalement, une discussion sur la place des revues à l’intérieur des féminismes clôt cet article. Il y est question de leur déplacement vers la périphérie du mouvement, ce qui entraine une rupture – sans doute partielle et/ou temporaire – de la culture et du/de la politique : car au fur et à mesure que la nouvelle gauche perd de sa force de mobilisation et d’attraction, la presse féministe se spécialise. Les quelques titres qui parviennent à survivre un certain nombre d’années consacrent une bonne partie de leurs énergies à la recherche de fonds qui les obligent à se conformer à des programmes de financement, surtout gouvernementaux, qui leur demandent de choisir, soit un contenu à caractère social et politique, soit un contenu culturel et littéraire (GODARD 2002).

1) Les revues québécoises avant l’arrivée de La Vie en Rose

6 Dans les années 1970, le mouvement féministe pouvait compter sur un tout petit nombre de collectives, le terme que plusieurs groupes de femmes utilisaient alors. Comme tout mouvement politique de l’époque, l’identité et la capacité politique de mobilisation du féminisme reposent sur la production de textes théoriques qui sont diffusés de manières diverses, le plus souvent par l’intermédiaire de revues créées par le mouvement : Québécoises deboutte !, Les têtes de pioche (1976-1979) et Pluri-elles/Des luttes et des rires (1977-1981) ainsi que d’autres titres situés hors de Montréal ont participé à cette construction identitaire. Le premier titre de la série, Québécoises deboutte !, paru de 1969-1971 puis de 1971-1974, était la propriété du Centre des femmes (CdF) un des premiers groupes féministes de Montréal. Vers le milieu des années 1970, les revues, comme Les têtes de pioche et Pluri-elles/Des luttes et des rires, deviennent des groupes de femmes à part entière et s’identifient souvent à l’un ou l’autre des courants féministes du moment. Les femmes qui écrivent dans leurs pages ne sont pas des journalistes professionnelles – certaines réussiront dans les milieux de la presse conventionnelle à la suite de cette expérience – mais des militantes qui se servent de ce forum pour faire circuler des analyses et des pratiques issues des premiers groupes de femmes. Cette première génération de revues féministes occupe une place centrale au sein du mouvement. Elle s’emploie au travail de contre-information, c’est-à-dire à déconstruire ce que les médias traditionnels véhiculent sur les femmes et le féminisme et aussi proposer des textes d’analyse qui se démarquent de la gauche politique sur le plan des idées (BERGERON 2011a).

7 La presse féministe au Québec ne compte alors qu’un petit nombre de titres comparativement à d’autres pays comme la France et l’Italie. Cette presse adopte deux types de stratégies pour atteindre son lectorat. Une première stratégie consiste à ne s’adresser qu’aux militantes, considérées comme les seules habilitées à définir les contenus et les orientations de l’information devant circuler chez les militantes des groupes de femmes. Une deuxième stratégie vise au contraire à sortir des frontières du mouvement et à cibler un lectorat plus large, hors du petit cercle des militantes acquis

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d’avance, mais en gardant un contenu féministe très clair. Dans cette deuxième catégorie, on trouve une constellation de petites revues dont certaines de leurs membres pratiquent un militantisme de « double allégeance » ou de « double militance », c’est-à-dire des féministes qui militent simultanément dans les groupes de femmes et dans certains groupes politiques mixtes et à dominance masculine. Ces femmes qui traversent les frontières des mouvements politiques adoptent une conception du monde et une manière d’être au monde que des chercheures italiennes n’ont pas hésité à qualifier de « schizophréniques » (LILI et VALANTINI 1979) tant cette expérience met en lumière des situations parfois difficiles dont celle d’être accusées de trahir le féminisme en raison de leur double allégeance et de recourir à une mentalité masculine dans leurs façons de concevoir l’action collective dans les groupes de femmes (FRAIRE 1977 ; 2002 ; LILI et VALANTINI 1979 ; ZUFFA1987 ; PETRICOLA 2005).

8 Nous verrons dans la partie suivante que LVR présente une tout autre approche de l’information/contre-information féministe dans la mesure où elle refuse d’être le porte-parole des groupes de femmes. Ce faisant, cette revue s’est elle aussi attiré des critiques, dont celles d’être détachées des orientations du mouvement en disséminant un contenu non informé des activités qui se déroulent quotidiennement sur le terrain des pratiques féministes. Cette attitude, LVR la maintiendra jusqu’en 1987 quand elle en appellera au soutien des groupes de femmes en espérant sortir de la crise qu’elle traversait (DUPONT et al. 1979-1980 ; D’AMOURS 1988 ; BERGERON 2011b ; MICHAUD 2012).

9 En refaisant le chemin parcouru, depuis Québécoises deboutte !, propriété du CdF, jusqu’à LVR, la voix féministe la plus indépendante de toute influence extérieure et qu’aucun groupe de femmes n’aurait pu ou su contrôler, nous pouvons observer un certain déplacement des revues, du centre vers la périphérie du mouvement : la dissémination des groupes de femmes à travers tout le Québec a fait en sorte que l’espace occupé par la presse féministe s’est considérablement rétréci. De plus, les pressions constantes exercées sur les revues pour qu’elles offrent un journalisme de haute qualité à un lectorat devenu plus exigeant et la recherche du professionnalisme en matière de communication de l’information sont devenues, avec le temps, le centre des préoccupations des journalistes féministes, surpassant tous les autres objectifs. Mais même restreinte, la presse féministe québécoise conserve sa pugnacité à amener les débats sur la place publique/politique et la même capacité à se faire connaître hors des frontières nationales. De sorte qu’au fil des ans, il est devenu plus facile pour une revue telle que LVR de prendre ses distances avec les groupes de femmes, même si ceux-ci demandent qu’elle les représente et soit leur porte-parole.

10 Le bref exposé qui suit se limite à quelques titres montréalais et à une petite revue de Québec. Il n’inclut pas les espaces créatifs et innovants des régions. Le parcours pourrait ressembler au visionnement d’un film ou d’une pièce jouée par une compagnie de théâtre alternative ; chaque revue offre une succession d’actes et d’intermissions, avec des personnages de la vie réelle jouant leur rôle avec beaucoup d’intensité et de détermination. Même si la revue Québécoises deboutte ! n’a pas les moyens de voyager dans les régions, elle rayonne largement sur tout le territoire québécois. Elle sortira en tout 10 numéros en incluant le seul numéro conçu par le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ), le groupe féministe qui l’a créée avant de disparaître en 1971. Reprise par le CdF, le contenu est substantiel sur le plan analytique. Québécoises deboutte ! fait aussi l’expérience d’une réelle capacité d’interaction avec d’autres

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groupes politiques liés à des courants de la nouvelle gauche et écrit sur la vie des femmes d’une manière qu’aucune autre presse progressiste ou alternative n’avait utilisée jusque-là. Certes, le CdF qui contrôle la revue a bien d’autres questions à gérer, comme la lutte pour l’avortement et la mise sur pied de garderies par exemple. Et c’est à partir de ces luttes que Québécoises deboutte ! propose ses analyses sur l’oppression des femmes comme toute bonne formation d’avant-garde se doit de le faire. Avec sa revue, CdF s’impose alors comme une cheffe de file du féminisme québécois (O’LEARY et TOUPIN 1982, 171-173 ; 1983, 8) et entend se faire respecter d'autres mouvements politiques de la gauche québécoise. Page après page, Québécoises deboutte ! s’évertue à présenter des textes complexes sur l’oppression des femmes de classe ouvrière mais avec des termes qui ressemblent à une transposition de l’orthodoxie marxiste sur l’exploitation capitaliste du prolétariat. La revue reçoit une vaste correspondance avec des demandes qu’elle n’est pas toujours en mesure de satisfaire. Très vite, celles qui font Québécoises deboutte ! éprouvent des doutes sur leur capacité de toucher un lectorat qu’elles ne connaissent pas vraiment. En septembre 1973, la revue propose un questionnaire, espérant cerner la pensée de ses lectrices. Les données publiées dans le numéro de mars 1974 ne donnent pas beaucoup d’information sur cette collecte de données. Une sorte de revirement se produit alors : l’équipe éditoriale annonce qu’à l’avenir, la revue publiera moins d’articles théoriques et décide de partir en vacances pour quelques mois : Québécoises deboutte ! ne devait plus jamais paraître (QUÉBÉCOISES DEBOUTTE ! 1974, 3).

11 De son côté, Les têtes de pioche entend informer les Québécoises sur les luttes féministes, à augmenter leur conscience sur les discriminations dont elles sont l’objet et ainsi mettre fin à leur sentiment d’impuissance (TÊTES DE PIOCHE 1976, 2). Créée à l’automne 1975, elle sort son premier numéro en mars 1976 : il y en aura en tout 23 au cours de ses trois ans d’existence. Les têtes de pioche affirme être la voix du féminisme radical et le chef de file de la lutte contre le patriarcat au Québec (TÊTES DE PIOCHE 1976, 2). Dans les faits, la revue s’adresse à un petit cercle d’initiées, freinée sans doute dans son action par un contexte fort peu favorable au féminisme radical : des segments importants du mouvement des femmes restent engagés dans des luttes politiques menées par la nouvelle gauche, empêchant ce courant d’émerger avec force. De plus, la revue aurait pu devenir un espace de théorisation sur la différence sexuelle comme cela se faisait en France avec « Psychologie et Politique » et en Italie avec la « Libraire des femmes de Milan ». Mais à l’époque, cette tendance féministe ne trouve pas son plein développement dans les pages de Têtes de pioche en dépit du nombre de ses collaboratrices qui, ayant séjourné en France, en sont revenues avec de nombreux textes. Si la théorie de la différence sexuelle a bel et bien été débattue au Québec, cela s’est fait au sein de petits cercles d’initiées des milieux universitaires et littéraires.

12 À l’opposé, Pluri-elles, renommée Des luttes et des rires en 1979, se donne le mandat de combler le vide laissé par Québécoises deboutte ! Cette revue publie en tout 21 numéros. Ses conceptrices sont pour l’essentiel impliquées dans d’autres groupes de femmes cependant qu’elles affirment n’avoir aucune intention d’être une sorte avant-garde féministe (LOUISE et al. 1979, 63). Ce que veut Pluri-elles/Des luttes et des rires, c’est défendre l’autonomie des groupes de femmes vis-à-vis des groupes de gauche et des syndicats et les mobiliser pour qu’ils s’impliquent dans l’élaboration de son contenu journalistique. La revue s’efforce donc de créer un espace d’échange d’information et de solidarité (PLURI-ELLES 1977a, 2 ; PLURI-ELLES 1977b, 10). Cet aspect du mandat de Pluri-elles/Des luttes et des rires est particulièrement difficile à atteindre tant les énergies

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et les ressources des groupes de femmes sont entièrement mobilisées en interne. Ainsi, même en se constituant comme une collective féministe autonome, Pluri-elles/Des luttes et des rire n’arrive pas à faire en sorte que les réseaux qui lui sont proches s’enthousiasment autour de la création d’une structure féministe d’information stable et efficace (PLURI-ELLES 1978b). Malgré tout, la revue arrive à publier une réflexion critique sur ce que signifie posséder un organe de presse à contre-courant des médias de communication conventionnels. Le numéro, « Les femmes et l’information : une lutte constante, un besoin fondamental » (DES LUTTES ET DES RIRES 1980) expose les difficultés d’accès à l’information, présente une sorte de cartographie de la presse féministe anglophone au Canada et dans le monde occidental, identifie les publications féministes en activité et informe sur le processus technique de la fabrication de l’information écrite et radiophonique à Montréal et à Québec.

13 Enfin, Marie-Géographie (1984-1987) de la ville de Québec se situe au carrefour des tendances proposées par Les têtes de pioche et Pluri-elles/Des luttes et des rires. Cette revue n’a publié que 12 numéros, en plus de nombreux documents d’analyse sur les relations entre les groupes de femmes et les syndicats. Car avant de publier trois numéros tous les ans, Marie-Géographie produisait des revues de presse; concevait des affiches, dont Les affiches en colère et plusieurs autres textes. Le document, D’un 8 Mars à l’Autre (1982), est le résultat d’une recherche approfondie sur les rapports entre les groupes de femmes de la région et les syndicats lors d’événements publics/politiques comme la célébration des « 8 mars » où les syndicats, forts d’être les principaux pourvoyeurs du financement des activités, exigent d’avoir leur mot à dire sur le contenu des ateliers thématiques. Les membres de Marie-Géographie proviennent d’horizons politiques divers et sont impliquées dans plusieurs groupes et partis politiques de gauche de la région de Québec. Celles-ci vivent l’expérience d’une « double militance » et traversent les frontières des allégeances, des partis politiques et des mouvements de gauche. Leurs engagements militants jalonnent les pages de la revue avec le souci d’informer sur toutes les luttes (MARIE-GÉOGRAPHIE 1982).

2) Non, avec La vie en rose, le féminisme n’est pas en crise

En mars ’80, un numéro rétro. Nous secouerons la décennie jusqu’à ce qu’il en tombe 24 pages. Une interprétation inédite des années ’70, à ne pas manquer (DUPONT et al. 1979 – 1980 [s.p.])

14 Si Québécoises deboutte ! a été l’instrument d’in/formation et la propriété du CdF, si les Têtes de pioche a été la voix du féminisme radical, si Pluri-elles/Des luttes et des rires a cherché à défendre l’autonomie des groupes de femmes avec certitude et confiance, et si Marie-Géographie a été exemplaire de la double militance, La vie en rose pour sa part a représenté un féminisme résolument moderne, imperméable aux crises qui secouaient la gauche à la même époque, et défendu son autonomie contre toute forme d’ingérence extérieure. La deuxième génération de la presse féministe, dont LVR est exemplaire, est caractéristique de deux types de ruptures. La première rupture se joue avec les groupes de femmes avec lesquelles la revue refuse de jouer les intellectuelles organiques : les journalistes et collaboratrices de LVR sont certes des militantes et plusieurs d’entre

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elles sont membres de collectives féministes. Mais même si elles se sentent redevables au féminisme de leur avoir donné des termes de référence idéologiques et politiques, autres que ceux habituellement fournis par la gauche, elles n’ont pas nécessairement le même élan vis-à-vis les groupes de femmes. La deuxième rupture se fera avec les groupes de gauche, comme nous le verrons plus loin. Mais examinons d’abord si la distance affirmée vis-à-vis les groupes de femmes a été un facteur négatif dans la survie de LVR.

15 Dans son article « De quoi La vie en rose est-elle morte? » publié en 1988 dans la Gazette des femmes, Martine D’Amours démêle l’écheveau de la mort subite de LVR en ne négligeant aucun facteur : 1) retour à l’individualisme (21) – non pas tant l’individualisme de la revue elle-même, mais celui toujours plus perceptible de la société québécoise – lequel a attiré chez LVR une nouvelle vague de lectrices pour qui le féminisme des années 1970 n’inspire plus grand-chose ; 2) le fait que la rédaction ait négligé pendant trop longtemps la dimension entrepreneuriale ; 3) le souci toujours permanent de préserver l’autonomie, quitte à négliger les réseaux de solidarité (22). Cependant, si l’absence de liens organiques avec les groupes de femmes en a fait sourciller plusieurs, il faut tout de même admettre que LVR a bien vécu sans ces attaches : une période de sept années de publication est tout à fait respectable dans le milieu de la presse alternative et progressiste. Dans les années 1970 et 1980, il y a peu de revues féministes, au Québec ou ailleurs, qui ont réussi à publier sur une période aussi longue. De plus, lorsque LVR apparaît sur la scène de l’édition féministe, le contexte politique est complètement transformé comparativement à l’époque qui a vu naître Québécoises deboutte ! : un tournant brusque vers le néo-libéralisme est en train de s’opérer cependant que personne ne se doute encore de l’impact dévastateur que ce virage allait avoir sur les services publics. Est-ce ce contexte politique qui fait que LVR adopte dès le départ le ton du féminisme libéral, tout en flirtant avec une sorte de féminisme radical teinté d’une conscience sociale et politique ?

16 Lorsque LVR annonce son arrivée sur une seule page, non numérotée et insérée dans le numéro de décembre-janvier (1979-1980) de la revue de gauche, Temps Fou (TF), elle le fait avec un ton qui est sans équivoque : rupture avec la droite, le capitalisme, la religion, les idéologies, la gauche et l’extrême gauche. Des cibles habituelles donc, mais aussi, chose surprenante, avec les groupes de femmes ! Si les conceptrices de la revue à venir se posent en défenderesses du féminisme, elles n’ont pas pour autant l’intention de promouvoir les pratiques du mouvement des femmes ni même d’en être son porte- parole (DES RIVIÈRES 1995, 131) : Nous sommes tannées d’un certain féminisme moralisateur, « ghettoïsant » et pudique, d’un autre qui prône une sororité universelle et qui cherche encore des déesses et des prophètes ; de ne parler qu’entre nous et de nous enfermer dans ce que nous avons réussi péniblement à faire connaître comme des « affaires de femmes ». Nous sommes féministes mais nous sommes tannées du ton lyrant qu’on s’est forcées d’adopter pour dénoncer les injustices et l’oppression, du rétrécissement en quatre ou cinq revendications d’un mouvement qui aspire à sa liberté ; tannées de laisser le pouvoir définir le féminisme, en faire un épouvantail à moineau ou l’unique voie de salut pour l’humanité, en nous abandonnant tout le travail comme d’habitude ; tannées d’être au service de tous et de chacun et même des groupes de femmes (DUPONT et al. 1979-1980).

17 Les conceptrices de la nouvelle revue ont envie de rire pour une fois, d’avoir du plaisir à la faire et surtout d’être indépendantes, ce qui est sans conteste l’objectif le plus important qu’elles se donnent (DES RIVIÈRES 1995, 128). LVR affiche une volonté qui

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n’est pas tant de reprendre à son compte ce que prône le mouvement des femmes – qu’elle veut par ailleurs défendre (DUPONT et al 1979-1980) – mais de réclamer le féminisme en son nom propre, à l’intérieur d’un type de journalisme qui fera sa marque durant les sept années à venir (DES RIVIÈRES 1995). En effet, LVR ne s’empêchera pas d’avoir un parti pris pour les groupes autonomes de femmes et à plusieurs reprises, elle prendra fait et cause pour leurs luttes, même si elle ne leur fera pas de place particulière dans ses pages : la revue gardera jusqu’à la fin cette ligne de conduite de n’être le porte-parole de personne (BERGERON 2011b), même dans les moments de grandes tensions, venues de l’extérieur comme de l’intérieur, ce qui finira par la déchirer.

18 Mais c’est la rupture avec la gauche sous toutes ses formes qui est sans doute la plus marquante. Au moment où la revue profite du rayonnement du TF pour se faire connaître, elle s’insurge contre la récupération du féminisme par une certaine gauche apparemment plus inclusive de toutes les luttes (RAYMOND 1980, 10-11) et contre la désinvolture avec laquelle celle-ci agit dans les moments critiques comme lors du référendum de 1980 ; une attitude, écrivent-elles, qui finit toujours par laisser la porte ouverte à la droite (LVR 1980a, 5). Un an plus tard, pour célébrer son premier numéro en mars 1981, hors des pages du TF, LVR écrit un éditorial où elle réaffirme son indépendance (LVR 1981). Le ton y est déjà plus nuancé en ce qui concerne les groupes de femmes. Le thème de la journée internationale du « 8 mars » est repris, réaffirmant « la nécessité de l’organisation politique des femmes » (LVR 1981, 3). La volonté de rupture avec toutes formes d’alliance institutionnelle, qu’elles soient étatiques ou de gauche, reste cependant la même : Nous ignorons le spectre des intérêts supérieurs, nous n’avons pas à nous taire pour rester dans le parti ou pour garder notre emploi. Liberté de parole. Nous n’avons pas à attendre après le référendum, après les élections, après les négociations ou après la révolution pour faire ce que nous voulons. Liberté d’action (LVR 1981, 3).

19 LVR s’affirme comme « l’ici et le maintenant » des luttes à venir et fait front contre toutes attaques antiféministes. Pour cette revue, le féminisme n’est pas en crise. Il est l’organisateur de ses paroles et de ses actions et LVR n’a de cesse de dénoncer les fossoyeurs, les ennemis de toujours et les sceptiques qu’elles débusquent surtout parmi les biens pensants. Pour tous ceux qui affirment qu’il n’existe plus de groupes radicaux, LVR clame son désaccord ; là où d’autres voient désorganisation et absence de mobilisation, elle y voit un déploiement tentaculaire du discours et des pratiques féministes (LVR 1983, 5 ; 70). Et à ces autres voix qui exigent de LVR plus de radicalité, plus d’analyses et de théories, la revue propose un projet résolument ancré dans la modernité. LVR est caractéristique d’une presse féministe alternative et militante par opposition à une presse d’opinion et de simple actualité; une presse qui force les débats et les prises de position; qui refuse de conforter les mentalités dans des lieux communs. La revue propose une autre manière d’être loyale au féminisme, qui a été sa marque jusqu’à la fin ; un type de féminisme qui sort de ses frontières locales et nationales.

20 Ce qui est intéressant dans cette rupture avec la gauche – et dans un sens, relativise les distances que la revue prend avec les groupes de femmes – c’est que LVR en appelle à une sorte de renouvellement d’une avant-garde féministe, du type de celle qui englobe toutes les luttes pour mieux les enserrer à l’intérieur des frontières du mouvement (PELLETIER, 1985 ; GUÉNETTE, 1985b). Mais une telle approche n’est pas partagée par tout le monde. Plusieurs reprochent à la revue son ton libéral et individualiste. Les articles qui relatent des conditions de vie des femmes du Tiers-monde, même si bien

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documentées et traitées de façon rigoureuse, sont surtout descriptifs et conçus de manière à ne pas remettre pas en question la domination d’un féminisme qui défend les privilèges des femmes blanches, hétérosexuelles, de classe moyenne et urbaine. LVR a été célèbre au Québec pour ses interviews de personnalités féminines de France et des États-Unis comme Simone de Beauvoir, Benoîte Groulx, Kate Millet, Marguerite Duras et pour ses rencontres avec des femmes du monde des affaires comme Louise Beaudoin ou de la politique avec Lise Payette et Pauline Marois. Ces entrevues provoquent plusieurs critiques : pour certaines lectrices, LVR accorde trop de place à des femmes blanches qui ne sont pas connues pour être féministes : il y a très peu – s’il y en a eu – des personnalités de couleur qui ont fait l’objet du même traitement de faveur.

21 Davantage que les vedettes de la politique, du monde des affaires et de la littérature, ce sont les thèmes tels que la pornographie qui soulèvent la controverse. Pourtant, même si en apparence LVR sait écrire sans puritanisme, déclenchant des réactions à la fois outrées et admiratives, elle ne fait pas bouger les lignes sur l’hétérosexualité. Il est vrai que son dossier sur l’érotisme représente un moment fort, provoquant de vifs débats chez son lectorat, mais aussi au sein même de la rédaction. La revue peut se le permettre : depuis ses débuts, LVR parodie les tabloïds et les publications pornographiques, genre Play Boy et ses propres pages de caricatures érotiques. Certes, la sexualité est devenue le terrain contesté et riche en contradictions que le mouvement des femmes a rendu visible dans l’espace public et politique, mais d’une manière tout à fait différente. Là encore, LVR se démarque des groupes de femmes en abordant la pornographie et l’érotisme avec désinvolture ; ses montages visuels et ses essais littéraires dirigent le regard des femmes vers les hommes pour les troubler. Elle provoque le malaise comme lorsque la revue publie une courte nouvelle, Histoire de Q, « qui est davantage une fable moralisante qu’un texte érotisant : si Histoire d’O représente ce qui arrive lorsqu’une femme qui aime trop, Histoire de Q montre ce qu’il arrive lorsqu’un homme n’aime pas » (DANDURAND 1985 : 37 ; DES RIVIÈRES 1995, 132). Les lettres adressées à la rédaction de LVR démontrent que son lectorat est aussi divisé que les responsables de la revue l’ont été au moment de décider si oui ou non il est approprié de publier une nouvelle qui fait vivre à un homme les mêmes tortures que les femmes subissent dans la pornographie.

22 Mais si le sujet des hommes revient régulièrement – avec des thèmes comme l’amour et la paternité, les chums et la relation au père – ce sont surtout les hommes roses qui occupent une place de choix. Ceux-ci, avec le temps et la conjoncture politique, ont supplanté les hommes de gauche. Le ton cependant n’a rien à voir avec une quelconque quête de reconnaissance. La revue-miroir des féministes modernes des années 1980 – surtout celles qui ont vécu la décennie précédente avec ses théories radicales sur la fin du patriarcat, la sexualité et les avortements illégaux, mais pratiqués hors de la clandestinité et du secret – n'est pas d’humeur à quémander. Elle montre ce que les femmes sont en droit d’exiger et se doivent de prendre.

23 Pourtant, malgré le traitement audacieux accordé à l’érotisme, on ne peut pas dire que LVR ait été obsédée par la sexualité. Certes, les lectrices se voient proposer des thèmes comme, « Aimons-nous les hommes ? » (LVR 1982, 4-5), numéro où plusieurs articles présentent une conception de l’hétérosexualité inspirée des thèses d’Adrienne Rich. L’hétérosexualité, y lit-on, ce n’est pas un choix, mais un mode de vie obligatoire en même temps qu’une institution, ce qui ne veut pas dire la même chose pour les femmes que pour les hommes. Aujourd’hui, de tels propos sont devenus ennuyeux, mais à

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l’époque LVR ne rate jamais une occasion d’ironiser : « Quels hommes au juste demande-t-on aux femmes d’aimer ? » (4) Et la plume de changer de ton pour devenir plus caustique à l’énoncé des violences quotidiennes, au travail, dans la rue comme dans le secret de la vie privée. Si l’hétérosexualité est l’ornière qui mène droit au travail ménager non payé, l’affirmation lesbienne devient une sorte de désobéissance, une rébellion fondamentale et un refus catégorique de ce mode de vie obligatoire. Ce n’est pas la même chose que la haine envers les hommes, car la présence des lesbiennes donne à toutes femmes la possibilité de vivre l’hétérosexualité avec plus de liberté et moins d’obligation : ultimement la liberté de choisir (5). Dans le traitement de cette question, « Aimons-nous les hommes? », les lesbiennes occupent une bonne place dans le dossier d’une vingtaine de pages avec des échanges et des textes personnels et politiques. Le féminisme n’est pas épargné dans la marginalisation de la sexualité lesbienne : « l’hétérosexualité-oppression » et le « lesbianisme-invisibilité », telles sont les polarités binaires structurant les prises de paroles indissociables des luttes politiques de l’époque, mais qui restent malgré tout en marge de la sexualité institutionnelle.

24 Dans l’ensemble, et à l’instar d’autres revues québécoises, LVR fait appel à un lectorat imaginé et construit majoritairement autour du prototype de la femme blanche hétérosexuelle ; le prototype du sujet-politique qui montre sa force face au pouvoir, incluant le pouvoir de la gauche et de l’idéologie marxiste. Elle ne s’excusera jamais de prendre le parti de la cause des femmes et ne se gêne pas pour réclamer une transformation radicale des conditions d’existence et surtout d’exiger une autre manière de faire de la politique.

3) Défense identitaire et efforts de théorisation à travers les revues : une discussion

25 Dans les années 1960 et 1970, les revues issues des mouvements de gauche et des mouvements féministes ont servi de laboratoires d’idées et de théories innovantes lesquelles, une fois mises en circulation, étaient débattues, critiquées, transformées et/ ou rejetées (RUTTER 1990 ; FORTIN 1993, 8 ; DES RIVIÈRES, 1995 ; GODARD 2002 ; BALESTRINI et MORONI 2008, 587 ; MICHAUD 2010, 31). Ces revues couvraient un spectre idéologique large allant de l’extrême gauche à la contre-culture. Elles affichaient une identité qui leur était propre et qu’elles défendaient âprement sur le terrain des échanges idéologiques où elles étaient constamment produites et reproduites à l’aide d’articles de fond sur la conjoncture politique, économique et sociale, sans oublier la vie quotidienne. Et c’est précisément autour de cet effort discursif constant qui permettait aux revues de se mesurer à d’autres courants politiques et idéologiques (MARCOLINI 2012, 217).

26 Les revues sont une source d’information indispensable pour comprendre les terrains des luttes féministes de cette période. Elles sont comme une sorte de filmographie – plus qu’une simple photographie – dévoilant l’évolution du féminisme québécois sur plusieurs décennies. En tant que sources primaires, les revues rapportent des événements et des faits marquants qui ne sont pas toujours disponibles dans les ouvrages spécialisés souvent publiés plusieurs années plus tard. Elles ne sont ni neutres ni objectives : elles servent à saisir les moments féministes et politiques d’un passé contemporain, là où la mémoire des protagonistes reste active sans être

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nécessairement historique. Les revues sont tout à la fois un instrument et un terrain de luttes sur l’espace publique et politique : la fin d’un groupe féministe, même emblématique, signale souvent la fermeture du périodique qui en est issu (PAOLI 2011, 51). Enfin, les revues nous révèlent la force d’interaction existante entre plusieurs titres féministes et ceux d’autres mouvements politiques : la cohabitation des sensibilités – sans être une acceptation totale des idées et des analyses – a façonné les discours des féminismes bien avant que des segments entiers du mouvement des femmes se soient tournés vers l’État dans le but d’influencer ses politiques et revendiquer de nouvelles réformes (MICHAUD 2016).

27 Car c’est vers la fin de cette période que les revues s’engagent elles aussi dans un processus de spécialisation qui leur permet de s’aventurer sur le terrain de l’État. Ce faisant, et bien qu’involontairement, elles participent au dénouement des liens qui jusque-là rattachaient l’art et la culture avec le/la politique. Dans un article sur les revues québécoises et canadiennes, Barbara Godard (2002) propose une analyse critique et exhaustive des revues féministes au Québec et au Canada, estimant leur nombre à quelque 300 titres. Construisant son cadre théorique à l’intersection de l’économie politique et la sociologie de la production culturelle de Pierre Bourdieu, Godard apporte un nouvel éclairage sur l’insistance des féministes à créer des revues en dépit de l’absence totale de leur valeur marchande : Feminist periodicals exist outside the dominant mode of capitalist publishing, on the margin and in opposition, both through their borderline position with respect to the marketplace and their commitment to contestatory ideology. These periodicals are developed to further feminist ideologies: they create new circuits for disseminating among women knowledges and practices that seek to transform the feminine condition under which women have been subject to systemic oppression (2002, 212).

28 C’est l’époque où les féministes essaient de réinventer les règles du politique en affirmant que le consensus devait prendre le dessus sur les approches décisionnelles autoritaires ; que les mécanismes organisationnels devaient être débarrassés de toutes velléités de pouvoir hiérarchique ; que la folie et les rêves d’une société radicalement différente devaient prévaloir sur la réalité de l’économie de marché. C’est aussi l’époque où la culture est politique, et même davantage que la politique elle-même. Godard raconte comment les féministes se désintéressent d’une production culturelle soumise à l’économie de marché (211) cependant qu’elles sont piégées par le paradoxe de la dépendance aux subventions étatiques alors qu’elles critiquent l’inadéquation des politiques publiques, en particulier celles qui soutiennent les arts et la culture (209-210). Concernant les stratégies féministes de l’autofinancement, Godard note : « For the fraught situation, negotiated repeatedly, is that support is needed from the very economy that a feminist project of social transformation contests » (212).

29 Godard n’évoque pas directement la marginalisation progressive de l’art et de la culture au sein des féminismes, mais elle apporte tout de même un certain éclairage sur les mécanismes externes qui y ont contribué : l’un étant l’institutionnalisation des demandes de subvention de plus en plus ciblées sur des projets spécifiques, ce qui force les revues à écarter tout ce qui n’est pas rattaché directement au thème précis pour lequel elles font une demande de fonds. Cette pratique leur assure le financement dont elles ont besoin pour maintenir leur publication, mais n’aide pas à soutenir leurs activités d’opération. Au moment de concevoir un numéro thématique, les revues – et celles qui les font – doivent choisir : séparer les genres littéraires d’avec les questions

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politiques et sociales (2002 : 221). C’est vers la fin des années 1970 que débute cette façon de procéder, pour aboutir au divorce entre les genres dès le début des années 1990. Dès lors, les périodiques féministes au Canada sont, soit orientés vers le monde des arts et doivent être commercialisables, soit destinés à un public universitaire et spécialisé : les titres qui restent ne sont plus – ne peuvent plus être – la propriété d’un mouvement, d’un courant ou d’un collectif qui avaient contribué à les faire naître dans les années 1970.

Conclusion

30 Si le Québec n’a pas pu donner naissance à une presse féministe comptant de nombreux titres ancrés dans la durée, il y a quand même eu deux générations militantes qui s’y sont essayées. Une petite presse fragmentée a été présente dans les régions également et il faut reconnaître à certaines revues montréalaises d’avoir tenté de faire de la place à ce qui s’écrivait et grouillait ailleurs, hors de la grande métropole. Malgré ces quelques efforts, les deux revues les plus emblématiques et représentatives de ces deux générations dévouées à la contre-information féministe, Québécoises deboutte ! et La vie en rose, se sont surtout concentrées sur des événements montréalais. Tout comme LVR, Québécoises deboutte ! a publié des articles de fond et réalisé des entrevues marquantes comme celle avec Selma James et Mariarosa Della Costa en 1973, lors d’une importante conférence nord-américaine sur leur mouvement en faveur du salaire au travail domestique (CENTRE DES FEMMES [1983] (1973), 190-203). Du côté de LVR, on a favorisé des reportages sur les féminismes américain et français, lesquels ont imposé leurs modèles aux dépens d’autres types de féminismes hors du monde occidental. Il y avait bien de nombreux articles sur les thèmes et des luttes de libération des femmes d’ailleurs, mais ceux-ci se sont révélés être plus descriptifs qu’analytiques. Les efforts de théorisation des femmes du Tiers-monde, des femmes de couleur, des immigrantes bouleversaient peut-être un peu trop l’équilibre précaire d’un discours identitaire fondé sur un prototype homogène de femmes. Ces luttes ont été placées hors des frontières nationales alors qu’au même moment des organisations créées par des femmes de couleur et des femmes autochtones luttaient pour leur visibilité et leur reconnaissance au sein du mouvement des femmes au Québec (SHIP 1991 ; RICCI 2017 ; 2018).

31 Néanmoins, et à l’instar de Barbara Godard, nous pouvons affirmer que les idées, les analyses et les théories féministes n’ont pas été conçues pour être commercialisables. Cependant, le nombre de fois qu’elles sont reprises par d’autres ; la manière dont elles sont débattues et discutées à l’intérieur de publications concurrentes ; la distance et les frontières traversées par la théorie de la différence sexuelle, le salaire au travail domestique ou les défis lancés aux lois criminalisant l’avortement : tous ces éléments ont contribué à augmenter la valeur de la revue, qui la première a publié ces analyses. Ces idées originelles offraient des perspectives nouvelles et révolutionnaires en même temps qu’elles étaient des provocations (WEEKS 2011 : 128-134), générant leur flot de réactions positives ou négatives. Polémiques ou clivantes, ces analyses sur la condition des femmes et les luttes féministes ont imposé des manières de voir et ont contribué à réorienter les débats sur le terrain des discours, des pratiques et des stratégies d’action collective. Dès lors, les polémiques qui surgissent au moment de la publication d’un texte ou d’un article visent autant le contenu que la revue qui l’a fait connaître.

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NOTES

2. Sans être systématique, l’usage du pluriel de « féminismes » sert à souligner la grande pluralité de ces mouvements à une époque où ils se perçoivent comme homogènes et inclusifs de toutes les luttes.

RÉSUMÉS

Cet article fait l’analyse critique de l’action des revues féministes au sein du féminisme québécois dans les années 1970 et 1980. À cette époque, les revues, dont Québécoises deboutte ! (1969-1974) et La vie en rose (1980-1987), servaient de laboratoires pour l’élaboration d’idées et d’analyses nouvelles, lesquelles étaient ensuite mises en circulation sur le terrain des luttes. C’est à travers l’évolution des revues, les thèmes abordés dans leurs pages et la manière dont ceux-ci sont traités que nous pouvons observer la transformation du féminisme et des collectives de femmes à partir de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980. L’article revient sur cette génération de militantes qui ont créé des revues pour les mettre au cœur du féminisme québécois et de certains de ses courants de pensée et qui ont réfléchi à l’importance d’une presse féministe de contre-information. Une place particulière est réservée à la La vie en rose qui a initié une rupture avec les groupes de femmes, tout en se voulant la nouvelle avant-garde du féminisme. Une discussion clôt cet article sur la place des revues à l’intérieur des féminismes et de leur déplacement vers la périphérie du mouvement, ce qui a entrainé une rupture – sans doute partielle et/ou temporaire – entre la culture et le politique.

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This article proposes a critical analysis of feminist journals within Québécois feminism during the 1970s and the 1980s. During that time period, journals like Québécoises deboutte ! (1969-1974) and La vie en rose (1980-1987) were laboratories for new ideas and analyses, and these ideas, in turn, were transmitted to inform political struggles. The transformation of feminism and women’s collectives from the end of the 1960s until the middle of the 1980s is observed through the evolution of these journals, the themes they addressed and the ways in which they dealt with such issues. The article revisits the generation of feminist activists who created these journals, who were successful in positioning them at the heart of their movement and of multiple ways of thinking, and who reflected on the importance of a counter-information press. More specifically, La vie en rose is highlighted as it is a journal that provoked a rupture with women’s groups while attempting to create a new feminist “avant-garde”. The article ends with a discussion of the place of feminist journals within feminism and their displacement to the periphery of the movement, hence provoking a rupture – partial and/or temporary – between the cultural and the political spheres.

INDEX

Mots-clés : féminisme et groupes de femmes, revues féministes et productions culturelles, luttes politiques et gauche québécoise Keywords : feminism and women’s groups, feminist journals and cultural productions, political struggles and the left in Québec

AUTEUR

JACINTHE MICHAUD Jacinthe Michaud est professeure titulaire à L’École d’Études des femmes, de la sexualité et du genre/ School of Gender, Sexuality Studies and Women’s Studies, de l’Université York (Toronto). Elle est l’auteure du manuscrit The Multifaceted soul of a Movement: Exploring the Frontiers of Québec and Italian Feminism(s) qui vient d’être soumis à UBC Press. Elle a aussi publié plusieurs articles dont « The Politics of Representation and the Problem of Loyalties within Feminist Research: Revisiting the Position/Location of the ‘Native Informant’ in Gayatri Spivak » publié dans la revue Studies in Political Economy. Elle travaille présentement à l’analyse critique des facteurs de psychiatrisation et la criminalisation de certaines catégories sociologiques de personnes pour cause de participation à des mouvements radicaux et politiques.

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The Funding Experience of Women’s Charitable Organisations in Nova Scotia Le financement des organisations charitables pour femmes en Nouvelle-Écosse

Emma Kay

AUTHOR'S NOTE

The author(s) disclosed receipt of the following financial support for the research, authorship, and/or publication of this article: This research was funded by the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada.

1 Since the 1960s, Canadian women have become increasingly engaged in formal politics and play important roles in a wide range of social issues, such as access to abortion and the prevention of violence against women. Women’s participation in politics was facilitated by a strong commitment by the federal government to fund women’s non- governmental organisations (PAL 1993) and the subsequent increase in the number of women’s non-governmental organisations (c.f. BÉGIN 1992; DOBROWOLSKY 2000; MITCHELL 2015). Despite these gains, the rise of neoliberal politics in the 1980s led to a series of cutbacks that not only jeopardised the well-being of the NGOs (CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS and LEWCHUK 2016; SHIELDS 2014) but began what some have referred to as an economic assault on the women’s movement by the federal government (BRODIE and BAKKER 2007; RODGERS and KNIGHT 2011). Scholars have also observed that these federal cutbacks led to a downloading of responsibility to the provincial level (BRODIE and BAKKER 2007; MAHON and COLLIER 2010; RODGERS and KNIGHT 2011). Even so, research has shown that in some provinces, such as Nova Scotia, there is evidence that practices of austerity and neoliberal policies at the federal level correspond with an increase in provincial funding for women’s organisations (KAY and RAMOS 2018). Despite such work, there has been little examination of how

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the relationship with government funding agencies is experienced by organisations themselves.

