Journal des anthropologues Association française des anthropologues

126-127 | 2011 Formations et devenirs anthropologiques

Jacky Bouju, Frédérique Guyader et Monique Selim (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jda/3763 DOI : 10.4000/jda.3763 ISSN : 2114-2203

Éditeur Association française des anthropologues

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 ISBN : 979-10-90923-02-7 ISSN : 1156-0428

Référence électronique Jacky Bouju, Frédérique Guyader et Monique Selim (dir.), Journal des anthropologues, 126-127 | 2011, « Formations et devenirs anthropologiques » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/jda/3763 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda. 3763

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Journal des anthropologues 1

SOMMAIRE

Dossier : Formations et devenirs anthropologiques

Devenir anthropologue ? Jacky Bouju, Frédérique Guyader et Monique Selim

L’anthropologie sociale dans les universités ivoiriennes entre marginalisation et subordination Roch Yao Gnabéli

L’anthropologie professionnelle, une réinterprétation dynamique de la tradition anthropologique Dominique Desjeux

La formation professionnelle des étudiants en anthropologie appliquée au développement Jacky Bouju

Le développement et la mondialisation dans les sciences sociales françaises Une chance ou un nouveau ghetto pour l’anthropologie ? Jean Copans

Entre approche du monde paysan et expertise Quelle place pour une anthropologie du développement rural ? Yves Guillermou

Passage d’une pratique professionnelle à l’enseignement d’une anthropologie appliquée au développement rural Olivier D’hont

Les usages du savoir anthropologique en travail social David Puaud

Recherche anthropologique et implication sociale Enjeux éthiques, politiques et sociaux Alexis Martig

Diversité des usages et des questions anthropologiques, au prisme des formations sur les sourds Sophie Dalle-Nazebi, Nahia Jourdy, Nathalie Lachance et Jean-Olivier Régat

Les policiers québécois dans la mire d’une anthropologue Les apports et défis d’une thèse doctorale interdisciplinaire sur l’usage de la force létale Karine St-Denis

Quand la didactique des langues et des « cultures » emprunte à l’anthropologie… Fred Dervin

Ouverture à l’anthropologie et articulation à une démarche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation Questionnements et pratiques Françoise Hatchuel et Maryline Nogueira-Fasse

À propos de la formation en anthropologie des professionnels du soin psychique Olivier Douville et Pascale Absi

Aller, venir et devenir anthropologue aujourd’hui Notes de parcours d’un mercenaire du voyageintermittent de l’anthropologie Franck Michel

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Anthropologue inclassable Paul Jorion et Laura Ferré

La formation en anthropologie aujourd’hui, hier et demain Frédérique Guyader et Monique Selim

Recherches et débats

Autour de Writing Culture Annie Benveniste

Après coup James Clifford

Vingt-cinq ans après Writing Culture Retour sur un « âge d’or » de la critique en anthropologie Émir Mahieddin

Vérités partielles, vérités partiales James Clifford

Anthropologies actuelles

Émeutes sur internet : montrer l’indicible ? Alain Bertho

Anthropologie visuelle

Afrique(s) du Sud Au festival de cinéma de Douarnenez Judith Hayem

Liste indicative des formations en anthropologie visuelle et création documentaire en Sophie Accolas

Échos d’ici et d’ailleurs

Sexe et politique Rencontre autour du livre de Christine Delphy Monique Selim

Recherches et débats : réinventer l’Afrique ? Compte-rendu du 2e congrès du RTP Études Africaines. Bordeaux (6-8 septembre 2010) Kae Amo, Frédérique Louveau et Matthieu Salpeteur

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Activités de l’AFA

Rencontre-Ethno 11 octobre 2011

Colloque AFA-CREA L’anthropologie au temps du numérique. Objets, pratiques et éthique (Lyon, 24-25 novembre 2011) Grand amphithéâtre de Lyon 2

Séminaire de l’AFA Anthropologie, psychanalyse et politique : Regards sur les terrains (hiver 2011 - printemps 2012) - Maison SUGER, 16-18 rue Suger – Paris, 75006

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Dossier : Formations et devenirs anthropologiques

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Devenir anthropologue ?

Jacky Bouju, Frédérique Guyader et Monique Selim

1 C’était exactement il y a 20 ans, en 1991, que l’Association française des anthropologues, publiait son premier dossier sur les formations à l’anthropologie. Déjà, le manque de postes dans les instituts publics de recherche et les universités était criant et l’essaimage des anthropologues dans des filières variées – musées, ONG, aide et intervention sociales et économiques, etc. – patent. Le décalage entre une formation anthropologique qualifiée de « fondamentale » et en outre « d’exotique » et des débouchés principalement sur le terrain français et dans des pratiques dites « appliquées » était souligné. Un premier constat doit être fait aujourd’hui. Cette dichotomie entre anthropologie « fondamentale » et « appliquée » n’a pas résisté aux deux décennies écoulées et en particulier à la mastérisation des filières universitaires et à leur internationalisation. Archaïque, cette dualité, qui semblait une « spécificité française » a été noyée dans la multitude des domaines et des champs, mettant en contiguïté et en interpénétration les disciplines sur des foci précis. Corollairement l’augmentation du nombre des étudiants en regard de recrutements restés au mieux stables en nombre a considérablement accru l’éclatement des modes de professionnalisation et de valorisation de la formation anthropologique. Une compétition âpre pour des rémunérations faibles, un précariat allongé, durable et institutionnalisé à travers diverses formules (stages, post-doc, CDD, etc.) ont fait évoluer les rapports sociaux internes à la communauté anthropologique fondés antérieurement en grande partie sur le prestige intellectuel et scientifique. La nouvelle emprise des modèles managériaux sur la formation, les carrières, la production des connaissances et les laboratoires, a accéléré les rythmes et transformé les logiques de hiérarchisation. L’investissement administratif et statutaire a pris de plus en plus de place et les évaluations, démultipliées, ont minorisé la valeur de l’accumulation cognitive stricto sensu.

2 Les formations anthropologiques reflètent ces processus, tout d’abord en se donnant à voir comme un marché quasi illimité, en permanente extension. Comme tout marché, celui-ci met face à face deux types d’acteurs, des étudiants et des enseignants et propose des marchandises, ici symboliques, dont le prix est indexé sur les offres idéologiques extérieures, locales et globales inséparables. Les connaissances

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disponibles sur internet ont à différents niveaux brouillé le paysage anthropologique avec des effets tout autant unificateurs que de morcellement. Aux grands courants agoniques (structuralisme, marxisme, etc.) se sont substitués un ensemble innombrable de points de vue, de secteurs et d’angles d’attaques tous aussi formellement incontestables les uns que les autres et donc égalisables. Toutes les postures épistémologiques sont désormais possibles, sans qu’aucune ne puisse se prévaloir d’une prééminence quelconque et il revient à l’anthropologue d’avertir ses étudiants qu’il n’incarne qu’une des variables épistémiques parmi d’autres en mettant l’accent sur un phénomène social particulier à ses yeux primordial. L’ancien antagonisme entre primats culturels et symboliques d’un côté, déterminations économique et politique de l’autre, s’est évaporé au profit d’une pluralité d’anthropologies elles‑mêmes segmentées, où chacun peut venir faire son marché, remplissant son panier comme il le souhaite, puisant ça et là, sans percevoir d’incompatibilités, dans l’ignorance de contradictions historiques.

3 À un autre niveau, ce panier de « crédits » – accumulables puisque tel est le nom des validations aboutissant à un master d’anthropologie – mène à tout pourrait-on dire métaphoriquement : on retrouve des anthropologues dans l’entreprise, la finance, la publicité, les médias, la littérature, la pédagogie, l’édition, le travail social, etc., outre les filières bien répertoriées que constituent depuis plusieurs années les ONG, l’humanitaire et les musées.

4 Aujourd’hui encore, en France, l’anthropologie est une discipline universitaire et il demeure difficile de parler de profession ou de métier d’anthropologue. Depuis l’enquête sociologique1 diligentée il y a dix ans par la DAPA sur les formations suivies par des professionnels qui « se disent ethnologues » la situation n’a guère évolué. L’anthropologie est une activité dont les compétences professionnelles ont été pendant longtemps peu valorisées et définies par le Répertoire opérationnel des métiers et emplois (ROME)2. Le marché du travail anthropologique n’est pas homogène. Il existe ainsi une division sociale et technique du travail d’anthropologue à laquelle correspondent de grands écarts de revenus et de notoriété. À cet égard, il vaudrait mieux parler de plusieurs marchés du travail anthropologique, relativement « étanches » et historiquement construits. Si l’on reprend la définition chronologique établie en 2001 par le rapport DAPA à partir des configurations institutionnelles, il apparaît que les emplois les plus anciens sont ceux de la recherche universitaire académique qui se développe en métropole avec la décolonisation et ceux des fédérations d’associations de type Arts et traditions populaires ; ensuite, pendant les années 1970 et 1980, ceux de l’écomuséographie et de la muséologie ; enfin, depuis dix ans, ceux des collectivités territoriales, des ONG internationales et des demandes privées en général (ibid. : 120). Les salariés de l’Éducation nationale, de la Recherche et des associations deviennent proportionnellement plus rares face au nombre croissant de jeunes postulants. Ainsi, l’engagement dans des métiers acceptant l’anthropologie comme formation qualifiante est plutôt aujourd’hui le résultat de saisies des opportunités offertes par les circonstances familiales et personnelles comme l’investissement dans un cursus universitaire, un engagement dans des associations locales ou des syndicats, voire une pratique de loisir cultivé ou, selon l’origine sociale, la fréquentation de cercles de notables (ibid. : 121). Cette diversité de situations très inégales contribue à promouvoir (ou à contrarier) les carrières professionnelles et à renforcer les antagonismes classiques entre classes d’âges. Mais aujourd’hui encore, de

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nombreux anthropologues se sentent isolés, quel que soit leur statut professionnel, et les insatisfactions qui en résultent les amènent à critiquer soit les institutions, soit la discipline, soit les sociétés locales.

5 Une critique majeure, tant externe qu’interne, porte sur l’isolement disciplinaire. Les départements d’anthropologie des universités sont perçus comme coupés de la vie sociale et des enjeux institutionnels de la demande sociale. Cette mise à distance des institutions a produit une forme de marginalisation de l’anthropologie dans les universités qui a des conséquences néfastes sur sa capacité de négociation avec les collectivités territoriales (ibid. : 119). Hormis certaines formes de sous-traitance contractuelle pour des recherches régionales et les subventions régionales sous forme de bourses d’études, il n’y a guère de contact entre les universités et le secteur associatif ou les collectivités territoriales. L’isolement dans lequel sont maintenus les anthropologues professionnels non académiques, bénévoles ou à temps partiel (manque de relations en réseaux dans le secteur privé, de rencontres entre les acteurs des secteurs associatifs, des musées et des écomusées, avec ceux de la recherche universitaire) contribue à scléroser la discipline et à empêcher l’apport de réponses face aux demandes sociales et culturelles nouvelles.

6 Il en résulte une frustration profonde qui génère force critique vis-à-vis des institutions universitaires et des systèmes de formation. Ainsi, l’organisation administrative des formations et les cursus (surtout la pédagogie) apparaissent inadaptés et trop éloignés des pratiques professionnelles non académiques compte tenu des situations de travail dans un marché concurrentiel (ibid. : 55). En effet, les jeunes générations d’anthropologues sont critiques vis‑à‑vis des formations dispensées et des enseignements, mais les aspirations et les revendications de formation concernent moins les enseignements tels qu’ils sont dispensés que les structures des cursus et leur articulation interdisciplinaire. Les jeunes générations d’étudiants sont pragmatiques, elles sont de moins en moins nombreuses à s’inscrire dans un cursus académique d’anthropologie classique de longue durée et, de manière stratégique et rationnelle (compte tenu de la pénurie de postes statutaires), elles privilégient les formations courtes quand celles-ci existent. Les étudiants élaborent donc leur cursus de formation et leurs perspectives professionnelles de manière diversifiée, mais leurs expériences des « petits boulots » les conduisent souvent aux mêmes situations professionnelles que leurs aînés. Ainsi, nombre de jeunes diplômés demeurent en position précaire et survivent grâce à des vacations (dans les écoles, les centres de formation, les écoles d’infirmières, etc.) ou encore grâce à des contrats CDD (recherches appliquées dans les collectivités territoriales, jobs dans les musées ou dans d’autres organismes culturels, etc.). En pratique, la diversité des conditions de travail, les possibilités inégales d’accès aux contrats et aux subventions, ont créé dans la durée différentes catégories d’anthropologues professionnels qui demeurent extrêmement fragmentées, ne serait- ce qu’entre les trois grandes catégories constituées par les anthropologues bénévoles, les anthropologues à temps partiel et les anthropologues statutaires (ibid. : 122). Mais au‑delà de cette fragmentation professionnelle, l’investigation anthropologique sur le terrain apparaît clairement comme le trait unificateur de la discipline qui fait le lien entre les différents métiers de l’anthropologie. Cette méthode, unique, aurait pu être le fer de lance d’échanges bien négociés avec les institutions extérieures et les autres disciplines, mais la faiblesse institutionnelle de l’anthropologie est telle qu’elle n’a pu empêcher que « sa » méthode soit massivement récupérée, voire piratée, par d’autres sciences sociales mieux instituées qu’elle. Force est donc de constater que la faiblesse

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institutionnelle de la discipline persiste tant dans le nouveau système universitaire que dans le nouveau cadre institutionnel de la recherche nationale.

7 L’anthropologie académique doit plus que jamais s’impliquer dans une réflexion approfondie sur son devenir institutionnel et donc sur la professionnalisation de ses étudiants en imaginant la construction de nouveaux programmes pédagogiques interdisciplinaires articulant à cette fin des enseignements de géographie, d’économie, de gestion, de droit administratif avec des enseignements d’anthropologie classique adaptés aux demandes sociales actuelles et aux perspectives contemporaines de la professionnalisation.

8 Il est par conséquent important de s’interroger sur les spécificités de l’application de l’anthropologie et sur l’insertion d’un savoir anthropologique scientifique méconnu. Sorti de son cadre académique, ce savoir se retrouve confronté à une réappropriation par le sens commun d’une compétence. L’insertion de ce savoir scientifique au cœur d’images et de représentations communes participe à la levée de résistances, mais cela peut conduire également à la constitution de stéréotypes. Souvent associé à une démarche d’ingénierie plutôt qu’à celle de chercheur, les conditions de recherche appliquée sont différentes et induisent un positionnement également différent. Une nouvelle pratique de la recherche en anthropologie suppose une volonté de revalorisation des compétences associées du métier et ainsi une meilleure définition du savoir-faire. S’interroger sur la transposition d’un savoir-faire, associé à des recherches conduites dans un cadre académique, à un cadre professionnel permet de poser de manière indéniable l’utilité sociale de la discipline, constituant aussi un moyen de pérenniser son attrait auprès de nouveaux étudiants.

9 Ce dossier du Journal des anthropologues est le symptôme des mutations profondes qui touchent autant la nature des connaissances que leurs modalités d’appropriation et de valorisation ; il offre à la réflexion des exemples d’intrication inattendus ou renouvelés, d’autres manifestant une constance certaine – tel le développement – sur le fonds de parcours sinueux. Dans cette optique, il est bien représentatif d’une invention, presque au jour le jour, des anthropologies actuelles dans lesquelles se remarque un engouement toujours plus grand pour les termes d’ethnographie, d’indigène et d’informateur, véritables labels de qualité pour leurs auteurs. Ces usages linguistiques fétichisants et supposés légitimants qui renvoient aux origines coloniales de l’anthropologie doivent être analysés dans le contexte présent considéré comme postcolonial, au plan historique, politique, théorique. Derrière le paradoxe apparent se révèle une cohérence certaine de la globalisation qui favorise la juxtaposition de postures mais aussi de faits sociaux estimés par le passé des antonymes, aujourd’hui dotés d’une fabuleuse volatilité.

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NOTES

1. Bruno Lefebvre, 2001. Étude de faisabilité : « Formations et professionnalisation des ethnologues », Enquête Nationale, ministère de la Culture et de la Communication, Mission du patrimoine ethnologique. Nantes, MSH Ange-Guépin. 2. Malgré le travail accompli par le groupe de travail constitué en 2010 pour créer l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie, dont l’AFA est membre fondateur.

AUTEURS

JACKY BOUJU

CEMAF (UMR 8171 CNRS–Université de Provence). MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge – B.P. 647 – 13094 Aix-en-Provence cedex 2

FRÉDÉRIQUE GUYADER Université de Provence 3 Place Victor Hugo, 13331 – Marseille Cedex 03 [email protected]

MONIQUE SELIM

IRD, UMR 201 Développement et Sociétés 45 bis rue de la Belle Gabrielle – 94736 Nogent-sur-Marne [email protected]

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L’anthropologie sociale dans les universités ivoiriennes entre marginalisation et subordination in Ivorian Universities: Between Marginalization and Subordination

Roch Yao Gnabéli

1 L’anthropologie1 a une antériorité dans l’université et les centres de recherche en Côte d’Ivoire. Sa visibilité institutionnelle et académique dans l’université ivoirienne2 est réelle dès le début des années 1960. En effet, l’Institut d’ethnosociologie a été créé en 1966, deux ans après l’ouverture de l’université nationale, ce qui en a fait l’un des tout premiers instituts de cette université, avec des activités scientifiques dominées par l’anthropologie. Contrairement à cet avantage historique, la position actuelle de l’anthropologie dans ce contexte national est marquée par : i) un déficit au niveau de l’enseignement de la discipline, devenue un appendice ou un complément de la formation en sociologie ; ii) une faible spécialisation des enseignants‑chercheurs en faveur de l’anthropologie dans la mesure où ceux mêmes qu’on pourrait classer comme anthropologues – compte tenu de leur formation doctorale – sont de façon générale, d’abord (ou aussi) sociologues ; iii) une sous-spécialisation des domaines de recherche au regard du nombre de plus en plus élevé des objets empiriques de l’anthropologie aujourd’hui ; iv) un faible niveau académique/scientifique de la formation lié à la rareté d’enseignants‑chercheurs anthropologues habilités à diriger des recherches doctorales.

2 Compte tenu de l’antériorité de l’anthropologie dans l’espace académique ivoirien, comment expliquer son déclin actuel dans ce contexte sous plusieurs rapports ? Quels en sont les déterminants sociaux ? Comment comprendre cette situation alors qu’ailleurs, l’anthropologie a pu sortir des pièges épistémologiques (le confinement antérieur de ses terrains d’enquête dans des espaces sociaux spécifiques) pour se déployer, ce conformément à sa définition étymologique d’étude de l’homme et des sociétés humaines dans leur variété/diversité ?

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3 L’hypothèse qui structure ce texte est qu’au plan scientifique, la transmission des savoirs anthropologiques au sein de l’université ivoirienne est restée enfermée dans l’anthropologie coloniale puis dans son mode de production local des années 1960 dont les deux pôles sont d’une part les africanistes3, et d’autre part la première génération d’anthropologues nationaux. Ces deux pôles de production anthropologique, au-delà de leurs différences, avaient pour point commun l’étude des groupes/sociétés ethniques ivoiriennes.

4 Ce texte s’intéresse donc au rôle joué par les modes de transmission des savoirs anthropologiques d’une génération d’anthropologues à une autre, du début des années 1960 à aujourd’hui. De façon précise, il s’agit de voir comment les propriétés scientifiques des savoirs anthropologiques ainsi transmis ont fortement contribué à la faible visibilité actuelle de la discipline dans le champ de la formation et de la recherche en sciences sociales en Côte d’Ivoire.

5 Sur cette base et de façon spécifique, le texte montre comment le processus de mise en veilleuse de l’anthropologie est perceptible à travers sa structuration et son fonctionnement au sein des universités ivoiriennes. Nous examinons cette question à travers : i) les rapports de l’anthropologie aux autres disciplines des sciences sociales, ii) les structures idéologiques qui soutiennent la place de l’anthropologie dans ce contexte et, iii) les pratiques (formation, recherche, professionnalisation) de l’anthropologie dans les universités ivoiriennes.

6 Pour ce faire, nous avons mobilisé deux sources d’information, à savoir : i) les sources documentaires (programmes pédagogiques, programmes de recherches, thèmes de recherches et de publications des anthropologues ayant ou travaillant sur la Côte d’Ivoire depuis le début des années 1960 et, ii) des entretiens avec quelques anthropologues (c’est‑à‑dire qui se définissent comme tels) travaillant dans les universités et centres de recherche en Côte d’Ivoire. Avec ce matériau, nous essayons de répondre à la question de départ en ordonnant la démonstration autour des points suivants : i) les indicateurs du déclin de l’anthropologie dans le contexte universitaire ivoirien et, ii) les déterminations du statut actuel de la discipline par les modes de transmission des savoirs anthropologiques dans ce même contexte académique.

La position actuelle de l’anthropologie dans les universités ivoiriennes

7 Commençons par le déficit au niveau de l’enseignement de la discipline, devenue un appendice ou un complément de la formation en sociologie. Nous allons examiner ici les maquettes pédagogiques de 2008 à 2010 des trois principaux centres d’enseignement et de recherche anthropologiques au sein des deux universités publiques ivoiriennes. Il s’agit du département de sociologie et anthropologie de l’université de Bouaké (DSAUB)4 avec un effectif d’environ 1 000 étudiants, de l’Institut d’ethnosociologie (IES) de l’université de Cocody‑Abidjan avec environ 5 000 étudiants et de l’Institut des sciences anthropologiques pour le développement (ISAD) de l’université de Cocody‑Abidjan avec environ 1 200 étudiants5.

8 Le déséquilibre entre l’anthropologie et la sociologie est perceptible à travers le nombre d’enseignements accordés à chacune des deux disciplines au sein des deux universités publiques en Côte d’Ivoire. Au premier cycle, l’anthropologie est créditée de

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quatorze enseignements contre 32 pour la sociologie. Au second cycle, le ratio est de 33 contre 48 et au troisième cycle, l’anthropologie bénéficie de 6 enseignements contre 14 pour la sociologie. Il est significatif de noter que l’existence, depuis 2001, d’un institut spécialement dédié à l’anthropologie n’a pas modifié la position marginale de l’anthropologie par rapport à la sociologie, au sein de l’espace académique ivoirien. Il est également remarquable d’observer que le troisième cycle universitaire, supposé être le lieu de formation des futurs enseignants ou chercheurs, présente le plus de déficit de transmission des savoirs anthropologiques. Le tableau ci-dessous illustre cette situation.

Tableau n°1 : Nombre de cours d’anthropologie et de sociologie

Nombre d’enseignements d’anthropologie (ANTH) et de sociologie (SOC)

2e cycle 1er cycle 3e Cycle (licence (Deug 1 et 2) (DEA) et maîtrise)

ANTH SOC ANTH SOC ANTH SOC

IES 2 9 6 26 3 9

ISAD 7 0 18 0 3 0

DSAUB 5 23 9 22 0 5

TOTAL 14 32 33 48 6 14

9 On note qu’il n’y a pas d’enseignement d’anthropologie au troisième cycle au sein du DSAUB, que les cours d’anthropologie ont été institués au troisième cycle à l’IES en 2006‑2007 et qu’à l’ISAD, les étudiants de troisième cycle ne reçoivent que trois enseignements d’anthropologie. Ces constats montrent que le troisième cycle de l’université, logiquement lieu de formation de futurs anthropologues de métier, est paradoxalement caractérisé par une faiblesse ou une décroissance de l’offre de formation centrée sur la discipline.

10 Le second indicateur retenu est la faible spécialisation des enseignants‑chercheurs en faveur de l’anthropologie dans la mesure où ceux mêmes qu’on pourrait classer comme anthropologues (compte tenu de leur formation doctorale) sont de façon générale, d’abord (ou aussi) sociologues. La subordination de l’anthropologie à la sociologie est ainsi perceptible à travers l’identité scientifique ou le rattachement disciplinaire des enseignants‑chercheurs. À ce niveau, pour l’ensemble des 3 instituts identifiés, on dénombre 11 anthropologues6, 16 sociologues-anthropologues7 et 43 sociologues. Il est significatif de constater que pour les deux disciplines, 59 des 70 enseignant‑chercheurs en poste se définissent d’abord comme sociologues. La qualité d’anthropologue n’apparaît pas comme une identité permanente. Le tableau ci‑dessous présente la distribution de cette inégalité selon les instituts et centres d’enseignement.

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Tableau n°2 : Effectifs d’anthropologues et de sociologues

IES ISAD DSAUB TOTAL

Anthropologues 2 6 3 11

Sociologues-Anthropologues 5 5 6 16

Sociologues 19 0 24 43

TOTAL 70

11 Au regard des constats ci‑dessus, on peut affirmer dans ce contexte que : i) être sociologue est plus légitime que l’identité d’anthropologue ; ii) en tant que profession, la sociologie est plus visible que l’anthropologie et ; iii) la sociologie est plus valorisée que l’anthropologie.

12 Le troisième indicateur se rapporte à la spécialisation des domaines d’enseignement et de recherches anthropologiques au regard du nombre de plus en plus élevé des objets empiriques de l’anthropologie aujourd’hui. Comment se présente le degré de spécialisation de l’anthropologie dans l’enseignement universitaire ivoirien ? L’on sait aujourd’hui que les recherches et l’enseignement de l’anthropologie s’étendent à un nombre croissant de spécialisations. Aux côtés des domaines classiques (anthropologie économique, anthropologie de la parenté, anthropologie politique, anthropologie de la culture, anthropologie de la religion, anthropologie de la maladie, notamment) se positionnent de nouveaux domaines de plus en plus nombreux (incluant l’étude de l’environnement, l’image visuelle, la psychiatrie, la ville, la technologie, l’informatique, etc.). Malgré cette tendance et bien que la discipline soit sortie depuis plus d’une trentaine d’années de l’enferment domanial (qui en a fait pendant longtemps une discipline quasiment orientée vers les sociétés sous domination coloniale) dans l’université ivoirienne, semble ne pas avoir suivi cette évolution. En effet, à l’université de Bouaké, sur 7 spécialités identifiées, deux seulement concernent des objets relativement récents (la communication et les conflits sociaux). À l’ISAD, sur 10 anthropologies spécialisées enseignées, 2 seulement sont des objets relativement neufs (le genre et les migrations). Enfin, à l’IES, seulement 2 spécialités sur 8 sont assez récentes (vieillissement et modernité). Le tableau ci-dessous illustre, sous ce rapport, cette situation marginale de l’anthropologie.

Tableau n°3 : Les anthropologies spécialisées dans l’enseignement

IES ISAD DSAUB

Anthropologies spécialisées 8 10 6

Sociologies spécialisées 22 0 17

13 On note en outre, au sein de ces universités, une absence de véritables programmes de recherches autour de l’anthropologie. Ce qui constitue un handicap en matière d’éclosion locale des diverses anthropologies spécialisées. En matière de supports de

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publication de travaux anthropologiques, seule une revue se définit exclusivement comme une revue d’anthropologie. Il s’agit de Nyansa‑Pô, la revue de l’ISAD. Une seconde revue, Kasa Bya Kasa, logée à l’IES, se présente comme une revue d’anthropologie et de sociologie. Mais ces deux supports ne consacrent pas ces cinq dernières années, par parution semestrielle, plus de trois textes répondant aux critères de production des savoirs anthropologiques8.

14 Le dernier critère retenu pour apprécier la position marginale de l’anthropologie et sa subordination à la sociologie, concerne les grades des enseignants‑chercheurs en poste. On note à ce niveau que les anthropologues et sociologues habilités à encadrer ou diriger les recherches doctorales (diplôme d’études approfondies et doctorat) sont au nombre de deux pour les anthropologues, deux pour les sociologues‑anthropologues et six pour les sociologues. Cet autre déséquilibre entre les deux disciplines traduit également la marginalité des travaux de recherche de type anthropologique. Ce, dans la mesure où il paraît illusoire d’obtenir un effectif d’étudiants de troisième cycle spécialisés en anthropologie, sans qu’il y ait en amont des enseignants‑chercheurs eux‑mêmes anthropologues.

15 Le tableau ci‑dessous illustre la faible capacité des universités publiques ivoiriennes non seulement à rendre visible l’anthropologie dans l’espace scientifique ivoirien mais également à modifier cette tendance dans les court et moyen termes.

Tableau n°4 : Effectifs d’anthropologues habilités à diriger des recherches doctorales

IES ISAD DSAUB TOTAL

Anthropologues habilités à 1 1 0 2 diriger des recherches doctorales

Sociologues‑anthropologues habilités à diriger des 1 0 1 2 recherches doctorales

Sociologues habilités à 3 0 3 6 diriger des recherches doctorales

16 L’évaluation de la place de l’anthropologie dans l’université ivoirienne laisse apparaître que les cadres sociaux de production de la discipline dans ce contexte (Centres de recherche ou d’enseignement, profession, statut social d’anthropologue), au regard de leurs capacités, ne peuvent promouvoir la discipline dans l’immédiat et la hisser au niveau qu’elle a déjà atteint au plan international. Les mécanismes de reproduction locale de la discipline indiquent une courbe décroissante de sa transmission, en passant du premier au troisième cycle de l’université. Ce qui démontre que l’objectif de la formation, au sein même des instituts dédiés à la discipline, n’est pas de produire au bout du compte des anthropologues de métier. Sous ce rapport, les autres disciplines des sciences sociales et humaines (sociologie, histoire, géographie humaine, démographie, psychologie, économie) sont bien plus visibles en termes de profession, de statut social associé au sein de l’université et hors de l’université.

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17 Tout se passe comme si, idéologiquement, dans ce contexte‑ci, l’anthropologie ou l’ethnologie, s’était socialement effacée tout comme, symboliquement, les sociétés ethniques qu’elle étudiait, prises dans des procès multiples de modernisation. En d’autres termes, le déclin de l’anthropologie dans l’université ivoirienne semble aller de pair avec le processus idéologique de passage des sociétés ethniques à l’État‑nation, lui‑même inscrit dans une dynamique plus globale de modernisation.

L’influence des modes de transmission des savoirs anthropologiques sur le statut actuel de la discipline dans le contexte ivoirien

18 Nous allons privilégier une approche chronologique afin de saisir progressivement : i) la transmission des savoirs anthropologiques durant les années 1960 ou la part de la première génération d’anthropologues ivoiriens ; ii) le rôle joué par la deuxième génération à savoir celle des années 1970 et 1980 et enfin iii) le mode de structuration de la troisième génération (décennies 1990 et 2000) ou le temps des sociologues‑anthropologues.

19 Sur la première période (début des années 1960), disons que l’anthropologie sociale y prolonge – épistémologiquement – l’anthropologie coloniale. Cette continuité est d’abord perceptible à travers le décret de création de l’Institut d’ethnosociologie de l’université nationale de Côte d’Ivoire. Ce décret (n° 66‑372 du 8 septembre 1966) indique que « l’Institut d’ethnosociologie a pour mission de : i) procéder à des travaux de recherche et de publication concernant la discipline ; ii) assurer la coordination des recherches et éventuellement la formation des chercheurs s’intéressant à l’étude des hommes et des civilisations de la Côte d’Ivoire ». Remarquons que la mission essentielle confiée au nouvel institut est de promouvoir « la discipline » (l’ethnosociologie) et d’étudier « les hommes et les civilisations de la Côte d’Ivoire » (le peuplement et les groupes ethniques). À ce niveau, on note que l’ethnosociologie n’est pas la conjonction de la sociologie et de l’ethnologie mais plutôt une discipline unique, ayant pour objet l’étude sociologique (ou ethnologique) des groupes ethniques. Comme on le voit, il s’agit d’un objet confiné ou enfermé : les groupes ethniques, abstraction presque faite de leurs interactions et leurs rapports à l’État postcolonial naissant.

20 Pour parler des mécanismes de transmission des savoirs anthropologiques à ce début, il convient de commencer par dire que la transmission se faisait des anthropologues africanistes français vers la première génération d’anthropologues ivoiriens9. La nature des savoirs ainsi transmis dépendait étroitement des postures théoriques, épistémologiques et méthodologiques de ces africanistes positionnés à l’université d’Abidjan et au centre Orstom d’Abidjan. À titre d’illustration, l’anthropologue français Emmanuel Terray a été le premier directeur de l’IES. De 1966 à 1973 la direction de l’IES a été composée d’africanistes (Fernand Lafargue, Claude Pairault, Paul‑Eric Chassard, Antoine Ferrari, René Bureau). Sur la même période, l’autre versant du pôle africaniste de promotion des savoirs anthropologiques était le centre local de l’Orstom animé par des chercheurs parmi lesquels Jean‑Louis Boutillier, Pierre Étienne, Mona Étienne, Marc Augé, Alfred Schwartz, Denise Paulme. Les objets de recherche étaient principalement les groupes ethniques de Côte d’Ivoire : les Gouro (Cl. Meillassoux), les

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Dida et les Abron (E. Terray), les Bété (D. Paulme), les Alladjan (M. Augé), les Guéré (A. Schwartz), les Baoulé (P. Étienne), le royaume de Bouna (J.‑L. Boutillier), par exemple.

21 Au cours de ces années 1960, les travaux de la première génération d’anthropologues ivoiriens épousent le moule épistémologique tracé par les africanistes de la même époque. Ainsi Georges Niangoran-Bouah se concentre sur l’ethnographie de groupes ethniques appartenant à l’aire culturelle akan du Sud‑Est du pays. De même Harris Mémel‑Fotê travaille sur les Adjoukrou du Sud côtier de la Côte d’Ivoire.

22 Ces études anthropologiques des années 1960 (ainsi que celles des années 1970) étaient vouées à la description (au sens ethnographique) des sociétés ethniques locales, avec un faible niveau de théorisation, et une quasi‑occultation des liens dialectiques entre les échelles micro, méso et macro de la société ivoirienne. En particulier l’insertion des groupes sociaux (désignés par le terme d’ethnie) dans l’État post‑colonial n’est pas analysée comme un déterminant essentiel de leurs dynamiques internes et externes.

23 Les travaux de cette époque sont marqués par deux traits structurels essentiels. On pourrait dire que les recherches étaient orientées vers « le bas » ou vers la périphérie de la société postcoloniale (les groupes ethniques) et non vers les structures centrales des formes naissantes de domination postcoloniale. Le second trait de structure concerne la légitimité initiale fondée sur l’antériorité de l’anthropologie dans l’université ivoirienne, comparativement aux autres disciplines des sciences sociales, notamment la sociologie. Toutefois, ces conditions « initiales » bien qu’étant favorables, nécessitaient ultérieurement, une rupture épistémologique avec l’anthropologie ou la sociologie des groupes ethniques. Ce qui n’a pas été fait par la suite, avec la seconde génération d’anthropologues, celle des années 1970 et 1980.

24 Après le « départ » des anthropologues français à la fin des années 1960 et 1970, s’est amorcé le déclin de la visibilité scientifique et institutionnelle de l’anthropologie dans l’espace académique ivoirien. Les raisons habituellement avancées pour expliquer cette position de l’anthropologie (et qui s’appliquent sous cette forme à d’autres disciplines comme la sociologie, l’histoire, etc.) sont le non‑financement de la recherche par les pouvoirs publics et la faible demande sociale destinée à l’anthropologie. Sans nier la pertinence de ces facteurs, il convient cependant d’insister sur le rôle joué par ce qui ressemblait à une division sociale du travail scientifique à la fin des années 1950 et durant les années 1960.

25 En effet, la posture méthodologique et épistémologique des premiers anthropologues nationaux (enquêtes ethnographiques sur des sociétés ethniques locales prises séparément ou isolement) confinait leurs travaux et ne leur donnait pas de portée générale. Un enfermement que les africanistes avaient, eux, la possibilité de dépasser grâce à une démarche comparative incluant non seulement divers groupes ethniques nationaux mais aussi plusieurs États africains nouvellement indépendants. Emmanuel Terray (1993) a ainsi relaté deux expériences. La première concerne un séminaire organisé deux fois par mois au centre Orstom d’Abidjan au milieu des années 1960 permettant aux anthropologues africanistes et à leurs collègues ivoiriens de comparer et de discuter de leurs travaux de recherche. La seconde expérience renvoie au « Séminaire Meillassoux » ou « Séminaire de la rue Tournon » lancé à Paris vers la fin des années 1960 et qui s’est poursuivi durant les années 1970. Ce séminaire, qui rassemblait également des anthropologues africanistes travaillant dans différents pays, a été à la base de plusieurs ouvrages collectifs.

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26 L’enfermement et le cloisonnement ethnoterritorial des travaux réalisés par les anthropologues nationaux, ne facilitaient guère une théorisation de la part de ces derniers, eux‑mêmes instruits essentiellement dans des moules ethnographiques. La seconde génération d’anthropologues nationaux formée – pour certains en France et d’autres localement10 – durant la décennie 1970 et la première moitié des années 1980, a continué à travailler sur des objets « ethniques » ou « culturels » avec un faible effort de théorisation. Bien que l’IES ait maintenu formellement une convention de partenariat avec l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et avec l’Orstom, l’absence depuis au moins une trentaine d’années de colloques ou de rencontres scientifiques regroupant des chercheurs issus de ces deux univers, ne semble pas avoir favorisé une confrontation des savoirs et une actualisation scientifique des productions locales. Les anthropologues africanistes, par contre, avaient le privilège d’être tantôt à l’intérieur des sociétés locales (enquêtes sur les groupes ethniques) et tantôt à l’extérieur de celles‑ci (retour vers l’ex‑métropole avec la possibilité d’échanges scientifiques avec d’autres africanistes). Par exemple, les travaux de Claude Meillassoux sur les économies rurales postcoloniales débutés par L’anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire au début des années 1960, on été confrontés aux recherches menées par d’autres anthropologues sur des terrains différents lors de séminaires postérieurs (voir supra). C’est dans ce contexte d’échanges scientifiques que Meillassoux théorise ses travaux antérieurs et produit en 1975, à partir de sa thèse d’État, un savoir anthropologique de plus large portée publié sous le titre Femmes, greniers et capitaux.

27 Cette dynamique de production illustre la capacité théorique qui a fait défaut à la première génération d’anthropologues ivoiriens et qui a constitué une sorte de nivellement par le bas des savoirs anthropologiques transmis sur cette base, à la seconde génération d’anthropologues.

28 Ce confinement des recherches sur les « ethnies » et le déficit de théorisation, une des conséquences des modes de transmission des savoirs anthropologiques à la première génération d’anthropologues nationaux, n’ont pas permis, en partie, à la seconde génération de s’inscrire dans le passage de l’anthropologie coloniale à ce que Mondher Kilani a appelé « l’anthropologie généralisée » ; par l’investissement de « terrains » anciennement « réservés » à la sociologie.

29 Les travaux de Dédy Séri11 sur les formes d’expressions culturelles (milieu des années 1970) et sur les funérailles en pays bété (années 1980), ceux de François Kouakou N’guessan sur les formes de sociabilité (solidarité, fraternité notamment) en milieu urbain abidjanais durant les années 1970, ceux de Essane Séraphin sur le syncrétisme religieux (thèse soutenue en 1976 sur les mouvements de salut en Afrique noire) et sur la médecine africaine (années 1980), ceux de Ogni Kanga sur les classes d’âge et les principes d’attribution des noms de personnes chez les Abbey d’Agboville (travaux réalisés à la fin des années 1970 et au début des années 1980) ainsi que ceux de Kouamé N’guessan sur l’habitat traditionnel en milieu rural ivoirien à la fin des années 1970, prolongent l’enfermement épistémologique de ces études dans les groupes ethniques. Par exemple, à propos de ses recherches sur la vie sociale en milieu urbain abidjanais, Kouakou N’guessan (2000) soutient que « les anthropologues s’y trouvent comme sur un terrain de nouvelles sociabilités » et que « la ville africaine en mondialisation voit s’opérer de nouvelles recompositions d’ensembles humains, selon des paramètres très divers : ethnie, religion, profession, quartiers, associations, langues, etc. ». Le fait que

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pour lui, « l’analyse anthropologique dénonce le divorce entre la volonté d’uniformisation, de dépersonnalisation réifiante d’une part et d’autre part la particularité des systèmes socioculturels » et qu’il conseille « une réconciliation du citadin avec son nouvel environnement par l’utilisation des nouvelles technologies de l’information » traduit bien la non conceptualisation des « particularités socioculturelles » comme partie intégrante des processus « d’uniformisation » induits par la globalisation.

30 Enfin, la troisième génération (années 1990 et 2000)12 c’est‑à‑dire celle des « sociologues‑anthropologues » évolue dans un contexte marqué par un relatif élargissement de la visibilité institutionnelle de l’anthropologie avec : i) la création du département de sociologie et d’anthropologie de l’université de Bouaké au début des années 1990, ii) l’augmentation du nombre des enseignements d’anthropologie à l’IES durant les années 2000 et iii) la création de l’ISAD13 en 2001-2002. On peut mentionner ici la création en 2009 de l’Association nationale des anthropologues et sociologues de Côte d’Ivoire (ANAS‑CI) et du Laboratoire de sociologie économique et d’anthropologie des appartenances symboliques (LAASSE) de l’IES en 2009. Toutefois, cette dynamique n’a pas encore d’influence notable sur la marginalité et la subordination de l’anthropologie à la sociologie, dans ce contexte local. En effet, outre la permanence de la domination de l’anthropologie par la sociologie, quelques constats supplémentaires méritent d’être relevés. Il n’y a pas dans ce contexte national, d’association regroupant uniquement des anthropologues. Il n’y a pas de laboratoire voué uniquement à l’anthropologie dans les deux universités considérées. Depuis au moins trente ans, les anthropologues ivoiriens n’ont pas organisé de rencontres scientifiques (colloque, séminaire, etc.) en vue de diffuser leurs savoirs. Enfin, les recherches en anthropologie médicale notamment celles centrées sur le sida s’étaient multipliées localement durant la décennie 1990. Mais en dehors de trois thèses de doctorat qu’on peut ranger dans la catégorie « anthropologie médicale », l’ensemble des recherches à caractère anthropologique conduites par des chercheurs nationaux sur le sida, l’ont été sur commande d’organismes ou de programmes de lutte contre le VIH‑SIDA. Leur portée scientifique s’en est ainsi trouvée limitée.

Conclusion

31 À la question de savoir comment s’est opérée progressivement la marginalisation et la subordination de l’anthropologie dans l’université ivoirienne, ce texte a apporté quelques éléments de réponse en privilégiant le mode de transmission des savoirs anthropologiques, d’une génération d’anthropologues à une autre.

32 Il est ainsi apparu que les principaux justificatifs sont logés à trois niveaux. Au plan scientifique, on note une faiblesse épistémologique ayant empêché les anthropologues ivoiriens de sortir de l’héritage de l’anthropologie coloniale, en particulier rompre avec l’enfermement dans un certain piège ethnique afin de penser/restituer la complexité structurelle des objets étudiés. Au plan institutionnel, la position actuelle de la discipline se traduit par une sous‑représentation à la fois dans l’enseignement, dans le personnel enseignant‑chercheur et dans les outils de diffusion des connaissances. Enfin, au plan idéologique, l’identité de sociologue paraît plus légitime dans ce contexte et se traduit par le fait que les enseignants‑chercheurs qui investissent dans des productions à caractère anthropologiques se désignent également comme sociologues.

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NOTES

1. Dans la suite du texte, nous employons le terme anthropologie pour désigner l’anthropologie sociale. 2. Nous entendons par université ivoirienne, les deux universités publiques (Abidjan et Bouaké), au sein desquelles sont logées institutionnellement (en termes d’instituts/centres de recherche et de départements d’enseignement) l’anthropologie sociale et la sociologie. 3. Ce terme désigne généralement les anthropologues européens ou nord‑américains travaillant sur l’Afrique. 4. C’est nous‑mêmes qui nous donnons ce sigle pour des raisons d’ordre pratique. Par contre les deux autres instituts sont désignés par des sigles officiels. 5. Les effectifs exacts d’étudiants ne sont pas disponibles. 6. Il s’agit d’enseignants‑chercheurs qui, par les intitulés des enseignements qu’ils dispensent ou par leurs publications scientifiques, se définissent régulièrement ou exclusivement comme tel. 7. Il s’agit d’enseignants‑chercheurs qui, par les intitulés des enseignements qu’ils dispensent ou par leurs publications scientifiques, se définissent tantôt comme l’un, tantôt comme l’autre. 8. Nous nous référons ici aux principes méthodologiques dont parlait Gérard Althabe (cf. entretien avec Monique Selim. Selon lui, parmi les exigences de production d’un savoir anthropologique figurent : i) la production « d’une connaissance ethnologique du présent, restituée dans toute sa complexité » ; ii) le positionnement de « la domination coloniale et des formes de domination issues de la décolonisation au cœur des problématiques » ; iii) le fait d’« avoir une attitude non essentialiste mais plutôt critique à l’égard des catégorisations ethnoculturelles, en termes d’identité collective, de traditions, etc. ». 9. Cette première génération est composée de trois chercheurs nationaux (G. Niangoran‑Bouah, H. Mémel‑Fotê, B. Comoé‑Krou) formés par des africanistes et qui ont soutenu leur doctorat en France au début des années 1960. 10. Dans leur ensemble, les cinq anthropologues de la seconde génération ont reçu leur formation de base (premier et seconde cycle universitaire) localement, auprès de la première génération. Par la suite deux d’entre eux ont achevé leurs études doctorales sur place et trois l’ont fait en France. 11. Dédy Séri, Essane Séraphin, Kouakou N’guessan, Kouamé N’guessan et Ogni Kanga sont entrés à l’Institut d’ethnosociologie de l’université d’Abidjan sur la période allant de 1973 à 1985. 12. Sur la quinzaine d’enseignants‑chercheurs concernés, cinq ont fait leurs études doctorales en France. 13. La création de cet institut a été essentiellement justifiée par le sous‑développement de l’anthropologie dans l’université ivoirienne au profit de la sociologie. Afin d’embrasser « tout le champ » de l’anthropologie, l’ISAD a été doté de trois filières de formation et de recherche dont une en anthropologie sociale, une autre en bioanthropologie et une troisième en archéoanthropologie. Toutefois, cet institut est encore loin de ses objectifs compte tenu des contraintes portant sur : i) le manque d’enseignants‑chercheurs habilités à diriger des recherches doctorales, ii) l’absence de programmes de recherche et d’équipes de recherche, iii) l’absence de rencontres scientifiques (colloques, séminaires) centrées sur l’actualité de l’anthropologie.

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RÉSUMÉS

Partant du constat actuel de la marginalisation académique et de la subordination de l’anthropologie sociale à la sociologie au sein de l’université ivoirienne, la présente contribution s’intéresse aux déterminants de cette faible visibilité de la discipline dans les universités en Côte d’Ivoire. En effet, la position actuelle de l’anthropologie dans ce contexte national est marquée par un déficit au niveau de l’enseignement de la discipline, une sous‑représentation des anthropologues parmi les enseignants-chercheurs, une faible spécialisation des domaines de recherches anthropologiques et un bas niveau scientifique de la formation. Sur cette base empirique, et de façon spécifique, le texte montre comment le processus de mise en veilleuse de l’anthropologie est lié aux modes de transmission des savoirs anthropologiques et est perceptible à travers la structuration et le fonctionnement de cette discipline au sein des universités ivoiriennes.

Taking as its starting point anthropology’s academic marginalisation and subordination to sociology within Ivorian universities, this article examines the determinants of this poor visibility of the discipline. The current position of anthropology in this national context is characterised by a deficit in terms of the teaching of the discipline, an under-representation of anthropologists among university lecturers, weak specialisation of the domains of anthropological research and a low level of scientific training. On this empirical basis, the article shows specifically how the process of putting anthropology on the back burner, as it were, is linked to the modes of transmission of anthropological knowledge and is perceptible in the structuring and functioning of this discipline within Ivorian universities.

INDEX

Mots-clés : Côte d’Ivoire, anthropologie sociale, marginalisation, subordination Keywords : Ivory Coast, social anthropology, marginalisation, subordination

AUTEUR

ROCH YAO GNABÉLI Université de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire [email protected]

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L’anthropologie professionnelle, une réinterprétation dynamique de la tradition anthropologique Vocational Anthropology: A Dynamic Reinterpretation of the Anthropological Tradition

Dominique Desjeux

1 Vue sous un certain angle historique l’anthropologie a toujours eu une dimension professionnelle au sens d’une anthropologie applicable. Elle a depuis ses débuts, au moins pour les anthropologues anglais ou français, servi à mieux comprendre le fonctionnement des populations en cours de colonisation, déjà colonisées ou en cours d’indépendance politique. Sa principale application a été la mise en place du « gouvernement direct » à la française, plus assimilationniste, et le « gouvernement indirect » à l’anglaise, laissant une autonomie relative aux communautés locales et à leurs cultures. Le débat est toujours d’actualité et toujours aussi tendu quand on voit les polémiques suscitées par le livre d’Hugues Lagrange sur Le déni des cultures dans les quartiers sensibles en France (2010).

2 Depuis longtemps l’anthropologie s’est donc trouvée confrontée aux usages volontaires ou involontaires, positifs ou négatifs, des connaissances qu’elle produisait. Au-delà de cette tension d’ordre éthique ou politique, je voudrais montrer que ce qui fait le fond et la force de l’anthropologie c’est un mode de raisonnement ambivalent qui recherche à la fois la permanence des structures et la dynamique des innovations et une compétence particulière, celle d’appliquer une connaissance flexible à la connaissance des sociétés dans leurs diversité. C’est cette pratique de fait, très inductive, qui est transférable à la formation des anthropologues professionnels plus que l’anthropologie engagée.

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Entre « anthropologie de cour » et « anthropologie de marché »

3 Comme la sociologie, l’anthropologie est aussi depuis longtemps tiraillée entre une sociologie professionnelle applicable, associée à un contrat et à un marché privé, associatif ou public, et qui cherche à résoudre des problèmes, et une « anthropologie de cour », financée par l’État et moins liée à la demande sociale. Je reprends ici, par analogie, l’analyse de Norbert Elias sur la musique de Mozart qui n’a pu survivre que comme musicien de cour, comparé à Beethoven qui a pu se développer sur un marché plus large à la marge des contraintes de la cour. « L’anthropologie de cour » représente en gros les universitaires et les chercheurs institutionnels.

4 Historiquement, l’anthropologie applicable s’est notamment attachée à l’analyse des mutations des sociétés paysannes transformées par des projets de développement agricole à partir des années 1950/1970 en Afrique et sur les plus pauvres en France au moment des indépendances qui a vu le retour des anthropologues dans la « métropole ». C’est le passage des indigènes aux indigents comme l’avait écrit F. Laplantine. L’anthropologie applicable est plutôt le fait d’anthropologues travaillant sous contrat dans des sociétés d’études, des ONG ou en free-lance, mais sans exclusive.

5 Aujourd’hui la sociologie professionnelle touche les ONG, les administrations, des agences comme l’ADEME, et un terrain plus nouveau, les entreprises nationales ou internationales comme EDF, L’Oréal, Priceminister, La Française des Jeux, Peugeot, Danone, Chanel, Bouygues Telecom, Nestlé, La Poste, Kellog’s, Gaz de France, Orange, qui cherchent à comprendre les usages in vivo et le sens de leurs biens et services auprès des consommateurs issus de la même culture ou relevant d’une autre culture.

6 Comme à l’époque coloniale la tension est forte entre les tenants d’une anthropologie critique en faveur des dominés et hors de tout contrat avec les entreprises, une anthropologie compréhensive qui cherche à élucider le jeu des acteurs, comme c’est le cas de l’anthropologie professionnelle, et une anthropologie plus normative qui cherche à enchanter les acteurs à travers l’étude du sens, de l’imaginaire et de la culture, même si cette dernière tendance est surtout forte en sociologie avec des auteurs comme Michel Maffesoli très utilisés dans le milieu publicitaire, lieu par excellence de production de l’enchantement moderne.

La convergence entre l’anthropologie dynamique et structurale

7 Depuis longtemps, pour faire vite, l’anthropologie est aussi prise dans une tension entre approche structurale, celle de Claude Lévi-Strauss, et approche dynamique, celle de Georges Balandier. Au sortir de la dernière guerre mondiale, l’approche dynamique a servi à saisir la logique des tensions entre les « dynamiques "du dedans" et du "dehors" » pour reprendre Georges Balandier dans son livre Sens et puissance (1971). Ce livre faisait suite à Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955) et à La sociologie des Brazzavilles noires (1955). Il s’appliquait de fait aux mutations rurales et à l’urbanisation de l’Afrique. L’approche dynamique peut être rapprochée de travaux sociologiques comme ceux de Levis Coser sur les conflits, que Georges Balandier cite, ou de Michel Crozier sur les relations de pouvoir et les stratégies d’acteurs dans les années 1960,

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approche qui s’est développée en dehors de la tradition anthropologique pendant une vingtaine d’années.

8 L’approche dynamique, et son équivalent en sociologie l’analyse stratégique, reste au cœur de la compréhension des sociétés contemporaines qu’elles soient post, hyper, péri ou sub modernes !

9 Elle peut s’appliquer à la Chine d’aujourd’hui pour comprendre la logique de développement des grandes surfaces comme Carrefour à Guangzhou (Desjeux, 2009). Elle peut autant s’appliquer au Brésil pour analyser comment les produits de maquillage moderne vendus par L’Oréal ou d’autres sociétés s’inscrivent dans les nouvelles règles du jeu matrimonial rendues incertaines du fait de l’augmentation des divorces. Le corps devient pour les femmes un capital qu’il faut préserver grâce aux produits de soins du corps au sens large afin de rester compétitives sur le marché matrimonial, comme le montre Roberta Dias Campos dans sa thèse en anthropologie de la consommation à Rio de Janeiro (UFRJ/Sorbonne). Mais derrière la dynamique du changement gît la structure du rapport au corps des Brésiliennes, une permanence qui organise la dynamique des nouvelles formes de la beauté au quotidien. Elle peut aussi s’appliquer aux USA pour analyser le poids du maquillage sur les femmes comme contrainte sociale prescrite, comme je l’ai observé avec l’anthropologue Patricia Sunderland à New York.

10 Le « dehors » continue à transformer le « dedans » qui à son tour va devenir lui-même un nouveau « dehors » sous les espèces de la Chine et des mutations qu’elle engendre dans nos sociétés. Sous l’effet de la mondialisation, les sociétés du « dehors », les anciennes sociétés coloniales, sont probablement en train de devenir les sociétés du « dedans ». Le symbole le plus fort en sont les investissements chinois dans le port du Pirée en Grèce, une porte ouverte sur l’Europe.

11 Il deviendra encore plus pertinent, à très court terme, de mobiliser le savoir anthropologique accumulé depuis 150 ans pour mieux comprendre les rapports entre la nouvelle « Europe ambigüe » et l’empire du milieu, Zhong guo. La Chine est elle‑même prise entre sa classe moyenne consommatrice, le vieillissement rapide de sa population et l’accès limité aux matières premières et à l’énergie, toutes contraintes qui sont sources de fortes tensions internationales militaires et économiques (Desjeux, 2011). L’anthropologie a un rôle à jouer dans l’analyse du retournement mondial qui est en train de se jouer sous nos yeux, ne serait-ce qu’en rappelant la dimension historique des rapports de force internationaux et les incertitudes que cela fait peser sur les emplois, les entreprises et le développement durable. Du fait de son passé « exotique » l’anthropologie a un rôle de veille au niveau mondial. Mais cela demande de sortir de la seule analyse des petites communautés pour intégrer d’autres échelles d’observation et donc changer de focale comme nous le verrons ci-dessous (Bromberger, 1987, 1997).

12 En 1948 Claude Lévi-Strauss publiait Les structures élémentaires de la parenté. Il y montrait notamment les règles du mariage entre cousins et donc avec quelles cousines on ne pouvait pas se marier, les cousines parallèles, et celles avec qui il était préférable de se marier, les cousines croisées, en système matrilinéaire. Au Sud Congo, la cousine prescrite est la fille du frère de la mère. La circulation des femmes fonctionne donc suivant un triple code, celui des femmes interdites, celui des femmes permises et celui des femmes prescrites. Au final, par abstraction, ce qui est l’outil de base de la comparaison anthropologique, il est possible de transposer cette approche structurale en montrant que toute pratique sociale est organisée autour de trois grandes normes,

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celle de l’interdit, du prescrit et du permis, que ces normes soient appliquées, réinterprétées ou transgressées. Ce que nous apprend l’anthropologie structurale, comme mode de raisonnement comparatif, et donc bien au-delà des règles de la parenté, c’est que les structures anthropologiques de l’imaginaire ou du social perdurent au-delà de leurs changements de forme.

13 C’est un outil puissant pour comprendre la dynamique des sociétés contemporaines depuis la consommation jusqu’à la finance, et ici je pense aux travaux de l’anthropologue Paul Jorion sur la crise des subprimes (2008) alors qu’il était en 1980 spécialiste des pêcheurs de l’île de Houat. Ceci démontre la force de transposition de l’outil anthropologique au-delà de ses territoires traditionnels comme la parenté, les sociétés « exotiques » ou les petites communautés.

14 Cette tension reste donc très heuristique aujourd’hui. Elle permet de mieux distinguer dans nos sociétés modernes ce qui relève d’une structure anthropologique profonde et donc de leur part d’universel et ce qui relève des particularités et des innovations propre à chaque culture ou société.

15 Un bon exemple de transposition est celui de la circulation des cadeaux, des dons et des contre-dons entre sociétés « traditionnelles » et « modernes ». Je pense d’un côté aux objets qui composent la dot, comme je l’ai observé à Sakameso au Congo dans les années 1970 (Desjeux, 1980, 1987), et à leur circulation dans la sphère du don symbolique entre lignages, mais aussi à leur va‑et‑vient entre cette sphère et la sphère utilitaire agricole ou domestique ; et de l’autre ce qui relève d’une forme moderne de la circulation des objets, The Social Life of Things, pour reprendre Appadurai, le e- commerce par Internet, grâce à Priceminister ou eBay au moment de la revente des cadeaux de Noël. Les objets du e-commerce relèvent pour une part des logiques anthropologiques de l’échange encastrées dans les relations de parenté, notamment dans le jeu de la distance et de la proximité dont dépend le sens de leur circulation, et pour une autre de la dynamique des nouvelles pratiques en cours d’émergence autour des CD, des DVD ou des livres vendus après Noël.

16 De même j’ai pu montrer au Congo que la circulation moderne des élites relevait d’un modèle structural ancien, la tontine ou kitemo en sundi. Les élites politiques circulent suivant le même principe circulaire que la tontine de l’épargne ou de la main‑d’œuvre, mais suivant ce que j’ai appelé la « tontine situationniste ». C’est une homologie de structure anthropologique qui a été mobilisée.

17 Un autre exemple de transposition possible nous est donné avec la publicité. L’interprétation de la publicité, un des dispositifs centraux de la société de « grande consommation », relève de cette double analyse anthropologique dynamique et structurale. Le terme de « grande consommation », signifie que toute société fonctionne sur de l’échange de biens non marchands ou marchands et donc que ce n’est pas la consommation qui est un phénomène nouveau mais sa forme moderne associée à la grande distribution depuis les années 1950 en Europe de l’Ouest, comme l’a déjà montré Mary Douglas avec Isherwood dans The World of Goods en 1979.

18 La dimension sacrée ou religieuse de la publicité a déjà été bien souvent relevée comme par Del Dechant en 2002 dans The Sacred Santa: Religious Dimensions of Consumer Culture. Mais le dispositif publicitaire est plus qu’une dimension symbolique moderne. Il participe d’un mécanisme magico-religieux animiste très ancien, associé à une pratique de transsubstantiation. En effet la publicité attribue à un objet ordinaire une âme, une force, une promesse, celle de la jeunesse, de l’énergie, du bonheur, de la joie ou du

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renouveau grâce au packaging et le transforme en une personne, de façon immanente, grâce à la marque à qui le consommateur se doit de rester fidèle. Ce mécanisme est proche de la consécration catholique, mais elle sur un mode transcendant, qui transforme le pain en une personne divine. Le regard anthropologique permet de décrypter la permanence au cœur de l’effervescence contemporaine. La force de l’anthropologie réside dans ce double regard structural et dynamique.

Pureté anthropologique ou métissage disciplinaire

19 L’anthropologie est traversée par un autre clivage qui redevient d’actualité avec l’anthropologie professionnelle, celui de son lien avec la sociologie, l’économie ou le droit et donc plus généralement avec les sciences sociales.

20 Dans les années de l’entre-deux-guerres, entre 1920 et 1940, les manuels de sociologie présentaient toutes ces disciplines ensemble. René Hubert dans son Manuel élémentaire de sociologie (1930), pour la deuxième édition, ou Célestin Bouglé dans ses textes choisis de sociologie (1938), traitaient ou citaient autant Durkheim, que Mauss, Lévy-Bruhl, Comte, Fauconnet, Morgan, Guyau (le père de l’anomie), Say et Jaurès, soit des sociologues, des anthropologues, des économistes, des philosophes et un homme politique de gauche. Claude Lévi‑Strauss dans sa préface à la deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté (1967), parle de « sociologie comparée » pour introduire son travail. Tout ceci indique que la distinction actuelle entre ethnologie – à l’origine le mot français pour désigner les études sur les peuples « primitifs », les clans et les tribus des années 1930, les ethnies plus récemment – anthropologie – le mot anglais pour désigner à peu près la même chose – et sociologie n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle ne le paraît, sauf par rapport aux commissions du CNU pour les carrières en milieu académique.

21 De façon simplifiée et arbitraire, on peut dire que l’anthropologie est depuis ses débuts traversée par trois grands clivages qui structurent aujourd’hui la formation et l’exercice d’une anthropologie professionnelle : anthropologie académique vs anthropologie professionnelle ; anthropologie structurale vs anthropologie dynamique ; anthropologie vs sociologie.

22 Ce que j’aimerais montrer maintenant c’est comment une formation à l’anthropologie professionnelle par la recherche est informée et enrichie par ces trois clivages. Je ne cherche pas à supprimer cette tension, mais à la gérer par rapport à un objectif : comment trouver du travail pour les étudiants en dehors de l’université puisqu’il n’y a de moins en moins de postes et que le nombre d’étudiants en sciences sociales a baissé de près de 50% en 4 ans.

23 La formation à l’anthropologie peut donner aux étudiants deux compétences originales, celle de savoir transposer entre le passé et le présent et de savoir transférer les méthodes anthropologiques d’un champ à un autre et tout spécialement vers le cœur de la modernité, la consommation, les nouvelles technologies, la ville ou la finance et pas seulement vers les plus pauvres ou les minorités ethniques.

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Le diplôme doctoral professionnel à la Sorbonne (université Paris Descartes)

24 En 2007, suite à la disparition du magistère de sciences sociales appliquée à l’interculturel dans les domaines des innovations, de la consommation et du développement durable, conséquence de la réforme LMD et que je dirigeais depuis 20 ans, j’ai créé un diplôme doctoral professionnel en sciences sociales à la Sorbonne, sur la base d’une thèse à faire en lien avec un doctorat classique sur le modèle du magistère mais à bac + 8. L’obligation est de trouver un employeur, une ONG, un organisme public ou une entreprise qui se pose un problème concret qui demande de réaliser une recherche empirique et qui accepte de recruter un jeune doctorant dans le cadre d’un CIFRE ou d’un autre financement comme une allocation ou des contrats d’études à durée déterminée. C’est une formation en alternance pendant trois ans. Elle comprend une semaine par mois de cours à la Sorbonne et de tutorat pour suivre l’évolution des terrains. Pendant trois semaines le doctorant est en entreprise pour réaliser trois enquêtes, une par année de diplôme universitaire. Chaque année donne droit à un diplôme ce qui limite les risques de se lancer dans une thèse sans rien en retirer. Au bout de trois ans les docteurs sont capables de devenir responsable d’études à leur compte ou dans une entreprise et/ou d’enseigner dans l’enseignement supérieur.

La ROD (Research On Demand, recherche à la demande ou sous contrat)

25 Leur compétence consiste à avoir appris à gérer l’interface entre un problème posé par une organisation, sur les usages de la voiture, de l’énergie, des aliments, du jeu, des généalogies, des soins du corps, des déchets ou sur les pratiques de réinsertion, de demande d’aide sociale ou de contestation, et une réponse socio‑anthropologique.

26 Pour ce faire il s’agit d’apprendre à réaliser une enquête sur un mode inductif, c’est-à- dire sans problématique toute construite, sans hypothèses sinon méthodologique et donc en cherchant à explorer le problème pour reconstruire la réalité sociale à partir de l’observation. L’observation in situ est l’outil de base que l’anthropologie s’est construite de fait puisque depuis toujours elle s’est aventurée dans l’exploration des territoires inconnus. Découvrir un territoire inconnu demande d’apprendre à créer des point de repère et non pas à vérifier des hypothèses. Vérifier des hypothèses sera la méthode des sciences expérimentales in vitro. Construire des hypothèses sera indispensable pour les enquêtes quantitatives.

27 La méthode inductive est très proche de la « théorie ancrée » de Glaser et Strauss qui vient d’être traduite et publiée chez A. Colin dans la collection de François de Singly. Travailler sur l’ADSL dans les années 1990 pour un non-ingénieur ou sur le maquillage des femmes dans les années 2000 pour un homme, relève de territoires aussi inconnus que la sorcellerie chez les Basundi ou le retournement des morts à Madagascar. Explorer, faire apparaître les structures invisibles du quotidien et dévoiler les jeux sociaux sont des compétences historiques de l’anthropologie.

28 Ensuite, le socio-anthropologue décrit les usages et les stratégies des acteurs sous contrainte du jeu social domestique ou public dans lequel ils sont engagés pour faire apparaître l’importance de l’écart, fort ou faible, entre les représentations ou les

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valeurs que les acteurs associent à leurs actions et leurs pratiques réelles. Cette approche de l’action sous contrainte relève peut-être plus de la tradition interactionniste utilitariste à la Crozier en sociologie que de l’anthropologie. Mais il y a bien fusion quelque part. En effet si l’écart observé vient bien de l’existence des contraintes du jeu social, des stratégies d’acteur et des rapports de pouvoir entre acteurs, ces contraintes relèvent aussi des règles ou des normes qui indiquent ce qui est interdit, permis ou prescrit, une des transpositions les plus inattendues des Structures élémentaires de la parenté.

29 Enfin l’anthropologue professionnel, et c’est peut-être plus inattendu, doit chercher d’un côté à proposer des procédures de résolution du problème et pour cela mobiliser des méthodes de conduite du changement et d’animation de groupe. C’est la partie applicable de l’anthropologie qui relève du métissage méthodologique. Les animations de groupe, le team building ou la cooking class, sont empruntées aux méthodes de la psychologie sociale ou du conseil. De l’autre ils doivent modéliser et interpréter les résultats.

30 Une première conséquence de cette formation est de montrer que l’opposition entre recherche fondamentale et appliquée ne fonctionne pas toujours si l’on accepte que la compétence de fond est de savoir faire des enquêtes de terrain à base d’observations visuelles ou verbales, avec des photos ou des films, individuelles ou collectives. Que l’on soit en ROD ou sur un thème choisi par le chercheur, dans les deux cas il faut faire un terrain de qualité. Ce qui va varier c’est le temps imparti à la modélisation. Un des apports de la ROD est d’aider à déplacer sans cesse le regard du chercheur pour l’amener à travailler sur des thèmes qui émergent et qu’il n’aurait jamais vu sinon.

31 Un autre apport de la ROD est de limiter de fait la contrainte de la conformité académique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contrainte puisque tout groupe fonctionne de fait sous contrainte, mais qu’elles sont d’un autre ordre : le temps plus court lié à un budget, et donc la capacité à décrocher et négocier des contrats ; la capacité à réaliser plusieurs enquêtes en même temps ; trouver le temps de faire un terrain et de continuer à lire dans le domaine ; travailler à la marge de plusieurs champs disciplinaires ; apprendre une approche compréhensive et non critique, au sens de dénonciation ; apprendre à traduire les résultats de l’enquête en solutions plausibles, etc.

32 La deuxième conséquence est que la distinction entre anthropologie et sociologie qualitative à une échelle d’observation microsociale (Desjeux, 2004) devient très faible. Dans toutes les enquêtes que je réalise, je vais croiser des techniques de recueil de l’information tirées des deux disciplines mais un peu aménagées en fonction des contraintes de la vie urbaine : on ne peut pas rester plusieurs semaines dans la salle de bain quand on travaille sur les soins du corps au contraire des 4 mois que j’ai pu passer à Sakameso par séjours successifs. Les gens acceptent assez bien que l’on reste chez eux une demi-journée, mais au-delà c’est difficile. J’ai donc adapté les techniques avec « l’observation participante, ou non, aménagée » ou « l’histoire de vie centrée » sur un thème. J’utilise aussi l’interview semi-directive que j’ai apprise en sociologie avec Michel Crozier et Erhard Friedberg ou l’animation de groupe que j’ai apprise grâce à une société d’études, ou la photo et les films, le carnet de bord ou le journal intime que j’ai découvert grâce à Patricia Sunderland et Rita Denny (2007) et d’autres méthodes que j’ai acquises au fur et à mesure de mes expériences et de mes rencontres comme celle avec Hy Mariampolski (2001), sans oublier Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre

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Warnier, Daniel Miller, Mary Douglas, Russel Belk, Sophie Alami, Isabelle Moussaoui, Zheng Lihua, Roberta Dias Campos, Yang Xiao Min ou Éric Arnould et bien d’autres.

33 L’important aujourd’hui est de rappeler que l’anthropologie permet de travailler sur les trois instances de toute vie en société : l’instance matérielle, l’instance sociale et l’instance symbolique ou imaginaire. C’est l’articulation des trois instances qui fait sens surtout si elle est combinée avec une approche de type analyse stratégique en termes d’acteurs comme l’a fait Babacar Sall en 1993 dans son livre De la modernité paysanne en Afrique Noire – Le Sénégal ou Jean-Pierre Olivier de Sardan en 2007 dans La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio‑anthropologique.

Le métissage méthodologique

34 Contrairement à une image stéréotypée d’une anthropologie un peu poussiéreuse, je pense que l’anthropologie possède aujourd’hui une forte vitalité qui tient à sa plasticité. Celle-ci lui vient de son côté exploratoire permanent et de la diversité de ses terrains et de ses pratiques académiques et professionnelles.

35 L’anthropologie formée au « Détour » et à la mobilité est la matrice potentielle d’une connaissance flexible. Dans mon expérience d’enseignant, de chercheur et de consultant cela se traduit par l’usage de 4 outils qui sont le fruit d’un métissage permanent : les échelles d’observation, les itinéraires d’usages, les cycles de vie et les systèmes d’action. Je vais surtout reprendre les deux premiers outils, les échelles et les itinéraires (Desjeux, 2006).

36 La question des échelles d’observation émerge dans les sciences sociales autour des années 1990. C’est l’outil le plus important comme moyen d’ouverture sur le monde car il permet de faire des observations à des échelles très différentes sans postuler qu’une échelle est meilleure qu’une autre, ni qu’une discipline est plus importante qu’une autre mais que chacune a fait un découpage dans la réalité qui lui permet de voir ce que d’autres ne voient pas (Desjeux, 1993, 2004).

37 En ce sens c’est une approche « interculturelle » appliquée à la diversité des cultures et des pratiques de métiers. Elle permet de faire travailler ensemble plusieurs professions tout au long d’un itinéraire qui part de la production au sens large, pour passer par l’échange et la consommation et pour finir avec la gestion des déchets et le recyclage.

38 En milieu rural, par exemple, des géologues, des pédologues, des agronomes, des anthropologues et des climatologues vont mobiliser des connaissances et des compétences souvent recueillies à des échelles d’observation très différentes depuis le macro jusqu’au micro afin de mieux comprendre les effets du climat sur la production agricole comme j’ai pu l’observer en 1995 avec l’opération HAPEX au Niger sous l’égide de l’IRD dans le cadre d’une évaluation pour le CNE. Le travail anthropologique consiste ici à montrer quelles sont les conditions sociales de production de la science ce qui est proche des premiers travaux de Michel Callon et Bruno Latour dans La science telle qu’elle se fait (1991). L’anthropologie est à l’épicentre de la modernité.

39 La compétence professionnelle consiste à observer comment chaque profession a réalisé un découpage à une échelle donnée mais que ce qui paraissait une variable explicative indépendante à une échelle donnée devient une variable dépendante à une autre échelle. Elle demande donc d’accepter que les résultats obtenus à une échelle, comme celle des grandes aires culturelles dans le monde analysées par Ingelhart en

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1997 ou les travaux d’Emmanuel Todd sur la parenté dans le monde dans La Troisième Planète (1983), et réalisés à une échelle macro, quantitative et/ou qualitative, ne fonctionnent plus une fois que l’on change d’échelle. Les valeurs et la culture sont moins explicatives des comportements humains à l’échelle mésosociale, celle des organisations, de la politique, du marché et donc du jeu plus contingent entre acteurs collectifs ou à l’échelle microsociale, celle de la parenté et de la famille comme système d’action. Les grandes valeurs explicatives des différences entre sociétés et cultures ne permettent plus de comprendre les effets de situation et d’interaction au niveau microsocial.

40 C’est souvent la faiblesse du culturalisme qui introduit de fait une approche très déterministe et platonicienne : les valeurs sont censées expliquer les jeux sociaux en dehors de tout effet de contrainte de situation et de relation de pouvoir. Mais l’approche par les échelles d’observation permet de montrer qu’au niveau macroculturel ces approches ont toute leur pertinence mais que leur force explicative baisse fortement en changeant d’échelle notamment en passant à l’échelle des organisations comme le font Hofstede en management, Philippe d’Iribarne dans les entreprises, voire François Julien pour la culture chinoise appliquée aux entreprises.

41 La formation anthropologique professionnelle demande donc un apprentissage poussé de l’épistémologie empirique et inductive afin d’apprendre à distinguer les effets d’échelle, la façon de généraliser avec une approche qualitative – c’est-à-dire non pas en termes de tendance mais de diversité des occurrences observées ou de mécanisme – et enfin de rendre compte de l’ambivalence des phénomènes dans leur dimension positive et négative. C’est l’induction qui en fait sa difficulté car cela demande de proposer des cours qui ne sont plus organisés par école, structuraliste, fonctionnaliste ou autre mais en fonction de chaque terrain d’enquête, un même auteur ayant pu changer d’échelle entre plusieurs enquêtes. Mais c’est l’induction qui permet de garder à l’anthropologie sa force d’exploration et de découverte. Effet d’échelle, diversité et ambivalence sont à la base de la connaissance anthropologique flexible.

42 De plus les échelles sont un bon outil de négociation entre métiers, entre anthropologues et professionnels, et donc, de façon souvent implicite, entre critères de scientificité différents. En effet, les approches qualitatives sont régulièrement contestées dans leur scientificité dans la ROD, et le plus souvent sur l’échantillon souvent jugé trop faible. La méthode des échelles d’observation permet de montrer que les approches quantitatives et expérimentales ne sont qu’une sorte de science et quelles ne sont pas le modèle unique de la science.

43 Un deuxième outil est celui de la méthode des itinéraires. Il est assez classique en anthropologie notamment en anthropologie de la santé avec l’itinéraire thérapeutique ou en agriculture avec les itinéraires techniques. En France elle peut s’appliquer à l’itinéraire de la consommation depuis l’étape du déclencheur de l’achat, en passant par celle de la mobilité, celle de l’achat, celle du rangement, celle de l’usage pour terminer avec celle des déchets (Desjeux, 2006). C’est surtout une approche méthodologique structurale qui permet de se donner un cadre de comparaison entre plusieurs cultures. L’itinéraire sert de grille d’observation soit pour montrer en quoi les itinéraires se ressemblent soit en quoi ils différent sans rien postuler a priori de leur contenu. Chaque itinéraire est reconstruit en fonction du terrain, comme les cycles de vie qui sont des itinéraires dans le temps.

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44 Un apport du croisement entre anthropologie et microsociologie stratégique à une échelle microsociale est de mieux distinguer ce qui relève des pratiques, de ce que font les acteurs, des représentations qui rendent compte du sens et des valeurs et ainsi de mieux comprendre l’origine de l’écart entre valeur et action du fait des contraintes de situation et des rapports de pouvoir entre acteurs. La méthode des itinéraires permet d’objectiver les pratiques au quotidien grâce à leur description souvent assez minutieuse, une thick description pour faire écho à Geertz.

45 C’est souvent la méthode la moins facile à accepter par le marketing et la communication dans les entreprises du fait de sa dimension réaliste, de description d’action sous contrainte et ambivalente et donc qui ne propose pas une vision enchantée au contraire de la publicité. La méthode des itinéraires limite les surinterprétations et l’enchantement. Elle est souvent en tension avec la demande de libération des contraintes du quotidien dans l’imaginaire publicitaire, pour paraphraser Althabe sur les Betsimisaraka de la côte Est de Madagascar.

46 J’observe bien souvent qu’une anthropologie réaliste est plus difficile à accepter dans les départements de communication de l’entreprise et dans les milieux militants que dans les départements de R&D (Recherche et Développement) du fait qu’elle ne propose ni un imaginaire messianique, ni un imaginaire apocalyptique, imaginaires qui sont à la base de tous les enchantements positifs ou négatifs, l’imaginaire pessimiste renvoyant souvent au thème du Laudator Temporis Acti (Jerphanion, 2007). Négocier une place pour l’observation anthropologique entre messianisme et apocalypse est aussi un apprentissage professionnel à acquérir.

Conclusion

47 L’importance accordée au métissage des méthodes sur une base inductive plus qu’à la nature des terrains qui comme le montre Christian Bromberger sont très diversifiés aujourd’hui me semble le tournant clé à donner à une formation professionnelle en anthropologie.

48 Pour des anthropologues qui veulent devenir des professionnels compétents associés au fait d’avoir une utilité sociale, il y a un deuxième tournant à prendre. Il consiste d’abord à partir des questions posées par des entreprises, des associations ou des collectivités locales pour apprendre à donner une réponse anthropologique en termes de changement et de structure. Pour cela, il leur faut apprendre des techniques d’aide au changement qui augmentent la capacité des acteurs concernés à négocier entre eux. Enfin cela demande de savoir utiliser le processus de résolution d’un problème comme une opportunité pour analyser la société et l’interpréter.

49 Mon texte est un plaidoyer pour un pluralisme anthropologique et non pas en faveur d’un seul modèle, ce qui signerait la mort de l’anthropologie. Mais si l’anthropologie se repliait sur la « cour » par peur du « marché », par peur de l’impureté, par peur de l’insécurité, et j’en parle d’autant plus facilement que j’ai été deux fois au chômage dont une fois deux ans, je pense qu’elle prendrait de sérieux risque de disparaître. Je ne suis pas sûr d’avoir raison mais comme la question m’a été posée par l’AFA j’y réponds avec ma raison et mon vécu.

50 Au final, il ressort de cette présentation, un peu baroque certes, mais ancrée dans une quarantaine d’année d’expériences de recherche, de formation et de conseil en France,

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en Afrique, aux USA, au Brésil et en Chine, qu’une des chances de survie d’une partie de l’anthropologie réside dans sa capacité à accepter les métissages méthodologiques tout en maintenant ce qui fait son originalité, à faire cohabiter l’anthropologie de cour et l’anthropologie de marché, au final sans choisir entre Mozart et Beethoven.

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RÉSUMÉS

L’anthropologie professionnelle est une façon de renouer avec une des traditions de l’anthropologie, celle qui travaille à partir d’une demande sociale. C’est une anthropologie empirique et inductive qui part de l’observation des acteurs en situation pour mettre à jour, leurs pratiques, leurs représentations et les contraintes qui pèsent sur leur action au quotidien. Le diplôme doctorale professionnelle (DOP) en sciences sociales de Paris Descartes à la Sorbonne est encore assez original dans le monde occidental. Il cherche à former des praticiens anthropologues de haut niveau pour pouvoir répondre à la diversité des demandes sociales en France et dans le monde et notamment la Chine.

Vocational anthropology is a way of reviving one of the traditions of anthropology, namely that which operates in response to social demand. It is an empirical and inductive anthropology based on the observation of actors in context with a view to revealing the practices, representations and constraints that bear on their daily action. The Vocational Doctoral Diploma in social sciences at the University Paris-Descartes at the Sorbonne remains rather unusual in the Western world. It aims to train high-level practitioner anthropologists in order to be able to respond to the diversity of social demand in France and in the world, and especially in China.

INDEX

Mots-clés : anthropologie professionnelle, induction, observation, vie quotidienne, mondialisation Keywords : vocational anthropology, induction, observation, daily life, globalisation

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AUTEUR

DOMINIQUE DESJEUX Université Paris Descartes, PRES Sorbonne Paris Cité 45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06 [email protected]

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La formation professionnelle des étudiants en anthropologie appliquée au développement The Professional Training of Students in Anthropology as Applied to Development

Jacky Bouju

1 En France, l’anthropologie appliquée au développement n’est pas enseignée et il demeure difficile d’être anthropologue en dehors des grands EPST ou de l’université. De fait, la relation de l’anthropologie académique avec l’implication dans le développement n’est toujours pas réglée. Pourtant, le problème resurgit régulièrement1 et, à l’instar de Michel Rautenberg (2006 : 1), interpelle le monde académique : « Peut‑on croire longtemps qu’une discipline puisse vivre en n’offrant d’autres débouchés que ceux de la recherche et de l’enseignement supérieur ? » Les débats passionnants organisés en 2007 à l’occasion des Assises de l’ethnologie et de l’anthropologie2 en France constataient que les lignes avaient peu bougé depuis l’état des savoirs dressé par Jean‑François Baré en 1995. Malgré ces tentatives, les réserves, voire le mépris parfois, avec lesquels l’anthropologie académique considère toujours l’anthropologie impliquée dans le développement, mais aussi dans l’entreprise, le marketing ou les collectivités locales, se sont traduites jusqu’à maintenant par une absence dramatique de formations professionnelles de haut niveau en anthropologie appliquée à l’université.

2 Certes, ce problème n’est pas spécifiquement français, mais en France l’utilité de la connaissance anthropologique est disqualifiée par la culture de la discipline qui valorise la « pureté » des limites académiques marquée par la neutralité axiologique et la bonne distance du regard éloigné. Que penser de ce refus, ou de cette incapacité durable de l’anthropologie française à se professionnaliser hors des filières académiques classiques de la recherche et de l’enseignement ? Le problème est ancien et tout le monde s’accorde à dire qu’il a commencé avec la compromission coloniale qui apparaît comme la marque originelle de l’infamie de l’application. Le sort de

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l’application fut réglé une décade plus tard par les tenants du relativisme culturel qui ont souligné à l’envi les problèmes déontologiques que posait l’intervention de l’anthropologue dans la société étudiée. Mais, aujourd’hui, le désenclavement culturel général des sociétés actuelles prises dans les flux contemporains de la mondialisation a profondément changé les termes de ce débat. Après la Seconde Guerre mondiale, la question du changement social et de son accompagnement s’est installée au cœur des affrontements théoriques entre, d’une part, les ethnologues qui restaient dans le cadre très influent des monographies souvent a‑historiques caractéristiques du fonctionnalisme puis du structuro‑fonctionnalisme et, d’autre part, les anthropologues qui commençaient à considérer le contexte historique des sociétés et les explications en termes de changement social et politique3. Cependant, à partir des années 60, on assista à l’institutionnalisation et à la professionnalisation progressives du développement qui crée des occasions de formaliser la participation des anthropologues aux activités des agences de développement nationales et internationales ou des bureaux d’études. Mais, le parti pris néocolonial et économiciste des politiques internationales de développement rendit cette participation de plus en plus compliquée. La réaction des anthropologues prenant parti pour le point de vue et le bien‑être des populations et leur critique des approches top‑down des « développeurs » a rapidement conduit à leur marginalisation professionnelle. Les agences de développement choisirent de privilégier la coopération avec d’autres disciplines plus « scientistes » et positivistes et moins réflexives que l’anthropologie (la socio‑économie, l’agronomie, l’économie, l’urbanisme, la santé, etc.) qui présentaient l’avantage de s’occuper de la dimension véritablement « concrète » du développement à mettre en œuvre et dont, surtout, la capacité critique, tant politique que culturelle, était très faible (Copans, 2006 : 17). De fait, l’anthropologie appliquée au développement doit toujours aujourd’hui s’accommoder de « l’hégémonie de ces autres disciplines bien instituées, réputées plus fiables et à l’anthropologisation occasionnelle » (ibid. : 18). Pourtant, l’anthropologie appliquée au développement prospère de par le monde et un nombre croissant d’anthropologues contribue simultanément à la réflexion théorique dans la recherche académique et à l’application de l’anthropologie à la compréhension de problèmes pratiques. Du côté de la recherche, l’opposition entre recherche fondamentale et recherche appliquée a été rendue obsolète par la réforme de 2007 qui transforme profondément le CNRS, tandis que dans le champ de l’anthropologie du développement et de l’humanitaire, un relatif consensus règne maintenant sur cette question. Mais, ces liens entre l’anthropologie académique et l’anthropologie appliquée au développement sont encore insuffisamment affirmés dans les formations universitaires, les pratiques de travail, les publications ou les réseaux d’anthropologues4.

3 Car, à l’université, les séquelles de cette histoire disciplinaire continuent de diviser les anthropologues. Dans un camp, on trouve les défenseurs de la « pureté épistémologique » qui ont la réputation d’être à la fois obsédés par l’indépendance intellectuelle de leurs thèmes de recherche et totalement inhibés à l’idée de « se vendre ». Dans l’autre, il y a ceux5 moins nombreux qui, comme nous ici, considèrent l’anthropologie comme une discipline susceptible de contribuer aussi à l’amélioration de la qualité de vie et du bien‑être – moins en termes matériels qu’en termes de reconnaissance des droits légaux, de liberté d’expression ou d’accès aux biens communs que sont l’éducation, la santé, etc. – des catégories sociales ou des groupes exploités ou marginalisés dans les sociétés étudiées. Cette situation a conduit à un isolationnisme marqué de l’anthropologie par rapport aux autres sciences humaines et

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sociales comme l’économie ou la sociologie dont les praticiens6 sont mieux préparés que nous à se mettre au service de la société. En effet, les autres sciences humaines et sociales se sont toutes, et depuis longtemps, engagées dans la voie de la professionnalisation non académique sans que cela ait nui d’une quelconque manière à la qualité scientifique ou à l’aura universitaire de ces disciplines. Au contraire, les collègues soulignent l’émulation méthodologique et épistémologique que suscitent les échanges féconds entre domaines académiques et professionnels.

4 Les conditions actuelles de financement de la recherche sur projet (ANR), la situation de réduction drastique des dépenses publiques dans l’enseignement supérieur (en matière d’offres de bourses de doctorat, de postes d’enseignants‑chercheurs et de chercheurs, de budget de fonctionnement des départements, etc.), l’avenir incertain des sciences humaines et de l’anthropologie au CNRS et la réduction des effectifs étudiants depuis quelques années nous interdisent de continuer à enseigner « comme avant », comme si de rien n’était. Il est donc impératif que nous redéfinissions nos objectifs d’enseignement, qu’on en repense le contenu et la méthode pour les adapter à la réalité actuelle de la condition étudiante et des nouveaux débouchés. Car, ainsi qu’on le verra plus bas, la formation classique ne prépare pas bien à l’exercice professionnel de l’anthropologie dans le secteur privé. En effet, elle pousse l’étudiant à capitaliser ses connaissances et à les évaluer de manière très individuelle : elle forme des « solitaires » qui ont du mal à coopérer à l’action collective d’une équipe pluridisciplinaire. De même, le mode d’évaluation des connaissances sous la forme dominante de la dissertation écrite ne les prépare pas à exposer et exprimer oralement leurs connaissances et souvent, ils sont incapables de convaincre un interlocuteur de leurs compétences dans une négociation d’emploi ou dans un débat contradictoire sur la discipline. De façon générale, ils sont mal préparés à répondre aux attentes d’un chef de service ou d’un bailleur de fonds qui souhaiterait que l’anthropologue coopère de manière constructive aux activités des équipes pluridisciplinaires et qu’il propose des solutions réalistes aux problèmes que pose l’intervention. Ces enjeux sont aujourd’hui pour la discipline un défi pressant qui nous impose de réagir avec la plus grande urgence. Pourtant, dans les départements d’anthropologie de l’université française, nous continuons pour l’essentiel à former à la recherche de futurs docteurs dont certains choisiront le métier de chercheur et d’autres celui de maître de conférences, mais « pour enseigner quoi ? À qui ? Pour faire quoi ? » (Rautenberg, 2006 : 6). En 2011, alors que l’anthropologie est plus que jamais menacée comme discipline7, elle n’est pas encore une profession.

5 À l’université de Provence, nous étions convaincus de l’intérêt de créer une filière universitaire de formation professionnelle en anthropologie appliquée d’autant que nous savions qu’il existait un gisement inexploité d’emplois possibles dans le monde professionnel du développement. L’occasion de concrétiser ce projet, réclamé par les étudiants mais toujours remis à plus tard, nous fut fournie par la réforme du « LMD » qui nous contraignit à mettre à plat nos cursus de formation. C’est ainsi qu’en 2004, un master professionnel en anthropologie appliquée au développement durable fut créé au département d’anthropologie de l’université de Provence. Il est aujourd’hui encore le seul master professionnel français, et même européen, qui forme en deux ans des anthropologues praticiens du développement8. Mais, en concrétisant ce projet de formation professionnelle, nous fûmes vite confrontés à des questions essentielles auxquelles nous n’avions pas suffisamment réfléchi : que savions-nous des contraintes

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du métier d’anthropologue praticien dans les entreprises privées de développement ? Quelles représentations les « développeurs » employeurs potentiels se faisaient‑ils de l’anthropologie ? Quelles étaient les compétences et savoir‑faire attendus des anthropologues ? Quelles mutations cognitives et méthodologiques ces compétences et ces savoir‑faire exigeaient‑ils ? Et enfin, comment construire un cursus pédagogique adapté à leur acquisition ?

Un champ d’application professionnel : le développement international

6 Le développement international et l’aide humanitaire ne constituent pas seulement des champs de recherche et d’application pour l’anthropologie, ce sont aussi des marchés économiques et des gisements d’emplois disposant de financements et de budgets importants affectés à quelques grandes agences et à une multitude de petites entreprises, chargées d’exécuter les politiques publiques internationales ou nationales. Il existe une infinité de conditions professionnelles d’exercice de l’anthropologie9 impliquée dans le développement, mais une particularité de ce marché d’emplois est qu’il est presque exclusivement fait d’emplois temporaires dans des projets à durée déterminée. En effet, dans la plupart des agences, la fréquence de renouvellement des spécialistes et des experts est élevée en raison de la mobilité internationale exigée. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle pour le nouveau diplômé qui peut de ce fait trouver assez facilement une opportunité d’emploi sur ce marché. La plupart du temps donc, l’anthropologue est engagé avec un contrat à durée limitée. La plupart du temps donc, l’anthropologue praticien est engagé dans des emplois à durée déterminée qui, cependant, se renouvellent facilement. Ces expériences professionnelles successives assureront son insertion dans les réseaux professionnels qui lui offriront un choix croissant de possibilités d’emplois.

7 Que ce soit en qualité de spécialiste affecté à un projet, d’expert international ou de consultant free lance, la profession d’anthropologue praticien dans le développement est particulièrement exigeante. En premier lieu, en raison de la haute fréquence de mobilité internationale qu’elle exige et qui devient plus difficile à assurer avec l’âge. En second lieu, il doit avoir une connaissance actualisée de son environnement professionnel s’il veut construire ou conserver sa place dans un réseau d’employeurs potentiels. En particulier, il doit avoir une idée claire et « à jour » de l’état du marché de l’expertise internationale (en termes d’évolution de conditions de travail et de revenus). Il doit aussi être capable en permanence d’ajuster ses exigences financières et sa disponibilité à l’idée qu’il se fait de la reconnaissance de sa compétence par le milieu et à la difficulté de la mission demandée. Par contre, il a pour avantage de travailler de manière indépendante et de pouvoir éventuellement choisir la mission, la population ou la région d’intervention. L’expérience acquise sur le terrain comme consultant peut aussi lui permettre d’accéder ultérieurement à des postes dans les grandes agences de développement et y gravir les échelons de responsabilité et de revenu. Il peut aussi accéder à des postes de formateur de haut niveau dans des centres de formation publics ou privés.

8 Une des grandes différences qui distinguent le métier d’anthropologue‑chercheur de celui de praticien impliqué dans le développement concerne la sécurité de l’emploi. Celle‑ci dépend en effet entièrement de la satisfaction de son employeur ou de son

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client. Cette situation engendre un état de vulnérabilité qui crée une pression constante chez le praticien dont l’employeur peut jouer en exigeant une loyauté sans faille à ses exigences au risque parfois de mettre en cause son intégrité scientifique. Comme d’autres métiers en anthropologie appliquée, l’anthropologie praticienne dans le développement est une pratique disciplinaire très contrainte. Pour y faire face, les praticiens s’organisent entre eux, en réseaux et en associations10, souvent en relation avec des collègues universitaires et chercheurs, mais sans jamais dépendre de l’université.

Des relations professionnelles compliquées

9 L’anthropologie est sans doute une des meilleures disciplines qui soient pour travailler dans le domaine du développement. En effet, les attentes des employeurs potentiels (institutions privées, ONG, agences internationales, etc.) vis‑à‑vis des anthropologues concernent généralement leur capacité de compréhension du contexte et d’analyse des situations pluriculturelles plus ou moins complexes dans lesquelles se déroulent les projets de développement. Le travail dans un projet oblige à circuler dans la même journée entre différents mondes et l’anthropologue est sans doute mieux préparé qu’un autre à rendre intelligible la complexité inhérente à ce genre d’interaction. L’utilité reconnue de l’anthropologie repose donc sur ses connaissances classiques : les acteurs locaux et leurs manières propres de voir et de comprendre le monde. L’anthropologie se distingue ainsi nettement des autres spécialités du développement qui privilégient souvent les approches top‑down, les concepts importés ou les constructions théoriques a priori. L’anthropologie a donc toute sa place parmi les disciplines utiles à la mise en œuvre des politiques de développement durable. Pourtant, malgré ces conditions favorables, professionnels et anthropologues ont toujours eu du mal à s’entendre et à se comprendre.

Les reproches des professionnels

10 Quel que soit le domaine d’application, les employeurs ne sont intéressés par l’emploi d’un anthropologue que s’ils sont convaincus que celui‑ci peut contribuer efficacement à atteindre les objectifs que le projet professionnel s’assigne. Or, de ce point de vue, l’anthropologue n’a pas toujours laissé un bon souvenir. Il est souvent perçu comme un solitaire qui a du mal à collaborer de manière constructive avec ses collègues techniciens. Il est mal préparé aux exigences du travail en équipe qui met l’accent sur la négociation de compromis, l’ajustement permanent aux contraintes de la situation, l’acceptation de considérer les autres points de vue disciplinaires. Les développeurs ne comprennent pas la recherche ethnographique qui prend trop de temps et utilise des méthodes non reproductibles pour collecter une information détaillée dont ils ne perçoivent pas toujours l’utilité pour l’action. Ils mettent aussi en question notre incapacité à généraliser nos résultats au‑delà de la particularité des données recueillies dans un espace socioculturel singulier (Nolan, 2002 ; Pottier, 2005 : 14). On reproche aussi à l’anthropologue de ne pas maîtriser sa capacité d’analyse critique des actions et des programmes du projet dont il n’hésite pas à dévoiler n’importe où et à n’importe qui les défauts et les travers. Cette capacité d’analyse critique est évidemment importante pour l’employeur, mais elle n’est pas l’objectif recherché. Dans le cadre

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d’un programme, dire ce qui ne va pas avec l’intervention en cours est utile à condition que la critique soit suivie de propositions susceptibles d’améliorer l’intervention. Pour l’employeur, l’anthropologue n’est intéressant qu’en tant que problem solver. En général, les gestionnaires de projets sont conscients qu’ils ont affaire avec des situations locales complexes, mais ils savent aussi qu’aucun programme n’est idéal. Leur problème est de rendre l’action possible en limitant si possible la complexité des variables à considérer. Une description ethnographique ne leur sera donc utile que dans la mesure où elle les aidera à faire des choix, à justifier les décisions à prendre ou à intervenir dans le contexte où les décisions seront prises. Or, l’enquête ethnographique produit des informations nouvelles qui peuvent être contradictoires avec les dispositions déjà prises. Elles ont alors pour effet d’accroître la complexité que les agents du projet cherchent à réduire ! On nous reproche enfin notre difficulté à communiquer nos résultats dans un jargon compréhensible et notre réticence à proposer des recommandations pour l’action. Aux yeux des employeurs, ces travers détruisent une bonne partie de la force des analyses et des explications que nous pouvons donner des problèmes. Dans le monde professionnel, l’anthropologue est moins apprécié pour ce qu’il comprend d’une situation que pour ce qu’il peut faire pour l’améliorer ! De fait, les employeurs ont moins besoin d’anthropologues chercheurs que d’anthropologues praticiens.

Les réticences des anthropologues

11 De leur côté, les anthropologues n’ont cessé de souligner les contradictions engendrées par l’application de la méthode à des situations professionnelles encadrées par des contraintes financières et calendaires rigoureuses. Il est difficile de demander à un chercheur – dont c’est le métier de produire des connaissances nouvelles sur la réalité – de se contenter d’informations insuffisantes, datées, parcellaires ou biaisées. Les exigences de la méthode anthropologique s’accordent mal avec la nécessité professionnelle de s’engager dans une intervention aux objectifs ambigus, insuffisamment préparée à s’insérer dans un contexte local aux caractéristiques socioculturelles mal connues et aux configurations institutionnelles et politiques complexes. Et l’on comprend aisément qu’il rechigne à s’engager dans l’action sur de telles bases. Les autres spécialistes du développement qui travaillent avec lui dans le projet n’ont pas les mêmes problèmes d’adaptation professionnelle car la plupart du temps, ils ne sont pas des chercheurs, mais des techniciens ou des ingénieurs. Enfin, il est difficile au chercheur de se contenter de constater la méconnaissance du contexte imposé par les « circonstances » et d’abandonner toute perspective critique des présupposés idéologiques qui structurent les cadres de pensée de la culture développementiste dominante qui conduisent à cette situation (Lavigne Delville, 2008 : 13). Ainsi, malgré une fréquentation ancienne et continue, les préjugés que les anthropologues entretiennent sur les développeurs, et réciproquement, sont toujours à l’œuvre. Une des principales conséquences de cet état de fait est l’absence de reconnaissance mutuelle des qualités et des contraintes respectives du métier de l’autre. Sans doute, est‑ce le métier de l’anthropologue que de faire l’effort d’engager « un dialogue interculturel » et de construire avec ses collègues « un langage davantage partagé » (ibid.). Encore faudrait‑il que l’anthropologue soit conscient de ses compétences anthropologiques et qu’il puisse expliquer clairement la contribution unique et irremplaçable qu’il peut apporter à l’action. Mais, pour que le dialogue et le

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partage soient effectifs, les interlocuteurs devraient être en position d’égalité dans l’interaction, ce qui est rarement le cas si l’on considère l’insécurité d’emploi de l’anthropologue praticien évoquée plus haut.

Construire une formation professionnelle en anthropologie du développement

12 Ces problèmes que nous venons d’évoquer montrent à quel point la discipline anthropologique est mal préparée à l’application, c’est‑à‑dire à rendre « utile » la connaissance produite par la recherche. Si l’on prend au sérieux l’application, on peut envisager le métier de praticien comme une profession entièrement tournée vers le marché de l’emploi et les problèmes que pose le développement. Une profession qui peut se décliner en différents métiers et de nombreuses spécialités qui s’appuient sur les fondements théoriques et épistémologiques de l’anthropologie. Aujourd’hui encore, l’anthropologie appliquée au développement est loin d’être constituée en profession individualisée et séparée de la recherche.

13 Pour répondre à cette carence on a créé le master professionnel en « anthropologie et métier du développement durable » à l’université de Provence. Le profil professionnel que la formation aixoise cherchait à construire en deux ans était celui d’un praticien généraliste capable de s’adapter à des environnements de travail variés ainsi qu’à des cultures locales et des écosystèmes différents, apte à intervenir n’importe où dans le monde dans des programmes de développement culturellement appropriés et durables11 tant au plan social qu’environnemental. Ce métier de praticien devait être caractérisé par une capacité d’expertise fondée sur un corps de connaissances, de méthodes et de techniques adaptées au diagnostic et à la résolution des problèmes qui se posent dans le domaine du développement. Ce métier devait aussi être adapté aux exigences du marché. En effet, les professions qui s’y rattachent ne peuvent exister qu’en rapport avec un marché du travail composé d’employeurs potentiels qui évaluent ce que le métier de praticien prétend offrir et ce qu’ils sont prêts à payer pour cela. L’enjeu majeur de la formation consistait donc à forger une identité professionnelle en construisant une représentation positive du métier d’anthropologue praticien dans le développement. Mais, pour atteindre cet objectif, il fallait résoudre certaines contraintes majeures imposées, d’un côté par les exigences du champ professionnel et de l’autre par la formation universitaire classique en anthropologie car les anthropologues praticiens12 ne débattent pas de la légitimité de leur méthode avec des chercheurs ou des universitaires, mais avec des clients ou des employeurs.

14 Quand, en 2004, nous nous lançâmes dans cette aventure, une foule de problèmes à résoudre apparurent simultanément : quel dispositif pédagogique mettre en place pour atteindre cet ambitieux objectif de formation professionnelle de haut niveau ? Quels étaient les savoirs anthropologiques nécessaires ? Quelles mutations de la connaissance anthropologique étaient impliquées par une formation professionnelle de praticiens du développement ? Que fallait‑il changer dans le cursus par rapport à la formation classique afin de développer les compétences particulières attendues par le marché de l’emploi dans les métiers du développement ? Enfin, quels choix fallait‑il faire parmi les innovations possibles étant entendu que l’on développait cette filière à « moyens constants », sans espoir de bénéficier de ressources spécifiques supplémentaires ?

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Un cursus universitaire adapté à la professionnalisation

15 Au départ, nous n’avions guère de points d’appui théoriques et méthodologiques et nous étions loin d’avoir toutes les réponses à ces questions essentielles. Mais, en nous appuyant sur les critiques formulées par les professionnels et par les anthropologues, nous avions une idée claire de ce qu’il ne fallait pas faire. Former des anthropologues praticiens professionnels du développement impliquait de changer nos dispositifs et nos contenus pédagogiques classiques radicalement. Le premier choix que nous fîmes fut celui de développer une formation entièrement nouvelle qui préparerait à la pratique impliquée de l’anthropologie. Cette décision nous engageait de plain‑pied dans une réflexion de fond sur la nouvelle posture cognitive à adopter. Il nous fallait, en effet, tenter de répondre le plus clairement possible à la question suivante : en quoi consiste en définitive le savoir anthropologique ? Tentative probablement impossible et certainement prétentieuse, mais qui devenait pensable à condition d’accepter l’idée que l’anthropologie ne se résume pas à sa méthode (l’ethnographie) mais qu’elle est aussi un ensemble de savoirs, de savoir‑faire et de savoir‑être façonnés par la conjonction des approches inductive, émique et holiste de la réalité sociale.

16 Au fil des promotions, en échangeant avec des professionnels13 et en regardant ce qui se faisait aux États‑Unis, tout en se mettant à l’écoute des étudiants, nous avons pu préciser et affiner les postures cognitives, éthiques et méthodologiques nouvelles impliquées par ce projet. La publication en 2007 puis la réédition en 2008 par Philippe Lavigne Delville d’un article majeur concernant ce problème a fortement contribué à préciser les compétences et les savoir‑faire professionnels que nous cherchions à développer chez nos étudiants. En effet, les problèmes rencontrés par les anthropologues engagés dans l’action montrent qu’il manque un « chaînon » pour articuler l’analyse anthropologique et les objets d’action des développeurs. Ce chaînon est fait de compétences (la définition de « nouveaux points d’appui » pour réduire l’incertitude de l’intervention), de savoir‑faire (la construction négociée des modes de collaboration avec les techniciens) et de savoir‑être (la reconnaissance mutuelle du métier de l’autre) qui constituent autant de conditions de collaboration productives et efficaces entre les anthropologues et les ingénieurs et techniciens du développement. Au‑delà de ses compétences de cultural broker (Nolan, 2002 : 80), l’anthropologue praticien devrait maîtriser toutes les variations possibles de la fonction d’intermédiation (médiateur, porte‑parole, traducteur, informateur, intermédiaire, catalyseur, modérateur, négociateur, etc.) qui caractérise sa position si particulière à l’interface des acteurs et de l’action. L’anthropologue praticien a donc vocation à maîtriser l’univers de sens des techniciens du développement pour pouvoir jouer son rôle de traducteur et contribuer à organiser pratiquement la collaboration avec eux (Lavigne Delville, 2008 : 19). Mais, sa fonction d’interprète doit se déployer dans des registres inhabituels car il doit se montrer capable de construire des « référentiels communs » et des « objets d’analyses en interface »14 qui soient compréhensibles dans l’univers de pensée et d’action des développeurs. Ces référentiels et ces objets d’analyse devront être sociologiquement réalistes par rapport au contexte pour pouvoir s’ancrer dans les réalités sociales et politiques locales des projets. Ils devront aussi être suffisamment opérationnels pour que les développeurs puissent s’y référer pour situer leur action et ancrer leur propre pratique (ibid.).

