Revue européenne des migrations internationales

vol. 25 - n°1 | 2009 Nouvelles migrations chinoises en Afrique et en Amérique latine

Emmanuel Ma Mung (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/remi/4871 DOI : 10.4000/remi.4871 ISSN : 1777-5418

Éditeur Université de Poitiers

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2009 ISBN : 978-2-911627-51-4 ISSN : 0765-0752

Référence électronique Emmanuel Ma Mung (dir.), Revue européenne des migrations internationales, vol. 25 - n°1 | 2009, « Nouvelles migrations chinoises en Afrique et en Amérique latine » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2012, consulté le 27 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/remi/4871 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/remi.4871

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© Université de Poitiers 1

SOMMAIRE

Dossier : Nouvelles migrations chinoises en Afrique et en Amérique latine

Migrants au Mali : une pluralité de mondes sociaux Françoise Bourdarias

Recent Chinese Migrants in small Towns of Post- Yoon Jung Park et Anna Ying Chen

Chine-Afrique ou la valse des entrepreneurs-migrants Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup

La nouvelle immigration chinoise au Pérou Isabelle Lausent-Herrera

Le prolétaire, le commerçant et la diaspora Emmanuel Ma Mung

Articles hors-dossier

L’éthique du débat sur la fuite des cerveaux Speranta Dumitru

Les usages sociaux de l’histoire de l’immigration : enquête auprès d’un cercle militant Gilles Frigoli et Christian Rinaudo

Ni invasion, ni exode Regards statistiques sur les migrations d’Afrique subsaharienne David Lessault et Cris Beauchemin

Étudier les liens entre les migrations intérieures et internationales en suivant les trajectoires migratoires des Boliviens au Brésil Sylvain Souchaud et Rosana Baeninger

Note de recherche

L’enquête Parcours et Profils des migrants Une approche statistique originale Marilyne Bèque

Notes de lecture

Daniel CÉFAÏ et Carole SATURNO, Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph ; Isaac JOSEPH, L’athlète moral et l’enquêteur modeste Thomas Bujon

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Rabah NABLI, Les Entrepreneurs tunisiens. La difficile émergence d’un nouvel acteur Gilles Ferréol

Luc CAMBRÉZY, Smaïn LAACHER, Véronique LASSAILLY-JACOB et Luc LEGOUX, L’asile au Sud Adelina Miranda

Philippe RYGIEL, Le bon grain et l’ivraie - La sélection des migrants en Occident, 1880-1939 Antoine Pécoud

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Dossier : Nouvelles migrations chinoises en Afrique et en Amérique latine

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Migrants chinois au Mali : une pluralité de mondes sociaux Chinese Migrants in Mali: a Plurality of social Worlds Migrantes chinos en Malí: una pluralidad de mundos sociales

Françoise Bourdarias

1 À partir du cas malien, cette contribution propose une approche des mobilités chinoises en Afrique de l’Ouest privilégiant les interdépendances entre activités économiques chinoises et dynamiques sociales locales. Une telle mise en relation pourrait constituer l’une des voies possibles vers une analyse comparative de plusieurs États africains.

2 Depuis le début des années 2000, le thème de la présence chinoise en Afrique a donné lieu à un nombre croissant de publications de politologues et d’économistes. Ils ne prennent généralement guère en compte la différenciation des contextes locaux et situent leurs analyses à l’échelle du continent africain. Les territoires locaux, les États, ne sont alors caractérisés que par les matières premières dont ils disposent, le marché qu’ils représentent pour les produits chinois, la position qu’ils occupent dans les stratégies géopolitiques de l’État chinois. Les experts enclenchent alors un débat sur l’évaluation des liens qui s’instaurent entre la Chine et l’Afrique : sont-ils bénéfiques, viennent-ils pallier les conséquences des stratégies économiques et politiques occidentales, ou constituent-ils l’amorce d’un nouveau processus de domination ?

3 Or l’histoire de chacun des États africains, les tensions sociales qui s’y développent donnent une forme très particulière aux migrations chinoises, qui elles-mêmes contribuent à la transformation de la société locale dans ses dimensions les plus essentielles — structure du marché du travail, rapports à l’activité salariée, forme des réseaux commerciaux, constructions du politique. Ces configurations singulières connaissent des transformations rapides et relativement imprévisibles.

4 C’est dans cette perspective que je tenterai ici de rendre compte de la spécificité des mobilités chinoises au Mali, de la population qui s’y implante, particulièrement hétérogène, traversée de clivages et de conflits. Les premières observations menées en 2005 et 2006 m’avaient conduite à penser qu’elle ne relevait pas d’une analyse en

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termes de « communauté », ni même de « diaspora ». Mais ces notions, si répandues dans la littérature concernant les migrations chinoises, conviennent-elles aux nouvelles migrations vers l’Afrique ? Ce point sera évoqué en conclusion.

5 Les recherches sociologiques consacrées aux migrations ont d’abord privilégié l’observation des communautés implantées dans les pays d’accueil. Mettant au centre des analyses la notion de circulation migratoire (années 1990) elles ont ensuite construit des espaces d’observation englobant lieu d’origine et lieu d’installation, puis plus récemment les trajets effectués par les migrants. Les dynamiques sociales observables dans les configurations sociales mises en relation sont alors rapportées aux stratégies économiques et sociales des groupes mobiles. Les travaux concernant les migrations chinoises tendent aujourd’hui à adopter cette perspective, liant les transformations économiques et sociales des régions de départ, les phénomènes migratoires qui se développent sur le territoire chinois et les migrations transnationales.

6 L’importance des cadres sociaux locaux de l’installation a été soulignée par certains auteurs (Waldinger et Tseng, 1992 ; Hsu, 2007) : l’histoire des flux migratoires chinois dans le pays d’accueil considéré, l’économie locale, les formes urbaines, les politiques publiques marquent le développement des réseaux migratoires et les stratégies des migrants. Toutefois la multiplicité des interactions avec les groupes sociaux « indigènes » est rarement prise en considération1.

7 L’analyse des interdépendances entre les différents groupes de migrants chinois et de nationaux semble particulièrement adaptée aux contextes des États africains. Là en effet, selon leur position, les migrants entretiennent des relations étroites avec la population locale : concurrence ou coopération avec les entrepreneurs nationaux, relations de travail liées au statut d’employeur (parfois d’employé), alliances ou conflits avec différentes fractions des élites africaines. Au premier abord, ces relations semblent circonscrites aux champs économiques et politiques, elles donnent cependant lieu, de part et d’autre, à des constructions symboliques dont on peut déceler les variations au gré des situations observées — constructions identitaires, représentations de l’altérité, conceptions politiques et éthiques, qui contribuent à transformer le regard que les individus portent sur leur société, sur leur propre trajectoire.

8 À une autre échelle, on peut constater que les migrations chinoises en Afrique s’inscrivent aujourd’hui dans un contexte global ambigu de tension et de coopération entre la Chine et les pays occidentaux. Les médias occidentaux et chinois sélectionnent et articulent sous une forme particulière des éléments de savoir produits par les experts, économistes et politologues. On peut notamment repérer dans ces productions médiatiques antagonistes une lutte pour la définition du développement et de ses enjeux politiques et économiques, du rôle de l’État, des effets de la colonisation occidentale. Les premières développent des représentations très générales et parfois rudimentaires des migrations chinoises en Afrique2, construction d’un nouvel empire colonial, pillage des ressources économiques... Les secondes légitiment la présence chinoise en se fondant sur les affinités entre la Chine et l’Afrique, également confrontées à l’impérialisme occidental et pour qui le modèle de développement chinois constituerait une solution efficace3.

9 Les discours qui s’affrontent, se répondent, exercent une influence notable sur les populations migrantes et locales. En témoignent de nombreux forums sur internet, dans des journaux chinois et africains4 ; le chercheur pourra également assister aux

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débats qui animent les groupes de voisins et de collègues de travail, les rassemblements de consommateurs et de commerçants sur les marchés, les réunions politiques tenues dans les quartiers des villes africaines. On constate alors que les énoncés concernant les stratégies chinoises en Afrique constituent un ensemble d’outils que migrants et locaux (quand bien même ils n’auraient aucun contact direct avec les Chinois) utilisent lorsqu’il s’agit de donner du sens aux transformations sociales vécues, aux événements de la vie quotidienne : évaluation des situations de travail, des comportements patronaux, des trajectoires sociales, des politiques étatiques et des élites, des normes qui doivent orienter la vie sociale. La variabilité des discours et des pratiques qu’ils argumentent invite à multiplier les contextes de recueil des matériaux.

10 Cette contribution présente quelques éléments d’une recherche en cours, observation croisée de la population migrante chinoise installée au Mali et de groupes sociaux maliens entretenant avec elle des relations directes5 — ouvriers employés dans des établissements chinois, cadres formés en Chine, commerçants (« sédentaires », membres de réseaux commerciaux transnationaux, intermédiaires installés en Chine6). Les interdépendances entre les deux populations seront abordées ici à travers une analyse des transformations de la configuration migratoire chinoise, des cadres sociaux locaux qui les orientent et, dans une perspective microsociale, des constructions identitaires des migrants7.

Présence chinoise et transformations de la configuration sociale malienne

11 « Les Chinois sont arrivés avec Modibo ». Cette formule courante au Mali suggère bien une articulation particulière entre le politique, l’économique et la mémoire collective. La figure de Modibo Keita symbolise l’orientation socialiste adoptée par l’État Malien dès l’indépendance en 1960. L’État noue alors des liens privilégiés avec l’URSS et la Chine. Les stratégies économiques mises en œuvre conduisent à une industrialisation accélérée, au développement d’un secteur d’État. Les entreprises publiques se multiplient, les experts envoyés par l’État chinois les organisent8, ils développent également les équipements publics et les hôpitaux. Les flux étudiants vers la Chine concernent essentiellement les formations techniques et scientifiques.

12 À cette période, les alliances diplomatiques nouées par la Chine avec de nombreux États africains lui permettent de s’affirmer au sein des organismes internationaux. Le Mali se voit cependant attribuer une position privilégiée d’allié « sans faille », fréquemment soulignée par les médias des deux pays. Allusion entre autres à l’épineuse question de la reconnaissance de , qui a perturbé les relations de la Chine avec un certain nombre d’États africains9.

13 En 1968, un coup d’État militaire renverse Modibo Keita. Le nouveau gouvernement rompt avec les orientations économiques précédentes, mais maintient les relations avec la Chine. Les entreprises d’État chinoises implantent peu à peu des filiales au Mali, notamment dans le bâtiment et les Travaux Publics, certaines s’ouvriront ensuite aux capitaux privés et acquerront leur autonomie à la faveur des réformes économiques mises en œuvre par le gouvernement chinois10.

14 À la fin des années 1970, l’État Malien enclenche un processus de privatisation du secteur public, poursuivi par les gouvernements qui se succèderont après la chute du

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pouvoir issu du coup d’État11. Certaines entreprises deviendront des sociétés sino- maliennes, mais la plupart sont alors rachetées (et démantelées) par les réseaux commerciaux maliens qui renforcent alors leur position tant dans la sphère économique que dans la sphère politique.

15 Ce processus a provoqué un accroissement considérable du chômage des ouvriers et des cadres. Une partie d’entre eux a cherché un emploi dans les entreprises chinoises.

16 Le bas niveau des salaires au Mali et l’état du marché du travail incitent aujourd’hui les employeurs chinois à utiliser cette main-d’œuvre. Les entreprises publiques ou privées ne font venir de Chine que les ingénieurs, les techniciens et quelques ouvriers qualifiés qui encadrent la main-d’œuvre ouvrière malienne. De nombreux ingénieurs maliens formés en Chine sont employés comme intermédiaires, traducteurs, assistants techniques.

17 Sur ce point, le Mali se différencie d’autres pays du continent où l’essentiel de la main- d’œuvre recrutée par les firmes chinoises vient de Chine12. L’influence des entreprises chinoises sur le marché du travail malien oriente les transformations de la société locale : représentations ouvrières du travail salarié et du rôle économique de l’État, positions politiques des diplômés formés en Chine qui se perçoivent comme une élite en formation, opposée aux élites d’État, et affirment des conceptions du développement inspirées du modèle chinois.

18 Ce contexte politique et économique, et notamment la prééminence du secteur public13 dans les activités chinoises au Mali, marque également les mobilités chinoises — les formes d’implantation, les activités économiques, les rapports à la population locale.

19 En premier lieu, les établissements industriels et commerciaux privés chinois se sont installés assez tard au Mali, pour l’essentiel, à partir de 2000. Le cas des établissements commerciaux (import-export et détail) est particulièrement significatif, ils sont aujourd’hui peu nombreux14, tandis que dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, au Sénégal et au Bénin par exemple, les implantations se sont multipliées depuis 2003 (Kernen et Vullier, 2008 ; Bredeloup et Bertoncello, 2006 ; Dupré et Shi, 2008), suscitant parfois l’opposition des commerçants locaux.