2 Most research on funding for women’s non-profit organisations focuses on larger population centers in Central and Western Canada; this means that smaller population provinces such as those in Atlantic Canada, which accounts for 4 of the country’s 10 provinces, are overlooked. Nova Scotia, like other Atlantic provinces, has depended on federal transfer payments and made use of deficit financing to offer services to its population for years (CLANCY 2015, 80). The province is known as the debt leader of the region, and had the highest percentage of low-income residents nationwide in 2017 (STATISTICS CANADA 2019b) and one of the largest aging populations in the country (STATISTICS CANADA 2019a). Based on these trends, it is conceivable that the services provided by non-profit organizations would be in higher demand in Nova Scotia. Although some research has been conducted on funding of Nova Scotian women’s groups, it is limited in its scope. Naomi Black’s (2006) research, for example, looks at audits of women’s organisations in the province between 1990 and 2004. Her research focuses on changes in the number of women’s organisations over time, looking at issues of diversity and feminist identity. Her work offers only a brief overview of the impact of neoliberalism on women’s groups in Nova Scotia for a short window and does not address funding rationales. Kay and Ramos (2018) build on this analysis with a historical analysis of trends in funding for women’s organisations between 1960 and 2014 in Nova Scotia. They find that the increase in grants issued and the increase in the dollar amount per grant by the province occurred at the same time as the federal government began to adopt neoliberal policies and practices of austerity. It is unclear, however, how provincial support is experienced by organisations themselves. For this reason, I examine women’s organisations in the province of Nova Scotia to understand firsthand experience with government funding.

3 To understand how organisations navigate their relationship with the state, I draw on feminist perspectives of organisation theory. Specifically, I use the idea that women’s organisations are not inherently hierarchical and driven by perceived competition with other groups (see IANELLO 1992). While organisation theories have gone through many revisions, from classic to contemporary, they agree that organisations possess hierarchies of authority, whether this hierarchy is centralised and rigid or decentralised and loose (c.f. DOCHERTY, SURLES, and DONOVAN 2008, 35; see also ACKOFF 1981; FAYOL 1949; HAMMER 1990; MACSTRAVIC 1986; MAYO 1933; MCGREGOR 1960; NACKEL and KUES 1986; SENGE 1990; TAYLOR 1911; WEBER 1947). There is evidence, however, in literature on women’s organisations, that women’s groups are unlike others because they are intentionally non-hierarchical and are able to remain that way despite pressures to bureaucratize (CALÁS and SMIRCICH 2014; EISENSTEIN 1991; FERGUSON 1984; GILLIGAN 1982; IANELLO 1992; KANTER 1993). Cunningham, Baines, Shields and Lewchuk (2016, 455-456), whose research on the impact of austerity policies on women’s organisations in Canada and Scotland, find that organisation employees support management’s decision to adopt a hierarchical structure. Organisation members recognised that efforts to increase control within the organisation were driven by state expectations and not management. I expect similar sentiments to be present among surveyed organisations and for it to be reflected in how they perceive of inter- and intra-organisational competition. Specifically, I expect

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to find cooperation within and among organisations despite limitations in funding availability and pressures to bureaucratize.

4 My examination begins with a short literature review on funding for women’s organisations in Canada. Next, I present the methods used for data collection and analysis; I detail the survey used and provide a brief justification of the questions being asked of organisations. I then present my analysis and offer conclusions based on what the survey findings say about organisations’ relationship to state funding agencies and how these findings can be extended to other organisations to inform best practises for survival during periods of austerity. There are three key findings that came out of this research. First, service organisations are represented more than other types of organisations. Second, there is a discrepancy between reported levels of funding and how organisations perceive government support. Third, survival is not accidental, and organisations are mindful of the strategies they use to procure funding and to survive its absence. Fourth, cooperation with similar organisations is reported more frequently than competition. Lastly, there is a discrepancy between what organisations need and what they are being given.

Literature Review

5 Canada’s federal government has a longstanding tradition of supporting its non-profit sector (LAFOREST 2013, 10) which includes its women’s organisations (PAL 1993). Since the early 1980s, however, government policies have been punctuated by funding cutbacks, welfare reform, and austerity measures (CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS, and LEWCHUK 2016, 456; LAFOREST 2013, 11; PHILIPS, LAFOREST, and GRAHAM 2010, 190). The shift to neoliberal policies was troubling for many organisations that used government grants as their primary source of funding (CLÉMENT 2009; PHILIPS, LAFOREST, and GRAHAM 2010, 189). In the absence of adequate provincial or other supports, federal cutbacks can not only devastate organisations (CLANCY 2015), but determine their survival.

6 Provincial and territorial governments are uniquely positioned to step in when funding is cut at the federal level. Some provinces, like Quebec, have had longstanding support for their non-profit sector (MASSON 1999; 2004; 2006; 2012; 2015), while others, like Nova Scotia, have had to pick up the slack over time (KAY and RAMOS 2018). Social services, for example, fall under provincial jurisdiction (BEAUDOIN, PANNETON and MCINTOSH 2020) and how provinces choose to fund social service organisations can affect their population’s most vulnerable.

7 Although some scholars caution that governments can use funding as mechanism to coopt and effectively de-radicalise advocacy groups (CLÉMENT 2009, 174; CORRIGALL- BROWN 2016, 335; PIVEN and CLOWARD 1977: 62), cooptation has not been observed in the Canadian context (RAMOS and RODGERS 2015). A bigger concern for Canadian organisations has been austerity policies that restrict advocacy activity (CAIN and TODD 2008, 281-2) and make it harder to sustain operating costs (LAFOREST 2013, 13). The 2006 federal budget was particularly damaging for women’s organisations with connections to the women’s movement (RODGERS AND KNIGHT 2011, 575-6). The budget removed all financial support formerly available for women’s research, advocacy, and lobbying organisations through Status of Women Canada (STRUMM

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2015, 108). These changes reduced organisations’ capacity to advocate on behalf of their own needs and those of the populations they serve.

8 Scholars have documented the impact of funding cutbacks on organisations over the past few decades. They have shown that budgetary reductions can put an organisation’s survival in jeopardy (SCOTT 2003, ix). Although budget cuts can reduce opportunities for public participation in policymaking (BONISTEEL and GREEN 2005, 1), some scholars have documented instances where organisations will continue to lobby governments even in the absence of adequate funding (c.f. BASHEVKIN 1989; MASSON 2015; 2006). Yet cutbacks can also prevent organisations from advocating on behalf of their target population to prevent losing any more financial support (ILCAN and BASOK 2004, 136; SCOTT 2003, xv). Constraints can make an organisation’s target population vulnerable (BERES, CROW, and GOTELL 2009, 154; MORROW, HANKIVSKY and VARCOE 2004, 365). Organisations have also observed instances of “defunding” (STRUMM 2015, 107) where programs are not renewed. A similar problem occurs when budgets remain constant and do not keep up with inflation. Stagnant budgets reduce available resources and put an organisation’s ability to fulfil its mission at risk (CAIN and TODD 2008, 268; CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS, and LEWCHUK 2016, 460). This is done to negate the negative publicity associated with budget cuts.

9 The social and political context of funding, however, does not speak to how women’s organisations experience and respond to shifts in funding. Cecilia Thun (2014, 211), for instance, found that in the wake of neoliberal policies in Norway the once collaborative relationship between women and the state became characterised by market rationales and decreased state accountability to women’s issues. The same has been observed in the Canadian context (BERES, CROW and GOTELL 2009; CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS, and LEWCHUK 2016, 457; DOBROWOLSKY and JENSON 2004, 166; MCKENNA 2015, 49; STRUMM 2015, 101) where scholars have also observed distrust in the federal government among women’s groups in reaction to austerity policies (STONE, HAGER, and GRIFFIN 2001, 271). Such perceptions have largely gone unexplored at the provincial level, and for this reason it is worth examining how women’s groups perceive and respond to shifting political contexts and funding.

Methods

10 To understand how women’s organisations perceive their relationship with state funding agencies, I designed and administered a survey. The sampling frame for this study was built using data collected for the State Funding for Social Movements2 project, led by Dr. Dominique Clément at the University of Alberta, Dr. Catherine Corrigall-Brown at the University of British Columbia, and Dr. Howard Ramos at Dalhousie University. I used the provincial funding data collected by Janelle Young and Howard Ramos from the Nova Scotia Public Accounts which detail financial statements, agencies, and funds spent from 1960 to 2014.3 Kay and Ramos (2018) used these data in their historical analysis of funding trends for women’s non-profit organisations in the province. The organisations coded as women’s groups include those that “represent or advocate on behalf of women’s rights, violence against women, abortion rights, child- rearing needs, Indigenous women’s rights, women’s political interests, legal issues related to women, children and youth, philanthropic groups run by women in the community, housing for women, and groups addressing women’s economic interests.”

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(KAY and RAMOS 2018,1662) In addition to these fields, an organisation must also explicitly mention or target women.

11 The data collected for this project were used to build the sampling frame of women’s non-profit organisations in Nova Scotia. The sampling frame is the women’s organisations that received funding between 1960 and 2014, and still exist today. There were 138 women’s groups that were funded during this period and, of these groups, 66 were no longer in operation and 72 still existed. The 72 organisations still in operation today were invited to participate in the survey. Organisations that have never received funding from the province, including those with unsuccessful applications, are absent from this list.

12 Organisation directors were contacted via email on May 24, 2017 to inform them of the survey, describe the study and request their participation. There was one follow-up email sent out on June 13, 2017. The survey closed on June 21, 2017. For online questionnaires in the social sciences, Baruch and Holtom’s (2008) review of sample sizes from 1607 studies published during the period of 2000 and 2005 finds that the average response rate is 52.7% with a standard deviation of 20.4 percentage points. Twenty- seven of the 72 organisations responded to my survey, a response rate of 37% which is within one standard deviation of the average response rate identified by Baruch and Holtom (2008). Of these 27 organisations, two excluded themselves from the research, 17 completed the survey in its entirety and eight partially completed it. Both complete and incomplete surveys are included in my analysis to maximise sample size for each given question. This means that the data set is unbalanced and, in cases where data is presented graphically, the sample size for that question will be cited.

13 The survey itself is made up of 27 questions and divided into four sections. First, participants were asked questions about how they identify their organisation and which services and activities their group provides. This self-identification process is important because, in many cases, organisations may otherwise feel pressured to present a certain image to speak to funding priorities. Here, they had the opportunity to indicate exactly what they do, who they help, and what they want to do. The next section includes questions about the organisation’s relationship with government funding agencies. Participants were asked about the level of support they receive from both federal and provincial governments, how funding is allocated, and the reasons given for rejected grant applications. The third section uses a series of Likert-scale questions to probe how organisations perceive their relationship with funders. In the final section of the survey, organisations were asked if they identified as feminist and were given the opportunity to include additional information that was not covered in the survey. The overall purpose of the survey was to assess how women’s groups experience funding—how they cope with shifts in funding, what the process of acquiring grants entails, and general opportunities and barriers they encounter when applying. The collected data were processed and cleaned using Excel and Stata 14. Quotations come from open-ended questions which were coded by theme. Themes were developed from the literature and include cooperation, competition, strategy, government priorities, core funding, and project-based funding. The quantitative data are analysed using tabular and graphical analysis in the section that follows.

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Results and Discussion

14 The survey results reported here are based on the responses of the 25 organisations that completed it entirely or partially. A number of findings that came out of the survey are discussed here. First, not all the organisations invited to participate in the survey felt their organisation’s identity or experiences fit the survey’s target population. Following the initial email invitation, representatives from two organisations contacted me to exclude themselves from the research. The first organisation was a sexual assault centre and, while women may be overrepresented among their clients, they serve all genders and all Nova Scotians. They also commented that they were the only sexual assault centre in the province that offers support and services for all genders. They were also motivated to exclude themselves from the survey because they felt they received less funding than similar organisations that are women-only. This funding disparity could be explained by society’s tendency to silence and dismiss instances of male sexual assault despite the thousands of Canadian men and boys being victimized annually (ASSOCIATION OF ALBERTA SEXUAL ASSAULT SERVICES 2020). This finding reifies concerns voiced by participants later that there is a disconnect between the actual needs of a population and what funding agencies perceive.

15 The second organisation felt that it would not have any meaningful contributions to make to the survey because it no longer applies for federal or provincial funding. The group was in the sampling frame because it received a provincial grant in the 1960s. In lieu of state support, the group now relies on private donations and individual incomes. The shift to private funding follows literature that suggests that unstable government funding can encourage organisations to pursue alternative sources of funding (CORRIGALL-BROWN 2016, 331).

16 The second finding is that social service groups represent the largest proportion of organisation type among both those that completed the survey and those that were invited to participate (see Figure 1 which reports proportions by organisation type of all groups that completed the survey). The higher representation of social service groups is expected, given literature that points to the importance of service organisations within the women’s movement, as well as literature which indicates that government entities more often fund social service organisations (STRUMM 2015; BRODIE and BAKKER 2007; EIKENBERRY and KLUVER 2004). The need for service organisations is also most acute among vulnerable populations and it only increases during periods of austerity (LAFOREST 2013, 12).

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Figure 1: Women’s Organizations by Type

17 A number of organisations identified differently than the initial coding scheme. One group identified as “International” while three groups identified as “Other.” It was not possible for the initial coding scheme to be exhaustive, as the way organisations choose to present themselves online and in grant applications is not necessarily indicative of how they conceive of themselves and their services.

18 Organisations were also given the opportunity to detail the specific activities of their group. Of the participants that responded to this question, six offered services of support for women and children fleeing abuse and violence, eight groups provided housing or shelter of some kind, and 12 organisations offered social support through counselling, networking and referrals, as well as accompaniment to appointments. Six organisations’ cited activities related to physical health and safety while two organisations engaged in professional development activities, and three groups offered general community programming for women and girls. Interestingly, these activities are all linked to the delivery of social services.

19 The third finding from the survey data is that the province provides more financial support than the federal government. Figure 2 reports the proportion of organisations by the primary source of funding they receive. Approximately two-thirds of participants report that the provincial government is their primary source of funding. Given the focus in state funding literature on the federal level (BASHEVKIN 1989; MACDONALD 1995; MITCHELL 2015), this finding reinforces the need for more research to be done at the subnational level. Of those citing the provincial government as their primary funder, ten organisations indicated that the provincial government covers 75% or more of their operating costs. When federal funding is considered, only five groups report receiving federal funding and, of these groups, just two report having 75% or more of their operating costs covered by the federal government. The absence of

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substantial federal support is in line with literature that observes the downloading of responsibilities from the federal to provincial governments (BRODIE and BAKKER 2007; RODGERS and KNIGHT 2011) and consistent with expectations and responsibilities attached to provincial jurisdiction (BEAUDOIN, PANNETON and MCINTOSH 2020). All but three organisations said that a portion of their operating costs are covered by private donations, an area not considered in the state funding literature, and one group indicated that all its operating costs were covered by private donations. This follows literature on state funding that suggests non-profit organisations are increasingly seeking other sources of funding in the absence of adequate government support, whether support is sought from different levels of government or from private donors (CORRIGALL-BROWN 2016, 331; CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS and LEWCHUK 2016, 462).

Figure 2: Primary Source of Funding

20 Organisations were asked about how they perceive their relationship with funding agencies. First, participants were asked to answer an open-ended question on strategies used in funding applications. Of the 11 participants that responded, four organisations commented on the need to respond to perceived government funding priorities by shaping their application(s) accordingly. This is consistent with literature that indicates non-profit organisations carefully craft their grant application(s), mindfully selecting their words and aligning their objectives with funder priorities (KNIGHT and RODGERS 2012, 277). Interestingly, two organisations commented on how they collaborate with other organisations to acquire funding from government bodies. Existing literature on non-profit organisations seeking government funding generally focuses on competition amongst organisations (EIKENBERRY and KLUVER 2004, 138; CULLEN 2015, 417; MERRETT 2001, 409). Instead, this finding is consistent with literature that takes a feminist approach to organisation theory and proposes feminist

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organisations are inherently non-hierarchical and thus more open to cooperation within and without (CALÁS and SMIRCICH 2014; CUNNINGHAM, BAINES, SHIELDS and LEWCHUK 2016; EISENSTEIN 1991; FERGUSON 1984; GILLIGAN 1982; IANELLO 1992; KANTER 1993). Another organisation responded that the province no longer funds specialised employment services for women and that they must access funding through another organisation that submits grant applications on their behalf. This is another approach to funding not examined much by state funding literature.

21 The relationship between organisations and funding was explored further with questions about barriers and accessibility. Participants were given the opportunity to outline why, if at all, grant applications were rejected at the provincial level through an open-ended question. Eight of 19 organisations indicated that they have had a grant application rejected. In terms of reasons why their applications were rejected, all organisations reported at least one of the following sentiments: the government did not have enough money available to fund them at the time of the application, or their application did not fit government funding priorities. Interestingly, one organisation indicated that because it receives funding from the Department of Health it is prohibited from applying for funding from other government departments. This can be problematic if the funding they receive is not meeting the needs of the organisation.

22 Organisations were also asked through another open-ended question if they face any obstacles generally when it comes to funding. When asked about general barriers to funding, the consensus among the organisations was that budgetary restrictions pose significant barriers in the funding process. One organisation commented that “because another agency [like ours] is funded under that particular program, it eliminates us from being able to access funds, no matter how poorly the proponent is providing services under that funding stream.” This is troubling because it indicates that the government operates under the assumption that one organisation can meet the needs of an entire population, an assumption that is negated by the existence of a second organisation that provides similar services. Similarly, some literature notes that smaller organisations are less likely to receive government support than larger ones (e.g. STONE, HAGER and GRIFFIN 2001, 277), a sentiment echoed by two other organisations in the sample.

23 Another concern voiced by organisations that responded to the survey was related to how funds are regulated. One representative noted that a “lack of available funding for operating costs as opposed to program costs” was a barrier. This was echoed by another representative who commented that “funding from provincial [government] is designated for staff salaries […and there is a] minimal amount [of funding] allotted for operational budget.” Similarly, one organisation reported that: “Our funding now comes to us through another community organisation that is not interested in viewing policies and programs through a gender lens, so they are making funding decisions that diminish the ability of the organisation to provide effective services for women in our community.” This suggests that funding agencies, whether they are federal or provincial, have strings attached to funding given.

24 There is a feeling among some participants that their client-base also affects funding availability. One representative of an organisation commented that “the provincial government funds us approximately 40% less than the male facilities. We have to negotiate every year to receive parity funding.” Another respondent commented: “we are not a ‘sexy’ organisation to support. We don’t raise money for children with cancer

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– our clients are women that society wants to punish and throw away.” For both groups, their client-base is an obstacle for successful funding applications. Research by Meinhard and Foster (2002, 25) establishes this as an issue not limited to women’s organisations in Nova Scotia but as one that is felt across the country.

25 Organisations were asked about how funding has changed, if at all, since the last 2015 federal and 2013 provincial elections. While the governing party in the provincial government did not change in the 2013 election, Prime Minister Stephen Harper and the Conservative government were replaced with Justin Trudeau’s Liberal government in the 2015 federal election. The newly elected government set expectations among women’s groups that they would see an increase in funding under their tenure (Smith 2016) when Prime Minister Trudeau explained that he chose to make half his cabinet women by boldly declaring “because it’s 2015” (Chartrand 2015). Ten organisations commented on a change in funding at the federal level and of these, seven felt the change was for the better while two felt it was for the worse. Three organisations observed an increase in federal funding while one group noted a decline. Interestingly, one participant commented that Pan-Atlantic projects have become more of a focus of federal funding agencies, which is an obstacle for groups with an in-province client- base. When asked about how they anticipate federal funding to change in the next five years, organisations expressed views that were both optimistic and pessimistic. One commented that the “current government likes national policies/program [which] may exclude the Atlantic provinces for regional opportunities.” Another expects funding opportunities to increase, but not in terms of covering operating costs. Others noted that given the present focus of the federal government on the laws around sexual assaults, and service availability for mental health and addictions, there is likely to be an increase in funding for organisations operating in those areas.

26 At the provincial level, opinions on how funding has changed since the 2013 election are mixed. Eight organisations noted that funding has changed since the last election, with four feeling the change was for the better, and four for the worse. The four representatives who saw a change for the better mentioned the introduction of funding opportunities under the province’s new Sexual Violence Strategy (SVS). Interestingly, one organisation voiced concern that the SVS funding is short-term and that “there is no long-term commitment from government to sustain the work.” This concern follows literature that finds that funding for organisations has become increasingly short-term and precarious (RODGERS and KNIGHT 2011). The same participant also noted that these grants are for work in a highly specific area. It is unsurprising that organisations that do not engage in this work are less optimistic. Two representatives whose organisations are geared toward professional development note that the province’s support is now non-existent: Specialized employment services that have successfully provided career development services for women, African Nova Scotians, and Persons with Disabilities in Nova Scotia for more than 30 years can no longer apply for provincial funding through Labour and Advanced Education to continue to provide services specifically for those disadvantaged groups. Those services are now included as part of the Nova Scotia Works Employment Service Centres.

27 In terms of the future of funding at the provincial level, the views expressed were generally pessimistic. Organisations expressed concerns that more government responsibilities will be downloaded to non-profit organisations without funding being increased accordingly. In addition to this concern, some respondents fear that

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misplaced government priorities, a decline in funding opportunities and the absence of core funding will also worsen in the coming years. One group felt that funding will only change if a new government is elected. Another expressed fear that “funding for women’s programs will be included in larger agreements and the decisions regarding programming will no longer be made by organisations with women’s best interests in mind.” Although previous literature demonstrates that the clientele of women’s organisations have interests and concerns that are unique to them (MEINHARD and FOSTER 2003), there is concern that funding will not be gender-sensitive.

28 Table 1 explores levels of agreement with a series of questions regarding federal and provincial funding. Respondents generally expressed dissatisfaction with current levels of provincial and federal support. There appears to be a consensus that the federal government provides more financial support for women’s groups than the province. This is inconsistent with the proportion of operating costs covered by the federal and provincial government reported earlier in the survey, which suggests that perceptions differ from actual levels of support.

29 Participants were in disagreement over whether they feel they can engage in advocacy activities without repercussions from funders. Eight groups agree that they can advocate sufficiently on behalf of their target population while seven expressed concern about losing government support over their advocacy activity.

Table 1: Perceptions of State Funding, Likert-Scale Questions

30 The final question of the survey offered respondents an opportunity to add additional comments on anything not covered in the survey. A theme among responses to not only this question, but to others throughout the survey, is the importance of inter- organisation collaboration. Once again, this departs from traditional organisational theory which focuses on competition between organisations for funding.

31 Partnership with other organisations, however, is not without its problems. For example, one group commented that the government is encouraging women’s groups to partner with for-profit organisations to access funding. This is not surprising given that some scholars have observed similar partnerships being established in other areas of the non-profit sector (EIKENBERRY and KLUVER 2004, 138). The issue, however, is that there needs to be consensus among partners in order to apply for funding, with one participant noting that “unless the partner organisation supports the need for funding for women's services, the ability to access [money] from those organisations that control funding agreements can become incredibly difficult. Our partner has voted

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down our every request for [funding] for women's programming.” This echoes earlier concerns that funding entities or those involved in the funding process are not concerned with gender-specific needs. The concern that both the federal and provincial government harbour misplaced priorities surfaces in more places than one.

32 Another participant followed up on the questions regarding advocacy, commenting that many women’s organisations’ activities extend beyond what their funding covers. This is accomplished through seeking other grants and fundraising. The process of applying for grants is labour and time intensive, however, and is often fruitless. They also noted that grants are often “whatever the flavour of the time is and [are] not necessarily what the people [women’s groups] serve need.” A similar sentiment was expressed by another organisation: Recent changes to department oversight in our province has [sic] caused significant issues with funding advocacy, accountability and oversight. The Status of Women oversee our funding and [are] not skilled at this, as they have never done it in the past, so they are making some crucial mistakes, which result in them damaging well established relationships from the past.

33 Discontent with the provincial government is rife throughout the responses. One organisation expressed concern that the provincial government is downloading more and more responsibilities to women’s non-profit organisations without increasing funding accordingly. This is a process that is well-established in the Canadian context (BROWN and TROUTT 2004, 5; ABU LABAN 2008, 175) and linked to the shift to arm’s length regulation under neoliberalism (CERNY 2010, 148). Another suggested that the provincial government does not adequately address the economic and social inequalities endured by women who need social service groups. Others are concerned that their constituency’s needs are not being addressed, one group comments: The Province’s ONE Report4 excludes women entirely, especially SMEs [small-to- medium enterprises]. No target was set to build a strong economy based on women owned businesses who are the fastest growing sector in Canada. With over 23,000 self-employed women, the NS government should recognize the potential by investing in organisations that can assist them. Federally, the funding is supportive and continues to make an investment not only here in NS but across Canada.

34 The perceived lack of provincial support stands in stark contrast to the level of support observed by Kay and Ramos (2018) in their historical analysis of provincial funding for women’s organisations in the province. The perceived need for more funding documented by organisations surveyed demonstrates a discrepancy between what funding data tells us and how funding is experienced. Although participants were particularly critical of the provincial government, they did convey that funding at both levels of government is insufficient in some capacity.

Conclusions

35 Nova Scotia, like other provinces in Canada’s Atlantic Region, is a ‘have-not’ province; it has relied on deficit financing (CLANCY 2015), has one of the largest aging populations (STATISTICS CANADA 2019a), and boasts the highest percentage of low- income residents (STATISTICS CANADA 2019b). All these trends suggest that the province’s population is more likely to need the social services provided by non-profit organisations, which means that the closure of these groups would likely be

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devastating. It is for this reason that I examined how organisations perceive federal and provincial funding and, more importantly, how they navigate it.

36 Following the findings of Kay and Ramos (2018), the results from the survey data presented here demonstrate that, of the women’s organisations surveyed, groups that provide social services consistently received the bulk of funding in Nova Scotia. This is consistent with literature that suggests government funding agencies fund social service organisations more than other groups (c.f. KNIGHT and RODGERS 2012). Organisations that emphasize their position as service providers are likely less susceptible to cutbacks associated with austerity at the federal level if they seek funding for services provincially. The type of services being offered is likewise important, organisations whose services reflect government priorities are more likely to be funded.

37 The survey results presented here indicate that organisations that participated perceive government support as inadequate at both federal and provincial levels. While participants received the bulk of their funding from the provincial government (KAY and RAMOS 2018), federal support was viewed more favourably. This finding indicates an inconsistency between how respondents perceive federal and provincial funding, and how funding is actually distributed, which suggests that, while funding may objectively increase, the subjective experience of the group being funded provides insight into the adequacy of what is being provided. Given the timing of my survey, this positive view of the federal government may be attributed to the change in power from Conservative to Liberal in 2015, which gave women’s groups hope that funding would improve (SMITH 2016). The downloading of federal responsibilities to provincial governments without a corresponding increase in financial support (BRODIE and BAKKER 2007; RODGERS and KNIGHT 2011) may account for negative attitudes toward the province. This process might allow the federal government to avoid culpability in the eyes of its fundees given that it is provincial actors at the other end of defunding and rejected grant applications. It is therefore conceivable that the Nova Scotia government would receive more criticisms from these organisations.

38 A number of respondents reported difficulties acquiring both federal and provincial funding. Many groups indicated that they strategically wrote grant applications to speak to government priorities. The problem with this funding model, based on the responses reported here, is that there is a discrepancy between government priorities and organisations’ needs. Some respondents indicate that funding agencies are insensitive to gender-specific issues; others were concerned that while their responsibilities to their target population grow, funding is not being increased accordingly.

39 A notable finding in the survey was that some participants indicated that they cooperate with other women’s organisations to help ensure survival. This deviates from the focus on competition in literature on inter-organisational relationships and contract competition (CULLEN 2015; EIKENBERRY and KLUVER 2004; MERRETT 2001). The success of inter-organisational cooperation, however, has been observed in other areas of the non-profit sector (EIKENBERRY and KLUVER 2004, 138). This suggests that more attention needs to be paid to the relationships between organisations.

40 This research makes three important contributions. First, my findings make a modest contribution to feminist perspectives on organisations. The women’s groups surveyed here indicate that they work with and/or support other organisations, which confirms

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the view that women’s groups are not motivated by hierarchy and competition and that the tensions they experience are between themselves and funding agencies. The second contribution is more substantive than it is theoretical. The survey data show how grant applications are strategically written by many of the women’s organisations surveyed. The strategies used ranged from adapting to funding priorities to working with other organisations in their field to developing a support network with similar organisations. Given that these strategies have been successful thus far in keeping these organisations afloat, this knowledge can be used to improve other groups’ odds of survival. Finally, there is a discrepancy between what organisations and their constituencies need and what funding agencies are providing. For one group, this meant receiving less funding because their target population did not look the way the government thought it should; for another, it meant not being able to meet the needs of its constituents because the government already funded an organisation like theirs; and, for almost all participants, it meant increased difficulties covering operating costs because of the rise of project- based funding. The needs of organisations and those whom they serve are not being met by the current funding system; this is therefore an area where consultation between the non-profit sector and funding agencies is paramount to move forward.

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NOTES

2. For more information on the State Funding for Social Movements project see www.statefunding.ca 3. “Documents dated prior to 1996 were accessed in the Legislative Library, while those dated from 1996 to 2014 were collected from the province’s Finance and Treasury Board (2016) website. The grants and contributions from before 1996 were documented using a digital camera. Digital tables in Excel were created using FileMaker Pro, which was used to process both the online records and those captured by camera.” (KAY and RAMOS 2018, 1662) 4. The Nova Scotia ONE Report, also referred to as the Ivany Report, is an economic development plan presented by the Commission on Building Our New Economy. The report contains 19 goals

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intended to address the economic, demographic, and social challenges facing the province. (THE NOVA SCOTIA COMMISSION ON BUILDING OUR NEW ECONOMY 2014)

ABSTRACTS

A vast body of literature exists on national politics and funding for women’s organisations in Canada and a small, but growing, literature exists at the subnational level. Absent from most of this literature are the experiences of women’s non-governmental organisations, specifically as they navigate shifts in funding. These experiences are significant because they provide insight into how and why some organisations survive austerity while others do not. For this reason, a survey on funding accessibility was distributed in the spring of 2017 to 72 women’s non- governmental organisations in Nova Scotia. Findings from the 25 organisations that completed the survey indicate dissatisfaction with the provincial and federal governments, and concerns over whether funding agencies are sensitive to gendered issues.

Il existe une grande quantité de littérature concernant la politique nationale et le financement des organisations pour femmes au Canada aussi qu’une littérature limitée, mais en forte croissance, concernant la politique sous-nationale. Cependant, l’expérience des organisations non-gouvernementales pour femmes est peu représentée, en particulier en ce qui concerne le financement. Ces expériences sont importantes car elles illustrent comment certaines organisations survivent à l’austérité financière tandis que d'autres ne le peuvent pas. C’est pourquoi un sondage sur l'accessibilité du financement a été distribué au printemps 2017 à 72 organisations non-gouvernementales pour les femmes en Nouvelle-Écosse. Les résultats émanant des 25 organisations qui ont répondu au sondage indiquent un mécontentement général envers les gouvernements provincial et fédéral, ainsi que des inquiétudes quant à la sensibilité des organismes de financement vis-à-vis des questions d’inégalités entre les sexes.

INDEX

Keywords: funding, non-governmental organisations (NGOs), women, Canada, Nova Scotia Mots-clés: financement, organisations non-gouvernementales (ONGs), femmes, Canada

AUTHOR

EMMA KAY Emma Kay is a second-year PhD student in the Department of Sociology at Dalhousie University. She completed her MA at Dalhousie University, and her BA (Honours/Internship) at Mount Saint Vincent University. Her research is focused on women's activism and activist movements, government funding, and the role of non-governmental organizations in politics. Her Master's work examined the accessibility of provincial funding for women's organizations in Nova Scotia. Emma's doctoral work will build on this research and will look at the accessibility of all levels of government funding for all women's organizations with registered charitable status in Canada.

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“Grandma is the Mayor”: Women’s Participation in Local Politics in Alberta « Le maire, c’est Grand-Mère » : la participation des femmes dans la politique locale en Alberta

Shauna Wilton and Sarah Greer

“I didn’t realize the impact I had until after the election when women in my community came up to me in the street and said that I inspired their daughters and granddaughters as a role model for them — that is so very inspiring to me. I strongly encourage any woman or man to get involved in their local government.” – Woman municipal politician

1 When Justin Trudeau won the 2015 federal election, he was the first Canadian prime minister to have a gender-balanced cabinet (RACCO 2017). Efforts to achieve gender equality in governments are increasing around the world. UN Women provides training for women candidates, conducts civic education on gender equality, and supports calls for political parties and governments to actively encourage women’s political participation (UN WOMEN 2018). The push for more women in government is based on evidence that an increase in women’s representation has an impact on party positions in areas such as family policy, gender equality, and social policy (ZING 2015). Governments that reflect the diversity of their population are also seen as essential for a healthy democracy (TRIMBLE, ARSCOTT, and TREMBLAY 2013).

2 Despite the international push to encourage more women to run for elected office, less attention has been paid to local government and the representation of women within it. Although local politics are often assumed to be more appealing and accessible to women (LAWLESS AND FOX 2010; TRIMBLE,1995), the number of women elected in municipal governments in Canada is comparable to other levels of government. In 2018, women constituted 29.3% of elected officials in local politics in Alberta and 26% overall in Canada, which is comparable to their participation in provincial (27.9%) and federal (27.1%) politics (EQUAL VOICE 2014; HOUSE OF COMMONS 2018). While scholars have recently turned their attention to Canadian municipal politics (MCGREGOR et al. 2017;

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BREUX, COUTURE, and KOOP 2019), many studies examine election results in larger urban centres but rarely address gender and local politics. This study explores which women are serving in local government in Alberta, why they chose to run, and the challenges and benefits they experienced. In doing so, this study advances our understanding of why women get involved in local politics and the important and complex political roles of women in smaller communities. This research contributes to the existing work on women and local government by expanding our knowledge of the ambitions and motivations for women to serve locally, and the challenges of doing so in a largely conservative political environment. Based on a survey of 198 women currently serving in local government – specifically municipal councils in cities, towns, villages and counties in Alberta – we argue that although women are drawn to local politics for personal reasons such as family responsibilities, a more significant factor was their connection to local community and their belief that a debt to their communities could be repaid through service.

The Scholarly Context

3 Over the past few decades, a growing body of scholarly work examines the challenges that women face in politics in Canada (e.g. ARSCOTT and TRIMBLE 1997; BASHEVKIN 1998, 2009a and 2009b; CARBERT 2013; EVERITT and GIDENGIL 2013; TREMBLAY and TRIMBLE 2003; VICKERS 1997; YOUNG 2000) and elsewhere (e.g. HOLMAN 2017; LAWLESS and FOX 2010; PINI and MACDONALD 2011; SUNDSTROM 2013). Research typically focuses on women in national and subnational politics and revolves around several common themes: the barriers women experience, including family responsibilities, their perceived qualifications, and access to political resources; the importance of political culture; the role of political parties; and the urban/rural divide. While the literature identifies many challenges that women face upon entering national and provincial/state politics, research is limited on women’s participation in local government, especially in Canada.

4 While it is assumed that local government is more accessible for women because it is “closer to home,” easier to reconcile with family life (less travel and fewer hours), and deals more with issues related to women’s historical or traditional concerns (LAWLESS and FOX 2010; TRIMBLE 1995), these assumptions may not be accurate. Early Canadian studies, such as Gidengil and Vengroff’s study of women in municipal politics in Quebec questions the assumption that there were few barriers to women’s participation in local politics and points to systemic barriers, similar to those at other levels of government, arguing that “where women are, power is not” (1997, 536). Arif’s report for the Alberta Urban Municipalities Association (2014) challenges the myth that municipal campaigns are less expensive or competitive than those for federal office. Tolley (2011) also questions the belief that women are more successful in securing municipal seats. Examining federal, provincial, and municipal election results between 1975 and 2009, Tolley finds that Canadian women generally have greater success at higher levels of government. She also discovered women were less likely to hold the more prestigious and well-paying positions, such as mayor or premier (TOLLEY 2011). Her conclusions were supported by Breux, Couture and Koop (2018), who found women comprised only 16% of mayoral candidates in Canada’s largest 100 cities. Women were more likely to run for mayor when there was a female incumbent, but men were more

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likely to run for the more prestigious mayoral positions (BREUX, COUTURE and KOOP 2018).

5 These findings support research emerging from the United States. Van Assendelft’s literature review of the scholarly work on women’s local political participation (2014) found that although the barriers to women’s participation are often thought to be lower at the local level because of the increased number of available positions, the nonpartisan nature of local elections, and the ability to better balance work and family, women remain vastly underrepresented. Women appear to have an ‘ambition gap’, in which they are less likely to consider running for election and need more encouragement (LAWLESS and FOX 2010). When women do choose to run, they do so to represent and create change in their communities; however, serving in local government is “not a fertile breeding ground for higher office” (van ASSENDELFT 2014, 208). Similar to Breaux, Couture and Koop’s 2018 study in Canada, van Assendelft demonstrates that the bigger the city and more prestigious or powerful the position, the less likely women are to be elected (2014, 202-4).

6 Contradictions also exist within the research on the impact of the urban/rural divide on women’s political success. The “cosmopolitanism hypothesis” suggests women should have an easier time running for local office in cities because of their diverse populations, more progressive politics, women with higher levels of education, and higher female labour force participation. Yet Gavan-Koop and Smith’s 2008 study of the Vancouver region found women made up 50% or more of municipal councils in small and medium-sized municipalities (2008, 159), while Carbert (2010) found women typically held 30% or more of the seats in urban metropolitan districts in Canada. These findings suggest women are every bit, if not more, electorally successful in smaller centres. A large body of historical research exists on women’s role in smaller urban and rural communities (AMBROSE 2005 and 2015; REED 2003; WILTON,2000), but we know little about their impact in Canada in contemporary times.

7 In the American context, Kjaer, Dittmar and Carroll’s 2019 study of women’s municipal representation in New Jersey challenges the notion that women do better at the local level, pointing to a large number of councils with no female representation. They provide evidence for council size (rather than size of the municipality) as a significant predictor of women’s presence or absence, with larger councils appearing to have ‘more room’ for female candidates. Their research also suggests that municipalities in which there are more female headed households and/or higher income and education levels are more likely to elect women (KJAER, DITTMAR and CARROLL 2019).

8 A key issue in the study of women in municipal politics is the motivation for women to run for office. Specifically, why do women choose to run and why do they focus their attention on local politics as opposed to provincial/state or federal politics? Furthermore, when women choose to run, what specific gendered challenges do they face? As mentioned above, the notion that municipal politics is as a stepping stone to other levels of government does not accurately represent the motivations of most women in local government. In fact, our research supports American studies suggesting that women are deliberately choosing a local focus for their political ambitions because they are strongly committed to local communities and local issues and feel that they can have a greater impact on their local communities (ASSENDELFT 2014; KJAER, DITTMAR and CARROLL 2018; CARROLL and SANBONMATSU 2013). Carroll and Sanbonmatsu’s research (2013) shows that almost half of women elected were ‘pure

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recruits’, only running because they were encouraged to do so by someone else, while almost a quarter were interested and received encouragement. This data points to the importance of recruitment efforts for increasing women’s participation. They also found that women, similar to men, rated the approval of their spouse very highly, while women were also more likely to rate not having young children as an important factor.

9 Pruysers and Blais’ Canadian study of both who is likely to run for office and who should encourage them (2019) also provides valuable insight into these questions. They found that “Although encouragement does not close the gender gap in general, it does have the ability to close the gap among a particular group of respondents: those individuals with no pre-existing political ambition” (PRUYSERS and BLAIS 2019, 238). Furthermore, the encouragement need not come from parties or those in government, but is as effective coming from family, friends and community organizations. In fact, they found that women were less likely to respond positively to male recruiters, creating space for organizations and other women to encourage and recruit.

Methodology

10 To explore women’s experiences in and perspectives on local government, we conducted a case study analysis of women in local government in Alberta. A survey was distributed in January and February of 2018 to women holding local office in a city, town, village, summer village, county, or specialized municipality in Alberta. The survey was sent via email to 678 women, with 198 women (29%) completing it. The use of a case study approach limits our ability to make generalizations from the data, but is useful for the detailed examination and understanding of a single case (GOMM, HAMMERSLY and FOSTER 2000). The decision to focus on Alberta was based on the experience of talking to women in local politics in Alberta and realizing the wealth of experience and knowledge they had about what works and does not work for women in this province. The dominance of Conservative political parties and ideology in Alberta, as discussed below, makes the study of the participation of women particularly important. Although limited to the experiences of women who won a seat on council, this study serves as an entry point for further research on the experiences of all women in Canada, including the ones who ran for office, but were not elected.

11 The survey was composed of seven sections, each of which included a combination of multiple choice, Likert scale rating, and open-ended questions covering topics ranging from demographics, family background, experience, motivation and challenges. Open- ended questions were included to allow women to speak with their own voices and encourage them to not feel restricted to the questions or topics provided by us. This grounded approach to research was fruitful, with between 30 and 90 percent of women choosing to answer the open-ended questions in each of the sections. The qualitative responses provide a rich body of data that enables the voices of these women to come to the forefront of our research and add depth to the quantitative findings. This paper focuses primarily on these open-ended answers. They were coded according to their content using a grounded theory approach that developed the coding scheme from the data itself and then grouped them thematically (URQUHART 2017, 35-55). In particular, dominant discourses and themes were identified, and contradictions within the responses were explored.

