Présentation des communications au colloque

Séance inaugurale :

JEAN A. GILI : Le cinéma politique italien des années soixante à nos jours

Le cinéma politique connaît en Italie à partir du début des années soixante un grand épanouissement avec les films de et d', deux cinéastes qui ont été assistants le premier de , le second de , poursuivant ainsi dans leur travail les enseignements du néoréalisme. Inauguré en 1958 par Francesco Rosi avec Le Défi, le cinéma de dénonciation des dysfonctionnements de la société trouve dans cet auteur son représentant le plus cohérent. Avec Salvatore Giuliano (1961), Rosi développe son analyse de la mafia dont il suivra les ramifications internationales avec Lucky Luciano (1973) ; il analyse aussi les ravages de la spéculation immobilière dans Main basse sur la ville (1963) avant d’évoquer les luttes internationales autour du pétrole dans L'Affaire Mattei (1972), puis de poser en termes métaphoriques la question de la survie d'un Etat de droit pris dans la tourmente des menées subversives avec Cadavres exquis (1976). Elio Petri, de son côté, poursuit le discours sur la mafia avec A chacun son dû (1967) avant de proposer l'analyse pénétrante de la schizophrénie du pouvoir policier avec Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon (1969). Ses films suivants, La classe ouvrière va au paradis (1971) et La propriété c'est plus le vol (1973) analysent les névroses qu'engendrent la société capitaliste. Avec Todo modo (1976), il dresse un portrait apocalyptique et prémonitoire de la dégénérescence du pouvoir démocrate- chrétien. Parmi les épigones du cinéma politique, on peut citer Francesco Maselli qui s'interroge sur la politique du parti communiste dans Lettre ouverte à un journal du soir (1969) et Le Soupçon (1975), ou Damiano Damiani qui ne recule pas devant le didactisme pour illustrer son propos (La mafia fait la loi, 1968 ; Confession d'un commissaire de police au procureur de la République, 1971 ; Nous sommes tous en liberté provisoire, 1972). D'une certaine manière, le cinéma des frères Taviani (Saint Michel avait un coq, 1971 ; Allonsanfan, 1974 ; Padre Padrone, 1977 ; La Nuit de San Lorenzo, 1981) entre dans le domaine de la réflexion politique malgré sa dimension métaphorique. Après un certain fléchissement des préoccupations politiques et sociales dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, beaucoup de jeunes cinéastes redécouvrent « le cinéma engagé ». Dans le droit fil des œuvres de Rosi ou de Petri, se consolide une forte tendance à un cinéma de témoignage. L’omniprésence de la criminalité organisée a fourni un grand nombre de sujets pour des films tournés à Naples, Palerme ou Bari (Tano da morire et Angela de Roberta Torre, I cento passi de Marco Tullio Giordana, Le conseguenze dell’amore de , Tornando a casa et Vento di terra de Vincenzo Marra, La siciliana ribelle de Marco Amenta, Fortapàsc de , Galantuomini d’Edoardo Winspeare, Gomorra de , Saimir, Anime nere de ). En 2003, avec La meglio gioventù (Nos meilleures années), Marco Tullio Giordana réalise une sorte de synthèse en suivant l’histoire récente du pays. D’autres cinéastes lui ont emboîté le pas comme avec Romanzo criminale (2005). Quant aux malversations politiques, elles sont évoquées par Francesca Comencini dans A casa nostra (2007) et les dérives du berlusconisme ont fourni à la matière du Caïman (2008) ou à Daniele Vicari celle de Diaz (2012). Toujours en 2008, Sorrentino propose un portrait au vitriol d’Andreotti avec Il Divo. Les années de plomb, longtemps occultées dans la conscience nationale, reviennent avec force au travers de films comme Buongiono notte (2003) de , La Prima Linea

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(2009) de Renato De Maria, Piazza Fontana (2012) de Marco Tullio Giordana. Enfin, depuis Lamerica de , de nombreux films posent la question de l’immigration clandestine (Quando sei morto non puoi più nasconderti de Giordana, Terra ferma d’Emanuele Crialese) ou de la difficile insertion en Italie des immigrants (Io sono Li et La prima neve d’Andrea Segre).

Pistes d’approche

NATHALIE NEZICK : Le cinéma politique italien des années 1960 à nos jours : évolution politique, idéologique et épistémologique de la notion d’engagement

Cette communication, en s’inscrivant dans l’axe de réflexion suggéré « qu’est-ce que le cinéma engagé ? », se proposera de retracer, des années 1960 à nos jours, l’évolution de la notion d’« engagement » dans le cinéma italien en interrogeant notamment les concepts de « politique » et d’« idéologie » et ce en quoi ils seraient à même de définir un cinéma engagé : un film est-il engagé « en soi » ou l’est-il du fait de son positionnement politique et/ou idéologique revendiqué ? Un film n'est-il engagé que relativement au moment historique de sa production et de sa réception dans une société donnée ? La reconnaissance d’un film engagé se mesure-t-elle à l'aune du rejet ou de l’adhésion des spectateurs, ou des discours théoriques et critiques qu’il peut produire ? Elle interrogera également les notions de droite et de gauche qui relèvent des catégories principales de l'identification des idéologies politiques et de la perception du monde social et économique, de la manière dont elles investissent ou désinvestissent le « discours » des films (voir les débats convoqués par l’antimétabole benjaminienne sur la politisation de l’esthétique ou l’esthétisation de la politique). Pourquoi parle-t-on plus communément de cinéma engagé lorsqu’il véhicule une idéologie « de gauche » ? Le cinéma politique italien a-t-il produit des films engagés « de droite », et/ou ont-ils été définis comme tels ? Comment a évolué la notion d’antifascisme très présente et très clivante dans la société italienne ? Comment un modèle de cinéma engagé, issu des années 1960-1970 où prévalait un courant de pensée dominé par une idéologie marxiste qui structura fortement tant la production filmique que théorique et critique du cinéma, nouant un dialogue assez inédit entre production filmique et discours sur cette production (dans les propos des réalisateurs, les revues spécialisées de cinéma, les ouvrages de théorie du cinéma qui tentèrent d’instituer le cinéma politique comme un genre à part entière) s’actualisera ou s’effacera dans les années 1980 qui seront marquées par un reflux momentanée du discours politique et idéologique militant pour exprimer un discours plus « social » et plus réflexif, dans une veine historique, et les années 1990 avec un « retour au politique » plus frontalement militant. La notion d’engagement a-t-elle connu une rupture épistémologique significative ? Interroger l’évolution de la notion d’engagement pourra se faire en mettant en regard la structure des récits filmiques et le contexte historique (évolution des institutions politiques, instabilités des gouvernements politiques, « affaires » judiciaires concernant l’exécutif, apparition de nouveaux partis politiques, etc.) qui pourront donner quelques clés dans la compréhension de la dynamique de l’idée d’engagement dans son rôle historique, et cinématographique.