20 Cette particularité semble liée à la puissance des réseaux commerciaux maliens, qui remonte à la période précoloniale15. Ils se sont imposés très tôt en Afrique de l’Ouest et du Centre. Aujourd’hui ils sont présents dans toutes les places commerciales d’Asie (notamment en Chine), du Moyen Orient, d’Europe et d’Amérique du Nord.

21 La privatisation de l’économie malienne a permis l’augmentation du capital, le renforcement des monopoles commerciaux. Le poids politique de ces entrepreneurs dérive à la fois de leur position économique et des alliances qu’ils ont nouées avec le monde politique, par le biais des liens familiaux, des investissements économiques, des appartenances religieuses. L’emprise sociale de ces réseaux de clientélisme est renforcée par la limitation des recrutements dans le secteur public qui conduit de jeunes diplômés à intégrer les entreprises commerciales, par la désindustrialisation qui contribue à la croissance d’un commerce « informel » étroitement dépendant des grands établissements commerciaux.

22 Le développement des échanges avec la Chine a encore impulsé le dynamisme de ces réseaux et favorisé l’apparition de nouvelles entreprises. L’implantation massive de commerçants chinois au Mali ne mettrait dans un premier temps en péril que les entreprises les plus fragiles, mais elle serait susceptible de porter atteinte à la solidité

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d’un système d’alliances qui conditionne, non sans conflits, la stabilité de l’appareil d’État.

23 Que cette situation ait donné lieu ou non à des négociations entre États, elle semble avoir été appréhendée par les représentants de l’État chinois au Mali. Les candidats à l’installation, quant à eux, ont jusqu’à présent perçu les difficultés qu’ils rencontreraient dans le secteur de la distribution, d’où une prolifération des « bars- hôtels »16, en fait des hôtels fréquentés par des prostituées et leurs clients maliens — activité très rentable mais aussi dangereuse. Dans un contexte local où les tensions qui traversent le champ religieux marquent de plus en plus les représentations du politique, la prolifération des bars chinois devient un indice de la décadence de la société malienne, des dysfonctionnements de l’État. Les Imams les dénoncent dans leurs prêches, les riverains multiplient les pétitions exigeant leur fermeture17.

24 Contrairement à ce qui a pu être observé dans certaines villes d’Afrique de l’Ouest (Kernen et Vullier, 2008), les résidents chinois de Bamako ne se sont pas approprié un territoire urbain spécifique. Il n’existe pas aujourd’hui encore de « quartier chinois », ni même de « rue commerçante chinoise ».

25 Largement dispersés dans l’espace urbain bamakois18, les commerces et surtout les bars, semblent constituer aux yeux d’une grande partie de la population l’aspect le plus visible de la présence chinoise. À l’inverse, les établissements industriels, les chantiers, les lieux de résidence où sont concentrés leurs salariés, pourtant facilement repérables, sont situés à cette distance à la fois physique et sociale qui suscite un sentiment d’opacité et de mystère.

26 En dehors des chantiers sur lesquels résident temporairement les ouvriers et quelques techniciens, les cadres occupent des logements collectifs au siège des entreprises, ou dans des « cours » ou se regroupent les cadres de plusieurs établissements. Un tel mode d’habitat, les déplacements collectifs des résidents, alimentent les stéréotypes qui se diffusent dans les milieux populaires bamakois19. Les cadres et les ouvriers chinois sont « invisibles » non parce qu’ils se cachent, mais parce qu’ils instaureraient une distance rendant impossible tout contact en dehors des relations de travail. Cette caractéristique désigne « les Chinois envoyés par leur gouvernement », catégorie qui, dans ce contexte particulier, rassemble en fait des travailleurs du secteur public et du secteur privé et les oppose aux « privés », petits commerçants et surtout gérants de bars-hôtels. Ces derniers, bien trop proches, sont aussi trop visibles, et dans certaines situations de crise, ils se voient attribuer tous les traits négatifs des activités chinoises au Mali — concurrence déloyale, vente de produits de mauvaise qualité20, atteinte aux valeurs morales et religieuses maliennes, tandis que les « Chinois mandatés par leur gouvernement », dont les comportements sociaux peuvent être critiqués, « produisent » et « contribuent au développement du Mali ».

27 L’opposition secteur d’État/secteur privé, quels que soient les groupes englobés dans chaque catégorie, semble aujourd’hui structurer les représentations maliennes de la population chinoise, lorsqu’il s’agit de formuler une évaluation des avantages et des inconvénients de sa présence pour le Mali, de différencier les modes de vie et les comportements sociaux des migrants.

28 Ces catégories sont également travaillées, sous de multiples formes, par les résidents chinois, lorsqu’ils sont amenés à définir leurs groupes de référence, à dessiner les contours de leurs identités collectives. La prégnance de cette opposition doit être

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rapportée à la genèse de l’implantation chinoise au Mali et aux stratégies de l’État malien, dont quelques traits viennent d’être soulignés.

La construction des groupes de référence en situation de crise

29 En mars 2005, des bars chinois furent pillés par des émeutiers à l’issue d’un match de football perdu par l’équipe malienne contre l’équipe togolaise. Au cours de la même année, plusieurs résidents chinois ont été victimes d’agressions. Ces événements semblent être à l’origine de la fondation de l’Association des Résidents Chinois au Mali (arcm)21 dont tous les adhérents sont des entrepreneurs privés.

30 Les entretiens effectués à cette période auprès de résidents chinois à Bamako22, font apparaître des constructions identitaires contrastées. L’opposition entre « secteur d’État » et « secteur privé » traverse alors l’ensemble des discours recueillis.

31 Les cadres et les techniciens des entreprises liées à l’État chinois se réfèrent à la longue durée des relations d’entraide qui associent la Chine et les pays africains. Leurs discours travaillent les énoncés formulés dans la presse et dans les discours officiels chinois, repris par les médias maliens proches du pouvoir. L’activité technique des experts participe ainsi à la marche vers l’autonomie économique des pays anciennement colonisés, la durée limitée de leur séjour au Mali manifeste bien le souci de respecter l’indépendance des partenaires. Autant de réponses implicites aux argumentations développées dans la presse occidentale, accusant les Chinois de coloniser l’Afrique. Les entrepreneurs privés (« Les gens de l’ARCM ») sont alors situés dans la sphère du marché, motivés exclusivement par le profit économique, durablement implantés au Mali, ils rejoindraient en cela les occidentaux.

32 Les gestionnaires et les cadres des sociétés d’État et des firmes à capitaux mixtes insistent fréquemment sur le primat du politique et des stratégies diplomatiques de l’État chinois. Toutes ces entreprises ne subissent pas les mêmes contraintes économiques. Les premières travaillent beaucoup dans le cadre de la coopération d’État à État, les secondes doivent s’imposer sur le marché malien et lors des appels d’offre internationaux. Leurs administrateurs disent travailler tantôt à perte, tantôt pour des bénéfices très faibles23, compensés par les profits réalisés dans d’autres pays du continent. Mais le Mali est un pays « diplomatiquement important », de plus de telles stratégies « peuvent faciliter l’entrée des produits chinois sur le marché ».

33 Aussi bien que les pratiques économiques, les principes éthiques semblent opposer les deux groupes. Les experts affirment qu’ils « respectent les lois locales » et entretiennent des rapports harmonieux avec l’administration malienne, « les privés », et surtout les tenanciers de bars, contourneraient la législation et scandaliseraient les Maliens.

34 Les entrepreneurs privés, quant à eux, se présentent comme les agents des dynamiques qui se développent en Chine. Leur esprit d’entreprise leur permet de lutter contre les obstacles sociaux qui s’opposent à l’ascension de leur famille. Ils font de fréquentes allusions, plus ou moins voilées, à l’ostracisme dont ils sont victimes de la part de leurs compatriotes du secteur d’État, au peu de soutien que leur apportent les autorités consulaires chinoises. Ils décrivent alors longuement les conflits qui les opposent aux fonctionnaires « corrompus » des administrations maliennes, à leurs salariés locaux,

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« revendicatifs » et peu efficaces. La nouvelle association doit leur permettre de négocier en position de force avec les autorités maliennes et d’obtenir la reconnaissance de leurs autorités consulaires.

35 Recueillis dans une situation particulière, où les individus s’efforcent, face à l’enquêteur, de définir et de légitimer leur position au sein du groupe des ressortissants chinois et de la société malienne, ces discours laissent entrevoir les tensions qui traversent la population migrante. Les interviewés ne se réfèrent ni aux mêmes contextes, ni aux mêmes temporalités — longue durée des politiques d’aide mises en œuvre par l’État chinois pour les uns ; pour les autres, problèmes économiques et sociaux vécus au jour le jour dans le pays d’origine et au Mali.

36 Pourtant, les deux secteurs sont étroitement liés. Les entrepreneurs privés sont pour une bonne part d’anciens cadres du public. En fin de contrat ils fondent une entreprise dans le bâtiment, l’industrie, le commerce ou l’hôtellerie, en fonction des capitaux économiques qu’ils peuvent réunir, c’est-à-dire en fonction du réseau social qu’ils peuvent mobiliser tant en Chine qu’au Mali. L’hôtellerie ou le petit commerce sont parfois des étapes intermédiaires, ou des solutions de repli en cas d’échec. Certains cadres en activité investissent dans des entreprises privées dirigées et cofinancées par des membres de leur réseau social.

37 Depuis deux ou trois ans, l’accroissement de la concurrence, et les conflits qui en résultent, font apparaître une nouvelle opposition entre les « privés qui viennent du public » et les « Chinois de l’extérieur », c’est-à-dire, ceux qui viennent directement de Chine, sans passage par une société d’État. Cette catégorie est elle-même très hétérogène, composée de petits entrepreneurs individuels, pauvres en capitaux, souvent diplômés (certains s’investissent dans les activités informelles ou sont employés comme gérants dans des hôtels) et d’investisseurs liés à des réseaux déjà actifs en Chine, en Afrique et en Asie.

38 Les observations menées deux ans après « les événements de 2005 »24 dessinent un nouveau paysage social. L’effacement des deux blocs identitaires fondés sur l’opposition du secteur public et du secteur privé fait apparaître de nouvelles lignes de tension au sein de la population migrante. Les individus, en construisant pour l’enquêteur leur cheminement personnel, évaluent avant tout leur situation d’expatriés et l’avenir qu’elle leur permet d’envisager. La façon dont ils définissent leur position dans leur pays d’origine, leurs représentations de la société malienne sont liées à ce point de vue réflexif que l’enquête les conduit à adopter.

39 Une telle perspective accentue la fragmentation du groupe des résidents chinois. À ce niveau, les individus se différencient surtout par les espaces de relations qu’ils construisent entre le Mali et la Chine, par les calendriers sociaux auxquels ils se réfèrent, par leurs rapports avec certains groupes de la population locale.

L’évaluation des distances sociales en territoire étranger

40 Les lignes de clivage traversent les catégories d’activité économique et de statut. « Cadres salariés », « entrepreneurs », de telles catégories englobent toujours des individus situés à des moments différents de leurs trajectoires et que distinguent par ailleurs leurs perspectives d’avenir, les ressources qu’ils ont la possibilité de mobiliser.

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Dans la configuration concrète observée ici, il semble que la distance sociale qui en découle se traduise par des stratégies d’évitement, parfois des sentiments de méfiance réciproque25. Certains interviewés lieront explicitement leur perception du milieu des résidents chinois au Mali à l’évaluation des dynamiques sociales qui se sont développées dans leur pays d’origine, engendrant individualisme et compétition26. En situation d’expatriation, les interviewés construisent des identités qui marquent ce qui les sépare, tant au Mali que dans leur pays d’origine : histoire familiale, formation, perspectives d’avenir, modes d’intégration à la société chinoise.

41 Les récits des cadres en fin de carrière des sociétés d’État et ceux des ouvriers27 présentent des affinités qui pourraient surprendre, mais dont peuvent rendre compte en partie les conditions de la mobilité sociale et les modes d’acquisition des savoirs professionnels.

42 Les cadres âgés de plus de cinquante ans ont tous occupé des emplois d’ouvrier après avoir été formés « sur le tas », avant de pouvoir entreprendre des études. Quel que soit leur milieu d’origine, ils ont vécu, adolescents, les événements de la révolution culturelle. Les études ont ensuite permis à certains une mobilité sociale, à d’autres de surmonter le déclassement de leur famille28. Ils se définissent comme des individus qui ont su « suivre le courant », « le fil de l’eau », sans trop savoir où cela les conduirait. L’entreprise qui les emploie, leurs missions dans plusieurs pays d’Afrique ne sont que les moyens de construire en Chine un espace familial sécurisé, le seul lieu de vie qu’ils valorisent, et dont l’avenir leur semble aujourd’hui incertain. Cette expérience particulière des contraintes sociales les conduit à assimiler les processus sociaux maliens et chinois, leurs conceptions du développement s’en trouvent profondément marquées. Une société doit être, selon eux, évaluée à l’aune du cadre d’action qu’elle offre aux individus et l’industrialisation seule peut leur permettre de construire un espace d’autonomie, protection contre la domination inévitable d’un État et de ses élites plus ou moins corrompues. Ils évoqueront souvent les liens de confiance et d’estime qu’ils ont noués avec certains ingénieurs maliens formés en Chine, dont les trajectoires et la position sociale leur paraissent ressembler aux leurs29, tandis que les jeunes ingénieurs chinois semblent appartenir à un monde qui leur est étranger.