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12 The respondents to the survey reflected a narrow demographic picture of Alberta, suggesting women elected to local office are quite similar in background and do not address the diversity of the province. The majority of respondents were white (90%) and over the age of 45 (68%). More than half (61%) of the participants had completed some form of education beyond high school: 30% had a university degree and 31% had a college diploma or certificate. Almost three-quarters (70%) of participants are employed in addition to serving on a municipal council, with 23% working full-time (35+ hours per week), 29% self-employed, and 4% seasonally employed. The most common occupational sectors were agriculture and forestry (13%), and health care (9%).

13 With regards to family life, three-quarters of participants are married (76%) with partners who are either employed full-time (56%) or retired (12%). Most had children (only 11% reported not having children), but 49% reported that their children no longer lived at home with them. Most respondents first ran for office when their youngest child was 18 or older (40%), supporting the scholarly literature that suggests that women are more likely to run for office as their children become more independent (e.g. CARROLL and SANBONMATSU 2013). About half of the women grew up in a home where politics was sometimes (31%) or frequently (22%) discussed, but only 27% had a family member who had previously run for office. Of the women who responded, 76% had been elected for the first time in the past 5 years (see Figure 1) and 60% had served one term or less (see Figure 2).

Figures 1 & 2: Year First Elected and Number of Terms Served

14 When we look at the women elected to local government across Alberta, the numbers are fairly consistent with the proportion of women elected federally and provincially. In Canada, 28% of people elected to local government in 2015 were women, with the highest proportion of women elected in British Columbia (36%), Newfoundland and Labrador (37%), and Yukon (40%) (STANDING COMMITTEE ON THE STATUS OF WOMEN 2019). The lowest proportion of women were in Saskatchewan and Manitoba (18% each). Alberta went from below average in 2012 to meeting the national average in 2015 at 28%. The proportion of women increased slightly in the 2017 municipal elections.

15 In order to distinguish between types of municipalities, we used Statistics Canada’s definition for urban and rural communities. An urban municipality is a community

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with more than 10,000 inhabitants while communities with less than 10,000 inhabitants are considered rural.

16 Figure 3 shows where the respondents had been elected. Figures 4 and 5 show the urban/rural divide in Alberta. Women were slightly more likely to get elected as both mayors and councillors in rural settings than in urban ones.

Figure 3: Respondents’ Type of Municipality

Figures 4 and 5: Female and Male Mayors and Councillors in Rural and Urban Areas

17 This finding builds on previous literature suggesting that a rural/urban divide affects women’s representation and seeks to provide insight into how rurality impacts women’s politics prospects (e.g. CARBERT 2009). While our research is not able to determine whether this applies across Canada, it appears that in Alberta the historical role of women combined with the conservative political culture creates unique opportunities for specific types of women to succeed politically.

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Conservative Alberta

18 Alberta provides an interesting case study in which to explore the role of women in local politics. It is one of the most fiscally and socially conservative provinces in Canada (ADAMS 2013), the birthplace of the Reform and then the Canadian Alliance parties, and a province within which the men in particular are able to access the wealth of working in the oil and gas industry, often leading to more traditional family structures with men working away from home much of the time (HILL, ALOOK and HUSSEY 2017). Although Albertans poll similarly to most Canadians on most issues, on some issues — capitol punishment, immigration, gay rights — the opinions of a significant number of Albertans is much more conservative that the rest of the country (GERSON 2020). The conservatism of Alberta is also demonstrated through the election of overwhelmingly conservative candidates in provincial and federal elections; for example, in the 2019 federal election 69% of Albertans voted Conservative, winning 33 of 34 seats (ELECTIONS CANADA 2019). In the provincial election of the same year, the Conservative party won 64 of 87 seats (ALBERTA ELECTIONS 2020).

19 Even though Alberta was governed by the left-wing New Democratic Party of Alberta (NDP) at the time of the survey, it was a distinct break from the province’s history of Conservative and populist governments. Until the 2015 provincial election, the Progressive Conservative party governed in Alberta for 41 years. After one NDP term, the new United Conservative Party won the Alberta election, returning the province to a majority right-wing government, characterized by pro-oil and gas and anti-Ottawa sentiments. Having a conservative party in power for such a long period created a regional culture more accepting of traditional views. This traditionalism tended to erect barriers to women’s participation in politics and enforced the belief that women should prioritize domestic responsibilities. While these views can work against politically interested women who still have children at home, it can help those whose children are grown and want to bring their extensive experience in the local community and their place within it as mothers and wives to politics (STALSBURG and KLEINBERG 2016). Alberta has a long tradition of maternal feminism, in which the traditional roles as wives and mothers informed their politics and provided a basis for their political claims (WILTON 2000). For example, the first two female magistrates in the British Empire were appointed in Alberta in 1915 and 1916 on the basis of their maternal feminism (METHOT 2016).

20 Several scholars argue that left-wing political parties are more likely to support and actively promote female representation in politics (BASHEVKIN 2010; O’NEILL,2013; PRAUD 2013; CHENG and TAVITS 2011). However, political parties do not operate at the local level in Alberta. The lack of political parties can potentially benefit women who might have been negatively affected by the party candidate selection process; alternatively, it can hinder women due to the absence of encouragement and resources provided by women-friendly political parties (e.g. GAVAN-KOOP and SMITH 2008; CHENG and TAVITS 2011). Our survey results indicate that the non-partisan nature of local politics was a strong motivating factor for women to run for these elected offices.

21 Many women noted that the Conservative dominance of provincial and federal ridings in Alberta played a role in their decision to participate in local government. “I’m not partisan though I do lean left,” said one respondent. “And in Alberta, that’s a death sentence for federal politics. It’s also putting yourself into the crosshairs of some very

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dangerous people.” Incredibly, another woman stated that “I would be concerned for my safety and happiness by announcing myself as a left-leaning political party candidate in my deeply Conservative area. I have been met with threats of physical and sexual violence on social media because of my views.” The non-partisan nature of local government gives these women an opportunity to get involved in politics without allying themselves with unpopular parties, despite holding less conservative views than many voters. A preference for municipal politics aside, respondents indicated that the most significant deterrents to seeking office at other levels of government are party politics (21%), the time commitment required (13%), feeling under-qualified (12%), being away from family (11%), and a distaste for provincial politics (11%).

22 A small group of female respondents rejected the idea that gender matters in politics, arguing that elected representatives should be selected based on merit rather than on personal characteristics such as gender. This view became apparent in responses to the survey’s final open-ended question asking for any general comments. Some women (7%) argued that gender should not matter in politics and that it should not be studied. One woman even suggested “Avoid[ing] spending money on this topic. Ratepayers in the democratic process decide who represents their area.” Another woman argued that “It is time that gender is not considered. If women are the most qualified candidates there is no reason why an all-woman council would not be common. Anything that gives them special consideration or advantage demeans their position.” These comments reflect the conservative and populist rhetoric of Alberta, which suggests that to focus on gender is to treat men and women unequally and to disregard the importance of merit. Similarly, another respondent commented that: I didn’t run because I’m a woman who wanted to prove to men that women can do as good a job as men. I think most of society will change as the generations change. There is an old boys club in Alberta but it’s phasing out. It’s about what you can contribute and the desire to make a change. That is gender neutral. I do not support anyone being voted in to make statistics look better, I support the best person for the job…

23 Responses such as these mask the inequalities that are present in all levels of government while also reflecting their inherent contradictions. This respondent, for example, both recognizes the presence of an “old boy’s club” as a barrier to women’s participation and says that gender does not matter.

The Family and Community Connection

24 In this study, survey respondents repeatedly emphasized the relationship between the community and women’s participation in local politics. Women referenced strong connections to their communities when explaining who encouraged them to run, what qualifications they perceived as necessary, the qualifications they believed they possessed, what motivated them to run for local office, and why they were reluctant to transition from municipal politics to provincial or federal politics. The section below focuses on how the survey respondents conceptualize and articulate the relationship between community, their families, and their desire to give back.

25 The ability to balance politics and family is an important factor in women’s decision to run for political office. Many women choose to run for office when they are older and their children are grown, so family responsibilities have a minimal impact on their

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political careers (BOHN 2017; CAMPBELL and CHILDS 2017; CROSSLEY 2013). Being a mother can be seen as both an asset to and a challenge in a female candidate’s political life. Mothers can garner votes for their knowledge and activism on family, education, and women’s health issues, and for their ability to bring values like pacifism, tolerance, and compassion to a negative political environment (BOHN 2017, 18). Yet mother candidates may face criticism from voters and opponents for sacrificing their family for politics or for appearing “too motherly,” which is often viewed as a weakness (BOHN 2017, 17; CAMPBELL and CHILDS 2017, 27). Father candidates do not seem to be as negatively affected by parenthood as mother candidates (CAMPBELL and CHILDS 2017; THOMAS and LAMBERT 2017). While municipal politics is often viewed as more family- friendly, largely due to the fact that town hall is closer to home (e.g. ARIF 2014), findings from this study suggest that community connections fostered by being a parent form a central part of many women’s motivation and qualifications to run for local government. One respondent’s comment captures this sentiment: I think having a family provides great insight into your local community. However, although I considered running for town council in earlier years, I am glad that I waited until my children were adults, as it is important to maintain work/life balance. Being a councillor is a very public position, and you have to be available for community concerns. I think that it would be difficult to do this job while having young children at home, as there are a lot of commitments in the evenings and weekends, combined with having heavy decisions on your mind.

26 In addition to relaying how family does (not) impact their political life, almost one in five women (18%) described how having a family had positively affected their work in government and vice versa. These women used their family experiences to make decisions for the betterment of other families in the community while using their council work to set a positive example for their children. The research by Stalsburg and Kleinberg on the self-presentation of family in Congressional races found that being a mother can be an asset under certain circumstances; for example, Sarah Palin and her “Mama Grizzlies” (2016, 286). The stereotypes associated with motherhood, such as the ability to make personal sacrifices for the good of others, are used by some women as evidence of their qualifications for elected government. This discourse is reminiscent of Gilligan’s ethics of care (1982) or Ruddick’s maternal thinking (1995). One woman wrote that “My work takes some time away from family but I also feel it sets an example of the importance of service for my children,” while another similarly stated that “my oldest grandchildren are girls and they’re pretty impressed that Grandma is the mayor.” Others also argued that municipal councils need the perspectives of younger women with children. “Our community needs a young mother to represent that demographic within our community,” said one woman. “It is about breaking down barriers for families and being a voice for women in our community.”

27 The sentiments expressed by female respondents reinforce the tradition of female political activism in Canada. Historically, women have used their social position as mothers and wives in order to enter the public sphere and advocate for social and political change (WILTON 2000). Briggs’ study of women in local government points to the networking women do at schools and in grocery stores (2000, 79). Similarly, van Assendelft points to women councillors and mayors as “joiners” who were already deeply engaged in their communities through civic, religious and children’s organizations (2014, 205). Our findings demonstrate that maternal and familial roles continue to provide a way for women to enter public life as well as shape their

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participation. The finding reflects the complexity of women’s roles in political life and the contradictions that emerge from their personal and public roles. While many women value their family roles and see these roles as providing them access to the political sphere, it is still limiting for women to have their political participation interpreted through their status as mothers.

28 The second motivation for women to enter local politics was community relations. The female respondents framed their candidacies as a service to the community or a way of giving back. When the respondents were asked to rank their motivations to run for office, women listed community-based answers the highest, with an interest in their community and the desire to serve the community ranked as either a 4 or 5 (out of 5) among 93% and 96%, respectively. One woman discussed the obligation she felt toward community members after they supported her family through a difficult time: In 2005, my husband was diagnosed with terminal cancer. This community rallied around us and helped us complete our harvest and someone was always calling [and] asking what they could do to help. The following year many people from the community came to help my children and I get ready for a Farm Auction Sale. I had a huge debt to this community so I felt this was one was I could ‘give back’!

29 The survey results also challenge the assumption that municipal office acts as a stepping stone to provincial/state or federal office. One woman claimed that “I have no political aspirations, I ran for council for the betterment of my village. I do not have any interest in politics or government.” Another woman professed not to be interested in provincial or federal affairs: “I never really followed government too closely. Really only interested in assisting at the grassroots level where I can see the differences made.” As van Assendelft notes, both city councillors and mayors in her study say that “the position of city council member is not a fertile breeding ground for higher office” (2014, 208), but rather that a common motivating factor was the desire to effect change in the community and solve problems (209). Similar to the women in this study, the women she interviewed liked to feel that they were making a difference and felt that they could do so at the level of local government. Briggs’ research further supports these findings. She determines that although local government has few formal powers, “as the only political forum [the councils] provide the only means of articulating an agenda” (2000, 76).

30 Considering our respondents’ repeated emphasis on community, it is not surprising that a majority said they would not run for higher office: 52% said they would not run for the provincial legislature while 78% would not seek a seat in the federal House of Commons. Many participants cited community as a major factor missing at other levels of government. One of them reflected: I love the work done at the municipal level and the amazing involvement this level of government has with the lives of my fellow citizens. So many of the big issues that face our residents and our world will actually be dealt with at this level of government and this is where I see myself being the most effective and most enjoying what I do.”

31 These sentiments were echoed by another woman’s comment that “municipal government enables you to have an impact on community. I feel that perhaps in the provincial/federal arenas, your impact becomes less and more clouded by bureaucracy.”

32 When the participants were asked if they would consider running for local government again, half definitely would and 40% would consider it, for a combined total of 90%. Of

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the remaining 10% who would not run again, 56% claimed it was because they planned to retire from politics altogether. These statistics suggest that once women enter local politics, most do not leave council because of negative work challenges nor do they do so to pursue higher office. They feel that they can best impact their communities through local politics.

33 The survey results reflect a conception of federal and provincial politics and government as undesirable and distinct from local politics. Women municipal politicians frame their political participation as grassroots and effective and, as such, different from provincial or federal politics. The responses also suggest that the local level of government is not the bridge into higher levels of government, but rather the position that reflects the political motivations of the individual, perhaps explaining why the percentage of women at each level of politics in Canada is so similar.

Conclusion

34 The survey of 198 women serving in local government in Alberta provides insights into why women choose to participate in local politics and the importance of place for their decisions, both in terms of the political climate in Alberta and their community connections. Although the existing research points to the central role that family considerations have on women’s decision to run for office, our findings suggest that the reality for women in local government is more complex. The family responsibilities of the respondents can be beneficial and represent a way into local politics, while also being a barrier to their participation at different points in their lives. The centrality of maternal identity and family to community reflects the history of female activism in Alberta and Canada. More research would be valuable to determine if these experiences occur in large urban centres and other parts of the country to the same extent. The most significant theme emerging from our research is the central importance of their communities to the decisions of these women to run for office. Their connection and commitment to their local communities not only encouraged them to consider public service, but also, more than any other factor, influenced their decision to serve at the local level.

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ABSTRACTS

Based on a survey of 198 women serving in local government in the Canadian province of Alberta, our study investigates the motivations of women to serve in local government. This paper explores the relationship between community, Alberta’s conservative political culture, family roles, and the idea of giving back. In doing so, we argue that although family remains an important consideration for women considering local office, this is balanced by the strong desire of the women to serve and better their communities.

D’après un sondage mené auprès de 198 femmes qui travaillent actuellement au sein d’un gouvernement municipal en Alberta, nous nous penchons sur leurs motivations à s’engager dans la politique municipale. Notre article explore la relation entre la communauté, la culture politique conservatrice de l’Alberta et l’idée de rendre à la collectivité. Nous soutenons que même si l’aspect familial reste une considération très importante lorsque ces femmes décident de s’engager dans la politique locale, leur désir de servir et d’améliorer leur communauté joue un rôle tout aussi grand.

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INDEX

Keywords: gender and politics, municipal politics, Canada, Alberta Mots-clés: genre et politique, politique municipale, Alberta, Canada

AUTHORS

SHAUNA WILTON Shauna Wilton is an Associate Professor of Political Studies at the Augustana Campus of the University of Alberta. Her research focuses on the intersections of gender, politics and culture.

SARAH GREER Sarah Greer is a graduate student in Public Administration at the University of Victoria. Her research focuses on municipal governance.

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Childhood, ecological feminism, and the environmental justice frame Enfance, écologie féministe et le discours sur la justice environnementale

Bridget Stirling

1 One of the central figures of environmental discourses is that of the child. This is not to say that children’s voices are at the centre of environmental social movements; while children are frequent participants in environmental projects and tend to show a high degree of interest in questions of environmental protection, they are rarely the voices that lead the environmental debate. Rather, the child serves to stand in for the future; children become a form of symbolic replacement for future generations and a repository for the hopes and fears of adults. In this way, environmental discourses reinforce the not-yet-human status of children and childhood, reifying children’s futurity while continuing to render children’s personhood unintelligible.

2 While many environmental justice advocates have called for a forward-thinking interpretation of distributive justice that includes the interest of future citizens, I argue that to be truly democratic, environmental justice must consider temporality as more than simply the futurity of environmental decision making; to offer environmental justice, we must also consider Adam’s (1996) call for temporal democracy, grounded in a relational, care-oriented understanding of what it means to live in connection with people and with nature.

3 Drawing on feminist scholarship on care-based ethics of relationality, I propose that we need to develop a temporally democratic model of environmental justice that includes the interests of children in their present and future lives as well as the interests of generations past and future.

4 The Canadian Charter of Rights and Freedoms is unevenly applied to children, who are often viewed as future citizens in need of protection rather than as rights-bearing persons in the present. This reflects a tension in Canadian constructions of human rights between liberal rationality and care-based ethics, in which rights are a part of an equal citizenship bound up in interdependent relationships of need that structure society, one that can be understood through feminist political theories of care (TRONTO

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2013; MCGILLIVRAY 2011; WALL 2008; HELD 2006). Complicating this tension is the unclear demarcation of adulthood in Canadian law and society, representing a structural model of childhood in which childhood is that state of non-subjectivity against which adulthood is defined, rather than a developmental stage (CASTANEDA, 2001). Children become symbolic spaces for adult values and adult hopes to be reproduced in a heteropatriarchal system; the constitution of childhood as a space within which adult desires are imposed over children’s interests reflects the construction of childhood as futurity, rather than as lived present. As Wall (2019) highlights in his call to move from childhood studies to childism, patriarchy is rooted in the dominance of a figure who is not only male but also adult. This means that to adequately respond to patriarchal dominance, feminism must consider the role that adults’ relationships to children play in structures of power.

5 Canadian feminism has focused mainly on children as vulnerable persons or as an aspect of maternal policy, reflecting Burman and Stacey’s observation of both the gender-free and anti-feminist nature of northern childhood studies and the failures of northern feminisms in addressing questions of childhood and initiatives for children (2010). As Taylor (2019) underscores, feminist childhood studies offer an important space to think with the problems of the Anthropocene, opening avenues to counter the masculinist conceits of this era. I argue that Canadian ecological feminists must view children as distinct environmental citizens, furthering the interests and needs of both children and women as groups whose voices are often silenced in environmental justice discourses even as they disproportionately bear the weight of environmental harms. By disentangling children from women in our approach to ecological feminism, we make space for the advancement of the interests of both by seeing feminism and childism (WALL, 2019) as allied -isms that can respond to environmental concerns.

Background

6 Despite Canadians’ self-perception as global environmental leaders, Canadian greenhouse gas emissions are among the highest the G20 nations, ranking only behind Australia in 2019 (CLIMATE TRANSPARENCY 2019). Although Canada’s total emissions only constituted two percent of global emissions in 2019, the country’s impact far exceeds its fair share of carbon pollution in an era of climate crisis. Canada also ranks among the last in progress towards its Paris climate targets, despite bold claims of global climate leadership by Canadian politicians on the international stage. As Adkin (2016) notes, fossil fuel companies are deeply embedded within the Canadian – and in particular, Albertan – petrostate, shaping not only energy but also environmental policy and the narrative that Canadian oil and gas production is a positive aspect of Canada’s climate response within a structure of “petrofied” climate policy that emerges primarily from Alberta, Canada’s largest oil-producing province (ADKIN 2016) to shape national climate discourses.

7 However, despite Canada’s inadequate action towards its Paris targets, deep tensions around the politics of energy and climate are central to the current Canadian political context. The politics of interprovincial pipeline projects have been at the centre of national political debates in recent years, in particular in disputes between the bitumen-producing provinces of Alberta and Saskatchewan and potential receiving provinces of British Columbia and Quebec, who expressed environmental concerns over

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climate change and the impact of oil spills. Following on the federal government’s decision in May 2018 to purchase the Trans Mountain Pipeline system and the accompanying expansion project for $4.5 billion, accompanied by court battles and new legislation that would affect energy project construction, pipeline politics in particular became central to the energy and climate discourse in Canada leading into the 2019 federal election.

8 These tensions played out oddly in the final electoral results, with approximately two- thirds of Canadian voters embracing parties whose platforms called for stronger climate action (the Liberals, New Democrats, and Greens) and two-thirds for those who wanted more pipelines built (the Liberals, again, and the Conservatives). This strange tension is reflective of a Canadian public that is deeply ambivalent about climate action, with a September 2019 Ipsos poll showing that while the majority of Canadians want climate action, only half of them are willing to spend any money to achieve it. The poll reflects a deeper conflict around the balance between environment and economy, one that forms the foundation of Canadians’ general inaction on reducing greenhouse gas emissions and lack of demand for meaningful policy action.

9 Amid this immobilization, a few groups stand out in their demands for climate action. Indigenous communities, for example, are one of the most substantial forces in opposition to pipeline development in British Columbia, where several First Nations are engaged in court cases to attempt to halt pipeline construction as well as in protests and blockades to stop construction on their lands. Local municipalities are also strong voices in opposition, alongside environmental activists and groups such as Greenpeace, Extinction Rebellion, and Climate Justice organizations. The loudest group, however, may be those without substantial legal or political power: Canadian children.

10 As in many places around the world, the Fridays for the Future climate strikes have taken hold in Canada, building from a few thousand students in early 2019 to the massive international mobilizations on September 29 that saw millions take to the streets, including the Montreal march led by the teenage Swedish climate activist Greta Thunberg that brought out more than half a million participants locally and tens of thousands out in other cities across Canada. Then, on October 18, 2019, Greta Thunberg led the march into the heart of Canadian climate and energy debate: Edmonton, Alberta, on the steps of the provincial legislature, surrounded by a crowd of as many as 10,000 people, most of them children or young adults.

11 In the face of inaction, Canadian children are acting to seize our attention. School strikes are not simply protests; they are symbolic withdrawal from the normal systems in which we expect children to participate. Much as when adult workers strike, students refuse participation to show resistance to a system that isn’t responding to their demands. Much as disenfranchised groups have done for centuries in the face of structural power, children must find other mechanisms to be heard outside of legal and political avenues open to the adult world. In an era of intersectional feminism, it would seem inevitable for Canadian feminists to ally with Canadian children; however, the structural nature of childhood and feminism’s own ambivalence towards entangling the lives of women and children too deeply may be at work in Canadian feminism’s relative silence on the politics of childhood and climate justice.

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Childhood as structure

12 As compared to the individual child, sociologies of childhood have begun to understand childhood not simply as a temporal or developmental state of the individual child, but rather as a type of structure. Qvortrup (2009, 645) notes that, contrary to the individual child, “[…] childhood as a structural form is defined in terms of economic, social, political, technological, cultural, and other parameters at the social level.”

13 Feminist scholars of childhood have highlighted this understanding of childhood as a structure, rather than a life stage, which allows us to view childhood as socially produced, with childhood constructed as the other against which adulthood can be understood (CASTANEDA, 2001; BURMAN and STACEY, 2010). Rosenbury (2015, 10) notes that “Childhood is not simply a social construction; it is the construction that makes the category of adult possible.”

14 Kjorholt notes that childhood is increasingly constituted as a symbolic, targeted space in which values are reproduced: The symbolic value makes children vulnerable to being targets for policies and initiatives that support certain ideological values that are seen as important, more so than contributing to real empowerment and change of children’s conditions of life. (KJORHOLT 2013, 249)

15 This symbolic aspect is emphasized in an atmosphere of increasing social, economic, and political change (KJORHOLT 2007), and, I argue, this includes environmental change and its associated political, social, and economic discourses and effects. The constitution of childhood as a space within which adult values are imposed over children’s interests reflects the nature of childhood as understood as one of futurity, rather than of a lived present.

Theories of displacement and futurity

16 Qvortrup describes outcome or displacement theories of childhood as a way to begin to understand the shifting of children’s wellbeing from the present to the future by viewing their interests only “in the light of their becoming” (2009, 639). This displacement enables the shifting of children’s interests into their adult futures, rather than their childhood present, structuring childhood as a form of futurity and children as a form of human becoming, rather than human being. This becomes particularly problematic when childhood is framed as a site of investment: “[…] to the extent that children are made into objects of investments, they are gradually deprived of their subjectivity” (2009, 639). By shifting the interest of children from the present to the future, children’s present citizenships become unintelligible through discourses that view childhood as a site of investment in the future, rather than as present citizens deserving of present care and concern.

17 Kraftl suggests that children are often figured in relation to futurity as the future of a utopian society, shaping […] the broader assumption that children somehow represent ‘the future,’ and that therefore our hopeful intentions for them should be geared in terms of a vague, medium-to-long-term, large-scale temporality and spatiality. Generationally, then, children represent a rather widespread hope that the next stage of social

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development might – usually in some unspecified way – be better than the last. (KRAFTL 2009, 76)

18 Hope is central to adult narratives about childhood, something that can be given to children by the (adult) world, and vice versa, often without explanation or justification (KRAFTL 2008). Kraftl emphasizes the futurity of hope as ascribed to childhood: Children and young people – whether babies or teenagers – have been represented for decades as the ‘future’ of society. Conversely, they have also been the locus of anxieties about the future of society (some kind of lost hope). (KRAFTL 2009, 75)

19 Jenks (2005) describes this construction of children’s futurity as intimately tied to modernity. However, in late modernity, this has become a kind of nostalgic futurity that connects childhood with a hoped-for future that returns to a more innocent time. Jenks relates the construction of the child within late modernity to Beck’s risk society, noting that this is critical in understanding how adults now understand and relate to children as a form of nostalgic vision of the child as a meta-narrative of society itself. In the late modern, children have become the guardians of our future, rather than those whose futures require guarding.

20 Research on childhood and environmentalism tends to reinforce the view of children’s environmental education as being primarily oriented towards the development of environmental knowledge and concern in adults, grounding children’s relationship with the environment once again in their futurity as human becomings. Dillon, Kelsey, and Duque-Aristizabal criticize this approach to environmental education: This model, though acknowledging a variety of influences on the development of children and adults, hints at a technical rationality view of education: a view which would advocate children being exposed to particular sets of experiences and given certain knowledge which lead to positive attitudes as a means of their developing into an environmentally sensitive and active citizenry. (DILLON, KELSEY, and DUQUE-ARISTIZABAL 1999, 396)

21 Gurevitz (2000) notes that the tendency to examine the impact of environmental experiences in childhood through the memories of adults should be viewed critically as they are inevitably influenced by social constructions of children and nature. This tendency for adult recollections to be coloured by social constructions of childhood transforms memory to nostalgia. This reflects Jenks’ (2005) claim that, in late modernity, adult hopes for the futures of children are caught up in nostalgia as well as futurity.

22 Taylor connects adults’ forward-looking nostalgia of childhood to the entanglement of our ideas of childhood with that of unspoiled nature, with its roots in Rousseau’s interconnection of nature and childhood: “Loss, danger, purity, contamination, protection and recovery are all recurring tropes that are reiterated within and across the parallel discourses of wilderness and childhood innocence” (2000, 429). This, Taylor states, creates a form of mutually supporting essentialist assumptions about both nature and childhood.

23 Stephens (1994) also reflects this concern about essentialist and generalizing assumptions about children as more intimately connected to the natural world than other people, echoing criticisms of ecofeminist discourses that place women as uniquely connected to nature. Additionally, she cautions against assumptions that all children’s experiences of the environment can be generalized, noting that the danger of seeing the world’s children as “[…] generic, natural and innocent beings in generic natural environments is that we lose a sense of the specificity of children’s lives in

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particular geopolitical locations and social contexts” (1994, 11). The consideration of social context, I believe, must also include consideration of the specific time in which children live, rather than a generalized, speculated future.

Futurity in environmental discourses

24 Adam notes that environmental politics in late modernity include a significant temporal element as environmental risk is distributed forward in time as well as across space: This global experiment, however, is temporally, spatially, and socially neither predictable to any degree of certainty nor controllable. Rather, the open-ended future is busily being constructed (and thereby foreclosed) with the conceptual and political tools of bygone centuries without a means to be held accountable to citizens outside the limited framework of terms of government, let alone future generations. (ADAM 1996, 327)

25 Sze and London (2008) observe that the principles of environmental justice have come to include a recognition of both the temporal and physical scale of environmental impacts alongside recognition of the complex histories and inequalities involved in environmental injustices, such as colonialism and imperialism. This reflects one of the key principles of environmental justice movements: that of distributive justice, or the idea that environmental benefits, harms, and resources should be equitably distributed across populations.

26 As noted by Benford (2005), environmental justice has shifted from only functioning as a collective action frame to also functioning as a master frame in environmental discourses (while still maintaining its role as a collective action frame). This, Benford states, is an effect of the frame’s flexibility and inclusivity, allowing it to be taken up by movement actors to fit multiple dimensions of environmental concern. This flexibility is in part related to environmental justice’s foundation in social justice, rather than in ecological movements, and therefore its concern with both procedural and distributive justice. This both benefits and challenges the movement’s ability to create meaningful change, but, Benford argues, the movement’s potential lies in its ability to produce radical critiques of social systems.

27 One area in which environmental justice’s radical critiques look to challenge is in the inequitable temporal distribution of environmental benefit and environmental harm. However, this interest in temporal distribution is often expressed in terms of equity for future generations of unborn citizens. This reflects the increasing connection between the discourses of environmental justice and sustainability: International calls for justice considerations to be incorporated into sustainability policies usually focus on intergenerational equity and on intragenerational equity between what have been traditionally referred to as the core, industrialized nations in the North, and the peripheral, developing nations in the South” (AGYEMAN, BULLARD, and EVANS 2002, 85).

28 This construction of intergenerational temporal distribution and intragenerational spatial distribution has become a core element of environmental justice discourses within what Agyeman and Evans (2004) refer to as just sustainability.

29 Some scholars of environmental justice and sustainability argue that this focus on future generations is essential to genuinely sustainable development. Vasconcellos

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Oliveira argues that sustainability discourses must distinguish between goals that support proximal future generations (defined as within three generations of the current adult cohort) and distant future generations, with a distributive justice approach emphasizing minimizing harm the most for those generations that are most distant, claiming that: it is not enough to promote equal sharing of eco-socio-economic resources and burdens, within the present and near-future generations to guarantee that future people enjoy desirable living conditions. Wellbeing equality among generations might compromise the necessary ecological balance, especially with growing demographics. (VASCONCELLOS OLIVIERA 2018, 9)

30 However, Nijaki (2015) highlights the challenges in balancing intergenerational and intragenerational equity in public decision making, noting that these interests may significantly conflict with each other in some circumstances. Gaba (1999) describes this tension as reflecting a moral relationship between the present and the future, stating that the key distinction is between: those actions that have irreversible consequences that will be experienced more than two generations in the future” and that actions with shorter term consequences “may be properly seen as raising the same concerns that apply to disputes among existing humans. (GABA 1999, 251-252)

31 Gaba’s view suggests that the interests of proximal future generations might be considered as being essentially contemporaneous to present generations in considerations of environmental justice, allowing us a way to think through the problems of futurity as applied to children and the environment.

Environmental justice, decision making, and childhood

32 Kjorholt draws our attention to the need to consider the symbolic role of childhood in discourses about the livelihood and rights of children, noting that: the hegemonic character of global discourses on children’s rights to participation, tied up with the increasingly symbolic character of children and childhood, makes it highly pertinent to include analysis of the ideology and moral values that these discourses represent. (KJORHOLT 2007, 40)

33 Similarly, Nolte-Odhiambo emphasizes that the sheltering effect of futurity acts to benefit childhood but not the lives of everyday children: Whereas the Child as a figure of futurity is sheltered from the present-day violence of class, race, gender, sexuality, capitalism, and neoliberalism, real children and their presents as well as futures do not enjoy this shelter, even as a symbolic war is waged presumably on their behalf and to protect their innocence. (NOLTE- ODHIAMBO 2016, 148)

34 Adultism (WALL 2019) functions as intersectional with the other forms of oppression experienced by children, erasing those aspects of children’s lives as childhood is taken up to serve adult needs.

35 Children’s lives are subsumed by the appropriation of childhood for adult purposes, while children themselves come after adults in decisions about their own lives. Qvortrup (2009) describes a form of temporal win/lose equation, in which children and adults may win/win, lose/win, win/lose, or lose/lose, and suggests that in the case of an environmental decision in which children win and adults lose, adult society will favour the response that benefits adults. This risks placing the interests of children

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second to the interests of adults and adulthood, leading to the neglect of children’s interests and the instrumentalization of childhood in political discourses, including those around the environment. Children become a nodal point through which environmental discourses contest meaning, rather than persons with environmental interests and concerns of their own. Kjorholt describes nodal points as “‘floating signifiers which other discourses’ fight to cover with meaning,” (2007, 37) placing children in marginal positions. Kraftl additionally notes that “[…] childhood remains an intentional point of articulation for poignant, powerful statements whose goals are to promote global values such as peace and tolerance.” (2009, 83) Childhood, then, becomes a symbolic space in which adults inscribe their hopes for the future overtop of the present-day voices and needs of children.

36 I argue that this signification of childhood within environmental justice discourses is tied to themes of utopianism in environmental discourses of justice and sustainability. Harlow, Golub, and Allenby highlight these themes of utopianism in environmental discourses, noting that this reflects the contradictory goals often encapsulated within sustainable development discourse: “The ability to address social justice in concert with environmental conservation and regeneration while maintaining capitalist economic growth is a utopian vision built on the remnants of utopian past” (2013, 278). Similarly, childhood in policy-making is often tied into utopian ideals, as noted by Kraftl (2008; 2009). Kjorholt states that “Childhood is to an increasing degree constituted as a symbolic space representing particular moral values in an era of extensive economic, social, and political change” (2007, 39). Childhood becomes a space on which to inscribe the ideals of adult worlds, placing adults’ hopes ahead of children’s lives and needs.

37 Adult hope invested in childhood’s potential may lead us to the dangerous condition of assuming that future generations will be able to solve the problems of the present, particularly in light of Qvortrup’s (2009) assertion that in the case of a conflict between the interests of present-day adults and children’s future interests, adult interests are likely to win. In this case, we risk the displacement not only of children’s interests and potential into their futures, but also adults’ environmental risk-taking, pinning our hopes on children as the problem-solvers for our present-day harms. This represents an unjust distribution not only of environmental risk, benefit, and resources, but also of environmental responsibility and reclamation onto the lives of humans becoming.

38 Kraftl describes the immense inequality of placing present hopes on the future lives of children: […] pragmatic forms of hope are those that inflect attempts to identify – and sketch out a concrete program to change – contemporary social realities. Once again, such hopes have their place, and maybe instrumental sparks for much-needed social change. Yet to be pragmatic, generic-affective articulations of childhood-hope must again rely on future oriented, paternalistic, logical, and universalizing constructions of childhood. (KRAFTL 2008, 85)

39 To place all of our environmental hopes on children as future citizens allows us to continue to ignore children’s role in the environmental present, continuing to relegate childhood to a space of becoming, rather than being, and denying children citizenship and voice despite the real and present effects of environmental injustices on their daily lives.

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Towards a temporally democratic model of environmental justice

40 We are then left with the question: how do we begin to imagine an environmental justice that is both temporally democratic and sensitive to children as human beings, rather than human becomings? One possibility is to begin to consider children not as future citizens whose best interests are associated with their futurity as environmentally-conscious adults, but rather to include children in the circle of those we considered present and engaged stakeholders in environmental justice and sustainability.

41 Stephens proposes considering children as a type of special environmental interest group, asking: How might a focus on children’s own experiences and understandings of these changes make possible new insights into the nature and significance of current transformations in global ecology and in biological and social reproduction? (STEPHENS (1994, 5)

42 Barratt Hacking, Barratt, and Scott (2007) note that children’s concern about the environment is not only related to their environmental futures, but also their environmental present. The inclusion of children as a category of stakeholder is not an uncommon practice in current environmental discourse; however, children’s meaningful participation in these projects is not always clear. Kjorholt notes that in the case of children, especially those from the global South, children are often used as symbolic participants more than empowered actors enacting real influence, and […] participatory projects for young people might turn into ‘prestige projects’ serving as tokens for certain political decisions, rather than realising children’s actual interests.” (KJORHOLT 2007, 32)

43 Perry-Hazan (2016) notes that in interactions between policy makers and child participants in policy discussions, adult policy makers’ responses to children were predominantly either fawning – consisting of excessive compliments, applauding, or praising children in ways children perceived as patronizing – or dismissive – responses that disregarded children’s opinions, ridiculed, corrected, or admonished. Perry-Hazan and Nir (2016) additionally highlight the risks of framed participation, which only grants decision-making power to children within the constraints of adult-defined boundaries.

44 These constraints on the decision-making participation of children make it clear that a focus on child participation is not sufficient to ensure the democratic inclusion of children in environmental justice discourses; instead, I turn now to the idea of a temporally democratic model of environmental justice that considers children not only as voices, but as citizens with both present and future temporal interests within a model of distributive environmental justice, shaped by feminist political theories of care.

45 This reflects Adam’s (1996) call to democratize time as a type of intergenerational and relational democracy. Adam’s principles of temporal democracy require an attentiveness to the livelihoods, safety, and rights of non-voters past, present, and future, as well as the interests of those persons able to vote in the present. As Adam notes, this consideration is hinted at in discourses of sustainability and human rights,

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but the tension between past and future citizens continues to be troubled ground in environmental decision making.

46 This, Adam suggests, will require a relational approach to temporality: “Once we recognize our world as inextricably interconnected, and once we understand nature as an extension of self and cultural activity, such time-politics becomes rational and the temporalization of democracy desirable” (1996, 335). This relates to feminist discourses on care and relationality and the rights of children, which attempt to reinterpret childhood not as adulthood’s other, but rather as a particular type of social position within a network of interdependence and relationship.

47 Wall (2008) notes that considering children’s rights within a network of human relations and responsibility shifts from adult-centred rational individuality to a child- inclusive structure of relational interdependency. Feminist political theorist Tronto describes this model as caring with, noting that: “caring needs, and the way in which they are met need to be consistent with democratic commitments to justice, equality, and freedom for all” (2013, 23). To be truly democratic, Tronto’s all must include children.

48 While Held (2006) moves care for children to the centre of the responsibilities of a caring society, Tronto moves children into the space of who can be conceived as an equal citizen with equal rights by thinking of equality as grounded in the idea of citizens as care receivers within a social structure of interdependence as the foundation for human equality.

49 Tronto notes that equal neediness does not mean that all people have the same needs, but rather, that we should understand equal citizenship as bound up in interdependent relationship of need that form a society. This reflects McGillivray’s (2011) call to view rights as markers of relationship in resistance to models that ground rights only in adult rationality. Wall (2019) highlights how reconstructing interdependent social relations is vital to political expansion and creativity, shaping new ways to think about who is a political and social actor to include children.

50 This relational model allows for children to become political actors, and thus, to become meaningful participants in environmental politics. Bartos (2012) calls our attention to children’s own caring practices towards the environment as a way of understanding an environmental politics of childhood, noting that children’s practices of care illustrate their values, concerns, and political interests and can be considered in the ways that children maintain, continue, and repair their own worlds. The political and environmental concerns of children should not only be understood through what they say in adult spaces of political discourse, but also in children’s lived relationships to the world around them in the present. This shifts the environmental experiences of childhood from being primarily about the way that environmental experience and education shapes children as future environmental actors into being about children’s relationships to and concern for their environmental present. Canadian children’s large-scale organizing and participation climate justice action, the leadership of Indigenous girls as water protectors, and the simple day-to-day practices of children in their homes and schools illustrate this form of care in action.

51 Taylor offers hope that in returning children to their present existences, we can also return ourselves into relationship with the natural world within a model of environmental justice:

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For if we can resist the nostalgic longing to recapture that Peter Pan in Neverland childhood, if we can refuse its seductive promise to absent all imperfections and impurities, we might be better able to focus on the rich tapestries of children’s real lives as an abundance of heterogenous presences: human and more-than-human. Ironically, it would seem that such a move to re-presence might at the same time reintegrate that ‘lost child’ back into the imperfect, real and messy world of fascinating ‘socionatures’ that we all embody and coinhabit. (TAYLOR 2011, 431)

52 Taylor, then, offers us a way to move past the imagined connection of childhood and nature into the reality of children’s present lives and a relationality that includes children, adults, and the natural world in the present.

