MANOUCHE LA TRUCULENTE › Olivier Cariguel
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L’insolite du mois UNE REINE D’HIER : MANOUCHE LA TRUCULENTE › Olivier Cariguel out le monde n’a pas eu la chance d’avoir pour marraine Mistinguett et une cérémonie de baptême spéciale. Quelques gouttes de champagne versées sur le front : Germaine Germain, une petite vingtaine d’années, fut intronisée « Manouche » sous cette onction pétillante. TMannequin de la maison Patou vite passée de bras en bras argentés, elle venait de décrocher son premier titre de notoriété. Ce surnom, elle l’avait pioché au vol dans une histoire de Romanichels. L’étoile du music-hall français le trouvait « charmant ». « Avec moi, Mistinguett a toujours été gentille, je l’amusais… j’étais un peu sa préférée. C’est elle qui m’a surnommée Manouche, Germaine ça lui plaisait pas !... (1) » Une éducation soignée : de Mistinguett à Paul Carbone L’officier d’état civil aurait-il fermé les yeux sur cette appellation extravagante de Germaine Germain ? Sa mère la déclara à son nom (Boulley) et décida de la prénommer Germaine en souvenir de son 126 FÉVRIER-MARS 2019 FÉVRIER-MARS 2019 une reine d’hier : manouche la truculente père. Auguste Germain, marié, vivait en double file. Pour la recon- naissance, prière d’oublier. En féminisant le nom, le tour était joué. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un nom qui par l’ajout d’une lettre devient un prénom de fille. Ainsi fut déclarée Germaine Boul- ley, née le 13 novembre 1913 d’une mère caissière âgée de 42 ans et d’un père chef de cuisine. Un beau jour, Auguste, fraîchement divorcé, reconnaît l’enfant. Et voilà Germaine Germain dûment enregistrée le 17 septembre 1919. Il est difficile de trouver un nom plus antipatriotique dans la France d’après-guerre. Mais Germaine aimera la France dès son âge le plus tendre. Interdit de lui disputer son patriotisme. Elle exalte le génie français, les bonnes Olivier Cariguel est historien, spécialiste manières, le code d’honneur des mal- de l’édition et des revues littéraires frats, la verve gauloise, le monde de la du XXe siècle à nos jours. Dernier ouvrage publié : Marylie Markovitch, La chanson et de la nuit. Paris est bien une Révolution russe vue par une Française, fête. Et Manouche l’ambassadrice de la (Pocket, 2017). gaieté française. › [email protected] Son indépendance d’esprit, qui se traduisait par un franc- parler et une langue débridée, a bâti sa réputation fondée sur une réserve inépuisable d’histoires et de saillies pas toujours heureuses. L’écrivain à scandales Roger Peyrefitte, d’abord réticent, se décida à écrire sa vie quand elle lui raconta que son premier bijou lui avait été offert par Alexandre Stavisky (2). Une autre figure de la nuit parisienne, le « snobambule » Gerald Nanty, lui a consacré un long portrait dans ses souvenirs, Bel de nuit, écrits par Élisa- beth Quin : « Elle était énorme, goulue, bouffait les mecs, la bonne chère, la vie. Elle portait toujours une robe noire, moulante, la petite sœur des pauvres de “la petite robe noire” de Coco Chanel ! Manouche l’appelait “la robe trois trous”, un pour la tête, deux pour les bras, et hop ! la grosse affaire était dans le sac. Avec un énorme clip en strass. Les diamants, c’était bourgeois ! (3) » FÉVRIER-MARS 2019 FÉVRIER-MARS 2019 127 l’insolite du mois Élevée dans une famille de restaurateurs parisiens, elle a été édu- quée chez les sœurs de Notre-Dame-de-Sion. « Petite-bourgeoise gâtée par la vie », « jolie, délurée », elle glissa sur la pente d’une vie facile et légère, à la rencontre de mauvais garçons. À 17 ans, partie apprendre l’anglais chez sa (vraie) marraine à Londres, elle s’amou- rache d’un jeune lord, s’installe au Savoy, puis s’entiche d’un proxé- nète français, Charlot l’Éventré, qui manque de la mettre sur le trottoir, sur le chemin du retour vers la France. Fin de sa première expérience du monde des adultes, de leur lâcheté, de leur veulerie. Un riche banquier prendra le relais de son éducation mondaine. À 30 ans, première marche vers la célebrité, elle devient la maî- tresse du truand corse Paul Bonaventure Carbone, dont elle eut un fils pendant l’Occupation bien qu’il fût marié. Ancien des Bat’ d’Af’, l’empereur de Marseille régna sur la ville avec son associé François Spirito de l’entre-deux-guerres à sa mort en 1943 lors d’un accident de train provoqué par la Résistance (5). Les règles du mariage et, au-delà, toutes les normes sociales ou morales ne s’appliquent évidemment pas à ce type de marginaux. Ennemie de l’ennui, Manouche expliquera de manière très simple la raison de son attirance pour le milieu et Carbone : « Je me suis mise à fréquenter des gens à la