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GRAZIANO TASSI : Le privé est-il politique ? Vie privée et vie publique des acteurs politiques et religieux dans le cinéma italien des années 2000 : l’exemple de Marco Bellocchio, Paolo Sorrentino et Nanni Moretti

Pierpaolo Antonello, dans un article publié en 2012 dans la revue Italian Studies1, soutient que, dans le cinéma italien des années 2000, un certain engagement politique peut aller de pair avec une modalité narrative autoréférentielle, métanarrative et distanciée. L’engagement politique cinématographique n’est donc pas l’apanage d’une modalité narrative « réaliste », mais peut très bien s’exprimer à travers une modalité « postmoderne ». C’est le cas par exemple du cinéma politique et « engagé » de Nanni Moretti (Palombella Rossa, Il Caimano, Habemus Papam), de Paolo Sorrentino (Il divo, La grande bellezza) et de Marco Bellocchio (Buongiorno, notte). Dans ces films, les réalisateurs abordent certains aspects de la vie politique italienne en évitant volontairement une méticuleuse et rigoureuse reconstruction historique. En effet, tout en s’appuyant sur des faits réels et sur des documents historiques (dans la plupart de ces films, on voit des extraits provenant d’authentiques documents audiovisuels d’archive), les réalisateurs (chacun à leur façon) explorent et mettent en images soit des scénarios fictifs différents de la réalité historique (Buongiorno, notte et Habemus Papam), soit la vie privée des dirigeants politiques ou, plus généralement, des acteurs politiques et religieux qui ont occupé le devant de la scène italienne depuis l’après-guerre jusqu’à nos jours. On dirait que Moretti, Sorrentino et Bellocchio essayent de voir ce qui se cache derrière le masque du pouvoir, de montrer et de représenter ce qui existe derrière l’activité politique ; d’explorer les liens qui se tissent entre la sphère publique et la sphère privée. La question est, bien évidemment, de savoir dans quel but ces réalisateurs s’intéressent à la vie privée des acteurs politiques et religieux. Pourquoi imaginer et montrer Giulio Andreotti dans son intimité avec sa femme ? Quel intérêt de voir des membres de Brigades Rouges à table, manger une soupe et regarder Raffaella Carrà à la télévision ? Ou encore, pourquoi imaginer et montrer un pape fraîchement élu, en proie à la panique, se promener incognito dans les rues secondaires de Rome ? Autant de questions auxquelles on essayera d’apporter une réponse, en analysant tout particulièrement la relation/opposition entre vie privée et vie publique des acteurs politiques et religieux tels qu’ils apparaissent dans Buongiorno, notte (2003) de Marco Bellocchio, Il Divo (2008) de Paolo Sorrentino et Habemus Papam (2011) de Nanni Moretti. Analyse qui prendra en compte également la dimension spatiale de cette relation/opposition, en se penchant sur la représentation et sur la valeur symbolique de certains espaces privés (l’appartement des Brigades Rouges, l’appartement de Giulio Andreotti, par exemple) et de certains espaces publics (le Vatican, les Palais du Pouvoir…).

Cinéma politique et metteurs en scène engagés

JEAN-CLAUDE MIRABELLA : Marco Tullio Giordana et Daniele Vicari : deux générations de réalisateurs héritiers du cinéma « d’impegno civile » ?

En 1961, avec Salvatore Giuliano, Francesco Rosi s’est installé comme chef de file d’un genre (faut-il l’appeler ainsi ?) en plein renouveau. Le cinéma italien des années Soixante a ainsi révélé au monde une nouvelle façon de lier cinéma et société, avec ce film Rosi invente

1 P. ANTONELLO, « Di crisi in meglio. Realismo, impegno postmoderno e cinema politico nell’Italia degli anni zero : da Nanni Moretti a Paolo Sorrentino”, Italian Studies, Vol. 67 No. 2, July, 2012, p. 169-187.

Page | 3 le « film-dossier ». « Quelque chose a changé dans le cinéma avec Salvatore Giuliano » a écrit Roger Boussinot (Encyclopédie du cinéma, Paris, Bordas, 1967). Certes le cinéma, comme les autres arts, a été soit critique soit favorable au pouvoir en place mais l’Italie a choisi, semble-t-il, une « méthode » bien singulière. Dans la péninsule, ce cinéma politique a également tenté, à la même époque, de façon régulière des réalisateurs comme , Damiano Damiani ou encore Elio Petri et ponctuellement les Bellocchio, Bertolucci et autres Taviani. Les revues de cinéma dans les années Soixante-dix se sont beaucoup interrogées sur ce sujet : « Après les débats et polémiques que soulève chacune de ces œuvres, il nous paraît intéressant de chercher les causes de l’existence, en Italie, d’un cinéma adulte, nettement supérieur, dans son ensemble, aux autres cinématographies nationales actuelles. » (André Cornand, La Revue du cinéma, n° 313, janvier 1977, p. 28). Un cinéma « adulte » pour qualifier ce cinéma « politique », ce cinéma « engagé » tel qu’il est pratiqué de l’autre côté des Alpes. Des quantités d’adjectifs qui démontrent la difficulté avec laquelle les Français essaient de traduire l’expression « cinema d’impegno civile ». Un cinéma qui atteindra sans doute son apogée en 1972 quand « Il caso Mattei » (F. Rosi) et « La classe operaia va in paradiso » (E. Petri) remporteront ex-aequo la Palme d’Or. Que reste-t-il aujourd’hui de ce cinéma et quels en sont les héritiers ? C’est la question à laquelle nous allons essayer de répondre. Dans ce que la critique italienne a qualifié de « giovane cinema italiano », c’est-à-dire les réalisateurs de l’après tragédie de 1976, nous nous intéresserons aux cas de deux d’entre eux : Marco Tullio Giordana et Daniele Vicari. Plus de deux décennies séparent les débuts cinématographiques de ces deux réalisateurs. En effet, c’est en 1980 que Giordana a présenté à Locarno Maledetti vi amerò alors que c’est en 2002 à Venise que fut montré pour la première fois Velocità massima de Daniele Vicari. Cependant il faut tenir compte de la singularité de la production cinématographique de Vicari dont le premier long métrage a été précédé d’une intense activité documentariste faite d’une dizaine d’œuvres dont la première recensée est Il nuovo (1993). Nous nous interrogerons ainsi sur le chemin que prend le cinéma de ce réalisateur quadragénaire notamment à propos de ses deux derniers films présenté la même année : un film de fiction (?) Diaz (2012, sur les événements tragiques durant le G8 de Gênes) et un documentaire ( ?) La nave dolce (2012, sur le débarquement de 20.000 Albanais dans le port de Bari, le 8 août 1991). Certes le cas Giordana est sans doute plus aisé à traiter. La première des raisons est que Rosi, lui-même, a reconnu que le réalisateur milanais est son héritier direct. En effet de Maledetti, vi amerò (1980) à Romanzo di una strage (2012) en passant par I cento passi (2000), Marco Tullio Giordana n’a eu de cesse d’interroger la société italienne dans toutes ses tares et ses faiblesses (terrorisme, mafia, corruption…) comme l’avait fait avant lui Francesco Rosi. Essayer de rapprocher l’œuvre créatrice de ces deux réalisateurs nous permettra peut- être de comprendre un peu mieux un pan entier de l’histoire du cinéma italien.