Conclusion

53 The futurity of childhood has enabled us to disconnect children from the present by imagining them as living within a nostalgic, innocent, generalized future, displacing both children’s interest in environmental protection and our hopes for resolutions to environmental risks into the future lives of children as adult citizens as well as into the lives of more distant, unborn generations. Childhood as the site of adults’ utopian imaginings has distanced us from relationship with and responsibility toward children’s present concerns and has allowed us to continue to view children as human becomings, rather than human beings who should be viewed as equal stakeholders in environmental decision making. By re-centering children not only as stakeholders, but also as equal participants in a form of temporalized environmental justice, we make room for children to speak and participate in an other-responsive interdependency that sees distributive justice principles as including temporal justice, not merely in imagining forward, but also in considering the ways in which the structure of childhood affects the temporal experiences of children in the present.

54 This leads to consideration of how environmental justice research might begin to consider children’s own experiences of their futurity within environmental discourses and how mechanisms for children’s voices might begin to offer more than symbolic inclusion for the interests of children, especially for very young children who may be viewed as belonging even less in the discursive spaces of adult decision-makers than the youth voices who currently manage to make their way into the conference hall, often through vocal self-advocacy and pressure on international organizations to include them on the agenda.

55 Is there a way forward for the interests of the very young, not only as stakeholders in our environmental futures, but also as very real present-day citizens whose lives are affected every day by the effects of environmental injustices and who are also those who will have to live with those impacts long after those who currently get a voice will be gone?

56 Reallocating that power and privilege fits within the Canadian feminist project, if feminism is also able to confront the power that women hold over children in a heteropatriarchal system that places children at the bottom of the familial hierarchy. Women’s lives and children’s lives are entangled through biological and familial relationships, but to begin to view children as distinct environmental citizens offers a way to reimagine those relations as interdependent. It would also allow feminists to

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work in solidarity with the cause of children in resistance to environmental harms that place both women and children at the greatest risk.

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ABSTRACTS

Canadian feminism has focused mainly on children as vulnerable persons or as an aspect of maternal policy. I argue that, instead, Canadian ecological feminists must view children as distinct environmental citizens, furthering the interests and needs of both children and women as groups whose voices are often silenced in environmental justice discourses even as they disproportionately bear the weight of environmental harms.

Le féminisme canadien s'est concentré principalement sur les enfants en tant que personnes vulnérables ou en tant qu'aspect de la politique maternelle. Je soutiens qu'au lieu de cela, les féministes écologiques canadiennes doivent considérer les enfants comme des citoyens de l'environnement à part entière, favorisant ainsi les intérêts et les besoins des enfants et des femmes en tant que groupes dont la voix est souvent réduite au silence dans les discours sur la justice environnementale, alors même qu’ils souffrent de manière disproportionnée de l’impact des dommages environnementaux.

INDEX

Mots-clés: Canada, enfance, écologie, féminisme Keywords: Canada, childhood, ecology, feminism

AUTHOR

BRIDGET STIRLING Bridget Stirling is a PhD student in the University of Alberta’s Department of Educational Policy Studies, where she is interested in children’s rights and the politics of childhood. She also serves as the Edmonton Public School Board trustee for Ward G.

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No Fixed Address. An Amorous Journey d’Aritha Van Herk : de l’enfermement à la libération No Fixed Address. An Amorous Journey by Aritha Van Herk: from Closure to Liberation

Patricia Paillot

« I’ll always love stories of women adventurers. I keep reading those crazy picaresque novels […] ». (VAN HERK, quoted in VERDUYN 2001, 28).

1 Comme un road movie évocateur du film de Ridley Scott, Thelma and Louise (1991), No Fixed Address (1986), troisième roman de la romancière, essayiste et universitaire canadienne Aritha Van Herk, embarque le lecteur à bord d’une Mercedes pour sillonner l’Ouest canadien et partir vers le nord. Cheval du XXe siècle, cette voiture, ce « […] territoire transportable et pneumatique […] » (DELEUZE 1980, 393), est conduite par une femme vendeuse et représentante de lingerie féminine. Par sa forme particulière, une constellation de chapitres très brefs, son ton de badinage sérieux et ses emprunts à de multiples genres, No Fixed Address multiplie les embardées et défie la catégorisation, en étant considéré tour à tour comme « a feminist frontier fiction » (HOWELLS 2004, 205), un roman picaresque (HUTCHEON 1988, 6) ou bien une parodie de roman gothique (HUTCHEON 1992, 25). Aritha Van Herk penche pour le picaresque, elle qui se voit déjà en « picara » à l’âge de deux ans (1992, 26) et déclare dans A Frozen Tongue: « little did I know that the picaresque would come to haunt my life with a quixotic persistence of its very genre and nature » (1992, 284). Le roman porte en outre les bases du concept de « geografiction » qu’elle définit deux ans plus tard dans Places Far From Ellesmere, a Geografiction: Explorations from Site (1990) et Mavericks (2001) : « […] the text a new body of self, the self a new reading of place » (VAN HERK 1990, 113). Ancrée dans un territoire, la fiction suit le déplacement géographique des personnages comme la géographie contribue à la caractérisation. C’est ainsi que Van Herk théorise un nouveau genre : « if there are westerns, why can there not be northerns? » (VAN HERK 1990, 85).

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No Fixed Address articule cette approche fictionnelle à l’attraction qu’exerce le Nord, territoire inexploré, dont l’appel contribue à l’évolution de la protagoniste et à son envol final, « […] she will go north, north, north » (VAN HERK 1986, 248) ; le roman anticipe ainsi les images obsessionnelles du Nord dans Places Far From Ellesmere : « […] and you will fly still farther north » (VAN HERK 1990, 85). Le récit répond donc à une volonté de déplacement géographique et de décalage littéraire à travers une stratégie narrative libérée de formatages.

2 Cet écart par rapport aux normes se vérifie dès l’ouverture du roman par le mélange des rôles de Van Herk : dans une intrusion auctoriale en italiques comme le premier évitement d’une trajectoire directe et un sens du raccourci qui sera la marque distinctive du roman, elle propose en effet au lecteur un prisme de lecture théorique avant d’entrer dans la fiction proprement dite. Cette voix qui ouvre et clôt le roman en interpellant le lecteur semble être celle de Van Herk, à l’en croire sur son utilisation du « you » derrière lequel elle se dissimule (VERDUYN 2001, 24). Ces troublantes incises italicisées s’interposent à quatre reprises dans la fiction, déroutant le lecteur en imposant à chaque fois une rupture dans la trame narrative.

3 Quinze ans après Germaine Greer dans The Female Eunuch, qui dénonce l’utilisation du corps des femmes et les stéréotypes qui y sont associés (GREER 1971, 67), Van Herk s’engage dans une réflexion sociologique sur les normes esthétiques du corps féminin et son enfermement, physique et symbolique, dans des corsets et des lacets. Ce propos éclaire l’ensemble du roman où le voyage de la protagoniste emprunte le chemin de la libération, puisqu’elle vend des sous-vêtements qu’elle ne porte pas elle-même ; « […] she travels in the nude », pourrait-on dire en rappelant la nouvelle de Henry Kreitel « The Travelling Nude » (1981, 100). Van Herk retrace l’évolution des dessous féminins à travers les siècles, « a standard inevitably decided by men » (VAN HERK 1986, 2) et détourne ce parcours historique pour en faire une métaphore de l’aliénation des femmes opprimées, avant de souligner leur émancipation, le corset cristallisant le mieux le carcan physique et social. Cette ouverture pamphlétaire sert de prétexte à la revendication de l’auteure qui s’emballe avec un « we » inclusif : For centuries, women have suffered the discomfort of corsets, padding, petticoats, girdles, bustles, garters and bust pads. […] Only recently have we come to enjoy the freedom from clothing designed to create an aesthetic of beauty based on physical impairment, elongated waists, squeezed breasts, and bound stomachs and buttocks. It is a wonder we can still walk. (VAN HERK 1986, 2).

4 Veronica Strong-Boag note à ce sujet que « tout comme comme les activistes du droit de vote des femmes avaient été associées à la réforme vestimentaire, la génération de féministes de cette époque remet précisément en question le confort du vêtement traditionnel et ce qu’il représente. Les nouveaux styles vestimentaires font fi des vieilles règles et assurent une plus grande liberté d’expression […] » (STRONG-BOAG 2019). Pour incarner la disparition du corps enfermé et souffrant, libéré des normes esthétiques et culturelles, Van Herk choisit un personnage débridé, une liberté déguenillée guidant le peuple au volant d’une ostentatoire Mercedes noire de 1959, stéréotype plutôt masculin dans l’imaginaire collectif et transformé en instrument de liberté au même titre que l’absence de sous-vêtements. C’est par le truchement d’une onomastique aussi voyante que la voiture, qu’Aritha Van Herk croque une truculente Arachne Manteia de 23 ans, vendeuse itinérante, dont le nom évoque immédiatement une fileuse tout autant qu’une mante religieuse, que l’auteure réduit en fin de roman aux formules suivantes : « […] Arachne Manteia, underwear sales rep, driver of an

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antique Mercedes […] » (VAN HERK 1986, 258). Le mode humoristique est privilégié pour la dépeindre en experte en sociologie de comptoir sur le choix des couleurs et des formes d’une lingerie qu’elle vend, mais qu’elle se garde bien de porter, dans ce que Christine Detrez appelle « un affranchissement des tabous, des contraintes et des normes » où « le corps aurait ainsi acquis une souplesse, corrélative des mentalités et des esprits » (DETREZ 2002, 191). Car Arachne ne se laisse enfermer ni par des vêtements ni par des lieux, encore moins par des hommes qu’elle collectionne dans une joyeuse polyandrie : aucune contrainte, ni physique, ni idéologique, ce qui rappelle la formule de Siri Hustvedt à propos du peintre Max Beckman, « he could not be pressed in an ism » (2016, 12). Du tissu à la morale, Aritha Van Herk dénoue les fils visibles et invisibles des sociétés corsetées en évacuant les sous-vêtements, qu’elle considère comme une camisole de force ou rien de moins qu’une « crucifixion » (VAN HERK 1986, 99). Le roman suit dès lors un long itinéraire de l’enfermement à la libération. Si Gilbert Durand associe l’image de la fileuse et de la tisseuse au devenir (DURAND 1992, 369), celui-ci s’exprime dans les avancées dans le temps et les différentes étapes géographiques que permet de franchir la Mercedes.

La Mercedes : de la fixité au mouvement

5 Passant ainsi du corps objet au corps sujet, Arachne se transforme en exploratrice et en pionnière dont le sens de l’aventure abandonne tout lien avec quiconque ou quoi que ce soit qui représenterait une forme d’allégeance, allant même jusqu’à repousser les limites d’une terre devenue trop étroite et disparaître dans les airs à la fin du roman. L’outil de libération, espace à la fois clos et ouvert, demeure la Mercedes, domicile favori d’Arachne, lieu de travail et lieu de vie, « un objet parfaitement magique » (BARTHES 1957, 150), repris dans le roman « […] the car was magic […] » (VAN HERK 1986, 127). La déconstruction des stéréotypes genrés passe notamment par cette grosse cylindrée. La voiture et la conduite accumulent les clichés masculins qu’Arachne bouscule : Van Herk pointe le rôle de ces clichés qui se déclinent au masculin et fait de leur renversement un objectif de vie. Qu’Arachne parte sur les routes en voiture et sillonne le Canada rend ces clichés poreux et permet l’enjambement des territoires féminin et masculin, la vente et la conduite étant traditionnellement associées au champ masculin (LUTZ and HINDERSMANN 1991, 16) : « Arachne wishes that she looked like a man. Indeed Arachne wishes that she were a man. Driving seems so much easier for them, reaching, turning the wheel » (VAN HERK 1986, 51). L’éloge de la conduite permet donc l’investissement de territoires jusqu’alors confisqués par les hommes et l’exploration concomitante du territoire canadien. Le brouillage des registres féminin et masculin ainsi produit s’éloigne de modèles culturels de la femme confinée dans des rôles préétablis et intériorisés. Katherine Ann Roberts voit dans les personnages et les narrateurs de Van Herk une appropriation du genre du western : « they disrupt gender norms and revere the cowboy fantasy of speed, freedom and costume while simultaneously celebrating its demise » (ROBERTS 2018, 18). Du western américain au « northern » canadien, Van Herk crée une nouvelle héroïne en détournant les codes masculins. Ania Loomba confirme par ailleurs l’utilisation de figures féminines comme emblèmes nationaux (LOOMBA 1998, 215) qui pourrait faire d’Arachne une nouvelle icône canadienne.

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6 Si l’appropriation de ce symbole masculin qu’est la Mercedes, son « talisman » (VAN HERK 1986, 58), permet à la protagoniste d’échapper à la sphère privée rétrécie, à l’image du corset, elle ouvre aussi la voie à l’espace canadien qui construit Arachne comme on bâtirait sur de nouvelles terres. La symbolique de la fileuse s’applique alors à la terre, : « […] spidering her own map over the intricate roads of the world […] » (VAN HERK 1986, 182). L’insistance sur la conduite et la récurrence obsessionnelle du terme « drive », « she loves to drive, she lives to drive » (VAN HERK 1986, 51), « she drives » (VAN HERK 1986, 58), « she drives on […] » (VAN HERK 1986, 224), « she drives » (VAN HERK 1986, 249), constitue un motif narratif et une scansion qui contribuent à impulser une impression d’accélération à la fois spatiale et temporelle : les routes qu’Arachne investit comme des territoires inexplorés, ainsi que la vitesse qui enivre, n’ont d’égal que l’expression de désirs réprimés. Incarnation de ces désirs, la Mercedes, « a woman’s name for a feminized conveyance » (GRACE 2002, 200), devient un personnage à part entière avec lequel Arachne entretient une relation quasi charnelle : « she bends her knees, caresses the car with her palm, an inviting circular motion » (VAN HERK 1986, 85), « she takes the wheel into her hands like a lover […] » (VAN HERK 1986, 248). Qualifiée de « aphrodisiac » (VAN HERK 1986, 24) et armée pour explorer de nouveaux territoires, la Mercedes fonctionne comme un outil d’affranchissement et de séduction au sens étymologique du terme, seducere, emmener à part, détourner du droit chemin ou en l’occurrence des lignes droites. À ce sujet, Marcienne Rocard note qu’Arachne « abandonne les lignes droites, […] la trajectoire rectiligne tracée d’avance par son ami cartographe, symbole de l’ordre imposé par l’homme […] » (ROCARD 1999, 85). La voiture mène en effet Arachne sur des routes tortueuses, mais l’auteure précise cependant : « The Mercedes does not find the road intimidating » (VAN HERK, 1986 238). Ainsi cette forme de compagnonnage et de complicité née de la vision animiste de la voiture inverse les rôles puisque c’est la Mercedes qui permet un partenariat confiant grâce auquel l’auteure décloisonne le monde humain et matériel.

7 Le vertige de la vitesse et l’accélération sont rendues par des chapitres très courts, comme des paysages qui défilent à travers une vitre de voiture ou une succession d’images qui se superposent : Van Herk instaure une illusion de mouvement et un brouillage visuel, comme une volonté, là encore, de ne pas donner d’images fixes. Elle crée un sentiment d’urgence pour rattraper le temps perdu et l’espace imposé où Arachne s’affranchit de sa sédentarité : « her life has become movement without end […] » (VAN HERK 1986, 249). Mais si le premier sens de « drive » correspond à l’évidence à la conduite dans le roman, il évoque aussi et surtout de multiples pulsions vitales : « she drives relentlessly, driving into and out of herself, a fierce evasion that can bring herself nowhere but is itself enough » (VAN HERK 1986, 222). Cette voiture la porte et la transporte dans une ultime formule : You drive that? […] No, it drives me. (VAN HERK 1986,127)

8 C’est enfin le rétroviseur, partie intégrante de la voiture, qui renvoie une image inversée des paysages (VAN HERK 1986, 246), que Van Herk utilise comme procédé d’inversion récurrent.

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Arachne : inversion et rébellion

9 Ce concept d’inversion, « ce défi du discours, cette capacité à miner, à renverser […] » (SCHOENTJES 2001, 301), qui se matérialise donc par ces paysages inversés, se concrétise également dans la construction des personnages que Van Herk bâtit en contrepoint. Arachne est l’image inversée de sa meilleure amie Thena et de son amant Thomas, leur conformité étant un autre carcan dont il faut se défaire, tout comme l’image de ses parents, couple bancal dans la lignée des oppositions binaires du roman. Dans un glissement de discours et de comportements, Van Herk associe inversion et rébellion.

10 Avatar d’une Athéna symbole de sagesse, Thena n’a d’autre fonction que celui de faire- valoir pour renforcer l’image de liberté d’Arachne. Lorsque Thena affirme « I’m a housewife par excellence. First class, neurotic, valium-motivated, divorced, tied to two bratty kids and mad as hell » (VAN HERK 1986, 165), Arachne de son côté se détache de tous les fils de son existence avec pour devise « think about yourself or you’re doomed » (VAN HERK 1986, 53). Pour ce faire, elle s’éloigne de ses racines tout en s’écartant de l’image de mère potentielle, perçue comme une construction sociale : « motherhood rouses no idealized sentiment in her. That is something socialized, something incubated in a girl with dolls and sibling babies » (VAN HERK 1986, 28).

11 Dans ce schéma de couples binaires, Thomas cependant semble provisoirement assurer une stabilité et une fixité qui séduisent Arachne parce qu’il est cartographe, avec ce lien paradoxal entre la nomade et le dessinateur de cartes géographiques (BRAIDOTTI 1994, 17), dont le père est ironiquement neurologue. Dans un cocasse jeu de rôles inversés, Thomas range lorsque Arachne dérange, Thomas apporte une bière à Arachne qu’elle attend comme une évidence (VAN HERK 1986, 47), Thomas encore et toujours qui reste fidèle lorsqu’elle le trompe. En mettant en scène ces inversions de rôles, de manière parfois outrancière (par exemple, Arachne ronfle si fort qu’elle s’en réveille), Van Herk dénonce les rôles sexués traditionnellement acceptés. Elle force aussi les traits parodiques : « Arachne begins to spit out of the window, to squat and pee without bothering to look for a decent clump of bushes. The Mercedes boils over. Arachne swears obscenely » (VAN HERK 1986, 23). Mais si stable que soit Thomas, l’enfermement du couple guette et il rejoint la cohorte des hommes qu’elle laisse sur son chemin. Car Arachne est entourée d’hommes qui disparaissent, comme ce Gabriel, sorte de substitut paternel, qui lui lègue sa Mercedes en héritage. De la mythologie à la Bible, Van Herk joue avec les textes fondateurs dans un intertexte détourné et burlesque : dans le clin d’œil d’une genèse revisitée, Gabriel rend visite à la mère d’Arachne juste avant sa naissance et meurt subitement en sortant de sa voiture.

12 La relation qu’Arachne entretient avec ses parents n’en est pas moins problématique. Le ton est donné : « they are Toto and Lanie, two people she lived with as a child […] » (VAN HERK 1986, 30). Il y a donc le père, Toto, incapable de prononcer le prénom de sa fille qu’il surnomme Raki et qui situe No Fixed Address dans le sillage d’un Rake’s Progress moderne. Mais il y a surtout la mère, Lanie, britannique déracinée, épouse de guerre (VAN HERK 1986, 41), rendue amère par ses illusions perdues à l’arrivée au Canada, avec un Toto Manteia sans qualification, qu’elle découvre moins séduisant dépouillé de son uniforme de soldat. Quant à la relation qu’elle entretient avec sa fille, c’est le terme répétitif « ignore » (VAN HERK 1986, 63, 65) qui suffit à la caractériser, jusqu’à préciser : « Lanie didn’t neglect Arachne, she just ignored her » (VAN HERK

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1986, 66). Dans un roman qui se veut réticulaire, les fils manquants sont ceux des parents sur lesquels la protagoniste s’épanche peu ; c’est néanmoins cette absence de lien qui facilite la fuite. Pour se libérer, il faut donc couper les fils : Lanie délaisse son mari pour travailler et s’échapper de la maison, signant là sa libération, quand de son côté, Arachne quitte le domicile familial.

13 C’est donc le portrait d’une Arachne Manteia dégagée de toute référence familiale, ni fille, ni épouse, ni mère, que nous brosse Aritha Van Herk, portrait où l’absence de filiation assure l’émancipation ; au demeurant, si l’auteure promeut la rupture sous toutes ses formes comme gage de liberté, il n’en reste pas moins que les relations se multiplient au fil des chapitres, tissant ainsi un réseau de personnages éclectiques. C’est dans la relation amoureuse ou sexuelle que s’accomplit également l’émancipation et la prise de pouvoir du personnage. Dès lors, c’est le déplacement et le détachement qui priment : dévoreuse d’hommes et d’espace, que Thomas, rapidement abandonné, incarne à lui seul, Arachne est définie à l’emporte-pièce dans une quintessence postcoloniale faite de « Rebellion. Dissension. Trouble » (VAN HERK 1986, 77). Cette attitude correspond aux définitions du postcolonialisme par Ana Loomba, considéré comme « a technical transfer of governance » (LOOMBA 1998, 10) ou bien « […] an oppositional stance […] » (LOOMBA 1998, 17). Outre l’insubordination permanente du personnage, l’enjeu est également de créer une littérature spécifiquement canadienne, ancrée dans l’Ouest canadien. Cette rébellion du personnage va la mener à franchir les limites dans tous les domaines. Ainsi Arachne kidnappe un vieil homme de 90 ans, Josef, à qui elle offre une de ses dernières aventures sexuelles ; elle explore des territoires tabous, flirte avec l’illégalité et se libère peu à peu des usages sociaux et culturels en empiétant sur divers domaines. Si Van Herk provoque, c’est pour mieux bousculer l’accoutumance aux idées préconçues, en l’occurrence celles associées à l’âge. Arachne poursuit donc sa route en faisant tomber les barrières une à une.

14 En choisissant un prénom comme Arachne, le clin d’œil appuyé aux Métamorphoses d’Ovide (Livre VI) sous-tend le roman en filigrane, avec la métamorphose d’Arachné en araignée pour avoir naïvement défié Athéna par son expertise. Aritha Van Herk garde donc de cette référence l’irrévérence, le refus de la soumission, tout en évacuant la thématique de la punition, étrangère à Arachne, ouvertement transgressive et subversive, sans honte ni culpabilité. Ne s’embarrassant ni de racines, ni de traces de passé, débarrassée de toute filiation, elle part sans adieu, voyage sans valise, sans lien, dans de multiples lieux synonymes de déconstruction identitaire : ce nomadisme, fait de déplacement permanent et d’une absence de domicile fixe, marque l’identité qui s’éparpille et devient hybride, comme l’évoque Rosi Braidotti : « Nomadism: vertiginous progression toward deconstructing identity; molecularisation of the self. » (BRAIDOTTI 1994, 16). Cette ouverture sur le champ des possibles participe de l’érosion d’un sujet unifié, Arachne n’étant pas définissable de manière monolithique.

15 À mesure que ses expéditions se multiplient, que son identité se spatialise et se radicalise en traversant villages et hameaux (VAN HERK 1986, 6), Arachne s’affranchit des codes et des normes, de tout comportement convenu, et trouve dans l’abandon de tout lieu et de tout lien une raison de vivre. Sa nudité voilée devient alors le symbole de sa contestation (BOLOGNE 1986, 102) ; ce penchant à déconstruire une image de soi ou à opportunément se déguiser — l’auteure précise « Arachne’s natural inclination to dissemble » (VAN HERK 1986, 114) — s’illustre tout particulièrement dans la correspondance entre un déshabillage vestimentaire, « No underwear » (VAN HERK

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1986, 6), et une épuration stylistique, déjà confirmée par l’utilisation de typographies différentes, du parasitage de la forme du roman par une intrusion auctoriale inattendue à l’ouverture au mélange des genres. Van Herk s’échappe ainsi des formes fixes, oscillant entre différents genres littéraires. Si tout concourt à bâtir une mécanique de la libération, le roman se penche donc sur les modalités de cette quête où Aritha Van Herk renoue avec ses thèmes fétiches de femmes qui ne peuvent s’émanciper qu’à travers des ruptures ou des départs, tandis que les femmes attachées à un domicile fixe sont des femmes déçues, comme Thena ou Lanie, dont les trajectoires de vie ont été contrariées par l’enfermement dans la maternité. Lorsque précisément l’enfermement et la clôture dominent, seule la coupure assure la libération. Marcienne Rocard (ROCARD 1999, 82), tout comme Sherill Grace (GRACE 2002, 200) rappellent le choix par Van Herk de personnages caractérisés par la transgression et la rupture comme Judith (1978) décapitant Holopherne, ou J.L. dans The Tent Peg (1981) évocateur de Jaël, la guerrière biblique.

16 Placé sous le signe du tissu, du tissage et de la texture, le roman est saturé de fils tendus ou coupés ; si le roman emmêle son héroïne dans un écheveau d’histoires multiples et de défis, il peint une femme tissant une toile aussi géographique qu’identitaire tandis qu’elle quadrille le Canada : « driving now, she sees fine black lines on cream-colored paper webbing their way through the mountains and east » (VAN HERK 1986, 73). Le territoire ressemble alors à un tissage, comme le corps à un tissu : Arachne s’éprend ainsi d’un pianiste noir dont elle découvre la peau, assimilée à du taffetas (VAN HERK 1986, 50) et qu’elle explore au même titre qu’une terre inconnue. Le roman détend et relâche donc tous les fils de la contrainte pour donner un aspect effiloché dont la visibilité est également rendue par la longueur inégale des chapitres, tantôt longs, tantôt très brefs.

Émancipation et désacralisation

17 L’émancipation et la libération passent également par la désacralisation des lieux, à commencer par l’un des plus sacrés, le cimetière. Si Robert Kroetsch note que Aritha Van Herk a toujours eu une fascination pour les cimetières (KROETSCH 2001, 66), celle- ci le confirme dans No Fixed Address : Arachne affectionne particulièrement ces lieux dont elle détourne la fonction en les considérant comme des aires de repos, de pique- nique ou de jeux, où elle déambule et sautille entre les tombes. Si l’image du cimetière est décalée, décrite comme « comfortably neglected » (VAN HERK 1986, 9), elle s’applique tout autant à Arachne. Dans un mouvement paradoxal, Arachne désacralise ce cimetière tout en restaurant l’importance d’une figure de l’histoire indienne. Car née et élevée en Alberta, Aritha Van Herk rend hommage à la présence autochtone dans un chapitre où domine l’image de la tombe de Chief Crowfoot, chef Siksika et acteur prédominant dans la signature du Traité n°7 (1877) ; No Fixed Address permet ainsi de rappeler ce repère historique de la province, qui, entre autres, établit les frontières de réserves en échange de terres en Alberta. Ce faisant, cette référence dans le roman donne tout son sens à la « geografiction », où les lieux portent les histoires et l’Histoire. Le respect qu’inspire cette pierre tombale à Arachne réhabilite donc la présence de cette nation autochtone en Alberta ; le récit enracine alors la visibilité historique dans ce territoire. En outre, la référence souligne une relecture critique et anticolonialiste de l’histoire des autochtones et la proximité des oppressions et des enfermements, celui

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des femmes dans leur corps et les stéréotypes et celui des autochtones dans leurs réserves. Pour autant, dans un sens de l’autodérision, Van Herk traite le sujet de manière aussi grave que légère dans une collision d’images : la même scène dans le cimetière associe l’irruption inattendue d’un crâne, sorte de memento mori et un visiteur irrespectueux qu’Arachne qualifie d’« immigrant » (VAN HERK 1986, 12), Aritha Van Herk étant elle-même descendante d’immigrants néerlandais.

18 Par ailleurs, l’historienne Carol Martin souligne cette spécificité canadienne d’utiliser le cimetière comme « a favorite place for family outings and picnics» (MARTIN 2000, 75), que No Fixed Address concrétise dans la scène où le cimetière est l’objet d’une sortie familiale de touristes. L’auteure nous invite donc à déplacer le regard sur d’autres fonctions inhabituelles des lieux de mémoire, transformés en lieux de vie.

19 Pour poursuivre une image de femme émancipée et échapper aux codes ou aux convenances, Van Herk construit une femme à la sexualité animale, faite de pulsions physiques à assouvir et dépourvue de sentimentalité : « they’re just bodies, you could just put a bag over their heads » (VAN HERK 1986,4). Pour la libérer encore davantage, Van Herk métamorphose donc Arachne en femme d’instinct et d’instant. Si le vert de son uniforme, « a green outfit » (VAN HERK 1986,112), reste sa couleur de prédilection et un camouflage naturel, il lui permet également de se couler dans un anthropomorphisme qui casse les classifications traditionnelles. L’auteure se plaît alors à assimiler Arachne à un félin, — « her hands are paws » — (VAN HERK 1986,106), décrite comme « too tough and dangerous » (VAN HERK 1986, 139), dotée d’attributs masculins comme « her muscular solidity » (VAN HERK 1986, 17), épiant et chassant les hommes comme des proies, de préférence ceux décrits comme « bear-like » (VAN HERK 1986, 17). L’auteure dessine donc tantôt une femme-homme, dans le mélange androgyne, « cheerful androgyny » (VAN HERK 1986, 3) évoqué à l’ouverture du roman, tantôt une femme-animal dont la territorialité est un élément essentiel ; dans les deux cas, le corps sert à affirmer une transgression de frontières. Cette animalité sert à déconstruire les conventions et à donner davantage de relief à une satire sociale. L’auteure dissèque alors les apparences dans des scènes burlesques, à commencer par le jeu codifié du repas et les bonnes manières incarnées par Thomas et ses parents ; si la plupart du temps Arachne mange avec les doigts (VAN HERK 1986, 40) ou « poignarde » sa salade (VAN HERK 1986, 104), sa gestuelle rustique montre l’écart de classe avec la famille traditionnelle de Thomas. La trace de la vieille Europe, logée dans le nombre et la place des couverts à table et les comportements convenus auxquels Arachne ne se plie pas, dénonce un Canada de reproduction de classes et de stratification sociale, démontant l’image lisse d’une nation égalitaire. Le texte prend alors une dimension sociale dans la convergence de discriminations diverses, liées aux classes (Thomas et ses parents), au sexe (les femmes), à la couleur de peau (le pianiste noir), à l’âge (Josef) ou aux minorités (Chief Crowfoot) ; ces préjugés sont associés à la fois à la réduction à des représentations stéréotypées et à un enfermement dans des périmètres géographiques clos comme les réserves indiennes. Quelle que soit sa forme, l'enfermement reste donc en ligne de mire. Lorsque Van Herk précise « she knows she is working class » (VAN HERK 1986, 59), elle cible un Canada « tainted by social maneuvres» (VAN HERK 1986, 105). L’interrogation de Arachne, « will she say and do the right things? » (VAN HERK 1986, 92), confirme la volonté de Van Herk d’épingler les rites figés et la nécessité de s’en échapper. Même si l’auteure a recours aux ressorts classiques du comique, le ton se fait plus grinçant lorsqu’il s’agit de montrer ce que la

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société canadienne a gardé de conventionnel dans les jeux sociaux. La présentation à la famille de Thomas creuse le gouffre entre les diverses classes que le Canada n’a pas réussi à réunir. Les entorses à la bienséance sont la confirmation d’un désir d’émancipation pour Arachne : le chemisier rose qu’elle qualifie de « apoplectic pink » (VAN HERK 1986, 97) la déguise plus qu’il ne l’habille dans sa volonté de correspondre à la norme. Même rassurée par Thomas, pourtant coutumier de l’artifice social, – « it’s only a game. People are just wearing costumes » (VAN HERK 1986, 110) dit-il – Arachne est confortée dans son choix d’évasion, qui ne tarde pas. Celle qui se définit elle-même comme « freak » (VAN HERK 1986, 109) n’accepte pas le corps social et ses paramètres (comme de porter un soutien-gorge, que la transparence du rose rend nécessaire) ; cela relève de la même incapacité à paraître et à se soumettre à des canons esthétiques.

20 Le discours n’échappe pas à la règle car si la protagoniste refuse d’être inféodée à une société qu’elle considère de plus en plus oppressante, ce refus s’accompagne d’une langue peu convenue : « she brakes, shifts, signals, pulls over. ‘Shit, shit and double shit’ » (VAN HERK 1986, 84), terme repris dans le contexte du repas où elle brise un verre sur un « oh shit » (VAN HERK 1986, 105). Ce mélange de registres, associé à une économie stylistique, participe à une satire des conventions. Si la voie de la liberté demeure la résistance à toute forme de modèles et de contraintes, l’école étant déjà perçue comme une prison (VAN HERK 1986, 134), Van Herk choisit l’humour et l’ironie comme traitement privilégié car il place l’héroïne dans un perpétuel état de décalage comme sa trajectoire déviée. Ses tribulations témoignent de la jubilation qu’elle trouve à pulvériser les codes et les cartes et qui fait que No Fixed Address, An Amourous Journey, frise la parodie de voyage sentimental.

21 Ces divers éléments contribuent enfin à une liberté générique. Dans In Visible Ink, Aritha Van Herk expose sa théorie : « every convention is a coffin the author attempts to escape from […] » (VAN HERK 1991, 36), « […] to classify, that act of not only division and arrangement but restriction » (VAN HERK 1991, 36). Comme l’Ouest du Canada est synonyme d’ouverture, l’écriture devient aussi un espace de liberté. No Fixed Address s’affranchit de tout cadre générique en n’enfermant pas le texte dans un format clos : le roman entremêle ainsi le picaresque au burlesque, le road movie au « northern », la critique sociale et une forme de roman à suspense dans les passages italicisés, « Notebook On A Missing Person ». No Fixed Address s’inscrit ainsi dans une démarche de résistance aux catégories par son brouillage générique, dès l’ouverture du roman. L’irruption de l’auteure dans une fiction qui conjugue de multiples genres offre davantage de questions que de réponses, dans l’ambiguïté des voix narratives : « how am I supposed to know? » (VAN HERK 1986, 194), nous dit Thena sur les causes de la disparition d’Arachne, à l’unisson de l’auteure qui refuse de fournir les clefs d’un dénouement élusif.

22 De la parodie de westerns transformés en « northerns » (GOLDMAN 2001, 31) à la relecture de personnages bibliques ou mythologiques, No Fixed Address s’échappe des schémas traditionnels, jusqu’à confondre l’auteure et le narrateur, en rappelant ce que Van Herk glissait dans A Frozen Tongue (1992, 289) : « so too as a writer do I want to disappear, drive off the edge of all maps of tongue and literature into the fall of language, the white space of the open page ». La libération s’accompagne donc de la disparition des figures tutélaires, du père aux repères conventionnels, dans un roman où poursuivre une route aimantée par le nord fait écho à l’insoumission.

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23 En somme, pour Van Herk, la femme doit être libérée des carcans sociaux et libre de ses mouvements et de sa parole ; Danielle Schaub souligne la multitude de verbes relatifs à l’effacement pour s’échapper (SCHAUB 1995, 297) jusqu’à l’envol final, synonyme de nouveau départ ou de nouvelles aventures de l’espace. Cette exploratrice rebelle ne peut alors se contenter d’un espace plat et la route se poursuit au-delà des frontières terrestres. La fin sibylline du roman, qui laisse le lecteur désorienté, confirme l’idée que l’espace a mari usque ad mare n’est déjà plus suffisant et que d’autres territoires méritent d’être explorés : lorsque l’auteure précise « she would explode, drive faster and faster until she vanished » (VAN HERK 1986, 75), « she had always wanted a telescope, knew she could divine a world different from the one she was stuck in » (VAN HERK 1986, 142), le voyage paraît inachevé.

Conclusion

24 Van Herk brosse donc le portrait d’une femme à l’esprit et au corps libres, débarrassée de toute conformité, et propose un roman à l’intersection de genres sans investir un champ donné. Elle nous fait voyager en revisitant l’Histoire, à travers ces sous- vêtements qu’Arachne laisse derrière elle comme les indices d’un chemin à suivre, avant de prendre son envol pour on ne sait quelle destination. Van Herk réhabilite le rôle des femmes dans l’histoire des grandes explorations, qui a souvent fait l’impasse sur leur présence ; symbole d’une vieille Europe à la conquête de l’Ouest, détournée en instrument de libération de la femme, la Mercedes nous entraîne dans une exploration synonyme de découverte et dénuée de désir de conquête. Avec son autodérision, « what? Now underwear are repressive? » (VAN HERK 1986, 162), Aritha Van Herk loge dans le corps allégé, libre de toute contrainte, le chemin parcouru et celui qui reste encore à parcourir pour les femmes. Enfin No Fixed Address se situe dans le sillage de My Life on the Road de l’icône féministe Gloria Steinem, et fait écho à ses propos en forme d’ode à la vie : « when people ask me why I still have hope and energy after all these years, I always say: Because I travel ». (2015, Introduction XVII).

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RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier le portrait d’Arachne Manteia, la protagoniste de No Fixed Address de Aritha Van Herk, qui incarne la conquête de l’Ouest canadien au volant d’une Mercedes pour découvrir de nouveaux territoires, s’affranchir peu à peu des stéréotypes féminins à travers une posture subversive et irrévérencieuse, créant ainsi une nouvelle identité. Il s’agira d’observer les différentes formes d’enfermement et de libération progressive fondée sur la déconstruction de modèles pour promouvoir une femme libre et libérée des soumissions aux normes culturelles et vestimentaires.

This article aims to examine how Arachne Manteia, the protagonist of No Fixed Address by Aritha Van Herk, embodies the conquest of the Canadian West while driving a Mercedes and pioneering new territories; it will highlight the process of emancipation from female stereotypes through a subversive behaviour and the refusal of submission to various cultural norms and dress codes. It will eventually consider the different facets of closure and liberation, Van Herk thus creating a new female identity devoid of preconceived concepts and based on the deconstruction of cultural patterns.

INDEX

Mots-clés : enfermement, émancipation, subversion, mouvement Keywords : closure, emancipation, subversion, movement

AUTEUR

PATRICIA PAILLOT Patricia Paillot, Maître de conférences en études anglophones, Université de Bordeaux/INSPE d’Aquitaine. EA CLIMAS 4196. Ses recherches portent sur les phénomènes de déplacement topologique et tropologique ; ainsi le décalage est-il étudié sous toutes ses formes, des phénomènes de migrations à l’utilisation de l’humour et de l’ironie. Ses dernières recherches portent sur la réhabilitation d’hommes ou de communautés que l’histoire a négligés (Boyden, Ondaatje) ainsi que l’importance de la terre et du corps comme enjeux politiques. Articles publiés sur Margaret Atwood, Carol Shields, Michael Ondaatje, Joseph Boyden, Nancy Huston, Aritha Van Herk, Robertson Davies.

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Ludmilla Chiriaeff : visionnaire du développement de la danse au Canada1 Ludmilla Chiriaeff: a visionary woman for the development of dance in Canada

Marie Beaulieu

1 Dans cet article, nous proposons d’analyser les qualités et les actions qui ont permis à une femme exceptionnelle de rejoindre le panthéon des fondatrices d’institutions artistiques majeures au Canada. Quels sont les aspects de sa personnalité et les réalisations qui ont contribué à forger l’histoire de la danse professionnelle dans son pays d’adoption ? Comment cette femme immigrante a-t-elle réussi, là où plusieurs avaient échoué avant elle ? En effet, établir les fondements solides d’une compagnie de ballet et assurer sa survie dans la société québécoise des années 1950, relève d’un tour de force. Tout était à construire : élaborer des spectacles et de ce fait un répertoire sans le support de subventions de l’état, développer un public, trouver des collaborateurs, former des danseurs susceptibles de joindre une compagnie professionnelle, se doter d’un mode de fonctionnement efficace. Ce sont autant de difficultés à surmonter que d’étapes à franchir que cet article tente de résumer en présentant les qualités personnelles et professionnelles de l’artiste, les modes de fonctionnement qu’elle préconise et la dynamique relationnelle qu’elle instaure pour arriver à ses fins. En ce qui concerne ce dernier point, nous nous sommes appuyées pour nourrir notre analyse sur l’ouvrage sociologique qui les explique : L’acteur et le système de Crozier & Friedberg (1977). Les auteurs y dissèquent les contraintes de l’action collective. Ils présentent une série de propositions sur les problèmes soulevés par des organisations et sur « les moyens et instruments que les hommes ont inventés […] pour assurer et développer leur coopération en vue de buts communs » (CROZIER & FRIEDBERG 1977, 10). Ils abordent différentes dynamiques susceptibles de se manifester au sein d’un système et son environnement.

