Tobias Hill Littérature algérienne « Le Cryptographe », ou quand l’argent Une biographie de Kateb Yacine dessine mène le monde : le magnifique le portrait sensible de l’auteur de « Nedjma ». et inquiétant roman d’un jeune Et aussi : Maïssa Bey, Leïla Aslaoui, Britannique à découvrir. Littératures. Page 3. Waciny Laredj, Leïla Sebbar... Page 5. 0123

DesLivresVendredi 3 novembre 2006 Francis Lacassin Rencontre avec un éditeur qui JACQUES BRENNER a appris à lire avec « Tarzan » avant de devenir l’inlassable explorateur des frontières de la littérature : SF, LA COMÉDIE mystère, aventure… Page 12. Homosexualité DES PRIX « Une histoire de l’homosexualité » dirigée par Robert Aldrich ; Sorte de reportage « en direct » sur « La loi du genre, une histoire culturelle du troisième sexe », la « cuisine » des prix littéraires de 1980 de Laure Murat. Page 7. à 1993, le « Journal » de cet écrivain et critique, juré du Bande dessinée Renaudot durant « Un homme est mort », une tragédie de l’après-guerre quinze ans, est de Kris et Etienne Davodeau. Et deux « biographies » un événement. de la Castafiore. Page 9. Dossier. Pages 10 et 11.

Grasset 0123 2 Vendredi 3 novembre 2006 FORUM

Contributions Poésie et philosophie ne constituent pas deux espaces étanches mais peuvent se nourrir l’une l’autre

Geneviève Brisac Editrice à l’Ecole des loisirs, écrivain, 1996. « Penser en poète » Dernier roman paru : Les Sœurs Délicata (L’Olivier, 2003). artistiques, il croit ainsi pouvoir avancer l’œuvre d’un poète comme Philippe Beck. méditation de poète-philosophe n’exclut Sofiane Hadjadj Jean-Claude Pinson que la poésie « paraît être sortie de Défenseur du vers, il l’est également de rien, soumettant à la pensée rythmée Ecrivain et éditeur l’espace strictement littéraire ». formes délaissées (le poème didactique), toutes sortes d’objets, qu’il s’agisse de – il a créé avec Selma a poésie a-t-elle encore un Parce que l’exposition, la mise en scène où le poète qu’il est se révèle aussi – à l’enfance, de la famille, du soi, de la Hellal les éditions avenir, ou n’est-elle plus pour et en spectacle, lui est en quelque sorte rebours d’une « antiphilosophie du musique, ou encore de l’époque et de sa Barzakh en 2000 à nous qu’une « chose du consubstantielle, ce versant « non milieu » (poétique) qu’il récuse – prose, de la perception, de l’analogie, de Alger –, il se consacre passé », tout juste bonne à littéraire » de la production poétique est philosophe. Philosophe singulier sans l’habitation, de la démocratie, etc. Sur aux nouveaux auteurs être un objet d’étude évidemment aujourd’hui le plus visible. doute, mais n’y a-t-il pas diverses tous ces sujets, Philippe Beck développe de la littérature Luniversitaire ? Certes, elle semble L’ennui, c’est que cette poésie affairée manières de pratiquer la philosophie ? des vues dont frappent la densité et la algérienne. aujourd’hui proliférer, comme il se doit à dans le « culturel » (pour reprendre le Définir celle-ci « comme art d’être pénétration, la nouveauté, le pouvoir de Denier livre paru : une époque où la multitude s’approprie mot de Michel Deguy) tend à masquer poète », comme le fait Beck, implique faire s’en aller loin les fusées de la Ce n’est pas moi, de plus en plus toutes sortes de pratiques un versant beaucoup moins sans doute beaucoup quant à la pensée. Et si ces entretiens arrachent si éd. Barzakh, Alger, artistiques, bien au-delà du simple hobby. « spectaculaire », où le poète est d’abord philosophie elle-même et à sa définition. vivement, si superbement, le sens 2003. Mais sa valeur symbolique s’est à ce point écrivain plutôt qu’« artiste performer » ; Mais c’est d’abord de grande (et féconde) commun (y compris celui de la érodée qu’on a pu évoquer, non sans où l’écriture poétique continue conséquence pour la poésie, pour sa philosophie) à sa torpeur, c’est parce que raison, sa « péremption » (William Marx d’appartenir à un espace littéraire qui réinvention dans l’ordre, logique autant la méditation s’y chantourne selon une Précisions dans un très suggestif essai paru l’an inclut en son sein, non seulement le rare prosodie, où toujours s’entend le passé aux éditions de Minuit, L’Adieu à la roman ou l’essai, mais l’écriture « chant physique du sens ». C’est Philippe Rouard littérature). philosophique elle-même. Si donc la poésie est toujours La « non-disparition de la poésie », qui a traduit Sous une forme pourtant, la poésie Car, jumelée avec la philosophie, la un phénomène futur, rappelle Philippe Beck, tient au « besoin de l’anglais paraît pouvoir encore (un peu) poésie continue de s’alimenter de son d’entendre un discours musical », dont Cours vite camarade. prospérer. Ne joue-t-elle pas en effet, rapport à celle-ci. La dynamique de ses ce n’est pas parce qu’elle serait « l’humain ne peut se passer », parce que La génération 68 fût-ce maigrement, sa partition dans le révolutions modernes n’est pas étrangère seul son discours (celui de la poésie) et le pouvoir, de Paul concert des arts de la scène et du à de nouvelles configurations de ce capable de se glisser « marie le sentiment et la mathématique Berman (Denoël, spectacle ? La « poésie-performance », la jumelage, à leur apport tant prosodique parmi les arts du spectacle, du sens ». Si donc la poésie est toujours « Le Monde des poésie mise en voix, accompagnée de que « pensant » (qu’on songe à un phénomène futur, ce n’est pas (ou pas livres » du 6 octobre). musique, de vidéo ou de danse, a Hölderlin ou à Leopardi, notamment). c’est parce qu’elle est aussi seulement), parce qu’elle serait capable incontestablement aujourd’hui le vent en En France, des œuvres aussi importantes de se glisser parmi les arts du spectacle, poupe. Du coup, certains n’hésitent pas à que celles d’Yves Bonnefoy, de Philippe bien philosophie que musique c’est parce qu’elle est aussi bien parler d’un « âge d’or », en même temps Jaccottet, de Michel Deguy ou de philosophie que musique – art du sens et qu’ils se demandent si la poésie Dominique Fourcade poursuivent cette que musical, de la pensée. Un livre pas seulement art tout court. L’avenir de appartient toujours à la littérature. Tel tradition, témoignant aujourd’hui, d’entretiens avec Gérard Tessier que la poésie n’est ainsi pas dissociable de ce Proposer un texte pour est le cas de Jean-Michel Espitallier, chacune à leur façon, des fruits qui l’auteur vient de publier (Beck, possible majeur qui la voit – c’est là son la page « Forum » dans un essai récent, alerte et stimulant peuvent résulter de cette connivence l’impersonnage, Argol, 250 p., 25 ¤.) en actualité intempestive – être une forme par courriel : (Caisse à outils, Un panorama de la poésie d’une poésie et d’une philosophie qui apporte, moyennant une prose aussi de philosophie ; être, toujours, « poésie [email protected] aujourd’hui, Pocket). Prenant acte de la refusent de se perdre de vue. étonnante que vivifiante, la belle pensante ». a par la poste : diversité de ses modalités (« poésie Que la « poésie pensante » soit démonstration. Philippe Beck ne s’y Le Monde des livres, sonore, concrète, graphique, numérique, toujours actuelle, qu’elle soit un contente pas seulement d’une réflexion Poète et philosophe, maître de 80, boulevard hors texte, vidéopoésie, performance, « phénomène futur » et un démenti à la sur sa pratique de l’écriture poétique, son Conférences en philosophie à l'université Auguste-Blanqui, etc. »), soulignant l’importance de la « mort de la poésie », c’est ce dont rapport à la langue et aux langues. de Nantes. Dernier livre paru : L'Art après 75707 Paris Cedex 13 « transversalité » des pratiques atteste encore, dans la jeune génération, Comme dans ses ouvrages de poésie, sa le grand art, éd. Cécile Defaut, 2005 . Une défense Une parole de femme s’est tue de Charles Mauron épouse aimante doit le faire »). disaient un lien à la mère et un la lecture de Parole de femme Xavière Gauthier La libération des femmes, c’était amour de la Chair chaude d’Annie Leclerc, best-seller des ans leur article « Qui a droits évidemment, et, ajouterai- la victoire contre les hommes. () qui pouvait années 70, et notamment le peur de Tristram Shan- je, sans aucune autre appréhen- uand, en 1974, en Et voilà qu’une voix montait réconcilier les femmes avec passage de l’apologie des règles D dy ?» (« Le Monde des sion que celle de la comparaison pleine effervescence qui voulait se faire entendre elles-mêmes. La revue Sorcières, (un régal !). » livres » du 6 octobre), Sylvie qualitative : mon père n’avait des mouvements de autrement, une voix bien à elle, qui portait comme sous-titre Aurions-nous si peu Martigny et Jean-Hubert Gaillot pas de fonctions dans le monde Q femmes, la qui n’attaquait pas les hommes, explicite : « Les femmes vivent », progressé qu’aimer son corps, (directeurs des éditions Tris- de l’édition ni des institutions lit- romancière et mais cherchait à se dégager créée au début de l’année 1975, quand on est une femme, serait tram et éditeurs de la traduction téraires, et ne fut professeur philosophe Annie Leclerc publia graduellement et avec un bel ouvrit ses pages à ces deux encore une inconvenance ou récente, par Guy Jouvet, du d’université (en littérature fran- Parole de femme (Grasset), elle enthousiasme, de leur logique et écrivaines (entre autres). Annie une aliénation ? Je crois tout de roman de Sterne) ont porté sur çaise) que trois ans, de 1963 à fut violemment attaquée par de de leur discours. Elle ne se Leclerc prenait plaisir à y même que nous avons fait du la traduction de Charles Mauron son décès, en 1966. nombreux médias, les journaux faisait la porte-parole d’aucune « confondre » acte nourricier et chemin, si j’en juge par exemple – mon père – des appréciations Dans ces conditions, il n’est pas féministes et Les Temps cause, elle parcourait son propre acte d’amour. Elle n’était pas par l’incroyable succès des négatives dont le caractère parti- abusif de supposer que cette lon- modernes en tête. N’avait-elle cheminement et l’analysait. seule et je me souviens le plaisir Monologues du vagin, d’Eve culièrement abrupt et méprisant gévité éditoriale, qui a fait du pas osé chanter les plaisirs du Ainsi la puberté lui était-elle que nous avions, lorsque nous Ensler. Et je me dis qu’Annie m’a surpris, dans la mesure sur- Tristram de Charles Mauron corps féminin ? L’époque était à tout d’abord apparue comme faisions nos réunions de Leclerc, tout occupée qu’elle tout où il tranche avec la concep- une sorte de « classique », est la détestation de ce corps une malédiction et une sorcières, à traverser sur la était ces dernières années à tion courtoise et mesurée que due à des qualités intrinsèques infirme, souillé, humilié de sang effroyable douleur (comme pointe des pieds la chambre de nager, à faire des ateliers Charles Mauron eut toujours du (citerai-je, par exemple, Le Mon- périodique, alourdi et Simone de Beauvoir avait pensé sa petite fille endormie… d’écriture en prison, puis à débat critique, même en des de du 7 mars 1975, où Roger-Pol esclavagisé par la maternité, que ce devait être le cas pour Dès 1974 aussi, j’avais publié lutter contre la maladie, a dû temps (ceux de « la nouvelle cri- Droit parlait d’une « admirable blessé parfois à mort par toutes les filles). « Le sang aux éditions Des Femmes un être heureuse de lire deux tique ») où les échanges étaient vivacité » ?) – sans doute les l’avortement. Simone de menstruel est sans aucun doute la recueil de poèmes dont le titre, « naissances » : l’un, Naissances vifs. Quant au fond, la qualité et mêmes qualités qui valurent à Beauvoir, dans Le Deuxième part de leur sexe que les femmes Rose saignée, ne manquait pas (L’Iconoclaste) où huit l’honnêteté intellectuelle de son mon père, dès 1930, la confiance Sexe, se battant contre « une considèrent comme la plus d’évoquer la trame rouge du écrivaines racontent leur travail ayant été mises en cause, de Virginia Woolf et dépendance qui la voue à indigne », écrivait Annie Leclerc. corps des femmes, même si le accouchement ; l’autre on me permettra de rappeler, en d’E. M. Forster pour la traduc- l’homme, à l’enfant, au Il lui fallut dix ans pour accepter thème était loin d’être limité aux Naissances (Gallimard), où réponse, quelques évidences. tion française de leurs œuvres. tombeau », avait voulu libérer la cette horloge périodique, pour y règles. Mais, de même que pour Pierre Péju raconte la La traduction Mauron de Tris- En ce sens, si l’on a toujours le femme de tous les vieux et puiser une acceptation Parole de femme, c’est ce qui bouleversante émotion de tram Shandy a paru chez Laffont droit de contester le choix du aliénants oripeaux féminins. d’elle-même et du monde. troubla ou choqua le plus, tant il l’homme qui assiste. Oui, en 1946, et elle a été reprise jury de l’agrégation de lettres Devenir un homme, propre, Certes, Annie Leclerc ne fut pas s’agit d’un fort tabou. Une de j’espère qu’elle a eu le plaisir de ensuite au Club français du modernes, on ne saurait nier puissant, tel était le programme seule à cheminer vers une nos contemporaines, pourtant les lire, car c’est elle qui a ouvert livre, dans la collection que celui-ci, du point de vue du (même si, au moment où elle recherche non aliénée du intelligente féministe très active, la voie. a « 10/18 », chez Garnier-Flam- jugement littéraire, est en bonne rédigeait ce livre, en 1947, elle féminin. Tous les livres de Clémentine Autain, écrit avec marion, sans qu’aucune autre compagnie… a écrivait à son amant américain : Chantal Chawaf, par exemple, à dégoût dans Alter égaux (Robert Xavière Gauthier est écrivaine et n’en soit proposée durant plus Claude Mauron « Je vous embrasse comme une peu près à la même époque, Laffont) : « Je vous recommande universitaire. de cinquante ans. Pourquoi, si cette version était aussi catastro- phique que les éditeurs de M. Jouvet le prétendent, aucun AU FIL DES REVUES angliciste, traducteur de métier et/ou universitaire, n’a-t-il entre- pris de lui faire concurrence, pendant un demi-siècle ? N’im- « Clio » se penche sur le « genre du sport » porte qui avait le droit d’essayer de traduire « mieux » Tristram Shandy, sans aucun problème de SANS DOUTE fallait-il s’atten- Zancarini-Fournel. Forte d’un tion masculine, qu’on a discuté C’est dire l’importance de cet- nienne aux lumineux « regards dre à ce que, pour les historiens comité scientifique qui réunit très tôt de la sociabilité et des te livraison qui ne vise pas à complémentaires » qui ouvrent du sport comme pour celles et Michelle Perrot, Joan Scott, solidarités mâles qui s’y jouent conclure, pas même à synthéti- encore l’angle jusqu’à l’état des ceux qui travaillent le genre et Arlette Farge, Geneviève Frais- comme de l’exclusion des fem- ser, mais à affranchir le regard lieux pertinent de Thierry Ter- ECRIVAINS l’histoire des femmes, le dialogue se et aussi, versant masculin, mes. Si l’on dépasse ce détermi- d’une visée sociologique trop ret sur « le genre dans l’histoire soit des plus profitables. On aura Alain Corbin, la revue est ani- nisme, on notera que pour impo- univoque, dépasser la réduction du sport » et celui de Jim Les Editions Persée dû attendre la vingt-troisième mée par un comité de rédaction ser la légitimité d’un champ du lien à une « histoire du sport McKay et Suzanne Laberge sur recherchent de livraison de la remarquable revue pareillement éclectique (Chris- encore en friche, c’est du côté féminin » et intégrer une « sport et masculinités »,onne nouveaux auteurs Clio. Histoire, Femmes et Sociétés tiane Klapisch-Zuber ou Agnès de l’histoire sociale et de l’histoi- démarche comparatiste qui saurait trop recommander ces pour mesurer à quel point deux Fine y côtoient Luc Capdevila et re des idées, peu réceptives aux vaut pour les sujets retenus études qui promettent d’autres Envoyez vos écrits : champs historiques apparus au Capucine Boidin). enjeux du genre, que les pion- comme pour les méthodes révolutions dans nos représenta- Editions Persée début des années 1970 peuvent Pourquoi a-t-il alors fallu niers de l’histoire du sport se employées. Des solides contribu- tions. a 38 rue de Bassano se nourrir l’un de l’autre… plus d’une décennie pour que sont tournés, sans reprendre le tions de Joachim Rühl sur le Ph.-J. C. 75008 Paris Créée en 1995, Clio est une l’équipe traite du « genre du genre comme catégorie d’analy- rôle des femmes et des hommes Tél. 01 47 23 52 88 publication des Presses universi- sport » ? Peut-être d’abord par- se tel que les chercheurs nord- dans les tournois médiévaux ou « Le Genre du sport », Clio. www.editions-persee.fr taires du Mirail, dirigée par ce que le sport moderne s’est américains l’utilisent dès la fin de Giogliola Gori sur l’esthéti- Histoire, Femmes et Sociétés, Françoise Thébaud et Michelle construit comme une institu- des années 1970. que sportive de l’Italie mussoli- 384 p., 25 ¤. 0123 LITTÉRATURES Vendredi 3 novembre 2006 3 Quand l’argent mène le monde « Le cryptographe », un très beau roman du jeune écrivain britannique Tobias Hill. A Londres, en 2021, une fantasmagorie sur le thème de la quête de la fortune et des secrets de l’espèce humaine qui la sous-tendent

l est partout, grand souverain individus – n’est-ce pas en utilisant soupçons de fraude fiscale, motif offi- du monde, et pourtant curieuse- son empreinte digitale, autrement dit ciel des visites d’Anna Moore, il y a cet- ment discret dans la littérature. une partie de son anatomie, que cha- te ombre prodigieuse, dont John Law Comme si l’argent – ses pompes cun peut accéder à ses ressources ? serait le point aveugle. L’inconnue du et ses œuvres – était trop dange- C’est sur cette intériorisation qu’est problème, l’endroit où les théories reux, trop vulgaire, trop compli- bâti le livre de Tobias Hill. La fortune, dévissent, où les chiffres se révèlent quéI (fuyant, polysémique) pour entrer petite ou grande, n’est pas seulement vains : qui est-il vraiment, que tra- frontalement dans le corps des un moyen ou un outil, mais une partie me-t-il, jusqu’où va son pouvoir ? romans. Depuis Zola (L’Argent), Balzac de l’intimité, un rêve, un désir, un man- Bien plus qu’un roman de science- (Eugénie Grandet) ou même Dickens que. Le puits profond où prennent for- fiction (le monde du Cryptographe est (Oliver Twist), l’ar- me les secrets de l’espèce humaine. le nôtre, à une anticipation près) ou LE CRYPTO- gent n’a pourtant qu’un livre policier, le texte de Tobias GRAPHE cessé de circuler Pénombre d’un secret Hill joue sur les mécanismes du conte. (The dans la fiction, Car l’argent, si simple, si banal en Non seulement l’histoire se déploie Cryptographer) mais sous des for- apparence, est étroitement associé à ce dans la pénombre d’un secret, mais De Tobias Hill. mes plus latéra- qui est caché, invisible, mystérieux. elle met en scène le ressort classique de les, moins visi- C’est d’ailleurs pour tenter de percer la violation d’une zone interdite : bra- Traduit de bles. Aussi n’est- un secret qu’Anna Moore, agent du fisc vant des dangers, le héros (ici Anna l’anglais par Jean ce pas sans un cer- de Sa Majesté, est envoyée en mission Moore) s’avance, plus ou moins inno- Vaché, Rivages, tain vertige, un chez John Law, l’inventeur du code qui cemment, vers un lieu ordinairement 298 p., 20 ¤. frisson, presque sert de socle et de garantie au « Soft inaccessible. Dans une langue mer- une appréhen- Mark » (unité de base de la nouvelle veilleusement savoureuse et vague- sion, que l’on entre dans le splendide monnaie). John Law, le « Cryptogra- ment inquiétante, Tobias Hill met en roman du jeune (il est né en 1970) écri- phe », l’homme le plus riche du mon- place avec habileté le décor de cette fan- Tobias Hill, 2003. CLAUDIA JANKE/FOCUS/COSMOS vain britannique Tobias Hill. Quoi ? de, le plus énigmatique aussi. Celui qui tasmagorie. Autour de John Law, la Un récit dont l’argent serait, en quel- peut tout (par exemple obtenir un cli- lumière semble constamment tamisée, vêtrements labyrinthiques. Le genre de que mondial, ce monstrueux système que sorte, le personnage central, le mat d’été au-dessus de son jardin comme dans les châteaux ténébreux lieu où « les gens qui viennent (…) pour d’interdépendance, se dessine la figure grand ordonnateur ? Eh oui. Non seule- quand il neige sur Londres) et que l’on des contes de fées. Le parc dont il a la première fois se perdent », signale de l’île et sa magnifique autonomie. ment l’argent, mais ce qui lui sert de suspecte de tout, y compris d’introdui- ceint sa gigantesque propriété, dans la Anneli, la femme de John Law. Et Une possibilité, une tentation : John cortège et pas forcément dans le regis- re du code dans les plantes et même périphérie de Londres, est un chef- quand Anna s’introduit pour la deuxiè- Law est né sur une île, son argent lui tre le plus « noble » ou le plus dans le corps des gens. Derrière les d’œuvre de densité végétale et d’enche- me fois dans la maison, elle y erre com- donne la faculté d’en acheter, sa pro- attrayant : la fraude, le mensonge, le me dans un de ces palais interminables priété londonienne est conçue comme fisc. L’argent peut tout – inodore et où les pièces succèdent aux pièces et telle, il finira sur une île. d’une infinie plasticité : partant de ces Extrait les escaliers aux terrasses, où des por- Pourtant, John Law n’est pas une île données prosaïques, Tobias Hill a tes presque invisibles coulissent en – nul homme ne l’est. Et aucun code construit un texte captivant, poétique « Il y a dix ans que le du marché. A l’époque, grand-chose à ceux silence dans des cloisons de verre. n’est inviolable, aussi vrai que l’argent et plein de mystère, sur le pouvoir et Cryptographe a acheté la presse et les médias qui n’y vivaient pas Rien de gratuit, dans cet imbroglio n’explique pas tout, ne peut pas tout. l’amour, le secret, la confiance et la soli- la paroisse d’Erith à avaient été auparavant, était végétal et architectural : il est la répli- « Le code parfait n’existe pas », voilà ce tude. la ville de Londres. implacablement devenu célèbre du jour que physique du réseau créé par le qu’enseigne un « hacker » à Anna. La Matériellement, l’argent n’apparaît Anna a vu les comptes. outragés, se souvient au lendemain. (…) Et à code mathématique – son écho de pier- catastrophe est donc à peu près certai- presque pas dans Le Cryptographe. Pas Elle sait comment ça Anna, comme si Law la fin des travaux, une re et de feuilles, en quelque sorte. Et la ne, attendue : John Law est « un hom- d’espèces sonnantes et trébuchantes : s’est passé. Des avait acquis un bien fois que l’argent eut matérialisation d’un paradoxe : ce qui me qui attend la chute » – la défaite per- nous sommes à Londres, en 2021, sous avocats mandatés pour qui aurait dû rester fini son œuvre, il ne relie tous les hommes entre eux (l’ar- sonnelle et le démantèlement de son le règne du « Soft Gold », c’est-à-dire offrir des hors d'atteinte de subsista plus aucun gent, le code, les circuits électroniques, empire. Construit sur ce tremblement du numéraire électronique. Des cartes, compensations à l'argent. Comme s’il sujet de protestation. etc.) est aussi ce qui les isole, comme le particulier qui précède l’effondrement, des empreintes digitales et un « code » chacun des douze avait acheté Il ne resta qu’une pouvoir a isolé John Law. Conte ultra- le très beau roman de Tobias Hill ne à l’épreuve des pirates ont chassé la mille résidents, des Limehouse ou tout le curiosité des plus moderne en apparence, Le Cryptogra- présente cependant pas cette chute plupart des autres monnaies. Au lieu sommes quartier chic de avides. Un supplice de phe est hanté par les sentiments les comme un échec. Plutôt comme la vic- d’être entreposé dans des portefeuilles astronomiques, Mayfair. Ce qu’en un Tantale à l’idée de la plus archaïques : l’amour, bien sûr toire fatale et finalement lumineuse du ou des coffres-forts, l’argent s’est impossibles à refuser sens il avait fait. Il verte végétation qu’on (celui que se portent Anna et John – fameux facteur humain – celui qui fait converti en un élément purement abs- par les propriétaires, avait acheté mille huit devinait derrière les elle, surtout. De sa part à lui, rien n’est naître l’amour, les mensonges et la litté- trait. Il s’est, d’une certaine façon, et le conseil municipal cent trente hectares. hautes murailles. » sûr), mais aussi l’angoisse et la solitu- rature. a incorporé au monde lui-même et aux recevant six fois le prix Erith, qui ne disait pas (pp.98-99) de. En contrepoint du réseau informati- Raphaëlle Rérolle Au Liban, scènes de genre et théâtre d’ombres