JEAN-LOUIS LIBOIS : Nanni Moretti, un cinéaste engagé, un cinéma politique : une nouvelle écriture du politique au cinéma

Dès ses premières réalisations en super 8, Nanni Moretti se met en scène et met en scène la question de la représentation politique au cinéma, en étant soit l’acteur soit le metteur en scène à l’intérieur de ses propres films. Tant et si bien qu’il choisit de s’inventer un double comme acteur (Michele Apicella) en même temps que des alter égo cinéastes dans ses propres films. Ce processus quasi pirandellien est l’occasion pour le cinéaste d’éviter les écueils des deux voies du cinéma politique que Godard avait tracées dans l’après-mai 68 : « Faire des films politiques » ou « faire des films politiquement » (dans les premiers il classait aussi bien

Page | 4 le cinéma militant que « les fictions de gauche » du type Costa-Gavras et Boisset, et dans les seconds le couple Straub-Huillet et lui-même). Si l’engagement du cinéaste et le caractère politique de son cinéma, tous les deux en prise avec la société italienne, semblent incontestables, les modalités de chacune de ces occurrences ainsi que leur corrélation méritent d’être interrogées. Ainsi l’abandon de son double Michele dans Palombella Rossa (1989) semble correspondre de la part du réalisateur à la fin d’un cinéma militant, et débouche sur l’exercice quasi auto-fictionnel de Journal intime (1994) où le cinéaste se révèle sans détours et sans masques, en s’auto-filmant en quelque sorte (Moretti acteur et Moretti cinéaste ne sont plus qu’une seule et même entité). Avec Aprile (1998), dans lequel il campe son propre rôle de futur père de famille ainsi que celui de réalisateur de films (l’un directement politique, le second de comédie), Moretti « filme politiquement l’impossibilité de filmer la politique » (Sergio Toffetti). Cette réponse autobiographique apportée par ces deux films à l’échec du politique, selon lui, en Italie, ainsi qu’à l’impasse d’un certain cinéma politique, ne constitue pas un simple repli sur l’intime, ainsi que le retour en force du politique dans Le Caïman (2006) l’atteste. Articulation de l’intime et du politique se posent en des termes nouveaux que nous tenterons d’analyser. Puisqu’il ne s’agit pas tant de mettre en scène un film de fiction politique à l’ancienne contre Berlusconi, que d’incarner celui-là même dont l’acteur Moretti refuse d’interpréter le rôle dans le film qu’on lui propose à l’intérieur de la fiction du Caïman. Cette mise en scène de lui-même au sein d’une écriture qui porte la trace de son interrogation ouvre la voie à une nouvelle écriture du politique au cinéma largement auto- fictionnelle. C’est à l’analyse de cette re-définition du cinéma politique, film après film, par Nanni Moretti, que notre propos s’attachera.

GABRIELE RIGOLA : Le regard politique dans les derniers films de Bellocchio

Parmi les metteurs en scène italiens qui ont débuté dans les années soixante, Marco Bellocchio est l’un de ceux qui sont encore en activité, et qui continue de s’exprimer  au travers de son œuvre  sur les sujets « chauds » de la politique, de la société et de la culture, comme l’a montré son intérêt pour l’affaire Moro, le fascisme ou encore la question de la fin de vie. Buongiorno, notte (2003), Vincere (2009) ou Bella addormentata (2012) en particulier montrent sa spécificité. Cette communication veut analyser les films sortis après 2009, et notamment Vincere, Sorelle mai (2010) et Bella addormentata, en mettant en rapport cette dernière partie de la carrière de Bellocchio avec sa production précédente, surtout avec la phase politique des années 1960 et 1970. Le but de cette communication est de spécifier les principales caractéristiques du regard politique du metteur en scène, qui n'est pas seulement un militant mais qui est aussi capable d’interpréter d’une façon très personnelle les débats historiques du contexte italien et de la société en général.