43 Les récits des ouvriers privilégient également l’accumulation des expériences professionnelles et sont rythmés par les événements, les « hasards », qui les ont conduits à « choisir un chemin ». Comme les cadres âgés, ils constituent la famille en espace de référence. Issus de lignées ouvrières ou paysannes, ils insisteront sur le fait qu’ils ont réussi à maintenir la position familiale en évitant le chômage et le déclassement. Ils ont appris leur métier « sur le tas » et tiennent tous dès le départ à déclarer qu’ils n’ont pas de diplôme et que leurs propos seront sans doute sans intérêt. Ils accordent en fait une grande valeur à ce mode de formation et marquent ainsi leur distance vis-à-vis des techniciens diplômés qui supervisent leur travail, et avec lesquels les relations semblent parfois conflictuelles30. Encadrant une équipe de 6 à 10 travailleurs maliens ils tentent de reproduire avec eux les relations qu’ils ont entretenues avec leur propre maître d’apprentissage. Leurs représentations de l’Afrique s’en trouvent profondément modifiées31. Ils comparent le Mali et leur pays sous l’angle des techniques mises en œuvre et des moyens de travail, de la formation des ouvriers qu’ils jugent rudimentaires. Leur pays leur semble plus avancé sur la voie de la modernisation, sans plus. Le chômage et la pauvreté sont ici et là-bas également menaçants. Cependant la distance, et souvent l’hostilité qui marquent leurs relations

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avec les ouvriers maliens32 contribuent à les dissuader de prolonger leur expatriation. Dépourvus de relations sociales et de ressources monétaires, ils disent ne pouvoir envisager une migration vers les pays occidentaux ou une activité indépendante au Mali. L’obstacle de la langue, leurs conditions de logement sur les chantiers restreignent leurs relations de sociabilité aux ouvriers chinois de la même entreprise.

44 Comme les cadres en fin de carrière et les ouvriers, les jeunes cadres des entreprises publiques et privées33 se considèrent comme des « passants » au Mali. Ils se rapprochent cependant des entrepreneurs indépendants, pourtant plus âgés, par le regard qu’ils portent sur leur parcours individuel, par la position qu’ils s’attribuent au sein de la société chinoise. Les uns et les autres, se perçoivent comme les agents de la modernité. Leurs récits mettent en scène des individus rationnels aptes à observer leur société de façon distanciée. Certains évoqueront longuement le poids des réseaux sociaux, l’emprise de l’argent sur la société, la concurrence qui s’est instaurée entre les individus, dans ce contexte leur réussite est liée au mérite et à l’habileté sociale.

45 Titulaires de diplômes universitaires élevés, les jeunes cadres travaillent leur progression dans l’entreprise qui les emploie en y développant leurs relations sociales — en dépendent les missions qu’ils souhaitent obtenir dans d’autres filiales plus « valorisantes », en Afrique, en Europe ou aux États-Unis, et de là peut-être dans d’autres entreprises plus performantes. Tout en affirmant le projet de terminer leur carrière en Chine, ils s’assimilent volontiers à la catégorie des élites professionnelles mobiles adaptées aux nouvelles dynamiques mondiales34. En dehors des relations stratégiques entretenues avec d’autres cadres expatriés, leurs contacts avec la société malienne relèvent de la curiosité, du « désir de voir des choses différentes », certains se compareront alors à des voyageurs35.

46 Pour les entrepreneurs au contraire les réseaux sociaux construits au Mali conditionnent le développement et la survie de l’entreprise, sous des formes différentes dépendant des ressources mobilisables en Chine, c’est sans doute ce dernier critère qui permettrait le mieux de les différencier. De nombreux entrepreneurs ont occupé des emplois de cadre dans le secteur d’État, qu’ils ont quitté au moment où leurs perspectives de carrière se restreignaient, les capitaux qu’ils avaient pu rassembler en Chine limitaient la taille de l’entreprise et les incitaient à s’implanter au Mali. Là, leur connaissance du marché local et des activités des résidents chinois, les relations de travail nouées avec des fonctionnaires, des commerçants, des cadres techniques maliens constituaient des atouts. La plupart se trouvent ainsi « enfermés » au Mali et ne peuvent aujourd’hui envisager d’étendre leur activité dans d’autres pays. Certains se trouvent aujourd’hui à la tête d’entreprises assez prospères, notamment dans le bâtiment, où ils ont pu sélectionner leur personnel qualifié malien et chinois dans les entreprises d’État qu’ils ont quittées, en proposant de meilleurs salaires. Dans l’import- export, ils ont su établir des liens de coopération avec des commerçants maliens grossistes ou détaillants. Ils associent parfois à cette activité des commerces de détail, des bars-hôtels qu’ils mettent en gérance ou confient à des parents. Cette catégorie d’entrepreneurs est la plus susceptible de constituer le noyau d’un petit groupe de résidents chinois relativement stables au Mali36. Ils assument eux-mêmes la gestion de leur établissement et, avec l’aide d’un traducteur malien formé en Chine, la recherche des marchés, le recrutement et la direction de la main-d’œuvre malienne. Ils se conçoivent comme les véritables agents de développement du Mali et se définissent

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volontiers comme « sino-maliens » en dépit des conflits qui les opposent à la main- d’œuvre et aux entrepreneurs locaux.

47 Ce mode d’insertion dans la société locale les différencie des entrepreneurs venus directement de Chine — ils tiennent eux-mêmes à souligner ce qui les en distingue, la stabilité et l’intégration à la société malienne.

48 Dans la production industrielle et l’import-export, certains « nouveaux venus » participent en effet à des réseaux financiers transnationaux qui implantent des entreprises dans plusieurs pays africains et asiatiques, changent d’activité et ferment des succursales en fonction des aléas du marché. Ils circulent entre leurs différents pôles d’activité et confient la gestion des établissements et les négociations administratives à des cadres chinois.

49 Les commerçants détaillants et les hôteliers semblent au premier abord constituer un groupe relativement homogène de petits entrepreneurs indépendants disposant au départ de capitaux restreints. Il s’agit là en fait d’une catégorie particulièrement hétérogène, qui se distingue par un « turn over » rapide. Le petit commerce et l’hôtellerie tiennent lieu d’activité relais pour d’anciens cadres qui montent leur projet d’entreprise, d’investissement annexe pour des entrepreneurs déjà installés, et aussi bien sûr d’activité principale pour de nouveaux venus qui espèrent échapper au salariat en fondant une petite entreprise. Les registres administratifs37 permettent d’appréhender les difficultés qu’ils rencontrent. Certains établissements, notamment dans le secteur des bars-hôtels, semblent changer de « propriétaire » à un rythme accéléré. Il s’avère que beaucoup sont en fait tenus par des gérants. Les entretiens et les observations déjà effectués montrent qu’il s’agit d’une population jeune (en majorité âgée de moins de 35 ans), très souvent diplômée (au moins deux ans d’études universitaires), comportant un certain nombre de jeunes femmes seules. Leurs revenus ne leur permettent guère d’accumuler les capitaux nécessaires à l’installation d’une entreprise.

50 Ces nouveaux migrants sont arrivés au Mali « par connaissance » ou « recrutés » par un compatriote de la même région. Défavorisés par leur origine sociale, victimes des transformations de la société chinoise — ils insistent tous sur ce point — ils se trouvaient au chômage, sans perspectives d’avenir. Ils sont là pour « faire de l’argent » puis trouver une autre activité38, mais ils ne sauraient préciser laquelle et déclarent qu’ils ne « font pas de projet », attendent des occasions, peut-être pour atteindre des pays occidentaux s’ils ont « de la chance »…

51 Cette dernière catégorie de migrants est susceptible de prendre de l’importance compte tenu de l’évolution du marché du travail en Chine39. Il serait intéressant d’observer leurs trajets entre les pays d’Afrique de l’Ouest, car ils semblent constituer un groupe particulièrement mobile.

Conclusion

52 En 2007, les autorités maliennes répertoriaient « à peu près » 1 000 résidents permanents chinois40 au Mali. Les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest accueillent une population beaucoup plus importante. La force des réseaux commerciaux maliens et les ressources limitées en matières premières peuvent rendre compte de cette situation, susceptible d’évoluer assez rapidement. L’augmentation du prix des céréales incite

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aujourd’hui certains responsables politiques et administratifs à préconiser l’implantation de « villages agricoles chinois » dans les nouvelles zones rizicoles en cours d’aménagement. On constate par ailleurs depuis deux ans une augmentation notable du nombre des petites entreprises artisanales chinoises (maçonnerie, menuiserie, produits alimentaires). Il reste que le Mali n’est pas considéré comme un espace privilégié d’accumulation économique. Lieu de passage pour les cadres, les ouvriers et les entrepreneurs liés aux réseaux économiques transnationaux, le Mali est investi « faute de mieux » par des migrants faiblement pourvus en capitaux économiques et relationnels, qui ne peuvent atteindre les États Unis, l’Australie ou l’Europe.

53 Ce contexte contribue à l’hétérogénéité de la population migrante, dont les spécificités sont liées à la genèse des flux migratoires chinois vers le Mali.

54 Dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est, en Afrique du Sud, les nouveaux migrants économiques des années 1990 — dans certains cas précédés par les experts envoyés par l’État Chinois après l’indépendance — ont rencontré des communautés de « Chinois d’Outre Mer » installés depuis plusieurs générations, liés par les échanges matrimoniaux et la coopération économique, exerçant un monopole dans certains secteurs d’activité. Les travaux d’E. Hsu à Zanzibar (Hsu, 2007) montrent bien comment ce processus a orienté l’évolution de la population chinoise, la différenciation croissante des groupes qui la composent.

55 Dans le cas du Mali les « premiers arrivants » sont les experts du secteur d’État et une bonne partie des entrepreneurs privés en est issue. Ils ont pu choisir les activités qui leur permettaient d’utiliser leur connaissance du milieu malien et leur expérience professionnelle. Les nouveaux arrivants ont dû se replier sur des secteurs moins rentables ou créer des entreprises impliquant la mobilisation de capitaux importants — facteur d’hétérogénéité sociale non négligeable. L’influence du secteur d’État se lit également dans la provenance géographique des résidents. On ne constate pas encore au Mali la formation de véritables groupes d’intégration marqués par une forte identité régionale. Les sociétés installées au Mali y envoient des salariés recrutés dans leurs multiples filiales chinoises. L’origine des cadres et des entrepreneurs interviewés et celle des créateurs d’entreprises répertoriés sur les registres administratifs manifestent la même dispersion géographique. Cette situation est toutefois susceptible d’évoluer rapidement, les trajectoires des nouveaux migrants permettent d’anticiper la constitution d’une multiplicité de réseaux sociaux fondés sur l’appartenance régionale.

56 La faible cohésion du groupe des résidents au Mali est accentuée par leur relation au pays d’origine. Tous les « installés » conçoivent leur séjour au Mali comme temporaire, ils prévoient de retourner en Chine où ils ont pour la plupart laissé leur famille. Il s’agit aujourd’hui encore d’une population essentiellement masculine. Leurs rapports de sociabilité sont restreints à un cercle étroit : cadres ou ouvriers de la même entreprise41, quelques membres de la famille ou du réseau amical construit en Chine. L’ARCM, outil de négociation efficace avec l’ambassade et les autorités maliennes, est elle-même aujourd’hui traversée de conflits.

57 Les traits spécifiques des mobilités chinoises au Mali rendent peu pertinent l’usage des notions de « diaspora », de « communauté ». Des travaux concernant des populations chinoises anciennement implantées aux États-Unis (Waldinger et Tseng, 1992), en Asie ou en Europe (Ma Mung, 1994, 2000) en argumentent l’efficacité heuristique dans certains contextes. Dans le cas des migrations chinoises récentes en Afrique, elles

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pourraient constituer un obstacle épistémologique occultant à la fois les singularités des nouvelles populations migrantes et les dynamiques enclenchées dans les pays d’accueil.

58 Il reste que les connotations de la notion de « diaspora » entretiennent des affinités avec une multiplicité d’enjeux sociaux qui sous-tendent ses usages. Construction d’une communauté, d’une identité collective forte, appropriation de territoires locaux liés entre eux et à la patrie d’origine, prédominance d’une migration entrepreneuriale caractérisée par une forte mobilité spatiale et sociale, autant de critères qui contribueraient à opposer les diasporas aux migrations prolétaires. On conçoit que cette notion puisse être travaillée en Afrique par une multiplicité de groupes sociaux différenciés, dans des perspectives souvent contradictoires.

59 Elle peut en effet être considérée comme l’une de ces « formules » définies par Norbert Elias (Elias, 1973)42, qui dans la longue durée de leurs usages, intègrent des expériences collectives, des débats liés aux transformations d’une chaîne de configurations sociales. Leur valeur d’usage perdure aussi longtemps qu’elles permettent à des groupes en conflit de donner du sens aux crises, aux ruptures sociales vécues.