mode, qui étaient surtout superficiels. (4) » L’avantage de Manouche, c’est qu’elle parle sans détours, les sous- entendus, le sous-texte lui sont une dialectique inconnue. « Ex-égérie de la haute pègre » (6), elle s’est métamorphosée en figure de la nuit parisienne des années cinquante à soixante-dix. Porte-drapeau du Tout-Paris qui aime la fête, elle recevra du beau monde dans ses restaurants successifs, à Paris, Le Chambiges et Le Train, et à Tanger, capitale des trafics, le… Venezia. Hommes poli- tiques, magistrats, vedettes de cinéma et malfrats s’y côtoyaient. Des refoulés de la société aussi… Dans sa langue toujours fleurie, elle s’autoproclamait en 1975 « la reine des tantes ». Terriblement emblématique de son époque, Manouche est un bon exemple d’une célébrité qui a sombré en eaux profondes, malgré les faits d’armes qui ont construit sa réputation. Amie de Françoise Sagan, elle n’était guère appréciée de Régine, qui lui aurait refusé l’entrée de sa boîte de 128 FÉVRIER-MARS 2019 FÉVRIER-MARS 2019 une reine d’hier : manouche la truculente nuit, le Jimmy’z (7). Même Wikipédia ne lui concède pas la moindre notice ! À quoi bon être illustre si l’encyclopédie la plus utilisée ne vous a pas fiché ? La vie de Manouche fut parfois choquante, riche en éclats et ponc- tuée d’épisodes divertissants mais aussi de déraillements malvenus. Une biographie signée par le « sulfureux » Roger Peyrefitte 1972, année de l’explosion médiatique, de sa consécration comme reine du moment. Sa personnalité truculente étonna les Français happés par la biographie de Roger Peyrefitte, cousin d’Alain, dit « Le Chinois du Quai Conti ». Ce fut un best-seller : 300 000 exemplaires en deux mois (8). « Le livre de ma chère Cardinale m’a conféré une auréole, c’est vrai. Le monde a découvert Manouche. À toi, Roger, merci ! » (9), confiera-t-elle trois ans après à son second biographe, Alphonse Boudard, dans Manouche se met à table. Au journal télévisé, quelques mois avant la parution de la bio- graphie romancée du « sulfureux » Peyrefitte, le duo creva l’écran et s’attira les foudres de Jean-Jacques de Bresson, ancien résistant et directeur général de l’ORTF, l’Office de radiodiffusion-télévi- sion française, offusqué par leur « exhibition grossière et pénible » (10). Peyrefitte s’empressa dans l’avant-propos de citer cette réac- tion « d’un personnage officiel » en soulignant que l’apparition de Manouche « a réjoui toute la France » (11). Le livre a été « un coup de fouet » pour la célébrité de Manouche en berne. Il fut traduit notamment en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne. L’édition germanique, Manouche. Eine Frau in unserer Zeit (une femme de notre époque), publiée à Munich en 1973 chez Desch Verlag, béné- ficia de la traduction du célèbre Gerhard Heller, qui fut chargé sous l’Occupation à la Propagandastaffel de veiller à la censure des livres français. L’éditeur londonien le promut comme « le livre qui scan- dalisa la France » (12). Manouche défrayait la chronique à grande échelle. 500 000 exemplaires du best-seller s’écoulèrent en France et à l’étranger (13). FÉVRIER-MARS 2019 FÉVRIER-MARS 2019 129 l’insolite du mois De rares figurations à l’écran et un disque complètent ses pres- tations culturelles. Elle poussa la chansonnette, d’une voix un peu fatiguée, avec Le Gang des tractions et Où sont passés ?, sur des paroles et une musique de Frédéric Botton. Le disque sortit chez Barclay en 1973 (15). Le talent de Roger Peyrefitte, connu pour ses informations explo- sives et nuisibles, ne suffit pas à restituer la verve de Manouche, son art de la formule, sa gouaille qui manquent au livre de l’auteur des Amitiés particulières, au style trop éduqué. L’ancien taulard Alphonse Boudard, qui vécut la rédemption par l’écriture, se pencha à son tour sur le cas Manouche pour la faire parler : « Vous avez eu la Manouche un peu baroque, un peu précieuse, de Roger Peyrefitte, voici une Manouche va-comme-je-te-pousse, d’une facture plus rude, plus naïve peut-être. (16) » À travers ces deux livres (en trois ans !) à sa gloire, Manouche dévoile, par ses accointances avec le milieu, la face cachée de la société, des petits secrets du show-biz et de l’élite, offrant une vision qui montre combien la réalité est beaucoup plus inavouable ou incroyable qu’on ne le croit. Elle peint le tableau des dessous de la société. Une carrière de femme libre, aux nombreux amants, arborant un certain code d’honneur (cher aux truands) aujourd’hui daté. Manouche fai- sait tomber les masques ! Politiquement incorrecte « Manouche, cette femme qui a un corps pour Renoir, qui est un personnage de Toulouse-Lautrec » (17) usait d’une liberté de ton sur tous les sujets.