Les années de plomb

ADA TOSATTI : Les représentations du politique dans les films contemporains dédiés aux années soixante-dix : lectures en creux du présent

Le cinéma italien des années zéro a vu se multiplier la production de films (aussi bien pour le grand que pour le petit écran) dédiés aux années soixante-dix. De Buongiorno Notte (2003) de Marco Bellocchio à Romanzo di una strage (2012) de Marco Tullio Giordana, en passant par La meglio gioventù (2007) du même réalisateur et par Mio fratello è figlio unico (2007) de

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Daniele Luchetti – pour n’en citer que quelques-uns – le septième art semble vouloir prêter ses instruments à une lecture de cette période foisonnante et fort controversée que certains ont appelé les années de plomb (en reprenant d’ailleurs le titre d’un long-métrage de Margareth von Trotta). L’analyse de la production cinématographique consacrée à cette décennie, dont la complexité est loin d’être suffisamment éclaircie, pousse à s’interroger non seulement sur les phénomènes historico-politiques les plus sollicités dans ces films – par exemple la focalisation de l’attention des cinéastes sur les facettes les plus dramatiques de cette période, comme la stratégie de la tension ou la lutte armée – mais aussi sur la façon dont ces thématiques sont abordées. Quelle représentation des institutions politiques et des hommes d’État (on pense notamment à la figure d’, qui constitue une sorte de leitmotiv commun à la plupart de ces films) sont-elles transmises ? Quelle est la place accordée aux revendications et aux luttes de la société civile ? De là aussi un questionnement sur la valeur de cette production cinématographique : comment s’explique le choix de tels sujets aujourd’hui ? Quelle image des ces années ces films essayent de proposer : s’agit-il d’une période totalement révolue ou bien y a-t-il des éléments de continuité ou des enseignements utiles encore aujourd’hui ? S’agit-il uniquement d’exploiter une matière à narration particulièrement stimulante ? Qu’y a- t-il en commun entre les forts contrastes idéologico-politiques des années soixante-dix et le triomphe de l’uniformisation médiatique sous l’ère berlusconienne ? Enfin, peut-on parler de cinéma engagé à l’égard de ces films aux sujets politiques?

SYLWIA FRACH : L'affaire Aldo Moro. La mise en scène d'un fait historique dans le cinéma politique italien « Il ne faut jamais regretter de dire la vérité. La vérité nous éclaire et nous donne du courage »2 Aldo Moro Le cinéma politique italien a connu une évolution notable à partir des années 1990. De nombreux cinéastes marquent ainsi leur intérêt pour une page obscure de l'histoire de l'Italie en mettant l'accent, en particulier, sur « les années de plomb ». Hors de toutes considérations esthétiques (différents genres cinématographiques, trames narratives, mises en scène, interprétations, etc.), ce renouvellement cinématographique vise à donner au spectateur des réponses à un malaise identitaire présent dans la société italienne. L'histoire tragique de l'enlèvement et de l'assassinat du président de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro, le 9 mai 1978 par les Brigades rouges, a toujours été l'objet d'innombrables enquêtes menées par des journalistes. Le cinéma et la littérature ont tenté aussi, avec des résultats variés, d'enquêter sur les contradictions de la politique et des médias italiens propres à cette époque orageuse. Ma communication consistera à examiner la mise en scène de l'affaire Aldo Moro à partir du film Il Caso Moro de Giuseppe Ferrara de 1986 et ce, en comparaison avec deux regards cinématographiques successifs concernant ce fait historique et tournés dans les années 2000 : Buongiorno, Notte de Marco Bellocchio (2003) et Aldo Moro - Il presidente de Gianluca Maria Tavarelli (2008). Ces films, bien que différents les uns des autres sur le plan artistique, partagent la même envie de placer la violence de l'activisme politique dans les discussions, polémiques et l'atmosphère sombre et tendue des années 70. Il n'est pas question ici de mettre en scène la cruauté du terrorisme et d’en exprimer un jugement moral, mais plutôt de suivre les enjeux

2. « Quando si dice la verità non bisogna dolersi di averla detta. La verità è sempre illuminante. Ci aiuta ad essere coraggiosi. », Aldo Moro cité dans la générique d'ouverture de Piazza delle cinque lune (2003) de Renzo Martinelli. Par ailleurs, le film de Martinelli propose une reconstruction possible de l'enlèvement d'Aldo Moro à l'intérieur d'une histoire de fiction, 25 ans plus tard.

Page | 6 politiques. Les réalisateurs se penchent sur les questions laissées sans réponse au cours de l'histoire, transmettent leurs doutes et craintes, laissant au spectateur la liberté d'opinion. Même si Marco Bellocchio met en avant l'individu dans Buongiorno, Notte, l'adaptation d'un livre écrit par une ex-brigadiste, Anna Laura Braghetti3, néanmoins, cet individu n'influence pas la réflexion globale. Contrairement aux autres réalisateurs, Bellocchio tente de redonner de l’espoir à cette période de l'histoire avec une représentation onirique : une vision de la libération d’Aldo Moro, celle d’un autre cheminement pour l'histoire de l'Italie. Et si les films analysés ne prennent parti pour personne, dans la scène finale de Aldo Moro – Il presidente, les derniers mots de Moro se transforment en un point d'interrogation auquel il est difficile de répondre : « Je voudrais comprendre comment avec nos simples yeux de mortels, on fait pour voir après ... S'il y a de la lumière, ce serait magnifique. Mais tout est inutile quand on se refuse à ouvrir la porte …». C'est, sans aucun doute, une déclaration d'amour désespérée pour la vérité et une demande pour enquêter sur les secrets de l'histoire car tout est perdu si l’on n’est pas en mesure de se souvenir du passé. Au cours de ma présentation, je tenterai de répondre à plusieurs questions faisant partie des trois axes de réflexion du colloque en prenant en considération les différences tant en forme qu'en fond des films analysés.

CRISTINA VIGNALI : Romanzo di una strage, ou de l’art au service de la « vérité » ?

Romanzo di una strage de Marco Tullio Giordana est le premier film qui raconte – quarante-trois ans après – l’attentat de Piazza Fontana. Un récit qui se veut engagé dès son titre, pasolinien. « Io so […] ma non ho le prove »4 écrivait Pasolini en 1974 dans son fameux article intitulé « Il romanzo delle stragi » : Giordana lui fait écho avec un film qui aspire, par les instruments de l’art, à dire la « vérité » et à la mettre au service de son public, de la jeune génération notamment, pour qu’elle prenne conscience de ce qui a été. Car tout au long des procès qui se sont succédés pendant plusieurs décennies, la vérité s’est cachée, enlisée, voire multipliée. La question est de savoir comment peuvent cohabiter engagement et respect de la « vérité » dans cette expression fictionnelle qu’est un film. Surtout si le film est librement inspiré du livre du journaliste Paolo Cucchiarelli, Il segreto di Piazza Fontana (2009), livre où l’auteur construit sa vérité sur Piazza Fontana. Il s’agira pour nous de comprendre si le film de Giordana affiche une orientation idéologique propre ou si son engagement consiste " simplement " dans la décision même de traiter au cinéma cette matière (par ailleurs si insaisissable et complexe) qu’est le cas de Piazza Fontana. Il s’agira également de comprendre comment est présentée la complexité des faits racontés : le réalisateur se pose-t-il en simplificateur des données ou rend-il compte de toute cette complexité, au risque de ne pas être compris par son public ? Giordana a choisi de réaliser un film (et pas un documentaire) qui entend provoquer une réaction émotionnelle forte chez son public car – comme il l’a lui- même affirmé dans une interview – « un’informazione che non è agganciata a un’emozione non si attacca, si disperde ». Dès lors, comment s’exprime d’un point de vue formel cette volonté de traduire l’information par une émotion ? Et quel est le rôle laissé au spectateur : est-il libre de choisir comment interpréter les faits présentés ? Enfin, par quels moyens formels le réalisateur traduit sa volonté de s’adresser principalement aux jeunes générations ? Y parvient-il vraiment ? C’est à partir de ces questions que nous désirons nous interroger sur le projet ambitieux qui anime le film de Marco Tullio Giordana, un film qui dès ses débuts a suscité de nombreuses réactions, et pas seulement en Italie.