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17 Au terme de cette réflexion sur les nouvelles postures cognitives à considérer, nous étions en mesure de préciser les nouveaux savoirs, compétences et savoir‑faire adaptés à la professionnalisation de la discipline dans le développement. En particulier, la formation devait accorder une place centrale à l’expérience professionnelle et donc au stage sur le terrain. Ces objectifs définis, il restait à trouver les ressources pédagogiques compétentes pour les mettre en œuvre. Un impératif majeur était d’incorporer des anthropologues professionnels exerçant comme consultants indépendants ou comme experts internationaux hors du monde académique. Mais, l’université ne dispose pas de telles ressources. Ce fut donc la mobilisation d’un réseau personnel de collègues et d’amis, chercheurs appliqués et professionnels, qui a permis de construire ex nihilo, et dans un temps record, une équipe compétente. La réussite du master en anthropologie appliquée aux métiers du développement durable tient beaucoup à leur participation à cette aventure pédagogique.

Le cursus de formation comme ensemble de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être

18 Les enseignements ont été élaborés dans une perspective cognitive nouvelle orientée vers l’acquisition d’un ensemble de compétences professionnelles en anthropologie appliquée, adapté aux impératifs des emplois dans le développement international. En effet, pour le marché de l’emploi privé, c’est moins la « connaissance anthropologique » que des « compétences anthropologiques » qui sont attendues par les employeurs, c’est‑à‑dire des « savoirs anthropologiques » spécifiques, utilisables immédiatement, des savoir‑faire fonctionnels applicables aux tâches et aux missions habituelles des praticiens, mais aussi des aptitudes personnelles, des savoir‑être professionnels qui permettent de collaborer efficacement dans le travail en équipe. La formation a donc été pédagogiquement structurée de manière à transmettre progressivement ces savoirs afin de construire une compétence professionnelle identifiable par le marché du travail.

Les savoirs disciplinaires

19 La différence majeure avec la formation à la recherche concerne la méthode ethnographique classique que la singularité de la pratique professionnelle ne permet pas d’utiliser comme telle. Nous avons donc dû engager une réflexion cognitive approfondie sur les mutations méthodologiques nécessaires. La brièveté du temps alloué aux enquêtes appliquées par les employeurs est un problème ancien et récurrent. Mais ce n’est pas le seul. Dans l’application professionnelle de l’anthropologie au développement, l’objectif de l’enquête consiste à résoudre un problème ou à collecter l’information permettant de décider des choix à faire pour le résoudre. Cette contrainte professionnelle majeure a conduit un auteur comme David Mosse à formaliser une approche qui infléchit la méthodologie dans le sens d’une observant participation (qu’on traduira ici par la notion d’« observation participative et réflexive ») qui conserve cependant les fondements inductifs, émiques et holistes de l’approche anthropologique (2001 : 163). Cette méthode est transmise en première année à partir de deux enseignements fondamentaux qui mettent l’accent sur le caractère unique de l’anthropologie comme principe d’intelligibilité des activités humaines, comme mode original d’explication du social et comme méthode particulière

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d’analyse du réel. Cette formation théorique est complétée par des modules approfondissant des thèmes importants comme la conservation de la biodiversité et de l’environnement, l’analyse critique du système d’aide et des politiques publiques, l’apprentissage des logiques et du langage projet ou la gouvernance locale et les dynamiques foncières, les systèmes de santé dans les PVD ou encore le développement social et l’éducation en contexte postcatastrophes naturelles.

Les savoir‑faire fonctionnels et techniques

20 Les savoir‑faire fonctionnels désignent des capacités à réaliser certaines tâches. Beaucoup d’entre eux sont enseignés dans le cursus du master, quoique la plupart ne soient pas spécifiques au métier de praticien. La formation systématique à la planification d’activité, à la production de l’information utile (rédiger un projet, maîtriser le temps et le champ de l’enquête et le traitement des entretiens, savoir effectuer une recherche documentaire, écrire un rapport, corriger et publier un document, exposer ses résultats et communiquer publiquement sur son activité) est assurée par la rédaction et la soutenance publique des deux mémoires. En première année, le mémoire bibliographique de spécialisation professionnelle consiste à faire l’état des savoirs sur une question ou sur un problème de développement. En deuxième année, l’expérience du stage fait l’objet d’une analyse réflexive dans un rapport présenté au troisième semestre. Au quatrième semestre, la rédaction puis la soutenance d’un mémoire d’anthropologie appliquée à la pratique opérationnelle clôt la formation.

Le stage comme espace-temps d’apprentissage des savoir‑faire et des savoir-être

21 Les savoir‑être professionnels désignent des capacités qui ne peuvent pas être enseignées à l’université : savoir travailler en équipe pluridisciplinaire ou avec des partenaires étrangers, déléguer et distribuer des tâches, savoir négocier, coordonner et évaluer des actions, etc. Certains savoir‑être renvoient à des aptitudes personnelles : savoir organiser son temps de travail et ses priorités, savoir échanger et communiquer avec autrui, savoir prendre des décisions, savoir faire face à un conflit, être souple et capable de tolérance, sociable et apte à coopérer, ponctuel et fiable, etc. Ces savoir‑être et aptitudes personnelles sont développés et éprouvés dans le cadre expérimental du stage professionnel obligatoire qui occupe une place centrale dans le cursus du master. En effet, les étudiants sont appelés à chercher par eux‑mêmes un stage qui se déroulera au troisième semestre dans une ONG ou dans une agence de la coopération internationale, nationale ou décentralisée. Ce stage est l’occasion irremplaçable de faire une expérience professionnelle substantielle dans les limites permises par le cadre d’une convention signée entre l’université et l’employeur. La valeur pédagogique de cette expérience est très grande car trouver un accueil en stage international plonge l’étudiant directement dans les réalités et les difficultés inhérentes à la recherche d’emploi. Il doit ainsi apprendre à se présenter, à présenter ses compétences uniques et ses savoir‑faire irremplaçables pour le poste envisagé, situation qu’il sera amené à rencontrer de nouveau quand il cherchera un emploi à la fin de ses études. À cette occasion, il doit aussi apprendre à discuter et à négocier les termes de référence de son emploi avec l’employeur. Une fois sur place, le stagiaire doit apprendre à travailler en équipe pluridisciplinaire avec des collègues techniciens ou ingénieurs ou des partenaires de cultures nationales ou professionnelles différentes.

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Entrer sur le marché de l’emploi

22 À la fin de sa formation universitaire, l’anthropologue praticien doit avoir acquis une certaine connaissance du champ professionnel qui l’intéresse et pour lequel il maîtrise, normalement, les compétences nécessaires à la spécialisation qu’il recherche plus particulièrement. Mais, tous les emplois auxquels il pourrait postuler ne sont pas si passionnants ou simplement épanouissants. Le « job » idéal ne doit pas seulement être intéressant, il doit aussi permettre au diplômé d’exercer ses compétences tout en contribuant à son accomplissement personnel. Mais, que ce soit la recherche d’un stage ou celle d’un premier emploi, les mêmes difficiles problèmes se posent au jeune anthropologue. L’encadrement du master conseille donc de s’y lancer de manière réfléchie en pensant à ce que l’étudiant(e) veut et pourquoi il (elle) le veut en termes de valeurs et d’éthique, de domaines d’intérêt personnel et de compétences (acquises ou à acquérir). L’anthropologue praticien doit en effet avoir une idée claire des valeurs et des principes éthiques qui l’animent, car ceux‑ci fondent ce qui est le plus important dans sa vie, ils façonnent son mode de vie et motivent son engagement. Ce sont aussi ces principes qui lui permettront de décider s’il doit refuser une proposition d’emploi, ou une commande, qui lui semble inacceptable du point de vue éthique. Par contre, ce seront ses domaines d’intérêt personnel qui susciteront son inspiration, qui exciteront sa curiosité intellectuelle et qui mobiliseront l’énergie créative qu’il va investir dans son travail.

23 Fort de cette clarification, le candidat à l’emploi devrait pouvoir définir d’une manière générale où et comment il aimerait commencer son engagement dans le développement. Ainsi, pour trouver le bon emploi, il peut être utile de procéder de manière systématique en mettant en ordre ses priorités et en les alignant sur les variables15 qui structurent l’emploi dans le développement international ou l’humanitaire.

24 Pour rechercher un emploi, l’anthropologue praticien doit utiliser toutes les ressources du « réseautage ». En diffusant ses compétences dans les réseaux professionnels par le réseautage, le diplômé construit sa relation d’appartenance à un métier. La réussite du réseautage exige de savoir localiser l’information pertinente, de savoir mettre en valeur ses compétences et relier sa pratique à l’actualité de la discipline et de participer activement à plusieurs réseaux d’anthropologie du développement. L’inscription dans les réseaux passe par la composition d’un portfolio qui résume les qualifications, compétences et savoir‑faire16 de l’anthropologue en rapport avec les besoins professionnels exprimés dans les réseaux. L’inscription dans les réseaux permet d’échapper à l’isolement du diplômé (faire des rencontres avec des professionnels, obtenir des informations utiles et actualisées sur le marché de l’emploi et ses opportunités) et surtout, de recevoir les premiers feed‑back sur la manière dont ses qualifications et son expérience sont reçues par le milieu professionnel. Le candidat pourra ainsi se représenter de façon plus réaliste et détaillée l’emploi qu’il recherche. Il pourra aussi mieux identifier les organisations susceptibles d’offrir ce type d’emploi car le réseautage permet de rassembler des informations actualisées sur les employeurs et leurs opportunités de stage ou d’emploi. Il est donc indispensable d’en apprendre le plus possible sur la structure des organisations employeuses. Mais pour s’inscrire dans un réseau et y glaner des contacts utiles, le candidat à un emploi dans le secteur privé

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doit pouvoir se présenter et présenter ce qu’il sait faire. La présentation de soi est un acte professionnel à part entière qui doit être construit le plus soigneusement possible. L’intérêt des réseaux est qu’ils sont ouverts et si le candidat s’y prend bien, son réseau transmettra l’information qu’il est prêt à entrer sur le marché de l’emploi et l’informera sur les emplois disponibles. De leur côté, les organisations professionnelles et les agences utilisent leurs propres réseaux pour localiser les « perles rares » qu’elles recherchent pour occuper rapidement un poste vacant. Si le jeune anthropologue a bien actualisé ses contacts et s’est bien connecté au réseau, il y a des chances qu’il puisse être contacté directement.

La carrière de praticien dans le développement international

25 La manière dont les projets et programmes de développement ou d’aide humanitaire sont lancés, financés et mis en œuvre crée des conditions d’emploi qui favorisent les candidats qui sont disponibles pour partir immédiatement, ce qui est particulièrement le cas de nos jeunes diplômés en anthropologie. En effet, quand une ONG s’engage dans un programme, il peut se passer une année avant qu’elle n’obtienne la signature des bailleurs de fonds qui débloquera les financements permettant d’engager l’intervention et de contracter avec les intervenants extérieurs. Pendant cette période d’incertitude, des équipiers initialement pressentis ont abandonné ce projet pour s’engager sur d’autres programmes laissant ainsi des postes non pourvus. Le compte à rebours financier étant déclenché, l’organisation doit maintenant trouver très rapidement de nouveaux équipiers. Le plus souvent, l’urgence interdit de lancer un nouvel appel à candidatures, alors les responsables de l’organisation recherchent dans leur banque de données afin de chercher des candidats qualifiés et disponibles. Les très grandes agences (ONU, Banque mondiale, etc.) ont un nombre limité d’emplois disponibles chaque année ; mais ce sont les candidats insérés dans les bons réseaux, ayant un CV riche en expériences professionnelles et disposant des bons contacts qui auront l’avantage. Pour se lancer, il est plus aisé au jeune diplômé de commencer avec des contrats de courte durée dans les ONG où l’offre demeure relativement importante malgré la crise. Les emplois de courte durée avec des fonctions variées, sur différents terrains, constituent un capital expérimental irremplaçable qui prépare de la meilleure manière à des futurs emplois moins temporaires, mais plus exigeants en expérience.

26 Selon sa mission ou son poste, l’anthropologue praticien peut occuper différentes fonctions et jouer différents rôles. Il doit savoir faire preuve de flexibilité pour exercer simultanément des fonctions de chercheur, de médiateur, de communicateur, d’ethnographe, de négociateur et d’informateur pour l’organisation qui l’emploie autant que pour la population bénéficiaire de l’intervention. En début de carrière, l’anthropologue praticien apprend des différents postes qu’il occupe et des fonctions variées qu’il exerce. Toute nouvelle expérience est une occasion de développer de nouveaux savoir‑faire et de nouvelles aptitudes dans différentes sortes de projets et d’organisations. L’important est de « rester dans la course », c’est‑à‑dire continuer à apprendre, à développer ses compétences et affiner ses savoir‑faire, mais surtout, à rester visible aux yeux des autres et donc présent et actif dans les réseaux professionnels. S’il veille à capitaliser ses contacts et à garder des liens avec ses collègues, il maintiendra un réseau de contacts professionnels très efficace. Avec le

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temps, on lui confiera des fonctions de médiation et de coordination et, en fin de carrière, il occupera des fonctions de responsabilité : direction de projet ou de conception de programme.

27 La profession de praticien est dynamique et en constante évolution et les possibilités de carrière qui s’offrent aux anthropologues appliqués découlent de leur capacité d’adaptation professionnelle à des fonctions différentes dans des conditions d’employabilité fluctuantes. Mais ce qui donne leur cohérence aux différentes fonctions que peut exercer le praticien, c’est leur commune capacité à résoudre de manière créative et innovante les problèmes de compréhension des situations sociales, humaines, organisationnelles ou institutionnelles locales que pose l’intervention aux acteurs du développement international. S’engager dans la lutte contre la pauvreté, la maladie ou l’inégalité d’accès aux droits fondamentaux dans des pays très pauvres est peut‑être un des projets les plus signifiants et passionnants de notre temps. Mais c’est aussi un projet politiquement ambigu et dont les résultats sont lourds d’implications pour chacun d’entre nous. Si les anthropologues croient en ce qu’ils font, alors l’anthropologie appliquée aura un rôle crucial à jouer. La formation professionnelle en anthropologie appliquée aux métiers du développement durable que nous délivrons à Aix‑en‑Provence est une manière parmi d’autres d’investir ce rôle.

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NOTES

1. Depuis plus de 20 ans, le Journal des anthropologues a consacré plusieurs numéros à ces questions : 1985 n°20 « Recherche et/ou développement » ; 1989 n°35 « L’ethnologie sous contrat » ; 1991 n°42 « Quelles formations à l’anthropologie ? » ; 2007 n°108-109 « Anthropologues à durée déterminée », sans que cela débouche sur un quelconque changement institutionnel. 2. Table ronde organisée par Sophie Chevalier le 13 février 2007, en ligne : http:// assisesethno.org/spip.php?article42 3. Avec John Beattie en Angleterre et Georges Balandier en France. 4. Soulignons la notable exception de l’Association pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) : http://www.association-apad.org 5. En particulier l’école française d’anthropologie du développement fondée au début des années 90 par Jean-Pierre Olivier de Sardan à Marseille à partir du réseau de l’Association pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) et de la revue en ligne sur Revue.org : Bulletin de l’APAD. 6. La notion de praticien recouvre grosso modo les mêmes distinctions qu’en médecine. Le « praticien » en anthropologie est un généraliste, capable d’exercer ses connaissances dans un grand nombre de situations appliquées où il est appelé à utiliser ses connaissances pour résoudre des problèmes, traduire un point de vue ou expliquer une situation, tandis que le chercheur/ enseignant est un « spécialiste » de quelques thèmes de recherche et/ou d’une aire culturelle sur laquelle il produit des connaissances fondamentales. 7. Une discipline est une manière scientifique de concevoir la réalité du monde et de le rendre intelligible, fondée sur des principes épistémologiques et une exigence de cohérence conceptuelle et de correspondance entre les formulations et les faits culturels observés. 8. Ce master sélectionne au niveau national et international entre 15 et 25 étudiants par an en première année. Les autres masters professionnels en anthropologie sont axés sur le secteur

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aujourd’hui saturé des métiers de la culture et du patrimoine. En 2006, Michel Rautenberg recensait une centaine de formations sur les métiers de la culture et du patrimoine en France, dont une proportion importante de masters (ibid., note 19). 9. Il est rare que dans l’intitulé d’une offre d’emploi apparaisse la mention « anthropologue ». Le plus souvent, c’est la mention « spécialiste en sciences sociales » qui apparaîtra. 10. National Association for the Practice of Anthropology (NAPA) est une section de l’American Anthropological Association (AAA) aux USA. En Angleterre, il y a The European Inter‑University Development Opportunities Study-Group (EIDOS) et en France, l'Association pour l’anthropologie du développement (APAD). 11. C’est‑à‑dire acceptables durablement et transmissibles aux générations futures par les populations ou les catégories sociales bénéficiaires. 12. Comme en médecine, en chimie ou en physique, on pourrait imaginer un partage de l’activité professionnelle en anthropologie entre « praticiens » ou « généralistes » d’un côté et « chercheurs » ou « spécialistes » de l’autre. 13. Je remercie ici très sincèrement Marilou Mathieu pour la qualité de ses suggestions et propositions de perfectionnement des contenus qui ont émaillé nos discussions pédagogiques depuis la fondation du master professionnel AMDD. 14. Des méthodes de diagnostic ou d’intervention, des procédures de négociation de projet, des modes de gestion des équipements, etc. 15. À savoir, le type d’institution employeuse, le secteur d’intervention, le niveau d’instrumentation de la discipline, la fonction exercée et la localisation de l’intervention. 16. Celui‑ci comprend une lettre de motivation et d’intention (deux à trois pages), une liste de personnes références, un résumé de carrière (cursus et expérience de stage) d’une page ou deux, une liste de publications, de postes et fonctions occupés.

RÉSUMÉS

Après avoir décrit les divers problèmes que rencontre l’enseignement de l’anthropologie appliquée en France, ce papier analyse le dispositif de formation des praticiens en anthropologie appliquée au développement du master professionnel d’anthropologie mis en place à l’université de Provence en 2005. Il montre comment, en l’absence de modèle pédagogique sur lequel s’appuyer, le cursus a été construit en fonction des critiques et des attentes formulées par les professionnels du développement international. Par ailleurs, l’élaboration de ce cursus professionnel a exigé de conduire une réflexion approfondie sur les conditions épistémologiques de l’application anthropologique. Cette réflexion est un processus intellectuel ininterrompu au sein du noyau dur de l’équipe pédagogique. La principale différence de ce cursus professionnel avec un cursus de recherche tient à la fois, à l’engagement exigé des étudiants, à l’autonomie importante qui leur est laissée dans la gestion d’un temps d’études très resserré et, enfin, à l’importance accordée dans le cursus à l’évaluation des savoir-faire et des savoir-être professionnels acquis dans le cadre d’un stage d’un semestre outre-mer.

After a brief discussion of the different problems that the teaching of applied anthropology encounters in France, this paper describes and analyses the training programme for practitioners of anthropology as applied to development provided in a Masters degree in Anthropology that was introduced at the University of Provence in 2005. It shows how, in the absence of any

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benchmark on which to rely, the degree course has been constructed around the critiques and needs of international development professionals. The development of this professional degree course has required a sustained reflection on the epistemological conditions of an application of anthropology. This reflection is an on-going intellectual process within the core of the teaching team. The major difference between this professional training course and a research training course lies in the commitment required of students, the considerable degree of autonomy they are given in managing the extremely restricted time they have available for study, and, finally, the importance attached in the degree course to the evaluation of professional expertise and experience acquired during a one-semester work placement overseas.

INDEX

Mots-clés : anthropologie appliquée, anthropologie praticienne, anthropologie du développement, master professionnel, stage, savoir-faire Keywords : applied anthropology, practitioner anthropology, development anthropology, Masters degree, work placement, expertise

AUTEUR

JACKY BOUJU CEMAf (UMR 8171 CNRS–Université de Provence). MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge – B.P. 647 – 13094 Aix-en-Provence cedex 2 [email protected]

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Le développement et la mondialisation dans les sciences sociales françaises Une chance ou un nouveau ghetto pour l’anthropologie ? Development and Globalisation in French Social Sciences: An Opportunity or a New Ghetto for Anthropology?

Jean Copans

1 L’absence de valorisation de tout débouché non-académique hors de la recherche, font qu’aujourd’hui en France l’ethnologue et l’anthropologue renvoient métaphoriquement à la juxtaposition de deux images d’Épinal intimement superposées : celle d’un chercheur solitaire sur son terrain au milieu de la brousse ou de la forêt « vierge » d’une part ou celle au contraire d’un inconnu perdu au sein de bidonvilles gigantesques, de camps de transit ou de réfugiés d’autre part. Les « publicités » disciplinaires mises en avant à l’occasion du centenaire puis du décès de Lévi-Strauss ne font la part belle qu’à la première image1. Dans le journal Le Monde les critiques valorisent les conceptions philosophiques, littéraires, voyageuses et héroïques de la discipline2. E. Terray a noté cette évolution de son côté dans un texte récent mais conclut tristement à la fatalité des choses (2010). Plus sérieusement J.-L. Amselle (2010 : 14-15) et A. Bensa (op. cit. : 1824, 32) remarquent chacun de leur côté, et dans le cadre d’argumentaires différents, que ce retour de l’exotisme (un faux exotisme de plus au vu de la globalisation universelle qui assaille nos terrains !) est en train de déconsidérer gravement la discipline. J’ai essayé de contribuer moimême à ce combat anti-exotique dès le début de ma carrière d’anthropologue sous la forme d’écriture de manuels et d’ouvrages, de notices encyclopédiques ou de textes de popularisation disciplinaire (1971, 1993, 2010a, 2010c, 2011a). Mais même les revues chargées de vulgariser les sciences sociales ne critiquent plus ce genre d’ouvrages préférant valoriser des approches plus exotiques et n’évoquent que rarement des orientations divergentes.

2 L’une des contraintes mise en lumière (mais également critiquée) depuis longtemps en anthropologie, provient du découpage de son univers en aires culturelles ou en champs

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très généraux et des liens intrinsèques très profonds qui articulent telle aire culturelle avec telle panoplie particulière de thématiques et de réflexions conceptuelles ou inversement. Ainsi la parenté tenait initialement aux terrains de l’Océanie ou des Amériques alors que le politique ou même l’économique semblaient plutôt s’enraciner dans des terrains africains (Fardon, 1990). Les débats internationaux entre anthropologues sont par conséquent autant des débats entre spécialistes d’aires culturelles différentes, mais plutôt au second degré et pas dans tous les cas, que des confrontations entre conceptions analytiques différentes. En effet la spécialisation en matière d’aire culturelle renvoie à une histoire complexe, faite de traditions intellectuelles nationales, de l’existence d’expériences coloniales ou non, de modes institutionnelles et universitaires spécifiques. L’oubli ou l’abandon des grandes théories macroexplicatives il y a une vingtaine d’années fut peut-être une bonne chose pour le décloisonnement des genres analytiques mais le recours réflexe et traditionnel au comparatisme, du moins à l’échelle internationale des aires culturelles, en fut grandement affecté.

3 Cette disparition des « grands récits » anthropologiques des années 1950-1980 (pour citer une expression de la philosophie postmoderne) a en tout cas joué un rôle certain dans la stagnation pédagogique de l’ethnologie et de l’anthropologie depuis une quinzaine d’années, dans la mesure où les symboles d’un consensus disciplinaire fort d’une part3 et ceux d’une hiérarchie de champs clairement identifiés de l’autre se sont effilochés progressivement sans susciter apparemment de réaction ou de proposition alternative notable.

4 Une question fondamentale se pose par conséquent aujourd’hui : l’anthropologie peut- elle se ressourcer ou du moins retrouver un semblant de lieu(x) commun(s) qui ne soit pas un simple couper-coller, pour parler en langage à la mode, des multiples isolats dispersés au cours de la dernière génération ? Nous nous efforcerons dans ce texte d’esquisser une double réponse positive, pratique et thématique, qui pourrait contribuer à enclencher un tel mouvement qui ne peut être que commun et collectif sur la longue durée d’une génération. Nous pensons tout d’abord que cette démarche tient à l’image et au contenu pédagogique de l’enseignement de la discipline, indépendamment des réverbérations des idéologies dominantes évoquées plus haut. Elle est également définie par sa façon de mettre en exergue une dynamique analytique et programmatique qui contribue à cette recomposition et à ce recentrage. Nous pensons que l’anthropologie du développement et de l’humanitaire telle qu’elle est actuellement conduite en France, mais aussi dans les pays anglo-saxons, depuis une quinzaine d’années peut constituer la configuration opérationnelle d’une telle orientation. Cette dernière possède en plus le mérite de mettre en question la conception française des débouchés professionnels de nos disciplines, conception qui handicape gravement toute solution concrète à ce qui peut apparaître comme un problème plutôt épistémologique ou au contraire de simple cursus universitaire4.

5 Notre démonstration procédera en deux temps. Après avoir abordé les contradictions internes de l’enseignement de ces disciplines à l’aube du XXIe siècle nous nous pencherons sur les images de soi fabriquées d’abord aux frontières mitoyennes de l’anthropologie (en sociologie notamment qui lui impose de fait une identité exotisante) puis en son sein-même. Dans une seconde partie nous rappellerons les raisons qui ont conforté l’anthropologie au détriment de la sociologie dans l’étude du développement au cours des années 1990 tout en confrontant cette dernière aux effets

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anthropologiques de la mondialisation. Un tel cheminement nous permettra de démontrer ensuite en quoi cette dynamique implique par définition un retour actualisé aux sources de la discipline et d’en conclure que la configuration qui tient ensemble les terrains et les objets de cette anthropologie explicite à l’évidence les éléments fondamentaux qui constituent sa manière de repérer, d’observer et d’expliquer toutes les sociétés. Un tel cadre constituerait à coup sûr, selon nous, un puissant aiguillon pédagogique en vue de repositionner la tradition de l’anthropologie sociale du contemporain et de l’actuel au cœur de son projet disciplinaire.

Crises de l’anthropologie ou crise de l’enseignement de la discipline ?

L’anthropologie se reconnait-elle encore dans le miroir des amphis ?

6 L’enseignement de l’anthropologie et de l’ethnologie est une affaire bien trop sérieuse, aux ramifications trop décisives pour l’avenir de la discipline, pour la laisser entre les mains des seuls chercheurs ! Or si la formation à la recherche de terrain est depuis longtemps assurée de plus en plus par ces derniers au niveau des masters, ce qui est un excellente chose, la mise en perspective des multiples patrimoines et des dynamiques centrales des disciplines laisse à désirer au niveau des licences (et même parfois des masters !) Par exemple peut-on se contenter de parler des Nuer et des Dinka « classiques » des années 1930-50 alors que le SudSoudan est devenu indépendant et que la bibliographie postérieure à cette période est très conséquente, actualisée et critique ? Les nombreuses déconstructions du patrimoine ethnographique dogon sont- elles bien intégrées comme il faut dans les cursus de licence ? Comment parler de l’anthropologie sans évoquer les apports mais aussi les dérives (!), des anthropologies sud-africaines depuis un siècle ? Pourquoi faut-il un sociologue de l’éducation espagnol pour commencer à mettre à plat les illusionnismes de l’ethnologie algérienne de P. Bourdieu (MartinCriado, 2008) ?

7 Bref l’anthropologie française retrouvera sa conscience de soi (Copans, 2007a) lorsque les patrimoines aussi bien anciens que mondiaux de la discipline seront intégrés dès la licence et de manière plus systématiquement réflexive à partir du master. Bien entendu de nombreux collègues enseignent déjà ainsi et je ne porte aucun jugement de fond sur l’ensemble d’entre eux puisque la situation à l’échelle nationale reste très mal connue, aggravée qu’elle est par les réformes actuelles. L’anthropologie est pourtant bien une science sociale du XXIe siècle, chargée de plus d’un siècle d’histoire conceptuelle et pratique. Il n’est plus possible de s’en remettre aux bonnes volontés, plus ou moins cultivées, plus ou moins efficaces, plus ou moins dispersées et connues, des uns et des autres. Il n’est plus possible de s’en remettre à une vulgate sommaire et dépassée qui ne suffit nullement à conforter la portée des engagements doctoraux.

8 Certes le métier des chercheurs ne consiste pas à transmettre la culture véritablement mondiale de la discipline et ce que Marcel Mauss pouvait assurer au cours du premier quart du XXe siècle n’est plus possible aujourd’hui pour un chercheur isolé. Mais comment faire lorsque l’anthropologie est devenue anthropologie‑monde ou sans frontières (Ribeiro & Escobar, 2006 ; Copans, 2000, 2008, 2009b, 2011c) ? Comment faire pour rappeler à tout instant que l’image première du comparatisme universel des cultures dites primitives ou traditionnelles doit être complètement refondée et ce de

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deux manières ?5 D’abord en resituant l’ensemble de ce patrimoine dans une perspective globale et critique et ensuite en l’actualisant sans cesse de manière transversale et internationale. Apprendre l’anthropologie comme une affaire française, illustrée de quelques importations essentiellement anglo-saxonnes, souvent anciennes, n’a plus aucun sens. Le décentrement que la discipline a inscrit dans son code génétique semble oublié dès qu’on l’enseigne. Pourtant ce dernier est valorisé au plan méthodologique et réflexif et la littérature française de cette dernière décennie est d’excellente tenue sur ce point. Mais paradoxalement au niveau du contenu, des sous- disciplines, des thèmes, des objets ce n’est absolument pas le cas. Malheureusemnt nous ne disposons même pas de publications comme Annual Review of Anthropology, Current Anthropology ou encore Reviews in Anthropology qui pourraient nous aider à surmonter ce handicap6. Alors que faire et comment ? Par où commencer pour renverser cette tendance inquiétante ?

9 Notons d’abord qu’un constat plus ou moins consensuel s’accorde sur les quelques caractéristiques sociologiques sousjacentes à cet état de fait : la diversité des modèles institutionnels en matière pédagogique (grands établissements, départements universitaires classiques, options décoratives ou techniques dans des formations professionnalisantes, enseignants non-ethnologues divulguant leur conception de la discipline, etc.) et l’étroitesse des profils professionnels (pas d’autres débouchés officiellement valorisés que ceux de l’enseignement et de la recherche à quelques exceptions près)7. Les images de la discipline, soidisant clivée entre deux démarches, ethnologie et anthropologie8, spécialisée en matière de « culture traditionnelle » authentique, « réinventée », plutôt exotique et surtout ne nécessitant pas de formation académique particulière (voir le poids de l’argument du « génie » personnel et des itinéraires universitaires hors-normes dans les inscriptions doctorales depuis plus de 30 ans) sont tout à fait ringardes.

L’assignation à résidence exotique de l’anthropologie

10 Une espèce de division insidieuse des objets sociétaux et des terrains est en train de recomposer le champ de toutes les sciences sociales en France : à la sociologie le monde sociétal et social hexagonal, aux sciences politiques (et aux sciences économiques empiriques lorsqu’elles existent) le monde « extérieur », international et mondial et enfin à l’ethnologie et à l’anthropologie un recentrement de fait sur l’altérité exotique, penchant dont on l’a toujours affublée et sur lequel elle a préféré se taire. En effet les sciences sociales françaises (et peut-être plus largement européennes et occidentales) sont de plus en plus orientées vers l’élucidation des « questions » ou des « problèmes » sociaux, locaux et nationaux9. Pour aller vite (et bien sûr de manière très schématique) la sociologie française est ainsi devenue de façon manifeste une science sociale presque exclusivement centrée sur les terrains français. Lors du 1er Congrès de l’Association française de sociologie en 2004, sur 1 056 communications, seules 15% étaient consacrées à un terrain extra-français et encore la moitié de ces dernières étaient présentées par des natifs des pays en question, c’est dire le peu d’intérêt des sociologues français pour le reste du monde !10

11 Un second exemple, tout aussi significatif et des plus récents, est celui d’un excellent manuel de sociologie paru il y a environ un an (Singly et al, 2010) où seuls deux auteurs

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sur 25 ont une expérience du Sud et où seul un des 22 chapitres expose un terrain non- français.

Quelles images de soi ?

12 Du coup seule l’anthropologie semblerait avoir pour vocation de regarder l’Ailleurs (et pas seulement l’Autre). Mais là aussi nous ne sommes pas à l’abri d’une mauvaise surprise : l’Ailleurs est en effet le plus souvent celui de l’Autre « traditionnel », premier comme on dirait au musée du Quai Branly. C’est en tout cas ce dernier qui semble définir à nouveau l’objet préférentiel de la discipline. Entre l’hexagone des uns et l’exotisme (obligé ?) des autres le fossé est devenu immense et l’anthropologue formé à l’époque des décolonisations et du changement social, comme l’auteur de ces lignes, peut légitimement s’interroger sur la nature des terrains considérés comme les objets « naturels » de l’ethnologie et de l’anthropologie d’aujourd’hui. Pour redonner du lustre au blason social et même culturel de l’anthropologie il faudrait fournir à cette dernière un levier qui lui permette à la fois une plus grande visibilité et nécessité scientifique et une position qui ne la réduisent plus à un nouvel exotisme de circonstance. L’anthropologie est une science sociale autant attachée que la sociologie à la modernité la plus inédite et la plus imprévue : nous l’avons même qualifiée récemment de science sociale de la modernité subreptice, celle qu’on n’attend pas car elle ne s’annonce jamais puisqu’elle est déjà là, face à nous11.

13 Ce repositionnement positif, aussi bien intellectuel que pratique, de la discipline anthropologique et ethnologique ne peut que passer par l’enseignement et l’initiation introductive. Il n’existe plus aujourd’hui de culture générale commune, collective et même corporatiste, diraient certains en utilisant ce terme de manière négative, comme il en a existé une jusque dans les années 1980. La nécessité intellectuelle mais aussi historique, bibliographique et pratique de ce retour aux sources est indiscutable12. Les traditions, les habitudes de l’ethnologie et de l’anthropologie ne sont plus prises au sérieux et tout le monde se met à réinventer de manière naïve, voir carrément inculte, le patrimoine de la discipline en ignorant largement les acquis anglo-américains et plus largement mondiaux13. L’anthropologie reste un métier mais elle n’est pas parvenue en France à devenir une profession, il n’y a qu’à voir les difficultés pour faire vivre l’Association française des anthropologues, qui publie cette revue. Je pense à titre personnel que la dispersion de la discipline dans les organigrammes universitaires, la disparition de cursus honorables pour cause d’effectifs peut-être plus faibles14, sa transformation en simple technique de collecte de matériaux pour les autres sciences sociales ou comme philosophie de l’Autre dans les formations professionnelles de la culture, du social ou encore du tourisme et de la muséologie lui font perdre toute son autonomie programmatique et surtout méthodologique. Tout le monde prétend faire du terrain sans réfléchir aux particularités indiscutables et spécifiques (ce qui ne veut pas dire supérieures bien entendu !) de la manière ethnologique de le faire (longue durée, interface intime aux plans linguistique et social, réflexivité systématique sur les effets et finalités de l’enquête, etc.)

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L’hypothèse d’une anthropologie monde du monde du développement

14 Mais mon plaidoyer pro domo doit être réaliste : quel contenu devrait promouvoir cette anthropologie pour faire la différence de manière indiscutable ? Un contenu véritablement autonome et renfermé sur lui-même ? Un contenu ressemblant à celui de la sociologie autour de macrothématiques communes : parenté et famille, urbanisations périphériques et centrales, cultures de l’oralité et de l’écriture (éducation), les pratiques de santé, les formes typiques et atypiques du travail ? Un enseignement optionnel obligatoire, mais alors du coup sous quelle dénomination faudrait-il intituler cette option ?

15 Nous allons formuler ici une hypothèse qui est parfois devenue une réalité dans certaines formations supérieures : celle d’une anthropologie sociale du développement et de la mondialisation qui serve en quelque sorte de cheval de Troie à la discipline. Il nous semble en effet que « l’entrée » développement, telle qu’elle est réellement conçue et pratiquée par les meilleurs chercheurs de la discipline dans l’ensemble du monde occidental depuis une dizaine d’années, offre l’exemple probant et indiscutable des avancées les plus réfléchies de l’anthropologie et de l’ethnologie en général et de la plupart de ses spécialisations sousdisciplinaires, indépendamment du développement lui- même. En fait le phénomène du développement et de l’humanitaire en soi ne présente plus aucun intérêt, comme le confirmeraient facilement les chercheurs concernés. Que ce soit en matière d’interventions humanitaires, de mondialisation économique et migratoire, de gestion politique et sociale des sociétés, des pratiques de santé, d’éducation, d’urbanisation, de renouvellement des formes sociales et familiales au travers des migrations, des recompositions d’âge et de genre, des modes de mise au travail et de chômage, toutes thématiques dites de développement, la dynamique des recherches, conduites très largement sur les terrains classiques, jadis considérés comme « exotiques », coloniaux et postcoloniaux, propose des apports incontournables à toutes les sciences sociales.

16 Nos disciplines n’ont pas pu véritablement démontrer leur compétence sur les terrains hexagonaux sinon à la marge (à tous les sens du terme !) Mais il convient de rappeler avec force qu’il ne peut y avoir de science sociale valable que totalisante et comparative (et cela vaut évidemment réciproquement pour l’anthropologie qui l’est sans doute plus naturellement). En réintroduisant la thématique du développement, et par conséquent sans équivoque, celle de la dynamique de la modernité, fondement de la tradition disciplinaire elle-même quoi qu’on en pense, dans le concert des sciences sociales, on oblige la sociologie française voire européenne à reconsidérer ses attitudes nombrilistes. Par le biais opportuniste, et peut-être conjoncturel, de l’anthropologie du développement on réintroduit une anthropologie concrète et empirique des liens entre le Nord et le Sud et on oblige ainsi la sociologie à reconnaître son déficit en matière de science sociale des autres modernités, de la mondialisation et de ces mêmes rapports Nord-Sud, ce qui pourrait d’ailleurs la conduire à reconsidérer drastiquement son désintérêt sinon son dédain à l’égard de nos disciplines.

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60 ans d’anthropologie du développement : les leçons d’un recentrage

De la sociologie à l’anthropologie : un aller sans retour ?

17 Plusieurs textes récents permettent de se faire une idée bien informée et moins sommaire de l’invention de la sociologie du développement depuis les années 1950 avec G. Balandier (1951, 1971) puis de son élargissement à l’anthropologie dans les années 1970 (les élèves de Balandier) puis à sa recomposition thématique et méthodologique au tournant des années 198015. Certes Yves Goussault, enseignant de l’IEDES, avait intitulé le fameux numéro de Revue Tiers Monde de 1982, l’une des premières publications symboliques de cette reconsidération, « Sociologie du développement ! » et son panorama publié en 1987 évoquait le passage de la socio-économie à la sociologie (Goussault, 1987). Mais plus tard avec A. Guichaoua ce sont les sciences sociales du développement en général qu’il passe en revue (Guichaoua & Goussault, 1993) et le chapitre 6, qui leur est explicitement consacré, s’intitule curieusement « La situation particulière de la sociologie et de l’ethnologie ». Les auteurs y notent que la sociologie est en quête d’identité et que l’ethnologie concernée par le développement est constituée de deux traditions, d’une part celle de l’anthropologie économique marxiste (française) et de l’autre celle de l’anthropologie anglo-saxonne du développement mais ni J.-F. Baré ni J.-P. Olivier de Sardan, introducteurs et vulgarisateurs de cette dernière en France, ne sont mentionnés. De son côté P.‑P. Rey met en lumière dans son état des lieux l’anthropologie marxiste mais passe sous silence les spécialisations en matière d’étude du développement (1993).

18 La dénomination des orientations disciplinaires a son importance et le milieu des années 1990 semble marquer un renversement. Jean-Pierre Olivier de Sardan intitule son ouvrage de 1995 (qui reprend un certain nombre de textes parus les années précédentes) Anthropologie et développement. Essai en socioanthropologie du changement social16, et depuis cette date, qui a également vu la parution du recueil collectif dirigé par J.‑F. Baré, Les applications de l’anthropologie, où sont publiés deux textes sur le développement (Albert, 1995 ; Baré, 1995b), c’est cette discipline qui incarne le plus activement les sciences sociales du développement ; la sociologie semble lui avoir cédé le pas et disparu des intitulés éditoriaux. L’ouvrage dirigé par L. AtlaniDuault et L. Vidal (2009) s’impose alors, quinze ans après, comme une synthèse évidente (même si la moitié des chapitres a été rédigée par des chercheurs étrangers) d’autant que l’humanitaire, initialement un terrain des politologues, est aussi pris en charge par les anthropologues ce qui élargit la définition classique du développement17.

19 Ainsi la vie disciplinaire commune entre les deux disciplines a disparu aujourd’hui et le champ du développement au sein des sciences sociales s’identifie très clairement en France à celui de l’anthropologie. Il ne s’agit pas d’un divorce mais de la conséquence naturelle des nombreuses recompositions que l’évolution des formes du développement a imposé à tous ceux qui l’étudiaient. L’anthropologie des pratiques sociales et organisationnelles de tous les acteurs de la sphère du développement autour d’une série de projets ou d’opérations spécifiques n’a plus rien à voir avec la macrosociologie sociétale abstraite et partiellement statistique, des années 1950-1960. Estceàdire que cet objet fondateur n’a plus aucun intérêt scientifique ? Qu’il a été abandonné à d’autres disciplines, comme la géographie ou même l’économie politique ? Ou alors que la

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mondialisation, dans son extension macroglobale, l’a remplacé ? Pourtant si c’est bien le cas, s’agit-il des mêmes objets ?

Le développement fait-il partie de la mondialisation ?

20 Le succès de la notion de mondialisation, hors des disciplines économiques, a redynamisé la géographie (Carroué, 2002 ; Manzagol, 2003) et contribué à multiplier les courants historiographiques de l’histoire mondiale ou globale (Maurel, 2009). Par contre sa prise en considération par les sciences sociales a été plus contrastée : la sociologie semblait rester sur son quant‑à‑soi, valorisant toujours, en France du moins, la mondialisation comme seulement vue du Nord sans construire véritablement un objet transversal et équitable entre l’ensemble des sociétés mondialisées (voir par exemple Martin et al, 2003). Par contre l’anthropologie, notamment américaine, s’est trouvée à l’aise pour jongler entre le local et le global, embrayant sur les problématiques de l’approche dite multi-site et de la vogue des recherches sur les flux culturels et de populations (Marcus, 1998 ; Gupta & Ferguson, 1997 ; Appadurai, 2001). Cependant ces premières approches ne disent rien sur le champ extrêmement ramifié du développement et notamment sur le développement conçu comme une organisation et un conglomérat d’acteurs des plus divers. La perspective macro qu’a imposée tout naturellement la mondialisation nous oblige pourtant à réexaminer de plus près la question du développement afin d’éviter de tomber dans l’espèce de fuite en avant qui a frappé brutalement les autres sciences sociales désireuses de rester dans le vent (mondial). La question s’était imposée initialement à moi lors de mes réflexions sur le cinquantenaire de la notion de « situation coloniale » élaborée en 1951 par G. Balandier (Copans, 2001a). J’avais d’abord noté la propension des disciplines mitoyennes de la sociologie et de l’ethnologie (histoire, géographie, science politique et économie) à produire une sociologie de pacotille afin de conforter leurs approches sociétales désincarnées aux plans empiriques. Mais j’avais surtout mis en lumière la tendance à oublier, sinon à masquer, les fortes inégalités internationales encore bien vivaces et efficientes entre pays développés, pays émergents (encore peu nombreux en 2000) et surtout pays sous-développés. La « situation coloniale » au sens historique et métaphorique avait, me semblait-il, encore de beaux jours devant elle et la mondialisation ne pouvait d’un coup de baguette magique marchand supprimer les réalités ordinaires encore véhiculées par les notions de développement ainsi que de situation coloniale puis postcoloniale.

21 La mondialisation n’est ni un remake de la période des années 1950-1960, grandeur mondiale (et encore moins des périodes précédentes des grandes découvertes et des conquêtes coloniales), ni une dissolution des logiques développementalistes enracinées dans les dépendances clientélistes actuelles. Selon moi « … la loi du développement social inégal [était] toujours en vigueur et il conviendrait d’en revaloriser l’efficacité » (Copans, 2001a : 52). J’en concluais que « … l’immense majorité de l’humanité vit encore sur le terrain des "situations coloniales" et (qu’) il n’y avait pas de raison d’abandonner une démarche qui fut si productive et qui devrait pouvoir encore rendre de précieux services scientifiques » (ibid.). Les mutations des dynamiques des champs sociaux ne modifient pas pour autant le sens des rapports internationaux et la tradition du regard éloigné et par le bas des sciences sociales doit être conservée même si le nouveau programme de recherche sur le développement consiste maintenant à regarder vers le haut et notamment à partir du Sud afin de redéfinir la problématique de sciences

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sociales toujours trop marquées par ce qu’Ulrich Beck a nommé le nationalisme méthodologique (2006).

22 La prééminence de l’anthropologie sur la sociologie s’explique par plusieurs facteurs assez naturels : l’expérience intime de plus d’un demi-siècle avec les populations bénéficiaires et objets du développement, la fréquentation et les sollicitations constantes des institutions ou ONG en charge de ce dernier et enfin la capacité à s’adapter à la multiplicité grandissante des types de terrains et de problèmes du développement à travers le monde. La sociologie générale classique n’a jamais prétendu occuper l’ensemble de ces terrains empiriques même si certains fondateurs de la sociologie française de l’après‑guerre ont pu y consacrer, tout comme G. Balandier, un moment de leur carrière. Dans le volume de L’Année sociologique, édité par C. Rivière en 1992 et consacré à la sociologie du développement, on trouve des contributions de R. Boudon et A. Touraine. Ce numéro constitue un peu le chant du cygne de cette sociologie tout comme le manuel évoqué précédemment de A. Guichaoua et Y. Goussault, le chapitre des mêmes dans la manuel édité par J.-P. Durand et R. Weil (Goussault et Guichaoua, 1989) et l’article de M. Haubert rédigé en 1990 et publié en 1993. Ce dernier concluait sa présentation en s’interrogeant sur la nature « d’une sociologie sans développement » (1993 : 177-190). Tout en notant un déclin de cette sociologie et l’absence d’influence des grandes orientations sociologiques (à l’exception de celle représentée par Balandier) sur les études du développement, il constatait que les africanistes et les américanistes ne s’intéressaient pas aux mêmes thématiques du développement. Un très récent manuel canadien est pluri-disciplinaire mais les sociologues y semblent plus nombreux que les anthropologues (Beaudet, Schafer & Haslam, 2008).

23 La mondialisation ne remplace pas le développement mais elle induit à l’évidence de nouvelles dynamiques et formes ou programmes de ce développement. Si elle doit devenir un objet des sciences sociales (ce qui peut se discuter au vu des traditions de l’enracinement microsocial des pratiques de terrain de ces dernières) elle doit le devenir à partir des problématiques les plus décisives de l’anthropologie du développement puisqu’il n’existe plus d’alternative disciplinaire de fait à cette dernière.

24 Le développement n’est donc pas du tout un mode de relation sociétale dépassé : au contraire la nouvelle perspective totalisante qui se dégage de tous les travaux de ces dernières années montre que les objectifs de recherche empirique des centres organisationnels du Nord ouvrent un champ immense d’enquête qui aurait d’ailleurs pu et dû être pratiqué, en toute logique théorique, depuis au moins cinquante ans, c’est-à- dire depuis au moins deux générations de chercheurs18. Aujourd’hui l’anthropologie des organisations et des institutions a pignon sur rue en France mais on peut s’interroger sur le fait qu’il semble y avoir peu de recherches significatives qui articulent questions du développement et terrain ethnologique classique vues à la fois du bas mais aussi vues du haut19.

Le retour aux fondamentaux : quels fondamentaux ?

25 Pour reprendre l’expression de l’anthropologue britannique David Lewis, les relations entre l’anthropologie et le développement sont troublées ou difficiles (2005). Les trois positions qu’il dégage de son panorama : celle des anthropologues opposants, des

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anthropologues réticents et des anthropologues collaborateurs sont fondées sur la nature des pratiques professionnelles, des engagements idéologiques et bien entendu des objets étudiés et valorisés par les anthropologues. Mais il est évident ici que le développement n’est que l’une des préoccupations possibles des anthropologues contemporains : ces réflexions ne portent absolument pas sur le projet disciplinaire lui- même ni sur les modalités de son élaboration théorique ou de la construction de ses objets premiers. Pourtant G. Balandier avait considéré dès les années 1950 le développement comme l’un des révélateurs des dialectiques réelles existant entre les dynamiques internes et les dynamiques externes des sociétés initialement en situation coloniale se transformant en sociétés postcoloniales. Ultérieurement il élargira cette perspective à toutes les sociétés20. Le développement est ainsi envisagé comme l’un des éléments majeurs des processus d’historicité de toute société.

26 Toutefois G. Balandier abandonne cette préoccupation thématique au tournant des années 1960 pour se consacrer à une anthropologie plutôt politique. La problématique du développement se tourne alors vers des préoccupations plus concrètes et pragmatiques d’une part et vers des approches anthropologiques globales de l’autre. Ces dernières se concentrent sur l’élucidation des rapports économiques et politiques de toutes les sociétés noncapitalistes21. Malheureusement cette mutation nécessaire a fini par laisser de côté le registre sociétal (pourtant absolument évident pour la démarche de la sociologie actuelle) ce qui a conduit l’anthropologie au cours du quart de siècle suivant à dissoudre les notions de totalité culturelle et sociétale au sein de spécialisations de plus en plus restreintes et à mobiliser des concepts plus régionaux au plan sociologique (voir Terray, 2010).

27 Pour tout un ensemble de traditions anthropologiques (et pas seulement celles que l’on pourrait rattacher à l’anthropologie structurale ou néosymboliste) l’horizon du développement, qui semblait faire partie tout naturellement de tout terrain ethnologique jusque dans les années 197022, s’évanouit subitement à la fois à cause du caractère de plus en plus circonscrit mais aussi transversal des objets de recherche ordinaires et par la constitution de plus en plus visible et opérationnelle d’une anthropologie du développement en tant que telle. Cette dernière a fini par fonder sa propre tradition autonome en réorganisant ses propres thématiques et ses propres méthodologies, confortée de plus par une certaine demande institutionnelle ou politique quasiment absente dans les domaines centraux et classiques de la discipline. Malgré leur séparation de plus en plus marquée avec la sociologie ou avec les autres sciences sociales, l’ethnologie et l’anthropologie du développement se sont transformées en une préoccupation passablement exotique au second degré au sein des dynamiques de plus en plus éclatées des courants centraux de l’ethnologie et de l’anthropologie. Certes l’autonomie reconnue d’un objet disciplinaire est souvent considérée comme le gage d’une meilleure scientificité. Il est néanmoins possible d’évaluer le degré de reconnaissance disciplinaire de cette sous-discipline du « développement » en mesurant la faible place de ce thème dans les doctorats et les qualifications, dans les tables des matières des périodiques scientifiques et bien entendu dans les retombées médiatiques et publiques. L’étude de la modernité mondialisée extrême, du fonctionnement des mégastructures institutionnelles internationales, nationales ou non‑gouvernementales des terrains aux sièges23 implique la prise en compte indispensable de l’ensemble des acteurs (depuis les acteurs professionnels du Sud, animateurs locaux, agents des ONG et enfin des appareils d’État

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jusqu’aux agents insérés dans les structures mêmes du développement) et le traitement des « indigènes » comme des acteurs sociopolitiques actifs à part entière, et non comme de simples bénéficiaires, victimes de l’Occident capitaliste puis mondial.

28 Il ne s’agit pas, encore une fois, de proposer une nouvelle configuration unifiant l’ensemble des réflexions anthropologiques d’ici et d’ailleurs. Loin de là. Il s’agit simplement de proposer une double réintégration aux effets bénéfiques mutuels. En repositionnant l’anthropologie du développement, au sens le plus large du terme24, comme une spécialisation généraliste nécessaire et non secondaire et marginale, l’ethnologie et l’anthropologie proposeraient un sens disciplinaire nouveau face au sentiment inconscient et fantasmé, toujours présent chez la plupart des anthropologues, d’un complexe en matière de relation aux terrains dits exotiques et du Sud. Le rapatriement à la fois volontaire et forcé des terrains en Occident (pression de la demande sociale, baisse des budgets, désordres politiques des terrains du Sud) a remis en cause le rapport, initialement colonial nous en convenons, qui nous liait aux Autres mais qui faisait toutefois de la distance et de la différence un instrument heuristique d’observation. L’exotisme est un vilain défaut mais banaliser les autres dans une mondialisation sans centre ni périphérie est un défaut tout aussi vilain ! L’anthropologie du développement construit simultanément l’Autre comme une nécessité objective du paradigme analytique ainsi que le rapport inégal qui le relie encore à nous de manière plus ou moins dépendante. L’anthropologie du développement construit aujourd’hui ce rapport à la fois là-bas (ce qui se faisait déjà depuis longtemps) mais aussi ici chez nous, en Occident dans les complexes institutionnels de la décision et de la gestion des opérations et des programmes (ce qui se fait encore très peu). Elle se construit également dans l’entre-deux des univers migratoires et des recompositions sociales induites simultanément mais contradictoirement au Nord et au Sud par ces derniers25. En se reconfigurant ainsi l’anthropologie sociale s’offre les moyens d’une monnaie d’échange avec la sociologie et éventuellement la science politique: elle devient une science sociale respectable et « utile » puisqu’elle s’avère apparemment capable d’aborder la globalité sociale au plan empirique n’importe où au sein de la totalité mondiale et pas seulement aux marges de l’exotisme ou de la crise.

Conclusions très provisoires et utopiques : le fil rouge du développement traverse tous les terrains d’une anthropologiemonde ou sans frontières

29 Ce texte n’a qu’une portée pragmatique et probablement polémique. Nous ne proposons aucune théorie globale nouvelle et inédite et encore moins un programme de travail précis. Par le hasard des affectations et des enseignements nous en sommes venus à nous replonger de manière plus conséquente il y a une dizaine d’années dans les sciences sociales du développement et nous nous sommes rendus compte très rapidement qu’une nouvelle configuration, proprement anthropologique, de ce domaine prenait forme en France ainsi que dans le monde anglo-saxon. Cette thématique à l’origine pluridisciplinaire s’était transformée en une sous-discipline produisant des normes analytiques, méthodologiques et déontologiques tout à fait cohérentes26. Son objet central désigne plus l’État, les appareils d’État, les appareils institutionnels internationaux ou mondiaux et moins les seules populations bénéficiaires, ce qui permettrait d’envisager la mondialisation galopante à partir d’une

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perspective tout à fait empirique et non plus idéologique comme l’avaient proposé jadis les tiers-mondistes ou le proposent encore aujourd’hui les altermondialistes27. D’autant que l’expérience accumulée dans la construction de ses différents objets depuis un demi-siècle ainsi que les nouveaux débats parallèles sur la nature irrémédiablement mondiale tant des réflexions que des terrains, de plus en plus croisés et partagés entre le Nord et le Sud, transformait cette anthropologie du développement en une véritable caisse de résonnance de la mondialité en actes.

30 Il faut rappeler que l’anthropologie du développement est simultanément une sousspécialisation disciplinaire et une entrée spécifique à tous les champs classiques de l’anthropologie (parenté économie, politique, religion, etc.). Cette anthropologie s’est tout simplement adaptée aux mutations spontanées ou contraintes de l’ensemble sociétal et des catégories ou cultures lui correspondant. Certes elle a rarement participé aux débats spécialisés au sein de chacun de ces domaines ce qui confortait en quelque sorte son statut d’extraterritorialité. Mais sa sensibilité pratique aux politiques sociales, aux représentations du changement et à la culture de l’opinion publique lui permettent plus que jamais d’expérimenter ses perspectives macro et micro- interactionnistes ou organisationnelles. L’anthropologie du développement du XXIe siècle est par définition plurithématique puisque son objet est de plus l’étude des modes de construction du social par tous les agents présents dans le secteur qualifié de développement et non pas par les seuls témoins patentés politiquement ou programmatiquement.

31 La perspective française en matière de développement, était largement africaniste, à la différence de celle des Américains ou des Britanniques (Copans, 2011d). Le contexte actuel voit la dissolution de ces préférences anciennes et l’aire (mondiale ou internationale) du développement, notamment en France, semble beaucoup moins définie par une aire culturelle spécifique. Il me semble que l’on parle beaucoup plus facilement comparatisme international, mondialisation différentielle des changements sociaux, implications expertes et collaborations pratiques entre chercheurs des pays développés et chercheurs des pays « en voie de développement » ou émergents dans le champ de cette « nouvelle » anthropologie du développement et de l’humanitaire. Il n’est plus possible, me semble-t-il, de conduire une bonne anthropologie du développement aujourd’hui sans maîtriser un minimum de culture générale en anthropologie, une culture générale qui porte autant sur la variété des terrains (pays, programmes et politiques de développement) que sur la diversité des inspirations théoriques et méthodologiques disponibles, inspirations aux traditions nationales multiples où les interpellations originaires du Sud tiennent une place de plus en plus reconnue.

32 En préface au recueil dirigé par L. Atlani-Duault et L. Vidal j’avais écrit il y a plus de deux ans : « Cette anthropologie, transversale par nécessité, politique, au bon sens du terme, par vocation donne finalement l’exemple de la préoccupation totalisatrice28 – qui est celle de la discipline depuis ses origines – au tournant du XXe siècle » (Copans, 2009a : 15). Ces réflexions impliquaient à l’évidence, mais en pointillé, un rappel pédagogique quant à la nature du bagage des formations disciplinaires.

33 En conclusion de ce texte-ci ces considérations académiques et abstraites devraient prendre une forme plus pratique et concrète. L’anthropologie du développement ne possède aucun avantage comparatif absolu sur les autres thématiques anthropologiques, cela ne souffre aucune discussion. Mais il est tout aussi évident que

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cette anthropologie possède, en cette conjoncture de XXIe siècle commençant, une dynamique qui lui permet de démontrer quelques points forts des anciennes comme des nouvelles traditions disciplinaires : une préoccupation thématique tous azimuts, une perspective politique aussi engagée qu’à l’époque coloniale ou immédiatement postcoloniale, une réflexivité globalisante sans exclusive qui porte également sur les implications « autochtones » ou « indigènes » des analyses produites.

34 Il ne s’agit nullement de proposer une conversion unilatérale et exclusive des anthropologues à l’étude du développement, bien au contraire. Il s’agit de rappeler que l’anthropologie est une science sociale globale, capable par nature de relier les sommets les plus hiérarchiques de la mondialisation aux périphéries les plus marginales, reculées et localisées et que cette gymnastique du grand écart est ce qui fait à la fois son originalité et sa force. C’est à cette seule condition de définition disciplinaire que la fréquentation de l’anthropologie du développement prend son sens.

35 La reconnaissance de la mondialité de l’anthropologie a fait son chemin : les privilèges des anthropologies du Nord devraient disparaître en toute logique y compris pour les chercheurs du Sud qui trouvent pourtant moral de condamner l’ethnologisme traditionnel et « néocolonial » à partir des bastions du Nord où ils ont trouvé refuge (Copans, 2008). La meilleure façon de sensibiliser « les amis de l’anthropologie » (étudiants comme enseignants ou professionnels) en faveur d’un retour à une anthropologie totalisante et comparatiste consiste à organiser un (petit) détour obligatoire et systématique en anthropologie du développement dès les licences, et même si possible dès la première année de ce premier cycle, tout en assurant quelques piqûres de rappel en master.

36 Cette conclusion a peut-être été complexe à construire, présomptueuse à proposer mais ce qui est certain c’est qu’elle sera encore plus difficile à mettre en œuvre car comme le savent très bien les anthropologues, ultraminoritaires, du développement, le développement c’est surtout pour les Autres, les pauvres en anthropologie ! Mais justement l’anthropologie a pour destin le vaste monde des Autres et aujourd’hui s’y ajoute de manière réflexive le vaste monde des Autres anthropologies. Le monde occidental des sciences sociales d’aujourd’hui s’est trop facilement rabattu sur les sociétés-réseaux des antennes-relais et autres mobiles égocentrés et s’en contente de manière narcissique.

37 Un dernier exemple pour que les choses soient bien claires. Les mouvements locaux, nationaux, internationaux et mondiaux des populations et organisations indigènes, la revendication indigène (ou autochtone) en tant que telle fait aujourd’hui partie intégrante du programme de l’anthropologie. Cette entrée des populations classées jadis comme primitives dans la rubrique des mouvements sociaux, politiques et même altermondialistes confirme évidemment leur historicité dynamique originelle. Mais ce faisant l’anthropologie élargit d’un même mouvement son champ d’observation : les réactions aux oppressions locales est également une réalité des sociétés politiques du centre qui font le pont avec les premières par le biais des organisations de soutien (du genre Survival International), des organisations internationales (qui s’occupent du développement comme la Banque mondiale ou l’Organisation internationale du travail) mais aussi des mouvements altermondialistes et écologistes. Nous savions que la mondialisation était tapie depuis longtemps au sein des opérations du développement mais il va de soi que l’altermondialisme en fait également partie. Ce retour vers le « centre » par le biais des mouvements sociaux et contestataires, qu’il soient

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« traditionnels » ou hypermodernes, permet aux positions critiques et alternatives (présentes dès les origines dans la problématique du développement ne l’oublions pas) de se ressourcer tant au niveau des informations que des propositions29. L’anthropologie n’a jamais eu peur d’aller au-delà du périphérique hexagonal et national. Le développement lui en fournit à nouveau plus que jamais la possibilité et le prétexte : ne ratons pas l’occasion de l’afficher partout dans nos bureaux de recrutement !30

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NOTES

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Certes ces quotidiens ne sont pas des organes disciplinaires mais ces préférences pour un exotisme de bon aloi, une pensée plutôt philosophique, un style littéraire reflètent sans aucun doute les sentiments des trekkeurs et autres voyageurs d’aventure, petits-bourgeois qui constituent une partie de son lectorat. 3. Autour de maîtres fondateurs brillants et incontestables il est vrai. 4. Les réactions des anthropologues titulaires et hors-statut aux réformes actuelles dans les mondes de l’université et de la recherche devraient constituer un bon indicateur de notre degré de réflexivité et de mobilisation « corporatiste » au bon sens du terme. 5. C’est bien l’image d’Épinal que véhiculent les publications citées aux notes 1 et 2. 6. Je cite ces publications parce qu’elles ont une portée synthétique, critique et de discussion évidente. Certes elles sont très centrées sur l’anthropologie anglo-saxonne et même américaine mais elles permettent de faire le point commodément depuis déjà au moins quarante ans (!), aussi bien pour les Américains que pour les autres. On aura une excellente idée de ce genre de littérature en se reportant à l’article de Susan Rogers sur l’ethnologie de la France paru dans Annual Review of Anthropology en 2001. Son intérêt « national » explique probablement sa traduction et sa publication immédiate dans Ethnologie française (Rogers, 2002) ! 7. Voir sur ce point les réflexions déjà anciennes de J.-F. Baré (1995a), les différents numéros ou dossiers du Journal des anthropologues qui ont abordé ce problème depuis au moins vingt ans. La Société d’anthropologie appliquée américaine (SFAA) publie en plus de sa revue Human Organisation, fondée en 1941, un autre périodique intitulé Practising Anthropology qui paraît depuis une trentaine d’années… On trouvera les informations sur la Société et ses publications sur le site www.sfaa.net : lire notamment ses déclarations exposant ses objectifs, ses missions ainsi que ses responsabilités éthiques et professionnelles. 8. Je n’analyserai pas cette situation sémantique très particulière et propre à la France. Ce qui est certain c’est que ce double usage idiosyncrasique complique considérablement la popularisation et surtout la cohésion disciplinaire de l’ethnologie et de l’anthropologie chez nous. Il permet en tout cas l’apparition de stratégies de distinction préjudiciables à une défense unifiée de la discipline. Voir par exemple les raisons contradictoires, à la fois justifiées et injustifiées selon nous, qui ont poussé Florence Weber à préférer l’expression d’ethnographie économique à celle d’ethnologie ou d’anthropologie économique (2007). Rappelons que M. Godelier dans son article fondateur de 1965 parlait d’anthropologie économique alors que P. Bessaignet l’année suivante publiait des Principes de l’ethnologie économique. F. Dupuy intitule son manuel de 2001 Anthropologie économique. Le recours à ces appellations différentes pour parler de la même chose est loin d’être nécessaire et évident. 9. Voir les argumentaires et implications des réformes de la nomenclature des sciences humaines et sociales de la Stratégie nationale de recherche et d’innovation (SNRI) sur le site du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Lire également la motion de la 20e section du CNU du 2 février 2011 et d’autres opinions publiés sur le site de Sauvons la recherche ainsi que le communiqué de l’AFEA du 7 février 2011 (http://www.asso-afea.fr). 10. Certes un grand nombre de communications étaient le fait de doctorants mais cela ne change rien au sens de notre appréciation. Voir la note de Xavier Molenat dans Sciences Humaines (2004) qui signale l’absence d’un groupe de travail sur la sociologie du développement ce qu’il considère comme l’une des faiblesses de ce congrès dont par ailleurs il salue les avancées. Dans ma tribune libre sur la fameuse affaire Teissier intitulée « La sociologie astrologie des sciences sociales ? », parue dans Le Monde du 30 avril 2001 (2001b), j’avais fait le commentaire suivant : « Pour évoquer les thèmes, pourtant à la mode, du développement et de la mondialisation, les seuls textes significatifs aujourd’hui en langue française nous proviennent d’historiens, de géographes, d’économistes ou encore de politologues. La sociologie française, si brillante sur ces terrains dans les années 1950-1980, n’a plus rien à dire et je comprends fort bien mes étudiants qui s’éloignent de ces thématiques car, même avec les meilleurs des dossiers, ce qu’attendent mes

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collègues qui vont les recruter, ce sont des thèmes come "Les incivilités dans le 93", "Mon portable, mon ordinateur et ma belle-fille" ou "L’interculturalité entre la rue des Rosiers et le quartier de la Rose" ». Bernard Lahire, sociologue dont je respecte profondément les travaux, s’est permis de me faire la leçon dans sa contribution (2002b) à l’ouvrage qu’il a dirigé, intitulé À quoi sert la sociologie ? (2002a), au nom de l’argument, « ce ne sont pas les bonnes causes qui font de la bonne sociologie ». Je suis tout à fait d’accord avec cet argument d’autant que je n’avais pas écrit le contraire ! Je faisais simplement remarquer que la sociologie française s’était renfermée ou refermée sur l’hexagone et que le vaste monde n’était plus l’une de ses préoccupations majeures comme du temps de G. Balandier ou A. Touraine. Cette polémique était d’autant plus regrettable qu’au contre-sens Lahire ajoutait un comportement déontologique discutable, critiquant sévèrement un collègue pour son « opinion » dans un quotidien, dans un texte qui n’avait rien d’un courrier d’un lecteur puisqu’il paraissait dans un ouvrage académique dirigé de plus par lui-même ! Il n’est pas exagéré de constater qu’en dix ans les centres d’intérêt de la sociologie française ne se sont pas véritablement dé-hexagonalisés pour autant et que mon constat et mon regret d’il y a dix ans restent toujours d’actualité. 11. Voir l’évolution de nos réflexions sur le développement et la mondialisation dans Copans, 2001a, 2007b, 2009a, 2010b et 2011b. 12. Comme le savent bien les anthropologues la modernité d’hier est la tradition d’aujourd’hui. Les sources que j’évoque ne sont pas si anciennes que cela : j’avais par exemple découvert lors du décès de Claude Meillassoux en janvier 2005 que mes étudiants de DEA de l’EHESS et de Paris V n’avaient aucune notion de ses travaux non seulement des années 1960 mais même des années 1980-90 ! 13. Même un anthropologue aussi compétent en historiographie ethnologique que Benoit de l’Estoile sous-estime les conditions de la réception de M. Gluckman en France (2008). E. Terray quant à lui se trompe dans sa « Dernière séance » en affirmant qu’il n’existait pas de formation ethnologique en France au début des années 1960 (2010 : 531) ou encore attribue à Germaine Dieterlen les réflexions de Mary Douglas (op. cit. : 529). Le Centre de formation aux recherches ethnologiques fondé par A. Leroi-Gourhan au musée de l’Homme dès 1946 y a fonctionné jusqu’en 1969 (Gutwirth, 2001) ! Plus d’une centaine de nos collègues recrutés à partir des années 1950 y sont passés et je pense qu’E. Terray en a fréquenté un grand nombre. Même S. Camelin et S. Houdart se permettent de débuter leur « Que-sais-je ? » des plus utiles par une affirmation des plus discutables : « Étymologiquement l’ethnologie renvoie à l’étude des ethnies » (2010 : 3). Même si la racine ethnos est commune à tous ces termes, étymologiquement parlant ce terme évoque plutôt les peuples, les nations voir les races que les ethnies au sens actuel et en anglais c’est le terme qui a précédé pendant un siècle le recours à . Voir J.-L. Amselle pour un rapide examen des sens de ces termes (1985). J.‑P. Chrétien quant à lui rappelle que l’ethnie est « le fantôme de référence » parce que l’usage du terme ethnologie a précédé celui d’ethnie dans l’histoire de la discipline (Chrétien, 1989). 14. J’avais mis sur pied, avec l’accord et la collaboration de mes collègues sociologues (comportement tolérant à méditer !), un cursus complet d’enseignement d’ethnologie et d’anthropologie de la licence au doctorat au milieu des années 1990 à l’université de Picardie Jules Verne à Amiens (avec recrutements et maquettes à la clé). La première allocation de recherche dont nous avons bénéficié en sociologie a même été attribuée symboliquement à un doctorant ethnologue. Mais la réforme du LMD et de la recherche depuis 2006 a conduit à la disparition officielle de ce cursus même si les enseignants d’ethnologie sont toujours en poste. De nombreuses autres filières plus ou moins complètes d’ethnologie ont subi le même sort ailleurs en France. L’un des experts d’ethnologie au ministère à cette époque (collègue de l’université Paris Descartes) m’avait justifié ouvertement cette politique en arguant du fameux « Les gros départements sont les meilleurs » ! Il est regrettable de noter que la filière ethnologie de Paris Descartes a perdu depuis cette date une partie de sa réputation justement à cause de ce collègue.

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Par contre l’expansion impressionnante de la discipline à l’université de Lyon II, où elle compte plus d’étudiants que la sociologie (!), n’est qu’une exception qui confirme la règle. 15. Voir Copans (2010b, op. cit.), Atlani-Duault (2009). Pour une perspective économiste lire les mémoires de Sachs (2007) et de Winter (2010). Pour disposer d’un panorama de l’ensemble des réflexions sur le développement l’ouvrage de Rist reste incontournable. Lire la 3e et dernière édition (2007) de son ouvrage initialement paru en 1996. 16. Mais dans la version anglaise de cet ouvrage la seule discipline indiquée dans le titre est le terme d’anthropology. 17. Pourtant j’en suis venu à intituler en 2010 mon volume de la collection 128, Sociologie du développement ! Comment expliquer alors ce paradoxe, qui n’en est pas un, si l’on examine les modalités de son édition et surtout de sa diffusion première ? Sans rentrer dans un trop grand détail notons que sa première édition est parue en 2006 sous le titre de Développement mondial et mutations des sociétés contemporaines. En quatre ans et demi il ne s’en vend même pas 1 000 exemplaires alors que mon introduction à l’ethnologie se diffuse à environ 1 500 exemplaires par an et qu’il est paru 10 ans auparavant. Les libraires et les représentants ne savent pas où le positionner. Le développement étant a priori un thème d’économie l’ouvrage est d’abord classé avec cette discipline. Certains libraires découvrent néanmoins que son contenu relève de la sociologie et il migre sur ces nouveaux rayons. Mais d’autres à leur tour s’aperçoivent aussi que j’ai rédigé deux volumes d’introduction à l’ethnologie dans la même collection et le classent derechef dans cette discipline ! La direction de A. Colin ayant convenu qu’il y avait un problème de titre, j’ai pensé bon de solliciter les avis d’une dizaine de collègues concernés. N’ayant jamais été partisan de l’expression de socio-anthropologie il me restait à choisir entre les deux disciplines. Le contenu factuel général et la volonté de traiter le développement dans son évolution historique, politique et géographique puis d’en valoriser les approches plus anthropologiques m’a pourtant conduit à choisir finalement le terme de sociologie. Cela me permettait à l’évidence de toucher un public plus large qui était ainsi mis en condition de reconnaître les avantages comparatifs actuels de l’ethnologie et de l’anthropologie. En 2010 il s’en est déjà vendu autant qu’en 2006. Reste à attendre la confirmation commerciale que mon choix « sociologique » opportuniste était le bon ! 18. Michel Crozier, qui a fortement inspiré la sociologie de l’organisation à partir des années 1950-1960 et notamment les travaux sur les services publics ou la décentralisation, n’a jamais abordé le champ des appareils de la coopération française en métropole ou outre-mer. La seule lecture des actes d’un colloque tenu en janvier 1991 en GrandeBretagne (Wright, 1994a) nous démontre que déjà à cette époque plusieurs préoccupations convergent vers un traitement comparatif des organisations en Occident et dans le tiers-monde (je reprends les termes de S. Wright elle-même ou de D. Marsden dans l’introduction à la 1re partie consacrée au « Management indigène » : 3540) et une articulation active entre travaux conduits au sein de l’université et à l’extérieur autour des thèmes des politiques publiques, des organisations et de l’action en général. L’introduction de l’éditeur de l’ouvrage (Wright, 1994b) remonte à l’anthropologie américaine des années 1920-1940 mais rappelle également le rôle des études d’anthropologie participante en usine et dans les ateliers conduites par l’école de Manchester au cours des années 1950-1960, l’appel de Laura Nader pour étudier « vers le haut » (1972) et enfin les problématiques imposées par les nouvelles formes de management déjà en train de prendre forme dans les années 1990. On peut évidemment s’interroger sur les décalages entre ces multiples et anciennes traditions anglo-saxonnes et les traditions françaises inexistantes au cours de ce demi-siècle qui va des années 1930 aux années 1990 et de leurs effets sur la très jeune anthropologie française de l’organisation du développement des années 1990… 19. Un exemple nous est procuré par les travaux d’Irène Bellier consacré aux politiques onusiennes en matière de populations indigènes (2007). Ces travaux s’insèrent dans la rubrique « gouvernance mondiale » et relèvent donc de la plus grande actualité thématique en matière de

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développement. Bien entendu ils renvoient initialement aux mouvements idéologiques et sociaux de l’autochtonie ou des cultures indigènes. Le fait que cette anthropologue ait conduit ses premiers terrains sur des populations amérindiennes (Mai huna de l’Amazonie péruvienne, 1991) n’est pas anodin et confirme l’efficacité de la maîtrise d’une culture anthropologique « classique » pour traiter des phénomènes mondiaux les plus modernes qui soient, ce que Claude Lévi-Strauss n’avait pas du tout prévu. 20. Voir sa série d’ouvrages publiés à partir de 1985 : 1985, 1988, 1994, 2001. 21. C’est l’époque triomphante de l’inventaire (et de l’invention) des modes de production précapitalistes (CERM, 1969), de l’articulation des modes de production (Rey, 1969) et du mode de production domestique (Meillassoux, 1975). Voir Copans (1986). 22. Toutes les monographies ethnologiques des années 1950-1975 se terminaient par un chapitre sur le changement social, la modernisation et la mise en place de projets de développement. 23. Voir l’ouvrage déclencheur de Dauvin et Siméant à propos des ONG (2002). 24. Nous reviendrons sur notre perspective en conclusion. Voir aussi Copans, 2009a, 2011c. 25. L’anthropologie des migrants, des populations immigrées, des migrations remonte évidemment aux traditions de l’école dite de Chicago des années 1930 mais pour ce qui est de la France et de l’Europe il suffit de remonter aux années 1970 lorsqu’une orientation maoïste traversait les sciences sociales et notamment la sociologie du travail encore arc-boutée sur l’analyse et la solidarité avec la classe ouvrière (blanche) soi-disant de souche (même si elle était d’abord d’origine italienne, polonaise, portugaise, espagnole en un mot européenne !) La réaction anthropologique mit d’abord en lumière le misérabilisme des foyers mais Catherine Quiminal opéra comme une espèce de révolution paradigmatique en construisant à sa façon le double foyer de l’identité migrante et immigrée (1991). Ce repositionnement des études des migrations s’est par la suite enrichi anthropologiquement par une prise en considération plus internationale et mondiale de la question (Amérique du Nord vs Amérique centrale et du Sud ; Moyen-Orient vs Asie du Sud et Insulinde ; Chine et Asie centrale, etc.) Cela n’a pas empêché P. Bonte et M. Izard d’oublier cette thématique dans les deux éditions de leur Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (1991 et 2000), se contentant de convoquer un démographe de l’IRD pour une notice strictement démographique d’une demi-page ! Cette exploration empirique, confortée par de nouvelles théories économiques et politistes sur les nouvelles formes mondialisées du capitalisme et de ses multitudes (Hardt & Negri, 2004) a été par ailleurs vampirisée par plusieurs tendances de l’anthropologie d’origine américaine. Le postmodernisme de l’anthropologie multisites (Marcus, op. cit.), le postcolonialisme des flux et des ethnoscapes d’Appadurai (op. cit.), l’anthropologie des réfugiés et des déplacés (Agier, 2002 ; Frésia, 2007) ont occupé de plus en plus massivement le champ de l’actualité anthropologique au point qu’il parait parfois ringard de ne pas s’en préoccuper. Que penser ainsi de la posture paradoxale de E. Terray qui dans son dernier ouvrage argumente philosophiquement, moralement et politiquement en faveur des sans-papiers (confortant son très ancien et impressionnant engagement pratique et humain sur le terrain) sans proposer pour autant un programme anthropologique de recherche empirique (2011). Lorsqu’il nous explique que c’est l’anthropologie qui l’a quitté (2010 : 541) c’est parce qu’il n’en lit plus car il me semble qu’en ce moment au contraire les sans-papiers de tout acabit en sont devenus à constituer massivement et métaphoriquement le cœur ontologique même de notre discipline ! 26. L’anthropologie du développement a toujours été le lieu de débats méthodologiques et déontologiques à propos des rapports entre le chercheur, ses commanditaires et les populations et acteurs enquêtés et entre les différentes définitions du programme disciplinaire. Les recherches sur le sida ont cristallisé, de manière spécifique, toutes ces questions y compris celles de la confidentialité et de l’intervention médicale et de soins. Depuis une demi-douzaine d’années ces interrogations ont été en quelque sorte extrapolées et ont permis de reformuler les objectifs

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et les modes d’observation des milieux du développement en général. Voir notamment les réflexions de L. Vidal (2004, 2010) et de D. Fassin (2010). L’ouvrage du britannique D. Mosse (2005) a même suscité une polémique à cause de son accès à tous les documents considérés comme confidentiels à l’opération elle-même (Sridhar, 2005). Mais en tant que concepteur et participant de ce programme (en Inde) D. Mosse a considéré que ces documents faisaient partie intégrante de son terrain (2006). 27. Cette anthropologie est effectivement de plus en plus une anthropologie de l’État en chantier ou au travail pour reprendre l’expression de T. Bierschenk (2010). Elle est même plus précisément une ethnographie des bureaucraties publiques tant au niveau d’abord local et décentralisé qu’au niveau d’appareils ou de corps de fonctionnaires spécifiques (voir les recherches sur les services publics, les systèmes scolaires primaires, la justice, la santé ou encore les agents des Eaux et Forêts dirigées ou conduites par J.-P. Olivier de Sardan, Y. Jaffré, T. Bierschenk ou G. Blundo depuis une dizaine d’années). Ce sous-développement de la recherche empirique sur l’État africain s’explique par les préoccupations plutôt systémiques de l’anthropologie politique classique, le fait que les appareils coloniaux, objet naturel des historiens, aient été sous-étudiés par ces derniers et qu’enfin ni la sociologie ni la science politique n’aient fait de l’État moderne occidental (et français pour ce qui nous concerne) un objet de recherche empirique digne de ce nom. Ce qui explique mon constat, pris malheureusement par certains comme un jugement de valeur, que l’État africain était un État sans fonctionnaires (Copans, 2001). 28. J’aurai dû ajouter ici : et comparatiste. 29. Je ne peux m’empêcher de citer un des commentaires du lecteur (ou de la lectrice) anonyme de mon texte pour le Journal des anthropologues : « L’anthropologie des mouvements autochtones en lien avec leur institutionnalisation par les organisations mondiales ouvre également des perspectives plus larges et plus équivoques [que celles évoquées dans mon texte] : dans quelle mesure s’agit-il d’une actualisation bienvenue de l’approche à l’échelle de la mondialisation ou plutôt d’une version mondialisée de l’altérité anthropologique classique, conduisant in fine à une essentialisation des rapports entre peuples, cultures et territoires ? » Le choix des réponses traverse la corporation des anthropologues : visiblement je m’identifie au premier terme de l’alternative mais il est tout aussi évident que les anthropologues indigénistes (d’origine native ou non), les anthropologues militants des organisations internationales et de soutien ou encore les partisans d’une anthropologie symboliste et néotraditionnaliste préfèreront la seconde. D’où la nécessité d’une anthropologie de la connaissance anthropologique permanente incorporée à cette anthropologie du développement comme pour toutes les sciences sociales en général. Je remercie vivement mon lecteur de ses remarques et suggestions très constructives. 30. Dois-je rappeler en toute fin de ce texte que jusqu’au début des années 2000 je me considérais comme un spécialiste de l’anthropologie des classes ouvrières « périphériques » et du travail et non du tout du développement. Je ne sais si cette mutation thématique s’est avérée une bonne opération car les formes dites « a-typiques » du travail sont plus que jamais à la mode ! Voir Copans (2010d).

RÉSUMÉS

Sans se réduire à une crise de la formation, les crises de l’ethnologie et de l’anthropologie renvoient à un problème de culture générale disciplinaire et de marginalisation par les autres

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sciences sociales au sein d’un ghetto exotique. L’auteur estime que pour ressourcer l’ethnologie et l’anthropologie, par définition sciences de la modernité et de la mondialité, il faudrait remettre au cœur de son projet les notions de changement social, de mondialisation des terrains mais aussi de prise en considération des dimensions mondiales de l’exercice de la discipline aujourd’hui. L’affirmation tout à fait visible depuis plus de dix ans d’une anthropologie du développement et de l’humanitaire qui a élaboré une approche globale de son champ tant aux plans conceptuels que thématiques, méthodologiques et déontologiques, semble justement l’occasion de remettre la culture totalisante et comparative de la discipline au cœur de sa démarche. L’inclusion nécessaire de ce domaine dans l’enseignement supérieur dès le 1er cycle devrait fournir un point de repère commode et pragmatique à la fois pour une anthropologie parfois trop sensible aux sirènes de la postmodernité et pour une sociologie qui, à la différence des autres sciences sociales, semble avoir abandonné le vaste monde pour un hexagone narcissique.

Ethnology and anthropology are more or less in crisis and this has something to do with the academic training of their students. It is a problem of general disciplinary knowledge and also the result of their marginalisation into a kind of exotic ghetto by the other social sciences. The author argues that ethnology and anthropology are by definition social sciences of modernity and globalisation. The definition of these disciplines today should necessarily include the notions of social change, of the globalisation of fieldsites as well as that of the makings of the discipline itself. During the last ten years the anthropology of development and humanitarian action has evolved a coherent programme at the thematic, theoretical, methodological and moral levels. Such a project could enhance anthropology as such within a perspective of cultural totality and comparison. Its introduction in the BA syllabus should enable anthropology to put less emphasis on its postmodern tendencies and oblige sociology on the other hand to recapture the wide world outside its actual normal playground, an inward-looking France.

INDEX

Mots-clés : anthropologie, ethnologie, développement, humanitaire, mondialisation, enseignement, sociologie, totalisation, comparatisme Keywords : anthropology, ethnology, development, humanitarian, globalisation, teaching, sociology, totality, comparison

AUTEUR

JEAN COPANS Professeur émérite, université Paris Descartes 12 rue de l’École de Médécine – 75006 Paris [email protected]

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Entre approche du monde paysan et expertise Quelle place pour une anthropologie du développement rural ? Between the Peasant Approach and Expertise: What Place for an Anthropology of Rural Development?

Yves Guillermou

1 Le développement rural constituerait logiquement un champ d’application privilégié pour des disciplines comme l’anthropologie et la sociologie, en raison de ses enjeux sociopolitiques − notamment le sort de populations très défavorisées et majoritaires à l’échelle mondiale – et de l’importance des facteurs humains à prendre en compte. Pourtant, jusqu’à une période plutôt récente, les spécialistes des sciences sociales ont été fort peu sollicités dans ce domaine, la priorité absolue étant donnée aux aspects techniques et économiques. Or les contraintes auxquelles font face des centaines de millions de familles rurales à travers le monde se caractérisent par une imbrication excessivement complexe de facteurs techniques et sociaux. Si l’importance des seconds est de plus en plus admise de nos jours, il reste à définir le rôle effectif des socio‑anthropologues1 : lesquels ne peuvent intervenir au niveau des rapports sociaux, à la manière des techniciens qui tentent d’agir sur les pratiques culturales.

2 D’où une question délicate : comment les sciences sociales peuvent‑elles « s’appliquer » réellement au développement rural ? Ont‑elles vocation à former des experts intervenant au même titre que ceux des autres disciplines, ou de fournir à ceux-ci (ainsi qu’aux politiques) un « éclairage » complémentaire mais indispensable ? Il importe ici d’examiner la nature et les contraintes de la demande d’expertise adressée aux sciences sociales, en prenant en compte les exigences épistémologiques, méthodologiques et même éthiques de celles‑ci. D’autre part, la question de l’offre elle‑même doit faire l’objet d’un examen critique, non seulement du point de vue de son « adéquation » à la demande, mais surtout par rapport à ses caractéristiques intrinsèques : notamment les multiples formes d’inégalités sociales qu’elle recouvre, et leurs implications en matière de valorisation des savoirs et des compétences. Enfin, la question du rapport entre les

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praticiens des sciences sociales et les populations concernées mérite une réflexion critique, notamment dans le contexte d’émergence de mouvements paysans.

Un champ aux contours imprécis, une demande d’expertise biaisée

3 Le « développement » est depuis plus d’un demi‑siècle l’une des notions les plus complexes et controversées qui soient. L’approche techniciste et/ou économiste longtemps dominante est de plus en plus remise en cause, à travers notamment l’intégration de nouvelles dimensions sociales, culturelles et environnementales – dont la notion de « développement durable » serait l’expression la plus achevée. Mais tout ceci s’inscrit dans un contexte géopolitique mondial marqué par d’implacables rapports de force. La mondialisation néolibérale, trop souvent perçue comme un processus « uniformisateur », contribue surtout à renforcer les écarts et les déséquilibres existants à tous les niveaux, et surtout au détriment des populations rurales, encore largement majoritaires dans la plupart des pays du Sud. Il serait donc logique que le secteur rural occupe une place prioritaire dans toute politique de développement. Or, en pratique, c’est l’inverse que l’on observe, au niveau de la majorité des États comme des organisations internationales2. L’intérêt des responsables politiques dans le domaine agricole se limite en général à des objectifs étroits et non articulés : contrôle des exportations agricoles, approvisionnement des villes en denrées alimentaires de base, limitation de l’exode rural... Tout ceci favorise une approche cloisonnée du développement rural, se traduisant concrètement par des mesures ponctuelles et disparates.

4 La condition réelle des centaines de millions de familles paysannes qui peuplent les pays du Sud s’inscrit dans une histoire marquée par une multitude d’épreuves et de luttes contre des forces adverses, des facteurs naturels aux aléas du marché et aux pressions des groupes dominants – qui cherchent à capter l’essentiel du surplus réalisé par leur travail. Ces luttes aux formes parfois violentes (notamment pour la terre) se traduisent aussi dans un effort constant d’adaptation, souvent bien supérieur à celui de la plupart des groupes sociaux.

5 La deuxième moitié du XXe siècle est marquée à la fois par une accélération des changements dans les campagnes et une multiplication des interventions au nom du « développement ». Ces dernières ont pris longtemps la forme d’opérations aussi ambitieuses qu’autoritaires, liées au mythe d’une « agriculture sans paysans ». Ce n’est qu’après au moins deux décennies d’échecs retentissants que la nécessité d’une nouvelle approche commence à s’imposer, impliquant notamment la reconnaissance du rôle incontournable des paysans comme acteurs à part entière du développement. Mais ce changement intervient dans un contexte particulièrement défavorable, marqué par le « désengagement » brutal et désordonné de l’État, sur fond de crise économique aiguë. On peut donc s’interroger sur la signification profonde de cette réhabilitation formelle de l’agriculture paysanne dans le cadre d’un « ordre » économique ou commercial mondial contrôlé par une minorité.

6 Toute expertise en développement rural vise à fournir aux responsables politiques et autres « décideurs » (notamment bailleurs de fonds) un ensemble d’informations et de recommandations précises, en vue de la prise de décision, du suivi et de l’évaluation des

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actions entreprises. La démarche des experts se fonde avant tout sur des critères d’efficacité technique et de rentabilité économique. Par contre, l’adéquation des mesures préconisées au contexte social n’occupe le plus souvent qu’une place mineure, en dépit d’une inflexion sensible du discours « développementaliste ».

7 Sans doute l’accumulation des échecs a‑t‑elle conduit, surtout à partir de la fin des années 1980, à une prise en compte croissante des facteurs sociaux, et par voie de conséquence, à une « reconnaissance » de disciplines comme la sociologie et l’anthropologie, appelées à contribuer au développement rural au même titre que les disciplines techniques ou économiques. En pratique cependant, cette orientation se heurte à bien des obstacles, du fait de la confusion qui règne quant au rôle effectif des sciences sociales et les conditions d’une collaboration efficace avec les autres disciplines. Aux doutes quant à la crédibilité scientifique des premières s’ajoute fréquemment la difficulté, pour les spécialistes eux‑mêmes, de fournir des preuves convaincantes de leur utilité pratique.

8 Si une place croissante est néanmoins accordée aux sciences sociales, c’est au prix de conditions très restrictives. Les règles et méthodes de travail de l’anthropologue sont généralement soumises aux contraintes des autres spécialistes. Ce qui est attendu de lui, c’est principalement la production de données « pertinentes » relatives au contexte social de la zone concernée, mais souvent aussi la mise au point d’outils d’analyse adaptés à la réalisation d’un projet précis. La contrainte pesant le plus fréquemment sur le travail d’investigation est la brièveté excessive du temps passé sur le terrain3, ce qui se répercute inévitablement sur la qualité des résultats. Mais le risque de biais le plus important renvoie à la nature de la demande elle-même, impliquant une subordination de la connaissance de la situation à une entreprise de transformation de celle‑ci. D’où un découpage arbitraire de la réalité en fonction des objectifs d’un projet, seuls les aspects jugés « directement utiles » faisant l’objet d’une investigation relativement poussée, au risque d’interprétations réductrices ou même erronées.

9 On pourrait discuter longuement des avantages et inconvénients de l’« approche projet » qui fonde la majorité des actions en matière de développement rural. Notons simplement que les projets portant sur des zones étroitement délimitées permettent de procéder à des « expérimentations sociales » utiles pour l’élaboration d’interventions à large échelle (Cernea, 1998 : 28). Par contre, ils ont le défaut d’instaurer un cadre artificiel qui tend à couper une fraction de la population de son environnement sociétal, tout en lui imposant une dépendance plus ou moins étroite à l’égard d’un appui technique et surtout financier extérieur.

10 Les compétences des sociologues ou anthropologues peuvent être sollicitées, mais de manière inégale, à différents stades de l’élaboration ou de la mise en œuvre d’un projet. 1. Phase de conception et de préparation. Il s’agit d’abord de consulter un groupe de population donné sur ses « besoins prioritaires », et de définir sur cette base des objectifs précis et des actions concrètes pour les atteindre ; ensuite, évaluer les principales répercussions sociales attendues de ces actions (sans trop s’attarder sur les conflits potentiels) ; enfin et surtout, d’identifier des « groupes‑cibles », en vue de l’obtention rapide de résultats tangibles. 2. Phase d’exécution. Il s’agit de relever des informations précises sur la participation effective de la population et ses résultats, d’identifier les éventuels « obstacles socioculturels » et de proposer des solutions concrètes ; ceci pouvant prendre une forme plus codifiée, avec l’élaboration de grilles d’indicateurs pour le suivi et l’évaluation, devant permettre d’apprécier à la fois l’avancement du projet et son « impact social ».

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11 Cette démarche dynamique présente un intérêt certain, mais aussi des limites. Un projet s’inscrit dans une logique relativement simple et homogène, celle du « développement », appliquée à un champ restreint, et se traduisant par « une stratégie linéaire et planifiée qui gomme les dimensions conflictuelles de la réalité locale » (Barbedette, 2002 : 143). À l’inverse, les paysans, confrontés en permanence à des situations complexes et contradictoires, agissent simultanément dans plusieurs « champs » de référence où dominent différents types de logiques : ce qui détermine chez eux des « stratégies du multiple jeu » et leur impose constamment de subtils compromis (ibid. : 143‑5).

12 Ce propos, fondé sur des observations patientes et minutieuses de réalités ouest- africaines, peut s’appliquer mutatis mutandis à toutes les sociétés paysannes du monde. À l’échelle des unités de production familiales, des communautés villageoises ou des groupements de producteurs, les comportements comme les choix concrets des paysans renvoient à des logiques spécifiques, renvoyant à divers niveaux de l’organisation sociale : modalités de contrôle des moyens de production et de la répartition des produits, rôles effectifs des principaux réseaux de socialité et de solidarité, savoirs et savoir‑faire locaux, ressources matérielles et immatérielles auxquelles ceux‑ci s’appliquent… Tout ceci représente certes un lourd investissement sur le terrain, mais à défaut duquel la contribution effective des anthropologues risque fort de se réduire à un simple alibi, servant surtout à cautionner des décisions déjà prises.

Valorisation du savoir et des compétences : reproduction des inégalités

13 Le caractère ambigu de la demande d’expertise ne constitue que la première face de la réalité. Il convient de se tourner également du côté de « l’offre », en s’interrogeant notamment sur les types de formation en sciences sociales, les conditions d’activité et de carrière, les disparités de statut et leurs conséquences, les modes de valorisation des compétences et la production effective de savoir.

14 Un premier constat s’impose : il est pratiquement impossible de définir un « profil type » de l’anthropologue ou du sociologue spécialisé en développement rural. Dans la plupart des pays occidentaux, l’enseignement universitaire dispense aux étudiants en sciences sociales des connaissances académiques qui ne les préparent guère à affronter les réalités complexes du monde rural dans les pays pauvres. Et au niveau des instituts agronomiques, les sciences sociales occupent le plus souvent une place trop limitée dans les programmes pour compléter utilement la formation des ingénieurs4. Au total, l’expérience de terrain, la volonté et les qualités personnelles (notamment la capacité d’écoute et de dialogue avec les paysans) constituent souvent des facteurs bien plus décisifs que la formation initiale. Quant au positionnement dans le champ du développement rural, il peut être très variable : certains privilégient la connaissance objective des réalités sociales locales (condition de toute intervention adaptée), tandis que d’autres conçoivent leur rôle surtout en termes de communication ou de travail pédagogique. Si la plupart se définissent comme « praticiens » ce terme est en fait très diversement interprété5 ; et assez rares sont ceux qui s’attachent à confronter pratique et théorie, ou à théoriser à partir de leur pratique.

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15 La question de loin la plus importante est toutefois celle du cadre institutionnel d’activité et du statut des intéressés. Les socio‑anthropologues qui s’adonnent de quelque manière à l’expertise en développement rural le font à des titres excessivement divers. On peut distinguer en premier lieu deux catégories : les experts proprement dits, exerçant leur activité pour le compte d’un organisme de développement en qualité de salariés ou de consultants indépendants, et les chercheurs, généralement salariés d’une institution scientifique. Si les premiers bénéficient en général d’avantages matériels supérieurs, les seconds disposent, outre de la sécurité de l’emploi, d’une position globalement plus favorable sur le plan de l’autonomie intellectuelle. On ne saurait pour autant conclure à une cloison étanche entre ces deux catégories : des chercheurs peuvent être amenés à jouer périodiquement le rôle d’experts, à titre personnel ou dans le cadre de contrats passés par leur institution (l’inverse étant par contre beaucoup plus difficile). La profonde différence de nature entre ces deux types de fonctions n’exclut pas une certaine complémentarité.

16 Il convient d’autre part de prendre en compte une troisième catégorie, qui occuperait à première vue une position « intermédiaire » entre les deux précédentes : celle des universitaires qui s’adonnent de manière intermittente ou quasi permanente à des activités (hautement rémunérées) de consultants pour des bureaux d’études ou des organisations internationales. Cette forme de cumul d’emploi, particulièrement prisée dans la mesure où elle paraît favoriser la liaison entre théorie et pratique, présente de multiples avantages pour ceux qui s’y adonnent. En particulier, elle constitue un moyen très efficace de promotion dans le cadre universitaire lui‑même, du fait du prestige des institutions qui recourent à leurs services, et de la possibilité de valoriser l’expérience acquise dans ce cadre sous forme de publications (quelle que soit la qualité scientifique réelle de celles‑ci). Ces authentiques privilégiés s’assurent fréquemment une promotion plus rapide que la majorité de leurs collègues universitaires6. Mais surtout, ils livrent une concurrence déloyale sur le marché de l’emploi à une multitude de travailleurs sans statut stable, disposant à la fois d’une formation solide et d’une pratique professionnelle dans le monde du développement, mais dépourvus de capital relationnel et constamment exposés au chômage.

17 La situation de ces travailleurs précaires d’un genre particulier est d’autant plus préoccupante que leurs perspectives réelles de reconversion sont aussi réduites que celles de poursuivre dans la ligne de leur première expérience, acquise le plus souvent dans le cadre d’ONG ou d’emplois sous contrat local dans le pays d’accueil, etc. : ils risquent donc de payer toute leur vie leurs choix de jeunesse et leur intérêt pour le sort des paysans du tiers‑monde7.

18 L’expertise en développement rural mobilise donc au total des acteurs extrêmement différenciés. La diversité de leurs statuts peut être (très sommairement) représentée selon la typologie suivante : 1) experts proprement dits (salariés permanents ou consultants indépendants) ; 2) chercheurs salariés d’institutions scientifiques ; 3) universitaires cumulant leur fonction avec celle d’expert ; 4) universitaires « ordinaires »8 ou autres salariés permanents ; 5) travailleurs précaires.

19 Des inégalités souvent criantes opposent ces différentes catégories. Mais la nature et les formes concrètes de ces inégalités varient sensiblement : ce qui rend difficile l’établissement d’une « échelle » descendante, car celle-ci peut varier selon le critère de différenciation retenu9. Ceci étant, les travailleurs précaires sont toujours en dernière position.

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20 Un autre type d’inégalités doit cependant être pris en considération : celles qui opposent globalement les experts ou praticiens du Nord à ceux du Sud. Par‑delà les variations liées au contexte local, elles se situent principalement à deux niveaux : écarts colossaux de rémunération réelle et dévalorisation des compétences des ressortissants des pays du Sud. Ces deux formes d’inégalité se combinent fréquemment pour prendre un caractère discriminatoire : ce qui tend généralement à miner les relations de travail, rendant illusoire le principe d’une « synergie » fondée sur les complémentarités.

21 Ce type d’inégalité se conjugue avec celles (non moins réelles) qui opposent dans les pays pauvres eux-mêmes les différentes catégories statutaires. Ainsi, dans nombre de ces pays, le cumul d’activités pratiqué par des universitaires répond en fait à un besoin vital, compte tenu de la faiblesse excessive des salaires par rapport aux charges familiales réelles – mais il prend des formes bien plus variables que dans les pays industrialisés. Les plus chanceux offrent leurs services comme consultants dans le cadre de projets financés de l’extérieur ; les autres se rabattent sur une multitude de « petits métiers » hétéroclites. Des jeunes diplômés sans emploi, ainsi que d’anciens fonctionnaires, fondent des associations ou des ONG, et tentent de mobiliser les paysans autour de projets susceptibles d’attirer l’aide extérieure… Les frontières entre les diverses catégories sont plus floues et fluctuantes que dans les sociétés du Nord : les inégalités statutaires sont fréquemment atténuées par la pluriactivité ou « pluriappartenance », mais un même statut peut recouvrir des situations très différentes.

22 Au total, ces multiples disparités ne peuvent manquer de se répercuter sur le savoir socio-anthropologique autour du développement rural. La production de ce savoir revêt diverses formes, à commencer par celle d’une littérature relativement abondante, mais très inégalement accessible aux principaux intéressés, du fait notamment de contraintes économiques et linguistiques – les plus défavorisés étant là encore les chercheurs et praticiens des pays du Sud ; d’autre part, la qualité scientifique de cette production varie dans des proportions considérables10. Cette littérature destinée (théoriquement) au grand public ne recouvre cependant qu’une part limitée de la production de savoir en matière de développement rural : les travaux d’expertise se concrétisent notamment par une accumulation de documents à caractère « confidentiel » – ce qui limite singulièrement leur utilité effective. Enfin, il importe de prendre en compte cet ensemble hétéroclite que constitue la « littérature grise » regroupant les formes les plus diverses de publications à diffusion très restreinte, ainsi que les travaux universitaires inédits (thèses, mémoires, etc.). Cela représente au total une masse de connaissances, de qualité certes inégale, mais dont la valorisation méthodique serait d’un apport inestimable sur tous les plans11.

23 La réflexion critique sur les dimensions socio‑anthropologiques du développement rural, et plus précisément sur les logiques et pratiques paysannes, ainsi que sur les rapports entre paysans et autres acteurs impliqués, n’est pas à proprement parler un phénomène récent. Dès les années 1980 au moins, des rencontres entre chercheurs, experts et praticiens de tous bords ont alimenté de riches débats sur l’origine des principaux « malentendus » sur le terrain, les problèmes liés à l’articulation de différentes logiques, le poids des divisions sociales et des luttes pour la terre ou le pouvoir, etc. : tout ceci conduisant à une remise en cause plus ou moins radicale des approches classiques axées sur l’adhésion des paysans à des modèles conçus par des « spécialistes » (Boiral et al., 1985).

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24 Il est difficile d’évaluer les effets concrets de cette remise en cause au niveau des modalités d’intervention en général, mais aussi des formes d’appréhension des contraintes socio‑économiques objectives et des stratégies paysannes dans un contexte de changements de plus en plus rapides. On peut relever, en France comme sans doute ailleurs, une mobilisation des efforts autour de l’élaboration de formes d’appui et d’outils pédagogiques visant à renforcer les capacités d’initiative et d’organisation autonomes des producteurs ruraux, avec une forte contribution de spécialistes des sciences sociales (Mercoiret, 1996). Mais ceci ne saurait en soi garantir ni l’instauration de nouveaux types de rapports entre paysans, experts et autres intervenants, ni la production de connaissances objectives (non instrumentalisées) quant aux interventions, aux dynamiques locales et aux changements en cours.

25 L’émergence progressive d’une nouvelle vision (moins paternaliste et misérabiliste) des sociétés rurales et la reconnaissance formelle des paysans comme acteurs de base du développement ne peuvent évacuer l’impératif d’une connaissance précise de réalités complexes, contradictoires et réfractaires à tous les schémas (rassurants ou catastrophistes). De ce point de vue, il est incontestable que la recherche sur les paysanneries progresse de nos jours – même si c’est à un rythme trop lent, eu égard à la rapidité des transformations en cours. Il est impossible de résumer ici les principaux acquis enregistrés en ce domaine au cours de la décennie écoulée. Qu’il soit seulement permis d’évoquer, à titre d’illustration, l’apport remarquable d’É. Sabourin (2007), basé sur une expérience de quinze années de recherche-action dans le Nordeste du Brésil. Cet auteur démontre notamment comment les paysans de cette région, réputée pour sa pauvreté et la violence des grands propriétaires, ont réussi, grâce à des formes d’organisation communautaires aussi solides que discrètes, à faire face aux situations les plus critiques et à élaborer des stratégies originales leur permettant de renforcer leur position sociale et leur participation à la vie politique locale – nonobstant les limites et ambiguïtés de la réforme agraire. D’autre part, il convient de souligner l’intérêt de travaux récents qui, à partir de la confrontation d’études empiriques de situations très diverses, s’attachent à l’élaboration d’outils conceptuels rendant compte des tendances convergentes de paysanneries du Nord comme du Sud, en particulier de leurs luttes pour l’autonomie face aux marchés (Ploeg, 2009).

26 Néanmoins, ces travaux novateurs relèvent principalement ou presque exclusivement du domaine de la recherche, et on ne saurait s’attendre à ce qu’ils aient des répercussions sensibles au niveau de la pratique des « professionnels » du développement rural : pour la majorité des experts, l’intérêt de toute connaissance scientifique des sociétés rurales est dans une large mesure subordonné à sa valeur « opérationnelle » (et monnayable) auprès des commanditaires d’études12.

Les mouvements paysans : nouveaux interlocuteurs, nouvelles perspectives ?

27 Au vu de ce qui précède, on peut s’interroger sur l’apport réel des anthropologues et sociologues au développement rural. Peuvent-ils contribuer de quelque manière à l’élaboration de solutions aux immenses problèmes des paysanneries ? Ou bien doivent‑ils se contenter de gagner leur vie, d’une manière très confortable et gratifiante pour les uns, modeste ou même très difficile pour les autres, dans un monde où le sort des populations rurales n’est pas considéré comme prioritaire ? Dans ce

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dernier cas, la conclusion est claire : le développement rural ne peut offrir de perspectives réelles aux praticiens des sciences sociales, en dehors d’une infime minorité privilégiée. Mais un tel raisonnement est biaisé, car il suppose que tout développement dans les pays du Sud devrait éternellement dépendre du « bon vouloir » de ceux du Nord ou des organisations internationales. Or l’expérience des dernières décennies montre que, si les inégalités Nord‑Sud perdurent et se renforcent (malgré le poids croissant des pays « émergents » sur la scène internationale), les paysans refusent pour leur part le statut d’éternels assistés et revendiquent une part croissante aux décisions les concernant et la prise en charge de leur devenir.