60 Les nouvelles élites chinoises qui se forment en situation d’expatriation articulent leurs discours de légitimation autour des notions associées de « diaspora » et de « communauté ». Les responsables et les adhérents les plus actifs de l’Association des Résidents Chinois au Mali affirment ainsi leur rôle de leaders communautaires, de médiateurs entre les autorités maliennes, la représentation chinoise et les résidents. Les relations qu’ils entretiennent avec les responsables des associations implantées dans différents pays africains les intègrent à un réseau transnational qu’ils espèrent étendre aux pays occidentaux ; ils semblent parfois en attendre une amélioration de leur position dans leur pays d’origine.

61 Les entrepreneurs les plus prospères43 argumentent leurs stratégies économiques et sociales en dessinant l’étendue des réseaux qu’ils pourraient ou non investir, ils sont alors amenés à évaluer à la fois la situation de la « communauté chinoise du Mali » au sein de la « diaspora » et la position de leur catégorie sociale d’appartenance en Chine.

62 Les élites maliennes liées à l’appareil d’État44 ont volontiers recours à la notion de « diaspora » lorsqu’il s’agit, face aux opposants politiques, de constituer la présence chinoise en atout pour le développement du Mali. Ce terme permet de mettre l’accent sur la « complémentarité » des activités économiques chinoises et locales, de minimiser la concurrence qui s’instaure dans certains secteurs d’activité. L’existence d’une « communauté chinoise » organisée, dotée de représentants reconnus, liée à l’État d’origine, ouvrirait au gouvernement malien un espace stratégique lui permettant de réguler les activités des résidents et les flux migratoires.

63 À rebours, dans les discours des opposants politiques, des professionnels touchés par la concurrence chinoise, la formation d’une « diaspora » suggère la conquête progressive du territoire national et de ses ressources par une « communauté repliée sur elle- même » et contrôlée par un État étranger.

64 Les définitions antagonistes du développement qui s’élaborent aujourd’hui au Mali se réfèrent aussi bien à une évaluation des politiques étatiques de coopération qu’à une comparaison des différentes modalités de la présence étrangère sur le territoire national. Les usages discursifs de la notion de « diaspora » doivent être rapportés aux

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spécificités du contexte malien et particulièrement à la transformation des interdépendances entre populations migrante et locale.

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NOTES

1. Sinon sous un angle particulier, lorsque les chercheurs privilégient les thématiques des rapports interethniques, des constructions de l’ethnicité. 2. Le Figaro, 12/02/2009, RODIER Arnaud « Les Chinois à l’assaut des matières premières africaines » ; Libération, 3/11/2006, HASKI Pierre « Premier tapis rouge pour la Chinafrique » ; Nouvelles, 17, 2006, PESSINA Nina « La malédiction du pétrole : le rôle de la Chine au Soudan » ; The New York Times, 9/08/2004, FRENCH Howard W. « A ressource hungry speeds trade with Africa »… Qu’il s’agisse de dénoncer les stratégies économiques et géopolitiques chinoises ou de les confronter aux politiques occidentales qu’elles mettraient en échec, les populations africaines sont constituées en ensembles « d’agents passifs » subissant des processus qui leur échappent. De même l’État Chinois semble organiser et maîtriser les flux migratoires de ses ressortissants vers l’Afrique. 3. Sur ce thème, on trouvera de nombreux articles sur Chinafrique.com, sur les sites de China Daily et du Quotidien du Peuple. À titre d’exemple : “China rejects accusation of ‘colonialism’ in Africa”, China Daily, 05/03/2009. 4. Les sites suivants permettent de sélectionner des articles de journaux africains et des forums : Maliweb, Allafrica, Jeune Afrique.com, Afrik.com, Afrique en ligne, Panapress. 5. Résidant depuis plusieurs années dans un quartier populaire de Bamako, j’ai pu recueillir des observations sur l’évolution des constructions maliennes de l’identité chinoise. 6. Commerçants mobiles et intermédiaires commerciaux font l’objet d’un double terrain, au Mali et en Chine (Guangzhou). 7. Cette facette de la recherche a donné lieu à une communication « Chinese migrations in Mali », Workshop on the new Chinese migrations, INALCO 12 septembre 2008. L’esquisse d’une analyse des dynamiques sociales repérables dans certaines composantes de la société malienne, « Migrants chinois et travailleurs locaux au Mali », a été présentée dans le cadre de l’Atelier Actualité de la recherche sur les migrations maliennes, 2, 3 et 4 juin 2008, IRD/FLASH, Bamako, Mali, une publication est prévue en 2009. Un article « Mobilités chinoises et dynamiques sociales locales au Mali » sera publié en 2009 dans la revue Politique Africaine. 8. Textile, agro-alimentaire, matériaux de construction, industries pharmaceutiques… La coopération soviétique quant à elle participe surtout à l’organisation de l’armée, du secteur minier, de l’enseignement. 9. Cas du Sénégal avec lequel les relations diplomatiques, rompues en 1996, n’ont été rétablies qu’en 2005. 10. Notamment la réforme des droits de propriété industrielle en 1997, suivie de la privatisation partielle d’un certain nombre d’entreprises, au sein desquelles l’État peut ou non devenir le partenaire majoritaire (Bergère, 2007 ; Kernen et Rocca, 1998). 11. Moussa Traoré est chassé du pouvoir en 1991, les gouvernements qui se succèdent alors se réclament de la démocratie. 12. L’Algérie entre autres. 13. Aujourd’hui 11 grandes entreprises d’État ou mixtes sont implantées au Mali, essentiellement dans le BTP. 14. Selon les sources administratives (Tribunal de Commerce, Chambre de Commerce et d’Industrie, Centre Malien pour la Promotion de l’Industrie), 60 entreprises privées chinoises seraient en activité à Bamako en 2008, dans le bâtiment (9), l’industrie (8) et le commerce, dont 30 commerces de gros et 13 de détail. Ce dernier chiffre s’avère exact, par contre le nombre d’entreprises artisanales est beaucoup plus élevé, notamment dans le bâtiment où se développe un secteur informel (40 petites entreprises à peu près).

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15. Des chercheurs ont souligné leur adaptation rapide au commerce transnational : (Amselle, 1987 ; Grégoire et Labazée, 1993). 16. En 2008, 85 établissements étaient répertoriés par l’Office Malien du Tourisme et de l’Hôtellerie. 17. J’ai pu consulter en 2007 les pétitions adressées à la Brigade des Mœurs et appréhender la diversité des milieux sociaux d’appartenance des pétitionnaires. 18. Les sièges des sociétés et les commerces sont en majeure partie concentrés à Bamako. Aucun commerce ou bar chinois n’est aujourd’hui implanté dans des villes secondaires comme Mopti ou Ségou. 19. Le gouvernement chinois enverrait des prisonniers travailler en Afrique ; les ressortissants chinois redouteraient les Africains, ou les mépriseraient ; ou encore, ils dissimuleraient ainsi des pratiques particulièrement choquantes… 20. En d’autres circonstances, les bas prix proposés par les commerçants chinois permettront de stigmatiser les commerçants locaux. 21. Interrogés en janvier 2006, les responsables de l’association lient sa création aux événements de 2005. L’association malienne revendique alors « à peu près 400 adhérents ». 22. Entrepreneurs privés de l’industrie et du commerce, tenanciers de bars-hôtels, cadres d’entreprises d’État. Ces entretiens exploratoires portaient sur la vie de travail et la vie quotidienne au Mali. 23. Bien qu’il soit difficile de vérifier de telles assertions, des entretiens réalisés auprès d’entreprises concurrentes, de fonctionnaires maliens et de notables locaux laissent penser que les termes de certains contrats impliquent de faibles marges bénéficiaires ou des déficits. 24. En 2007 et 2008, des récits de trajectoire ont été recueillis auprès d’une population incluant les résidents interviewés en 2005-2006. Des entretiens répétés ont été effectués auprès de 40 résidents chinois, cadres d’entreprises d’État, entrepreneurs privés (industrie, commerce hôtellerie) et quelques ouvriers. 25. Lisibles dans le choix des lieux de rencontre entre Chinois ou avec des Maliens, dans les parcours urbains privilégiés. Le regard des compatriotes est toujours pris en compte. 26. « Je n’ai pas d’amis ici… L’amitié, la confiance, je ne sais pas comment c’est chez vous… Pour moi en Chine il y a la famille et quelques amis d’enfance, sinon la relation dure tant que vous êtes utile à l’autre. » (Cadre d’une entreprise mixte, 55 ans, en français). 27. Âgés de 30 à 40 ans, ils sont employés dans le secteur d’État ou le secteur privé. 28. Lors de conversations informelles, trois cadres ont narré l’histoire de leur famille, détruite pendant la révolution culturelle. Fils de riches cultivateurs ou d’intellectuels, ils ont pu effectuer une contre mobilité sociale en saisissant « les occasions offertes » par les transformations de la société chinoise. 29. Les entretiens réalisés en 2007 auprès d’ingénieurs maliens formés en Chine confirment ces relations privilégiées et mettent en lumière les affinités entre les représentations politiques des uns et des autres. 30. « Ceux qui n’ont que la théorie croient tout savoir, ils ne savent rien et ils veulent commander ». Cette réponse d’un ouvrier à d’une question portant sur l’organisation du travail sur le chantier fut vigoureusement approuvée par ses compagnons. 31. « Ce qu’on nous avait dit est faux ! On montre des films… Les Noirs vivent sans habits dans les arbres, à danser tout le temps (rires). Nous ne voyons pas ça ici… En rentrant je dirai tout ça. » (Ouvrier électricien, 39 ans, entreprise d’État) 32. Les observations effectuées sur des chantiers, les entretiens avec des ouvriers maliens le confirment. Les ouvriers maliens, confrontés à une organisation du travail qui leur est étrangère, revendiquent aujourd’hui des rapports salariaux contractualisés et strictement régulés par les pouvoirs publics.

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33. Les enquêtés sont âgés de 30 ans ou moins. Ils effectuent leur première mission à l’étranger et sont employés dans des sociétés d’État ou de grandes sociétés privées. 34. Ils désignent à l’occasion ce qui les différencie de ceux que les transformations du monde déconcertent, en Chine comme dans le reste du monde, de ceux que la nostalgie empêche d’agir. Ce thème sera particulièrement développé lors de conversations informelles portant sur la transformation des villes, l’organisation des entreprises… 35. Malgré les règles strictes qui régissent la vie collective (« nous n’avons pas le droit de sortir seul, du moins sans prévenir »), certains fréquentent les restaurants maliens et étrangers, les bars et boîtes de nuit maliennes et libanaises, entretiennent des relations amicales avec de jeunes Maliens. 36. Ils ont cependant pour la plupart laissé leur famille en Chine et y effectuent de fréquents séjours. 37. Tribunal de commerce, Office Malien du Tourisme et de l’Hôtellerie… 38. Les gérants de bars éprouvent un sentiment d’insécurité face à la police, à leurs employés, à la population malienne, dont ils dénoncent couramment la xénophobie. 39. Depuis 2008, un « secteur informel » chinois se développe : colportage, vente ambulante de médicaments, installation de gargotes sommaires sur les grands marchés urbains. 40. En fait ce chiffre ne tient pas compte des migrants arrivés avec un visa de tourisme qu’ils renouvellent tous les mois. Par ailleurs ne sont pas comptabilisés le personnel de l’ambassade, les cadres et ouvriers salariés sous contrat (de deux à quatre ans). 41. Selon de nombreux interviewés, il est « mal vu » de fraterniser avec des salariés d’entreprises chinoises concurrentes. 42. Norbert Elias analyse ainsi l’émergence et les usages sociaux des notions de « civilisation » et de « culture » (La civilisation des mœurs, 1973). 43. Les salariés, cadres et ouvriers, se référeront généralement aux « expatriés », aux « chinois du Mali », aux « compatriotes », ou opposeront « gens du secteur d’État » et « gens du privé ». 44. Des entretiens sont actuellement menés auprès des leaders des partis politiques maliens, de responsables d’associations professionnelles et de syndicats ouvriers.

RÉSUMÉS

L’histoire de chacun des États africains, leurs structures économiques, les dynamiques sociales qui s’y développent, donnent une forme très particulière aux migrations chinoises. Les interdépendances qui lient migrants et populations locales contribuent à orienter les flux migratoires, tandis que la présence chinoise exerce une influence croissante sur les composantes essentielles des sociétés d’accueil. Cette contribution présente quelques éléments d’observations recueillies au cours d’un terrain mené au Mali (2005-2008). La population chinoise implantée au Mali est très hétérogène. Une perspective microsociologique fait apparaître une multiplicité de territoires, de calendriers sociaux, de constructions identitaires, indices d’une forte fragmentation sociale. On peut alors s’interroger sur la pertinence de la notion de « diaspora » dans le contexte malien.

African States are very heterogeneous. In each of these configurations, history, economic structures, social dynamics, contribute to give a special shape to Chinese migrations, also deeply influenced by the reciprocities with the local population, while the Chinese presence has a

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growing influence on the main components of some African societies. In this contribution, we propose some observations collected through a field research in Mali (2005-2008). The Chinese population settled in Mali is very mixed. Micro sociological observations bring out a multiplicity of territories, of social calendars, of identities which reveal the social fragmentation, and suggest some questionings about the pertinence of such a notion as “diaspora” in the Malian context.