3 Le scénario est inspiré du livre Il prigioniero (Le prisonnier) écrit par Anna Laura Braghetti. 4 L’article « Il romanzo delle stragi » de Pasolini est publié le 14 novembre 1974 dans Il Corriere della Sera.

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Le film documentaire politique

BENEDETTO LUIGI REPETTO : Le documentaire italien dans l’ère berlusconienne. Le digne héritier du cinéma politique du Bel Paese

Pendant les vingt dernières années paraît en Italie une abondante production de cinéma documentaire qui pour sa quantité aussi bien que pour sa qualité mérite d’être prise en examen. Les documentaristes italiens contemporains filment le pays au quotidien en mettant en relief l’Italie invisible, le pays caché sous la surface berlusconienne. Il s’agit d’un documentaire mobile, libre et immédiat qui enregistre les transformations sociales et culturelles du contemporain que le flux continu de l’information et des médias néglige. Ce cinéma documentaire interroge la société et, par le biais des sujets traités, entre en conflit avec le cinéma mainstream. Il questionne la réalité du pays, et, à travers un travail approfondi de recherche sur la mémoire, déploie une expérience dans une dialectique constante avec le système des valeurs sociétales : ces documentaires sortent des sentiers battus pour parler de la société italienne et pour en devenir le miroir. Il me semble que ce cinéma documentaire est à la racine du fort renouveau du cinéma politique italien contemporain. Les documentaires qui racontent les manifestations autour du G8 de Gênes 2001 et la violence d’État (Black Block et Bella Ciao) ; ceux qui racontent les résistances territoriales contre le système des décharges illégales des déchets toxiques en Campanie (Biutiful Cauntri et Una montagna di balle) ; ceux qui enquêtent sur Berlusconi (Quando c’era Silvio et Silvio Forever) et sur le Parti politique de La Ligue du Nord (Camicie Verdi - Bruciare il tricolore) ; ceux qui, toujours pour ne mentionner que les plus significatifs, sondent les enjeux de l’après tremblement de terre de L’Aquila (Draquila - L'Italia che trema et Ju Tarramutu), témoignent tous de la naissance d’un documentaire italien de lutte. Raconter les événements de la période que nous tous sommes en train de vivre reste l’objectif principal du documentaire italien contemporain dans une dynamique collective de cinéma militant, politique et engagé. Pour son caractère réel et politique, le cinéma documentaire italien donne de la visibilité à des réalités que le pouvoir tend à passer sous silence et à cacher. On peut constater en effet que la télévision d’État ne produit et ne transmet pas - ou très peu - le cinéma documentaire, qui pour sa narration objective des réalités sociales pourrait éventuellement le déranger. Cette production documentaire ouvre un parcours d’exploration dans l’histoire de l’Italie berlusconienne et son apparition témoigne l’urgence de dénoncer les mécanismes du pouvoir et d’enquêter sur la vérité dans une époque où réaliser du cinéma politique paraît difficile. Elle opère une radiographie immédiate et dresse un portrait cru et sans artifices du pays en utilisant un style sec et direct et en suivant une rigueur étique et morale. Comme jadis le cinéma politique italien des années soixante et soixante-dix, le documentaire d’aujourd’hui accomplit un dur travail de recherche et de documentation, retrace l’évolution de la société italienne et garde une forte tendance politique. L’ambition est celle d’être le cinéma engagé contemporain en suivant le fil rouge qui parcourt la production cinématographique du Néoréalisme de l’après guerre, en passant par le cinéma de Francesco Rosi et Elio Petri des années de plomb.

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Laurent SCOTTO D’ARDINO : Vogliamo anche le rose (2007) d'Alina Marazzi. Entre documentaire et fiction

Dans un monde où l’image est omniprésente et soumise à de multiples manipulations, dans un monde « devenu fable » (Paolo Bertetto) où toute image est un simulacre, se pose la question de savoir comment faire encore des films politiques en mesure d’interpréter la réalité politique, sociale et historique d’un pays. Le documentaire d’Alina Marazzi est au cœur de ces questions. Il retrace les luttes des femmes (libération sexuelle, contraception, choix d’une libre maternité, droit à l’avortement, interrogations sur le désir et le plaisir, etc.) depuis la période pré-68 jusqu’à la fin des années 70. La visée de la réalisatrice y est clairement politique, même si l’interrogation sur l’identité féminine parcourt aussi tout le film. Par son dispositif formel d’abord qui mélange, dans un montage expressionniste et syncrétique scandé par des collisions signifiantes, des éléments et des genres hétérogènes (images d’archives, extraits de diario, images publicitaires, roman-photos, films d’amateur, films d’animations, et même re-créations d’images « d’archives » en super 8), il cherche à constituer ces éléments comme autant de « tasselli » pris dans une « narrazione sincopata » visant à reconstituer au final le dessin d’une mosaïque, où chaque élément, parce qu’il est pris dans ce dispositif même, finit par re-signifier quelque chose. Par la manière très subtile ensuite qu’elle a de faire dialoguer les genres, d’entrecroiser les éléments de réalité et les éléments fictionnels, la réalisatrice ouvre, dans l’interstice entre paroles et images, diari et représentation cinématographique, un espace qu’elle-même appelle une « fiction » où il est possible de voir les images de façon renouvelée, le monde qui se lit dans les diari, et réciproquement d’insérer ces derniers à l’intérieur d’un contexte historique, politique et social. Une « fiction » certes, loin de la rhétorique ingénue et transparente du « réalisme » documentaire, où Alina Marazzi cherche à redonner une valeur aux images, en les dégageant paradoxalement de leur référentialité immédiate, en les arrachant à la dimension discursive propre à chacune d’entre elles, et en les inscrivant au contraire dans un dispositif poétique au sein duquel chacune d’entre elles récupère paradoxalement toute sa potentialité de témoignage et de vérité.