28 Ce phénomène s’exprime au niveau de la majorité des pays du Sud à travers l’émergence – sous des formes certes extrêmement diverses – de mouvements paysans concrétisés notamment par la multiplication des organisations de producteurs indépendantes des instances politiques. Créées d’abord à l’échelle locale, à partir d’initiatives spontanées de groupes constitués autour d’objectifs spécifiques, celles‑ci tendent ensuite à se structurer à l’échelle régionale, puis nationale et même internationale.

29 Certains de ces mouvements s’inscrivent dans une longue tradition de lutte (pour la terre, les droits des travailleurs agricoles, les droits communautaires, etc.), comportant parfois une dimension politique spécifique13 ; d’autres expriment l’entrée en scène de groupes sociaux marginalisés qui se rassemblent pour la défense de leurs intérêts communs ; d’autres enfin cherchent à susciter un « élan collectif » dans la recherche de solutions à des problèmes jugés prioritaires. La manière dont les uns et les autres se positionnent par rapport aux instances étatiques peut varier considérablement : entre la résistance à l’ingérence ou l’autoritarisme et la recherche de formes de collaboration « contractuelles », pratiquement toutes les formules sont possibles − à l’exclusion de la soumission passive.

30 Ce phénomène semble occuper une place particulièrement importante en Afrique subsaharienne, où il fait l’objet d’attentions croissantes, tout en revêtant des formes concrètes extrêmement diverses (Jacob & Lavigne-Delville, 1994). Certaines organisations parmi les plus anciennes ont joué un rôle considérable, y compris au plan politique (comme l’Amicale du Walo au Sénégal, dont l’histoire est indissociable de la résistance aux grands projets étatiques d’aménagement de la vallée du fleuve), mais leur développement n’est jamais de type « linéaire ». Leur expérience est en général très riche d’enseignements, surtout lorsque l’on peut analyser avec précision les mutations décisives liées aux grandes phases de leur développement, les formes originales de coopération inter‑villageoise ou de gestion durable des ressources qu’elles ont permis d’instaurer, mais aussi les compromis subtiles qu’elles ont dû élaborer entre différents groupes sociaux ou formes de pouvoir − comme dans le cas du CADEF, grande association inter‑villageoise du sud du Sénégal (Bosc, 2005). Le processus de structuration à l’échelle nationale et même supranationale paraît particulièrement avancé dans certains pays d’Afrique de l’Ouest, où le mouvement est le plus ancien. En 2000, des représentants des plateformes d’organisations paysannes de dix pays fondent le Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA). L’action de ce vaste regroupement s’oriente autour d’objectifs jugés prioritaires, du niveau local au niveau mondial : promotion de l’agriculture familiale, lutte pour la souveraineté alimentaire, intégration sous-régionale, négociations internationales.

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31 En dépit des convergences, les différences de stratégies ne manquent pas, notamment si l’on compare deux pays considérés comme « pionniers » en la matière : le Sénégal et le Burkina Faso. Le premier présente un modèle d’organisation particulièrement ouvert, favorisant les initiatives de la base. Le second présente un système plus centralisé, voire monolithique, tout au moins au niveau de la Fédération des unions de groupements naam (FUGN), organisation la plus ancienne et la plus importante. Celle-ci a néanmoins mené une action remarquable en matière d’intensification agricole et de protection de l’environnement. Par contre, le Sénégal est plus avancé en matière de représentation politique et de capacité de négociation des organisations paysannes (Lecomte, 2008 : 124-5).

32 Des mouvements d’une telle ampleur, s’ils soulèvent de grands espoirs, se heurtent à de multiples difficultés qui peuvent à tout moment remettre en cause leurs acquis : comment coordonner efficacement des initiatives hétérogènes et rassembler autour d’objectifs communs des groupes sociaux aux intérêts souvent divergents, quelles positions adopter dans les négociations à l’échelle nationale ou internationale ? Et surtout, comment s’assurer que les leaders les plus actifs gardent un contact étroit avec leur « base » – dans un contexte qui, en favorisant leur participation croissante à la vie politique locale, tend aussi à renforcer les ambitions individuelles et les luttes partisanes ?

33 Dans les pays où le mouvement est plus récent et moins structuré, les groupements de base peuvent jouer un rôle important au plan local, mais leur coordination reste limitée et inégale : cette fonction est en fait surtout assumée par des acteurs extérieurs à la société rurale. Ainsi, au Cameroun, quelques ONG locales ont joué un rôle décisif à partir du début des années 1990 en encourageant la formation de groupements paysans, auxquels elles apportent un appui multiforme, souvent efficace, mais ne favorisant guère les initiatives autonomes (en dépit des intentions affichées). Les unions et fédérations jouent surtout un rôle de courroie de transmission, répercutant auprès des groupements de base les propositions des ONG : ce sont surtout celles-ci qui élaborent des projets et fournissent les moyens de leur réalisation. Les résultats étant fréquemment en-deçà des attentes, les ONG sont amenées à revoir régulièrement leur stratégie : le principe d’un appui régulier à l’ensemble des groupements d’une même zone est progressivement abandonné au profit d’actions plus ciblées. La constitution de grandes associations paysannes à l’échelle d’une ou plusieurs régions (mais fondées sur le principe de l’adhésion individuelle) permet de réaliser des expériences très novatrices – mais le plus souvent tributaires de l’aide extérieure. La formule très souple des GIC (Groupes d’initiative commune) instituée par une loi de 1992, en dehors de sa récupération fréquente par des acteurs non acquis aux principes associatifs14, remplit cependant des fonctions sociales non négligeables : elle contribue au moins au renforcement des pratiques d’entraide et à l’expérimentation de rapports de travail plus égalitaires, y compris au niveau familial (Guillermou, 2007).

34 Phénomène aux multiples facettes et implications, l’émergence des mouvements paysans n’est pas exempte de contradictions. Remettant en cause les clivages classiques entre producteurs et encadrement, ouvrant la voie à des formes de coopération Nord‑Sud plus équitables et adaptées, cette dynamique contribue à une large redistribution des rôles en matière de développement rural, en même temps qu’à une réflexion en profondeur des sociétés rurales sur leur propre devenir. Mais la diversification des acteurs dans le contexte de « désengagement » de l’État ne favorise

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pas toujours la cohérence et la synergie : derrière les efforts d’unification, ce sont souvent les forces centrifuges qui tendent à l’emporter, du moins dans cette phase transitoire.

35 La question cruciale qui surgit dès lors est la suivante : quelles perspectives ce nouveau contexte peut-il logiquement et concrètement offrir à l’anthropologie du développement rural ? Il serait illusoire de s’attendre, du moins dans un proche avenir, à des modifications radicales au niveau de la demande d’expertise, comme des conditions d’activité des différentes catégories de praticiens et chercheurs en sciences sociales15. Ceux‑ci n’en sont pas moins appelés à un effort de réflexion critique et d’adaptation de leurs outils et paradigmes, afin d’être en mesure de répondre au mieux aux défis liés à l’irruption des « acteurs paysans organisés » sur une scène dont ils ont été trop longtemps exclus. À ce titre, l’identification des thématiques les plus pertinentes revêt un caractère prioritaire. Il est temps de dépasser le stade des épiphénomènes qui suscitent trop souvent la curiosité du public occidental16, pour se concentrer sur les thèmes d’importance fondamentale : en premier lieu, ceux qui ont trait aux transformations sociales dont les différents types d’organisations paysannes sont le lieu, et à leurs répercussions au niveau des structures familiales ou villageoises, des pratiques et des formes d’action collectives.

36 Ces questions ont de multiples implications théoriques et pratiques, y compris au niveau (très concret) des rapports que les praticiens du développement rural doivent établir avec les principales catégories d’acteurs sur le terrain : sur quels critères évaluer la « représentativité » des leaders paysans (des groupements de base aux plus hautes instances) ? Comment interpréter les subtiles « jeux de rôles » dans les négociations entre différentes catégories de producteurs et intervenants extérieurs ? Comment décrypter des discours où l’inflation du vocabulaire « développementaliste » (plus ou moins maîtrisé) tend à diluer ou obscurcir les enjeux réels, et comment expliquer les écarts entre discours et pratiques quotidiennes ? Enfin, comment analyser les divergences ou les conflits entre acteurs partageant apparemment les mêmes intérêts et objectifs ? Autant de questions qui a priori justifieraient un recours accru aux spécialistes des sciences sociales… à condition d’être jugées pertinentes par les principaux « décideurs ».

Conclusion

37 L’anthropologie du développement rural est jusqu’à présent dans une position instable et incertaine. Tiraillée entre son besoin de reconnaissance dans un cadre institutionnel peu favorable et une volonté de traduire au plan scientifique la dynamique de transformation complexe des sociétés paysannes, elle cherche sa voie au prix de laborieux compromis. Mais les inégalités profondes de statut et de condition entre ses adeptes s’opposent à une conjonction efficace des efforts dans le cadre d’une solidarité professionnelle réelle. Privilèges et stratégies opportunistes des uns, marginalisation des autres, tout concourt en fait à rendre impossible une valorisation régulière des acquis au bénéfice de la communauté – et dans l’intérêt des populations rurales concernées. L’effort d’organisation autonome de celles-ci remet en cause le cadre biaisé d’un « développement rural » soumis à un ordre inégalitaire à tous les niveaux. Ce mouvement ouvre en théorie de nouvelles perspectives, à travers l’instauration d’une

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synergie féconde entre acteurs paysans et praticiens du développement, mais leur traduction concrète ne peut être qu’une œuvre de longue haleine.

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NOTES

1. Ce terme peut soulever des objections du fait de son imprécision apparente. En fait, il exprime une prise de position consistant à rejeter toute séparation rigide entre l’anthropologie (ou ethnologie) d’une part et la sociologie d’autre part, du moins au niveau de leur application au développement : sans méconnaître les différences entre ces deux disciplines, nous estimons qu’elles ont ici intérêt à conjuguer leurs efforts, dans la mesure où elles sont confrontées à des problèmes très similaires (Cernea, 1998 : 551‑2). D’ailleurs, le champ même de l’anthropologie du développement rural est conçu ici dans une perspective ouverte et interdisciplinaire : l’intégration de spécialistes d’autres disciplines (agronomes, etc.) disposant d’un complément de formation en sciences sociales pouvant s’avérer très féconde. 2. À commencer par la Banque mondiale : celle‑ci aurait reconnu, lors de la publication en octobre 2007 de son Rapport sur le développement mondial consacré entièrement à l’agriculture, avoir « négligé » pendant quelque 25 ans les activités agricoles, « oubliant » que la vie de 2,5 milliards d’êtres humains en dépendait ! Cette prise de conscience tardive serait liée au moins en partie à la reconnaissance par ses experts des vertus intrinsèques de l’agriculture, laquelle serait selon eux quatre fois plus efficace pour faire reculer la pauvreté que les autres secteurs économiques (Le Monde, 21‑22/10/2007). 3. Phénomène aggravé par le style de travail et le comportement des principaux intéressés, qui ne favorisent guère l’instauration d’un dialogue confiant et approfondi avec la population : notamment en Afrique subsaharienne, où le paternalisme des « experts » qui sillonnent les campagnes à bord d’imposants véhicules 4x4 évoque toujours les scènes admirablement décrites par le regretté G. Althabe ! 4. Il y a cependant des agronomes qui, au terme de leur cursus ou après quelques années d’expérience professionnelle, éprouvent le besoin d’acquérir une formation plus poussée en sciences sociales, certains en en faisant même leur véritable domaine de spécialité : cette double formation s’avère souvent très féconde. 5. Terme toujours connoté positivement (alors que celui de « théoricien » l’est presque toujours négativement) du fait d’une conception réductrice très répandue ; dans certains cas, l’étiquette de « praticien » sert surtout à justifier des compétences fictives, privilégiant l’intuition par rapport à la réflexion critique, mais sans lien étroit avec les réalités concrètes. 6. Lesquels consacrent l’essentiel de leur temps et de leurs efforts à des tâches pédagogiques pas toujours très gratifiantes, tout en s’efforçant de poursuivre des recherches avec des moyens dérisoires. 7. Notons que cette situation douloureuse, concernant a priori surtout les ressortissants des pays industrialisés, semble s’étendre à l’ensemble des sociétés, au rythme de la mondialisation. On pourrait citer le cas d’un doctorant africain très motivé, qui fut recruté à la fin des années 1990 par une ONG pour travailler en Afghanistan (après avoir vainement tenté de mener des enquêtes de terrain dans son propre pays en proie aux violences « ethniques »). Mais cette expérience fut de courte durée en raison de la conjoncture politique. 8. C’est‑à‑dire rémunérés uniquement en qualité d’enseignants‑chercheurs – même s’ils effectuent des missions non rémunérées (en dehors des frais de mission) dans le cadre de projets de coopération associant des universités du Nord et du Sud. Notons cependant que les missions de ce type, le plus souvent gérées par des laboratoires ou équipes de recherche, sont parfois l’occasion de gaspillages scandaleux au profit de personnages influents, désireux surtout de faire du tourisme à bon compte. 9. Si l’on retient uniquement le niveau de rémunération, ce sont en général les experts proprement dits qui occupent la première place, ou du moins une fraction privilégiée d’entre eux, à savoir les cadres permanents de grandes organisations ou entreprises d’une part, et les consultants indépendants bénéficiant d’un flux régulier de « commandes » d’autre part. Tandis

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que si l’on prend en compte l’ensemble des avantages matériels et sociaux, ce sont les universitaires adeptes du cumul d’activités qui viennent en tête. Par contre, le critère de la production – et reconnaissance – scientifique permet d’attribuer la première place aux chercheurs (membres d’institutions scientifiques, aux traitements souvent modestes). 10. Cette disparité peut être illustrée par une comparaison rapide entre deux textes succincts parus presque simultanément et portant sur un contexte assez similaire, celui de deux régions d’Afrique sahélienne à dominante cotonnière. L’un d’eux offre une réflexion critique très pertinente, centrée sur les savoirs, les logiques et les stratégies des paysans du Sud du Tchad, remettant en cause bien des schémas « développementalistes » (Arditi, 2004). Par contre, le second, portant sur une grande organisation de producteurs de coton du Burkina, n’est qu’un tissu de platitudes et d’approximations, reflétant une méconnaissance profonde des réalités paysannes, ainsi que de clichés néocoloniaux traduits par des phrases du type : « les bons producteurs n’acceptent plus de payer les dettes des producteurs impécunieux » (A. Bonnassieux in Bart et al., 2003 : 56). Quoi de plus sûr que l’argent pour distinguer les « bons » des « mauvais » ! 11. Il est pour le moins désespérant que jusqu’à présent, ces connaissances restent en grande partie ignorées ou inutilisées, surtout dans les pays du Sud – quand elles ne font pas l’objet d’appropriation illégale par des experts ou des universitaires sans scrupules. Soulignons cependant l’effort méritoire de l’APAD (Association euro-africaine d’anthropologie appliquée au développement) pour valoriser au moins une partie de l’apport des chercheurs africains, comme en témoigne (entre autres) l’article remarquable d’un anthropologue nigérien sur une mission d’évaluation à laquelle il a assisté en « observateur muet » (Sanda, 1994). 12. Ambiguïté qui transparaît dans l’autosatisfaction de certains anthropologues consultants auprès de la Banque mondiale : celle‑ci apprécierait hautement leur travail, lequel lui fournirait des explications simples à des situations complexes ! 13. Ainsi, dans certains pays (ou régions) d’Amérique latine, il y aurait une articulation complexe entre mouvements paysans proprement dits et mouvements « indigénistes », comme il ressort par exemple d’analyses récentes sur les Andes équatoriennes (Guerrero Cazar & Ospina Peralta, 2003). 14. Notamment des commerçants ou entrepreneurs individuels intéressés surtout par l’exonération d’impôts attachée au statut de GIC. 15. À première vue, on pourrait supposer que les organisations paysannes (OP) participent elles- mêmes à une reformulation intégrale de cette demande d’expertise, compte tenu du rôle qui leur est officiellement reconnu, et ce dans le sens d’une attention plus profonde aux implications sociales des nouvelles structures et des initiatives locales autonomes : ce qui conduirait « logiquement » ces OP à solliciter plus largement les compétences des praticiens (du Sud comme du Nord) les plus ouverts au dialogue direct avec la population – et acceptant des conditions de travail et de rémunération relativement modestes. Mais ce raisonnement « idéaliste », impliquant un élargissement sensible des débouchés au profit des « travailleurs précaires », fait abstraction de certaines dures réalités : à commencer par le fait que la grande majorité des OP ne disposent pas des ressources nécessaires pour recruter du personnel qualifié extérieur, et que les ONG qui les appuient, confrontées à des difficultés croissantes en matière de financement, se limitent à des profils « techniques » et n’embauchent pratiquement plus de sociologues ou anthropologues. 16. Par exemple, les diverses formes de gestion locale de la « rente » liée à l’aide extérieure : dans ce cadre, le thème des « courtiers locaux du développement » a suscité au début des années 1990 un vif engouement dans certains cercles de l’anthropologie du développement, conduisant parfois à des analyses intéressantes, mais tendant à occuper une place disproportionnée.

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RÉSUMÉS

La mise à contribution des sciences sociales en matière de développement rural, justifiée par l’importance des « facteurs humains », a toujours été lente et inégale. La demande d’expertise présente ici un caractère ambigu, dans la mesure où elle se focalise sur la conception ou réalisation de projets, sans prendre en compte la complexité des logiques paysannes et des rapports sociaux. Mais « l’offre » d’expertise présente elle-même une profonde hétérogénéité en ce qui concerne la formation et la valorisation des compétences. Inégalités de statut et inégalités Nord-Sud se répercutent sur la production/diffusion du savoir scientifique appliqué. L’émergence des nouveaux interlocuteurs que sont les organisations paysannes autonomes représente un changement très important, mais dont les perspectives pour l’anthropologie du développement rural sont encore difficiles à évaluer.

The participation of the social sciences in rural development, although justified by the importance of « human factors », has always been a slow and irregular process. The demand for expertise has an ambiguous character since it usually focuses on project design or implementation without taking into account the complexity of peasant logics and social relationships. But the « supply » of expertise has itself a very heterogeneous character as regards training and skill valuation. Status inequalities and inequalities between rich and poor countries affect the production/dissemination of applied scientific knowledge. The emergence of autonomous peasant organizations as new interlocutors represents a very important change, but it is still difficult to assess its implications for the anthropology of rural development.

INDEX

Keywords : rural development, anthropology, expertise, projects, peasants, knowledge, inequalities Mots-clés : développement rural, anthropologie, expertise, projets, paysans, savoirs, inégalités

AUTEUR

YVES GUILLERMOU Université Paul Sabatier – Faculté de médecine, Département de santé publique - 37, Allées Jules- Guesde – 31073 Toulouse Cedex [email protected]

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Passage d’une pratique professionnelle à l’enseignement d’une anthropologie appliquée au développement rural A Change from Professional Practice to the Teaching of Anthropology Applied to Rural Development

Olivier D’hont

1 Le thème de ce numéro du Journal des anthropologues me donne l’occasion de coucher sur le papier une première réflexion sur une toute nouvelle expérience pour moi de l’enseignement après plus de deux décennies d’exercice du métier d’agent de coopération.

2 J’enseigne depuis quatre ans dans un institut universitaire d’étude du développement, l’ IEDES1, rattaché à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Cet institut a pour vocation de contribuer à la formation de cadres d’organismes impliqués dans l’action pour le développement dans les pays du Sud. Il propose plusieurs masters professionnels thématiques2 à dominante soit économique soit socio-anthropologique, et un master de préparation à la recherche en « études du développement ». Créé en 1957, à la veille des décolonisations, l’IEDES accueillait alors pour une année de DESS des étudiants d’origines disciplinaires diverses, titulaires a minima d’un diplôme de maîtrise en quatre ans ou de celui délivré par une école au terme de cinq années. Aujourd’hui, avec la réforme du découpage des cycles universitaires en licence en trois ans puis master en deux ans, les étudiants arrivent à l’IEDES avec un niveau de formation moins élevé, mais ils y restent deux années. Le public s’est très largement féminisé. La modeste proportion actuelle d’étudiants venus de pays du Sud peut paraître regrettable. Les débouchés ne sont plus les administrations publiques ou les grandes agences de développement, au moins dans le premier temps d’une carrière. En revanche, la multiplication d’associations humanitaires ou d’aide au développement où le turnover des personnels est très élevé, a généré une volumineuse offre de stages et de premiers emplois sur le terrain dont

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beaucoup de nos étudiants profitent. Dans les trois ou quatre mois qui suivent la délivrance du diplôme, si ce n’est avant, une grosse proportion d’étudiants a pu « mettre le pied à l’étrier ».

3 Nos étudiants, toujours très motivés, ont généralement peu lu. Par ailleurs, dans leur formation antérieure, administration économique et sociale (AES), langues étrangères appliquées (LEA), sociologie, philosophie, sciences politiques, géographie …, beaucoup n’ont jamais été astreints à la maîtrise conséquente d’un formalisme scientifique3. En conséquence, dans les limites de temps imparties, de dix-huit à vingt-quatre par spécialités, j’ai choisi d’être réducteur à l’extrême dans la présentation de la discipline, et d’insister sur l’adoption d’une base conceptuelle ultra minimaliste comme préalable à toute étude rurale, quitte à évoquer dans l’interstitiel du cours les thématiques abordées dans les études de développement : genre, autorité, …

4 Le premier cours traite de l’anthropologie générale, tandis que le second, dupliqué en plusieurs versions selon les masters, est plus centré sur l’étude du monde rural. J’en livre ci-dessous l’esprit et un aperçu de leur contenu à l’appréciation des collègues.

Une initiation à l’anthropologie générale, schématisation de son épistémè

5 Dans le tronc commun des enseignements de première année, il m’échoit de donner un cours de 24 heures intitulé « anthropologie pour le développement ». Une très grande majorité des étudiants n’a jamais suivi auparavant un cours d’anthropologie. De ce fait, mon cours ne peut être qu’une initiation en tenant compte que, pour large partie du public, cette initiation n’aura pas de suite pédagogique.

6 Dans un cours d’initiation, on pourrait présenter l’anthropologie classique à travers l’explication et le commentaire d’une dizaine d’objets de savoir qui lui seraient propres et suffisants pour en éclairer le potentiel heuristique : la société, la culture, la parenté, les mythes, les rites, etc. Mais on risque ainsi de valoriser un caractère faussement cumulatif et consensuel de la constitution d’un savoir commun par les différents auteurs, alors que les apports des uns et des autres ne s’agencent pas en un (ou des) formalisme accepté par l’ensemble de la profession. Il y a quasi autant d’appréciations de ce que doit être l’anthropologie et de propositions pour éclairer la compréhension de son objet, que de grands auteurs. Ainsi, pour devenir anthropologue, un étudiant ne peut se contenter de prendre connaissance uniquement des travaux contemporains ou subcontemporains comme son collègue étudiant la géographie ou l’économie. Il doit, comme à chaque génération, découvrir directement une sélection d’ouvrages anciens laissés par les pères fondateurs et de commentaires critiques qui en constituent le cortège, pour les réévaluer par lui-même assez librement. Lectures que mes étudiants ne feront pas, même les deux ou trois monographies conseillées pour leur contenu comme pour leurs qualités d’écriture.

7 L’anthropologie classique leur est donc présentée comme un ensemble d’œuvres individuelles marquantes plus ou moins originales, sociologiquement et historiquement situées, sous la forme de comptes rendus d’une démarche intellectuelle et (ou) initiatique d’observateurs occidentaux immergés dans un petit groupe de culture distincte. Ces monographies ont souvent été complétées par des écrits plus tardifs dans la carrière académique des auteurs, sous la forme d’essais sur l’homme en société. Nous

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privilégions donc une entrée plus en amont directement dans le débat d’idées général, plutôt que sur des concepts récurrents. Pour ce cours, nous avons limité autant que faire ce peu le nombre d’auteurs cités, et ce pour une partie seulement de leur contribution à la discipline.

8 Pour aider à la mémorisation de quelques grandes idées constitutives de l’anthropologie classique en liaison les unes avec les autres, nous présentons brièvement notre discipline comme une sorte d’épistémè au sens « foucaldien » du terme (Foucauld, 1966), terme pédant pour désigner ici un ensemble de discours en rapports mutuels dessinant un réseau de contraintes d’exercice de la pensée afférente à notre domaine de connaissance, et donc une relative fermeture de cette épistémè sur elle-même.

9 J’ai choisi de représenter cette épistémè par un référentiel graphique à deux dimensions (voir schéma page suivante).

10 Cette aire est traversée par deux axes orthogonaux bidirectionnels comme l’est notre système cardinal. L’axe nord-sud est dirigé vers le pôle septentrional des productions idéelles, ou représentations : dogmes, mythes, idéologies, savoirs, règles, langues, etc. À l’opposé, ce même axe est orienté vers le pôle méridional des productions matérielles, artefacts ou objets de la vie quotidienne. Entre ces deux pôles, la position d’une œuvre anthropologique est affaire de proportion dans l’intérêt porté par l’auteur aux dimensions matérielles et idéelles des productions des individus.

Représentation graphique de l’épistémè de l’anthropologie. Proposition

11 Cet axe nord-sud des productions idéelles et matérielles résultats de l’activité humaine, est croisé par un axe bidirectionnel ouest-est correspondant au dipôle société et individus dans la manifestation de ce qui est collectif, agréé par le groupe.

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12 Le grand ouest est le lieu du social « objectivé », distancié des individus dans des institutions cristallisées ou procédures régularisées, normées, formant un système de rapports sociaux et de pouvoir entre membres de la société. La pensée des auteurs se focalise sur des entités sociales fonctionnelles, interdépendantes entre elles (groupes domestiques, clans, tribus, classes, institutions diverses, …) et chacune avec le tout. L’ouest serait la zone d’une définition de la civilisation4 énoncée comme un ensemble stable des grandes options techniques – la civilisation de l’arc, des clairières, de la lance, des cités des savanes pour l’Afrique5, ou l’adoption de la houe, de la bêche ou de l’ angady6 comme moyen d’action sur de la matière, par exemple – options métaphysiques (divin immanent au monde ou transcendant, culte des ancêtres, métempsychose, etc.) et option linguistique, options qui toutes s’imposent aux individus se succédant dans une société. La civilisation est alors envisagée comme l’analogue d’une force d’inertie à laquelle l’individu n’échappe pas.

13 L’est serait lui le lieu du collectif réduit à la collection d’individualités en interaction mutuelle. Ce qui est tangible, objectivable, ce sont les comportements des membres d’un groupe, orientés par ce qui a été intériorisé lors de la construction psychologique et psychique de l’individu, et qui est donc spécifique, distinctif d’un groupe. La pensée des auteurs tend à se focaliser sur les individus en relation normée avec certains autres, le tout constituant un réseau animé doté de singularités par rapport à d’autres réseaux. L’est serait la zone d’une définition de la culture, énoncée comme des choix collectifs distinctifs – représentations, comportements, objets – que les individus font vivre et se transmettent. La culture est alors perçue comme une force motrice, le résultat d’un effort de chacun dans son groupe de vie, un idéal stéréotypé, des modèles de conduite en toutes choses.

14 Dans les cadrans de ce référentiel schématique, on peut positionner quelques idées saillantes d’œuvres diverses : l’origine de l’homme en société, la structuration et la complexification de celles-ci, leur moteur, le primat donné à l’individu (choisir) ou à la société (subir) dans l’intériorisation des comportements et la sélection des pratiques, la nature du lien social, etc. Une pensée forte, totalisante, d’un auteur peut y être inscrite comme un vecteur (une ligne orientée à partir d’une origine). Une famille d’idées sera représentée par une région du graphe plus ou moins circonscrite.

15 Les auteurs évolutionnistes qui discriminent l’essentiel des fondamentaux de la discipline dans la seconde partie du XIXe siècle, sont bien distribués sur l’ensemble du graphe selon que pour suggérer le moteur des mutations d’une étape, ou phase, à une autre, ils mettent l’accent sur l’évolution des représentations métaphysiques en général – âges de la magie, des religions puis de la science – avec James George Frazer (au nord- est du graphe), ou des représentations resserrées autour du fait religieux – animisme, polythéisme puis monothéisme – avec Edward Burnet Tylor (dans le cadran nord- ouest), ou sur celle de la technologie et incidemment des institutions avec Lewis Henry Morgan (au sud-ouest). Karl Marx, qui fut influencé par la pensée de Morgan, sera positionné dans le cadran sud-ouest. Sa théorie matérialiste de l’histoire des modes de production qui inspirera certains anthropologues est indiquée par un vecteur du sud vers le nord en référence à la détermination de la structure de production sur la superstructure organisationnelle, elle-même légitimée comme ordre naturel des choses par une création idéelle, l’idéologie.

16 Émile Durkheim, autre inspirateur de l’anthropologie pour lequel l’origine de la société aurait à voir avec la socialisation primitive de l’affect, est inscrit au couchant du

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graphe. Sa pensée serait rappelée par un vecteur venu de l’ouest, les institutions ou entités sociales chosifiées, dirigé vers l’est où se situent les individus en interrelation, inconscients d’être ligotés par leur habitus. La contribution de Pierre Bourdieu, de même tradition intellectuelle, est un vecteur plus décalé vers le pôle individus et leurs stratégies intelligibles dans le champ social pour se constituer un capital économique et social.

17 Le courant fonctionnaliste, britannique, influencé par la pensée de Durkheim, est signalé comme une nébuleuse de points circonscrite dans l’ouest du graphe. Y sont localisés des auteurs de monographie qui se sont focalisés sur les institutions et la gouvernance des sociétés de l’Empire britannique : Bronislaw Malinowski avec les insulaires trobriandais du Pacifique occidental, Edward Evans-Pritchard avec la société segmentaire des éleveurs Nuer du Sud-Soudan, Siegfried Frederick Nadel avec une cité royale du Nigeria, Ronald avec le système politique des États Shan sur les hautes terres de Birmanie, avec les Tallensi du Ghana, etc.

18 En vis-à-vis, à l’est, on trouvera le courant de la personnalité culturelle américain plus influencé par la psychologie alors naissante, la coexistence des minorités et les processus d’acculturation. Melville Jean Herskovits représente ce courant pour l’étude de l’Afrique et des noirs d’Amérique. Ruth Benedict insiste sur l’existence de types comportementaux distincts, voir opposés, valorisé chacun dans chaque culture amérindienne, posant ainsi incidemment le problème de la qualification de la déviance et de la normalité. Abraham Kardiner nous invite à saisir l’individu dans sa société par une personnalité de base intrinsèque à chaque culture dont l’organisation sociale, les institutions et leur fonctionnement, serait le reflet. Certains auteurs de ce courant comme Alfred Louis Kroeber iront jusqu’à envisager une autonomie de la culture, sa chosification. Margareth Mead à partir d’un exemple samoa pose le problème de l’éducation et de la construction sociale des genres. Plus loin encore au levant, sont positionnés les interactionnistes comme Erving Goffman et sa mise en scène de la vie quotidienne. Sont aussi localisés à l’est, des auteurs d’histoires de vies, les stratégies personnelles illustrant une culture : Oscar Lewis avec une famille mexicaine, Sydney Mintz avec la vie d’un travailleur de la canne portoricain, Mary Smith avec l’histoire d’une femme haoussa du Nord Nigéria, … William Foot Whyte y est aussi situé pour l’attention portée à la société du coin de la rue dans une métropole nord-américaine.

19 Marcel Mauss, par son essai sur le don, et par son intuition de l’origine de la société – brider les antagonismes conflictuels par la représentation symbolique du clan, du nous – mais aussi par l’attention portée aux attitudes et positions corporelles, est situé au levant avec un vecteur qui regarde vers l’ouest les institutions.

20 Au Sud, installé dans le cadran sud-est, on trouve le courant français de la technologie culturelle initié par le préhistorien André Leroi-Gourhan, Georges Haudricourt puis Robert Cresswell. Pour ce dernier, les chaînes opératoires des techniques, leur choix et la répartition des tâches, manifestent la structure technosociale de la société appréhendée ainsi comme l’ensemble des contributions individuelles des acteurs mises bout à bout, d’où un vecteur orienté est-ouest pour mémoriser ce point de vue.

21 Dans la moitié ouest, on trouvera signalée par un vecteur nord-sud, la pensée de Jacques Cauvin (1998), préhistorien, théoricien de la néolithisation, qui induit des données de terrain qu’au Proche-Orient ancien cette mutation des modes d’accès aux ressources est précédée d’une véritable révolution dans le domaine des représentations. L’ancienne symbolisation féminine d’une nature divinisée est

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remplacée par des symboles zoomorphes de la force et de la domination comme le taureau. Par contraste, un vecteur parallèle d’orientation inverse, signale la thèse opposée dont l’un des hérauts fut Gordon Childe (1942) pour lequel la néolithisation, par un raisonnement déductif (qui serait donc valable, a priori, en tous lieux d’émergence d’une révolution néolithique ?), résulterait d’une inadéquation survenue entre le poids démographique et le mode d’accès aux ressources de type chasseur- cueilleur, ou plus largement de l’évolution négative de la disponibilité en ressources (contingence matérielle). est un autre auteur de ce cadran sud-ouest avec sa démonstration que les sociétés de chasseurs-cueilleurs vivant en bandes mobiles ne sont pas dans une situation de précarité, de frugalité et d’effort harassant mais qu’au contraire le choix de ce mode d’accès aux ressources n’est pas antagoniste avec la notion relative d’abondance.

22 Dans le nord du graphe de l’épistémè, figure le structuralisme de Claude Lévi-Strauss où la structure de la pensée individuelle est intimement liée à la communication avec des proches. Incidemment la morphologie des constructions sociales comme le langage, la parenté, les mythes, doit à cette contingence. Cette pensée sera donc signalée par un vecteur boréal orienté de l’ouest, les langues, les mythes, la parenté, vers l’est lieu du mental des individus en interrelation. Plus septentrional encore, mais représenté par un vecteur de l’est, la structure biologique du cerveau, vers l’ouest, le sens en partage, serait située une « épidémiologie des représentations » échappées à leurs initiateurs biologiques, proposée par Dan Sperber avec son anthropologie cognitiviste.

23 À cette anthropologie classique, sont adjoint des compléments plus contemporains qui l’élargissent en une anthropologie générale. Sont mentionnées quelques monographies prenant en compte l’histoire récente du groupe étudié : le royaume du Yatenga par Michel Izard ou l’émirat de l’Adrar mauritanien par Pierre Bonte, etc. Sont aussi évoqués des travaux plus thématiques : la souillure avec Mary Douglas, les principes de hiérarchisation dans le système des en Inde avec Louis Dumont, la mort avec Louis-Vincent Thomas, la sorcellerie en France avec Jeanne Favret-Saada, le rapport entre anthropologie et impérialisme avec Jean Copans, Claude Meillassoux et son anthropologie économique, etc. J’ajoute brièvement à cette énumération des ouvrages collectifs, souvent actes de colloques autour d’une infinité de thèmes. Enfin, je ne peux que mentionner ce que l’on appelle parfois les nouveaux terrains de l’anthropologie, l’emploi de sa méthode et le respect de ses prescriptions holistes pour explorer des composantes de nos sociétés – les sans domicile fixe, les familles fortunées, … – et les pratiques et représentations des différents acteurs autour d’une activité professionnelle ou institutionnelle, politique, sportive, culturelle, religieuse, etc.

24 L’œuvre de George Balandier, avec son anthropologie dynamique, située à l’ouest, est évoquée pour illustrer une transition entre l’anthropologie classique et son état contemporain. Les notions de société endogène et d’ethnie sont remises en question tout comme le concept de développement au profit de celui de mondialisation. Le trait est parfois forcé pour souligner le passage d’objets d’étude constitués, les petites sociétés dont on souhaite appréhender les institutions, à celui d’échantillons de population avec pour corollaire des études focalisées sur les stratégies individuelles et les « freins » culturels. Cette évolution s’inscrit dans le graphe comme un glissement de l’ouest vers l’est. Sur cette dernière longitude, décalé vers le nord est positionnée l’approche de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) des configurations d’acteurs du développement, ainsi que celle de Pierre-Joseph Laurent (2008), deux auteurs dont les

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ouvrages sont étudiés dans le détail lors de séances de travaux dirigés animés par une jeune collègue.

25 Le graphe de l’épistémè n’est donc proposé que comme un procédé d’aide didactique, une synthèse visuelle pour aider à la mémorisation. C’est un exercice d’appréciation simple et très réducteur des œuvres anthropologiques par leur projection sur ce jeu de double tension, l’une entre la collection d’individus opposés à la société, l’autre entre les productions pour satisfaire des contingences matérielles et celles de l’esprit qui permettent de se penser en tant que membre de la société dans un complexe de sens. Bien des localisations d’auteur sont aisément contestables. L’important, in fine, est d’inciter par ce moyen les étudiants à situer une étude qui leur tomberait sous les yeux en regard de la pluralité des points de vue de l’anthropologie, en touchant du doigt la difficulté à cerner, donc caler, l’apport d’une pensée toujours singulière et souvent multi-interprétable.

26 Je termine ce cours par une évocation de la structure d’aide au développement en termes de confrontation de référentiels, structure dominée par une alliance d’institutions productrices de normes en matière de concepts, de discours (tendant vers l’univoque) et de modalités d’action (FMI, BM, banques régionales de développement, agences onusiennes et de coopération des États du Nord), perturbant volontairement par des injonctions politiques, des incitations programmatiques et des financements de projets, des ensembles de populations dotées de leurs référentiels propres, mouvants, largement étrangers à celui des dominants. Ces référentiels locaux sont de plus en plus individualisés, syncrétiques, sous l’effet des sectes évangéliques et des modèles de réussite popularisés par les médias et l’école. Entre ces deux niveaux, on trouve des institutions de type ONG, subordonnées financièrement au premier niveau, chargées de l’action opérationnelle auprès des populations et elles-mêmes traversées par des incompréhensions, des évitements liés à la composition de leurs équipes réunissant des expatriés superviseurs, avides de reconnaissance par les bailleurs, et des collaborateurs locaux subordonnés inquiets de la pérennité de leur gagne-pain.

27 Je demande par questionnaire aux étudiants d’évaluer cet enseignement (cours magistral et travaux dirigés). Ce cours est encore jugé trop « théorique », « trop dense » malgré, année après année, des ajustements et l’inclusion de narrations d’exemples vécus pour adoucir le caractère sans doute ardu du propos.

Un cours d’anthropologie du monde rural, d’inspiration systémique

28 Ce cours de vingt-quatre heures, complément du précédent, s’adresse à quelques étudiants inscrits en master « recherche » (M2). Une seconde version plus étoffée, sur deux ans (M1+M2), est proposée à un public plus nombreux inscrit dans des masters « pro ». Cet enseignement est décomposé en un cours magistral stricto sensu, suivi par quelques séances d’ateliers thématiques où les acquis du cours sont mis à profit et donnent l’opportunité d’introduire d’autres concepts. Des cas concrets de situations rurales, principalement à Madagascar, en Syrie, en Mauritanie, au Soudan, en Espagne, servent à illustrer mon propos.

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29 Pour cet enseignement, j’ai choisi d’avoir recours à la notion un peu dépréciée de système. Cette démarche analytique et synthétique d’un objet complexe, est une transcription formelle d’une représentation explicative graphique réduisant cette complexité à un jeu d’entités en interaction dynamique pour satisfaire des objectifs ou finalités (définition empreinte d’organicisme inspirée par Joël de Rosnay, 1975). Compte tenu des caractéristiques de mon public – peu de lectures, peu ou pas de connaissance de formalismes aboutis – j’espère ainsi accrocher l’intérêt et faciliter la mémorisation des étudiants. Mais une population rurale avec ses pratiques peut-elle être assimilée, même en grande approximation, à un objet complexe traitable comme l’analogue d’un système, donc au préalable circonscrit avec un dedans et un dehors ? Une population est rurale en ce que ses membres tirent majoritairement leurs revenus ou satisfont leur subsistance, en tirant parti des ressources – animales, végétales et minérales – spontanées ou domestiques situées dans leur environnement proche, immédiat. La mise en œuvre d’un ensemble d’activités productives localisées dans un espace limité, génère de fait une mitoyenneté, un relatif confinement. L’exercice de pratiques productives mais aussi de transformation et de consommation par chacun, se déroule ainsi sous le regard permanent et sur la longue durée, d’autres corésidents. Quelle que soit l’importance dans les contingences de la vie quotidienne des coopérations, des coordinations ou des corégulations, la mise en présence mutuelle et permanente des individus appartenant chacun à des unités sociales élémentaires, introduit dans l’ensemble communautaire une rivalité mimétique comme moteur inconscient d’uniformisation des conduites et des pratiques au sein d’un collectif de « vis-à-vis ». Cet ancrage à un même substratum, complété par des rapports contraints comme les règles d’accès aux ressources, autorise à ne pas considérer les corésidents dans leurs pratiques comme une simple collection d’individus regroupés en plusieurs unités sociales élémentaires pleinement autonomes. Il s’agit bien d’un ensemble circonscrit d’entités domestiques en relations mutuelles exprimées selon des modalités propres, avec une finalité qui est, a minima, le maintien d’une forme de société acceptée : un jeu de règles, des prescriptions de pratiques matérielles, un référentiel de représentations. L’unité d’étude systémique sera donc la communauté rurale (le village, le campement, un quartier d’un bourg, ...), voire un ensemble de communautés rurales mitoyennes ou dispersées mais fortement liées (par exemple des campements d’une fraction nomadisant à grande distance les uns des autres, ou une d’artisans itinérants).

30 Je propose donc aux étudiants de considérer qu’il peut être donné une représentation de la réalité7 locale au niveau de la communauté rurale, en la traitant comme l’analogue de la conjonction de trois types de systèmes identifiés selon la typologie systémique de Mario Bunge (2008) : un système d’artefacts, un système d’idées et un système social (organisationnel). Cette proposition introduit une correspondance avec la structuration graphique de l’épistémè générale présentée dans le cours précédent. L’ensemble des trois systèmes est ouvert sur le milieu – les écosystèmes dans lesquels sont localisés des ressources – et sur le contexte englobant c’est-à-dire l’État (ses services), le marché, les médias, les organisations prosélytes religieuses. L’analyse de cette réalité ou situation locale, consiste donc à diffracter à partir d’un tout (exigence de totalité de notre discipline) un système matériel, un système idéel et un système social pour donner de chacun un modèle descriptif. Pour chaque système, on précise donc les entités, leurs regroupements en catégories, leurs relations dynamiques et leur finalité(s) propre(s). On s’interroge ensuite sur la nature de cette conjonction des trois systèmes.

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31 Chaque système peut lui-même être décomposable en sous‑systèmes, par définition dotés de caractéristiques systémiques. Au sein de chacun des trois grands systèmes, on distinguera deux niveaux (catégories) d’entités : les productions sociales abouties, qu’elles soient matérielles, idéelles ou organisationnelles, et les processus qui les génèrent, les réitèrent, les renouvellent, les utilisent c’est-à-dire les pratiques matérielles, idéelles et organisationnelles (institutionnelles).

32 Le système matériel comprend un système d’objets, des matières d’œuvre dans un état abouti, comme premier niveau d’entités, objets dont les unités domestiques de la communauté souhaitent disposer en les élaborant elles-mêmes ou en se les procurant sur le marché. Ces entités objets sont réparties en trois sous-systèmes, les mets sont les entités du sous-système alimentaire, les vêtements celles du sous-système vestimentaire, et les abris, un jeu d’écrans protecteurs déterminant des locii, les objets d’un sous-système résidentiel. D’autres objets – outils, machines, contenants – sont des objets auxiliaires de techniques. Les objets de consommation des trois sous-systèmes précités et les objets auxiliaires de techniques, constituent la culture matérielle de la communauté, ils résultent d’un choix distinctif.

33 Est adjoint à ce système d’objets, à un second niveau, un système technique dont les entités sont les pratiques ou activités du sous-système de production que nous appelons le ou les modes d’accès aux ressources, celles du sous-système des transformations où la matière d’œuvre acquiert une charge culturelle en devenant objets, et celles du sous-système de consommation de ces objets où les pratiques d’usage les dégradent à terme au statut de déchets. Les entités de la culture matérielle, les objets, et celle du système technique, les pratiques, sont au sein de leur catégorie mises en système par l’existence de relations formelles – relations d’auxiliarité, de supplémentarité, de complémentarité (D’Hont, 2005) – et par des finalités intermédiaires multiples propres aux sous-systèmes. L’ensemble de ce système matériel à deux niveaux a pour finalité la protection, lato sensu, des membres de la communauté.

34 L’étude de l’interface avec le contexte englobant, la nature des entrées et sorties de matières, de travail, de services, ainsi que les modalités de ces transferts, leurs contreparties, les acteurs extérieurs partenaires, clôt la présentation de ce système matériel.

35 Grâce à cette grille de lecture matiériste, dans le temps relativement court imparti aux études de terrain commanditées, l’étudiant devrait plus tard être capable de procéder à un relevé quasi exhaustif de la culture matérielle et du système technique. Il doit pouvoir fournir à l’environnementaliste un inventaire des pratiques relatives à toutes les ressources sollicitées localisées sur les écosystèmes, l’informer sur le devenir de tous les déchets rendus aux seules lois de la nature. Au microéconomiste, il fournira outre l’inventaire des consommations et des productions, un descriptif de l’interface avec le marché et ses modalités d’échange, mais aussi les temps de travail et la nature des équipements. Les professionnels de la santé doivent savoir pouvoir lui demander un descriptif du régime alimentaire, de sa saisonnalité et des inégalités internes. Ceux de l’éducation veulent disposer des temps de moindre activité des plus jeunes alors disponibles pour la scolarisation, voire des modalités d’apprentissage des tâches de la vie quotidienne, etc.

36 Les étudiants apprécient cette partie du cours où tout leur semble bien ordonné et paraît répondre à leur attente d’une formation opératoire.

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37 Les entités du système idéel sont les représentations regroupées en catégories constituant des sous-systèmes se recouvrant plus ou moins largement : les dogmes, les mythes, les dictons, les savoirs et les taxonomies, les modes d’emploi, les rites, la langue (lexique et syntaxe) et les cris d’identification, les cosmologies, la parenté, etc. Des énoncés, des gestes, une symbolique des matières, des formes et des signes, sont utilisés pour signifier des représentations pourvoyeuses du sens. Ces représentations traduisent une part de l’imagerie mentale des uns et des autres, communicables donc sensées, qui sont sélectionnées pour être partagées. Les sous-systèmes de représentations, analogues des sous-systèmes d’objets dans le système matériel, sont des catégories de signifiants qui ensemble portent un sens souvent très large, mal borné, polysémique, poly-interprétable, flou, mais qui sont des caractéristiques nécessaires à leur usage en commun, acceptables car ré-interprétables par chacun. Des pratiques ou rites qui dans leur manifestation mettent en œuvre des phénomènes matériels – sons, traces, gestes, matières (dont les corps), couleurs, formes – renouvellent, réitèrent sans cesse ces objets idéels. Ces représentations fonctionnelles sont reconduites, bien que modifiées à l’occasion, aussi pour manifester l’unicité du groupe, elles constituent sa culture idéelle. Ce partage est l’occasion d’éprouver une empathie en commun par consensus sur un référentiel communautaire. Il permet d’être moins seul, et d’une certaine façon d’apaiser les angoisses de mort par la certitude pourtant illusoire d’un sens commun puisqu’il est l’affaire de tous, malgré la vertigineuse autonomie des croyances personnelles. L’ensemble de ce système idéel à deux niveaux a donc au coté de finalités opérationnelles via la communication, de rendre l’humain comme étranger à lui-même par une aliénation protectrice contre l’insoutenable vanité de l’existence. La présentation de ces catégories de l’anthropologie générale (mythes, savoirs, …) avec un registre de relations internes (opposition, associations, compatibilité, renforcement, minoration, etc.), entre entités telles que les mythèmes, les pas de danse rituelle, les taxons d’une classification, etc., ainsi que leurs finalités propres de sous-système idéel, n’est pas toujours perçue dans son utilité opératoire pour l’action en faveur du développement par les étudiants. Ils sont plus réceptifs à l’idée d’une possible prise en compte de cette dimension de la réalité locale grâce à un guide d’exploration que je leur propose, en abordant plus tard avec chacun de leurs interlocuteurs la notion de personne (moi, je), de phylum (nous les vivants, nos morts et ceux à venir, par opposition aux autres), de la nature (les espèces, les éléments, les milieux et les forces qui les régissent), de l’au-delà (le devenir, la destinée). Cette proposition, à partir de ces quatre thèmes gigognes, interroge d’abord les étudiants sur leur propre sens donné à leur présence dans un monde dont la vision de chacun d’eux diffère très sensiblement. Il s’ensuit qu’il est alors plus facile de leur faire saisir que cette diversité est aussi présente dans une communauté rurale africaine d’aujourd’hui et sans doute d’hier, et que ce que l’on appelle représentations n’est que ce qui généré en interne ou provenant de l’extérieur a été accepté, toléré, admis par le groupe mais sans nécessaire adhésion profonde par chacun.

38 L’objectif d’une enquête professionnelle forcément de très courte durée, et en conséquence inévitablement focalisée sur le tangible, ce qui est matériel, ne peut être pour ce qui est des représentations plus que l’appréciation, la saisie en pointillé d’un référentiel communautaire nécessaire pour satisfaire aux exigences d’une vie locale, et les effets perturbateurs sur celui-ci de l’école, des médias, du prosélytisme religieux. Ce moment du cours a donc principalement pour but de donner aux étudiants un fil conducteur pour rencontrer l’autre et pouvoir se mettre en posture d’observation avec

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une plus grande sensibilité au caractère relatif, mouvant, de ce qui est communicable, intelligible, évident, allant de soi.

39 Le système social est présenté comme organisateur des relations mutuelles au sein de la communauté pour réaliser les choix distinctifs du groupe exprimés dans la culture matérielle et la culture idéelle, un corpus d’objets et un corpus d’idées qui rend la vie possible et acceptée. Les individus ou acteurs sont réduits à des supports de rôles. Un rôle est défini dans la part attachée à chacun dans une relation à l’autre ou à des catégories (biologiques ou sociales) d’autres. Chaque individu est donc porteur de plusieurs rôles. L’ensemble des rôles effectifs ou potentiels de chacun définit son statut social. La relation sociale est manifeste dans un lien social ou coalescence de deux rôles ou plus, portée par deux ou plusieurs acteurs. Elle se matérialise par la participation de chacun à un complexe de tâches matérielles, idéelles et organisationnelles, et par des échanges au sein de l’unité domestique ou de la communauté. Elle révèle l’acceptation d’un renoncement à une liberté permanente de choix ou d’action déléguée ou négociée avec d’autres. Les rôles sont les entités du système organisationnel, des liens formels entre acteurs. Les institutions sont définies comme des pratiques sociales normées, régulières ou occasionnelles mais reproductibles, d’affectation des rôles et de leur réaffirmation au cours du temps cyclique des générations et de la nature en général. De même que les pratiques matérielles ou système technique, visent au renouvellement des objets de la culture matérielle (le système d’objets) – que les pratiques idéelles visent au renouvellement des représentations (une épistémè locale ?) –, le mariage, les funérailles, une manifestation votive, l’assemblée du village ou la réunion du conseil du chef, etc., sont présentés comme ayant pour finalité première le renouvellement plus ou moins à l’identique des rôles de chacun dans l’édifice commun, organisé, des relations sociales.

40 Au cours des séances d’ateliers thématiques, nous nous efforçons avec les étudiants de dessiner des sphères de socialité en croisant de multiples critères – les productions, le commensalisme, la corésidence, la parenté, la nuptialité, la solidarité judiciaire, etc. – et l’autorité qui s’exerce par domaine d’activité matérielle, de représentation et d’organisation. Fort de cette approche des relations sociales, pour chaque catégorie biologique et sociale de membres de la communauté, l’étudiant doit pouvoir dresser un inventaire des rôles et du contenu potentiel ou effectif, matériel ou idéel, de la relation qu’il permet ou oblige avec chaque autre membre du groupe. Par exemple, pour une femme, la relation avec son père, avec le chef de son clan ou son oncle, avec le chef de son village, avec son époux, ses frères, les coépouses dont la première d’entre elle, avec ses fils devenus adultes, avec les membres de sa société initiatique, avec le pasteur éventuellement, toutes relations manifestes par des participations à des tâches domestiques ou des travaux sur les champs des uns et des autres, voir des contributions d’une autre nature. Cette approche réductrice des relations sociales est aisément acceptée par les étudiants, c’est-à-dire comprise.

Approche systémique d’une communauté rurale

Systèmes Entités procédures Entités résultats Finalités

Matériel Pratiques matérielles Objets Protection

Hommes→ matières Système technique Culture matérielle Travail

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Idéel Pratiques idéelles Représentations Sens

Hommes→ Idées Système référentiel Culture idéelle Communication, Aliénation

Social Pratiques sociales Rôles Ordre

Hommes→ hommes Cadre institutionnel Organisation sociale Autorité

Tableau récapitulatif

41 La correspondance entre les trois systèmes matériel, idéel, organisationnel, est une coalescence de leur ordonnancement qui doit être suffisante pour nous les représenter comme une totalité (exigence de l’anthropologie). L’ordre social est inscrit, codé, dans la distribution acceptée des tâches matérielles, idéelles et organisationnelles, les plus contingentes ou structurantes.

42 Au terme de cette présentation systémique en trois volets, j’aborde l’individu dans sa communauté comme acteur multirôles qui par ces choix dans tous les domaines – matériel, idéels, organisationnels – révèle des stratégies de maximisation et/ou de sécurisation. C’est-à-dire comme agissant en tenant compte de tous par les contraintes de rôles selon un principe d’action en m’inspirant de représentations schématiques proposées par Alain Caillé du courant MAUSS (2009). L’acteur y est représenté positionné sur une aire dotée d’un référentiel de deux axes bidirectionnel, intérêt pour soi et empathie en ordonnée, et contrainte (règles, devoir) et liberté (autonomie) en abscisse.

Conclusion

43 En relisant ce texte je pèse combien mes choix pédagogiques, s’ils tenaient compte initialement des caractéristiques du public et du temps bref qui m’est imparti, ont fini aussi par refléter fortement des a priori nés de mon expérience professionnelle et de ma formation initiale en sciences où les formalismes sont plus aboutis et font consensus, du moins très largement y compris au-delà du cercle des spécialistes du niveau d’échelle où ceux-ci sont pertinents. En effet, dans le passé, j’ai parfois eu la conviction que, expert du facteur humain ou « culturel », c’était à l’anthropologue que devrait échoir la conduite de la synthèse des apports des différentes disciplines pour éclairer une décision qui engagera le devenir d’une population rurale à laquelle aucun des chercheurs (et décideurs) n’appartient. En conséquence, l’animateur d’une telle synthèse devrait donc avoir la capacité d’apprécier les résultats de différentes disciplines. Le plus souvent, il s’agit de données vérifiables, organisées, fournies par le naturaliste, le démographe, l’épidémiologiste, le géographe, etc., dont les disciplines, voire sciences, sont toutes mieux formalisées que l’anthropologie.

44 Pour affirmer cette ambition de leadership qui lui serait peut‑être concédée par les disciplines partenaires du fait de la nature de son objet d’étude et sa vocation totalisante, l’anthropologie doit donc amener au pot commun un corpus de données pertinentes et tangibles, rendues intelligibles par une architecture conceptuelle aussi formalisée que possible quitte à compléter ce cœur d’étude par un ensemble de commentaires d’essence littéraire présentés comme tels, c’est-à-dire propositionnels et non affirmatifs. Cette formalisation est nécessaire pour faire l’objet d’un consensus minimal, pour pouvoir conduire avec une même grille de lecture des études rurales en

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un même lieu à des temps différés pour une appréciation du changement, et ce quel que soit celui qui enquête, pour pouvoir véritablement comparer des représentations isomorphes de situations diverses et ainsi cumuler une connaissance, enfin pour donner au mandant un choix éclairé parmi un éventail reconnu de modélisations. Aujourd’hui, je plaide donc pour la mise en chantier de groupes de travail en anthropologie appliquée au monde rural pour dégager un ou plusieurs procédés de modélisation dont les présupposés soient explicites, les concepts bornés et leur mise en architecture intelligible. En conséquence, je souhaite pouvoir proposer à l’IEDES lors de l’élaboration d’un prochain projet quadriennal d’enseignement, la mise en place d’un véritable master monodisciplinaire8 (ou bi-) ouvert à des étudiants déjà formés par la connaissance d’une discipline mieux formalisée en correspondance avec la perspective professionnelle qui est la nôtre.

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OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1995. Anthropologie et Développement. Essai en socio-anthropologie du changement social. Paris, Karthala.

NOTES

1. Cet institut est aujourd'hui installé au campus Jardin tropical-Louis Dumont, dans le bois de Vincennes, où se côtoient outre la douzaine d'enseignants-chercheurs de diverses disciplines, des chercheurs de l’IRD, du CIRED, du CIRAD et des agents du GRET, d’AVSF, d’AGTER, …, dont certains interviennent dans les enseignements.

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2. Pour ceux auxquels je contribue : Développement agricole et politiques économiques ; Développement local : acteurs sociaux et dynamiques spatiales ; Crises : interventions d’urgences et actions de développement ; Recherche en socio-anthropologie du développement. 3. Peu d’étudiants savent énoncer la différence entre un axiome, une proposition, un principe, un postulat, le prédicat d’une catégorie, ni parfois ce qui distingue un raisonnement inductif d’un procédé déductif. 4. Société, culture et civilisation admettent presque autant de définitions qu’il y a d’auteurs. Notre point de vue est donc assez personnel. 5. Voir Jacques Maquet (1962). 6. Sorte de bêche étroite de Madagascar qui n’est pas poussée avec le pied mais lancée. 7. « La réalité est tout ce que perçoivent les formes du vivant avec leur niveau de perception, donc seulement partiellement accessible pour notre espèce » (Harrison, 1998). 8. Le seul en France est à ce jour celui proposé par l’université de Provence.

RÉSUMÉS

L’insertion de cours d’anthropologie dans une formation pluridisciplinaire en « études du développement » donne à l’auteur, venu du milieu professionnel, l’occasion de s’interroger sur le contenu de son propre enseignement. Dans un premier cours d’initiation, il s’appui sur le schéma d’une épistémè générale de l’anthropologie comme procédé didactique. Dans un cours complémentaire portant sur le monde rural, il propose à ses étudiants la construction d’une représentation de la réalité locale au niveau de la communauté rurale, en traitant cette dernière comme l'analogue de la conjonction de trois types de systèmes : un système d'artefacts, un système d'idées et un système social (organisationnel). Ce faisant, l’auteur incite à la recherche de procédures consensuelles de modélisation même au prix d’un réductionnisme, seule à même, selon-lui, de donner à l’anthropologie la capacité d’exister significativement aux cotés des disciplines plus formalisées dans les études au service de l’action en faveur du développement rural.

The integration of anthropology classes into a pluridisciplinary training programme in « development studies » presented the author, who comes from a professional background, with an opportunity to reflect on the content of his own teaching. He bases a first introductory class on the schema of a general épistémè of anthropology as a didactic process. In a complementary class focusing on rural life, he offers his students the construction of a representation of local reality at the level of the rural community, treating the latter as the analogue of the conjunction of three types of system: a system of artefacts, a system of ideas and a social (organisational) system. In so doing, the author encourages a search for consensual procedures of modelling even at the risk of reductionism. In his view, this is the only way of giving anthropology the capacity to exist meaningfully alongside disciplines that are formalized to a higher degree in studies dedicated to action in favour of rural development.

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INDEX

Mots-clés : enseignement, approche systémique, anthropologie rurale Keywords : teaching, systemic approach, rural anthropology

AUTEUR

OLIVIER D’HONT UMR 8171, Centre d’études des mondes africains 9 rue Malher, 75004 Paris [email protected]

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Les usages du savoir anthropologique en travail social The Uses of Anthropological Knowledge in Social Work

David Puaud

1 Cet article est basé sur mon expérience de terrain en tant que praticien-chercheur1 développée depuis 2005 dans un service de prévention spécialisée. J’interviens en tant qu’éducateur de rue dans un quartier populaire d’une ville moyenne de l’ouest de la France. La prévention spécialisée est un secteur du travail social dont les missions relèvent de la protection de l’enfance. On compte sur le territoire français environ 4 000 éducateurs de rue exerçant dans 800 équipes éducatives. L’originalité de ce métier est d’aller à la rencontre de jeunes en risque de marginalisation dans la rue ou dans leurs lieux de vie afin de leur proposer une aide éducative. L’intervention sociale repose sur le fait que les éducateurs rencontrent ces jeunes sans mandat nominatif en se basant sur une relation de confiance établie dans la durée.

2 Dans cet article, je souhaite interroger en quoi le savoir anthropologique appliqué à des savoirs professionnels peut être constitutif du développement d’une connaissance ethnologique en travail social. L’expression en travail social serait selon S. Rullac de plus en plus utilisée dans le secteur de l’aide à la personne. Elle témoignerait d’une reconnaissance d’une recherche en travail social (en intériorité) et non « sur » le travail social (travaillé de l’extérieur) (Rullac, 2010 : 29-31). La situation de mon témoignage lors d’une audience en cour d’assise m’a permis d’appréhender le fait que la dimension pratique de l’éducateur alliée au savoir anthropologique permet un retour réflexif enrichissant qui illustre la fécondité de l’anthropologie pour la pratique du travailleur social. Ce processus est également à mettre en lien avec les vacuoles subjectives développées par le chercheur dans un temps plus ou moins long, en relation avec son terrain.

3 Dans une première partie, je décrirai la situation en liaison avec mon terrain2 de ce témoignage en cour d’assises qui a reconfiguré en partie mon appréhension de la recherche impliquée en travail social. Je développerai dans une seconde partie l’usage de la connaissance anthropologique appliqué à ma participation‑observante3 dans ce

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procès. Elle témoigne d’une expérience partagée4 mettant en jeu les implications psychologiques propres au chercheur. Dans une troisième partie j’analyserai les conditions d’émergence d’une anthropologie du témoignage alliant une posture : l’anti- violence5 à une figure, celle de l’intellectuel spécifique (Noiriel, 2010 : 209-266). Enfin pour conclure, j’évoquerai en quoi les analyses scientifiques de l’ethnologue alliées aux données de terrains pratiques du travailleur social peuvent favoriser le développement d’une connaissance anthropologique spécialisée en travail social.

Une situation : un témoignage en cour d’assises

4 Nous sommes en janvier 2010, je reçois par lettre d’huissier une « citation à témoin devant la cour d’assises d’Indre-et-Loire ». Il y est indiqué : À la demande de Monsieur le Procureur de la République auprès du Tribunal de Grande Instance de TOURS Je vous donne ASSIGNATION à comparaître EN PERSONNE à LA COUR D’ASSISES D’INDRE-ET-LOIRE, où vous serez appelé(e) à déposer en qualité de TÉMOIN dans la procédure suivie contre OUVRARD J., LIDY Y.6 et autres mis en examen \ des chefs de meurtre, précédé, accompagné ou suivi d’un autre crime, extorsion par violence, menace ou contrainte de signature, promesse, secret, fonds, valeur ou bien, tentative d’escroquerie, torture ou acte de barbarie et arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire.

5 J’étais cité à témoigner du fait que je menais un suivi éducatif depuis 2005 avec Jean Ouvrard, l’un des deux principaux accusés de ce meurtre. Je me retrouve le 16 mars 2010 à la cour d’assises de Tours. Le juge débute le premier jour de séance en appelant les jurés, et les différents témoins. Je suis convoqué à la barre l’après‑midi même. Durant la matinée le juge décrit les faits pour lesquels Jean est cité à comparaître. Il explique que la nuit du 15 août 2007 Jean, accompagné d’un comparse, rentre de discothèque passablement alcoolisé. Ils croisent Mr Firmin qui fait du stop. Au volant de leur Renault 21, les deux jeunes hommes s’arrêtent et agressent, sans raison apparente, l’auto-stoppeur. Après avoir mis Mr Firmin dans le coffre, ils se dirigent vers leur domicile, rue de la Galère (Jean a déménagé un mois avant). Là, ils font part de leur projet criminel à trois copains revenus de discothèque un peu plus tôt. Eric, le comparse de Jean, s’empare au passage d’une pelle. Ils se rendent à quelques kilomètres à l’orée d’un bois, là se déroulera la scène finale dantesque. Ils exigent que Mr Firmin creuse sa propre tombe, ils le torturent, le mutilent avant que Jean achève sa victime de plusieurs coups de pelles7. L’après-midi du premier jour de séance s’ensuit la description des parcours de vie des accusés. Je suis le premier témoin appelé à la barre afin de relater le suivi éducatif que notre service a mené auprès de Jean. Ce dernier est à ma droite (dans un box en verre), la famille de la victime à ma gauche. Le magistrat me demande de « prêter serment », puis m’indique de décrire le parcours éducatif mené avec Jean.

6 Je débute mon témoignage sur les conditions de rencontre avec Jean, les actions éducatives menées avec lui durant deux ans : du témoignage au tribunal correctionnel, aux démarches administratives, institutionnelles avec différentes structures. Le magistrat demande à ce moment-là à Jean s’il a eu, à une période, un projet professionnel. Celui-ci répond : « L’armée, avec l’équipe de prévention. » Il justifie la rupture de son projet par le fait d’avoir eu à déménager avec sa famille. Je poursuis mon propos en appuyant sur ce projet d’armée contrecarré, selon moi, non par le déménagement de Jean, mais par la violence institutionnelle du juge d’application des

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peines qui lui avait stipulé que celui-ci s’avérait impossible du fait de ses antécédents judiciaires (deux mois avant le meurtre). Je poursuis en indiquant : « Je pense que ce moment constitue un tournant dans la situation, car pour la première fois, il formulait un PROJET. »8 Le magistrat (en silence) dodeline négativement de la tête, puis il me demande : « Vous avez déclaré en commission rogatoire à la gendarmerie que vous vouliez amener une part d’humanité dans ce procès ! Qu’entendez-vous par là ? » J’indique en référence à mes recherches du moment qu’effectivement au‑delà de cet acte monstrueux, inqualifiable, selon moi il y a « eu un avant », un Jean que l’on a connu envisageant des projets (armée, mécanicien), produisant des écrits (slam, rap), étant capable de faire trente kilomètres de la rue de la Galère à Châteaulare en scooter pour passer des tests d’admission à l’École de la deuxième chance. J’ajoute : « Lorsque l’on respectait Jean, il respectait les personnes, il venait dans notre service... » Puis je m’attache à démontrer sa difficulté à se mobiliser du fait des violences familiales subies, mais également de la déstructuration du tissu ouvrier dans le quartier dont il est issu, ce qui contribue à la relégation sociale de toute une partie de la jeunesse. L’intervention se poursuit pendant dix minutes sur des questions diverses : ma conception de l’insertion sociale, l’évocation d’un séjour de rupture9… Elle dure en tout vingt minutes. Durant la semaine suivante, les experts psychiatres indiquèrent que Jean n’était pas un malade mental, il était apte à être jugé. Ils le qualifièrent « d’a‑social à tendance psychopathique ». Jean fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité avec vingt ans de sûreté.

De la connaissance anthropologique

Une situation extraordinaire : les beaux-cas

7 C’est en privilégiant une approche situationnelle que l’anthropologue peut saisir la subtilité des interactions en jeux dans la scène, les séquences, que les acteurs activent, qui le conduisent en réseaux vers d’autres lieux, trajets, faits (Agier, 2009 : 44). La situation devient donc une configuration spatio-temporelle particulière à analyser dans ses moindres détails qui mènera dans un seconds temps l’enquêteur vers d’autres lieux ou objets, de manière transversale.

8 La situation décrite ci-dessus peut être qualifiée d’extraordinaire (idem : 55-60) du fait de sa rareté, mais également car celle-ci n’est pas déterminée par une localisation fixe. La situation se déploie dans l’espace et le temps. Elle est une source anthropologique permettant d’appréhender des éléments sur la violence des jeunes marginalisés, les dynamiques d’un territoire, de la justice française, du rapport des travailleurs sociaux‑ethnologues10 face à des situations extrêmes. Elle met en « œuvre des codes, des liens dans le rapport individu/société sans que l’espace joue là un rôle stabilisé » (idem : 59). Aujourd’hui sur le terrain, il m’arrive d’évoquer ce témoignage auprès des travailleurs sociaux, jeunes du quartier. Certains se réfèrent à lui, pour évoquer leurs frontières personnelles dans la délinquance, ils évoquent leurs différences comme cet adolescent qui m’indiquait : « Il paraît que t’étais au procès de Jean ? Je ferais jamais comme lui, il a été trop loin… Il a pris trente ans non ? » ou encore : « Il était sous produits, il a pété un plomb, on n’en parle pas de trop entre nous, mais on sait qu’il a pris perpet… tout le monde le sait mais on n’en parle pas »11. En cela, l’évocation de mon témoignage sur le terrain renvoie à la situation limite correspondant au meurtre

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commis par Jean. Elle évoque le « pétage de plomb » possible de certains jeunes en situation de marginalité avancée, mais pour d’autres elle représente une limite, la frontière à ne pas dépasser. La situation se charge donc d’un sens social, qui permet de mettre en action quelques « éléments identifiables de l’ordre social, lequel se trouve contesté, perturbé ou parfois supposé menacé dans la situation extra-ordinaire » (idem : 59). La situation extraordinaire est perçue de manière différentielle en fonction du rapport que l’on entretient à la situation (par exemple juré, ethnologue ou journaliste). Elle met en exergue des codes et des liens relevant de la responsabilité éthique, du professionnel-chercheur. Sur le terrain, cet événement a favorisé le développement d’une réflexion des travailleurs sociaux autour de la gestion par le travail social des jeunes en situation d’extrême marginalité. Elle a permis le développement de deux instances de rencontre entre professionnels favorisant un « minimum d’interprétation et de communication entre les acteurs en présence » (idem : 59).

9 Dans une perspective de recherche, la situation extraordinaire liée au meurtre commis par Jean peut être appréhendée comme un beau cas. Les beaux-cas correspondent « aux rafales de situations où l’anormalité est l’expression de ceux qui n’ont plus de statut social : c’est la plainte de ceux qui risquent leur peau » (Laé, 2004 citant Foucault : 13-14). Ce qui intéresse Foucault dans ces beaux‑cas c’est le fait qu’ils sont surinvestis de discours. Il s’intéresse aux langages plus qu’à la justice employée envers ces anormaux. Ces personnages sont surinterprétés, comme dans certains articles de journaux, où il fut indiqué que Jean était « une teigne » n’ayant des comptes à rendre qu’à « un ordre supérieur »12. M. Foucault utilise dans ses études des cas quasiment muets, propageant du trouble13. L’auteur souhaite rompre avec la méthode des sciences sociales visant généralement à construire une chaîne compréhensive homogénéisant une situation dans l’ordre du commun. M. Foucault choisit donc des cas indiscernables, inaudibles, heurtant la conscience dans le but de prolonger le différentiel, visant à « démultiplier par elle-même les territoires où se manifestent ces vies anonymes… L’archétype ou l’échantillon forment le langage des sciences sociales, les particules indiscernables, volatiles, arrachées au vide et à la mort… C’est comme s’il nous proposait un nouvel axe, une véritable affirmation de vie, pour retourner le miroir et nous retourner sur lui pour voir ces multiplicités dont les lèvres tremblent » (Laé, idem : 14).

10 Le suivi éducatif que j’ai pu mener auprès de Jean durant trois ans éclaire en surface certaines modalités de son passage à l’acte extrême. Cependant, il faut bien saisir qu’au-delà de ces quelques bribes de modèles, on a affaire à ce que M. Foucault aurait nommé un beau cas, difficilement compréhensible, de par le caractère extrême du geste et l’absence de mobile. Il ne faut donc pas voir, dans mes témoignages durant cette cour d’assises, des modèles d’explications du meurtre. L’objectif était modestement de déplacer le regard vers des lieux non assignés de pouvoirs diffus, incarnés dans des segments de l’histoire de Jean, ayant eu des effets de réel, des conséquences relevant du désastre.

Des vacuoles de recherche

11 Lors de la préparation de mon témoignage, je construis mon propos à partir de quelques analyses développées ultérieurement à partir de la situation de Jean. La connaissance ethnologique développée en lien avec ce beau cas a dynamisé ma pratique éducative qui, en s’enrichissant, devient plus réflexive. Les connaissances se

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répercutent auprès des collègues, des usagers des services sociaux. Cependant, cette position privilégiée d’apprenant‑pratiquant ne peut être possible que dans l’aménagement d’espaces : de « vacuoles de solitudes… des espaces pour soi, un temps à soi où l’on puisse bloquer la communication et se protéger du flux de sollicitations qui nous assaillent, de la folle accélération des échanges » (Citton, 2010 citant Deleuze, 1990 : 177). L’aménagement de ces vacuoles se fait dans mon cas en lien avec ma formation à l’EHESS. Les séminaires choisis selon sa problématique de recherche alimentent de manière dense les données de terrains pratiques. Durant le séminaire de doctorants de l’anthropologue M. Agier, j’évoquais mes doutes autour de mon témoignage quelques jours avant mon audition. M. Agier m’indiqua qu’à la lecture de mon mémoire de master, l’impact du juge d’application des peines était visible, elle clôturait les espoirs de Jean d’entrer à l’armée deux mois avant son passage à l’acte.

12 J’appréhendais l’importance de privilégier une anthropologie du témoignage lorsque le chercheur est confronté à des situations relevant du désastre sur le terrain14. J’ai également eu un échange autour de mon projet de recherche doctorale avec l’anthropologue C. Girola, qui m’encouragea à participer en tant que témoin à cette cour d’assises. L’objectif de mon audition s’affina, je souhaitais démontrer le fait que Jean n’était pas un monstre, mais qu’il avait commis un acte monstrueux. Ces vacuoles de recherche m’ont permis de faire pivoter la problématique du témoignage de l’objet vers le sujet. L’action d’être témoin n’était plus une donnée figée préconçue, mais le résultat d’un processus dynamique construit dans la durée, à analyser en connexion avec des connaissances universitaires et des réflexions subjectives (Agier, 2009 : 8-11). Ces observations m’ont orienté vers des lectures mêlant l’anthropologie et la psychanalyse.

Des vacuoles de recherche subjectives

13 Lors de la préparation de mon témoignage, je souhaitais appréhender les enjeux de mon implication lors de ce procès, face à la gravité de l’acte commis par Jean. Différentes postures se croisaient en moi : celles du citoyen lambda relevant d’une société condamnant sans détour cet acte ignoble, ne pouvant accepter une telle rupture de l’ordre social, relationnel, entre humains. Cette posture se confrontait à celle du praticien-chercheur qui percevait la violence subie par Jean, les conséquences sociales d’une vie de rejet et d’exclusion. La responsabilisation sociale s’entrechoquait à la responsabilisation individuelle, les deux dimensions étant intimement liées. La situation extraordinaire vécue par le praticien‑chercheur peut constituer dans certains cas un hapax existentiel (Jankélévitch, 1957 : 117) ; de par ses aspects constituants, elle influence durablement le cheminement de la personne. Ce témoignage mettait en action différentes composantes d’une identité plurielle : personnelle, citoyenne, professionnelle et scientifique. Le concept de la singularité existentielle15 m’a permis d’appréhender les différentes formations subjectives en jeu dans la situation qui allait être mise en scène. Le praticien-chercheur doit donc inclure a posteriori dans son objet de recherche les formations personnelles et/ou professionnelles qui constituent un préalable à son témoignage. Celles-ci renvoient le chercheur à ses propres affects, aux déterminations qui l’ont conduit à s’impliquer dans la situation. Selon l’anthropologue G. Devereux (op. cit.) il est primordial dans toute recherche de prendre en compte la subjectivité de l’enquêteur. Mes données de terrains lors de ce témoignage sont du

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matériau brut à retraiter, le chercheur doit donc produire des énoncés sur des énoncés et non prendre des énoncés comme des énoncés finis.

14 L’auteur invite le chercheur à étudier les « événements auprès de lui-même » (idem : 382). Ces connaissances anthropologiques se sont répercutées dans mon témoignage. Celles-ci ont eu également un effet ricochet voulu16 lors du procès. Les données partagées durant mon audience (et en préalable durant l’entretien avec l’avocate17) ont produit des effets sur le terrain. L’avocate de Jean, durant sa plaidoirie finale, reprendra également une partie de mes arguments sur la pluralité humaine18. En ce sens on peut parler d’effets de ricochet voulus relevant d’une dynamique de données ethnologiques appliquées sur le terrain19.

À des savoirs ethnologiques appliqués sur le terrain

La responsabilité éthique du praticien-chercheur

15 Ces connaissances anthropologiques s’agencèrent à des savoirs professionnels acquis sur le terrain me permettant d’appréhender que ce témoignage relevait de la responsabilité éthique du praticien-chercheur. J’avais l’ordre de témoigner devant la justice de relations sociales ayant influencé le parcours éducatif de Jean. P. Ricœur, cité par B. Bouquet, indique qu’être témoin de la souffrance d’autrui oblige, rend responsable ses témoins (2009 : 43-57). L’une des étymologies du terme responsabilité renvoie au verbe latin respondere signifiant une « obligation de répondre, de se porter garant » (idem : 43). La responsabilité renvoie le praticien‑chercheur à sa qualité de témoin privilégié d’un parcours, de sa possibilité d’être un passeur entre des mondes (Goguel d’Allondans, 2003). En matière de responsabilité dans nos sociétés actuelles, le droit l’emporte sur la réflexion morale. La responsabilité éthique de l’ethnologue- praticien se situe au-delà de l’immédiateté, le témoignage, agit dans le temps et l’espace sous forme de rhizome (Deleuze & Guattari, 1980 : 9-37), comme une racine multicentrée, anarchique et souterraine. La responsabilité individuelle du praticien- chercheur se transforme en responsabilité collective : à la responsabilité personnelle et professionnelle s’ajoutent celle du collectif professionnel d’appartenance, et enfin celle du citoyen. Elle pose la question « jusqu’à quel point sommes‑nous capables d’assumer l’humanité ? » (Bouquet, idem : 43-57). Penser en réseau, c’est penser la multiplicité des échanges, multitude de flux déterritorialisants et prolifères. Ce n’est pas penser le territoire comme centralisé mais comme réticulaire, la communication comme fluide et liquide. Le témoignage de l’ethnologue n’est plus un discours déterminé sur un instant sans conséquence future. Le discours, dans notre exemple, est relayé par l’avocate, le procureur, les médias, dans la pratique réflexive des travailleurs sociaux. En effet ces réflexions furent suivies d’actions sur le terrain : de la mise en place de formations pour réfléchir autour des phénomènes de violences vécues par les travailleurs sociaux à la mise en place d’une commission de réflexion à l’échelle de la ville sur la prise en charge des jeunes les plus en marge. Durant ces instances, je pus échanger avec les travailleurs sociaux autour de mes réflexions engagées : sur la nécessité de développer une recherche ethnologique en travail social, sur la violence symbolique subie par les jeunes dans les administrations, la violence structurelle subie par l’ensemble de la population de la ville. Cependant, ces réflexions furent de courte durée. La logique fonctionnelle du travail social reprit ses droits. Durant les réunions, chaque structure

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justifiait ses propres logiques, dispositifs d’interventions. Le débat se focalisait autour des problématiques individuelles de chaque jeune au détriment de l’analyse socio‑anthropologique. Enfin, ces réunions collectives s’estompèrent laissant la place à des supervisions psychologiques dans chaque institution. Cependant, je poursuis la diffusion de mes recherches-actions au sein de ces instances. Je diffuse auprès de mes collègues de travail mes travaux, articles scientifiques. Le directeur du service vient de mettre en place une formation à l’ethnopsychiatrie pour l’ensemble du service. Le lien entre le travail social et la formation anthropologique s’établit également lors d’interventions dans les formations de travailleurs sociaux. L’approche ethnographique, les situations-analyses de terrain, les notions de décentrement, d’observation participante permettent de diffuser de manière subtile le savoir ethnologique auprès des travailleurs sociaux. Les fondements de la discipline résonnent auprès des éducateurs qui ont en partie pour fonction de comprendre les logiques internes de groupes sociaux les plus en marge.

16 La responsabilité inhérente à l’action de témoigner résulte comme le souligne B. Bouquet d’une mesure entre pouvoir, vouloir et savoir (idem : 43-57). Le savoir ethnologique développé face à la situation guidait en quelque sorte ma pratique, je devais rendre compte de mes recherches, dans une forme de loyauté ethnographique. Cependant je devais développer une posture, une figure adaptée à la scène d’énonciation particulière : une cour d’assises.

Une posture : le concept de l’anti-violence

– La fonction anthropologique et sociale d’un procès en cour d’assises20.

17 La justification sociale de tout procès est de « purger l’émotion sociale née du crime » (Mouranche & Granier, 1994, citant Fauconnet : 55). Le procès en cour d’assises a donc une fonction cathartique. Il permet la vengeance sociale, évitant les représailles individuelles. La justice rationalise la violence subie par les victimes en la retournant de manière symbolique contre l’agresseur. Dès lors, elle exerce elle-même une contre‑violence préventive21. Dans nos sociétés modernes l’État et la Justice ont entre autres la charge de la défense sociale et le droit d’administrer la vie, ce que l’on peut nommer la souveraineté (Balibar, idem : 118). Pour cela, le pouvoir souverain doit être visible, il met donc en place des scènes rituelles mêlant la justice, le spectacle et la cruauté. Les procès en cour d’assises sont des mises en scènes du pouvoir souverain, ils permettent la suppression de la peine de mort. À la place, on assiste à un renforcement de la scène médiatique, ainsi qu’à une surenchère des peines « substitutives ». La médiatisation de ces événements permet de manière plus globale de créer des spectres de l’ennemi intérieur. Pour Balibar, ils existent déjà de manière fantasmatique avant de se matérialiser de manière régulière dans ce type d’affaire. Ils sont un support du supplément de pouvoir de l’État, de son « excès de pouvoir venant d’institutions visant des "ultra sujet" » (idem : 123). J’étais conscient avant la tenue du procès que celui-ci allait être la scène et le support du déploiement de cette contre-violence préventive. Elle s’imposait de par la nature du crime avec actes de barbarie et sans mobile apparent. Les journaux surenchérissaient en décrivant de manière brute et détaillée le calvaire subi par la victime. Jean était décrit comme un monstre sans foi ni loi : « Jean petite teigne de 19 ans au crâne rasé… délinquant récidiviste issu d’une cité difficile de Chateaulare… Jean un ado "à éduquer" » (Le nouveau détective, idem : 6-7). Ce pouvoir institutionnalisé permet globalement l’obéissance, d’éviter des récidives. Il induit dans

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la société une forme de passivité par la vision et la représentation théâtralisée de la terreur d’État.

18 Le concept d’antiviolence développé par le philosophe É. Balibar nous permet d’envisager une posture éthique du praticien‑chercheur face à cette contre‑violence légitime institutionnelle inhérente à la justice. L’antiviolence fait face à la violence symbolique (Bourdieu & Passeron, 1970) propre aux institutions, elle prend en compte la diffusion du savoir spécifique de l’ethnologue par la production de civilité (Balibar, idem : 143‑190). De manière concrète, le témoin, de par son discours, resitue des actes, des événements, des relations ayant eu des conséquences sociales dans le parcours du jeune. En cela, l’ethnologue restitue la quotidienneté du conflit, il restaure la précarité de la politique qui n’est pas une science essentielle, mais bien dynamique, aléatoire. La posture antiviolente vise à créer des forces productives de réflexions plus globales visant à décentrer le discours de la justice. C’est une posture contraire à la contre‑violence renvoyant aux destinataires la violence initiale subie ou de la non violence favorisant l’inaction, le retrait de la scène. L’antiviolence est une autre façon de penser la politique que celle qui consiste à l’envisager uniquement sous forme de pouvoir : « une annihilation de la violence en tant que force de destruction et une re- création en tant qu’énergie ou puissance interne des institutions » (idem : 60). Elle permet de penser l’impossible, en l’occurrence ici un meurtre barbare pour envisager les conditions de son surgissement. Cependant lorsqu’un chercheur tente de transformer un fait d’actualité en problématique scientifique de manière publique, la restitution journalistique n’est que partielle retenant les éléments pouvant conforter l’opinion populaire initiale (Noiriel, idem : 264). Le journal local du lendemain de mon intervention ne retiendra de mon discours que le fait qu’il y avait un Jean faisant « du rap » avant son passage à l’acte22. Ce fait-diversion (idem : 33) permet l’établissement du sens commun, toute complexification du réel est niée, l’éducateur‑témoin est renvoyé à son activité de distraction, il n’a pas légitimité à complexifier le réel. La posture antiviolente guide l’alliance nécessaire d’une responsabilité professionnelle et universitaire légitimant le discours du praticien-chercheur. Cette posture concrète permet d’envisager la politique comme un acte collectif, une praxis. L’antiviolence permet la mise en place de stratégies de civilité favorisant le développement d’une anthropologie de la citoyenneté (Balibar, idem : 148-149). – Une figure : L’intellectuel spécifique23

19 Cette posture du praticien-chercheur sur le terrain est à rattacher selon moi à la figure de l’intellectuel spécifique définie par Foucault en 1970. Selon lui « le travail d’un intellectuel n’est pas de modeler la volonté politique des autres. Il est, par les analyses qu’il fait dans les domaines qui sont les siens, de ré‑interroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser » (Noiriel, idem : 209 citant Foucault, 1994 : 734). L’intellectuel spécifique est un universitaire qui prend la parole en public au nom des opprimés afin d’expliquer les rouages du pouvoir, afin de poser de manière différente un problème d’actualité car il est convaincu que, dans une société démocratique, l’enjeu décisif des luttes de pouvoir se situe du côté des questions plus que des réponses (idem : 259-266). La figure du savant-expert forme l’intellectuel spécifique. L’éducateurethnologue peut rendre compte de ces schémas d’interprétation au sein d’instances significatives ayant un rapport avec la situation initiale vécue par le jeune.

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Le développement d’une formation anthropologique en travail social

20 Dans cet article, j’ai souhaité démontrer que cette audition en tant que témoin en cour d’assises a révélé l’influence des connaissances anthropologiques sur ma pratique d’éducateur de rue. Dès lors, ces connaissances théorico-pratiques peuvent être perçues comme des formations réflexives appliquées pour le praticien‑chercheur confronté à des événements extrêmes. Elles permettent l’émergence d’une posture éthique de l’ethnologue en travail social. Elle correspond à une évolution de la perception de ce champ professionnel. Les professionnels de ce secteur sont au contact quotidien de jeunes, de personnes handicapées, ils développent des savoirs concrets sur la population, et leurs pratiques quotidiennes. Ces réflexions endogènes bien que traitées oralement font l’objet de très peu d’études. Pourtant elles révèlent des lignes de forces des rapports entre les citoyens et les institutions, de la considération de la différence dans nos sociétés. La discipline anthropologique, de par ses méthodes doit conduire à la réflexion sur les pratiques quotidiennes développées par les travailleurs sociaux. L’ethnologie est une discipline opérante pour penser l’implication du chercheur puisque l’expérimentation de celui-ci a déjà fait l’objet de réflexions24. Le travailleur social, tout comme l’ethnologue, s’immerge pour un temps long sur le terrain, il va à la rencontre de l’altérité25. Comme l’indique B. Bouquet, il habite les situations. Le développement de la recherche ethnologique en travail social, comme on a pu le constater, réoriente des actions sur le terrain en alliant la posture du chercheur et du praticien. L’action et la recherche s’enrichissent triplement : premièrement en produisant des connaissances universitaires, secondairement en améliorant la pratique du travailleur social envers le public, et troisièmement en témoignant publiquement des enjeux de pouvoir vécus. L’implication du chercheur de par sa participation observante constitue le « conflit structurant le noyau méthodologique de la recherche en travail social » (Rullac, op. cit. : 30). L’aménagement de vacuoles de recherche favorise la formation du chercheur-praticien qui, dans ces espaces aménagés de suspension de la pratique alliée à de la réflexion théorique, débute le travail de décentrement nécessaire face à son objet de recherche. Il reconnaît ensuite le terrain en déconstruisant les données logiques inhérentes à sa fonction. Il réinterprète les présupposés, attentes, intérêts sousjacents à son discours lorsqu’ils se retrouvent impliqués dans des situations données (Agier, 1997 : 27). Ses propres données et énoncés sont également à re-traiter comme des matériaux de première main. L’ethnologue-éducateur resitue ensuite ces analyses dans une problématique beaucoup plus large rassemblant l’ensemble des points de vue et discours agencés au sein de la situation (Agier, 2008 : 108-109). Cependant, le chercheur se doit d’adopter un engagement raisonné, tout en répondant présent aux demandes sur le terrain, il essaie d’éviter les écueils que peuvent être l’élitisme, le populisme ainsi que le corporatisme (Agier, 1997 : 24). Il apprend « à mieux savoir s’impliquer » sur le terrain (idem : 28). Ce positionnement méthodologique permet d’allier le savoir anthropologique à l’implication du travailleur social. La configuration d’ensemble devient l’objet de la recherche (Agier, 2008 : 109). Dès lors, il devient possible, comme dans la situation extraordinaire du témoignage en cour d’assises, d’envisager le développement d’une connaissance anthropologique en travail social. Celle-ci ne se définirait non plus à partir d’un espace de savoir extérieur au travail social portant sur les limites de son

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action, mais elle se délimite à l’intérieur du champ de l’action sociale, de par sa relation à la frontière entre connaissances et pratiques.

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NOTES

1. Ce terme est notamment défini par le sociologue H. Drouard pour qui cette posture représente l’alliance entre deux cultures, scientifique et professionnelle (2006 : 45). 2. Le terrain principal de mon étude est l’équipe d’éducateurs de prévention spécialisée. Je suis convoqué lors de ce témoignage en cour d’assises en tant qu’éducateur de rue. J’y ajoute mes connaissances ethnologiques. Ce lieu peut donc être perçu comme un tiers-terrain ou s’établit la liaison entre le praticien et le chercheur. 3. Ce concept est développé notamment par B. Albert, citant V. W. Turner (1991). Il indique que lorsque l’implication de l’anthropologue est l’objet d’étude, « c’est la participation qui devient observante ». Elle devient une condition et un support à la recherche (Albert, 1997 : 83). 4. F. Weber (2009 : 32) cite G. Devereux (1980 : 174 sq.) qui opposait l’observation participante à l’expérience partagée où l’observateur accepte ses tensions face aux situations de terrain pour en étudier l’impact des « interactions sur la connaissance produite par les sciences du comportement ». 5. Ce concept est développé par le philosophe É. Balibar dans son ouvrage « Violence et civilité » (2010 : 143-190). 6. Les noms et prénoms ont été modifiés. 7. Pour en savoir plus voir l’article en ligne dans Libération de l’écrivain M. Embareck : http://www.liberation.fr/societe/0101624495-un-crime-d-horreur. 8. Les passages cités sont issus de mes notes de terrain. 9. Ces séjours de rupture (sportif, humanitaire…) sont une pratique propre au travail social. Ils visent à mettre en rupture ponctuelle des adolescents avec leur environnement, de les éloigner temporairement de leur milieu de vie. Ils sont une ponctuation dans leur parcours. 10. Le travailleur social-ethnologue est un praticien du social qui est formé à la théorie ethnologique. Son groupe social d’appartenance, son institution et/ou le lieu de son activité correspondent à son terrain ethnographique. Le praticien-chercheur peut axer son travail anthropologique sur son propre groupe d’appartenance (les travailleurs sociaux) et/ou les

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usagers du service (le public des institutions du travail social : les personnes handicapées, sans domiciles fixes, jeunes des quartiers populaires… La participation observante du travailleur social-ethnologue est le principe méthodologique principal à la production des données. La formation ethnologique en continu avec son activité de terrain est également une condition nécessaire afin de favoriser la distanciation dans l’espace et le temps du chercheur avec son objet de recherche. 11. Notes de terrain. 12. Voir l’article du journal à sensation, Le nouveau détective : « Le jour d’horreur est arrivé », n°1436, 24 mars 2010. 13. Voir notamment l’ouvrage : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au XIXe siècle (Foucault, 1973). 14. Notamment lors du séminaire « Anthropologie de la perception : l’expression du désastre entre épuisement et création » dirigée par B. Glowczewski et A. Soucaille. Voir également l’ouvrage de B. Glowczewski (2008). 15. Voir le séminaire en ligne du 20/01/85 de F. Guattari intitulé : « Singularité et complexité ». http://1libertaire.free.fr/Guattari12.html 16. Selon G. Devereux ce comportement peut être déclenché par le chercheur pour éclairer un processus susceptible d’être utilisé comme donnée dans la recherche (1980, idem : 314). 17. Durant un entretien de préparation à l’audience, l’avocate de Jean m’avait vivement encouragé à témoigner, selon elle j’étais « un témoin unique privilégié de la situation pouvant révéler des micro-éléments ayant influencé son passage à l’acte ». Je lui avais également distillé durant cet entretien mes analyses ethnologiques sommairement afin qu’elle puisse les restituer. 18. Je reprends cette notion citée par B. Bouquet citant elle‑même G. Truc. L’auteur aborde la « pluralité humaine », au sens où l’a fait valoir Hannah Arendt, c’est-à-dire qui lance un défi à la responsabilité. (Bouquet, op. cit. : 43-57). 19. Le terrain d’enquête se compose de lieux multiples liés aux déplacements induits par ma fonction d’éducateur de rue. De fait le discours de l’avocate influé par ma participation à la scène de la cour d’assise, ainsi que les répercussions de ce procès au sein du travail social, mais également dans le quartier d’intervention font partie de mes données de terrain. 20. Voir l’article de Mouranche et Granier (idem : 55-62). 21. L’auteur indique notamment que « s’il n’y avait pas d’ennemis publics, de "membres gangrenés" à amputer, le caractère transcendant de la loi ne se vérifierait pas » (Balibar, idem : 123). 22. L’article du journal local intitulé « Deux enfances marquées pour un crime atroce » indiquait : « Mr Puaud éducateur spécialisé indique qu’il y a eu un avant à l’acte monstrueux, un Jean qui faisait du rap… on veut bien croire qu’il faisait de la musique, mais dans le box, ses paroles sont tout sauf poétiques... » (La Nouvelle République, 17/03/10). 23. Nous reprenons ici, le modèle de l’intellectuel spécifique opposé à la figure de l’intellectuel de gouvernement ainsi que de l’ intellectuel critique développé notamment par G. Noiriel ( idem : 209-266). 24. Voir les ouvrages, articles de R. Bastide (1998) ; B. Albert (1995 : 87‑118) ; M. Agier (op. cit., 1997). 25. Voir l’ouvrage de Pascal Le Rest (2001), ethnologue et éducateur spécialisé, qui établit des liens entre l’ethnologie et la prévention spécialisée.

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RÉSUMÉS

L’article analyse l’évolution d’une posture professionnelle, influencée par le savoir, la pratique de l’anthropologie. La participation observante en tant que témoin en cour d’assises dans le cadre du jugement d’un jeune accusé de meurtre avec actes de barbarie constitue une situation extraordinaire. L’étude de cet événement permet d’envisager le fait que des savoirs anthropologiques appliqués à une sphère professionnelle forment les conditions d’émergence d’une ethnologie du témoignage alliant une posture : l’antiviolence a une figure, celle de l’intellectuel spécifique. L’alliance entre les analyses scientifiques de l’ethnologue et les données de terrains pratiques du travailleur social peuvent favoriser le développement d’une connaissance anthropologique spécialisée en travail social.

This article analyses the development of a professional position, influenced by the knowledge and the practice of anthropology. Observant participation as a witness in a criminal court in the context of the trial of a young man accused of murder with barbaric acts constitutes an extraordinary situation. The study of this event makes it possible to consider the fact that anthropological knowledge applied to a professional sphere is the condition of emergence of an ethnology of the testimony combined with a position: antiviolence is associated with a figure, that of the specific intellectual. The combination of the ethnologist’s scientific analyses and the social worker’s practical field data could help the development of anthropological knowledge specialized in social work.

INDEX

Mots-clés : anthropologie, formation, travail social, implication, témoignage, responsabilité Keywords : anthropology, training, social work, implication, testimony, responsibility

AUTEUR

DAVID PUAUD EHESS-CEAF, 96 Bd Raspail - 75006 Paris [email protected]

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Recherche anthropologique et implication sociale Enjeux éthiques, politiques et sociaux Anthropological Research and Social Involvement: Ethical, Political and Social Issues

Alexis Martig

Si être ethnologue c’est travailler sur les rapports entre Nous et les Autres : les Autres au-dehors, les Autres du dedans, les Autres du dedans que l’on met dehors (par stigmatisation, exclusion, expulsion…), il lui est impossible de faire l’impasse sur les modes « du vivre-ensemble » que chaque société, ici et ailleurs, élabore en des processus et régule en des procédures. Cette implication est civique, politique au sens noble et étymologique du terme. Elle est inscrite à l’origine et à l’horizon de l’ethnoanthropologie. Jean Métral (2003)

1 Au cours des recherches que nous menons au Brésil depuis maintenant plusieurs années avec le Mouvement social des travailleurs ruraux sans-terre (MST) auprès de populations rurales pauvres, les relations entre le chercheur et les membres du terrain ont entraîné des activités de nature diverse. Une activité considérée comme relevant plutôt de la recherche dite « fondamentale », à laquelle la formation initiale classique en anthropologie prépare et où il s’agit d’étudier un objet – en l’occurrence la reconnaissance sociale – en vue de sa compréhension dans le champ de l’anthropologie. L’autre type d’activité, pensé comme autonome et dépendant essentiellement de la volonté du chercheur, correspond à des actions sociales réalisées auprès de paysans sans-terre et avec le MST, par le biais d’une association de solidarité internationale créée à cette occasion.

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2 Se croisant et se superposant quelquefois, sans pour autant jamais se confondre de manière absolue, ces deux types d’activité liant le chercheur et les populations étudiées ont été initialement pensées comme indépendantes : l’une cherchant à répondre à une question, l’autre à concrétiser l’engagement du chercheur en s’impliquant socialement auprès des membres du terrain. Cette distinction entre deux démarches, ayant pour dénominateur commun le chercheur et les membres du terrain, est en lien direct avec la formation initiale à la recherche. Loin d’inciter ou de préparer spécialement à l’implication sociale dans la recherche de terrain, la formation à la recherche aborde principalement les questions éthiques inhérentes au terrain en se focalisant sur les questions relatives au « respect » de l’autre dans la relation ethnographique : anonymat, aspect consensuel de la relation, impact des cadeaux ou des dons d’argent, question de pouvoir entre l’ethnologue et les sujets étudiés…

3 Nous reviendrons dans cet article sur les activités de recherche et d’actions sociales réalisées auprès des paysans sans terre en partenariat avec le MST, afin d’interroger les frontières entre la recherche et l’implication sociale dans le cadre d’une recherche auprès de populations en situation de précarité sociale. Nous nous demanderons comment comprendre les enjeux éthiques de l’implication à partir de l’étude de la relation ethnographique. Enfin, nous ouvrirons la réflexion à l’implication de l’anthropologie dans la société, à partir des liens entre université et société, en comparant l’ouverture de l’université au Brésil à travers les programmes d’extensão1 des universités, et le contexte universitaire français du passage à l’« autonomie » des universités françaises.

De la recherche à l’implication sociale

S’impliquer, ou élargir le rôle de chercheur…

4 La première rencontre avec le MST s’est déroulée sous la forme d’un d’entretien d’une heure au cours duquel je dus répondre à deux interrogations principales : « Qui étais- je ? Pourquoi réaliser une étude sur le MST ? » Au terme de cet entretien, les membres du siège du MST à Recife – capitale de l’État du Pernambouc – me proposèrent d’intégrer une équipe tehnico‑pédagogique2 située dans la ville d’Escada3, afin de l’accompagner dans les assentamentos − communautés de la réforme agraire – dans lesquelles elle intervenait. Ce choix a été guidé par le potentiel soutien international que je représentais à un projet de développement déjà partiellement engagé par le MST, et que plusieurs de ces assentamentos étaient destinés à accueillir. En effet, ce qui avait le plus retenu l’attention des membres du siège du MST à Recife, c’était l’expression de ma solidarité avec leur cause et la volonté d’apporter un soutien à leurs activités. L’objet scientifique de la recherche de l’époque, à savoir le partage d’une mémoire collective des leaders de diverses luttes historiques messianiques, de descendants d’esclaves ou de bandits d’honneur chez les travailleurs ruraux, avait été complètement ignoré et ce malgré les revendications mémorielles explicites du mouvement social4. Ma participation aux activités du MST, les assentamentos que je visitais ou dans lesquels j’effectuais des séjours, et par conséquence, les assentados5 avec qui je réalisais des entretiens furent donc déterminés par le fait que les membres du MST avaient accepté ma présence non pas en tant que chercheur, mais en tant que porteur de projet éventuel. Au chercheur, dans le même temps, de mettre à profit cette participation

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pour rencontrer les travailleurs ruraux participant au mouvement et répondre aux questionnements de la recherche.

5 Dès le début, implication et recherche furent donc intimement liées, se superposant dans le terrain, l’implication constituant même une précondition de la recherche. Cette situation m’a conduit à élargir le rôle de l’ethnologue en tant que strict chercheur pour assumer un rôle de porteur de projet de solidarité internationale. Le temps initialement prévu pour la « recherche » a ainsi servi à réaliser des entretiens et une ethnographie classique, mais aussi à travailler en partenariat avec le MST à l’élaboration d’un projet de solidarité internationale au bénéfice des travailleurs ruraux brésiliens. L’avantage indirect de ce « nouveau rôle » a été de donner un sens à ma présence aux yeux des assentados, quand la présence souvent artificielle du chercheur peut être relativement difficile à expliquer, voire perçue comme une intrusion dans la réalité des populations étudiées.

6 L’accès et la visite des assentamentos pour y réaliser des entretiens avec les assentados ont donc été conditionnés par ma participation à l’équipe technico-pédagogique résidant à Escada, et responsable de l’assistance technique et pédagogique aux assentamentos récemment établis autour de la ville. Pour bien comprendre et assimiler le projet dans son ensemble nous nous sommes réunis avec les responsables du « secteur de projet6 » du MST situés dans la ville de Caruaru7.

7 La majeure partie du « terrain » a donc consisté à visiter quotidiennement les assentamentos, et à intervenir dans ceux concernés par le projet lors des assemblées générales8 des assentados. Lors de ces interventions, des membres de l’équipe représentant le MST et un membre de l’association présentaient conjointement le projet, et le soumettaient à l’approbation des assentados. À plusieurs reprises, des votes réalisés dans ces assemblées générales ont approuvé à la majorité la réalisation du projet. Pour compléter ces interventions des visites ont été réalisées, parcelle par parcelle, à la fois pour faire des entretiens en lien avec la recherche mais aussi pour présenter à nouveau le projet d’une manière plus personnalisée. Les assentados répondirent de nouveau majoritairement de façon positive au projet proposé.

8 À ce moment du terrain, l’implication du chercheur correspondait concrètement à toutes les activités menées conjointement au MST dans les assentamentos, ainsi que la réalisation d’un dossier de financement permettant d’apporter un soutien au projet approuvé par les assentados. Dans le même temps, les membres de l’association ont soumis aux paysans l’idée de réaliser un film documentaire présentant le quotidien de l’ assentamento. L’objectif était de communiquer au sujet de l’actualité de la réforme agraire, à la fois au Brésil, pour donner à voir la réalité quotidienne d’une assentamento dans un contexte médiatique clairement discriminant à l’encontre des travailleurs ruraux et de la lutte du MST9, mais aussi en France afin de présenter le projet de solidarité.

Des enjeux éthiques de l’implication : rapport à l’« autre » et relation ethnographique…

9 Les interactions ayant eu lieu dans le cadre des activités précédemment évoquées ont fait émerger un second aspect de l’implication, construit cette fois-ci à partir des liens tissés entre les assentados et le chercheur au sein de la relation ethnographique.

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L’accueil chaleureux et généreux des assentados, durant les visites quotidiennes des parcelles des travailleurs ruraux, lors des repas partagés ensemble et des conversations improvisées, nous a conduit à interroger la nature de nos relations et les possibilités de réciprocité et de contre-don, et à nous demander « que leur apporter en retour ? » Ce questionnement illustre combien l’enjeu éthique de l’implication en termes de rapport à l’autre est inhérent à la relation ethnographique, et interroge l’apport du chercheur à la réalité qu’il étudie, ou plutôt, qui accepte d’être étudiée par ce dernier. Quel retour, et surtout sous quelle forme ? Dans le cas précis des assentados concernés, un rendu académique n’aurait pas forcément été très pertinent, voire aurait pu se révéler asymétrique, une majorité des assentados étant analphabète.

10 Dans de telles situations, la formation académique à la recherche laisse souvent le chercheur dépourvu de moyens concrets permettant d’établir une réciprocité, ou alors, comme nous venons de l’évoquer dans les limites d’une asymétrie. Dès lors, l’implication sous la forme d’actions sociales apparaît comme une solution permettant de remettre en cause, redéfinir ou franchir les limites académiques de la discipline. S’impliquer rend ainsi possible l’établissement d’une relation de réciprocité et d’échange sous la forme du don et du contre-don. Le récit de Mondher Kilani, dans La construction de la mémoire, est particulièrement illustratif de l’enjeu de la réciprocité dans la relation ethnographique. Face à un de ses interlocuteurs lui annonçant qu’il acceptait de lui parler mais que c’était « donnant donnant », l’auteur évoque comment il s’est posé la question du « retour » : « Qu’avais-je, moi, à leur offrir en retour ? Que pouvais-je donner en échange de ce que j’allais recevoir ? » Le fait de s’interroger sur l’aspect réciproque de la relation recentre la réflexion sur les membres du terrain et la relation ethnographique, en faisant apparaître les rapports de force constitutifs de celle-ci souvent éludés dans la notion d’« observation participante10 ».