achid El-Daïf, 61 ans, professeur de tout et imagine des manœuvres, chacune La première qu’elle déploie est langue et littérature arabes à plus loufoque que la précédente, pour évidemment celle de sa mère – ombre R l’université de Beyrouth, a déjà une calmer les ardeurs paternelles. Il y implique portée qui a, jusqu’ici, fait constamment œuvre importante, tant poétique que même sa petite amie, Leïla, et finit par obstacle à sa liberté. Elle voulait un garçon, romanesque – six livres ont été traduits en coucher avec la future femme de son père. bien sûr. Et, à défaut, une fille français avant ce Fais voir tes jambes, Leïla !. Tout cela est raconté avec une sorte de conventionnelle, comme elle l’est Hyam Yared a trente ans de moins et n’a naïveté enjouée. Cependant, le livre refermé, elle-même, qui se marie, s’ennuie, prend publié que deux recueils de poèmes avant ce après avoir bien ri, on se dit qu’il pose une un amant… La routine de la condition premier roman, L’Armoire des ombres. seule question : « Comment sortir le Liban féminine. Le premier cultive la férocité et le de l’impasse ? » Les autres ombres – dont Yolla, Greta, comique, la seconde a un univers onirique et Cette question va nécessairement avec une Léna, Mona – sont-elles seulement des poétique. Mais tous deux, chacun à sa autre : « Comment trouver sa place ? » Et ce figures aux identités floues, imaginées par manière, décrivent, avec une lucidité parfois que Rachid El-Daïf dit de manière cette actrice « perdue entre la réalité et l’idée cruelle, le Liban d’aujourd’hui, où rien ne burlesque, Hyam Yared le dit en cinématographique » qu’elle se fait du réel ? ph. J. Sassier © Gallimard saurait masquer les difficultés, pour chaque théâtralisant l’étrangeté, aux frontières du Yolla, qui « amassait les amants », semble individu, de trouver sa place dans une rêve et de la réalité. être une combattante de la liberté société où tout semble bloqué, voire piégé : individuelle. Léna, elle, s’est perdue dans la Judith Brouste le jeu politique, les rapports familiaux, les guerre, et ni le mariage ni l’alcool n’ont pu relations entre hommes et femmes – et PARTI PRIS calmer son angoisse. Greta est une singulièrement la place des femmes dans la prostituée, Mona une réprouvée. Après cité –, les histoires d’amour. JOSYANE Devant un public de plus en plus En se réveillant, le narrateur de Fais voir SAVIGNEAU nombreux, chaque soir, la jeune Shanghai tes jambes, Leïla ! met un certain temps à se comédienne fait vivre ces ombres, et souvenir de ce qui lui est arrivé. Sa voiture On est en 2005, après l’attentat contre quelques autres, en vingt scènes. Vingt – qu’il voulait vendre – a heurté un pylône. l’ancien premier ministre Rafic Hariri. A chapitres pour une obsédante énigme : “Lumières de Shanghai, Résultat : une légère amnésie et une jambe Beyrouth, la rue est bruyante, les est-on condamnée, lorsqu’on est une aventure espagnole, désastre dans le plâtre. Décidément, cette voiture manifestations s’y succèdent. Mais ceux qui femme, à se « nourrir d’ombres », à jouer, à japonaise, achetée à son ami Rafic, un as de défilent en demandant qu’on les suive, qu’on jamais, une pièce improbable ? a d'un amour, féeries d'un la débrouille, ne lui a valu que des ennuis. Il « adhère », savent-ils vraiment ce qu’ils monde mort. Décombres avait bien raison de vouloir s’en débarrasser. veulent ? FAIS VOIR TES JAMBES, LEÏLA ! splendides sur lesquels il avait Mais, outre Rafic – ce type capable de Une jeune comédienne se rend à un (Insî al-sayyâra) bâti une famille. Doucement, tirer parti de tout, y compris des attentats casting. La première chose qu’on lui impose de Rachid El-Daïf. j'allais piller, piétiner les contre le World Trade Center –, l’objet de est de laisser son ombre au vestiaire. Le Traduit de l’arabe (Liban) images de ses merveilles.” son ressentiment est son père. Comment cet metteur en scène exige un dépouillement par Yves Gonzalez-Quijano, homme de 65 ans, veuf, peut-il oser absolu. Elle obtient le rôle, et lorsqu’elle Actes Sud, 176 p., 1 8 ¤. annoncer à ses deux enfants qu’il va vendre revient au théâtre, il y a, certes, un public, l’appartement familial et épouser une femme mais ni pièce ni mise en scène. Pas même un L’ARMOIRE DES OMBRES de trente ans sa cadette ? décor. Seulement une armoire. Elle l’ouvre, de Hyam Yared. Gallimard Pour arrêter cela, le fils indigné est prêt à et y découvre, pliées avec soin, des ombres… Ed. Sabine Wespieser, 210 p., 19 ¤. 0123 4 Vendredi 3 novembre 2006 LITTÉRATURES

ZOOM Les « Cahiers de la guerre », inestimable témoignage d’une œuvre en germe

« ÔTE-MOI D’UN DOUTE… » L’énigme Corneille-Molière, de Jean-Paul Goujoun et Jean-Jacques Lefrère Quel doute, quelle énigme ? Toujours le même soupçon, bien connu des spécialistes du XVIIe siècle, lesquels, en Duras, insoumise général, l’écartent : Corneille aurait écrit tout ou partie des grandes comédies de Molière. Soupçon alimenté par deux faits : Corneille et Molière ont effectivement collaboré sur une pièce, Psyché ; la disparité esthétique et qualitative est extrême entre les pièces farcesques de Molière, telle Le Cocu imaginaire, et une comédie savante de grand style comme Les Précieuses ridicules, dont la première eut lieu quelques mois plus tôt. Pierre Louÿs soutient que « toutes les grandes comédies de Molière sont écrites en deux langages par deux hommes que rien ne rapproche », sa thèse est donc celle CAHIERS DE LA GUERRE « Indifférente. Méchante. » Méchante, ce rire. Les dernières pages du cahier rose d’une collaboration entre les deux hommes de théâtre. Comme il n’existe aucun ET AUTRES TEXTES mot enfantin est sûrement celui qui marbré contiennent une première fic- manuscrit qui permette d’étayer cette thèse, elle fait l’objet d’un conflit, qui de Marguerite Duras. revient le plus souvent. Avec une convic- tion tirée du récit de l’enfance : Margue- ressurgit périodiquement : c’est une des particularités françaises. Le mérite de Edition établie par Olivier Corpet et tion bouleversante. rite s’y appelle dorénavant Suzanne, sa l’ouvrage de Jean-Paul Goujoun et Jean-Jacques Lefrère (deux biographes qui Sophie Bogaert, Au début, Marguerite Duras se mère exige qu’elle mange de l’échassier, n’ont pas d’attaches spécialisées avec le XVIIe) est de présenter toutes les pièces défend de tout projet littéraire. « Aucune elle est devenue un personnage de du dossier, notamment celui, en partie inédit, de Pierre Louÿs, et de ne conclure POL/Imec, 448 p., 22 ¤. autre raison ne me fait écrire sinon cet ins- roman. Le petit frère se nomme Joseph, que par l’expression d’un doute raisonnable. Le public que ce livre vise, celui tinct de déterrement. C’est très simple, si je et l’amant Monsieur Jo. Mais les mots- des curieux de la chose littéraire, suivra-t-il ? La tentation est grande de lever les es Cahiers de la guerre de Mar- ne les écris pas, je les oublierai peu à clés sont constants. Monsieur Jo, qui épaules comme dans le cas de Shakespeare, cette particularité anglaise. M. Ct. guerite Duras ont longtemps dor- peu. » Mais dès la première phrase, la s’appelait jusqu’ici Léo, a toujours son Fayard, 512 p., 26 ¤. mi dans le fouillis des armoires musique est là, pure, inoubliable. «Ce air d’espèce de fœtus. Suzanne est tou- L bleues de la chambre de l’écri- fut sur le bac qui se trouve entre Sadec et jours aussi méchante. Son frère et sa LETTRES À SA FEMME 1914-1917, vain, à Neauphle-le-Château. Il y en Saï que je rencontrai Léo pour la première mère la traitent comme d’habitude de d’Henri Barbusse avait quatre, tous remplis entre 1943 et fois. » La voix précise et le questionne- grue. Elle est convaincue que l’argent Henri Barbusse (1873-1935) est l’un des plus importants 1949. Un trésor, et une merveille. ment inlassable sont là. On écrit avec ce fait le bonheur et décidée à le prouver. témoins littéraires de la Grande Guerre. Le Feu, qui est Cahiers de guerre, cahiers d’enfance. que l’on ne comprend pas. Duras interro- Son carrosse est la célèbre Morris Léon- une pièce maîtresse de cette littérature de guerre, paraît Pour Duras, c’était tout un : « La guerre ge son enfance. Impitoyablement. Bollée de Monsieur Jo. Mais surtout, en 1916, d’abord en feuilleton puis en volume et obtient le fait partie des souvenirs d’enfance, disait- C’est une enfance où l’on crie, où l’on tout le monde se tient les côtes de rire en . Barbusse est au front : âgé de 41 ans, il elle, elle n’est pas à sa place dans le temps rit. A l’occasion de la sortie des Cahiers, évoquant le barrage, la misère, le déses- s’est engagé ; il sera réformé en 1917, mais ne cessera de de ma vie, de ma mémoire, l’enfance débor- on a beaucoup parlé des coups, et de la poir de la mère. « C’est vrai qu’on est militer au sein du mouvement pacifiste puis (à partir de de sur la guerre, la guerre est un événe- pauvreté. Mais il faut aussi parler du fous, dit Suzanne extatiquement. » 1923) au Parti communiste. D’abord publiée en 1937, ment qu’il faut subir pendant toute sa cette correspondance tendre et émouvante adressée à sa durée, de même l’enfance qui subit son Contre la foule femme – Hélyonne, fille cadette du poète Catulle Mendès – forme un utile état. Je vois la guerre sous les mêmes cou- Rétrospective Duras Dans le cahier beige, le quatrième, contrepoint à l’œuvre romanesque et constitue surtout un témoignage leurs que mon enfance, note-t-elle. Voir, qui vient après les deux cahiers de important sur la guerre et ses alentours. Auprès des poilus, Barbusse est avec c’est le début d’écrire. » « Marguerite Duras, une guerre où se trouve à l’état pur La Dou- « ces êtres qui, comme ceux du Feu, ont fait la Grande Guerre avec leurs mains et La guerre et l’enfance sont les objets question d’amour », tel est le leur, on trouve une scène de rire du sont les prolétaires des batailles ». P. K. premiers de tous les clichés. Il faut tou- titre de l’exposition organisée même genre. Un jour, dit Duras, «ma Buchet-Chastel, Préface de Frédéric Rousseau, 374 p., 19 ¤ te la puissance de rébellion, toute la vio- jusqu’au 21 janvier 2007 par mère vénérable, vénérée et terrible, dégrin- Ce volume inaugure une nouvelle collection, « Domaine public », dirigée par lence et la colère de Marguerite Duras l’IMEC, à l’abbaye d’Ardenne, gola sous mes yeux toutes les marches de Xavier Houssin. Paraissent en même temps des nouvelles de , pour leur faire rendre leur son véritable. près de Caen. l’escalier du métro. Et je ris tout à coup préfacées par Thomas Loué, Voyageuses. Bourget (1852-1935) y manifeste un A cinq cent mille lieues de l’esthétique y offre une lecture personnelle de d’un rire inextinguible. Et les gens de s’in- bel art de la chose vue, de l’esquisse et de l’impression de voyage (312 p., 16 ¤). politiquement correcte qui prévaut l’itinéraire durassien vu à travers digner qu’un fille rie ainsi de sa mère. Et aujourd’hui. les archives de l’IMEC. Il préface finalement ma mère qui avait du rire la LE GRAND LARGE DU SOIR. Journal 1997-1998, de Julien Green Quatre cahiers, donc, comme dans un également un album Duras, même vertu que moi, rit à son tour avec Cet ultime volume du Journal de Julien Green devrait intéresser et émouvoir conte. Car il y a beaucoup du conte ici, l’œuvre matérielle (textes et moi, contre la foule. » ses lecteurs les plus fidèles, ceux qui ont lu les quelque vingt volumes de ne serait-ce que la manière dont les his- documents réunis par Sophie Rire, contre la foule. Dire, contre la cette œuvre, dispersée chez plusieurs éditeurs. Au « soir » de sa vie (il meurt toires essentielles, le cœur de l’œuvre, Bogaert, éditions de l’IMEC, foule. Dire la méchanceté, la drôlerie, en août 1998), le vieil homme se montre apaisé, serein, moins vindicatif en sont maniées et remaniées, versions 128 p., 25 ¤). Toujours à l’abbaye dire l’insoumission de Mme Dodin, la politique – mais pas non plus converti au gauchisme ! – qu’il le fut dans les superposées d’une mélodie originelle. d’Ardenne, Emmanuelle Riva lira concierge rebelle de la rue Saint-Benoît. décennies précédentes, plein de souvenirs anciens… « Un jour (…) en 1915, Le premier cahier est un cahier rose mar- des extraits des Cahiers de la Les cahiers font ressurgir une Margueri- comme mon père et moi allions au Ritz où deux de mes sœurs soignaient les bré. C’est le plus gros, 123 feuillets. Il guerre, mardi 7 novembre, et un te Duras insoumise radicale, en colère à blessés… » P. K. s’ouvre sur un extraordinaire récit d’en- colloque (« Marguerite Duras, tout jamais, et comme une enfant. Et qui Flammarion, postface de Jean-Eric Jourdan, 298 p., 19 ¤. fance, où l’on trouve, mêlés inextricable- l’amour et ses contraintes ») aura inlassablement, « pour ne pas oublier », Signalons également l’ouvrage collectif récent dirigé par Marie-France Canérot ment, les mots et les images d’Un barra- lieu les 12 et 13 janvier 2007 note les scènes indicibles. et Michèle Raclot, Julien Green, visages de l’altérité (éd. L’Harmattan, 330 p., 28 ¤). ge contre le Pacifique et ceux de L’Amant, (Rens. : abbaye d’Ardenne, La plus belle, selon moi, se déroule à les figures du Chinois, du petit frère, de 14280 Saint-Germain-la-Blanche. la maternité. C’est un dialogue intitulé ACTEUR ET TÉMOIN, d’Henri Calet la mère, et des crabes, de tout petits cra- Tél. : 02-31-29-37-37). Signalons « C’est vous, sœur Marguerite ? » «Où Henri Calet (1904-1956) éleva très haut l’art supposé mineur de la bes noirs, couleur de la rizière. «On aussi la sortie de Duras, est mon enfant ? », dit la jeune accou- chronique, à la fois intimiste, vagabonde et ouverte avec générosité sur le avait des barrages, les crabes nous les ont l’impossible, de Danielle Laurin, chée. L’enfant est mort, la bonne sœur monde et sur les gens. Les articles de ce recueil, publié posthumement en percés, dit Joseph. » Elle, la petite sœur, et Lettres à Marguerite Duras, l’a couché dans le coton, elle en a étouffé 1959, sont contemporains des grands livres de Calet, Le Tout sur le tout elle est injuriée et battue plus souvent sous la direction de Danielle un autre. Je me fous de vos prières, dit (1948) et Les Grandes Largeurs (1951). C’est un vrai et grand bonheur de qu’à son tour. Quand elle se demande Laurin (tous deux aux éditions Marguerite. Encore des paroles impru- lecture. P. K. pourquoi, les raisons la fuient. « J’étais canadiennes Varia dentes. Paroles de poète et de rebelle. a Mercure de France, 232 p., 16,50 ¤ antipathique et arrogante », conclut-elle. [www.varia.com]). Geneviève Brisac