MAXIME LETISSIER : Montages et narrations dans quelques documentaires politiques italiens contemporains : quelle place laisse-t-on au spectateur ?

Le cinéma documentaire n'est en aucun cas un enregistrement du réel, produit d'une objectivité implacable. Un point de vue, ou plutôt des points de vue, construisent ces films documentaires. Avant même le tournage, des scénarios assez précis peuvent déjà avoir été écrits. Pendant la prise de vue, les choix de mise en scène, plus ou moins préparés, selon les auteurs, selon les sujets, vont être autant de points de vue qui vont s'accumuler. Arrive alors l'étape du montage, pendant lequel on va devoir faire des choix : une réécriture totale va prendre place. Le scénario, ou du moins le canevas initialement prévu, n'a plus aucune valeur ou presque : on ne peut désormais que travailler avec les images et les sons enregistrés. Il s'agit de tracer une ligne claire, un point de vue construit. Cette intervention propose de déconstruire quelques documentaires politiques, en mettant en avant des procédés discursifs liés au montage, à différentes échelles du film : de la plus grande, la structure du film, à la plus petite, le passage d'un plan à un autre, d'un son à un autre. L'idée étant de mesurer l'espace de liberté laissé au spectateur, et de peut-être remettre en question les procédés de quelques films. Car si le cinéma engagé a généralement pour

Page | 9 objectif de dénoncer et de lutter contre les systèmes en place, laisse-t-il pour autant une liberté de réflexion à son spectateur ? Peut-on proposer une alternative sérieuse à des systèmes politiques que l'on dénonce, tout en proposant un mode de narration qui laisse le spectateur passif, n'impliquant pas une réflexion de sa part ? Peut-on réellement distinguer, par le style de narration, l'espace de liberté laissé au spectateur ? Nous analyserons par exemple les constructions de documentaires contemporains tels que Videocracy de Erik Gandini, ou Draquila, de Sabina Guzzanti, qui pourraient être considérés assez dirigistes. Dans un autre style documentaire, nous pourrons analyser des films comme Grazie Berlusconi !, de Fulvia Alberti, moins calibré, plus fragile, mais peut-être plus honnête par rapport aux spectateurs. D'autres documentaires politiques italiens contemporains pourront être ajoutés au champ de réflexion.

Enquêtes et regards du cinéma engagé

Enquêtes et regards sur l’immigration

ENRICO GHELLER : Le regard critique du cinéma italien face aux politiques migratoires

En Italie, les processus migratoires ont été le facteur d’évolution sociale le plus important des dernières années. Face à ces événements, souvent soudains et inattendus, le pouvoir a toujours répondu de façon inadéquate, en oscillant entre répression inhumaine et paternalisme. Le cinéma, forme d’art qui est la première à rendre compte des questions sociales, a directement témoigné de ces événements, en intervenant à sa façon dans le débat politique. C’est justement sur le thème de l’immigration que s’est développée, pendant les dernières années, une nouvelle et importante expérience de jeune cinéma engagé. À partir des années 2000, le panorama de ce type de cinéma s’est beaucoup articulé et a su proposer plusieurs types de regard : le film de fiction s’est souvent mélangé au documentaire, mais on a aussi proposé des lectures « de genre », proches de la comédie ou du polar. Cette pluralité de regards s’est accompagnée d’une augmentation considérable en termes quantitatifs : dernièrement le nombre d’œuvres italiennes consacrées à cette problématique s’est multiplié sensiblement. Face aux interventions maladroites des différents gouvernements qui se sont succédé, le rôle du cinéma a été de critiquer ces politiques et d’instituer un regard plus humain et égalitaire vers les nouveaux arrivés. Le cinéma  et, avec la diffusion d’internet, l’audiovisuel en général  a pris de plus en plus d’importance dans un sens militant, d’un coté en sensibilisant le public sur les politiques dangereuses de l’État, de l’autre en dénonçant les risques liés aux manifestes alarmistes lancés par les mouvements xénophobes. Les dernières années ont vu, en particulier, le développement d’un cinéma proprement politique : les cinéastes sont souvent des militants d’organisations activistes ou ils sont engagés dans activités humanitaires. La réalisation devient donc partie d’un ensemble plus vaste d’activités : la circulation des films s’accompagne à des actions militantes concrètes, des manifestations, des débats. Par exemple, je pense à l’œuvre du cinéaste vénitien Andrea Segre (Come un uomo sulla terra, 2007 ; Io sono Li, 2011 ; Mare chiuso, 2012 ; La prima neve, 2013), qui  entre fiction et documentaire  n’a jamais cessé de dénoncer les échecs politiques italiens en matière de migrations. Il suffit aussi de penser au film récent Io sto con la sposa (Antonio Augugliaro, Gabriele Del Grande, Khaled Soliman Al Nassiry, 2014). Il s’agit de la chronique d’une action politique : le voyage à travers l’Europe d’un faux cortège nuptial composé par des migrants syriens et palestiniens, des musiciens, des activistes

Page | 10 politiques, tous à la recherche d’un futur de paix. Ce regard critique, qui pendant les dernières années semble se déployer et s’articuler de plus en plus selon différents typologies, s’est décliné aussi en termes de relecture historique, comme dans le film La nave dolce de Daniele Vicari. Dans ma communication, je veux rendre compte de la façon dont le cinéma italien  et le medium audiovisuel plus en général  a joué un rôle critique vers les politiques migratoires, en se faisant aussi promoteur de modèles alternatifs et de pratiques de désobéissance.