La mise en place du projet et du film…

11 Le projet en question dans lequel nous nous sommes « impliqués » visait à promouvoir la culture de plantes médicinales au sein des assentamentos aux environs d’Escada. Profitant de l’expansion du marché des remèdes à base de plantes médicinales, le projet prétendait assurer à la fois la production des plantes et leur transformation en sirops, pommades… au sein même des assentamentos. Les objectifs annoncés par les membres du secteur de projet étaient pluriels : • faciliter l’accès aux remèdes de base aux assentados face à une absence totale de soins dans les communautés concernées ; • générer une rente permettant d’accroître les revenus des paysans, et à long terme les rendre économiquement autonomes11 ; • travailler dans le respect de l’environnement à partir d’une agriculture biologique ; • fortifier la solidarité au sein de l’assentamento en organisant le travail et la distribution des revenus de manière collective.

12 L’ensemble de ces objectifs permettaient ainsi de recouvrir les différents aspects économique, social et écologique du développement durable donnant ainsi une plus- value au projet en termes de « label ».

13 Le film documentaire Pour une poignée de terre a été réalisé dans le but de donner au maximum la parole aux assentados de l’assentamento de Bela Vista. Sur le plan de la réalisation, ce sont les paysans le désirant qui nous ont présenté la communauté et leur

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situation comme ils l’entendaient. L’objectif était de mettre en place des conditions leur permettant d’être les propres « sujets » de la narration et de leur histoire, en décidant des lieux qu’ils souhaitaient montrer dans le film ainsi que d’une grande partie des thématiques abordées dans les discours. Les entretiens filmés furent réalisés avec ceux qui désiraient présenter leur histoire de vie et leur situation actuelle.

14 Après une diffusion dans l’assentamento, des copies ont été données à chaque famille de la communauté présentée, ainsi qu’au MST. Le film a ensuite été présenté, et débattu, plusieurs fois en France, dans des établissements de l’enseignement supérieur (université, institut de formation aux soins infirmiers) ainsi que dans le cadre off du Festival du cinéma latino-ibérique de Villeurbanne, dans des bars associatifs… afin de présenter la situation des paysans sans terre brésiliens et le projet porté par l’association française. Mais la présentation du film qui retiendra le plus notre attention est celle qui a été réalisée en présence des assentados et de membres du MST à l’université fédérale du Pernambouc (UFPE) de Recife. Nous reviendrons en effet sur l’enjeu et l’impact de cette présentation…

Réflexion anthropologique et action sociale : quels apports ?

15 Le tournage du film nous a permis d’avoir un accès privilégié aux assentamentos et aux assentados sans l’intermédiaire ou l’omniprésence des membres de l’équipe technico- pédagogique, et de réaliser ainsi des entretiens complémentaires au sujet du projet.

16 Progressivement, à partir de ces entretiens et des moments partagés avec les assentados, nous avons commencé à percevoir des distinctions entre les assentados, travailleurs ruraux vivants dans les assentamentos, et les membres du mouvement social d’une manière générale, comme ceux de l’équipe technico-pédagogique ou du setor de projeto par exemple. Ces distinctions nous ont conduit à nous demander jusqu’à quel point les bénéficiaires, c’est-à-dire les assentados, étaient vraiment les sujets du projet que nous étions en train de soutenir, et jusqu’où ils étaient intéressés par le contenu du projet.

17 Ce jeu d’acteurs entre les membres du MST et les assentados nous est apparu à partir du moment où nous avons réalisé des entretiens sans la présence du MST pendant le tournage du film. Il est important de préciser que si cette distinction, elle‑même pensée et conceptualisée par le MST à travers les notions de « sans-terre par condition de vie » et « sans-terre par conviction politique », a permis de mieux saisir les enjeux éthiques de l’implication de l’anthropologue dans le terrain, elle n’est pas pour autant absolue. En effet, il arrive que certains travailleurs ruraux assument des responsabilités locales, voire dans certains cas régionales ou même au niveau de l’État : c’est le cas d’un militant du MST de l’État de Bahia rencontré à un autre moment de l’enquête. Cette distinction interne au MST permet de comprendre les rapports entre les différents militants, à la fois au niveau de la recherche sur la mémoire, ses revendications et la reconnaissance sociale, mais aussi au niveau de l’implication, et plus particulièrement de la conception du projet.

18 Un des points essentiels ayant mis en lumière cette distinction est directement issu des observations réalisées dans le cadre de la recherche sur la mémoire collective du mouvement social. Celle-ci interrogeait la tradition de lutte revendiquée par le MST comme un héritage, et le rôle de cette mémoire dans l’engagement des travailleurs ruraux dans la lutte du mouvement social. Or, les résultats de cette recherche ont mis en lumière le fait que la mémoire revendiquée en tant qu’héritage est avant tout un

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« bricolage » pensé et produit par les militants du MST par conviction politique à partir d’une perspective historique marxiste12. Les entretiens réalisés auprès des assentados nous ont ainsi conduit à conclure qu’il n’existe pas à proprement parler de mémoire collective partagée par les membres du mouvement social. Il s’agirait plutôt de la construction d’une mémoire par certains des militants permettant de faciliter l’implication des « militants paysans » à la lutte du MST en donnant une profondeur historique à leurs luttes personnelles13.

19 Cette distinction entre différents militants nous a aussi permis de porter un regard critique sur le rôle des assentados au sein du projet des plantes médicinales. En effet, les entretiens réalisés lors du tournage ont mis en lumière une large méconnaissance des plantes médicinales de la part des assentados. Nous nous sommes progressivement rendu compte, à travers ces entretiens, d’une absence quasi totale à la fois de la connaissance relative aux plantes médicinales comme de leur usage au quotidien. C’est ainsi que l’argumentaire du projet construit avec le MST prônant la valorisation d’un savoir « traditionnel » des plantes médicinales nous est apparu inapproprié à la réalité des assentados marquée par une absence de ce savoir14. De plus, les pratiques de recours aux soins dans ces communautés sont principalement tournées vers la biomédecine. Comme dans d’autres assentamentos que nous avons pu visiter, un dispensaire y aurait probablement donc eu plus de sens que des plantes médicinales15. S’inspirant de la réflexion éthique en anthropologie sur la position en tant que « sujet » ou « objet » au sein de la relation ethnographique, nous nous sommes alors demandé jusqu’où les assentados étaient réellement « sujets » dans le projet ? Jusqu’où en étaient-ils les acteurs et en avaient-ils codéfini les besoins ? Jusqu’où partageaient-ils les préoccupations principales de respect de l’environnement et de solidarité ? Et, s’ils ne partageaient pas ces préoccupations, comment comprendre alors leurs réponses affirmatives lors de la soumission du projet ?

20 Afin de trouver des éléments de réponse à ces interrogations, nous sommes retourné travailler avec les assentados pour mettre en place un espace de discussion cherchant à redéfinir le contenu du projet à partir de leurs préoccupations personnelles. Les difficultés rencontrées au cours de cette nouvelle phase ont permis de faire émerger de manière évidente que le projet avait été conçu par des personnes n’étant pas des travailleurs ruraux, et possédait des biais importants en partie dus à des projections ethnocentriques de ces personnes16. Quant à la réponse affirmative donnée par les assentados à la proposition du projet, il est apparu qu’il s’agissait plus d’un « oui » à un projet d’une manière générale sans réelle conviction, et que leur approbation n’était en fait pas relative à la spécificité du projet, mais aux bénéfices économiques qu’il pouvait apporter face à une situation économique précaire.

21 Tout comme dans le cas du savoir « traditionnel » sur les plantes médicinales, les autres objectifs de l’argumentaire du projet se sont révélés inappropriés à la réalité des assentados.

22 Le travail engagé par la suite autour d’un projet de culture maraîchère « biologique » a en effet montré que l’attrait principal du projet n’était pas le respect de l’environnement, mais la possibilité d’une source de revenus permettant d’augmenter leurs ressources économiques et d’acheter des biens de consommation. Dans le cas des assentados, l’idéal de respect de l’environnement est un « luxe » que leur précarité matérielle tend à faire passer au second plan. Pour arriver à l’objectif économique d’une autonomie et d’un rendement à long terme, le projet initial supposait un

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investissement en terme de présence physique qui aurait dès lors empêché les assentados de passer du temps à leur activité principale génératrice de revenus : la coupe de canne à sucre. Or, bien qu’ils soient conscients d’être exploités en étant payés pour quatre tonnes lorsqu’ils en coupent huit en effectuant un travail pénible physiquement, les assentados ne voyaient pas l’intérêt de prendre le risque d’arrêter l’activité de la coupe pour un projet dont le bénéfice à court terme n’apparaissait pas de manière évidente. Dernier objectif annoncé du projet initial : son aspect « social ». En effet, l’organisation du projet, sous la forme de travail collectif et de redistribution des revenus de manière collective, visait à promouvoir un esprit de coopération qui s’est aussi trouvé inapproprié à la réalité sociologique de l’assentamento et des assentados. Plus les discussions avançaient plus la nature hétérogène de l’assentamento, renvoyant aux histoires de vie de chacun et à la division individualisée des terres17, s’est révélée un obstacle à l’impulsion d’un collectif soudé. A posteriori, les objectifs du projet initialement approuvés par les assentados se sont donc révélés clairement inappropriés à leur réalité quotidienne.

23 Or, l’adéquation à leur réalité est capitale à la fois au bon déroulement et à la viabilité du projet sur le long terme, mais aussi surtout en termes éthiques afin d’éviter une posture néocolonialiste et/ou paternaliste. Comme nous avons pu le voir, cette non‑adéquation s’explique par le fait que les « sans-terre » ayant conçu le projet n’étaient pas des travailleurs ruraux ou des assentados mais des militants par conviction politique.

24 Les différents biais du projet initial de plantes médicinales nous ont progressivement amenés à revoir la méthodologie à la base de la conception du projet au regard de la réflexion éthique sur le rapport à l’autre dans la relation ethnographique. Suite à cela, nous avons été amenés à nous positionner et faire un choix entre les deux niveaux de l’implication évoqués précédemment : avec le mouvement social, et avec les assentados à partir des liens s’étant noués sur le terrain. Notre posture a été de privilégier l’implication auprès des assentados, tout en n’excluant pas d’autres nouvelles coopérations avec le MST. C’est ainsi que nous avons essayé de reconstruire un projet émergeant de la volonté des travailleurs ruraux, et continuer à travailler avec le MST tout en délaissant le projet des plantes médicinales.

Implication et méthodologie : enjeux éthiques de la relation ethnographique

25 Il apparaît que ce qui avait pu être naïvement pensé comme une question d’engagement personnel du chercheur a en fait été conditionné par les intérêts et les besoins des personnes à qui le chercheur s’était adressé, et l’organisme qu’elles représentaient. Ainsi, les participations aux réunions, les rencontres avec les militants du MST ou les assentados, et les lieux mêmes de la recherche – en l’occurrence les assentamentos – où furent réalisées les premières ethnographies furent déterminées non pas en fonction du questionnement de la recherche, mais bien plus du potentiel projet que le chercheur représentait. L’implication du chercheur résulte de bien d’autres facteurs que de sa simple volonté d’entreprendre une « recherche impliquée » pour ne pas rester extérieur aux conditions sociales précaires contre lesquelles les personnes du terrain luttent. Les relations avec ces personnes sont en effet empreintes de

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rapports de force constitutifs de l’implication, la rendant possible ou bien même l’imposant comme condition de la recherche.

26 Face à ces rapports de force, la participation au terrain en tant qu’acteur présente l’avantage de répondre en partie aux questionnements et aux doutes soulevés par la présence de l’anthropologue comme observateur extérieur18 : Que fait-il là ? Et pourquoi ? Dus au caractère artificiel et intrusif de la présence de l’anthropologue, ces questionnements peuvent même aller jusqu’à créer des sentiments de mal-être, de honte ou de rejet pour des populations subalternes, ou populaires, face à des anthropologues provenant de positions sociales dominantes. Alors que nous préparions la terre pour planter les premières graines de la culture maraîchère, certains assentados hésitant à m’inviter à déjeuner chez eux m’ont demandé à demi-mot : « Ca te dérange pas de manger dans une maison de pauvre ? » Il est fort probable que ma présence en tant qu’étranger, blanc et universitaire ait généré un rapport de domination exprimée dans cette hésitation pour m’accueillir pour déjeuner.

27 Les enjeux éthiques de l’implication résident donc dans la méthodologie et la nature du rapport à l’« autre » déterminant la position en tant que « sujet » ou « objet » au sein du terrain. Non pas à travers un biais naïf et paternaliste de la part de l’anthropologue, qui consisterait à s’inquiéter « pour l’autre » de sa position en tant que sujet dans la relation ethnographique. Il nous semble que l’enjeu et l’intérêt de l’implication se situent plutôt dans un décentrement du regard consistant à penser non pas à partir de la position de l’anthropologue mais de celle des sujets étudiés, voire de la relation entre les deux. Il s’agit donc de partir de la réalité des sujets – et ce encore plus quand ils sont engagés dans une dynamique de lutte ou sujets à des discriminations ou des violences – pour se demander dans quelle mesure l’anthropologue peut et/ou doit être coacteur de cette réalité. Au niveau du chercheur, cela conduit à se demander : jusqu’où, au sein de la relation ethnographique, l’anthropologue accepte-t-il d’être affecté par les personnes qu’il étudie et la réalité dans laquelle ceux-ci vivent ?

28 En d’autres termes, penser l’implication revient à se demander ce que peut apporter l’anthropologue à des personnes qui lui ont permis de réaliser son travail en acceptant de lui fournir en quelque sorte la « matière » nécessaire : sous forme de temps, d’attention voire de manière plus matérielle sous forme de nourriture… Indirectement, cela revient aussi à interroger les possibilités qu’offre l’observation participante pour apporter quelque chose aux sujets étudiés. Face à ces questions, la formation initiale à la recherche laisse souvent l’anthropologue dépourvu d’outils ou de moyens d’actions concrets19.

Production de connaissance et implication : quelle scientificité ?

29 Les activités réalisées dans le cadre de l’implication sociale se sont montrées capitales pour saisir les attentes intimes des assentados vis-à-vis du projet de développement. Mais elles ont aussi fécondé la recherche permettant une meilleure compréhension de la population étudiée et l’objet d’étude, et remettant ainsi en cause les frontières entre recherche et implication.

30 Initialement pensée comme annexe à la recherche et débordant son cadre, l’expérience du film nous a permis de mieux comprendre la situation des paysans sans terre au sein de la société brésilienne ainsi que la portée d’une telle action en termes de reconnaissance sociale au sens d’Axel Honneth.

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31 En effet, l’ethnographie des moments entourant cette présentation-débat, ainsi que de la présentation en soi, a joué un rôle fondamental dans notre compréhension pratique de la reconnaissance sociale en termes d’« autoreconnaissance », ou d’estime de soi. Selon Axel Honneth, l’estime sociale des personnes se fonde sur leurs capacités à concrétiser les valeurs culturellement définies de la collectivité aux yeux des autres. Au regard des considérations du philosophe, nous avons cherché à comprendre l’importance symbolique apportée à la diffusion du film à l’UFPE et à la participation à cet événement par les assentados, soit de manière positive en revêtant leurs plus beaux vêtements pour certains, soit de manière négative en refusant de venir, reconnaissant après avoir épuisé des excuses bancales : Tou com vergonha20. Nous nous sommes en effet interrogé sur les valeurs en jeu pour que la diffusion dans l’espace académique de l’UFPE se présente comme un événement potentiellement valorisant pour certains ou en mettent d’autres mal à l’aise. Des recherches socio-historiques ont permis d’établir que les valeurs d’autonomie de travail – en référence aux professions libérales – et de travail intellectuel – par opposition au travail manuel associé à l’esclave – avaient été historiquement valorisées dans la construction de la société brésilienne (Bensa, 2008). Le travail des travailleurs ruraux étant à la fois un travail manuel et marqué par une dépendance vis-à-vis de l’offre des grands propriétaires terriens, la possibilité de participer à l’espace universitaire représente dès lors une expérience permettant d’accéder à un espace symboliquement valorisé et de s’y affirmer d’une manière positive grâce au film, pouvant ainsi générer une certaine estime de soi. À partir des considérations issues de cet événement, nous nous sommes interrogé dans le cadre de notre recherche sur les capacités des activités artistiques développées par le MST à créer des expériences permettant aux travailleurs ruraux d’affirmer une estime de soi.

32 Les distinctions entre les militants se sont quant à elles révélées pertinentes pour interroger les rapports de force internes au mouvement, et ce plus particulièrement dans l’usage politique des pratiques artistiques en tant qu’outil de désaliénation des travailleurs ruraux. En effet, le fait que les « sans-terre par conviction politique » pense l’usage des pratiques artistiques pour désaliéner les « sans-terre par condition de vie » pose des questions quant à la capacité émancipatrice de ces pratiques ?

33 À l’instar des conclusions d’Alban Bensa et de Bruce Albert au sujet de leurs expériences respectives d’implication, il nous semble possible d’avancer que l’implication n’est pas forcément synonyme de discrédit scientifique.

34 Bruce Albert propose tout simplement d’incorporer les composantes de la demande sociale. C’est ainsi qu’à partir des expériences d’implication auprès des Yanomami, il a pu élaborer une réflexion théorique sur la construction de l’ethnicité et son usage politique par les Yanomami. Aussi inconfortable qu’elle soit, cette posture – que l’auteur qualifie de « solidarité critique » – permet de combiner une « éthique de la responsabilité » envers les sujets étudiés à une « éthique de vérité » envers ses pairs anthropologues.

35 Pour Bensa, les défenseurs de l’objectivité ont en fait parti pris politiquement en défaveur du peuple kanak. Dès lors, leurs arguments prônant la distance du chercheur ne sont pas plus objectifs que son implication. Et l’auteur d’ajouter qu’en termes de scientificité, l’implication auprès des Kanaks lui a permis d’éviter d’essentialiser les sujets en s’attachant à montrer « ce qu’ils font et non pas ce qu’ils sont », et abordant ainsi les sujets comme acteurs de leurs projets, de leur histoire.

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Des liens entre science et société : enjeux sociaux et politiques de l’implication

36 À partir de notre recherche et des actions sociales réalisées auprès des « sans-terre », nous avons tenté de montrer comment la question de l’implication est inhérente à la méthode de recherche, et plus précisément à la relation ethnographique. Un certain nombre d’auteurs avant nous ont déjà exprimé des idées similaires à partir de leurs expériences respectives, parmi lesquels : Alban Bensa avec les Kanaks et Bruce Albert avec les Yanomami.

37 Dans son article, « Situation ethnographique et mouvements ethniques : réflexions sur le terrain post-malinowskien », Bruce Albert revient sur son expérience d’implication avec les Indiens Yanomami et explique comment celle-ci lui a permis de remettre en cause ce qu’il nomme « l’illusion de la neutralité » de l’observation participante, et de mettre à jour les rapports de force de la relation ethnographique. Il montre en effet comment sa présence n’a eu de sens pour les Yanomami qu’à partir du moment où il s’est impliqué auprès d’eux, et va jusqu’à parler de « participation observante » plutôt que d’« observation participante », insistant sur l’aspect premier de la participation. Abordée sous cet angle, l’implication apparaît donc comme une interrogation inhérente à la relation ethnographique sui generis, pouvant dans certains cas se concrétiser sous la forme d’actions sociales.

38 Dans les expériences de Bensa avec les Kanaks (Rubião, 2008), Albert avec les Yanomami et celle des sans-terre, la concrétisation de l’implication a entraîné une redéfinition du rôle de l’anthropologue soit en posant la question de l’usage social de l’anthropologie, soit en élargissant son champ d’action à des outils n’ayant pas trait à sa discipline.

39 En brouillant les frontières entre la recherche et l’action sociale, l’implication pose la question du rôle de l’anthropologie dans la société et des enjeux sociaux et politiques de son usage social.

De l’université à la société : quelle institution pour quelle implication ?

40 Nous avons vu jusqu’à présent comment les situations d’implication interrogent les frontières entre recherche dite « fondamentale » et action sociale, elles interrogent cependant aussi d’autres frontières : celles entre l’université et la société.

41 Qu’il s’agisse de Bensa avec les Kanaks, Albert avec les Yanomami ou des sans-terre, le point commun des actions sociales réalisées est qu’elles l’ont été en dehors du cadre universitaire à proprement parler. Le cadre universitaire français ne proposant en effet pas (encore ?) de dispositif pour mettre en place des actions sociales, il est nécessaire de passer par un autre cadre, tel que le cadre associatif qui joue en quelque sorte le rôle d’« extension à » l’université. Dans le contexte actuel de passage à l’autonomie des universités, il nous semble intéressant de se demander dans quelle mesure les transformations des universités françaises vont faciliter les interactions entre l’université et la société. Pour mieux saisir les spécificités françaises, nous nous proposons d’ouvrir la réflexion par une comparaison avec les actions sociales réalisées dans le cadre des programmes d’« extensão » des universités brésiliennes.

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42 Apparue à la fin des années 80 dans un contexte de transition démocratique, l’« extensão » universitaire est une activité académique visant à redonner un sens à l’université brésilienne et à contribuer de manière significative au changement de la société.

43 Un forum de recteurs des universités publiques brésiliennes a ainsi proposé la participation des universités dans les discussions, les élaborations et exécutions de politiques publiques ayant pour objet la citoyenneté et le citoyen. La reconnaissance légale de cette activité académique s’est concrétisée par son inscription dans la constitution fédérale brésilienne de 198821, ainsi que par la signature du Plan national d’extension universitaire (PNEU) à la fin des années 1990 entre le Forum des recteurs de l’extension des universités publiques brésiliennes et le ministère de l’Éducation. Ce plan affirme le compromis de l’université dans la transformation de la société brésilienne vers plus de justice, de solidarité et de démocratie.

44 En réaffirmant le compromis social de l’université à travers l’insertion dans les actions de promotion et de garantie des valeurs démocratiques, d’égalité et de développement social, l’extension se pense comme une pratique académique ayant pour objectif de relier les activités d’enseignement et de recherche de l’université avec les demandes de la société. L’extension universitaire est le processus éducatif, culturel et scientifique qui articule l’enseignement et la recherche de manière indissociable et rend possible la relation transformatrice de l’université et de la société à travers un travail interdisciplinaire. Concrètement, cela se traduit dans les activités de recherche par une priorité donnée aux méthodologies participatives et au dialogue entre les catégories utilisées par les chercheurs et les sujets, dans le but de créer des connaissances permettant des transformations sociales et s’interrogeant sur les buts et les intérêts des nouveaux savoirs.

45 L’intervention dans la réalité n’a pas pour objectif de substituer l’université aux responsabilités de l’État mais de produire des savoirs qui soient accessibles à la population, c’est‑à‑dire que les différents secteurs de la population brésilienne puissent profiter des résultats produits par l’activité académique, sans que cela signifie nécessairement de fréquenter les cours réguliers de l’université. Dans une démarche citoyenne, les universités cherchent à ce que les populations dont les problèmes constituent des objets de la recherche académique soient aussi considérées comme sujets de cette connaissance. Bien plus qu’une simple activité académique, l’extension universitaire est donc l’expression d’une université citoyenne pouvant agir dans les solutions aux problèmes sociaux du pays.

46 Sans remettre en cause l’autonomie des universités, le PNEU donne des orientations pour promouvoir l’institutionnalisation de la pratique de l’extension dans les départements des universités à travers le développement de programmes et de projets d’extension autour des thématiques suivantes : communication, culture, droits humains, éducation, environnement, santé, technologie, travail. Le PNEU prévoit que le financement de l’organisation des programmes provienne des organes fédéraux et des États respectifs en charge de l’éducation, ainsi que des universités. En ce qui concerne l’articulation avec la société, le financement sera défini à partir de la réalisation de partenariats avec les organes et les institutions liées aux aires et articulations politiques avec des agences de développement.

47 Un exemple de programme d’extension pouvant être directement relié avec le terrain des sans-terre est la participation de certaines universités au Programme national d’éducation de la réforme agraire (PRONERA) avec le MST22. Il s’agit d’un programme de

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l’enseignement supérieur ouvert aux travailleurs ruraux brésiliens sur la base de quotas sociaux, et au sein duquel les partenaires sociaux peuvent participer à l’enseignement.

48 Dans son article « Une université participative ? », réflexion à partir du programme « Pôles de citoyenneté », André Rubião prend pour exemple un programme d’extension réalisé depuis plus de dix ans par l’université fédérale de Minas Gerais (UFMG) avec des populations de certaines favelas de la ville de Belo Horizonte23. Le but de ce programme est d’améliorer les conditions de vie des habitants et de chercher des nouvelles formes de sociabilité et d’exercice de la justice24. Sa méthodologie est principalement basée sur l’interdisciplinarité25 et la recherche-action : toutes les décisions sont prises ensemble. Analysant ce programme, Rubião souligne le fait que les membres de la communauté ne sont pas considérés comme de simples objets bénéficiaires des projets, mais comme des sujets et participent avec les élèves, les enseignants et les professionnels. Enfin, à partir de cet exemple l’auteur conclut son analyse en avançant que l’extension permet une contextualisation de la connaissance sans qu’il y ait pour autant une adhésion ou un conformisme au néolibéralisme (Bourgois, 1991). Si comme toute activité, l’efficacité de l’extension reste à questionner, l’institutionnalisation d’une forme d’interaction entre la population et l’université est particulièrement intéressante pour penser l’implication.

49 À l’heure où les universités françaises sont en train de se transformer suite à la loi relative aux Libertés et aux Responsabilités des Universités (LRU) du 10 août 2007, il est intéressant de s’interroger sur les capacités de ces transformations à permettre l’émergence d’une responsabilité sociale de l’université. Dans quelle mesure l’« ouverture » française facilite ou rend plus difficile l’implication de l’anthropologie, et plus largement de l’université dans la société ? Si cette réforme a permis d’institutionnaliser l’entrée de la société à travers l’entreprenariat dans les universités, aucun dispositif spécifique ne semble avoir été pensé pour concrétiser une participation de l’université dans la société à l’image de l’extension brésilienne.

50 La loi dite d’« autonomie » des universités vise à réformer les universités françaises en leur délivrant de nouvelles compétences. Les principales modifications s’appliquent aux règles d’organisation des universités, et précisément de la gouvernance à travers l’adoption de nouveaux statuts modifiant le conseil d’administration (CA). Plus ou moins réduit de moitié, le CA est plus largement composé de personnalités extérieures dont des représentants des collectivités territoriales, du monde socio‑économique et un dirigeant d’entreprise, entraînant une forte diminution de la représentation de la communauté universitaire. Les nouveaux statuts confèrent au CA des pouvoirs élargis – lui permettant par exemple la création directe d’unités de formation et de recherche – et marginalise le Conseil scientifique et le Conseil des études et de la vie universitaire, en réduisant leurs rôles respectifs dans les orientations des politiques scientifiques et de l’enseignement à un rôle consultatif.

51 À la différence de la responsabilité sociale et citoyenne de l’université publique brésilienne à travers l’institutionnalisation de l’extension, les nouvelles Responsabilités et compétences élargies (RCE) des universités françaises se limitent aux questions budgétaires et à la gestion des ressources humaines. La loi d’autonomie des universités facilite la levée de fonds privés pour financer les universités grâce à une défiscalisation des dons26. Les universités peuvent ainsi créer des fondations universitaires ou partenariales dans le cadre de partenariat avec les entreprises. C’est le cas de

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l’université Lyon 1, qui a créé en 2007 une fondation à laquelle l’entreprise Microsoft a apporté 180 000 euros en novembre 2007.

52 En plus de l’absence de possibilités institutionnelles d’interaction entre les universités et la société sous la forme d’actions sociales à l’image de l’extension brésilienne, de tels financements soulèvent des questions quant à l’influence des financeurs et la véritable « autonomie » des universités en termes d’enseignements et de recherches. Sans faire de l’implication, ou des liens entre université et société, un « fétiche » et conscient de la naïveté et l’arrogance de la prétention à penser avoir quelque chose de définitif à offrir27, il nous semble pourtant que l’anthropologie et plus largement l’université peuvent avoir un plus grand rôle à jouer dans la société. La capacité de l’anthropologie à déconstruire les rapports de domination, et à faire apparaître les possibles liens entre inégalités symboliques et inégalités socio-économiques entre différentes populations ou citoyens d’une même société, la rend par exemple particulièrement pertinente pour participer à l’élaboration de politiques sociales.

53 Cependant, au regard du passage à l’autonomie il semble que ce que Jean-Pierre Dozon qualifiait de « renouvellement salutaire de la discipline » reste à construire en dehors du cadre universitaire…

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NOTES

1. « Extension », notre traduction. 2. Cette équipe est composée de techniciens agricoles, d’un secrétaire et d’un personnel infirmier. 3. Escada est située à une soixantaine de kilomètres au sud de Recife. 4. Les références à ces leaders sont en effet affirmées sous la forme de slogans, sur des T-shirts ou encore dans des chansons. 5. Habitants des assentamentos. 6. « Setor de Projeto ». Les activités du MST sont sous la responsabilité de « secteurs » faisant le lien entre les instances nationales du mouvement et ses instances locales. 7. Le siège du MST de l’État du Pernambuco se situe à Caruaru, ville située au centre de l’État à une distance de 135 kilomètres de Recife. 8. Les assentamentos se réunissent une fois par mois sous la forme d’assemblées générales. 9. À ce sujet cf. Albert (1997 : 83). 10. À ce sujet cf. Souza Martins (1995). 11. Malgré le fait d’être parvenu à l’indépendance foncière, les travailleurs ruraux de la région d’Escada sont encore dépendants économiquement de la coupe de canne à sucre pour les grands propriétaires terriens. 12. À ce sujet cf. Freyre (1974), Buarque de Holanda (2004). 13. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’existence de mouvements de rébellion majoritairement composés par des travailleurs ruraux vivant dans des conditions similaires à celles qui motivent aujourd’hui la lutte du MST. Parmi ceux-ci, les plus connus sont le mouvement messianico‑religieux de Canudos mené par Antonio Conselheiro ainsi que les fameux bandits d’honneur, appelés cangaçeiros, menés par Virgulino Ferreira alias Lampiao. Cependant, comme l’a montré José de Souza Martins, il y a des nuances marquantes entre ces différents mouvements qui ne permettent pas, il nous semble, de tracer la continuité d’une philosophie de l’histoire où les premiers mouvements seraient l’expression prépolitique du MST. 14. Ce point est énormément variable en fonction des origines, des occupations précédentes des paysans et des régions. Dans le cas du Pernambouc, et principalement de la région de la canne à sucre, les personnes appelés paysans sans terre sont des travailleurs ruraux, et non pas des agriculteurs, ne possédant pas forcément de savoir « traditionnel » sur les plantes médicinales. 15. C’est le cas d’assentamentos que nous avons pu visiter dans les États du Pernambuco et de Bahia. 16. Sur ce point attention de ne pas généraliser cette expérience sur les actions en général du MST. Il s’agit d’une situation de « terrain » à laquelle nous avons été confrontés, mais qui ne remet pas pour autant en cause le MST ou ses initiatives. Au contraire, le MST possède, entre autres, à son actif un grand nombre d’initiatives de production en coopérative qui fonctionnent. 17. Les assentamentos peuvent être organisés de deux formes différentes : des parcelles individualisées mélangeant parcelle pour travailler et pour vivre, ou l’agrovilla où les parcelles pour vivre sont toutes rassemblées sous la forme d’un village et celles pour travailler se trouvent excentrées.

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18. Ce point est bien sûr à nuancer dans les cas où l’anthropologue fait d’ores et déjà partie du terrain qu’il étudie avant même de l’aborder comme « terrain ». 19. C’est un peu moins vrai dans le cas de la formation « professionnelle » ou « appliquée », car on y aborde les usages sociaux de l’anthropologie. 20. « J’ai honte ». 21. Cf. article 207 de la Constitution de 1988. 22. C’est le cas de l’université fédérale du Piaui (UFPI) qui a ouvert un cours de licence en expression et communication artistique dans le cadre d’un partenariat avec le MST en 2008. 23. Capitale de l’État de Minas Gerais. 24. Pour plus de détails cf. Rubião (2008). 25. Les équipes de professeurs et d’élèves sont ouvertes à toutes les disciplines universitaires. 26. À noter que la levée de fonds privés était déjà permise par la loi Faure de 1968. 27. Cf. Dozon (1997 : 117).

RÉSUMÉS

À partir d’expériences de recherches et d’actions sociales menées auprès de populations rurales pauvres avec le Mouvement social des travailleurs ruraux sans terre du Brésil, cet article cherche à interroger les frontières entre la recherche dite « fondamentale » et l’implication sociale, l’ethnographie et l’action sociale, l’université et la société. La lecture de ces expériences montrent les enjeux éthiques et méthodologiques que soulève l’implication (rapport sujet/sujet ; réciprocité du chercheur envers les sujets) sont inhérents à la nature de la relation ethnographique. Loin d’être synonyme de discrédit scientifique, la connaissance produite en situation d’implication se montre en fait pertinente en ce qu’elle permet de saisir les populations étudiées en tant que sujets de leur histoire. Enfin, rapportée au niveau de l’université, l’implication pose la question de l’ouverture à la société, particulièrement d’actualité dans le contexte du passage à l’autonomie des universités françaises.

Based on experiences of research and social action carried out among poor rural populations with the Brazilian Landless Rural Workers Movement, this article examines the borders between so-called « basic » research and social involvement, between ethnography and social action, and between the university and society. The analysis of these experiences reveals that the ethical and methodological issues raised by involvement (subject-subject relationships; reciprocity on the part of the researcher towards the subjects) are inherent in the nature of the ethnographic relationship. Far from being synonymous with an undermining of its scientific character, the knowledge produced in a situation of involvement reveals itself to be relevant in that it enables the population studied to be understood as the subjects of their own history. Finally, in relation to the university, involvement raises the question of the latter’s openness to society, a question which is particularly relevant today in the context of the transition to autonomy of French universities.

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INDEX

Keywords : involvement, research, ethics, reciprocity, anthropology, politics, university, society Mots-clés : implication, recherche, éthique, réciprocité, anthropologie, politique, université, société

AUTEUR

ALEXIS MARTIG 73 rue Rachais, 69007 Lyon [email protected]

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Diversité des usages et des questions anthropologiques, au prisme des formations sur les sourds The Diversity of Anthropological Questions and Uses as Viewed through the Prism of Training in Relation to Deaf People

Sophie Dalle-Nazebi, Nahia Jourdy, Nathalie Lachance et Jean-Olivier Régat

1 Les anthropologues sont de plus en plus nombreux à enseigner hors des départements d’anthropologie, intervenant dans les formations de disciplines aussi diverses que la théologie, la sociologie, la médecine, les sciences du langage et de l’éducation, etc. (Chevalier, 2007). On observe parallèlement une augmentation significative de recherches menées par des anthropologues hors‑statut ou travaillant hors des murs de l’université1. Mais la frontière, symbolique, du monde académique ne masque cependant pas longtemps la porosité de ses murs et la réalité des échanges entre chercheurs qui, au‑delà de la diversité de leur(s) employeur(s), ont investigué différents champs de recherche et sont à ce titre tous susceptibles de contribuer à la formation des étudiants. Des organisations professionnelles, des entreprises et des administrations publiques sollicitent d’ailleurs ces chercheurs, tous statuts confondus, pour poursuivre leur formation ou pour les accompagner dans leurs activités professionnelles. Les situations d’enseignement de l’anthropologie, et/ou de recours à l’anthropologie dans des formations semblent donc se multiplier.

2 Cette diversité des affiliations, ou « professionnalisation » de l’anthropologie, accompagne une remise en question de ses fondements théoriques et des pratiques de terrain. Les années 1990 sont marquées par les publications scientifiques s’interrogeant sur les orientations futures de la discipline (Geneste & Copans, 2000). Avec l’essor déjà ancien d’une ethnologie du proche (Althabe & Fabre, 1992), les champs d’étude se sont élargis, et l’étude de l’autre englobe aujourd’hui une pluralité de personnes et de groupes sociaux concernés par des questions liées aux changements culturels et aux relations interculturelles dans le contexte de phénomènes comme la mondialisation, la

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migration, le multiculturalisme et les innovations technologiques. Les anthropologues sont alors amenés à analyser ces transformations, et parfois à accompagner les recherches de solutions locales à des problèmes sociaux, politiques, éthiques ou économiques (Ghasarian, 2002). « Les phénomènes sociaux auxquels l’anthropologue est aujourd’hui confronté se jouent sur des registres différents. Cela entraîne une diversité des pratiques (Moore, 1996 : 1) et un regard renouvelé sur les mondes contemporains (Augé, 1994) » (Genest & Copans, op. cit. : 9). Si l’anthropologie ne se pratique plus comme hier, ses sujets d’études et les contextes sociaux et politiques à l’intérieur desquels ces recherches sont menées, sont aussi très différents de ceux des précédentes décennies (Bruce, 1995). C’est désormais une posture et un regard impliquant une prise de distance avec ses propres référents culturels, étroitement articulés au travail ethnographique, qui marquent et caractérisent l’activité de l’anthropologue, bien plus que ses sujets d’études.

3 C’est la mobilisation de cette discipline dans différents contextes pédagogiques que nous souhaitons interroger ici, en croisant quatre regards et expériences, a priori contrastés, dans un domaine commun qui est celui des pratiques culturelles et des revendications identitaires spécifiques à des personnes sourdes. Nous montrerons comment les enseignements sur ce sujet encore nouveau passent par l’explicitation de concepts de l’anthropologie et le recours à l’analogie avec d’autres groupes culturels. Inversement, des analyses sur cette population, et parfois leurs pratiques mêmes de communication, peuvent être mobilisées pour susciter des déplacements de perspective et de regard dans des formations académiques et professionnelles ne portant pourtant pas sur les sourds. Par ailleurs, nous mettrons en évidence comment des formateurs mobilisent l’anthropologie en pratique, au cœur même de la relation pédagogique et dans la scénarisation de leur formation. Enfin, ces situations d’enseignement, marquées par une forme d’interculturalité entre sourds et non sourds, sont à la fois des mises à l’épreuve des analyses exposées et de nouveaux terrains de recherche.

Au croisement de quatre expériences d’enseignement

4 Les formations auxquelles il est fait référence ici, de durées variables, ont été données dans des cadres aussi divers que des universités, publiques et privées, des administrations, des associations et des entreprises. Dans tous les cas retenus pour cette analyse, les étudiants et les professionnels ne se destinaient pas à la recherche en anthropologie, et les formateurs que nous étions avions beaucoup de liberté dans la conception des contenus et des méthodes d’enseignement. Dans certains cas, les personnes formées étaient elles‑mêmes sourdes.

5 Deux des formateurs évoqués ici, une anthropologue québécoise et une sociologue française, ont pour point commun d’avoir mené une thèse sur les sourds, et sont habilités à enseigner l’anthropologie (Lachance, 2007 ; Dalle-Nazébi, 2006). Ces deux chercheurs « hors les murs » (Lebleux, 2004) sont sollicités pour cette spécialité dans des Cégep, universités, entreprises et administrations publiques2. Ils participent également aux enseignements généraux de ces disciplines au sein d’universités, dans des promotions d’étudiants ne se destinant pas à devenir anthropologues3. C’est donc leur position frontière entre un secteur académique, des réseaux de sourds et différents mondes professionnels qui semble motiver cette sollicitation. Les deux autres formateurs évoqués, sans formation universitaire en anthropologie, témoignent de la

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circulation de savoirs anthropologiques dans nos sociétés, en ayant repris certains concepts‑clés, une posture et des éléments de méthodologie pour aborder les pratiques des sourds et les relations interculturelles. Leurs expériences professionnelles, comme travailleur social pour l’un, enseignant (sourd) de Langue des Signes Française (LSF) et médiateur pour l’autre, ont permis l’acquisition et la mise à l’épreuve de concepts et de grille d’analyse anthropologiques déjà repris dans les réseaux de sourds et ce domaine d’action sociale. Elles alimentent aussi des démarches pédagogiques innovantes en mobilisant l’anthropologie dans la mise en scène et la gestion des relations au sein de formations portant sur l’accueil ou la collaboration avec des personnes sourdes, au sein d’entreprises, d’administrations publiques ou d’universités4.

6 L’analyse de ces pratiques d’enseignement s’est faite à travers la description des contextes, du public et des moyens de chaque formation, par le partage de supports et syllabus de cours, et par quelques observations de situation de formation. Cette première étape a été poursuivie par des questionnements réciproques prenant parfois l’allure d’entretiens. Cette démarche a permis d’enrichir la description de nos pratiques et de ce qui s’était joué dans nos parcours de formation, puis de mettre en évidence des processus communs à nos expériences pourtant diversifiées au vu du public ou des régions concernés. L’analyse proposée est transversale à ces quatre expériences comme aux contextes universitaires et professionnels (administrations, secteur public, entreprises). Elle permet de mettre en évidence trois grands types de situations de formation, mobilisant différemment l’anthropologie comme discipline scientifique et les travaux anthropologiques portant sur les sourds. Ce qui les distingue aussi, et qui se trouve être décisif d’un point de vue pédagogique et anthropologique, c’est la nature de la relation à venir, existante ou provoquée entre sourds et non sourds5 au sein de chacun de ces cours.

Préparer et équiper la rencontre à venir

7 Un premier ensemble d’enseignements porte sur la culture et l’histoire de collectifs de sourds ainsi que sur l’histoire et l’ethnographie des recherches sur les langues des signes, permet de préparer et d’équiper les rencontres et collaborations entre sourds et non sourds. Ces dernières concernent des relations de travail scientifique entre linguistes et locuteurs, pédagogiques entre enseignants et élèves6, professionnelles entre audiologistes et « patients », entre salariés sourds et entendants, ou encore entre des administrations publiques et des citoyens sourds. Ces publics et les conditions de formation sont très diversifiés (en terme de durée, de lieux et de supports), mais ils ont en commun de concerner des promotions homogènes, et de porter sur les modalités de travail avec des autres, absents de ces cours. Certains de ces publics ont de plus la particularité d’être amenés, dans leur cadre professionnel, à tenir un discours sur les sourds. C’est avec eux que les aspects historiques et les concepts anthropologiques sont les plus développés.

Donner des clés sur différentes visions du monde et certains malentendus interculturels

8 L’objectif de ces formations est l’acquisition de connaissances spécifiques liées à la surdité et à la/les culture(s) sourde(s). Il s’agit d’évoquer les processus historiques et

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culturels, de manière plus ou moins développée selon les situations d’enseignement, concernant les étapes qui ont marqué l’émergence de communautés et de réseaux de personnes sourdes aux niveaux local, régional et international (Buton, 2009 ; Dalle- Nazébi et al., 2009 ; Carbin, 1996 ; Ladd, 2002 ; Lane, 1991, 1992 ; Perreault, 2003 ; Presneau, 1998), mais aussi celles des recherches portant sur ces groupes et leurs pratiques de communication. Il s’agit de donner des repères historiques tout en attirant l’attention sur l’importance des contextes politiques, économiques et culturels sur les formes de mobilisation des sourds comme celles d’autres groupes minoritaires (Berbrier, 2002), sur les territoires spécifiquement investis ainsi que sur les questionnements et descriptions des scientifiques. Les formateurs veillent à transmettre explicitement une posture intellectuelle attentive aux conditions de productions de discours identitaires comme de nos savoirs, ainsi qu’aux procédures de catégorisation que ceux-ci impliquent quant à ce qui est ou n’est pas d’ordre linguistique, culturel ou proprement humain (Baynton, 1993 ; Cuxac, 2003 ; Dalle- Nazébi, 2006 ; Mottez, 1977).

9 Ces formations sont l’occasion de mettre en évidence les représentations et attitudes à l’égard des personnes sourdes par le passé comme dans notre quotidien, et d’aborder pour cela les concepts d’ethnocentrisme, de préjugés, de constructions identitaires, d’identités prescrites, etc. La description de réseaux sociolinguistiques de personnes nées sourdes de parents entendants méconnaissant tout des langues des signes, conduit par ailleurs à soulever de nombreuses réflexions anthropologiques sur les processus de transmission linguistique et culturelle et de filiation (Delaporte, 2000a, 2000b ; Lachance et al., 2007 ; Mottez, 1992), sur les liens entre nature et culture et les enjeux autant éthiques que politiques soulevés par ces questions, et plus largement, sur ce qui constitue à proprement parler une culture ou un phénomène culturel. Par leur surdité, leurs expériences sociales propres et leurs manières de communiquer, ceux qui se disent sourds articulent de manière inédite des problématiques relevant de la différence physique, de la diversité linguistique, et de l’altérité sociale et culturelle. Bien qu’il ne soit pas demandé aux formateurs d’enseigner des concepts et la posture propre à l’anthropologie, ni même d’avoir recours à l’analogie avec d’autres groupes culturels, il semblerait très aventureux de ne pas le faire. Comment ne pas glisser sinon vers une naturalisation des différences culturelles, et comment à l’inverse ne pas aboutir à un déni d’existence de collectifs et de pratiques culturelles propres à des sourds ? (Gruson et al., 1999 ; Mottez, 1993 ; Siran, 2004). Comment éviter ces écueils sans montrer le perpétuel travail de frontières entre les groupes au fondement des constructions identitaires ? (Bacci, 1997 ; Barth, 1969 ; Markowicz et al., 1998). Ces formations perdraient leur sens et leur objectif si elles ne mettaient en évidence le caractère à la fois construit et contraint des phénomènes culturels, sans signaler les points aveugles produits par des catégorisations administratives7, et sans montrer la variation des pratiques et des stratégies individuelles derrière les grilles analytiques des chercheurs comme derrière les mots de tous les jours (comme ceux de « sourds », « déficients auditifs », etc.). Elles ne résisteraient pas longtemps au monde de la pratique et des interactions, où elles ne feraient que renforcer « mépris par ignorance » (Metzger et al., 2004 : 78) et malentendus interculturels.

10 Le défi des formateurs est double : faire comprendre le point de vue des sourds sur la surdité, proposer un discours, des comparaisons et des descriptions concernant leurs pratiques, mais aussi donner des repères théoriques et méthodologiques pour

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permettre aux personnes formées de poursuivre l’analyse, d’être en mesure de réintroduire de la variation dans les typologies proposées. Le principe est d’initier un déplacement, d’informer le regard pour engager un travail d’observation ou de questionnement, de permettre la rencontre avec ces autres tels qu’ils se pensent. Le recours à l’analogie avec d’autres groupes culturels, et l’incitation à un travail réflexif, sont des moyens pour aborder une réalité difficile à imaginer pour des non sourds, où la surdité est le vecteur d’une représentation du monde différenciée, et les interventions visant à la réparer et la corriger vécues comme des absurdités8. Ces détours historiques et la description de profonds décalages dans la manière d’aborder la surdité, tour à tour définie par une oreille défectueuse et les incapacités qui en découlent, ou par des pratiques et prises de parole gestuelles de collectifs de sourds, permettent de mieux comprendre les différents enjeux et débats éthiques qui concernent cette population, et d’appréhender ces conflits dans une approche interculturelle. Ils permettent également de comprendre que toutes les personnes atteintes de surdité ne se disent pas et ne sont pas reconnues comme sourdes.

11 L’objectif des formateurs est de proposer des clés sur les différentes visions du monde et les impacts concrets de l’ethnocentrisme, mais aussi de transmettre des moyens conceptuels et méthodologiques pour permettre aux personnes formées de penser leurs pratiques et interactions professionnelles. Ces apports sont davantage formalisés auprès des personnes qui seront amenées à produire un discours sur les sourds (et pas seulement à travailler avec eux). C’est le cas des apprentis‑chercheurs, notamment en linguistique, des élèves du Cégep dans une formation spécialisée, mais aussi des enseignants sourds. Si ceux-ci ont leur vécu pour matériau, il leur est cependant nécessaire de prendre du recul sur leur expérience personnelle pour être à même de tenir un discours sur leur groupe, mais aussi de disposer d’éléments de comparaison pour être en mesure de parler de leur culture. Il leur faut aussi questionner le concept même de culture. Les formations qui leur sont proposées (dans une langue des signes) abordent alors des éléments de l’histoire de l’anthropologie mettant en évidence les différentes approches de ce concept. Elles les initient aussi à l’observation ethnographique et à l’analyse de ces données. Ceci permet à ces futurs enseignants de Langue des Signes de poursuivre leur réflexion et exploration des manières de faire et de dire propres à leur groupe, et de prendre en compte la diversité du patrimoine mobilisable dans leurs cours. Cela évite aussi une folklorisation des pratiques culturelles des sourds, atrophiant la prise en compte des variations et des transformations historiques, et limitant la compréhension de la logique même de ces comportements.

Faire exister et comprendre une autre réalité : accompagner des pratiques à venir

12 Les descriptions, même soutenues par des comparaisons, ne suffisent pas toujours à rendre compte d’autres réalités culturelles, et des prises de recherche utilisées pour la comprendre. En témoignent les explorations par les anthropologues de différents styles d’écriture et modalités de présentation de leurs recherches, et le développement d’une anthropologie visuelle (Affergan, 2003 ; France, 1989 ; Kilani, 1999). Comment donner à voir et à comprendre les pratiques, manières de voir et repères d’autres univers culturels ? Comment le faire en particulier lorsque ces autres n’ont pas été identifiés comme tels ? Et comment évoquer leurs pratiques et représentations en l’absence

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d’interactions avec eux ? Il peut paraître paradoxal de travailler à rendre visibles les sourds et leurs pratiques tant il est évident qu’ils partagent notre quotidien. Une coprésence n’implique cependant pas forcément une rencontre. Le quotidien des sourds est fait de non‑dits, d’évitements et de malentendus, mais aussi de violences ordinaires (Dalle‑Nazébi, 2009), suscitant colère et exaspération restées incomprises. Il est également fait de préjugés et de théories sur les non sourds... Pour rendre compte de cela, et provoquer « un mouvement de décentration » (Lipiansky, 1989 : 37), il est possible de donner à voir et à écouter vécus et récits de parcours des personnes concernées, à travers différents films et documentaires (Aronson, 2000 ; Dion, 1981 ; Ochronowicz, 2009 ; Philibert, 1993 ; Sangla, 1990).

13 Cette démarche de mobilisation de récits par les formateurs donne une place prépondérante aux représentations. Elles seraient des lunettes guidant notre regard, définissant le domaine visible et reconnaissable. Elles pèseraient sur les pratiques et attitudes, et seraient à ce titre le principal levier pour les transformer. Cette conception domine a priori les pratiques d’enseignement et de publication scientifiques. Compréhension et savoirs seraient associés au regard et à la parole, et précéderaient gestes et attitudes. Pourtant les processus de production et d’acquisition des connaissances évoquent plus souvent les notions de mouvements et d’expériences vécues (« touchées » pour traduire littéralement cette expression des Langues des Signes Française comme québécoise). Ce sont probablement ces expériences qui sont recherchées à travers certaines formes de narration, écrite ou cinématographique ; ce sont en tout cas elles qui sont suscitées par les mises en situation au sein des formations visant à préparer interactions et collaborations entre sourds et non sourds.

14 Cette pédagogie de l’implication, où les personnes en formation sont mises en situation de surdité, par le port de casques, des ateliers de communication visuo‑gestuelle ou des jeux de rôles, est beaucoup plus fréquente et travaillée par les formateurs qui ne sont pas anthropologues de formation. Elle est aussi plus spécifiquement proposée à des personnes devant avant tout acquérir savoir‑faire et savoir‑être face à des sourds. C’est le cas d’enseignants accueillant des élèves sourds dans leur classe, d’agents d’administrations ou de personnels des ressources humaines devant être en mesure de recevoir des personnes sourdes. Ce type de mise en situation permet de comprendre, en pratique, certaines règles de politesse et de communication lorsque celle-ci se fait dans un mode exclusivement visuel (comme par exemple l’importance du contact visuel, les positionnements en cercle, la nécessité d’une certaine distance, etc.). « Sans cette expérience, il ne peut pas y avoir compréhension à la fois profonde et vécue des processus, des mécanismes psychologiques, des enjeux existentiels qu’elle implique. Cela ne va pas sans une mise en situation, notion qui s’oppose ici à un discours purement didactique » (Ladmiral & Lipiansky, 1989 : 308). Celle‑ci vise à expérimenter de quelle manière les pratiques culturelles propres aux sourds interviennent dans leurs relations professionnelles, et quel positionnement adopter dans le cadre de leur poste et dans le respect de leur interlocuteur. L’objectif partagé avec la démarche exposée précédemment est de faire percevoir les ressources et logiques donnant du sens à un ensemble de manières de faire qu’il est peu pertinent et pourtant si fréquent de présenter sous forme d’une liste atemporelle de traits culturels typiques… Mais l’entrée dans cette compréhension passe ici par la pratique, et donne lieu à l’exploration de manières de faire en tenant compte des différences de repères, de langues et de pratiques. Cette pédagogie participative peut aussi passer par l’observation et la

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discussion d’interactions filmées ou de reconstitutions sous forme de petites pièces de théâtre (de situations de cours, d’accueil ou d’entretiens d’embauche…). Les précédentes initiations auront contribué à équiper le regard des personnes en formation. Celles‑ci devront par la suite elles-mêmes entrer en scène pour jouer leur propre rôle dans ces simulations. Mais, comme dans toute pédagogie interculturelle, « cette expérience a lieu dans un cadre sécurisant qui autorise un "jeu" avec la réalité dans le sens où elle implique à la fois des relations authentiques et où elle rend possible en même temps leur mise à distance ludique. Surtout, elle favorise une verbalisation du vécu immédiat de la communication interculturelle ; il faut en quelque sorte parler son expérience, la comparer à celle des autres, pour la comprendre » (ibid.).

15 Le travail du formateur consiste ici à poser le cadre, puis orienter et accompagner ces acteurs, à identifier et analyser avec eux idées reçues, gaffes et points de blocage, à pointer les situations de violence symbolique ainsi que la variation des pratiques et des stratégies, et à mettre des mots sur les processus et enjeux. Cela suppose un travail d’analyse en amont sur les situations typiques rendant visibles certains processus qu’il serait pertinent de mettre en évidence, ainsi qu’une maîtrise des concepts ainsi transmis. Cela implique ensuite un travail de mise en scène et de jeux de rôle. Cette approche pédagogique demande une finesse d’analyse à la fois des pratiques culturelles mises en évidence, et du cheminement et modalités d’accompagnement des personnes en formation.

16 Cette démarche d’enseignement présente l’intérêt de rappeler la pluralité des modes de transmission possible des analyses et concepts de l’anthropologie, ainsi que la diversité de ce qui peut être transmis, qui ne se limite pas à des savoirs discursifs. Elle met en évidence l’importance d’activités de traduction de connaissances et références propres à un répertoire professionnel (celui de l’anthropologie) vers un autre (celui des personnes en formation). C’est là une activité décisive et récurrente de ces formateurs, et une compétence à acquérir pour tout anthropologue hors les murs. Ce travail de « traduction » suppose des compétences d’analyse des repères, terminologie et situations propres au groupe professionnel auquel les personnes en formation appartiennent. Cette pédagogie de l’implication repose sur des savoir-faire et des pratiques effectives d’analyse anthropologique. Pourtant elle est tout particulièrement développée par des formateurs qui n’ont pas le statut d’anthropologues, et qui s’appuient sur une démarche de tâtonnements, rectifiant et précisant à chaque formation références conceptuelles et mises en scène. La justesse et la richesse des dispositifs pédagogiques ainsi créés dépendent de cette confrontation régulière au monde de la pratique. Si ces formateurs sont parfois en demande d’échanges avec des chercheurs, ceux-ci ont beaucoup à apprendre de cette scénarisation des enseignements, qui sont autant de mises à l’épreuve des analyses qu’ils produisent.

Accompagner la rencontre, donner du sens

17 Un autre ensemble de situations de formation est marqué par ce travail de mise en scène et de mise en mots des processus, décalages et frustrations expérimentés. Il renvoie cependant à des relations plus complexes, potentiellement tendues, pouvant exiger un travail d’analyse « à chaud » pendant la formation. Les objectifs et les supports d’enseignement sont les mêmes ; mais les formateurs interviennent dans le cadre d’interactions et de collaborations déjà engagées entre sourds et non sourds. Les

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formations sont susceptibles d’entrer en résonnance avec la pratique. Un des enjeux de ces enseignements est de prendre en compte qu’ils vont, de fait, accompagner, donner du sens, consolider, détériorer ou rétablir le dialogue au sein des équipes « mixtes » en formation. Si les commanditaires pensent que l’essentiel réside dans les informations explicites apportées par les formateurs, une part importante de leur travail se joue pourtant dans la relation pédagogique elle‑même. Il leur faut tenir compte d’une grande hétérogénéité de statuts mais aussi de connaissances du monde de la surdité parmi les personnes en formation. Ils se trouvent personnellement engagés dans un travail réflexif sur leur place au sein de ces échanges comme sur les analyses qu’ils portent et leur légitimité à le faire. Ces formations, qui relèvent d’une forme d’intervention sur des manières de travailler et d’interagir, ont concerné, dans les expériences exposées ici, des entreprises et des administrations publiques, ainsi que des structures spécialisées souhaitant remettre à plat leurs connaissances pour améliorer leurs pratiques professionnelles.

Organiser des savoirs, intervenir à travers une formation

18 La particularité de ces situations de formation ne tient pas seulement à leur caractère interculturel, mais aussi au fait qu’il s’agit de personnes travaillant déjà ensemble. Les formateurs entrent, de manière relativement ponctuelle, au sein d’une organisation de relations, au cœur d’interactions qui possèdent déjà leur histoire. Ceci présente deux enjeux. Le premier consiste à comprendre ce qui se trame au sein de ce groupe, ce qui motive cette formation officiellement, mais aussi de manière plus pragmatique ce qu’elle est censée venir éclaircir ou consolider. Le second enjeu réside dans l’articulation d’enseignements généraux sur les personnes atteintes de surdité via l’évocation de la diversité de leurs pratiques et constructions identitaires, avec l’apport d’éléments de compréhension et de repères pratiques pour la situation particulière des équipes en formation. Les enseignements vont en effet « parler » différemment aux membres de ces équipes, et vont dans tous les cas être mis à l’épreuve d’une confrontation immédiate à un ensemble d’expériences vécues par les participants, voire à la situation de cours elle-même. Les participants peuvent se présenter comme des interlocuteurs « experts par expérience » (Collins & Evans, 2002) face aux formateurs, leur proposant analyses alternatives et exemples de situations à expliquer. Autant dire que ces formations sont de véritables exercices intellectuels mais aussi les pièces d’un riche terrain d’enquête sur les rapports entre sourds et non sourds (et sur la place de l’anthropologie)9.

19 En dehors des activités et compétences déjà mentionnées pour mener ces formations, s’ajoute ici un travail d’analyse, en amont, de l’histoire et des enjeux des équipes à rencontrer. Certains formateurs organisent des entretiens avec le responsable de l’équipe puis avec le ou les salariés sourds pour analyser à la fois ce qui sera leur contexte et leur matériau d’enseignement. D’autres sont plus attentifs aux premières interactions observables lors de l’installation du groupe, et aux réactions face à la prise de parole, gestuelle, d’un formateur sourd comme à la présence d’un interprète français/langue des signes. Ces pratiques d’observation, et les éléments de compréhension qu’elles apportent sur la nature des difficultés rencontrées par le groupe, mobilisent une analyse préalable, de type ethnographique, des rapports entre sourds et non sourds. Les manières de se saluer, la gestion des regards et les éventuelles attitudes d’évitement, les modalités d’expression, la sollicitation d’une personne

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ressource ou relais pour communiquer avec le salarié sourd, l’expression de celui-ci et la posture même de son corps sont autant d’indices rapidement mobilisés pour comprendre la nature des rapports interculturels au sein du groupe, ainsi que les niveaux d’engagement dans la rencontre avec l’autre10. L’analyse se poursuit et s’affine dans les échanges suscités par un premier tour de table où chaque participant est invité à décrire son activité, puis à évoquer ses relations avec le ou les salariés sourds et les sentiments associés. Les termes utilisés, les situations décrites, les explications suggérées, mais aussi les attitudes lors de ces échanges et le regard porté sur l’interprète, sont autant de repères mais aussi de données pour les formateurs, sur lesquels ils reviendront au cours de leur formation. Ils doivent gérer le degré de violence possible pour la ou les personnes sourdes présentes qui sont, dans ces premiers moments, un objet de discours pour les autres et l’objet explicite et public de leur problème, angoisse ou désarroi. Mais ils auront de la même manière à gérer, à l’inverse, les moments d’initiation à une communication visuelle ou de questionnement sur les pratiques culturelles des sourds, où ces personnes seront dans une autre position hiérarchique en termes de savoir-faire et de compréhension.

20 Les formateurs misent sur des temps d’implication et d’autres de retrait des différents membres du groupe, ainsi que sur des moments d’appui sur les interactions collectives et d’autres permettant une prise de distance avec la situation particulière de l’équipe. Ils veillent à articuler discours de portée générale, et analyse spécifique des interactions ou expériences de chaque équipe. Celles‑ci sont tour-à-tour évoquées comme des illustrations d’un discours sur les sourds et les différences culturelles, et comme un terrain de validation d’une grille d’analyse proposée par les formateurs. Ces va‑et‑vient contribuent à rendre visible le caractère interculturel de certains décalages et malentendus au sein de ces équipes, et l’existence même de malaises ou frustrations des uns jusque-là non perçus par les autres. Ils permettent la réappropriation par les participants des concepts et repères proposés par les formateurs. Ils les impliquent peu à peu dans l’analyse des difficultés de leur équipe, comme dans la recherche des solutions possibles, à travers un répertoire et sur la base d’exemples désormais communs. Ces formations ouvrent un espace de dialogue investis diversement selon les équipes, mais initiant une rencontre qui jusque-là n’avait pas vraiment eu lieu. Il va sans dire que se trouveront explicités des pratiques, représentations et repères propres à des non sourds, ceux-ci se découvrant pour la première fois en tant qu’« entendants ». Les formateurs identifieront de leur côté des pratiques et discours imprévus, noteront les concepts qui n’ont pas pu être « incarnés » par des exemples, et découvriront de nouvelles lignes d’analyse… poursuivant ainsi leur travail de recherche sur ce terrain de l’enseignement.

Donner à voir autrement, penser sa place et ses pratiques

21 Dans l’ensemble des situations de formation évoquées, les formateurs se trouvent dans une position de médiateurs ou de « passeurs culturels ». Mais face à des équipes mixtes, ils sont plus explicitement dans une position frontière. Bien que perçus comme membres de l’un des groupes culturels en présence, ils se doivent de rendre compte du point de vue de chacun des groupes ainsi que des diverses positions possibles au sein de ceux-ci. Il leur faut penser et trouver un positionnement qui soit à la fois pertinent d’un point de vue éthique, pédagogique et identitaire. On retrouve les réflexions d’anthropologues sur leur approche du terrain, leur rapport avec le groupe étudié et la

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manière de rendre compte de leur propre démarche comme des pratiques observées. Certains formateurs mobilisent d’ailleurs, comme dans les écrits de ces chercheurs, les récits de leurs propres expériences de découverte et d’initiation sur le terrain.

22 D’un point de vue éthique, les formateurs ont à rendre compte de la pluralité des manières de voir et des appartenances, et n’ont pas à imposer leur hiérarchie et conviction. D’un point de vue pédagogique, ils peuvent, à l’inverse endosser des rôles, exagérer des postures, jouer des décalages, dans le but de susciter un changement de perspectives, pour donner à voir autrement, faire vivre une expérience d’altérité. Ils peuvent éviter obstinément le regard de leurs interlocuteurs ou à l’inverse le maintenir, pour mettre en évidence sa dimension culturelle et les malaises et vexations que ces attitudes vont aussitôt provoquer, sans que rien de blessant n’ait été dit. Bien entendu, les formateurs travaillent sur ces situations ; les participants pourront s’exprimer sur ces ressentis. Ces prises de rôle sont des outils pédagogiques bien encadrés. Mais les formateurs, pas plus que les anthropologues, n’ont à confondre une posture de porte-parole avec leurs efforts pour faire voir à travers le regard des autres. S’imbrique ici étroitement des questions éthiques et identitaires autour de pratiques d’enseignement portant sur des relations interculturelles. Les formateurs sont amenés à s’interroger sur les fondements de leur légitimité et autorité. À titre personnel ils auraient parfois d’autres choses à dire, d’autres comparaisons, plus personnelles, d’autres positions, plus tranchées, d’autres choix sur la hiérarchie des informations à donner, mais aussi des références, des préférences, des habitudes dans leur manière de faire et de dire, qui ne sont pas forcément celles qu’on leur prêterait ou qu’ils doivent respecter dans le cadre de la formation. Leur discours, leur approche, leur mise en scène sont le fait de formateurs qui se doivent d’occuper une position frontière, comprenant et rendant compte de la diversité des postures et des regards.

23 Ces expériences de formation, comme celles de recherches anthropologiques, montrent qu’une position frontière est déjà une position hybride, ou d’initié. Face à des équipes interculturelles, les formateurs ne doivent pas seulement tenir des discours sur l’autre, inventer des dispositifs pour susciter des déplacements ; ils doivent mettre en œuvre eux-mêmes les manières de faire et de dire dont ils parlent. Ils ont à respecter les règles de politesse propres aux sourds et aux non sourds, être conscients de ce qui se dit et ne se dit pas, tenir compte des représentations et événements historiques aussitôt mobilisés ou non à travers des mots aussi courants que « techniques de communication », « ghetto » ou « communautés », etc. Leur travail consiste à le rendre explicite. Ils pointeront et expliqueront les impolitesses et les malentendus culturels provoquant agacements et quiproquos lors des échanges. Ces formateurs ne font pas qu’occuper une position frontière, ils l’habitent. S’ils tiennent des discours sur l’autre, celui qui n’entend pas et qui se dit sourd, il s’avère qu’ils s’adressent aussi à cet autre, qui entend et ne se pense pas comme tel.

Jouer de la rencontre entre sourds et non sourds

24 Ces moments d’expérience d’altérité vis-à-vis de son propre groupe d’appartenance suscitent d’autres formes de mobilisation des savoirs et savoir-faire propre aux sourds, ainsi que d’autres usages de l’anthropologie. Les dernières formations que nous évoquons ici ne portaient pas sur les sourds, mais ont été l’occasion de jouer de ces rencontres. Des analyses sur cette population, et parfois leurs pratiques mêmes de

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communication, sont mobilisées pour susciter des déplacements de perspective dans des cursus et réflexions académiques comme dans des formations en entreprises sur la communication et le management. Mais si « le rapport de surdité » (Mottez, 1987) est utilisé pour initier un changement de regard et un autre rapport au corps, ce n’est pas tant, cette fois, pour découvrir cet autre qu’est le sourd que pour se découvrir soi- même autrement.

25 Le champ d’intervention de formateurs sourds ne se limite pas à transmettre savoirs et savoir-faire sur les sourds. Ils peuvent venir faire vivre une expérience d’altérité ou des relations interculturelles inattendues dans des formations en entreprise sur la communication et le management (Khane, 2008). À travers une pédagogie ludique, des managers vont constater que des manières de faire et de communiquer différentes, dans un registre exclusivement visuo‑gestuel, peuvent être plus performantes dans certaines situations. Ces pratiques de communication révèlent, par contraste, des manières de faire typiques jamais réfléchies. Les « non sourds » vont rarement analyser une image technique avant de la décrire. Ils la décrivent tout en l’observant, perdent le contact visuel de leur interlocuteur ou sont questionnés par celui-ci pendant ce travail, et perdent rapidement la maîtrise de l’interaction qui sera au final plus longue que celle entre des sourds. Cet exemple parmi d’autres renouvelle le regard sur les pratiques de communication, en révélant ce qu’être locuteur de langues faites de sons veut dire. Ce type d’expérience suscite aussi des renversements inattendus de hiérarchie des compétences, en montrant des savoir-faire spécifiquement développés par des sourds ou en mettant en évidence le caractère tout relatif de manières de faire jusque‑là perçues comme allant de soi. Si ces formations ont un effet de retour positif sur les relations avec des sourds, ces expériences apportent un renouvellement du regard sur les manières de communiquer en général.

26 C’est ce type de surprise qui est aussi utilisée dans des formations universitaires portant sur différents concepts de l’anthropologie ou de la sociologie. Les pratiques des sourds sont rapportées pour montrer l’importance de processus humains, la construction culturelle de rapports entre nature et vie sociale, les dimensions historiques, politiques et sociales des constructions identitaires. Ils ne définissent pas leur frontière telle que l’on s’y attendrait, et ce travail même de frontière est fondamental. Ils ne tiennent pas non plus le discours attendus, expliquant que même en devenant physiquement entendant ils resteraient sourds, et que, par ailleurs, ils ne souhaitent pas entendre. Certains processus se perçoivent mieux lorsqu’on les voit à l’œuvre là où on ne les attend pas. De même, certains concepts comme celui de violence symbolique s’appréhendent plus facilement à travers une expérience de perte de repères ou de changement radical de références. Les propos tenus par des sourds, ou les films donnant à voir à travers leur regard, sont ici de puissants outils pédagogiques.

27 Bien entendu, d’autres terrains et rencontres interculturelles peuvent produire ces expériences de changements de perspectives et ces sentiments d’étrangeté de notre propre quotidien. C’est l’un des apports les plus transversaux de l’anthropologie, susceptible de renouveler notre regard sur nos pratiques de recherches, et contribuant peut-être à nous faire percevoir ce dont nous sommes pétris, les points rendus aveugles par nos outils et références, mais aussi le champ des possibles concernant par exemple les modalités de transmission de l’anthropologie et la nature de ce qui peut être transmis. On ne peut que s’étonner, cependant, de la crainte d’un changement de cadres de travail des anthropologues ou de l’essor d’une anthropologie appliquée,

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impliquée ou distanciée, alors que l’enjeu n’est peut-être que de jouer de ces positions et de confronter ces regards.

Conclusion

28 Nous avons décrit comment des expériences d’enseignement sur les sourds dans différents contextes à l’extérieur des départements d’anthropologie et auprès de personnes ne se destinant pas à devenir anthropologues conduisent à articuler un ensemble de savoirs anthropologiques, des concepts, des postures et des méthodes d’investigation propres à la discipline. L’enseignement de concepts et repères de l’anthropologie est tout d’abord décisif, dans des formations universitaires et extra‑universitaires sur les sourds, pour éviter toute essentialisation et folklorisation de la culture, et pour donner aux étudiants des moyens conceptuels et méthodologiques pour analyser leurs pratiques et interactions professionnelles. L’analyse des formations destinées à sensibiliser des professionnels à la problématique complexe de la surdité, ou à les accompagner dans l’adaptation de postes ou la gestion de conflits impliquant des sourds, a ensuite montré l’importante mobilisation de l’anthropologie dans la relation pédagogique et dans le travail de scénarisation de cet enseignement visant à transmettre des manières de faire propres à un groupe culturel ou à rétablir le dialogue dans des équipes interculturelles. Enfin, nous avons décrit comment des recherches anthropologiques et des pratiques culturelles différentes (ici propres aux sourds) sont mobilisées pour accompagner des changements de regard utiles à l’enseignement de concepts et processus anthropologiques comme à la découverte d’autres manières de communiquer. Les formes de mobilisation de l’anthropologie dans ces formations sont très diversifiées et ne se limitent pas au contenu de l’enseignement.

29 Parce qu’ils mettent en évidence le caractère culturel de certains comportements et références, ces lieux et moments de formation sont des terrains de recherche, fondamentale ou appliquée selon les formateurs, concernant la notion de culture, les expériences des sourds ou les rapports que les non sourds entretiennent avec eux, les relations interculturelles au travail, ou les conséquences culturelles et matérielles d’un changement de modalité de communication... Lorsque ces formations sont données auprès d’équipes elles-mêmes interculturelles, elles sont alors des moments de mise à l’épreuve et de validation des grilles d’analyse proposées. L’anthropologie « hors les murs » est caractérisée par l’importance de ces confrontations entre théories et pratiques, comme entre différents discours professionnels. Elle suppose un travail permanent de traduction des repères et savoirs propres à cette discipline dans d’autres répertoires professionnels, ainsi que dans des pratiques. C’est l’anthropologie elle- même qui est parfois mise à l’épreuve à travers cette pluralité des lieux et publics de formation, ce pluralisme des discours qui s’entrecroisent, des terrains et des expériences. Ces formations sont un véritable « terrain pour l’ouverture et le dialogue critique en relation avec d’autres discours possibles que celui de l’anthropologie » (Saillant, 2000 : 159). De manière caractéristique, cette diversité accentue le travail réflexif propre à la discipline, puisqu’il ne s’agit plus seulement de développer une anthropologie de l’autre, mais d’exposer posture et travaux anthropologiques à l’autre. Nous avons montré qu’à travers des formations jouant de la rencontre avec l’autre ou impliquant des formateurs initiés à la culture qu’ils décrivent, des expériences

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d’altérité vis-à-vis de son propre groupe d’appartenance peuvent naître. Si ceci contribue sans doute à raviver « l’imagination anthropologique » (Giddens, 1995 : 277), ce type d’expérience, en particulier dans le cadre d’une anthropologie du proche, favorise un « double décentrement du regard anthropologique » (Calame, 2007) : celui suscité par la comparaison avec une autre communauté culturelle et celui engagé par rapport au paradigme épistémologique, académique et idéologique auquel nous appartenons. Ceux qui se disent sourds contribuent à ce double décentrement, en questionnant les catégories, outils et repères descriptifs des sciences humaines (Dalle- Nazébi, 2006). Il n’est pas impossible qu’une anthropologie hors les murs, en investissant comme terrain et lieu de travail ces espaces frontières mettant à l’épreuve ses théories et praxis, contribue elle aussi à questionner et alimenter la discipline. Reste à trouver les voies d’un dialogue pérenne avec les espaces académiques et d’un investissement collectif dans cette exploration des modes et espaces de transmission de la discipline.

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Le Pays des sourds, film documentaire écrit et réalisé par N. Philibert, produit par S. Lalou, 1993.

Sound and Fury, réalisé par J. Aronson, produit par R. Weisberg et J. Roth, 2000.

Sourds et malentendus, documentaire-fiction réalisé par I. Ochronowicz, sur les écritures de S. Herman et I. Ochronowicz, produit et diffusé par France 5, 2009.

NOTES

1. Commission de la Société d’ethnologie française sur la professionnalisation de l’ethnologie- anthropologie en 2005 ; journée d’études sur les « Chercheurs hors‑statut et recherche contractuelle » organisée par le Laboratoire d’anthropologie urbaine en 2005. 2. Les interventions demandées sur les sourds, la notion de culture sourde, l’histoire des réseaux de locuteurs de langue des signes et des recherches sur ceux-ci, s’insèrent dans des enseignements de Cégep en communication et surdité, de 1er cycle universitaire en audiologie, de diplôme universitaire et licence professionnelle destinés à de futurs enseignants de langue des signes, mais aussi dans des formations générales en licence et master de sciences du langage et de sciences de l’éducation (formation initiale et continue d’enseignants, CPE et directeurs), ainsi que dans des formations plus ponctuelles au sein de services spécialisés ou dans des administrations publiques. 3. Il s’agit d’enseignements portant sur les relations interculturelles, la violence symbolique et la ségrégation scolaire, l’éthique en éducation, les constructions identitaires, le concept de territoire et de transmission culturels… en 1er cycle de travail social, en master de médiation interculturelle et de sciences de l’éducation. 4. Il s’agit de ce qu’on appelle communément des sensibilisations à la surdité. Elles sont cependant particulièrement construites et concernent aussi la formation continue d’enseignants. De manière plus marginale mais néanmoins décisive ici, les formations de ces professionnels peuvent également porter sur des notions plus générales comme la discrimination ou la communication dans le management. 5. Insistons sur le fait que la frontière entre ces deux groupes n’est précisément pas la même selon les conceptions culturelles. Du point de vue de ceux qui se désignent comme « sourds », elle ne se résume pas à la question du degré d’audition. Une des sources de malentendus réside précisément dans le fait que des réalités différentes sont désignées à travers un même ensemble terminologique. Lors d’une recherche récente par questionnaire (traduit en LSF) sur les conditions d’accès aux urgences, l’écrasante majorité des personnes sourdes locutrices de LSF n’ont pas coché la case « difficultés d’audition » dans la liste des causes limitant leur accès aux appels téléphoniques d’urgence, tandis que quelques‑uns ont précisé dans la case « autres situations » qu’ils étaient « sourds ». Il va sans dire que cette remarque n’a rien à voir avec leur niveau de surdité. 6. Dans ce dernier cas, cela peut être des professeurs sourds de LSF s’adressant à des élèves entendants (adultes ou enfants dans un cadre scolaire), ou des enseignants de diverses matières devant s’adapter à des élèves sourds. 7. La catégorie des « personnes handicapées » a pu entraver, chez certains sociologues, l’idée même d’une culture propre à un collectif de personnes sourdes. Cela impliquait nécessairement pour eux l’extension de ce phénomène à tous les autres sous-groupes de cette catégorie administrative, et donc d’être en mesure d’observer et de décrire des cultures propres à chacun d’entre eux. Ils percevaient pourtant en même temps les risques que cette extrapolation sur base de critères physiques pouvait signifier. Autour de cette tension, voir Stiker (1999). Il est par

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ailleurs édifiant de constater que les anthropologues qui alertent sur une possible naturalisation de phénomènes culturels soient également ceux qui demandent à ce qu’on tranche sur le statut audiologique de ceux qui appartiennent et de ceux qui n’appartiennent pas à un groupe culturel de sourds. 8. C’est cependant là aussi une vision culturelle, qui n’épuise pas la diversité des expériences de surdité, en particulier celle des personnes devenues sourdes au cours de leur vie. 9. Si les précédentes situations de formation peuvent être des terrains d’enquête sur les différences de représentations et de pratiques, celles décrites ici participent davantage d’un processus de validation ou de discussion collective de repères d’analyse. 10. Le formateur sourd est celui qui a le plus mobilisé ces repères et utilisé les relations de groupe comme matériau explicite de mise en évidence des pratiques et repères des uns et des autres. Pour un aperçu sur ce type d’analyses ethnographiques des rapports entre sourds et non sourds, voir Carmel & Monaghan (1991) ; Erting et al. (1994) ; Higgins (1980) ; Humphries (1977) ; Mottez (1987).

RÉSUMÉS

L’anthropologie se développe aujourd’hui bien au-delà des murs des universités et les situations d’enseignement se multiplient. Le présent texte interroge ces usages de l’anthropologie dans différentes formations, à travers le croisement des regards de quatre formateurs œuvrant dans le domaine des pratiques culturelles et identitaires spécifiques à des sourds. Ainsi, s’articule de différente manière un ensemble de savoirs anthropologiques, de concepts et de méthodes propres à la discipline. Ces expériences particulières d’enseignement d’une anthropologie hors les murs sont alors un lieu de mise à l’épreuve des constructions théoriques de la discipline et de réflexivité sur les démarches méthodologiques contribuant au renouvellement du regard de l’anthropologue.

Anthropology is now expanding beyond the walls of universities and the contexts of teaching are increasing in numbers. This text examines these uses of anthropology in different training contexts through a comparison of the perspectives of four trainers working in the field of cultural practices and identity relating to deaf people. Thus, a set of anthropological knowledge, concepts and specific disciplinary methods is articulated in different ways. These specific experiences surrounding the teaching of anthropology outside the academic world represent an opportunity to test the discipline’s theoretical constructs as well as reflexivity about methodological approaches, while allowing the perspective of the anthropologist to constantly be renewed.

INDEX

Mots-clés : anthropologie, enseignement, sourds, interdisciplinarité Keywords : anthropology, teaching, deaf people, interdisciplinarity

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AUTEURS

SOPHIE DALLE-NAZEBI Websourd, Pôle Recherche, Développement, Évaluation [email protected] ;

NAHIA JOURDY Websourd, Pôle Recherche, Développement, Évaluation [email protected]

NATHALIE LACHANCE IRD-CRIR – Univ. Sherbrooke – Sherbrooke (Québec) Canada J1K 2R1 [email protected]

JEAN-OLIVIER RÉGAT Websourd, Pôle Recherche, Développement, Évaluation [email protected]

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Les policiers québécois dans la mire d’une anthropologue Les apports et défis d’une thèse doctorale interdisciplinaire sur l’usage de la force létale Quebec Police Officers in Anthropologist’s Sight: The Contribution and Challenges of an Interdisciplinary Doctoral Thesis on the Use of Lethal Force

Karine St-Denis

On peut savoir qu’on peut avoir à tirer sur quelqu’un mais, comprendre qu’on doit le faire puis le faire, c’est un monde complètement différent. Entre la pensée à froid de dire : « Oui, je peux tirer sur quelqu’un et il n’y a pas de trouble » et le geste de peser sur la détente : il y a un monde entre les deux. Il y a un très grand monde. Je pense que ça peut être deux choses : savoir qu’on peut avoir à le faire et, le faire. Extrait d’entrevue avec un policier, Québec

1 À la une des journaux, l’usage de la force létale par les policiers est décrit comme un acte dérogatoire, condamnable. Au cinéma, l’usage de la force létale, lorsqu’il est l’œuvre du héro, est souhaité et acclamé. Mais hors des tabloïds et de l’écran, comment les policiers comprennent-ils cette action ? Comment vivent-ils quotidiennement cette éventualité de tuer un citoyen lors de l’exercice de leur fonction ? La réalisation d’une recherche doctorale aux frontières de l’anthropologie et de l’éthique nous a mené à l’analyse de ces questions.

2 Effectuée dans le cadre de l’obtention d’un doctorat en philosophie spécialisé en éthique1, notre recherche doctorale fut réalisée auprès de deux corps policiers québécois : la Sûreté du Québec et le Service de police de la ville de Québec2. Les défis furent nombreux. Comme nous le montrerons dans cet article, il nous a fallu démontrer la pertinence de l’anthropologie, et en particulier de la méthode ethnographique, pour la discipline philosophique qu’est l’éthique. Posant le dialogue entre les agents moraux

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et l’éthicien comme une condition nécessaire à l’élaboration de savoirs en éthique (Canto-Sperber, 1994 ; Létourneau, 2006 ; Taylor, 1999a, 1999c ; Weinstock, 2006), l’ethnographie fut la méthode de recherche par excellence pour accéder à la compréhension policière de l’usage de la force létale. Deuxièmement, l’insertion et l’acceptation de l’anthropologue par les forces policières a exigé de modifier les démarches traditionnelles de réalisation du terrain anthropologique (Geertz, 2002, 2000 ; Godelier, 2003 : Malinowski, 2001, 1985 ; Mauss, 2002). Le terrain de proximité n’est pas marqué du dépaysement culturel des terrains ethnographiques traditionnels. Il nous a fallu trouver un moyen d’adapter la méthode ethnographique à l’étude culturelle d’une pratique policière institutionnalisée. Finalement, la réflexion éthique étant prioritairement évaluative, il nous a fallu conjuguer cette exigence disciplinaire d’appréciation morale (Aristote, 2004 ; Pierron, 2006 ; Ricœur, 1996, 1991) au relativisme culturel nécessaire et préalable à la recherche anthropologique. Nous en concluons qu’une lecture interdisciplinaire permet de mieux saisir les enjeux de l’usage policier de la force létale. Le présent article présentera donc les défis de réalisation de notre recherche doctorale interdisciplinaire et ses apports pour la compréhension et l’évaluation de l’usage policier de la force létale.

Une anthropologue chez les éthiciens. L’apport nécessaire de l’anthropologie pour l’élaboration des savoirs en éthique

3 La réalisation d’une recherche doctorale interdisciplinaire nécessite l’arrimage de disciplines aux visées, méthodes et attentes académiques distinctes. Le premier défi rencontré fut donc d’établir les points de rencontre entre les disciplines que sont l’anthropologie et l’éthique. Nous présentons ici l’essentiel de la démonstration théorique et méthodologique ayant mené à l’acceptation et à l’appréciation de notre approche anthropologique au sein d’un département de philosophie et d’éthique universitaire. L’anthropologie et l’éthique, via les approches interprétatives, partagent une conception de l’homme et une position épistémologique similaire. Par l’ethnographie, l’anthropologie offre, en plus, les moyens empiriques pour la réalisation des visées de l’éthique interprétative.

4 L’anthropologie interprétativiste de l’anthropologue Clifford Geertz (2002, 2000) partage l’anthropologie philosophique, la conception de l’homme, de l’éthique interprétative défendue, principalement par Hans Goerg Gadamer (2001), Paul Ricœur et Charles Taylor (2003). Dans ces approches, l’homme est défini comme un être de langage. À titre d’exemple, Gadamer (2001b : 47) affirme que le langage est en fait une conscience commune qui permet de saisir, de lier, les expériences du monde. L’apprentissage d’un langage lui apparaît alors comme un apprentissage d’une compréhension du monde : « Un tel apprentissage représente plutôt une espèce de préschématisation de l’expérience possible et sa première acquisition. Grandir dans une langue, c’est une façon d’apprendre à connaître le monde. » Cette position est reprise par le philosophe Charles Taylor (2003 : 56) pour qui le partage d’une compréhension commune donne sens et orientations aux pratiques et à notre vie : « Il n’existe aucune façon dont nous pourrions être une personne sans avoir été initiés à un langage. Nous acquérons d’abord nos langages d’évaluation morale et spirituelle en y étant progressivement initiés par la conversation de ceux qui nous éduquent. » Pour sa

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part, l’anthropologue Geertz, affirme que le système de significations culturelles, porté notamment par le langage, forme, organise et donne direction à notre collectivité et à notre individualité (2000 : 52).

5 Cette conception de l’homme en tant qu’être de langage, nous mène, deuxièmement, à faire nôtre la position épistémologique posant le dialogue entre les agents moraux et l’éthicien comme une condition nécessaire à l’élaboration de savoirs en éthique (CantoSperber, op. cit. ; Létourneau, op. cit. ; Taylor, 1999a, 1999c ; Weinstock, op. cit.). Poser l’anthropologie et l’éthique comme des sciences humaines interprétatives (Gadamer, 2001c : 71) oblige le chercheur à prendre conscience de ses préjugés interprétatifs et de leur influence tant sur la définition de l’objet d’étude que sur l’élaboration de compréhensions, de théorisations. En ce sens, Taylor (1999c : 194) affirme que la difficulté à comprendre la pratique humaine est associable à ces préjugés interprétatifs : « Notre incapacité à comprendre s’enracine en effet dans nos propres définitions de nous-mêmes, donc dans ce que nous sommes. » L’anthropologie devient ainsi primordiale pour l’élaboration de savoirs en éthique significatifs pour les agents. Par l’ethnographie, l’anthropologue est passé maître dans l’observation et la collecte de descriptions des pratiques culturelles et ces données sont nécessaires à un réel dialogue, à un décloisonnement, une représentativité et une appropriation des savoirs éthiques.

Une anthropologue chez les policiers québécois. La spécificité d’un terrain de proximité

6 La réalisation d’un terrain de proximité nécessite des ajustements majeurs. Qualifié à juste titre de new ethnography (Manning & Fabrega, 1976), le terrain de proximité rompt avec certaines conceptions traditionnelles de l’anthropologie. Le dépaysement culturel et la relation aux informateurs ont donc dû être repensés. Nous présenterons ici l’essentiel de nos réflexions en cette matière.

7 Premièrement, les travaux des pionniers disciplinaires tels que ceux de Bronislaw Malinowski (2001, 1985) et de Marcel Mauss (op. cit.) ainsi que les travaux plus récents qui en sont inspirés, tels que ceux de Maurice Godelier (op. cit.) et Clifford Geertz (2000, 2002), posent le dépaysement culturel, le culturally induced blindess (Manning & Fabrega, op. cit. : 42) comme une condition nécessaire à la réalisation du terrain anthropologique. Le terrain traditionnel nécessitait de l’anthropologue une nouvelle enculturation, une appropriation, idéalement jusqu’à satiation, de la compréhension du monde de ses informateurs (Manning & Fabrega, ibid. : 39). Bien que réalisant un terrain de proximité, nous avons rapidement vécu une confrontation de notre compréhension du monde. Contrairement à nos attentes, dès les débuts de notre revue de la littérature, nous avons trouvé que l’usage de la force létale pouvait avoir un caractère événementiel pour les policiers. Pourtant, habituellement, dans notre culture, les policiers sont définis comme ceux détenant le pouvoir unique d’usage public de la force létale (Brodeur, 2001). Il aurait donc été logique de plutôt constater dans la littérature que l’usage de la force létale était normal, conséquent, et non- confrontant pour les policiers. Voici l’extrait d’entrevue réalisée auprès d’un policier américain rapporté par l’anthropologue Van Maanen (op. cit. : 154) : I remember standing there with an empty gun incredibly relieved but shaking like a leaf. Thirty minutes later it was a mob scene and people kept asking me how I felt. I

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didn’t feel bad or anything but pretty soon I began to wonder how I should feel? I knew I’d done my job and was damn lucky that it wasn’t me they carted off but what do you say? How are you supposed to react to killing somebody? Are you supposed to put a notch in your gun, take a picture, make a speech, start crying? I didn’t know what to do (Extrait d’entrevue d’un policier américain)

8 Nous y avons reconnu la définition d’événement de l’anthropologue Bensa (2006 : 177) pour qui l’événement est une rupture d’interprétation : « Tandis que nous vivons d’ordinaire dans le régime de ce qui va sans dire, nous voici plongés avec l’événement dans le régime extraordinaire de ce qui ne sait plus se dire, ou du moins de ce qui bascule dans l’incertain. » Nous avons, ici usé de prudence en évitant de qualifier tous les usages de force létale d’événement. Bien que, tout au long de notre recherche, des policiers nous aient confirmé ce caractère événementiel de l’usage de la force létale, d’autres nous ont confirmé que l’usage de la force létale était en continuité avec leur compréhension du métier de policier. Comme le montre l’extrait d’entrevue en exergue de cet article, un policier instructeur de tir nous a affirmé que : On peut savoir qu’on peut avoir à tirer sur quelqu’un mais, comprendre qu’on doit le faire puis le faire, c’est un monde complètement différent. (Extrait d’entrevue avec un policier, Québec). Un de ses collègues confirme ces propos en affirmant que : La majeure partie des gens vont rentrer dans [la] police, leur but c’est de protéger puis servir. Ils ne rentrent pas dans [la] police pour tuer du monde. (Extrait d’entrevue avec un policier, Québec). Par contre, certains policiers nous ont affirmé que l’usage de la force létale était cohérente avec leur interprétation du métier de policier : Moi, depuis que je suis entré comme policier, j’ai toujours eu l’impression qu’un jour j’aurais à utiliser mon arme à feu. Puis, je savais que si j’avais à l’utiliser, j’étais serein avec ça. Ça faisait partie du contrat que j’avais signé quand j’ai décidé d’entrer dans [la] police. (Extrait d’entrevue avec un policier, Québec).

9 Bien que non généralisable, la possibilité que l’usage de la force létale fasse événement, rompe l’interprétation policière, nous a alors fait office de culturally induced blindess. Pour parvenir à comprendre les enjeux éthiques de l’usage de l’arme de service, il nous fallait, prioritairement, comprendre pourquoi l’usage de la force létale pouvait rompre l’interprétation de certains policiers. Nous avons, dès lors, abordé la diversité interprétative des policiers comme une diversité culturelle : nous souhaitions comprendre cette diversité, ses fondements et ses conséquences.

10 Deuxièmement, la relation aux informateurs n’a pas pu être vécue par un long séjour chez la population étudiée comme il est traditionnellement recommandé lors de terrain traditionnel (Malinowski, 1985, 2001). De plus, nous avons dû conjuguer avec une forte institutionnalisation des corps de police, institutionnalisation qui, comme l’affirment Manning et Fabrega (op. cit.), formalise la relation avec les informateurs. Pour répondre à ces difficultés, nous avons premièrement relu le Journal d’ethnographe de Malinowski (1985) et fait notre deuil de la conception traditionnelle, voire idyllique, du partage du quotidien des informateurs. Notre pionnier en la matière, Malinowski, bien qu’ayant passé de longs séjours auprès de Trobriandais, cherchait, quasi constamment, refuge dans les missions, les romans occidentaux, les lettres de ses proches et l’arsenic. Dès le début de son Journal (1985 : 11), il se questionne d’ailleurs sur ce vain « bonheur de l’ethnographe » : « Y a-t-il un "bonheur de l’ethnographe", de cet individu débarqué là

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où personne ne l’attend, censé s’instruire et s’émerveiller, en espionnant ses hôtes, comme il y a des allégresses en philologie et des joies en voyages ? […] Et, plus précisément, de ce que ce "bonheur", comme d’autres contentements, n’est jamais parfait, ni authentique ; de ce que, pour y croire et pour y être, il faut endosser, au moment de l’épreuve comme après, quand on la relate, les déguisements que nécessairement elle requiert. »

11 Les réflexions de Geertz (2002 : 89-90) nous ont, alors, confirmé la possibilité de réaliser une ethnographie de qualité sans, pour autant, faire nôtre le quotidien intime de nos informateurs : « Comprendre la forme et la contrainte des vies intérieures des indigènes, […], ressemble plus à saisir un proverbe, discerner une allusion, comprendre une plaisanterie – ou, comme je l’ai suggéré, lire un poème – que cela ne ressemble à atteindre une communion. » Nous avons donc accompagné les policiers dans certaines de leurs activités quotidiennes telles que les pratiques et évaluations en salle de tir, les formations en emploi de la force3 et, tout comme lors de terrains traditionnels, nous les avons régulièrement interrogés sur leurs pratiques et leurs significations. Mais, notre compréhension s’est voulue extérieure : comprendre la culture policière, les appréhensions et les pratiques, ne fut pas envisagé comme un exercice de communion, de correspondance avec l’expérience intérieure d’autrui (Dilthey, 1995 : 290-294). Nous avons, plutôt, fait nôtres les exigences et attentes institutionnelles des corps de police impliqués et débuté nos observations et nos échanges en côtoyant les officiers et formateurs recommandés par leur institution policière et en accédant aux contextes institutionnels de formation. En démontrant confiance et respect à nos informateurs, nous avons, graduellement, sur une période de six ans obtenu le privilège des observations et échanges informels et riches rarissimes en recherches policières (Brodeur, 1984 ; Monjardet, 2005).

L’usage de la force létale : de la connaissance technique et tactique à la compréhension de sa mort propre

12 En retenant le caractère événementiel dont pouvait relever l’utilisation de la force létale, la réalisation de notre terrain de proximité nous a rapidement confirmé la distinction entre la connaissance technique de l’usage de la force létale et la compréhension de cette action. L’usage de la force létale, et en particulier de l’usage de l’arme à feu, est conçu par les instances de formation policière québécoises4 prioritairement comme une habilité technique qui, par embodiment (Csordas, 1990) par incorporation, devient un geste rapide et précis. En ce sens, une étude américaine de Lewinski et Hudson (2003) effectuée auprès de 120 policiers de la ville de Tempe en Arizona, dévoile que lors d’une simulation contrôlée de tir, le temps moyen des policiers pour tirer suite à un stimulus visuel est de 31/100 de seconde soit 25/100 de seconde pour percevoir le stimulus et transmettre l’information au doigt et 6/100 pour appuyer sur la gâchette (Lewinski & Hudson, op. cit. : 27) En conformité avec les résultats de cette étude, les policiers rencontrés vont jusqu’à décrire cette habilité technique en terme d’instinct : Tu n’as pas le temps de réfléchir quand ça se fait : c’est de l’instinct qu’il y a là- dedans. Il reste à voir maintenant, si [les policiers] sont confrontés vraiment à une situation réelle, où leur vie est en danger immédiatement, c’est plus l’instinct de

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survie qui va embarquer, c’est l’organisme qui va chercher à se protéger. Je ne suis pas sûr que tu as toujours le temps de tout analyser comme policier à la fraction de seconde près ce qui se passe en avant de toi. Je ne pense pas ça. Je pense qu’il y a beaucoup de choses que tu vois puis que tu agis, puis que tu vas agir, pas par instinct mais tu vas agir selon l’idée que tu t’étais faite, [selon] ce que tu es, entraîné, ce que tu es conditionné à faire. (Extrait d’entrevues auprès de policiers, Québec).

13 Mais, hors de l’environnement instrumentalisé des salles de tir, cette habilité technique est, pour certains policiers, difficile à réaliser. Lors de scénarios de formation, il nous a été donné de voir de fortes réactions émotives et physiques menant les policiers jusqu’à l’impossibilité d’user de leur arme de service. Certains policiers nous ont également fait mention des difficultés qu’ils avaient personnellement rencontrées ou qui ont été vécues par leurs collègues lors de réelles interventions impliquant l’usage de la force létale. Ces observations nous ont menée à repositionner notre question de recherche : il ne suffisait, dès lors, plus d’étudier le possible caractère événementiel de l’usage de la force létale mais de comprendre pourquoi une habilité technique pourtant maîtrisée demeure, pour certains policiers, difficilement utilisable lors d’une intervention policière. Nous avons ainsi porté notre attention sur les notions d’urgence (Pierron, op. cit.) et de compréhension de sa mort propre (Jankélévitch, 2003a).

14 Selon le philosophe, Jean-Philippe Pierron (op. cit. : 115), l’action en situation d’urgence est une action où la contrainte temporelle s’articule à l’essentiel : « […] l’urgence articule ensemble deux éléments : le temps (l’urgent) et un enjeu de principe (l’essentiel) à l’égard de ce qui est perçu comme un risque ou un préjudice irréversible […]. C’est cette irréversibilité du temporel qui justifie l’enjeu de l’urgence. » L’usage de la force létale correspond à cette définition de l’urgence : elle articule ensemble des valeurs essentielles telles que la protection de la sécurité et de la vie et le risque des préjudices irréversibles tels que la mort d’un citoyen, d’un collègue ou sa propre mort. L’usage de la force létale peut ainsi mener à une compréhension de sa mort propre. Selon le philosophe Vladimir Jankélévitch (2003a : 22), cette compréhension de sa mort propre ne va pas sans difficulté : « L’homme qui réalise sa mort-propre, la mienne pour moi, la tienne pour toi, la vôtre pour chacun de vous respectivement, diffère du tout au tout de l’homme qui, par raisonnement, applique une loi universelle à son cas particulier […] Ce qui vaut pour tous les hommes, paraît-il, vaut pour l’un d’eux. Mais lorsque ce "l’un d’eux" est moi-même, une soudaine conversion s’impose ; un abîme doit être franchi. » D’autant plus que, selon l’anthropologue David Le Breton (2001: 249), cet abîme semble indicible et le silence accompagne la reconnaissance de cet abîme : « Sur les lieux d’un accident règne le silence, par respect envers les blessés ou les morts, mais aussi par stupeur face à l’irruption du sang et de la mort qui renvoie chacun à l’expérience tangible de sa précarité personnelle en même temps qu’à l’étonnement d’être encore en vie. »

15 L’usage de la force létale, relève, dès lors, d’une complexité morale et identitaire demeurant peu présente lors des exercices en salle de tir. Faire face à une cible dans un environnement instrumentalisé ne confronte aucunement à la possibilité de sa mort propre. La connaissance de l’usage technique d’une arme à feu et des modalités légales et tactiques ne prépare aucunement à la compréhension de l’éventualité de sa mort propre. Les policiers se distinguent par leurs niveaux personnels de réflexion éthique et identitaire, réflexion personnel distincte des enseignements policiers. Cette compréhension de l’éventualité de leur mort propre amène même certains aspirants

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policiers et certains policiers à modifier leurs pratiques et leurs orientations professionnelles et personnelles : […] il y a déjà des étudiants qui ont dit qu’ils avaient démissionné de techniques policières parce qu’ils n’avaient pas pensé jusqu’à ça. Ils ne s’étaient pas dit : « Bon là, je m’en vais dans [la] police parce que ça roule vite en "char" de police. On fait des rapports. » Mais de vraiment saisir, de se regarder dans le miroir puis, se dire un matin : « À matin … ». Mais, moi, personnellement, oui, ça a changé des choses. Ça a changé des choses dans ma vie personnelle aussi. Je veux dire moi, j’ai toujours été sports extrêmes, très téméraire puis tout ça. Puis, là, ça ne me tente plus. Tu penses plus à la vie. (Extrait d’entrevues avec des policiers, Québec).

16 La discordance entre la connaissance des modalités légales et tactiques et la compréhension des enjeux éthiques et identitaires de l’usage de la force létale est d’autant plus présente lors des enquêtes faisant suite aux interventions impliquant la force policière alors que l’identité policière peut être fortement confrontée. Au Québec, tout usage de la force létale par un policier est suivi d’enquêtes institutionnelles et criminelles. Le temps d’une enquête, le policier peut alors devenir le prévenu, le contrevenant, le criminel. Trois policiers ayant été soumis à une enquête criminelle à la suite de l’utilisation de leur arme de service nous ont rapporté avoir subi toutes les étapes d’une arrestation policière : visite d’enquêteurs à leur domicile, lecture des droits, etc. Ayant eu, eux-mêmes, à poser ces actions envers des suspects, la confusion des rôles les a, tous les trois, menés à une remise en doute de la légitimité de leur action et de leur identité policière. Confrontés à cette confusion des rôles, la souhaitabilité morale de leur action leur apparaît soudainement fragile, insuffisante, voire contradictoire avec les attentes institutionnelles et sociales : Je me l’ai posée la question après avoir tiré mon monsieur là : « Je vais-tu me ramasser en prison ? Je vais-tu perdre ma job ? Je le savais que j’étais correct, mais tu te la poses pareil la question. […] Tu es content de te faire payer un bon avocat, mais dans ta tête : « Ça va pas bien là parce que j’ai besoin du meilleur avocat qu’il n’y a pas dans la province ». Tu n’as pas besoin du meilleur avocat quand ça va bien. […] Tu le sais que tout est correct. Tu sais que tu as bien agi ; ça t’a sauvé la peau. Tu sais que tu es vivant. Puis là, temporairement, tu es rendu de l’autre bord. (Extrait d’entrevues avec un policier, Québec).

17 Comme le montrent les extraits d’entrevues suivants, afin d’éviter d’être confrontés aux questionnements éthiques et identitaires inhérents à la compréhension de sa mort propre, certains policiers évitent, ou souhaitent éviter, les interventions impliquant l’usage de la force létale : Si tu rencontrerais 95%, 98% des policiers du Québec, ou en Amérique du Nord, puis que tu les réveilles un matin puis tu [leurs] dis : « Regarde, à matin, tu rentres de jour. Il est six heures. Tu commences à travailler à sept heures. À matin, tu vas être pris pour tuer quelqu’un en travaillant. » Il y en a beaucoup qui vont te regarder puis qui vont [te] dire : « C’est mon destin à moi. Je peux-tu prendre une journée de congé aujourd’hui ? » C’est la réalité. Parce qu’ils se disent : « Si tu me dis que c’est aujourd’hui, j’aimerais ça, si je peux l’éviter. Je vais prendre congé, je ne rentrerai pas. Ça sera quelqu’un d’autre. » D’après moi, si tu n’es pas prêt à ça, tu vas t’arranger que ça soit quelqu’un d’autre qui ait à tirer. Puis, ce n’est pas des mauvaises personnes, les deux [policiers] que j’ai en tête, c’est des bons policiers. Sauf que, probablement, de ce côté-là, ils ne penseraient jamais tirer sur quelqu’un. Je ne sais pas. J’ai de la misère aussi à me mettre à leur place mais, eux-autres, c’était ça. Ils se sont toujours conditionnés à : « Moi, je ne veux pas tirer. »

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18 Les résultats de notre terrain de proximité auprès de deux corps de police québécois nous ont donc confirmé que l’évaluation et l’appréciation morale de l’usage de la force létale ne pouvait faire fi des appréhensions et des compréhensions policières. Pour être significative pour les agents moraux concernés, la réflexion éthique doit donc se munir des données empiriques pouvant être offertes par l’ethnographie.

En guise de conclusion : l’interdisciplinarité en tant que condition nécessaire à la compréhension de l’usage de la force létale

19 La réalisation de notre recherche doctorale aux frontières de l’anthropologie et de l’éthique auprès de deux corps de police québécois nous a confronté aux difficultés de justification de notre démarche interdisciplinaire et de la validité d’un terrain de proximité. Il nous a, premièrement, fallu montrer en quoi l’anthropologie, et tout particulièrement l’ethnographie, pouvait directement contribuer à l’acquisition des données empiriques nécessaires à la visée dialoguiste de l’éthique interprétative. Il nous a également fallu montrer que, bien que le terrain de proximité rompe avec le dépaysement culturel et la relation quotidienne aux informateurs valorisée par les pionniers disciplinaires, il demeure un moyen efficace et valable d’observer et de recueillir les propos sur des pratiques et compréhensions culturelles.

20 La réalisation de notre recherche doctorale nous a également permis de constater que l’usage de la force létale policière pouvait relever d’un double caractère événementiel. Premièrement, pour l’anthropologue, il a fallu parvenir à confronter notre conception culturelle de l’usage de la force létale policière. Étant habituellement définis comme seuls détenteurs du pouvoir d’usage public de la force létale, il a fallu reconnaître que, pour certains policiers, cette action pouvait rompre les interprétations. Deuxièmement, il a fallu comprendre pourquoi, lors de réelles interventions policières, les habilités techniques et tactiques pourtant maîtrisées par les policiers, pouvaient confronter les interprétations policières. Sur ce point, nos résultats nous amènent à constater une discordance majeure entre la connaissance technique et tactique promulguée par les instances de formation policière québécoises et la compréhension de l’éventualité de sa mort pouvant être vécue lors d’interventions policières.