Le roman inédit d’un écrivain loué par Marguerite Duras Pierre Assouline, glaneur d’« éclats de biographies » Hélène Bessette, furieusement moderne Ces riens qui disent tout

es treize livres publiés par Hélène Monde près de moi en délire/Cette Huma- – notamment maternA (1954), Les Peti- ROSEBUD Parfois, c’est un objet – une montre Bessette entre 1953 et 1973 ont dis- nité aux Portes/aux Portes de la folie. » Ne tes Lecoq (aussitôt condamné en 1956 Eclats de biographies (celle de Paul Celan), une écharpe (cel- L paru des librairies, mais pas de tou- restent que les mots crus et la syntaxe pour diffamation et outrage aux bonnes de Pierre Assouline. le de Jean Moulin)… – qui fait office de tes les mémoires : Michel Leiris, Ray- minimale, les angles d’une écriture « irri- mœurs, ce livre sera réédité sous le titre signe autour duquel une existence se mond Queneau, Marguerite Duras («La tante, recherchée, presque hystérique, selon Les Petites Lilshart, en 1967), La Tour Gallimard, 220 p., 16,90 ¤. rassemble, s’explique. D’autres fois, nature faite littérature, la littérature vivan- Alain Bosquet, [qui] finit par s’imposer (1959), Si (1964), Garance rose (1965), c’est une idée fixe, une pensée obsédan- te, pour moi, pour le moment, c’est Hélène dans un grand délire majestueux ». Suite suisse (1966), Ida ou le délire e que nous maîtrisons de notre te qui incarne « le spectre souverain du Bessette, personne d’autre en France »), Née en 1918, épouse (1973)… – et une pièce de existence est infime comparé à ce secret ». Le plus beau, le plus émouvant Nathalie Sarraute, Jean Dubuffet l’ont d’un pasteur, Hélène Bes- théâtre, Le Divorce inter- C qui nous échappe. Au regard des des textes de cet ensemble est le pre- défendue en leurs temps ; Georges- sette était institutrice. De rompu (1968). coïncidences, des circonstances et des mier, consacré à Kipling dont le fils Emmanuel Clancier, Claude Royet-Jour- 1946 à 1949, elle vécut Parallèlement, à la fin rencontres de hasard, nos décisions ne meurt, à 18 ans, à la bataille de Loos, le noud, Bernard Noël, plus récemment… avec son mari (et ses des années 1950, elle fit pèsent pas bien lourd. Certes, on peut 27 septembre 1915. Pierre Assouline, Mais c’est grâce à l’énergie d’un jeune deux fils) en Nouvelle- toute seule une revue déplorer cette perpétuelle improvisation avec une remarquable dextérité, noue libraire, Julien Doussinault, qu’Hélène Calédonie. Dans la revue samizdat, Résumé, où elle et impréparation de notre vie. Par des les fils du hasard et de la contingence. Bessette émerge de l’oubli quelques de missionnaires qu’ils exposait ses furieuses rodomontades, on peut dissimuler cette années après sa mort, en octobre 2000. animaient à Nouméa, théories sur le roman, faiblesse structurelle de notre être. Mais Détail significatif L’un de ses derniers romans, demeuré l’ethnologue Maurice revendiquant une littéra- Monsieur-je-sais-tout a-t-il plus de pri- On s’émerveille, on est ému en obser- inédit, est aujourd’hui publié en tête de Leenhardt remarqua son ture dégagée de la tradi- se sur le monde que celui qui avoue son vant l’enchaînement miraculeux, drôle pont d’une nouvelle collection de littéra- premier roman, Marie tion, et fonda le GRP ignorance, montre sa perplexité ? ou tragique des épisodes. Une sorte de ture contemporaine, dirigée par Laure Désoublie, et la recom- (Gang du roman poéti- Dans un livre qui est une sorte de logique supérieure, impossible à forma- Limongi (1) : refusé par Claude Galli- manda à Michel Leiris. que). Dans la vie normale, ponctuation ou de respiration dans son liser se met en place. Dans une masse mard en 1969, Le Bonheur de la nuit est Divorcée et revenue en elle quitta l’éducation œuvre de biographe et de romancier, indistincte, il faut alors puiser le détail un roman radicalement expérimental – France, elle envoya ses LE BONHEUR nationale, fit des ména- Pierre Assouline a choisi de s’attacher à significatif, celui qui donnera sens. elle parlait de « roman poétique », manuscrits aux éditeurs, DE LA NUIT ges, refusa d’être aidée l’imprévisible des vies, à ce non-maîtrisa- Comme la démarche ne peut s’appuyer Claude Mauriac d’« alittérature » : l’ac- obtint le même jour de d’Hélène Bessette. par ses rares relations, ble qui, secrètement, les fonde. Il a préle- sur rien de raisonnable, la poésie – ici trice, le fils de famille, le noble déchu, la décembre 1952 rendez- déménagea sans arrêt, vé dans la biographie de quelques per- celle de Kipling ou de Paul Celan – soubrette sont les figures cardinales vous avec Raymond Que- Postface de Bernard Noël. envoya des lettres para- sonnes de qualité – Henri Cartier-Bres- tient le rôle prémonitoire, surtout en d’une intrigue bourgeoise connue (mue neau (Gallimard), puis Ed. Léo Scheer, noïaques, sombra dans la son, Paul Celan, Jean Moulin, Lady Dia- « temps de détresse ». par le sexe et l’argent), mais livrée ici en avec Francis Jeanson et « Laureli », 250 p., 16 ¤. folie et la solitude. Bizarre- na, Picasso et Pierre Bonnard – des évé- Mais Assouline ne regarde pas cela une langue inconnue. Hélène Bessette Paul Flamand (Seuil) : le ment, elle avait la certit- nements aléatoires laissant entrevoir ce de l’extérieur, avec détachement. Il sait ne donne à lire qu’un récit abstrait, ellip- premier lui fit signer un contrat qui allait ude qu’elle serait lue après sa mort : fond qui se dérobe sans cesse. que la démarche du biographe recoupe, tique, rythmé par les retours à la ligne, la ligoter pour ses dix prochains titres… « Plus tard on dira qui je suis. » Qui est Sous le signe du fameux « Rose- croise, secrètement ou non, celle de son les blancs typographiques, les parenthè- Lili pleure, dont Sartre publia un extrait donc maintenant Hélène Bessette ? un bud » d’Orson Welles (dans Citizen sujet. Et plus ces rencontres sont fortes, ses et les majuscules. Refusant les artifi- dans Les Temps modernes, parut en 1953, écrivain d’avant-garde, encore et Kane), simple mot qui convoque com- lourdes de significations, moins le bio- ces du roman (mises en situation, des- obtint le prix Cazes et fut en lice pour toujours. a me par magie la mémoire et l’enfance, graphe peut se montrer docte, assénant criptions), l’écrivain s’est concentrée sur d’autres prix littéraires, de même que Claire Paulhan Assouline explique son projet : « Tous la vérité de l’autre, comme s’il la déte- la mécanique des êtres : « Mon œil uni- Vingt minutes de silence (1955). Irrécupé- ces éclats de biographies sont des ombres nait. Ainsi, entre les lignes de ces bio- que et fidèle, à optique à enregistrement rable, même par le Nouveau Roman (1) Laure Limongi a dirigé un dossier de vérités. Les isoler pour les placer un à graphies éclatées, on peut lire les frag- perfectionné, à vingt dixièmes de vision, qu’elle trouvait déjà dépassé, cette force- Hélène Bessette dans La Revue littéraire, un sur le verre dépoli du microscope ments pudiques d’une autre vie. a mon œil bien visionné s’est fixé sur :/le née enchaîna les romans chez Gallimard n˚ 28. revient en quelque sorte à les inventer. » Patrick Kéchichian 0123 LITTÉRATURES Vendredi 3 novembre 2006 5

Plus que le portrait sensible du grand écrivain algérien, le tableau d’un pays et d’une époque ZOOM

LE LIVRE DE L’ÉMIR, de Waciny Laredj. L’Algérie de Kateb Yacine A partir des souvenirs de Mgr Antoine ateb Yacine c’est d’abord Adolphe l’auteur de Nedjma, livre mons- Dupuch, évêque trueux, objet hybride, astre d’Alger et K inquiétant qui illumina un ardent défenseur d’Abdelkader, jour de 1956 le ciel sombre de l’Algérie Waciny Laredj s’est lancé dans un du colonialisme finissant. Il y eut ensui- roman dont le célèbre émir est la te d’autres livres, le journalisme, des figure principale, presque pièces de théâtre en arabe dialectal… mystique. Professeur de littérature avant que Nedjma n’entre au répertoire moderne à l’université d’Alger, de la Comédi-Française, en 2003. puis à la Sorbonne, l’auteur retrace Mais Kateb vécut, c’est peu dire, une avec précision la vie de cet homme vie engagée, terriblement romanesque extraordinaire qui mena, pendant aussi. Benamar Mediene la raconte ici, plusieurs années, la guerre sainte lui qui fut un témoin privilégié, accom- contre les Français, avant de se pagnant l’écrivain dans de longues rendre et d’être emprisonné, en marches, de Paris à Alger, aux heures 1847. Bien documenté, plein de les plus dures. Durant ce temps, il nota flamme, le roman d’Abdelkader fait pieusement ces moments, noircissant émerger une personnalité tout à des carnets entiers. D’emblée, il avoue fait hors du commun, mais son désarroi : « Une biographie de n’échappe pas à une certaine Kateb Yacine ? A l’impossible nul n’est enflure du style et tenu. Mais chacun peut être tenté par ce à un lyrisme qui alourdissent jeu dangereux. » La difficulté provient considérablement l’ensemble. Ce du fait que, très tôt, il a cette certitude : livre vient d’obtenir le prix des « Toujours cette impalpable et extraordi- libraires algériens. R. R. naire impression, quand je marche et Traduit de l’arabe (Algérie) parle avec lui, d’être en compagnie de par Marcel Bois et Waciny Laredj, deux personnages. L’homme et son Actes Sud, 544 p., 25 ¤. mythe. » Et comment FEMMES AU BAIN, KATEB YACINE donner la pleine Kateb Yacine, juillet 1986. BRIGITTE ENGUERAND de Leïla Sebbar. Le cœur entre mesure d’un tel Dans la sensualité des moments les dents personnage ? Si la révolution algérienne, lui, le paria, te qui lui dit : « Tu vois, mon petit, les personnage. Sa vie est une errance per- où les femmes algériennes se de Benamar exubérant, baro- que les autorités religieuses déclarent choses peuvent être, parfois, très simples : pétuelle où se mêlent colères, beuve- retrouvent au bain, Leïla Sebbar Mediene. que, qui avoue lui- indésirable. L’enterrement est un tu écris, j’édite… » Il publiera son pre- ries, écriture, rencontres, femmes imagine de quoi, libres de toute même être grand éclat de rire où les femmes, mier recueil de poésie, Soliloques. aimées aussitôt que quittées, enfants. surveillance, elles peuvent bien Préface de « insupportable et contrairement à la loi islamique, s’invi- Kateb a 17 ans. Il suit ce mécène origi- Il voyage, il est au Vietnam, à Moscou, parler entre elles… Des propos, Gilles Perrault, imprévisible », tent. Une scène cocasse : «Entêtedu nal et découvre à ses côtés Constantine Madrid, Paris, Alger, sa vie se consume audacieux en matière de sexualité éd. Robert Laffont, bifurquant sans cortège, Yacine fait encore des siennes. La et ses bordels. Puis Kateb quitte l’Algé- mais il s’en fiche. « Je t’ai expliqué ma s’échangent entre ces victimes de 344 p., 21 ¤. cesse, tissant une camionnette Mazda à usage agricole, qui rie, et le voici le 24 mai 1947, à 18 ans à façon labyrinthique d’écrire. Mes person- leur société à diverses époques. toile aléatoire transporte son cercueil, surchargée des la Société savante, donnant une confé- nages n’évoluent pas dans une chronolo- Ainsi du récit de « La mais puissante, dessinant la figure géo- comédiens et musiciens de sa troupe, crè- rence sur l’émir Abd El-Kader à l’invita- gie objective. Le temps n’existe que dans Bien-Aimée », dont les frères ont métrique qui allait faire sa renommée : ve un pneu. Pas de cric. Vingt, trente tion d’Eluard, Aragon et Elsa Triolet. Il un incessant flux, du passé dans le pré- fait emprisonner l’amant – un le polygone étoilé. bras soulèvent le véhicule pour changer rencontre Brecht, se lie d’amitié avec sent et encore du présent dans le passé », récit qui ouvre et structure une Le livre s’ouvre le 28 octobre 1989 à la roue. Les tambourins et les chants Jean-Marie Serreau qui saisit d’emblée confesse-t-il à Mediene. mosaïque de récits intimes. Dans Grenoble, Kateb vient de mourir. rythment la manœuvre. » l’importance de son travail. Mais le temps a ses lois. Son corps se ce dernier opus intitulé roman, Mediene arrive le jour même, ramasse L’œuvre de Kateb – disparate et délite, la mort approche. Les derniers Leïla Sebbar, en libre conteuse, les affaires de son ami à l’hôpital – un « Façon labyrinthique d’écrire » géniale – fascine : c’est une matière à soirs, Kateb s’entretient souvent et lon- semble donner la parole à toutes sac de cuir, des livres, dont les poèmes La vie de Kateb bascule à l’âge de la fois maîtrisée et totalement libre. Et guement avec Mediene au téléphone. les femmes d’Afrique du Nord. de Hölderlin – et organise le convoya- 16 ans, le 8 mai 1945, une « année terri- puis, nous frappent sa lucidité, sa vaste Mediene, dans une écriture au lyris- V. M. L. M. ge du corps sur Alger. Mediene est ble ». Il assiste, terrifié, aux massacres culture, son implication dans l’histoire. me inspiré mais parfois lassant, traque Ed. Bleu autour (11, avenue Pasteur, comme pétrifié, à l’aéroport il croise la de Sétif, séjourne en prison, comprend La guerre d’Algérie lui fait inventer la à travers le portrait de Kateb une obses- 03500 Saint-Pourçain-sur-Sioule. fameuse Nedjma. C’est à peine s’ils le sens de l’injustice profonde. Puis cet- fameuse formule : « La langue françai- sion, esquisser le portrait d’un pays – Tél. : 04-70-45-72-45), 88 p., 12 ¤. échangent quelques mots. te année-là, il y a Nedjma – l’étoile –, se reste un butin de guerre ! A quoi bon la sauvagerie coloniale, les lendemains La vie de Kateb est un grand pied de amante éternelle, sa cousine qu’il « ren- un butin de guerre, si l’on doit le jeter ou d’indépendance, la révolte qui gronde Signalons également la deuxième nez à l’histoire et au conformisme de contre et aime ». « Sa bouche pulpeuse le restituer à son propriétaire dès la fin à la fin des années 1980 puis les édition du superbe ouvrage Femmes l’Algérie du FLN à la fin des années était une orange. Un étrange et vénéneux des hostilités ? » Souvent il repense au années noires du terrorisme islamiste. d’Afrique du Nord. Cartes postales 1980. Le lendemain de sa mort, la terre goût d’inceste m’enivrait. » Plus tard, il 17 octobre 1961, « à cette nuit de chasse Il rend ainsi hommage à ceux qu’il a (1885-1930), de Christelle Taraud, tremble près de Tipaza. Un signe ? Ses est à Bône (Annaba aujourd’hui), ren- à l’homme » où la Seine devient « une appelés Les Porteurs d’orage (éd. Aden, et Jean-Michel Belorgey et Leïla funérailles ont lieu le 1er novembre, contre un homme étrange, Si Tahar mauvaise balafre sur le visage de 2003). a Sebbar, qui signe la préface (Bleu jour anniversaire du déclenchement de Bel Ounici, imprimeur-éditeur en failli- Paris ». Kateb ne se soucie pas de son Sofiane Hadjadj autour, 192 p., 16 ¤).

Leïla Aslaoui dénonce la condition des Algériennes Maïssa Bey peint les illusions perdues des enfants maudits de l’Indépendance Paroles d’otages De l’espoir à la colère

COUPABLES Otages de la tradition comme Bédira : ’est au plus noir des années 1990, est mort dans le maquis –, ils vivent à chez la mère du jeune homme, décou- de Leïla Aslaoui. retirée de l’école pour être mariée, celle- dans cette nuit d’horreur qui frap- Alger dans un immeuble déserté par les vre la vie conjugale, dans une promis- ci va connaître un véritable enfer auprès C pa l’Algérie, que Maïssa Bey déci- Français. Au huitième étage résident cuité de plus en plus étouffante. A l’ima- Buchet Chastel, 200 p., 16 ¤. d’un mari autoritaire et brutal, jusqu’au da de sortir du silence. Mue par une Ali, sa mère, son frère aîné et son père, ge d’une société dont les aspirations jour où elle en passera par la violence révolte longtemps étouffée, celle qui qui a quitté son douar pour venir s’érodent chaque jour davantage, où ongtemps magistrate, aujourd’hui pour « devenir un être humain ». Otage était alors professeur de français choisit cueillir les fruits de son engagement. toute velléité de contestation est sanc- enseignante à l’Institut de droit et de l’intégrisme comme Cherifa, jeune de se « mettre en je » pour dire l’incom- Un étage plus bas, la mère de Lila et ses tionnée, où les combines, la corruption d’institutions internationales d’Al- mathématicienne qui, après le choc du municabilité entre les êtres, la violence trois fils ont récupéré l’appartement de et le « système D » deviennent un prin- L me ger, elle fut aussi ministre de la jeunesse séisme de Boumerdies, va tomber sous faite aux femmes, l’obscurantisme, le M Lill, une juive pied-noir qui les sau- cipe, où l’humour et la dérision s’éri- et des sports (1991-1992) puis de la soli- l’influence d’un imam. Otage encore du poids des traditions et les va lorsqu’ils furent chas- gent en « sauve-qui-peut », la situation darité nationale (1994) – poste dont elle terrorisme comme Safia, enlevée à identités niées… Depuis sés après un attentat de se dégrade entre l’avocat ambitieux démissionna pour protester contre les 17 ans devant son père et ses frères, qui lors, de romans en nouvel- l’OAS. Dans ce lieu sans qu’est devenu Ali et la psychologue idéa- pourparlers entre le gouvernement et le ne manifestèrent aucune résistance, les, portée par une écritu- homme, les femmes liste qu’est demeurée Lila. La naissance Front islamique du salut (FIS) –, Leïla avant d’être emmenée dans une ferme re toujours plus sensible viennent oublier un quo- de leur fille, loin de les rapprocher, les Aslaoui n’a jamais cessé d’être une fem- pour y être violée jour et nuit. Six ans et concise, son œuvre s’est tidien fait de peu et éloignera davantage. me d’action et d’engagement. Et ce n’est plus tard, Safia croisera ses agresseurs construite en un chœur s’épancher, parfois crû- pas l’assassinat de son mari par des isla- se promenant librement après la loi de femmes blessées, rom- ment, sous le regard dis- Somptueuse romancière mistes en 1994 qui a diminué la force de d’amnistie du 13 janvier 2000… pues ou plus souvent cret d’une jeune fille soli- Tandis qu’Ali se réfugie dans le tra- son combat. Tout au contraire. insoumises, qui font taire et romantique dont vail, Lila fuit l’immeuble et un présent Ses livres portent en creux la marque Code de la famille inique entendre, parfois au bord la lecture et l’écriture ali- plein de désillusions pour se livrer à des de ce combat. Que l’on pense notam- Otage enfin et surtout de la loi. Sur ce de la folie, leurs révoltes mentent les rêveries. vagabondages dans Alger, cette « faiseu- ment aux Années rouges, consacré à la point, Leïla Aslaoui multiplie les exem- et leurs déchirures. Même si les armes sont se et défaiseuse » de rêves dont Maïssa sanglante décennie 1990 ou aux ples édifiants, et démontre l’iniquité Un chœur d’où émerge loin de s’être tues, cha- Bey trace un très beau portrait. Alger Jumeaux de la nuit (Casbah, 2000 et d’un code de la famille qui permet aux une nouvelle voix, en la cun veut croire en la pro- où la colère gronde au sein d’une popu- 2002), roman de l’impossible pardon. hommes de divorcer alors que seule la personne de Lila, la narra- BLEU, BLANC, VERT messe d’un avenir lation en proie à la misère et à l’humi- Dans Coupables, sous une forme plus ou séparation est accordée aux femmes, trice de Bleu, blanc, vert,à de Maïssa Bey. meilleur. liation. Un terreau sur lequel va croître moins romancée, elle relate comment sa contre un fort dédommagement à laquelle vient répondre Un avenir à deux l’islamisme. belle-famille la rejeta après la mort de l’époux, qui peut mettre à la rue la fem- – c’est une première – cel- Ed. de l’Aube, pour Ali et Lila, qui Le 29 juin 1992, au soir de l’assassi- son mari, la tenant pour responsable du me en laissant le domicile conjugal au le d’un homme, Ali. De 284 p., 19,50 ¤. après s’être croisés sans nat de Mohamed Boudiaf, « l’homme à drame en raison de ses opinions politi- mari, ou encore, au décès de celui-ci, l’un à l’autre, dans une se voir, se découvrent, la main tendue », la peur entre à nou- ques. Aurait-elle subi le même jugement confier ses biens à la belle-famille, si le stricte alternance entre « Elle » et l’adolescence venue. Dans l’élan des pre- veau dans leur vie. Alors débute une lon- si elle avait été un homme ? Sans doute couple n’a pas eu de fils. « Lui », se structure ce roman (le cin- miers mouvements estudiantins, dure- gue et tragique nuit. Une nuit d’où va pas. Et c’est bien « ce doigt accusateur Livre de douleur, de révolte, de com- quième) qui se déploie de 1962 à 1992. ment réprimés, les adolescents font l’ap- naître une somptueuse romancière qui pointé en permanence par la société » sur bat, en ce qu’il dénonce ce code qui Soit le temps « nécessaire pour faire d’un prentissage de l’amour. En cachette offre aujourd’hui l’un de ses romans les ses compatriotes que dénonce avec force maintient aujourd’hui encore les fem- enfant un adulte. Le temps d’une d’abord puis au grand jour, lorsque plus ambitieux, où l’intime et l’Histoire ce récit polyphonique. Leïla Aslaoui y mes dans un statut de « mineure à vie », génération ». Celle d’un espoir né de Lila, malgré ses doutes et la peur de se font écho pour rendre compte d’une fait entendre des voix de douleur, de Coupables, par le « je » restitué, est sur- l’Indépendance. renier sa liberté, cède et s’engage. génération tiraillée entre modernité et rage, de vengeance, de désespoir. Des tout un livre qui donne enfin à ces voix En cette période d’euphorie, Lila et A l’aube d’une nouvelle décennie qui tradition. La génération d’un espoir voix singulières qui « toutes partagent étouffées toute leur dignité. a Ali ont 12 et 13 ans. Tous deux enfants voit la Révolution confisquée par une bafoué. a un sort commun : leur statut d’otages ». Ch.R. de moudjahidin – le père de la fillette poignée d’hommes, le couple, installé Christine Rousseau 0123 6 Vendredi 3 novembre 2006 LIVRES DE POCHE