2 Toutes ces questions sur le parcours exceptionnel de Ludmilla Chiriaeff se posent car on peut la considérer comme étant la plus ancienne fondatrice d’institutions axées sur

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le développement de la discipline de la danse au Québec dont les activités perdurent encore aujourd’hui. Grâce à son implication, Montréal possède aujourd’hui une compagnie de ballet de calibre international, les Grands Ballets Canadiens2 (GBC), l’École supérieure de ballet du Québec3 (ESBQ), et une Maison de la danse fondée en 1981. Sa personnalité, son intuition et ses compétences lui permettront de développer et d’établir les bases d’un important projet artistique.

Contexte historique, politique et culturel

3 Afin de mieux mesurer l’impact de l’artiste sur le développement de la culture canadienne au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, il est essentiel de rappeler quelques éléments pertinents du contexte historique dans lequel s’inscrit sa carrière, afin d’offrir une meilleure mise en perspective du personnage. Ainsi, sur le plan politique, la période après la Deuxième guerre mondiale a permis à un grand nombre d’Européens d’immigrer au Canada, terre d’accueil alors facilement accessible grâce au décret de 1948 promulgué par le gouvernement fédéral canadien de l’époque. Ce décret proposait une série de mesures afin de peupler le pays davantage pour en assurer le développement économique et social (LINTEAU 1989, 219).

4 En 1950, les budgets du gouvernement canadien dédiés à la culture sont inexistants pour de nombreuses raisons : le Canada est constitué d’un très vaste territoire, hétérogène, difficile à couvrir par des programmes uniformes d’appui au développement artistique. La volonté politique de proposer un plan à la grandeur du pays viendra à la suite de ce qui s’est appelé la commission Massey. Créée en 1949, son mandat est de suggérer des mesures afin de favoriser l’éclosion d’une identité canadienne forte. À cette époque, la proximité territoriale canadienne avec le géant américain l’empêche de vraiment s’affirmer. En plus, il y a peu de population pour profiter des spectacles, sauf dans quelques agglomérations. Une compagnie de danse manitobaine peine à y survivre depuis 1939 : le Winnipeg Ballet4 (RWB), co-fondé et dirigé par Gweneth Lloyd (1901-1993) et Betty Farally (1915-1989), venues d’Angleterre et soutenu par le travail bénévole de toute une équipe. En 1952, à Toronto, l’initiative d’hommes d’affaires et de leurs épouses, assure l’implantation d’une compagnie de ballet qu’ils souhaitent devenir une référence nationale : le Ballet national du Canada (BNC).

5 Toujours en 1952, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996) arrive à Montréal, enceinte de huit mois, accompagnée de son premier mari et de deux enfants en bas âge5. De prime abord, rien de particulier ne la destine à prendre le haut du pavé en termes de développement de la danse professionnelle au Québec. Déjà s’y sont installées des femmes immigrantes dont la carrière en Europe est bien plus prestigieuse que la sienne : Ruth Abramovitch Sorel (1907-1974), et Elisabeth Leese (1916-1962) sont arrivées en terre canadienne en 1944, et Séda Zaré (1911-1980) en 1950. Les trois femmes ont fondé des écoles dans l’ouest de la ville de Montréal et, dotées d’un riche bagage de pédagogues, elles forment des émules de la danse dans un esprit professionnel. Du côté des ressources locales, des professeurs masculins sont déjà actifs dans l’est de la métropole : Maurice Lacasse (1906-1993) et Gérald Crevier (1912-1993) qui s’est perfectionné à l’étranger (TEMBECK 1991, 40). À son retour de Londres, ce dernier tentera de créer une troupe de ballet professionnelle en 1948 mais la nouvelle compagnie du BNC viendra anéantir ses efforts : financièrement mieux nantis, le

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groupe torontois engage tous ses danseurs avec des salaires substantiels, ce que M. Crevier, faute de subvention au Québec, ne peut offrir à des artistes de calibre (GAGNIER 2017).

6 Ludmilla Chiriaeff les éclipsera tous, bien que son parcours professionnel de danseuse ne la destine pas, à première vue, à un tel accomplissement. Son initiation à la danse commence à Berlin, ville où elle a vu le jour en 1926. À sa demande, ses parents l’inscrivent à des cours de ballet. D’origine russe, ils sont attentifs à ce qu’elle soit initiée auprès d’enseignants qui partagent les valeurs artistiques de leur diaspora. Adolescente, elle complète sa formation auprès de Margot Rewendt à Berlin de 1938 à 1944 et de Harald Kreutzberg à Genève en 1949, tous deux spécialistes de la danse expressionniste allemande (FORGET 2006, 67-70).

7 Bien qu’elle ne soit jamais devenue une danseuse de haut niveau technique, la jeune femme parviendra, grâce à cette double formation de ballet et de danse moderne, à se faire valoir à travers une grande expressivité dans des rôles de caractère et de demi- caractère6. Cette expérience lui offre également une plus grande ouverture d’esprit aux différentes formes de danse et démarches esthétiques. Engagée comme apprentie au Nollendorftheater de Berlin de 1939 à 1942, la jeune recrue accède au statut de danseuse à l’Opéra de Berlin en 19427 et y demeure jusqu’en 1944, avant d’émigrer en Suisse pour y ouvrir une école de danse et, par la suite, s’embarquer pour le Canada avec sa famille en 1952 (FORGET 2006, 213).

8 En peu de temps, la jeune artiste acquiert une réputation importante grâce, entre autres, à une large vision de ce qu’elle doit accomplir pour nourrir ses ambitions, à une conjugaison de circonstances favorables qui lui permettent de contrôler les leviers artistiques, économiques et politiques et enfin grâce à une forte personnalité qui impose autant le respect que la fascination.

Une initiatrice, une inspiration et des atouts personnels

9 L’image d’ensemble de ce qu’il lui faut accomplir est souvent mise de l’avant dans ses déclarations aux médias ; les projets associés à l’édification des institutions, puis leur organisation sont chapeautés par une vision dans laquelle chaque institution nourrit les autres. Mme Chiriaeff s’appuie sur son expérience européenne pour identifier les ingrédients nécessaires à la construction d’une compagnie et à sa survie. Le modèle russe demeure son idéal pour développer une entreprise artistique, bien qu’elle n’y ait jamais eu accès directement. Concrètement, le projet est expliqué à travers la métaphore du cercle liant compagnie, école et public dans l’esprit russe. Elle affirme : « Un genre de relation d’interdépendance circulaire, est le secret de la pensée russe quand il s’agit de l’organisation du ballet8 » (HELLER, 1971). Elle porte en elle un projet artistique en gestation : « Danser, chorégraphier, enseigner… c’était là mon ambition en foulant le sol du Nouveau Monde, où mes affinités avec la culture française m’avaient fait opter pour le Québec. » Sa perspective est très large : « […] j’ai rêvé pour le Québec d’un lieu de danse professionnelle. J’en ai eu la vision. » (FALC, programme GBC, 1968)

10 La jeune femme bénéficie d’une personnalité charismatique. Tous ceux qui l’ont connue de près ou de loin le confirment (FORGET 2006 ; SMITH 2000). Elle fascine, hypnotise,

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charme, convainc, éblouit. Tout pour susciter l’adhésion ou, à tout le moins, pour attirer l’attention souhaitée sur ses paroles et son discours. Son passé professionnel dans les maisons d’opéra européennes lui donne une crédibilité suffisante comme experte de la discipline dans le paysage canadien de 1952. Consciente de la limite de ses capacités en tant que danseuse, il lui faut cibler rapidement le type de collaborateurs à qui s’associer, susceptibles de combler ses lacunes. Un réseau d’artisans, d’artistes, de gens d’affaires, de femmes dévouées et de personnel compétent s’organise pour soutenir le projet et son financement. Fondatrice et directrice artistique des GBC de 1957 à 1974, Mme Chiriaeff diversifie les activités de sa compagnie dès le début : tournées, spectacles pour enfants, participation aux événements culturels importants de la société et présentations régulières dans sa ville, Montréal. À travers cette dynamique, les sphères d’activités se nourrissent les unes les autres et, de ce fait, propulsent rapidement la compagnie vers la notoriété.

11 L’élément majeur qui apportera des bases solides à la nouvelle compagnie à venir est cette première opportunité, qui s’offre à Mme Chiriaeff, peu de temps après son arrivée en 1952 : celle de participer à l’ouverture du nouveau média qu’est la télévision au Canada9, le résultat d’une des propositions de la commission Massey, mentionnée plus tôt. Le siège social de la nouvelle société d’État est situé à Montréal. À la suite de rencontres professionnelles fortuites, on lui offre de participer, à titre de chorégraphe, à une émission appelée l’Heure du concert, diffusée chaque mois, à une heure de grande écoute où l’on présente une création originale de danse. Y est associée une équipe de concepteurs, pour la plupart des artistes et des personnes qualifiées dans leur domaine pour assurer tous les aspects de la production. Chaque émission comporte une œuvre inédite avec son thème, ses décors, ses costumes, sa musique et sa chorégraphie et est élaborée uniquement pour la télévision. C’est ainsi que, sans le savoir, la jeune femme organise les bases artistiques d’une compagnie en rassemblant toutes les ressources professionnelles nécessaires, ce que les deux autres compagnies canadiennes nommées précédemment (RWB et BNC), peinent à accomplir, au même moment. Contrairement à ce qui s’est passé avec les ambitions de M. Crevier, où le bassin de danseurs professionnels se déplace vers Toronto, des danseurs de partout au Canada, convergent vers Montréal pour participer au lancement de l’aventure télévisuelle, grâce à la rémunération avantageuse rattachée aux productions.

12 L’émission de télévision durera de 1953 à 1957, permettant à Ludmilla Chiriaeff de créer plus de 130 oeuvres chorégraphiques originales (FORGET 2006, 126). Ainsi, quand elle décide de se produire sur scène en 1957 avec sa nouvelle compagnie enregistrée, la troupe de danse possède déjà un répertoire original de qualité et toutes les ressources nécessaires (décors, costumes, musique) lui permettant de se mettre en valeur rapidement. Dès la période télévisuelle des Ballets Chiriaeff, puis durant la période de 1957 à 1963, elle oriente son action chorégraphique autour de trois façons de diversifier son répertoire pour toucher le plus de monde possible : combiner des œuvres accessibles avec des œuvres plus complexes dans un même programme de soirée, élaborer un produit original et tenter d’y refléter la culture canadienne-française :

13 Très vite, Ludmilla Chiriaeff comprend que c’est par le folklore et les légendes qu’elle apprivoisera les Québécois. « Je me disais qu’en leur racontant avec la danse des histoires qu’ils connaissaient, je les amènerai (sic) à accepter ce langage. Petit à petit, j’ai ajouté des choses plus abstraites. » Pendant qu’elle illustre, pour des émissions de variétés, les chansons de Gilles Vigneault et de Félix Leclerc, elle poursuit son œuvre de

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création et d’éducation dans les spectacles de L’Heure du concert. Les programmes mêlent adroitement les pièces d’inspiration folklorique et celles de chorégraphes encore inconnus du public d’ici. (BRENIEL, 1987)

Des qualités de « leader »

14 Femme de vision mais aussi femme ambitieuse, Mme Chiriaeff développe et affirme ses qualités de « leader » : elle mobilise ses troupes à chaque étape de la construction de son projet artistique, inspirant ainsi confiance à de nombreux artistes, créateurs et danseurs. Ses collaborateurs demeurent longtemps pour la plupart, ou à l’inverse, quittent rapidement, incapables de s’insérer dans une organisation où le dévouement est une exigence de premier ordre. Les équipes de travail subsistent durant de nombreuses années, autant à la direction artistique qu’aux affaires administratives et financières. Recycler au besoin les compétences artistiques des personnes les plus proches et les convertir à sa cause complètent sa stratégie d’adhésion. Il faut canaliser à tout moment les forces de chacun. Même si des heurts surgissent, elle ne se confronte jamais aux artistes, à moins qu’ils ne lui soient plus d’aucune utilité ou que leur vision artistique diffère de la sienne. Démontrer de la rancune la priverait des compétences de ceux dont elle a besoin pour la réalisation de son projet10. (FALC)

15 Mme Chiriaeff convainc et sait flairer le talent des artistes susceptibles de bonifier la vie de sa compagnie. En somme, tous ceux qui gravitent autour du giron de la fondatrice sont compétents, dévoués, fidèles, talentueux, polyvalents, créatifs (avant- gardistes ou téméraires), volontaires et font eux-mêmes des choix judicieux de collaborations artistiques. Elle sait les choisir au bon moment. Durant les premières années de la compagnie, Eric Hyrst11 (1927-1996), danseur et assistant à la direction artistique, de même qu’Anton Dolin12 (1904-1983) apportent une reconnaissance et une crédibilité à la troupe. Par la suite, Fernand Nault13 (1920-2006), co-directeur artistique pendant 10 ans, permet à la compagnie d’entrer dans la modernité. Brian Macdonald14 (1928-2014), qui remplace la fondatrice en 1974, galvanise les ambitions internationales des GBC.

Des dons de politicienne

16 Les qualités de politicienne de Mme Chiriaeff sont redoutables. Elle saisit toutes les occasions susceptibles de lui apporter gloire, reconnaissance et visibilité. Le parcours historique des GBC est un modèle de décisions stratégiques. Notons quelques exemples : la présence de la jeune compagnie au Festival de Jacob’s Pillow (le plus grand festival nord-américain15) dès le début de ses activités ; le succès retentissant à l’Exposition universelle de 1967 de Montréal à travers la création de Carmina Burana de Fernand Nault16, ainsi que le premier spectacle de danse présenté dans une église montréalaise17, et non la moindre, l’Oratoire St-Joseph en 1969, évènements qui galvaniseront les troupes et assureront le prestige de la compagnie pour les années à venir.

17 Ces événements comportaient toutefois d’énormes risques financiers et artistiques. Elle les assume sans hésiter. Pour réaliser tous ces spectacles, il lui manquait de l’argent et elle n’avait aucune assurance d’un succès ou d’un échec. La jeune gestionnaire sait utiliser les failles du système politique en place. À cette époque, un bras de fer existe

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entre les gouvernements provincial (Québec) et fédéral, tous deux sensibles à leur image de défenseur d’une identité nationale, sur le financement des organismes à vocation artistique. Sa stratégie est de nourrir l’animosité entre les deux pour leur faire payer ses propres déficits. Elle y réussit dans la plupart des cas.

18 Ludmilla Chiriaeff concentre et assure les différentes facettes de son pouvoir. Elle exerce un contrôle sur toute l’information qui provient de l’extérieur et filtre celle de l’intérieur grâce à la collaboration d’Uriel Luft (1933-2017), son nouveau mari et directeur administratif. La mise en valeur du produit artistique est formulée par ses soins ; la femme d’affaire s’adresse elle-même la plupart du temps à la presse. Son véto est apposé sur le contenu des programmes et son image demeure l’effigie publicitaire de la compagnie. Même si elle n’a aucune notion de règles de gestion, son intuition, la fidélité de son équipe de collaborateurs polyvalents et dévoués ainsi que le développement progressif de la compagnie lui permettent de maîtriser et d’ajuster, dans des limites acceptables, un fonctionnement adéquat pour assurer la réalisation de ses objectifs et ce, jusqu’en 1974, moment de son départ.

Une organisation artistique de nature autocrate/ bicéphale

19 Mme Chiriaeff est au cœur de son organisation. Les différents acteurs de l’entreprise agissent en fonction de son pouvoir décisionnel Au début des activités de la compagnie, tout est incertain : le financement, les contrats, la disponibilité des danseurs. Comme Ludmilla Chiriaeff n’a d’autres ressources qu’elle-même et son savoir-faire, la compagnie gravite autour de ses qualités personnelles, celles de chorégraphe au départ, puis de directrice-artistique, d’administratrice et d’attachée de presse. La jeune entrepreneure centralise le pouvoir et n’a d’autre choix que de maintenir le cap sur sa vision et de se fier à ses intuitions. Elle porte quasiment seule le germe et le poids de son entreprise.

20 Le contrôle des individus s’exerce à travers le lien relationnel. Son rapport avec tous ses collaborateurs est teinté de séduction et de ce jeu de valorisation artistique, modulé selon des besoins précis. Pensons à Eric Hyrst, danseur, chorégraphe et assistant à la direction artistique, utilisé avec un savant dosage de reconnaissance et de manipulation. Quand il est temps de passer à une autre étape de développement de la compagnie, il est mis de côté avec grâce et déférence (un spectacle d’adieu en guise de remerciement). Par contre, sa conviction que Brian Macdonald peut encore servir les intérêts de la compagnie au moment de son retrait de la direction artistique en 1974, la pousse à le défendre comme son successeur avec l’énergie du désespoir (FALC). Mme Chiriaeff mesure avec finesse l’importance à donner à chacun et garantit que tous les membres de l’équipe assurent au final l’harmonie nécessaire pour mener à bien sa mission.

21 La direction artistique est toujours bicéphale : Chiriaeff/Hyrst, Chiriaeff/Nault et Chiriaeff/Macdonald. Cependant, Mme Chiriaeff possède un droit de véto, soit une forme d’assurance lui permettant de s’opposer à une décision artistique qui mettrait en péril sa vision de grande compagnie de ballet. Elle sait la construire avec intuition et doigté et mise sur ceux en qui il faut mettre sa confiance. Il s’agit d’utiliser leur talent afin qu’ils sachent développer son œuvre artistique. Consciente de la difficulté d’y arriver seule, chacun de ses collaborateurs dispose d’assez de liberté pour, à la fois, se

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développer artistiquement et répondre aux ambitions de la visionnaire. C’est une question de dosage entre son intervention et la confiance envers ses collaborateurs chorégraphes : « Un acteur ne peut exercer du pouvoir sur les autres et les ‘manipuler’ à son profit qu’en se laissant manipuler en retour et en laissant exercer du pouvoir sur lui. » (CROZIER & FRIEDBERG 1977, 104)

Les liens avec les danseurs : l’illusion nécessaire

22 Le rapport de Mme Chiriaeff avec ses danseurs est celui que nous appelons « l’illusion nécessaire ». Elle établit un lien de confiance sans manquer de manipuler tout un chacun. Ces éléments équilibrent les forces en présence entre la direction et les danseurs. Ainsi, chacun devient tributaire et responsable de la stabilité de l’ensemble.

23 Au-delà de certaines qualités prometteuses pour les interprètes, le projet de compagnie montre tous les signes d’une combinaison porteuse de défis artistiques intéressants à relever et de valorisation artistique. Plusieurs éléments attirent l’attention : les chorégraphes, le répertoire et les réussites rapides obtenues à partir du matériel chorégraphique engendrent à leur tour des tournées couronnées d’ovations. En fait, le succès a un effet magique : il entretient chez les danseurs l’espoir de se réaliser artistiquement dans le temps et d’avoir une carrière durable : les projets sont inspirants sur les plans artistique, esthétique, stylistique et technique. « L’illusion nécessaire » tourne principalement autour de l’intérêt suscité par les chorégraphies et leur impact. Même si Mme Chiriaeff ne peut assurer la survie de la compagnie sur le plan financier à long terme, elle laisse miroiter une certaine maîtrise de la situation et une certaine capacité à contrôler la destinée des artistes par ses choix artistiques. Elle conjure l’angoisse relative à l’insécurité des danseurs par des succès répétés.

24 Dès le départ, Ludmilla Chiriaeff sollicite des chorégraphes renommés au titre de collaborateur. La rigueur, les exigences de son répertoire et la réputation d’Anton Dolin ont été des sources de motivation importantes : Giselle avec Anton Dolin était un moment extraordinaire parce que Dolin était un lien avec la grande tradition et quand on a monté Giselle18, […] je me sentais vraiment faire partie d’une longue tradition. (WARREN, 2005)

25 Aussi, le simple fait d’être sur scène ou dans le même spectacle que Rosella Hightower (1920-2008) ou Alicia Alonso (1920-2019), grandes danseuses de ballet au XXe siècle, est une source de motivation au dépassement de soi et offre la possibilité d’apprendre par mimétisme.

26 Le matériel chorégraphique choisi par Ludmilla Chiriaeff agit comme agent motivateur auprès des danseurs à plusieurs égards : il les intéresse, les oblige au dépassement, leur permet ainsi de s’améliorer et de pratiquer leur art avec des résultats valorisants. Les danseurs côtoient des grands artistes de leur discipline et se sentent régénérés à leur contact. En plus de leur apporter les bénéfices d’un épanouissement artistique, les œuvres suscitent le succès dès le début des activités scéniques, les font connaître auprès du public et nourrissent leur besoin de reconnaissance. Leurs qualités d’interprète sont soulignées par les critiques et les éloges à leur sujet tapissent les articles de journaux. À chaque étape de développement, les danseurs continuent à trouver leur intérêt. « L’illusion nécessaire » entretient l’idée auprès des danseurs que Mme Chiriaeff possède certaines clés du succès et est en mesure de l’assumer, sans pour autant le garantir.

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27 Le répertoire plaît au public dès le début. Les offres de tournées s’accumulent et les danseurs en bénéficient. Les contrats à demeure ne pourraient jamais meubler une saison au début des GBC. Les engagements de tournée prolongent les activités de la compagnie ; ils stimulent l’intérêt des danseurs, heureux de « voir du pays », tout en favorisant la cohésion du groupe et l’attachement graduel des membres. Plusieurs tournées bien orchestrées ponctuent régulièrement le travail des danseurs : J’ai de bons souvenirs des tournées. La plus longue c’était trois mois de « One night stands » aux États-Unis. […] Dans les années soixante, la plupart des tournées étaient faites en autobus. […] C’était très dur ces tournées-là, mais on dansait ! […] On dansait plus souvent en tournée qu’on dansait à Montréal. (WARREN, 2005)

28 La mise en valeur des talents spécifiques à travers un choix de répertoire exigeant a stimulé l’intérêt des danseurs, leur désir de dépassement tout en leur offrant une visibilité à la hauteur de leurs aspirations. Du temps de Ludmilla Chiriaeff, « l’illusion nécessaire » entretient l’idée que les danseurs seront toujours meilleurs. Elle nourrit et renforce leur valeur en tant qu’artiste en plus de confirmer leur choix et leur raison d’être : celui d’être danseur.

29 À la lumière de cette analyse, nous découvrons deux forces qui ont animé cette grande gestionnaire : la passion pour la danse et l’exigence du dépassement de soi. Cette passion s’est manifestée à travers un choix judicieux du répertoire et une direction artistique novatrice, et a incité les interprètes à dépasser leurs capacités professionnelles. Agissant comme des vases communicants, chacun y a trouvé son compte : une direction artistique qui assure un matériau aux multiples vertus par la qualité du travail de création artistique, et des interprètes qui sont assurés de trouver un langage chorégraphique à la hauteur de leurs attentes et une possibilité d’évoluer sur scène. C’est un système d’émulation réciproque où chacun est interdépendant de la participation de l’autre à l’intérieur d’un contrat tacite. L’entente profite ainsi aux deux partis : la direction artistique maintient le projet avec rigueur et les danseurs donnent le meilleur d’eux-mêmes pour un succès de l’ensemble.

30 « L’illusion nécessaire » est aussi liée au fait que les différents employés du secteur artistique peuvent espérer du travail à long terme et des chances de renouveler leur carrière le moment venu. Le succès rapide de la troupe ainsi que de nombreuses tournées sécurisent les danseurs sur les possibilités d’envisager un emploi régulier. L’envergure de la compagnie permet de croire à une réorientation de carrière au sein même de l’institution. Plusieurs danseurs ont été réaffectés à d’autres tâches au sein de la compagnie ou à l’ESBQ, assurant ainsi une continuité dans l’orientation artistique des GBC. Un certain nombre d’étudiants de l’ESBQ intègrent régulièrement la compagnie19. Mme Chiriaeff offre donc des expériences professionnelles qui inspirent confiance.

31 Il s’agit cependant d’une « illusion », car rien ne permet vraiment à Ludmilla Chiriaeff de promettre quoi que ce soit à qui que ce soit, ne pouvant prévoir elle-même, du moins à ses débuts, où les événements la porteront, et si sa compagnie survivra. Il lui faut pourtant donner l’impression de maîtriser la situation et, dans les faits, orienter toutes les énergies disponibles pour que ce qui miroite se produise. Sa vision est une forme d’idéalisation. Il doit en être ainsi pour que « l’illusion » se maintienne et demeure le plus longtemps possible. Elle est « nécessaire », et même obligatoire, pour que soient conservées la confiance et l’espoir en un futur meilleur. La coopération est réalisée par une manipulation affective consentie des volontés (CROZIER & FRIEDBERG 1977, 23).

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Encore ici, l’équilibre relationnel précaire est tributaire de la capacité de Mme Chiriaeff à dominer sans abuser.

Conclusion

32 Dresser le portrait d’une personnalité si complexe n’a pas été une mince tâche. Il est impossible de prétendre avoir soumis une perspective exhaustive de cette artiste de la danse. Toutefois, un constat s’impose : femme de son époque, elle a dû évoluer dans un monde d’hommes. C’est donc en utilisant ses atouts féminins qu’elle dirige la troupe, ou comme le dit l’adage, « en glissant une main de fer dans un gant de velours ». Elle suscite l’admiration, mais peut aussi utiliser son charme pour convaincre ; à la fois sensible aux autres, elle sait aussi être autoritaire et sans partage. Dans son livre Le pouvoir au féminin (2016) inspiré de la vie de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, Élisabeth Badinter a étudié les particularités du pouvoir au féminin. Elle suggère, entre autres, que ces femmes de pouvoir sont de grandes actrices qui savent moduler leur voix, exprimer une grande variété de sentiments et utiliser tous les registres (173), que leur vie de femme est indissociable de leur vie professionnelle (211), et que, femmes ambitieuses, elles alternent entre virilité et féminité au gré des circonstances, comme des atouts mis à leur disposition (169). Une telle maestria explique en partie le succès de Mme Chiriaeff. Elle met surtout en lumière les événements qui ont contribué à la pérennité des institutions qu’elle a fondées, et en ce sens, justifie le respect de sa mémoire.

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WARREN, Vincent. 2005. Entretien avec Marie Beaulieu, mars.

NOTES

1. Texte inspiré de la recherche doctorale de l’auteur, soutenue en 2009. 2. Le nom d’origine a été changé dans les années 1990 pour Les Grands Ballets Canadiens de Montréal. Il est revenu depuis à sa nomination d’origine et la compagnie, dans ses publicités enlève « canadien » mais la charte d’incorporation n’a pas été modifiée depuis sa fondation. 3. Il est à noter que le nom de cette institution a changé à de nombreuses reprises. La dernière dénomination a été utilisée. 4. Il deviendra « Royal » en 1953, suite à une promulgation de la reine Élisabeth II. 5. Notons que deux biographies ont été écrites sur Ludmilla Chiriaeff de son vivant : celle de Roland Lorrain (1973), ouvrage qui couvre principalement sa vie professionnelle jusqu’en 1972 et qui s’avère davantage une hagiographie. Comme il ne contient aucune référence, il est difficile de lui accorder une valeur historique. En revanche, la biographie de Nicolle Forget (2006) se révèle essentielle pour y puiser une information crédible et pertinente. Elle a confronté Mme Chiriaeff sur plusieurs de ses affirmations publiques et a fait de nombreuses vérifications en Europe pour valider ou invalider des renseignements fournis par la principale intéressée. 6. La petite Ludmilla commence ses cours de ballet sous le régime d’Hitler, un peu avant 1933. Dès lors, le contexte politique influence beaucoup les orientations esthétiques de la formation en danse. Le Régime encourage la danse « chorale », c’est-à-dire celle qui se pratique en groupe, de nature folklorique. Le ballet est considéré comme un art bourgeois. On fait de la propagande pour la gymnastique, plutôt que des « variations mortes du ballet où le corps est rabaissé au rôle d’instrument ». Ce dernier doit servir à nourrir le folklore et créer « la nouvelle danse allemande ». Les maisons d’opéra produisent des revues divertissantes et de propagande avec des danses qui mélangent un peu de tout : moderne, ballet et folklore. (KOLB 2016, 26-43). 7. Sa biographe, mentionne que la première page du contrat consulté dans les archives est arrachée ainsi que le dernier chiffre de l’année. La bonne foi du témoignage de Mme Chiriaeff prévaut. (FORGET 2006, 149) 8. “Such a circular inter-relationship is one of the secrets of Russian ballet, for instance” (HELLER, 1971).

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9. La première diffusion à la télévision par l’antenne CBMT a eu lieu le 6 septembre 1952 : en après-midi on présente une émission pour enfants, Pépinot et Capucine ; plus tard une émission de variétés, Club d’un soir ; et en fin de soirée le télé-théâtre Œdipe-Roi. 10. Toutes ces informations proviennent de l’analyse de la correspondance extraite de ses archives. 11. De tradition britannique, il danse pour George Balanchine. 12. Aussi de tradition britannique, danseur pour Les Ballets Russes de Diaghilev et fondateur du Sadler’s Wells de Londres. 13. Canadien-français, il s’exile à New York, pendant 21 ans pour faire carrière avec l’American Ballet, puis revient à Montréal, aux GBC. En contact avec des chorégraphes de la modernité durant sa période américaine comme George Balanchine, ou Anthony Tudor, (britannique qui vit à New York), il revient au Québec inspiré par de nouvelles normes esthétiques et des orientations inédites de création. 14. Canadien-anglais de Montréal, il s’illustre à titre de chorégraphe dans différentes compagnies d’Europe, puis revient à la direction artistique des GBC, de 1974 à 1977. 15. Lieu où se rencontrent tous les critiques de danse de l’Amérique du Nord et où Mme Chiriaeff ne présente que des chorégraphies originales, d’inspiration folklorique ou néo-classique, c’est-à- dire un mélange de mouvements abstraits et de ballet. 16. Les critiques s’entendent pour dire que la grande force du ballet tient à la cohérence complète entre les différents aspects du spectacle et au traitement de l’œuvre choisi par M. Nault (BASILE 1966 ; GINGRAS 1966 ; JOHNSON 1966). Malgré un grand nombre de participants, la mise en scène préserve les caractéristiques et la force de chacun des collaborateurs sans qu’aucun des aspects de la création n’empiète sur l’autre. La prestation de chacun, dans sa sphère artistique, est exceptionnelle : autant les solistes que le chœur ou l’orchestre et les danseurs. On souligne la qualité des décors et des costumes en lien avec le propos. La version de Nault a respecté le texte intégral du livret musical et la chorégraphie suit les effets rythmiques de la musique, en plus de reproduire une esthétique calquée sur les tableaux des peintres de la Renaissance italienne : « Il a réussi là un coup de maître avec une sobriété de moyens exceptionnelle » (BASILE 1966). Ce dernier rend hommage à la réalisation de Nault. Tout est spectaculaire : les individus sur scène, la musique elle-même, les chanteurs, les décors immenses et le nombre de danseurs. 17. Il s’agit de Symphonie de psaumes, élaboré par Fernand Nault également. 18. Le ballet Giselle est une œuvre emblématique de la période romantique du ballet. Le danser aujourd’hui réclame un haut niveau technique. Sa prestation professionnelle signifie que la compagnie qui le présente correspond aux hauts standards du genre ballétique. Le montage financier et artistique de Mme Chiriaeff pour accéder au marché européen remonte à 1966. Giselle fait partie de sa stratégie pour démontrer son envergure. La tenue de l’Exposition universelle à Montréal est un fer de lance pour le développement culturel. La visibilité associée à un tel événement est exceptionnelle. Le gouvernement le sait et Mme Chiriaeff le sait aussi. Si elle arrive à démontrer que les GBC ont l’envergure d’une grande compagnie auprès de la critique internationale, elle va donner une occasion au Québec de se démarquer dans le panorama culturel québécois et canadien. 19. Stratégiquement, les programmes souvenirs présentent les activités de l’École. Ainsi, les finissants sont mis à l’honneur. On constate qu’ils sont les apprentis dans la compagnie l’année d’après.

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RÉSUMÉS

La période d’après-guerre a permis à un grand nombre d’Européens d’immigrer au Canada. L’une d’entre eux, Ludmilla Chiriaeff (1924-1996) a foulé le sol canadien en 1951. Danseuse professionnelle, elle s’installe à Montréal et jouera un rôle majeur dans le développement de la danse au Québec et au Canada. Son flair artistique, ses talents innés de gestionnaire et sa vision éclairée d’un projet de grande envergure assureront la naissance et la pérennité de la plus ancienne institution de danse qui a traversé le temps au Québec : Les Grands Ballets Canadiens (1957), troisième compagnie de ballet à s’implanter au pays.

The post-war period saw many Europeans immigrate to Canada. Ludmilla Chiriaeff (1924-1996) was among those who set foot on Canadian soil, arriving in 1951. A professional dancer, she played a major role in the development of dance in Québec and Canada. Her artistic flair, her natural talents as a manager and her clear and far-reaching vision ensured the birth and the sustainability of Québec’s oldest dance institution: Les Grands Ballets Canadiens (1957), the third ballet company to be established in the country.

INDEX

Mots-clés : danse, ballet, compagnie de danse, fondation d’une institution, Canada Keywords : dance, ballet, arts organizations, founding an institution, Canada

AUTEUR

MARIE BEAULIEU Marie Beaulieu est professeure au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal depuis août 1998 et diplômée de l’Université de Montréal (2009). Son sujet de thèse consistait à élaborer le portrait artistique des vingt premières années de la compagnie des Grands Ballets Canadiens (1957-1977). Elle a été commissaire de l’exposition Pas de deux… du conte au ballet tenue à la Grande Bibliothèque, en 2013-2014 et a fait partie du groupe de recherche interuniversitaire Aristarque dont le projet Regards croisés sur la réception critique francophone et anglophone des arts de la scène à Montréal entre 1929 et 1949 a été publié en 2016. Elle est co-chercheure pour le projet interuniversitaire « Dispositifs de médiation numérique dans les arts de la scène : pratique, savoir et savoir-faire » (2018-2022).

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Le rôle des femmes dans le développement des pratiques chorégraphiques expérimentales à Montréal dans la seconde moitié du XXe siècle Women’s contributions to the development of experimental choreographic practices in Montreal in the second half of the 20th century

Josiane Fortin

1 Les femmes ont joué un rôle capital dans le développement des pratiques chorégraphiques expérimentales1 à Montréal dans la seconde moitié du XX e siècle, notamment en tant que chorégraphes et créatrices d’institutions en danse à Montréal. La contribution de ces femmes sera étudiée ci-après, de même que la place qu’elles occupent dans l’histoire de la danse au Québec.

Françoise Sullivan et le Refus global

2 D’abord, il peut être souligné que trois danseuses et chorégraphes montréalaises : Françoise Sullivan, Jeanne Renaud et Françoise Riopelle ont contribué à l’avènement de la modernité en danse au Canada. Toutes trois créatrices, elles ont valorisé des démarches expérimentales en danse, en incluant notamment dans leurs œuvres de l’abstraction, de la spontanéité, de l’improvisation et des collaborations artistiques. Elles ont fait partie du cercle des artistes automatistes durant les années 1940 à Montréal (LINDGREN 2003 ; SMART 1998), groupe rassemblé autour de l’artiste Paul- Émile Borduas, alors professeur à l’École du meuble de Montréal, et au sein duquel se retrouvaient notamment des peintres, écrivain(e)s, danseuses, photographes et autres artistes, dont : Marcel Barbeau, Jean-Paul Riopelle, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Maurice Perron, Bruno Cormier, Madeleine Arbour,

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Marcelle Ferron, Muriel Guilbault, Louise et Thérèse Renaud, qui se côtoyaient dans un désir d’expérimentation artistique et partageaient un intérêt particulier pour la création intuitive, l’abstraction et certains principes surréalistes (GAGNON 1998). L’un des moments clés dans l’histoire de la danse expérimentale a lieu lors de la publication du recueil du Refus global à Montréal. Ce document paru en 1948 contenait un manifeste écrit par Paul-Émile Borduas et signé par plusieurs artistes automatistes, dont les danseuses et chorégraphes Françoise Sullivan et Françoise Riopelle. Le manifeste visait à dénoncer la vision traditionnaliste de l’art, l’académisme, et plus largement, les valeurs conservatrices de la société québécoise, de même que la mainmise de la religion catholique sur la vie quotidienne au Québec et les institutions politiques rigides (LINDGREN 2003 ; SMART 1998). Dans cette publication, la danseuse Françoise Sullivan a écrit et signé La danse et l’espoir, texte qui soulignait le potentiel de la danse pour achever des buts humanitaires et collectifs. La danse et l’espoir est le seul texte écrit par une femme inclus dans le Refus global (SOLOMON 2014). Dans son texte, Sullivan insistait sur les forces libératrices de la danse, en valorisant la spontanéité, l’instinct, l’inconscient, l’automatisme et l’émotion (LINDGREN 2003 ; SULLIVAN 1948). Pour elle, la danse devait répondre avant tout à des pulsions, à une nécessité intérieure, et s’exprimer de façon personnelle et instinctive : « la danse est un réflexe, une expression spontanée d’émotions vivement ressenties. [...] Les énergies, étouffées depuis longtemps, trouvent le soin de se libérer par la suite, avec une fureur accrue. [...] Cet instinct si longtemps emprisonné, une partie de notre effort consiste maintenant à le déterrer » (SULLIVAN 1948, 1-3).

3 En choisissant la danse comme médium d’expression à son époque, Sullivan a pu affirmer son identité en tant qu’artiste de l’avant-garde à Montréal et elle a cherché à se distinguer des artistes automatistes masculins qui évoluaient pour leur part davantage en art visuel. Elle s’assurait ainsi, selon l’historienne de l’art Louise Vigneault (2002), d’avoir un espace d’expression et de visibilité relativement tangible dans un contexte hétéronormatif dominé par la figure de l’artiste masculin2. À travers sa danse, elle a tenté de donner une nouvelle image de la femme au présent, de s’émanciper et de revoir la place de la femme dans la société, celle-ci étant auparavant généralement confinée au foyer, à la sphère privée et au rôle de mère dans la première moitié du XXe siècle au Québec 3 (VIGNEAULT 2002). Comme le souligne Denise Lemieux, « la pratique des arts, de la musique et de l’écriture fait depuis longtemps partie des intérêts des femmes au Québec, mais avant les années 60 il était exceptionnel que plusieurs d’entre elles accèdent à une profession littéraire ou artistique » (LEMIEUX 2002, 241). Ainsi, Françoise Sullivan a donc cherché à réinvestir son corps de femme par l’art, un corps jadis contraint et immobilisé par les codes sociaux et moraux, alors que les institutions politiques et religieuses valorisaient surtout le « rôle de la femme épouse et mère » (MALTAIS 2002, 45)4.

4 En outre, dans sa démarche créative, Sullivan a adopté une approche primitiviste. Elle puisait dans les mémoires archaïques, s’intéressait à des formes de danse extra- occidentales, au rituel. Elle s’identifiait à « l’Autre » pour interroger le présent et questionner les valeurs hégémoniques promulguées par la société, l’État et l’église, à l’époque duplessiste : Le recours au primitivisme sera alors marqué, chez [Sullivan], par un retour à un état édénique où les femmes et les créateurs auraient jadis occupé une place entière dans la société […]. Le primitivisme deviendra en fait un moyen de redéfinir le présent. […] L’ailleurs devenait, pour Sullivan, un ici à redéfinir. […] Cette […]

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identification à l’Autre […] aura pour effet de contrer la xénophobie inculquée par l’idéologie clérico-nationaliste. Sullivan s’imposera en fait à titre de Sujet hors norme, de femme dans un monde d’hommes, de chorégraphe dans un milieu qui condamne la danse. (VIGNEAULT 2002, 189-192, 243)

5 En bref, Sullivan a joué un grand rôle dans le développement de la danse expérimentale à Montréal, d’abord en endossant en tant que femme le rôle de créatrice en danse moderne à une époque où cela était presque impensable et en renversant les « codes normatifs » par son approche primitiviste.

6 De plus, elle a contribué, comme les autres femmes automatistes, à insérer l’art « dans le domaine de la vie réelle » (SMART 1998, 10). En dansant notamment dans la nature et dans des lieux non-théâtraux, comme dans Danse dans la neige (1948), improvisation réalisée au pied du mont Saint-Hilaire, dans laquelle les mouvements étaient modulés en fonction d’impulsions et de rythmes internes et externes, au gré des changements de température, de vent, de textures du terrain, de la lumière ambiante et de l’atmosphère, Sullivan visait notamment à sortir l’art hors des institutions pour se distancier de toute forme d’académisme, puis à créer des articulations entre la danse et d’autres sphères plus larges de la vie. La quête de la danseuse était liée à la dynamique d’une exploratrice (SOLOMON 2014), car Sullivan, en s’aventurant à l’extérieur sur des territoires imprévisibles et naturels, en s’éloignant de centres établis, était en quête d’investissement et d’établissement d’un nouvel espace, à la recherche d’un nouvel ancrage et d’un décentrement, autant corporel que mental, au sens propre comme au figuré. Elle oscillait ainsi « du rythme intérieur au rythme imposé par le dehors dans un jeu d’échanges », participait « à la création d’un monde » et « à son évolution » (SULLIVAN 1948, 4).