21 En terminant, il demeure une difficulté majeure dans notre démarche : comment conjuguer le relativisme culturel nécessaire et préalable à la réalisation d’ethnographies aux visées évaluatives de l’éthique ? Un élément de réponse nous est ici offert par le philosophe Jean Grondin (1993 : 226) : « Personne n’est disposé à accepter l’équivalence ou l’indifférence de toutes les options. Le dialogue interne de l’âme avec elle-même, qu’on ne peut se représenter autrement que situé, a toujours su opposer une instinctive résistance à l’arbitraire des interprétations. » Mais, l’appréciation des options d’action est fort distincte de l’appréciation et la combinaison des visées et méthodes de deux disciplines académiques voulant, respectivement, conserver leurs spécificités et unicité.

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NOTES

1. Ce doctorat fut réalisé au département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, au Québec, entre 2004 et 2010. 2. La Sûreté du Québec couvre l’ensemble du territoire de la province du Québec soit 1 667 441 km2. Elle offre des services de patrouille, d’enquête criminelle et de support logistique et technique spécialisés. Elle fait également office de service de police municipal dans les petites municipalités régionales. Quant à lui, le Service de police de la ville de Québec est un service municipal de la ville de Québec comptant environ 490 000 citoyens. 3. Les deux corps de police impliqués dans notre recherche doctorale offrent une formation institutionnelle en usage de la force, notamment par les cours Emploi de la force et Tireur actif. Ces formations sont offertes à l’ensemble des policiers, qu’ils soient patrouilleurs (gendarmes), enquêteurs ou officiers. Le cours Emploi de la force se concentre sur les cadres légaux de l’usage de la force policière et sur les techniques d’immobilisation et d’escorte des contrevenants. Le cours Tireur actif fut créé suite, notamment, à des tueries en milieux scolaires. Il est une préparation aux interventions policières impliquant un contrevenant armé (arme à feu, arme blanche, etc.) et représentant un danger imminent pour autrui. 4. Au Québec, tous les policiers reçoivent une formation de base commune composée d’un programme collégial en techniques policières de 3 ans et d’un cours en gendarmerie générale de

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quatre mois offert par L’École nationale de police du Québec. Une formation continue peut également être offerte par les institutions policières ; c’est le cas, notamment en usage de l’arme à feu puisque chaque policier doit réussir une qualification annuelle en tir.

RÉSUMÉS

L’usage de la force létale par les policiers est fortement médiatisé et controversé. Mais, hors de ces débats, comment les policiers interprètent‑ils quotidiennement l’éventualité de tuer un citoyen ? La réalisation d’une recherche doctorale aux frontières de l’anthropologie et de l’éthique nous a permis de mieux saisir les difficultés inhérentes à la préparation et à l’acceptation de l’usage de la force létale ainsi que les appréhensions et les craintes des policiers. Le présent article présentera les apports et les défis de notre thèse doctorale interdisciplinaire. Nous y expliquerons, dans un premier temps, comment nous sommes parvenus à faire valoir notre démarche interdisciplinaire et notre terrain de proximité. Par la suite, nous montrerons l’apport de notre démarche pour la compréhension de l’usage de la force létale.

The use of lethal force by police officers is highly controversial and attracts a significant amount of media attention. But, away from these debates, how do police officers interpret on a daily basis the possibility of killing a citizen? Carrying out doctoral research on the borderline between anthropology and ethics made possible a better understanding of the difficulties inherent in the preparation and acceptance of the use of lethal force as well as the anxiety and fears of the police officers. This article presents the contribution and challenges of the author’s interdisciplinary doctoral thesis. She explains, firstly, how she succeeded in proposing an interdisciplinary, field- work based approach. Then, she shows the contribution of this approach to the understanding of the use of lethal force.

INDEX

Keywords : police ethnography, ethics, death, interdisciplinarity, doctoral research Mots-clés : ethnographie de la police, éthique, mort, interdisciplinarité, doctorat

AUTEUR

KARINE ST-DENIS Université de Sherbrooke 2500, bd de l’Université Sherbrooke (Québec) Canada J1K 2R1 [email protected]

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Quand la didactique des langues et des « cultures » emprunte à l’anthropologie… When Language Education Borrows from Anthropology…

Fred Dervin

1 L’anthropologie serait l’un des domaines des sciences humaines et sociales qui influence le plus les autres. Pour Marc Augé (1994 : 9) « le mot "anthropologie" est aujourd’hui mis à toutes les sauces. […] quelles que puissent être les erreurs de langage, les erreurs de perspective et les distorsions de pensée, quelque chose de l’anthropologie a passé dans les autres disciplines ». L’un des domaines dans lequel j’évolue, la didactique des langues et des « cultures » étrangères, une des branches des sciences du langage en France, s’inspire largement des réflexions et des méthodes anthropologiques pour traiter l’une des thématiques qui l’intéresse depuis les années 1980 : l’éducation interculturelle.

2 Dans cet article, je voudrais poser l’un des rares regards critiques sur comment les didacticiens ont recours aux apports de l’anthropologie dans ce cadre. Pour ce faire, je me baserai sur ce que l’anthropologie du XXIe siècle a à dire d’elle-même. Le lecteur gardera néanmoins à l’esprit que cette anthropologie n’est pas forcément ni soutenue ni mise en place par tous les anthropologues – le domaine est loin d’être unifié en France comme ailleurs.

3 Il est important de souligner dès le départ que je ne suis pas anthropologue de formation mais que l’anthropologie des mobilités et de la globalisation, l’anthropologie des mondes contemporains ou ce que l’on pourrait appeler l’anthropologie des identités postmodernes m’ont beaucoup inspiré dans ma propre conceptualisation de l’interculturel (Dervin, 2010 ; Lavanchy et al., 2011). En outre, la démarche proposée dans cet article n’est pas aussi originale qu’on pourrait le penser. En effet, l’anthropologue suédois Tommy Dahlén (1997), ancien étudiant d’, a déjà effectué ce type d’analyse à propos des « consultants interculturels » en Suède – contexte très proche à de nombreux égards de la didactique des langues.

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4 L’utilisation de l’anthropologie (ou du moins la suggestion qu’on puisse l’utiliser) n’est pas nouvelle en didactique. Ainsi en 1976, Beverly McLeod publie un article intitulé « The relevance of anthropology to language teaching » dans le Teachers of English to Speakers of Other Languages Quarterly. Face à l’emphase trop marquée sur le linguistique dans ce domaine, elle suggère que les enseignants de langues ainsi que leurs apprenants deviennent des « anthropologues amateurs » et que la « culture » soit enseignée explicitement en s’inspirant des théories anthropologiques (celle notamment de la relativité culturelle pour « créer une atmosphère qui ne porte aucun jugement catégorique » sur les autres cultures dans les classes de langues, ibid. : 211). Depuis les années 1980, les approches anthropologiques sont pléthore dans le cadre de l’éducation dite interculturelle en langues et cela à travers tous les niveaux du système éducatif : Humery & Dervin, op. cit. (niveau universitaire) ; Byram & Morgan, 1994 ; Baumgratz- Gangl, 1990 (lycée) ; Zarate, 1991 (formation des enseignants) ; Heller, 1994 (jeunes apprenants dans un contexte bilingue). Les approches suivantes ont été proposées : • Anthropologie du proche (Cain & Zarate, 1996 ; Humery & Dervin, op. cit.) ; • Anthropologie des mobilités (Roberts, Byram, Barro, Jordan & Street, 2000) ; • Anthropologie de la classe de langues par l’enseignant et/ou le chercheur (Triantaphyllou, 2002) ; • Auto-ethnographie avec l’utilisation massive de journaux de bord (Barbot, 2006) ; • Cyberanthropologie (terrains tels que l’internet, les forums de discussion, Second Life... O’Dowd, 2007 ; Dervin & Vlad, 2010) ; • Anthropologie du lointain (Jackson, 2010)1.

5 La dernière auteure, référence incontournable d’une démarche anthropologique dans le cadre qui nous intéresse, servira d’illustration dans cet article. J. Jackson recourt davantage au terme ethnography qu’anthropology dans ses travaux. Il est important de noter ici que, si l’on compare à l’anglais, anthropology n’a pas le même sens qu’anthropologie en langue française. En effet, le terme fait référence à l’étude de l’homme sous ses aspects somatiques et biologiques aux États-Unis. Le concept d’ ethnography est lui très proche d’anthropologie en français. Dans ses publications, Jackson s’inspire largement du projet de la Thames Valley University in Ealing en Angleterre (Barro et al., 1998 ; Roberts et al., op. cit.) qui a étudié l’impact de l’anthropologie (qu’ils appellent aussi ethnography) sur la formation interculturelle d’étudiants linguistes mobiles de type Erasmus. L’ouvrage principal tiré de ce projet s’intitule Language Learners as Ethnographers (2001).

6 Partant d’un article publié en 2006 par Jackson dans l’International Journal of Intercultural Relations, intitulé « Ethnographic preparation for short-term study and residence in the target language », je tenterai de proposer ce que Van Maanen (1995) appelle « une ethnographie de l’ethnographie », qui consiste à observer la démarche mise en place par la chercheuse telle qu’elle est présentée dans ce document.

Quelle anthropologie ?

À propos de l’article

7 L’article de 11 pages a été publié dans l’International Journal of Intercultural Relations (Elsevier), une revue à comité de lecture et d’évaluation, qui dépend directement de l’International Academy for Intercultural Research et qui a un facteur d’impact de 0.897

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(déc. 2010) selon le Journal impacts reports de Thompson Reuters 2. On peut lire dans le bref descriptif de la revue proposé sur son site Internet que celle-ci a pour ambition de publier des approches et techniques « concrètes » qui permettent à la fois d’étudier et de former aux relations dites interculturelles. Notons aussi que cette revue se positionne avant tout dans le domaine général de la communication interculturelle et qu’elle n’a aucun lien direct avec la didactique. En publiant son article dans cette revue, l’auteure considère donc que l’anthropologie et l’ethnographie peuvent apporter des « techniques de formation interculturelle » au domaine.

8 Quelques mots sur l’auteure de l’article étudié sont proposés dans ce qui suit. Il est intéressant de noter qu’elle a inclus une soussection intitulée « Background of ethnographer » au milieu de l’article (p. 87, 3.3) dans laquelle elle se présente car « as ethnography is an interpretive endeavour, it is important to acknowledge the background, biography and identities of the researcher ». Elle souligne ainsi qu’elle est d’origine canadienne « caucasienne », qu’elle habite et travaille en linguistique appliquée à Hong Kong depuis 10 ans (contexte de départ de son étude). Elle indique également qu’elle a vécu dans de nombreux autres pays et qu’elle a fait l’expérience elle-même d’une mobilité académique de court terme en France. Elle explique enfin que « while my age, ethnicity, first language (English), and intercultural experiences differ from that of my participants, I have spent many years with students of similar age and background ».

Contexte et déroulement de l’étude

9 L’étude part du contexte de Hong Kong et consiste à observer à la fois les utilisations de l’ethnographie par des apprenants de langues lors d’un court séjour de six semaines en Angleterre mais aussi les impacts de cette « méthode » anthropologique sur leurs compétences dites interculturelles (en gros, être capable de communiquer avec un individu issu d’un pays différent). Ce dernier point constitue en fait l’objectif didactique central de l’expérience. Jackson part du constat que la plupart des études qui ont eu recours à l’ethnographie en didactique se sont intéressées à la mobilité académique de long terme (six mois-un ans) et qu’elle souhaite tester sa validité sur du court terme. La démarche a donc un aspect pragmatique fort que l’anthropologie n’a pas forcément.

10 L’article est clairement structuré en deux parties : l’auteure explique d’abord l’approche ethnographique proposée aux étudiants et les travaux effectués dans ce cadre puis elle opère elle-même une ethnographie des ethnographies des étudiants dans une deuxième partie.

11 Dans la première partie de l’article, la chercheuse définit les concepts d’ethnographie et de terrain à partir de références hétéroclites issues des sciences de la communication, de la linguistique appliquée, de l’anthropologie linguistique ou encore de la sociologie. Elle passe également en revue les travaux antérieurs des didacticiens sur la thématique. Lorsqu’elle en vient à son expérience, elle explique que les étudiants ont suivi un cours de préparation à l’ethnographie de quatorze semaines. La chercheuse a inclus en annexe les thèmes traités en classe (p. 95) : « La communication non-verbale, savoir culturels et sociaux partagés, observation-participation, conversations ethnographiques et entretiens, analyse des données ethnographiques, écrire une ethnographie, communautés et familles : communication et relations, sexe : discours, rôles et relations, éducation et socialisation, identité linguistique, culturelle et

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sociale, croyances et pratiques culturelles. » On y trouve des thématiques liées aux méthodes ainsi que des thèmes qui intéressent (ou ont intéressé) l’anthropologie mais aussi les études interculturelles et la didactique. Suite à cet enseignement, les étudiants ont été amenés à faire une ethnographie dite « du proche » à Hong Kong et à écrire un rapport. Les thèmes suivants ont été choisis : la nouvelle génération mahjong, la mode « Hello Kitty » chez les jeunes filles, la signification invisible de Yum cha (les dim sums), les jurons bilingues (cantonais-anglais), etc. Ce retour sur « soi » (comme l’appelle l’auteure) correspond d’un certain côté à « l’anthropologie chez soi » (Caputo, 2000) que connaît le domaine depuis les années 1950/1960. Pour Jackson, cela permet aux étudiants de « rendre le familier étranger » (make the familiar strange) et de s’entrainer aux méthodes anthropologiques avant de partir sur le « terrain » en mobilité de court terme en Angleterre.

12 C’est à Oxford, où les étudiants ont vécu dans une famille « anglaise » pendant six semaines, qu’ils ont pu faire cette autre ethnographie. Suivis au début par Jackson (qui était aussi leur enseignante d’anglais), les jeunes Hong-Kongais ont travaillé sur les enquêtes suivantes : être la fille de quelqu’un d’autre, une jeune Hong-Kongaise dans une famille d’accueil anglaise ; les animaux de compagnie à Oxford, reflet de leur importance dans la vie anglaise ; les réalités de la vieillesse, un couple retraité dans la région d’Oxford, etc. Après le séjour, les étudiants ont écrit une ethnographie deux mois durant et ont pu participer à des débriefings avec l’enseignante.

13 La deuxième partie de l’article consiste en une ethnographie des ethnographies des étudiants, qui permet à Jackson de dresser un bilan de l’expérience et surtout d’évaluer l’apprentissage interculturel des étudiants. Pour effectuer cette ethnographie, l’auteure a eu recours à des données qualitatives (journaux de bord des étudiants, entretiens [groupés], observations participantes, etc.) et quantitatives (enquêtes, évaluations, …) qu’elle a collectées sur une période de dix-huit mois. L’analyse que la chercheuse propose des données démontre que l’expérience a été très positive pour la plupart des étudiants et qu’elle a permis, entre autres, d’être « davantage conscient de sa propre culture », de s’impliquer dans les rencontres interculturelles, de créer des liens across cultures, de développer ses compétences linguistiques et interculturelles… On examinera à présent l’approche soutenue et l’utilisation et l’interprétation des emprunts de l’anthropologie.

Critiques de la méthode anthropologique retenue

14 De nombreux éléments de la démarche proposée par la didacticienne auteure de l’article ici étudié surprennent sans aucun doute les anthropologues. Informé par les critiques plus ou moins récentes sur divers aspects de l’anthropologie (le dernier en date étant celui de Bensa (2010) dans sa critique de « l’anthropologie classique » incarnée par Lévi-Strauss), je passerai à présent en revue dans ce qui suit trois aspects de la méthode retenue par Jackson qui m’ont paru problématiques.

Culturespeak, ou le recours systématique, non-critique et « vide » du concept de culture

15 Une critique que j’ai souvent adressée aux travaux dits interculturels dans la didactique des langues et des « cultures » est le recours à la « tired old notion of "culture" »

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(Latour, 2008 : 3), qui a été largement revisitée par l’anthropologie, voire même rejetée à cause de son vide sémantique ou de la systématicité qui l’accompagne (Abu-Lughod, 1991 ; Wikan, 2002 ; Bensa, 2006 ; Cuche, 2010).

16 Le texte de Jackson ne fait pas exception – le titre de l’article « Ethnographic preparation for short-term study and résidence in the target culture » est en cela très révélateur. Le mot culture et ses dérivés apparaissent sur chaque page de l’article : « The culture scene under study », « Describing a culture », « The ability to communicate effectively across cultures », « First-hand exposure to the local culture », etc. Ce culturespeak que décrivait finement Ulf Hannerz en 1999 se retrouve aussi dans les citations issues des étudiants : « The ethnographic approach made me more aware of the culture and lifestyle in the UK », « I learnt more about British culture from them », etc. (preuves d’un apprentissage ?). Le retour sur soi annoncé par la chercheuse à la suite de l’ethnographie à Hong Kong et à Oxford semble se réduire à une solidification de sa « propre culture » et à un différentialisme marqué : « Along with a heightened awareness of the unfamiliar, their journal entries and discussions in Oxford revealed that many had also become more sensitive to the uniqueness of their own culture » (p. 91).

17 Cet usage est problématique pour plusieurs raisons. Rappelons d’abord ce que Unni Wikan (2002 : 84) écrivait à propos du concept de culture : « This acting subject is in motion; he or she is a feeling, thinking individual with the ability to adapt to new circumstance and respond to changing situations. Culture cannot do such things, for culture is a thought construct. It refers to values, norms and knowledge that we associate with a collectivity of people. » La culture est un construit non pas une « vérité » ou « réalité ». Ainsi dire « first-hand exposure to the local culture » n’a pas vraiment de sens car les étudiants ne font pas face à une culture mais à des individus qui interagissent. C’est ce que souligne Martine AbdallahPretceille (2003 : 15), l’une des rares chercheuses qui a proposé une approche anthropologique critique dans la didactique des langues : « Les cultures se définissent moins par rapport à une somme de caractéristiques et de traits culturels que par rapport aux relations et aux interactions entretenues entre les individus et les groupes. »

18 Dans l’ensemble de l’article, le concept de culture n’est ni défini ni circonscrit. Dans son utilisation restreinte qu’en fait l’auteure, il semble rappeler l’usage qu’en faisait l’anthropologie parsonienne/structurelle-fonctionnaliste, i.e. « Viewing culture as a stable value system, governing human action and manifested in social institutions such as family, corporations and government » (Dahlén, 1997 : 159). Jackson fait souvent référence à des concepts relativement figés qui confirment cet argument : le terme culture luimême est toujours au singulier (alors que l’anthropologie s’intéresse désormais à la diversité interne des sociétés), la dichotomie local/non-local (qui évacue la glocalité), le natif vs le non-natif d’une langue, la famille « anglaise » vs le reste (en Angleterre, les étudiants doivent vivre chez une famille « anglaise » mais pas d’une autre nationalité), etc.

19 En tout, il semble bien que le concept de culture dans l’approche proposée par Jackson soit vide de sens (même s’il veut dire en fait culture nationale/locale), et peu critiqué. Il représente néanmoins une des caractéristiques du domaine dans lequel Jackson se situe : l’omniprésence du culturespeak dans les approches éducatives de l’interculturel (Dervin, op. cit.). Au passage, il est étonnant de voir que, même si la chercheuse déclare

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se positionner dans une anthropologie culturelle/sociale, elle n’ait jamais été confrontée aux critiques qu’ont proposé ces domaines.

20 Sunil Bhatia (2007 : 49) dans une ethnographie des universitaires indiens aux États-Unis résume bien ce que l’anthropologie actuelle fait du concept de culture : « We learn from the new critical ethnography that the meaning of culture is derived from contested social codes, power relationships, and one’s politics of location; the concept of culture is made up of conflicting representations of gender, race, class and sexuality; concepts of self-reflexivity, accountability, and voice are integral to the relationship between the researcher and the researched; and descriptions of culture are connected to the act of writing itself. » Cette approche pourrait donner au projet de Jackson un aspect davantage complexe, pluriel et… critique voire politique.

Vision statique des « captées »

21 Dans un ouvrage de 1967 intitulé The politics of experience, le psychologue Laing s’élève contre le fait que la plupart des chercheurs continuent à considérer les « données » qu’ils récoltent comme des vérités, des preuves illustrant certains phénomènes. Il propose et rappelle que ce que les éléments avec lesquels nous travaillons sont des « captées » plutôt que des « données », i.e. des « preuves » construites (voire coconstruites, cf. le paragraphe suiv. « l’altérité absente ») que l’on se doit de traiter avec « vigilance ». Augé et Colleyn (2004 : 8) expriment cette idée comme suit : « Le fait social n’est pas identifié comme un objet stable […] mais comme un ensemble de processus qui ne cessent d’évoluer sous l’action des hommes. » À partir de là, les deux anthropologues proposent que l’on devrait s’intéresser davantage aux constructions d’objets ou d’identités, plutôt que de les traiter comme des éléments figés. Toute étude anthropologique diffère donc des autres car sa conceptualisation, son contexte, les relations qui s’y établissent, etc., sont uniques.

22 Dans leur historique de l’anthropologie, Denzin et Lincoln (1994) proposent de distinguer historiquement « cinq mouvements » de l’anthropologie depuis le début du XXe siècle. Entre les années 1980 et 1990, le quatrième mouvement (ou la crise de la représentation) a pris forme. Inspirée des théories postmodernes et postcoloniales, cette anthropologie rejette entièrement toute forme de classification normative (classe, sexe, race…) et le fait que l’on puisse saisir et analyser pleinement les expériences d’autrui. C’est l’époque où la crise de la représentation, de la légitimation et des pratiques (Clifford & Marcus, 1986) émerge. Il faut attendre les années 1990 pour que cette crise se généralise en anthropologie. De nombreuses expressions ont pu être identifiées dans la littérature anthropologique pour désigner cette anthropologie du XXIe siècle : on parle de « New critical ethnography », de « l’anthropologie des mondes contemporains », de la « nouvelle anthropologie » et du cinquième mouvement. Celle-ci est symbolisée avant tout par une remise en question des « récits » de culture auxquels ont eu affaire les anthropologues et auxquels ils ont contribué.

23 Chez Jackson, ces aspects n’ont pas été retenus. Par exemple, lorsqu’elle analyse elle- même ses données en guise d’ethnographie de ses étudiants, elle introduit les citations qui illustrent son propos ainsi : « The selected quotations were most representative of the group as a whole. » Rappelons que les données qu’elle analyse sont multiples (cf. supra) et qu’elles ont été rassemblées sur dixhuit mois. Le recours à une ou deux citations pour « démontrer » est dans ce sens très problématique. En illustrant de cette

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manière, les paroles des étudiants lui servent de preuves génériques, qui effacent tout leur vécu complexe et « intersubjectif » (cf. infra). En prenant ces discours comme « preuves », elle ignore également ce que Briedenbach et Nyíri (2009 : 278) rappellent à propos des méthodes de recherche qu’elle utilise : « Questionnaires and formal interviews reflect how people see themselves and want to be seen by others, not their complex, often contradictory behavior. In other words, they "measure" perception, not practice, and miss the messiness of everyday life […]. » Le fait qu’elle présente ses données comme étant des résultats que l’on ne peut contredire (cf. l’utilisation de formes non modalisées plurielles telles que « They were more committed to their work », « This helped her to build a relationship with them [sa famille en Angleterre] », etc.), écarte donc la possibilité d’être dans « the messiness of everyday life » ou « la clandestinité de l’existence » (Maffesoli, 1985 : 189). Elle soutient en outre « l’idée absurde d’une adhésion pleine et entière des acteurs à leur propre monde » (Bensa, 2010 : 36-37) et tombe donc dans une sorte de positivisme.

L’altérité absente

24 L’une des idées centrales de la « nouvelle anthropologie » est que l’observateur ne peut se détacher ni des contextes observés, ni des relations créées lors de l’enquête. De surcroît, lorsque l’anthropologue travaille sur un terrain, il se doit donc de s’interroger sur lui-même, sur son influence dans la mise en scène de faits, de normes et de données. Il comprend que lorsqu’il a affaire à un individu qui lui sert d’informateur, il fait alors face à des mises en scène à partir desquelles il peut comprendre comment ce dernier négocie son rapport au monde, en sa présence. Pour Bensa (2010 : 117) « le débat qu’ouvre l’ethnologue avec les personnes qu’il interroge est toujours, au fond, un débat politique » – débat sur lequel l’anthropologue ne peut ne pas s’interroger dans ses écrits.

25 Les relations établies sur le terrain, ainsi que le poids des macrocontextes (l’histoire, le lieu, les réseaux, l’intertextualité, les représentations sociocognitives…) mais aussi des microcontextes (lieu concret d’interaction) sont indissociables de ce qui se crée dans les interactions et doivent donc retenir l’attention de l’anthropologue. De nombreux éléments sont toutefois souvent peu analysables ou interprétables : un trop grand nombre sont en effet invisibles, dissimulés et donc inatteignables (cf. supra). Enfin, il est difficile de dire ce qui ressort de la mise en scène, de la création ou de la coconstruction dans ce qui se présente à l’anthropologue. Il faut noter également que les relations de pouvoir (l’anthropologue est souvent perçu comme celui qui sait, tout comme l’enseignant) et les phénomènes intersubjectifs ont un certain rôle à jouer dans les relations (Bhatia, op. cit. : 49).

26 Dans le programme d’enseignement d’ethnographie proposé par Jackson, ces éléments n’apparaissent pas clairement et il est évident, à partir de la lecture des citations des étudiants, qu’ils n’ont pas été centraux dans les réflexions qu’ils ont eues, sur le terrain ou dans les ethnographies produites. L’altérité (de façon réductrice ici : les individus rencontrés lors des ethnographies) est elle-même d’ailleurs absente des analyses proposées par la chercheuse. Pour Laing (1961 : 81) « we cannot give an undistorted account of "a person" without giving an account of his relation with others ». Ainsi lorsque Jackson analyse et discute les résultats de sa propre ethnographie, elle ne se met en aucun point de l’étude en avant, sauf dans une sous-partie extérieure à l’analyse

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(cf. supra « À propos de l’article ») où elle consacre un paragraphe entier à sa biographie (background of the ethnographer). Les éléments mentionnés dans cette sous- section ne sont ni repris ni rediscutés, un peu comme si elle n’avait pas eu elle-même d’influence sur ses « captées » et surtout sur les discours et actes produits par ses étudiants dans leurs travaux ou lors de ses propres observations participantes à Oxford. Comment les étudiants l’ont perçue lors des dix-huit mois d’ethnographie, et comment ils ont négocié ensemble cette expérience, auraient pu aussi être inclus dans l’ethnographie de la chercheuse. Cooper (2009 : 86) va dans ce sens quand il écrit : « The fact that we experience others who experience us experiencing them, ad infinitum, means that our experiences are fundamentally embedded within a complex, multidirectional "interexperiential" web (Cooper, 2005), in which our "own" experiences can never be entirely disentangled from the experiences of others. »

Pour une anthropologie « à taille humaine » appliquée à la didactique des langues et de l’interculturel ?

27 L’étude qui vient d’être présentée dévoile trois « ratés » dans l’approche inspirée de l’« anthropologie », sous-jacente à une éducation interculturelle des apprenants de langues. Ces « ratés » semblent être liés à une conception de l’anthropologie et de la méthode ethnographique qui rappellent « l’anthropologie classique » telle que l’a décrite, entre autres, Clifford (1988 : 30-32) et récemment Bensa (2010). J’ai tenté de montrer que le manque de discussion et de critique du « simple » concept de culture, la confiance aveugle et unilatérale dans les discours et actes présentés par les participants aux études et l’absence de l’altérité (celle du chercheur et de ceux qui contribuent à construire les « captées ») dans les analyses proposées relevaient fortement d’une approche objectivisante et apolitique de l’anthropologie. Cette démarche ne correspond en rien à l’anthropologie « à taille humaine » que propose par exemple Bensa (ibid.)

28 Il me semble que la question comment comprendre les rencontres interculturelles ? est centrale dans le choix d’une approche anthropologique en didactique des langues et de l’interculturel (plutôt que des « cultures »). En effet, trop souvent l’interculturel est compris comme étant une rencontre entre (représentants de) cultures nationales différentes pour laquelle on peut se préparer en apprenant la « culture » de l’autre. Cela conduit souvent à une sorte de « commodification of cultural understanding », tel que l’a démontré Dahlén (op. cit.) dans le cadre du consulting interculturel, à laquelle « l’anthropologie classique » semble « convenir ». Pour dépasser ces visions quelque peu figées et un tant soit peu éthiquement problématiques, il faudrait aller au-delà du culturespeak et s’orienter vers des démarches plus liquides, constructivistes et complexes. Pour Th. H. Eriksen (2006 : 30), c’est ce que l’anthropologie peut offrir : « What anthropology has to offer appears to be irreductible complexity and ambiguity: in other words, apparently non-marketable commodities with respect to the mass media and the general reader. » L’appel de AbdallahPretceille à une anthropologie des problèmes « plus qu’à une ethnologie descriptive et adjectivante » dans la formation à l’interculturel (op. cit. : 17) semble d’ailleurs bien aller dans ce sens et suggérer que l’on prenne en compte les enseignements épistémologiques, éthiques et surtout politiques de l’anthropologie (Fassin, 2008 : 7).

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29 Pour finir, il serait crucial qu’un dialogue s’instaure entre les anthropologues et les didacticiens pour discuter en profondeur des problèmes rencontrés par les uns et les autres, que ce soit à propos de l’enseignement de l’anthropologie, de son « mariage » avec d’autres domaines mais aussi des études afférentes. Pour les didacticiens, il semble également nécessaire de s’intéresser sérieusement aux critiques que l’anthropologie adresse à ses propres principes depuis quelques décennies. Ce passage obligatoire permettrait de mettre fin à un certain nombre de malentendus mais aussi et surtout de favoriser une approche du soi et de l’autre renouvelée, qui respecte la complexité de chacun, qu’il s’agisse de l’enseignant, du chercheur ou de l’apprenant. Le chemin est tracé ; la voie potentiellement fructueuse ; il ne reste maintenant qu’à continuer à l’explorer…

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NOTES

1. Pour une synthèse complète, cf. l’ouvrage que j’ai codirigé avec Béatrice Fracchiolla (2011). 2. Cf. site de la revue : http://www.elsevier.com/wps/find/journaldescription.cws_home/535/ description#description

RÉSUMÉS

Peu d’anthropologues savent que leur domaine rencontre un véritable succès en didactique des langues étrangères et des « cultures ». Cette dernière, sous-jacente à la linguistique en France, mise sur des approches dites « interculturelles » dans la préparation des apprenants de langues à rencontrer « l’autre ». Depuis l’apparition de l’interculturel en didactique (fin des années 1970), l’anthropologie a été privilégiée pour orienter les réflexions théoriques ainsi que les méthodes d’enseignement-apprentissage dans cette direction (Roberts et al., 2001 : 12). Mais on sait très peu en fait de ces emprunts. Je propose donc dans cet article de passer en revue une recherche en anglais, qui me paraît représentative de ce mouvement. L’avantage de cette recherche est qu’elle présente à la fois comment l’anthropologie est enseignée dans ce cadre mais aussi comment les didacticiens l’utilisent pour « évaluer » ses influences sur l’interculturel. Les questions auxquelles je tente de répondre sont les suivantes : à quelle(s) anthropologie(s) l’auteure a-t-elle recours ? À quoi sertelle/servent-elles ? Les emprunts semblent-ils être fructueux, c’estàdire permettent-ils de faire avancer l’éducation interculturelle ?

Few anthropologists know that language educators borrow heavily from their field. Attached to linguistics in France, language education (didactique des langues in French) has put into place so- called « intercultural » approaches to prepare language learners to meet the « other ». Since the emergence of the « intercultural » in language education at the end of the 1970s, anthropology has been in a privileged position to orient theoretical as well as methodological approaches in this direction (Roberts et al., 2001: 12). Yet we know very little about these « borrowings ». This article reviews a study conducted in English, which appears to be representative of this phenomenon. It shows how anthropology is taught to language learners and how language educators use it to « evaluate » its influence on the intercultural encounters that the students experience when they go abroad. I ask the following questions: to what kind of anthropology

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does the study under scrutiny here resort? How is it used? Are « borrowings » fruitful, i.e. do they allow the advancement of intercultural education?

INDEX

Mots-clés : interculturel, didactique des langues, Hong Kong, Angleterre, mobilité estudiantine Keywords : the « intercultural », language education, Hong Kong, England, student mobility

AUTEUR

FRED DERVIN Universités de Helsinki, Joensuu et Turku, Finlande [email protected]

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Ouverture à l’anthropologie et articulation à une démarche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation Questionnements et pratiques Openness to Anthropology and Connection to a Psychoanalytically-Oriented Approach in the Education Sciences

Françoise Hatchuel et Maryline Nogueira-Fasse

1 Cet article se propose de montrer de quelle façon une certaine ouverture à l’anthropologie peut constituer un outil pertinent dans un cursus de sciences de l’éducation ainsi que pour la formation des enseignants et enseignantes et, au‑delà, dans tous les métiers dits « du lien ».

2 Notre ancrage disciplinaire institutionnel et notre professionnalité se situent en effet du côté des sciences de l’éducation et de la formation, comme enseignante‑chercheuse et coordinatrice d’un master de formation à l’intervention et à l’analyse de pratiques pour l’une, et comme doctorante, enseignante en primaire et formatrice d’enseignant‑e‑s pour l’autre. En cohérence avec l’équipe « clinique du rapport au savoir » à laquelle nous appartenons, nos travaux se réfèrent à la démarche clinique d’orientation psychanalytique (Blanchard‑Laville et al., 2005) et s’attachent avant tout à une compréhension de la dynamique propre de chaque psychisme.

3 Dans le même temps, notre questionnement autour de la singularité des psychismes prend en compte ce que nous considérons comme un « arrière‑plan anthropologique » et nous étudions les psychismes non pas pour eux‑mêmes, mais en lien avec les questions humaines fondamentales auxquels ils sont confrontés (à commencer par celle de la transmission) et avec les étayages que les différentes sociétés peuvent leur apporter pour ce faire : l’anthropologie nous aide ainsi à comprendre à quoi les humains

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font face, et de quels outils les sociétés les dotent pour cela, tandis que la clinique d’orientation psychanalytique nous conduit à saisir, pour chaque sujet, comment il y fait face et avec quels enjeux psychiques. Nous plaidons donc pour une anthropologie que nous qualifions de « clinique », dans un aller‑retour permanent entre questions fondamentales et réponses apportées temporairement par les structures sociales et les psychismes à ces questions.

4 La démarche clinique s’efforce de : « passer d’une discipline (la psychologie clinique) à un mode de connaissance adaptable à une pratique » (ibid. : 122). Nos démarches de recherche sont donc ancrées dans nos pratiques de « terrain » d’enseignantes et de formatrices. Clinique d’orientation psychanalytique et anthropologie se rejoignent sur la question de l’engagement et de la prise de risque face au réel et dans le souci qu’elles ont de questionner l’altérité et la « rencontre » avec le terrain, notamment dans la façon de penser l’articulation entre égalité et différence. Ce n’est évidemment pas un hasard si Georges Devereux, précurseur de l’utilisation d’une telle démarche d’inspiration psychanalytique en sciences sociales et humaines (1980), était avant tout anthropologue et ethnologue.

5 Dans nos pratiques d’enseignement, l’anthropologie nous permet ainsi d’étayer la professionnalisation de nos étudiants et étudiantes en montrant en quoi les questions vives qui se posent dans leurs propres pratiques ne sont, finalement, qu’une modalité particulière, dans des institutions données, de problèmes communs à l’humanité : comment et pourquoi transmettre, comment se rencontrer et échanger, qu’est‑ce que donner, sur quelles bases instaurer la confiance ? Etc. Nous voyons alors que ces questions traversent en permanence les métiers dits « du lien » et qu’elles agissent et résonnent au cœur des problématiques professionnelles de chacun‑e, ce que les travaux demandés (dossiers collectifs, écrits élaboratifs, analyses de situation) permettent de travailler. Nous allons en donner différents exemples issus de nos différents lieux d’intervention : un cours intitulé « Anthropologie et éducation : approche psychanalytique » en licence et master 1 de sciences de l’éducation, une réflexion sur le passage en formation initiale d’enseignant‑e‑s, des élaborations autour du rapport au savoir en master 2.

En licence et master 1 de sciences de l’éducation : prendre conscience de la notion de fonction

Insérer et transmettre

6 Un des apports principaux de l’anthropologie en sciences de l’éducation nous semble résider dans le fait, pour nos étudiant‑e‑s, de prendre conscience que les pratiques professionnelles auxquelles ils et elles se destinent (ou qu’ils et elles exercent déjà) correspondent à des « fonctions » nécessaires dans toute société, mais pas forcément assurées sous forme de profession spécifique. Une des plus caractéristiques est sans doute constituée par ce que nous pourrions appeler « fonction d’affiliation à un groupe », c’est‑à‑dire le fait, pour toute société, de devoir mettre en place des dispositifs s’assurant de l’insertion des plus jeunes dans le « corps social » préexistant. De nombreux travaux d’ethnologues nous montrent comment, très tôt, les plus jeunes sont pris en charge par différents dispositifs, réels ou symboliques, marquant leur appartenance à un groupe donné. Une des situations les plus radicales nous semble être

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la circulation des enfants chez les Inuits telle que la décrit Bernard Saladin d’Anglure (1988) lorsqu’il montre que près d’un tiers des enfants, notamment les aîné‑e‑s des jeunes couples, grandissent dans un autre foyer que celui de leurs parents biologiques, pratique qu’il relie à celle du partage des produits de la chasse et des échanges rituels de conjoints : « Il s’agissait pour le groupe, pensons‑nous, de se prémunir de tout excès d’individualisme chez les jeunes adultes, surtout lorsque la chance les favorisait dans la production de gibier et la procréation. […] Une part sociale de 15 à 30% des gibiers, des aliments, des enfants et de la sexualité conjugale n’était certainement pas trop cher payé cette assurance pour le futur, contrôlée par les anciens, par ceux qui nomment, qui transfèrent, qui gèrent et qui échangent le capital social et symbolique de la société » (ibid. : 161). Message implicite aux jeunes adultes mais aussi à leurs enfants, qui apprennent ainsi que l’essentiel (au moins du point de vue de ce qui est affiché socialement) n’est pas le foyer où l’on grandit, mais l’appartenance au groupe. Dans d’autres cas, c’est l’appartenance à une lignée qui prévaudra, ce qui fait écrire par exemple à Christian Geffray (1990 : 104) qu’« il n’y a pas de "mère" en pays makhuwa, seulement des femmes de l’autre sous‑groupe d’appartenance du locuteur » et « pas de "père" […] que des affins de l’autre sous‑groupe d’appartenance » (ibid. : 153). Si bien que, dans le contexte makhuwa qu’il décrit, le nihimo, le nom du clan si précieusement transmis lors des initiations constitue la référence principale des liens auxquels doit se référer l’enfant : « Il s’agit d’une symbolisation du lien social qui rapporte l’enfant à l’autorité de celui qui prétend, en son nom propre ou au nom de son groupe, avoir transmis l’esprit, le nihimo, le sang ou le gamète à l’enfant » (ibid. : 163).

7 Quel que soit le foyer où grandissent les enfants, aucune société ne les laisse aux prises avec les seuls adultes qu’ils fréquentent au quotidien. Si « il faut plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant », selon la belle formule de Maurice Godelier (2007), cette assertion vaut non seulement, comme cet auteur le montre, pour les mythes qui président à la conception et qui tous, font intervenir un élément transcendant, esprit surnaturel ou âme d’un ancêtre, mais aussi pour l’accompagnement de l’enfant tout au long de sa jeunesse : c’est toute la société qui est symboliquement présente dans ce processus, avec ses valeurs et ses croyances. Et c’est bien de cela qu’il s’agit pour « faire grandir »1 un enfant : l’insérer dans un système plus large que les adultes auxquels il est « confié », système auquel il adhérera et qui lui garantira une place en même temps que lui‑même contribuera à en assurer la pérennité.

8 De tels apports permettent ainsi aux étudiants et étudiantes de situer leur professionnalité, qu’il s’agisse d’enseignement ou d’aide à ce qui est considéré en Occident comme « la parentalité » (Houzel, 1999), comme un mode de faire historiquement et culturellement marqué, répondant à la nécessité pour une société d’apposer sa marque sur les enfants, relativisant ainsi par exemple certains débats récurrents, tel celui sur les relations école‑famille : ne pas laisser enfants et familles dans une relation duelle implique une fonction de séparation assurée dans nos sociétés par l’école ; l’anthropologie nous enseigne qu’il n’est pas aberrant que cette fonction soit parfois vécue comme violente.

9 De plus, si la première fonction à assumer pour une société est de se reproduire et donc de transmettre (une société qui n’y parviendrait pas serait bien évidemment vouée à une disparition rapide), nous faisons l’hypothèse qu’il devient difficile, pour toute société, d’imaginer que cette transmission pourrait échouer. Nous parlons alors de « déni anthropologique » (voir par exemple Hatchuel, 2010). Ramené au cas de l’école

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occidentale, ce déni devient celui des difficultés auxquelles expose tout apprentissage, les blocages scolaires se transformant alors en pathologies individuelles à éradiquer, au lieu d’être considérés comme des moments ordinaires d’un processus complexe qu’il faut accompagner. On voit ici comment l’anthropologie aide à prendre du recul par rapport aux injonctions de l’institution.

Don et contre-don

10 De la même façon, les travaux sur le don (voir par exemple Mauss, 2007 ; Godelier, 1996 ou Godbout, 2000) nous aident à penser les métiers du lien et la façon dont ils sont investis, en soulignant notamment la dimension agonistique du don et les relations de pouvoir, voire d’emprise, à l’œuvre. Un ouvrage comme celui de Paul Fustier (2000) qui montre comment, en institution, le don est forcément présent et peut constituer un outil d’élaboration pour l’usager, l’incitant à questionner son lien au professionnel qui lui fait face, sera ici précieux. Fustier montre que ce sont les rituels qui pourront faire passer l’usager d’une position de récipiendaire à une position de donateur, opérant ainsi le passage générationnel nécessaire et souvent occulté dans la relation d’aide. Mais la réflexion sur le don peut aussi être l’occasion d’interroger des pratiques en apparence éloignées. Articulée à un travail d’élaboration personnelle, elle vient alors repositionner le professionnel, comme en témoigne cet extrait du dossier d’une étudiante : J’ai été amenée à conduire un rattrapage d’été en mathématiques à une collégienne. Elle avait « décroché » depuis deux ans et le défi était de lui permettre de se remettre à l’aise avant son entrée en 3e. À la fin du stage de 40 heures, j’ai remercié cette élève puisque grâce à elle je m’étais réconciliée avec les mathématiques. Elle en a été très décontenancée mais m’a paru assez fière d’entendre cela. Proposer ce stage ne s’est pas fait sans de grandes inquiétudes pour moi puisque je n’ai pas un souvenir très agréable des mathématiques, dont j’avais abandonné la compréhension à mon passage au lycée. […] Chaque après‑midi, je me devais de préparer la leçon du lendemain et d’effectuer tous les exercices, afin de bien comprendre ce qui s’y jouait et également d’éviter d’être prise de court dans la compréhension des notions et ainsi mieux les lui transmettre. Les premiers jours, je faisais cela avec angoisse (à cause de certaines de mes incompréhensions et de ma peur de ne pas être à la hauteur), mêlée d’un peu d’ennui. Les jours passant c’est avec joie que je retrouvais mes livres et mon cahier pour préparer la matinée suivante : je réussis petit à petit à m’amuser avec l’algèbre, les règles de calcul et les équations ! Aussi, à la fin du stage ai‑je eu envie de ne plus faire semblant auprès de cette élève, qui avait ardemment travaillé et décidai de lui expliquer à quel point travailler avec elle m’avait apporté une légèreté vis‑à‑vis des mathématiques, et combien je la remerciai pour cela. J’ai à présent l’impression que cette adolescente m’a offert un contre-don, à son insu, et qu’en retour je lui ai rendu un contre‑contre‑don ! Ses parents étaient d’un milieu très modeste aussi leur avais‑je proposé un tarif incroyablement bas pour autant d’heures de travail. De plus elle était venue déjeuner chez moi avec d’autres jeunes du quartier et je les avais emmenés à la piscine. Le poids de la dette s’alourdissant de jours en jours, il me semble que j’ai tenu à la remercier pour l’alléger d’un éventuel fardeau. Je crois n’avoir pas pu alors être uniquement dans le rôle de donatrice. Et, bien que mes remerciements aient été absolument sincères, peut-être avais-je aussi pensé à l’importance d’une valorisation de cette élève, peu soutenue dans son cercle familial2.

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En formation d’enseignant‑e‑s : rites de passages et écriture

11 Dans un autre registre, mais toujours dans cette problématique fortement anthropologique et éducative du « faire grandir », la formation initiale des enseignants confronte, quant à elle, à un désarroi massif des personnes en formation s’exprimant dans une plainte récurrente concernant « le manque de formation ». Ce constat nous a conduit à aménager certains repères pour surmonter ce qui peut être considéré comme « une crise identitaire professionnelle », selon les termes de Louis‑Marie Bossard (2004). Cet entre‑deux identitaire, dans lequel est pris « l’élève-maître » nécessite, nous semble-t-il, un « passage », un accompagnement, permettant de « passer » de l’autre côté, de quitter le rivage de l’élève pour aborder celui de « maître » dans un rapport à la formation plus adulte. Cette problématique d’accompagnement d’un mouvement identitaire, où il s’agit de tenter d’aider à « faire le pas » vers un autre soi‑même nous semble intéressante à penser dans une dimension anthropologique. Cette ouverture nous permet de repérer les différentes formes d’étayage proposées par les sociétés premières dans la formation des individus. Ainsi, l’étude des rites de passage (Van Gennep, 1998) nous a éclairées dans cette « trans‑formation » où la dimension de la formation touche à l’appropriation d’un savoir sur soi plus qu’à l’apprentissage de techniques et méthodes pédagogiques.

12 Nous tentons notamment de comprendre comment les rites de passage mettent en œuvre des procédures rituelles opérantes sur le psychisme du sujet. Opérantes pour séparer d’un groupe et être agrégé‑e à un autre groupe et, pourrait-on dire, « symboliquement efficaces » (en référence à Lévi‑Strauss, 1974) dans la modification de l’identité. Dans cette fonction de modification, il nous semble que ces dispositifs offrent des appuis qui permettent aux sujets de passer d’un statut à un autre.

13 Parmi ces appuis, la marque corporelle nous est apparue comme essentielle et caractéristique des rites de passage. Cette dimension d’un marquage physique mise en œuvre par le tatouage, le limage d’une dent, la perforation de l’oreille, la coupe de cheveux, voire le rasage du crâne (ibid.) indique clairement l’idée d’une inscription dans le corps du novice. Pour (1973 : 119) : « La société dicte sa loi à ses membres, elle inscrit le texte de la loi sur la surface des corps. » Le collectif imprime ainsi sa marque sur l’individu de façon irréversible et inoubliable. Nous pensons que cette trace indélébile les aide à « entrer dans la peau d’un personnage » ou à « faire peau neuve » comme nous l’indique Didier Anzieu (1995 : 39). La peau, nous dit-il, « en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est de plus une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci ». On pourrait ainsi penser à la lumière de cette théorie du « Moi peau » que dans le marquage corporel c’est bien la trace d’autrui, celle du collectif qui place le sujet dans un autre groupe et un autre statut dont il porte ensuite la marque visible. De plus, au‑delà du caractère collectif, il nous semble que cette marque imprime également sa trace dans le psychisme du sujet, dans une fonction que l’on pourrait nommer « identificatoire ». En effet le corps peut être défini comme « ce sur quoi les fonctions psychiques trouvent leur étayage » (ibid : 20). Cette fonction identificatoire de la marque laissée lors du rite de passage trouverait dans le corps un support identificatoire aidant le sujet dans sa dynamique de changement d’identité, le passage est ainsi balisé. Dans la même perspective Catherine

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Rioult (2006 : 195) nous propose de parler de la peau comme d’un « trait d’union avec le psychisme ».

14 Cette perspective nous a permis de faire le lien avec le « marquage » que constitue l’écriture dans nos sociétés contemporaines et nous avons fait l’hypothèse qu’un travail d’écriture en formation initiale d’enseignant pourrait remplir également cette fonction identificatoire par l’effet d’une inscription. Comme dans la coupure corporelle du rite, pour écrire, il faut « trancher ». À l’oral, il est possible de ne pas choisir les mots, en donner plusieurs, exprimer les choses approximativement, mais l’écrit les pose, les définit. Ce lien entre écriture et marques rituelles peut nous être indiqué par l’étymologie même du mot « scarification » où la racine indo‑européenne sker signifie gratter, inciser, couper mais désigne également en grec le « stylet à écrire » sous le terme skariphos (Sakhno, 2001 : 252).

15 Ces dimensions de marquage et d’inscription dans le rituel accentuent, nous semble‑t‑il, l’effet de non‑retour et de durabilité de la modification identitaire. C’est dans cet esprit que le choix de proposer un travail d’écrit nous paraît répondre à ce caractère définitif, « marqué » « inscrit » dans le corps du texte, comme peut l’être la marque inscrite dans le corps du novice. Et les premières séances de travail de cet atelier d’écriture mis en place avec des groupes en formation à l’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) dans le cadre du cours de « formation générale » pour les futur-e-s professeur-e-s des écoles mettent à jour des réactions qui semblent corroborer cette hypothèse.

16 C’est surtout le deuxième atelier, où l’écriture d’un texte sur le souvenir d’école est proposée, qui provoque des réactions très virulentes de la part des participants3. Trois personnes du groupe commencent par dire qu’elles n’écriront pas : « c’est trop dur », « on n’a pas forcément envie de se souvenir ». Une personne particulièrement agressive du groupe dit : « je ne veux pas laisser de trace », pourtant il n’y a aucune obligation à écrire ni à lire son texte, encore moins bien sûr à nous le confier pour notre recherche. De la même façon, une grande partie des personnes ne lit pas son texte mais le raconte. Cette « oralisation » du texte nous apparaît également comme une tentative d’échapper à ce travail d’engagement sur le choix des mots. À l’oral, on peut ne pas choisir les mots, en donner plusieurs, exprimer les choses plus approximativement.

17 Par ces réflexions et résistances nous entendons que l’écriture est une véritable épreuve, qui laisse des traces, qu’il y a bien quelque chose de définitif dans cette expérience, pas seulement inscrit dans l’espace de la feuille et le temps de la formation mais aussi, comme nous l’avons évoqué précédemment, dans la possibilité d’une dynamique psychique pour le sujet, apparemment coûteuse, éprouvante, comme peut l’être l’épreuve du rite de passage.

18 Dans cette difficulté à « passer à l’écrit » (comme il nous sera dit lors des entretiens cliniques de recherche), nous percevons également la peur « de rater l’instant qui nécessite un changement de cap avant d’arriver au point de non retour » (Bauman, 2006 : 7). En effet, comme le souligne cet auteur, dans cette « vie liquide » (ibid.) nous sommes incités à rester à ce point de non retour où il est toujours possible de décommander, modifier, prendre la dernière option. Cette « liquidité » réduit, nous semble‑t‑il, notre faculté à faire des choix, à nous engager dans une certaine fixité. C’est justement ce qui nous paraît intéressant dans ce travail d’écriture, et qui en fait une difficulté particulière dans le monde d’aujourd’hui, d’avoir à choisir parmi des mots, parmi des souvenirs, parmi des événements.

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19 Cette formalisation par l’écrit de souvenirs d’événements nous permet, nous semble-t- il, de prendre conscience de la façon dont ils ont fait sens pour nous. Contrairement à la scarification ou au tatouage où le même type de marque, porté sur la même partie du corps, prend un même sens pour tous, il s’agit dans cet atelier d’écriture, autour de thèmes propres à la profession d’élaborer chacun sa « marque » spécifique et de comprendre quel sens en est resté. Ce thème du marquage apparaît dans les textes de façon évidente, sous les expressions « un moment marquant », « ça m’a marqué », « ils m’ont tous marqué », « qui m’a le plus marqué », « et c’est resté », utilisées de nombreuses fois. Cette question du sens dans la marque nous est apparue à la lecture de textes proposant une analyse de l’efficacité symbolique. David Lebreton (1991) complète ainsi la description de la cure chamanique chez les indiens Cunas analysée par Claude Lévi‑Strauss (op. cit.) : « Le chaman assigne une forme et un sens là où se déployait auparavant un chaos de sensations brutes et absurdes. Et la mise en ordre qu’il opère, en attribuant à ce désordre une signification admise par la communauté et la malade restitue cette dernière à l’ordre humanisé de la nature. […] Ce dernier (le chaman) comble une déchirure dans le tissu du sens » (Lebreton, op. cit. : 102). Il nous semble, effectivement, que l’efficacité symbolique aurait quelque chose à voir avec le recouvrement d’un sens, donné par la communauté dans les sociétés premières ou construit par l’individu dans les sociétés modernes. Le travail que nous proposons en formation d’enseignant/tes s’apparente à cette recherche d’un sens à construire en élaborant son « mythe individuel », formule donnée par Claude Lévi‑Strauss (op. cit. : 228). Ce travail d’écrit de ce que l’on pourrait appeler son « mythe individuel et professionnel » à partir de trois moments-clefs pourrait ainsi s’apparenter à un rite de passage dont l’efficacité symbolique résiderait dans l’élaboration d’un sens subjectif participant à la construction de l’identité professionnelle des futur‑e‑s enseignant-e-s. De plus, ce sens est à la fois posé à un moment donné et susceptible d’évoluer (un texte peut être repris). Contrairement à la scarification où la marque, définitive, reste « collée » à la peau, devenant partie prenante du sujet, l’écriture permet au contraire de « décoller » l’événement, de le distancier, une fois posé sur le papier. Elle permet ainsi un jeu de permanence et de changement qui nous semble précieux dans nos sociétés contemporaines (Aulagnier, 1986).

20 À terme, et si les conditions institutionnelles le permettent (ce qui, en l’état actuel de la formation des enseignants est loin d’être acquis), il nous semble qu’un tel travail pourrait se prolonger par une réflexion sur l’ensemble des rituels en formation, en commençant par les premiers, ceux qui touchent les jeunes enfants à leur arrivée en maternelle et auxquelles les futurs enseignants et enseignantes sont souvent assez sensibles. Tous ces moments où les enfants viennent, à tour de rôle, choisir les étiquettes qui permettront d’afficher la date du jour, accrochent où vont chercher leurs affaires à « leur » porte‑manteau, se rassemblent autour d’une comptine familière ou chantent celle choisie par l’un d’entre eux dont « c’est le tour », fêtent un anniversaire, s’affairent pour l’une des fêtes qui rythment l’année (Noël, fête des mères, fête des pères, etc.) constituent autant de garanties qu’une place existe pour chacun et chacune, et que chacun‑e va pouvoir et devoir s’insérer dans le collectif. Cela peut être par exemple à ce moment-là qu’un enfant mutique se mettra à parler, pour dire « sa » date ou le titre de « sa » chanson, dans ce subtil équilibre entre la protection symbolique qu’offre l’évidence de la répétition et la singularité du choix autorisé. Il prouvera ainsi aux yeux de tou-te-s son appartenance à la « société des humains ».

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21 Si les traditions à l’œuvre dans les écoles font que, généralement, ces rituels sont relativement présents, il nous semble qu’une réflexion à leur propos, reliée au parcours de formation de l’étudiant lui‑même, pourrait permettre de ne pas les voir uniquement comme des astuces commodes pour canaliser l’énergie débordante des tout-petits mais bien comme des éléments essentiels de leur construction identitaire, à poursuivre tout au long de leur scolarité. Les liens pourraient alors être faits avec certaines pédagogies, notamment la pédagogie Freinet et son développement sous forme de pédagogie dite « institutionnelle » et leurs dispositifs les plus ritualisés : « métier » demandé par l’élève et attribué par le conseil, « conseil » lui‑même (instance de décision du groupe), « quoi d’neuf » (espace d’expression libre sur le contenu mais soumis à certaines règles de prise de parole), ceintures de couleur définissant les droits et devoirs de chacun‑e, etc. (voir par exemple Vasquez & Oury, 2000 ; Imbert, 1994 ou Amram & d’Ortholi, 2001).

En master 2 : élaboration autour du rapport au savoir

22 En deuxième année de master, avec des étudiant-e-s qui se destinent à animer des groupes d’analyse de pratique ou à accompagner des équipes dans le champ de l’enseignement, de la santé ou du travail social, le travail se fait sous forme d’une articulation entre théorisation et élaboration personnelle. C’est dans le cadre d’un séminaire « clinique du rapport au savoir » qu’ils et elles sont incité‑e‑s à réfléchir sur leur propre rapport au savoir, en lien avec la façon dont ils et elles ont appris à trouver leur place dans le monde. Pour nous, en effet, la thématique du rapport au savoir rejoint la question fondamentale qui se pose à l’espèce humaine lorsqu’elle doit amener ses enfants à faire face, psychiquement et concrètement, aux difficultés du monde extérieur : savoir, c’est avant tout savoir faire avec le monde, et se situer par rapport au savoir c’est se situer quant aux modalités possibles pour y prendre place. Cette question de l’insertion dans le monde est parfois évoquée sous le terme de « socialisation », évoquant l’idée que l’insertion est avant tout sociale, mais nous proposons plutôt celui « d’anthropologisation » (Hatchuel, 2010), en nous appuyant pour ce faire à la fois sur certains travaux anthropologiques et sur la théorisation de la psychanalyste Piera Aulagnier (1975, 1986). L’anthropologie nous aide en effet à penser qu’avant même l’insertion dans une société donnée (processus de socialisation) les sujets ont sans doute à mettre en place un « devenir humain », une capacité à se soutenir en tant que « je ». Une de nos hypothèses serait que, dans une société traditionnelle, socialisation et anthropologisation iraient de pair, alors que dans une société « liquide » (Bauman, op. cit.) où la socialisation ne peut plus se faire de façon aussi simple, il y aurait à gagner à comprendre la façon dont les processus d’« anthropologisation » peuvent se mettre en place.

23 Il nous semble que ceux‑ci ont essentiellement à voir avec la façon dont chacun‑e va pouvoir faire face au doute et à l’incertitude, sachant que nous disposons pour ce faire d’un certain nombre d’« outils » construits par nos prédécesseurs, dont bien entendu le savoir. C’est là sans doute que notre réflexion initiale sur le rapport au savoir, centrée sur les enjeux psychiques et émotionnels de celui-ci (Hatchuel, 2007), a le plus gagné à s’ouvrir à l’anthropologie : des travaux comme ceux de Jeanne Favret-Saada (1977) ou de Christian Geffray (1990, 2001) nous ont en effet permis de mieux saisir le statut d’un savoir dans une société donnée. Lorsqu’il est clair que le savoir est là pour construire

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du sens, il est tout aussi clair que ce sens est avant tout le résultat d’un accord partagé. Mais lorsque, comme le souligne par exemple Jacqueline Barus-Michel (2004), les savoirs valorisés dans une société ne sont plus des mises en sens mais des lois, leur statut change : ils deviennent vrais, et nous apprenons que seuls ceux‑là sont valides, balayant ainsi quelques millénaires de travail humain pour parvenir à penser le monde. Il ne s’agit alors plus de raconter des histoires qui aident à vivre mais d’acquérir des certitudes intangibles. Nous faisons alors l’hypothèse que celles-ci viendraient prendre la place des structures sociales affaiblies comme étayage du psychisme. Sauf que le savoir étant partie prenante du psychisme, cela revient à demander au psychisme de s’auto‑étayer. Comme le souligne Christine Delory‑Momberger (2009), le sujet est sommé de s’instituer et, ajouterions-nous, de se prouver lui-même. Là où les rituels lui permettent de mener tout un chemin intérieur dont seul le résultat sera affiché socialement (Hatchuel, 2010), leur absence ou leur affaiblissement confronte à une obligation de prouver à chaque instant son adéquation aux normes en vigueur, ne laissant plus aucun écart entre ce qui est affiché et ce qui est vécu. Certains travaux anthropologiques, tels ceux de Christian Geffray (op. cit.) montrent ainsi remarquablement bien comment, dans les sociétés qu’il étudie, les certitudes ne sont pas de l’ordre du savoir mais du comportement : nul besoin de savoir si les waïtéri, les « valeureux guerriers » yanomami craignent ou non la mort (d’ailleurs chacun sait bien qu’en réalité ils la craignent), l’essentiel étant qu’ils se comportent comme s’ils ne la craignaient pas ; peu importe que le nihimo des Makhuwa ne soit qu’un nom, pourvu qu’il définisse votre comportement et celui des autres à votre égard. Finalement on peut interpréter les rituels de passage comme une garantie que se donne une société que, quelles que soient les affres qu’il traverse, le sujet finira par se comporter conformément à son nouveau statut, et il nous semble qu’une place est ainsi laissée à l’intériorité du sujet, les certitudes étant en quelques sortes portées par les structures sociales. Une longue réflexion sur les différents types de savoirs dans différentes sociétés nous conduit ainsi à opposer fiction de soi et démonstration de soi (Hatchuel, 2009) que nous relions à cette « passion évaluatrice » (Nouvelle revue de psychosociologie, 2009) si pesante dans notre société.

24 Cette distinction s’avère assez opérante pour permettre aux sujets en formation de délier les fils un peu trop noués de la démonstration qu’ils devraient faire d’eux- mêmes, et de les retisser en reprenant une position d’auteur dans le récit de leur fiction d’eux‑mêmes, étant entendu que c’est bien le propre des fictions que de se réécrire ou tout au moins d’être susceptibles d’être entendues différemment chaque fois que le récit en est repris. Les récits de vie élaboratifs, centrés sur leur rapport au savoir et étayés par plusieurs textes théoriques sur la question et par une élaboration groupale, que nous demandons comme validation à nos étudiants et étudiantes de master 2 sont ainsi de précieux outils pour l’évolution de leur posture professionnelle.

25 En nous rappelant que d’autres sociétés, avant nous et ailleurs, ont privilégié la forme du mythe pour aider leurs membres à donner un sens à leur vie, avec son lot d’injustice et de souffrance, l’anthropologie resitue dans une dimension plus vaste le travail d’élaboration psychique que la démarche clinique d’orientation psychanalytique nous a appris à mener : non pas la thérapie individuelle d’un sujet « malade » et « anormal » comme on considère parfois la psychanalyse, mais bien l’incessant travail de construction du sens qu’exige la condition humaine. C’est pourquoi elle nous apparaît comme irremplaçable dans la formation aux métiers du lien et du soin.

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NOTES

1. L’expression est empruntée au titre d’un dossier de la revue Topique (2006). 2. Lola Ostier, validation de l’EC « anthropologie et éducation », master 1 de sciences de l’éducation, parcours « formation à l’intervention et à l’analyse de pratiques », université Paris Ouest Nanterre La Défense, session de juin 2010. 3. Le dispositif propose un travail d’écriture en trois temps : le premier écrit porte sur le parcours de l’étudiant‑e avant d’arriver à l’IUFM, le deuxième sur un souvenir d’école, le troisième sur un moment où l’étudiant‑e s’est vraiment « senti‑e enseignant‑e ». Chaque temps d’écriture (proposé mais non obligatoire) peut ensuite être suivi d’une lecture à voix haute du texte qui devient ainsi partagé avec le groupe. Sont ensuite menés des entretiens cliniques de recherche avec les étudiant-e-s qui le souhaitent, visant à tenter de saisir les dynamiques psychiques à l’œuvre. L’ensemble constitue le support de la recherche doctorale de Maryline Nogueira‑Fasse.

RÉSUMÉS

L’article se propose de montrer de quelle façon l’ouverture à l’anthropologie peut constituer un outil pertinent dans un cursus de sciences de l’éducation et pour la formation des enseignants et enseignantes et, au-delà, de tous les métiers dits « du lien ». Les deux auteures, enseignante- chercheuse en sciences de l’éducation et formatrice d’enseignant-e-s, inscrivent leurs travaux dans une démarche clinique d’orientation psychanalytique attachée à la compréhension de la singularité des psychismes. Dans ce cadre, une ouverture à l’anthropologie permet de prendre en compte les grandes questions humaines auxquelles les sujets doivent se confronter et de repérer

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les étayages que les différentes sociétés peuvent leur apporter. En ce sens, elle constitue un précieux outil de professionnalisation en aidant les étudiant-e-s à mettre en perspective leurs propres pratiques avec, d’une part leur histoire personnelle, d’autre part de grandes thématiques humaines telles que la transmission, les rituels, le don et le contre-don, la filiation et l’affiliation, etc. L’idée que certaines fonctions doivent être assurées dans toute société aide à repérer en quoi certains métiers répondent à des questions qui peuvent être, le cas échéant, régulées différemment. Des exemples sont donnés de dispositifs formatifs mis en place aux différents niveaux d’un cursus de sciences de l’éducation ou en formation initiale d’enseignants et d’enseignantes, où l’accent est mis sur l’écriture comme modalité formative, en tant qu’elle répond à certaines exigences des rites de passage (franchissement de seuils, élaboration de l’expérience, dimension de marquage, etc.).

This article shows how an openness to anthropology can be a relevant tool in an education sciences curriculum and in teacher training, and, beyond that, all the so-called « social » professions. The two authors, a university lecturer in the education sciences and a teacher trainer, situate their work in a psychoanalytically-oriented clinical approach concerned with understanding the psyche’s singularity. In this framework, an openness to anthropology makes it possible to take into account the major human issues which subjects must confront and to identify the underpinnings that different societies can bring to them. In this sense, it constitutes a valuable tool in the professionalization of students by helping them to compare their own practices with, on the one hand, their personal history, and, on the other, major human themes such as transmission, rituals, gifts and counter-gifts, filiation and affiliation, etc. The idea that certain functions must be assured in every society helps to identify how certain professions respond to questions which can, if the need arises, be regulated differently. Examples are given of training devices used at different levels of an education sciences curriculum or in initial teacher training, where the emphasis is placed on writing as a mode of training, in as much as it responds to certain requirements of rites of passage (the crossing of thresholds, the elaboration of experience, the dimension of marking, etc.)

INDEX

Mots-clés : anthropologie, sciences de l’éducation, démarche clinique d’orientation psychanalytique, rituels Keywords : anthropology, education sciences, psychoanalytically-oriented clinical approach, rituals

AUTEURS

FRANÇOISE HATCHUEL Centre de Recherches en Education et Formation, Université Paris Ouest Nanterre La Défense – 92100 [email protected]

MARYLINE NOGUEIRA-FASSE Centre de Recherches en Education et Formation, Université Paris Ouest Nanterre La Défense – 92100 [email protected]

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À propos de la formation en anthropologie des professionnels du soin psychique

Olivier Douville et Pascale Absi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Entretien avec Olivier Douville réalisé par Pascale Absi.

Pascale Absi – L’objet de notre entretien est de brosser un état des lieux de l’enseignement de l’anthropologie – de quelle anthropologie ? – dans la formation des psychologues et autres professionnels rapidement désignés par le terme de « psy ». Olivier Douville – L’enseignement de l’anthropologie, en tant que discipline à part entière, reste marginal dans les facultés de psychologie et il dépend en bonne part de l’engagement individuel de l’enseignant envers cette discipline. Tel est le premier constat, lapidaire, exact et désolant. Il faut encore souligner que de telles références à l’anthropologie sont le plus souvent approximatives parce qu’on enseigne très peu ce qu’il est convenu d’appeler l’anthropologie clinique – soit une anthropologie qui se penche sur les nouvelles logiques de subjectivation résultant des modifications des rapports sociaux – et, quand on enseigne quelque chose qui pourrait évoquer d’assez loin je trouve l’anthropologie, on appelle ça l’interculturel. Je déplore également la réduction de l’anthropologie clinique à une anthropologie « médicale ». Car si cette dernière se cantonne à être descriptive des techniques de soin comme peuvent l’être les abords proposés par l’ethnomédecine, alors elle risque de faire l’impasse sur le fait que tout modèle de la santé exprime une idéologie sur ce qu’est l’anthropos, et que cette idéologie est le plus souvent masquée sous des impératifs du « bienêtre » ou de la « bonne santé » présentés comme allant de soi. De sorte qu’il est souvent demandé à l’anthropologie de fournir au clinicien des supposées clefs pour comprendre les dites représentations du soin, de la maladie et de la relation soignant/soigné propre, prétend-on, à telle ou telle aire ethnique. Cette tentation de l’exotisme qui fait du

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psychisme le doublon de la « culture » explique pourquoi on recense dans nos facultés de psychologie plus d’enseignements en psychologie interculturelle qu’en anthropologie. Ce domaine un peu spongieux de l’interculturel est sans doute la porte d’entrée, mais en même temps de sortie, la plus nette de l’anthropologie dans les études en psychologie.

P.A. – Veux-tu préciser ce que tu entends par psychologie interculturelle ? O.D. – La psychologie interculturelle est une discipline comparative jouant sur des questions de différences culturelles, jamais rigoureusement de clinique, et posant les sujets comme des reflets de leur culture. Généralement, la psychologie interculturelle a son pré carré plutôt du côté de l’éducation, c’est-à-dire des modes d’éducation de l’enfant, etc., même si la formation à la psychologie interculturelle se veut généraliste portant aussi sur la cognition, voire la psychopathologie – cette dernière réduite à des modèles d’inconduite ou des désordres ethniques. Si ce genre d’enseignement permet d’adoucir, et même de subvertir, les canons les plus étroits du cognitivisme, faisant de la culture un « filtre », il n’en reste pas moins qu’il court sans cesse le risque de positiver et de réduire à des essences des ensembles culturels désignés artificiellement comme clos ; la notion de personnalité culturelle sature ce genre d’approche. Les recherches voulues par Camillieri et portant sur les contacts entre les cultures sont souvent restées inabouties. Je considère que la fascination ou, disons-le plus sobrement, le très vif intérêt que portent nombre de mes collèges aux documents ethnographiques textuels ou filmés traduit une orientation humaniste : se pencher sur l’alter, celui qui est posé comme autre de moi. Je ne doute point que cela ouvre l’esprit de nos jeunes étudiants, en répondant à leur heureuse curiosité pour les cultures humaines. Il se trouve simplement, qu’ici comme ailleurs, cet éloge de la diversité une fois qu’il se conjoint à la tentation de l’exotisme, éloigne radicalement le jeune praticien et le jeune chercheur de toute interrogation portant sur les effets subjectifs des processus contemporains d’imposition et de conflictualisation des rapports sociaux, économiques. La personne est fondée en tant que produit de sa culture et n’est pas appréhendée comme sujet pris dans les mouvements de l’histoire et les globalisations contemporaines. Aussi, le mode de fabrication des altérités ne peut-il être abordé de façon critique tant ce champ problématique est exactement l’autre scène exclue le plus souvent de la psychologie interculturelle. Inutile de préciser que faute de tenter des analyses rigoureuses de l’institution (comme peuvent y réussir les élèves et disciples d’Eugène Enriquez), l’approche interculturelle standard se cantonnera à une critique des institutions de santé et de soin, trop ethnocentrées (ce qui peut être exact). Avec une ethnopsychiatrie expéditive, elle ira les diabolisant et cherchera à poser dans un ailleurs souvent utopique des consultations spécifiques pour migrants, au risque de créer des ghettos. Il conviendrait tout de même de se demander si, à elle seule, la notion de différence culturelle rend compte des difficultés d’accès aux soins des populations en immigration. Il faudrait procéder à une grande mise au point de nos héritages institutionnels et théoriques. Il me revient ici une anecdote. L’on me fit il y a peu reproche, lors d’un colloque consacré à Devereux, d’avoir critiqué la notion d’« inconscient ethnique » qu’il énonça. Qui, aujourd’hui, irait sérieusement méconnaître l’aspect tout réducteur, pour ne pas dire réactionnaire, d’une lecture des conflits qu’un sujet traverserait en termes strictement ethniques ?

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P.A. – Cette approche culturaliste des processus psychiques n’a pas toujours concerné que les populations migrantes… O.D. – Encore récemment il est soutenu d’étendre cette approche interculturelle de la diversité à l’examen de la situation des grands exclus, des SDF, des jeunes errants... Avec ce pathos qu’il faut entrer dans l’intérieur des dites « sous-cultures » pour les comprendre à la façon d’un ethnologue de l’âge d’or déboulant dans son terrain si lointain, si autre, et cela sans réfléchir le moins du monde sur les logiques de productions sociales et économiques de telles conditions humaines, conditions réifiées en tant que « groupe » ou « communauté » en fonction de critères peu ou jamais interrogés tant ils semblent saturés d’évidence naturelle. Le tout amenant une psychologisation et/ou une ethnicisation outrancière du social. J’ai entendu ce même genre de fadaises « ethnopsy » au sujet des adolescents en grande détresse sociale, errant dans la rue. On parle très aisément dans les pathos socio‑humanitaires de « culture des enfants des rues » comme si ces mineurs en danger formaient un groupe culturel ou ethnique consistant. Dire qu’il y a dans toute situation de marginalisation une fabrique commune de représentations et de valeurs (lesquelles sont loin d’être toutes si distinctes de celles de la majorité) est un truisme, prétendre alors qu’en raison de cela, les exclus, les migrants, les SDF, les Roms, bref les marginaux, ne sont que des communautés culturelles est une sottise. Le problème est que cette sottise monumentale correspond trop bien à la demande d’ethnicisation des lectures des rapports sociaux. Elle favorise l’intervention, comme médiateurs, de psychologues supposés « experts en ethnie », trop prompts à oublier Marx ou Gramsci, trop enclins à mépriser Freud, trop ignorants des travaux d’Althabe ou d’Augé. Comment alors, en ayant chaussé les lunettes de la « diversité », pouvoir comprendre l’interaction entre les superstructures (au sens de Gramsci) qu’est la culture surmoderne et l’apparition de nouveaux symptômes et de nouvelles pathologies accentuant le lien à l’objet, affectant le corps réel et perturbant gravement les dispositifs symboliques de transmission des héritages culturels et des dettes ? Aussi a-t-on vu fleurir l’idée, lors de la révolte de certaines banlieues, qu’elles étaient dues au fait que les « mécanismes de défense » offerts par la « culture française » étaient non mis en place ou déniés par les jeunes vivant dans ces cités ! Outre que la confusion de termes propres au registre métapsychologique est du plus grand loufoque (« non mise en place » n’est en rien équivalent à « déni »), on blêmit devant une telle psychologisation de la vie sociale.

P.A. – Comment cela se traduit-il dans la pratique des étudiants en psychologie ? O.D. – Il y a pléthore de mémoires de DEA– master 2 maintenant – ou de thèses qui parlent de différence culturelle et qui prennent comme figures emblématiques des chimères : l’enfant entre deux cultures, la deuxième génération (alors que les immigrations sont plus anciennes que cela) en réduisant très souvent les conflits de chacun à des heurts de culture. On tombe alors sous une aporie, à savoir que si le sujet reste traditionnel, il est foutu pour le monde moderne, et s’il s’est « modernisé » entre guillemets, il a perdu ses racines, il est dans une fausse identité… Ce n’est pas que je récuse complètement l’intérêt des recherches interculturelles, mais enfin, là où elles sont le plus probantes, c’est vraiment là où elles se réduisent vraiment à une tête d’épingle, par exemple quand elles coïncident avec l’anthropologie cognitive.

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P.A. – Qu’en est-il des référents anthropologiques, et plus généralement des modes de construction de l’altérité, dans la formation des psychiatres ? O.D. – Je commencerai par distinguer deux paliers. Celui que je nommerai l’anthropos sousjacent à une psychiatrie récente et dominante, totalement en rupture avec la culture psychanalytique, celui ensuite du « culturalisme » qui y fait retour. La psychiatrie, nous le savons avec Foucault en dépit des outrances et des inexactitudes foisonnantes dont ruisselle sa fameuse thèse sur l’Histoire de la folie à l’âge classique, est un savoir et un pouvoir. L’histoire récente de la psychiatrie, celle des mouvements de « désaliénisation » avec Bonnafé, Tosquelles, Daumézon, Follin, Ayme, est une histoire qui relie ensemble un acte psychiatrique et soignant, un acte poétique (réhabilitant sur les brisées du surréalisme le rapport qu’entretient la psychose avec la vérité et la folie) et un acte politique (ne plus exclure la folie de la cité pour la soigner). C’est pour ça qu’à la limite, si la psychose est un objet de la médecine, la folie est un objet d’anthropologie. Cette psychiatrie responsable et progressiste, qui a souvent été le fait de chrétiens de gauche et de communistes, n’avait pas que le discours médical comme unique référent. Aujourd’hui la régression est brutale et la criminalisation de la folie est à l’ordre du jour. Les nouvelles techniques de soin qui ne voient dans le délire que faute cognitive, sont extrêmement répressives dès lors qu’elles confondent soin et réadaptation impersonnelle aux normes sociales. De même, le pseudo-savoir sur quoi elles prennent appui est un véritable manifeste en faveur d’un sujet moderne enfin rincé de ses angoisses, dédouané de ses conflits inconscients, défini par sa docilité à exécuter une batterie de comportements standardisés. La psychiatrie est ainsi réduite à une psychologie cognitive offensive et offensante. Face à une telle régression arrogante, il serait urgent de reconsidérer ce que l’anthropologie et la psychanalyse ont à dire du bouleversement éthique de notre culture contemporaine qui promeut cet homme moderne débarrassé de sa division, de ses conflits et de ses angoisses. La psychiatrie « moderne » armée du DSM et de la chimiothérapie répressive annone des terminologies nouvelles qui réunissent des catégories aussi inconsistantes que « sujets limites », « personnalités borderlines », « troubles psychosomatiques », dans le vocabulaire ambiant d’une psychopathologie renouvelée à grands bruits. Ce n’est pas seulement le signe d’une perte de culture et de référentiel clinique en psychopathologie. Cette novlangue en vogue dépeint, en même temps qu’elle la surdétermine, une réalité subjective nouvelle centrée autour des mises en jeu et en risque des corps. La visée de cette psychiatrie qui se croit nouvelle est de renouer avec la tentation de naturaliser le sujet humain, ce qui conduit à faire de la douleur d’exister une chose évaluable par n’importe quel ordinateur. Cette clinique fait chaque fois moins de place au dialogue, est de plus en plus indifférente aux manifestations complexes et parfois ambiguës de la souffrance psychique, et ne peut de ce fait que se cramponner aux protocoles et aux traitements des conséquences et non des causes, avec des invocations à la génétique qui sont une marotte mortifiante. La disparition du sujet souffrant va de pair avec la disparition du clinicien. La dimension du transfert et ce qu’elle offre comme espace de liberté et de rigueur au déchiffrage du symptôme est mise hors jeu. Ce qui a aussi comme effet une perte terrifiante de la langue clinique, celle qui dit la complexité de la vie psychique. Le DSM parle comme tout le monde, non parce qu’il est a-théorique ou plus en phase avec le réel, mais bien parce qu’il est saturé d’un imaginaire social conventionnel, qu’il est infecté par l’imaginaire de la norme et du bon sens. De nos

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jours, la psychiatrie s’est remédicalisée mais elle le fait, paradoxalement, en se réduisant à une psychologie comportementale et rééducative. Ce qui permet effectivement un accroissement des mesures de contention justifiées par tout scientisme de la mesure. Mais l’approche humaniste, c’està-dire qui fait confiance à la parole du patient, n’est plus dominante et il est évident que les mesures répressives augmentent. Il y a une idéologie qui n’est pas construite, qui est comme ça épidermique de criminalisation du malade mental. Le fou est dangereux : il faut protéger la société du fou. Voilà le nouveau credo. Alors que je pense qu’il faut plutôt protéger le fou de la société.

P.A. – N’y a-t-il plus de place pour une autre conception de la psychiatrie ? O.D. – De fait, il y a des luttes en psychiatrie. Il y a une ancienne génération de psychiatres qui reste très militante et dont une des convictions est que la psychiatrie, c’est à la fois de la médecine et pas de la médecine. Ce n’est pas que de la médecine dans la mesure où c’est une opération politique, c’est un engagement politique, un acte utopique, qui fait de la folie non pas une maladie mais une condition anthropologique du sujet parlant. Cette conviction est liée à des engagements politiques dont ils sont les héritiers, ou les acteurs, la psychothérapie institutionnelle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et aussi l’attitude de certains psychiatres qui n’ont pas collaboré au moment de la guerre d’Algérie. La psychanalyse a renforcé cette détermination et là ce fut grandement l’influence de Lacan qui ne se trompait pas lorsqu’il disait qu’il parlait d’abord aux psychiatres. Toutefois, on dirait que le plus gros bataillon des psychiatres est composé de médecins chefs de service qui n’ont pas de ligne et veulent, comme dans un bouquet garni, rendre conciliable ce qui ne l’est pas, soit les thérapies de l’esprit (ou psychodynamiques comme la psychanalyse et la phénoménologie) qui se fondent sur la dimension de la singularité, et le dressage rééducatif comportementaliste qui, le plus souvent, ne voit en la folie qu’un handicap. Ça donne par exemple le fait qu’une salle, qui est une salle de réunion, va devenir une salle d’informatique où l’on va apprendre au patient réputé schizophrène (et après l’avoir persuadé qu’il est schizophrène) à raisonner sur les modèles d’intelligence artificielle dans des relations machiniques et désaffectées au message de l’autre. C’est dire que cette idéologie comportementaliste, qu’il ne faut quand même pas présenter comme ayant aplati tous les esprits, est d’une brutalité insupportable. Mais en même temps, il y a beaucoup de jeunes esprits qui comprennent que ce n’est pas comme ça qu’on peut aborder un patient en psychiatrie, que ce n’est pas comme ça que l’on peut s’aborder soi-même, que ça ne va pas. À ce moment-là, les jeunes médecins, les psychologues aussi, sont dans une demande de formation à la psychanalyse ou à la phénoménologie. Mais certaines écoles de psychanalyse ont du mal à entendre, de sorte que cette demande de formation peut se faire au sein des universités et des hôpitaux.

P.A. – Cet individu normé par cette forme de psychiatrie que tu dénonces évacue-t-il la question de l’altérité culturelle ? O.D. – La globalisation du DSM ne tend manifestement pas à l’uniformisation, elle fabrique de la stigmatisation. L’autre réduit au spécimen exotique y conserve un droit de cité, et ce, en raison de son exotisme même. Les nouvelles classifications en psychiatrie peuvent être spécifiées en fonction de critères culturalistes décoratifs, centrés – qui s’en étonnerait ? – sur l’expression dite « culturelle » de l’angoisse ou de

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la dépression. La culture c’est le cadre qui codifie, le sujet y est comme automatiquement produit. Imaginaire de l’identité là encore. Ces classifications internationales admettent donc des additifs concernant telle ou telle prétendue minorité, laquelle, dans un mouvement de lobbying peut être friande de s’approprier ce genre de traits identitaires surcodés et identifiants. Rien ne pouvant se dire, ni même s’entrevoir du collectif au singulier. L’argument ethnographique fonctionne et de plus en plus vite. Il sert de parade et de caution aux rédacteurs de la 4e édition du DSM qui estiment que le DSM doit héberger un inventaire des diagnostics susceptibles d’être le plus en lien avec des facteurs ethniques. Ce mouvement est préoccupant pour la psychiatrie en tant que pratique et en tant qu’épistémè. Donnant le feu vert à la psychiatrie pour prendre sous sa coupe des catégories de populations issues du champ social, il est clair que cet abus de pouvoir se paye d’une inconsistance de la tenue philosophique et épistémologique de la discipline. En effet, si les catégories des populations déviantes deviennent des catégories de populations souffrantes, alors elles risquent de trouver leur correspondance dans ces classifications qui s’ouvrent à tous les vents du sociologisme et du culturalisme, tout en gardant un décorum scientiste de vitrine.

P.A. – Qui fait fi des enseignements de Foucault sur la construction des normes... O.D. – Oui, mais de Foucault on n’en parle pas ou si peu dans les facs de psychologie. Christian Hoffmann essaie d’en parler. Alors que je vois que dans d’autres pays, comme le Brésil, Foucault est très connu, très utilisé, par les psychologues, psychanalystes, par les universitaires. Je pense là aux travaux de Joël Birman qui amène un questionnement sur la fabrication sociale des normes très important. En France, dans les facs de psychologie ou de médecine, il y a souvent une impasse là- dessus. Aujourd’hui, le discours dominant réduit la raison à la norme, et il y a peu de place laissée à l’université pour situer la façon dont les institutions de savoir et de pouvoir ont prise sur les subjectivités. Je pense qu’on n’est jamais assez instruit sur les cultures, mais une culture ne fonctionne pas comme une subjectivité.

P.A. – Ni comme une transcendance... O.D. – Revenons puisque tu m’y invites au statut transcendantal de la culture. C’est quelque chose que nous subissons dans notre idéologie psy de façon absolument extravagante, en particulier depuis que, et avec le succès qu’on connaît, l’ethnopsychanalyse ou l’ethnopsychiatrie – les deux termes restent quand même assez confondus – s’est transformée en psychologie ethnique. Je pense qu’il ne suffit pas de dire qu’il y a un dévoiement et une simplification extrêmement outrancière de la pensée complexe de Devereux. Si ça a marché, c’est parce qu’il y a une demande sociale, une demande institutionnelle de privilégier une lecture en termes de rapports culturels ou ethniques à une lecture en termes de rapports économiques. C’està-dire que la responsabilité est portée sur l’individu comme représentant de la culture, et non pas sur le mode de statuation ou de catégorisation par l’État des différences…

P.A. – À ces occultations et ces dérives, tu opposais la possibilité d’une anthropologie clinique… O.D. – Oui, enfin, je l’oppose… Je pense que c’est autre chose. Disons que l’anthropologie clinique elle-même se divise en deux courants. Il y a un courant assez fondamentaliste qui enseigne le rapport de Freud à l’anthropologie, se prolongeant

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dans le meilleur des cas d’un exposé sur ce qu’a de fécond pour Lacan sa rencontre avec le structuralisme de Jakobson et celui de Lévi-Strauss. Il s’y enseigne les grands mythes anthropologiques de Freud (qui sont également politiques et sociologiques) et sont au nombre de quatre : 1) les grandes parties de Totem et Tabou qui montrent une analogie entre la vie psychique des névrosés et les institutions ; 2) un mythe sociologique de la foule, qui est une espèce de démarquage des théories de Le Bon ou de Durkheim et qui permet d’aborder la question du rapport entre le moi et l’idéal ; 3) un grand mythe archéologique qui, dans Vue d’ensemble des névroses de transfert, un texte de 1915, indique que la période de glaciation aurait créé chez chacun un souvenir d’un état de détresse originaire et, enfin, 4) le mythe du premier Moïse mis à mort et du second Moïse qui vient remplacer cette figure du Moïse mort dans L’homme Moïse et le monothéisme. Ça, ce sont les grands mythes freudiens qui sont enseignés.

P.A. – Et le deuxième courant ? O.D. – L’autre courant serait celui qui s’interrogerait sur la modernité, en travaillant et menant des recherches sur les montages subjectifs liés à l’économique, au marché, etc. Il reste à travailler sur les logiques de subjectivation dans la modernité. Mais ça, c’est très peu enseigné. Si je considère les anthropologues qui sont cités à la fac, ça s’arrête généralement à Lévi-Strauss. L’anthropologie y est peu enseignée dans son histoire, ses tensions, ses ruptures, ses filiations. On se fonde le plus souvent sur l’anthropologie interne aux textes de Freud, sur les débats avortés entre Lacan et LéviStrauss. Rares sont les étudiants de psychologie qui entrevoient que l’anthropologie a continué après le magister de Lévi-Strauss. Enfin, une sociologie approximative et sommaire souvent nostalgique d’un patriarcat obsolète imprègne certains courants freudiens ou lacaniens. Il est parfois malheureusement énoncé dans des institutions analytiques, sur un mode réactionnaire, que la modernité c’est la fin de l’ordre symbolique, c’est la fin du patriarcat, c’est la fin de l’instance du tiers, c’est le fin du sujet divisé. Tout cela étant, qui s’en étonnerait, beaucoup plus invoqué que prouvé. Et là, dans le monde analytique, dans la dite communauté analytique, il se joue des tensions à partir de ces thèses extrêmement nostalgiques d’un patriarcat et d’une idéalisation du père comme garant symbolique de l’ordre social.

P.A. – Dans ce contexte, quelle est la place de l’anthropologie dans les lieux de transmission de la psychanalyse ? O.D. – Concernant la place de l’anthropologie dans les cursus proposés par les écoles de psychanalyse, voire les associations de psychanalystes – je fais cette différence – c’est également assez restreint. Je peux néanmoins mentionner le travail conséquent que Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos assument à Espace analytique à propos d’une anthropologie psychanalytique, Marcel Drach anima dans ce même lieu – et avec quelle minutie ! – un commentaire éclairant sur le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Ailleurs, à l’Association lacanienne internationale, un cercle d’études sur l’Amérique latine – et particulièrement le Brésil – a vu le jour et de même un groupe de recherche antillais. Autrefois avec Michelle Cadoret, nous avons tenté d’assurer un séminaire d’échanges entre anthropologues et psychanalystes dans le cadre du défunt Collège de psychanalystes. Enfin, régulièrement, des psychanalystes ont tenté de travailler avec des anthropologues. Mais il n’est pas certain que ces échanges aient dépassé la monotonie d’une application de la psychanalyse à l’anthropologie ; j’évoque ici les compagnonnages de travail avec Maurice Godelier et

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Jacques Hassoun ou entre Bernard Jullierat et André Green. Il est encore à souligner l’intérêt ouvert pour les cliniques de l’exil dont font preuve des psychanalystes et des psychiatres réunis, à Strasbourg, autour de Bertrand Pritet dans l’association Paroles sans frontières. Inventeurs de dispositifs de consultations, ces cliniciens mis au travail par le regretté Lucien Israël réfléchissent avec inventivité aux questions pratiques et théoriques soulevées par la pratique de consultations avec des migrants. Il en va de même pour l’association Médiation interculturelle à Bordeaux, dont s’occupe la psychologue Aminata Ben Gelloune. Il me revient encore de mentionner deux associations pilotées par des psychanalystes et qui optent résolument pour des rencontres avec l’anthropologie, soit l’association Rencontre sur les processus de socialisation, avec Michelle Cadoret et Michel Audisio, et le Collège international Psychanalyse et anthropologie autour de Marie-Laure Dimon. Un tel catalogue n’est pas exhaustif. On citerait encore les noms de Fethi Benslama, Okba Natahi, Alice Cherki… et certains travaux pionniers dont ceux de Valabrega. On pourrait alors se dire que la situation est plutôt bien engagée, que ça dialogue enfin, et de plus en plus. Mais de fait, nous sommes bien loin de l’idéal de la formation voulu par Freud, lequel tenait à ce chaque psychanalyste soit très éclairé en anthropologie.

P.A. – D’où ton choix d’enseigner une certaine manière de penser la psychanalyse à l’université ? O.D. – Tout d’abord j’affirme que ce n’est pas la tâche de l’université de former des psychanalystes, c’est le boulot des associations de psychanalyse. La formation princeps du futur psychanalyste c’est la cure puis la supervision de sa pratique par un collègue un peu plus chevronné. Cela étant, on enseigne la psychanalyse à l’université. Et j’ai fait le choix de le faire mais dans certaines limites épistémologiques fondées en raison. Je suis ici tout à fait d’accord avec les positions de Jean-Jacques Rassial sur cette question. Je m’explique. La psychanalyse étant le nom d’une théorie portant sur la vie psychique, individuelle et collective, avec Freud, puis portant sur les logiques des subjectivations dans le lien social avec Lacan, ayant, enfin, été une discipline renouvelée à chaque fois que se produisait une nouvelle théorie des liens entre l’activité de l’enfant et l’expérience culturelle, la psychanalyse est sous cet aspect tout à fait susceptible et digne d’être enseignée dans quelque institution de savoir que ce soit. Son empan théorique est, de plus, tout à fait lié à l’anthropologie dès les premiers travaux psychanalytiques comme le montrent les références nombreuses de Freud à l’anthropologie dès 1900 que j’ai recensées dans ma Chronologie de la psychanalyse du temps de Freud, paru chez Dunod en 2009.

P.A. – Alors, comment construis-tu, en tant qu’intervenant dans un cursus de psychologie, ton enseignement de l’anthropologie ? O.D. – D’abord, je pense à un niveau de culture générale exigible de nos étudiants, c’est-à-dire qu’ils aient lu les textes anthropologiques de Freud, qu’ils aient lu les textes majeurs de l’anthropologie, Kroeber, Lévi-Strauss, Balandier, Althabe, Malinowski, et d’autres évidemment, au long de leur cursus. L’apport de l’anthropologie me semble être aujourd’hui de situer le rapport entre le politique, le lien social et des subjectivités autrement que par rapport à des mythes canoniques essoufflés tels le déclin du père ou que sais-je encore. C’est ça qui me semble important. Il ne s’agit pas d’empiler les connaissances mais bien de s’ouvrir à une lecture anthropologique critique de nos idéologies « psy », classificatrices, préventives et soignantes. Prendre au sérieux autrement qu’en s’avançant sous

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l’habit bouffon du spécialiste des troubles de l’humeur, la question de savoir pourquoi le champ de la psychopathologie est envahi systématiquement par les termes d’angoisse et de dépression. C’est intéressant. L’utilisation, par exemple, de l’a-théorique en psychiatrie est très cadrée par le besoin de normativité et de contrôle de la vie sexuelle et de la vie émotive, émotionnelle des sujets. Ce qui pour un psychanalyste est non seulement une grave violence mais aussi une bien coupable ineptie tant nous considérons que l’affect, toujours soumis au déplacement, n’est pas le représentant du sujet.

P.A. – Ton expérience universitaire montre qu’il n’est pas simple d’introduire une anthropologie des normes qui permet de déconstruire les a priori qui structurent les productions idéologiques, universitaires ou cliniques, des champs disciplinaires… O.D. – Avec mon collègue Jean-Baptiste Fotso-Djemo, nous avons mis en place, durant quatre ans à l’université Paris 10, un enseignement d’anthropologie clinique destiné au master professionnel qui regroupe les étudiants de psychologie en fin de parcours. Fotso-Djemo de son côté était très proche d’une lecture freudienne des institutions, toujours intéressante. Pour ma part, je parlais énormément des travaux d’Augé et d’Althabe, de Legendre, de ce que ça apportait, quelque chose d’un petit peu plus aiguisé du point de vue politique, et on se complétait au mieux. Soudain, par un simple courriel, on apprend que ce cours est supprimé par les cliniciens cognitivistes « maison ». Le cours avait du succès… donc c’était ennuyeux. Il s’exerça beaucoup de pression pour que les étudiants n’y aillent pas. Ils s’entendaient dire d’un ton bougon et sourcilleux : « Qu’est-ce que vous avez fait au cours de Douville et de Fotso ? » Je le sais de source sûre. Enfin, le cours était supprimé à partir du moment où j’y parlais des thérapies comportementales comme un des symptômes de la maladie de la subjectivité dans la modernité. Pourquoi amenais-je une telle thèse ? Je pense que toute technique thérapeutique suppose une anthropologie du sujet, une anthropologie savante décortiquant l’anthropologie naïve en vogue dans les diverses représentations du sujet victime, du sujet appareillé, du sujet à rééduquer, du sujet normativé. L’anthropologie analytique qui pose le sujet du manque me semble plus intéressante. Tout cela a été ressenti comme une déclaration de guerre par les potentats locaux qui supprimèrent cet enseignement. Le plus cocasse étant que des enseignants en psychopathologie choisirent à cette occasion de collaborer avec ces potentats. Nous réagîmes par une pétition rédigée par Fotso-Dejmo et moi, avec l’aide d’A. Sirota, qui recueillit non loin de 4 000 signatures du monde entier1, ce qui m’a aidé à conserver des enseignements optionnels où l’on entend encore parler de psychanalyse, dans ce monde timoré et obtus où l’on croit trop souvent qu’il suffit de vomir sur la psychanalyse pour être sérieux, ou d’insulter les mouvements d’orientation lacanienne pour être freudien.

P.A. – Où en sont maintenant tes enseignements ? O.D. – J’ai trouvé une sorte d’asile politique à Paris 7 où j’enseigne à nouveau l’anthropologie clinique dans un parcours professionnalisant dirigé par mes amis Paul-Laurent Assoun et Markos Zafiropoulos. Ce que j’enseigne est un travail plutôt épistémique sur les objets. C’est un travail des mythes freudiens : qu’est-ce que le rite ? Qu’est-ce que le mythe ? Et deuxièmement, qu’est-ce que l’on pourrait dire sur la production des normes ? C’est-à-dire l’anthropologie sous-jacente à la production des normes de santé. On peut partir de ce qui m’intéresse au niveau de l’anthropologie freudienne pour arriver à une déconstruction anthropologique des

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langues contemporaines en matière des sciences. Deuxième axe, c’est travailler sur les grandes notions : l’anthropologie, l’ethnologie, de parler aux étudiants de ce qu’apportait le structuralisme. Est-ce que c’est dépassé ? Est-ce que ce n’est pas dépassé ? Est-ce que le but de l’anthropologie, c’est qu’on ait une espèce de psychologie immanente des structures de l’esprit ou pas ? Ce sont des choses comme cela que je traite dans mon cours de master, avec beaucoup de déconstructions comme celle de l’ethnopsychiatrie. Dans mon cours optionnel, je fais réagir sur des textes. Du côté de la psychanalyse, il y a évidemment Totem et Tabou de Freud, et d’autres textes que j’amène. Aussi bien l’Essai sur le don de Mauss, que des écrits de Lévi-Strauss, que le travail de Leiris, celui d’Althabe sur Madagascar…

P.A. – L’anthropologie apporterait donc d’abord aux disciplines psy une sorte de déconstruction particulièrement salutaire de leurs propres mythes… O.D. – Et vice versa. Pour les anthropologues, les psychanalystes sont des enquiquineurs. Ils le sont déjà lorsqu’ils se comportent mal et qu’ils vont dire à l’anthropologue : « Dis donc petit bonhomme, tu t’es cassé la tête pendant cinq ou dix ans, tu as été au loin, tout ça, c’était terrible et puis tu as ramené des mythes, tu as mis un temps fou pour les récolter, c’est bien, c’est du chic boulot ! Ah oui, c’est bien ! Mais tu vois, moi, eh bien en cinq minutes je te dis c’est juste un machin œdipien ton fourbi exotique. » Là je pense que le psychanalyste qui interprète tout mythe par le mythe œdipien se comporte comme un pignouf. Il inocule sa vérité mythologique à toute logique, à tout rituel… Il refuse de considérer du même coup, ce qu’est l’expérience ethnographique, soit cette position de se laisser instruire, manier, accueillir par l’autre. Que l’Œdipe soit partout, tout comme l’air qu’on respire, la belle affaire ! Et qu’il soit un invariant, ce qui reste une hypothèse, n’implique en rien comme le soulignait déjà Foucault qu’il y ait adéquation entre cet invariant et les productions de l’inconscient. Cette prétention à un universalisme niveleur reste hors du temps. Autosuffisante et éléatique, elle ne nous dit rien et ne peut rien nous apprendre sur des diverses formes manifestes d’inscription, d’évolutions, de déformations et de reprises de la loi sexuelle et du code sexuel par tel ou tel groupe d’humains. Elle ne saurait nous informer non plus de la reconfiguration des versions de l’altérité qui en découle, ni de situer l’émergence de nouvelles modalités des rapports de force entre les sujets. Mais il y a une situation où le psychanalyste sort de son pédantisme atavique pour devenir un enquiquineur valable. C’est lorsque qu’il est un peu comme le flux et le reflux qui ronge la falaise sur laquelle la maison de l’anthropologie a construit ses palais. Voilà l’inconfort que produit la psychanalyse : c’est de considérer que tout lien social se solde par un malaise, tant le lien social est la réponse à une horreur, réponse qui en même temps produit du malaise et ça, ça grignote le socle de toute socio‑anthropologie standard. Rien ne serait plus étranger à un psychanalyste que de considérer l’humain comme étant guidé par le sens de ses intérêts, un tel refus du fonctionnalisme et de l’utilitarisme, refus rigoureusement freudien, le mène à ne pas considérer comme raisonnable la démarche cognitiviste en anthropologie et en psychologie. Les rayons cognitivistes égarés parmi les ombres incertaines du rapport collectif et particulier de l’humain au sexe et à la mort ne jettent alors plus qu’une lumière frêle et trompeuse sur ce socle de ce qu’est l’humain, soit le manque de représentation inconsciente de la différence des sexes et de la mort.

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Il nous faut impérieusement, nous psychanalystes, retrouver immergé dans toute culture, le sujet divisé par le sexuel, jamais identifié à son genre et à son sexe – ou à son genre de sexe s’il est permis de le dire en un trait d’esprit2. Nous ne pouvons faire de l’anomie de l’inscription du sexuel dans la psyché, le privilège ou le défaut de telle ou telle organisation sociale, de telle ou telle aire culturelle. Si je considère maintenant ce que des anthropologues qui veulent bien travailler avec des psychanalystes, et ça ne fait pas foule, vont nous apporter je verrai apparaître tout un matériel qui peut prendre effet et fonction d’un potentiel explosif sur l’aspect conventionnel et idéologique de ce que nous considérons comme les logiques de symbolisation de l’expérience humaine. De façon plus large encore, ou à tout le moins davantage politique, psychiatres et psychologues « modernes » se complaisent dans la répétition d’un discours sur les malheurs du sujet moderne qui est un discours qui se présente comme étroitement médicalisé, mais qui repose sur des impensés anthropologiques. L’anthropologie en tant que telle ne sert pas à soigner, bien sûr, mais ça sert à une certaine déconstruction de la médicalisation et de la psychologisation de l’existence. Surtout lorsque ces deux dernières idéologisations en acte produisent du « matériel humain » quantifiable, évaluable et naturalisable, ce qui se double de procédures de contrôle et d’évaluation de plus en plus obsédantes, pesantes et vaines. Qu’est-ce que nous découpons comme « faits culturels » ? Au sein de quelles mouvances ces faits changent-ils de statuts symboliques ? Comment se construisent des normes, s’imposent des dogmes identitaires ? Quelles correspondances entretiennent-ils avec ce qui bouge dans les économies psychiques ? Le chantier est vaste. Une chose est certaine, les amateurs de mise au pas viseront à étouffer dans l’œuf de tels chantiers dans nos universités. Cela ne pourra pas durer. Le despotisme aveuglé n’est pas si inentamable.

NOTES

1. http://test.oedipe.org/forum/read.php?6,15147,page=1 2. Pascale Absi et Olivier Douville ont travaillé sur les significations inconscientes ambivalentes de la jouissance sexuelle chez des prostituées en Bolivie ; cf. Absi P., Douville O., 2011. « Batailles nocturne dans les maisons closes. L’univers onirique des prostituées de Bolivie », La revue du Mauss, 37 (version électronique).

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AUTEURS

OLIVIER DOUVILLE Université Paris 7 Denis Diderot - 26 rue de Paradis – 75010 Paris [email protected]

PASCALE ABSI IRD, UMR 201 Développement et Sociétés 45bis rue de la Belle Gabrielle – 94736 Nogent-sur-Marne [email protected]

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Aller, venir et devenir anthropologue aujourd’hui Notes de parcours d’un mercenaire du voyageintermittent de l’anthropologie Going, Coming and Becoming an Anthropologist Today: Travel Notes of a Mercenary of the Intermittent Voyage of Anthropology

Franck Michel

L’anthropologie n’est pas un sport dangereux1 Nigel Barley (1997)

Anthropologie et altérité à l’échelle de l’individu pratiquant

1 Non, elle n’est pas un sport dangereux… mais l’anthropologie est de nos jours un métier à risque, quelquefois même à haut risque, donc potentiellement dangereux. Plus d’ailleurs pour soi que pour les autres, à l’exception toutefois des proches, contraints par la force des choses de partager le même bateau sinon le même naufrage. Instabilité et précarité assurées pour les adeptes diraient les plus pessimistes…

2 L’anthropologie peut aussi s’avérer dangereuse pour ceux qui défendent des intérêts généralement illicites ou discutables, des États aux multinationales par exemple, et qui du coup se doivent de faire taire celle et celui qui se sont engagés sur la voie étroite mais courageuse de l’anthropologie précisément engagée. Ils sont aujourd’hui une minorité mais une minorité à la fois agissante et visible, en un mot dérangeante. En 2010, pour un anthropologue digne de ce nom, exister c’est déjà déranger. Ces anthropologues‑là sont des empêcheurs de penser en rond bien différents de ceux qui sont assis au fond d’un laboratoire de recherche, en quête de subventions ou de reconnaissance scientifique... Mais il s’agit là d’une autre histoire que de celle qui consiste à évoquer l’état de la pratique anthropologique actuelle. Avec la recherche fondamentale, aujourd’hui mise à mal sinon en voie d’extinction, et depuis déjà longtemps quasi réservée aux derniers bourgeois privilégiés et rescapés de la routes des

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Z’Indes et des bancs de la Sorbonne occupée, la pratique de l’anthropologie s’est précarisée en même temps qu’elle est entrée dans l’entreprise, profitant de l’occasion et surtout de la conjoncture pour passer sans scrupules de la sphère du public à celle du privé. Et de l’ethnologie militante auprès des peuples oubliés à l’anthropologie managériale auprès des entreprises.