« Sarnia », le livre unique, posthume et génial d’un auteur inconnu : G. B. Edwards Un génie dans son île

omme on aimerait le rencon- départager la réalité de la fiction. Lors trer, Ebenezer Le Page, ce vieil de la parution du livre en Grande-Bre- habitant de Guernesey qui tagne en 1981, William Golding écrivit C raconte, dans Sarnia, l’histoire dans le Guardian : « Il ne s’agit pas de son île sur près d’un siècle ! d’un roman. Pas davantage d’une auto- C’est qu’à son âge, il a tout connu, la biographie. A vrai dire, je ne sais pas ce première guerre mondiale, où il a per- que c’est, sinon une œuvre, je ne dirais du son père et son meilleur ami, la pas de grand talent, mais de génie. Un seconde et l’occupation allemande et génie hors des règles, mais splendide. même l’invasion touristique des Nous n’avons pas l’impression de lire années 1960 du siècle dernier. Et com- mais d’être plongés dans la vie même. » me il n’a jamais bougé de son île, collé De Gerald Basil Edwards, on sait comme un ormeau à son rocher (sauf peu de choses. Il est né à Guernesey en une fois pour assister à Jersey à une 1899. Dans les années 1920, il ensei- compétition sporti- gne la littérature et le théâtre à Lon- SARNIA ve), il connaît tout dres, fréquente des cercles littéraires. (The Book le monde, est appa- En 1930, il se marie pour divorcer trois of Ebenezer renté à la moitié des ans plus tard après avoir eu quatre Le Page) îliens et peut évo- enfants. On le retrouve en 1960 à Wey- Près du phare de Pleinmont-Point, Guernesey. GILLES RIGOULET de G. B. quer, dans le moin- mouth, retraité d’on ne sait quelle Edwards. dre détail, la vie de administration. Il vit modestement ney, à qui il avait confié le manuscrit n’échappe pas à la règle, il déteste les cun à un bout de l’île dont ils devien- presque toute la chez une logeuse, rêve de rentrer à du premier volume qui devint ainsi Anglais bien sûr, les Français évidem- dront les doyens. Traduit de population. Guernesey, mais n’en a pas les son livre unique. ment, les Allemands, non sans quel- Mais qui fut son grand amour, Liza l’anglais C’est vrai qu’il moyens, et se consacre à l’écriture de Il y a dans Sarnia la volonté farou- ques raisons, et surtout les voisins de ou Jim, son ami d’adolescence mort à par Jeanine peut agacer, il est son grand œuvre, une trilogie romanes- che d’ériger un monument définitif, de Jersey. « Je préférerais encore être nègre la guerre ? Peut-être Ebenezer a-t-il Hérisson, chauvin, mesquin, que intitulée Sarnia Chérie (Sarnia est faire en sorte que l’écriture soit l’ex- que jersiais. Un nègre, c’est un nègre, raté sa vie faute d’avoir fait les bons Points, et tient parfois du le nom latin de Guernesey). pression littéraire d’un lieu. La délimi- mais un Jersiais, c’est un Jersiais. » Et choix ; il s’est pourtant trouvé un héri- 640 p., 8,50 ¤. vieux grincheux qui tation de l’espace insulaire permet pourtant, il se liera d’amitié avec quel- tier selon son cœur, un peintre honni radote sur le thème Maelström de destins d’envisager un tel défi et il existe de ques Anglais, un soldat allemand pen- de tous à qui il confie son manuscrit en c’était mieux avant. Mais il sait faire Le premier tome, The Book of Ebene- magnifiques réussites dans ce genre dant l’Occupation et même un voisin échange d’un tableau. Ebenezer, qui ne preuve dans ses récits de tant d’hu- zer Le Page, est achevé dans les comme L’Homme des îles, de l’Irlandais venu de Jersey ! C’est qu’il a une pro- connaît rien à la peinture, contemple le mour et d’humanité qu’on ne peut années 1970. Les deux autres, Le Bou- Thomas O’Crohan, inspiré des Blaskets pension à se méfier des idées reçues, à tableau et déclare : « C’est superbe. s’empêcher d’être devenu son ami dl’lo, The Book of Philip Le Moigne et (Payot, « Petite Bibliothèque ») ou ne juger que d’après sa propre expé- C’est ma maison sans être pourtant ma quand on a achevé la lecture de ses La Gran’-Mère du chimquière, The l’étonnante Œuvre des mers, d’Eugène rience et même, par esprit de contradic- maison. Il y a quelque chose de plus. » Mémoires. Oui, ce serait bien de faire Book of Jean le Féniant ne verront Nicole, consacrée à l’archipel de Saint- tion, à accorder sa sympathie à ceux Sarnia, c’est un maelström de des- sa connaissance. Il n’y a qu’un problè- jamais le jour. Edwards avait deman- Pierre-et-Miquelon (éd. François Bou- que la rumeur accable. On peut trou- tins humains, drôles, pathétiques, c’est me : Ebenezer Le Page n’existe pas. dé à sa logeuse qu’à sa mort elle brûle rin). Mais l’exiguïté relative de l’île en ver sa prudence mesquine – c’est ce la couleur des ciels de la Manche, le C’est un personnage imaginé par G. B. tous ses papiers, ce que Mrs. Snell fit fait aussi une sorte de huis clos fami- qu’il pense lui-même –, de même que bruit du ressac et le goût des ormeaux, Edwards, un auteur à peu près incon- scrupuleusement, en décembre 1976. lial à peine élargi où fermentent le son refus de s’engager dans un métier, c’est tout Guernesey sans être pourtant nu qui a réussi l’exploit dans ce livre Quelques années auparavant, chauvinisme, les querelles entre angli- une religion, la fondation d’un foyer. Il Guernesey. unique et posthume de brouiller si G. B. Edwards s’était lié d’amitié avec cans, baptistes, méthodistes, où tout le n’épousera jamais Liza, le grand Il y a quelque chose de plus. a bien les pistes qu’on ne peut plus un jeune couple, Edward et Lisa Cha- monde s’épie et se jalouse. Ebenezer amour de sa vie, et ils vieilliront cha- Gérard Meudal

Nombreuses rééditions pour le centenaire de la naissance du grand écrivain Réédition d’un succès des Années folles Buzzati, le plus kafkaïen des Italiens Transports amoureux

’est à Belluno, une petite d’hui par la collection « Bou- ment à sa nature de narrateur Ces nouvelles sont généralement LA MADONE que Lerbier, l’héroïne de La Gar- ville de la Vénétie au pied quins » en même temps que la toujours désireux de laisser libre très courtes : la plupart d’entre DES SLEEPINGS çonne, roman qui, en 1922, fit C des Dolomites, que le réimpression du premier tome cours à sa fantaisie. Il suffit de elles étaient à l’origine un elze- de Maurice Dekobra. un tel scandale, que son auteur, 16 octobre 1906 est né Dino Buz- paru en 1995. En plus de ce très s’aventurer dans la fascinante viro, texte très littéraire qui autre- Victor Margueritte, se vit retirer zati. Un siècle plus tard, l’édition riche volume – où figurent, entre géographie dessinée par ses fois occupait les deux premières Zulma, 314 p., 18,50 ¤. sa Légion d’honneur. Rien de française rend hommage à l’œu- autres, les romans L’Image de recueils pour découvrir le riche colonnes de la terza pagina,la tel pour Dekobra avec ce roman vre de l’un des écrivains italiens pierre et Un amour, ainsi que les éventail de possibilités exploitées section culturelle des journaux aurice Tessier dont le titre est devenu une les plus aimés par le public de nouvelles réunies dans L’Ecroule- par cet adepte de l’inattendu et italiens. (1885-1973) a beau expression courante. l’Hexagone. En effet, Le Désert ment de la Baliverne et Le K – de la surprise, qui passe aisé- Textes courts mais très effica- M être plus connu sous le Veuve plus joyeuse que riche, des Tartares, Le K ou Les Nuits dif- Robert Laffont publie également ment du fantastique à la critique ces, dans lesquels l’écrivain – qui nom de Maurice Dekobra, avoir Diana fait la connaissance, à ficiles, avec leurs atmosphères un recueil d’inédits, Nouvelles des mœurs, du fait divers à l’allé- travailla toute sa vie comme jour- traduit Daniel Defoe, Jack Lon- Berlin, de Varichkine, « qui a étranges et leurs personnages inquiètes (2), tandis que 10/18 gorie morale, de l’invention histo- naliste au Corriere della sera –a don et Mark Twain, signé des fait son chemin dans le bolchevis- angoissés, ont conquis depuis propose à nouveau deux autres rique au domaine de l’absurde. exploité toute la palette de l’étran- films comme Macao, l’enfer du me comme d’autres dans la fer- longtemps les lecteurs français. titres célèbres, Panique à la Scala ge et de l’absurde, tirant souvent jeu, avoir vu, pendant trois blanterie ou les peaux de lapin ». D’ailleurs, pendant longtemps, (3) et Les Nuits difficiles (4). Précision méticuleuse inspiration d’un fait divers ou de décennies, nombre de ses Elle en obtient l’exploitation l’écrivain, mort en 1972, a été Ecrivain éclectique et curieux, Dans ses récits chargés de sym- l’observation de la vie quotidien- romans inscrits dans les palma- des zones pétrolifères que son davantage célébré en France – Buzzati, qui fut également pein- boles, Buzzati fait toujours preu- ne. Pour Buzzati, l’art du fantasti- rès des best-sellers internatio- mari possédait avant 1917, ce où il est toujours lu dans les éco- tre, a laissé quelques romans, ve d’un style simple et limpide, que est un moyen pour mieux naux, il reste de ces auteurs qui ne va pas sans irriter Irina, les – que dans son propre pays. une quinzaine de pièces théâtra- qu’il utilise avec la même préci- fustiger les faiblesses humaines, qui, après des années de renom- la maîtresse de Varichkine, Delphine Gachet le rappelle dans les, des poèmes et surtout un très sion méticuleuse pour le quoti- la soif de pouvoir, la cupidité et mée, sont aujourd’hui pour le « une de ces illuminées qui rêvent l’introduction au deuxième tome grand nombre de nouvelles, dien et l’extraordinaire. Le fantas- la mesquinerie. Et surtout pour moins méconnus. le bonheur de l’humanité à coups des Œuvres (1), publié aujour- genre qui s’adaptait parfaite- tique devient ainsi un univers raconter le combat incessant que Romancier dont les intri- de mitrailleuses ». Et la jalousie tout à fait plausible. Les atmos- les hommes, en essayant d’échap- gues sont généralement mar- devient conflit, « la fille des Mon- phères hors du temps qui en per à leur destin, mènent inutile- quées d’exotisme, sa création gols contre la fille des Celtes », découlent offrent au nouvelliste ment avec la mort – laquelle par de Lady Diana Wynham lui jusqu’à une fin dramatique. un cadre idéal où développer ses moments ressemble « à une valut, en 1925, l’un des plus obsessions : la menace de la muraille si haute qu’on ne par- beaux succès des Années folles. Atmosphères désuètes mort, le cauchemar de l’existen- vient pas à en voir le sommet », Deux ans plus tard, elle paraît Sur un fond de lendemains ce, l’imprévisibilité d’un mécanis- mais à d’autres instants présente à l’écran dans un film dont il de guerre, les événements – his- me inéluctable qui conduit l’hom- « un visage pur et très beau » où est le scénariste, et, en 1955, toriques et sentimentaux – sont Enfin me à sa perte. toutefois, au fond des yeux, brille Henri Diamant-Berger lui don- rapportés par Gérard Dextrier, Il s’agit là des innombrables « une atroce lumière diabolique ». ne le visage de Giselle Pascal dit le prince Séliman, secrétaire visages de l’angoisse humaine, C’est cette image ambivalente de en changeant l’un des points de Diana, un narrateur auquel un livre aimé concrète et presque métaphysi- la mort que l’auteur du Désert des de départ de l’histoire. Chez le style de Dekobra donne bien que, qui entre autres se matériali- Tartares a traquée toute sa vie, Dekobra, l’exquise et fascinan- du talent. Ce style, s’il a le char- au Masque se dans les silhouettes mons- car, comme il l’a écrit dans Nou- te Diana s’intéresse au pétrole, me des atmosphères désuètes trueuses et inquiétantes inven- velles inquiètes, « le goût de chez Diamant-Berger, à l’ura- par sa façon d’évoquer les Bol- et la plume tées par l’écrivain, dont la plus l’anéantissement et de l’abîme est nium. Qu’importe l’adaptation cheviks ou les Teutons, a sur- fameuse est certainement celle embusqué en chacun de nous ». a à l’époque, la jeune veuve de tout l’élégance d’un vocabulai- du K, « monstre que craignent Fabio Gambaro Lord Wynham reste la Madone re, d’un humour et d’une virtuo- tous les navigateurs de toutes les au « rire harmonieux en mi sité d’écriture qui frappent parti- Jérôme Garcin mers du monde ». naturel composé d’une noire culièrement quand un mot fait Le Masque et la plume Une confirmation du talent et (1) Traduit de l’italien par Jacqueline pointée et d’un arpège ascen- image et qu’il est associé à un de l’originalité du plus kafkaïen Remillet, Michel Breitman, dant », la fascinante beauté autre qu’on n’attendait pas. des écrivains italiens se retrouve Yves Panafieu, Anna Tarantino et dont on admire le « visage pur Si l’on ajoute à cela les discrè- dans Nouvelles inquiètes, recueil Michel Sager. Ed. Robert Laffont et classique de déesse, amaigri tes notes satiriques dont politi- d’une cinquantaine de récits iné- « Bouquins », 1 142 p., 30 ¤. par l’abus des veillées noctur- que et littérature sont les cibles, dits en France, que Delphine (2) Traduit par Delphine Gachet. nes » et qui ne cache pas avoir cette Madone est encore bien ÉDITIONS Gachet a tiré de Le Cronache fan- Ed. Robert Laffont, 388 p., 21 ¤. « des zones érogènes hypersensi- séduisante. On ne regrette pas tastiche, anthologie publiée il y a (3) Traduit par Michel Breitman, bles (…) communes à toutes les de s’installer dans son sleeping trois ans en Italie, présentant des 10/18, 278 p., 7,30 ¤. femmes ». pour un voyage en bonne et fraî- �������� ��� textes parus dans la presse mais (4) Traduit par Michel Sager, 10/18, C’est dire si Lady Diana est che littérature de qualité. a jamais republiés par l’auteur. 322 p., 7,80 ¤. bien dans la parenté de Moni- Pierre-Robert Leclercq 0123 ESSAIS Vendredi 3 novembre 2006 7

sexuel, monstre pathologique qu’il convient de neutraliser, de « guérir », pour préserver la santé du corps social. Si l’ouvrage a vieilli, si sa documen- tation paraît parfois forcée, il représente un moment-clé de l’historiographie. On comprend que les éditions H & O aient sacrifié le troisième volet des annexes composées par Hahn, soucieux de livrer le plus grand nombre de ces textes voués aux enfers des chercheurs. Car les deux qu’on y trouvait bénéficient désormais d’éditions récentes exemplaires – dont le Roman d’un inverti-né, préfa- cé par Emile Zola (éd. A Rebours, 2005). Sans qu’il soit déjà l’heure des synthèses, men- tionnons l’entreprise de Didier Godard, dont l’His- toire des sodomites (H & O, 4 vol. 2001-2005) traite de l’homosexualité masculine « de l’avènement du christianisme à la Révolution française ». Et l’on accueillera comme un signe de vitalité la parution en français d’Une histoire de l’homosexualité, collec- tif dirigé par Robert Aldrich, quelques mois après sa publication chez Thames & Hudson. Professeur d’histoire européenne à l’université de Sydney, Aldrich s’est entouré d’historiens, de philosophes et d’historiens d’art, venus de tous les horizons et plus ou moins spécialisés dans les étu- des gays et lesbiennes, ce qui garantit un pluralis- me qui fait le charme de l’ouvrage, clair, accessible et remarquablement illustré – on est souvent admi- ratif devant la pertinence du UNE HISTOIRE contrepoint visuel au propos DE L’HOMO- savant, ce qui n’est pas si SEXUALITÉ commun dans le genre (Gay Life and « beaux livres ». Culture : A En treize chapitres, le pro- World History) jet est tenu : lire le passé des sous la direction gays et lesbiennes comme de Robert révélateur de constructions Aldrich et attitudes spécifiques à cha- que époque (pratique occa- Traduit de l’anglais sionnelle, circonstancielle par Pierre ou récurrente, qu’on com- Saint-Jean prend, excuse ou stigmatise et Paul Lepic, en péché, maladie ou tare Un travesti descend élégamment d’un fourgon de police (New York, 1939). WEEGEE (ARTHUR FELLIG) COLLECTION HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES Seuil, 384 p., 50 ¤. incurable) mais aussi propo- ser un « voyage à travers le me, de la « question homosexuelle » : droits du temps et les continents de l’homosexualité ». couple, logement, assurance, retraite, héritage… Aussi retrouve-t-on l’effet de miroir que la fable Voyages en jusqu’à ouvrir, en moins de quinze ans, une brè- mythologique permet dans le monde grec ancien, che dans l’archétype familial qu’on n’imaginait mais aussi des évocations de la « troupe sacrée » pas si fragile. des amants thébains, de la figure pédérastique et Dans le même temps, l’intérêt pour la vie privée de la promiscuité des gymnases. Plus tard, le atteint aussi les sphères du savoir. Tandis que les Moyen Age sera le temps du grand écart entre la historiens, derrière les fameux précédents de sévérité envers les sodomites et la tolérance de fait. Robert Mandrou et Philippe Ariès, s’attachent à Si l’époque moderne comme l’ère contemporai- homosexualités percer les « mentalités » d’autrefois – on préfère ne osent la vision synthétique – belles contribu- désormais le terme empathique de « sensibili- tions de Michael Sibalis et de Florence Tamagne tés » –, s’ouvre le champ d’études gays et lesbien- notamment –, on découvre avec profit le regard de Plusieurs ouvrages, parmi lesquels nes, qui s’appuient sur le travail sur le « genre » Brett Genny Beemyn sur le cas américain, ainsi que prônent très tôt certaines universités nord- que l’étude de Vincenzo Patanè sur le Moyen- la remarquable « Histoire de l’homosexualité » américaines. La France avance plus timidement et Orient et l’Afrique du Nord, de l’utopie érotique il fallut la double tutelle de Philippe Ariès et de célébrée par Pierre et Gilles à la répression accrue dirigée par Robert Aldrich, rendent compte Georges Duby pour arracher au strict militantisme sous l’influence du fondamentalisme religieux. un continent occulté qui méritait ses historiens. Reste que les derniers mots de Gert Hekma, sur de l’importance d’un nouveau champ d’études le monde gay depuis 1980, abordent sans fard les Enquête sur l’inversion débats en cours, mesurent les avancées, pointent Qui dit Histoire dit document. A l’heure où Phi- les paradoxes (la réalité charnelle se réfugie dans l’heure où le débat sur la légalisation nent à trouver un ton juste, entre la caricature lippe Artières livre une passionnante édition criti- l’illusoire virtuel avec chat et messagerie sur Inter- du mariage gay et la capacité des cou- méprisante et la compassion « psychomédicale » que des Lettres d’un inverti allemand (1) – 31 missi- net) comme les zones d’ombre justifiant le militan- ples homoparentaux à l’adoption envers ceux qu’on tenait depuis près de deux siè- ves adressées, entre janvier 1903 et juin 1908, par tisme de certains chercheurs : la domination de d’enfants permet de prendre la mesu- cles pour de simples pervers. Georges Apitzsch, jeune étudiant désemparé, au l’idéologie hétérosexiste demeure et que l’homo- re d’un des derniers épisodes d’une Aux discours rares et embarrassés qui envisa- médecin lyonnais Alexandre Lacassagne, philan- phobie, mot barbare qui suppose la haine de soi, révolution sexuelle amorcée dans les geaient au mieux l’homosexualité comme un thrope convaincu qu’un savoir sur la sexualité ne ne cède pas. Voilà donc une étape, seulement, col- Aannées 1960, on peut constater que la question « douloureux problème » – pour reprendre l’intitu- peut qu’être articulé sur et avec le discours des lective et lucide, sur un champ qui appelle autant longtemps taboue des relations sexuelles entre lé de l’émission de Ménie Grégoire sur RTL, le sujets observés –, Michael Sibalis rend hommage de rigueur que de vigilance au vu de ce qu’il révèle adultes de même sexe n’est plus confinée à l’im- 10 mars 1971, qui décida de la naissance du Front à l’un des pionniers de cette enquête sur l’« inver- des sociétés humaines. a précation haineuse ou, en réponse, au militantis- homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) – sion », Pierre Hahn (1936-1981), en préfaçant la Philippe-Jean Catinchi me revendicatif. Depuis le défilé new-yorkais de succède bientôt un autre propos, terrible mais réédition de Nos ancêtres les pervers, paru chez 1970 – premier anniversaire des émeutes du Sto- émancipateur aussi. C’est le paradoxal apport de Orban en 1979 (2). newall, un bar new-yorkais où s’étaient opposés la cauchemardesque première décennie des rava- Historien amateur – et comme tel boudé par (1) Lettres d’un inverti allemand au docteur policiers et homosexuels –, la soif de reconnais- ges du sida. Tenue pour un « cancer gay »,la l’université comme par les intellectuels gays, mal- Lacassagne, de Georges Apitzsch. Edition établie par sance, de respectabilité et de tolérance a, certes, maladie sonne le glas de l’insouciance festive qui gré la défense enflammée de Guy Hocquen- Philippe Artières, EPEL (26, rue Madame, 75006 acquis droit de cité. Tandis que la mondialisation avait transformé les images de l’homosexualité. ghem –, Hahn tenta le premier une histoire des Paris), 128 p., 18 ¤. de la communauté gay, sa visibilité nouvelle et Elle révèle, par le travail exemplaire d’associa- homosexuels masculins français à travers le (2) Nos ancêtres les pervers. La vie des son credo d’une domination du plaisir sexuel bou- tions qui œuvrent à la prévention de l’épidémie, XIXe siècle, moment charnière où le sodomite, défi- homosexuels sous le Second Empire, de Pierre leversent radicalement la donne, les médias pei- le problème politique, au sens le plus plein du ter- ni par son activité sexuelle, cède devant l’homo- Hahn. H & O, « Histoire », 224 p., 19 ¤.