La historia de cada Estado africano, según su estructura económica así como sus dinámicas sociales, da una forma muy particular a las migraciones chinas. Los lazos de interdependencia entre los migrantes y las poblaciones locales contribuyen a orientar los flujos migratorios, mientras que la presencia china tiene una influencia creciente sobre los principios componentes de las sociedades de acogida. Esta contribución presenta algunos elementos de observación recogidos durante un trabajo de terreno en Malí (2005-2008). La población china implantada en Malí esta muy heterogénea. Una perspectiva micro sociológica hace aparecer una multiplicidad de territorios, de calendarios sociales, de construcciones identitarias, pruebas de una gran fragmentación social. Entonces se puede preguntar sobre la pertinencia de la noción de “diáspora” en el contexto maliense.

INDEX

Index géographique : Mali

AUTEUR

FRANÇOISE BOURDARIAS Maître de Conférences, Université de Tours, UMR 201, IEDES, IRD, Bamako (Mali) [email protected]

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Recent Chinese Migrants in small Towns of Post-apartheid South Africa Les nouveaux migrants chinois dans les petites villes de l’Afrique du sud post- apartheid Los nuevos migrantes chinos en las pequeñas ciudades de Sudáfrica post- apartheid

Yoon Jung Park et Anna Ying Chen

1 In the context of growing media and scholarly attention on China’s increased political and economic interests in Africa it is timely to start attempting to understand the Chinese migrants who come with Chinese aid, trade, business and development activities to the continent. It is equally relevant that we start in South Africa for a number of reasons: South Africa is home to the only sizeable resident multi- generational Chinese population on the African continent; it has also become home to the largest numbers of newer Chinese migrants. For significant historical reasons, which we will expand upon later in the paper, we chose to begin our research on these new Chinese migrants in the Free State province, one of the nine provinces of post- apartheid South Africa1.

2 This paper is based on field research in the Free State’s smaller towns. It forms part of a larger research project on Chinese migration to which is linked to two related research projects; one of these focuses on African perceptions of the Chinese, and the other examines the political mobilization of increasing anti-China and anti- Chinese sentiment.

3 This article is, at this early stage, primarily descriptive. However, the intention of the larger research project within which it is situated is to understand new Chinese migration and settlement patterns, key challenges for these communities, and how decisions about ‘home’ are made in relation to broader discourses of social networks, social capital, and identity in a globalized setting. This is an ethnographic description

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of a nascent community, but one which is couched in a larger framework of questions dealing with migration, race, class and power in South Africa.

Waves of Chinese migration to South Africa

4 The earliest Chinese to South Africa included convicts and company slaves of the Dutch East India Company who controlled the Cape in the mid- to late 17th century, a small number of contract laborers and artisans who came to South Africa in the early and mid-1800s, and over 63,000 contract miners imported to (and later exported from) South Africa between 1904-1910. While these histories are significant in terms of understanding the context into which free Chinese migrants entered South Africa, their numbers were small and most were eventually repatriated to China or gradually mixed into South Africa’s mixed race population.2

5 The ancestors of the local Chinese or SABCs (South African-born Chinese) began arriving in South Africa in small but significant numbers from the late 1870s. Today this element of the Chinese in South Africa numbers approximately 10,000.3 Originating in two areas of province in south China, they arrived in South Africa as independent, free immigrants intending to make their fortunes and return to China. However, due to political events in both China and South Africa, a small community of these free immigrants eventually settled in the country.

6 From their first arrival in the late-1800s and for nearly a century discrimination and racist legislation kept their numbers low, restricted further immigration, and placed controls on the existing Chinese community.4 While the numbers were tiny, both in real and relative terms, the reaction was unduly harsh: Chinese throughout the various colonies and states of early South Africa met with fear and hatred based primarily on race. Until the apartheid years, their numbers grew slowly but steadily. Barriers to Chinese immigration in North America were lowered during and after World War II, but in South Africa, after an initial increase between 1949 and 1953 comprised mostly of new brides brought from China, the door to South Africa was virtually shut by the Immigrants Regulation Amendment Act (number 43 of 1953).

7 Then, after a gap of almost three decades and due to increasingly close ties between the apartheid government in South Africa and the Republic of China/Taiwan, small numbers of Taiwanese industrialists were enticed to make investments in remote areas of South Africa, part of a larger plan to staunch the flow of black Africans from the ‘homelands’ into urban areas. A small but steady influx of Taiwanese industrialists into South Africa from the late 1970s formed the first wave of new Chinese immigration to South Africa. Generous South African government incentives (including relocation costs, subsidized wages for seven years and subsidized rent for ten years, cheap transport of goods to urban areas, and housing loans) and favorable exchange rates encouraged the immigration of investors and their families from Taiwan and .5

8 By 1988, an estimated 2,500 immigrants from Taiwan had arrived. By 1989, these industrialists were reported to have established nearly 150 factories, mostly in remote parts of the country in or near the former ‘homelands’; by 1992, according to the Association of Chinese Industrialists, hundreds of these factories had created over 40,000 jobs and invested capital of approximately one billion Rand.6 At first these early Taiwanese experienced some difficulties with housing and schooling for their children

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as they settled in conservative towns surrounding the former homelands in remote areas of the country. These Taiwanese immigrants initially were accommodated by permit-based exemptions to existing apartheid laws. Eventually, however, South Africa’s long-standing prohibition of non-white immigration was waived in order to accommodate them; the Free State province went a step further, overturning laws that had previously prohibited Chinese and Indian residence, to permit these new Chinese investors to live and settle in their towns.

9 In the 1990s, a second wave of immigration started. On the heels of the industrialists, many other immigrants from Taiwan and Hong Kong entered South Africa. They came in as entrepreneurs opening import/export firms, restaurants, other small businesses, and as students. While the industrialists, some senior managers, and their families were based primarily in or near the former homelands in rural parts of the country these newer arrivals settled in South Africa’s larger cities. By the end of 1994, there were approximately 300 such businesses and hundreds of Chinese students in South Africa.7

10 It should be noted, however, that this was not a permanent uni-directional migration. As with many transnational migrations, some of these new migrants were opportunistic capitalists; they took advantage of incentive schemes and moved on when conditions for business worsened.8 Still, for about a decade the number of Taiwanese migrants grew steadily. Then, in the late 1990s and into the early 2000s, many of these Taiwanese took leave of South Africa, their departure hastened by the termination of their subsidies, South Africa’s official recognition of the People’s Republic of China (PRC), difficulties with South Africa’s labor regulations, and stiff competition from the entry of cheap imports brought in directly from China. Crime and security as well as concerns about political and economic stability were also major concerns in during this period, when the interest rate increased and the South African Rand depreciated to a record low of R13:US$1. From a high of approximately 30,000 in the mid-1990s, there are currently approximately 6,000 Taiwanese in South Africa.9

11 The third wave of immigration, which overlaps with the second and continues today, is immigration primarily from the People’s Republic of China. Starting in the late 1980s and picking up pace in the period leading up to South Africa’s recognition of the PRC in January 1998, huge numbers of both legal and illegal immigrants have entered South Africa from mainland China, dwarfing the existing South African-born Chinese community and the Taiwanese. These numbers have increased even more dramatically in the past five to seven years. In terms of this third wave of immigration, mostly from mainland China, we identify three distinct periods and three different types of migrations: the first from the late 1980s to the mid-1990s; a second from the mid- to late 1990s; and a third – larger and ongoing – wave which began in the early 2000s.

12 The earliest of these new Chinese immigrants from mainland China arrived in South Africa in the late 1980s, although some reports claim that the first of these arrived in South Africa as early as 1986. Our research indicates that most of these earliest immigrants from the PRC arrived along two primary routes: the first group arrived via Lesotho and the second via Hungary10 through the Ivory Coast. The majority of this group came to South Africa with little and started up small businesses; however, many arrived with previous migrant experiences from other countries. Most of those who came via Lesotho initially began as employees for Taiwanese businesses. By the late 1990s, many of these earliest immigrants from mainland China became quite successful, mostly as importers/wholesalers of Chinese products and as factory owners. However,

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like many of the early Taiwanese industrialists, we estimate that as many as half of these earliest Chinese immigrants later left South Africa due to security and other family concerns; some returned to China11 while others re-migrated to the US, Canada, Australia, and other developed Western countries.

13 The second inflow of mainland Chinese into South Africa took place in the mid- to late 1990s, in the period immediately following the first democratic elections and as South Africa ended its relationship with Taiwan and established a diplomatic relationship with the People’s Republic of China. It is worth noting that during this period, just before the diplomatic relationship was formally established, the South Africa Research Center of the Chinese Research Institute of International Affairs in was responsible for the political relations between the two nations and Great Wall (Pty) Ltd in represented the then Ministry of Foreign Trade and Economic Cooperation (MofTEC) which is now the Ministry of Commerce (MofCom), and managed the economic and commercial affairs between South Africa and China.

14 These early Chinese businesses, some of them state-owned enterprises (SOEs) and others private, typically sent at least two Chinese to staff their operations; the larger businesses, during their peak periods, had between five to ten Chinese nationals in their employ. At the end of their two- to three-year contract periods, some of these Chinese employees – from across China – decided to stay on in South Africa. Those who chose to remain were largely well-educated professionals, many with international work experience and some capital. This subgroup of Chinese migrants has since established extensive business networks in southern Africa and in China. Many have expanded beyond their initial trading businesses into other industrial fields, including mining, manufacturing, and property development.

15 Others in the second cohort hail from and provinces, two of the most affluent regions in China which benefited from the Chinese open door economic policy. With a dense population providing skilled labor at low costs and other coastal benefits, these regions are also known for their manufacturing capacity in all kinds of products including textile, shoes, bags, and many other light industrial products. They are the manufacturing base for both China and the world. Entrepreneurs from these regions identified the business opportunities in Africa and saw South Africa as their entry point to other neighboring African countries. They came with both capital and other business resources. Most of these immigrants are linked by close social networks to factories in China. With these resources and other competitive advantages, their first business choice is import, wholesale, and distribution. Some of the mainland Chinese of this second cohort have also moved on to other countries in southern Africa, again, usually as wholesalers/distributors of Chinese imports.12

16 The last and ongoing wave of Chinese immigrants began arriving in South Africa in the new millennium. They are made up mostly of small traders and peasants13 primarily from province. Many entered the country illegally via neighboring countries; due to their limited English, limited education, limited start-up capital, and less extensive business networks, they tend to operate in the lower rungs of the retail sector, operating small shops in the remote towns all over South Africa. Most of the people interviewed in the small Free State towns belong to this last group of mainland Chinese immigrants.

17 Unfortunately, there are no accurate statistics regarding the total population of Chinese in South Africa. As mentioned, there are currently fewer than 10,000 Chinese

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South Africans (South African-born or local Chinese) and approximately 6,000 Taiwanese in the country, but in terms of the overall numbers, these are more difficult to ascertain. The Chinese embassy reports that while they do not have any official figures, they estimate that there are about 200,000 Chinese in South Africa. In news broadcasting by CCTV (the main Chinese broadcaster) and other news agencies, the figure rises to 300,000; one of the authors of this paper has used the figures 300,000 – 350,000;14 and Sautman estimates between 250,000 and 350,000.15 Due to large numbers of “illegal” migrants, poor record-keeping on the part of South Africa’s Home Affairs officials, as well as continued movements across borders, it is impossible to come to any exact accounting of the total number of people of Chinese descent in South Africa; suffice it to say that at present South Africa has at least five to ten times more Chinese within its borders than any other African nation.

Chinese in the Free State

18 Of all the early colonies of South Africa, the Orange Free State was the most exclusionary: from as early an 1854 OFS law prohibited the settlement of “Asiatics”16. Indians and Chinese were prevented from owning property or becoming citizens; these were “rights” reserved for whites only. In 1891 another OFS law further prohibited any “Asiatic” from living within the province and transiting “Asiatics” were permitted within the borders for only 72 hours (at the time). During the apartheid years, these laws were retained on the books: Chinese and Indians were prohibited from settling – or even staying overnight – in the Free State until the mid-1980s.

19 Why did the laws change at that time? As mentioned earlier, in the late 1970s and into the 1980s the apartheid government strengthened its ties to Taiwan. There were exchanges of ministers and a significant increase in trade. The South African government provided tremendous incentives to Taiwanese investors and industrialists to build labor-intensive factories, mostly in the textile industry, in and near former homeland areas, primarily as a strategy to prevent further black Africans from migrating to the major urban areas. The Free State provincial government and local municipal governments, too, made efforts to attract investments and played host to several such factories. In order to accommodate their new investors/guests, the Free State finally overturned the 1891 law in 1986 and Chinese were permitted, for the first time in its history, to settle and live in the province. Bloemfontein, the capital city of the province, at one point in the 1990s, was home to the highest concentration of Taiwanese industrialists in South Africa; however, by January 2007, fewer than 1000 were left.17

20 We chose to explore the Free State’s Chinese population in part because of these unique aspects of recent history. We had heard reports indicating that there were Chinese shops in almost every small town across the Free State. We wanted to see if this was true and to then understand why and how Chinese had settled in these Afrikaner heartlands, reputed for their political and racial conservatism. Chinese officials estimate that between 5,000 and 6,000 people of Chinese descent now reside in the province, down from a high of approximately 10,000. Most of those who left were Taiwanese businessmen and their families. The newcomers, as mentioned, are predominantly from Fujian province of mainland China.