BRIGITTE LE GOUEZ : Un réalisateur enquête : Andrea Segre entre éthique, esthétique et politique

Réalisateur dont l'œuvre naît et se construit sous le signe du sujet marginalisé – tsigane, ex- colonisé ou immigré –, Andrea Segre, distingué par plusieurs prix cinématographiques, est avant tout une personnalité multifacettes qui combine des activités aussi diverses que l'enseignement de la sociologie et la réalisation cinématographique. À l'intérieur de ce dernier domaine, il a exploré plusieurs genres, du documentaire à la fiction, et mené des expériences de terrain qui l'auront même conduit en 2007 à mettre la caméra entre les mains de réfugiés qui venaient d'arriver à Rome au terme d'un parcours déshumanisant. Le cinéma, outil cognitif, est alors devenu l'instrument de la dignité retrouvée, tandis que, des témoignages recueillis, émergeait une vérité politique inattendue et sans doute « pas bonne à dire ». Après l'analyse de cette remarquable enquête menée avec Dagmawi Yimer, coréalisateur de Come un uomo sulla terra (2008) (le film aura également donné lieu à une publication préfacée par Ascanio Celestini, autre figure d'un cinéma « alternatif » qui milite pour le « droit à être » de l'autre discriminé), nous évoquerons encore le traitement de la figure de l'immigré dans la filmographie ultérieure de Segre. Dans Il Sangue verde (2010), il procède à la reconstruction des événements de janvier 2010 à Rosarno Calabro qui ont culminé en violences meurtrières. Ce sont ensuite les voies de la fiction que le cinéaste emprunte avec Io sono Li (2011) et La prima neve (2013). Entre éthique et politique, la question de l'art ressurgit et – en particulier dans Io sono Li (dont le titre anglais est Shun Li and the Poet) - donne lieu à des variations d'une intensité poignante où le cinéaste, parfait connaisseur du territoire qu'il met magistralement en scène, révèle les ambiguïtés et les limites d’un milieu humain dont l’organicité tend à condamner a priori (et a posteriori !) le corps étranger. C’est donc d’une expérience cinématographique assez hybride que nous traiterons, expérience dont le fil conducteur demeure l’engagement au service des droits de l’homme.

Enquêtes et regards sur la société

ENRIQUE SEKNADJE : La singularité stylistique et politique du regard de Roberta Torre sur la Mafia : « Tano da morire » (1997), « Sud Side Stori » (2000), « Angela » (2002)

Orientant notre présentation et notre analyse sur les films de Roberta Torre consacrés à l'univers de la Mafia, nous essaierons de comprendre pourquoi la réalisatrice a choisi d'aborder ce thème principalement à travers les genres de la comédie musicale et de la parodie ; de repérer les effets produits au niveau esthétique par cette démarche, et de nous demander si, à travers elle, les possibilités de positionnement critique sérieux sont élargies ou au contraire limitées.

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FABRICE DE POLI : Le berlusconisme et La grande bellezza (2013) de Paolo Sorrentino

La trame de La grande bellezza est centrée sur un personnage en pleine crise existentielle voire spirituelle, en proie à des nostalgies du passé et des nostalgies de pureté qui contrastent avec sa vie mondaine, frivole et dissolue ; et le film de raconter comment, à travers une série d’événements et leurs répercussions sur la psyché du protagoniste, celui-ci finira par surmonter la crise. La richesse du film cependant ne réside pas toute entière dans la manière subtile et profonde avec laquelle est donné à voir le cheminement intérieur du protagoniste (de la mélancolie latente à l’acceptation rassérénée) ; elle tient tout autant au cadre humain général (d’époque, de société, de pays) dans lequel ce cheminement vient se découper. Et c’est précisément en prenant en considération la pluralité des dimensions humaines abordées dans le film que ressort sa dimension engagée. Sorti juste après le déclin politique avéré de Berlusconi (suite à sa démission forcée de 2011 de son poste de président du conseil), le film La grande bellezza peut en effet être vu également comme une allégorie du berlusconisme dont il aborde les aspects sociologiques et médiatiques les plus saillants. À commencer par le libertinage décadent : par son âge, sa richesse, et sa vie festive et débridée le protagoniste se présente comme un miroir possible du personnage Berlusconi, touché régulièrement depuis 2008 par de retentissants scandales de mœurs liés précisément à des accusations de libertinage extrême. Le culte de l’apparence et de la jeunesse (qui se trouve communément associée la personne même de Berlusconi mais aussi à ses chaînes de télévision qui ont tant marqué son ‘règne’) se retrouve traduit allégoriquement dans le film, soit à travers des personnages secondaires (l’amante passagère jouée par Isabella Ferrari), soit à travers une longue séquence fantastique représentant une sorte de salon d’esthétique secret dirigé par un gourou de chirurgien. Sorrentino traite également du thème de la corruption politico-financière, un thème lié au berlusconisme puisque c’est suite aux affaires de corruption dévoilées par l’opération Mani pulite que Berlusconi prendra le pouvoir ; et c’est également pour corruption que ce dernier sera plusieurs fois mis en examen. La corruption, et notamment la corruption justifiée par un soi- disant service rendu au pays (argument récurrent des défenseurs politiques de Berlusconi qui contestent les attaques judiciaires visant ce chef d’entreprise et chef politique qui aurait œuvré pour la richesse de son pays) est incarné dans le film par le voisin du protagoniste qui apparaît régulièrement dans le film et qui sera, lui aussi, visé par la justice. Plus largement, Sorrentino évoque un cadre politique général qui a permis l’émergence politique d’un Berlusconi chef d’entreprise, à travers le thème de l’écroulement de l’idéologie communiste et le vide idéologique qui s’en est suivi. L’étude des aspects saillants du berlusconisme dans La grande bellezza permettra de spécifier la comparaison souvent évoquée par les critiques avec cet autre grand film qui fit date, La dolce vita de Fellini ; elle permettra notamment de souligner la manière dont Sorrentino ancre son récit dans l’actualité sociétale et politique de son pays.

FABIEN LANDRON : Italie et Italiens d’aujourd’hui dans le cinéma soci(ét)al d’Ivano De Matteo

« Engagé », « politique », « militant » : tels sont les adjectifs qui – parmi d’autres – accompagnent l’idée d’un cinéma impegnato, qui a caractérisé une partie de la production cinématographique italienne dans les années 70 avant de renaître de façon aussi prononcée dans les années 2000 jusqu’à nos jours. Ce sont aussi les adjectifs qu’une lecture en filigrane des œuvres du réalisateur italien Ivano De Matteo autorise. Le cinéaste de 49 ans puise son inspiration dans un quotidien rôdé mais pourtant fragile, ou plutôt fragilisé par des évènements aussi anodins (en apparence) que tragiques, aux conséquences dramatiques.