7 Sullivan a aussi inspiré, dans la seconde moitié du XXe siècle, un grand nombre d’artistes en danse à la liberté créatrice. Elle enclenche ce que l’historienne de la danse Iro Tembeck appelle une « tradition de non-tradition » (TEMBECK 1991, 108), c’est-à- dire un désir constant pour le rejet de règles préétablies, l’évitement de l’académisme et la valorisation de la prise de risque, une tangente que plusieurs de ses successeurs en danse adopteront. En effet, des chorégraphes indépendant(e)s montréalais(es) des années 1980 chercheront à suivre leurs instincts, leurs émotions, à prendre des risques et à créer une danse d’auteur hors normes en trouvant une signature personnelle, comme Paul-André Fortier, qui appellera d’ailleurs son inspiratrice Françoise Sullivan, sa « mère de liberté » (FORTIER, dans BANVILLE et BÜRGER 1998), et Ginette Laurin, qui l’identifiera « comme l’influence la plus déterminante, mais surtout la plus libératrice du poids de la tradition » (FEBVRE 2005, 12). De nombreux étudiants auront aussi suivi les enseignements dévoués de Françoise Sullivan, celle-ci ayant enseigné le processus de création en danse, la peinture et la sculpture à la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia entre 1977 et 2010 (GÉRIN 2018). Au fil de sa carrière, elle aura sans conteste laissé sa marque en tant que danseuse, chorégraphe, peintre, sculpteure et enseignante (LUPIEN 2011).

Françoise Riopelle et le Groupe de danse moderne de Montréal

8 D’autres femmes contribueront grandement au développement des pratiques chorégraphiques en danse expérimentale à Montréal durant la seconde moitié du XXe

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siècle, comme Françoise Riopelle, aussi signataire du Refus global et épouse du peintre Jean-Paul Riopelle. Françoise Riopelle, qui a été chorégraphe, danseuse, enseignante et conceptrice de costumes, a fondé deux compagnies pionnières en danse moderne au Canada, soit : la Compagnie de danse Françoise Riopelle, créée en 1958, puis le Groupe de danse moderne de Montréal, cofondé avec Jeanne Renaud, qui a existé de 1961 à 1965. Plus tard, elle a été professeure au Regroupement Théâtre et Danse de l’Université du Québec à Montréal, où elle a contribué dès 1976 à la mise sur pied d’un programme de baccalauréat en danse qui sera inauguré en 1979 (DAVIDA et LAVOIE- MARCUS 2012)5. Elle y a aussi fondé le groupe Mobiles en 1978, qui réunissait des étudiants en danse et en théâtre, comme Ginette Laurin, qui deviendra chorégraphe à son tour durant les décennies subséquentes. En 1978 également, Riopelle a cofondé avec Dena Davida, le collectif Qui Danse ?, qui a présenté au Musée des beaux-arts de Montréal les premières créations de plusieurs chorégraphes émergentes, dont celles de Marie Chouinard6 (PONTBRIAND 1985 ; TEMBECK 1991). Riopelle a ainsi contribué au développement de la danse expérimentale à Montréal en créant des compagnies pionnières en danse moderne et des collectifs permettant de soutenir la relève. Aussi, par son travail créatif et sa pédagogie, elle a encouragé des jeunes artistes à explorer le hasard, l’improvisation et les collaborations artistiques, dans l’esprit automatiste (SMART 1998 ; TEMBECK 1991).

Jeanne Renaud et le Groupe de la Place Royale

9 Une autre danseuse, chorégraphe et enseignante, a été proche du groupe des Automatistes : Jeanne Renaud. Celle-ci a été l’une des premières chorégraphes québécoises à valoriser une approche en danse empreinte d’expérimentation, d’abstraction, de formalisme, de linéarité et de sobriété, tout en favorisant, dans une optique cunninghamienne, l’autonomie de la danse, de la musique et de la scénographie à travers une démarche caractérisée par une absence de narration et par la non- réciprocité des médiums artistiques. Jeanne Renaud a contribué au développement de la danse expérimentale à Montréal en fondant des compagnies marquantes, puisque celles-ci figurent parmi les premières à être dédiées à la formation et la création en danse moderne au Canada : d’abord, l’école et le Groupe de danse moderne de Montréal (1961-1965), cofondés avec Françoise Riopelle et évoqués précédemment, mais aussi le Groupe de la Place Royale, avec son école associée, établis en 1966, où elle s’est impliquée jusqu’en 1971, avant que le groupe ne déménage à Ottawa en 1977. Le Groupe de la Place Royale a soutenu les premières explorations chorégraphiques de créateurs de la relève, comme Jean-Pierre Perreault et Peter Boneham, et a valorisé la multidisciplinarité à travers des collaborations artistiques innovantes (ELLENWOOD et LINDGREN 2009 ; FEBVRE 1988 ; LINDGREN 2011 ; TEMBECK 1991, 2002a).

Martine Époque et le Groupe Nouvelle Aire

10 Il ne faudrait pas non plus passer sous silence l’incroyable contribution d’une autre femme dans le développement de la danse expérimentale à Montréal. Martine Époque, danseuse, chorégraphe et pédagogue venue du sud-est de la France, considérée par certains comme l’une des « mères de la danse » contemporaine au Québec (FORTIER, dans BANVILLE et BÜRGER 1998), est arrivée à Montréal pendant l’année de l’Expo 67 et

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elle a fondé le Groupe Nouvelle Aire l’année suivante, en collaboration avec Rose-Marie Lèbe. Ce groupe, qui a existé de 1968 à 1982, a été une véritable pépinière d’artistes en danse et plusieurs chorégraphes de la nouvelle danse canadienne des années 1980 et 1990 en sont issus, comme Ginette Laurin, Édouard Lock, Paul-André Fortier, Daniel Léveillé et Louise Bédard (TEMBECK 1991). Si Martine Époque a créé de nombreuses œuvres pour le Groupe Nouvelle Aire à titre de chorégraphe, elle laissait aussi une place généreuse aux danseurs de la compagnie pour qu’ils puissent réaliser leurs premiers essais chorégraphiques. De plus, une école associée à la compagnie a ouvert ses portes dès 1969, offrant des stages estivaux et des cours aux professionnels, apprentis et boursiers (CLOUTIER 2008). Plusieurs découvrirent dans les studios du Groupe Nouvelle Aire les pionnières telles que Sullivan et Riopelle (FEBVRE 2006) et ils suivirent des cours avec la professeure invitée Linda Rabin7, pédagogue réputée et chorégraphe, dont les œuvres étaient caractérisées par un minimalisme, une temporalité dilatée, une approche rituelle et cérémonielle, une inspiration puisée dans les pratiques somatiques, les cultures asiatiques et la psalmodie, comme le reflète d’ailleurs la chorégraphie La Déesse blanche (1977), créée dans les studios du Groupe Nouvelle Aire, qui fut marquante dans l’histoire de la danse au Québec, entre autres parce qu’elle dura une soirée entière, se déroula dans plusieurs salles, cela nécessitant le déplacement des spectateurs d’une pièce à une autre, et elle mit de l’avant la danseuse Margie Gillis, désormais célèbre et reconnue pour son lyrisme et son expressivité remarquables en tant que soliste (BROUSSEAU 1982 ; TEMBECK 1991), de même que pour les chorégraphies qu’elle a créées, pour la plupart, avec La Fondation Margie Gillis instaurée en 1981, dont certaines témoignent d’un engagement pour des causes humanitaires.

11 Le Groupe Nouvelle Aire de Martine Époque a aussi contribué à la démocratisation de la danse à Montréal et en région, notamment en offrant des ateliers-conférences, des activités d’animation et de formation lors de tournées dans les établissements scolaires, et en participant à des émissions télévisuelles. En outre, le Groupe Nouvelle Aire a réalisé des « Choréchanges » dès le milieu des années 1970, une formule mensuelle innovatrice qui consistait en des spectacles-démonstrations en studio. Des œuvres en cours de création étaient présentées au public et étaient suivies par des discussions avec les danseurs et chorégraphes. Cette initiative a permis de rendre la danse actuelle davantage accessible, de la désacraliser et la vulgariser ; a favorisé un rapprochement entre différents intervenants du milieu de la danse, locaux et du Canada ; et a contribué à un développement du public, alors que Martine Époque souhaitait faire apprécier la danse à un plus grand nombre (TEMBECK 1991).

12 Martine Époque s’est également impliquée pour valoriser la danse dans le milieu universitaire. Avec d’autres femmes, Michèle Febvre, Sylvie Pinard et Iro Tembeck, elle a contribué à la fondation du Département de danse de l’Université du Québec à Montréal en 1985, puis à l’instauration du programme de maîtrise en danse, ouvert à l’automne 1993. À la fin des années 1980, elle a organisé la restauration du Pavillon Latourelle, un bâtiment qui était l’ancienne Palestre Nationale, afin qu’il y ait désormais un endroit de formation universitaire dédié uniquement à la danse. Ce lieu inauguré en 1991 regroupera le Département de danse de l’Université du Québec à Montréal et deux organismes de diffusion spécialisés en danse : l’Agora de la danse et Tangente. Ainsi, grâce à Martine Époque, la pérennité de la danse expérimentale

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montréalaise semble désormais mieux assurée dans la métropole (LEVAC 2006 ; TEMBECK 1991, 2000).

Elizabeth Langley et sa contribution à la formation universitaire en danse

13 Une autre femme a contribué à donner une plus grande place à la danse en milieu universitaire ; il s’agit d’Elizabeth Langley, chorégraphe et enseignante, née en Australie et ayant été formée pendant cinq ans aux studios de Martha Graham à New York. Venue à Montréal depuis Ottawa en 1979 pour concevoir un programme universitaire en danse, Elizabeth Langley a œuvré à la fondation et la direction du programme de baccalauréat en danse contemporaine à la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia, qui accueille des étudiants de différents profils linguistiques et culturels. Dès la création du programme, il était souhaité que l’enseignement offert dans le cadre de ce baccalauréat se concentre particulièrement sur le processus créatif et la chorégraphie, ayant ainsi pour objectif que les étudiants puissent développer leur vision artistique personnelle, qu’ils se forment par l’expérimentation et qu’ils aient la chance de contribuer au milieu de la danse par l’élaboration de créations originales (DAVIDA et LAVOIE-MARCUS 2012). Des artistes tels que Françoise Sullivan, Vicki Tansey, Silvy Panet-Raymond et Édouard Lock y ont enseigné, puis des chorégraphes comme Pierre-Paul Savoie, Isabelle Choinière, Noam Gagnon, Peter Trosztmer et Irène Stamou s’y sont formés. Pour sa contribution remarquable au milieu de la danse, Elizabeth Langley a reçu le Prix Jacqueline-Lemieux du Conseil des arts du Canada en 1997.

Dena Davida : Tangente, l’Agora de la danse et le Festival international de nouvelle danse

14 C’est également à la chercheure, éducatrice, directrice artistique et commissaire Dena Davida, d’origine américaine et installée à Montréal en 1977, que l’on doit une grande part du développement des infrastructures de diffusion chorégraphique en danse expérimentale à Montréal durant les années 1980 et 1990 (FORTIN 2016b). En effet, Tangente voit le jour dès 1980, grâce à Dena Davida, Silvy Panet-Raymond, Howard Abrams et Louis Guillemette (DAVIDA 1991 ; TEMBECK 1991). Ce lieu de diffusion intimiste propose, dès ses premières années d’existence, des présentations innovatrices mettant en valeur le travail de jeunes chorégraphes de la relève en danse contemporaine (TEMBECK 2002a). Il se révèle comme un véritable « tremplin chorégraphique pour plusieurs bacheliers » et « diplômés de programmes universitaires en danse » (TEMBECK 1991, 193), parmi lesquels, on peut mentionner la chorégraphe Hélène Blackburn. Tangente valorise la prise de risque, les œuvres inédites et originales, les premiers essais et offre un laboratoire d’exploration, d’où son importante contribution à l’émergence de signatures chorégraphiques distinctes et expérimentales à Montréal. Dena Davida y intervient en tant que directrice artistique et commissaire jusqu’en 2019 (DAVIDA 2019), valorisant les soirées thématiques et le dialogue entre les artistes et le public. Au fil des années, elle favorise aussi des échanges chorégraphiques avec d’autres villes comme Toronto, New York, Paris, Bruxelles et elle contribue ainsi à « l’établissement de réseaux de communication et de diffusion de la

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nouvelle danse à l’échelle provinciale, canadienne et internationale » (TEMBECK 1991, 193). Quant à l’Agora de la danse, fondée en 1991 par quelques instigateurs : Dena Davida, Martine Époque, Florence Junca-Adenot et Gaétan Patenaude, ce lieu offre une visibilité à des chorégraphes plus établis et il dispose d’une salle qui accueille un bon nombre de spectateurs. Ainsi, Dena Davida a eu un rôle très important à jouer dans le développement de la diffusion des œuvres chorégraphiques expérimentales à Montréal à la fin du XXe siècle.

15 En outre, un important festival a donné un essor à la danse montréalaise et canadienne durant les années 1980 et 1990. Fondé par trois femmes : Dena Davida, Chantal Pontbriand et Diane Boucher (MARTIN 2010 ; PONTBRIAND 1985), le Festival international de nouvelle danse s’est déroulé à Montréal de 1985 à 2003, pendant 11 éditions, lors desquelles les artistes et acteurs mondiaux de la danse affluaient en grand nombre dans la métropole afin de venir apprécier le travail des chorégraphes québécois(es) (TEMBECK 2002a). Ce festival a notamment mis en valeur la vitalité et l’originalité des créatrices montréalaises, ces femmes qui ont contribué à faire en sorte que Montréal reçoive le titre de « capitale internationale de la danse » à cette époque (TEMBECK 1986). Le festival a eu impact considérable, entre autres grâce à de nombreux spectacles complets, et a permis de sensibiliser jusqu’à 30% de la population montréalaise à la danse, selon Chantal Pontbriand (1992), en plus d’accroître la visibilité du travail des chorégraphes québécois(es) auprès des diffuseurs étrangers venus d’outre-mer et d’autres régions du Canada pour l’occasion (TEMBECK 2002a). Parmi les chorégraphes montréalais(es) qui ont diffusé fréquemment leurs œuvres dans le cadre du festival, c’est-à-dire à plus de quatre reprises entre 1985 et 2003, il est possible de comptabiliser davantage de femmes que d’hommes8 (PONTBRIAND 1985-2003).

La place des femmes chorégraphes dans l’histoire de la danse au Québec

16 En faisant ce constat, il est pertinent de s’interroger sur la place des femmes chorégraphes dans l’histoire de la danse au Québec. Les principaux écrits sur le sujet sont ceux de l’historienne Iro Tembeck (1991, 1994, 2001, 2002a, 2002b), véritable pionnière et défricheuse de l’histoire de la danse au Québec, qui a accompli un travail de recherche immense et remarquable pour mieux faire connaître le passé chorégraphique de la province. Ses ouvrages donnent une belle visibilité aux chorégraphes actifs durant les années 1980 et au début des années 1990, dont plusieurs hommes, tels qu’Édouard Lock, Paul-André Fortier, Daniel Léveillé et Jean-Pierre Perreault, et deux femmes, Ginette Laurin et Marie Chouinard. Toutefois, on peut se demander si le travail chorégraphique des autres femmes montréalaises qui ont présenté leurs œuvres à plusieurs reprises au sein du Festival international de nouvelle danse entre 1985 et 2003 est suffisamment mis en lumière dans les rares écrits sur l’histoire de la danse au Québec, si l’on pense notamment à celui de Louise Bédard, Hélène Blackburn, Danièle Desnoyers, Lynda Gaudreau, Jocelyne Montpetit, en plus de Laurin et Chouinard. Qu’en est-il également des démarches artistiques de Jo Lechay, Lucie Grégoire, le collectif Brouhaha Danse, Hélène Langevin, Catherine Tardif, Manon Oligny, Dominique Porte, Jane Mappin, Irène Stamou, Zab Maboungou, Isabelle Choinière et Isabelle Van Grimde, pour ne citer que celles-ci ? Les écrits historiques sur

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le sujet témoignent-ils suffisamment de l’importance que ces femmes artistes ont eue et du rôle vital qu’elles ont joué ? Il semble que ça ne soit pas tout à fait le cas. À titre illustratif, le livre Danser à Montréal, germination d’une histoire chorégraphique d’Iro Tembeck, l’une des principales références détaillées dressant un portrait exhaustif de l’histoire de la danse au Québec, a été écrit en 1991, alors que plusieurs femmes artistes débutaient leur carrière. L’auteure n’a donc pas pu, tout naturellement, documenter avec recul l’accroissement du nombre de chorégraphes indépendantes de la gent féminine (Bédard, Blackburn, Desnoyers, Montpetit…) dès la fin des années 1980 et surtout durant les années 1990, malgré sa remarquable contribution historique. Également, peu d’autres monographies ont été publiées à ce sujet, bien qu’il soit possible de constater que quelques revues et périodiques ont consacré certains articles à ces femmes artistes (Les herbes rouges, La vie en rose, Spirale, Jeu, Le Devoir, La Presse, Voir…).

17 D’ailleurs, Lise Gagnon (2006) souligne qu’à l’aube des années 2000, le milieu de la danse est composé de 81,5% de femmes au Québec. Les personnes qui assistent à des spectacles de danse contemporaine sont principalement de jeunes femmes, puis le nombre de chorégraphes de la gent féminine qui créent des compagnies dans la métropole est considérable depuis la fin des années 1980 et durant les années 1990. Dena Davida (1992) mentionne similairement que la génération montante de chorégraphes des années 1990 est constituée essentiellement de jeunes femmes prolifiques d’une trentaine d’années ayant pour la plupart une formation universitaire en danse, comme : Hélène Blackburn, Danièle Desnoyers, Lynda Gaudreau, le collectif Brouhaha Danse et Hélène Langevin, Jane Mappin, Irène Stamou et Isabelle Van Grimde, entre autres. Selon Davida (1992), les chorégraphes des années 1990 explorent souvent le thème de la femme contemporaine et du post-féminisme, puis elles cherchent à questionner et affirmer leur rôle de femme et leur place dans la société, comme l’avait d’ailleurs fait Françoise Sullivan précédemment, à sa propre façon. Elles vont créer, elles aussi, une danse personnelle ; se présenter en tant qu’auteures ; chercher à présenter leur propre vision de la femme ; et fonder des compagnies. Ci- après, le travail créatif de ces artistes sera abordé, dans un désir de mettre en lumière la contribution vitale de ces femmes au développement du milieu chorégraphique montréalais.

Les chorégraphes indépendantes des années 1980 et 1990

18 D’abord et avant tout, il importe de mentionner que si les principaux acteurs de la danse montréalaise des années 1960 et 1970 étaient rassemblés au sein de deux groupuscules principaux, soit le Groupe de la Place Royale et le Groupe Nouvelle Aire dont j’ai parlé précédemment, dans les décennies subséquentes, c’est-à-dire dès les années 1980 et 1990, il se produit plutôt une « atomisation du milieu » de la danse expérimentale à Montréal, comme l’indique La Politique de la danse au Québec publiée par le Ministère des Affaires culturelles en 1984 (GAGNON 2006). Autrement dit, les chorégraphes se dispersent alors dans des quêtes multiples et tentent de développer des signatures chorégraphiques personnelles originales en fondant leur propre compagnie ; ils et elles sont en quête d’affirmation identitaire et individualiste dans un contexte néo-libéral, à la recherche de singularité, d’autonomie et d’indépendance. On

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les appelle donc chorégraphes indépendant(e)s, à l’image de la quête nationaliste dans le domaine politique, comme le souligne Tembeck (1994). Dans ce contexte, plusieurs femmes créent leur propre compagnie avec laquelle elles présentent des œuvres au Festival international de nouvelle danse durant les années 1980 et 1990.

Ginette Laurin et O Vertigo : risque, péril et égalité des tâches

19 Parmi elles, la chorégraphe Ginette Laurin, qui a fondé sa compagnie O Vertigo en 1984, a développé une gestuelle acrobatique et énergique jouant sur le risque, le déséquilibre, la chute et le dépassement des limites physiques. Dans son travail chorégraphique, il est fréquent que de petites danseuses soient musculaires, athlétiques, fortes, et qu’elles portent de grands danseurs masculins. Ainsi, certains stéréotypes liés à l’élégance et la fragilité de la femme ou de la danseuse sont déjoués et les rôles habituels sont souvent questionnés, comme dans les créations du chorégraphe Édouard Lock également, dont Human Sex (1985), où la danseuse Louise Lecavalier 9 soulève à plusieurs reprises son partenaire Marc Béland10 au-dessus d’elle, lors de portés audacieux et virtuoses (TEMBECK 1991). De plus, dans bon nombre des créations de Ginette Laurin, les interprètes, femmes et hommes sur un pied d’égalité, entrent en relation avec des objets et des dispositifs scénographiques volumineux qui suscitent des mouvements périlleux et vertigineux, tels des rebonds, déséquilibres, appuis précaires, sauts, envols, chutes, suspensions et surélévations (FEBVRE 2005), notamment dans La stupéfiante Alex (1983), qui comporte un divan, dans Études I (1983) et Étude II (avec tables et chaises) (1984), dans Up the Wall (1985), où les interprètes entrent en contact avec un panneau vertical en plexiglas transparent, dans Mon cœur qui chavire (1985), qui comporte un travail d’équilibre/déséquilibre autour et dessus des chaises ayant des sièges inclinés (TEMBECK 1994), dans Chevy Dream (1986), qui présente en guise de décor une Chevrolet de couleur bleu poudre, les actions se déroulant dans le coffre, à l’intérieur de l’automobile, autour du capot et sur la voiture, notamment sur une portière entrouverte servant de point d’appui, dans Timber (1986), chorégraphie ayant nécessité que les interprètes suivent des cours de cascades afin de pouvoir se jeter dangereusement dans le vide depuis des échafaudages situés à diverses hauteurs (TEMBECK 1991), dans Don Quichotte (1988), où des grands chevaux de bois servent de supports aux actions et dans La chambre blanche (1992), où la scénographie, évoquant un asile psychiatrique, invite les interprètes à se confronter métaphoriquement et réellement à des murs constitués de dalles blanches qui délimitent la salle, notamment en y courant (une petite saillie se trouve à leur base), y rebondissant, s’y repoussant, s’y heurtant et s’accrochant aux vides laissés par les cavités des fenêtres. Sur ce point, les chorégraphies de Laurin s’éloignent de celles d’autres créateurs masculins de l’époque, en ce sens où elles accordent à tous les interprètes, quel que soit leur genre, des mouvements forts, puissants, risqués et musculaires, tandis que d’autres chorégraphes s’intéressent alors davantage à mettre en scène et à exacerber les rapports de forces caractérisant les relations conjugales : Dès le début, le travail des duos entre hommes et femmes [que Ginette Laurin] développera tout au long des années, se démarque, dans l’ensemble, des relations de combat et de pouvoir dans lesquelles ses collègues masculins engagent le couple. Au contraire, [chez elle] […] homme et femme jouent ensemble dans un « partage des tâches » équitable. (FEBVRE 2005, 16)

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Marie Chouinard : ses solos post-féministes et la Compagnie Marie Chouinard

20 Autre chorégraphe réputée, Marie Chouinard, qui a fondé une compagnie à son nom en 1990, est pour sa part reconnue pour sa provocation et ses œuvres sensuelles. Comme le souligne l’auteure Tamar Tembeck (2002c), l’approche de Chouinard peut être liée à une forme de féminisme qui résiste à la pensée binaire. Dans ses premières œuvres, notamment plusieurs solos qu’elle crée durant les années 1980, la chorégraphe met en scène son propre plaisir, sa sensualité et son corps de femme, sans l’envisager à travers la lentille du désir masculin, sans le voir comme un objet de consommation ou au cœur d’une relation de couple homme/femme, ce que plusieurs autres chorégraphes mettaient en scène à l’époque. En fait, Chouinard valorise l’autoérotisme, allant jusqu’à inclure de la masturbation dans ses créations, comme dans Marie Chien Noir (1982). Dans ce solo en trois parties : « Mimas, Lune de Saturne ; Chien Noir et Plaisirs de tous les sens dans tous les sens » (CHOUINARD, 2010) qui flirte avec l’art de la performance, la danseuse réalise une multitude d’actions qui s’enchaînent sans lien de causalité, sans continuité ou narrativité (ALBRIGHT 1991), et qui sont reliées entre elles par des déplacements rampants au sol, des étirements sensuels et des états orgastiques. Parmi les actions qu’elle effectue, mentionnons : la distribution d’une photographie illustrant une planète, la masturbation effectuée en chantant, le trempage de ses cheveux dans un bac d’eau, la manipulation des mâchoires d’un squelette tout en croquant simultanément dans un poivron vert gorgé d’eau, l’agitation de cloches de vaches résonant près d’une bande de gazon, la réalisation d’un bain d’huile sur le sol dans lequel la danseuse glisse quasi-nue, vêtue uniquement d’une petite culotte, le port d’un masque évoquant une tête de loup aux yeux rouges luminescents, la lecture d’un livre faisant allusion à des réflexions sexuelles, le soulèvement d’un serpent venant s’enrouler autour des doigts de la soliste depuis une cage, etc. (DUNNING 1982). À un autre moment, Chouinard insère dans sa bouche sa main recroquevillée qui prend la forme de la tête d’un cygne. Métaphoriquement, elle semble tirer l’espace de son intériorité vers l’extérieur. Après des mouvements d’ondulation de son corps, elle plonge à nouveau sa main un peu plus profondément dans sa gorge. Ce moment qui semblait de prime abord érotique et sensuel devient un moment d’intimité forcée, il évoque une réaction nauséeuse, un haut-le-cœur ou encore un étouffement. Les actions de la danseuse échappent ainsi à une interprétation facile et laissent rarement le spectateur devenir trop confortable face à la sensualité qui lui est présentée. Chouinard tend à déjouer le plaisir voyeur du spectateur qui aurait pu projeter son désir sur elle, lorsqu’elle lève par exemple les yeux après un moment sensuel pour attester la présence du public, portant vers celui-ci un regard dénué de tout soupçon d’envie, ce qui bloque possiblement la pulsion scopique du spectateur et défie vraisemblablement la satisfaction que celui-ci peut éprouver à voir sans être vu, comme le souligne Ann Cooper Albright (1991). Chouinard bouleverse la relation interprète-public conventionnelle et la tendance habituelle qui consiste à considérer les membres du public comme des sujets désirants actifs et la danseuse comme un objet passif et désiré. Chouinard se montre en tant que femme sujet, plutôt que comme l’objet de désir d’un « autre ». L’autoérotisme qu’elle met en œuvre échappe à la dynamique traditionnelle du désir, car il n’y a pas d’autre partenaire amoureux réel ou fictif qui suggèrerait

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implicitement un lien de subordination ou un manque à combler par autrui. De plus, elle se positionne très près du public, émet des bruits parfois dérangeants ou inconfortables pour certains, sa danse étant exigeante et ses mouvements trop curieux pour susciter le confort du public et pour qu’elle soit vue tel un objet de désir. Elle soulève des questions à propos de la femme en tant qu’objet de spectacle à être admiré, en tant que vision de beauté ou encore comme source ou site de plaisir (ALBRIGHT 2013).

21 Dans certaines de ses œuvres, Marie Chouinard adopte en outre une stratégie de l’abjection. Via l’exposition de liquides et sécrétions, comme de l’urine dans son solo La petite danse sans nom, qu’elle crée en 1980, la chorégraphe met en évidence un corps féminin qui n’a pas été réduit au silence, un corps incontrôlable, qui ne peut être contenu à l’intérieur des frontières de la peau, comme l’affirme Tembeck (2002c). De plus, Chouinard expose, à travers sa gestuelle ondulante, des sensations intimes et intéroceptives ; elle amplifie notamment les sons qui émanent d’elle, tels des gargouillis, borborygmes, halètements, onomatopées et souffles, en les captant à l’aide de microphones. Par diverses stratégies telles l’onanisme, l’évacuation de fluides comme la salive suintant de sa bouche, le fredonnement et l’intensification des sons corporels, Chouinard permet ainsi à son espace intérieur de circuler et d’être ouvert, offert et présenté à tous (ALBRIGHT 2013). Aussi, elle modifie parfois la forme de son corps en ayant recours à des extensions corporelles, comme des poils, cornes, casques et autres objets non-naturels, pour adopter une allure bestiale, animale, cyborg ou post-humaine (TEMBECK 2002c), par exemple dans son œuvre S.T.A.B. (Space, Time and Beyond) (1986), un solo dans lequel son corps nu, excepté le port d’un cache-sexe, est peint en rouge, tandis que ses pieds sont chaussés de sabots métalliques et que sa tête est coiffée d’un casque avec un microphone, ce casque étant prolongé vers l’arrière par une antenne évoquant une immense corne qui descend derrière son dos, depuis sa tête jusqu’au sol (TEMBECK 1991). Son corps se voit ainsi augmenté, métamorphosé, afin de pouvoir capter et laisser circuler les énergies provenant de son intériorité et de l’environnement (CHOUINARD 1993). Alors qu’elle offre à entendre râles, rugissements, respirations et sons gutturaux amplifiés, Chouinard sculpte et contracte les muscles de son ventre et de son torse, sa corne ondulant derrière elle jusqu’à ce qu’elle retire son casque après une vingtaine de minutes (RACINE 2010).

22 Puis, dans sa création L’Après-midi d’un faune (1987), inspirée de la célèbre chorégraphie du même nom de Vaslav Nijinsky (1912), elle se présente en tant que faune, sa danse évoquant une certaine androgynie. Chouinard est vêtue d’un justaucorps à partir duquel des proéminences se détachent (une cuisse et un mollet rembourrés), ce costume étant agrémenté d’aiguilles qui parsèment la partie supérieure droite de son torse, son épaule et l’une de ses cuisses, le tout étant complété par un sabot au pied droit et par des cornes de bouc qui coiffent sa tête, jusqu’à ce que la danseuse brise l’une d’entre elles et la place devant son plancher pelvien, en guise de représentation du sexe masculin, concrétisant ainsi un certain hermaphrodisme (TEMBECK 1991).

23 Ensuite, dans sa première chorégraphie pour un groupe, Les trous du ciel (1991), les interprètes (quatre femmes et trois hommes) sont vêtus de façon unisexe, ont de très longs poils pendant sous leurs aisselles et évoquent une tribu fictive empreinte d’animalité, d’étrangeté et de sensualité. Ainsi, dans l’ensemble de ses œuvres, qu’il s’agisse de solos ou de pièces de groupe, Marie Chouinard présente et invente un corps de femme à l’image de ses aspirations, plutôt qu’elle ne cherche à révéler une

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sensibilité corporelle féminine déjà existante et latente, qui correspondrait au désir masculin. Dans son approche que l’on peut qualifier de post-féministe, la créatrice met en scène son corps et sa sexualité à travers une certaine part d’irrésolution et d’indétermination. Ainsi, Chouinard déjoue la logique binaire opposant les genres masculin/féminin. Le fait de montrer que la femme a une autorité sur elle-même et qu’elle peut se réinventer selon ses propres désirs, en tant qu’auteure qui se construit soi-même, qui échappe aux normes dualistes en se recréant à souhait une identité corporelle, psychique et sexuelle, parfois hermaphrodite de surcroît, reste encore déstabilisant à cette époque, même à la fin du XXe siècle (TEMBECK, 2002c).

Jocelyne Montpetit : danse-état (butai) et création de la compagnie Jocelyne Montpetit Danse

24 Quant à la chorégraphe et danseuse Jocelyne Montpetit, elle a créé sa compagnie en 1990 elle aussi. Elle expose son corps nu ou partiellement dévoilé dans des œuvres où elle est souvent soliste également. Cette artiste a résidé au Japon pendant cinq ans durant les années 1980, où elle s’est formée en danse butô et Shintai Kisho (Body Weather) auprès de grands maîtres, comme Min Tanaka, Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno, avant de revenir à Montréal (GARON 2006 ; BANVILLE et BÜRGER 1998). Dans ses solos inspirés des principes de la danse nippone, elle cherche à se faire visiter par des ancêtres, à être habitée par d’autres femmes et d’autres hommes, « comme [si son corps] était mené par une mémoire d’un autre temps », dit-elle (MONTPETIT 2001, 14). Elle se laisse porter par des esprits et des âmes, notamment ceux des morts. Elle affirme qu’en dansant, « nous allons à la rencontre de ceux qui nous habitent, des enfants que nous étions et de ceux que nous avons portés, de nos grand-mères et des vieillardes que nous serons » (MONTPETIT, dans GÉLINAS 1988b). Ainsi, elle se lie à une temporalité passée, présente et future, elle joint son corps à d’autres individus. Elle se meut souvent tout en lenteur, de façon minimaliste, en effectuant des mouvements infinitésimaux et en cherchant un état d’ouverture et de perméabilité pour se faire traverser par des âmes et le cosmos, pour accueillir l’altérité. Elle cherche à « être traversée de toute part », à devenir un « corps médium », un corps relais, dit-elle (MONTPETIT 2001, 13-14). Son corps de femme nu n’évoque donc pas une sensualité, un objet de désir, mais il s’efface plutôt, il « disparaît » ou se vide, dirait-elle, pour être habité par des états qui le lient à d’autres personnes, femmes, hommes, ancêtres, et même, animaux. À travers la « danse-état » qu’elle propose (et que l’on nommerait butai en japonais), Montpetit incarne et ressuscite des « mémoires fantomatiques », « des héroïnes aux destins tragiques », et même, des figures littéraires, comme « la douce de Dostoïevski, Ophélie de Shakespeare », ou encore, se laisse traverser par « la photographe Francesca Woodman » (14).

Danièle Desnoyers et Louise Bédard : chorégraphes explorant la plurivocité des archétypes féminins

25 Ensuite, il peut être souligné que le travail de plusieurs créatrices montréalaises des années 1990, comme celui de la chorégraphe Danièle Desnoyers, qui a fondé sa compagnie Le Carré des Lombes en 1989 (DOYON 2006), et celui de Louise Bédard, qui a créé Louise Bédard Danse en 1990, joue fréquemment avec le réel et le symbolique en

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déconstruisant et explorant jusqu’à les épuiser les constructions liées à la femme, au désir, à la sexualité et aux fantasmes, selon l’esthéticienne de la danse Laurence Louppe (1992). Une recherche autour de « personnages » féminins est fréquente dans leur travail, mais le sens que ces derniers prennent ne se résout pas clairement, car les chorégraphes mettent de l’avant, selon l’auteure, une « dynamique de paradoxe », où la relation entre le « je », le « moi » et l’« autre » est continuellement rejouée et déviée (LOUPPE 1992, 17). Autrement dit, il se crée un « espace de déchirure au cœur du représenté », qui découle d’une tension entre la présence réelle et la représentation. Dans le travail de ces créatrices, on retrouve une multitude de métamorphoses qui s’enchâssent et qui sont soutenues par une expérience continue, comme un état de corps persistant qui fait en sorte que le sens demeure perpétuellement reformulé et reconduit. Les danseuses arrivent donc à contourner et éviter l’illusion de la forme et du sens à travers des mouvements qui s’enveloppent les uns et les autres et qui sont soutenus par un état continu. Dena Davida (1992) abonde dans le même sens et souligne pour sa part que les chorégraphes montréalaises des années 1990 explorent le thème de la femme actuelle avec un regard onirique, poétique et post-féministe, en ayant recours à des symboles, métaphores et archétypes féminins qui sont déjoués et brouillés. Dans les chorégraphies de cette époque, il n’y a pas une femme, mais plutôt de multiples figures féminines qui s’imbriquent et qui n’ont pas un sens univoque, comme en témoignent particulièrement les créations de Louise Bédard.

Louise Bédard : danseuse et chorégraphe donnant une visibilité aux femmes dans l’ombre et cofondatrice de Circuit-Est

26 La démarche artistique de Louise Bédard est portée notamment par un désir de donner une visibilité accrue aux femmes, particulièrement celles qui sont restées trop souvent dans l’ombre. En ce sens, la première œuvre solo de Louise Bédard, Braise blanche (1990), a été développée suite à l’événement tragique de l’École Polytechnique de Montréal, attentat antiféministe survenu le 6 décembre 1989 lors duquel 14 femmes ont malencontreusement perdu la vie (BÉDARD 2012). Dans ce solo, Louise Bédard prend « à bras le corps » le destin de ces femmes ; elle incorpore leur fardeau en incarnant différentes figures évocatrices et poétiques, devenant « tour à tour enfant, adolescente, adulte, fantôme, vague, temps qui coule, lame tranchante, bateau en dérive, femme seule d’abandon, arbre en état de combustion, sourcière, […] personne ne se débarrassant de ses démons » (BÉDARD 2019).

27 Puis, en réalisant son solo Cartes postales de chimères (1996), la chorégraphe et interprète explique qu’elle sentait une certaine urgence d’exprimer et de laisser venir à elle une certaine mémoire archétypale, ancestrale. Elle cherchait à incarner plusieurs femmes, à les laisser émerger et jaillir en elle, les invitant à la traverser, à l’habiter, avant de les laisser aller en partage. Sa danse, empreinte de spiritualité, cherchait à donner corps à celles « qui ont eu l’herbe coupée sous le pied, qui n’ont pas eu la chance de s’épanouir » (BÉDARD, dans BANVILLE ET BÜRGER 1998). Dans ce solo, elle tentait également d’exprimer et d’exposer les parts d’elle-même qui sont restées trop souvent captives, enfermées. Puis, elle incarnait des personnages comme celui qu’elle appelle « la femme cul-de-jatte », inspiré d’un homme sans jambes accompagné d’un chien qu’elle voyait souvent à Montréal. D’ailleurs, afin de mettre l’accent sur le fait que son

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corps devient un lieu de passage pour de multiples femmes, êtres et figures marginales dans sa danse, lorsque la créatrice-interprète décrit les actions qu’elle réalise dans son solo, elle utilise le pronom « elle(s) », plutôt que le « je » : « elle » fait cela, « elle » réalise cela… (BÉDARD 2012).

28 Plus tard dans sa carrière, trouvant que plusieurs femmes artistes ont eu insuffisamment de reconnaissance et souhaitant faire connaître davantage des créatrices qui ont eu une influence notable dans son parcours, la chorégraphe Louise Bédard initie le cycle Itinéraire multiple, qui inclut les chorégraphies suivantes : Elles (2002), inspirée du travail de la photographe Tina Modotti ; Ce qu’il en reste (2005), puisant sa source dans les réalisations de l’artiste dada Hannah Höch et Enfin Vous Zestes (2008), basée sur les peintures de la canadienne Marianna Gartner (FORTIN 2016a). Parallèlement à la présentation de ses spectacles chorégraphiques, Louise Bédard développe des initiatives permettant de mettre de l’avant les réalisations de ces artistes visuelles. Par exemple, lors de la diffusion d’Elles, en 2002, la chorégraphe et son équipe favorisent la tenue d’une exposition des photographies de Tina Modotti en organisant la venue des œuvres de cette artiste depuis le Mexique (BÉDARD 2012). Pour Bédard, il est alors essentiel de lutter contre l’insuffisante visibilité du travail créatif de cette photographe d’origine italienne, émigrée au Mexique, et de dénoncer l’appropriation que cette artiste a subie au fil de sa carrière : « Tina Modotti est l’exemple d’une femme confrontée au mutisme. Elle a eu beau œuvrer dans le social, la politique, le cinéma hollywoodien et l’art, on s’est surtout servi d’elle, non seulement en art, mais au parti communiste », dit-elle (BÉDARD, dans MASSOUTRE 2003, 38).

29 De surcroît, en plus du développement d’une signature chorégraphique distinctive, de ses qualités remarquables d’interprète et de son engagement envers la reconnaissance d’autres femmes créatrices, l’apport de Louise Bédard dans le développement du milieu de la danse à Montréal est aussi marqué par sa contribution à l’établissement d’un espace créatif collectif. En effet, dans un désir de rassemblement et de coopération, Louise Bédard, en collaboration avec Sylvain Émard, Francine Gagné, Lucie Grégoire, Carol Ip, Rodrigue Jean, Jocelyne Sarrazin, Richard Simas, Lee Ann Smith et Tedi Tafel, a cofondé Circuit-Est, centre chorégraphique, en 1987 (DUSSAULT 2006). Ce lieu rassembleur regroupait, et regroupe encore à ce jour, des professionnels de la danse, soit des compagnies qui sont membres et qui bénéficient d’espaces et de services adaptés à la création, à la recherche, au partage, à la mise en commun de ressources et au perfectionnement en danse contemporaine (CIRCUIT-EST 2019). Parmi les membres, on a pu dénombrer les compagnies de plusieurs femmes au fil des années, dont celles de Danièle Desnoyers, Louise Bédard et Lucie Grégoire.