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Research methods: The Road Trip

21 Our field research road trip took us across the Free State from north to south, west and back up toward Johannesburg. We mapped out a route specifically designed to follow secondary roads to access small towns to locate, observe and document “China shops” in the province. “China shops” is a term widely used in the region, sometimes rather indiscriminately. It can refer to both the merchandise sold in a shop as well as to the owners of the shop. For example, we also ran across textile shops selling Chinese-made clothing that were owned by black South Africans. However, we use the term “China shop” here to describe textile shops selling a wide assortment of Chinese-made products (usually including clothing, shoes and other ‘leather’ products, toys and baby items, small electronics & household appliances, and blankets) and that are owned and operated by new Chinese immigrants. Where Chinese are involved in other businesses, we specify whether these are grocery stores, general dealers, restaurants, or other such businesses.

22 The “road trip” as a research method proved to be extremely flexible and adaptable; it afforded the research team immediate opportunities for comparison and contextualization and highlighted areas for further investigation.

General Findings

Chinese in Free State towns

23 The following table lists the Free State towns we visited, the general population statistics, and the numbers of Chinese shops and individuals in each.

Table 1: Chinese in Free State ‘dorpies’

Number of General Types of Chinese Number of Chinese Town Chinese Population18 shops individuals shops

Welkom (inc. 192,96619 (+ 400,000 Thabong in greater + 20 various +/- 200 township) municipality)20

Theunissen 1,669 6 15-20

2 grocery shops Brandfort 1,513 3 15 1 “China shop”

1 grocery shop Trompsburg 929 2 3 1 “China shop”

Phillipolis 1,16621 4 1 “China shop” 4

Springfontein 1,754 1 1 grocery shop 3-4

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7 (1 Taiwanese 1 general dealers Smithfield 50122 2 family, 1 mainland “China shop” Chinese family

1 shop - groceries Hobhouse 2,59123 1 2 and textiles

50 Taiwanese families, Ladybrand 4,211 15-20 various 30-40 mainland Chinese

Ficksburg 8,309 10 various +/- 20

Clarens 4,08524 None found None found

1 restaurant/take- Bethlehem 11,819 + 10 away + 10 grocery 20-30 and “China shops”

Steynsrus 1,192 1 “China shop” 2-4

Kroonstad 23,994 + 10 various 20-30

24 Based on the 2001 Census data, the total Indian or population of these 14 towns was 1,302. We estimate that these numbers have more than doubled in the past seven years. Our preliminary research indicates that there are close to 500 new Chinese immigrants and at least 50 Taiwanese families based in these 14 towns. In addition to these numbers, there were at least two to three times as many new Pakistani and Bangladeshi immigrants based in these towns or, more typically, in the adjacent townships. The numbers did not increase as dramatically overall as might have been expected due to the ongoing out-migration of Taiwanese business owners and their extended families.

25 It appears to be true, then, that there is at least one “China shop” or Chinese-owned grocery shop in every small town in the province. All the towns we visited, from the smallest to the largest had at least one and as many as a dozen Chinese businesses. The largest concentrations of Chinese were located in Welkom and Ladybrand followed by Kroonstad, Bethlehem, and Ficksburg. Interestingly, Theunissen, with a population of only 1,669 boasted six Chinese-owned businesses.

26 The vast majority of these was owned and operated by a single Chinese family, sometimes with one or two hired hands from the extended family or the same village, and, in the case of the larger shops, at least two or more black South African staff. A smaller number of Taiwanese businesses also still operate in the Free State, the largest concentrations based in and around Ladybrand, near the border of Lesotho; Bloemfontein and the two large adjacent black townships, Botshabelo and Thaba N’chu; and around Phutatitjaba at the border between the Free State and Kwa-Zulu provinces. Taiwanese-owned businesses were generally better-established, larger, and covered a wider range of sectors/industries.

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27 With the exception of a few of our interviewees, most of the Chinese shop owners and Chinese employees were originally from the Fuqing region of Fujian province. Most are in their twenties or early thirties and have been in South Africa for three to five years. One of the couples interviewed, also originally from Fujian province, has been in South Africa for twenty years. They had originally settled in Johannesburg but relocated their business to Bethlehem to escape the worsening crime of the big city. Two of our interviewees were originally from Taiwan and both had been in South Africa for a longer period, eight years and fifteen years, respectively. Finally, one of the women reported that she was originally from Shanghai and has been in South Africa for over fifteen years.

28 Most of those interviewed reported that they had only completed their mandatory nine years of schooling in South Africa. Most had been rural peasants and had few skills. There were, however, a few exceptions. One of the two Taiwanese men was a university graduate and formerly a trader in the stock market based in Taipei; he came to South Africa with education, skills, and capital as well as family connections to fairly large business interests in both Lesotho and South Africa. Monica, the older woman from Shanghai, also arrived in South Africa with both education and big city experience.

Migration and settlement

29 Numerous scholars of have documented the long-held tradition of emigration from two coastal regions of mainland China, Canton (Guangdong) and Fujian. It would appear that these millennia-old traditions of looking seaward and venturing out continue to exist in those Chinese coastal provinces as demonstrated by our interviewees. Most of our interviewees came from small towns or villages in Fujian. Some were employed in semi-skilled or unskilled jobs before leaving China; a few owned their own small businesses there. Few had little more than the standard minimum education before they arrived here. Paths to South Africa were varied; some arrived directly, while others came via Lesotho. Some had applied for asylum seeker status, while others applied directly for work permits. Almost all arrived here because relatives and friends from their villages and towns had already settled in South Africa.

30 According to Mr Weng, more than fifty percent of the people in his village in Fujian migrate to South Africa. Others immigrate to Japan, the US and Greece. He reported that South Africa was not his first choice as a migration destination; he would have preferred to go to Cyprus, but he was unable to locate a job there. He was invited by a cousin to South Africa; his cousin, who owns a business here, told him that it was easy to make money in South Africa and there were plentiful business opportunities. Mr Weng entered South Africa as an ‘asylum seeker’.25 He received his work permit in 2003; this must be renewed every two years. His visa application was filed through a Chinese immigration agency. All of his brothers and sisters are in South Africa.

31 Mr Chen came to South Africa in 2002 via Lesotho. South Africa was his first choice of migration because his friends and family in South Africa told him that it is easy to run a small business here. He knew that emigrating to UK or Japan would require more skills and more capital than he had. He also came in as an asylum seeker and has successfully converted to a work permit. He, too, is from Fuqing, Fujian province. He had finished junior high school in China. Before coming to South Africa, he had a small brick factory

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in Jiangxi province, China. The business was barely profitable; upon hearing that relatives and friends had better lives in South Africa, he decided to come.

32 All of the shop owners interviewed reported that they have friends and/or family members living either in neighboring towns or elsewhere in South Africa. The families and friends form a small and closed community offering support to one other, sharing the community news and celebrating the Chinese festivals. The extended family and village networks are the primary vehicle of communication and continued immigration. These networks also assist with business: often shops are passed on from one relative to another. They also tend to purchase stock together, lowering costs through quantity discounts, and adding to safety on the long road trips to Johannesburg.

33 For example, Mr P Chen has uncles and sisters running shops in other towns in the Free State; he has an extensive network of family and friends in the Free State and extending into Kwa-zulu Natal. He took over the shop from his uncle, who owns several shops all under the same name “Lin’s Clothing”. When we mentioned that we had seen another “Lin’s Clothing” in Ladybrand, he confirmed that this belonged to his uncle.

34 Most of our interviewees had lived in at least one other South African town or city before settling in their small town in the Free State. Often the young men apprenticed with an uncle or other older male relative or fellow villager at a shop prior to purchasing their own similar business. Often, these older relatives move on to larger businesses in bigger towns or they leave the country for other business opportunities in the region. For example, Gordon Wu, upon arriving in South Africa, originally moved to Wepener, looked around and eventually settled in Ladybrand, several dozen kilometers away. He started a smaller business down the road, renting the premises; then moved to a second premises; and eventually bought the building where Gordon’s Supermarket now sits. Hobhouse’s one “China shop” is currently owned and operated by Mr Yan, 27, and his young wife, 22. Mr Yan purchased the shop from a cousin 4-5 years ago. He reported that this cousin at one stage owned three shops; he then sold all of his shops and immigrated to Angola.

35 Because of stiff competition from other “China shops” and larger retail shops, some of our interviewees have moved on to other types of businesses. Mr Weng opened up a grocery store and butchery; the Huangs opened a Chinese restaurant and take-away; Mr Lin runs a pub; and Gordon Wu owns a grocery/hardware store as well as properties.

36 One of the indications of the “temporary sojourner” mentality of many of these newest Chinese immigrants lies in their decision about where to raise and educate their children. Many of the new Chinese immigrants send their young children home to China to be cared for by extended family. Childcare is time consuming and difficult for these new immigrants who run retail businesses that are often open every day of the week for at least 10-12 hours a day. Additionally, many of these new immigrants want to ensure that their children learn Chinese. Until such time as they decide to settle permanently in South Africa, they typically send their children “home” to China. For example, Mr and Mrs Chen who own and manage two “China shops” in Ficksburg, sent their older boy, now 3 years old, to China because they were too busy to look after the boy. Their South African-born daughter is now 11 months old, and they have plans to send her home so that both their children can attend schools in China. He said should

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their situation in South Africa improve, he will then bring the kids to South Africa for high school; but until such time, he will ensure that they learn proper Chinese.

37 However, those who have been in South Africa for a longer period, including the two Taiwanese families and two of the Chinese families, find themselves in very different circumstances; they are most settled. Both Thabo in Smithfield and Gordon in Ladybrand have their children in local schools. Thabo’s children, both born in South Africa, are boarding during the week at a school in Aliwal North and come home only at weekends. Gordon’s boys, the youngest of them also born in South Africa, are all enrolled at an exclusive English-medium private boys’ school in Bloemfontein and also return home on weekends when they are not busy with school activities. Mr and Mrs Huang, the restaurant owners in Bethlehem, also reported that their children were at local schools. Both of their children were born in South Africa and have grown up here. The older son is 18 and the younger one is 11; they consider themselves South African. Monica’s son finished primary school in China prior to moving to South Africa, but she was also very clear: he considers himself a South African.

Key Issues and Challenges

38 One of the key issues for these new immigrants was their lack of English language skills. This created communication difficulties, strained labor relations, and exacerbated their social isolation. One of the biggest challenges for these new Chinese immigrants, particularly those with little or no education, is communicating with locals. Although they all expressed an interest in learning English and/or other local languages, particularly to assist in running their businesses, they have limited resources and little time for formal language learning. Most had managed to learn their numbers and other simple words (“come”, “go”, “pass”, “clean”, “wash”) but clearly these were insufficient for in-depth communication with either their staff or their customers. Moreover, when such single word commands are used with locals, they are often viewed as rude or ill-mannered. Both language and cultural differences make it more challenging to integrate with local people. Most of them communicate with the local customers using local staff as interpreters; it is, however, questionable how much is being accurately communicated and translated through these single word commands, body language, and facial expressions.

39 The social isolation, boredom and loneliness were palpable, particularly amongst the youngest and newest immigrants and those in the smaller towns. For Mr and Mrs Yan, in Hobhouse, life is very boring as they do not speak English and cannot communicate with the local people. After the shop is closed, their social time is limited to watching rented Chinese videos. They are lonely. Their lack of English skills also jeopardizes their healthcare; he complained that their worst time was when his wife was sick and had to go to a hospital in Bloemfontein; not only was it extremely expensive, but more crucially, they had difficulties communicating with the doctors; ultimately they had to engage the services of a Taiwanese interpreter.

40 Miss Shi in Smithfield said that she had no local friends because she does not speak any English. She reported that sometimes, the neighbor’s (Taiwanese South African) children come to keep her company, play with her baby, and teach her some simple English. However, most of the time, she is too busy to learn. She says that her only friend is her landlord and his wife, the Taiwanese shop owners next door.

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41 Meimei said, in general, the locals in Phillipolis are not very friendly, so she does not go out at all. She said that when she did venture out to the street, the local black children pointed and laughed at her. She works every day of the week as she does not know what else she can do; she has no friends and there is no entertainment. She sometimes watches Chinese DVDs. On weekends or on Chinese festivals, she and her mother go to the cousin’s family to celebrate. She had only been to Johannesburg once for stock purchase. She reported that she is homesick and misses her brother, her grannies and her school.