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L’équilibre se brise toujours à l’arrivée d’un élément extérieur et inattendu, produit directement ou indirectement par la société (une prostituée étrangère, un divorce, les nouvelles technologies). Semblant appartenir au mouvement du « cinéma social » italien – écho, sans doute, du cinéma social britannique – De Matteo y insère la nécessité d’un questionnement sur « Soi », dans un environnement social et sociétal particulier : l’humain est, en effet, au centre du projet. Dans ses longs-métrages de fiction La bella gente (2009), Gli equilibristi (2012) et, plus récemment, I nostri ragazzi (2014), le réalisateur romain délègue aux personnages sa réflexion sur le poids d’une société capable de détruire l'équilibre du noyau familial et interroge le spectateur sur l’attitude à adopter dans des situations déstabilisantes. Car l’« engagement » tient à la mise en scène d’un fait, d’une situation, d’une condition, au moyen de l’« outil cinéma », impliquant de facto un auteur, un récepteur, et la mise en place d’une processus distancié et didactique faisant de l’œuvre à la fois un « film militant » et un « film de militant », pour reprendre les notions explicitées par l’historien Marc Ferro. Les procédés propres au cinéma (choix du genre, construction d’un récit, mise en scène et autres artifices) servent la transmission du message et aident à sa réception par un public averti ou non. Ici, le spectateur, initialement passif, devient un protagoniste du processus qui l'oblige à se questionner et remettre en cause ses propres certitudes. Car « les gens bien », « les équilibristes » et les « enfants » des titres des films d’Ivano De Matteo sont aussi bien les individus représentés dans ses œuvres que les spectateurs rendus actifs et auxquels l'auteur transfère ses peurs et ses interrogations, grâce à une construction minutieuse du récit cinématographique, à des effets de scénario et à une direction d'acteurs maîtrisée, qui sont quelques-unes des caractéristiques de son cinéma : il conviendra d’étudier ces systèmes signifiants par une analyse interne des œuvres retenues ; il faudra également prendre en compte les conditions de genèse et de réception de ces films, reflets d’une société observée à un instant T, afin d’évaluer la portée du message « politique » de l’auteur.

NADEGE LECLERC : Le cinéma-ethnologie de Francesca Comencini, citoyenne engagée

« J'ai cherché à comprendre avant tout comme citoyenne, puis, comme mère et, en troisième position, comme réalisatrice, pourquoi une jeune fille tout à fait normale, qui vit dans une famille normale, qui a des rêves relativement banals, normaux, a pu en arriver à considérer comme normaux des compromis très lourds.»5 Francesca Comencini

Cette déclaration, extraite d'une interview donnée en 2012 à l'occasion de la projection du film Un giorno speciale à la Mostra de Venise, constitue un point de départ intéressant pour interroger l'œuvre cinématographique de la réalisatrice italienne. Francesca Comencini est d'abord une citoyenne engagée. Pour ne citer qu'un exemple, on rappellera qu'elle figure parmi les protagonistes du mouvement féministe Se non ora quando au service duquel elle a d'ailleurs mis ses compétences professionnelles : on lui doit, en effet, la mise en scène de la manifestation qui s'est déroulée à Rome le 13 février 2011, un événement qu'elle définit comme son « film più faticoso »6. De même que l'engagement citoyen anime son souci de comprendre la réalité contemporaine et fait tourner sa caméra, son discours et les thèmes qu'elle traite (bavures policières, harcèlement au travail, histoire ouvrière, criminalité organisée, précarité de la jeunesse, règne de l'argent-roi, crise des valeurs, etc.) permettent bien évidemment de relier son œuvre au cinéma dit « politique ». Pourtant, ce sont surtout les moyens qu'elle utilise pour décrire et représenter la complexité de la société italienne, saisie dans nombre de ses aspects,

5. Effetto Notte, Venezia 2012 – Francesca Comencini e il suo Un giorno speciale [Video en ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=0ZhAi2tfyZw. 6. Ilaria GATTI, Francesca Comencini. La poesia del reale, Recco, Le Mani, 2011, p. 86.

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à commencer par sa diversité géographique, qui ont retenu notre attention. Plus politique encore que le courage avec lequel elle s'aventure vers des espaces parfois délaissés par le cinéma contemporain, est l'habileté (et ses corollaires, patience et humilité) avec laquelle elle parvient à donner une place à certains sujets et, surtout, à faire émerger la parole d'individus également sous-représentés. Par conséquent, nous proposons d'étudier la spécificité de sa démarche à partir d'une analyse des divers éléments qui témoignent que son projet de mener des études d'anthropologie afin de « faire un cinéma documentaire mais de type ethnologique » n'a été qu'en partie abandonné. En effet, son point de vue (un modèle d'équilibre entre distance objectivante et empathie) et ses méthodes de travail - notamment, la longue période d'observation participante précédant chacun de ses films - s'apparentent bien à ceux d'une ethnologue. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la manière dont fonctionne l'articulation entre documentaire et fiction au sein de sa filmographie (le corpus retenu est le suivant : Carlo Giuliani Ragazzo (2001), Mi piace lavorare, mobbing (2004), A casa nostra (2006), In fabbrica (2007), Le donne di San Gregorio (2009), Un giorno speciale (2012)). Loin simplement d'alterner, en réalité, ces deux genres cinématographiques se contaminent et se nourrissent réciproquement et harmonieusement pour contribuer à construire, film après film, l'œuvre cohérente et singulière d'une artiste qui aime à se définir comme une « réalisatrice-documentariste ». Ainsi, le quotidien La Repubblica ne s'y trompe pas lorsqu'il l'a contacte, au lendemain du séisme qui a touché la ville de L'Aquila en 2009, afin qu'elle réalise l'un des cinq courts- métrages de L'Aquila 2009. Cinque registi tra le macerie, aux côtés de quatre protagonistes masculins du septième art en Italie (Calopresti, Ozpetek, Placido et Sorrentino) : Francesca Comencini est incontestablement une réalisatrice majeure et, partant, incontournable du cinéma italien contemporain.

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