3 Il est vrai aussi que la lutte des places ayant succédé à la lutte des classes, les derniers des mandarins s’obstinent à occuper l’espace universitaire comme pour en rajouter une couche aux générations dites sacrifiées. Depuis une décennie, si la recherche publique s’est manifestement écroulée devant les affres d’un libéralisme ambiant, l’université française végète comme à son habitude mais parvient à se maintenir, surfant sur le vent de la mondialisation pour lequel les sciences humaines soufflent quelques éclaircissements bienvenus pour les médias aux aguets et autres « éditocrates » en berne mais, il faut bien le dire, plutôt infréquentables. De toutes les sciences molles qui de temps en temps intéressent les affaires de la nation, l’anthropologie est mal lotie, et d’abord du simple fait que, non seulement le père de la discipline ait récemment disparu (Lévi‑Strauss) laissant orphelins des chercheurs désarmés, mais surtout que les fameux terrains exotiques ne sont plus que des aires de jeux estivaux pour touristes en mal de dépaysement… Le chamane consulté veut désormais être payé pour dévoiler un savoir et souvent il préfère vendre du bien‑être aux touristes de passage… Dans un tel contexte, l’anthropologie – et celles et ceux qui s’y adonnent à contre‑courant du sens de l’histoire – est contrainte de se repenser de fond en comble si elle ne souhaite pas à son tour, après le père divinisé et les terrains sacrés, disparaître dans une indifférence troublante.

4 Ce sombre diagnostic semble aujourd’hui écarté car la discipline a su rebondir et s’autoanalyser en quelque sorte : d’autres terrains, modernes et inédits, ont émergé, quitte à ce que les anthropologues se frottent avec leurs voisins sociologues, voire historiens, géographes, psychologues, journalistes, etc. Cette renaissance est salutaire et la survie de l’anthropologie en dépendait. La recherche aussi devient toujours plus appliquée… à la mondialisation et dépendante du bon vouloir d’un libéralisme triomphateur. L’anthropologie – celle qu’on aime, de Jaulin, de Godelier ou de Clastres par exemple – y laisse bien des plumes, mais des plateaux de télévision où se discutent les ragots insipides de la pipolisation aux enseignements dispensés dans les écoles de commerce où les étudiants sont d’abord des clients, l’anthropologie est dans une certaine mesure à nouveau à la mode. C’est déjà ça. Mais pas question de revenir à l’anthropologie d’antan. Une société composée en grande partie de managers d’entreprise a bien besoin un moment − dès que la technologie se grippe – de retrouver l’homme derrière la machine. D’ailleurs l’histoire de l’anthropologie tend quelque peu à devenir une matière très exotique au sein du cursus, avec le récit des aventures lointaines d’un Malinowski ou d’un Griaule, dont se délectent avec gourmandise les étudiants. Mais ces derniers ne sont pas dupes : ils savent – bon gré mal gré – que s’ils partent un jour au Groenland, au Sénégal ou en Amazonie à la rencontre de quelque ethnie survivante, c’est parce qu’ils ont travaillé chez McDo le matin ou chez Auchan l’après‑midi, ou encore été veilleur de nuit dans tel ou tel hôtel qui accepte encore de « prendre » des étudiants. Bourses et subventions sont allouées au compte-gouttes, seuls certains chanceux en doctorat en bénéficient, au prix souvent de milles courbettes ou bassesses. Point positif dans ce déluge de dérives, l’ouverture universitaire de l’Europe et les bourses de mobilité et autres Erasmus. Combien d’étudiants ont pu voyager, découvrir et étudier loin de leurs bases le temps d’une

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année ou d’un semestre ? Cela dit, on n’obtient pas de bourse Erasmus pour aller dans un village papou ou pygmée… Sinon, pour se « limer » à l’ailleurs (Montaigne) ou se « rincer d’exotisme » (Michaux) le temps des vacances et même avant, il existe aussi l’opportunité hélas discutable des stages, de plus en plus fréquents car obligatoires dans les itinéraires universitaires (ce qui est plutôt bien) et aussi de plus en plus propices à l’exploitation de la part de certains employeurs dans leur quête minable pour dénicher une main‑d’œuvre à la fois qualifiée et très bon marché (ce qui est vraiment mal)… Désormais, mais cela n’est pas entièrement nouveau ! Pour faire de l’anthropologie comme on veut, il faut cumuler emplois précaires et formations sur le tas, raison et passion, au risque parfois d’hypothéquer sa vie familiale, sa santé physique voire mentale, ses ressources financières, ses loisirs préférés et ses voyages d’aventure, etc. De ce voyage si particulier vers la recherche‑passion, des personnes n’en sont pas revenues : doctorants suicidés sous le trop‑plein de harcèlement ou de pression, risques démesurés aux conséquences dramatiques, etc. Un exemple précis : un étudiant en thèse postulant pour un poste de maître de conférences, fatigué ou plutôt démoli par l’attente et les concessions, finit par imiter totalement les comportements de son directeur, en fréquentant les mêmes lieux et en s’habillant de la même manière, etc., au final il a terminé sa thèse mais pas à l’université, il est toujours en hôpital psychiatrique. D’autres récits de vie cassée pourraient être racontés, jusqu’à la nausée…

5 L’auteur de ces lignes, pour avoir accumulé, des années de « formation » durant, nombre de boulots alimentaires plus ou moins recommandables, souhaite ici retracer un peu son itinéraire afin, non pas de se placer en avant ou pire en modèle, mais simplement d’informer et peut-être d’alerter des chercheurs ou des étudiants sur la réalité du parcours de combattant-chercheur qu’ils doivent être prêts à endurer. Pour durer. Le périple vaut la peine, je le pense aujourd’hui et l’ai toujours pensé, y compris durant les pires épreuves. En ce qui me concerne, la liberté qui m’est si chère − celle du chercheur certes mais celle de l’être humain surtout – est à ce prix. Chère donc mais tellement jouissive. Un exemple pour illustrer ce propos : il y a une dizaine d’années, je me retrouve en direct pour un débat télévisé sur la question des loisirs dans le monde, dans un studio à Paris alors que je venais d’arriver de province. J’avais travaillé toute la nuit, en tant que veilleur dans un hôtel, et tentait de ne pas trop bailler tellement je croulais de fatigue. Le journaliste commence l’émission en évoquant mon dernier livre et certains de mes récents voyages : « Quel métier merveilleux que le vôtre ! Anthropologue, ici autour de cette table, nous aimerions tous vivre et voyager comme vous… » Les autres intervenants sur place, historiens et sociologues de la capitale, fonctionnaires bien vêtus et reconnus pourvus d’un emploi stable de professeur, et bien plus grassement rémunérés que moi‑même, me disaient aussi la chance que j’avais de pouvoir pratiquer le métier d’anthropologue de la sorte. Bref, l’envie se mêlait à la jalousie, un peu comme on envie le mendiant de profiter gratuitement du soleil ou le Rom de parcourir l’Europe comme bon lui semble… L’exotisme fascine, c’est naturel, mais c’est surtout l’acte de choisir sa vie qui constitue à mon sens le point focal, mais de mon côté je pensais aux heures de sommeil que j’allais récupérer une fois sorti du studio et de l’urgence de trouver un autre travail pour le mois prochain… L’anthropologie c’est un peu comme la prêtrise, une vocation. Et celle-ci est difficile à transmettre puisqu’il faut la vivre de l’intérieur. Aux étudiants, j’explique parfois que l’anthropologue des temps modernes doit être flexible ou sinon il risque de disparaître ; il est également un mutant, un être intermédiaire, un saltimbanque contraint d’un

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grand écart disciplinaire, évoluant même quelque part entre la posture de l’artiste à la Picasso et celle de l’inspecteur de police à la Colombo, tout un vaste et riche programme donc !

6 La réflexion qui suit est divisée en deux parties : dans la première, je reviendrai brièvement sur mon expérience personnelle et mon rapport plus ou moins personnel à l’anthropologie, et je vais par conséquent m’exprimer à la première personne étant donné qu’il s’agit avant tout de vécu2 sans pour autant – je l’espère – verser dans la mode égo-épuisante du storytelling ; dans la seconde partie, je parlerai davantage du dialogue et malheureusement de la crise des savoirs et des liens essentiels avec l’autonomie, j’y aborderai aussi la question des liens qui régissent les rapports complexes entre tourisme/voyage et humanités/anthropologie, les études touristiques ne faisant que depuis peu de la place au regard anthropologique.

Une vocation d’anthropologue ?

7 Comme dit, cette partie entend présenter brièvement mon parcours personnel et universitaire non pas à titre d’exemple mais d’exemple parmi tant d’autres qui se sont lancés dans l’aventure du voyage et de l’anthropologie. Passion et liberté sont les maîtres mots de cette entreprise. La vocation est inévitablement liée à ma personnalité, à mon caractère, et surtout à mon désir de me frotter au monde, et ce dès l’adolescence. J’ai commencé à voyager très tôt, en partant sur les routes en quête de découvertes plus que d’aventures. Tours d’Europe et du monde se succèdent, ce qui vraisemblablement représentaient pour moi autant de rites de passage et d’initiation pour mieux accéder à la connaissance du monde et de l’autre. Venant d’une famille modeste, traditionnelle et ouvrière où les livres étaient très rares, mon environnement scolaire et social ne m’incitait guère à entreprendre de longues études, d’ailleurs je me souviens qu’à l’âge de vingt ans – travaillant alors à l’usine – un seul de mes amis de l’époque était titulaire du bac… Bref, je côtoyais des gens disons peu versés sur les choses de l’esprit, et plutôt dans le rock et ses dérivés. Le but premier, c’était de changer d’univers, voire de partir pour mieux revenir. Mais d’abord il importe de partir. On ne découvre pas la richesse de l’ailleurs en faisant l’impasse du dehors. De plus, une maladie d’enfance m’handicapait beaucoup, tout comme les conseils et pressions pour ne pas faire ceci ni cela. Ajoutons à cette situation un univers scolaire qui me faisait davantage penser à un monde carcéral dont il était impératif de s’évader au plus vite. De ce monde clos et replié il fallait m’échapper, m’extraire, m’évader. Il fallait se battre contre cet ensemble de choses, ce monde figé où le respect des normes conduisait fatalement à la normalisation des esprits. Je n’aimais pas trop l’école que je comparais à une usine à conditionner les corps, et ultérieurement la fréquentation intellectuelle d’un Michel Foucauld ou d’un Noam Chomsky, puis la lecture du parcours singulier de Michel Onfray, m’ont montré qu’on n’est jamais tout seul contre tous, cela en dépit de la puissance du formatage. En assistant au concert The Wall de Pink Floyd, à Londres, au tout début des années 1980 je crois, j’ai déjà pu me rendre compte des formes d’éducation dont je ne m’accommoderai jamais. J’ai donc sans tarder quitté les bancs de l’école pour aller vers la formation « pratique » – un peu comme plus tard, je préférerai l’anthropologie appliquée d’un Bastide à celle plus structurale d’un Lévi‑Strauss – en préparant un CAP, puis un BEP. Je n’ai donc pas passé mon bac – comme tout le monde, ajouterai‑t‑on aujourd’hui – mais pris les voiles à la place. J’ai découvert et pratiqué

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l’université « sur les routes » à la manière d’un Nicolas Bouvier sans même à cette époque connaître un seul de ses ouvrages. Cela viendra plus tard. L’heure était alors au learning by doing. Les rencontres humaines que j’ai faites par la suite m’ont amené à côtoyer des gens dits éduqués, qui écrivaient, qui lisaient, bref une nouveauté pour moi. La route m’a élargi l’horizon, l’altérité m’a ouvert l’esprit, je sortais de mon milieu familial, rural et social assez restreint. L’usine aussi a été une dure mais bonne école de la vie. Bonne conseillère pour moi mais pas vraiment à conseiller à tous.

8 J’ai progressivement commencé à développer une énorme curiosité. La curiosité est peut‑être ce qui importe le plus à celui qui se destine à l’anthropologie. La figure de l’anthropologue est à mon sens extrêmement large, elle doit brasser des destins et embrasser des projets parfois les plus fous. L’anthropologue est surtout un être sans arrêt en sursis et à l’affût. Et comme dit précédemment, l’anthropologue est un caméléon, il doit faire preuve d’ubiquité et il est celui qui se place quelque part entre le commissaire de police, emmerdeur et fouineur, et l’artiste original sinon génial, créateur et imprévisible… Le spectre est fort vaste et il y a de la place pour bien des vocations dans cet entre-deux.

9 Revenons à mes vingt ans : je travaillais à l’usine, et ce depuis l’âge de 17 ans, surtout pour me payer des voyages (en gros, je travaillais 6 mois et voyageais 6 mois), à cette époque surtout en Europe et en Amérique du Nord. Ces périples composaient en fait la partition d’un Grand Voyage au bout de soi, avec la route comme prétexte pour descendre dans la rue, se rebeller et exister. Je circulais en autostop et à mon retour, repu de rencontres et me reposant au café du village, je racontais autant mes histoires que des histoires. En nous défaisant, le voyage nous refait aussi, en tissant de nouveaux liens il recoud les errements du passé et refonde l’avenir. Bref, je commençais à changer énormément mais les gens que je fréquentais restaient, eux, dans leur village alsacien, attachés à leurs certitudes. C’est aussi l’époque où le repli allait s’alimenter auprès des sirènes d’une extrême droite qui aboie fort, et toujours aux abois… Il fallait agir plutôt que réagir, et le voyage constitue un déclencheur formidable autorisant justement cette prise de conscience à la base du courage politique. L’autre et l’ailleurs ayant modifié la donne et changé ma vie, j’ai alors voulu retourner à l’école : j’ai préparé l’ESEU, équivalent du bac pour les salariés, avec pour objectif majeur de me « cultiver ». J’ai commencé à dévorer plein de livres, de socio, d’ethno, de géo, et surtout d’histoire et de littérature générale. Une boulimie de savoir s’abat sur moi, j’avais faim de comprendre et soif de connaître, comme s’il s’agissait pour moi – inconsciemment je suppose – de rattraper un retard et d’exorciser certains pans du passé. Autrement dit, le voyage, c’est bien mais c’est une chose, désormais je voulais aussi comprendre et approfondir… C’est tout cela qui a forgé ma vocation d’anthropologue, pris dans son acception la plus large possible. En 1992, j’ai créé avec un ami franco‑camerounais − aujourd’hui professeur à l’université – une revue Histoire & Anthropologie qui a tout de même eu une durée de vie de 12 ans. Ma vocation est aussi née de cette approche pluridisciplinaire qui est à mes yeux très importante. Il n’y a pas une science humaine − par essence plurielle – meilleure que d’autres.

10 Ma passion vouée au continent asiatique provient du fruit des rencontres initiées lors des premiers voyages orientaux. Partageant le quotidien des populations locales, j’ai peu à peu saisi que c’est par les relations aux autres, les rapports et le respect des femmes notamment, que le chemin de la connaissance – voire de la sagesse – commence. Dans tout cheminement, qu’il soit intime ou intellectuel, il faut un déclic.

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Celui‑ci arrive ou non, pour moi la rencontre avec l’Asie sera le déclic essentiel, mais aussi expérimental et existentiel. Non pas par le biais d’un choc des civilisations mais par celui d’un dialogue des cultures. Une immersion vaut bien mieux qu’une confrontation. Surtout si l’on se dit anthropologue… Une image m’a poursuivi toutes ces années : l’infusion. L’Asie, en effet, ne se laisse entrevoir et appréhender qu’au prix d’une grande patience et d’une évidente humilité. On en comprend progressivement des bribes puis des morceaux, mais pour ce faire il faut y infuser de l’intérieur. S’immerger au cœur et tremper dedans. Après des périples plutôt euro‑américains, j’ai donc commencé à voyager régulièrement en Asie à partir de 1987. Lors d’un voyage d’un an, j’ai tranquillement cherché un terrain pour ma thèse en anthropologie, pensant d’abord au nord du Pakistan pour finalement atterrir dans l’est indonésien, après une brève option, rapidement délaissée, au nord de Sumatra. Ensuite, je me suis installé quelques temps chez les Toraja (à Sulawesi, en Indonésie) dont le territoire est alors devenu ce qu’il convient d’appeler « professionnellement » mon terrain « de base ». Il est cependant parfois attristant voire outrageant d’entendre certains anthropologues s’attribuer des « terrains » exotiques au seul prétexte qu’il en seraient les seuls fins connaisseurs… En milieu insulaire asiatique, je connais ainsi deux anthropologues qui travaillent auprès des populations locales, mais ils interdisent ou tout au moins déconseillent vivement à d’autres chercheurs ou étudiants d’y mettre les pieds pour enquêter ou travailler… L’anthropologie n’est pas exempte d’arrogance et ses pratiquants ne font pas l’économie de comportements néocoloniaux à l’occasion. D’ailleurs l’histoire de la discipline – avec la complicité malsaine des ethnologues attitrés avec les administrateurs coloniaux et autres chrétiens en mission – laisse un goût amer aux jeunes chercheurs et plus encore aux populations locales au courant de leur passé… Toujours est‑il, qu’en dépit de mes rapports plus conviviaux avec les autochtones qu’avec certains chercheurs patentés occidentaux sur place, j’ai posé mon sac à dos en pays Toraja pour presque une décennie. Au cœur des montagnes de cette île indonésienne (Sulawesi), que les Européens appellent toujours Célèbes, j’habitais parmi les habitants, plusieurs mois par an. J’y ai notamment étudié l’impact de la modernité, de la mondialisation, des transformations sociales, etc. Dans la recherche scientifique comme dans la vie tout court, l’épreuve du contact et du réel modifie aussi nos premières intentions, elle change notre projet et notre sujet. Elle modifie surtout le soi.

11 Le tourisme et le voyage ont ensuite « naturellement » émergé comme objet de recherche. En effet, le tourisme – très important dans cette région, et incontournable pour le chercheur qui prétend analyser l’évolution sociale et culturelle d’une société – s’est peu à peu imposé comme thématique principale, avec la mondialisation culturelle comme décor omniprésent. En même temps, à côté de mon travail de thèse, je rédigeais également mon premier ouvrage (En route pour l’Asie), dans lequel je m’attachais à « décortiquer » le rêve oriental chez les Occidentaux en Asie. Ma spécialisation à venir dans ce domaine s’est trouvée facilitée par un tour opérateur pour qui j’ai ensuite travaillé comme guide‑accompagnateur, ou conférencier à d’autres heures, pour des voyages d’aventure ou culturels en Asie du Sud‑Est. Ce travail de guide va compléter ma formation, notamment sur la psychologie des touristes. Il faut savoir que les anthropologues, en herbe ou confirmés, représentent souvent une mine d’or et d’infos (une « valeur ajoutée » !) pour les voyagistes soucieux soit de spécialiser leurs circuits soit d’améliorer leur image. L’employeur fait du marketing là où l’anthropologue profite du fait qu’on lui paie son voyage en Asie… Cela commence par l’échange de bons

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procédés, un bon deal en définitive, mais qui ne peut qu’être temporaire pour le chercheur‑anthropologue. Car tout entrepreneur – y compris dans le secteur du voyage – a d’autres priorités que celles d’un anthropologue : le naturel (capitaliste) revient vite au galop… En attendant, comme je n’avais pas d’argent en tant que chercheur, les tours opérateurs sont devenus « mon CNRS » en quelque sorte.

12 Pendant dix ans, j’ai été guide/conférencier un peu partout en Asie, pour différents voyagistes. Je combinais le temps d’accompagnement de groupes et, une fois les touristes repartis chez eux, le temps des recherches sur le terrain. J’ai commencé à travailler sur l’impact du tourisme international – mais aussi des touristes puisque j’avais la chance de les avoir directement sous la main ! – et de la modernité dans les pays du Sud, surtout en Asie, mais aussi dans d’autres parties du globe. Peu à peu se forge ainsi une vocation où, dans mon cas, raison et passion peuvent encore faire bon ménage…

13 Le cursus proprement dit est évidemment assez hétéroclite. En voici les principales étapes afin de montrer que tout un chacun peut un jour devenir anthropologue et non pas seulement le fils d’untel ou le premier de la classe qui collectionnait les cartes postales « ethniques » dans son enfance ! Après un CAP « employé de bureau » et un BEP « agent administratif et informatique », j’ai passé un ESEU A – l’équivalent à l’époque du Bac pour les personnes salariées – puis deux licences, en histoire et en ethnologie. L’histoire m’intéressait beaucoup, le communisme (j’ai été en Russie, j’ai appris un peu la langue) et le nazisme notamment, et je me suis inscrit en faculté d’histoire. Je continuais à voyager et à travailler à l’usine ; j’étais en candidat libre. Je n’allais pas trop à la fac – l’ambiance très scolaire risquait de me pousser à désapprendre pour mieux apprendre ailleurs ! – mais je passais les examens. Comme l’école, l’université ne me convenait pas du tout, je préférais apprendre tout seul. En bon solitaire, déjà solidaire d’un esprit nomade qui pointait au loin. Justement, bien loin des arcanes de l’université française, Noam Chomsky n’a pas sa langue dans sa poche, et tant mieux pour les intellectuels qui s’interrogent à bon escient sur leur raison d’être. C’est en bon héritier des Lumières que ce chercheur engagé nous rappelle ici que de l’école à l’université, le système éducatif est d’abord une entreprise de domestication sur fond de déshumanisation rampante : « Ce sont des institutions qui ont pour but l’endoctrinement et l’imposition de l’obéissance. Loin de créer des penseurs indépendants, l’école a toujours, tout au long de son histoire, joué un rôle institutionnel dans un système de contrôle et de coercition. Une fois bien éduqué, vous êtes déjà bien socialisé d’une manière qui renforce la structure du pouvoir, lequel en retour vous récompense largement » (Chomsky, 2010 : 350). C’est ce système prédateur, où distinction bourgeoise et reproduction de la médiocrité – pour reprendre Bourdieu – se battent en duel, dont surtout je ne voulais pas, pas plus hier qu’aujourd’hui.

14 À l’extérieur de l’université, et bien sûr en voyage, la fameuse « observation participante » venait alors parfois heureusement combler mes lacunes d’un savoir théorique trop embryonnaire. J’ai préparé ma thèse en histoire sur les relations sino- soviétiques pendant la guerre froide, mais je ne l’ai jamais soutenue (il faut dire que l’ URSS venait de disparaître subitement et sans gloire, et mon sujet était totalement passé de mode), et j’ai commencé à faire de l’anthropologie à côté, pour moi et disons pour le plaisir, mais en veillant à m’inscrire en bonne et due forme à l’université. Hier comme aujourd’hui, l’aspect institutionnel ne m’intéresse pas, le « carriérisme » encore moins ; par contre, je suivais avec grand plaisir certains cours d’histoire et plus encore

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d’anthropologie. Et puis quand le mur s’est écroulé, j’ai été à Berlin faire une étude (mon mémoire de licence) sur les Vietnamiens qui passaient de l’est à l’ouest (les ouvriers vietnamiens – modernes travailleurs forcés – étaient alors envoyés en RDA par Hanoi pour rembourser la dette de guerre envers les « pays frères »)… J’ai vraiment commencé à faire de l’ethnologie à ce moment-là et j’ai passé ma licence puis ma maîtrise… Peu à peu aussi, je suis passé de l’observation participante à l’ethnologie engagée, sans jamais négliger l’anthropologie politique ou encore les humanités appliquées…

15 Par la suite, toujours en parallèle, j’ai obtenu une maîtrise en histoire (mon travail portait sur les ethnies minoritaires en Union soviétique) ainsi qu’un DEA (les relations entre la Chine, l’Asie et l’URSS après la Seconde Guerre mondiale). Cette période a été très riche pour moi, en rencontres avec des universitaires intéressants, avec l’intense activité autour de la revue Histoire & Anthropologie, et mes recherches personnelles de plus en plus passionnantes. J’ai également soutenu un DEA en ethnologie (« Changements sociaux, mutations, crises et conflits », avec le mémoire déjà sur la société Toraja), puis, en février 1996, une thèse de doctorat (en ethnologie) portant sur Tourismes et changements socioculturels en Asie du Sud‑Est : le cas des Toraja Sa’dan à Sulawesi‑Sud en Indonésie. Rite de passage obligé, cette soutenance était pour moi seulement l’occasion de valider un parcours, mais il ne s’agissait aucunement d’une fin en soi. Par ailleurs, et pour ma part, anthropologie et voyage sont intrinsèquement liés, à tel point que l’un ne va pas sans l’autre. J’ai ensuite publié ma thèse un an plus tard sous une forme réactualisée, et j’avoue que la publication de l’ouvrage m’importait bien davantage que la soutenance de thèse. À mes yeux, les rites universitaires ne représentent que des étapes, mais l’essentiel est la passion que je peux mettre dans mon travail, toujours perçu comme un plaisir. Mon rapport à l’anthropologie est emprunt d’hédonisme ou n’est pas. Il n’y a pas de vocation digne de ce nom sans passion véritable au préalable. Les enseignants savent-ils encore aujourd’hui à quoi ressemble la passion de la recherche ou même celle d’enseigner ? Pas évident, surtout vu le contexte actuel peu reluisant dans les sphères éducatives… Il est clair également que le système si bien sclérosé ne les encourage pas à emprunter d’autres voies, plus alternatives et moins contraignantes. Pourtant, quelle chance d’avoir pu, à mon grand bonheur, rencontrer quelques rares mais précieux professeurs, toutes sciences humaines confondues, qui m’ont énormément appris et transmis au fil de ces années de formation.

16 La vocation, elle vous vient aussi, précisément, par la qualité et l’aura de quelques figures marquantes. À côté des anthropologues incontournables, et de leurs œuvres non moins remarquables – des Tristes tropiques de Lévi‑Strauss au Manuel d’ethnographie de Marcel Mauss. Voilà précisément deux livres cultes qui ont « servi » autant les anthropologues que les grands voyageurs et autres diplomates assermentés ! – il existe des chercheurs des confins plus marginaux voire réfractaires qui méritent le détour. Là aussi la curiosité n’est pas un vilain défaut mais une qualité essentielle pour se mettre à jour de l’actualité et remettre au goût du jour des écrits occultés ou oubliés. Science humaine non normative, l’anthropologie est un cabinet des curiosités où l’on picore, où l’on butine, où l’on s’enrichit de la connaissance et de la diversité du monde ; elle est fondamentalement une science du mouvement, c’est aussi pourquoi elle doit être capable de se projeter dans l’avenir, refuser tout essentialisme et autre forme de nostalgie. Même si les maîtres et les dieux ne peuplent pas mon univers, je suis

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toutefois assez proche du parcours de Georges Balandier, explorateur de la modernité et avocat avisé d’une anthropologie à la fois dynamique et politique, d’une science qui n’oublie pas l’histoire. C’est fondamental qu’il y ait de l’histoire dans l’anthropologie, et inversement. Une remarque au fond bien banale pour quelqu’un qui revendique la pluridisciplinarité et qui, en qualité d’ancien directeur de la bien nommée revue Histoire & Anthropologie, estime que l’important dans cette appellation reste la conjonction « & ». C’est sans doute pour les mêmes raisons que je m’intéresse depuis vingt ans aux débats liés au métissage, au nomadisme, à l’autonomie, à l’errance, aux identités plurielles, aux mobilités de toutes sortes. Et donc forcément aux travaux d’anthropologues iconoclastes comme Roger Bastide, François Laplantine et David Le Breton, ou encore Maurice Godelier, Georges Condominas et Georges Balandier, dont les travaux respirent le vécu et font sens ; dans un autre genre, il y aussi les chercheurs qui n’hésitent pas à franchir les frontières disciplinaires, à l’image du sociologue touche à tout Edgar Morin, de l’écrivain‑voyageur et adepte de l’ethnologie buissonnière Jacques Meunier, de l’anthropologue libertaire spécialiste du Grand Nord Jean Malaurie, et de tant d’autres.

17 Résumons : après donc une thèse avortée mais une formation initiale en histoire, un parcours et une thèse aboutie en ethnologie, il m’a paru tout naturel – en bon anthropologue anticonformiste – de terminer ce tour d’horizon institutionnel par une HDR en sociologie. Professionnellement, les années postdoctorales, m’ont donné encore d’autres ouvertures, c’est par exemple dans les facultés de géographie ou dans les écoles de commerce que j’ai alors enseigné le plus souvent : il est vrai qu’un électron libre étiqueté historien‑sociologue‑anthropologue est nettement moins dangereux – sur le plan de la guerre économique qui sévit aussi à l’université – lorsqu’il intervient en géographie ou en économie ! D’aucuns considéreront ces empiétements divers comme autant d’actes de dispersion, d’où peut-être cet engouement de ma part pour des formes d’exil volontaire… Tout comme pour les migrations, le tourisme ou encore le nomadisme, ce sont surtout les passerelles et les ponts qui m’intéressent dans et entre les sciences humaines. Les lieux géographiques comme les disciplines scientifiques gagnent toujours à se croiser et, mieux, à se rencontrer.

18 Il va sans dire que l’anthropologie actuelle n’a plus rien à voir avec celle de nos grands‑pères ni même avec celle de nos pères : les communautés sont les nouvelles tribus, et les écrits d’un Lévy‑Bruhl évidemment, mais aussi, dans une moindre mesure certes, ceux d’un Lévi‑Strauss sont aujourd’hui un peu dépassés, leurs terrains disparus ou en tout cas sérieusement « détériorés ». La « sauvagerie » d’antan est un peu à l’image de la monarchie française, le sauvage est mort vive le sauvage ! d’où la vogue du tout exotisme. Mais pas question de s’épancher sur les récits de vie des réfugiés, immigrés et autres Roms… C’est bien connu, ce ou celui qui disparaît fascine et surtout n’inquiète personne. C’est la présence, voire l’existence même, qui dérange ; tout comme le métissage qui trop souvent fait peur. Sur ces décombres où la pensée rime avec saignée, une nouvelle anthropologie plus sociale que culturelle émerge, en concurrence directe désormais avec la sociologie elle aussi contrainte de se reformuler. Mais même si l’aventure de l’anthropologie n’est plus au bout du monde mais au coin de la rue, le désir d’ailleurs persiste, tant d’ailleurs pour les anthropologues que pour les voyageurs. Alors, pour se démarquer, l’anthropologie continue à investir les Suds – nouveaux terme venu remplacer les colonies et le tiers‑monde – en promouvant une anthropologie du développement dont les contours peuvent parfois s’avérer bien discutables. Du corps individuel à la géopolitique internationale, jusqu’au management

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d’entreprise, de nouveaux espaces de recherche sont investis depuis cette dernière décennie, même le tourisme – après bien des résistances – commence à intéresser les ultimes gardiens de la tradition ethnologique. C’est que la survie est incontestablement à ce prix : celui de s’adapter ou de disparaître. Les anciens terroirs étant passablement épuisés, Claude Rivière concède qu’il « faut en engraisser et en conquérir de nouveaux […] mais avec la modestie d’un pionnier plutôt que la morgue d’un planteur d’étendard sur la lune » (2010 : 121). Avec la mondialisation servie à toute les sauces c’est le recul et le respect qui souvent font défaut, notamment entre ceux qui possèdent et dirigent (et sont donc en permanence connectés), et les autres. Pour sauver ce qu’il est encore possible en matière de vivre‑ensemble, notre société globalisée, toute vouée à la magie des réseaux (souvent dits « sociaux »…), ne peut cependant faire l’économie d’une société également ancrée dans des racines et tournée vers la solidarité.

19 Dans mes travaux, aux thématiques pas forcément conventionnelles, je tente de dévoiler des faits, de les faire parler, d’analyser parfois des situations « gênantes » comme dans Planète sexe ou Voyage au bout du sexe, sur le tourisme sexuel. Je crois à l’anthropologie engagée, c’est‑à‑dire une anthropologie non seulement politique (Balandier) et appliquée (Bastide), mais aussi impliquée et libre, sans pression, avec passion. Ce qui ne m’intéresse pas, du moins pas trop (avec l’exception notable du terme « autonomadie »), c’est de créer des concepts. Un regard d’anthropologue, c’est d’abord une observation participante, un partage d’émotions et de sensations, un échange de relations humaines, bref un respect de l’autre et de l’ailleurs. J’ai aussi essayé de vulgariser et de transmettre par des biais divers, par exemple en donnant des conférences à des publics aussi divers que les éducateurs s’occupant de délinquants, les guides ou les élèves en écoles de commerce… Transmettre est sans doute la tâche la plus difficile mais aussi la plus fondamentale. L’art d’être un passeur de savoirs n’est pas aisé ni donné à tout le monde, il requiert des rites d’initiation que le voyage permet d’honorer.

20 J’ai également essayé de fixer mon œil sur des questions sociales, la mondialisation libérale, la folklorisation culturelle, la sexualité marchande, le métissage, la route, l’autonomie, la décroissance touristique, etc. Je prends un thème et je le décortique. Exemple : pourquoi prend-on la route, c’est quoi la route, quelles routes, etc. Je fais appel à d’autres sciences voisines, l’histoire, la géographie, la psychanalyse, la littérature, le cinéma… Le chercheur en anthropologie doit à mon sens s’enrichir de tous les apports disponibles, à lui de faire le tri en fonction de son sujet, mais l’essentiel est d’être toujours « aux aguets »… et non pas à l’abri ! Pour ma part, j’ai ainsi dirigé nombre d’ouvrages collectifs, notamment autour de la thématique du voyage, du tourisme et de l’identité, dans lesquels se côtoient des ethnologues et d’autres chercheurs en sciences sociales avec des journalistes, des écrivains, des géographes, des éducateurs, des politologues, etc. Gripper même un peu la machine à domestiquer la pensée c’est déjà œuvrer dans le bon sens.

21 En fait, je me définis toujours comme anthropologue, jamais comme ethnologue. Pour moi l’ethnologie, dans la tradition française du moins, reste attachée à un certain héritage colonial. On est dans une logique qui ne me convient pas. Je suis plus dans une logique anglo-saxonne, tendance asiatique ! Du reste, mon champ de recherche (le tourisme) est mal vu dans le monde français de l’anthropologie. On a une décennie de retard au niveau de ce qui s’enseigne dans les facs anglo‑saxonnes où le tourisme est devenu une notion qui intéresse clairement les anthropologues. Le tourisme – c’est bien

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connu ! – n’est pas un domaine sérieux ! Heureusement, ces dernières années, cela commence à changer, doucement. Bref, l’anthropologie mène à tout et à rien, et c’est bien ainsi, l’essentiel pour le chercheur est d’en assumer les conséquences ou alors de choisir une autre voie ! La partager dans des univers différents, c’est ça qui est intéressant, jouer ce rôle de passeur qui me permet aussi d’agir dans le concret. On l’a vu, la différence entre la sociologie et l’ethnologie est de plus en plus ténue, d’où les rivalités de plus en plus fortes… pour des raisons rarement bonnes (comme la lutte des places par exemple) ! Or, ces deux sciences sont appelées à travailler ensemble avec des méthodologies différentes, et c’est tout l’enjeu – passionnant – de demain.

22 Sur mes terrains, je fais rarement un travail d’enquête de sociologue, je fais plus disons dans le qualitatif que dans le quantitatif, sans statistiques, sans tableaux, ou plutôt juste le strict nécessaire. S’enrichir de l’apport du travail d’un sociologue avec sa propre méthode d’enquête, c’est cela qu’il faut faire. Il faut travailler en bonne intelligence et constituer des équipes pluridisciplinaires. Utiliser les compétences de chacune et chacun là où très exactement elles doivent se situer. C’est mon souhait mais ce n’est pas encore très courant semble‑t‑il… Pour avancer, décloisonner les savoirs est aujourd’hui tant un besoin qu’une nécessité3.

Le voyage au service de l’anthropologie ?

23 Le voyage est une école originale du savoir et réduire la problématique du tourisme au seul impact négatif de ce dernier n’est évidemment pas suffisant et particulièrement caricatural. D’ailleurs, si en effet un excès de rousseauisme et une critique radicale du tourisme ont parfois prévalu dans les années 1970 et 1980, le propos n’est plus à la mode aujourd’hui, y compris par les représentants des sciences humaines les plus « molles » (anthropologues...), et cela depuis au moins le milieu des années 1990, en dépit de ce que nous racontent régulièrement certains historiens ou géographes. L’auteur de ces lignes semble avoir suffisamment montré les apports certes résiduels mais résolument positifs liés au développement touristique dans certains pays du Sud comme dans ceux du Nord où cela apparaît, il faut bien le préciser, de manière bien plus marquante. Reconnaître ces bienfaits du tourisme pour l’économie locale voire pour le bien‑être des habitants d’un lieu donné est indispensable tout comme l’est celui d’admettre que le tourisme est, ici ou là, facteur de troubles et de pauvreté... Car à trop insister sur les fameux effets bénéfiques du tourisme – ce qui souvent soulève bien de la suspicion tant les intérêts économiques sont intrinsèquement liés entre recherche et business – nombre de chercheurs et d’auteurs en arrivent à nier la réalité sociale locale et défendent de fait – qu’il s’agisse de bonne ou de mauvaise foi – les intérêts généralement colossaux de l’industrie touristique et donc aussi des investisseurs la plupart issus des pays du Nord...

24 Prôner un tourisme durable ou encourager l’écotourisme est devenu aussi évident que banal, il est par contre bien plus délicat d’appréhender un autre tourisme qui servirait directement les cultures et sociétés locales et qui serait véritablement « libéré » de nos cadres de pensée encore baignés d’impérialisme culturel, sans même parler de ce libéralisme éhonté et désormais décomplexé dont les recettes finissent toujours dans les mêmes poches. Bref, dans le présent contexte de mondialisation, s’il est important de noter les réels succès en matière de développement touristique et d’en encourager vivement d’autres, il est tout aussi essentiel de relever les dysfonctionnements et

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autres inégalités issus cette fois du mal-développement touristique. Le diagnostic doit être le plus complet possible afin précisément de brosser un tableau plus proche de la réalité touristique à laquelle sont confrontés quotidiennement les habitants que de celle des manageurs opportunistes d’une florissante mais prédatrice industrie des loisirs...

25 Fruit de la révolution industrielle et de celles des transports, le tourisme a ouvert l’horizon du monde, du moins au début pour les Européens. Il a permis son accès pour les plus privilégiés. Pour le meilleur et le pire, au fil du temps, cet accès sera de plus en plus accessible au commun des mortels attiré par l’ailleurs. Facteur d’ouverture au monde, le tourisme favorisera aussi bien la diversité dans certains lieux que le repli dans d’autres, la renaissance culturelle ici que la folklorisation commerciale là. Pour son bonheur ou son malheur, chaque village, chaque personne, bref chaque site compose comme il peut (rarement comme il veut) avec le tourisme. Il en découle que chaque situation, qu’elle soit dite bonne ou mauvaise en terme de développement touristique, est unique. Aucun modèle touristique n’est réellement transposable étant donné qu’au final il revient toujours aux individus les plus directement concernés – ceux qui bénéficient et/ou subissent les conséquences de la présence touristique – de décider ou non de suivre telle ou telle voie de croissance/décroissance touristique.

26 Le touriste actuel n’est plus manichéen (s’il l’a peut-être été auparavant, ce qui reste à démontrer) ; il multiplie et diversifie ses envies de voyage, mêlant sans détour « séjour classique » par exemple en bord de mer et « voyage découverte » plus ou moins aventureux. Son périple est « mixte » de préférence : un peu de montagne, un peu de plage, un peu de ville, de la culture, de la nature, bref un peu de tout... Un casse‑tête pour les organisateurs de voyages mais un voyage-type de plus en plus à l’image de notre société. Quitter l’habituel et les habitudes pour aller vers un semblant d’inconnu, fuir le monde du travail harassant pour un univers paradisiaque même symbolique. L’esprit et le corps doivent se ressourcer, il est donc impératif de rompre avec le quotidien même si le lieu du tourisme est un hôtel-club sur une plage où la vue de l’alignement des serviettes n’a rien à envier à l’image du travail à la chaîne à l’usine. Rompre sans couper. Amourettes de passage, ensauvagement temporaire, excès plus ou moins contrôlés, le temps des vacances ailleurs est celui où on est autre – où on naît autre aussi –, celui où ce qui est formellement impossible chez soi devient d’un seul coup étrangement possible à l’ombre d’un cocotier. Cela vaut également pour les activités, visites, etc. Ainsi, on s’initiera plus facilement à la plongée ou à l’escalade à l’occasion des vacances, ou on ira volontiers visiter un musée des monnaies anciennes dans quelque contrée exotique alors qu’un musée de même nature chez soi restait inconnu...

27 Notre civilisation saturée d’images et de technologies toujours plus nouvelles n’a pas tué le tourisme mais au contraire encouragé le désir de mobilité d’une majorité de nos contemporains : plus le monde semble fini et plus ses habitants souhaitent le parcourir... Peut-être avant qu’il ne soit trop tard, à l’instar de l’opinion du journaliste norvégien Arild Molstad, ainsi que laisse suggérer le titre de son ouvrage Où partir avant qu’il ne soit trop tard ? (Molstad, 2009)4. Mais force est de constater qu’il n’est jamais trop tard pour arriver au paradis. L’exemple de Bali, en Indonésie, est à ce titre remarquable : depuis les années 1930, intellectuels et voyageurs occidentaux n’ont cessé d’annoncer la triste fin de ce paradis, s’arrogeant de fait le privilège – à grands renforts de publications censées le prouver ! – d’en être les derniers observateurs

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avertis, sinon dépositaires, pour la postérité bien entendu... En 2010, plus de trois millions de touristes ont visité l’île, en passe de devenir un paradis du shopping autant qu’une résidence divine, un chiffre jamais égalé. Et si tout le monde ou presque s’accorde à constater que « trop de touristes sont à Bali » et que cela peut demain tuer la poule aux œufs d’or, personne n’envisage d’annuler son prochain séjour au pays des dieux... Le désir de mobilité de nos contemporains se fonde sur des motivations parfois très égoïstes : on sait qu’il n’est pas très éthique d’aller à la rencontre des femmes- girafes dans les zoos humains à la frontière birmano-thaïlandaise mais les touristes se pressent tout de même aux portes des villages touristifiés, après il sera trop tard, les « exotiques » auront disparu ou auront été assimilés de force. Alors, il faut absolument se dépêcher ! De la même manière, on peut voter écolo et trier ses déchets, et toutefois se rendre, avant qu’il ne soit trop tard, à tel safari discutable au Kenya ou sur telle banquise nordique en voie de disparition, au risque de déranger la faune menacée ou de polluer un océan en sursis... Une overdose d’images est aussi un appel du large, une invitation à la découverte, il suffit de voir la course de vitesse que l’Unesco semble pratiquer ces dernières années pour « protéger » un maximum de sites... avant qu’ils ne soient trop détruits, dégradés et/ou envahis par les touristes... L’accès à l’image conditionne l’accès au tourisme, on a vu à la télé, sur l’ordinateur ou dans une revue, l’étape suivante consiste à aller voir sur place, en vrai. Cette boulimie, non pas de savoir mais de voir, est aussi à l’origine de rencontres toujours plus extrêmes, entre riches touristes et pauvres habitants, autrement dit entre ceux qui profitent et qui ont accès – ou plutôt les codes d’accès – au monde du voyage et ceux qui tentent, bon gré mal gré, de tirer le maximum de bénéfices de la présence de visiteurs sur leurs terres, voire dans leurs maisons. Les disparités augmentent en même temps que les degrés d’altérité entre les différents mondes qui se croisent bien plus qu’ils ne se rencontrent. Dans les havelis du Rajasthan, dans les riads de Marrakech ou dans les villas cossues au sud de Bali, le luxe des touristes ou des expatriés contrastent plus que jamais avec la vie misérable alentour. Une situation potentiellement explosive que vient confirmer des cambriolages de plus en plus fréquents : comment une population visitée ainsi démunie, et souvent exploitée (parfois plus moralement qu’économiquement), peut- elle accepter un tel fossé économique sur ses propres terres ? L’indignation pousse naturellement (et heureusement) à la révolte. Les touristes aussi le savent, et c’est là encore une raison de ne pas remettre son voyage à plus tard... Si la découverte incite souvent au départ et donc au tourisme, c’est parce qu’elle recèle en elle tous les ingrédients propices à la découverte des autres, des ailleurs et de soi. Altérité et universalité figurent tous deux au programme de ces circuits « découverte », pas nécessairement dans les brochures des voyagistes patentés, qui permettent de mieux avancer, ensemble, seul, et dans la vie en général.

28 Au final, c’est en mettant du bon vouloir mais aussi du bon savoir au cœur de nos voyages que nous pourrons demain retrouver le sens de nos pas, ne plus voir mais regarder le monde avec d’autres yeux, ne plus circuler passivement mais rencontrer activement d’autres univers. Un regard plus anthropologique sur le monde est une bonne voie pour guider ces consomm’acteurs du voyage (Michel, 2011). Se frotter à l’ailleurs reste, en dépit des soubresauts de la planète en mouvement, un excellent moyen de mieux comprendre, connaître – et donc reconnaître – l’autre dans toute sa différence. Tous les autres, sans exception et sans discrimination. En cette période de mauvais temps sur le monde, où les replis s’ajoutent aux bassesses, l’urgence de renouer avec soi passe par le détour d’autrui.

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BIBLIOGRAPHIE

BARLEY N., 1997 [1988]. L’anthropologie n’est pas un sport dangereux. Paris, Payot.

CHOMSKY N., 2010. Raison & liberté. Sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels. Marseille, Agone.

DHOQUOIS A. (dir.), 2008. Comment je suis devenu ethnologue ? Série d’entretiens dirigés par Anne Dhoquois. Paris, Le Cavalier Bleu.

LAZAR J., 2001. Les secrets de famille de l’université. Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

MICHEL F., 2009. Routes. Eloge de l’autonomadie. Essai sur le voyage, le nomadisme et l’autonomie. Québec, Presses de l’université Laval.

MICHEL F., 2011. Voyages pluriels. Échanges et mélanges. Annecy, Livres du monde.

MOLSTAD A., 2009 [2007]. Où partir avant qu’il ne soit trop tard ? Paris, La Découverte.

RIVIÈRE Cl., avril 2010. « Vers une nouvelle anthropologie », Cultures & Sociétés, 14 (avril) : 115-121.

NOTES

1. Titre de l’ouvrage de l’écrivain britannique Nigel Barley, responsable de musée et anthropologue « défroqué ». 2. Dans le texte qui suit immédiatement cette introduction, je m’inspire − en le personnalisant et le réactualisant – de mon portrait brossé par Anne Dhoquois (2008 : 167-180). 3. À ce sujet, cf. mon livre (2009) et, pour une analyse plus spécifique sur l’université cf. Lazar (2001). 4. À la fin de cet ouvrage, dont le sous-titre est Compte à rebours pour un tourisme responsable, l’auteur s’interroge avec raison sur ce « dilemme, faut‑il partir ou ne pas partir ? », question lancinante s’il en est dont la réponse reste forcément à la fois complexe et variable.

RÉSUMÉS

L’anthropologie n’est pas un sport dangereux mais sans doute un métier à risque : l’instabilité et la précarité semblent assurées pour les partisans d’une anthropologie insoumise et non domestiquée par l’institution universitaire ni, a fortiori, par les entreprises soucieuses d’humanités. Par le biais d’un itinéraire personnel, cet article retrace la genèse d’un parcours où l’anthropologie se mêle au voyage. Forcément mercenaire et/ou intermittent à la fois du voyage et de l’anthropologie, mon itinéraire se nourrit de l’altérité du monde et des rencontres culturelles, notamment en Asie du Sud-Est, « terrain » de prédilection de mes séjours et recherches. Cette contribution évoque également du parcours de combattant auquel ressemble parfois le cheminement de l’anthropologue, avec ici toutefois le tourisme et le voyage (et, bon gré

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mal gré, leurs univers marchands liés) comme lignes d’horizon et comme issue aussi pour échapper à l’éventuel enfermement disciplinaire et universitaire. On s’interrogera enfin de savoir si le voyage peut s’inscrire au service de l’anthropologie sans que le chercheur, mais aussi le voyageur, n’y perde son âme. Une réflexion engagée sur le métier d’anthropologue travaillant sur les mobilités contemporaines, avec ses formes de résistance et d’autonomie indispensables.

Anthropology is not a dangerous sport but it is undoubtedly a risky profession: instability and precariousness seem assured for the partisans of an anthropology that is not subordinated to or domesticated by the university institution or, all the more so, by companies concerned with humanity. Through a personal itinerary, this article retraces the genesis of a journey in which anthropology becomes mixed into the trip. Inevitably mercenary and/or intermittent with respect to both the journey and anthropology, my itinerary feeds on the otherness of the world and cultural encounters, notably in South-East Asia, the favourite « fieldsite » for my stays and research. This article also evokes the obstacle course which the anthropologist’s development sometimes resembles, here nevertheless with tourism and the journey (and, whether we like it or not, their commercial worlds) as skylines and as a way out too to escape a possible disciplinary and university confinement. The article reflects, finally, on whether the journey can be in the service of anthropology without the researcher, but also the traveller, losing their soul in the process. An engaged reflection on the profession of anthropologist working on contemporary mobilities, with its indispensable forms of resistance and autonomy.

INDEX

Keywords : journey, university, personal journey anthropology, autonomy Mots-clés : voyage, université, parcours personnel, anthropologie, autonomie

AUTEUR

FRANCK MICHEL Anthropologue (université de Corse) Association Déroutes et Détours. 18 rue des Orphelins, 67000 Strasbourg [email protected]

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Anthropologue inclassable

Paul Jorion et Laura Ferré

NOTE DE L’ÉDITEUR

Entretien avec Paul Jorion réalisé par Laura Ferré.

Laura Ferré – Comment définissez-vous un anthropologue ? Paul Jorion – Je dirais que c’est simplement quelqu’un qui a obtenu un diplôme en anthropologie délivré par une université. Comme l’enseignement est très différent d’un endroit à l’autre, un anthropologue peut être beaucoup de choses différentes. Dans mon expérience, en Belgique et en France, les professeurs d’anthropologie enseignent un peu ce qu’ils connaissent et ce n’est pas très structuré, donc ça peut très bien être une mosaïque de différentes choses. Donc ça laisse une énorme liberté pour se définir comme étant anthropologue. Dans le monde anglo-saxon, que j’ai connu en particulier à Cambridge, c’est beaucoup plus précis. Les choses sont très claires : il y a une discipline extrêmement délimitée avec une histoire, une épistémologie, des écoles qui se succèdent de manière très tranchée, etc. Ça c’est différent, être anthropologue britannique c’est une chose très précise, être anthropologue français ou belge c’est une chose beaucoup plus difficile à définir. Je ne sais pas si je serais devenu anthropologue si j’avais été étudiant de première année en faculté en Angleterre. En fait, mon choix de l’anthropologie « sur le continent », c’était lié au fait que ça vous permettait un peu de lire tout ce qui vous plaisait : de la philosophie, de la linguistique, de la psychanalyse, tout ce qui vous passait par la tête. On vous disait : « Oui, oui, c’est de l’anthropologie ! » Plus tard, je me suis fort identifié, à partir du moment où je me suis intéressé à la théorie des prix, à l’anthropologie économique en tant que telle. Mais par ailleurs j’avais toujours un intérêt pour ce que j’appelais l’anthropologie des savoirs parce qu’il n’y avait pas véritablement un champ ou une sous-discipline qui correspondait à ça. En Angleterre, c’était plus clair : il y avait des gens qui faisaient des recherches dans un domaine qu’on appelait rationality. En France, c’était plus flou parce qu’on avait dans ce domaine, deux maîtres essentiellement : il y avait Lévy-Bruhl avec ce qu’il avait

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fait sur La mentalité primitive1 et d’autre part il y avait par contraste, son opposé, avec Lévi-Strauss et La pensée sauvage2. C’était en fait deux tentatives dans des directions tout à fait opposées. Ceci dit on n’est pas laissé à soi-même puisqu’il y existe tout un champ qu’on appelle « l’histoire et la philosophie des sciences » qui donne le cadre dans lequel ces réflexions peuvent s’inscrire. Par exemple quand j’ai écrit Comment la vérité et la réalité furent inventées3, j’ai pris les maîtres que sont Lévy-Bruhl et Lévi- Strauss, mais j’ai complété ça avec tout ce qui existait dans l’histoire et la philosophie des sciences. D’ailleurs à Cambridge, les deux bâtiments étaient contigus entre anthropologie sociale et histoire et philosophie des sciences. Et je participais à tous les séminaires d’anthropologie mais aussi à tous ceux de philosophie des sciences. Je m’étais conçu une sorte de boîte à outils où les deux se trouvaient. Quand on fait de l’anthropologie des savoirs, les données viennent surtout d’Amérique du Sud, d’Océanie, d’endroits assez reculés d’Asie, d’Afrique, etc. Alors qu’évidemment si on fait de l’histoire et de la philosophie des sciences on peut faire comme je l’ai fait, c’est‑à‑dire entrer carrément dans l’histoire, l’histoire des mathématiques, de la physique etc., des choses qui ne relèvent pas normalement du monde de l’anthropologie. Dans mon bouquin, j’ai tout traité ensemble. J’ai fait un parcours autour de deux notions, vérité et réalité, et j’ai utilisé tout le matériel dont on peut disposer. Il y a une suggestion qui avait été faite par Gérard Simon dans Kepler astronome astrologue4, c’est une étude sur Kepler qui produit les premières équations du mouvement des planètes. Mais Simon utilise une méthode proprement anthropologique, il dit dans son introduction : « Pourquoi ne pas écrire sur Kepler, quand on va chercher si loin des documents sur les formes de pensée étrangères à l’Occident contemporain… Des documents comparables à ceux que l’on va récolter à grand-peine au bout du monde traînent inexploités sur tous les rayons de nos bibliothèques. » Ça, ça m’a fort inspiré. Je me suis demandé pourquoi, si on fait une réflexion sur la connaissance ou les savoirs, l’arrêter aux frontières traditionnelles de l’anthropologie. J’ai préféré une démarche où on poursuivait son objet, où on poursuit la notion de vérité partout où on la trouve sans se limiter en disant : « Cela c’est du domaine de l’anthropologie, ça de la philosophie des sciences, etc. » Je me rends compte bien sûr que je viens de donner une définition de l’anthropologie qui est fort centrée sur mon propre parcours.

L.F. – Il faut dire que votre parcours est assez atypique. Vous avez eu plusieurs vies dans une vie. Le passage d’anthropologue à trader, n’est-il pas trop brutal ? P.J. – Non. Vous avez lu dans le manuscrit de mon autobiographie que ce qui m’intéressait dans l’anthropologie, même quand on parlait d’une sous-discipline beaucoup plus classique de l’anthropologie comme l’étude de la parenté, c’était l’objet-même sans trop me poser la question de savoir quelles sont les méthodes qu’il faut utiliser. Quand il s’agit de structures comme celles dont Lévi-Strauss parle dans Les structures élémentaires de la parenté5, j’ai une démarche très différente de la sienne parce qu’il a toujours refusé d’utiliser l’outil mathématique. Ou alors il a utilisé une astuce qui était de commander des appendices mathématiques à des mathématiciens à intégrer dans son livre, comme il a demandé à Weil de le faire dans ce livre, ou à Guilbaud, qui est intervenu dans La pensée sauvage. Comme je n’avais pas de prévention contre les mathématiques, j’avais finalement un assez bon bagage mathématique, j’ai utilisé les mathématiques quand cela semblait s’imposer. De la

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même manière qu’il y a quelques jours, il y a eu un débat qui s’est lancé sur mon blog sur les questions du nucléaire civil et que la question du risque s’est posée, j’ai fait un petit modèle mathématique du risque puisque cela fait partie des choses que je sais faire et que c’était une façon d’aborder la question. Les mathématiques font partie de ma boîte à outils, donc je les utilise quand j’ai l’impression que cela peut être utile.

L.F. – Vous êtes un des rares anthropologues à faire ça. P.J. – Oui, c’est sûr. Ça c’est fort lié à la formation. L’anthropologie est considérée comme une science molle et par conséquent on encourage fort les étudiants qui sont plutôt littéraires et très peu mathématiciens à se diriger vers ces filières. À l’inverse, on a fait le contraire dans mon cas. On m’a souvent dit : « Pourquoi faire anthropologie alors que vous étiez bon en mathématiques ? » On décourage aussi dans ce sens-là.

L.F. – Dans votre manuscrit vous dites qu’à un moment donné dans votre vie vous aviez le sentiment d’avoir fait le tour de l’anthropologie. Qu’en est-il aujourd’hui ? P.J. – Oui. C’est-à-dire qu’en anthropologie, il y a un moment où on a le sentiment d’avoir tout lu parce que ce n’est pas énorme. Grâce à ma formation en Angleterre, j’ai probablement lu beaucoup plus que la plupart des anthropologues français. Je me suis vraiment imprégné de cette anthropologie britannique et je n’ai pas lu seulement les livres, je suis allé lire les archives, les correspondances inédites et ainsi de suite. Mais c’est une discipline relativement jeune, on peut dater ses débuts des premières années du XIXe siècle. Ce n’est pas comme la philosophie où on peut remonter à deux millénaires ! Donc, il n’y a qu’une douzaine de manières disons d’analyser les choses. Il est possible d’avoir, peutêtre pas lu tous les textes, mais d’avoir fait le tour des méthodologies possibles. Et pour certains objets cela peut apparaître trop limité, ne serait-ce que pour la raison que j’ai dite, parfois quand on a un objet bien délimité on peut avoir tendance à le poursuivre ailleurs que dans l’espace que les anthropologues ont couvert. Par exemple, la vérité ne s’arrête pas aux sociétés dites « primitives » ou « sauvages ».

L.F. – Et aujourd’hui, en ayant ouvert d’autres espaces, vous avez retrouvé un goût pour l’anthropologie ? P.J. – Je n’ai jamais cessé d’être anthropologue ça c’est sûr ! Ceci dit, il y a des domaines où j’ai pratiquement été le premier. Par exemple, si on pense à l’anthropologie de la finance, on a essayé l’autre jour de faire un colloque, on a trouvé à peu près trois personnes ! Donc, ça peut être très limité avec de tout petits groupes. Donc quand il n’y a que trois personnes dans un domaine, par nécessité vous y êtes automatiquement l’inventeur de beaucoup de choses. À ce moment-là, dans mon cas, vous transposez une démarche, par exemple les méthodes de l’observation participante, dans un nouveau contexte. Quand je suis arrivé dans l’île de Houat, en Bretagne, et que j’ai commencé à récolter des données sur les prix, je le raconte, j’ai épuisé assez rapidement les explications possibles de type anthropologique, il y avait à l’époque une grande querelle entre les formalistes et les substantivistes, mais les données dont je disposais résistaient aux deux types d’analyses. Il fallait sortir de cela, trouver des supports qui permettaient un autre type d’approche.

L.F. – Comment vous êtes-vous intégré dans ce groupe social des pêcheurs de l’île de Houat ? P.J. – Dans n’importe quel endroit où vous voulez utiliser l’observation participante, vous allez voir les gens en leur demandant de vivre avec eux dans l’intention de

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comprendre en quoi leur vie est différente de la vôtre : « Moi, j’ai une vie d’étudiant, j’ai été assis pendant douze ans et plus sur des bancs d’école, je ne sais pas comment vous vivez mais je voudrais le savoir. » Il y a des anthropologues qui font des choses un peu différentes, par exemple qui se font passer pour des prisonniers pour étudier le milieu carcéral. À ce moment-là, on ne dit pas ce que l’on fait, ce n’est pas vraiment de l’observation participante parce que la méthode implique que vous préveniez les gens que vous étudiez, que vous êtes là en observateur. Le surnom que les pêcheurs m’ont donné a été très révélateur pour moi de la manière dont ils ont compris ce que je voulais faire, c’est-à-dire vivre leur vie pour pouvoir en rendre compte dans mes propres termes : ils m’ont appelé « le philosophe ». Ils se sont dit : « Il n’y a qu’un philosophe qui puisse avoir envie de faire ce genre de choses. » C’est quelqu’un qui veut avoir une vision particulière mais globale de ce que c’est qu’être humain. Ce qui, en fait, est une très bonne analyse.

L.F. – Comment en êtes-vous arrivé à faire votre thèse sur la pêche puis à partir étudier les pêcheurs béninois ? P.J. – Il n’y avait pas d’idée a priori mais au moment où je suis parti pour l’île de Houat, il y avait des négociations qui s’éternisaient sur le fait pour moi de faire quelque chose de classique pour un anthropologue belge, c’est-à-dire d’aller au Congo, qui avait été à une époque « Congo belge ». Il y avait une mission au Kasai qui était prête à m’accueillir. Pour Houat cela s’est fait tout à fait accidentellement. Je suis un jour allé voir ma sœur, et mon beaufrère m’a dit que cette île était très intéressante. J’y suis allé et ça m’a donné envie de m’installer là. Si les négociations avaient été plus courtes du côté de l’Afrique, j’aurai eu un parcours beaucoup plus classique ou traditionnel en allant travailler au Congo.

L.F. – Comment vous expliquez votre non-accès aux institutions avec la notoriété qui est la vôtre ? P.J. – Il faudrait demander aux gens qui m’ont rejeté pourquoi ils l’ont fait. Je crois qu’il y avait quelque chose de tout à fait simple, c’était le fait que je n’étais pas dans l’institution proprement dite. Parce que je n’avais pas vraiment fait mes études en France, parce que je n’avais pas suivi un parcours classique, donc il était plus facile d’écarter un rival que si j’avais vraiment été l’élève d’un professeur en France qui m’aurait chouchouté, préparé, etc. Comme j’apparaissais comme extérieur, il était beaucoup plus facile de m’empêcher d’entrer. J’étais comme une menace, je ne dis pas ça par arrogance : j’avais énormément de publications. À l’époque où je suis rejeté par les anthropologues français, je suis probablement la personne qui a le plus grand nombre de publications dans la revue L’Homme. Ce que je veux dire c’est qu’il n’était pas facile non plus de m’écarter. Dans mon autobiographie, je raconte un incident d’une personne qui me dit : « Prenez le pouvoir ! Je suis avec vous ! » Ça c’est le paradoxe. C’est que lui me considère comme étant dans les cinq premiers dans ma profession mais je n’ai aucun point d’accroche dans le milieu puisqu’il n’y a personne qui me soutient, sauf lui qui me dit ça d’une façon tout à fait abstraite qui n’a du coup aucune signification pour moi. La possibilité existait matériellement de m’écarter donc on a sauté dessus. C’est très simple.

L.F. – Vous pensiez que vous étiez dangereux par vos écrits ? Vous étiez avant-gardiste. P.J. – Oui, j’étais contestataire. J’étais un élève de Lévi-Strauss mais il y avait des choses essentielles chez lui qui m’apparaissaient incorrectes. J’étais dans la lignée de Godelier pour l’économie politique, pour l’anthropologie économique. Mais il y avait

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un certain nombre de choses, par exemple ce qu’il écrivait sur la rationalité, qui me semblaient inexactes. Donc, prenons l’exemple de Lévi-Strauss, qui était une personne relativement peu sûre d’elle et qui a beaucoup aidé ses élèves les plus serviles, d’un point de vue intellectuel ceux qui faisaient vraiment des « reproductions » de Lévi-Strauss ; et il s’est montré extrêmement dur envers des gens qui étaient en réalité peut-être davantage dans la tradition structuraliste qu’il avait inventée mais qui ne reproduisaient pas du Lévi-Strauss, qui poursuivaient plutôt dans la voie qu’il avait tracée. Mais lui n’aimait pas cette idée que l’on pourrait « compléter » son œuvre. Il avait l’impression d’avoir fait quelque chose qui était clos sur soi-même. Alors l’idée de dire qu’un disciple de Lévi-Strauss a poursuivi la pensée du maître, c’est quelque chose qu’il n’aimait pas du tout. C’est dommage puisqu’il s’est entouré donc d’élèves qui à mon sens n’ont pas un très grand avenir dans l’histoire de la discipline. Alors qu’il aurait pu protéger un peu davantage, et là je prêche pour ma propre chapelle, des gens qui avaient des choses un peu plus originales à dire.

L.F. – Dans votre autobiographie, vous parlez du sentiment d’être un anthropologue infiltré. Finalement, ça s’est révélé vrai puisque vous avez écrit sur ce vécu. P.J. – Il y avait un peu de ça. Il vient souvent un moment pour un anthropologue où l’observation participante réussit tellement bien qu’on devient vraiment un membre de la communauté observée. Dans le cas de Houat, il est venu un moment où des femmes de l’île ont cherché à ce que j’épouse leur fille ; on disait de moi à l’une d’elles : « Ton beau-fils ! » On atteint là un but qui dépasse ses espérances initiales. Il y a quelque chose que je ne dis pas dans le texte que j’ai écrit mais qui pour moi était très beau de ce point de vue là. J’allais souvent à la pêche avec un pêcheur en particulier. C’était un tout petit bateau, on ne pouvait être que deux seulement. Pendant toutes les premières fois où j’allais pêcher avec lui, il insistait sur le fait que j’étais un étudiant qui venait de l’extérieur. Ce n’était pas méchamment mais il marquait la différence comme quand, par exemple, il m’assimilait à un médecin qui allait en mer quelquefois avec lui l’été : je faisais partie de cette communauté extérieure. Et un jour nous nous trouvons dans une situation assez dramatique, comme cela arrive malheureusement assez souvent, c’est-à-dire qu’on ne sait pas si le bateau va tenir, on ne sait pas si on ne va pas faire naufrage, et au moment où on rentre sains et saufs, il me dit : « S’il y avait eu un accident, je crois qu’on se serait serré un petit peu au cimetière pour toi. »

L.F. – Finalement, vous aviez votre place dans la communauté. P.J. – Voilà ! À ce moment-là aussi, j’ai eu ce sentiment d’être accepté. C’est pour cela qu’il l’avait dit d’ailleurs. C’était une sorte de reconnaissance. En fait, il répondait à quelque chose qu’il avait dit avant. Il y avait eu un incident grave : un jeune homme qui était venu du continent sans connaître personne dans l’île et c’était pour se suicider. La question s’était posée de savoir s’il pouvait être enterré à Houat et les pêcheurs avaient dit non. Vous me posez la question par rapport à la finance. Quand j’entre dans la finance, je n’ai rien à expliquer puisque ceux qui m’offrent un emploi voient mon curriculum vitae. Le premier qui m’embauche sait très bien d’où je viens. À ce moment-là, je fais surtout de l’intelligence artificielle mais il sait que je suis anthropologue. Avant de m’embaucher il vient chez moi voir ce que je fais. En fait, je présente le profil-type d’un futur ingénieur financier. Il ne fait rien de fantaisiste en me nommant. Je

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présente les qualités dont il a besoin pour un poste particulier. Ensuite quand je me présente ailleurs avec mon curriculum vitae, là il est mis « anthropologue », etc. Et là comme je le dis souvent, la question se pose : « Si je vous prends, est-ce que vous ferez de l’observation participante en étant là ? » La différence c’est qu’effectivement, on ne m’offre pas ces postes en tant qu’anthropologue mais en tant qu’ingénieur financier. Le reste apparaît un peu comme des particularités personnelles, comme par exemple le fait que je m’intéresse à l’entomologie par ailleurs. Ce n’est pas pertinent, le problème c’est de savoir si je peux faire le travail correctement ou non. Le fait est que dans les discussions dans la banque, j’apporte souvent le bénéfice d’un bagage extérieur. Par exemple, quand je travaille dans le secteur du crédit à la consommation, je fais intervenir souvent des considérations sociologiques auxquelles les autres ne pensent pas. Je donne un exemple : qu’est-ce qui fait que les gens pourraient ne pas rembourser les emprunts qu’on leur consent ? Les gens autour de moi sont essentiellement des économistes, ils approchent les faits de manière purement statistique. Je dis moi qu’il est peut-être intéressant de s’intéresser au fait qu’il n’y pas la même attitude visàvis de ceci ou cela dans la communauté d’origine africaine, ou dans la communauté amérindienne : ceux qu’on préfère appeler « hispaniques » aux États-Unis, parce que dans leur grande majorité ils sont originaires du Mexique ou d’Amérique centrale en tout cas. Alors quand la crise se dessine véritablement en 2004, dans les discussions que nous avons entre collègues, pas spécialement dans les réunions formelles mais dans les conversations qu’on a à l’heure du déjeuner ou dans les couloirs, je leur apporte simplement une perspective un peu plus vaste, suggérant par exemple d’aller consulter les recensements pour s’intéresser à la distribution des revenus aux États-Unis, etc. Donc j’ai toujours une perspective un peu plus large. Mais ceci dit à aucun moment je n’ai encore fait véritablement un rapport d’anthropologue sur la communauté même des gens de la finance. J’ai simplement constitué une boîte à outils dans laquelle se trouvent les outils anthropologiques, et sociologiques, parce que j’ai aussi un diplôme en sociologie. J’ai aussi fait une psychanalyse didactique, dans l’intention d’être psychanalyste un jour, j’utilise cela aussi. J’ai appris la finance sur le tard en travaillant vingt ans dans ce domaine donc j’ai des tas d’outils aussi qui viennent de là. Donc quand j’écris un livre maintenant, L’argent, mode d’emploi6 par exemple, ou le dernier Le capitalisme à l’agonie7, vous trouvez là des réflexions d’ordre statistique, quelques modèles mathématiques, de la finance, vous trouvez là de la démographie, des emprunts à la philosophie, à l’histoire, à la psychanalyse. Il y a beaucoup de choses. Le bagage anthropologique classique est certainement là aussi mais il y a d’autres choses. Disons que je fais flèche de tout bois dans des analyses de ce type-là.

L.F. – Finalement, l’anthropologie vous a suivi toute votre vie. Estce que vous diriez que c’est plus qu’un métier ? Anthropologue c’est une philosophie de vie, un regard sur le monde ? P.J. – C’est un regard sur le monde bien sûr. J’en parlais hier. La question qu’on me posait était : est-ce que vous êtes étonné du degré de décomposition dans lequel se trouve notre système économique ? Je réponds alors que non parce qu’en tant qu’anthropologue, on n’entretient jamais l’illusion que les sociétés ont une maîtrise absolue sur leur environnement naturel et culturel, sur la manière dont elles font les choses. On sait que les hommes ne trouvent jamais que des solutions très approximatives, qu’il y a beaucoup de choses qui passent à travers les mailles du filet. Donc il ne vous vient jamais à l’esprit en tant qu’anthropologue, comme par exemple

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à un économiste libéral, de dire que le système capitaliste dans lequel nous sommes est la forme ultime du développement économique et qu’il a atteint le stade de la perfection. Comme vous le savez sans doute, dans certains courants de la pensée économique on prétend que les hommes se comportent de manière « rationnelle », et on veut dire par là : en optimisant l’usage des ressources dont ils disposent, ce qui serait également l’essence du capitalisme, et on en tire qu’il existe une harmonie réelle entre la manière dont les êtres humains sont essentiellement et le système économique dans lequel nous vivons. Avec une formation d’anthropologue je crois qu’on ne parvient jamais à ce type de représentations : l’absurdité de ces raisonnements vous choque.

L F. – Et aujourd’hui comment vous définiriez-vous ? P.J. – C’est difficile à dire parce que ce qui s’est passé, c’est que mon livre Vers la crise du capitalisme américain ?8 annonçait des événements en disant qu’ils allaient se produire et… ils se sont produits ! Le texte a été terminé d’être rédigé en 2005 mais il n’a pas trouvé à être publié avant 2007. Mais au moment où il paraît, ce qu’il dit est très rapidement vérifié dans les faits. Depuis, on me demande souvent de faire des prévisions sur ce qui peut encore se passer. Dans, je dirais, 90% des cas, il est impossible de prévoir ce qui va se passer mais dans 10% je dis qu’on le peut. Dans ces cas-là je ne me trompe pas, à l’exception d’un seul qui me vient immédiatement à l’esprit : c’est celui où j’ai pensé non seulement que l’Amérique pourrait basculer à gauche, ce qu’elle a fait au début dans la crise, mais aussi qu’Obama suivrait son électorat, or ça, ça n’a pas eu lieu. Son gouvernement, son administration, ont été kidnappés par le courant de droite du parti démocrate. Là je m’étais trompé mais je continue à faire des prévisions qui s’avèrent exactes. Alors ce que ça a eu comme résultat, c’est le fait que je prends, en tant que personne, une dimension politique. Je prends une dimension politique du fait que beaucoup de gens me consultent à propos de ce qu’il faudrait faire maintenant. Je prends un exemple : à déjeuner aujourd’hui je suis invité par le représentant d’un think tank me disant : « Est-ce que vous voulez bien participer ? Est-ce que vous voulez bien nous aider à diriger notre pensée ? » Et, je dirais que, dans l’éventail politique français depuis que je suis ici, pratiquement tous les courants d’opinion m’ont demandé d’agir en rôle de conseiller vis-à-vis d’eux. En fait de l’extrême droite à l’extrême gauche, même si j’ai rejeté la proposition du Front National, ou plutôt j’ai posé des conditions qui auraient exigé de leur part un revirement sur certaines questions, conditions qu’ils ont jugées inacceptables. Mais ça ne coûtait rien d’essayer. Malgré le spectre important des demandes, les questions qu’on me pose sont souvent formulées de telle manière que je me sens en affinité : ceux qui me contactent ne se trompent pas. Donc là on sort du rôle de l’anthropologue. Ça arrive dans certains cas. Par exemple, l’anthropologue qui se trouve dans des situations d’exploitation de type colonial, des situations où il peut y avoir des rapports de brutalité intenses à l’intérieur même de la société, l’anthropologue intervient, outrepasse son rôle d’anthropologue en intervenant au niveau du gouvernement ou même au niveau international, pour essayer de protéger les gens dont il partage la vie. L’anthropologue est un « observateur de l’homme », pour reprendre le titre de la première société d’anthropologie en France. Observateur de l’homme, c’est ça son rôle, tel qu’il est défini traditionnellement. Ce n’est pas celui décrit par Marx quand il dit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. » Or ce type de définition peut s’appliquer à l’anthropologue lui ou elle aussi. Il faut peut-être que le ou la

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représentant(e) des sciences humaines adopte cela comme un principe, et que si la possibilité s’offre de transformer le monde il faut la saisir. Enfin, ce n’est pas présenté comme ça dans les universités. Évidemment, quand on dit : « Transformer le monde », on pense à « transformer le monde dans le bon sens ». Le danger qu’on ne peut alors pas éviter, c’est celui que constituent les gens qui veulent transformer le monde « dans le mauvais sens », je pense bien sûr à la « science » économique depuis la fin du XIXe siècle : une vaste entreprise d’endoctrinement financée par le monde des affaires et les banquiers.

L.F. – Surtout ce qui vous a permis de marcher dans cette lignée c’est, vous le dites vous- même, que vous avez eu une indépendance par rapport à vos financements. P.J. – Oui, je me suis financé moi-même au fil des années avec mes salaires et parfois avec mes primes de licenciement. Par exemple le livre qui annonce la crise du capitalisme américain, je l’ai écrit sur une période de six mois grâce à la prime de licenciement d’un emploi que je venais de perdre.

L.F. – Du coup il y avait un côté « rien à perdre ». P.J. – Surtout, il n’y a jamais eu de nécessité d’autocensure parce que je n’avais pas d’employeur qui pouvait d’une manière ou d’une autre me faire penser que l’argent qu’on me dispensait dépendait d’une certaine attitude que je devrais avoir. Cela vous donne en effet une très grande indépendance, mais il y a un prix à payer !

L.F. – Et aujourd’hui vous arrivez à vivre uniquement du « mécénat citoyen » sur votre blog ? P.J. – Au départ oui. En 2009 quand j’arrive ici en France et qu’il faut que je trouve du travail, je me dis que je vais devoir abandonner le blog. Mais quand je l’annonce, on me dit que ce que je fais sur ce blog est trop utile pour que j’arrête et les lecteurs m’assurent qu’ils vont s’arranger pour que j’obtienne grâce à eux le minimum qui m’est nécessaire. Alors je fais un rapide calcul. Et donc, oui au départ j’ai en fait vécu sur les 2 000 euro par mois qu’on s’était fixé comme objectif. Maintenant, cela change un petit peu parce qu’on trouve mes livres dans les gares et les aéroports et qu’on commence à me demander de faire des conférences. Est-ce que cela peut déboucher sur une carrière de conférencier ? Il faudra voir. Ce matin je suis passé sur Canal + et ça a fait bondir mon dernier livre du trente-trois millièmes rang au trente-huitième sur Amazon.fr. Quand on arrive à ce niveau-là, si ça tient, les droits d’auteurs peuvent devenir une véritable source de revenus. Je suis arrivé ici en 2009 et deux ans, c’est un horizon un peu court pour tirer des conclusions. Le monsieur qui m’invite à midi me dit qu’il aimerait que je fasse partie de ce think tank qu’il représente et que ce serait une activité rémunérée. Ce n’est pas une offre ferme, on verra ce que ça donne. Une période comme en ce moment, où l’on passe trois jours de suite à la radio, à la télévision, ça aide à la réputation. On parle de vous.

L.F. – Finalement, vous n’aurez pas eu besoin de passer par les institutions pour mener votre carrière d’anthropologue. P.J. – Non, mais ceci dit, ça ne veut pas dire que ce soit une sinécure ! Cela a souvent été touch and go, comme on dit en anglais, ça a souvent été « limite » parce que ce n’est pas évident de faire carrière en dehors de votre domaine. J’ai eu la chance de la même manière qu’au moment où j’ai quitté l’île de Houat où on me disait que je n’aurais pas de mal à vivre de mon propre bateau, que dans l’environnement de la finance, on m’a pris suffisamment au sérieux pour que dans certaines discussions au plus haut niveau dans des banques, les décisions qui ont été prises soient

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essentiellement celles que j’ai proposées. Dans cette logique de l’observation participante, vous pouvez devenir suffisamment convaincant pour qu’à l’intérieur de votre communauté d’adoption vous deveniez une autorité à laquelle les autres se réfèrent. La première fois que l’on se tourne alors vers vous comme l’expert dont l’avis est primordial, est très surprenant. Le groupe vous fait comprendre que vous avez atteint un niveau d’expertise tel que votre opinion sera celle à laquelle le groupe tout entier s’identifiera. C’est mieux que d’être « citoyen d’honneur », c’est véritablement l’intégration.

L.F. – En tous les cas, votre manuscrit est passionnant et même si on sent que ça n’a pas toujours été simple, ça donne envie de faire de l’anthropologie et de persévérer dans la vie d’une manière générale. P.J. – Merci, c’est le plus beau compliment !

NOTES

1. Lévy-Bruhl L., 1960 [1922]. La mentalité primitive. Paris, PUF. 2. Lévi-Strauss Cl., 1962. La pensée sauvage. Paris, Plon. 3. Jorion P., 2009. Comment la vérité et la réalité furent inventées. Paris, Gallimard. 4. Simon G., 1979. Kepler astronome astrologue. Paris, Gallimard. 5. Lévi-Strauss Cl., 1949. Les structures élémentaires de la parenté. Paris, PUF. 6. Jorion P., 2009. L’argent, mode d’emploi. Paris, Fayard. 7. Jorion P., 2011. Le capitalisme à l’agonie. Paris, Faytard. 8. Jorion P., 2007. Vers la crise du capitalisme américain ? Paris, La Découverte/MAUSS.

AUTEURS

PAUL JORION www.pauljorion.com/blog [email protected]

LAURA FERRÉ 3 rue du Pavé de Grignon – 94320 Thiais [email protected]

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La formation en anthropologie aujourd’hui, hier et demain

Frédérique Guyader et Monique Selim

NOTE DE L’ÉDITEUR

Échanges entre Frédérique Guyader et Monique Selim.

Monique Selim – Tu as beaucoup travaillé sur la catégorisation de l’anthropologie dans les grilles de l’ANPE. D’où t’est venue l’idée et en quoi cela consistait ? Frédérique Guyader – Avant de commencer un cursus en anthropologie, j’ai effectué un cursus en psychologie sociale. Dans le cadre d’un stage réalisé pour la Marine nationale, j’avais réalisé les fiches intermédiaires entre certaines formations proposées par la Marine et les fiches ROME (Répertoire opérationnel des métiers et emplois) de l’ANPE. L’objectif était de permettre aux marins, ayant suivi une formation marine, de connaître les métiers vers lesquels ils pouvaient s’orienter une fois dans le secteur privé, car ils possédaient les mêmes compétences. Dans le cadre du CLETAF (Comité de liaison et de travail précédent la création de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie), nous avons créé un groupe de travail afin d’intervenir sur la fiche ROME de l’ANPE concernant le métier d’« anthropologue ». Chaque métier est décrit, défini via notamment des compétences préalablement construites sous forme d’items. Dans le cadre de ce groupe de travail, nous avons listé un certain nombre de compétences afin de pouvoir proposer un plus grand nombre d’aires de mobilité. Les aires de mobilité correspondent grossièrement à des ponts entre différents métiers ou familles professionnelles. Ces ponts sont notamment constitués par le partage de compétences. Chaque fiche ROME comprend une définition du métier mais aussi plusieurs items prédéfinis, utilisés pour lister les compétences liées au métier donné. Les compétences d’un métier peuvent se retrouver dans un autre métier. Les

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compétences d’un métier X étant en partie identiques à celles du métier C ou L permettent aux compétences d’être transposables. Une personne formée au métier X peut ainsi s’orienter vers le métier C ou L et postuler aux offres liées. Ces concordances permettent de créer des aires de mobilité. Si l’on compare à d’autres métiers comme sociologue ou psychologue, les anthropologues ou ethnologues ne possédaient pas autant de compétences transposables, ce qui ne leur permettait pas d’avoir accès ou de se positionner sur un grand nombre d’offres. Dans le cadre du groupe de travail du CLETAF, on a proposé une modification de la liste des compétences liées aux métiers d’anthropologue à la section de l’ANPE en charge de la nouvelle version du ROME. Ces modifications ont été acceptées et les échos que nous avons eus suite à cette démarche ont été positifs. Il semble qu’aujourd’hui les offres proposées soient plus en adéquation avec la formation reçue. Cependant, sortis du cadre universitaire, les doctorants (ou ceux qui sortent diplômés d’un master) ont du mal à voir ce qu’ils pourraient apporter à une entreprise. Lister de manière plus complète les compétences liées à leurs formations peut leur permettre de les utiliser lors d’entretiens avec une entreprise.

M.S. – Si on en vient à ton propre vécu et si tu compares ta formation en anthropologie avec ta formation en psychologie, que peux-tu en dire ? F.G. – J’ai commencé par un cursus en psychologie que j’ai arrêté après ma maîtrise, parce que je ne me sentais pas à l’aise avec les outils de la psychologie sociale. On passait beaucoup de questionnaires, il y avait un contact très cadré dans lequel je ne me reconnaissais pas. Ma formation en psychologie, si je la compare avec ma formation en anthropologie, était très structurée avec une réflexion sur la déontologie, l’éthique. Le fait aussi que l’on nous expliquait l’importance de notre positionnement vis‑à‑vis de l’autre dans la pratique thérapeutique, et tout ce que sous-tend ce positionnement. Depuis cette époque, j’ai nourri l’idée que chaque rencontre se passe d’inconscient à inconscient. Il me semble que cette dimension-là est extrêmement importante y compris en anthropologie. La prise de conscience de cette relation qui se construit sur un autre plan m’a servi dans le cadre de mes recherches sur le terrain. Je pense que si on n’a pas conscience de tout ce qui sous- tend la relation avec l’autre, on peut faire des erreurs dans le sens où des biais s’y greffent. Lorsque l’on va sur son terrain, on a un travail à faire, ce qui suppose que l’on doive se positionner en tant que personne exerçant une profession. Les relations vont donc être différentes de celles que l’on pourrait créer si on y allait en vacances. On se positionne également différemment. Autrement, les deux formations sont inclues dans un système qui utilise les rites de passage, qui sont validés par les diplômes. Les rapports avec les pairs se modifient en fonction de l’obtention de ces derniers. J’ai l’impression que les étudiants ne constituent de manière générale une relation avec un ou des professeurs qu’à partir de la maîtrise. L’étudiant ne devient pair qu’à ce moment-là. Il y a aussi un besoin de reconnaissance qui nourrit une hiérarchie, que l’on peut comparer en psychologie au rapport au père.

M.S. – En t’écoutant, je réfléchissais aux périodes historiques dans lesquelles se situent les formations. Ma formation en anthropologie a eu lieu dans les années 1975-1979, j’avais une formation de philosophie que j’avais commencée après le bac en 1969. À t’entendre il semblerait qu’il y a véritablement un retour des rapports hiérarchiques dans les universités alors que l’après 68 est marqué par une neutralisation des rapports hiérarchiques dans les

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formations ce qui était frappant dans l’UFR de Jaulin, à Paris 7, où des relations de proximité fortes avec les enseignants régnaient. Par ailleurs, c’est le début d’une remise en cause de l’objet de l’anthropologie comme altérité coupée, primitive, exotique. L’anthropologie de la France rurale et urbaine apparaît. Jaulin nous disait de partir à la campagne, vivre avec les paysans, etc. Donc il s’est produit une double abolition hiérarchique : celle des rapports hiérarchiques entre étudiants et enseignants remplacés par la proximité, le dialogue, la communication et celle du rapport de coupure et de domination avec l’objet de l’anthropologie puisque qu’il devenait un sujet appartenant à la même société avec lequel la communication n’était pas immédiate, mais à construire néanmoins dans le même mode de communication.

Après, j’ai fait ma thèse à l’EHESS et la formation nous destinait à être anthropologue, avec une case de transmission d’une connaissance et d’une praxis pour devenir anthropologue et non le vide que tu décris à l’ANPE. Nous avions l’idée qu’il existait des instituts de recherche où l’on faisait de la recherche fondamentale et dans lesquels la profession d’anthropologue, le métier était répertorié, on était potentiellement des « pairs » ce qui change totalement le rapport. Si je compare avec la transmission actuelle, elle est trouée, c’est le marché du travail. On ne forme pas des gens à l’anthropologie pour devenir anthropologue, on est obligé de leur dire, si on veut être un minimum déontologique, que c’est un parcours du combattant absolu. Les gens aujourd’hui qui viennent dans un cours d’anthropologie, viennent pour des morceaux de connaissance par rapport à une idée qu’ils ont de l’anthropologie et qui va être recyclée ensuite dans des pratiques professionnelles qui sont extrêmement diverses ; beaucoup vont travailler dans des ONG, institutions qui sont majoritairement portées sur un monde autre, et l’anthropologie à ce point de jonction avec les ONG, les nouveaux cursus M1-M2 ont conduit à une multiplication extrême des offres d’enseignement. L’offre de cours est un marché où les gens puisent sans barrières entre les universités. Auparavant les formations étaient plus univoques, exclusives et refermées sur elles‑mêmes. C’est pourquoi d’ailleurs l’UFR de Jaulin était à l’époque une grande innovation. De surcroît une formation débouchait sur une carrière à vie. F.G. – Comment en es-tu venue à l’anthropologie puisque tu as un cursus de philosophie ?

M.S. – Je me suis tournée vers l’anthropologie parce qu’au-delà de la philosophie, je ressentais le besoin d’une société vivante, il y avait un parallélisme dans mon esprit entre la pensée d’une société morte et se saisir de la pensée d’une société en acte. La philosophie telle qu’elle m’était enseignée était une sorte de plongée dans l’altérité d’un système de pensée à articuler avec un contexte de rapports sociaux particuliers. C’est pourquoi d’ailleurs je n’ai pas été séduite par une anthropologie symboliste, car le capital symbolique d’une société est continuellement remanié, réajusté, pris dans des rapports sociaux contradictoires. On ne peut pas séparer un capital symbolique qui représenterait une structure de pensée et de l’autre son actualisation dans le présent. Les masters en introduisant un enseignement qui est réellement pluridisciplinaire par définition ont permis une relative dissolution de l’anthropologie et ont cassé l’unidirectionnalité des parcours. L’anthropologie s’est considérablement diversifiée, de multiples sous-branches se sont rajoutées aux thématiques et aux aires culturelles. Mais dans le marché du travail il n’y a plus de case anthropologie. F.G. – Il n’y a pas eu de réflexion des anthropologues sur ce basculement de besoins professionnels induits par la transformation de la société ?

M.S. – Les anthropologues ont été peu attentifs au marché du travail ; le CNRS a intégré les hors-statuts en 1976-1978. Dans l’après 68, le gouvernement de droite a inauguré la contractualisation de la recherche et il s’agissait pour le gouvernement de puiser chez les intellectuels, qui étaient très majoritairement à gauche, des idées, des pistes de pensée et le CERFI1 en est un bon exemple. Pour ma génération, après cette intégration des hors- statuts, le manque de postes de recherche s’est affirmé. Les instituts de recherche se voient unifiés sous le statut d’EPST en 1982 et les recrutements diminuent. Un décalage

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croissant s’inscrit entre formation et marché du travail pour les anthropologues qui voient peu à peu arriver la première crise des années 1980. F.G. – Les psychologues ont commencé, dès les années 1990, à réfléchir sur la professionnalisation de la discipline et à mettre en place des DESS. On ne voit pas de tels mouvements chez les anthropologues.

M.S. – Tu as tout à fait raison, il y avait peu de réflexion des anthropologues sur la professionnalisation et à mon avis cette réflexion en gros ne naît que dans les deux, trois dernières années actuelles, surtout avec les cursus humanitaires. L’anthropologie étudie des sociétés et dans leur propre société, les anthropologues français ont peu pensé à leur propre discipline en rapport avec le présent économique et politique. L’anthropologie n’est pas arrivée à vraiment sortir de son histoire coloniale et néocoloniale, c’est‑à‑dire une histoire en fait où ce sont moins des sociétés que l’anthropologue étudie que des altérités, toujours prises dans un rapport spectaculaire et en rupture fondamentale avec la société d’origine de l’anthropologue. Le département de Jaulin dans les années 1970 essayait d’être en phase avec les évolutions de la société, avec les mouvements sociaux. Mais ce département était stigmatisé par l’ensemble du monde anthropologique ! La professionnalisation de l’anthropologie passe aujourd’hui beaucoup par le biais de l’humanitaire, c’est-à-dire par un biais qui est excessivement idéologique et, à mon avis, qui partage une conception anthropologique de l’altérité fondée sur la rupture ; l’humanitaire va sauver un autre, l’anthropologue va étudier un autre. L’anthropologie devient une culture personnelle dans un bagage pour se repérer dans le monde global, savoir que l’on fait tel rituel ailleurs. Cela dévalorise l’anthropologie, car c’est un mode de cristallisation et de réification de la connaissance. F.G. – On voit beaucoup de personnes qui viennent prendre des cours d’anthropologie ou autre pour leur culture personnelle, mais ce choix de l’anthropologie n’est-il pas aussi lié à la cristallisation des représentations qui entourent l’anthropologie, à son côté un peu exotique ?

M.S. – L’anthropologie n’a pas connu de véritable rupture. Elle se légitime dans la continuité et une quasi ancestralité ! II y a eu une lente évolution, avec l’intégration des sociétés urbaines, des sociétés industrielles, des objets différents, on a réussi à intégrer dans le champ de l’anthropologie énormément de choses qui relèvent de la contemporanéité, ce qui n’était pas le cas avant puisque l’altérité était radicale. Mais il n’y a pas eu de rupture épistémologique avec cette altérité, on a rajouté simplement. L’anthropologie a continué à se discipliner sur l’exotisme, sur l’exotisation d’une société présente dans laquelle on vit et c’est de plus en plus facile, prenons-en pour exemple la burka. Trouver l’autre chez nous, le surexotiser, s’inscrit dans un mouvement de société qui pointe l’altérisation négative de ces autres. La seule singularité de l’anthropologie est la méthode, et non l’objet ; tu as souligné que tu n’as pas eu d’enseignement sur la construction de la communication avec l’autre, et qu’en fait tu avais toujours le sentiment d’une mise à distance de l’autre. Toutes les disciplines ne cessent de réfléchir sur l’évolution de leur pratique, en fonction de la transformation des cadres ; en anthropologie la réflexivité a donné lieu a de nombreux colloques sur les nouveaux objets… mais en même temps il y a quelque chose de raté là- dedans, je ne sais pas pourquoi. On réfléchit sur de nombreux objets, et un peu sur les nouvelles pratiques mais en tentant de les réinsérer dans les structures historiques de la

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discipline, tout se passe comme si on avait employé les vieux mots et des vieilles pratiques pour définir les nouveaux objets…

NOTES

1. Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles, fondé par Félix Guattari en 1967.

AUTEURS

FRÉDÉRIQUE GUYADER Université de Provence 3 place Victor Hugo, 13331 – Marseille Cedex 03 [email protected]

MONIQUE SELIM IRD, UMR 201 Développement et Sociétés 45 bis rue de la Belle Gabrielle – 94736 Nogent-sur-Marne [email protected]

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Recherches et débats

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Autour de Writing Culture

Annie Benveniste

1 Vingt-cinq ans après la publication en anglais de l’ouvrage collectif Writing Culture, le Journal des anthropologues a souhaité publier une traduction française de l’introduction que James Clifford avait rédigée pour cet ouvrage en 1986. Le lecteur trouvera ici trois textes permettant de mieux situer l’ouvrage et de mesurer son importance dans la discipline. Le premier texte, écrit par James Clifford en 2011, revient « après coup » sur le contexte de la production de Writing Culture en 1986. L’ouvrage est ensuite introduit par Emir Mahieddin, jeune anthropologue français qui enseigne de nos jours Writing Culture à ses étudiants. Enfin, vient la traduction proprement dite de l’introduction.

2 Comme Clifford le dit lui-même, dans « Après coup », les courants de l’anthropologie postmoderne anglosaxonne, qui s’appuyaient sur des paradigmes élaborés par des philosophes français, notamment Lyotard, Foucault, Deleuze, n’ont été suivis, en France, que plusieurs années après. On peut s’interroger aujourd’hui sur l’inventivité réelle des productions postmodernes quand elles se réduisent à privilégier des objets banals, décontextualisés et des récits centrés sur l’expérience du chercheur. Mais on peut aussi s’interroger sur la façon dont les mêmes évolutions géopolitiques ont produit dans les différentes « traditions nationales », des refondations épistémologiques et d’autres façons de penser les terrains et les objets de l’anthropologie. Et voir le texte de James Clifford, introductif à Writing Culture, comme précurseur parce qu’il a posé des problèmes qui ont eu une résonnance en France, en dehors des chemins tracés par son auteur et sans que le texte ait été nécessairement lu. Il introduit une réflexion sur le contexte de production du savoir anthropologique ; la critique d’une anthropologie coloniale ; l’approche réflexive qui rend compte des rapports aux interlocuteurs sans les figer dans un rôle d’informateur ; la fin des grands récits et les analyses, plus locales, plus micro et posées en termes de recomposition ou de négociation ; la mondialisation et le travail dans des terrains multisitués.

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AUTEUR

ANNIE BENVENISTE Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis 2 rue de la Liberté – 93526 Saint-Denis cedex [email protected]

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Après coup

James Clifford

1 Reading one’s words in translation is always an experience of estrangement. One sees, hears, oneself from a distance – another person in a different time. And of course any translation, however faithful, is something new, a performance for unimagined audiences. What could Writing Culture possibly mean, what work might it do, for French readers in 2011? In his astute introduction Emir Mahieddin suggests that the book, and more importantly the arguments that followed its appearance twenty-five years ago, have attained a kind of « classic » status. No longer a « succès de scandale », Writing Culture can perhaps be read for what it actually says.

2 In North America when « postmodernism » was resisted, the barbarians at the gates were often associated with « French theory. » In France, « le postmodernisme Américain » was similarly held at arms length. But of course the Zeitgeist, of which Writing Culture was a product, transgressed national borders. Many of the trends associated with the book had their own French trajectories in the work of Jean Jamin, Jeanne Favret-Saada, Jean Bazin, and Alban Bensa, to name just a few prominent anthropological examples. And I might also mention Bruno Latour or François Hartog. The interdisciplinary openness of L’Homme under Jamin’s editorship seems very much in the experimental spirit of Writing Culture. And yet, as Mahieddin notes, there has been resistance, a sustained suspicion of trends that were pervasive across the Atlantic and the English Channel: cultural studies, deconstruction, feminist theory, various neo-Marxisms, critical studies of race and ethnicity. Ten years ago, a trip on the Eurostar from London to Paris felt like entering a different intellectual world. In the bookstores: where were the topics that filled the British shelves? Where was race? Feminism? Deconstruction? One looked in vain for Stuart Hall, Fredric Jameson, Donna Haraway, Paul Gilroy, Judith Butler – or their local equivalents. Today the situation seems to be changing, the general attitude less insular – certainly among younger scholars. Perhaps Writing Culture will finally have its moment in France.

3 Yet as I read these words of mine, made new in French, I feel most profoundly their historicity, their distance. Writing Culture’s index contains no entry for « globalization. » There’s no « internet ». No « postcolonial ». So much has changed in these twenty- five years. How can the changes be understood? What kind of a story can be told? In

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retrospect I have come to believe that a profound transformation of power relations and discursive locations has been going on. Call it, for short, the de-centering of the West. Anthropology has been an inextricable part of this de-centering, and so have its critiques-books like Writing Culture.

4 A conversation from the early 1970s comes to mind. I was a doctoral student doing research work at the London School of Economics in the Malinowski papers, and one day outside the library I found myself chatting about the history of his discipline with Raymond Firth, the great anthropologist of Tikopia. Firth had been a student and colleague of Malinowski. He shook his head over attempts to connect anthropological research with colonial power, in particular the important book edited by Talal Asad, Anthropology and the Colonial Encounter. Without minimizing the issue, Firth thought the relations of anthropology and empire were more complex than some of the critics were suggesting. He shook his head in a mixture of pretended and real confusion. What happened? Not so long ago we were radicals. We thought of ourselves as gadflies and reformers, advocates for indigenous cultures. Now, all of a sudden, we’re handmaidens of empire!

5 This is what it is like to feel « historical ». The marking of colonialism as a period (with a possible ending) came suddenly to Euro-American liberal scholars, at least those who noticed the changing times. Who would have predicted in the early 1950s that within a decade most of France and Britain’s colonies would be formally independent? Feeling historical is like a rug pulled out: a gestalt change perhaps, or a sense of sudden relocation, of being seen from some previously hidden perspective. For Euro-American anthropology, the experience of a sometimes hostile identification as a Western science, a purveyor of « partial truths », has been a troubling, alienating, and potentially enriching process. The same hard learning experience challenged many scholars of my generation with respect to gender and race.

6 In retrospect, I see the twenty-five years of Writing Culture within a larger, postwar narrative of geo-political transformation and re-positioning. This vision reflects a personal experience, like Firth’s, of being re-positioned. Born in 1945, I grew up in the peace of the victors: the Cold War standoff and a sustained, American-led economic boom. My fundamental sense of reality – of what actually existed and was possible – was formed in circumstances of unprecedented material prosperity and security. Of course my generation experienced recurring fears of nuclear annihilation. But since disarmament was not around the corner we learned, on a daily basis, to live with « the balance of terror ». In all other respects the world seemed stable and expansive, at least to a middle-class North American. We would never lack resources; wars were fought somewhere else. The lines of geo-political antagonism were clear and seemingly manageable.

7 The naturalness of this reality began to slip after 1965, when « the sixties » and the war in Vietnam got seriously out of control. For a time, everything was in question. Deepened political and cultural conflicts unleashed utopian energies: « The Revolution » (in more than Marxist senses) could be invoked without irony. In the academic world where I studied and then worked, the sixties (never a simple chronological marker) extended through the seventies. A progressive decolonization of modes of thought was underway. As an emerging intellectual I was caught up in contestations of disciplinary authority, the opening of canons and institutions, the claims of multiculturalism, feminism, and anti-racism. These movements both

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empowered and constrained my thinking, a double determination that my introduction to Writing Culture tried to express, awkwardly and in medias res.

8 The global sixties eventually sputtered to an end, their critical and utopian energies co- opted by commercialized popular culture or circumscribed in identity-based social movements, avant-garde art worlds, and academic enclaves. By the mid 1980s, the end of the postwar economic boom and the dominance of neo-liberalism under Thatcher and Reagan had become inescapable facts of life. The fall of the Soviet Union after 1989 was followed by a decade of « uni-polar » U.S. megalomania, the victor enjoying the spoils. Market-driven globalization would be widely celebrated (« The End of History ») and attacked (the « Battle of Seattle », José Bové’s assault on MacDonald’s). A newly flexible and polycentric world system seemed to be a relentless machine for restructuring the local in terms of the global. The system’s fundamental instability ‑ economies reliant on financial speculation and bloated credit, ungovernable flows of people and information – would emerge only later.

9 Writing Culture, a product of the early 80s, can be understood as either a « late sixties » or an « early nineties » work. The book’s critical energy and reforming zeal, it’s sense of (neo)colonization as the principal locus of power relations, signal the sixties genealogy. But if one compares an influential precursor, Dell Hymes’ collection, Reinventing Anthropology (1969) the changes are clear. Writing Culture is distinctly post-sixties in style and emphasis: its acute awareness of discursive determination, its focus on representations as social forces that constitute subjects in relations of power. The world it expresses is more that of Foucault than of Fanon.

10 As the sixties waned, visions of revolution were replaced by defensive reactions, cultural and intellectual tactics of subversion or critique. Newly inventive forms of trans-national , supported by « Americanized » cultural commodities, were evidently the most powerful forces in the world. Frontal resistance to flexible accumulation and neo-liberal hegemony seemed useless. But what could not be overthrown might at least be undermined, transgressed, opened up. For many intellectuals working inside Euro‑American centers of power this meant supporting « diversity » in both epistemological and socio-cultural registers. Space could be cleared for discrepant senses of the real, positions staked out for future struggles. In the absence of radical, systemic change, dominant forms of authority and common sense could at least be criticized, theoretically disassembled. Writing Culture, with its rejection of monological authority and commitment to experimentation, made sense in this conjuncture. Its style of critique was at home there.

11 Today, things are different. We struggle to make sense of a more volatile, polycentric world. The neo-liberal hegemony which reached its apogee in the 1990s seems to be collapsing. The future is, to put it mildly, uncertain. We cannot count on any world system to reconstitute itself. Or any revolutionary agent to point the way. In the present confusion, it is at least clear that a stable American-led geo-political order will be rebuilt. Whatever political-economic accommodations the present transition makes possible, they will not include the guarantees of material prosperity, political power, and cultural centrality, within which I lived and worked for a half century. That bubble has burst. And I find myself, today, feeling « historical » with a vengeance – the fear and excitement of entering times that cannot be narrated. The un-representable conjuncture.

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12 Writing Culture expressed – with insight and blindness – tectonic shifts in global culture and society. My introduction tried to suggest as much, though without the perspective afforded by our current perch in the new millennium. Whatever happens next, emerging global and local forms of power and relationship will call out fresh ethnographic strategies. Perhaps the critical, experimental, resources still to be found in Writing Culture’s toolbox will come in handy.

AUTEUR

JAMES CLIFFORD University of California – History of Consciousness Department Santa Cruz, CA 95064. USA [email protected]

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Vingt-cinq ans après Writing Culture Retour sur un « âge d’or » de la critique en anthropologie

Émir Mahieddin

Je tiens à remercier Ghislaine Gallenga, maîtresse de conférences à l’université de Provence, pour ses conseils avisés dans l’élaboration de ce travail.

1 Le texte qui suit est la traduction de l’introduction de Writing Culture, l’ouvrage qui a cristallisé les incertitudes de l’anthropologie dans les années 1980 (James, Hockey & Dawson, 1997 : 2) et marqué l’avènement de ce qui serait connu sous le nom de « critique postmoderne ». Pour certains, 1986 – sa date d’édition – est synonyme de la fin d’un premier « âge d’or » de l’anthropologie, telle qu’elle était conçue depuis Malinowski et dont Clifford Geertz et Marshall Sahlins se faisaient volontiers les derniers légataires (Marcus, 2002). Pourtant, elle marque aussi, pour la génération d’étudiants dont je fais partie, l’essor de ce que l’on peut percevoir comme un nouvel « âge d’or », celui de la critique de l’anthropologie et de son renouvellement. Selon Marcus et Fisher (1999), la critique « Writing Culture » a été célébrée comme un moment nouveau d’expérimentation dans l’écriture ethnographique.

2 Il m’est évidemment difficile en tant que jeune doctorant d’évaluer l’impact qu’a pu avoir cet ouvrage critique sur les anthropologues que sont mes aînés (je n’étais même pas né lors du séminaire de Santa Fé duquel ce livre est issu). En ce qui concerne ma génération, ce texte est d’abord un classique de la discipline, marqué d’un point sur une frise chronologique dessinée à la craie blanche sur un tableau noir. Une crise dépassée, voilà ce qu’est Writing Culture aux yeux d’un étudiant en anthropologie de nos jours. Je n’y vois certainement pas la monstrueuse prophétie millénariste qu’ont pu percevoir certains de ceux qui l’ont eu entre les mains à la fin des années 19801. Ce n’est que par les témoignages de mes enseignants que j’ai une idée du choc qu’il a pu produire sur les esprits d’alors et de l’héritage qu’il constitue aujourd’hui. Quels étaient donc ces propos si déstabilisateurs et quel legs ce livre a‑t‑il laissé à la discipline ? Qu’en est‑il réellement de ce texte si décrié ? Sonnant le glas des grands paradigmes, signait‑il pour autant l’acte de décès de l’anthropologie ? Comment peut-on lire Writing Culture vingt-cinq ans après sa première parution ?