Vers l’égalité des sexes Laure Murat et la « tribu des hors-genres » Toujours annoncée, sans cesse retardée, l’égalité des sexes est l’une des rares perspectives qui LA LOI DU GENRE ni masculin ni féminin, ou tout cela à me en culotte », féministe aux cheveux Et par exemple vers le docteur Ambroi- continuent de nourrir l’espérance Une histoire culturelle la fois, et qui « oblige les deux autres à courts et « bicycliste » émancipée, com- se Tardieu, auteur d’une célèbre Etude progressiste. Or malgré de multiples du « troisième sexe » se penser ». Pédérastes, tantes et uranis- mence à faire vaciller la bonne société. médico-légale sur les attentats aux avancées et d’indéniables acquis, les de Laure Murat. tes, lesbiennes, tribades et saphistes, Entre-temps, le lecteur aura pu ren- mœurs, parue en 1857, et dans laquelle discriminations liées au genre travesti(e)s et autres transsexuel(le)s : contrer les principaux théoriciens du il prétend révéler les attributs physi- demeurent largement inentamées, y Fayard, « Histoire de la pensée », la « tribu des “hors-genres” » défie les « sexe intermédiaire » : Karl Heinrich ques qui trahissent la pédérastie : une compris en Occident : « Si un slogan 468 p., 22 ¤. lois, brouille les frontières et subvertit Ulrichs et Magnus Hirschfeld, en Alle- bouche « de travers » et un pénis «en devait résumer le phénomène de les identités. magne ; Edward Carpenter et Have- massue », notamment. persistance des inégalités entre les vec le recul, la langue du pouvoir Pourtant, là où Foucault mettait l’ac- lock Ellis, en Angleterre. Surtout, on Citant un journal judiciaire, Tar- sexes, le plus adapté ne serait sans (politique, scientifique, littérai- cent sur le regard psychiatrique, pour aura pu goûter la saveur d’un essai dieu livre ce portrait d’un garçon de doute pas celui des cigarettes Virginia Are…) apparaît dans toute son obs- situer en 1870 « l’invention » de l’ho- aussi élégant que sensible, plein de 21 ans, surnommé « la reine d’Angleter- Slims : “You came a long way, baby” cénité. On peut en sourire, bien sûr, et mosexualité, Murat opère un double malice également, où le goût de l’ar- re », et dont le profil est propre à faire (“T’es revenue de loin, ma petite”), s’amuser à repérer, par exemple, la déplacement : d’une part, elle intègre chive se mêle à une immense tendres- trembler les honnêtes gens : « Est-ce mais plutôt celui du métro londonien : jouissance perverse ou l’hypocrisie les rhétoriques médicales dans une étu- se pour la littérature : qu’elle s’attarde bien un homme ? Ses cheveux, séparés “Mind the gap !” (“Attention à voyeuriste dans tel rapport de police, de plus large, en les confrontant non sur une page de Proust, pour noter sur le milieu de la tête, retombent en l’écart !”) », note ainsi l’historienne tel traité médical rédigé au XIXe siècle. seulement aux archives de police mais que l’auteur de la Recherche a fait de boucle sur ses joues comme ceux d’une Ilana Löwy dans L’Emprise du genre. Mais il y a surtout beaucoup à en aussi à l’écriture romanesque ; d’autre la voix « l’organe même de l’inver- jeune fille coquette (…). Il a les yeux Masculinité, féminité, inégalité, apprendre : dans les interstices de ces part, elle montre la « fraternité souter- sion » ; ou qu’elle décortique un rap- mourants, la bouche en cœur (…),et ouvrage qui paraît aux éditions La paroles, là où le trouble s’empare des raine » de ces divers discours dès le port de police daté de 1878, dans quand on l’a arrêté, il avait dans sa Dispute (« Le genre du monde », dominants, c’est la vérité de notre premier XIXe siècle. lequel il est fait mention de ces hom- poche un pot de vermillon. Il joint les 288 p., 23 ¤). Croisant sociologie et société qui se donne à lire. mes « qui n’ont que la forme masculine mains d’un air hypocrite et fait des anthropologie, travaux féministes et Fidèle à cette leçon de Michel Fou- « Femme en culotte » et qui sont de véritables femmes au mines qui seraient risibles, si elles études postcoloniales, l’auteur cault, et solidaire, aussi, du geste théo- Attentive aux « bredouillements de la moral », l’historienne met au jour un n’étaient révoltantes »… a affirme la nécessité de percevoir la rique propre aux gender studies améri- langue », l’enquête commence donc en scandale charnel et conceptuel que la Jean Birnbaum domination masculine non pas caines (Gayle Rubin, Judith Butler), 1835, date à laquelle Théophile Gautier grammaire française peine terrible- comme un bloc homogène, mais à la Laure Murat est partie à la recherche publie Mademoiselle de Maupin («Je ment à articuler. Signalons également la parution d’une manière d’une « entité hybride, d’une figure indistincte et proprement suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas Pour trouver une description fine du Histoire des transsexuels en France, contestée, et, de ce fait, dotée d’une innommable, qui bouscule tous les encore de nom »), et elle s’achève à la Bel- « troisième sexe », le mieux est encore de Maxime Foerster (éd. H & O, importante capacité de mutation et ordres établis : le « troisième sexe », le Epoque, quand le spectre de la « fem- de se tourner vers ses pires ennemis. 192 p., 17 ¤). d’ajustement ». 0123 8 Vendredi 3 novembre 2006 ESSAIS

Un manuel de savoir-vivre écologique de Gilles Clément Le vin de A à Z. Le dictionnaire amoureux du créateur d’« Apostrophes » La théorie Un Pivot bien frappé

DICTIONNAIRE AMOUREUX valeur d’engagement définitif ». Heureux « qu’il était empêché d’entrer à l’Acadé- DU VIN temps où quelques litres de bon vin vous mie française par la présence entre son De Bernard Pivot. ouvraient toutes les portes… domicile et le Quai Conti de cinq cafés ». des jardins Ce petit miracle, rapporté avec amu- Il dépeint un Lamartine inattendu, Plon, 488 p., 23 ¤. sement par Bernard Pivot, valait bien obsédé par la vente de ses vins, assure un dictionnaire. De A comme «A la que Pline l’Ancien tenait le millésime e promeneur parisien peut, en la biologie. Ses réalisations sont discu- ’est l’histoire d’un jeune homme tienne ! » à Z comme Zinc, le journa- 121 avant Jésus-Christ pour «le une après-midi, avoir un aperçu tées à l’infini parce qu’il remet en cause de 23 ans qui rêvait de travailler liste, homme de télévision et membre meilleur de toute l’Antiquité », se deman- de trois jardins élaborés par la lecture de l’espace et une pratique rou- à L’Equipe, mais à qui on n’a pro- depuis 2005 de l’académie Goncourt, de gravement « quel vin serait le mieux L Gilles Clément : celui du Musée tinière. Enfin, cet ingénieur horticole C posé qu’une place de stagiaire se livre à l’exercice avec un plaisir com- adapté à la pathétique scène du dernier du quai Branly, face à la Seine, la partie qui revendique le titre de jardinier a éla- au Figaro littéraire. Il se rend à l’entre- municatif. Fidèle à ses premières acte » de Hamlet. la plus innovante du parc Citroën, et, boré une réflexion théorique éparse, tien, sans illusion. Face à lui, le rédac- amours, il se pose en défenseur du ter- Il arrive même que dans ce florilège au-delà de l’arche de la Défense, les fragmentée, allusive, dispersée au gré teur en chef Maurice Noël, géant « aux roir qui l’a vu naître, se faisant l’avocat la littérature se glisse en contrebande : cimetières de Puteaux et de Neuilly dont de publications parfois confidentielles et mains de bûcheron », ami de Claudel. du beaujolais, ce vin « authentique- ainsi de l’histoire de ces deux « tonne- les lotissements funéraires sont réamé- d’expositions grand public. Une écologie « Il énuméra une douzaine de noms et ment populaire », modeste et joyeux, liers-gourmets » dégustant un vin fin. nagés en bosquets de cerisiers et de char- humaniste a le mérite de les réunir de de titres (…), auxquels j’opposai un silence jusque dans ses excès mercantiles. L’un trouve au vin un léger goût de mes. Le projet n’est pas encore achevé, manière plus resserrée et de les mettre de plus en plus honteux. A la fin, ironique, cuir, l’autre des nuances de fer. Malai- mais déjà Gilles Clément est reparti aux en relations avec les travaux pratiques il me demanda s’il m’arrivait de lire. » Remarquable œcuménisme se. Le propriétaire se récrie, proteste, antipodes examiner un biotope nou- d’où elles sont souvent issues. L’affaire était mal engagée. Sans doute Mais par ailleurs, au fil de ces pages, jusqu’à ce qu’il découvre, au fond de veau, observer des insectes au cœur Sa théorie du « jardin en mouve- pour ne pas éconduire trop sèchement il fait preuve d’un remarquable œcumé- son tonneau vide, une clé accrochée à d’une forêt équatoriale, ou se consacrer ment », a été expérimentée, chez lui, le jeune journaliste, Noël lui pose quel- nisme ; il confie bien, avec une pointe un cordon de cuir, tombée par mégar- à La Vallée, son modeste domaine expé- dans la Creuse, avant d’être appliquée ques questions plus personnelles. Au fil de tristesse, qu’il ne goûte pas tant que de. Vaincu, il doit reconnaître la supé- rimental dans la Creuse. ailleurs, et notamment sur une portion de la discussion, il évoque devant lui son ça le vin jaune. Mais pour le reste, c’est riorité des deux dégustateurs d’élite. L’amateur de jardins a du parc Citroën, dont il goût pour la gastronomie lyonnaise et un festival : du Pétrus à la Romanée L’auteur cite cette anecdote comme pui- besoin de repères pour est le coauteur. C’est un – surtout – le beaujolais. C’est là que la Conti, de Montrachet à Yquem, tous les sée dans Le Tastevin à travers les âges de suivre les tours et plaidoyer pour une appro- chance tourne pour le jeune homme. grands y sont. Dégustateur conscien- René Mazerot, sans préciser que la scè- détours du paysagiste. Le che différente des jardins, « Je m’entends dire, du ton le plus naturel cieux mais pas téméraire (Pivot confes- ne est en réalité tirée de Don Quichotte. gros volume qui sort basée sur une observation du monde, à cet homme physiquement et se qu’il a préféré boire un riesling « bou- De l’éternelle difficulté de contrôler les aujourd’hui, Gilles Clé- rigoureuse de l’évolution intellectuellement intimidant, que je ne chonné jusqu’à l’os » plutôt que de faire appellations d’origine… ment, une écologie huma- de la flore, saison après connaissais pas un quart d’heure aupara- une remarque déshonorante à Helmut L’ensemble est à la fois nostalgique et niste tombe à pic : c’est saison, année après vant et que je ne reverrais sans doute Kohl, au risque de nuire aux relations chaleureux, comme toutes les bonnes une sorte de somme sur année, à partir d’une fri- jamais : “Mes parents ont une petite pro- franco-allemandes), l’auteur nous dégustations. Il y manque juste, par les diverses activités de che agricole. Cette démar- priété dans le Beaujolais. Enfin ma convie à une tournée des caves érudite moments, un petit peu d’abandon. Com- ce professionnel à la fois che séduisante semble mère…” » Ces quelques mots valent sésa- et passionnée. me s’il se méfiait de lui-même, l’auteur rare et prolifique, admi- simple. Mais demande, me : le jeune Bernard Pivot est engagé à Bien entendu, ce dictionnaire amou- semble parfois « recracher » tous ces ré, envié et contesté, sans pour être appliquée avec l’essai, contre la promesse de faire parve- reux est l’occasion d’un savoureux petits plaisirs, à la manière des grands doute le plus inventif de succès, de solides connais- nir un caquillon (petit tonneau) de beau- inventaire des morceaux de bravoure professionnels. Comme s’il voulait éviter ces deux ou trois derniè- sances botaniques. jolais à son nouveau chef. Quelques de la littérature bachique. Réjouissant la griserie qu’ils procurent, ce petit grain res décennies. Les contours de sa jours plus tard, la cuvée familiale est passage obligé, l’auteur salue Blondin, de folie qui s’appelle ivresse. a Le livre, qui condense GILLES CLÉMENT, seconde contribution reçue avec éloges : ce verdict « avait prince des soûlographes, qui disait Jérôme Gautheret une biographie, un sur- UNE ÉCOLOGIE théorique, celle du « jar- vol de ses travaux, un HUMANISTE, din planétaire », sont résumé de ses théories et de Gilles Clément beaucoup plus vastes. un bref manifeste lié à et Louisa Jones. Gilles Clément compare En jouant à saute-bouchons son engagement – Abécé- la planète à un jardin clos daire pour une écologie Ed. Aubanel, 316 p., 39 ¤. où « le brassage planétaire humaniste – est rédigé à menace chaque jour davan- ITINÉRAIRES SPIRITUEUX modération. Tant pis. Ou tant mieux plu- On remonte vers l’enfance, passant deux voix. On y entend d’abord celle de tage la diversité spécifique par la mise en de Gérard Oberlé. tôt. « J’entends déjà, continue-t-il, les hur- par la Lorraine. Du schnaps dans le bibe- Gilles Clément. Elle est accompagnée concurrence d’espèces d’inégales vitalités, lements des camelots de la pédagogie offi- ron ? A peine haut comme trois bocks, des commentaires de Louisa Jones, mais induit de nouveaux comportements, Grasset, 272 p. 17 ¤. cielle, de l’ignorance gratuite et obligatoi- Gérard trempe sagement ses bretzels Canadienne installée en Provence, dont de nouveaux paysages, parfois aussi de re, les sectateurs du “mens sana”, les socio- dans les chopes de bière. A chacun sa elle est devenue une spécialiste. nouvelles espèces ». La gestion de notre ertains voient la bouteille à moitié psys à la mords-moi-le-calibistri qui émar- madeleine. La première biture et puis le Les quelque 300 pages, reliées de toi- monde globalisé relève donc désormais vide, d’autres à moitié pleine. Drô- gent au râtelier des cellules psychologiques, vin de messe : apprentissage conjoint le verte et augmentées d’un index, per- d’un « jardinage » écologique extrême- Cle de partition du monde entre tous ces dictateurs de la vertu et de la tem- d’une joie de vivre féroce et d’un doux mettent de naviguer sur cette œuvre : ment sophistiqué. indécrottables optimistes et irréducti- pérance subventionnés pour assommer le abandon à la mélancolie. Il émane du celle sur papier qui peut prendre des Sa dernière réflexion sur ce qu’il bles déprimés. Mais quelle que soit la licheur, le fumeur et le trousseur à coups texte une absolue tendresse. Une révé- chemins divers – dialogue philosophi- appelle « le tiers paysage », moins géné- manière dont on raconte l’histoire, ce de sermons, de rapports et de menaces. » rence au temps ouverte à l’avancée. que, pseudo-roman, journal de bord, raliste, attire notre attention sur ces qui est vrai, dans les deux cas, c’est qu’il Un dernier pour la route, beaucoup livre d’art, fable, essai poétique – com- immenses « entre-deux », ces friches en reste la moitié. Gérard Oberlé, lui, Errances chaloupées d’autres vont suivre. Gérard Oberlé nous me celle qui est tissée d’herbe et de vent, agricoles ou industrielles, ces territoires aurait plutôt tendance à la finir à belles Un pamphlet ? Si l’on veut. Plutôt une fait du saute-bouchons à travers les de fleurs et d’insectes. Ces pages sont (landes, marais, hautes montagnes) lampées. Le raisonnable qui consiste à sotie, ce genre né du Moyen Age, où les années. On change de paysage, de sol, accompagnées de très nombreux plans, abandonnés par l’homme, qui consti- sagement la reboucher pour de parcimo- fous (ou les sots) font avaler cul sec deux de latitudes. On se murge de mots, on se croquis, dessins et photographies qui ne tuent « l’espace d’accueil de la diversité nieuses dégustations futures n’est pas ou trois vérités bien frappées. Oberlé est saoule d’amitié. Car il nous parle de poè- sont pas de simples illustrations, mais biologique, (…) le réservoir général de la son fort. D’ailleurs, le vin aurait tôt fait lyrique. C’est normal quand on aime. Il tes, de livres, de vieux auteurs latins, sont là pour donner à voir des réalisa- planète, l’espace du futur ». de tourner. « Buvons, écrit-il, et louons le serait à moins. Mais qu’on n’aille pas d’écrivains familiers. De vignerons tions concrètes, expliquer, éclairer, préci- Toutes ces réflexions irriguent, à des maintenant les grands buveurs. Le royau- croire que son Itinéraire est une suite de savants. De filles plutôt gentilles et de ser des propos ou des idées. On regrette- titres divers, les réalisations de Gilles me des dieux leur appartient, à ces célestes brèves de comptoir. Avec la délicatesse mauvais garçons. On en redemande. ra donc que la belle mise en page du Clément, que l’on retrouve soigneuse- ivrognes que l’ivresse transfigure. » des grands emportés, il nous fait confi- Oberlé nous ressert des rasades de ren- livre soit gâchée par une impression ment détaillées dans ce volume. L’en- Son Itinéraire spiritueux sonne com- dents de ses errances chaloupées. «Le contres, d’anecdotes, d’érudition sensi- médiocre qui handicape lourdement les semble constituant, au bout du compte, me un tonitruant hommage à l’interna- cul des bouteilles m’a servi de lorgnette et ble, de moments partagés. In vino veri- reproductions photographiques. une sorte de manuel du comment faire tionale des pochetrons, leveurs de cou- le verre à cocktail de kaléidoscope, expli- tas, comme disait Pline l’Ancien. Boire, Aujourd’hui, la place et l’influence de et du savoir-vivre écologique à l’échelle de, bibineurs et picolos. Pas chic par les que-t-il. Disons que ma vision du monde lire ou bien écrire : ce qui compte avant Gilles Clément sont considérables. Il a de la planète. a temps qui courent. En tout cas pas est un peu trouble. Une chance ! » Juste tout c’est la sincérité. a renouvelé l’art du jardin à la lumière de Emmanuel de Roux conforme à l’envahissante morale de la une part de flou dans la sincérité. Xavier Houssin Kierkegaard, comme son nom l’indique

e nom du philosophe sache laquelle exactement. Autre philosophie. Il y souligne comment le « littéraires » au cœur même de la rien n’est acquis à jamais, où tout se Kierkegaard (1813-1855), pour étrangeté fameuse et fondatrice : la Danois entre dans la philosophie mais philosophie, pour lui faire rejoindre la joue à mesure, dans l’à peu près et L un Danois, sonne de manière rupture de Søren Kierkegaard avec la pour la défaire du dedans, la dérégler réalité singulière de l’existence. Le l’impatience de l’instant. Kierkegaard a champêtre et familière. Ce patronyme jeune femme qu’il aime. Pas de mobile par la littérature et le souci du style, au résultat ne sera donc jamais général, trouvé sa voix propre, son timbre et son que nous trouvons presque étrange, apparent pour quitter à jamais cette nom de la singularité de l’existence. universel et abstrait. Il concernera une style, au fil d’un long périple verbal, guttural et rocailleux (à Copenhague, il fiancée parfaite, sauf le projet de lui Pour suivre le fil, il faut rappeler que subjectivité à un moment donné, une passant par des détours nécessaires et se prononce à peu de chose près être ainsi plus fidèle et de préserver son Kierkegaard reproche à la philosophie réalité singulière. Mais cette des ventriloquies obligées. Au terme de « kkhirkkhôôrth… ») évoque un paysage bonheur à elle. On ajoutera l’étudiant deux choses principales : abolir la foi, singularité, avec son lot de hasards, ce chemin, quelque chose comme la rural et paisible : près de l’église que déçoivent Hegel, Schelling et les faire oublier l’existence. Les deux dans d’événements particuliers, de détails liberté, peut-être une joie champêtre et (Kierke), une petite ferme (gaard). plus grands de son temps, le chrétien son esprit sont liés : il lutte pour rendre personnels, finit par devenir accessible familière. Il faudrait alors l’imaginer se Nom paradoxal pour cet homme qui que déchire la faille entre les à nouveau perceptible le scandale du et même exemplaire. tenant aussi loin de l’église que de la fut des plus citadins, et ne quitta la institutions routinières et la foi qui dieu fait homme, et ce combat ne fait C’est ainsi qu’un jeune homme petite ferme. Quand on écrit, il arrive capitale danoise que pour de rares brûle, le dandy qui parcourt, le jour, à atypique, avec ses histoires de famille, que ce soit pour perdre son nom. Et séjours à Berlin. On pourrait trouver grands pas, les rues de la ville et rédige, sa névrose et son patronyme à gagner une identité réellement malgré tout, dans ce nom, une série la nuit, des masses de traités sous CHRONIQUE coucher dehors est devenu, en trente singulière. a d’indices. L’Eglise n’a cessé de lui plusieurs pseudonymes : Constantin ROGER-POL volumes, un incomparable éclaireur paraître tour à tour attirante et odieuse, Constantius, Climacus, Jean du Silence, de la modernité. Dire ce qu’il sut SINGULIÈRE PHILOSOPHIE trahissant le christianisme en Hilarius le Relieur, Anticlimacus… Ces DROIT apporter n’est pas commode. Le Essai sur Kierkegaard prétendant l’instituer. La petite ferme auteurs virtuels incarnent des postures déguiser en « père de l’existentialisme » de Vincent Delecroix. évoquerait le bonheur impossible, la vie intellectuelles ou religieuses distinctes. qu’un, à ses yeux, avec celui contre le est insuffisant. Le réduire à n’être que conjugale abandonnée. Le trajet de Le penseur masqué brouille les règne du concept et les systèmes des le dernier des chrétiens serait, si l’on Le Félin, « Les marches du temps », l’une à l’autre, interminable et affolant, pistes en signant aussi, de son nom philosophes. peut dire, lui être infidèle. Ce que l’on 264 p., 18,90 ¤. pédestre et atypique, serait son propre habituel, des textes différents de Dire que Kierkegaard perturbe doit à Kierkegaard de plus personnel existence. ceux composés par ses doubles. littérairement l’ordre philosophique ne et de plus exemplaire tout ensemble, EXERCICE EN CHRISTIANISME Ce nom évoque aussi, évidemment, Kierkegaard est donc, à la fois, comme signifie pas qu’il importe au pays des c’est la pratique obstinée d’un chemin de Søren Kierkegaard. l’origine paysanne du père, devenu un pseudonyme parmi d’autres et le idées des dispositifs romanesques ou d’écriture. richissime commerçant. Parmi les nom de celui qui les rassemble tous. Il des ornements littéraires. Ce ne Ce qui compte, dès lors : Traduit du danois singularités du fils figurent les s’agit d’une stratégie globale et seraient que fioritures et corps tâtonnements, ratures, réglages, par Vincent Delecroix. tourments suscités par une faute concertée. C’est ce que soutient Vincent étrangers. Sa démarche est plus hésitante et multiple mise au point du Le Félin, « Les marches du temps », ancienne du père, bien que nul ne Delecroix dans un bel essai, Singulière radicale : suivre des chemins style, périple de phrase en phrase où 312 p., 24,90 ¤. 0123 BANDES DESSINÉES Vendredi 3 novembre 2006 9