Lucie Grégoire et Danièle Desnoyers : états nomades et migratoires et renouvellement de la relation danse- musique

30 Lucie Grégoire, fondatrice de la compagnie de danse du même nom en 1986 et enseignante, a créé plus de trente œuvres chorégraphiques, dont des solos, des œuvres in situ et des pièces de groupe, qui ont une teneur anthropologique et sont inspirées de voyages ou séjours à l’étranger (notamment en Arctique, au Sahara, au Japon et au Portugal). Les créations de Lucie Grégoire questionnent le rapport à soi et à l’altérité et abordent des thèmes comme : l’immensité des paysages désertiques ou arctiques, la

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solitude, l’errance, le dépaysement, le nomadisme et la migration (GRÉGOIRE 2015, 2019 ; FORTIN 2016c). Quant aux créations de Danièle Desnoyers, plusieurs ont marqué les esprits en proposant une relation innovante entre la danse et la musique, et c’est notamment le cas de sa trilogie constituée des œuvres : Concerto grosso pour corps et surface métallique (1999), Bataille (2002) et Duos pour corps et instruments (2003), créée avec la collaboration de la conceptrice sonore Nancy Tobin. Dans la première œuvre de la trilogie, les interprètes jouent avec la friction, le frottement et le glissement de leurs chaussures aux pointes métalliques (ce sont des souliers de danse à claquettes transformés) sur une grande surface métallique recouvrant le sol et ils explorent les vibrations et sons provoqués grâce à la vélocité et à l’amplitude de leurs corps en mouvement. Dans la dernière création, le processus est en quelque sorte inversé, en ce sens où c’est une recherche autour de la pénétration du son dans le corps qui est poursuivie, davantage qu’une quête d’extériorisation sonore. Il s’agit ici d’une certaine intériorisation et contenance du son très précise et minimaliste qui est explorée (DESNOYERS et PITOZZI 2014). Les trois danseuses, Sophie Corriveau, AnneBruce Falconer et Siôned Watkins, sont reliées à un appareillage habituellement associé à la guitare électrique (amplificateurs, pédales, microphones) qui a été détourné pour l’occasion afin de permettre l’exploration du phénomène de larsen (feedback) dans toutes ses subtilités (TOBIN 2016). Chorégraphe marquante dont l’approche est à la fois véloce, poétique et minimaliste, Danièle Desnoyers est depuis 2012 professeure à l’Université du Québec à Montréal, où elle contribue à former d’autres créateurs et son répertoire est enseigné dans plusieurs institutions de formation professionnelle en danse au Canada (DESNOYERS et PITOZZI 2014).

Lynda Gaudreau : danse et arts visuels

31 Ajoutant à la diversité des pratiques chorégraphiques montréalaises de la fin du XXe siècle, Lynda Gaudreau, qui a fondé sa Compagnie De Brune en 1992 et a suivi une formation en histoire de l’art, a pour sa part développé une démarche chorégraphique singulière où l’aspect plastique, anatomique, architectural et sculptural des corps prime dans une mise en espace souvent abstraite, épurée et sans artifices, dans une approche conceptuelle inspirée des arts visuels et du milieu muséal. Ses œuvres reflètent un intérêt pour un travail sériel et pour la décomposition des mouvements, ceux-ci étant souvent présentés avec sobriété et dépouillement, dans une certaine crudité et nudité (MASSOUTRE 2000, 2001). En outre, dans plusieurs projets collaboratifs qu’elle a initiés avec des artistes issus de diverses disciplines artistiques, Lynda Gaudreau tend à interroger l’autorité de l’auteur : Gaudreau […] questionne la traditionnelle notion d’auteur, autre extrémité de la danse comme institution. Elle invite d’autres artistes à contribuer à la création de certaines parties de ses œuvres. L’invitation sollicite ici l’échange, le don, la mise sur pied de différents rapports entre artistes. Un rapport à la citation, avec tout ce que cela comporte par rapport à la question de l’auteur, est soulevé. L’autorité du sens est questionnée. (PONTBRIAND 2002, 108-109)

32 Son projet Encyclopoedia, qui se décline en plusieurs volets : Document 1 (1999), Document 2 (2000), Compilation (2001), Document 3 (2002) et Document 4 (2005), en témoigne. Ce projet, dans lequel Gaudreau juxtapose ses propres mouvements à des extraits chorégraphiques conçus par d’autres créateurs spécifiquement pour les interprètes de sa compagnie, notamment par Vincent Dunoyer et Thomas Hauert, emprunte aussi des

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mouvements à Vera Mantero et Akram Khan et inclut des vidéos, documentaires, partitions sonores et planches visuelles issues d’encyclopédies (FIGOLS 2006), révélant ainsi un intérêt pour la citation en danse (MASSOUTRE 2004a) et pour le partage de l’autorité, via une écriture qui adjoint plusieurs signatures.

Hélène Blackburn, Hélène Langevin et le développement de la danse jeune public

33 D’autres femmes de cette génération ont quant à elles œuvré pour faciliter un rapprochement entre la danse contemporaine et de nouveaux publics, comme Hélène Blackburn, qui a fondé sa compagnie Cas Public en 1989 et qui a d’abord créé des œuvres aux univers poétiques destinées aux adultes, comme Cathédrale (1988), Dans la salle des pas perdus (1991), Les porteurs d’eau (1990), Suites furieuses (1995) et Incarnation (1998) (TEMBECK 1994 ; CAS PUBLIC 2019), entre autres, avant de se tourner ultérieurement vers la création de chorégraphies destinées aux jeunes publics, dès Nous n’irons plus au bois (2001), œuvre qui fait allusion à l’histoire du Petit Chaperon rouge (BLACKBURN 2012) et qui sera suivie de Courage mon amour (2002), Barbe-Bleue (2004) et Journal intime (2006). Hélène Blackburn est l’une des artistes phares ayant contribué à faire en sorte que des enfants et adolescents s’intéressent davantage à l’art de la danse, de même qu’Hélène Langevin, issue du collectif Brouhaha Danse et ayant créé sa compagnie Bouge de là en 2000, celle-ci étant entièrement dédiée à la création de chorégraphies pour jeunes publics, comme le reflètent les premières œuvres de la compagnie : La Tribu Hurluberlu (2000), Comme les 5 doigts de la main (2003) et Chut !! (2005) (TEMBECK 2001 ; BOUGE DE LÀ 2019).

Manon Oligny : recherche autour de l’identité féminine et d’enjeux liés à la société contemporaine

34 Une autre voie créative empruntée à la fin du XXe siècle à Montréal est celle de Manon Oligny, qui a fondé la compagnie Manon fait de la danse en 1999, et dont la démarche comporte une recherche approfondie autour de l’identité féminine et d’enjeux liées à la société contemporaine. Son travail ouvre un dialogue et suscite bon nombre de réflexions autour de la représentation du corps féminin, des diktats de la beauté, du mécanisme de la séduction, du corps-objet et de l’aliénation de la femme par rapport aux codes vestimentaires et aux carcans sociaux (ARSENAULT 2002 ; BOULANGER 2001). À titre illustratif, dans sa chorégraphie 24 X Caprices présentée au Festival international de nouvelle danse en 2001, une danseuse ayant revêtu un tailleur réajuste continuellement sa posture en se contorsionnant en réaction aux contraintes imposées par son vêtement, tout en examinant et en palpant scrupuleusement son corps ; une autre interprète reprend les postures déhanchées d’une femme en boîte de nuit ; une autre encore s’applique consciencieusement à effectuer des étirements et des pincements sur sa peau ; puis une vocalisation importante survient sous différentes modalités expressives, comme des cris, fous rires, chansons à l’eau de rose, phrases non complétées et bribes de textes signées Christine Angot. Dans cette œuvre, la sensualité qui est présentée est alors « retournée sur elle-même, impossible à récupérer dans aucun rapport de désir sexuel. L’ensemble provoque un mouvement de distanciation

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qui n’a plus rien à voir avec quelque représentation esthétique de l’affirmation ou du désir » (ARSENAULT 2002, 52). En effet, la danse de Manon Oligny se développe particulièrement à travers une intensité des gestes et des paroles, via de l’excès et de la répétition, cela permettant de susciter un certain détachement et un regard critique chez le spectateur, plutôt qu’une totale adhésion ou identification à ce qui lui est présenté, cet effet étant de surcroît renforcé par les fines touches d’humour et de provocation qui parsèment le travail chorégraphique.

Catherine Tardif : processus d’improvisation révélant des états profonds

35 Autre artiste importante de la danse montréalaise, Catherine Tardif a quant à elle fondé sa compagnie Et Marianne et Simon en 2001 après avoir mené en parallèle des carrières d’interprète et de chorégraphe indépendante à projets pendant près de vingt ans, soit durant les années 1980 et 1990. Danseuse reconnue, elle a été interprète pour la Fondation Jean-Pierre Perreault, Carbone 14, Ex Machina, le Carré des Lombes, Montréal Danse et Cas Public, entre autres, en plus de créer des chorégraphies à son compte et pour Fortier Danse-Création, Montréal Danse et Danse-Cité notamment. Les premières créations de sa compagnie sont intitulées : Et Marianne et Simon (2001), Trio Métal (2002), Soli et Un show western (2004), et elles sont essentiellement développées à partir de séquences d’improvisations initiées par des mises en situation, des petites histoires, des mots-clés, des énoncés et des souvenirs personnels (comme un épisode autour d’une table de cuisine, un souvenir en lien avec des verres d’eau…) permettant de susciter des états profonds chez les interprètes, ces derniers faisant ensuite appel à une mémoire très fine et un imaginaire précis pour réinvestiguer et se remémorer ces moments intérieurs et intimes, puisque la chorégraphe a pour singularité de ne jamais filmer les improvisations réalisées en studio. Ensuite, lors de la composition des œuvres, les improvisations sont subséquemment structurées et réorganisées en une multitude de moments chorégraphiques (MASSOUTRE 2004b ; TARDIF 2015).

Fin du XXe siècle et tournant du XXIe : diversité des approches chorégraphiques

36 En plus du travail de toutes les créatrices susmentionnées, le milieu de la danse expérimentale à Montréal sera marqué à la fin du XXe siècle par un transculturalisme et une diversification des pratiques chorégraphiques, notamment grâce au travail créatif de plusieurs femmes d’origines variées, telles que : Irène Stamou, qui puise dans ses racines grecques, Mariko Tanabé, dont la danse se métisse d’influences asiatiques et de pratiques somatiques, Dominique Porte, d’origine française et désormais établie à Montréal, et Zab Maboungou, qui propose une danse africaine contemporaine (TEMBECK 2001). Cette dernière, née à Paris et ayant des origines congolaise et bretonne, est une chorégraphe, interprète, enseignante, philosophe et écrivaine qui a fondé la Compagnie de danse Nyata Nyata (qui signifie « piétine piétine » en lingala) (AÏT EL-MACHKOURI, 2014) à Montréal en 1987. Elle a développé une approche en danse basée sur la circulation du souffle, une technique du mouvement appelée lokéto, « qui consiste, à travers la musique rythmique africaine, à “identifier les trajectoires du

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souffleˮ pour développer l’endurance et la présence du corps dans l’espace » (AÏT EL- MACHKOURI, 2014). Dans cette « méthode rythmique du souffle » (LÉVESQUE 1994, 91), qu’elle explique au sein de son livre Heya Danse ! Historique, poétique et didactique de la danse africaine publié en 2005 (VEILLETTE 2017), le souffle est considéré comme une matière fluide qui « assure une continuité, un lien […] entre les choses du monde », dit- elle (LÉVESQUE 1994, 92). La danse que Zab Maboungou propose se tisse à travers une relation intime entre les mouvements et la rythmique de la musique générée par des tambours. Sa démarche touche à plusieurs danses et musiques d’Afrique. Artiste engagée, Zab Maboungou a cherché au fil de sa carrière à déconstruire les préjugés et à affranchir la danse africaine de « l’image du nègre dansant », souligne-t-elle (AÏT EL- MACHKOURI, 2014). Elle a reçu le prix Charles-Biddle en 2013, puis le Grand Prix et celui de la Diversité culturelle en danse du Conseil des arts de Montréal en 2015 (VEILLETTE 2017). Elle enseigne la danse dans son studio depuis bon nombre d’années et la philosophie au Cégep Montmorency (LÉVESQUE 1994). Pour sa part, la chorégraphe Isabelle Van Grimde, originaire de Belgique et ayant fondé sa compagnie Van Grimde Corps Secrets en 1992 à Montréal, a contribué, en 1989, à la fondation du Studio 303, lieu consacré à la formation, la recherche et la diffusion de la danse contemporaine, dédié autant aux artistes de la relève qu’à ceux plus établis, ce studio étant toujours actif présentement (FORTIN 2016d). Également, cette artiste aborde l’interdisciplinarité, ses œuvres étant portées par un dialogue entre la danse, la musique et d’autres disciplines artistiques et plus récemment, avec les technologies numériques, comme celles d’Isabelle Choinière d’ailleurs, qui a créé la compagnie Corps Indice en 1992, de même que celles de Marie-Claude Poulin et Martin Kusch, qui réalisent des installations et des environnements interactifs impliquant les arts médiatiques et chorégraphiques avec leur compagnie Kondition Pluriel qu’ils ont cofondée en 2000.

Conclusion

37 Pour conclure, il peut être souligné qu’en définitive, les femmes artistes en danse ont réussi leur pari émancipatoire et identitaire dans la seconde moitié du XXe siècle en étant des actrices capitales du développement des pratiques chorégraphiques expérimentales à Montréal, d’abord en contribuant à la modernité en danse au Québec et au Canada, puis en créant des groupes pépinières d’artistes chorégraphes, en fondant des institutions de formation et de diffusion dédiées à la nouvelle danse, puis en développant des identités chorégraphiques singulières, pour certaines post-féministes, à titre de chorégraphes indépendantes et en fondant leur propre compagnie.

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NOTES

1. Dans ce texte, le mot « expérimentales » est retenu pour désigner des démarches d’artistes en danse qui tendent vers l’exploration, la recherche, la prise de risques et l’improvisation, et ce, même si les processus de création peuvent subséquemment mener à l’élaboration de signatures chorégraphiques spécifiques et à des modes de composition plutôt structurés et organisés. Le terme est donc choisi pour qualifier la pratique d’artistes de diverses périodes et différents genres de danse présentant un intérêt pour l’expérimentation (ici, il s’agit essentiellement d’artistes en danse moderne, nouvelle danse et danse contemporaine). 2. Ceci dit, malgré tout, les femmes automatistes n’ont pas obtenu une reconnaissance aussi tôt que leurs homologues masculins et bon nombre d’écrits sur le sujet n’en faisaient initialement qu’une brève mention, bien que leur contribution et leur vitalité créative aient été notables au sein du groupe. Dans les années 1990, quelques auteures ont cherché à rectifier cette situation, dont : SMART, 1998 et ARBOUR, 1991 (VIGNEAULT, 2002). 3. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1940 que les femmes obtiennent le droit de vote au Québec (MALTAIS 2002). 4. À l’époque de l’automatisme, la perception sociale que l’on avait des femmes qui étaient artistes n’était pas reluisante, comme le souligne la chorégraphe Françoise Riopelle : « un homme qui avait décidé de devenir artiste, il était plus respecté, ou plus cru, [...] c’était plus sérieux que les femmes. [Lorsque] les femmes faisaient [de] la peinture, c’était la peinture du dimanche. La danse, c’était un petit peu comme ça, jusqu’à temps qu’il y ait eu des chorégraphes plus importants » (RIOPELLE, dans LUPIEN 2011, 53). 5. Dès la fin des années 1970 et au début des années 1980 à Montréal, plusieurs programmes de formation universitaire et collégiale en danse sont créés dans la région métropolitaine (Université du Québec à Montréal, Université Concordia, Université de Montréal, Cégep du Vieux-Montréal, de Saint-Laurent et Montmorency), ces programmes contribuant à former la prochaine génération d’artistes en danse (TEMBECK 2002a). 6. Souhaitant faire suite aux activités de Qui Danse ?, la chorégraphe et enseignante Françoise Graham a cofondé les Événements Bézébodé, qui se dérouleront de 1982 à 1997 à Montréal sous la forme de spectacles mettant en valeur des créations en danse, musique et théâtre. Dans un désir de démystification de la danse, plusieurs activités ont été organisées dans ce cadre, comme des spectacles-animations, des entretiens d’artistes avec le public lors des soirées « Parler pour parler » et « Rencontr’Art », des dialogues interdisciplinaires lors des événements « Racont’Art » et des répétitions publiques, en plus de bancs d’essais pour les jeunes créateurs. Les soirées intitulées « Portiques » ont notamment permis de présenter des œuvres chorégraphiques d’Hélène Blackburn, Daniel Soulières et Catherine Tardif. Également, Les Ateliers Françoise

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Graham ont été un lieu de formation et de création important en danse fréquenté par des artistes comme Daniel Soulières et Marie Chouinard (TEMBECK 1991 ; BDVW 2016a). 7. On doit d’ailleurs à Linda Rabin d’avoir ouvert, en 1981, avec Candace Loubert, une école consacrée à la formation professionnelle des interprètes en danse moderne à Montréal : Linda Rabin danse moderne (TEMBECK 2001), renommée en 1985, Les Ateliers de danse moderne de Montréal inc. (LADMMI) et plus récemment rebaptisée, en 2012, l’École de danse contemporaine de Montréal. 8. Respectivement : Ginette Laurin, Danièle Desnoyers, Lynda Gaudreau, Marie Chouinard, Hélène Blackburn, Jane Mappin, Manon Oligny et Édouard Lock, Jean-Pierre Perreault, Paul-André Fortier. Les œuvres chorégraphiques créées par des femmes à Montréal semblent donc avoir été diffusées plus abondamment au sein du festival que celles de leurs homologues masculins. 9. Louise Lecavalier a dansé pour bon nombres de créations du chorégraphe Édouard Lock : Oranges ou la Recherche du paradis perdu (1981), Businessman in the Process of Becoming an Angel (1983), Human Sex (1985), New Demons (1987), Infante (1991), 2 (1995) et Exaucé/Salt (1998). Reconnue pour ses mouvements acrobatiques, ses vrilles à l’horizontale exaltantes, ses chutes périlleuses, sa prise de risque, son énergie intense, sa grande tignasse blonde, son style de facture rock et punk, son androgynie et sa danse musculaire et puissante déjouant les codes féminins habituels (TEMBECK 1991), Louise Lecavalier a marqué la danse québécoise en tant qu’interprète d’exception pendant de nombreuses années avant de fonder sa compagnie de création Fou Glorieux en 2006. 10. L’acteur et danseur Marc Béland s’est formé auprès de la chorégraphe, interprète et pédagogue Jo Lechay de 1982 à 1984 et il a dansé pour la compagnie de celle-ci jusqu’en avril 1984, avant de se joindre à la La La La Human Steps, la compagnie du chorégraphe Édouard Lock, où il formera un duo mémorable avec Louise Lecavalier (GÉLINAS 1988a). D’ailleurs, il est à noter que Jo Lechay a été une artiste et enseignante importante à Montréal. Elle a créé plusieurs œuvres avec sa compagnie fondée au milieu des années 70, la Jo Lechay Dance Company, devenue Danse Jo Lechay, et dont ont fait partie Andrew de Lotbinière-Harwood et Sylvain Émard, entre autres, puis elle a formé bon nombre de danseurs durant les années 1980 à Montréal, notamment au Studio 303 (LION et LECHAY 1984 ; BDVW 2016b).

RÉSUMÉS

Durant la seconde moitié du XXe siècle, les femmes ont grandement contribué au développement des pratiques chorégraphiques expérimentales au Canada central, notamment en valorisant la prise de risque et en rejetant l’académisme en art, en créant des compagnies phares en danse moderne et contemporaine avec lesquelles elles ont développé des signatures chorégraphiques distinctives, parfois féministes, et en fondant des institutions de formation et de diffusion en danse qui seront capitales dans l’expansion de l’art chorégraphique canadien. Malgré l’importante contribution de ces femmes et la vitalité de leurs activités chorégraphiques, peu d’écrits historiques mettent en lumière le rôle crucial que les femmes ont joué dans le milieu de la danse, et plus spécifiquement à Montréal, ce à quoi cet article tentera de remédier, en retraçant leur parcours depuis le Refus global en 1948 jusqu’à l’aube des années 2000.

During the second half of the 20th century, women greatly contributed to the development of experimental choreographic practices in Central Canada, in particular by promoting risk-taking

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and rejecting academicism in art; by creating leading companies in modern and contemporary dance with which they have developed distinctive, sometimes feminist, choreographic signatures; and by founding dance training institutions and theaters that became essential for the expansion of the Canadian choreographic field. Despite the important contribution of these women and the vitality of their choreographic activities, few historical writings highlight the crucial role that women have played in the dance community, and more specifically in Montreal, which this article will try to remedy by retracing their journey from the Refus global in 1948 until the beginning of the 2000s.

INDEX

Mots-clés : histoire, chorégraphie, danse, Montréal, Canada Keywords : history, choreography, dance, Montreal, Canada

AUTEUR

JOSIANE FORTIN Josiane Fortin est une chorégraphe, danseuse, enseignante et chercheure en danse basée à Montréal. Elle poursuit présentement un Doctorat en études et pratiques des arts, qui porte sur l’histoire de la danse, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Sa recherche doctorale est financée par une bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand Bombardier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). Sa thèse porte plus spécifiquement sur les pratiques chorégraphiques montréalaises et sur les dimensions sociopolitiques de la « nouvelle danse » au Canada central, des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Au cours des dernières années, Josiane Fortin a travaillé en tant que chercheure à la Bibliothèque de la danse Vincent- Warren et comme assistante de recherche, auxiliaire d’enseignement et chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal. Elle a présenté son travail chorégraphique sur différentes scènes, entre autres à Tangente, au Gesù et au Festival Quartiers Danses. Elle est détentrice d’une maîtrise en danse de l’UQAM, où elle a étudié la création chorégraphique en relation avec la philosophie.

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Prix de thèse AFEC

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Projection internationale des entités fédérées : les politiques internationales du climat du Québec et de la Région wallonne The Projection of Federated Entities onto the International Stage : A Comparison of the International Climate Policies of Québec and the Walloon Region

Grégoire Gayard

1 Cet article est tiré d’une thèse de doctorat consacrée à la projection internationale des entités fédérées et qui dresse une comparaison entre les politiques internationales du climat menées par le Québec et la Région wallonne1.

2 L’intervention des entités fédérées sur la scène internationale n’est pas un phénomène nouveau. Depuis plusieurs décennies, l’action des entités fédérées et de certaines collectivités locales d’États non fédéraux déborde de plus en plus fréquemment les frontières de l’État. Ces activités internationales prennent une grande variété de formes : l’État de l’Oregon envoie une délégation commerciale au Vietnam ; le Bade- Wurtemberg ouvre une représentation à Bruxelles ; le Québec négocie et signe une entente sur l’éducation et l’enseignement supérieur avec la Chine ; une région belge gère un programme européen de coopération transfrontalière en partenariat avec des régions françaises ; un canton suisse finance des programmes d’aide au développement à destination de l’Afrique... Ces initiatives se déploient en un éventail très large qui couvre des thèmes de plus en plus variés, tels que la politique économique et commerciale, la promotion d’investissements étrangers, l’attractivité touristique, le soutien aux exportations, mais également les relations culturelles, la coopération transfrontalière, l’environnement, l’énergie, les infrastructures ou encore l’aide au développement.

3 Ce foisonnement d’activités entreprises par les entités fédérées a progressivement été pris en compte par la littérature scientifique, principalement depuis deux points de vue différents : celui de l’étude des systèmes fédéraux et celui de la discipline des relations

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internationales, c’est-à-dire essentiellement d’un point de vue interne et d’un point de vue externe. Ces deux perspectives ont permis d’éclairer certains des aspects essentiels de ce phénomène, mais elles restent largement déconnectées l’une de l’autre. Approcher l’action internationale des entités fédérées depuis le point de vue interne a facilité, grâce à un grand nombre d’études de cas, la compréhension des ressorts et des limites, principalement constitutionnelles et institutionnelles, de ce phénomène. Les études de cas ont également permis de prendre en compte les particularités de chaque système fédéral et de situer la projection internationale des entités fédérées dans une perspective historique. Le point de vue des relations internationales, quant à lui, a été utile pour mieux cerner cette activité internationale des entités fédérées dans ses différentes manifestations et surtout pour faire une typologie des comportements et des stratégies des acteurs concernés.

4 Peu d’efforts ont en revanche été accomplis pour lier ces deux dimensions et s’interroger, par exemple, sur ce qui, dans l’organisation et le fonctionnement d’un système fédéral particulier, pourrait influencer le comportement et les stratégies des entités fédérées concernées pour se projeter sur la scène internationale. L’ambition de cette recherche est justement d’explorer ce lien et de s’interroger sur ses manifestations. Il s’agit ainsi d’examiner le rapport entre d’une part la dynamique et les équilibres du fédéralisme et d’autre part le comportement et les stratégies privilégiées par les entités fédérées qui s’inscrivent chacune dans un contexte fédéral particulier.

5 Pour ce faire, il est nécessaire de s’interroger à la fois sur la configuration des opportunités offertes aux entités fédérées pour se projeter sur la scène internationale ; et sur le choix par ces entités de stratégies de projection. Dans notre analyse, la configuration des opportunités, c’est-à-dire la configuration politique et institutionnelle qui détermine la marge de manœuvre des entités fédérées sur la scène internationale, inclut deux éléments : d’une part la dynamique fédérale et d’autre part le système de gestion de la politique étrangère au sein de la fédération concernée.

Dynamique fédérale

6 La dynamique fédérale, tout d’abord, décrit la manière de fonctionner du système fédéral, c’est-à-dire la façon dont les entités fédérées et le gouvernement fédéral interagissent, mais également la manière dont les institutions et leur pratique ont été construites et la manière dont elles évoluent. Il est possible d’en reprendre la définition proposée par Geoffroy Matagne (2009) : « il s’agit des caractéristiques et des modalités de l’évolution et du fonctionnement d’un système fédéral (la dynamique, c’est à la fois le mouvement et les forces qui le provoquent). »

Système de gestion de la politique étrangère

7 Le système de gestion de la politique étrangère, quant à lui, recouvre non seulement la répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les entités fédérées en matière de politique étrangère, mais également la manière dont cette répartition est mise en œuvre et pratiquée. Il existe en effet parfois des silences, des ambiguïtés dans cette répartition institutionnelle des tâches. C’est alors l’observation de la pratique et

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l’organisation concrète de la politique extérieure qui permet de comprendre les responsabilités respectives des différentes composantes de la fédération.

8 La conjugaison de ces deux éléments – dynamique fédérale et système de politique étrangère – permet de dresser un tableau de la configuration des opportunités ouvertes aux entités fédérées pour se projeter à l’international.

Les voies de la projection internationale des entités fédérées

9 Du point de vue des entités fédérées justement, quelles sont les grandes modalités possibles de cette projection internationale ? Il est possible d’en distinguer deux principales : la voie interne et la voie externe2.

10 La première, la voie interne, désigne la participation à la détermination et à la conduite de la politique étrangère de la fédération. Il s’agit, dans cette optique, de peser sur le contenu de cette politique étrangère de l’ensemble de la fédération, afin de défendre sur la scène internationale les intérêts de l’entité fédérée concernée. Cette première voie recouvre des réalités différentes selon les États observés. Dans certains cas, des mécanismes de consultation des entités fédérées sont formalisés et institutionnalisés. La participation des entités fédérées à la politique étrangère de la fédération peut aller jusqu’à donner un rôle à ces entités pour représenter les positions de l’État sur la scène internationale, au nom de l’ensemble de la fédération. Dans d’autres systèmes fédéraux, l’élaboration et la conduite de la politique étrangère repose seulement entre les mains du gouvernement fédéral et les entités fédérées qui désireraient influer sur celle-ci doivent avoir recours à des processus informels de pression.

11 La seconde option, la voie externe, consiste en revanche pour une entité fédérée à développer ses propres actions internationales, de manière autonome, en parallèle à la politique étrangère de la fédération. C’est la voie de la paradiplomatie. Nous définissions ici la paradiplomatie comme l’ensemble des actions internationales entreprises par les autorités d’une entité infra-étatique de manière directe et autonome. Cette définition se situe dans la lignée des travaux de Panayotis Soldatos (1990, 37) ou de Stéphane Paquin (2004, 18‑19).

12 Ces activités internationales peuvent prendre une grande variété de formes, incluant la participation à des réseaux internationaux, la négociation d’accords avec des autorités étrangères étatiques ou infra-étatiques, l’organisation de manifestations à l’étranger, l’entretien de contacts avec des acteurs privés, etc. Le caractère autonome et direct de ces actions internationales est important : celles-ci ne sont pas poursuivies sous l’égide ou le contrôle du gouvernement central ou du gouvernement fédéral. Ainsi, les activités paradiplomatiques des entités fédérées se déploient en parallèle aux relations extérieures de la fédération.

13 Soulignons également que la paradiplomatie n’est pas par essence conflictuelle. Comme le note Stéphane Paquin (2004, 27), la paradiplomatie peut « supporter, corriger, dupliquer, compléter ou menacer la politique étrangère de l’État-nation ». Dans la plupart des cas, la politique menée par les entités fédérées sur la scène internationale est simplement parallèle à la politique étrangère de l’État fédéral. Elle se déploie souvent dans des domaines où l’État fédéral n’intervient pas, comme par exemple lorsqu’elle vise à la promotion économique ou culturelle d’une région. La

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paradiplomatie peut même être complémentaire de l’action fédérale. La possibilité de conflit existe néanmoins, par exemple lorsque la paradiplomatie se déploie dans un domaine couvert par la politique étrangère de l’État fédéral et où, pour différentes raisons, l’entité fédérée perçoit l’existence d’intérêts distincts qui sont mal pris en compte, ou pas du tout, par la politique fédérale.

14 Selon notre point de vue, la paradiplomatie ne constitue ainsi qu’une des modalités de projection vers l’international des entités fédérées. Les deux grandes voies de cette projection, la voie interne et la voie externe, ne sont pas incompatibles ni exclusives l’une de l’autre. Ces deux approches sont en effet fréquemment combinées par les entités fédérées. La stratégie internationale de chaque entité fédérée vise à combiner de manière optimale ces deux approches interne et externe, en fonction des spécificités du thème politique abordé et de la configuration des opportunités qui s’offre à elle. En effet, ces deux voies ne sont pas ouvertes de la même manière à toutes les entités fédérées. C’est précisément pour cette raison que le contexte fédéral a une importance capitale lorsqu’il s’agit de comprendre la stratégie internationale privilégiée par chaque entité fédérée.

15 Pour examiner ce lien entre contexte fédéral et stratégies de projection internationale, deux cas ont été retenus : le Québec et la Région wallonne. La comparaison entre ces deux cas vise à resituer ces entités dans le contexte fédéral qui est le leur au Canada et en Belgique ; à analyser la structure d’opportunités qui s’offre à elles en matière de politique étrangère ; et enfin à étudier la stratégie internationale de ces deux gouvernements fédérés dans un dossier politique concret, celui de la lutte contre les changements climatiques.

16 Afin de donner une dimension pratique à cette étude, il était en effet indispensable d’appuyer notre analyse sur l’examen d’un exemple concret. Nous avons retenu le domaine de la lutte internationale contre les changements climatiques. Il s’agit là d’un dossier emblématique pour les entités infra-étatiques et notamment pour les entités fédérées (SCHREURS 2008 ; BULKELEY 2011 ; GALARRAGA, GONZALEZ-EGUINO, et MARKANDYA 2011 ; DANTEC et DELEBARRE 2013). Ce domaine de politique publique est très transversal et met à la fois en jeu des compétences souvent attribuées aux entités fédérées (protection de l’environnement, normes de construction, transports locaux, agriculture) et à l’autorité fédérale (en matière économique, en matière de transports à l’échelle nationale, ou en matière énergétique par exemple). Ce thème donne également lieu à l’élaboration de politiques à plusieurs échelons, allant des entités fédérées à l’international. Nous nous sommes ici concentrés sur cette dimension internationale en examinant la manière dont le Québec et la Région wallonne peuvent peser sur les discussions internationales ou y défendre leur point de vue. Pour ce faire, ces entités fédérées ont chacune mis en place une stratégie qui peut combiner la voie interne, c’est-à-dire les efforts pour influencer la position défendue par leur fédération dans les négociations internationales, et la voie externe, c’est-à-dire les initiatives autonomes en marge de ces négociations.

17 Notre analyse, dont nous résumerons ici les conclusions, se construit donc en trois temps. Après une comparaison des dynamiques fédérales canadienne et belge, nous nous sommes penché sur l’organisation de la politique étrangère dans ces deux fédérations. Ces éléments permettent de dresser le tableau des marges de manœuvre du Québec et de la Région wallonne en matière de relations internationales. Enfin, le

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dossier de la lutte contre les changements climatiques nous offre l’opportunité d’examiner les stratégies privilégiées par ces deux entités fédérées.

1) Deux dynamiques fédérales influencées par leur histoire

18 Pour resituer le Québec et la Région wallonne dans leur contexte fédéral et analyser leur marge de manœuvre pour se projeter sur la scène internationale, une relecture historique de la construction politico-institutionnelle du fédéralisme au Canada et en Belgique nous a permis de mettre en perspective les deux systèmes politiques en les comparant selon une grille d’analyse construite autour des deux types-idéaux de fédérations.

19 Cette grille d’analyse part d’une réflexion sur le fédéralisme lui-même. À la base de la notion de fédéralisme, il y a l’idée de lien. Le terme « fédéral » est d’ailleurs issu du latin foedus, que l’on peut traduire par « pacte », « traité » ou « convention. » Ce pacte, cet arrangement fédéral, lie des groupes ou entités politiques dans une union qui leur permet de poursuivre des buts communs tout en préservant leur intégrité. Dès lors, le principe même du fédéralisme réside dans la combinaison de l’unité et de la diversité. Cette combinaison est possible car, comme le note Daniel J. Elazar (1987, 64), lorsqu’on réfléchit au fédéralisme, unité et diversité ne doivent pas être conçus comme des opposés : à l’unité s’oppose non pas la diversité, mais la désunion (en anglais disunity), et à la diversité s’oppose non pas l’unité, mais l’homogénéité. Ainsi, toujours selon Elazar (1987, 64), « federalizing involves both the creation and maintenance of unity, and the diffusion of power in the name of diversity ».

20 Le respect de l’intégrité des parties qui s’associent pour former un système fédéral est au cœur de la définition classique du principe fédéral proposée par Kenneth Wheare (1964, 10): « the method of dividing powers so that the general and regional governments are each, within a sphere, co-ordinate and independent. » Mais une telle définition passe sous silence un autre élément essentiel du fédéralisme, la nécessaire collaboration entre les composantes de l’État fédéral. C’est justement cette seconde dimension du fédéralisme que Preston King place quant à lui au centre de sa définition de la fédération : an institutional arrangement, taking the form of a sovereign state, and distinguished from other such states solely by the fact that its central government incorporates regional units into its decision procedure on some constitutionally entrenched basis (KING 1982, 77).

21 Dans la confrontation de ces deux visions, on retrouve en fait la juxtaposition de deux principes qui résident au cœur de l’idée fédérale : l’autonomie et la participation. Ces principes ont été identifiés depuis longtemps, notamment en France par Georges Scelle (2008, 1 :198‑204) puis Georges Burdeau. Pour Georges Burdeau (1980, 503‑4) : Le principe de la participation s’analyse en ce que les collectivités associées collaborent à la formation des décisions prises par les autorités fédérales. (…) Le principe de l’autonomie (…) consiste en ce que les États associés conservent l’autonomie gouvernementale. Pour toutes les questions concernant leur organisation intérieure et la réglementation des matières laissées à leur discrétion, les collectivités associées dépendent d’un Pouvoir qui leur est propre (…).

22 Les principes de participation et d’autonomie ne sont donc pas antinomiques puisque c’est leur combinaison qui caractérise la réalisation de l’idée fédérale. Cette combinaison peut être réalisée par des choix institutionnels différents mettant

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davantage l’accent sur l’un ou l’autre, de sorte qu’à chaque État fédéral correspond en réalité un équilibre spécifique. La manière de répartir les compétences entre les autorités fédérales et les gouvernements fédérés, le fonctionnement du règlement des conflits constitutionnels, la procédure d’amendement de la Constitution, l’existence ou non d’institutions ou de procédures formalisées de coopération entre les différents niveaux de pouvoirs sont autant de variables qui caractérisent l’équilibre entre autonomie et participation réalisé au sein de chaque système fédéral. Cet équilibre colore le fonctionnement des relations intra-fédérales3.

23 Il est dès lors possible de dégager deux types-idéaux de systèmes fédéraux, le modèle inter-institutionnel et le modèle intra-institutionnel4. Dans le modèle inter- institutionnel, l’accent est mis sur l’autonomie des entités politiques qui constituent la fédération. Dans le modèle intra-institutionnel, en revanche, l’accent est mis sur la coopération entre les différents niveaux de gouvernement, et sur la participation des entités fédérées aux processus décisionnels de l’autorité fédérale. La distinction entre fédéralisme inter- et inter-institutionnel ne recouvre donc pas une simple différence de degré de centralisation, elle correspond à deux inspirations différentes, deux manières de concilier unité et diversité. Dans les faits, aucune fédération ne correspond parfaitement à l’un ou à l’autre de ces modèles. Les institutions des systèmes fédéraux sont le produit d’arrangements historiques et correspondent à des situations particulières. C’est pour cela qu’il est nécessaire, afin de comprendre les équilibres actuels de chaque système fédéral, de se pencher sur les processus historiques qui ont contribué à leur émergence.

24 Dans les deux pays que nous avons examinés, nous avons observé que le fédéralisme et sa pratique se sont développés autour d’une ambiguïté jamais résolue. Au Canada, cette ambiguïté porte principalement sur les origines du fédéralisme et sur les parties au contrat fédéral. La place exacte de la communauté francophone dans cette construction fait l’objet d’un flou qui persiste un siècle et demi après l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique en 1867. Le désaccord sur les parties en présence et les termes de l’entente qui a fondé le fédéralisme canadien est une donnée incontournable pour comprendre la manière dont les équilibres politiques et institutionnels ont évolué dans ce pays. En Belgique, si le point de départ ne fait pas l’objet de discussions, c’est la destination de l’aventure fédérale qui est incertaine. Faute de consensus sur les objectifs de la fédéralisation du Royaume, deux logiques fédérales distinctes coexistent et ont abouti à une architecture institutionnelle unique associant deux types d’entités fédérées, les unes territoriales, les autres culturelles. L’instabilité du fédéralisme belge et la complexité de ses institutions ne peuvent être saisies qu’au regard de ce flou sur la destination du projet fédéral.

25 Les observateurs du fédéralisme au Canada et en Belgique pourraient donc être tentés de reprendre la formule de Pierre Dac (2015, 277) : « Quand nous saurons une bonne fois d’où nous venons et où nous allons, nous pourrons alors savoir où nous en sommes. » Mais si ces ambiguïtés sur les origines ou la destination du projet fédéral persistent, il est particulièrement intéressant d’observer comment les institutions canadiennes et belges y proposent des réponses différentes. Au Canada, l’ambiguïté sur les termes du pacte fédéral s’est accompagnée d’une faible institutionnalisation des relations intra-fédérales et de la pratique du fédéralisme exécutif. Ces caractéristiques contribuent à faire du Canada un cas de fédération penchant nettement vers le modèle inter-institutionnel. En Belgique, la tradition consociative héritée de la structure en

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piliers de la scène politique a contribué au développement d’un fédéralisme très institutionnalisé. Les relations entre les différents niveaux de pouvoir sont encadrées par de nombreux textes et arrangements institutionnels qui prévoient de multiples arènes de concertation. Si la Belgique penche également du côté du modèle inter- institutionnel, cette tendance est tempérée par ces éléments.

26 On retrouve ces caractéristiques dans l’organisation de la politique étrangère, c’est-à- dire à la fois la répartition des compétences entre le centre et les entités fédérées mais aussi leur pratique.