42 Compounding their language issues and the social/cultural barriers to social integration, most of these new Chinese immigrants arrived in South Africa with debt. They borrowed money to cover the costs of airfare and to start their meager businesses. Often it takes two to three years to repay these debts before they can start seeing any profits. Usually any money earned is ploughed back into more stock for their businesses. In the meantime, they live frugally, often in a back room of their shop, and they work long hours, often 6.5 to 7 days a week. On top of these hardships, many of the interviewees complained of competition from other “China shops” and from local retail chains. They also mentioned that they are constantly dealing with the impression that Chinese goods are “cheap”; very few of the “China shops” could boast any white customers and even many of the black South Africans shopped elsewhere if/ when they could afford to. Most of these new immigrants are also running retail businesses for the first time, without any previous experience or business training.

43 In addition to competition from other “China shops” run by Chinese, several of the interviewees mentioned competition from other immigrant communities. We also noticed this in most of the small towns we visited: for every “China shop” on the main road of a Free State town we saw or heard of at least two or three similar shops and grocery stores run by Bangladeshi or Pakistani immigrants. In Phillipolis, Meimei reported that the “Indian”26 shop owner was particularly unfriendly to her. She reported that the “Indian” shopkeeper once “hired” some local blacks to buy electrical appliances from her shop, break them, and then demand refunds from her. She said that they were threatening to chase her and her mother from the town; they only left after local police were brought in.

44 Almost all of the interviewees expressed concerns about corrupt South African government officials from Home Affairs, the Revenue Service (SARS), and the Labor Department, as well as the local police. Chinese across the country are often targeted for extortion attempts by corrupt officials because of their difficulty with English, their general ignorance about national and local laws, and stereotypes or rumors about their illegal status in South Africa and about large quantities of cash stored in their shops and their homes. They reported that if they had information about relevant laws and regulations, they would certainly abide by these; however, often, new immigrants (not only the Chinese) remain ignorant of such laws.

45 The biggest challenge regarding life in South Africa, however, is crime. Crime in the small towns of the Free State is not as big a concern as it is in Johannesburg and other larger cities, but most of the interviewees remain concerned. Anecdotal reports indicate that most Chinese immigrants have fallen victim, at least once or twice, to break-ins and armed robberies. During the course of our interviews, every single person mentioned at least one such incident. The fact that all of these new immigrants

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were engaged in some sort of small retail business and dealt in some quantities of cash, makes them soft targets for South Africa’s criminal element.

Community support mechanisms/communication channels

46 The community organizations are becoming more and more important in the lives of the new immigrants. These Chinese organizations assist in a variety of ways. During the recent wave of xenophobic attacks which started in the Alexandra township of Johannesburg (April 2008), the Chinese organizations sent out news of the riots, and advised their members to close up their shops and refrain from any unnecessary travel. They also assist by organizing cultural events, particularly around Chinese festivals and by educating shop owners with basic knowledge in South African tax and labor laws. Besides the outdated community newspapers that most of them buy every fortnight when buying stock in Johannesburg, those that joined these community organizations reported that they were very helpful, particularly if the individuals were experiencing difficulties.

47 The Chinese government, through their embassy and consular offices, provide visa and passport services as well as advice to the Chinese nationals. In cases of crimes against Chinese nationals, however, it was clear from an interview with one of the consular officials that they often feel powerless to provide more assistance to their fellow countrymen. They are limited to reporting these incidents to the proper South African officials.

A Future in South Africa?

48 When asked if life is better in South Africa, many answered that they enjoyed a better life in China. They remain in South Africa for a variety of reasons. As mentioned earlier, most have borrowed money in order to come here; they cannot return unless they can pay off their debts. However, several reported that life in South Africa is not easy and business is getting worse; over time, their dream of paying off their debts and making a profit, becomes more and more distant. Some reported that they planned to go home in two to three years as they do not see hope in their business. These immigrants reported that they can barely afford their own living, let alone pay off their debts or send remittances back to China.

49 Others have earned their “first bucket of gold” and would prefer to reinvest their profit for the chance at an even bigger return. These individuals have moved away from the traditional “China shop” selling textiles, shoes and electrical appliances to other potentially more profitable businesses like the liquor stores, general dealers, and butcheries. Amongst these new immigrants, some indicated that they like South Africa. Given the opportunity to make a living, and barring an increase in crime, they would like to stay in South Africa. Most, however, were unwilling to make any final long-term decisions, preferring to wait and work for another two or three (or more?) years before deciding their future plans.

50 It was clear from our small sample of the Chinese and Taiwanese immigrants that a few issues made all the difference between success and happiness or failure and loneliness. First of all, the length of time in South Africa made a huge difference. Those who had been here longer were both more settled and more professionally successful. In terms

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of business success, choosing to do something slightly different from your typical “China shop” seemed to bring increased profits. The ability to communicate made a tremendous difference to both business success and social life; the lack of English and local language skills proved to be one of the biggest barriers to “settling” into their adopted towns. Finally, those with extended support networks were much better off than those who were isolated.

Conclusion

51 Are these new Chinese immigrants any different from other immigrants to South Africa or to those who land in other countries? We would argue that in some ways, the new Chinese immigrants are similar to the Indians in Kenya, the Lebanese in West Africa, and the Asian Americans in the US. They have clearly come to occupy a unique gap in local economies, similar to the groups that were studied for the “middleman minority” research in the US.27 They have followed similar migration patterns and paths as these other groups who run immigrant shops in poorer areas of cities and towns. They are also positioned, in both race and class terms, between white and black. In similar ways, the Free State’s “China shops” cater to a lower income, predominantly black/African market and generally not to the white middle class. To some extent, they are better off than black township residents, but still not as well-off as white residents of the towns.

52 Similarly, we are already witnessing some movement out of the “China shops” and into other businesses. These businesses or similar businesses will likely be taken over by another newcomer immigrant group, or perhaps by local black South Africans. In this limited way, Chinese businesses have the potential to build local capacity and contribute to local economic development, helping locals to establish linkages to Chinese wholesalers and possibly even directly to China. Both directly and indirectly, these “China shops” affect local economies, not only by providing access to low-cost products, but also by encouraging local business development. We observed, in Ficksburg, for example, several textile shops selling Chinese products which were owned and run by black South Africans. Still other South Africans are bypassing the Johannesburg Chinese distribution centers altogether and going directly to China to source merchandise for their local businesses, as witnessed on flights to and from China by both authors.

53 As we mentioned earlier, those amongst the new Chinese immigrants who are most likely to succeed are those with greater social capital (English language skills, better education, previous overseas experiences/exposure), stronger social networks (Chinese business linkages to distributors/wholesalers), and greater access to credit. How they arrived here – legally or illegally, with or without higher education, with or without capital – make all the difference in terms of levels of success and happiness.

54 Barriers to settlement continue to be, primarily, crime and corruption. Many of the Chinese, despite being slightly better off than most of their black South African customers, complained of feeling powerless in the face of these two social ills. Even one of the Chinese consul-generals reported feeling powerless to do anything to help Chinese nationals deal with the increasingly violent crime, the relentless extortion, and the specific targeting of Chinese. To a large extent, however, these, too, are problems that confront other immigrants to other places.

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55 There are, however, also some significant differences between the new Chinese migrations to South Africa and African migrations to South Africa as well as previous migrations of other groups to other destinations. The two most significant differences have to do with China’s rising global power and China’s dominance in manufacturing. Within the context of China’s global ascendance both economically and politically; China’s increased investments, aid, and trade in Africa; and strengthening China-South Africa relations, Chinese immigrants to South Africa, whether legal or illegal, are clearly still better off than migrants from other African nations to South Africa. The recent wave of xenophobic violence is a testament to this; while two or three Chinese businesses were affected in the area, the primary targets of the violence were Zimbabweans, Somalis, and other black Africans. While the Chinese consul- general complains of his powerlessness in the face of crime and corruption against Chinese nationals, at least he is granted audience with the South African officials. This, we would argue, has to do with China’s importance nationally, regionally, and globally. In other words, in some subtle and not-so-subtle ways, bi-lateral political and economic ties between the two countries, as well as China’s global image, have an impact on migrant lives; in the case of new Chinese migrants, China’s increasingly important role in Africa certainly helps.

56 The Chinese immigrants are also advantaged insofar as they have social and ethnic ties to Chinese wholesalers and sometimes even to Chinese factories, both in the region and in China, giving them economic advantages over locals and other migrant traders. China’s continued dominance in the manufacture of textiles, small electronics and household appliances and other such products thus also affects new Chinese immigrants’ business success.

57 However, South Africa’s current political crisis within the governing African National Congress and the ongoing socio-economic challenges, particularly with regard to the current global financial crisis and problems with service delivery to the poorest sectors of South African society create conditions that are generally unfavorable to newcomers; apart from crime and corruption as discussed in this paper, the general climate is currently unstable and inhospitable for migrants. Media portrayals of China (as a neo-colonizer), of the Chinese (as unfair, corrupt, low class), and of Chinese products (as cheap, substandard) also impact on the perceptions and treatment of these newest Chinese migrants, typically in very negative ways. While we might be able to draw on some similarities between these new Chinese migrations to South Africa and other migrations, all attempts to understand these particular communities must, therefore, be carried out within the current local and national political, social, and economic context.

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NOTES

1. Previous versions of this paper were presented as “Intersections of race, class and power: Chinese in post-apartheid Free State” at XIV SASA Congress, Stellenbosch University, 7-10 July 2008 and again at the University of Johannesburg Sociology & Anthropology Seminar series on 23 July 2008. 2. For more detail on these early histories see Yap and Man 1996, Park 2006 and 2008 and Harris 1998a and 1998b. 3. This figure is based on June 2008 press release of the Chinese Association of South Africa. 4. Yap and Man 1996: 62, 76-84; Smedley 1980b: 20-21; Tung 1947, Harris 1998a, 1998b. 5. Hart explains that at the same time, large numbers of small-scale industrialists in Taiwan came under enormous pressure to leave the country due to rising wages, escalating exchange rates, and high rents. Ironically, these conditions, she says, were created by the stunning pace of their industrial investment and export drive (Hart 2002: 2). 6. Yap and Man 1996: 421, Hart 2002: 2-3. 7. Yap and Man 1996: 423. 8. See Park 2005, chapter 7 for discussion. 9. These numbers were originally based on an ‘off the record’ comment by a former staff member of the Taipei Liaison Office; however, the figure seems to be regularly quoted by the Chinese language press in South Africa. 10. At the time, because Hungary was also a communist nation, Chinese did not need visas to enter. Upon discovering that there were limited business opportunities there, they moved on to look for other opportunities. Africa was one of the obvious choices, again due to the porous borders of many African nations. 11. While many of these earliest Chinese immigrants left South Africa, quite a few of them maintain business linkages to the country. Some have left their South African business interests in the hands of newer Chinese immigrants. Others have set up related businesses, such as factories, in China. 12. See Dobler 2005 on Chinese wholesale merchants engaged in cross-border trade in Oshikango, Namibia. 13. In the early 1980s part of economic reforms in China allowed families to occupy and farm a piece of land; however the land is still owned by the government. Each village has rights to some portion of land; this land is then divided equally amongst the families that live in the village. The individual families farm the land and then sell some portion of their produce back to the government, after taking a small share for themselves. These are not farmers in the commercial sense; rather the Chinese ‘peasants’ are similar to sharecroppers, with the Chinese state as the landowners. 14. Park 2005. 15. Sautman 2006, see also Mohan with Kale 2007. 16. This term, used to refer to all people from Asia, but typically referring to Indians and Chinese, is uniquely South African and can be found in many apartheid-era pieces of legislation. 17. Van der Watt 2007: 3. 18. Unless otherwise specified, figures are from Census 2001, generated by Space-Time Research www.str.com.au

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19. From the Matjhabeng – IDP 2001 Spatial Analysis downloaded from www.matjhabeng.co.za/ pdf-documents/Municipality/annexureA/socio-economic analysis.pdf 20. Downloaded from www.matjhabeng.co.za/towns.htm 21. One of our informants, however, reported the following figures: 600 whites in town, 100 whites in surrounding area, 4500 blacks in Poding-tse rolo township + 1500 & Griquas. 22. One of our informants reported +/- 300 in town. 23. One of our interviewees reported 4,000 – 5,000 in the local townships. 24. One of our informants reported approximately 500-550 in town; +/- 4,000 in adjacent townships of Kgubetswana, Pameng, & Kanana. 25. This is an illegal status according to the Chinese authorities and is not recognized by the Chinese government. The Chinese government does not admit that this is a political crisis in China, therefore, Chinese immigrants do not have legitimate reasons seeking asylum in a foreign country. According to one of our interviewees, however, the ‘one-child policy’ is often used as the reason for asylum seeker applications. 26. In fact, almost everyone we spoke to referred to the Pakistani and Bangladeshi immigrants as ‘Indian’. It was only after speaking to a few of them that we realized that almost all of them were, in fact, also new immigrants to South Africa. Research into these other Asian immigrant communities indicates that there are at least 60,000-70,000 Pakistanis and a further 30,000-40,000 Bangladeshis in South Africa (Park in CoRMSA Report 2008: 69). Further research indicates that there are even larger numbers of new immigrants from India. These communities should not be confused with the . 27. See Bonacich, E. 1973. “A Theory of Middleman Minorities” in American Sociological Review 38 (October).