Trois récits où se mêlent drames intimes et tragédies politiques ZOOM

LE SECRET DE L’ÉTRANGLEUR, de Jacques Tardi et Pierre Siniac En février 1959, alors que la police est en grève pour protester contre la mort de plusieurs de ses membres, Un monde de luttes diverses personnes se font étrangler après avoir échappé une première fois à leur assassin. Le petit Foncinet, UN HOMME EST MORT beau-fils du policier Budé et amateur de polars, côtoie de Kris et Etienne Davodeau. sans s’en douter l’auteur de meurtres « par persuasion », un libraire parisien, misanthrope et amateur de Ed. Futuropolis, 64 p., 15 ¤. magnétisme et d’hypnose. Jacques Tardi a adapté un récit de Pierre Siniac, une histoire dans l’histoire qui LE LONG VOYAGE DE LÉNA renvoie à un « manuscrit terrifiant », en jouant avec son habileté coutumière de de Pierre Christin et André Juillard. l’atmosphère des quartiers parisiens embrumés et en proposant plusieurs épilogues, plus convaincants les uns que les autres. Les amateurs de la poésie Dargaud, « Long courrier », 56 p., 13,50 ¤ noire de Tardi pourront aussi lire le roman Le Serrurier volant de Tonino Benacquista, aux éditions Estuaire, qu’il a illustré. Y.-M. L. LE BOUDDHA D’AZUR (Tome 2) Ed. Casterman, 88 p., 14,95 ¤. de Cosey. ENTRACTE, d’André Juillard. Dupuis, « Empreinte (s) », 72 p., 13,50 ¤ Dessinateur de BD historique avec Les 7 Vies de l’Epervier ou Arno,de science-fiction avec Blake et Mortimer, romancier de l’intime avec Le Cahier bleu ui se souvient des grandes grè- ou Après la pluie, André Juillard relate, dans ce très beau livre, trente ans de ves de mars-avril 1950 à carrière résumés en plus d’un millier de dessins à la mine de plomb, au fusain, à Brest ? Qu’évoque le nom l’aquarelle ou aux encres de couleur. Une exposition de plusieurs de ces œuvres d’Edouard Mazé ? Kris et a lieu, en parallèle à la publication d’Entracte, à la galerie Daniel Maghen, 47 Q Etienne Davodeau ressusci- quai des Grands-Augustins (Paris 6e) jusqu’au 4 novembre. Y.-M. L. tent dans Un homme est mort une des Ed. Daniel Maghen, 432 p., 55 ¤. tragédies de l’après-guerre, ces journées de lutte pour la paix en Indochine et HENRI DÉSIRÉ LANDRU, contre la misère, quand les protesta- de Christophe Chabouté tions des ouvriers affectés à la recons- Landru n’était pas l’assassin des femmes emmenées truction de la ville bretonne détruite par dans le pavillon de Gambais. Petit escroc minable, « une pluie de fer de feu d’acier de sang » planqué pendant la Grande Guerre, il est tombé sous la (Jacques Prévert) se soldèrent par des coupe d’Hélène, et de son amant Paul, une « gueule heurts violents avec la police – un mort cassée ». Celui-ci s’est servi d’Henri Désiré Landru et une vingtaine de blessés graves. Pour comme d’un rabatteur de femmes fortunées, dont il raviver cette mémoire, les deux auteurs s’adjugeait l’argent et les bijoux mais aussi la peau… afin ont exhumé un épisode central de cette de procéder à des greffes du visage. Dans une geste ouvrière d’où émerge la figure du symphonie de dessins en noir et blanc, usant de plans cinéaste René Vautier. très cinématographiques qui jonglent avec des visages, Surnommé « le fellagha de Cama- des décors intérieurs ou des paysages désolés de la banlieue, Christophe ret », le futur réalisateur d’Avoir 20 ans Chabouté livre sa version romancée mais plausible de ce fait divers monstrueux dans les Aurès avait déjà tourné Afri- qui aurait été jugé avec la bénédiction de l’Etat. En même temps que cette que 50, premier film anticolonialiste étonnante défense et illustration de Landru est publiée l’intégrale des quatre français qui lui valut des condamna- premiers récits de Chabouté : Pleine lune, Zoé, Sorcières et La Bête, témoignages tions en France et une médaille au Festi- de la maîtrise graphique et du sens du récit, flamboyant même quand il est val de Varsovie. Avec Ti Zef et Désiré, intimiste, de leur auteur. Y.-M. L. deux ouvriers brestois, René Vautier est Ed. Vents d’ouest, 158 p., 17,99 ¤. chargé par la CGT de rappeler aux camarades de l’agglomération finisté- LA PERDIDA, de Jessica Abel. rienne la mort d’Edouard Mazé et de fai- Images extraites d’« Un homme est mort » (éd. Futuropolis). Carla, jeune Américano-Mexicaine, décide de partir en quête de ses racines à re vivre la mobilisation ouvrière, à l’aide Mexico. De bars en fêtes, de petits amis en trafics, elle s’immerge dans son de sa caméra 16 mm et d’un magnéto- Juillard s’aventurent, eux, sur le terrain C’est aussi l’entrelacement d’un dra- nouveau pays, jusqu’à s’y perdre en fréquentant des amis qui n’en sont pas – phone à fil. Vite cassé, ce dernier sera de la géopolitique en décryptant les me intime et d’une tragédie politique dealers, beaux parleurs, faux révolutionnaires… Elle tombera, à force de remplacé par les moyens du bord : Ti réseaux du terrorisme et en mettant en que conte Bernard Cosey dans le second naïveté, dans les rets d’un trafiquant de drogue qui la frappe, et finira par Zef récitera en direct, avec ses mots et scène les derniers tenants d’un idéal tome du Bouddha d’azur. Dans le Tibet être expulsée. Placée sous les auspices des écrivains de la beat generation, son accent de Brest, le poème d’Eluard postcommuniste en mal de survivance, occupé par la Chine maoïste, alors que cette BD très dialoguée au graphisme très miniaturiste est due à une jeune dédié au résistant communiste Gabriel dans Le Long Voyage de Léna. Encore en les moines du monastère de Chod qui Américaine de 36 ans, qui a été couronnée par le Harvey Award de la Péri, Un homme est mort, en changeant proie à un drame intime – la mort dans l’avaient accueilli ont été massacrés ou meilleure série américaine en 2002. Y.-M. L. ce nom en celui d’Edouard Mazé. un attentat de son époux diplomate et emprisonnés, le jeune Britannique Gif- Ed. Delcourt, 260 p., 25 ¤. de leur fils –, Léna-Hélène tisse sa ven- ford tente de retrouver Lhalh, dont il Rage et émotion geance personnelle tout en servant les était tombé éperdument amoureux. FUN HOME, UNE TRAGI-COMÉDIE FAMILIALE, d’Alison Bechdel. C’est l’histoire de ce film-témoignage intérêts de la paix au Proche-Orient. Sous couvert de romanesque, l’auteur, Best-seller aux Etats-Unis où la presse l’a comparé, de manière sans doute « qui donne envie de pleurer et qui donne Cette double quête lui fait rencontrer avec ce trait et ces cadrages qui lui sont excessive, au Maus de Spiegelman, Fun Home, roman dessiné d’Alison envie de se battre » et qui sera projeté 88 d’énigmatiques personnages, de Berlin spécifiques, souligne le sort fait à la Bechdel, retrace à la première personne le quotidien d’une fille et de son drôle fois, devant des piquets de grève, dans à Dubaï, d’Odessa à Alep. Avec un luxe population de Lhassa par l’occupant de père, mi-professeur d’anglais mi-embaumeur, dans le funérarium familial, des baraquements et des hameaux, de détails, un dessin élégant et des colo- chinois : menaces, usurpations et attein- quelque part en Pennsylvanie. Obsessionnel du plumeau et restaurateur avant de rendre l’âme, que font revivre ris chauds, Christin et Juillard offrent tes aux droits et libertés civiles et reli- infatigable de meubles d’époque, ce père dissimule un secret brûlant que sa avec une distance empreinte de rage et un récit implacable, où l’exotisme nos- gieuses. En dépit de sa conclusion opti- mort brutale (suicide ou accident ?) révèle à sa fille. Il aimait les garçons, elle d’émotion le récit et les dessins de Kris talgique de la Mitteleuropa et l’art de miste, cette charge contre l’oppression aime les filles. « On peut dire que la fin de mon père fut mon commencement, ou et Davodeau. vivre du Proche-Orient cachent à peine donne aussi à ce Bouddha d’azur sa plus précisément que la fin de son mensonge coïncida avec le commencement de Loin de Brest et de l’après-guerre en la logique du terrorisme, ses bains de valeur de témoignage, contre l’oubli. a ma vérité », écrit Alison Bechdel dans ce récit autobiographique. Ch. G. Europe, Pierre Christin et André sang et ses catastrophes humaines. Yves-Marie Labé Denoël Graphique, 236 p., 20 ¤.

Les éditions Le Lombard fêtent leurs 60 ans Deux « biographies » de l’héroïne principale des aventures de Tintin « La BD est encore jeune » Bianca Castafiore, diva ou castrat ?

es éditions Le Lombard ont été d’avoir un fonds : Thorgal, par exemple BIANCA CASTAFIORE, rie de diva et ses générosités de femme – créées en 1946 pour lancer le jour- « tourne » à 300 000 exemplaires par LA DIVA DU VINGTIÈME SIÈCLE et d’autres sujets féminins désignés L nal Tintin, créé par Raymond an. La rigueur de nos prédécesseurs de Mireille Moons. (l’élégante Mme Clairmont, la soubrette Leblanc et Hergé, alors directeur artisti- nous permet de prendre ces risques. Irma) ou esquissés, comme ces femmes que. Le Lombard a survécu à la dispari- Quelle analyse faites-vous du secteur éd. Moulinsart, 128 p. , 18 ¤. apparaissant dans Tintin au Tibet, tan- tion de l’hebdomadaire ; l’éditeur a de la BD ? dis que le « père » du reporter traverse publié depuis sa naissance quelque Beaucoup d’acteurs de l’édition se LA CASTAFIORE, une crise d’angoisse due à l’amour culpa- 800 titres et vend en moyenne 2,5 mil- sont mis à la BD, appâtés par les bons BIOGRAPHIE NON AUTORISÉE bilisant qu’il éprouve pour Fanny, qui lions d’albums par an, soit environ chiffres du secteur. Mais il y a beau- d’Albert Algoud. deviendra sa seconde épouse. 120 millions au total. Une fondation coup de choses inintéressantes. Il ne Et si la Castafiore n’était pas une diva Raymond-Leblanc a été inaugurée à peut pas y avoir 3 000 génies dans les éd. Chiflet et cie, 142 p., 10 ¤. mais un castrat ? C’est la thèse qu’Albert Bruxelles, le 26 septembre, dans l’im- 3 000 BD publiées par an ! Pour des Algoud défend en s’aidant à la fois de meuble du Lombard, pour cet anniver- dessinateurs très talentueux comme epuis Les Bijoux de la Castafiore, documents véridiques ou inventés mais saire. Scénariste de BD (Blake et Morti- Larcenet ou Sfar, on nous en vante la diva arbore une coiffure dite toujours pertinents et en mélangeant mer, La Vengeance du comte Skarbek)et d’autres, qui ne savent pas dessiner, et D « Caravelle », conçue en 1958 avec jubilation des personnages réels directeur éditorial du Lombard, Yves dont on nous dit qu’ils révolutionnent pour rehausser les robes trapèze de (Hergé, Warhol, Basquiat, Visconti, Sente livre sa vision de la BD. le graphisme… Mais le vrai problème, Christian Dior. Hergé l’a copiée dans le La diva et son pianiste, Jacobs…) et ceux des albums. ce sont les scénaristes. Une BD, c’est magazine Coiffures de Paris. Quand elle Igor Wagner. ÉD. MOULINSART Né en 1892 à Naples, le jeune chan- Vous lancez de nouvelles collections. un livre, avec une histoire. Si celle-ci chante à la cour de Syldavie, dans Le teur Fiorentino Casta aurait accepté Pourquoi ? est forte, le graphisme devient pres- Sceptre d’Ottokar (1938) – album qui l’in- femme à part entière qui assume le risque d’être castré pour sauver son père, miroi- Le Lombard lance effectivement une que secondaire. Comme il y a moins tronise dans l’univers de Tintin –, Bian- de ne pas plaire », mais qu’elle est aussi tier, de la faillite et poursuivre une carriè- nouvelle collection d’heroïc fantasy, de bons scénaristes que de bons dessi- ca Castafiore porte un diadème russe dit une amie fidèle et courageuse. re de diva. Il-Elle aurait ensuite croisé « Portail », après « 3e vague », nateurs, on trouve des scénaristes qui « kokoshnik » (« crête de coq »). Sa fidélité s’exerce à l’égard des « trois Hergé à Bruxelles, lui aurait révélé sa « Signé », « Polyptyque », « Millési- travaillent sur huit ou dix séries. Or, à Tous ces détails, qu’il s’agisse de vieux garçons » que sont Tintin, Archi- véritable identité sexuelle (c’est le mes », etc. On n’invente pas de nou- ce rythme, on ne peut pas toujours robes, de chaussures ou de colifichets, bald Haddock et Tryphon Tournesol, « secret de la Licorne ») avant de ren- veau genre depuis une trentaine d’an- être bon. font la richesse de l’ouvrage que la jour- avec lesquels elle entretient un « équili- contrer Lawrence d’Arabie, de s’épren- nées : Thorgal, c’est déjà de l’heroïc fan- La bande dessinée est-elle un genre naliste Mireille Moons consacre au Ros- bre désexualisé ». Son courage est attes- dre du roi Fayçal et d’entrer en Résistan- tasy. « Portail » est née de rencontres enfin reconnu ? signol milanais. En puisant dans les té, dans L’Affaire Tournesol, par la maniè- ce au côté de Nestor. La cantatrice serait avec des auteurs comme Jean-Luc Sala C’est un genre littéraire encore archives de Hergé, dans les magazines re dont elle sauve Tintin et Haddock. En ensuite devenue mère supérieure de cou- ou De Vita. Je me fiche que l’on dise jeune. En BD, la plupart des auteurs des années 1930 à 1960 (Marie-Claire, plus du monde de l’opéra et des modèles vent et animatrice du magazine Lied gla- que nous arrivons dans ce domaine classiques sont encore vivants. Soixan- Vingtième Madame, Album du Figaro, de Maria Callas et Renata Tebaldi, cial… Un destin drôlissime que la vivaci- après d’autres. Nous ambitionnons te ans pour une maison d’édition, c’est Modes de Paris…) et bien sûr dans les l’auteure décrypte avec un joli brin de té d’écriture d’Albert Algoud et sa d’être une référence d’ici cinq à six ans. peu : j’ai l’habitude de dire que c’est un albums, Mireille Moons montre que la plume la façon dont Hergé mit en paral- connaissance parfaite de l’univers tinti- Celui qui n’est pas patient est malheu- bon début ! a Castafiore est, certes, une « extraordi- lèle l’évolution de la vie féminine au nesque rendent presque crédible. a reux. Notre chance, au Lombard, c’est Propos recueillis par Y.-M. L. naire emmerdeuse », c’est-à-dire « une XXe siècle, à travers Bianca – son hysté- Y.-M. L. 0123 10 Vendredi 3 novembre 2006 LES PRIX LITTÉRAIRES

Les tomes I et V du « Journal » de Jacques Brenner paraissent en pleine saison des prix littéraires La vérité des prix