2) Deux modes de gestion de la politique extérieure

27 Au Canada, la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement en matière de conduite des relations internationales n’est pas fixée par les textes constitutionnels. Ceux-ci sont en effet quasiment muets sur la question5. Dans ce contexte, Ottawa a historiquement mis la main sur la politique étrangère de la fédération, au fur et à mesure que le Canada obtenait progressivement son indépendance de l’empire britannique (CROS 2013). Cette mainmise s’est réalisée par la pratique, sans être encadrée par des textes ou donner lieu à l’institutionnalisation de mécanismes de collaboration avec les provinces. Celles-ci ont pu s’inquiéter que le contrôle fédéral sur la politique extérieure permette à Ottawa d’empiéter indirectement sur les compétences provinciales, en concluant par exemple des traités internationaux les affectant. Les provinces ont ainsi obtenu en 1937 une décision judiciaire cruciale qui établit qu’elles sont seules responsables de légiférer pour mettre en œuvre les traités internationaux touchant à leurs champs de compétences6.

28 À partir des années 1960, dans le contexte de la Révolution tranquille, le Québec a revendiqué le plein contrôle sur ses compétences, y compris à l’international. C’est le sens de la doctrine Gérin-Lajoie7. Cette doctrine, reprise par tous les gouvernements québécois depuis soixante ans, défend l’idée que les compétences constitutionnelles du Québec s’appliquent au Canada comme sur la scène internationale. Les provinces étant souveraines dans leurs champs de compétences, elles devraient être à même de négocier les termes des accords qu’elles seront les seules à pouvoir mettre en œuvre. Toujours selon cette doctrine, le Québec devrait également pouvoir participer aux organisations internationales traitant de ses champs de compétences.

29 Cette doctrine est explicitement rejetée dès les années 1960 par Ottawa8. Mais faute d’une entente avec les provinces sur le rôle que celles-ci pourraient jouer en matière de relations internationales, c’est la pratique qui continue à tracer les marges de manœuvre de celles-ci. Le Québec, depuis les années 1960, en application de la doctrine Gérin-Lajoie, a mis sur place une administration dédiée à ses relations extérieures et a développé ses liens avec l’étranger en ouvrant un réseau de représentations dans d’autres pays et en concluant plusieurs centaines d’ententes internationales avec des gouvernements étrangers et d’autres entités fédérées9.

30 À défaut d’un accord général avec Ottawa, un modus vivendi10 s’est installé entre le gouvernement fédéral et le Québec. Ce type d’arrangement peut être défini comme un compromis officieux ou informel et provisoire permettant à deux parties de s’accommoder d’une situation faisant l’objet d’un différend, sans régler celui-ci sur le fond. Dans le cas de la politique étrangère, cette manière de fonctionner laisse la mainmise générale de la politique extérieure canadienne à Ottawa mais n’empêche pas

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concrètement le Québec de développer sa propre politique internationale. Un exemple de ce fonctionnement est fourni par l’entente conclue en 2006 qui organise une place particulière au Québec au sein de la délégation permanente du Canada auprès de l’UNESCO.

31 En l’absence d’arrangements formels, la possibilité pour le Québec et les autres provinces de contribuer à la politique étrangère canadienne s’est néanmoins avérée limitée. Dans les faits, la participation des provinces est possible sur une base ad-hoc, au gré des préférences du gouvernement fédéral, en fonction des thèmes abordés sur la scène internationale et des circonstances politiques. C’est par exemple le cas en ce qui concerne la conclusion des traités internationaux. Aucune règle n’oblige le gouvernement fédéral à consulter les provinces en amont des négociations ou pendant celles-ci, même si le traité envisagé touche à leurs compétences. En pratique, Ottawa cherche généralement à tenir compte des intérêts des provinces, car ce sont elles qui ont la responsabilité de la mise en œuvre des traités pour ce qui touche à leurs compétences. Mais aucun mécanisme général n’encadre cette pratique. Dans certains domaines, comme le commerce international, des processus de concertation ont été mis en place depuis plusieurs décennies (PAQUIN 2017), mais ces pratiques demeurent faiblement institutionnalisées.

32 Ainsi, les provinces n’ont qu’une capacité limitée à influencer régulièrement le contenu de la politique étrangère du Canada. Elles n’ont en outre quasiment aucun rôle dans l’énonciation et la défense des positions du Canada sur la scène internationale. Dès lors, la voie interne ne fournit aux provinces canadiennes qu’une possibilité réduite de se projeter sur la scène internationale. Dans ce contexte, le Québec a pu privilégier la voie externe, celle de la paradiplomatie, pour défendre ses intérêts sur la scène internationale.

33 En Belgique, en revanche, les communautés et les régions ont obtenu au moment du passage à un système fédéral, en 1993, de véritables compétences internationales reconnues par la Constitution. La politique extérieure belge est alors pleinement fédéralisée par la mise en œuvre du précepte in foro interno, in foro externo, c’est-à-dire le prolongement externe des compétences internes. L’article 167 §1er alinéa 1 de la Constitution dispose que : Le Roi dirige les relations internationales, sans préjudice de la compétence des communautés et des régions de régler la coopération internationale, y compris la conclusion de traités, pour les matières qui relèvent de leurs compétences de par la Constitution ou en vertu de celle-ci.

34 La Belgique institue ainsi en 1993 ce que le Québec réclame depuis les années 1960.

35 La mise en œuvre de ce principe a néanmoins impliqué une collaboration active entre les différents niveaux de pouvoir. La Constitution et les textes qui la complètent ont donc mis sur pied un véritable système intégré de politique extérieure, qui vise à encadrer l’ensemble des cas de figure posés par la conduite de la politique étrangère, et à fixer des règles et procédures encadrant ces domaines.

36 Le résultat est un modèle unique de diplomatie, que nous qualifions de « diplomatie chorale ». Il s’agit d’un système intégré de gestion de la politique étrangère, en vertu duquel la diplomatie de la fédération se déploie de manière différenciée selon les sujets abordés. Dans un tel système, les différents niveaux de gouvernements sont impliqués dans la définition des positions internationales et la conduite de la diplomatie, en fonction de leurs champs de compétences. Selon qu’un dossier discuté sur la scène

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internationale relève des compétences du gouvernement fédéral, des communautés ou des régions, ou de plusieurs de ces niveaux de gouvernements à la fois, les positions de la Belgique seront définies et défendues par des acteurs différents. Ainsi, la Belgique ne s’exprime pas de la même voix selon les thématiques abordées. La fédération parle d’une voix unique lorsque le sujet abordé touche aux compétences du gouvernement fédéral seul ou aux compétences du gouvernement fédéral et d’autres niveaux de gouvernement. En revanche, lorsque le sujet abordé touche aux compétences exclusives des régions ou des communautés, alors la politique extérieure belge se décline en plusieurs voix autonomes.

37 La clé de ce système tient à son caractère intégré. Ainsi, même lorsque les entités fédérées agissent en solistes sur la scène internationale, des mécanismes d’information et de concertation sont prévus pour s’assurer que leurs voix indépendantes se conjuguent sans menacer l’harmonie de l’ensemble de la politique extérieure belge. Plus précisément, ce système vise à garantir que les intérêts de la fédération dans son ensemble ou des autres entités fédérées ne soient pas menacés par les activités internationales autonomes de chacun. Cette approche n’est cependant pas infaillible. Des fausses notes ou des « blancs » viennent parfois perturber l’harmonie de la politique étrangère belge quand les partenaires ne parviennent pas à s’entendre.

38 La Constitution belge fixe les grandes lignes de ce système, dont le fonctionnement est précisé par une série de lois spéciales, lois ordinaires et accords de coopération. Cette organisation repose sur trois idées fondamentales : le Roi, et à travers lui l’Autorité fédérale, conserve la direction des relations internationales ; la répartition des compétences en matière de relations étrangères suit la répartition interne des compétences ; et enfin, l’organisation de la coopération entre les différents gouvernements belges doit permettre de concilier l’autonomie des entités fédérées et la cohérence de la politique étrangère belge.

39 Cette cohérence est assurée par plusieurs moyens : la conclusion obligatoire d’une série d’accords de coopération entre les entités belges ; la mise en place de procédure d’information mutuelle des composantes du royaume ; la création d’une structure permanente de concertation, la Conférence interministérielle de la politique étrangère (CIPE)11 ; l’obligation du respect des obligations internationales de la Belgique par les entités fédérées ; et la possibilité pour chaque niveau de gouvernement de s’opposer à la conclusion d’un traité, sur la base de critères objectifs.

40 En adoptant le principe du prolongement externe des compétences internes, le système politique belge a forcé l’autorité fédérale à renoncer à ce que beaucoup considèrent comme le cœur de la compétence d’un gouvernement fédéral, voire sa raison d’être : le monopole de la maîtrise des relations extérieures de la fédération. On peut voir là une manifestation nette de la tendance à l’évidement progressif de l’État central belge. L’extension graduelle des compétences des entités fédérées au fil des révisions institutionnelles a mécaniquement accru leur rôle dans la conduite des relations extérieures de la Belgique. Le gouvernement central, qui a vu par un effet de vases communicants son rôle diminuer, n’en est cependant pas réduit à un statut fantomatique. Il agit en effet comme facilitateur de la projection internationale des communautés et des régions en assurant l’organisation concrète de la coordination intra-belge.

41 Une caractéristique marquante de l’organisation de la politique étrangère en Belgique est son caractère fortement écrit et institutionnalisé. Le système belge de diplomatie

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chorale que nous avons décrit repose sur de nombreux textes organisant dans le détail la coopération entre les différents niveaux de pouvoir. Cette coopération prend place, selon des procédures normalisées, dans une série d’institutions elles-mêmes régies par des règles écrites et dont les rapports sont également régulés. Cette coopération est systématique, dans la mesure où même dans les domaines où les entités fédérées ou le gouvernement fédéral peuvent agir seuls, il existe une obligation d’information mutuelle et des mécanismes de sauvegarde des intérêts de chacun. La culture de la concertation se manifeste ici par l’exigence du consensus entre les entités fédérées et le gouvernement fédéral tout au long du processus de définition puis de défense des positions belges sur la scène internationale, pour ce qui concerne les matières mixtes, c’est-à-dire touchant aux compétences de plusieurs niveaux de gouvernement.

42 Ces efforts pour s’assurer de la cohérence de la politique étrangère belge. ont toutefois un double coût.

43 D’une part, cette conciliation entre autonomie et cohérence ne peut être réalisée qu’en vertu d’un appareillage institutionnel complexe et, de l’aveu même de ses praticiens, lourd. Mais la pesanteur des procédures de coordination et l’inertie qu’elle provoque sont acceptées par les praticiens comme un prix à payer pour que les relations extérieures de la Belgique soient pacifiées. Il existe un certain sens du pragmatisme et une volonté partagée d’éviter que les dissensions communautaires qui peuvent agiter la Belgique sur le plan interne ne soient projetées au-delà des frontières du royaume.

44 D’autre part, la complexité de ce système a un impact sur le contenu des positions belges. Dans le cas de discussions multilatérales touchant à des compétences mixtes par exemple, si un désaccord sur le fond survient entre les partenaires belges et si ce désaccord résiste aux efforts de conciliation, le royaume est mis en difficulté. Dans un tel cas, il doit soit s’abstenir, soit parvenir à formuler une position « neutre » qui soit une synthèse acceptable des positions des entités concernées. Ainsi, les positions défendues par la Belgique sont parfois la simple expression du plus petit dénominateur commun entre ses composantes.

45 Le système des relations internationales en Belgique pousse ainsi les acteurs à collaborer, plutôt qu’à agir individuellement pour défendre leurs intérêts propres sur la scène internationale. L’adoption du parallélisme des compétences internes et externes ne vise pas à permettre à chaque entité de se comporter comme un pseudo-État souverain sur la scène internationale. Comme le note Françoise Massart-Piérard, elle vise plutôt à : garantir l’équilibre du système fédéral tel qu’il a été établi sur le plan interne et donc de défendre le fédéralisme dans une logique de décentralisation. L’idée est d’éviter un processus de recentralisation commandé par le principe de la compétence exclusive de l’État central en matière de relations internationales (MASSART-PIÉRARD 2009, 177).

3) Deux stratégies de projection internationale

46 La configuration des opportunités ouvertes au Québec et à la Région wallonne est donc différente. Quelles sont les stratégies de projection privilégiées par ces deux entités ? Le cas du climat nous en fournit un excellent exemple. Il s’agit en effet d’un vaste domaine de politique publique, dans lequel, au Canada comme en Belgique, les entités fédérées disposent de la plupart des compétences, mais où le gouvernement fédéral peut également intervenir.

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47 Le Canada s’est impliqué très tôt dans les discussions internationales sur le climat. Notre analyse des relations intra-fédérales et de l’implication des provinces dans la politique canadienne du climat laisse apparaître quatre phases distinctes de ces relations. La première étape, qui s’étend de 1988 à l’adoption du protocole de Kyoto, est marquée par le rôle dynamique du Canada sur la scène internationale en matière de climat, et la mise en place au plan interne d’une architecture visant à associer les provinces à la politique du climat. La deuxième phase, de 1998 à 2002, est marquée par la crise de confiance entre les provinces et le gouvernement fédéral sur la question du climat, et le hiatus croissant entre les positions internationales du Canada et la réalité de ses politiques. La troisième période, de 2002 à 2015, est marquée par la rupture des discussions entre Ottawa et les provinces, et l’extrême prudence des positions canadiennes sur la scène internationale. Enfin, le premier mandat de Justin Trudeau a vu un réengagement des discussions avec les provinces, sans que les divergences ne puissent toutefois être totalement surmontées.

48 Une constante doit néanmoins être soulignée : le gouvernement fédéral conserve le dernier mot en ce qui concerne les positions internationales du Canada et maîtrise l’organisation des rapports avec les provinces sur la question du climat. Même lorsque le gouvernement fédéral était engagé dans un processus de consultation plus étroit des provinces12, entre 1988 et 2002, ces relations n’ont jamais été très institutionnalisées. Surtout, dès que les divergences politiques entre provinces ont été trop fortes sur le contenu des positions à défendre, les mécanismes de concertation se sont durablement grippés.

49 Dans ce contexte, le Québec s’est trouvé en porte-à-faux par rapport aux positions défendues par Ottawa sur la scène internationale, surtout pendant la période des gouvernements conservateurs entre 2006 et 2015. Le Québec est en effet sans doute la province la plus avancée au Canada en ce qui concerne les efforts de lutte contre les changements climatiques. La province est à l’origine, en 2017 de 10,9 % des émissions du Canada, pour 22,6 % de la population canadienne et une économie représentant 19,1 % du PIB du Canada13. La même année, le Québec avait le plus faible taux d’émissions de GES par habitant parmi toutes les provinces canadiennes et l’intensité en carbone de l’économie québécoise était la moins élevée au Canada. Le Québec est en outre parvenu à réduire ses émissions de près de 10 % par rapport au niveau de 1990, alors que dans le même temps, les émissions de l’ensemble du Canada ont augmenté de plus de 18 %.

50 Ce constat flatteur s’explique en partie par des avantages particuliers de la province. Dès 1990, avant tout effort de réduction des émissions de GES, le Québec avait déjà le plus faible taux d’émissions de GES par habitant au Canada. À la même date, l’intensité en carbone de l’économie québécoise était également la plus faible de toutes les provinces. Ces caractéristiques sont liées au profil énergétique particulier du Québec. En 2016, 49 % des sources d’énergie primaire au Québec sont renouvelables (WHITMORE et PINEAU 2019). Surtout, le Québec est le quatrième producteur d’hydroélectricité au monde, après la Chine, le Brésil et les États-Unis. Ainsi, 95 % de l’électricité produite au Québec en 2017 est de source hydroélectrique (WHITMORE et PINEAU 2019). Ces avantages n’enlèvent cependant rien aux efforts réalisés par le Québec pour réduire ses émissions. Le Québec a été une des premières provinces à agir dans cette direction. Dès 2005, avant toutes les autres provinces, le Québec est parvenu à stabiliser ses émissions au niveau de 199014.

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51 La province, dans ce contexte, a défendu des positions opposées à la politique internationale du climat menée par Ottawa sous Stephen Harper. Faisant le constat de sa capacité limitée à influencer efficacement les positions d’Ottawa, en l’absence de mécanismes institutionnalisés donnant une voix aux provinces dans la définition de la politique étrangère canadienne, le Québec a alors fait le choix de se tourner vers la paradiplomatie, y compris de manière conflictuelle.

52 Le Québec a défini ses propres priorités en matière de politique internationale du climat et les a défendues de manière autonome. La politique québécoise, à cette période, répondait à un triple objectif : 1. Peser sur les positions du Canada dans les négociations internationales ; 2. Faire valoir l’expérience et les politiques climatiques du Québec sur la scène internationale ; 3. Poursuivre une reconnaissance du rôle des entités fédérées et des régions dans le processus international de lutte contre les changements climatiques. Pour poursuivre ces objectifs, le Québec a déployé une stratégie prenant plusieurs formes : la mobilisation d’appuis internationaux ; la participation à des réseaux ou partenariats internationaux ; la diplomatie publique ; et enfin la diplomatie de couloirs lors des sessions de négociations.

53 Les actions de la province se sont déployées en s’appuyant sur le réseau des représentations québécoises à l’étranger, notamment pour mobiliser des soutiens. L’insertion dans une série de réseaux internationaux associant le Québec à d’autres régions ou entités fédérées, voire, dans certains cas, à des États, a permis à la province d’augmenter sa visibilité internationale, de participer à des projets concrets, mais aussi de partager son expérience et d’améliorer ses propres pratiques.

54 En Belgique, conformément au système organisant la politique étrangère, la politique internationale du climat a donné lieu à un processus de concertation approfondi entre les régions et le gouvernement fédéral15 depuis 1993. Cette organisation a permis aux régions de jouer un rôle central à la fois dans la définition et dans la défense des positions de la Belgique sur la scène internationale. La Région wallonne s’est pleinement impliquée dans ce système.

55 La concertation intra-belge en vue de préparer les positions du Royaume est chapeautée par la Conférence Interministérielle de l’Environnement (CIE), qui relève elle-même du Comité de concertation, qui est le centre nerveux des relations intra- fédérales belges. Comme la CIE ne se rencontre néanmoins que quelques fois par an, elle délègue dans les fait l’élaboration des positions internationales de la Belgique à un groupe de travail spécifique, le Comité de coordination de la politique internationale de l’environnement (CCPIE). Le CCPIE a lui-même mis sur pied des groupes thématiques regroupant des représentants des différents gouvernements belges, où sont préparées les positions belges dans le détail. Parmi ces groupes, le groupe « effet de serre » est particulièrement chargé des questions touchant au climat. Les régions et le gouvernement fédéral y discutent avant chaque réunion internationale où la Belgique devra exprimer son point de vue, que ce soit au niveau européen ou dans les négociations multilatérales. Le représentant de la Belgique est alors tenu de respecter précisément le contenu des positions sur lesquelles les partenaires se sont entendus. Le CCPIE est également chargé de déterminer la composition des délégations belges. Lors des conférences internationales sur le climat, dont les principales sont les conférences annuelles des parties à la CCNUCC, les représentants des régions font partie intégrante de la délégation belge et des réunions quotidiennes sont organisées pour faire évoluer les positions de la Belgique si nécessaire.

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56 La participation de la Belgique à l’Union Européenne (UE) ajoute un échelon à ce système. Des règles spécifiques, précisées dans des accords de coopérations, établissent la manière dont les régions belges peuvent participer aux travaux du Conseil de l’UE. En vertu de ces règles, la Belgique peut être physiquement représentée dans certaines formations du Conseil par un ministre régional ou communautaire. C’est notamment le cas pour les Conseils de l’Environnement. L’UE a mis sur pied sa propre politique du climat, qui a un versant interne et un versant externe. Le versant interne concerne les mesures qui sont adoptées au niveau européen pour lutter contre les changements climatiques, comme par exemple la mise en place du système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE). Le versant externe concerne les positions communes de l’UE lors des négociations multilatérales. L’UE est en effet partie à part entière à la CCNUCC. Les États membres négocient donc entre eux, au Conseil de l’UE, les positions que l’UE défendra lors des négociations internationales. Lors des conférences multilatérales sur le climat, les États membres sont tenus de ne pas s’écarter des positions européennes.

57 La Belgique, par sa participation à l’UE, est donc impliquée dans un véritable jeu d’échelles, car l’Union Européenne fonctionne à la fois comme un acteur international, une arène de négociation et comme un prescripteur pour la Belgique.

58 L’UE est ainsi simultanément : • une arène de discussion où sont déterminées des positions européennes communes défendues lors des négociations multilatérales ; • un acteur international, qui souscrit des obligations collectives lors de ces négociations multilatérales ; • une arène où sont négociés les objectifs nationaux de réduction des émissions pour chaque État membre, afin de respecter ces engagements collectifs de l’Union ; • une arène de discussion où sont déterminées des politiques proprement européennes du climat, qui créent d’autres obligations aux États membres, indépendantes de celles relevant de la CCNUCC.

59 La souscription par la Belgique et ses régions d’engagements internationaux dans le domaine du climat se fait donc à la fois par la participation aux négociations internationales dans le cadre onusien et par l’adhésion à l’Union Européenne. Le système de concertation intra-belge permet aux régions de participer activement à tous ces niveaux de prise de décision. La participation à l’UE pousse également les partenaires belges à s’entendre, en forçant la Belgique à formuler régulièrement ses préférences.

60 Dans ce contexte, la Région wallonne a fait le choix de tirer parti des possibilités offertes par cette répartition des compétences et de concentrer ses efforts sur sa participation à la coordination intra-belge. Ce système, bien que complexe, semble donner satisfaction aux régions. Ceci est sans doute dû d’une part au fait qu’il existe un consensus assez large sur la politique du climat au sein de la Belgique16. D’autre part, ce système donne accès aux représentants des régions aux arènes internationales européennes et multilatérales. L’expérience de la pratique de la concertation systématique semble également avoir bénéficié aux Belges. Les fonctionnaires belges, tant fédéraux que régionaux, riches de l’expérience des processus internes à la Belgique, sont armés pour naviguer dans les arcanes de la coordination européenne. Cette efficacité a permis à la Belgique et à ses régions de jouer un rôle important à l’échelon européen. Dans le dossier du climat, contrairement à ce que l’on a observé au

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Québec, la Région wallonne ne déploie que peu d’efforts véritablement paradiplomatiques en parallèle à la voix de la Belgique, hormis dans le domaine de la solidarité internationale.

Conclusions

61 Le retour sur les équilibres politico-institutionnels particuliers des fédéralismes canadien et belge permet d’éclairer les opportunités qui sont ouvertes aux entités fédérées pour se projeter sur la scène internationale et y défendre leurs intérêts. Le dossier de la lutte contre les changements climatiques nous a fourni une illustration éclairante des contrastes entre le Canada et la Belgique en ce domaine.

62 Alors que les provinces ont été largement marginalisées dans la politique internationale du climat canadienne, le fonctionnement du système de diplomatie chorale de la Belgique a confié aux régions belges un rôle central dans la préparation et la formulation de la politique extérieure du climat du Royaume. D’autres éléments ont contribué à ce que le Québec et la Région wallonne adoptent des manières de faire différentes pour faire porter leur voix à l’international dans le dossier du climat.

63 La capacité des acteurs belges à s’entendre sur le fond des questions relatives au climat a indubitablement créé une situation favorable pour la Région wallonne. Elle a accru le bénéfice de la coopération avec les partenaires belges et désincité la Région wallonne à court-circuiter ce système en agissant de son propre chef. Cette capacité à s’entendre découle de plusieurs éléments. Elle a d’abord été favorisée par la proximité des vues des différentes régions et du gouvernement fédéral belge sur le fond de la question du climat. L’échelon européen, ensuite, a joué un rôle crucial en forçant les partenaires belges à travailler ensemble et à formuler des positions belges communes à un rythme soutenu. Enfin, l’institutionnalisation de procédures de concertation et les mécanismes visant à surpasser les différends jouent un rôle déterminant.

64 Le Canada fournit un cas presque diamétralement opposé, dans lequel les provinces et le gouvernement fédéral peinent à s’entendre depuis un quart de siècle sur le dossier du climat. La faible institutionnalisation de la coopération entre le gouvernement fédéral et les provinces a laissé à Ottawa la mainmise sur le contrôle de la politique internationale du climat. Dans un tel contexte, le Québec a fait le choix de consacrer l’essentiel de ses efforts au développement d’une paradiplomatie climatique. Cette paradiplomatie s’est appuyée sur la définition d’objectifs stratégiques visant à défendre les intérêts propres de la province.

65 La projection internationale de la Région wallonne et du Québec en matière de climat a donc suivi des routes différentes. Ces routes ont chacune un prix. Si la Région wallonne a pu bénéficier d’un accès inégalé aux négociations climatiques internationales en parlant au nom de la Belgique, elle a dû pour ce faire accepter de ne pas s’y exprimer en son nom propre. La participation de la Région wallonne à ces processus se réalise donc en quelque sorte au prix de son autonomie. À l’inverse, le Québec, en faisant le constat de son incapacité à influencer la position canadienne et en choisissant la paradiplomatie, préserve l’autonomie de sa propre voix. Mais cette autonomie se paie par un accès réduit à l’arène des négociations elle-même. On retrouve ici comme par un effet de miroir le couple autonomie-participation que l’on a identifié au cœur de l’idée fédérale.

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NOTES

1. GAYARD, Grégoire. « Projection internationale des entités fédérées : Comparaison des politiques internationales en matière de climat du Québec et de la Wallonie ». Thèse de science politique sous la direction du Professeur émérite Serge SUR, soutenue le 9 février 2018 à l’Université Paris II Panthéon-Assas. 2. Nous nous sommes ici inspirés des travaux de Karoline Van den Brande, Sander Happaerts et Hans Bruyninckx. (2011). 3. Par l’expression « relations intra-fédérales », nous désignons les rapports entre les gouvernements fédérés et le gouvernement fédéral, ou entre les gouvernements fédérés entre eux, au sein d’un même système fédéral. 4. Cette terminologie nous a été inspirée par les travaux de Jörg Broschek, qui propose une approche fondée sur l’institutionnalisme historique pour étudier les forces de changement à l’œuvre dans le fédéralisme allemand et le fédéralisme canadien (BROSCHEK 2012). Il s’appuie lui- même sur la distinction établie depuis les années 1970 par plusieurs auteurs canadiens entre le fédéralisme inter- et intra-étatique (en anglais : interstate et intrastate federalism) (D. SMILEY 1971 ; CAIRNS 1979 ; D. V. SMILEY et WATTS 1985). 5. En 1867, au moment de l’adoption de l’Acte d’Amérique du Nord Britannique, le Canada a un statut de Dominion et, en tant que partie intégrante de l’Empire britannique, ses relations avec le monde extérieur sont gouvernées depuis Londres. 6. Décision du Comité Judiciaire du Conseil Privé (CJCP) sur les conventions de travail : CJCP, Attorney General of Canada v. Attorney General of Ontario (Labour conventions case), 28 janvier 1937. 7. Cette doctrine est issue de plusieurs discours de Paul Gérin-Lajoie, alors ministre de l’éducation, dont le plus important est prononcé devant les membres du corps consulaire établis à Montréal, le 12 avril 1965. 8. Le gouvernement fédéral a publié en 1968 deux livres blancs, respectivement intitulés Fédéralisme et relations internationales et Fédéralisme et conférences internationales sur l’éducation, qui résument la position d’Ottawa.

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9. Au début de 2020, le Québec disposait de 33 représentations dans 18 pays étrangers, dont huit délégations générales, cinq délégations, treize bureaux, cinq antennes et deux représentations en affaires multilatérales. Depuis 1965, le Québec a conclu 776 ententes internationales avec des partenaires étrangers (États, régions et entités fédérées, organisations internationales), dont plus de 400 sont en vigueur. 10. Le terme de modus vivendi est emprunté à Armand de Mestral (2005). Nous le reprenons ici en précisant son sens et en approfondissant sa portée. 11. La CIPE réunit les ministres chargés des relations internationales de chaque gouvernement et est présidée par le ministre fédéral des Affaires étrangères. 12. Les discussions entre Ottawa et les provinces ont alors notamment lieu lors de réunions conjointes des ministres de l’Environnement et de l’Énergie et à travers un mécanisme national de coordination sur les problèmes atmosphériques (MNCPA). 13. Ces chiffres et ceux des paragraphes suivants sont tirés du Relevé d’inventaire national soumis par le Canada en observation de la CCNUCC en 2019 et de Statistique Canada. 14. En 2005, le Québec avait stabilisé ses émissions au niveau de 1990. Sur la même période, toutes les autres provinces ont vu leurs émissions augmenter, de 5,8% pour l’Île-du-Prince- Édouard jusqu’à 53,9% pour la Saskatchewan. 15. Les communautés sont largement absentes de ce processus, leurs compétences n’étant que rarement mises en jeu. 16. Ce consensus n’est toutefois pas total. La Flandre semble plus réticente que la Région wallonne et la Région Bruxelles-Capitale à voir l’UE adopter des cibles plus ambitieuses. Les partenaires belges ont aussi eu de grandes difficultés à s’entendre sur une répartition interne des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

RÉSUMÉS

Cet article est tiré de la thèse de doctorat « Projection internationale des entités fédérées : Comparaison des politiques internationales en matière de climat du Québec et de la Région wallonne ». Les entités fédérées sont de plus en plus actives au-delà des frontières nationales. Leurs stratégies de projection internationale dépendent en partie du contexte institutionnel et de la dynamique fédérale dans laquelle elles s’inscrivent. L’analyse comparée des politiques internationales menées par le Québec et la Région wallonne dans le domaine du climat illustre la manière dont les stratégies de ces acteurs sont liées au contexte fédéral dans lequel ils évoluent.

This article presents the findings in the PhD thesis “The Projection of Federated Entities onto the International Stage: A Comparison of the International Climate Policies of Québec and the Walloon Region”. Federated entities are increasingly active beyond their national borders. The strategies they employ depends, in part, on the institutional setting and political dynamics of the federation these units belong to. A comparison of the international climate policies of Québec and the Walloon Region offers a glimpse into how the international strategies of these federated entities is directly tied to the federal context in which they operate.

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INDEX

Mots-clés : Québec, Wallonie, Climat, paradiplomatie, fédéralisme Keywords : Quebec, Wallonia, Climate change, paradiplomacy, federalism

AUTEUR

GRÉGOIRE GAYARD Grégoire Gayard est docteur en science politique de l’Université Panthéon-Assas Paris II. Il se spécialise dans l’étude des relations internationales du Canada et du Québec, de la politique étrangère dans les systèmes fédéraux et des politiques de lutte contre les changements climatiques.

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Recension

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FABRE, Gérard. 2018. Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa. 201 p.

Jacques Palard

RÉFÉRENCE

FABRE, Gérard. 2018. Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique. Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa. 201 p.

1 Dans l’œuvre foisonnante de Jules Verne, où s’entremêlent science-fiction, aventure et fantastique, le Canada occupe une place originale et, peut-être, pour beaucoup inattendue. Ce pays constitue en effet le cadre de trois romans dont la publication s’échelonne sur trois décennies et qui couvrent une soixantaine d’années de son histoire. Très bon connaisseur des textes d’écrivains français consacrés au Québec et au Canada, tels Chateaubriand, Jules Michelet, André Siegfried ou André Breton, Gérard Fabre a pour visée d’inscrire ces trois ouvrages dans une perspective d’ensemble ; en cela, assurément, il fait œuvre originale. Il dégage ainsi de cette production fictionnelle un condensé des ambivalences françaises à l’égard du Canada, considéré dans ses tensions internes et au travers de la place qu’il occupe sur la scène internationale, à commencer par l’espace nord-américain.

2 S’il est un terme qui résume et définit au mieux l’approche de Gérard Fabre, c’est sans nul doute celui de « fiction », souvent associé à ceux de « métaphore », de « fable » ou de « mythe », et qui donne sa structure à la grille interprétative : dans les seules pages 8 à 10, cette notion apparaît plus d’une vingtaine de fois. L’auteur considère que la supériorité de Jules Verne réside précisément dans cette maîtrise de l’art de la fable, qui ne dédaigne nullement recourir à un langage métaphorique ni au registre de la théologie ou de l’eschatologie. Faut-il rapporter cette posture au fait que « Jules Verne n’a jamais posé le pied au Québec. C’est tout juste s’il a passé quelques heures sur la rive

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ontarienne des chutes du Niagara » (p. 9), où il est venu en excursion le 13 avril 1867, depuis New York ? C’est en tout cas sans expérience physique du Canada qu’il a porté sur ce pays, à la configuration hautement complexe, un regard appuyé, de façon brillamment compensatoire, sur une très abondante et puissamment fouillée documentation. La lecture quotidienne des journaux et des revues a permis à Jules Verne de transformer en territoires fictionnels des informations d’abord éparses et hétéroclites. Le romancier s’est ainsi prêté au genre du reportage, qui s’est traduit par un balisage topographique des régions traversées par ses héros et qui a inspiré ses récits. De façon apparemment curieuse mais qui, sans doute, s’explique, Jules Verne ne paraît pas s’être nourri de la littérature canadienne française (p. 184).

3 Les trois romans que Jules Verne consacre au Canada ont d’abord paru sous forme de feuilletons dans Le magasin d’éducation et de récréation de la maison d’édition Hetzel : Le Pays des fourrures en 1872-1873, Famille-Sans-Nom en 1889 et Volcan d’or en 1905-1906. On y lit une forte aptitude à conjuguer la dimension géographique (que traduisent la cartographie ou l’engouement pour les explorations polaires) et la curiosité scientifique. Les Amérindiens et les Inuits occupent ainsi une place déterminante dans le développement de certaines intrigues, et les techniques d’extraction de l’or n’ont pas de secret pour l’auteur des Voyages extraordinaires. Les illustrations se veulent à la fois une incitation à la lecture, un fil directeur entre les diverses séquences, un mode de mémorisation de la place prise par les principaux personnages ainsi qu’une accréditation des descriptions. G. Fabre y perçoit une « ponctuation iconique » (p. 71).

4 Dans une démarche que l’on peut dire socio-historique, l’auteur fait preuve du constant et exigeant souci de mise en contexte de l’œuvre « canadienne » de Jules Verne, dans ses phases de production, d’édition et de diffusion. La finesse de l’analyse, sur le plan tant de la description narrative que de l’interprétation métonymique, fait appel à de nombreuses informations et précisions d’ordre, notamment, littéraire ou socio- politique, qui ont pour effet d’enrichir le texte en laissant entendre, de façon sous- jacente, en quoi la création littéraire est ici pleinement justiciable d’une lecture en termes de sociogenèse. Cette préoccupation a des effets directs sur l’organisation problématisée de l’ouvrage, qui comporte cinq parties : 1 - « La place du Canada dans la production vernienne » ; 2 - « Un Canada désuni, acte I : Le Pays des fourrures » ; 3 - « Les variations autour de la figure du ‘voyageur canadien’ dans la littérature française » ; 4 - « Un Canada désuni, acte II : Famille-Sans-Nom » ; 5 - « Un Canada uni contre les Yankees : Le Volcan d’or ».

5 Le premier des trois romans, Le Pays des fourrures, offre un bon exemple de la dimension fictionnelle et métonymique du récit et des personnages. G. Fabre voit dans les trois figures que sont « le voyageur canadien », Paulina Barnett et Jasper Hobson un « triangle paradigmatique qui renvoie à une triple caractérisation : le Français élégant et galant ; l’exploratrice audacieuse et fière de l’Empire britannique ; le Canadien discipliné et dévoué à sa Compagnie » (p. 74), celle, en l’occurrence, de la Baie d’Hudson lors d’une expédition dans le Grand Nord canadien. G. Fabre estime que la prise en compte de la valeur métaphorique des personnages démarque singulièrement la démarche littéraire de Jules Verne de celle, jugée plus superficielle parce que plutôt factuelle, des écrivains qui lui sont contemporains et qui traitent du même territoire américain. Il est ainsi porté à déceler dans l’interaction entre les personnages une conscience historique de leur potentiel symbolique. La troisième partie de l’ouvrage constitue un prolongement et un approfondissement de cette analyse. L’auteur s’y

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attache à développer une étude comparative de la façon dont le « voyageur canadien » (trappeur ou coureur des bois) est traité dans la littérature française qui, au cours de la seconde partie du XIXe siècle, s’intéresse à l’activité des pelleteries et à la chasse. Jules Verne se sait redevable, dans son traitement du personnage, des romans de James Fenimore Cooper, l’auteur du Dernier des Mohicans. Le « voyageur canadien », à qui Jules Verne accorde une présence qui se veut d’autant plus forte qu’elle est éphémère, est doté d’attributs multiples, celui, en particulier, d’un aventurier canadien français et américain francophone qui assume pleinement son appartenance au continent nord- américain.

6 L’histoire des Patriotes en lutte contre les autorités britanniques, en 1837-1838, forme la trame narrative de Famille-Sans-Nom. Jean-Sans-Nom, l’instigateur qui attise la révolte, est un personnage de fiction, fils d’un traître – vénal – à la cause des Canadiens français et d’une Américaine. Gérard Fabre observe que l’idée du roman est née à un moment marqué par le réchauffement des relations franco-québécoises, quelques années seulement après la visite que fait en 1881 à Paris, où il rencontre Léon Gambetta et Jules Ferry, le premier ministre de la Province, Joseph Adolphe Chapleau. On se souvient que, dès l’année suivante, Hector Fabre sera nommé agent général du Québec à Paris. G. Fabre n’hésite pas à prendre ses distances vis-à-vis de la lecture historique que propose Jules Verne des suites de l’insurrection qu’il vient de narrer. Il estime ainsi que le romancier manque de lucidité – et d’une bonne information, pourtant aisément accessible – lorsqu’il écrit à la fin de l’ouvrage que « la constitution de 1867 établit sur d’inébranlables bases la confédération canadienne » et que « les éléments franco- canadiens et anglo-saxons se coudoient dans une égalité parfaite » (p. 138). Le roman ne connaîtra pas un franc succès à sa sortie, mais, dans le contexte de la montée du mouvement indépendantiste, il a été réédité au Québec en 1970, preuve qu’il faisait alors figure de fondement lointain à l’idée d’indépendance québécoise.

7 Alors que, dans les deux premiers romans, Jules Verne présente sous un jour positif l’union des Canadiens français et des Américains, Le Volcan d’or est construit sur fond de litiges frontaliers entre le Canada et les États-Unis, dont les représentants reçoivent le mauvais rôle. Le conflit a pour racine la ruée vers l’or dans le bassin hydrographique du Klondike (Yukon). Le roman, qui abonde en informations géographiques et météorologiques, s’attache notamment à narrer les avatars que connaissent les projets de deux cousins orpailleurs venus de Montréal, et qui ont hérité du claim 129 du Forty Miles Creek. L’un d’eux, Summy, Canadien français, incarne le processus d’anglicisation ; il a la sympathie de Jules Verne.

8 G. Fabre s’interroge sur les raisons qui ont poussé Jules Verne à consacrer trois de ses œuvres au Canada. Il y voit d’abord l’attachement à une population francophone culturellement proche de la France, qui n’a pas toujours assumé, à des moments historiques déterminants, les responsabilités qui étaient les siennes. Il perçoit également l’intérêt que porte J. Verne au déclin de la suprématie britannique ainsi qu’à la capacité du Canada français à s’émanciper de ce que fut cette tutelle. Enfin, le romancier juge cruciale l’évolution des rapports du Canada avec les États-Unis, quelques décennies après l’énonciation, en 1823, de la doctrine Monroe. Ces motifs ont en commun de souligner en quoi l’inspiration créatrice s’ancre dans un temps politique et géopolitique. L’ouvrage de G. Fabre privilégie assurément cette perspective et cette ligne interprétative, tant sont nombreuses et mûrement étayées les évocations du contexte historique des romans « canadiens » de Jules Verne, depuis l’éveil des

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nationalités en Europe jusqu’aux rivalités entre le Royaume-Uni et la France, qui signeront, en 1904, « l’entente cordiale ».

9 L’ouvrage de G. Fabre présente l’insigne mérite d’attirer l’attention et de faire découvrir une œuvre vernienne qui pourra en surprendre plus d’un à la fois par son terrain d’élection, la sensible évolution de sa lecture des événements et sa visée documentaire. Une œuvre, également, qui aura ainsi contribué à forger, chez des générations de lecteurs français, les représentations collectives d’un territoire et d’une histoire transatlantiques qui ne sauraient les laisser indifférents parce que, un temps, ils y furent peu ou prou mêlés.

AUTEURS

JACQUES PALARD Jacques Palard est directeur de recherche émérite au CNRS (Centre Émile Durkheim, Institut d’études politiques de Bordeaux). Ses travaux, conduits en France et au Canada, portent principalement sur deux domaines : les rapports entre religion et politique et les transformations de la gouvernance territoriale. Il a publié notamment : La Beauce inc. Capital social et capitalisme régional (Presses de l'Université de Montréal, 2009) ; Dieu a changé au Québec. Regards sur un catholicisme à l’épreuve du politique (Presses de l’Université Laval, 2010).

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