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3 L’ouvrage compile, dans un recueil d’articles, des réflexions amorcées lors d’un séminaire qui s’est tenu en 1984 à Santa Fé : « The Making of Ethnographic Texts ». Plus qu’une analyse des œuvres anthropologiques à l’aune de la critique littéraire comme a pu s’y prêter Clifford Geertz (1996), les penseurs qui s’y étaient réunis ont proposé un questionnement sur la discipline quant à la politique de ses textes. Ainsi sont mis en lumière les procédés rhétoriques qui fondent l’autorité scientifique, l’aspect fragmentaire – inhérent aux limites imposées par la perception sensorielle – de descriptions qui ont pourtant prétention à être totalisantes, et la partialité occultée de données produites dans des contextes sociopolitiques auxquels l’anthropologue participe. En découle une réflexion sur les facteurs extérieurs au texte, qui n’en sont pourtant pas moins des constituants majeurs : la situation coloniale, l’inégalité de fait entre les auteurs et ceux dont ils parlent sans leur donner la parole, les problèmes à dimensions multiples suscités par la « traduction culturelle »2 dans un monde travaillé par des inégalités politiques et économiques, les biais institutionnels de la recherche, les changements, mis de côté par les anthropologues de l’époque, relatifs à la constitution des « systèmes‑monde »3 dans lesquels les groupes socioculturels ne sauraient apparaître comme des isolats, etc. L’anthropologie, bien mal à l’aise devant ces questions, les a trop longtemps éludées. Le fait de les faire émerger a eu l’effet d’une bombe en relativisant la portée réaliste du discours anthropologique, mais remettait-t- il en question la possibilité d’existence d’une science de l’Homme faite par des hommes ?

4 Nous savons aujourd’hui que la réponse est négative mais cela ne semblait apparemment pas évident pour tout le monde à l’époque. Pourtant, ce livre, en dressant un bilan, s’est aussi révélé œuvre programmatique qui a su faire preuve de puissance critique tout autant que se constituer en force de proposition.

5 Il ne s’agit pas ici de nier les dérives qui, dans l’ouvrage, tendent à la « fétichisation » du signe ou du récit qui se substituent comme fiction à la réalité, éludant par là même de porter un propos sur la mise en place concrète d’un dispositif d’enquête (Berger, 2005 : 108). Ainsi, et cela a déjà été commenté plus d’une fois, la posture « extrémiste » de Tyler (1986) ne saurait être acceptable. Ce dernier définit l’ethnographie postmoderne comme « un texte construit en coopération », composé de fragments de discours ayant pour but l’évocation, dans l’esprit du lecteur comme dans celui de l’auteur, du fantasme émergent d’un monde possible dans une réalité de sens commun, et ainsi de provoquer une intégration esthétique qui aurait un effet thérapeutique. C’est, en un mot, « de la poésie », non pas dans sa forme textuelle mais dans sa fonction qui, par effet cathartique, permettrait « à son auditeur (hearer) d’agir de manière éthique (to act ethically) ». L’ethnographie deviendrait une tentative de recréation « textuelle de cette spirale de la performance rituelle et poétique » (Tyler, ibid. : 125-126). Au‑delà de cette proposition qui laisse perplexe quant à l’avenir qu’envisageait ce premier anthropologue postmoderne pour la discipline, il est des critiques qui ouvrent des perspectives pour ainsi dire plus « optimistes », lesquelles n’ont pas failli à leur mission de faire des propositions concrètes pour le renouvellement de l’écriture ethnographique. Writing Culture porte ainsi les contributions d’auteurs incontournables dans la fabrique de l’anthropologie contemporaine, au premier rang desquels figure George Marcus.

6 L’ordonnancement de certaines contributions de l’ouvrage nous donne des indications sur le regard que nous pouvons porter sur son propos. Tyler, « le radical », seul auteur

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à se réclamer du « postmodernisme » à l’époque du séminaire, est comme marginalisé en position centrale4. Son texte est en effet placé au milieu du recueil, en parangon du canon postmoderne et de la critique qui s’applique à elle‑même. Cependant, cette place lui attribue autant le statut de paroxysme de la déconstruction, qui ne peut s’appuyer que sur les critiques de la rhétorique qui le précèdent, que celui de texte que l’on cherche à cacher entre des critiques plus raisonnées ; comme s’il s’agissait de l’introduire progressivement et prudemment, pour le pondérer aussitôt avec les textes qui le suivent. Il convient donc de ne pas être obnubilé par le radicalisme tylerien et de « jeter le bébé avec l’eau du bain », de voir les dérives de cet auteur dans l’ensemble des contributions, ou encore dans l’ensemble de la critique labélisée « postmoderne »5.

7 On peut se plaire à penser, avec le recul pourvu par le temps, qu’il ne convient pas d’accorder tant d’importance à la contribution de Tyler pour prendre la mesure de l’héritage de Writing Culture, un recueil bien plus hétéroclite qu’on ne se le représente souvent. L’histoire voudra que le livre soit clos par les mots de George Marcus, auquel revint la tâche de rédiger la conclusion de l’ouvrage, et l’on sait combien la discipline devra à cet auteur dans les années suivantes. S’il n’aborde, dans sa conclusion, que la question des conditions professionnelles de production des ethnographies par des universitaires pris dans des enjeux institutionnels, c’est sur d’autres fronts que cet auteur reviendra plus tard avec force. Ce front ethnographique, il en esquisse déjà les grandes lignes dans sa contribution à l’ouvrage. Ainsi peut‑on aisément percevoir dans « Contemporary Problems in the Modern World System », un texte annonciateur dans le prolongement duquel s’inscrira le fameux « Ethnographie du/dans le système monde » (2010)6. George Marcus y émet des propositions qui vont radicalement changer l’anthropologie. Il dénonce l’anhistoricisme du paradigme malinowskien dominant dans l’anthropologie dite « moderne », qui inscrivait l’indigène dans un temps autre, quasi immuable7. Un temps des autres qui circonscrit aussi des espaces autres, que les anthropologues ont souvent perçu comme des isolats. Et Marcus de suggérer une perspective « multilocale » (1986 : 171), qui n’occulterait pas l’existence d’autres lieux ayant un impact sur le lieu même de l’enquête. Déjà, il s’agissait de réconcilier local et global, proposition qu’il réitérera en 1995 en proposant une ethnographie qu’il nommera « multisituée ». Cette démarche a marqué l’avènement d’une anthropologie de la globalisation, dans laquelle l’ethnographe s’efforce de saisir le monde dans son perpétuel mouvement. Il s’agit d’intégrer le site que l’on étudie dans un vaste tableau en dégageant les connexions qui peuvent exister entre plusieurs sites, en alternant « descriptions ténues » (thin) et « descriptions denses » (thick)8, ce qui permet de dénouer les jeux de flux et d’influences qui façonnent les « cultures » en train de se faire (Marcus, 1998). Cette démarche, Marcus la voudra fortement orientée vers l’ethnographie et elle influence encore aujourd’hui, de manière non négligeable, les choix des jeunes chercheurs.

8 Plus qu’une nouvelle méthodologie en prise avec les problématiques contemporaines engendrées par la globalisation, c’est un véritable héritage épistémologique que l’on doit à Writing Culture, qui peut-être plus que toute autre critique, aura tenté de mettre fin aux métadiscours9 que constituaient les grands paradigmes de l’anthropologie. En leur lieu et place, une discipline très orientée vers l’ethnographie et la description du singulier10, dans une posture d’humilité scientifique, et un retour vers les démarches inductives plus à même de respecter les visions des indigènes que les grands paradigmes qui écrasaient le discours autochtone sous le poids du régime de vérité des sciences sociales. Cette posture, mêlant exigence d’empirisme et responsabilité éthique,

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est déjà suggérée par Paul Rabinow dans la dernière contribution de l’ouvrage. Ce dernier propose un « cosmopolitisme » critique (1986 : 258) mu par une éthique d’opposition aux vérités non questionnées et une appréhension suspicieuse des propres tendances impérialistes de l’ethnographe. Il appelle à mettre au premier plan l’attention et le respect pour la différence, tout en évitant la réification des différences ; une posture qui ne peut qu’être ancrée dans une ethnographie précise et détaillée.

9 Quelques années plus tard, dans un article pourtant conçu comme une réponse aux dénonciations textualistes de Writing Culture, Martyn Hammersley suggérera une perspective en adéquation avec celle de Rabinow, inspirée des propositions poppériennes (2003). Abandonnant le réalisme naïf, critiqué par les postmodernes, selon lequel le texte est la reproduction analogique d’une réalité indépendante qui existerait au‑delà de toute interprétation, Hammersley propose l’adoption d’un réalisme faillibiliste, conscient des représentations sélectives des phénomènes qu’il évoque. Il s’agit de donner au lecteur la possibilité d’évaluer la vraisemblance et la crédibilité des données recueillies. Cette idée, nécessairement accompagnée d’une exigence de réflexivité aiguë, est certainement celle qui sert aujourd’hui de ligne de conduite à l’écriture ethnographique. Après un épisode critique aussi bien aux plans épistémologique que politique, l’ethnographie reprendra donc les sentiers de la science dont l’objectif est la production d’un discours opposable dans la mesure où il amène les éléments qui permettent de le réfuter. Mais pour en arriver là, la critique « Writing Culture » n’était-elle pas indispensable, poussant les anthropologues à penser les écueils les plus « dangereux » de l’écriture ethnographique pour mieux les éviter ?

10 Finalement, Writing Culture, dont la généalogie s’ancre dans l’anthropologie moderne11, ne portait‑il pas déjà en lui, les racines qui permettraient de dépasser la crise qu’il a inaugurée ? La critique « postmoderne » ne marque peut‑être donc pas l’avènement d’une nouvelle ère, consécutive à une période dite « moderne », mais apparaît plutôt comme un moment de torsion de la raison moderne sur elle‑même, duquel l’anthropologie sortira avec des outils d’une épistémologie finalement bien classique. Ce texte fait pont entre deux périodes, prenant acte de l’ensemble de l’histoire de l’anthropologie pour mieux surmonter les défis qui se poseraient à la discipline dans les années suivantes. À cet ouvrage, une introduction dont l’auteur fait figure de passeur : James Clifford. C’est sur cette figure que je propose de clore cette présentation. Quel était son propos et quelle place occupe-t-il dans le champ universitaire et l’histoire de l’anthropologie ?

11 Se réclamant de Clifford Geertz et en sa qualité d’historien dont l’objet est l’anthropologie12, James Clifford apparaît comme un passeur intellectuel. C’est lui qui permet aux concepts de la critique littéraire de franchir ses frontières académiques, amorçant ainsi une période de renouvellement majeur pour l’ethnologie. Clifford Geertz s’est lui aussi intéressé à la perspective textualiste, mais, à la différence de James Clifford, il est retenu par l’histoire comme le modéré, celui qui aura su mener la critique tout « en restant en milieu du gué pour mieux revenir sur la rive qu’il venait de quitter » (Chauvier, 2011 : 139). Quelle en est la raison ?

12 P. Rabinow a écrit que ces auteurs sont tous deux des universitaires dont la carrière se fait dans l’« hybridation », comme beaucoup d’autres, mais que James Clifford est parmi eux le seul « professionnel » (ibid. : 242)13. Clifford Geertz, bien qu’intéressé par le textualisme, demeurait un ethnographe en dialogue avec les indigènes, par sa pratique du terrain. James Clifford lui, se faisant « ethnographe des ethnographes » (ibid. : 243), a

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pour informateurs les anthropologues passés et contemporains, devenus « ses indigènes ». Ce qui intéressait Geertz dans la médiation du textualisme restait la description du social et de l’autre. L’autre pour Clifford, c’est la représentation anthropologique de l’autre. Il se nourrit des textes ethnographiques pour écrire les siens, et l’avalanche des références bibliographiques citées dans cette introduction n’en est qu’un signe. Il s’intéresse à la construction de l’autorité ethnographique en partant d’une idée déjà présente dans la discipline : le caractère fictionnel (dans le sens de « fabriqué », « produit »)14 de l’écriture anthropologique qui la rapprocherait de la littérature. En soi, cette idée pourrait paraître dangereuse, mais c’est dans une perspective productive que James Clifford en fait usage. En cela, il rejoint probablement les préoccupations de Geertz quant à l’avenir et au renouvellement nécessaire de l’anthropologie par le détour textualiste, comme le montre la lecture de l’introduction à Writing Culture. Clifford voyait en effet dans le textualisme l’outil d’une prise de conscience. Avoir conscience des questions de style, de rhétorique et de dialectique de la production des textes ethnographiques devrait pouvoir mener les praticiens de cette science à une perspective affinée sur l’autre et sur soi, sur la relation ethnographique, et ce à travers une recherche expérimentale dans les dispositifs d’écriture. Il établit dans ce texte, en continuité d’un autre papier passé à la postérité, « De l’autorité en ethnographie » (2003), l’importance du mode dialogique dans l’écriture ethnographique. Il regrette que les anthropologues aient souvent évacué cette manière d’écrire, se faisant maîtres du discours dans les textes dont ils sont certes les auteurs, mais qu’ils doivent en grande partie à leurs informateurs, auxquels il conviendrait d’octroyer le statut de collaborateurs d’enquête, voire d’écrivains15. Selon James Clifford, le régime dialogique permettrait de redistribuer l’autorité ethnographique. Il enjoint les ethnographes à concevoir leur travail non pas comme une expérience ou une interprétation mais comme une « négociation » impliquant au moins deux sujets « conscients politiquement », en insistant sur la dynamique « intersubjective » de tout discours (2003 : 281).

13 Nous voilà bien loin des considérations esthétiques, ou encore « thérapeutiques », évoquées par Stephen Tyler. Les propositions concrètes de James Clifford indiquent un projet pour la discipline qui n’a rien à voir avec sa destruction ou son annexion par les départements de lettres, comme le voudrait la caricature faite par beaucoup en France parfois encore aujourd’hui. Bien au contraire, Writing Culture doit être lu comme un appel, un programme d’expérimentation qui exige de l’anthropologie qu’elle prenne ses faiblesses à bras le corps pour les endiguer, et non comme une dénonciation stérile. L’introduction de cet ouvrage se présente donc comme une stimulation au travail scientifique plus que comme un obstacle à la production d’un savoir objectivant.

14 Par ailleurs, il est étonnant, étant donné son impact, que l’ouvrage n’ait toujours pas été traduit en français dans son intégralité vingt‑cinq ans après sa parution. Le scepticisme vis‑à‑vis de la critique postmoderne dans le champ universitaire français – dû à une histoire institutionnelle plus rigide que celle des campus américains (Cusset, 2005) de laquelle l’éclatement et la redistribution des disciplines en studies ont été absents – doit expliquer en partie cette lacune. Cela dit, étant donné la contribution de la philosophie française à la pensée de Writing Culture, ce n’était qu’un juste retour qu’il soit traduit, au moins en partie, dans la langue de la French Theory16.

15 La traduction de l’introduction de Writing Culture présentée ici rappelle combien les problématiques soulevées dans les années quatre‑vingts restent d’une actualité

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brûlante. L’anthropologie fait en effet face à des bouleversements sociaux dans lesquels elle doit définir son rôle et élaborer des grilles de lecture nouvelles afin de comprendre un monde social toujours changeant et de plus en plus exigeant vis‑à‑vis du discours. Nous ne faisons que prendre la mesure de l’ampleur des problèmes soulevés dans ce texte. Il marque le départ d’une anthropologie qui change parce que la science l’exige mais surtout parce que la société, qui constitue autant son objet d’étude que son contexte de production, l’y incite. Ce texte, en prenant acte de la réalité mouvante et fragmentaire du monde social observé, permet à l’anthropologie de se reconstruire perpétuellement face à l’instabilité du réel. Mais peut-être fallait‑il attendre de connaître un monde multipolaire, polycentrique, privé des idéologies clairement marquées du XXe siècle – que certains appelleront, peut‑être un peu vite, « la fin de l’histoire » (Fukuyama, 1992) – pour comprendre à quel point la contribution de James Clifford et de ses collègues était décisive pour l’anthropologie.

16 Il convient donc bel et bien d’ouvrir à nouveau Writing Culture pour le lire aujourd’hui avec l’enthousiasme qui caractérise la lecture des classiques, plus qu’avec la résistance intellectuelle à une menace pour la posture scientifique. Cette résistance qui caractérise la réception des révolutions scientifiques (Kuhn, 2008) peut en effet être abandonnée grâce au recul que nous a offert le passage du temps, plus de vingt-cinq ans après la première publication de Writing Culture.

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NOTES

1. En ce qui concerne la réception critique, voire « pessimiste » de Writing Culture, je renvoie à l’introduction de l’ouvrage After Writing Culture : Epistemology and Praxis in Contemporary Anthropology (James, Hockey & Dawson, 1997). Les auteurs de Writing Culture furent notamment accusés de perpétuer une « idéologie occidentale individualiste et bourgeoise » (Sangren, 1988 : 423), dont les porteurs (James Clifford, George Marcus et Michael Fisher) furent dépeints comme des « intrigants carriéristes » qui, sous couvert d’un ton millénariste implicite, conféraient à l’ethnographie postmoderne l’autorité même qu’ils prétendaient vouloir déstabiliser (ibid., cité par James, Hockey & Dawson, 1997 : 1). Comme l’expliquent bien les auteurs, c’est parfois la sévérité des débats houleux qu’il suscita qui lui donnera sa dimension quasi millénariste plus que le propos du recueil lui-même. Pour ne citer qu’un exemple de la teneur des échanges auxquels l’ouvrage a donné lieu, à la critique de Sangren, Woolgar (ibid. : 340) rétorquera que « nous savons que le relativisme fait ressortir le côté religieux des personnes. La réflexivité, semble‑t‑il, en fait ressortir le venin ». Par ailleurs, si l’on a parlé ici de « millénarisme » à propos de Writing Culture, la métaphore religieuse n’a pas manqué d’être filée quand il s’agissait de se référer à cet ouvrage, à tel point qu’un commentateur critique du débat, (1989), pour exprimer sa distance vis-à-vis des multiples controverses, s’est qualifié ironiquement de spectateur « agnostique » (ibid. : 145). 2. Voir la contribution de Talal Asad (1986) à Writing Culture. 3. L’expression est empruntée par George Marcus à Immanuel Wallerstein (2002), qui désigne par ce concept des zones spatiotemporelles traversant plusieurs entités politiques et culturelles. Elles constituent des zones intégrées d’activités et d’institutions régies par des règles systémiques. 4. Dans la préface à Writing Culture, James Clifford et George Marcus précisent que l’article de Tyler est placé au centre parce qu’ils ne souhaitaient pas « laisser l’impression que l’ouvrage dans son intégralité s’orientait vers une quelconque direction prophétique ou utopique » (1986 : 2), ce qui aurait été le cas s’ils l’avaient placé à la fin du livre. 5. Une tentation que l’on peut retrouver chez Paul Roth (1989), pour ne citer qu’un exemple. Pour le débat polémique engendré par la critique de Paul Roth, je renvoie le lecteur au dossier publié dans Current Anthropology, vol. 30, n°5 : 555-569. 6. Cet article fondateur a été récemment publié dans sa version française dans un ouvrage dirigé par Daniel Céfaï (2010). 7. La critique a été portée par ailleurs par Johannes Fabian (2006) qui dénonçait l’usage du présent ethnographique dont l’une des dérives majeures était d’inscrire l’indigène dans une temporalité autre, parallèle au temps de l’ethnographe. 8. Voir à ce propos Geertz (1998) et l’introduction à ce texte écrite par André Mary à l’occasion de sa traduction française. 9. Un phénomène qui caractérise la définition minimale de la postmodernité selon Lyotard (1979). 10. Un tournant qu’Albert Piette a qualifié, non sans humour, « d’actuologie socioculturelle » ou « socioculturaliste ». Ce faisant, l’auteur exprime le regret qu’avec les grands paradigmes, les anthropologues aient aussi abandonné l’une des grandes questions de la discipline : l’origine de l’humanité de l’homme, pour se cantonner à un commentaire savant de la diversité des « cultures » contemporaines (2006 : 81). L’idée d’une fin des paradigmes doit toutefois être nuancée puisque le cognitivisme ou encore les théories de la subjectivation – inspirées, entre autres, par les travaux de Michel Foucault – semblent se placer en candidats sérieux pour la place de paradigmes dominants dans les périodes actuelles et à venir. Les cognitivistes comme les théoriciens du sujet semblent rechercher la possibilité d’une explication‑compréhension totale du social, même si les seconds le font en postulant l’universalité seule de la singularité de toute

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production discursive, et la nécessité impérieuse d’un perspectivisme historique visant à éclairer les productions culturelles contemporaines ou passées. 11. À la fois culturaliste – dans la perspective qu’il porte sur le discours anthropologique comme production culturelle –, dynamiste – dans son analyse de la figure de l’anthropologue comme acteur agi par des intérêts propres – et poststructuraliste – du fait son approche sémiotique postulant l’indépendance du texte signifiant par rapport à la réalité signifiée. 12. Ses travaux de thèse portaient sur Maurice Leenhardt et la Mélanésie. S’il est souvent pris pour un anthropologue du fait de l’importance de sa contribution critique pour la discipline, il s’avère que J. Clifford est historien de formation. Il enseigne d’ailleurs aujourd’hui en tant que professeur au département d’Histoire de la conscience (History of Consciousness) à l’université de Californie à Santa Cruz, poste qu’il occupe depuis 2004. 13. Rabinow signifiait ainsi que la pensée de James Clifford s’inscrit dans une transdisciplinarité réelle à l’interface entre les champs académiques, là où d’autres intellectuels se contentent d’emprunts et de passages de concepts et d’idées d’un champ disciplinaire à un autre (des opérations qui ne visent, au final, qu’à alimenter sa propre chapelle et non à faire travailler les disciplines de concert). 14. En soi, l’idée de caractère fictionnel ne peut mettre que tout le monde d’accord : les faits sociaux sont des constructions sociales tout comme le sont leurs interprétations. Selon cette définition, très vague en réalité, l’idée de fiction en ethnographie apparaît plus comme un truisme que comme une vérité nouvelle. Pour un développement complet sur la notion de fiction, je renvoie au travail de Vincent Debaene dans un numéro de la revue L’Homme consacré à la question (2005). 15. Il précise néanmoins que si l’ethnographie « se compose de discours et que ses différents éléments sont liés dialogiquement », cela « ne revient pas à dire que sa forme textuelle devrait être celle d’un dialogue littéral » (2003 : 282). 16. Si George Marcus se défend d’une telle influence (1986 : 263-264), on ne peut nier, étant donné la teneur de l’ouvrage et les références récurrentes aux philosophes français que la French Theory (il s’agit d’une pensée hétéroclite, unifiée par détournement dans le contexte américain) a été déterminante dans l’avènement de la pensée « Writing Culture ». On pense notamment à l’influence décisive de Derrida sur un mouvement déconstructionniste qui a gagné l’ensemble des campus américains dans les années 1970 et qui amorcera une période de gloire pour la théorie littéraire. Jonathan Spencer qualifiera péjorativement ce mouvement de « mode littéraire » (ibid. : 145). Selon Derrida, le signe n’est qu’une « audition flottante » qui permet de suppléer un manque du côté du signifié. Le signifiant aurait ainsi un caractère supplémentaire par rapport au signifié. Derrida parle de « surabondance du signifiant ». Autrement dit, le signifiant aurait une existence autonome, indépendante de tout référent réel, référent qu’aucun signe ne saurait remplacer en soi (Derrida, 1979 : 423-427). On voit bien comment cette idée a pu influencer « le propos postmoderne » qui veut que le récit ethnographique soit indépendant de la réalité culturelle à laquelle il se réfère. Il convient de préciser que cette « théorie française » n’apparaît comme un bloc que dans la relecture qui en a été faite aux États‑Unis, de même que les perspectives qui en résultent proviennent de réinterprétations à replacer dans le contexte universitaire américain des années 1970. Pour une histoire complète des bouleversements engendrés par la « théorie française » sur les campus américains, je renvoie à l’excellent ouvrage de François Cusset, French theory (op. cit.).

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AUTEUR

ÉMIR MAHIEDDIN IDEMEC -UMR 6591, université de Provence, MMSH 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647 – 13094 Aix-en-Provence [email protected]

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Vérités partielles, vérités partiales

James Clifford

NOTE DE L’ÉDITEUR

La version originale de ce travail, traduit de l’américain par E. Mahieddin, a été publiée sous la forme : Clifford J., 1986. « Introduction: Partial Truths », in Clifford J. & Marcus G. (ed) : 1-26.

Le Journal des anthropologues remercie James Clifford et l’University of California Press d’avoir accepté de céder leurs droits d’auteurs. Le travail interdisciplinaire, dont il est tant question ces derniers temps, ne consiste pas à faire débattre des disciplines existantes (dont aucune n’est prête, en fait, à disparaître). Pour faire de l’interdisciplinaire il ne suffit pas d’isoler un thème et de rassembler autour de ce dernier deux ou trois sciences. L’interdisciplinarité consiste en la création d’un nouvel objet qui n’appartient à aucune d’entre elles. « Jeunes chercheurs » in Barthes (1984) Vous allez avoir besoin de plus de tableaux que vous ne le pensez. « Conseil à des ethnographes » in Bowen (1954)

1 Le frontispice de Writing Culture montre Stephen Tyler, l’un des contributeurs de l’ouvrage, en plein travail en Inde en 1963. L’ethnographe est absorbé par l’écriture – Prend-il des notes sous la dictée ? Esquisse-t-il une interprétation ? Rapporte-t-il une observation importante ? Ecrit-il un poème ? Courbé sous la chaleur, il a couvert la monture de ses lunettes d’un linge humide. Son expression en est obscurcie. Un

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interlocuteur regarde par‑dessus son épaule – Regarde-t-il avec ennui ? Avec patience ? Avec amusement ? Sur cette photo, l’ethnographe a l’air de planer sur les bords du cadre – sans visage, presque extraterrestre, une main qui écrit. Ce n’est pas l’idée que l’on se fait habituellement du terrain anthropologique. Nous sommes plus accoutumés aux photographies de Margaret Mead qui joue de manière exubérante avec des enfants de Manus ou qui questionne des villageois de Bali. L’observation participante, la formule classique pour désigner le travail ethnographique, laisse peu de place pour les textes. Pourtant, quelque part dans le récit de son terrain parmi les Pygmées Mbuti − qui courent le long des sentiers de la jungle, chantent assis dans la nuit et dorment dans des huttes bondées – Colin Turnbull mentionne avoir trimballé une machine à écrire.

2 Dans Les Argonautes du Pacifique occidental de Bronislaw Malinowski (1961) où figure triomphalement la photographie de la tente de l’ethnographe au milieu des habitations kiriwiniennes, aucune révélation n’est faite quant à l’intérieur de cette tente. Mais dans une autre photo, soigneusement composée, Malinowski se met en scène en train d’écrire à une table (les rabats de la tente sont tirés ; il apparaît de profil, et quelques Trobriandais se tiennent debout à l’extérieur, observant ce curieux rite). Cette photo remarquable a été publiée il y a seulement deux ans – et c’est un signe de notre temps, pas du sien2. Les ethnographes commencent toujours, non pas par l’observation participante ou par le texte culturel (passible d’être interprété), mais par l’écriture et la construction des textes. L’écriture, de moins en moins marginale ou occultée, s’est avérée être une dimension centrale de l’activité des anthropologues aussi bien sur le terrain qu’après le terrain. Le fait qu’elle n’ait pas, jusqu’à récemment, été l’objet de descriptions ou de discussions sérieuses, révèle la persistance de l’idéologie clamant la transparence de la représentation et l’immédiateté de l’expérience. L’écriture se trouve réduite à une méthode : prendre soigneusement des notes de terrain, dessiner des cartes précises, « rédiger » des résultats.

3 Les articles collectés dans Writing Culture démontrent que cette idéologie est tombée en désuétude. La culture y est vue comme un mélange de codes et de représentations sérieusement contestés ; il y est postulé que poétique et politique sont indissociables, que la science se situe au sein, et non en dehors, des processus historiques et linguistiques. On y postule que les styles académiques et littéraires s’interpénètrent et que la rédaction de descriptions des cultures est de nature proprement expérimentale et éthique. La focale portée sur l’écriture du texte et sur la rhétorique permet de mettre en lumière le caractère construit, la nature artificielle des récits culturels. Elle contribue à saper des régimes d’autorité qui ne transparaissent que trop, et attire l’attention sur l’écueil historique de l’ethnographie, le fait qu’elle est toujours rattrapée par la création, et non pas par la représentation des cultures (Wagner, 1975). Comme nous le verrons, la gamme des problèmes posés n’est pas littéraire au sens traditionnel du terme. La plupart des articles rassemblés ici, tout en se concentrant sur les pratiques textuelles, traitent, par-delà les textes, des contextes de pouvoir, de résistance, de contrainte institutionnelle et d’innovation.

4 La tradition de l’ethnographie remonte à Hérodote et aux Lettres persanes de Montesquieu. Elle porte un regard oblique sur les organisations collectives, distantes ou proches. Elle rend étrange ce qui est familier, exotique ce qui est quotidien. L’ethnographie cultive une demande de clarté telle qu’exhortée par Virginia Woolf : « Ne cessons jamais de penser – qu’est-ce que cette « civilisation » dans laquelle nous

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nous trouvons ? Que sont ces cérémonies et pourquoi devrions-nous y jouer un rôle ? Que sont ces professions et pourquoi devrions-nous en tirer bénéfice ? En bref, où tout cela nous mène-t-il, cette procession de fils d’hommes cultivés ? » (1936 : 62-63). L’ethnographie est activement située à l’interstice de puissants systèmes de sens. Elle pose ses questions aux frontières des civilisations, des cultures, des races et des genres. L’ethnographie décode et ré-encode, parlant ainsi des fondements de l’ordre collectif et de la diversité, de l’inclusion et de l’exclusion. Elle décrit les processus d’innovation et de structuration, des processus dont elle-même participe.

5 L’ethnographie est un phénomène interdisciplinaire émergeant. Son autorité et sa rhétorique se sont étendues à de nombreux champs où la « culture » est récemment devenue un objet problématique de description et de critique. Writing Culture, bien qu’il commence par le terrain et par ses textes, ouvre sur la pratique plus large de l’écriture sur, parfois contre, ou parmi les cultures. Cet éventail confus inclut, pour ne nommer que quelques perspectives de développement, l’ethnographie historique (Emmanuel Le Roy Ladurie, Natalie Davis, Carlo Ginzburg), la poétique culturelle (Stephen Greenblatt), la critique culturelle (Hayden White, Edward Said, Frederic Jameson), l’analyse du savoir implicite et des pratiques du quotidien (Pierre Bourdieu, Michel de Certeau), la critique des structures hégémoniques du sentiment (Raymond Williams), l’étude des communautés scientifiques (à la manière de Thomas Kuhn), la sémiotique des mondes exotiques et des espaces fantastiques (Tzevan Todorov, Louis Marin), et toutes les études qui se focalisent sur les systèmes de sens, les traditions contestées, ou les artefacts culturels.

6 Ce champ interdisciplinaire complexe, questionné ici au point de départ d’une crise en anthropologie, est mouvant et diversifié. En effet, je ne tiens pas à imposer une fausse unité aux articles exploratoires qui composent le livre. Bien que je ressente une sympathie générale pour les perspectives combinant poétique, politique et histoire, ces dernières sont souvent en désaccord. La plupart des contributions combinent théorie littéraire et ethnographie. Certaines explorent les limites de tels abords, insistant sur les dangers de l’esthétisme et des contraintes institutionnelles. D’autres prônent avec enthousiasme des formes expérimentales d’écriture. Mais chacune à leur manière, elles analysent toutes les pratiques présentes et passées en excluant toute promesse concernant les possibilités futures. Elles observent l’écriture ethnographique comme mouvante et inventive : « l’Histoire », selon les termes de William Carlos, « qui devrait être pour nous ce que la main gauche est à un violoniste ».

*

7 Les perspectives littéraires ont récemment connu un gain de popularité dans les sciences humaines. En anthropologie des auteurs influents tels que Clifford Geertz, Victor Turner, Mary Douglas, Claude Lévi-Strauss, Jean Duvignaud et Edmund Leach, pour n’en mentionner que quelques-uns, ont manifesté leur intérêt pour la théorie et la pratique littéraire. Tous à leur manière ont brouillé la frontière séparant l’art de la science. Ce n’est pourtant pas une nouvelle lubie. Les figures d’autorité pour Malinowski (Conrad et Frazer) sont bien connues. Margaret Mead, Edward Sapir, et Ruth Benedict se percevaient volontiers à la fois comme des anthropologues et des gens de lettres. À Paris, le surréalisme et l’ethnographie professionnelle ont régulièrement échangé à la fois des idées et des personnes. Mais jusque récemment, les influences

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littéraires ont été tenues à distance du cœur de la discipline proprement dit. Après tout, Sapir et Benedict n’ont-ils pas dû dissimuler leur poésie au regard scientifique de Franz Boas ? Et bien que les ethnographes aient souvent été qualifiés de romanciers manqués (en particulier ceux qui écrivent un peu trop bien), l’idée selon laquelle les procédés littéraires envahiraient tout travail de représentation des cultures n’est que récente dans la discipline. Pour un nombre grandissant cependant, le côté littéraire (« literariness ») de l’anthropologie – et particulièrement de l’ethnographie – apparaît bien plus comme une question de qualité d’écriture ou de style distinctif3. Les procédés littéraires – la métaphore, l’usage du sens figuré, la narration – affectent les manières de rapporter les phénomènes culturels, des premières « observations » griffonnées au livre achevé, jusqu’à la façon dont ces configurations « font sens » dans cette action donnée qu’est la lecture4.

8 On a souvent considéré que l’anthropologie scientifique était aussi un « art » et que les ethnographies avaient des qualités littéraires. On entend souvent qu’un auteur écrit avec style, que certaines descriptions sont vivantes ou convaincantes (toute description précise ne devrait-elle pas être convaincante ?) Un travail est jugé évocateur ou astucieusement construit en plus de rendre compte des faits ; expressives, les fonctions rhétoriques sont conçues comme ornementales ou tout du moins comme des façons de présenter une analyse ou une description objective de manière plus efficace. Ainsi, les faits pourraient être maintenus séparés, au moins en principe, de leurs moyens de communication. Mais les dimensions littéraire ou rhétorique de l’ethnographie ne peuvent plus aisément être compartimentées. Elles sont agissantes à tous les niveaux des sciences de la culture. En fait, la notion même d’aspect « littéraire » d’une discipline, « l’anthropologie », est sérieusement trompeuse.

9 Les articles présentés dans Writing Culture ne représentent pas une tendance ou une perspective au sein d’une « anthropologie » cohérente (voir Wolf, 1980). La définition « quadruple » de la discipline, de laquelle Boas était peut-être le dernier virtuose, incluait l’anthropologie physique (ou biologique), l’archéologie, l’anthropologie culturelle (ou sociale) et la linguistique. Peu aujourd’hui peuvent affirmer avec sérieux que ces champs partagent une méthode similaire ou un objet commun, bien que le rêve persiste, principalement du fait de facteurs institutionnels. Les contributions à Writing Culture occupent un nouvel espace laissé vacant par la désintégration de « l’Homme » comme telos pour une discipline tout entière et ils se construisent sur de récents développements dans le champ de la critique textuelle, de l’histoire culturelle, de la sémiotique, de la philosophie herméneutique et de la psychanalyse. Il y a de cela quelques années, dans un article tranchant, recensa les incohérences théoriques, les racines enchevêtrées, les impossibles « bons ménages » et les spécialisations divergentes qui semblaient mener tout droit à la désintégration intellectuelle de l’anthropologie au niveau académique. Il suggéra avec une sérénité ironique que le champ de l’anthropologie serait bientôt redistribué à tout un ensemble de disciplines voisines. L’anthropologie dans sa forme actuelle subirait une « métamorphose iridescente » (1970 : 46). Writing Culture contribue à cette métamorphose.

10 Mais si Writing Culture est postanthropologique, il est aussi postlittéraire. Michel Foucault (1973), Michel de Certeau (1983) et Terry Eagleton (1983) ont récemment soutenu que la « littérature » elle-même est une catégorie fugitive. Depuis le XVIIe siècle, suggèrent-ils, la science occidentale a exclu certains modes d’expression de son

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répertoire légitime : la rhétorique (au nom de la signification « pleine » et transparente), la fiction (au nom du fait), et la subjectivité (au nom de l’objectivité). Les qualités éliminées du champ de la science ont été renvoyées à la catégorie de « littérature ». Les textes littéraires furent considérés comme métaphoriques et allégoriques, composés d’inventions plus que de faits observés ; ils accordaient une grande place aux émotions, aux spéculations et au « génie » subjectif de leurs auteurs. De Certeau note que les fictions du langage littéraire étaient condamnées d’un point de vue scientifique (et appréciées d’un point de vue esthétique) pour leur manque « d’univocité », prétendument propre aux sciences humaines et à l’histoire professionnelle. Dans ce schème, le discours de la littérature et de la fiction est intrinsèquement instable, il « joue sur la stratification du sens, il narre une chose dans le but d’en signifier une autre, il se décrit lui‑même dans un langage duquel il tire continuellement des effets de sens qui ne peuvent être circonscrits ou vérifiés » (1983 : 128). Ce discours, incessamment banni par la science, avec un succès inégal toutefois, est immanquablement figuratif et polysémique (dès que ses effets commencent à être ressentis trop ouvertement, un texte scientifique apparaît comme « littéraire », il semble trop faire usage de la métaphore, reposer sur le style, l’évocation, etc.)5

11 Au début du XIXe siècle, la littérature émerge en tant qu’institution bourgeoise, alliée proche de la « culture » et des « arts ». Raymond Williams (1966) montre comment cette sensibilité particulière et raffinée fonctionnait comme une sorte de cour d’appel en réponse aux bouleversements remarquables et à la vulgarité de la société industrielle de classes. La littérature et l’art étaient, en effet, des chasses gardées dans lesquelles des valeurs « plus nobles », non-utilitaires, étaient maintenues. En même temps, il s’agissait de domaines d’épanouissement pour l’expérimentation et les transgressions d’avant-garde. Perçues ainsi, les constructions idéologiques de l’art et de la culture n’ont de statut ni essentiel ni éternel. Elles sont mouvantes et contestables, tout comme la rhétorique particulière de la « littérature ». En réalité, les articles qui suivent n’ont pas trait à la pratique littéraire qui s’inscrit dans un champ esthétique, créatif ou humanisant. Ils luttent, chacun à leur manière, contre les définitions communément admises de l’art, de la littérature, de la science et de l’histoire. Et s’il y est suggéré parfois que l’ethnographie est un « art », leur usage du terme se réfère à une conception plus ancienne de ce dernier – avant qu’il ne devienne associé à une sensibilité plus noble ou rebelle – remontant à sa signification du XVIIIe siècle, telle que la rappelle Williams : l’art comme l’habile confection d’artéfacts utiles. La fabrication de l’ethnographie est artisanale, elle est liée à l’œuvre mondaine qu’est l’écriture.

12 L’écriture ethnographique est déterminée, au minimum, de six manières : (1) contextuellement (elle est tirée de et elle crée des milieux sociaux signifiants) ; (2) de manière rhétorique (elle use de et elle est usée par des conventions d’expression) ; (3) institutionnellement (on écrit au sein, parfois à l’encontre, de traditions spécifiques, de disciplines, de publics) ; (4) stylistiquement (une ethnographie est, en temps normal, distinguable d’un roman ou d’un récit de voyage) ; (5) politiquement (la légitimité à représenter les réalités culturelles est inégalement distribuée et parfois contestée) ; (6) historiquement (toutes les conventions et contraintes décrites ci-dessus sont soumises au changement). Ces déterminismes gouvernent la mise en écriture de fictions ethnographiques cohérentes.

13 Qualifier les ethnographies de fictions pourra provoquer la levée de boucliers des empiristes. Mais le terme tel qu’il est utilisé dernièrement dans la théorie des textes a

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perdu sa connotation de fausseté, ou de ce qui est simplement l’opposé de la vérité. Il révèle la partialité des vérités historiques et culturelles, la manière dont elles se veulent systématiques et exclusives. Les écrits ethnographiques peuvent pertinemment être qualifiés de fictions dans le sens de « quelque chose de construit ou de façonné », ce qui est le sens même de la racine latine du mot : fingere. Néanmoins, il reste important de ne pas s’en tenir à préserver simplement le sens de « construction », mais aussi celui de composition, de création de choses en fait irréelles (fingere, dans certains usages du terme, impliquait un certain degré de fausseté). Les auteurs de sciences sociales interprétatives en sont récemment venus à considérer les bonnes ethnographies comme des « fictions véritables », mais seulement au prix d’affaiblir l’oxymore, en le réduisant à la déclaration banale selon laquelle toutes les vérités sont construites. Les articles collectés dans Writing Culture préservent la force de cet oxymore. Par exemple, Vincent Crapanzano décrit les ethnographes comme des filous qui promettent, comme Hermès, de ne pas mentir sans jamais s’engager pour autant à dire toute la vérité. Leur rhétorique renforce et subvertit leur message. D’autres contributions insistent sur ce point en soulignant que les fictions culturelles sont basées sur des sélections systématiques et contestables. Cela peut impliquer le passage sous silence de voies congruentes (« deux Crows le nient ! ») ou le déploiement répété de citations abondantes, le fait de « parler pour » ou de traduire la réalité des autres. Les circonstances historiques ou personnelles supposées hors de propos sont aussi exclues (on ne peut pas tout dire). De plus, le producteur (pourquoi d’ailleurs n’y en a-t- il qu’un seul ?) de textes ethnographiques ne peut pas éviter les tropes, les symboles et les allégories qui sélectionnent et imposent le sens tel qu’ils le traduisent. De ce point de vue, plus nietzschéen que réaliste ou herméneutique, toutes les vérités construites sont rendues possibles par de « puissants » mensonges sélectifs et rhétoriques. Même les meilleurs textes ethnographiques – sérieux ou fictions véritables – sont des systèmes ou des économies de vérités. Le pouvoir et l’histoire les travaillent par des canaux que leurs auteurs ne peuvent pas totalement contrôler.

14 Ainsi, les vérités ethnographiques sont intrinsèquement partiales et partielles (partial) – engagées et incomplètes. Ce fait est maintenant largement affirmé – et contesté en des points stratégiques par ceux qui craignent l’effondrement des normes précises de vérification. Mais une fois acceptés et construits en art ethnographique, un sens de la partialité (partiality) peut dénoter un sens du tact dans la représentation. Un travail récent de Richard Price, First-Time: The Historical Vision of an Afro-American (1983), offre un bon exemple de partialité sérieuse et consciente. Price fait le récit des conditions spécifiques de son terrain parmi les Saramakas, une société Marron du Surinam. Nous y apprenons beaucoup à propos des limites qui s’imposent à la recherche, de l’extérieur et du fait du chercheur lui-même, à propos des informateurs individuels et de la composition de l’écrit final (le livre évite la forme lissée et monologique et il se veut littéralement « raccommodé » et « plein de lacunes »). First-Time est la preuve qu’une prise de conscience politique et épistémologique aiguë de la part de l’auteur ne mène pas forcément à l’auto-absorption ethnographique ou à la conclusion qu’il est impossible de savoir quoi que ce soit de certain sur les autres. Mieux, cela mène à développer un sens concret des raisons pour lesquelles un conte populaire saramaka, décrit par Price, enseigne que « le savoir est pouvoir, et que l’on ne doit jamais révéler tout ce que l’on sait » (1983 : 14).

15 Une technique complexe de révélation et de secrets gouverne la communication (la réinvention) du savoir « First-Time », une tradition issue d’un combat crucial de la

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société pour sa propre survie tout au long du XVIIIe siècle. Usant de techniques de frustration, de digression et d’incomplétude délibérées, les anciens transmettent leur savoir historique à de jeunes apparentés, de préférence au chant du coq, durant les heures précédant l’aube. Ces stratégies elliptiques, de dissimulation et de divulgations partielles déterminent la relation ethnographique autant qu’elles servent à la transmission d’histoires entre les générations. Price doit accepter le fait paradoxal que « tout récit saramaka (y compris ceux racontés au chant du coq avec l’intention ostensible de communiquer le savoir) omettra la plupart des connaissances du narrateur sur l’aventure en question. Le savoir d’une personne n’est supposé croître que graduellement et, dans tous les aspects de la vie, il n’est délibérément dit aux individus qu’un petit peu plus que ce que l’orateur pense qu’ils ne savent déjà » (p. 10).

16 Il apparaît très vite qu’il n’existe pas de corpus complet du savoir « First-Time » et que personne – encore moins l’ethnographe de passage – ne peut connaitre cette tradition excepté au travers d’une série illimitée de rencontres contingentes et hiérarchisées. « Il est communément admis que différents historiens saramaka auront des versions différentes et qu’il appartient à celui qui écoute de reconstituer pour lui-même la version d’un événement tel qu’il la conçoit à un instant donné » (p. 28). Bien que Price, travailleur de terrain et historien scrupuleux, armé de l’écriture, ait composé un texte qui surpasse par son étendue, ce que savent ou disent les individus, ce dernier ne « représente que la partie émergée de l’iceberg que les Saramaka préservent collectivement à propos de First-Time » (p. 25).

17 Les questions éthiques qui se sont posées avec la formation d’archives des secrets et des traditions orales, sont considérables et Price les aborde de front. Une partie de sa solution a consisté à amoindrir la complétude de son propre récit (mais pas son sérieux) en publiant un livre qui n’est autre qu’un ensemble de séries fragmentaires. Le but n’est pas de dénoncer de malheureuses insuffisances persistant dans notre connaissance de la vie saramaka du XVIIIe siècle, mais plutôt de présenter un régime de savoir intrinsèquement imparfait qui produit des lacunes tout en les comblant. Bien que Price lui-même ne soit pas libéré du désir d’écrire une ethnographie ou une histoire complète, pour décrire « tout un mode de vie » (p. 24), le message de la partialité [et du parcellaire] raisonne à travers First-Time.

18 Les ethnographes sont de plus en plus semblables au chasseur Cree qui (dit-on) vint à Montréal pour témoigner devant une cour du destin de ses territoires de chasse dans le cadre des nouveaux plans hydroélectriques de James Bay. Il devait décrire son mode de vie. Mais une fois sous serment il hésita : « Je ne suis pas certain de pouvoir dire la vérité… Je peux seulement dire ce que je sais. »

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19 Il est nécessaire de rappeler que le témoin avait parlé astucieusement, dans un contexte de pouvoir déterminant. Depuis l’un des premiers articles de Michel Leiris datant de 1950, « L’ethnographe devant le colonialisme » (pourquoi l’a-t-il écrit si tard ?), l’anthropologie a dû reconnaître la détermination historique et les conflits politiques en son sein. Une décennie rapide, de 1950 à 1960, a vu la fin des empires coloniaux devenir un projet largement accepté, sinon un fait accompli. La « situation coloniale » de Georges Balandier était soudain visible (1955). Les relations impériales, formelles et informelles, n’étaient plus la règle du jeu consentie – il leur fallait être réformées peu à

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peu ou ironiquement distanciées de diverses façons. Les inégalités de pouvoir persistantes avaient nettement contraint la pratique de l’ethnographie. Cette « situation » fut d’abord ressentie en France, principalement du fait des conflits indochinois et algériens et à travers les écrits d’un groupe d’intellectuels et de poètes noirs connaisseurs de l’ethnographie, le mouvement de la négritude d’Aimé Césaire, Léopold Senghor, René Ménil et Léon Damas. Les pages de Présence Africaine dans le début des années 50 ouvraient une plateforme unique de collaboration entre ces écrivains et des représentants des sciences sociales tels que Balandier, Leiris, Marcel Griaule, Edmond Ortigues et Paul Rivet. Dans d’autres pays, la crise de conscience6 survint un peu plus tard. On pense à l’article influent de Jacques Maquet « De l’objectivité en anthropologie » (1964), au travail de Dell Hymes Reinventing anthropology (1973), aux travaux de Stanley Diamond, de Bob Scholte (1971, 1972, 1978), de Gérard Leclerc (1972) et plus particulièrement à la collection Anthropology and the Colonial Encounter de Talal Asad (1973), qui a ouvert la voie à un débat plus éclairant (Firth et al., 1977).

20 Dans l’imagerie populaire, l’ethnographe est passé d’un observateur sympathique et autoritaire (dont l’incarnation même est peut-être bien Margaret Mead) à la figure peu flatteuse tracée par Vine Deloria dans Custer Died for Your Sins (1969). Ce portrait négatif a parfois même tourné à la caricature – celle du scientifique ambitieux faisant main basse sur des connaissances traditionnelles de tribus sans ne rien leur donner en retour, imposant des images grossières de peuples subtils, ou encore (plus récemment), faisant passer pour dupes des informateurs raffinés. De tels portraits sont aussi réalistes que l’étaient les précédentes versions héroïques de l’observateur participant. Le travail ethnographique a en effet été empêtré dans un monde subissant des inégalités de pouvoir variables et il continue d’y être impliqué. Il reconduit des relations de pouvoir. Mais sa fonction dans ces relations est complexe, souvent ambivalente, potentiellement contre-hégémonique.

21 Des règles du jeu différentes sont aujourd’hui en train d’émerger de part et d’autre du monde pour l’ethnographie. Un étranger qui étudie les cultures amérindiennes doit se tenir prêt, peut-être par obligation pour continuer sa recherche, à prendre position dans les litiges portant sur les revendications territoriales. Et tout un ensemble de restrictions formelles sont aujourd’hui placées sur le terrain par les gouvernements indigènes, au plan national comme au niveau local. Ces dernières déterminent d’une manière nouvelle, ce qui peut, et surtout ce qui ne peut pas être dit sur un peuple donné. Une nouvelle figure est entrée en scène, « l’ethnographe indigène » (Fahim, 1982 ; Ohnuki-Tierney, 1984). Des locaux qui étudient leurs propres cultures offrent de nouvelles perspectives et de nouvelles profondeurs en compréhension. Leurs récits sont habilités et restreints d’une façon unique. Pour autant, ces diverses règles post- et néocoloniales concernant la pratique ethnographique n’ouvrent pas nécessairement la voie à de « meilleurs » récits culturels. Les critères pour juger un bon récit n’ont jamais été fixés et ils sont changeants. En revanche, ce qui a émergé de tous ces revirements idéologiques, de ces changements dans les règles et de ces nouveaux compromis, c’est le fait qu’une série de pressions historiques a commencé à ramener l’anthropologie vers le respect de ses « objets » d’étude. L’anthropologie ne s’exprime plus pour les autres, perçus comme incapables de parler pour eux-mêmes (« primitifs », « sans écriture », « sans histoire »), avec une autorité intrinsèque. Les autres groupes peuvent moins aisément être mis à distance dans des temps particuliers, presque toujours révolus ou en voie de l’être − représentés comme s’ils ne faisaient pas partie du

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système mondial actuel qui engage les ethnographes vis-à-vis des peuples qu’ils étudient. « Les cultures » ne prennent pas la pose pour qu’on leur tire le portrait. Les tentatives pour qu’elles agissent ainsi impliquent toujours la simplification, l’exclusion et la sélection d’une focalisation temporelle, la construction d’une relation particulière à l’altérité et l’imposition ou la négociation d’une relation de pouvoir.

22 La critique du colonialisme dans la période d’après-guerre − en soi une remise en question des facultés de l’« Occident » à représenter les autres sociétés – a été renforcée par un important processus de théorisation des limites de la représentation elle‑même. Il n’y pas de manière de rendre compte adéquatement de ce kaléidoscope de critiques, dont Vico a parlé comme d’un « sérieux poème » d’histoire culturelle. Les postures prolifèrent : « herméneutique », « structuralisme », « histoire des mentalités », « néomarxisme », « généalogie », « poststructuralisme », « postmodernisme », « pragmatisme » ; ainsi que toute une série d’« épistémologies alternatives » – féministes, ethniques et non‑occidentales. Ce qui est en jeu, mais qui n’est pas toujours admis, c’est une critique en cours des discours les plus caractéristiques et les plus confiants de l’Occident. Il se pourrait bien que diverses philosophies soient aussi implicitement les thuriféraires de cette posture critique. Par exemple, la mise en lumière du logocentrisme par Jacques Derrida, des Grecs à Freud et le diagnostic tout à fait différent de Walter J. Ong sur les conséquences de l’alphabétisme, partagent un rejet général des manières institutionnalisées par lesquelles une large portion d’humanité a interprété le monde durant des millénaires. De nouvelles études historiques des schèmes de pensée hégémoniques (marxiste, école des Annales, foucaldien) partagent avec des formes récentes de critique littéraire (sémiotique, poststructurale, point de vue du lecteur) la conviction que ce qui apparaît comme « réel » dans l’histoire, les sciences sociales, les arts et même dans le sens commun, peut toujours être analysé comme un ensemble restrictif et expressif de codes et de conventions sociales. La philosophie herméneutique, dans ses expressions variées, de Wilhelm Dilthey et Paul Ricœur à Heidegger, nous rappelle que les récits culturels les plus simples sont des créations délibérées et que les interprètes construisent constamment à travers ceux qu’ils étudient. Les sciences du « langage » du XXe siècle, de Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson à Benjamin Lee Whorf, Sapir, et Wittgenstein, ont rendu incontournables les structures verbales systématiques et situationnelles qui déterminent toute représentation de la réalité. Finalement, le retour de la rhétorique à une place importante de nombreux champs d’étude (pendant des millénaires, elle avait été le cœur de l’érudition occidentale) a rendu possible une anatomie détaillée des modes d’expression conventionnels. Alliée à la sémiotique et à l’analyse discursive, la nouvelle rhétorique est en prise avec ce que Kenneth Burke appelait « les stratégies d’appréhension des situations » (1969 : 3). Il s’agit moins de savoir comment parler correctement que de savoir comment parler tout court, et agir avec sens, dans le monde des symboles culturels partagés.

23 L’impact de ces critiques commence à être ressenti dans le sens que l’ethnographie octroie à son développement propre. Les histoires non élogieuses deviennent monnaie courante. Les nouvelles histoires essaient d’éviter de dater la découverte de quelque sagesse actuelle (origines du concept de culture, etc.) et elles sont précautionneuses quant à la promotion ou à la rétrogradation de précurseurs intellectuels dans le but de valider un paradigme donné (en ce qui concerne cette démarche, voir Harris, 1968 et Evans‑Pritchard, 1981). Les nouvelles histoires traitent plutôt les idées anthropologiques comme enchevêtrées dans des pratiques locales ou des contraintes

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institutionnelles, souvent comme des solutions contingentes et parfois « politiques » à des problèmes culturels. Elles interprètent la science comme un processus social. Elles portent l’accent sur les discontinuités historiques, autant que sur les continuités, des pratiques présentes et passées, tant qu’elles ne font pas passer le savoir actuel pour un savoir provisoire et en mouvement. L’autorité d’une discipline scientifique, dans ce type de récit historique, est toujours médiatisée par les velléités de la rhétorique et du pouvoir7.

24 Un autre impact majeur de la critique, à la fois théorique et politique, de l’anthropologie pourrait être brièvement résumé comme un rejet du « visualisme ». Ong (1967, 1977), entre autres, a étudié les façons dont les sens sont hiérarchiquement ordonnés dans différentes cultures et à différentes époques. Il soutient que la réalité de la vision dans les cultures lettrées occidentales a été prédominante par rapport aux preuves du son et de l’interlocution, du toucher, de l’odorat et du goût (Mary Pratt a observé que les références à l’odorat, très présentes dans les écrits de voyage, sont virtuellement absentes dans les écrits ethnographiques)8. Les métaphores prédominantes dans la recherche anthropologique ont été l’observation participante, la collecte de données et la description des cultures, autant de choses qui supposent un point d’observation extérieur – regarder, objectiver, ou plus proche encore, « lire » une réalité donnée. Le travail d’Ong a été mobilisé en tant que critique de l’ethnographie par Johannes Fabian (1983), qui explore les conséquences de la transformation de faits culturels en choses observées, plutôt que, par exemple, en choses entendues, inventées dans le dialogue ou transcrites. À la suite de Frances Yates (1966), il soutient que l’imagination taxinomique de l’Occident est de nature fort visuelle, constituant les cultures comme si elles étaient des théâtres de souvenirs ou comme des tableaux spatialisés.

25 Lors d’une polémique similaire à l’encontre de l’orientalisme, Edward Said (1978) identifia des tropes récurrents par lesquels les Européens et les Américains ont perçu les cultures orientales et arabes. L’Orient fonctionne tel un théâtre, une scène sur laquelle une représentation est répétée, pour être vue d’un point d’observation privilégié (Barthes [1977] retrouve une « perspective » similaire dans l’esthétique bourgeoise émergente de Diderot). Pour Saïd, l’Orient est « textualisé », ses histoires divergentes et multiples et son malaise existentiel sont inscrits dans une trame cohérente, tel un corps de signes susceptibles d’être déchiffrés. Cet Orient, occulté et fragile, est amoureusement porté à la lumière et récupéré dans les travaux du savant étranger. Les effets de domination dans de tels déploiements spatio-temporels (qui, bien évidemment, ne se limitent pas à l’orientalisme en soi) confèrent à l’autre une identité figée, tout en pourvoyant l’observateur savant d’un point duquel il peut voir sans être vu, afin qu’il puisse lire sans être interrompu.

26 Une fois que les cultures ne sont plus préfigurées visuellement – en tant qu’objets, théâtres, ou textes – il devient possible de penser une poétique culturelle qui résulte de voix entremêlées, de postures énonciatives. Dans un paradigme discursif plutôt que visuel, les métaphores dominantes de l’ethnographie abandonnent l’œil observateur pour le discours expressif (et le geste). La « voix » de l’auteur imprègne et agence l’analyse et l’on renonce à la rhétorique objective et distanciée. Renato Rosaldo a récemment soutenu et illustré ces points (1984, 1985). D’autres changements dans les représentations textuelles sont préconisés par Stephen Tyler dans Writing Culture (voir aussi Tedlock, 1983). Il légitime les composantes évocatrices et performatives de

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l’ethnographie. Et le problème poétique crucial pour une ethnographie discursive devient la manière d’« atteindre par le biais de l’écrit ce que crée le discours, et ce, sans simplement imiter le discours » (Tyler, 1984 : 25). Sous un autre angle, on peut noter combien de choses ont été dites, en critiques comme en louanges, sur le regard ethnographique. Mais qu’en est-il de l’oreille ethnographique ? C’est ce à quoi en vient Nathaniel Tarn dans une interview, en évoquant son expérience triculturelle d’un FrancoBritannique devenant chaque jour un peu plus américain : « Il s’agit peut-être encore une fois de l’ethnographe ou de l’anthropologue en moi qui garde ses oreilles en alerte envers ce qu’il considère comme exotique, en tant qu’opposé au familier, mais je sens que je découvre encore chaque jour quelque chose de neuf dans les usages langagiers ici. J’entends de nouvelles expressions presque tous les jours, comme si le langage s’enrichissait de toutes parts » (1975 : 9).

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27 Un intérêt pour les aspects discursifs des représentations culturelles ne focalise pas son attention sur l’interprétation de « textes » culturels mais sur leurs rapports de production. En ce sens, de nouveaux styles d’écriture tentent, à des degrés variables de succès, d’être en prise avec ces nouveaux ordres de complexité − des règles et des possibilités différentes prises dans l’horizon d’un moment historique. Les principales tendances expérimentales ont, par ailleurs, été recensées en détail (Marcus & Cushman, 1982 ; Clifford, 1983). Toujours est-il que l’on peut mentionner ici la tendance générale à la spécification des discours en ethnographie : Qui parle ? Qui écrit ? Où et quand ? Avec qui et pour qui ? Sous quelles contraintes institutionnelles et historiques ?

28 Depuis le temps de Malinowski, la « méthode » de l’observation participante a instauré un équilibre délicat entre l’objectivité et la subjectivité. Les expériences personnelles de l’ethnographe, particulièrement celles relatives à la participation et à l’empathie, sont reconnues comme centrales dans le procès de recherche, mais elles sont fermement restreintes par les critères impersonnels de l’observation et de la distance objective. Dans l’ethnographie classique, la voix de l’auteur était toujours manifeste, mais les conventions de la présentation textuelle et de la lecture ont interdit tout rapprochement entre le style de l’écrivain et la réalité représentée. Bien que nous discernions immédiatement le style distinctif de Margaret Mead, Raymond Firth ou Paul Radin, on ne peut toujours pas qualifier les Samoans de « meadiens » ou la culture Tikopia de culture « firthienne » aussi librement que nous pouvons parler de mondes dickensiens ou flaubertiens. La subjectivité de l’auteur est séparée du référent objectif du texte. Au mieux, la voix personnelle de l’auteur est perçue comme un style au sens faible du terme : un ton, un embellissement des faits. De plus, la véritable expérience de terrain de l’ethnographe n’est présentée que de manière très stylisée (les « histoires d’arrivée » discutées par Mary Pratt, par exemple). Les états d’égarement sérieux, de sentiments ou d’actes violents, la censure, les échecs importants, les changements de voie et les plaisirs excessifs sont exclus des récits une fois publiés.

29 Dans les années 60, cet ensemble de conventions d’exposition s’est fissuré. Les ethnographes ont commencé à écrire sur leur expérience de terrain dans des manières qui ont dérangé l’équilibre prévalant entre subjectif et objectif. Il y avait bien eu des perturbations avant cela, mais elles demeurèrent marginales : l’aberrante Afrique fantôme de Leiris (1934) ; Tristes tropiques (dont l’impact ne devint significatif en dehors

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de la France qu’après 1960) ; et l’important Return to Laughter (1954) d’Eleonore Smith Bowen. Le fait que Laura Bohannan ait dû prendre le pseudonyme de Bowen dans le début des années 60 et qu’elle ait dû maquiller son expérience de terrain sous forme d’un roman est assez symptomatique. Mais les choses commençaient à changer rapidement et d’autres – Georges Balandier (Afrique ambiguë, 1957), David Marbury- Lewis (The Savage and the Innocent, 1965), Jean Briggs (Never in Anger, 1970), Jean-Paul Dumont (The Headman and I, 1978) et Paul Rabinow (Reflections on Fieldwork in Morocco, 1977) – écriraient bientôt « des faits » en leur nom propre. La publication des journaux de Mailu et des Trobriand de Malinowski (1967) a renversé la donne. S’ensuivit l’érection d’un point d’interrogation implicite sur chaque voix ethnographique qui paraissait trop confiante ou trop cohérente. Quels désirs et confusions a-t-on lissé dans le texte ? De quelle manière a-t-on textuellement construit l’objectivité ?9

30 Une sous-catégorie d’écriture ethnographique émergea, le « récit de terrain » réflexif. Parfois à mi-chemin entre la naïveté et la sophistication, ou entre la confession et l’analyse pour d’autres, ces récits constituent un forum important pour le débat sur une multiplicité de problématiques épistémologiques, existentielles et politiques. Le discours de l’analyste des cultures ne peut plus être simplement celui d’un observateur expérimenté, décrivant et interprétant une coutume. L’expérience ethnographique et l’idéal de l’observation participante apparaissent comme problématiques. On essaie différentes stratégies textuelles. Par exemple, l’usage de la première personne du singulier (qui ne fut jamais bannie des ethnographies, qui étaient toujours personnelles et écrites dans un ton stylisé) obéit à de nouvelles conventions. Avec le « récit de terrain », la rhétorique de l’expérience de l’objectivité masque celle de l’autobiographie et de l’autoportrait ironique (voir Beaujour, 1980 ; Lejeune, 1975). L’ethnographe, un personnage de fiction, est au centre de la scène. Il ou elle peut parler de thèmes précédemment « hors de propos » : la violence et le désir, les égarements, la bataille et les transactions économiques avec les informateurs. Ces problèmes (longuement débattus de manière informelle dans la discipline) ont été déplacés des marges de l’ethnographie pour être dorénavant perçus comme ses composantes incontournables (Honigman, 1976).

31 Quelques récits réflexifs ont travaillé à préciser le discours des informateurs, aussi bien que celui de l’ethnographe, en mettant en scène des dialogues ou en narrant les confrontations interpersonnelles (Lacoste-Dujardin, 1977 ; Crapanzano, 1980 ; Dwyer, 1982 ; Shotsak, 1981 ; Mernissi, 1984). Ces fictions dialogiques ont pour effet de transformer le « texte culturel » (un rituel, une institution, un récit de vie ou toute unité de comportement typique à décrire ou à interpréter) en sujet parlant, qui observe autant qu’il est observé ; il est évasif, persuasif et pose des questions en retour de celles qui lui sont posées. Dans cette vision de l’ethnographie, le référent de tout récit n’est pas un « monde » représenté, il s’agit dorénavant de discours spécifiques et circonstanciés. Mais le principe de production du texte dialogique va bien au-delà de la présentation plus ou moins esthétique de rencontres « réelles ». Il situe les interprétations culturelles dans une infinité de types de contextes de réciprocité et il oblige les auteurs à trouver des manières différentes de reporter les réalités négociées comme intersubjectives, hiérarchisées et congruentes. De cette manière, la « culture » apparaît toujours comme relationnelle et comme l’exergue de processus de communication effectivement existants, historiquement datés, entre deux sujets pris dans une relation de pouvoir (Dwyer, 1977 ; Tedlock, 1979).

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32 Les modes dialogiques ne sont pas, en principe, autobiographiques, ils ne mènent pas nécessairement à une conscience trop aiguë de soi-même ou au narcissisme. Comme Bakhtine (1981) l’a montré, les processus dialogiques prolifèrent en tout espace discursif représenté de manière complexe (celui de l’ethnographie, ou, en l’occurrence, celui d’un roman réaliste). Plusieurs voix revendiquent l’expression. La plurivocité était restreinte et orchestrée dans les ethnographies traditionnelles octroyant à une seule voix le monopole de la fonction d’auteur et aux autres le rôle de sources, d’« informateurs », à citer ou à paraphraser. Une fois le dialogisme et la polyphonie reconnus comme modes de production textuelle, l’autorité monophonique est remise en question et apparaît comme caractéristique d’une science qui a prétendu représenter les cultures. La tendance à contextualiser les discours ‑ historiquement et dans l’intersubjectivité – redéfinit cette autorité et altère, dans ce même processus, les questions que nous soumettons aux descriptions culturelles. Deux exemples récents devraient suffire. Le premier comprend les voix et les lectures des Amérindiens, le second, celles des femmes.

33 James Walker est réputé pour sa monographie classique The Sun Dance and Other Ceremonies of the Oglala Division of the Teton Sioux (1917). C’est un travail d’interprétation qui résulte d’observations et de documentations soigneusement compilées. Mais notre lecture de ce dernier doit maintenant être complétée – et modifiée – par un extraordinaire aperçu de sa « fabrication ». Trois titres sont parus aujourd’hui dans une édition en quatre volumes de documents qu’il a collectés alors qu’il était médecin et ethnographe dans la réserve sioux de Pine Ridge entre 1896 et 1914. Le premier est une collection de notes, d’entretiens, de textes et de fragments d’articles écrits – ou dictés – par Walker et nombre de ses collaborateurs Oglala. Ce volume recense une trentaine d’« autorités », et quand cela est possible chaque contribution est annotée avec le nom de l’énonciateur, de l’auteur ou du transcripteur. Ces individus ne sont pas des « informateurs » ethnographiques. Lakota Belief est un travail documentaire effectué en collaboration, publié de telle sorte qu’il donne un poids rhétorique égal aux diverses interprétations de la tradition. Les descriptions et énonciations de Walker lui-même sont des fragments parmi des fragments.

34 L’ethnographe a travaillé au plus près des interprètes Charles et Richard Nines et avec Thomas Tyon et George Sword, dont deux ont écrit de longs textes en Ancien Lakota. Ces derniers ont été aujourd’hui traduits et publiés pour la première fois. Dans un long chapitre de Lakota Belief (Walker, 1982a), Tyon expose les explications qu’il a obtenues d’un certain nombre de shamans de Pine Ridge ; il est éclairant pour aborder les questions de croyances (par exemple la qualité cruciale et élusive de « wakan ») interprétées dans des styles variés et idiosyncratiques. Le résultat en est une version de la culture en mouvement qui résiste à toute généralisation finale. Dans Lakota Belief, les éditeurs fournissent des détails biographiques sur Walker, avec des indications sur les sources de chacun des écrits de la collection, tous recueillis à la Société historique du Colorado, au Musée américain d’histoire naturelle et à la Société philosophique américaine.

35 Le second volume paru est Lakota Society (1982b), qui rassemble des documents relatant brièvement aussi bien des aspects de l’organisation sociale que des conceptions du temps et de l’histoire. L’intégration de longs passages de Winter Counts (les annales Lakota) et les recollections personnelles d’événements historiques ne font que confirmer la tendance actuelle qui consiste à remettre en question les distinctions plus

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que claires entre les peuples « à histoire » et les peuples « sans histoire » (Rosaldo, 1980a, 1980b ; Price, 1983). Le troisième volume est Lakota Myth (1983). Et le dernier contiendra les textes traduits de George Sword. Sword était un guerrier Oglala, qui devint plus tard magistrat à la Cour des Affaires Indiennes de Pine Ridge. Avec les encouragements de Walker, il écrivit un recueil vernaculaire détaillé sur le mode de vie traditionnel de son peuple, couvrant les mythes, les rites, l’art de la guerre et les jeux, complété d’une autobiographie.

36 Considérés dans leur ensemble, ces travaux constituent un recueil inhabituel, articulé de multiples façons, de la vie Lakota à un moment crucial de son histoire – une anthologie en trois volumes de transcriptions et d’interprétations faites de façon ad hoc par plusieurs individus occupant un spectre de positions et respectant la « tradition », auxquelles s’ajoute une vision élaborée de l’ensemble par un auteur Oglala bien placé. Il devient possible d’évaluer de manière critique la synthèse faite par Walker à partir de ses divers matériaux. Une fois complets, les cinq volumes (The Sun Dance inclus) constitueront un texte détaillé (dispersé, incomplet) représentant un moment particulier de la production ethnographique (et non de la « culture Lakota »). C’est ce texte annoté et complété, plus que la monographie de Walker, que nous devons maintenant apprendre à lire.

37 Un tel ensemble ouvre la voie à de nouvelles significations et à de nouvelles attentes dans une poïesis culturelle en train de se faire. La décision de publier ces textes a été motivée par les requêtes des membres de la communauté de Pine Ridge à la Société historique du Colorado, qui avaient besoin de copies de ces travaux pour leurs cours d’histoire oglala. Pour d’autres lecteurs, la « Collection Walker » donne des leçons différentes, fournissant, entre autres, une maquette pour une ethnopoétique incluant l’histoire (et les individus). D’aucuns auront des difficultés à donner à ces matériaux (dont de nombreux sont très beaux) l’identité impersonnelle et atemporelle de ce que nous appelons les « mythes sioux ». De plus, la question de qui écrit (effectue ? transcrit ? traduit ? publie ?) ces assertions culturelles est inévitable dans un texte exhaustif de ce type. Ici, l’ethnographe n’est plus le détenteur des droits incontestés du sauvage : l’autorité associée au fait de porter une tradition orale et élusive à une forme textuelle lisible. La question reste posée de savoir si James Walker (ou qui que ce soit) peut apparaître comme le véritable auteur de ces écrits. Un tel manque de clarté est signe des temps.

38 Les textes occidentaux sont traditionnellement rattachés à un auteur. Ainsi, il est peut- être inévitable que Lakota Belief, Lakota Society, et Lakota Myth soient publiés sous le nom de Walker. Mais à mesure que la poïesis plurielle et complexe de l’ethnographie devient plus apparente – et politiquement chargée – les conventions commencent, petit à petit, à décliner. Le travail de Walker est, peut‑être, un cas peu coutumier de collaboration textuelle, mais il nous aide à voir ce qui se cache derrière la scène. Une fois que les « informateurs » commencent à être considérés comme des co‑auteurs et l’ethnographe comme un scribe et un archiviste tout autant qu’un observateur interprète, nous pouvons poser de nouvelles questions critiques à toutes les ethnographies. Toutes monologiques, dialogiques ou polyphoniques puissent-elles être, elles sont des arrangements hiérarchiques de discours.

39 Un second exemple de la contextualisation des discours concerne le genre. J’aborderai en premier lieu les manières par lesquelles elle peut se heurter à la lecture des textes ethnographiques et en second lieu, j’explorerai la façon dont l’exclusion des

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perspectives féministes limite et précise le point de vue discursif de Writing Culture. Mon premier exemple, parmi tous ceux possibles, est Divinity and Experience: the Religion of the Dinka de Godfrey Lienhardt (1961), certainement l’une des ethnographies les plus finement argumentées de la littérature anthropologique récente. Son interprétation phénoménologique de la conception du soi, de la perception du temps et de l’espace et des « Pouvoirs » chez les Dinka est sans précédent. Il devient par conséquent d’autant plus choquant d’admettre que les propos de Lienhardt ne concernent, presque exclusivement, que le vécu des hommes dinka. Quand il parle « du Dinka », il n’étend son propos aux femmes dinka qu’en fonction des cas. Souvent, on ne peut même pas le savoir à partir du texte publié. Les exemples qu’il choisit sont, dans tous les cas, largement centrés sur les hommes. Une lecture rapide mais attentive du chapitre introductif du livre sur les Dinka et leur bétail confirme ce point. Le point de vue d’une femme n’y est mentionné qu’une seule fois et c’est dans l’affirmation de la relation des hommes aux vaches, ne disant rien de la façon dont les femmes vivent leur relation au bétail. Cette observation introduit une équivoque dans des passages tels que « les Dinka interprètent souvent les accidents ou les coïncidences comme les actes d’une divinité distinguant le vrai du faux par des signes qui apparaissent aux hommes » (p. 47). Le sens assigné au terme « hommes » est très certainement générique. Cependant, étant exclusivement agrémenté d’exemples tirés du vécu masculin, son sens glisse vers une acception sexuée (les signes apparaissent-ils aux femmes ? Leur apparaissent-ils d’une manière significativement différente ?). Les termes tels que « le Dinka » ou « les Dinka », utilisés tout au long du livre deviennent tout aussi équivoques.

40 Il n’est pas ici question de condamner Lienhardt pour duplicité ; son livre prend en compte les questions de genre à un degré inégalé pour l’époque. Ce qui émerge à la place, ce sont l’histoire et la politique qui interfèrent dans notre lecture. Les universitaires britanniques d’une certaine caste et d’une certaine ère disent « les hommes » là où ils veulent dire « les gens » plus souvent que ne le font d’autres groupes, un contexte culturel qui est aujourd’hui moins invisible qu’il ne le fut un temps. La partialité du genre dont il est ici question n’était pas problématique à l’époque à laquelle le livre a été publié en 1961. Si elle l’avait été, Lienhardt aurait directement traité le problème, comme l’ont fait des ethnographes plus contemporains qui se sentent aujourd’hui dans l’obligation de le faire (par exemple Meigs, 1984 : xix). On ne lisait pas alors The Religion of the Dinka comme on se doit de le lire aujourd’hui, comme la religion des hommes dinka seulement, et peut-être celle des femmes dinka. Notre tâche est de penser historiquement le texte de Lienhardt et les lectures qu’il est possible d’en avoir, incluant la nôtre, quand nous lisons.

41 Les doutes systématiques sur le genre dans les représentations culturelles ne se sont largement répandus que dans la dernière décennie et ce, dans certains milieux uniquement, sous l’impulsion du féminisme. Une grande variété de portraits de vérités « culturelles » apparaissent maintenant comme exprimant les domaines du vécu masculin (l’inverse existe, bien évidemment, bien moins communément cependant : par exemple, le travail de Mead qui restait concentré sur les domaines féminins et qui généralisait sur cette base à la culture dans son ensemble). Cependant, en reconnaissant de tels biais, il est bon de rappeler que nos propres versions « complètes » passeront inévitablement elles‑mêmes pour des versions partielles, et si de nombreux portraits culturels semblent aujourd’hui plus limités qu’ils ne le semblaient auparavant, il s’agit d’un indice de la contingence et de l’implication historique de toute lecture. Personne ne lit d’un point de vue neutre ou définitif. Cette

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précaution plutôt évidente est souvent négligée dans les nouveaux récits qui prétendent établir un recueil objectif ou combler une lacune dans « notre » savoir.

42 À quel moment une lacune est-elle perçue dans notre savoir, et surtout, par qui ? D’où les « problèmes » surgissent-ils ?10 Il ne s’agit évidemment pas du simple fait de remarquer une erreur, un biais ou une omission. J’ai choisi des exemples (Walker et Lienhardt) qui soulignent le rôle des facteurs politique et historique dans la mise au jour de la partialité discursive. L’épistémologie que cela implique ne peut pas être réconciliée avec une notion de progrès scientifique cumulatif et la partialité en jeu est plus forte que les dictons scientifiques habituels selon lesquels nous n’étudions que des bouts de problèmes, que nous ne devons pas généraliser, ou encore, que la meilleure image ne peut être construite que par l’accumulation de preuves rigoureuses. Les cultures ne sont pas des « objets » scientifiques (en présumant que de telles choses existent, même dans les sciences naturelles). La culture et notre perception de « celle- ci », sont des construits historiques, et sont activement contestées. Il n’est pas de vue d’ensemble qui ne puisse être « complétée », puisque la perception et la complétion des lacunes mènent à la prise de conscience de l’existence d’autres lacunes. Si le vécu des femmes a été significativement exclu des récits ethnographiques, la reconnaissance de cette carence, et sa correction dans de nombreuses études récentes, met aujourd’hui en lumière le fait que le vécu des hommes (en tant que sujets sexués, pas en tant que types culturels – « les Dinka » ou « les Trobriandais ») est lui‑même très peu étudié. Alors que les thèmes canoniques tels que la « parenté » sont soumis à un examen critique (Needham, 1974 ; Schneider 1972, 1984), de nouveaux problèmes concernant la « sexualité » sont rendus visibles. Et ainsi de suite et sans fin. Il est évident que nous savons plus des Trobriandais que ce qui en était su en 1900. Mais le « nous » requiert une identification historique (Talal Asad soutient dans Writing Culture que le fait que cette connaissance soit écrite par tradition dans quelques langues « puissantes » n’est pas scientifiquement neutre). Si « la culture » n’est pas un objet à décrire, elle n’est pas non plus un corpus unifié de symboles et de significations qui peuvent être interprétés définitivement. La culture est contestée, conjoncturelle et émergente. La représentation et l’explication – toutes deux données par des indigènes et des étrangers – ont leur rôle dans cette émergence. La méthode de contextualisation des discours que j’ai esquissée jusqu’ici va plus loin que le fait de poser des limites. Elle est avant tout historiciste et réflexive.

43 C’est dans cet esprit que j’aimerais en arriver à l’ouvrage Writing Culture. Tout un chacun est en mesure de penser à des individus ou à des perspectives qu’il aurait fallu inclure. La préoccupation de l’ouvrage le limite d’une manière que ses auteurs et ses éditeurs ne peuvent que commencer à percevoir. Les lecteurs noteront que son biais anthropologique néglige la photographie, le film, la théorie de la représentation, l’art documentaire, le roman non-fictif, le « nouveau journalisme », l’histoire orale et plusieurs formes de sociologie. Le livre prête relativement peu attention aux nouvelles possibilités ethnographiques issues de l’expérience de pays non-occidentaux, des théories et des politiques féministes. Que l’on me permette de m’attarder sur cette dernière exclusion, puisqu’elle concerne une influence intellectuelle et morale particulièrement forte dans le milieu universitaire d’où sont issus ces articles. Ainsi son absence exige-t-elle un commentaire (en traitant de cette exclusion-là, je ne signifie en aucun cas qu’elle offre un point de vue privilégié pour appréhender la partialité de ce livre). La théorisation féministe est évidemment d’une grande importance potentielle pour repenser l’écriture ethnographique. Elle débat des constructions historiques et

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politiques de l’identité et de l’altérité et elle questionne les postures sexuées qui font que tous les récits sur, ou par, les autres peuples sont nécessairement partiaux et partiels11. Pourquoi alors n’y a-t-il aucun article dans ce livre qui soit écrit d’un point de vue principalement féministe ?

44 L’ouvrage a été pensé comme la publication d’un séminaire limité à dix participants. Il était institutionnellement défini comme un « séminaire avancé » et ses organisateurs, George Marcus et moi-même, ont accepté ce format sans sérieuse contestation. Nous avions décidé d’inviter des personnes menant des travaux « avancés » sur notre thématique, ce par quoi nous entendions des personnes ayant contribué de manière significative à l’analyse de l’ethnographie en tant que texte. Pour des questions de cohérence, nous avons situé ce séminaire au sein, et aux frontières de la discipline qu’est l’anthropologie. Nous avons invité des participants reconnus pour avoir contribué à élargir les possibles d’une écriture ethnographique, ou que nous connaissions pour être, du fait de leurs recherches, éclairants pour notre thématique. Il s’agissait d’un petit séminaire dont la formation résult ait de l’expression de nos réseaux spécifiques personnels et intellectuels et de notre connaissance limitée des travaux appropriés en cours (je ne prendrai pas en compte ici les personnalités individuelles, les amitiés et le reste, bien qu’il s’agisse de facteurs évidemment pertinents).

45 En organisant le séminaire, nous avons été confrontés à ce qui nous a semblé être un fait évident – important et regrettable. Le féminisme n’a pas beaucoup contribué à l’analyse théorique des ethnographies en tant que textes. Là où les femmes avaient fait des innovations textuelles (Bowen, 1954 ; Briggs, 1970 ; Favret-Saada, 1980, 1981), elles ne l’avaient pas fait sur une base féministe. Quelques travaux récents (Shostak, 1981 ; Cesara, 1982 ; Mernissi, 1984) reflétaient, par leur forme, les revendications féministes sur la subjectivité, la relativité, et le vécu féminin, mais ces formes textuelles existaient dans d’autres travaux expérimentaux, non-féministes. De plus, leurs auteures ne semblaient pas familières avec la théorie textuelle ou la rhétorique que nous voulions porter au jour en ethnographie. Notre champ était donc bien la critique tout autant que la forme textuelle : un champ productif et défendable.

46 Au sein de ce champ, nous ne pouvions disserter sur aucun débat avancé, généré par le féminisme concernant la pratique textuelle de l’ethnographie. Seules quelques indications très liminaires (par exemple Atkinson, 1982 ; Roberts, 1981) avaient été publiées. Et la situation n’a pas fondamentalement changé depuis. Le féminisme a clairement contribué à la théorie anthropologique. Et de nombreuses ethnographes, comme Annette Weiner (1976), contribuent activement à réécrire le canon « androcentriste ». Mais l’ethnographie féministe s’est concentrée soit sur la prise en compte des femmes soit sur la révision des catégories anthropologiques (par exemple, l’opposition nature/culture). Elle n’a pas produit une forme non-conventionnelle d’écriture ni même une réflexion sur la textualité de l’ethnographie en tant que telle.

47 Les raisons de cette situation générale demandent une investigation méticuleuse, mais ce n’est pas ici le lieu pour le faire12. Dans le cas de notre séminaire et de l’ouvrage Writing Culture, en insistant sur la forme textuelle et en privilégiant la théorie des textes, nous avons mis l’accent sur des points qui excluaient certaines formes d’innovation ethnographique. Ce fait a émergé dans les discussions du séminaire, durant lesquelles il est devenu clair que les forces institutionnelles concrètes – le mode d’attribution des postes, les canons, l’influence des autorités disciplinaires, les

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inégalités de pouvoir – ne pouvaient être occultées. De cette perspective découlent des enjeux particulièrement éclairants et pertinents de l’ethnographie (l’exclusion et l’inclusion de différentes expériences dans les sources anthropologiques, la réécriture de traditions établies). Et c’est là que les écrits féministes et non-occidentaux ont eu un impact majeur13. Clairement, notre séparation stricte entre le fond et la forme – et notre fétichisme de la forme – était, et demeure, contestable. C’est un biais qui pourrait bien être implicite dans le « textualisme » moderniste (la plupart d’entre nous au séminaire, si ce n’est Stephen Tyler, n’étaient pas encore fondamentalement « postmodernes » !).

48 Nous percevons mieux ces choses, bien sûr, maintenant que nous en avons pris acte, le livre achevé. Mais même alors, à Santa Fe, des discussions intenses concernaient l’exclusion et le traitement de nombreuses perspectives importantes. En tant qu’éditeurs, nous avons fait le choix de ne pas tenter de « compléter » l’ouvrage en demandant des contributions additionnelles. Cela nous aurait paru purement symbolique et nous aurait semblé n’exprimer qu’une aspiration à une fausse complétude. Notre réponse au problème des exclusions de certains points de vue a été de les laisser flagrantes. Writing Culture reste donc une intervention limitée, sans prétention à couvrir l’ensemble d’un territoire de façon exhaustive. Il jette une lumière intense mais partielle.

*

49 Une conséquence majeure du mouvement théorique et historique décrit dans cette introduction a été de bousculer les repères par lesquels les individus et les groupes se représentent confortablement l’autre. Un déplacement conceptuel, « tectonique » dans ses implications, a eu lieu. Nous nous repérons maintenant sur une terre en mouvement. Il n’y a plus aucun point panoramique (plus de sommet) duquel on puisse cartographier les modes de vie humains, pas de point d’Archimède à partir duquel on puisse se représenter le monde. Les montagnes se déplacent en permanence. Il en va de même pour les îles : parce que personne ne peut occuper, sans ambages, un monde culturellement isolé d’où l’on puisse s’exiler pour analyser les autres cultures. Les modes de vie humains s’influencent, dominent, se parodient, se traduisent et se subvertissent les uns les autres. Il faut analyser comment la culture est imbriquée dans les mouvements globaux de différenciation et d’hégémonie. Peu importe de quelle manière on le définit, et la phrase est ici utilisée grossièrement, un « système-monde » lie aujourd’hui les sociétés de la planète dans un processus historique commun14.

50 Un certain nombre des articles qui composent Writing Culture tente de prendre acte de cet écueil. Leurs accents diffèrent. Comment, questionne George Marcus, l’ethnographie – at home ou en terrain étranger – peut-elle délimiter son objet d’étude de sorte qu’il lui soit permis d’établir des analyses détaillées, locales et contextuelles et simultanément de décrire les forces globales qui y sont à l’œuvre ? Les stratégies textuelles admises pour définir des domaines culturels, séparant les niveaux micro et macro, ne sont plus aujourd’hui adéquates pour répondre à ce défi. Il explore de nouvelles possibilités qui rendent floue la distinction entre anthropologie et sociologie, remettant ainsi en cause une division du travail improductive. Talal Asad se confronte aussi aux interconnexions systématiques des sociétés du globe. Mais il trouve des inégalités persistantes et glaçantes qui imposent des formes figées et participant d’une

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trop grande cohérence à la diversité du monde enfermant toute pratique ethnographique. Les « traductions » de culture, tout aussi subtiles et créatives qu’elles soient dans leur forme textuelle, prennent place au sein de relations entre langues « dominantes » et langues « dominées » qui gouvernent la circulation internationale du savoir. L’ethnographie est encore bel et bien une voie à sens unique (one-way street). L’article de Michael Fischer suggère que l’idée d’hégémonie globale pourrait bien passer à côté des dimensions réflexives et créatives de l’ethnicité et du contact culturel (et dans la même veine, mon propre article traite des discours de l’authenticité perdue de la diversité évanescente comme des allégories autosuffisantes, jusqu’à ce que le contraire soit prouvé). Fischer situe l’écriture ethnographique dans un monde syncrétique d’ethnicité plutôt que dans un monde de traditions et de cultures distinctes. Le postmodernisme, dans son analyse, est plus qu’une mode littéraire, philosophique ou artistique. Il est une condition générale de la vie multiculturelle qui requiert de la part d’une ethnographie pleinement réflexive de nouvelles formes de créativité et de subtilité.

51 L’ethnographie au service de l’anthropologie était autrefois à la recherche d’autres clairement définis comme primitifs, tribaux, non-occidentaux, sans écriture ou sans histoire – la liste, si elle était prolongée, deviendrait vite incohérente. Aujourd’hui l’ethnographie rencontre les autres en relation à elle-même, se voyant elle-même comme autre. Ainsi, une perspective ethnographique est-elle déployée en diverses circonstances inédites. Renato Rosaldo interroge la façon dont l’histoire sociale s’est appropriée sa rhétorique et la manière dont cette dernière rend visible quelques suppositions dérangeantes qui ont donné son pouvoir au terrain. La perspective de l’ethnographe quand elle se fait intime et indiscrète devient histoire, littérature, publicité et acquiert bien d’autres statuts improbables. La science de l’exotique est en train d’être « rapatriée » (Fisher & Marcus, 1986).

52 La vocation traditionnelle de l’ethnographie en tant que glose culturelle (« Des Cannibales » de Montaigne, Les lettres persanes de Montesquieu) émerge de nouveau avec vigueur et expression. Les travailleurs de terrain (fieldworkers) en anthropologie peuvent maintenant aligner leurs travaux sur ceux de pionniers tels que Henry Mayhew au XIXe siècle, et plus récemment, sur ceux de l’école de Chicago en sociologie urbaine (Lloyd Warner, William F. Whyte, Robert Park). La description sociologique des pratiques quotidiennes a été récemment complexifiée par l’ethnométhodologie (Leiter, 1980) : les travaux d’Harold Garfinkel, Harvey Sacks et Aaron Cicourel (eux aussi négligés dans Writing Culture) sont l’expression d’une crise en sociologie similaire à celle que l’on connait aujourd’hui en anthropologie. Pendant ce temps, un rapprochement différent a lieu entre l’ethnographie sociologique et anthropologique sous l’influence de la théorie marxiste de la culture au Birmingham Centre for Contemporary Cultural Studies (Stuart Hall, Paul Willis). En Amérique, les ethnographes s’intéressent maintenant aux biologistes et aux physiciens et à leur vie en laboratoire (Latour & Woolgar, op. cit. ; Traweek, 1982), à la « parenté » aux ÉtatsUnis (Schneider, 1980), aux dynasties ploutocratiques (Marcus, 1983), aux camionneurs (Agar, 1985), aux patients psychiatriques (Estroff, 1985), aux nouvelles communautés urbaines (Krieger, 1983) et aux identités traditionnelles problématiques (Blu, 1980). Et ceci n’est que le début d’une liste encore croissante.

53 L’enjeu se situe bien au-delà de la méthode anthropologique déployée sur le terrain at home, ou de l’étude de nouveaux groupes (Nader, 1969). L’ethnographie se déplace

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aujourd’hui vers des espaces longtemps occupés par la sociologie, le roman ou la critique culturelle d’avant-garde (Clifford, 1981), redécouvrant ainsi l’altérité et la différence au sein des cultures occidentales. Il est devenu clair que toutes les versions d’un « autre », où qu’il se trouve, sont aussi la construction d’un « soi », et la composition de textes ethnographiques, comme Michael Fisher, Vincent Crapanzano et d’autres le montrent dans cet ouvrage, a toujours impliqué le « façonnement du soi » (self-fashioning) (Greenblatt, 1980). La poïesis culturelle – et le politique par ailleurs – est la reconduction permanente du soi et de l’autre au travers d’exclusions spécifiques, de conventions et de pratiques discursives. Les articles rassemblés dans Writing Culture fournissent des outils pour l’analyse de ces procédés, at home ou en terrain étranger.

54 Ces contributions n’ont pas valeur de prophéties. Dans leur ensemble, elles décrivent les contraintes historiques de la production ethnographique tout autant que les espaces d’expérimentation et d’innovation textuelle. Le ton de Talal Asad est sobre, préoccupé qu’il est (tout comme Paul Rabinow) par les limites institutionnelles imposées à la liberté interprétative. George Marcus et Michael Fisher explorent des exemples concrets d’écriture alternative. Stephen Tyler évoque ce qui n’existe pas encore (ou ne peut pas exister ?) mais qui doit être imaginé (imagined) – voire mieux, entonné (sounded). Plusieurs de ces articles (particulièrement ceux de Renato Rosaldo, Vincent Crapanzano, Mary Pratt et Talal Asad) cherchent à clarifier des repères essentiels – faire bouger les canons pour faire de l’espace pour les alternatives. Rabinow identifie un nouveau canon, le postmodernisme. D’autres articles (Tyler sur les modes d’énoncés performatifs, mon propre traitement de l’allégorie) reprennent les vieilles rhétoriques et les anciens projets pour les remettre à l’usage aujourd’hui. « For use now ! », la règle poétique de Charles Olson, devrait guider la lecture de ces articles : ils sont les réponses à une situation actuelle de changement, des interventions plus que des positionnements. Situer Writing Culture dans une conjoncture historique, comme j’ai essayé de le faire ici, c’est révéler les fondements mouvants sur lesquels il s’appuie. J’ai essayé de m’atteler à cette tâche sans en dégager un récit fondateur de développement historique qui puisse offrir une direction cohérente, ou un avenir, pour l’ethnographie15.

55 On ne peut lancer une entreprise controversée telle que celle‑ci qu’avec une certaine impatience, en espérant qu’elle sera sérieusement engagée – pas simplement rejetée, par exemple, comme une nouvelle offensive contre la science ou une incitation au relativisme. Les rejets de ce type devraient au moins clarifier les raisons pour lesquelles une analyse d’une des choses principales que font les ethnographes – à savoir écrire – ne devrait pas être centrale dans l’évaluation des résultats de la recherche scientifique. Les auteurs de ce livre ne suggèrent en rien qu’un récit culturel en vaut un autre. S’ils épousaient un relativisme si trivial qu’il se réfute lui-même, ils n’auraient pas pris le risque de se lancer dans des études détaillées, sérieuses et critiques.

56 D’autres objections, plus subtiles, ont récemment été élevées au rang de la réflexivité littéraire et théorique représentée ici. Les questions textuelles et épistémologiques sont parfois considérées comme incommodantes, abstraites et comme d’aventureux solipsismes – en bref, comme des obstacles à la tâche de composer des études historiques et culturelles « générales » ou « unifiées »16. En pratique, cependant, de telles questions n’empêchent pas nécessairement ceux qui les méditent de produire des récits réalistes et dignes de confiance. Tous les articles recueillis ici s’interrogent sur des modalités d’écriture inédites et plus adéquates. Il n’est pas nécessaire d’être en

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accord avec leurs étalons de mesure respectifs pour considérer sérieusement le fait qu’en ethnographie, tout comme dans les études historiques ou littéraires, ce qui est considéré comme « réaliste » est aujourd’hui une question qui tient à la fois du débat théorique et de l’expérimentation pratique.

57 L’écriture et la lecture de l’ethnographie sont surdéterminées par des forces définitivement en dehors du contrôle d’un auteur ou d’une communauté interprétative. Ces contingences – de langage, de rhétorique, de pouvoir et d’histoire – doivent maintenant être ouvertement prises en compte dans le processus d’écriture. Elles ne peuvent plus être éludées. Mais leur appréciation fait émerger des problèmes épineux de vérification : comment la vérité des récits culturels doit-elle être évaluée ? Qui a l’autorité pour distinguer art et science, réalisme et fantaisie, savoir et idéologie ? Bien sûr, de telles distinctions demeureront encore et toujours et seront redéfinies ; mais la mobilité de leurs fondements poétiques et politiques ne pourra plus être si facilement ignorée. Pour s’en tenir aux études culturelles, nous ne pouvons plus connaître toute la vérité, ou même prétendre l’approcher. La partialité rigoureuse sur laquelle j’ai insisté ici pourrait devenir source de pessimisme pour certains lecteurs. Mais n’est-ce pas une libération aussi que de reconnaitre que personne ne peut plus écrire sur les autres comme s’ils étaient des objets distincts ou des textes ? Et la vision d’une ethnographie complexe, problématique et partiale pourrait-elle conduire, non pas à sa reddition, mais à des manières plus subtiles et plus concrètes d’écrire et de lire, à de nouvelles conceptions de la culture comme interactive et historique ? La plupart des articles de Writing Culture, malgré leurs critiques tranchantes, sont optimistes en ce qui concerne l’écriture ethnographique. Les problèmes qu’ils posent sont des stimulants et non des obstacles.

58 Ces articles seront accusés d’aller trop loin : la poésie sera de nouveau mise au ban de la cité, le pouvoir chassé des avenues de la science. Une conscience de soi exacerbée comporte certainement des dangers – d’ironie, d’élitisme, de solipsisme, de mettre le monde entier entre guillemets. Mais j’ai confiance dans le fait que les lecteurs qui signalent ces dangers le feront (comme certains des articles de Writing Culture) après s’être confrontés à l’histoire en changement, à la rhétorique et aux politiques des modes de représentation établis. À l’aube de la sémiotique, du poststructuralisme, de l’herméneutique et de la déconstruction, il y eut un nombre considérable de discussions sur le retour au franc-parler et au réalisme. Mais pour y revenir, encore faudrait-il l’avoir quitté ! De plus, reconnaitre la dimension poétique de l’ethnographie ne requiert pas que l’on abandonne les faits et les récits minutieux pour le supposé libre jeu de la poésie. « La poésie » n’est pas limitée au subjectivisme moderniste ou romantique : elle peut être historique, précise et objective. Et il est inutile de préciser qu’elle est tout aussi conventionnelle et institutionnellement déterminée que la « prose ». L’ethnographie est une activité textuelle hybride : elle traverse les genres et les disciplines. Les articles de Writing Culture ne prétendent pas que l’ethnographie n’est « que pure littérature ». Mais ils insistent bien sur le fait qu’il s’agit toujours d’écriture.

*

59 Je voudrais remercier les participants du séminaire de Santa Fe pour leurs nombreuses suggestions, qu’elles aient été incorporées, ou laissées de côté, dans cette introduction (je n’ai certainement pas essayé de représenter le « point de vue indigène » de ce petit

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groupe). Dans les séminaires universitaires que je codirigeais avec Paul Rabinow à l’université de Californie à Berkeley et à Santa Cruz, plusieurs de mes idées sur ces thèmes ont été agréablement critiquées. Des remerciements tout particuliers lui sont adressés, à lui et à ses étudiants. À Santa Cruz, Deborah Gordon, Donna Haraway et Ruth Felkenberg m’ont aidé pour cet article, et j’ai bénéficié d’encouragements importants et de stimulations de la part de Hayden White et des membres du Groupe de Recherche sur le Discours Colonial. Plusieurs relecteurs m’ont fait d’importantes suggestions, particulièrement Barbara Babcock. Georges Marcus, qui a participé à la mise en place du projet dans son ensemble, s’est avéré être un allié et un ami inestimable.

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NOTES

2. Malinowski (1961 : 17). La photographie de l’intérieur de la tente a été publiée en 1983 par George Stocking dans Observer Observed: Essays on Ethnographic Fieldwork, History of Anthropology (1983 : 101). Cet ouvrage contient d’autres scènes d’écriture ethnographique. 3. On pourra inclure dans une liste partielle de travaux explorant ce champ étendu du « littéraire » en anthropologie (sans mentionner les contributeurs de cet ouvrage) : Boon (1972, 1977, 1982) ; Geertz (1973, 1983) ; Turner (1974, 1975) ; Fernandez (1974) ; Diamond (1974) ; Duvignaud (1970, 1973) ; Favret-Saada (1980) ; FavretSaada & Contreras (1981) ; Dumont (1978) ; Tedlock (1983) ; Jamin (1979, 1980, 1985) ; Webster (1982) ; Thornton (1983, 1984). 4. Voir le travail de Hayden White (1973, 1978) pour une théorie anthropologique des réalités « préfigurées » ; voir aussi Latour & Woolgar (1979) pour une vision de l’activité scientifique comme « inscription ». 5. « On pourrait objecter que le style figuratif n’est pas le seul style, de même que le style poétique , et que la rhétorique prend acte de ce que l’on appelle le style simple (simple style). En fait, il s’agit simplement d’un style moins étoffé, ou plutôt, un style construit plus sobrement, et qui lui aussi, comme le lyrique et l’épique, a ses propres figures de style. Un style duquel le figuratif est strictement absent n’existe pas », écrit Gérard Genette (1982 : 47). 6. En français dans le texte. 7. J’exclus de cette catégorie les diverses histoires des idées « anthropologiques » qui ont toujours un caractère téléologique. J’y inclus l’historicisme marqué de George Stocking, qui a souvent pour effet de questionner les généalogies disciplinaires (par exemple 1968 : 69-90). Les travaux de Terry Clark sur l’institutionnalisation des sciences sociales (1973) et de Foucault sur la constitution sociopolitique des « formations discursives » (1973) prennent les orientations que j’ai indiquées ici. Voir aussi : Hartog (1980), Duchet (1971), de nombreux travaux de De Certeau (1980), Boon (1982), Rupp-Eisenreich (1984), et le volume annuel History of Anthropology, publié

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par Stocking, dont la démarche va bien au-delà de l’histoire des idées ou des théories. On pourra retrouver une démarche comparable dans les récentes études sociologiques sur les recherches scientifiques : Knorr-Cetina (1981), Latour (1984), Knorr‑Cetina & Mulkay (1983). 8. Une observation faite par Pratt au séminaire de Santa Fe. Le manque d’attention relatif prêté aux sons commence à être pallié dans les écrits ethnographiques récents (cf. Feld, 1982). Pour des exemples de travaux plus attentifs au son que la moyenne, voir Stoller (1984). 9. J’ai interrogé la relation entre la subjectivité personnelle et les récits culturels autoritaires, perçus comme des fictions qui se renforcent mutuellement, dans un article sur Malinowski et Conrad (Clifford, 1985). 10. « Ce n’est pas la cigogne qui les a ramenés ! » (David Schneider, durant une conversation). Foucault a décrit sa démarche comme une « histoire des problématiques » (1984). 11. Plusieurs des thèmes sur lesquels j’ai insisté plus haut ont été traités par des travaux féministes récents. Quelques théoriciens ont problématisé toutes les perspectives archimédiennes totalisantes (Jehlen, 1981). Plusieurs ont sérieusement repensé la construction sociale de la relation et de la différence (Chodorow, 1978 ; Rich, 1976 ; Keller 1985). Une grande part de la pratique féministe interroge la séparation stricte du subjectif et de l’objectif, en mettant en lumière des modes de connaissance processuels, qui mettent étroitement en lien les processus individuels, politiques et représentationnels. D’autres pans approfondissent la critique des régimes de surveillance et de description fondés sur le visuel, les mettant en lien avec la domination et le désir masculin (Mulvey, 1975 ; Kuhn, 1982). Les formes narratives de la représentation sont analysées en positions sexuées qu’elles reconduisent (de Lauretis, 1984). Un écrit féministe a travaillé à politiser et à subvertir toute essence ou identité naturelle, y compris la « féminité » et la « femme » (Wittig, 1975 ; Irigaray, 1977 ; Russ, 1975 ; Haraway, 1985). Les catégories « anthropologiques » telles que nature et culture, public et privé, sexe et genre ont été interrogées (Ortner, 1974 ; MacCormack & Strathern, 1980 ; Rosaldo & Lamphere, 1974 ; Rosaldo, 1980 ; Rubin, 1975). 12. L’article à paraître de Marilyn Strathern « Dislodging a World View » (1984), discuté par Paul Rabinow dans Writing Culture, commence l’enquête. Deborah Gordon mène actuellement une analyse plus complète dans un mémoire pour le programme History of Consciousness, Université de Californie, Santa Cruz. Je suis, à ce propos, redevable à nos conversations. 13. Ce pourrait être une vérité générale que les groupes longtemps exclus des positions de pouvoir institutionnel, comme les femmes ou les gens de couleur, ont moins la liberté concrète de s’adonner aux expérimentations textuelles. Pour écrire de manière non-orthodoxe, Paul Rabinow soutient qu’il faut être en poste. Dans des contextes spécifiques, une préoccupation pour la réflexivité et le style pourront être un indice d’esthétisme privilégié. Parce que si l’on n’a pas à se soucier de l’exclusion ou de la représentation réelle de son vécu, on est plus libre de saper les manières de dire, et de se concentrer sur la forme plus que sur le fond. Mais je ne suis pas à l’aise avec une idée générale selon laquelle les discours privilégiés se laissent tenter par des subtilités esthétiques et épistémologiques, alors que le discours marginal « dit les choses telles qu’elles sont ». L’inverse est trop souvent vrai (voir l’article de Michael Fisher dans Writing Culture). 14. Le terme est bien évidemment celui de Wallerstein (1976). Je trouve cependant problématique sa conception de direction unilinéaire du procès historique global, et je me range du côté des réserves exprimées par Ortner à ce sujet (1984 : 142-143). 15. Mon idée de l’historicisme doit beaucoup aux récents travaux de Fredric Jameson (1980, 1981, 1984a, 1984b). Je ne suis cependant pas convaincu par le récit fondateur (une séquence globale de modes de production) qu’il invoque de temps à autres comme une alternative à la fragmentation postmoderne (l’idée selon laquelle l’histoire est composée de plusieurs récits locaux). La partialité sur laquelle j’ai insisté dans cette introduction présuppose toujours un écueil historique local. Cette partialité historiciste n’est pas celle « parcellaire et du flux » non- situés que Rabinow (p. 252) taxe d’une sorte de « postmodernisme » rigide.

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16. La réponse est fréquemment exprimée informellement. Elle apparaît sous différentes formes chez Randall (1984), Rosen (1984), Ortner (1984 : 143), Pullum (1984) et Darnton (1985).

AUTEUR

JAMES CLIFFORD University of California - History of Consciousness Department Santa Cruz, CA 95064. USA [email protected]

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Anthropologies actuelles

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Émeutes sur internet : montrer l’indicible ? Riots on the Internet: Showing What Cannot Be Said?

Alain Bertho

1 Le 21 novembre 2009, une vidéo de quatre minutes est mise en ligne sur YouTube1. Il s’agit d’un travail amateur monté et légèrement scénarisé. On y voit en plan assez rapproché pompiers et policiers s’activant autour d’un incendie dont on devine qu’il s’agit d’un bâtiment officiel. Le titre est à cet égard explicite. Il annonce « l’incendie du commissariat d’Anderlecht » (banlieue de Bruxelles). La banalité des images nocturnes contraste avec la dramatique de la bande‑son empruntée à la bande originale de Requiem for a Dream2. À la quatrième minute l’écran devenu noir permet de lire un commentaire en huit tableaux successifs revendiquant l’incendie3, le reliant à des incidents ayant eu lieu à la prison de Forest4 et concluant ainsi : « N’ayez d’intolérance que vis-à-vis de l’intolérance. Vous nous respectez, nous vous respecterons. Vous abusez, nous réagirons ! / Le feu qui semble éteint souvent dort sous la cendre. / La société serait une chose charmante si on s’intéressait les uns aux autres. / 1070 Clémenceau.5 »

2 C’est le vocabulaire de « l’émeute » qui est convoqué pour identifier leur geste par ces acteurs (et vidéastes) anonymes mais pour une fois bien loquaces6. Cette « émeute » se donne à la fois comme une réaction et comme un acte signifiant. Mais cet acte n’a pas de sens en excès de ce à quoi il réagit : les événements de la prison de Forest. Le face‑à‑face d’un « nous » et d’un « vous » mal identifiés en dehors de cette situation débouche sur une prescription de respect : on cherchera en vain l’écho d’un discours millénariste ou révolutionnaire.