es 750 pages du tome V du Jour- genre : tu me prêtes tes voix au Goncourt nal de Jacques Brenner (1922- et je te donne les miennes au Renaudot… 2001) sont un événement. Pour la Anecdote du 6 novembre 1989 : « Déjeu- L première fois, on peut suivre, en ner avec Berger », directeur littéraire chez direct, vues par l’un des protagonistes, Grasset. « Il m’explique la stratégie qu’il a des manœuvres éditoriales généralement imaginée pour faire obtenir le Goncourt à tenues secrètes. Mais ce livre, tout autant Vautrin [il l’a obtenu]. En fait il a passé qu’une occasion de découvrir les dessous un accord avec Gardel [juré Renaudot, lié des grands prix littéraires attribués cha- au Seuil]. Celui- ci lui a promis les voix du que automne, est un tableau, à la fois Seuil à condition que pour le Renaudot les pathétique et repoussant, de la misère jurés Grasset votent pour Philippe Dou- intellectuelle du milieu littéraire français menc [auteur Seuil].» contemporain. Mais, pour éviter, à juste titre, qu’on Ce volume couvre les années occulte toutes ces années de la pitoyable 1980-1993 – ensuite Brenner interrompt existence de Brenner en cherchant seule- son Journal. Bien sûr, on y apprend, par ment les révélations, Claude Durand, un homme qui le vivait, avec amertume, PDG de Fayard – et de Pauvert, qui de l’intérieur, ce que publie ce Journal – a lui même rédigé les Le jury du prix Goncourt au restaurant Drouant en 1978. MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS JOURNAL, des journalistes, com- notes, souvent pertinentes (et, lorsqu’il tomes I et V me les éditeurs exclus est concerné, à son avantage), quelque- tion avec ce Journal posthume, dont on Le récit de cette décennie est très ins- On le retrouve en 1980 – on saura de Jacques du système des prix, fois fautives. découvre en même temps le début et la tructif. Le jeune Meynard déteste la plus tard ce qui s’est passé entre-temps Brenner. répètent depuis des fin. Et on aurait tort d’ignorer le tome I guerre, méprise Pétain, mais ne songe –, auteur d’une vingtaine de livres ne années, en étant tou- Une vie sinistre (1940-1949), titré Du côté de chez Gide, pas à réellement prendre parti. On a à lui ayant assuré ni succès public ni véri- Ed. Pauvert, jours démentis. Pour Il faut donc lire ce compte rendu pour se concentrer sur le V, titré La Cuisi- peine le sentiment qu’il vit dans un pays table reconnaissance. Il est pauvre, a 792 p. et s’attacher des jurés, minutieux d’une vie sinistre dans ce ne des prix, où Brenner, salarié de Grasset, occupé. Quand on bombarde Rouen, il le encore quelques amants, mais l’amour 760 p., 35 ¤ nommés à vie, cer- qu’on ose à peine nommer la vie littérai- puis membre du jury Renaudot (à partir note, sans commentaire. Le Débarque- n’est pas au rendez-vous. Sauf celui de chacun. tains éditeurs ont mis re française. Ce n’est pas ennuyeux, de 1986), est aux premières loges pour ment du 6 juin 1944 occupe deux lignes. son chien. Le cocker Olaf meurt dans en place tout un mais asphyxiant. Si l’on peut regretter assister aux manœuvres et y participer lui- Il est ému par un discours de De Gaulle, les premières pages (longue description réseau de compromissions : à-valoir l’absence d’un index des noms, c’est par- même tout en se disant « dégoûté ». et, tout en craignant les excès de l’épura- de l’agonie et du deuil). Lui succédera excessifs, préfaces très bien payées, salai- ce qu’il aurait permis de voir d’emblée à La vie triste qui sera la sienne s’ouvre tion, affirme, en 1945 : « Je n’admets pas Falco, un griffon, qui mourra lui aussi, res pour un travail plus ou moins fictif, quel point les romanciers et critiques sur les états d’âme d’un garçon qui n’a qu’on puisse croire qu’on a des excuses en 1993. rééditions de livres oubliés, promesses passant pour être au-dessus de la mêlée pas encore 18 ans quand commence ce d’avoir suivi Pétain. » L’ouverture des Il est payé, modestement, par Gras- diverses (comme publier le président du – notamment et certains Journal, en mai 1940 (il a détruit les camps de concentration ? Le retour des set, pour faire le premier tri des manus- Goncourt, en 1983, Hervé Bazin, dans la collaborateurs du Figaro littéraire de cahiers précédents) et a 27 ans quand il se déportés ? Silence. crits. Il se sent vieux avant l’âge. Si l’on prestigieuse « Pléiade » de Gallimard – l’époque – sont présents dans le milieu termine. Il est à Rouen, d’abord lycéen, Que désire-t-il ? Eviter le STO. Que la excepte quelques-uns de ses cadets, en cela n’a pas eu lieu). Et même mise sous décrit par Brenner. Au contraire, ceux puis étudiant. guerre finisse au plus vite. Etre écrivain particulier Patrick Besson, il fréquente contrat de conjoints, si nécessaire. Par que ces supposés purs ont désignés com- C’est un jeune homme boulimique de et avoir une vie sentimentale avec les des hommes aussi prisonniers que lui, exemple, note Brenner le 15 avril 1985, me manipulateurs – dont les collabora- lecture. Surtout des romans, tant classi- garçons qui le séduisent. Après des au quotidien, d’un système dont l’un « pour remercier Robbe-Grillet d’avoir fait teurs du « Monde des livres » de l’épo- ques que contemporains. Il place Gide au contacts avec Paulhan, et plusieurs refus des grands ordonnateurs est Yves Ber- obtenir le Médicis à BHL [en 1984],on que – en sont absents. sommet de tout, sans pour autant man- de manuscrits, il est publié, en 1948, aux ger (1931-2004), qui, avec sa faconde et publiera un mauvais érotique de sa fem- Comme un point d’orgue au destin quer de curiosité pour les parutions nou- Editions de Minuit (Les Portes de la vie, son accent méditerranéen, ne recule ni me », chez Grasset. contrarié qui fut le sien, voilà que Jac- velles. Passionné de théâtre, il joue et met une trilogie). Même si ce coup d’essai devant la brutalité ni devant le double S’y ajoutent des arrangements entre ques Meynard, devenu Brenner, plutôt en scène, avec le groupe qu’il a créé, les fait peu de bruit, il fait désormais partie discours. Ainsi, en 1984, il promet le éditeurs « possédant » des jurés, du ignoré de son vivant, fait soudain sensa- Etudiants associés. du milieu littéraire. prix Valery-Larbaud à la fois à Brenner et à René-Jean Clot. Certains jours, on prend ses manigances avec humour. Mais, parfois, l’humiliation est violente. Pourtant on se tait, car, avoue Brenner, 1988 : Grasset et le « grain de sable » qui pense ne plus avoir les moyens de se révolter, « la sécurité avant la dignité ! ». C’est alors à son seul Journal qu’il e 14 novembre 1988, le prix Gon- Avant de lire Jacques Brenner, on renier. Il avait donc voté pour François- duire en 1988. Dès le 10 août Yves Ber- confie ses désagréments de juré Renau- court est attribué à Erik Orsenna, connaissait déjà le nom du « grain de Olivier Rousseau, autre auteur Grasset. ger avait annoncé à Brenner qu’il se bat- dot aux prises avec des « stratégies édito- Lpour L’Exposition coloniale (Seuil), sable » qui avait enrayé la machine soi- Toutefois, cette année-là, 1988, Gras- trait pour Bernard-Henri Lévy. Mais, riales » sordides. Il ne défend plus que au sixième tour de scrutin, par 5 voix gneusement mise au point par Yves set a obtenu le prix Médicis pour Chris- malgré le Goncourt de Ben Jelloun, son chien (auquel il fait une vie meilleure contre 4 à Bernard-Henri Lévy pour Les Berger, habile faiseur de prix. André tiane Rochefort et l’Interallié pour Ber- Orsenna demeurait une menace. Aussi que la sienne), se battant contre l’interdic- Derniers jours de Charles Baudelaire Stil (1921-2004), auteur d’une quaran- nard-Henri Lévy. Berger voulait-il tenter de lui faire obte- tion, par le gouvernement socialiste, des (Grasset) et 1 à François-Olivier Rous- taine de livres dont seuls quelques-uns On trouve des détails de tout cela nir le Renaudot, pour le dégager du Gon- chiens dans le jardin des Tuileries. En seau pour La Gare de Wannsee (Gras- avaient eu du succès – proche d’Ara- dans le tome V du Journal de Jacques court (cependant, Gallimard avait aussi 1985, il écrit un pamphlet Une humeur de set). Un résultat assez étonnant, le lau- gon, membre du comité central du PCF Brenner – toujours sans commentaire, un candidat au Renaudot, René Depes- chien (on aurait pu titrer ainsi le Journal). réat de l’année précédente, Tahar Ben jusqu’en 1970 –, devait, comme Jac- sans interprétation, comme s’il était sim- tre, qui l’a obtenu). En outre, sans doute Mais a-t-il encore des passions, de la Jelloun, étant lui aussi un auteur du ques Brenner, beaucoup à Grasset. plement perplexe et accablé par l’infor- pour désamorcer les contre-manœuvres curiosité ? Il lit certains livres, mineurs, Seuil. En outre, les rumeurs qui accom- Entré au jury Goncourt en 1977, la mation ou la rumeur qu’il rapporte. d’ennemis de Bernard-Henri Lévy, le de ses contemporains. Ecoute-t-il de la pagnent toujours les manœuvres édito- même année que François Nourissier, Déjà en 1984, on se demandait, dit-il, où même Berger s’était mis à faire croire musique (il a pourtant publié, en 1962, riales de l’automne promettaient le Gon- il était donc, en principe, un juré fidèle, étaient allées les voix de François Nou- qu’il allait jouer en faveur de François- un Mozart vivant) ? Va-t-il au musée ? On court à Bernard-Henri Lévy, qui l’avait soucieux de préserver, comme le dit rissier, d’Hervé Bazin, d’André Stil, tout Olivier Rousseau, autre auteur Grasset… l’ignore, il se montre seulement replié sur manqué en 1984 pour son premier Brenner pour lui-même, sa sécurité comme d’Emmanuel Roblès, que Gras- Jacques Brenner, qui, souvent, ryth- sa déploration, se condamnant lui- roman, Le Diable en tête (Grasset) – il matérielle. set « venait de mettre sous contrat pour me ses propos par « mon moral est au même : « Les ennemis des jurys ont bien avait obtenu le prix Médicis. son théâtre », et de Robert Sabatier, plus bas », ne parvenait même pas à se raison quand ils parlent de magouilles et je Ainsi, le Goncourt 1984 était allé aux Acte de résistance dont Grasset « publie les œuvres de l’épou- réjouir de voir que les manœuvres les donnerais ma démission du Renaudot si je éditions de Minuit (Duras), le 1985 à A la fin de sa vie, Stil évoquait volon- se ». Le résultat avait été le suivant : 6 plus sûres peuvent échouer, parce que n’en retirais moi-même quelques bénéfi- Gallimard (Yann Queffélec), le 1986 à tiers le Goncourt 1988. C’était son acte voix pour Marguerite Duras, 3 pour Ber- les individus, malgré tout, existent. ces. » (16 octobre 1993). Il faut lire Bren- Grasset (Michel Host), le 1987 au Seuil de résistance, la vieillesse venue. Le trand Poirot-Delpech et 1 pour Bernard- C’est pourtant assez réjouissant. Cela ner. Mais il est conseillé, ensuite, de sortir (Tahar Ben Jelloun). On aurait pu imagi- communiste qu’il était ne pouvait pas Henri Lévy (Edmonde Charles-Roux). s’appelle les surprises de la vie. a prendre l’air… a ner le Seuil hors course pour 1988. se rallier à Bernard-Henri Lévy sans se Cette défaite n’aurait pas dû se repro- Jo. S. Josyane Savigneau Claude Durand, éditeur « en rébellion »

ans deux « notes » publiées en qu’en 1980, à peine nommé à la tête de Et puis, nous a-t-il expliqué mardi qu’a pu écrire Françoise Giroud ou ce qu’a Lorsqu’on demande à Claude Durand introduction des volumes I et V Fayard, il avait refusé à Jacques Brenner 31 octobre, il y aurait une autre raison pu déclarer Marie Susini à propos de cer- s’il conviendrait de réformer le système Ddu Journal de Jacques Brenner, un ouvrage sur la vie littéraire en France tenant à « son sentiment de rébellion tains choix de Dominique Aury, vous ver- actuel, il hésite, se contentant dans un Claude Durand, PDG de Fayard, expli- d’avant-guerre à nos jours, dont Grasset vis-à-vis du système des prix tel qu’il fonc- rez alors que ce que décrit Madeleine Chap- premier temps de souligner toute la com- que les raisons pour lesquelles il a déci- n’avait pas voulu. Selon Durand, les rai- tionne en ce moment ». Admettant que la sal n’est en rien nouveau. » plexité du problème. Et puis finalement dé de publier ce qu’il qualifie de « source sons du refus de Grasset « se résument à publication de ces deux volumes à la il se décide : « Je suis intéressé par le irremplaçable sur la vie littéraire en Fran- une seule : dans sa probité ingénue, Bren- veille de l’attribution des prix Goncourt « Je ne me fais aucune illusion » National Book Award, et plus générale- ce dans la seconde moitié du XXe siècle ». ner ne parlait pas, ou parlait trop peu, ou et Renaudot – le 6 novembre – n’a rien A la question de savoir s’il n’y a pas ment par les prix anglo-saxons, avec leur A sa mort, Jacques Brenner avait laissé parlait mal, dans ses ouvrages, d’auteurs de fortuit, Claude Durand ajoute qu’il quelque chose d’étonnant à voir un édi- système de jurys tournants. » une trentaine de cahiers représentant – en particulier d’autres membres de jurys « a tendance à penser que le système que teur du groupe Hachette publier un livre Au total, pense-t-il que la publication quatre mille pages imprimées. Son ou de critiques influents – qu’un éditeur décrit Jacques Brenner dans ses cahiers somme toute assez critique sur les de ce Journal aura un quelconque effet neveu et héritier en remit par priorité de littérature n’a pas trop intérêt à indispo- continue aujourd’hui. Je le vois à certains méthodes passées d’un autre éditeur du sur le système actuel des prix ? «Çane copie aux éditions Grasset, où son oncle ser ». Pour sa part, il avait refusé le pro- signes, à certains symptômes, à certains même groupe, Claude Durand convient changera rien. Je ne me fais aucune illu- avait fini sa carrière. « Après un délai jet de Brenner parce que, écrit-il, transferts d’une maison d’édition à une que son attitude pourrait être prise pour sion. Regardez les jeunes prix qui se créent. assez long, ajoute Claude Durand, il lan- « j’étais trop affairé à restaurer la vieille autre, à la persistance d’un véritable systè- de la « malveillance », alors qu’il « n’en Ils épousent les mêmes défauts que les ça par voie de presse un appel aux éditeurs maison qu’on m’avait confiée et à la sous- me de troc, qui fait, par exemple, que deux est rien ». Il ajoute « s’entendre très anciens. Dès qu’on dispose d’une petite par- intéressés à prendre connaissance de cette traire aux dépendances obscures qui la éditeurs vont s’échanger un prix contre un bien » avec l’actuel PDG de Grasset, Oli- celle de pouvoir, on s’y accroche. » a œuvre en vue de sa publication. C’est ainsi liaient à sa puissante voisine [Grasset] autre ». vier Nora (1). Ce dernier nous a cepen- Franck Nouchi que j’entrai en 2004 en possession de ce pour songer à ouvrir un nouveau front ». Pour autant, il affirme que la publica- dant fait savoir qu’il avait demandé il y a Journal.» Estimant avoir ainsi commis une « injus- tion quasiment le même jour du Journal quelques semaines à son « confrère » de (1) Claude Durand préface « L’Erreur de Parmi les raisons qui ont poussé tice » vis-à-vis de Brenner, Claude de Jacques Brenner et de celui de Made- lui faire parvenir son édition, mais que l’Occident » d’Alexandre Soljenitsyne à Claude Durand à publier ce Journal,il Durand aurait donc souhaité la publica- leine Chapsal – lui aussi chez Fayard – ce dernier « n’avait pas jugé bon de la lui paraître dans « Les Cahiers rouges » en est une, personnelle, qui tient au fait tion posthume de son Journal. n’est qu’une « coïncidence ». « Relisez ce faire tenir avant publication »… (Grasset, 126 p., 7,10 ¤.) 0123 LES PRIX LITTÉRAIRES Vendredi 3 novembre 2006 11 Les travers d’un système dans lequel certains sont plus égaux que d’autres Regards étrangers sur Une machinerie bien huilée une exception française

e sujet est miné et l’antienne Derrière ces motivations économi- ou Lignes de faille, de , a cuisine des prix » : voilà bien mercial, mais jamais un mauvais livre. » connue depuis longtemps. C’est ques, dont la pression s’est nettement Femina 2006) ou encore l’éditrice Vivia- une spécialité gastronomique que Jonathan Galassi y verrait, lui, plutôt, devenu aujourd’hui monnaie cou- renforcée au cours des années 1980, se ne Hamy (en lice pour le Goncourt Lles étrangers ne nous envient guè- un certain manque de « cohérence » Lrante de critiquer les jurés des cache l’idée plus générale que le systè- 2006 avec Ouest, de François Vallejo) re. En Grande-Bretagne, aux Etats- quand peuvent être récompensés alter- prix littéraires et de les accuser de partia- me actuel, loin d’être parfait, a au moins qui sont récompensés, le bénéfice de la Unis, les plus hautes récompenses litté- nativement « un petit roman » et «un lité. En 2005, il y avait eu une première le mérite de fonctionner et qu’il serait distribution revient à Flammarion. Pour raires – le Booker Prize, le National auteur ayant derrière lui l’œuvre d’une alerte. Le service central de prévention très difficilement réformable. les prix attribués à POL ou à Sabine Wes- Book Award – ne sont certes pas vie ». « Il y a moins de stabilité qu’en de la corruption (SCPC), qui dépend du Au vu des statistiques, il est clair que pieser (Femina étranger 2006), c’est Gal- exemptes de défauts, mais leur systè- France, dit-il. Par ailleurs, le NBA ne ministère de la justice, avait, dans un certains éditeurs sont plus égaux que limard – via la Sodis, sa filiale de distri- me de jurys tournants leur garantit fait pas nécessairement vendre : il stimu- chapitre de son rapport d’activité 2004 d’autres dans la répartition des récom- bution – qui touche les dividendes. une forme d’indépendance qui, globale- le les ventes, mais n’est pas une garantie intitulé « Des lettres ou des chiffres ? », penses. Depuis la création du Goncourt Certains prix littéraires ont en outre ment, semble donner satisfaction. comme le Goncourt. Quoi qu’il en soit, pointé « les risques de conflits d’intérêts en 1903, Gallimard l’a emporté 34 fois, une couleur maison. Le jury du Femina « Le fait que le jury du Booker change c’est un bon prix et une reconnaissance dans les prix littéraires. » « Il est difficile Grasset 17, Albin Michel 11, le Seuil 5. est à dominante Gallimard. Sur 27 prix chaque année est capital, explique Peter décisive pour les écrivains. » de faire la part des choses entre les mem- Si l’on ne retient que la période de décernés en littérature française depuis Ayrton, le patron de la petite maison Ce que les Anglo-Saxons saluent, en bres des jurys, généralement tous auteurs 1980 à aujourd’hui, Grasset et Galli- 1980, Gallimard a été récompensé 8 anglaise Serpent’s Tail. On ne connaît revanche, c’est la « visibilité » des prix d’œuvres littéraires, et les maisons qui les mard (en incluant les filiales Denoël et fois. Si on y ajoute les deux prix attri- qu’au printemps le nom du président qui français. En Angleterre, la short list du éditent », écrivait le rapporteur. « Les Mercure de France pour cette dernière) bués au Mercure de France et les trois à choisira ses jurés. Parmi ceux-ci, il peut y Booker Prize provoque des débats et le conditions dans lesquelles sont recrutés font figure de championnes : elles ont POL, cela fait en moyenne un prix tous avoir un écrivain (qui ne publie rien cette prix est relayé à la télévision, ce qui est voire cooptés les jurés souvent désignés à les deux ans. Le Seuil tire aussi son épin- année-là), un critique, un metteur en scè- rare dans ce pays. Mais aux Etats-Unis, vie, sont peu claires, ce qui les rend a priori gle du jeu avec 7 distinctions (en ne, et même, c’est arrivé, un homme politi- si le NBA demeure la récompense suspectes », poursuivait-il. « Au premier tour, incluant les 2 Femina de L’Olivier). que. Dire que les jurés n’y connaissent rien suprême – le tout récent Quills Award, A ce constat viennent aujourd’hui tu votes selon ton cœur, Grasset n’a en revanche pas eu un seul parce qu’il n’ont pas trente ans de prix der- créé comme un challenger, n’a pas s’ajouter les preuves historiques. La Femina depuis La neige brûle, de Régis rière eux, c’est faire preuve de snobisme réussi à s’imposer –, il reste souvent publication du Journal de Jacques Bren- au deuxième, tu votes Debray en 1977. La maison de la rue des culturel. On peut discuter les choix, les confiné à « un processus privé », note ner (1922-2001), romancier, critique lit- Saints-Pères se rattrape avec les prix aimer ou pas, mais c’est comme pour le Jonathan Galassi, qui déplore que les téraire, salarié de Grasset et juré du prix pour ton éditeur » Médicis et Interallié (respectivement 14 Nobel… » M. Ayrton insiste aussi sur l’as- médias, surtout la télévision, s’en désin- Renaudot de 1986 à sa mort, constitue La formule est d’, et 12 récompenses depuis 1980). pect « démocratique » du Booker. « Les téressent en général. un témoignage de première main sur les Cette arithmétique simple cache des petites maisons ont vraiment leur chance. pratiques du milieu littéraire. directeur littéraire stratégies plus complexes, certains édi- C’est très différent de la situation françai- Maisons qui « font » les prix « Au premier tour, tu votes selon ton teurs, avec l’aide de jurés « amis », se, où les prix sont trustés par quelques- Si nul système n’est parfait, le cas de cœur, au deuxième, tu votes pour ton édi- de Grasset de 1960 à 2003 allant parfois jusqu’à mettre en œuvre uns. L’impact du prix varie entre 50 000 l’Espagne est sans doute le plus éton- teur », rapporte Jacques Brenner à la un véritable système de troc (à toi le et 2 millions d’exemplaires, mais l’indépen- nant. « Ici, ce sont les maisons d’édition date du 12 novembre 1983. La formule, été respectivement récompensées 41 et Goncourt, à moi le Renaudot). dance des jurys, elle, me semble constante. qui “font” les prix, avec leur propre assassine, est d’Yves Berger, directeur lit- 37 fois par l’un des cinq principaux prix Vu de l’étranger, la France fait plutôt Si on rencontre un juré dans un cocktail, argent et des jurys choisis par elles », téraire de Grasset de 1960 à 2003. A ce (hors littérature étrangère et essais). figure d’exception, même si le Japon, on ne lui parle jamais du prix. C’est une explique un acteur du paysage édito- titre, il a été dans l’ombre, le faiseur de Viennent ensuite le Seuil et Albin l’Espagne et, dans une moindre mesure, espèce de pudeur britannique. D’ailleurs rial espagnol qui préfère garder l’ano- rois des lettres françaises, du début des Michel (17 et 8 récompenses). Les l’Italie connaissent des pratiques peu ou ce serait contre-productif. » nymat. C’est le cas pour les trois plus années 1980 à son décès. « miettes » se répartissent entre les 350 prou similaires (lire ci-contre). Autres différences fondamentales grands prix : le Planeta (décerné par Alors que tout le monde sait, pour- autres éditeurs, parmi lesquels Minuit Alors, que faire pour limiter les avec la France : les jurés du Booker Planeta), le Torrevieja (Random House quoi personne ne parle ? Cet art du non- (7 prix, dont 3 Goncourt), Flammarion conflits d’intérêts et les nombreux sont rémunérés, ce qui peut aussi expli- Mondadori) et l’Alfaguarra (groupe dit – du « off » journalistique – prati- (3 prix), Fayard (3), L’Olivier, filiale du oublis et fausses notes qui ont entaché quer que les « tentations annexes » Santillana). « Le prix Planeta est le plus qué par les principaux acteurs, éditeurs, Seuil (3), POL, qui dépend de Gallimard les palmarès depuis leur création ? Un soient moindres. Par ailleurs, une fois important et le plus commercial. Le livre auteurs, critiques ou jurés, s’explique de (3), Stock (2), Calmann-Lévy (2) et seul exemple : en 1932, Guy Mazeline, la short list établie, les éditeurs sélec- qui se vend partout, jusqu’au plus petit différentes manières. Une évidence, tout Robert Laffont (1). Certaines maisons pour Les Loups, fut préféré par les jurés tionnés, de même que l’éditeur village d’Espagne. Certains lecteurs ne d’abord : le système des prix en France sont totalement absentes des palmarès : du Goncourt au Voyage au bout de la gagnant, doivent « participer financière- lisent que ça dans l’année et il provoque – on en recense près de 2 000 – fait ven- la quasi-totalité des maisons du groupe nuit de Céline, qui obtint le Renaudot. ment aux frais de publicité ». beaucoup de débats. Il faut dire que sa dre et il serait stupide, affirment ses Editis (Plon, Belfond, Julliard) mais aus- L’avenir dira si les prix décernés par des Aux Etats-Unis, comme en Angleter- dotation mirifique (600 000 euros) est, défenseurs, de tuer la poule aux œufs si José Corti, Verdier, Le Dilettante, etc. panels de lecteurs sont irréprochables. re, le National Book Award (NBA) – à l’occasion, une façon pour Planeta de d’or. Parmi eux, les « grands » décernés Autre aspect, moins connu car moins Rien, aujourd’hui, ne permet de l’affir- plus littéraire que le prix Pulitzer – est, piquer des auteurs aux autres maisons. à l’automne – Goncourt, Renaudot, voyant, dans les mécanismes d’attribu- mer. Parmi les pistes évoquées, l’une comme le Booker, doté d’un jury tour- Sur le mode : On vous donne le prix, Femina, Médicis, Interallié – auxquels il tion des prix : la distribution des livres. des plus délicates à mettre en œuvre nant. « Il y a dans ce pays une tradition mais après vous venez chez nous… » faudrait ajouter le prix de l’Académie Ainsi, lorsque Minuit, L’Olivier, Philip- serait d’assurer l’anonymat des jurés. d’indépendance des jurys qui ne sont pas « Ce qui est amusant, c’est que, mal- française, continuent de se tailler la part pe Rey ou Phébus obtiennent un prix, Plus réaliste apparaît en revanche la ouverts aux pressions. We don’t do gré tout, si vous considérez une tranche du lion. Mais d’autres prix, plus récents, cela profite au Seuil, via leur distribu- mise en place de jurys tournants. Entre that ! », explique Jonathan Galassi, qui de temps suffisamment longue, vous ver- souvent décernés par des jurés de lec- teur Volumen. Celui-ci touche alors 6 % autres avantages, cela permettrait de dirige la prestigieuse maison new-yor- rez que la plupart des auteurs impor- teurs (Livre Inter, Goncourt des lycéens, à 8 % du prix de vente de l’ouvrage pri- diminuer la moyenne d’âge des jurés kaise Farrar Straus et Giroux. «Jene tants en langue espagnole ont été récom- etc.) commencent eux aussi à avoir un mé. Si c’est Actes Sud (Le Soleil des Scor- des principaux prix. a sais pas si un auteur Farrar a siégé pensés. Reste que les dés sont totalement véritable impact sur les ventes. ta, de Laurent Gaudé, Goncourt 2004, Alain Beuve-Méry récemment parmi les jurés, mais jamais pipés et que tout le monde le sait. C’est je n’aurais abordé ce thème avec lui. » comme un jeu que tous acceptent. Alors, Anglais et Américains se retrouvent bien sûr, depuis l’Espagne, on imagine pour souligner le côté imprévisible des qu’il y a aussi en France des histoires. choix, dû précisément au fait que les Mais le fait que les prix soient attribués Qui sont les jurés des quatre grands critères changent avec les jurys. Pour en dehors des maisons d’édition élargit Peter Ayrton, cela n’est pas un inconvé- forcément l’éventail des possibles. A prio- nient : « Une année, ils couronneront ri, vus d’Espagne, les prix français sont prix littéraires français ? Banville ou Kelman, le meilleur de la lit- plus propres et plus libres. » a térature, une autre, un roman plus com- Florence Noiville

JURY DU GONCOURT té de lecture. A succédé à Robert Mallet, Jacques (1996), Mercure de France (Gal- Les jurés de l’académie Goncourt Gallimard, démissionnaire en 1986. limard). A remplacé Zoé Oldenbourg, (1903) sont au nombre de dix. Ils sont Christian Giudicelli (1993), Seuil, mem- Gallimard, démissionnaire. Christine AGENDA élus à vie, par cooptation. Le choix du bre du comité de lecture de Gallimard. A Jordis (1996), Seuil, membre du comité lauréat se fait au restaurant Drouant, à publié au Rocher. A remplacé Marcel de lecture de Gallimard. A remplacé LES 4 ET 5 NOVEMBRE. « François Augiéras, barbare, primitif, Paris, après un déjeuner. Chacun est Sauvage, décédé en 1987, Grasset. Geor- Renée Massip, Gallimard, démissionnai- FEMMES. A Paris, Antoinette Fouque, aventurier, radical », désigné par son couvert. ges-Olivier Châteaureynaud (1995), re. Danièle Sallenave (1998), Galli- Gisèle Halimi, Simone Veil, Taslima avec Paul Placet, Serge Sanchez et Joël Au 1er couvert, Bernard Pivot (2005), Grasset. A succédé à Luc Estang, décédé mard, membre du comité de lecture du Nasreen, Leïla Shahid et Sylviane Vernet (à 18 h 30, 30, boulevard journaliste, a publié chez Gallimard et en 1992, Seuil et Gallimard. Franz-Oli- Seuil. A remplacé Dominique Aury, Agacinski seront parmi les principales Vivier-Merle, 69003 ; rens. : Plon. Il a succédé à André Stil vier Giesbert (1998), auteur Seuil, Gras- membre du comité de lecture de Galli- invitées du colloque « Femmes de 04-78-62-18-00). (1977-2004), auteur Grasset. Au 2e, set, Gallimard, Flammarion. A succédé mard (1963-1998). mouvements, hier, aujourd’hui, pour Edmonde Charles-Roux (1983), Gras- à décédé en 1997, Galli- (2003), Seuil, membre du comité de lec- demain 1968-2006 » (à la Sorbonne, 17, LE 9 NOVEMBRE. set, élue présidente en mars 2002. Au 3e, mard. Dominique Bona (1999), Gras- ture de Gallimard. A succédé à Françoi- rue de la Sorbonne, 75005. Le 4, de BOLAÑO. A Bordeaux, colloque Didier Decoin (1995), Seuil (secrétaire set. A remplacé Francis Ambrière, mort se Giroud (1992-2003), Fayard. Made- 10 heures à 12 h 30 : amphi Guizot, et de « Rencontres autour de Roberto général du prix). A remplacé Jean Cay- en 1998, Seuil. Jean-Noël Pancrazi leine Chapsal (1981), Fayard. Régine 14 heures à 21 heures : amphi Richelieu ; Bolaño » organisé par Karim Benmiloud rol (1973, démissionne en 1995), Seuil. (1999), Seuil, puis Gallimard. A succédé Deforges (1984), Fayard – la première le 5, de 9 h 30 à 18 heures : amphi et Raphaël Esteve (université Au 4e, Robert Sabatier (1971), Albin à Alain Bosquet, mort en 1998, Grasset vient d’être exclue, la seconde, solidaire, Richelieu ; rens. : 06-83-45-86-96). Michel-de-Montaigne, Michel. Au 5e, Daniel Boulanger et Gallimard. J.-M.G. Le Clézio (2002), a démissionné. salle H 112). (1983), Gallimard, puis Grasset. Au 6e, président du prix en 2006, Gallimard, LE 8 NOVEMBRE. LES 9 ET 10, à l’hôtel de région François Nourissier (1977), Grasset, membre du comité de lecture. A succédé JURY DU MÉDICIS AUGIÉRAS. A Lyon, la bibliothèque de la Aquitaine, se tiennent les Assises de puis Gallimard. A publié chez Albin à José Cabanis (1986-2000), Gallimard Il est remis le même jour que le Femi- Part-Dieu organise une table ronde l’édition indépendante, « Ils sont grands, Michel. Au 7e, Michel Tournier (1972), qui avait remplacé Henri Amouroux, na. Son jury est composé de 12 mem- autour de l’œuvre de François Augiéras : ces petits ! » Gallimard, membre du comité de lectu- Laffont, démissionnaire en 1986. bres, mais trois jurés, décédés, n’ont pas re. Au 8e, Françoise Chandernagor Patrick Besson (2003), Albin Michel, été remplacés : Jean-Pierre Giraudoux, (1995), de Fallois puis Gallimard. A rem- puis Fayard. A publié au Rocher. A suc- cofondateur du prix, auteur Grasset ; placé Emmanuel Roblès (1973-1995), cédé à Jacques Brenner (1986-2001), lec- Francine Mallet, Grasset et Jacqueline LES CHOIX DU «MONDE DES LIVRES» Seuil et Grasset. Au 9e, Jorge Semprun teur salarié de Grasset qui avait rempla- Piatier, responsable du « Monde des (1996), Grasset puis Gallimard. A publié cé Pierre Mazars, rédacteur en chef du livres », de 1967 à 1983. Les neuf mem- LITTÉRATURE au Seuil. A remplacé Hervé Bazin Figaro littéraire, mort en 1985. bres actuels sont : Alain Robbe-Grillet, La Déchirure, de Robin Hobb (Pygmalion). (1958-1996), Grasset et Seuil. Au 10e, (1958), auteur Minuit, puis Fayard. Mar- Que la paix soit avec vous, de Serge Joncour (Flammarion). Françoise Mallet-Joris (1970), Grasset, JURY DU FEMINA cel Schneider, (1964), Grasset. Christi- Ambre, de Mohamed Leftah (La Différence). puis successivement Gallimard, Flam- Ce prix a été fondé en 1904. En 1951, ne de Rivoyre, (1971) présidente, Gras- Métamorphoses d’un mariage, de Sandor Maraï (Albin Michel). marion, Plon. ce jury exclusivement féminin est passé set. , (1976), Moby Dick et Pierre ou les ambiguïtés, d’Herman Melville (Gallimard, « Pléiade »). à douze membres. La présidence en est Grasset, membre du comité de lecture. L’Art du bref, de Richard Millet (Gallimard, « Le Promeneur »). JURY DU RENAUDOT tournante. En font partie : Benoîte Denis Roche, (1984), Seuil. Michel Rue Katalin, de Magda Szabo (éd. Viviane Hamy). Les jurés du prix Renaudot (1926) Groult (1976), auteur Grasset. Diane de Braudeau, (1993), Gallimard, membre sont au nombre de dix. Ils sont élus à Margerie (1977), Mercure de France du comité de lecture. A remplacé Ber- ESSAIS vie, par cooptation. La présidence est (Gallimard). Claire Gallois (1984) Gras- nard Privat, ancien PDG de Grasset. Venise. Naissance d’une ville, de Sergio Bettini (Ed. de L’Eclat). tournante, suivant l’ancienneté. Le prix set. Solange Fasquelle (1992), Grasset. Anne Wiazemsky, (1996), Gallimard. A Les Héros de Budapest, de Phil Casoar et Eszter Balazs (Les Arènes). est remis le même jour que le Goncourt. A remplacé sa mère, la duchesse Edmée remplacé François-Régis Bastide, Seuil. La Tradition secrète des mystiques, de François de Fénelon (Arfuyen). Par ordre d’ancienneté, les jurés de La Rochefoucauld, Grasset. Viviane Jacques Chessex, (1996), Grasset. A suc- Lettre à D. Histoire d’un amour, d’André Gorz (Galilée). sont : André Bourin (1971), auteur Forrester, Fayard (1994). A remplacé cédé à Marthe Robert, Grasset. Patrick Galanterie française, de Claude Habib (Gallimard). Grasset. André Brincourt (1984), Gras- Marie Susini, Seuil. Mona Ozouf Grainville, (1996), Seuil, membre du Les Hongrois. Mille ans d’histoire, de Paul Landvai (éd. Noir sur Blanc). set, (secrétaire général du prix). Louis (1996), Gallimard et Fayard. A remplacé comité de lecture. A remplacé Claude Dictionnaire des métiers oubliés de la ville et de la campagne, Gardel (1986), Seuil, membre du comi- Suzanne Prou, Calmann-Lévy. Paula Mauriac, Grasset. a d’Albine Novarino (Omnibus). 0123 12 Vendredi 3 novembre 2006 RENCONTRE Francis Lacassin Dans les jungles du livre Comment un enfant qui a appris à lire avec Tarzan est devenu l’inlassable explorateur des territoires délaissés de la littérature : science-fiction, mystère, aventure… Pour en devenir leur meilleur guide

’il est quelqu’un qui, dans le der- planète Mars dans la « Bibliothèque de la jeu- nier demi-siècle, a inlassablement nesse », ouvrage qu’il a pieusement conservé œuvré pour la reconnaissance de depuis. Plus tard, dans Robinson, il lira les ce que l’on rassemblait sous l’éti- autres œuvres S-F du père de Tarzan. «En quette infamante de « paralittéra- 1937-1938, la science-fiction était déjà publiée tures », c’est bien Francis Lacas- en France. Peu de gens s’en sont rendu compte. Francis Lacassin, octobre 2006. LUDOVIC CARÊME POUR « LE MONDE » sin.S Depuis le numéro de la revue Bizarre sur Alain Resnais, Jacques Sternberg dont j’ai fait Tarzan (1963) et au travers de nombreuses plus tard la connaissance chez Eric Losfeld, le cinéma à Saint-Jean-de-Valériscle, mais le « En 1940, Son premier volume de Mémoires sera entreprises éditoriales, ce nom est devenu un savaient. » propriétaire du plus grand café du village suivi d’un volume de souvenirs, Les Amitiés sésame pour tout amateur d’aventure, de mys- Des années plus tard, Alain Resnais et louait sa salle à un tourneur le samedi. Fran- j’ai découvert du clair de lune. Il y parlera de Maurice tère, d’imaginaire en permettant la redécou- Francis Lacassin sont allés rendre visite à cis Lacassin se rappelle l’émotion des enfants grâce Renault, fondateur de Mystère magazine, verte d’œuvres oubliées ou de textes mécon- Paul Winkler, créateur du Journal de Mickey, du village quand la voiture du tourneur prit qui était prêt à publier ce Maigret Magazi- nus d’auteurs connus : Gustave Lerouge, Sou- qui leur a expliqué comment ce dernier était feu et que le film qu’il devait projeter, Les Vau- à un cousin ne rêvé par le jeune Lacassin, de Jacques vestre et Allain, Jack London, Albert Londres, né. « Le projet de Winkler en fondant l’agence tours de la jungle, fut détruit : ils le pensaient anarchiste Bergier, de Georges Gallet, de romans Maurice Renard et bien d’autres lui doivent Opéra Mundi était de distribuer les BD disparu à jamais ! l’œuvre de populaires, d’Hogarth, dessinateur de résurrection et reconnaissance. américaines en France dans la presse, mais Au cinéma comme en littérature, il emprun- Tarzan, de Jean-Claude Forest qu’il consi- Dans le choix de ces territoires littéraires aucun journal n’en a voulu. Alors, il a créé un ta des chemins de traverse. Dans le journal V Jack London dère comme le Lewis Carroll de la BD, de inlassablement explorés se voit l’empreinte journal et, en huit mois, la presse illustrée magazine, qui publiait au milieu de photos de en édition l’activité d’Encrage et aussi de son cher décisive des lectures de jeunesse. Francis française pour la jeunesse est morte, frappée de dames coquines des articles sur des sujets Mac Orlan. Lacassin est né au début des années 1930 à désuétude. Seul a subsisté L’Intrépide passionnants, il avait appris l’existence de non expurgée. Quand on lui demande quels projets il Saint-Jean-de-Valériscle, près d’Alès, alors reconverti en Tarzan.» Musidora et de Louis Feuillade. La vision des J’étais loin aurait aimé mener à bien, il évoque le ville minière du Gard. « Une image m’a mar- Vampires à la Cinémathèque le stupéfia. Ray- de me douter dépouillement du Journal de l’abbé Pré- qué. Tous les jours, après quatre heures, surgis- Chemins de traverse mond Borde, directeur de la cinémathèque de vost, Le Pour et le Contre (1733-1740), dont sait dans le village une horde de mineurs tout Il raconte aussi que Winkler n’arrivait pas Toulouse, lui dit un jour avoir fait l’acquisi- que je il avait extrait la matière de deux volumes ; noirs, à bicyclette. Ceux qui ne voulaient pas se à trouver quelqu’un pour traduire les Silly tion de milliers de mètres de pellicule auprès deviendrais La Bande dessinée de A à Z, qui devait paraî- laver aux douches des houillères et préféraient le symphonies en vers de mirliton. « Alors qu’un de gitans, dont un Mandrin. C’était le Man- tre chez Fayard avec des articles d’Edgar faire chez eux. Cette vision incongrue d’hommes traducteur lui faisait part au téléphone de son drin d’Henri Fescourt. Lacassin entra en rela- un jour Morin sur Hergé et de sur noirs m’a poussé vers le fantastique », explique échec, un visiteur qui était dans son bureau se tion avec le réalisateur, qui lui présenta les son éditeur, Félix le chat. Il cite la rédaction d’un Dic- le compilateur des Maîtres de la peur et de proposa d’essayer. C’était un petit homme mous- acteurs encore vivants de cette préhistoire du ni que j’irais tionnaire des méconnus de la littérature, Vic- l’étrange, de l’abbé Prévost à Guillaume tachu qui ne payait pas de mine et qui venait de cinéma : Yvette Andreyor (la fiancée de tor Segalen, Blaise Cendrars et les petits Apollinaire (Bouquins), qui regrette de lui vendre des souvenirs de Primo Carnera, le Judex), Gaston Modot, Joe Hamman… sur ses traces maîtres du roman populaire : Léon Groc, n’avoir pu publier la totalité de ses moissons champion du monde de boxe, dont il était l’im- « Fescourt avait écrit lui-même un livre à Dawson René Thévenin, Eugène Thébault, Jean de fantastiques… présario. Winkler accepta et le résultat fut si remarquable, La Foi et les Montagnes,oùil La Hire, Louis Boussenard, Charles Deren- La clé magique de l’univers de Francis réussi qu’il nomma le petit homme, Léon Sée, décrivait ce cinéma populaire au quotidien. Si City. » nes, le commandant de Wailly. Lacassin, la source de son œuvre future, c’est rédacteur en chef du Journal de Mickey. » vous lisez les histoires du cinéma, vous avez une Autant de territoires méconnus dont on le Journal de Mickey. C’est là qu’il a appris à Une conversation avec Lacassin est pétrie idée extrêmement fausse du cinéma français, veut espérer que Francis Lacassin sera lire, seul, à l’âge de 5 ans. Ce qui lui a permis d’anecdotes de cette eau : les souvenirs s’en- comme de tous les autres d’ailleurs. Cette année, encore le défricheur. a de déchiffrer ensuite une édition populaire chaînent, peuplés de silhouettes pittoresques. c’était le centenaire de la Nordisk, il y a eu des Jacques Baudou du Robinson Crusoé où alternaient une page « En 1940, j’ai découvert grâce à un cousin rétrospectives. Sa production n’a rien à voir avec de texte en gros caractères et une page d’illus- anarchiste l’œuvre de Jack London en édition ce qu’en disent les histoires de cinéma qui n’ont tration. L’une d’elles est restée gravée dans sa non expurgée. J’étais loin de me douter que je retenu que Dreyer. En 1911, avant Feuillade, la mémoire : celle où Robinson découvre une deviendrais un jour son éditeur, ni que j’irais Nordisk a produit des films policiers et, en empreinte de pied… sur ses traces à Dawson City. » 1913-1914, deux films de science-fiction. » C’est également dans le Journal de Mickey De sa jeunesse aussi date son amour du Grand défenseur de ce cinéma populaire, qu’il a lu en feuilleton les romans d’Edgar cinéma qui est passé par les dessins animés Lacassin, dans la revue Cinéma 61, a publié Rice Burroughs. D’où, à 7 ans, sa découverte de Mickey ou Félix le chat, puis par les Tar- des articles sur Feuillade, Judex, Joe Ham- de la science-fiction avec Le Conquérant de la zan ou les films d’aventure. Il n’y avait pas de man, Robert Florey. Ce qui a constitué la matière de son ouvrage, inégalé : Pour une contre-histoire du cinéma (10/18). Cette collaboration à Cinéma 61 l’amènera à rencontrer Alain Resnais. En 1962, à la sor- Passion et sens du risque tie de L’Année dernière à Marienbad, il signe un article, « La machine à explorer Resnais ou à la recherche de Fantômas ». « J’expli- MÉMOIRES : SUR LES CHEMINS pour la jeunesse, dont il permit qu’il soit quais qu’il y avait des réminiscences de films à QUI MARCHENT reconnu à sa vraie dimension par la publica- épisodes et de bandes dessinées. Je m’intéressais de Francis Lacassin. tion en 10/18 de son œuvre complète. à Resnais parce que, dans Les Cahiers du ciné- Mais c’est sur ses rencontres qu’il insiste ma, on avait demandé à des réalisateurs leurs Ed. du Rocher, 356 p., 21 ¤. surtout. Rencontres avec des auteurs – les films préférés. La plupart des réponses étaient grands maîtres du policier français, Boileau- très convenues, mais Resnais citait Planète e n’ai jamais envisagé d’écrire mes Mémoi- Narcejac, Marcel Allain, Georges Simenon, interdite, Johnny Guitar, Les Survivants de res : c’est une idée de Jean-Paul Bertrand Léo Malet – à qui il consacre des portraits l’infini, Le train sifflera trois fois. Ensuite par- J[ancien PDG des éditions du Rocher], chaleureux. Rencontres avec des éditeurs ce que, dans son documentaire Toute la mémoi- qui à chaque fois que nous nous rencon- ensuite : Jean-Jacques Pauvert dont la mai- re du monde, il faisait un panoramique sur trions me faisait raconter mes histoires, comme son d’édition était un « palais des mer- une table où étaient disposés des fascicules Jack London qui, au lieu de chercher de l’or à veilles », Jérôme Martineau, Christian Bour- d’Harry Dickson.» Édouard Glissant Dawson City, faisait parler les vieux dans les gois, « l’âme de 10/18 », Gilbert Sigaux au L’article plut à Resnais qui demanda à voir bars. Au cours d’un déjeuner, il me dit : “Vous Cercle du bibliophile, Guy Schoeller, l’inven- son auteur. De cette première rencontre est Une nouvelle région devriez écrire vos Mémoires. Je ne crois pas teur de « Bouquins » et son goût du défi. née l’idée de fonder en 1962 un Club des ban- qu’il y ait à Paris beaucoup de conseillers litté- Ecrit d’une plume élégante, ce livre don- des dessinées « dans un contexte ultra-hosti- du monde raires qui soient allés au Klondike pour prépa- ne de l’édition l’image d’un métier exercé le » : les éducateurs, les intellectuels vitupé- rer une édition de Jack London”. » avec passion, curiosité et un certain sens du raient la BD, accusée de tous les vices, Les Esthétique I Ce conseil a décidé Lacassin à consigner risque. Un métier où il est aisé de rencon- Temps modernes publiaient des extraits du ses Mémoires d’éditeur, au sens anglo-saxon trer « des êtres exceptionnels ». Lacassin ne psychanalyste Frédéric Wertham attaquant “Nous entrons tous maintenant dans une du terme, c’est-à-dire celui qui conçoit et pro- fait preuve d’amertume – sous le couvert de Superman et Batman, et la censure sévissait. nouvelle région du monde, qui désigne ses lieux pose un projet éditorial, qui recherche et ras- l’humour – qu’une fois, en évoquant la nou- Avec les actions entreprises par le club sur toutes les étendues données et imaginables, semble les textes, qui en assure l’accompa- velle édition des Nestor Burma chez « Bou- devenu plus tard le Celeg, avec la publication et dont seuls quelques-uns avaient pu prévoir gnement. Dans cet ouvrage enlevé, il parle quins », où son travail exemplaire a été rem- du bulletin Giff Wiff, la création de festivals au loin les errances et les obscurités.” bien sûr de son travail, sans jamais souligner placé par une préface indigente et un auxquels participèrent de grands dessina- la vaste érudition qui le sous-tend, mais en accompagnement inepte. On comprend son teurs américains, avec la parution notam- montrant l’aventure que cela représente, ressentiment quand on sait la place qu’il y ment de son Pour un neuvième art : la bande comme dans le cas de Jack London, confiné occupa au temps de Guy Schoeller. a dessinée, Francis Lacassin entreprit de lutter Gallimard aux romans du Grand Nord et à la littérature J. Ba. contre les préjugés qui frappaient alors la BD.