L’image comme langage ?

3 Un seul message traverse au fond les images volées au milieu des pompiers et des policiers comme le texte final : vous ne nous prenez pas en compte, vous ne nous voyez pas, mais nous sommes là !

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4 L’événement signalé a bien eu lieu : des policiers de la zone de Bruxelles-Midi ont été mis en cause pour avoir maltraité des détenus de la prison de Forest, les 22 septembre et 30 octobre 2009, lors de grèves des gardiens de l’établissement. La commission de surveillance de la prison a été jusqu’à dénoncer des actes de « tortures », de « traitements dégradants », et « d’insultes islamophobes ». Les deux inspecteurs principaux en responsabilité lors des faits ont été suspendus et une enquête judiciaire et disciplinaire a été ouverte.

5 Quand l’affaire éclate, le vendredi 20 novembre, le quartier est en effervescence. Des groupes de jeunes se sont formés. Des voitures et des cabines téléphoniques ont été endommagées avant même le jet de cocktail Molotov. À l’évidence la violence que nous montre ce film n’est pas celle de l’incendie de ce commissariat mais celle d’une situation globale, celle qui conduit à ces gestes, à ces mots, à ces images.

D’Exarchia à Oakland : images volées et deuil impossible

6 La vidéo qui circule un an plus tôt, le 6 décembre 2008, en Grèce n’a pas la qualité technique ni l’ambition sémantique du court-métrage d’Anderlecht. C’est un film de 27 secondes dont le sujet s’est imposé au hasard de l’événement : on y assiste en direct à la mort d’un jeune de 15 ans, Alexis Grigoropoulos, sous les balles d’un policier (depuis lourdement condamné). Le commentaire de la vidéaste amateure est saturé d’émotion. Reprise en chaîne le soir-même par des gestionnaires amateurs de YouTube, cette vidéo a été visionnée des centaines de milliers de fois7.

7 Trois semaines plus tard, c’est dans le métro d’Oakland que plusieurs vidéastes amateurs saisissent les images d’un autre meurtre de sang‑froid, celui du jeune Oscar Grant, par la police du métro. Ces images-là, reprises par les grandes chaînes de télévision ont fait le tour du monde8.

8 La mort d’Oscar Bart a généré une nuit d’émeute dans la ville, lors de son enterrement. Celle d’Alexis Grigoropoulos est le point de départ de trois semaines d’affrontements et d’émeutes dans toutes les grandes villes de Grèce, à l’instar de ce qui s’était passé en France après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005.

9 La mort d’un jeune dans laquelle les forces de police ont été impliquées a provoqué trois émeutes dans le monde en 20069, 4 en 200710, 13 en 200811, 27 en 200912, 42 en 2010. Ce sont les circonstances les plus dramatiques de leur déclenchement. Mais ce ne sont pas les seules. On sait que depuis novembre 2005, le nombre d’émeutes dans le monde n’a cessé de croître (Bertho, 2009, 2010) : plus de 500 en 2009, plus de 1200 en 2010. L’émeute s’impose dans le paysage de la globalisation. Elle inspire des artistes13, s’invite dans les sitcoms les plus diffusés14.

Lire l’émeute

10 Néanmoins, la diversité des situations nationales et des circonstances de déclenchement de ces explosions de colère ne facilite pas la lecture du phénomène. Si ce dernier est statistiquement important, il est politiquement, médiatiquement, sociologiquement quasiment invisible comme phénomène global jusqu’en

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janvier‑février 2011. La vague des soulèvements commencés en Tunisie le 17 décembre 2010 à la suite de la mort d’un jeune n’est en effet pas d’une nature différente. Ce n’est pas la première fois que le phénomène émeutier prend une dimension nationale : la France en 2005, la Grèce en 2008, Madagascar en 2009, l’Iran en 2009, voire le Kirghistan en 2010 ont connu des épisodes de cette ampleur. Mais les effets des soulèvements de 2011 sur la nature des États concernés, en Tunisie, en Égypte, en Libye, et sa rapide extension d’un pays à l’autre l’ont mis sous les feux médiatiques. La singularité contemporaine de ces mobilisations collectives a-t-elle pour autant été éclaircie ? Rien n’est moins sûr. On a tôt fait de mobiliser les catégories anciennes des « révolutions » du passé. L’analyse anthropologique de l’événement reste à faire.

11 L’historien Jean Nicolas (2008) nous l’a montré : l’acte émeutier est un langage. Il faut apprendre à le lire. Les émeutes contemporaines ont en partage une part non négligeable de leur mode opératoire. Charles Tilly (1986), grand connaisseur de la France rebelle depuis le XVIIe siècle, parle de « répertoire ». Sa thèse est que le répertoire de la révolte connaît une rupture avec l’entrée de l’émeute dans l’ère de la politique moderne au milieu du XIXe siècle et que ce répertoire n’a pas changé beaucoup depuis lors.

12 Or, le répertoire des émeutes de ces dernières années nous propose une nouvelle discontinuité. Si la barricade reste présente de 1848 à 1968, force est de constater qu’elle ne fait plus recette, supplantée par l’incendie de poubelles et de voitures et le blocage. La figure de Gavroche ou de la liberté guidant le peuple sur leurs barricades respectives ont laissé la place à celle des silhouettes anonymes, cagoulées, ces encapuchados d’Amérique latine. De Caracas à Dhaka, d’Alger à Athènes, d’Oakland à Jérusalem, les mêmes gestes, les mêmes flammes, les mêmes pierres qui volent se font écho. Le silence des émeutiers résonne dans l’engagement de leur corps et l’incendie des objets d’un bout à l’autre de la planète.

Internet : résonances émeutières

13 Les acteurs des émeutes de novembre 2005 sont restés dans l’obscurité et le silence. La propagation de l’incendie dans leurs propres quartiers et les volées de pierres ont été leur langage commun d’un bout à l’autre du pays. « Paroles de pierres et images de feu » avait alors résumé Denis Merklen (2006). Le refus ostensible de toute interlocution ne signifie pas absence d’énoncé (Bertho, 2006). Ni slogan ni discours, certes, mais les actes sont mis en scène : en novembre 2005, les blogs aussi se sont enflammés15. Les images volées des voitures en flammes ont ainsi circulé, parfois commentées, parfois exhibées comme les matériaux d’une mise en concurrence des villes et des quartiers. Nombre de ces blogs se sont éteints définitivement dans les semaines qui ont suivi.

14 Depuis lors, un pas considérable a été franchi. La création de YouTube en février 2005 et de Dailymotion en mars de la même année, liée à l’évolution technologique des téléphones portables et leurs possibilités vidéo fait franchir une nouvelle étape du partage de l’image et de la production symbolique.

15 Grâce à ces plateformes, l’image de l’action est mondialement disponible et téléchargeable en direct ou presque. Et, ainsi que nous l’ont montré les émeutiers d’Anderlecht, un nouveau mode opératoire, un nouvel élément de répertoire est venu récemment s’ajouter aux éléments anciens : il s’agit d’Internet non seulement comme

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moyen de diffusion mais comme moyen de production d’images, de discours, de réseaux, d’événements. C’est aussi dans le Web 2.0 que l’émeute s’installe.

16 Des centaines de vidéos ont ainsi été produites, mises en ligne, parfois retirées, parfois reproduites par d’autres internautes, à l’instar des films d’Oakland et Athènes. La mise en ligne signifie une mise à disposition mondiale ou presque (YouTube est bloqué dans certains pays). Il en va un peu différemment de la diffusion réelle. Celle-ci reste parfois confidentielle, souvent limitée géographiquement aux environs de l’événement concerné. En fait la diffusion massive et internationale (plusieurs centaines de milliers de spectateurs) suppose qu’à un moment donné le relais soit fait par un média institutionnel de masse, site d’information en ligne ou chaîne de télévision. « L’ethnoscape » (Appadurai, 1996) de l’émeute n’est pas spontanément globalisé. La résonance des images – et donc la résonance du répertoire – n’en est que plus énigmatique.

17 La production et circulation d’images, comme la mise en réseau des mobilisations restent des pratiques géographiquement segmentées. La mondialité des outils ne prescrit pas une mondialité des usages. Il reste que cette pratique segmentée est générale, même si tous les événements ne produisent pas des mises en ligne d’images et si plus de la moitié des situations restent en quelque sorte « aveugles ». L’analyse comparative dans ce domaine a pour vertu de faire surgir des régularités par-delà la singularité des situations.

Un nouveau matériau ethnographique

18 Cette profusion d’images mises en ligne est un nouveau terrain pour l’ethnologue. Elle ne concerne pas uniquement les émeutes ni même seulement les mobilisations collectives. Elle est, outre-atlantique, l’objet d’analyse de la digital anthropology (Coleman, 2010 ; Wesch, 2007, 2008). Dans le prolongement d’une déjà ancienne critique des médias, cette anthropologie dispose le nouveau support et sa technicité comme une contrainte qui « use de nous » autant que nous en usons en embarquant les pratiques qui en découlent dans une désingularisation en quelque sorte autogérée. Le pendant de cette analyse serait en quelque sorte la réappropriation des techniques digitales par ces nouveaux militants renommés « activistes » dont l’efficacité a été mesurée lors du printemps arabe de 2011 (Allard & Blondeaux, 2007). Entre sociologie des médias et sociologie des mobilisations sociales, l’analyse et la critique des conditions techniques et sociales du discours l’emporte sur l’analyse de l’énoncé lui-même, fut-il digital. Celui- ci est lu au crible de formes sociales identifiées lorsque l’émeute, dont le discours visuel nous intéresse, se caractérise justement par sa difficile identification.

19 De ce point de vue, la logique des images semble obéir à plusieurs registres possible de discours visuel : on pourra ainsi distinguer celui de l’héroïsation du collectif, celui de « Fabrice à Waterloo » ou de l’homme à sa fenêtre, celui de la dérision (Riot Dog en Grèce), celui, plus rare et plus localisé, de la dénonciation de la répression, celui enfin de l’œil de l’acteur sans commentaire, ni scénarisation, ni singularité apparente (Bertho, 2010). Ce dernier point de vue nous intéresse particulièrement. En effet les autres, quels qu’ils soient, s’apparentent à une syntaxe visuelle déjà connue et reconnue : celle du discours militant par exemple ou celle du journalisme audio-visuel. Ce dernier ne s’y est pas trompé qui multiplie aujourd’hui les formes de mobilisation de ces images. On l’a particulièrement observé en 2011 lors des événements tunisiens,

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égyptiens et libyens. Transformant le vidéaste occasionnel en témoin accrédité, cette nouvelle pratique journalistique a transformé une partie de la pratique amateure. Le film ayant un destinataire potentiel identifié, il intègre par exemple des codes et des standards médiatiques comme la nécessité d’authentification des images. Nous ne nous arrêterons pas ici sur ces images qui font par ailleurs l’objet d’études et d’analyses en sciences de l’information et de la communication.

20 Entre la reprise des séquences de médias traditionnels sur les chaines personnelles YouTube et le formatage médiatique des productions et mises en ligne personnelles, il reste une production ordinaire ni repiquée ni formatée, une production d’images « quelconques » au sens où Giorgio Agamben nous parle de « singularités quelconques » comme figure contemporaine (Agamben, 1990). C’est bien ces « paroles muettes » (Rancière, 2003) consacrées à « l’indicible » qui nous intéressent au premier chef : elles ne sont réductibles à aucun énoncé visuel prévu et connu, elles disposent un propos qui nous est a priori obscur. Nous pourrions faire l’hypothèse de leur « non-sens », simple écho de « non-lieux événementiels ».

Singularité quelconque des images d’émeute

21 Telle n’est pas notre hypothèse. Ces images amateures sont prises sur le vif avec le téléphone portable et mises en ligne sur des sites personnels anonymes ou à l’identité camouflée par un pseudonyme mais rarement spécialisés dans les émeutes. Ces vidéos, bien souvent, cohabitent avec les vidéos sportives ou familiales dans le petit panthéon visuel des internautes. Ces images amateures peuvent elles-mêmes faire l’objet d’un traitement, d’un montage, de l’ajout d’un commentaire ou d’une musique (du rap, par exemple). Rarement mis en scénario, ces clips proviennent de tous les continents.

22 Les images brutes, quelques secondes parfois, sont au cœur de l’émeute, elles font partie de l’émeute. Elles transportent le spectateur ethnographe dans la subjectivité d’un événement auquel il n’a pas pu assister. Les images amateures, chinoises par exemple, montrant d’autres personnes en train de filmer elles-mêmes d’autres scènes donnent un effet de mise en abîme assez saisissant. C’est le cas des films sur l’émeute de Zhenzhou en juin 2007, comme de ceux enregistrés devant le commissariat en flamme de Weng’an en juillet 2008 : (presque) une forêt de téléphones portables sont brandis par des jeunes et des moins jeunes et dirigés vers la scène symbolique à immortaliser !16

23 Ces images montrent d’abord l’action des émeutiers : voitures et bâtiments en flammes, harcèlement des forces de l’ordre à coup de pierres, investissement de bâtiments, mouvements de foule. Il y a, d’un continent à l’autre, une très grande constance dans les sujets filmés. En dehors de toute autre information que les images, quel spectateur pourra distinguer une voiture qui brûle à Montréal Nord d’une voiture qui brûle à Strasbourg, Zhenzhou, Oulan-Bator, Copenhague ou Saint-Dizier ? La mise en scène et en images de l’attaque du commissariat est la même à Weng’an et à Oran. Le harcèlement des forces de l’ordre à Zhenzhou n’a rien à envier à celui de Redeyef, de Chlef, de Santiago ou d’El-Mahalla. Les images plongeantes sur les affrontements sont les mêmes à Sidi Ifni, à Grigny et à Oran17.

24 Le répertoire de l’émeute se déclare ainsi comme un répertoire visuel. C’est en tant que tel qu’il est d’ailleurs repris dans d’autres contextes. Visages cagoulés mais surtout feux de pneus et de palettes en bois au milieu de la chaussée sont repris dans le répertoire de mouvements sociaux classiques, grèves, blocages de rues ou de dépôts de carburant,

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grève lycéenne... Le feu et l’image du feu devient comme le fil rouge de confrontations qui sont officiellement et formellement de nature très différentes. Le feu n’est pas forcement le prélude à un affrontement physique et à l’engagement des corps, il intervient presque comme substitut ou symbole de cet engagement.

25 La récurrence de ces images ne remplace pas les énoncés discursifs qui accompagnent ces conflits, qu’il s’agisse de slogans, de revendications, de discours militants. Ces images ne les illustrent pas, ni ne les contredisent. De la même façon que les images d’émeutes ne se substituent pas au discours absent des émeutiers de la nuit. Il s’agit d’un autre ordre de significations, qui ne dit que ce qu’il montre, qui est de l’ordre du spectacle et qui assure le lien entre ces situations de conflit. « L’image est ce qui résiste au discours » (Didi-Huberman, 2006).

Image, énoncé, vérité

26 Une voiture qui brûle en plein réveillon de la Saint-Sylvestre dans la banlieue d’Orléans peut être ainsi le sujet central d’une vidéo prise du deuxième ou du troisième étage de l’immeuble voisin. Plan fixe de plus de 5 minutes, sans commentaire, juste quelques sons d’ambiance, jusqu’à ce que les flammes faiblissent et que la nuit reprenne ses droits. Un plan fixe digne de la dernière scène célèbre de Profession reporter (1975) de Michelangelo Antonioni (un plan-séquence de 7 minutes) et juste deux mots titrant le fichier numérique mis en ligne sur YouTube : « l’ordre Sarkozyste »…

27 Les images fixes de voitures ou de poubelles qui brûlent sont assez fréquentes pour qu’on s’interroge sur la signification de ce propos visuel pour le moins énigmatique en retenant la leçon de Georges Didi-Huberman : « Une image sur laquelle on ne peut rien dire, c’est en général une image qu’on n’a pas pris le temps de regarder attentivement » (2006).

28 Privés de tout l’appareillage analytique, sociologique et structurel qui accompagne l’étude et le commentaire de la vidéo activiste, intimiste ou celle du nouveau journalisme amateur, il ne nous reste plus, comme ethnologue, que la tentative de décryptage de la « singularité quelconque » de ce propos.

29 Nous savons dans quel contexte il survient : celui de l’effondrement des dispositifs de représentation et d’une disjonction entre l’intellectualité de l’espace public institutionnel (État, science, médias) et l’intellectualité populaire. Ce double contexte, qui signe la difficulté à trouver des mots communs, est celui qui, partout, ouvre à l’émeute.

30 Cette situation laisse peu de place à la narration discursive. C’est une incommunicabilité de cet ordre que décrit Walter Benjamin en 1936 : « C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, le plus assurée entre toute : la faculté d’échanger des expériences. »18

31 L’image de l’émeute dans la banalité nous donne à voir « ce dont on ne peut pas parler » et que les pouvoirs, les médias comme les savants semblent s’obstiner à « taire »19. C’est sur ce silence que se déclenchent en particulier les émeutes qui suivent la mort d’un jeune. Le drame alors est celui de cette indicibilité. Désastre muet par nature que la mise en spectacle de l’émeute vient peut-être tenter de révéler ou de suggérer. Tel serait ce « feu qui couve sous la cendre » pour reprendre les mots des vidéastes

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d’Anderlecht : la trace d’un drame vécu et en même temps indicible dans l’espace public institutionnel.

32 Admettons donc que l’émeute en produisant des images, nous donne à voir de la pensée en dehors d’un système discursif d’énoncés et d’idées. En écart des représentations construites par l’image militante ou médiatique, cette image nous montre « l’irreprésentable » (Rancière, 2003). Que voyons-nous ? Outre le feu et la multitude des silhouettes anonymes, ce qui frappe le spectateur assidu de ces centaines de vidéos, c’est la banalité du regard et des situations montrées. Comme si le feu était un spectacle tranquille, comme si l’affrontement n’empêchait pas le maintien de rythme de vie et de circulation hétérogènes à l’émeute mais au centre même de son développement : spectateurs qui restent sur le trottoir, cycliste qui passe, lycéens échangeant des bons mots…

33 En décembre 2009, à la suite d’enquêtes parallèles menées à Grigny en France et à Alvorada au Brésil sur les jeunes et la loi, un colloque franco-brésilien sur « État contemporain et subjectivités urbaines » s’est tenu à l’université de Paris 8. Un groupe de jeunes de Grigny après un an de travail avec les anthropologues20 ont présenté des textes élaborés par eux sur leur façon d’analyser leur situation. L’un de leurs plus forts énoncés était incontestablement qu’il n’y a « pas d’ordre sans vérité ». On mesure bien que prendre cet énoncé au sérieux, c’est aller bien au-delà de la question du mensonge d’État ou de la critique de la propagande. Au-delà de la question de ce qui est montré et de ce qui est caché, de ce qui est dit et de ce qui est tu, c’est une disjonction dans la pensée du réel entre les pouvoirs et les gens qui est ici pointée.

34 Le silence et l’effacement que l’émeute met à l’index ne seraient que des dimensions de la possible disparition, aujourd’hui, non seulement de mots et d’énoncés en partage mais peut-être même d’un régime de vérité qui le soit aussi. Une telle disjonction dans le régime de vérité est sans doute la matrice d’une situation contemporaine dont l’émeute est la manifestation. Cette disjonction n’est pas abolie par le « village global » d’Internet. Elle s’y déploie au contraire de façon contemporaine et polémique puisqu’aussi bien « organiser le pessimisme signifie… dans l’espace de la conduite politique… découvrir un espace d’images »21.

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WITTGENSTEIN L., 1921. Tractatus Logico-philosophicus. Paris, Gallimard.

NOTES

1. http://www.youtube.com/watch?v=ztJwlSjPd5M 2. Film réalisé par Darren Aronofsky (2000) mettant en scène l’addiction. 3. « Des incidents ont éclaté vendredi soir vers 19h à Anderlecht. Un cocktail Molotov a été lancé sur le commissariat situé rue Van Linde n°4. / La police craignait des violences liées à l’affaire des maltraitances présumées de détenus à la prison de Forest par des policiers de la zone Bruxelles-Midi. / L’incendie a ravagé le commissariat situé juste en dessous de la maison communale. Il serait assez fortement endommagé selon le porte-parole de la police d’Anderlecht. / Les émeutiers réagissent et témoignent de leur solidarité quant aux informations parvenues en

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début de semaine concernant des violences infligées par des policiers à des détenus de la prison de Forest. » 4. Ville voisine d’Anderlecht. 5. 1070 est le code postal d’Anderlecht et Clémenceau un quartier voisin du commissariat. 6. La vidéo est la seule mise en ligne sur la chaîne YouTube nommée « lepeulplereagitTV ». Elle a été visionnée un peu plus de 4 000 fois en un an. 7. Il est difficile d’en faire le décompte exact. Sur quelques chaînes repérées, le compteur des visionnages était le suivant au 15 novembre 2010 : – http://www.youtube.com/watch?v=jwJZHcMolUA: 416 402 fois – http://www.youtube.com/watch?v=fSDCYCfQncQ : 18 978 fois – http://www.youtube.com/watch?v=vYJCEXdZoew : 94 866 fois – http://www.youtube.com/watch?v=9fGwwuYTxZY :25 332 fois 8. En voici quelques exemples : – http://www.youtube.com/watch?v=8Tmh9B8LVxM : visionné 311 773 fois – http://www.youtube.com/watch?v=muVaEt3NhEs: 134 923 fois – http://www.youtube.com/watch?v=6RV_INHoFrg : 74 448 fois – http://www.youtube.com/watch?v=0OJTa9F2O14 188 267 fois – http://www.youtube.com/watch?v=IAHjhtYZpX0 (scénarisé) 570 804 fois 9. En Belgique, Chine et Inde. 10. En Chine, en France, en Italie et aux Pays-Bas. 11. En Algérie, Afghanistan, Canada, Chine, Espagne, France, Grèce, Italie, Pérou, Sénégal. 12. En Algérie (2), Argentine (2), Brésil, Chine, Côte d’Ivoire, France (7), Haïti, Inde (2), Italie, Jordanie, Liberia, Mali, Mexique, Pakistan (2), Portugal, États-Unis, . 13. Guillaume Bresson par exemple, exposé à la Fiac 2010. 14. Épisode 8 de la saison 7 de Desperate Housewives. 15. Notamment sur Skyblog, site web permettant de créer et de gérer gratuitement des blogs. Le site est lancé le 17 décembre 2002 par la radio française Skyrock. 16. Cf. Bertho (2010). 17. Je me permets de renvoyer le lecteur à la base documentaire des émeutes par continent et pays que j’ai constituée en ligne. Les vidéos y sont disponibles : http:// berthoalain.wordpress.com/documents 18. Walter Benjamin (2000 : 114). Il en renvoie l’origine à la Première Guerre mondiale quand, écrit-il, « le cours de l’expérience a chuté. » 19. « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire », dernière thèse du Tractatus Logico- philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1921). 20. L’équipe animée par Sylvain Lazarus, professeur à l’université de Paris 8 avec Amar Henni doctorant et José Damico (UFRS - Brésil). 21. Benjamin (1991 : 447), cité par Georges Didi-Huberman (2009 : 101 et 110).

RÉSUMÉS

Le surgissement contemporain de l’émeute est le fruit d’une disjonction subjective dans l’espace public que ne vient conjurer aucune mise en mots communs, aucune possibilité de politique au sens moderne du terme. Ce qui s’y expose est la mise en cause d’un régime de vérité en partage. Il

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marque peut-être la clôture d’une séquence historique : celle de l’État moderne et de l’espace public comme condition de la politique. L’incendie, l’engagement du corps et leur mise en image sont l’expression de cette rupture invisible et indicible.

The contemporary emergence of the riot is the result of a subjective disjunction in public space that is not averted by any expression in a shared language or possibility of politics in the modern sense of the term. What is revealed is the calling into question of a shared regime of truth. It marks the end of an historical sequence, perhaps, that of the modern State and of public space as a condition of politics. Fire, the involvement of the body, and their visual representation are the expression of this invisible and unspeakable breakdown.

INDEX

Mots-clés : émeute, internet, vidéos Keywords : riot, internet, video

AUTEUR

ALAIN BERTHO Université Paris 8 – 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis cedex [email protected]

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Anthropologie visuelle

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Afrique(s) du Sud Au festival de cinéma de Douarnenez

Judith Hayem

1 Chaque année en août, le petit port de pêche de Douarnenez accueille pendant une semaine un festival de cinéma, tourné chaque fois vers un pays différent, abordé sous l’angle de sa/ses minorités, et qu’il s’agit de faire découvrir à un public nombreux, formé d’habitués et de nouveaux venus, de locaux et de gens de partout.

2 Pour sa 34e édition, Douarnenez Gouel ar filmoù : Pobloù Suafrika 1, accueillait cette année « les Afrique(s) du sud » avec plus de 80 films dont la plupart étaient inédits en France2. Outre les projections quotidiennes dans les salles de cinéma de la ville, le festival se caractérise par des rencontres-palabres matinales à la MJC locale où le public peut débattre avec les réalisateurs ou d’autres invités du pays d’honneur et des forums- débats en fin d’après-midi où la discussion s’engage entre invités et spectateurs autour des thèmes choisis par les organisateurs. En sus des réalisateurs sud-africains qui avaient fait le déplacement, le festival de Douarnenez a par exemple accueilli cette année Lesego Ramapolokeng, poète urbain et slameur ; Zachie Achmat ex‑président de la TAC (Treatment Action Campaign) connu pour sa longue lutte pour l’accès aux antirétroviraux en Afrique du Sud ou encore Denis Goldberg, militant ANC (African National Congress) blanc. Ce dernier a écopé d’une condamnation d’emprisonnement à vie au procès de Rivonia en 1964, et a passé « 21 ans seulement en prison, quand Mandela a passé 27 ans à Robben Island », déclarait-il avec humour, devant un public atterré d’en rire. Les conversations entendues sur la place du festival3 attestent que plus encore cette année que les précédentes, palabres et débats ont largement contribué à aiguiser l’attention des spectateurs sur la subtilité des films présentés et la variété des points de vue qu’ils énoncent – éléments sans lesquels certains documentaires, en tout cas, seraient restés partiellement obscurs à nombre d’entre eux.

3 Contrepartie de la volonté des organisateurs de faire connaître, par les films, un pays nouveau chaque année, un tel projet réduit parfois les occasions de parler de cinéma, lors de ce festival où l’on vient avant tout sur un mode engagé, pour connaître mieux le monde. Reste que, pour moi qui connais bien ce pays, Afrique(s) du Sud, fut aussi

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l’occasion de découvrir nombre de films, dont certains constituent à mes yeux des productions importantes du cinéma du réel passé ou contemporain.

4 En effet, si les fictions présentées au festival ont parfois connu une sortie – souvent confidentielle – en France (comme Disgrâce de Steve Jacob, Fools ou Zulu love letter de Ramadan Suleiman, District 9 de Neil Blaukamp, Triomf de Michael Raeburn, ou encore Hijack Stories ou Mapantsula de Oliver Schmitz4) en revanche, nombre de documentaires et de films ethnographiques ont rencontré là pour la première fois un public plus large que celui des festivals de cinéma du réel et des projections militantes. En effet, jusqu’au début des années 1990, la production cinématographique sud‑africaine compte bon nombre de films, souvent tournés dans l’illégalité, jamais montrés sur place, qui ont pour but de la dénoncer et de mettre en lumière les conditions de vie et de lutte de ceux qui ont subi l’apartheid. Certains sont tout à fait remarquables, à l’instar de Generations of resistance (1978), du réalisateur britannique, expatrié au Canada, Peter Davis. Il est constitué d’images d’archives et de courts extraits filmés qui reconstituent, depuis l’arrivée des colons au Cap de Bonne-Espérance, la lutte ininterrompue pour la liberté des habitants du Sud de l’Afrique et qui s’achève après le soulèvement de Soweto en 1976 en posant la question : et maintenant « Generation of ?... » Le film fut visionné par des centaines de militants antiapartheid de par le monde, comme en témoigna la représentante française de ce mouvement, Jacqueline Dérens, invitée du festival.

5 Il en va de même avec Come Back Africa, du réalisateur indépendant new-yorkais Lionel Rogosin. Ce film a été présenté dans une copie rénovée grâce au travail du fils de Rogosin, présent au festival. À la mort de son père en 2000, celui-ci a entrepris de le faire connaître et a obtenu de Carlotta la production d’un coffret qui en présente les principales œuvres. Dans Come Back Africa5 (1958) Lionel Rogosin met en scène, entre documentaire et fiction, un paysan zoulou migrant à Johannesburg aux prises avec les contraintes du pass et de l’influx control6 pour trouver un travail en ville et conquérir ainsi le droit de résider hors de sa réserve et d’y faire ensuite venir sa famille. Tourné illégalement, ce film, souvent considéré comme l’« acte de naissance du cinéma sud- africain7 », se situe en grande partie dans le township de Sophiatown, poumon culturel et politique du Johannesburg non-blanc. Il atteste de la vitalité et de la créativité de ce lieu, quelques années avant sa destruction par Pretoria en 1962 pour y construire un township, blanc cette fois, du nom de Triomf8. Il fut tourné avec des acteurs amateurs, dont certains ne sont autres que des militants antiapartheid de l’ANC et les rédacteurs du fameux magazine Drums, les écrivains Can Themba et Lewis Nkosi ou encore la toute jeune Miriam Makeba, inconnue à l’époque, qui chante et apparaît ici à l’écran pour la première fois. L’une des scènes récurrente et saisissante de ce film en noir et blanc, voit le héros noyé dans la foule débarquer à Johannesburg par le train, au milieu de tous les autres travailleurs noirs, habitants des townships environnants. Tels une armée de fourmis laborieuses et pressées, ils rejoignent le centre-ville pour leur journée de travail, sur fond de battements de tambours répétitifs qui accentuent encore le sentiment d’oppression du spectateur. On pense alors au Charlie Chaplin des Temps modernes ou à Metropolis tant on perçoit immédiatement combien l’Afrique du Sud ainsi dépeinte est aussi profondément marquée par l’exploitation capitaliste que par la discrimination raciale.

6 Dans un documentaire de Rehad Desai plus récent (2010) la même Johannesburg fait l’objet d’une bataille qui n’a de sud‑africaine que le lieu tant elle évoque des questions contemporaines communes à toutes les grandes métropoles. En effet, The battle for

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Johannesburg, montre avec une facture assez classique mais à la démonstration particulièrement efficace comment pauvres noirs et étrangers sont encore aujourd’hui, et plus encore à la veille de la coupe du monde de football de 2010, mal accueillis et mal logés par la rainbow nation, désireuse d’afficher des world class cities9 clinquantes. Les squatters indésirables des bâtiments vides du centre-ville s’organisent donc seuls ou avec des ONG pour rendre habitables des lieux insalubres où il n’y a plus de gérant. Il s’agit de gagner le droit d’être là, en ville et à proximité de leurs emplois, et celui d’être relogés dans les proches alentours et non dans de lointaines banlieues, si on les expulse. Au-delà du cas particulier de l’Afrique du Sud, où l’espace et notamment les espaces centraux et urbains sont toujours l’objet de fortes tensions, même après la fin de l’apartheid, ce film pose avec acuité des questions qui valent bien au-delà de ses frontières : la ville comment et pour qui ? Pour les riches seulement et pas pour les pauvres ? Donnant ou non le moyen de loger les nouveaux arrivants, même quand ils ne sont pas de riches touristes européens ?

7 Enfin, pour achever ce tour d’horizon forcément très partiel, et sans doute partial, des films montrés à Douarnenez je voudrais évoquer une autre ville, filmée avec tendresse et humour mais dans toute sa complexité par le jeune réalisateur François Verster (né en 1969) dont plusieurs œuvres récentes, récipiendaires de nombreux prix dans les festivals de cinéma du réel de par le monde étaient présentées au festival. Dans Sea Point days (2008), le réalisateur suit au long de quatre saisons, la vie du quartier éponyme au Cap, un quartier résidentiel autrefois blanc et maintenant mélangé, tant socialement que racialement, même s’il reste plutôt huppé. Situé en bord de mer, Sea Point attire d’autant plus des gens d’origines diverses qu’il présente la caractéristique de compter plusieurs piscines d’eau de mer sur le bord de l’océan Atlantique. C’est autour de celles-ci que la caméra du réalisateur suit avec plus de constance, parmi la foule de promeneurs et de baigneurs quotidiens, les allers et venues de quelques personnages. Le réalisateur procède un peu de la même manière que Karine de Villers, élève de Luc De Heusch, lorsqu’elle suit l’ordinaire d’une rue de Bruxelles (la sienne, là aussi) dans Je suis votre voisin10. Les personnages principaux du film sont ainsi l’ouvrier municipal en charge des bassins qui voit dans l’eau une source de purification et de réconciliation pour tous ; un sans domicile fixe qui vit sur la plage et les trottoirs du quartier et sortira un peu (peut-être…) de son errance à la fin du film en rencontrant la communauté de croyants d’une église voisine ; les volontaires du Community Policy Forum (CPF), cette organisation bénévole en charge de régler les problèmes de sécurité qui n’a de cesse d’évacuer sans-abri et dealers du quartier et enfin les habitants (tous blancs) d’une maison de retraite voisine, dont l’une des résidentes déclare en substance, alors que le film la montre à la fenêtre de sa chambre confortable dont la vue sur la mer et la piscine est absolument imprenable : « Les Noirs nous ont chassés, nous ne sommes plus chez nous nulle part. » À l’instar de ce qui se dit et se montre contradictoirement et simultanément dans cette dernière scène, le réalisateur parvient tout au long du film à déconstruire les fausses évidences et manifester la complexité de cette nouvelle Afrique du Sud, « déjà plus si neuve » mais qui n’est ni toute noire, ni toute blanche ; et ce, pas plus au premier qu’au second degré. À chaque fois qu’une évidence semble s’imposer à l’écran, Verster tourne le regard juste un peu plus loin et les thèses simplistes s’effondrent. Pour ce faire, il s’est contenté de filmer, seul la plupart du temps mais dans la durée (plus d’un an), dans ce quartier qu’il connaît fort bien car il habite à quelques centaines de mètres des piscines. Il a ensuite fait un énorme travail de montage pour faire un film d’1h30 à partir de toutes ces heures de

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rush. Aucune voix-off ne vient alourdir le résultat découpé, en cinq parties (quatre saisons et une sorte de conclusion plus tard). Pourtant, nous savons que le réalisateur est bien là puisque le film s’est ouvert par son propre saut en parachute, filmé en caméra subjective depuis la Tête du lion, cette partie de la Montagne de la Table qui surplombe Sea Point. Mais dans la suite du film, seul le choix souvent à contre-point et particulièrement efficace de la musique ou bien des échappées du regard vers la mer, les oiseaux, la lune qui se lève sur les musulmans du Cap en prière sur la plage au moment du ramadan, rappelle cette subjectivité tierce qui nourrit le film sans pour autant imposer ni thèse, ni évidence. Ces retours à la nature, sorte de pause visuelle, dans la mélodie de ses films, un motif fréquent dans ses œuvres, sont « autant une manière d’être là sans s’imposer que de laisser le spectateur réfléchir, respirer, particulièrement quand les scènes sont difficiles à soutenir » a expliqué Verster lors d’un débat avec le public après la projection d’un autre de ses films : The Mothers’ house (2005). Ainsi la caméra n’est-elle jamais obscène ou indiscrète, même quand elle filme jusqu’à la violence physique les tensions inhérentes à une famille métisse dont l’une des membres est malade du sida dans The Mothers’ house ou lorsqu’elle pénètre jusque dans la chambre d’un vieillard malade dans Sea point days. Le réel est bien là, âpre, émouvant, difficile ou drôle, dans toute la complexité du moment qu’il décrit. Au spectateur revient de s’en saisir et de démêler les pistes qui sont esquissées sous ses yeux, car la force de Verster est de ne pas démontrer mais de complexifier le regard pour nous permettre de mieux voir.

BIBLIOGRAPHIE

Filmographie

BLOMKAMP N., 2009. District 9, 104’, Metropolitan Film exports.

DAVIS P., 1979. Generations of resistance, 52’, unbanned series 1, Johannesburg, film Ressource unit.

DESAI R., 2010. The Battle for Johannesburg, 71’, Uhuru Productions.

JACOBS S., 2010. Disgrâce, 110’, Bac Films.

RAEBURN M., 2008. Triomf, 114’, Hévadis films.

ROGOSIN L., 1959. Come back Africa, Paris, 95', Carlotta film.

SCHMITZ O., MOGOTLANE T., 1989. Mapantsula, 105’, One Look Production (Afrique du Sud) / David Hannay Production (Australie) / Haverbeam LTD (Grande-Bretagne).

SCHMITZ O., RAMAPOLOKENG L., 2001. Hijack Stories, 95’, Ocean Films.

SULEMAN R., 1997. Fools, 90’, JBA production.

SULEMAN R., 2004. Zulu Love letter, 105’, EZEF, JBA Productions.

VERSTER F., 2005. The mothers’ house, 76’, Luna Films/Undercurrent Films.

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VERSTER F., 2008. Sea point days, 94’, Undercurrent Film & Television, Luna Films, Lucinda Englehart, ITVS International Production.

NOTES

1. Soit le « festival de cinéma » en breton. Situé dans le Finistère, le festival se caractérise entre autres par son caractère breton, minorité française revendiquée par ses organisateurs. Il présente en sus de la sélection du pays concerné une sélection bretonne annuelle, des traductions en breton et des festnoz sur la place du festival… S’y ajoutent depuis trois ans des traductions et sous-titrages en langage des signes à l’intention d’un important public de personnes sourdes. 2. On pourra retrouver le détail de la sélection dans le catalogue du festival et sur le site suivant : www.festival-douarnenez.com 3. Spectatrice lors de plusieurs éditions précédentes, j’ai cette année participé au festival comme chercheuse invitée et interprète occasionnelle puisque je consacre la majeure partie de mes recherches à l’Afrique du Sud, depuis 1996. Les remarques qu’on va lire émanent tout à la fois de ma propre expérience de spectatrice et de mes participations aux débats du soir et du matin ainsi que des discussions post-projection entre public et réalisateurs. 4. Disgrâce est un film de 2010, adapté du roman du prix Nobel de littérature, J. M. Coetzee ; Fools date de 1997, et fut Léopard d’argent au festival de Locarno. Zulu Love letter date lui de 2004. District 9 est un film de science-fiction datant de 2009, profondément en prise avec le contemporain xénophobe de l’Afrique du Sud. Il a connu un très grand succès dans les banlieues françaises et est resté à l’affiche de nombreuses semaines en Seine-Saint-Denis. Enfin, Triomf fut aux dires de son réalisateur massacré par la critique et notamment par Télérama qui le déclara « film à ne pas voir » et ne resta malheureusement sur les écrans parisiens qu’une ou deux semaines. Mapantsula est le premier film clandestin de O. Schmitz et T. Mogotlane, et date de 1989. Hijack Stories dont le scénario fut écrit conjointement par O. Schmitz et L. Ramapolokeng est sorti en 2001. 5. Le film a fait sensation à la Mostra de Venise où il remporte le prix de la critique. 6. Le pass est un permis que les hommes non-blancs devaient en permanence porter sur eux et qui témoigne de leur identité, leur lieu de résidence officiel et de leur emploi. Seul un contrat de travail dans la ville blanche autorise à y résider. Les pass étaient conçus comme l’outil de la régulation des flux urbains – influx control – visant à limiter le nombre de non-Blancs dans les villes blanches au strict besoin en main-d’œuvre des industries et des particuliers. Ce point est particulièrement bien mis en scène dans Come back Africa puisque le héros est prêt à accepter n’importe quel emploi et n’importe quel salaire, pourvu qu’il lui fournisse le sésame d’une autorisation de séjour en ville. 7. Dossier de presse du festival, p. 15. 8. Triomf est aussi le nom du film de Michael Raeburn, tiré du roman éponyme de Marlene Van Niekerk où est mis en scène de manière tout à la fois cru et poétique la terreur d’une famille incestueuse et déjantée de Blancs afrikaners résidents du township, à la veille des élections multiraciales de 1994. 9. Cf. sur ce thème l’article de C. Bolsmann dans le précédent numéro du Journal des anthropologues (124-125). 10. Film coréalisé en 1990 avec Thomas de Thier, Fipa d'or à Cannes, Iris d'or à Bruxelles.

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AUTEUR

JUDITH HAYEM CLERSÉ – Université Lille 1, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex Courriel : [email protected]

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Liste indicative des formations en anthropologie visuelle et création documentaire en France

Sophie Accolas

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les contenus sont repris des différents sites web des universités et du site http:// cinema.anthropologie.free.fr

École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris

– Master Mention Anthropologie Spécialité Ethnologie et anthropologie sociale Anthropologie du regard : le cinéma documentaire et l’expérience ethnographique (2) Responsable : Stéphane Breton Contenu : le cinéma documentaire fait de la présence du regard l’élément essentiel de son dispositif. Il ne regarde pas seulement quelque chose ou quelqu’un, il montre aussi le regard. Comment le temps propre à celui qui filme et le temps propre à celui qui est filmé sont-ils conciliables ? Mais justement, raconter le temps dans le cinéma documentaire, n’est-ce pas faire état de la contemporanéité du regard et de la scène, c’est-à-dire de leur partage ? http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/41/ – Master Mention Anthropologie Spécialité Ethnologie et anthropologie sociale Anthropologie visuelle des pratiques rituelles

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Responsable : Jean-Claude Penrad Contenu : l’approche comparative, par l’image, des faits religieux et plus particulièrement des pratiques rituelles, sera poursuivie. Contenu documentaire et analyses, choix d’écritures visuelles, approches filmiques, depuis la pratique d’un terrain et l’expérience du tournage jusqu’au montage, à la mise en écriture définitive. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/434/ – Master Mention Anthropologie Spécialité Ethnologie et anthropologie sociale Atelier d’écriture documentaire Responsables : Catherine Balladur, Jean-Paul Colleyn, Jean‑Claude Penrad Contenu : l’atelier d’écriture documentaire est destiné aux étudiants souhaitant se familiariser avec les écritures visuelles dans le contexte des sciences sociales. L’exposé critique des travaux déjà réalisés, des projets ou des ébauches conçus par les participants seront placés au centre de la démarche. Ainsi, les questions relatives à la construction de l’objet et à la rédaction d’un projet, les techniques de tournage, la production de données audiovisuelles, l’écriture filmique seront abordées en lien direct avec ces présentations. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/431/ – Master Penser en images. Responsables : Stéphane Breton, Jean-Paul Colleyn, Jean-Claude Penrad, Catherine Rascon, Jean-Marie Schaeffer, Claire Simon Contenu : nous ne pensons pas en images, car les images n’ont rien à voir avec le verbe. Nous discernons mal l’effet produit par les images qui se succèdent dans un film. Nous l’éprouvons bien sûr en tant que spectateur, mais l’oubli menace dès que l’écran devient noir. Animé par des spécialistes de l’image et du cinéma, ce séminaire veut explorer ce que peut être une pensée en images en se livrant à l’analyse minutieuse de films documentaires ou de fiction. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/40/ – Master Texte, image et son 3 Responsables : Jean-Paul Colleyn et Jean Jamin Contenu : pour une anthropologie visuelle, musicale et textuelle. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/338/ – Master Spécialité Études cinématographiques et audiovisuelles Filmer le champ social Responsables : Daniel Friedmann, Monique Peyriere Contenu : le séminaire 2011-2012 analysera la potentialité sociologique des films à saisir l’inconscient social dans l’espace temps, et donc tout particulièrement les articulations visibles et cachées de la sphère privée et de la sphère publique, en tant que le langage filmique est un moyen privilégié pour montrer les interactions entre la subjectivité des acteurs sociaux et leur position sociale et professionnelle dans la sphère publique. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2010/ue/391/ – Master 1, 2 Mention Anthropologie

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Images et politiques de l’autochtonie : fantasmes et réalités Responsables : Irène Bellier, Barbara Glowczewski, Marie Salaün Contenu : nous interrogerons cette année les « Fantasmes et réalités » relatifs à la représentation, au sens large, des autochtones (Amérindiens, Papous, Touareg, Maori, etc.) dont témoignent les films réalisés par les populations concernées, ou par d’autres, avec ou sans l’implication directe de ceux qui sont filmés. Nous continuerons ainsi à analyser le statut de la critique et la manière dont ces films sont produits et circulent (cinéma, chaînes télévisées, sites et blogs sur le web) au regard de divers enjeux d’esthétiques et d’écritures, de culture et société, d’éthique et politique. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/523/ – Master Mentions et spécialités : Études cinématographiques et audiovisuelles Propositions iconologiques pour une anthropologie figurative Responsable : Luc Vancheri Contenu : l’image n’échappe pas aux grandes procédures symboliques grâce auxquelles il devient possible d’« appareiller l’homme pour qu’il marche ». Cette formule de Pierre Legendre concerne directement le cinéma. Je souhaite introduire dans ce séminaire quelques études conduites sur des films et des images de peinture, afin de dessiner la raison d’une anthropologie figurative à partir de laquelle réévaluer l’économie de l’invention fictionnelle. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/1068/ – Séminaire Images Revues : histoire, anthropologie et théorie de l’art Responsables : Pierre-Olivier Dittmar, Morad Montazami Contenu : plutôt que les approches traditionnelles basées sur l’analyse du style, de l’iconographie ou de l’image comme simple document historique, elle privilégie celles qui relèvent de l’anthropologie des images et de la ressemblance, de l’iconologie analytique, de la philosophie de l’art, de l’archéologie des régimes de visibilité ou encore des visual studies. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/994/

École normale supérieure de Lyon

– Master 2 Sciences de l’information et de la communication Anthropologie des médias (muséologie). Responsables : Samuel Leze et Yves Winkin Contenu : acquérir une connaissance du champ de l’analyse des médias. Mobiliser, sur des objets empiriques (image, texte littéraire, publicité, exposition, etc.), des concepts et méthodes permettant d’analyser les relations entre des acteurs et des discours sociaux d’une part, et entre des supports de communication et leurs discours d’accompagnement et de légitimation d’autre part. http://www.ens-lyon.eu/SIC015/0/fiche_cours

Musée du Quai Branly (Paris)

– Séminaire Anthropologie visuelle et hypermédia

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Responsable : Pierre Léonce Jordan Contenu : ce séminaire a pour objet l’utilisation des images en mouvement dans le contexte des sciences sociales, depuis les premières lanternes magiques aux images virtuelles produites pour les applications multimédias et hypermédias développées en anthropologie et muséologie. Le séminaire, organisé sous forme d’enseignement groupé, sera divisé en deux parties : la première consacrée à l’archéologie du film ethnographique, la seconde aux applications multimédias et hypermédias en anthropologie. Ces thèmes seront abordés à partir d’applications hypermédias développées dans le cadre de nos recherches. http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/392/

Université de Bordeaux 2 Victor Segalen

Département anthropologie sociale et ethnologie Anthropologie visuelle Cours dirigé par Dragoss Ouedraogo Contenu : genèse et évolution de l’Anthropologie visuelle : des précurseurs comme Jean Rouch au film ethnographique aujourd’hui. Divers thèmes de sociétés avec le support des films : le cinéma colonial, la mémoire, les quêtes identitaires, les migrations, le sacré et les religions, l’ethnopsychiatrie, la globalisation et ses effets, les danses et musiques. L’initiation à l’usage pratique de la caméra se fait sur le terrain (rues, parcs, lieux associatifs et institutionnels, etc.) http://www.univ-bordeauxsegalen.fr/fr/etudes/catalogue-des-formations/formations- par-type/L/LET/licence-sciences-humaines-et-sociales-mention-anthropologie/ al5an03u-AL5AN03U/al5a301f-AL5A301F/al5a304m-AL5A304M.html Les étudiants en anthropologie de l’université Victor Segalen de Bordeaux 2 ont créé l’association l’Autre qui organise annuellement le festival « Les journées du film ethnographique ». http://lautreasso.blogspot.com/p/reglement-et-conditions-de.html

Université de Bordeaux 3 Michel de Montaigne

UFR Humanités - Département Arts – Licence Études cinématographiques et audiovisuelles Responsable Études cinématographiques : Gwénaëlle Le Gras et Pierre Beylot Contenu : transmission générale des connaissances de l’objet cinéma envisagé comme un objet de recherche (analyse de l’image, histoire, sociologie, économie, droit, etc.), ainsi qu’à la compréhension particulière de la singularité technique et artistique du cinéma, de l’audiovisuel et des métiers afférents (matériel prise de vues, montage, réseaux institutionnels et professionnels). http://www.u‑bordeaux3.fr/fr/l_universite/organisation/unites_de_formation/ arts.html – Master Approches interculturelles du cinéma

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Responsables : Pierre Beylot, Camille Gendrault, Gwénaëlle Le Gras, Clément Puget, Geneviève Sellier Contenu : le master recherche « Approches interculturelles du cinéma » privilégie délibérément le rapport entre cinéma et interculturalité donnant à cette formation son identité scientifique. Celui-ci est envisagé sous l’angle de l’histoire, de l’esthétique, de la théorie du récit, des approches socioculturelles et des questions de genre (gender) sans oublier la dimension économique et politique de ces échanges interculturels. Réalisation de documentaires et valorisation des archives. http://www.u‑bordeaux3.fr/fr/formations/odfrentree2011/master/arts.html

Université de Chambéry, Annecy de Savoie

Département Communication et Hypermédia de l’IMUS – Licence Information-Communication Contenu : la licence Information-Communication de l’IMUS propose des enseignements théoriques et pratiques dans cinq grands domaines pédagogiques complémentaires : arts visuels, communication et sciences humaines, gestion-économie, logiciels multimédias et milieux internationaux. http://www.imus.univ-savoie.fr/licence-1-2-3-information-et-communication.html – Master en Hypermédia et Communication de l’IMUS Contenu : il offre à l’issue du M1 Hypermédia et Communication, la possibilité de suivre un M2 en Écriture interactive et design d’interaction en apprentissage, et également un Master 2 euro-américain, Image, Interactivity, International. http://www.imus.univ-savoie.fr/le-departement-communication-hypermedia.phtml

Université de Corse Pasquale Paoli

Faculté de Lettres, Langues, Arts, Sciences humaines et sociales – Master Sciences de l’Homme et de la Société / Information et communication Spécialité : Territoires, Patrimoines et Médias en Europe et Méditerranée Responsable : Marie-Michèle Venturini Éléments pédagogiques de l’UE : Culture et communication visuelles et audiovisuelles et Anthropologie de la communication. http://www.univ‑corse.fr/userfiles/file/FORMATIONS/DIPLOMES%202010%202011/ master%20info%20com%20.pdf Université d’Évry-Val-d’Essonne – Licence mention Sociologie – L3 Image et Société 2010-2011 Cours dirigé par Laurence Costes Contenu : le parcours Image et Société de sociologie prépare les étudiants à suivre le master professionnel Image et société : documentaire et sciences sociales de l’université d’Évry. Il offre en outre à tous les étudiants en sociologie une ouverture sur

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la place des outils vidéo et photo dans la recherche sociologique en leur apportant une approche à la fois théorique et pratique. http://www.univ‑evry.fr/fr/formation/l_offre_de_formation/ licence_mention_sociologie/ licence_mention_sociologie_parcours_l3_image_et_societe.html – Master Mention Sociologie M2 spécialité Image et société Responsable de la mention Sociologie de master : Jean-Pierre Durand Contenu : le programme de la spécialité combine trois axes de formation indissociables qui en font son intérêt et qu’elle est la seule à proposer à ce jour : formation approfondie aux sciences humaines et sociales (sociologie, ethnologie, histoire…), formation aux techniques vidéo numériques et au multimédia, formation à l’esthétique des images et du son qui requiert une bonne connaissance des arts et de leur histoire (peinture, sculpture, musique, cinéma, architecture, photographie, etc.) L’objectif de cette spécialité est non seulement de former des professionnels pour les applications audiovisuelles et multimédia dans les secteurs utilisateurs mais aussi des réalisateurs de documentaires (documentaristes) dont la France manque, comparée aux pays anglo- saxons. http://www.univ‑evry.fr/fr/formation/l_offre_de_formation/ master_mention_sociologie_m1_tronc_commun/ master_mention_sociologie_m2_specialite_image_et_societe.html

Université de Grenoble 3 Stendhal

Département Sciences de l’information et de la communication – Master spécialité Audiovisuel et médias numériques Mention Information et communication Spécialité Communication multimédia Responsable : Laurie Schmitt Contenu : le Master Audiovisuel et médias numériques forme des chefs de projet spécialisés en conception de messages écrits, visuels, sonores sur support de communication numérique exclusivement (web et disque optique). La maîtrise des autres supports de communication n’est pas au centre de la formation. http://www.u-grenoble3.fr/version-francaise/formations/par-thematiques/ communication-et-journalisme/master-ic-specialite-audiovisuel-et-medias- numeriques-46651.kjsp

Université de Lyon 2

Faculté d’anthropologie et de sociologie Département d’anthropologie – D.U. Anthropologie et Images numériques Responsable : Patrick Deshayes Contenu : la formation est organisée avec l’école Émile-Cohl ; elle se déroule sur deux années.

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Elle vise à rendre les étudiants capables de concevoir et de maîtriser les outils informatiques utilisables pour la recherche, la formation, la communication, la muséographie. Elle est donc conçue pour les préparer professionnellement aux changements culturels qui s’annoncent. http://www.univ-lyon2.fr/d-u-anthropologie-et-images-numeriques-14224.kjsp – Master 1 Anthropologie Anthropologie visuelle Responsable pédagogique : Olivier Leservoisier http://www.univ-lyon2.fr/master-1-anthropologie-269701.kjsp?RH=WWW104

Université de Lyon 2

Faculté des lettres, sciences du langage et arts Département des arts de la scène, de l’image et de l’écran – Asie – Master 2 Diffusion des arts et des savoirs par l’image (DASI) Responsables : Jacques Gerstenkorn et Céline Ferrier Contenu : la formation aux métiers de la production documentaire. L’apprentissage des nouveaux modes d’écriture audiovisuels pour le web. L’acquisition d’outils dans le domaine de l’action et de la médiation culturelle. La réflexion sur les enjeux actuels de l’éducation à l’image. http://www.univ-lyon2.fr/master-2-diffusion-des-arts-et-des-savoirs-par-l-image- dasi-427995.kjsp – Master 1 et Master 2 Études cinématographiques et audiovisuelles Responsable Master 1 : Roger Philippe Responsable Master 2 : Martin Barnier Contenu : le Master Arts mention Études cinématographiques et audiovisuelles a pour vocation de former les étudiants à la recherche en histoire et esthétique du cinéma et de la photographie, mais aussi de permettre une orientation vers une spécialisation professionnelle. Deux parcours sont mis en place dès la première année de ce master : un parcours Métiers de l’enseignement et de la recherche et un parcours Économie et droit de l’audiovisuel. Une place importante est accordée à la création contemporaine, qui doit permettre de penser les pratiques audiovisuelles à l’intérieur d’un contexte artistique plus large, en mettant en évidence les liens qui l’unissent aux autres Arts : Musique, Théâtre et Danse notamment. http://www.univ-lyon2.fr/master-1-etudes-cinematographiques-et- audiovisuelles-263982.kjsp http://www.univ-lyon2.fr/master-2-etudes-cinematographiques-et- audiovisuelles-263290.kjsp

Université de Metz Paul Verlaine

UFR Sciences humaines et Arts Département Sociologie, Philosophie, Ethnologie

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– Licence 3 de sociologie Parcours Ethnologie UEF62B Ethnographie UEF62B EC1 Anthropologie visuelle http://www.univ‑metz.fr/formation/nFiche/Coddip/3FSOCIO/V/230/Annee/2011/ Info/organisation – Service Audiovisuel et Multimédia – SAM Responsable : Fabienne Granero-Gérard Contenu : le service audiovisuel et multimédia de l’université de Metz Paul Verlaine est un service commun de l’université. Il a pour mission de développer toute production audiovisuelle et multimédia à caractère scientifique, pédagogique et culturel et d’assurer la réalisation et la diffusion de produits audiovisuels et multimédias. http://www.univ-metz.fr/UPV-M/Haut/Menu-principal/culture-et-sport/audiovisuel- et-multimedia

Université de Nancy 2

Institut européen de cinéma et de l’audiovisuel – Licence 3 Arts du spectacle option Cinéma et audiovisuel Responsable : Marie-Joseph Pierron Contenu : histoire des arts de l’image, écriture cinématographique, cinéma et société, situation de l’audiovisuel. http://formations.univ-nancy2.fr/ALED/PGMNC2-PROG16100 – Master 1 Sciences de l’information et de la communication option Cinéma et audiovisuel Responsable : Nathalie Conq Contenu : esthétique et théorie, audiovisuel et histoire. – Master 2 Sciences de l’information et de la communication Responsable parcours pro : Régis Latouche Responsable parcours recherche : Laurent Jullier et Régis Latouche Contenu : histoire et typologie du film documentaire. Les représentations, les images du réel, la science et l’image. http://ieca.univ-nancy2.fr/?contentId=5685 – Videoscop : centre de production vidéo et multimédia de l’université de Nancy 2. http://www.univ-nancy2.fr/VIDEOSCOP/

Université de Nanterre Ouest la Défense

– Master Recherche Mention Cinéma Spécialité : Cinémas, Arts et Culture Parcours Cinéma anthropologique et documentaire

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Responsable de la formation : Raphaëlle Moine Responsable du parcours : Annie Comolli Contenu : Master 1 : - Connaissance approfondie des méthodes d’analyse filmique - Connaissances approfondies en histoire, théorie, et esthétique du cinéma - Connaissance des centres de ressources et des bases documentaires en cinéma et audiovisuel - Pratique d’une langue vivante étrangère appliquée au domaine du cinéma et de l’audiovisuel Master 2 : - Étude de l’image filmique dans la perspective des sciences humaines, comme instrument d’enregistrement, mise en scène du sensible, outil d’investigation et mode de représentation du monde contemporain - Connaissance des méthodes de l’enquête filmique en sciences humaines, tant au niveau du recueil des données qu’à celui de leur analyse - Connaissance des instruments (techniques légères) et des mises en scène du film documentaire - Connaissance des contraintes et des options propres au film de recherche en sciences humaines - Connaissance des rapports entre image, commentaire et texte en cinéma anthropologique et documentaire http://www.u‑paris10.fr/53746725/0/fiche_formation/&RH=for_dipg%E9n

Université de Nanterre Ouest la Défense

Département de sociologie – Licence 3 Sociologie de l’image (tous supports : internet, télévision, images du monde contemporain, pratiques, perception et analyse) – Master 2 Sociologie : usages et fonctions de l’image Responsable : Sylvaine Conord http://www.u‑paris10.fr/9718/0/fiche_annuaireksup/&RH=depsocio_enseign

Université de Nice Sophia Antipolis

Département de Sociologie-Ethnologie – Licence d’ethnologie Formation en Anthropologie visuelle – Master 1 en sociologie et anthropologie Analyse vidéo Cours dirigé par Marc Relieu – Master 2 en sociologie et anthropologie

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Parcours professionnel - Études urbaines : territoires numériques Cours dirigé par Jean-Pierre Zirotti – Master 2 Ethnologie Transformations des sociétés contemporaines Parcours Changement politique, pouvoir et production culturelle Formation en Anthropologie filmique http://portail.unice.fr/jahia/Jahia/site/myjahiasite/pid/2245

Université Paris Panthéon Sorbonne

UFR Arts plastiques et sciences de l’art – Master 1et 2 Cinéma et audiovisuel : esthétique, analyse, création Responsable : Daniel Serceau Contenu : la formation à la recherche dans ce secteur, d’ordre philosophique, esthétique, sémiotique, anthropologique, sociologique, etc. (sciences de l’art en général), concerne l’analyse des films, des scénarios, des genres, des styles, des auteurs. La réflexion théorique sur le cinéma en général du point de vue de l’histoire des formes filmiques, du point de vue du fonctionnement anthropologique du cinéma et du point de vue des régimes du goût. L’analyse et la réflexion théorique sur les produits et les programmes télévisuels, ainsi que sur le fonctionnement social et artistique de la télévision. La réflexion sur la critique de cinéma et de télévision, ses méthodes et ses finalités. http://www.univ-paris1.fr/ufr/ufr04/menu-haut-ufr04/cinema-et-audiovisuel/

Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

UFR Arts et médias Département Cinéma et Audiovisuel – Licence Cinéma et Audiovisuel Parcours Études cinématographiques et audiovisuel http://www.univ-paris3.fr/1181554899176/0/fiche_formation/ – Master 1 Études cinématographiques et audiovisuelles http://www.univ-paris3.fr/20243151/0/fiche_formation/ – Master 2 Recherche Études cinématographiques et audiovisuelles http://www.univ-paris3.fr/master2recherche48/0/fiche_formation/ – Master Recherche co-habilité Études Cinématographiques et Audiovisuelles http://www.univ-paris3.fr/1183105915726/0/fiche_formation/ – Master 2 professionnel Didactique de l’image : production d’outils, art de la transmission http://www.univ-paris3.fr/MDIDAI/0/fiche_formation/ – Master International Pratiques contemporaines de l’image (art, public, patrimoine) Directeur du département : Raphaëlle Moine

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http://www.univ-paris3.fr/84650524/0/fiche_formation/

Université Paris VII Diderot

Le Laboratoire Anthropologie visuelle et sonore des mondes contemporains n’existe plus. Aujourd’hui les étudiants peuvent s’adresser à l’UFR Lettres, Arts et Cinéma (LAC) – Licence 1 et 2 Études cinématographiques Responsable de la mention : Anne Lété http://www.univ‑paris‑diderot.fr/sc/site.php?bc=formations&np=ORGANISATION? ND=889 – Master Cinéma, Documentaire, Médias Spécialité Études cinématographiques Parcours recherche : Histoire et esthétique du cinéma Parcours professionnel : le documentaire : écriture des mondes contemporains (le DEMC) Responsable des études cinématographiques : Jacqueline Nacache Responsable DEMC : Marie-Thérèse Le Bourdonnec http://www.univ‑paris‑diderot.fr/sc/site.php?bc=formations&np=MENTION?ND=893

Université de Picardie Jules Vernes

UFR de philosophie et sciences humaines et sociales – Licence 3 Parcours ethnologie Responsable : Thierry Roche Contenu : le département propose une formation à l'anthropologie visuelle qui se poursuit en master avec l'apprentissage des techniques de l'image. http://www.u-picardie.fr/catalogue-formations/co/Catalogue_UPJV/co/ L_Sociologie.html Centre de recherche en Arts « images et formes » École doctorale en sciences humaines et sociales – Master Arts Responsable : Hervé Joubert Laurencin Contenu : le culte des images et les images de culte (en relation avec le Centre de recherches : «Textes, images et spiritualités» de l’UPJV). Recherches et études sur le vandalisme dans l’art, l’histoire de l’art et le patrimoine. L’émergence des formes : l’enfant dessinateur, la plasticité, matières et « immatériaux ». L’image sur scène et dans les scénographies (l’image dans les nouvelles technologies et dans les scénographies actuelles). http://www.u‑picardie.fr/jsp/fiche_structure.jsp? STNAV=&RUBNAV=&CODE=CRA&LANGUE=0

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Université de Provence Aix Marseille 1

Département d’Anthropologie (MMSH) LMD Arts, Lettres, sciences humaines – Licence 1 Anthropologie sociale et culturelle Analyse de documents ethnographiques Cours dirigé par Christian Bromberger Contenu : analyse de documents ethnographiques : initiation à l’anthropologie audiovisuelle par l’intermédiaire de documents ethnographiques (films, photographies, enregistrements sonores, etc.) – L3 Anthropologie sociale et culturelle Anthropologie et médiations culturelles Responsable : Jean-Marc de Grave Contenu : pour alimenter cette réflexion, les notions de culture et de médiation seront envisagées d’un point de vue comparatif, notamment au travers des travaux des différents courants du film documentaire et ethnographique (Flaherty, Vertov, Rouch…) Dans sa dimension pratique, les étudiants seront invités à réfléchir par groupe à la restitution des données ethnographiques recueillies au cours du stage de terrain (semestre 5). Différents moyens techniques de mise en valeurs des matériaux sont à envisager: réaliser un film en vidéo numérique, ou bien monter un projet sous forme de site internet, d’exposition, de conférence, d’émission radio. – L3 Anthropologie sociale et culturelle Stage en institution Responsable : Valérie Feschet Contenu : l’étudiant devra faire un stage dans un secteur d’activité susceptible de mettre en œuvre les compétences de l’anthropologue et correspondant à son projet professionnel : les institutions de la culture (musées d’ethnologie et d’anthropologie, bibliothèques, sonothèques…) ; les institutions de la connaissance (radios, télévisions, éditions, productions audiovisuelles…) http://anthropologie.mmsh.univ‑aix.fr/formations/Pages/CursusdeLicence.aspx – UFR LACS Département des arts du spectacle – Master pro Cours dirigé par Pascal Cesaro Contenu : - Le cinéma documentaire - Filmer le travail - Le film comme outil de recherche en sciences humaines et sociales (anthropologie, sociologie...)

Université de la Réunion

Département Ethnologie

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– Master 2 Lettres et sciences humaines Mention Anthropologie et sociologie des sociétés de l’Océan indien Anthropologie visuelle Cours dirigé par Jacqueline Andoche Contenu : cet enseignement portera sur une approche théorique du cinéma ethnographique. Il se déroulera en deux temps : Un premier temps d’apport théorique sera consacré : - à la définition de ce champ d’étude : qu’est-ce que le cinéma ethnographique, en quoi se différencie-t-il du documentaire journalistique ou de la fiction ? Son histoire et ses précurseurs, ses grandes figures : nous nous arrêterons au cinéma de Jean Rouch, figure incontournable du cinéma ethnographique en France. Son statut et sa place dans le champ de l’anthropologie : champ marginal, souvent usité comme outils de travail ethnographique ; les conséquences sur sa production, de l’émergence des outils multimédia et du développement de la législation relative au droit à l’image ; les manifestations auxquelles il lui donne (stages et festivals) ; la présentation de quelques institutions de production et de diffusion en France (notamment la Société française d’anthropologie visuelle et son site en ligne) ; - le deuxième temps portera sur la lecture comparée de travaux cinématographiques réalisés dans la zone Océan Indien et dans d’autres sociétés plus ou moins proches comme celles de l’Afrique, de l’Inde et du continent américain. http://ufr‑lsh.univ‑reunion.fr/fileadmin/Fichiers/LSH/formation/ Programme_Master/LSH_MAQUETTE_ANTHROPOLOGIE.pdf

Université Saint-Denis Paris VIII

UFR de rattachement : Territoires, Environnement, Sociétés (TES). Département anthropologie – Licence 3 Mention Anthropologie Responsable de la mention : Hassan Elmas EC Anthropologie visuelle et expressions artistiques Contenu : l’ethnologue et la caméra/Musique d’Europe méditerranéenne et balkanique/ Art négro-africain et société/Technique de l’image et du montage/Le café-cinéma des anthropologues. http://www.univ-paris8.fr/Licence-anthropologie-L3

Université de Strasbourg

UFR Sciences sociales, Pratiques sociales et Développement Département d’ethnologie – L3 Techniques du corps, langage non verbale et images et Techniques audio-visuelles et multimédia http://sspsd.u-strasbg.fr/Licence-3eme-annee-Ethnologie.html – M1 Anthropologie visuelle / Cinéma ethnographique

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Responsables : Gaëlle Lacaze et Michel Nachez http://ethnologie.unistra.fr/enseignement/enseignants/gaelle-lacaze/ http://ethnologie.unistra.fr/enseignement/enseignants/michel-nachez/

Université de Toulouse II Le Mirail

Laboratoire de recherche en Audiovisuel (LARA) Contenu : Esthétique et Histoire de l’audiovisuel/Arts plastiques (SEPPIA)/InfoCom – Médias Audiovisuels/ CPST (Centre Pluridisciplinaire Sémiolinguistique). http://w3.lara.univ-tlse2.fr/

Université de Toulouse II Le Mirail

UFR Sciences, Espaces, Sociétés (SES) Département Sociologie et Anthropologie – Licence Anthropologie Ethnologie Option Études cinématographiques anglophones Responsable : Elisabeth de Cacqueray Cours dirigé par Zachary Baqué Contenu : analyse de film en anglais : maîtrise des outils d’analyse tels que l’angle, l’échelle, ou encore l’éclairage, le montage, et autres dans le cadre d’analyses de séquences à partir d’un seul film. L’initiation au tournage : réalisation d’un court sketch en 7 à 10 plans au CAM. Commentaire d’une séquence du film au programme (film annoncé au premier cours). http://www.univ-tlse2.fr/accueil-utm/formation/etudes-cinematographiques- anglophones-13708.kjsp

Université de Toulouse II Le Mirail

École des Hautes Études en Sciences Sociales – Master 1 Anthropologie sociale et historique Outils et techniques appliquées à l’anthropologie : initiation au cinéma ethnographique Responsable : Michel Boccara Techniques d’enquêtes : collecte de documents, Internet et usages de la photographie. Responsable : Emilie Barraud http://www.ethno-info.com/index.php?id=6

Université de Tours François Rabelais

UFR d’Arts et Sciences humaines Département de sociologie – Licence 2 Arts Sciences Humaines et Sociales

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Mention sociologie / Option audiovisuelle Sociologie et cinéma ethnographique Responsable : Nadine Michau Contenu : ce cours porte sur l’intérêt d’avoir recours à l’image dans le cadre d’une étude sociologique ou ethnologique. Les atouts de l’utilisation de l’image en sciences humaines ne sont plus à prouver : les travaux de Claudine De France, de Luc de Heusch, de Jean Rouch et de bien d’autres ont parfaitement démontré la valeur de l’image dans la recherche anthropologique. http://www.univ-tours.fr/formations/licence-sociologie-212426.kjsp

AUTEUR

SOPHIE ACCOLAS Anthropologie et cinéma : http://cinema.anthropologie.free.fr [email protected]

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Échos d’ici et d’ailleurs

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Sexe et politique Rencontre autour du livre de Christine Delphy

Monique Selim

RÉFÉRENCE

Delphy Ch. (coord.), 2011. Un troussage de domestique. Paris, Éditions Syllepse.

1 Le 15 septembre 2011, au cœur du 20e arrondissement de Paris, dans la librairie Le Lieu- Dit se massaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes de tous âges, debout, assis par terre, sur des chaises, même sur une cheminée, débordant sur les trottoirs, venus débattre avec passion et dans la bonne humeur autour du livre récemment publié par Christiane Delphy, Un troussage de domestique1. L’événement requiert l’attention de l’anthropologue tant se voient là mises en scène les contradictions déclenchées par le procès avorté de l’ancien directeur du FMI accusé de viol à New York puis relâché. Au- delà du livre qui rassemble plus de 20 contributions et a le mérite d’offrir très rapidement au lecteur un synopsis de divers points de vues, réactions et angles d’attaques qui se sont chevauchés dans les six derniers mois, la mobilisation enjoint à une analyse sur le vif des différentes strates qui se superposent dans cette arène symptomatique de la globalisation. À un premier niveau, trois acteurs idéologiques peuplent la pièce de théâtre à laquelle est convié chacun, simple citoyen ou sociologue, politologue, philosophe, qui se sont abondamment exprimés : l’un concentre sur sa personne et de par son ancienne fonction, outre son appartenance au sexe masculin, les instruments d’une puissance globale, économique et financière ; l’autre est l’effigie de la femme étrangère, pauvre, travailleuse, précaire et périphérique. La troisième, riche salvatrice de l’accusé, resplendit, embellie par l’oblation et l’émotion.

2 Les rapports de domination sont campés de façon exemplaire, avec une forme d’excès qui étonne, comme s’il s’agissait en quelque sorte de donner une leçon au monde. À l’encontre des contes racontés aux enfants pour les endormir avec une fin heureuse, la narration se termine ici par le triomphe du dominant sur le dominé, menacé d’être renvoyé à ses terres originaires et à la misère dont on l’a momentanément et avec trop de générosité soustrait. Le spectateur peut être sidéré s’il se remet en mémoire la

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propagande dont l’égalité entre hommes et femmes est l’objet, hissée au rang de norme universelle qui devrait permettre le bannissement de ceux qui y contredisent, les « autres ». Cette propagande s’appuie en outre sur la promotion des études dites de genre qui se sont multipliées jusqu’à représenter un cursus autonome de recherche et de diplômes universitaires. Une première faille s’inscrit ici entre les normes et les pratiques du monde globalisé. Cette faille est encore plus creusée par l’affrontement entre deux versions caricaturées des rapports sociaux de sexe que l’on entrechoque comme des cymbales : d’un côté, des relations aseptisées et ainsi vidées de tout intérêt seraient revendiquées, de l’autre une séduction qui préserve l’ambiguïté latente des souhaits et dont une brutalité de bon aloi ne serait pas exclue. Derrière cette nébuleuse d’idées pour le moins sommaires, des rapports de force concrets ont été mis à nu : une grande majorité des partis politiques et des membres des classes supérieures s’est solidarisée dans la défense d’une vision de la dualité sexuelle autochtone, relevant de « l’identité nationale » qui absout le dominant et n’interdit pas son retour à des responsabilités politiques. Cette position est cohérente avec le soutien de la loi d’interdiction de ce qui fut décrit comme un « voile » dans les établissements scolaires et dont l’application a été étendue à l’accompagnement scolaire des mères en 2011. Rappelons que cette loi avait immédiatement et profondément divisé les groupes féministes en permettant l’édification d’un féminisme d’État, véritable appareil idéologique de légitimation des processus de racialisation et de stigmatisation de l’étranger. Corollairement avait été démantelé le courant féministe appelant à la vigilance sur l’ensemble des logiques allophobiques et leurs articulations cachées.

3 Les discussions au Lieu-Dit ont réactualisé cette problématique parcourue et innervée par la thématique « femme », outil politique polyvalent intégré dans un vaste arsenal au sein duquel la réhabilitation de ce qu’on nomme la « diversité » prend place. Sous l’angle majeur du viol – qui constitua l’un des volets d’action du mouvement de libération des femmes en 1970, aux côtés de l’avortement, de la contraception et de la jouissance – ont refait surface quelques points centraux : si le désir n’est jamais univoque, entier à l’image d’un caillou, mais comporte toujours une part de néant, ainsi que l’ont lumineusement montré Sartre, Lacan et bien d’autres, en revanche, ce n’est pas le non-consentement de l’être violé qui doit être prouvé selon un modèle qui perdure et qui a été encore exemplifié dans les méandres juridiques de l’« incident new-yorkais ». Depuis longtemps dénoncée, l’hypothèse que le consentement est acquis et visible dans des signes préliminaires furtifs, qui renvoient les femmes à une essence de séduction sexuelle irrépressible, semble toujours aussi prégnante.

4 C’est dans le même esprit qu’il faut situer l’opposition actuelle à ce que le genre, comme construction sociale des identités sexuelles, soit enseigné dans les manuels scolaires. Revivification et réification des appartenances de sexe, d’origine, édification et claire séparation des statuts naturalisés font écho au réarmement dans l’imaginaire des rapports de domination tels qu’ils ont été exhibés dans l’aventure de l’ancien directeur du FMI. À ses côtés, pour parfaire ce tableau, la figure de la femme sacrificielle a été renouvelée : imperturbablement solide, toujours présente, pleine de charme, dépensant sans compter, s’effaçant au profit de l’objet unique de son amour total, absolu, brillant d’autant plus que son image inversée se devine, fantomatique dans l’arrière-scène.

5 Les anthropologues qui, quelle que soit leur spécialité, sont amenés à porter l’attention sur la dualité sexuelle et son efficacité symbolique générale dans l’organisation des

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sociétés, se sont peu saisi de ce feuilleton d’un genre particulier, à la différence de leurs collègues sociologues dont les opinions se sont partagées entre grosso modo les deux camps adverses, minimisant ou maximisant le « geste sexuel ». Pourtant on peut observer dans la cavalcade des rebondissements passés et à venir, une succession de photographies instantanées autant médiatisées que significatives des paradoxes qui agitent les rapports sociaux de sexe dans le monde globalisé présent. Les chercheurs en anthropologie politique et en anthropologie visuelle sont convoqués parmi d’autres. Le retour de la thématique du viol – tout d’abord vainement ciblé et cantonné sur les « autres » qui peuplent les périphéries urbaines – oblige à réfléchir sur la propension intensifiée à penser « les femmes » sur le mode de la « victime » dans une configuration où les victimes abondent, qu’elles soient issues de catastrophes politiques, naturelles, industrielles, etc., dans des terres proches ou lointaines. Or, identifier les acteurs à des victimes est peu propice à une subversion des rapports de domination et va plutôt dans le sens de leur renforcement. De surcroît, dans le cas des « femmes » se joue un redoublement de l’assignation au pôle inférieur de la relation, qui semble forclore. Qu’aujourd’hui la mobilisation féministe se focalise avec autant d’enthousiasme sur un viol – certes paradigmatique des rapports de domination globaux – interpelle donc sur les amphibologies intrinsèques aux dynamiques contestataires dans une période où le capitalisme paraît s’enfoncer dans des crises en série, immaîtrisables, provoquant des paupérisations en chaîne. On est là au plus loin des appels à « jouir sans entraves » des années 1970 de croissance, même si ce 15 septembre au Lieu-Dit, des voix se sont élevées en faveur du désir, scotomisé, des « femmes ». Néanmoins, soulignons que l’assemblée venue saluer la sortie de Un troussage de domestique indique avec force la montée de l’exaspération devant la surenchère qui se déploie actuellement dans les rapports de domination, argent et sexe se renforçant mutuellement. À écouter les uns et les autres, se faisait sentir ce jour-là, l’urgence de poser une limite, qui précisément avait été outrancièrement transgressée par une triangulation de rôles trop bien joués. L’épilogue du 18 septembre où, face au monde entier, l’accusé regrette une « faute morale » et le mal fait à sa compagne tout en se prétendant être l’objet d’une sombre manipulation financière met en évidence que les rapports de domination ne fléchissent pas encore ; bien au contraire, ils se nourrissent de leur spectacularisation qui délégitiment définitivement les « autres ». Revisitée, redorée, amplifiée et globalisée, l’intrigue intime que Jean Eustache avait rendue si célèbre dans son film La maman et la putain de 1973, transmue symboliquement le dominant en victime expiatoire de la récession et offre à l’anthropologue, l’occasion d’une réflexion sur les romances idéologiques des temps présents.

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AUTEURS

MONIQUE SELIM IRD, UMR 201 Développement et Sociétés 45 bis rue de la Belle Gabrielle – 94736 Nogent-sur-Marne [email protected]

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Recherches et débats : réinventer l’Afrique ? Compte-rendu du 2e congrès du RTP Études Africaines. Bordeaux (6-8 septembre 2010)

Kae Amo, Frédérique Louveau et Matthieu Salpeteur

1 Suite à la proposition du département SHS du CNRS en 2003, une série de réseaux thématiques pluridisciplinaires (RTP) ont été créés en 2004, dans le but de fédérer le milieu académique français autour d’objets communs de recherche. L’un de ces réseaux fut consacré aux études africaines, qui, après un premier congrès en 2006, organisait en septembre dernier ses secondes rencontres, sur le thème « Recherches et débats : réinventer l’Afrique ? » Le panel très large de sujets abordés et le nombre de communications (un total de 69 ateliers et tables rondes), a bien illustré le dynamisme actuel des recherches africaines en France, et l’intérêt d’un événement de ce type, qui permet d’aborder des sujets inhabituellement traités dans les rencontres scientifiques, relatifs notamment à la pratique de la recherche (cf. les ateliers « glissements de terrain »).

Butinages africanistes

2 Parmi ces nombreuses sessions, on notera notamment l’atelier portant sur « la production des notables dans l’Afrique contemporaine : nouvelles figures, nouvelles pratiques ? », organisé par E. Bouilly et M. Brossier, qui proposait d’interroger, à partir de cas de figure variés (cheikh mouride et femmes commerçantes du Sénégal, membres du Rotary club de Nairobi, syndicalistes d’Afrique du Sud), les formes contemporaines de la notabilité. Trait symptomatique de ces « nouvelles figures », qui ressortait bien des exemples donnés : la nature hybride et multiforme de ces trajectoires politiques actuelles. La discussion finale mit notamment l’accent sur le fait que la multiplication des champs d’intervention de ces « nouvelles élites » (aide au développement, politique nationale ou locale, champ économique…) rend nécessaire, pour être analysée, un vocabulaire précis, et une réflexion approfondie sur l’outillage conceptuel mobilisé.

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3 Changement de thématique avec l’atelier « l’Afrique du tourisme » (A. Doquet), consacré à un objet d’étude aujourd’hui clairement reconnu dans les études africaines, et articulé autour de la notion de « rencontre touristique », moment privilégié permettant d’observer d’une part les représentations de l’altérité, les constructions plaquées depuis l’extérieur, et de l’autre les processus internes de construction et d’affirmation identitaires et politiques. Atelier qui a permis, à travers les cas présentés (la construction du nationalisme au Mali, les musées nationaux du Mali et du Burkina Faso, le tourisme dans le Sahara marocain, les danses Wodaabe au Niger, la réhabilitation de Porto-Novo au Bénin), de pointer et déconstruire certains présupposés. Un exemple : la construction d’une authenticité locale n’est pas nécessairement le fait d’une réponse à la « demande touristique », mais peut être le résultat de processus nationaux antérieurs au développement de l’activité touristique. De stimulantes réflexions invitant à développer les travaux sur un domaine en pleine expansion.

4 Nouveau changement d’objet avec la table ronde « Variations climatiques, changements sociotechniques et évolution de l’agrobiodiversité », coordonnée par E. Garine et C. Raimond, qui regroupait des spécialistes de différents domaines (climatologie, génétique, histoire, anthropologie, géographie). À partir des données produites dans le cadre de plusieurs projets (ANR Biodivalloc, Plantadiv, programme AMMA sur les moussons africaines), l’objet de cette table ronde était d’analyser les stratégies locales d’exploitation des ressources naturelles, et notamment des plantes cultivées, dans la zone soudano-sahélienne, face aux changements climatiques actuels. Table ronde pluridisciplinaire donc, qui permit d’aborder l’étude de variétés cultivées au Niger, dans le bassin du lac Tchad ou dans les monts Mandara (Cameroun), l’histoire des parcs à néré et karité au Sud-Bénin, et qui eut le mérite de montrer la richesse de telles approches. Tout en soulevant une des difficultés propres à ce type de projet : quels concepts utiliser, permettant un dialogue entre des disciplines aussi variées ?

5 L’atelier « Globalisation et ruralités : décrire et comprendre les pratiques sociales de calcul dans les espaces ruraux africains », coordonné par B. Hazard, invitait à explorer les mondes ruraux africains, trop souvent délaissés au profit des centres urbains dans les études contemporaines sur les faits sociaux liés à la globalisation. À travers l’étude des trajectoires de femmes dans les filières du poisson et du karité au Burkina Faso, puis des activités agricoles productrices de revenus pour les femmes de l’Ouest Cameroun, cet atelier a permis de mettre en avant quelques‑unes des nombreuses dynamiques qui prennent corps dans les espaces ruraux, autour des circuits marchands. Certaines filières se professionnalisent, de nouveaux acteurs émergent, la division sexuelle du travail évolue. Autant de recompositions et de mutations dont l’étude est à développer pour comprendre les ruralités africaines contemporaines.

6 Comme ce fut évoqué lors des séances plénières, la pertinence d’un réseau thématique pluridisciplinaire « études africaines » n’est plus à démontrer, mais il reste aujourd’hui à structurer ce réseau, afin de constituer une réelle plate-forme d’échange autour de cet objet commun de recherche. Matthieu Salpeteur

7 Sillonnant les multiples ateliers du congrès, il fallut constamment choisir entre plusieurs propositions très intéressantes, par exemple, sur le thème de la nature. L’atelier « Objets de la nature en Afrique – De la toile du Net au terrain » organisé par

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Michèle Cros et représentant le Centre de recherches et d’études anthropologiques (CREA) de l’université Lyon 2 visait à réfléchir à nouveaux frais sur l’approche anthropologique de la nature par rapport au développement des nouveaux moyens de communication, notamment internet. Les intervenants ont présenté des communications abordant la manière dont se réinvente l’Afrique sur la toile dans un processus croisé de fabrication de représentations de soi et des autres. La discussion s’arrêta également sur des questions méthodologiques interrogeant l’importance de la pratique d’internet dans les démarches actuelles de recherche anthropologique, notamment de terrain.

8 Dans une autre approche, l’atelier organisé par Dominique Juhé-Beaulaton, intitulé « Les forêts sacrées, des objets innovants de recherches interdisciplinaires : entre histoire, développement et patrimoine(s) » se concentrait sur un objet d’étude à la croisée de plusieurs dimensions qu’elles soient écologique, religieuse, politique et identitaire. Investis par des acteurs différents, les bois sacrés du continent africain sont des lieux spécifiques où se construisent et se jouent des enjeux apparaissant à travers des conflits, des discours, des stratégies. Ils se révèlent comme objet d’étude pertinent pour analyser les dynamiques des sociétés contemporaines africaines. L’étude des bois sacrés a été abordée à la fois par des anthropologues, des archéologues et des historiens.

9 Nous devions nous-mêmes nous atteler à notre propre atelier « Dynamiques religieuses et relations à la nature » dans lequel nous avons voulu interroger différents rapports à la nature et de son utilisation d’un point de vue religieux afin de saisir, d’une part les représentations et pratiques locales destinées à créer une dynamique interne liée à la communication rituelle entre les hommes et les divinités mobilisant la nature, et d’autre part les influences internationales caractéristiques de ces pratiques circulant dans un processus double entre un ici et un ailleurs. Les cultes vodun, les cultes liés aux boson, et les nouvelles religions asiatiques ont constitué des études de cas exemplaires et complémentaires pour esquisser des pistes de réflexion concernant le lien entre dynamiques religieuses et la nature replacé également dans un contexte plus général.

10 Dans l’atelier intitulé « Les classes moyennes en Afrique : entre visibilité/invisibilité socio‑économiques » organisé par Comi Toulabor et Dominique Darbon, la notion floue de classes moyennes, fut interrogée. Fluctuante, dans sa définition, ses contours et ses usages, elle semble évanescente et inconsistante lorsqu’on veut analyser le développement, la croissance ou le politique par son prisme. En Afrique subsaharienne, la notion des classes moyennes permet de mettre en évidence l’existence d’une partie de la population s’étant émancipée d’une certaine manière de la précarité mais sans avoir obtenu pour autant une stabilité sociale. L’atelier a proposé de revenir sur cette notion à la fois dans la littérature, et des études de cas permettant de prendre la notion comme un élément d’interprétation des réajustements et dynamiques. La discussion fut animée mais très constructive entre les nombreux auditeurs qui ne partageaient pas les mêmes interprétations notamment sur la définition de la notion dont la lutte des classes ne peut pas se détacher, par exemple. Frédérique Louveau

11 Parmi les ateliers auxquels nous avons participé, les sujets qui portaient sur les nouveaux types d’« acteurs » présents aujourd’hui en Afrique étaient particulièrement à l’honneur. Dans les ateliers intitulés « La production des notables dans l’Afrique contemporaine : nouvelles figures, nouvelles pratiques ? » et « Héros nationaux et

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pères de la nation en Afrique : 50 ans après », les intervenants ont souligné que la figure des « héros » nationaux, fondateurs de l’État moderne à l’image de Senghor, est aujourd’hui remplacée par d’autres types d’acteurs. Les chefs religieux politisés, les intellectuels migrants, les femmes, les jeunes urbains, les élus locaux, les agents d’ONG ou d’autres initiatives citoyennes sont autant de sujets qui dynamisent les scènes sociales, politiques ou économiques en Afrique.

12 L’une des qualités de ces nouveaux types de « héros » tient dans sa capacité à concilier différentes valeurs perçues originellement comme contradictoires voire conflictuelles, par exemple, la modernité et le libéralisme économique, le nationalisme, les valeurs traditionnelles ethniques et régionales, l’enseignement religieux, et d’autres. Ils contribuent de ce fait, à la construction des espaces publics et privés en mettant à profit leur savoir-faire moderne tout en respectant les valeurs culturelles et identitaires locales. Ils se distinguent aussi à travers leur capacité à établir les relations entre l’État et la population, soit dans la concertation, soit dans l’affrontement.

13 D’autres ateliers proposent à travers des recherches empiriques, les analyses portant sur les initiatives de la population, qui est loin d’être passive. Dans un atelier intitulé « Plurilinguismes et démocraties », organisé par Michèle Leclerc-Olive, Patrice Yengo a évoqué la notion de plurilinguisme comme une volonté de la population de défendre sa diversité, ses identités, mais aussi de créer de nouveaux espaces politiques publics.

14 Dans les différents ateliers, les intervenants ont souligné que ces nouveaux « acteurs », les dirigeants et la population, obéissent à leurs propres logiques et principes, à leurs intérêts individuels ou collectifs conformément à de nouvelles exigences du monde global (le libéralisme économique, les régimes démocratiques, les conflits, la mondialisation…). Comme l’affiche la problématique de cet événement « réinventer l’Afrique », le monde de la recherche n’est nullement à l’écart de cette diversité d’acteurs et de leurs contextes qui prévalent actuellement en Afrique. Si les études africaines en France ont longtemps été marquées par les relations qu’entretenait la France avec ses ex-colonies, la détermination des nouveaux sujets de recherches est de facto étroitement liée à la politique française vis-à-vis de ce continent. Confrontés aujourd’hui à une multitude de contextes qui dépassent largement les frontières, nous devrions également réexaminer, redéfinir, ou « réinventer » nos recherches et nos relations au terrain en vue d’établir un nouveau mode d’application et de production scientifiques. Kae Amo

AUTEURS

KAE AMO Centre d’études africaines (UMR194/EHESS-IRD), 96 boulevard Raspail, 75006 Paris [email protected]

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FRÉDÉRIQUE LOUVEAU Centre d’études africaines (UMR194/EHESS-IRD), 96 boulevard Raspail, 75006 Paris [email protected]

MATTHIEU SALPETEUR Laboratoire d’ethnoécologie (ICTA-UAB). Edifici C, Campus Universitat Autònoma de Barcelona, 08193 Bellaterra (Barcelona - Spain). [email protected]

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Activités de l’AFA

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Rencontre-Ethno 11 octobre 2011

Chroniques du Darfour

Dans le cadre des Rencontres-Ethno, l’Association française des anthropologues a organisé le 11 octobre dernier, à la Commune Libre d’Aligre1, une conférence-débat autour du livre de Jérôme Tubiana : Chroniques du Darfour (Éditions Glénat, Grenoble, 2010). Depuis 2004, Jérôme Tubiana, ethnologue, se rend régulièrement au Darfour, dans l’ouest du Soudan. Il y a retrouvé les traces de ses parents, Joseph et Marie-José Tubiana, également ethnologues, et qui ont étudié les populations de cette région alors qu’elle était encore en paix. De cette expérience, il a tiré un récit illustré où il raconte une guerre qui dure depuis neuf ans, au-delà des clichés véhiculés par les médias. Au- delà du Darfour, il tente de comprendre les racines des conflits qui ont déjà coupé le Soudan en deux depuis que cette année le sud du pays a obtenu son indépendance, et s’interroge sur l’avenir d’un pays de nouveau déchiré par la guerre. Cette présentation a été suivie d’un débat. La soirée s’est terminée par un repas convivial organisé et préparé par l’AFA.

NOTES

1. Commune Libre d’Aligre (café associatif) 3 rue d’Aligre - 75012 Paris http://www.cl-aligre.org/spip/spip.php?article212

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Colloque AFA-CREA L’anthropologie au temps du numérique. Objets, pratiques et éthique (Lyon, 24-25 novembre 2011) Grand amphithéâtre de Lyon 2

Révolution des modes de communication de la fin du XXe siècle, la diffusion rapide des technologies du numérique entraîne dans les sociétés de nouveaux rapports au monde, à l’espace, au temps, mais aussi au pouvoir, au savoir, à l’imaginaire... Ce colloque, organisé par l’Association française des anthropologues (AFA) et le Centre de recherches et d’études anthropologiques (CREA, Lyon 2) ouvre à la discussion un ensemble de questions que cette révolution pose à la recherche. Le numérique propose à l’anthropologie un vaste champ d’investigation pour comprendre les transformations du monde contemporain. Il oblige dans le même mouvement à reconsidérer l’ensemble de la chaîne de production des connaissances : depuis l’élaboration de méthodes de recherche et la reformulation des rapports de l’ethnologue aux groupes sociaux qu’il étudie, jusqu’à l’invention de formes inédites de collaboration entre chercheurs et de diffusion des savoirs.

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Comité d’organisation Alice Aterianus-Owanga (doctorante CREA-Lyon 2), Laurent Bazin (CNRS-CLERSÉ), Julien Bondaz (CREA-Lyon 2), Étienne Bourel (doctorant CREA-Lyon 2), Michèle Cros (CREA–Lyon 2), Marie-Pierre Gibert (MCF CREA–Lyon 2), Axel Guïoux (MCF CREA–Lyon 2), Julie Peghini (MCF Paris 8-CEMTI), Nadine Wanono-Gauthier (CEMAf-CNRS). Comité scientifique Jacques Audran (Aix-Marseille 1), Marc Augé (EHESS), Julien Bonhomme (musée du Quai Branly, CREA-Lyon 2), Nadine Decourt (CREA-Lyon2), Patrick Deshayes (CREA-Lyon 2), Barbara Glowczewski (LAS, Collège de France), Éric Guichard (ENS Paris), Sophie Houdart (LESC, Paris X‑Nanterre), Mondher Kilani (univ. de Lausanne), François Laplantine (CREA), Évelyne Lasserre (Lyon 1), Joseph Lévy (univ. du Québec ‑ Montréal), Michel Lussault (ENS Lyon), Madeleine Pastinelli (univ. Laval - Québec), Marie‑Christine Pouchelle (IIAC - CNRS/EHESS), Bernard Stiegler (IRI - Centre Georges Pompidou), Yves Winkin (ENS Lyon).

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PROGRAMME

Jeudi 24 novembre 9h-9h30 Accueil des participants 9h30-10h Ouverture officielle du colloque Nathalie Fournier (vice-présidente de la recherche de Lyon 2) Jorge P. Santiago (directeur du CREA) Laurent Bazin (président de l’AFA) Michèle Cros (CREA - Lyon 2) 10h-12h 1re session Territoires numériques Modératrice Sophie Houdart (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative - Paris 10 Nanterre) Ebang Landry « Blog de recherche et pacte ethnographique » Amaranta Cecchini « Le cas des relations amoureuses dans les mondes sociaux en ligne » Alice Aterianus-Owanga « "Percer" sur la Toile. Usages, enjeux et limites du virtuel chez les rappeurs du Gabon » Julien Bondaz « Un fantôme sur l’iPhone. Apparition miraculeuse et imagerie mouride au temps du numérique » 14h-15h30 2e session Méthodes à réinventer Modérateur Antonio Casilli (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain - CNRS/EHESS) Dario Rudy « Comment le numérique a ouvert le temps : créativité dans la création artistique » Eduardo Navas « Remix in Cultural Analytics » Luc Massou, Emmanuelle Simon, Brigitte Simmonot « Anthropologie et usages de l’internet pour l’accès à l’information de santé » 16h-17h30 3e session Pouvoir et institution à l’heure d’Internet Modérateur Éric Guichard, ENS Paris Sophie Moulard-Kouka « Être dans la place, comment ethnographier des pratiques contestataires à travers le web ? » David Puaud « Une ethnographie des technologies de bio‑informatique en travail social » Didier Laurencin « Cuba métamorphosé par le numérique : contrôle, dépossessions et réappropriations » 18h-20h30 Table ronde : « La ville numérique » animée par Michel Lussault, ENS Lyon et président de l'université de Lyon « Cadre théorique : Ville numérique – Ville créative » avec Philippe Chaudoir (Réseau de recherche international sur les arts de la ville), Patrick Deshayes (CREA-Lyon 2) et Sarah Labelle (Paris 13-LABSIC)

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Échanges d’expériences et débats avec Nils Aziosmanoff (président du Cube), Olivier Picard (Altran Pr(i)me) et Vincent Puig (directeur adjoint de l’IRI), animés par Nadine Wanono-Gauthier (CEMAf-CNRS-Paris I) et Julie Peghini (Paris 8-CEMTI) Vendredi 25 novembre 9h-10h30 4e session Transformer la recherche par le numérique Modératrice Nadine Decourt (CREA-Lyon 2) Céline Verchère, Laurent Collet, Emmanuel Anjembe « Mise en récit et mise en forme multimédia » Emmanuelle Saucourt, Jeanne Drouet « Des narrations sous le régime du numérique » Miguel Aubouy, Alain Bonnet et al. « Expérimentation autour d’une plateforme collaborative » 10h45-12h15 Table ronde : « Les outils du numérique au service de la recherche et de l’enseignement » animée par : Sophie Haberbüsch (www.anthropoweb.com) et Dominique Schoeni (www.ethnographiques.org) avec Axel Guioux (CREA-Lyon 2) et Joseph Lévy (université du Québec - Montréal) Dans le cadre de cette table ronde, seront présentées différentes expériences, dont celles de la revue www.ethnographiques.org, du portail devenu pluridisciplinaire www.anthropoweb.com, ainsi que des initiatives conduites par les acteurs qui auront répondu à l’invitation (persee.org, mutec-shs.fr, liens-socio.org et revues.org, selon leurs disponibilités). 12h15-12h30 Conclusion du colloque François Laplantine (CREA-Lyon 2) et Nadine Wanono Gauthier (CEMAf-CNRS-Paris I) 14h-16h Assemblée Générale de l’Association française des anthropologues, ouverte à tous

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Séminaire de l’AFA Anthropologie, psychanalyse et politique : Regards sur les terrains (hiver 2011 - printemps 2012) - Maison SUGER, 16-18 rue Suger – Paris, 75006

NOTE DE L’ÉDITEUR

Organisateurs du séminaire : Marie Bonnet : [email protected] Olivier Douville : [email protected] Monique Selim : [email protected]

Ce séminaire propose de repenser les dialogues et les mises à l’épreuve réciproques entre anthropologie et psychanalyse. Il s’efforce d’articuler trois lignes de questionnement : Clinique du terrain et terrains cliniques : des anthropologues s’interrogent sur la nature des relations interpersonnelles développées durant leurs enquêtes, le sens et les modalités de leur écoute, et, corollairement, les mobiles intimes de la parole des acteurs. Les crises économiques et politiques qui bouleversent de nombreuses sociétés s’impriment, en effet, dans la situation ethnologique. De surcroît, l’ethnologue se trouve de plus en plus fréquemment en contact avec des populations en fragilisation croissante, en état de non inscription, et même d’errance. Folie et État : on développera une réflexion croisée, d’un côté sur les effets sur les élaborations identitaires des nouvelles représentations du bien-être psychique, de l’autre, sur les instances de légitimation sur ce que serait une bonne santé psychique en termes de prévention, de diagnostic, de traitement et de leur évaluation. Enfin, le lien doit être souligné entre les terreurs issues de la violence de l’État et les confusions des registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique, qui font tenir l’existence singulière et les échanges sociaux. D’une certaine manière, la folie a disparu au profit de l’exclusion et de la stigmatisation des perdants. Dans les pays lointains qui ne rentrent pas dans cette industrialisation du soin, l’OMS, au contraire, préconise un retour aux dispositifs dits « traditionnels », légitimant médiums, devins et autres guérisseurs. Dans ces deux configurations du monde globalisé, les États jouent un rôle majeur,

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idéologique, symbolique, mais aussi institutionnalisant les corps des professionnels du soin psychique. La psychanalyse fait actuellement l’objet d’un débat social, d’autant plus aigu que c’est la singularité du sujet individuel qui est en jeu. La présence de la psychanalyse dans les institutions de soin et d’enseignement redevient l’enjeu d’une lutte, alors que la psychiatrie et la psychopathologie sont de plus en plus biologiques. Un dernier volet : rouvrir le débat entre anthropologie et psychanalyse de l’ordre épistémique et épistémologique, à l’heure où le cognitivisme est, pour un nombre croissant d’anthropologues, un outil de validation de leurs recherches et de leurs résultats. La généralisation de l’économie de marché a eu des effets de plus en plus prononcés sur les définitions de la souffrance psychique, des troubles mentaux, leurs modes de diagnostic et leur traitement. Dans les démocraties industrielles, on constate la dominance des modélisations biologiques et neurologiques, le retour à un primat héréditaire et la mise en avant de polices de rééducation comportementaliste.

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Séance de rentrée : 22 novembre 11h-13h

« Démarche clinique d’orientation psychanalytique en sciences sociales et humaines. Réflexion et études de cas sur les rites de passage aujourd’hui » Françoise HATCHUEL, Marilyne NOGUEIRA-FASSE (Équipe « clinique du rapport au savoir » - Centre de recherches en éducation et formation/université Paris Ouest Nanterre). Créée en 1989 par Jacky Beillerot, l’équipe « savoirs et rapport au savoir » a travaillé, pendant près de 20 ans au sein du CREF (Centre de recherches en éducation et formation) de l’université Paris X Nanterre), la notion de rapport au savoir, qu’elle a contribué à installer durablement dans le paysage des sciences de l’éducation, sous le double angle de la psychanalyse et des sciences sociale (voir l’ouvrage de Françoise Hatchuel Savoir Apprendre transmettre [2007], qui en donne une synthèse). Sa diversification en 2009 a donné naissance à l’équipe « clinique du rapport au savoir », fondée par Claudine Blanchard-Laville et dirigée aujourd’hui par Philippe Chaussecourte, qui s’inscrit dans le mouvement de développement et de structuration de la recherche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation (voir par exemple la note de synthèse publiée en 2005 dans la Revue française de pédagogie). En effet, si la démarche clinique en sciences humaines (voir l’ouvrage du même nom sous la direction de Claude Revault d’Allones en 1983) s’appuie sur l’analyse fine des mouvements transférentiels du chercheur ou de la chercheuse vis-à-vis de ses données de recherche telle que l’a théorisée Georges Devereux, dans une visée davantage compréhensive qu’explicative, elle est particulièrement riche en sciences de l’éducation où elle contribue à mieux cerner les enjeux psychiques de la relation éducative. Dans ce cadre, Françoise Hatchuel a développé une ouverture à l’anthropologie qui lui permet de relier ces enjeux psychiques aux grandes questions humaines et la façon dont les sociétés aident les sujets à y faire face. La question des rites de passage, et de ce qu’ils signifient, psychiquement et anthropologiquement, nous semble notamment particulièrement intéressante.

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Nous présenterons donc les grandes lignes de notre réflexion, étayée par deux exemples de recherches cliniques menée via l’analyse d’entretiens non directifs de sujets engagés dans une problématique éducative. Nous montrerons ainsi la façon dont les concepts de la psychanalyse et de l’anthropologie sont mobilisés afin de construire des hypothèses permettant d’approcher la singularité d’un sujet en lien avec nos élaborations personnelles et l’analyse de la dynamique des entretiens. La première recherche a été menée auprès d’enseignants ayant participé à un dispositif d’écriture dans le cadre de leur formation en IUFM. Ce temps de formation, envisagé comme une crise identitaire, telle qu’elle a été analysée par Louis-Marie Bossard (2004), nous apparaît lié au « passage » que constitue le « devenir enseignant ». Des liens seront alors tentés entre les marquages corporels des sociétés premières et les phénomènes « d’inscription de soi » proposés, nous semble-t-il, par un travail écrit, dans une perspective commune de mouvement identitaire. La seconde recherche porte sur le rapport au savoir de jeunes dits « en difficulté » (en tout cas désignés comme tels par leur placement dans un institut spécialisé). Là encore, la question du passage à l’âge adulte et de la façon dont il peut être étayé par l’environnement va s’avérer cruciale. Nos réflexions théoriques sur le rapport au savoir nous poussent à penser que cet étayage n’est pas sans lien avec le type de savoirs et de rapport au monde valorisés dans une société donnée.

Calendrier des séances 2011/2012

• Mardi 13 décembre 9h-11h : « Interactions et entretiens cliniques dans un projet sur le rapport au corps des adolescents : questions d’éthique de l’évaluation » Virginie Valentin. • Mardi 10 janvier 11h-13h : « Internet en chine : problèmes méthodologiques pour l’anthropologue » Wenjing Guo, commentaire Monique Selim. • Mardi 14 février 10h-12h : « Histoire et l’actualité de la psychanalyse en Chine » Jie Yao, Yan Helaï (sous réserves), Olivier Douville. • Mardi 20 mars 10h-12h : « "L’autothérapie" : un phénomène religieux de "New Age"? » Élisabeth Kaluaratchige. • Mardi 17 avril 10h-12h : « Lacan, la femme n’existe pas » Marie Bonnet. • Mardi 15 mai 10h-12h : « Réflexions sur la violence en Colombie » Tania Rolens. • Mardi 12 juin 10h-12h : « Le coaching de dirigeants en entreprise : retour sur une pratique » Marie Rebeyrolle.

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