RÉSUMÉS

L’Afrique du sud accueille la plus importante population chinoise du continent africain, estimée entre 250 000 et 300 000 personnes. Les différentes vagues migratoires chinoises ont créé des communautés chinoises diverses, pluri-générationnelles et plurilingues. Cet article analyse ces vagues migratoires et s’intéresse plus particulièrement aux nouveaux migrants chinois pour la plupart originaires des zones rurales du Fujian et principalement établis dans les petites villes rurales sud-africaines. Puis les auteurs analysent ces nouveaux migrants en termes de race, classe et pouvoir et examinent ce qui les rapprochent et les différencient des autres communautés migrantes.

South Africa is host to the largest population of Chinese on the African continent, with estimates ranging from 250,000 – 350,000. Various waves of migration from China to South Africa have resulted in the creation of diverse, multi-generational, and multi-lingual communities of Chinese. The article explores these waves of migration and then focuses on the newest Chinese migrants, mostly from rural parts of Fujian province, many of whom are settling in small, rural towns across the country. The authors conclude with an attempt to position these newest Chinese migrants in terms of race, class, and power and examine the similarities and differences between them and other migrant communities elsewhere.

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Sudáfrica acoge población china la más importante del continente africano, que se estima entre 250 000 y 300 000 personas. Las diferentes olas de migración chinas han creado varias comunidades chinas, multi-generacionales y plurilingüees. Este artículo analiza estas olas de migración y se interesa particularmente por los nuevos migrantes chinos oriundos, en su mayoría, de zonas rurales de Fujian y que se encuentran principalmente en pequeñas ciudades rurales sudafricanas. Después, los autores analizan estos nuevos migrantes en términos de raza, clase, poder y examinan lo que le acerca o le diferencia de las otras comunidades inmigradas.

INDEX

Index géographique : Afrique du Sud

AUTEURS

YOON JUNG PARK Senior Researcher Centre for Sociological Research, University of Johannesburg [email protected]

ANNA YING CHEN Research Fellow Centre for Sociological Research, University of Johannesburg [email protected]

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Chine-Afrique ou la valse des entrepreneurs-migrants China-Africa or the Waltz of Entrepreneurs-Migrants China-África o el vals de los empresarios-migrantes

Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup

1 « Quand la Chine ratisse l’Afrique », « La Chine pousse ses pions en Afrique », « La Chine, nouvelle amie intéressée de l’Afrique », « Chine-Afrique : pillage ou co- développement ? »1 titrait récemment la presse française. Assurément depuis ces dernières années et notamment 20062, les nouveaux partenariats stratégiques, qui sont en train de se tisser entre la Chine et le continent africain sous-tendus par l’idéologie du win-win, interpellent les pays occidentaux. L’Afrique n’est plus la chasse gardée de l’Occident ; ses ressources naturelles sont aussi convoitées par la République populaire de Chine (RPC) qui s’impose comme le deuxième consommateur de pétrole de la planète. Le volume des échanges sino-africains ne cesse de croître : il a été multiplié par 7 entre 2000 et 2007 selon le ministère chinois du commerce, passant de 10 à 70 milliards de US$3. En 2007, la RPC est devenue le deuxième partenaire commercial le plus important de l’Afrique derrière les États-Unis et tout juste devant la France. Comme le faisait remarquer en janvier 2008, à l’occasion d’un colloque, l’Ambassadeur chinois au Sénégal : « Au lieu d’avoir recours à la force et à la duperie qui étaient familières aux colonisateurs occidentaux dans l’acquisition des ressources en Afrique, la Chine a choisi d’en exploiter par voie de négociations commerciales normales, d’achats à des prix raisonnables et de coopération mutuellement bénéfique »4. La Chine importe aujourd’hui des matières premières à plus ou moins forte valeur ajoutée (bois tropicaux, pétrole nigérian, angolais, équato-guinéen, congolais, gabonais et soudanais, cuivre zambien, charbon sud-africain, or, pierres précieuses et ivoire). Elle a également profité des privatisations en cours sur le continent africain pour s’introduire dans des secteurs autrefois réservés aux sociétés d’États (énergie, télécommunications, transport, mine). Enfin, elle cherche à écouler auprès des 900 millions de consommateurs africains des produits bon marché fabriqués à profusion dans ses « usines monde ».

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2 Parallèlement à ces transactions d’ampleur, qui reconfigurent en profondeur diplomatie et négoces internationaux, des dynamiques plus discrètes sont impulsées par le bas à l’initiative à la fois des marchands chinois et africains. Les premiers, dont les parcours intercontinentaux ont été plus ou moins directement influencés à la fois par les réformes de 1978, la libéralisation de la législation chinoise sur l’émigration (Pieke, 1998 ; Xiang, 2003) et les restructurations économiques à l’œuvre en RPC (Kernen et Rocca, 1998 ; Roulleau-Berger et Shi, 2004 ; Roulleau-Berger, 2008) se sont implantés, à la fin des années 1990 en Afrique subsaharienne, quelques années après que des ingénieurs, techniciens et ouvriers aient été recrutés dans le cadre de la coopération bilatérale pour travailler dans les entreprises chinoises de BTP. Les commerçants africains ont, quant à eux, intégré au seuil du nouveau millénaire les villes chinoises dans leurs itinéraires migratoires, après avoir exploré, de leur propre chef, d’autres places en Afrique et en Asie au fil des dernières décennies. Après avoir décrit et décliné les trajectoires migratoires et professionnelles de ces deux catégories de populations, nous essaierons d’apprécier dans quelle mesure ces mouvements sont ou non liés et ont à voir avec le renforcement de la coopération économique et technologique sino-africaine, avec l’ouverture de l’Organisation Mondiale du Commerce et enfin avec le durcissement des politiques migratoires en Europe.

Les commerçants chinois en Afrique : une minorité de plus en plus visible5

3 Alors que l’implantation des entreprises chinoises en Afrique — qui seraient aujourd’hui de l’ordre de 800 — n’a pas retenu l’attention des médias, l’arrivée de petits commerçants ressortissants de la RPC dans les quartiers populaires des villes africaines semble défrayer la chronique. Ils sont assimilés à un danger, une concurrence par les entrepreneurs autochtones. Dès 2003, un journal marocain signalait, sur un ton alarmiste et stigmatisant, l’installation des commerçants chinois à Derb Omar, quartier commerçant de Casablanca6. L’année suivante, des quotidiens camerounais puis mauritanien creusaient le même sillon, abusant de métaphores relatives à l’invasion. Ce fut ensuite le tour des journalistes sénégalais de décliner cette rhétorique guerrière (« assaut », « offensive », « fronde », « combat », « nouveaux croisés étrangers »). « Brazzaville sous l’emprise chinoise » titrait en 2005 Afriqu’Echos Magazine, expliquant comment l’avenue de la Paix dans la commune de Poto-Poto était en train de se transformer en une « Shanghai-City Avenue » avec l’implantation de multiples enseignes chinoises. Autrement dit, les petits commerçants chinois — grossistes, détaillants ou même colporteurs — qui ont commencé à s’installer sur le continent noir et dont l’effectif serait inférieur7 à toutes les autres catégories professionnelles dans lesquelles sont impliqués les Chinois d’Afrique — apparaîtraient plus menaçants pour l’économie nationale que les ouvriers et les techniciens intervenant dans les sociétés d’extraction minière, de travaux publics, de pêche ou de téléphonie mobile. Mais quelles réalités reflètent ces discours ?

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Une configuration à triple détente : des bazars, des magasins spécialisés et des supermarchés

4 Un peu partout en Afrique, dans les quartiers centraux ou proches des centres-villes, à l’initiative de ressortissants de RPC, des bazars voient effectivement le jour, offrant une gamme très large de produits bon marché, fabriqués en Chine. Rebaptisés Cavernes d’Ali Baba à Lubumbashi (République Démocratique du Congo, RDC), Loja chinês ou Bailhuo8 au Cap-Vert, ces échoppes qui, hier à Dakar étaient des garages ou des magasins de pneumatiques, regorgent de mille et une babioles sur une surface réduite : des chaussures aux ventilateurs en passant par les lunettes de soleil, les vêtements, les produits cosmétiques, les accessoires et lingerie féminins, les jouets pour enfants, les articles de décoration, les outils pour le bricolage, les ustensiles ménagers, les appareils électroniques. En fonction de la mode et au gré des événements, à l’attention des populations autochtones mais aussi des touristes, les commerçants chinois s’adaptent, recourant à la virtuosité de compatriotes copistes installés au pays.

5 G. Dobler a été l’un des premiers chercheurs à signaler l’installation d’une centaine de Chinois, dans la petite ville d’Oshikango, en Namibie à la frontière de l’Angola, au lendemain d’une paix fragile dans la région, en 1999. Ces marchands, qui proviennent autant du sud de la Chine, de Shanghai ou de la frontière russe et dont les origines sociales sont également très hétérogènes, font partie de cette nouvelle génération d’entrepreneurs migrants chinois (Mohan et Kale, 2007). Si les premiers arrivés avaient une expérience préalable dans un autre pays africain ou déjà en Namibie, aucun en revanche ne disposait de liens avec les familles chinoises établies depuis plus de vingt ans au Sud de l’Afrique9. Dans leurs boutiques de taille modeste, les commerçants chinois, présentent des échantillons derrière un comptoir alors que les marchandises sont stockées à l’arrière dans un entrepôt. On retrouve cette même configuration à Dakar avec impossibilité pour les clients d’accéder directement aux produits, au détail prêt que les hangars de stockage ne sont pas à proximité des magasins mais essaimés dans les quartiers périphériques (Bredeloup et Bertoncello, 2006).

6 À Praia dans la capitale du Cap-Vert, où le premier commerce chinois a été ouvert en 1995, les boutiques sont plus spacieuses. Des maisons de maître de l’époque coloniale, ont été réaménagées grossièrement pour un usage mercantile immédiat. Les rez-de- chaussée et les premiers étages ont été transformés en locaux commerciaux « tape-à- l’œil » : les murs violemment éclairés par des néons ont été repeints dans des couleurs éclatantes. Rangés pêle-mêle sur des étagères, les produits couvrent les murs quand ils ne sont pas présentés dans des cartons à même le sol, donnant l’impression d’une extrême profusion. Àl’entrée, des caméras de vidéo-surveillance viennent en soutien à la myriade de vendeuses chinoises et capverdiennes, chargées d’éviter les vols à l’étalage. Si les premiers arrivés étaient originaires de Shanghai, Beijing ou d’autres grandes villes chinoises, la majorité aujourd’hui provient de la région du Wenzhou, dans la province du Zhejiang, à l’instar des migrants qui s’installent en France (Poisson, 2005) et dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest. Les premiers « baihuo shops » s’ouvrent au Cap-Vert au milieu des années 1990, alors que le pays se caractérise par une stabilité politique et un pouvoir d’achat relativement élevé, lié aux transferts importants de devises que renvoient au pays les membres de la diaspora capverdienne. En 2003, O. Haugen et J. Carling comptabilisaient 27 magasins chinois installés à Sao Vicente sur l’Ile de Mindelo et estimaient entre 200 et 300 le nombre de commerçants

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chinois répartis sur l’ensemble du Cap-Vert (Haugen et Carling, 2005). Selon l’ambassade de France10, il y avait en 2006 entre 1 500 et 2 000 ressortissants chinois dans l’ensemble de l’archipel comptant plus de 450 000 habitants. D’après notre propre inventaire établi en janvier 2006, 70 boutiques regroupent 280 Chinois dans le centre de Praia, la capitale de Santiago11. Parmi ces ressortissants de RPC, on peut observer un nombre important d’employés particulièrement jeunes arrivés au Cap-Vert grâce à des réseaux familiaux et communautaires très organisés. On raconte que certains ont fait venir jusqu’à 50 personnes de leur entourage, pas toujours pour s’ancrer mais aussi pour continuer la route vers l’Europe. À l’évidence, tous ces jeunes ne peuvent s’enrichir au Cap-Vert ni s’élever à terme au rang d’employeurs et alimentent le trafic de clandestins12 organisé par leurs compatriotes.

7 À Dakar, l’association des consommateurs sénégalais (ASCOSEN) annonçait le chiffre de 300 commerces chinois en août 2004 et évaluait le nombre de familles à 150 l’année suivante. En 2005, A. Sarr comptabilisait 138 échoppes réparties dans les trois artères principales de Dakar et estimait à 145 le nombre de vendeurs. Au regard de nos propres observations établies dans le même périmètre géographique l’année suivante, les 143 boutiques recensées accueillaient chacune entre 2 et 4 travailleurs chinois sans compter les employés sénégalais. Les commerçants chinois de Dakar sont originaires principalement du Hénan, province du centre-est, considérée à la fois comme une des plus peuplées et des plus pauvres. Ils exerçaient déjà, pour un grand nombre d’entre eux, une activité commerciale dans leur pays avant de le quitter. En seconde position arrivent les ressortissants du Hunan (sud-est)13, province qui se caractérise à l’instar du Hénan, par un PIB par habitant parmi les plus faibles de Chine. Les autres migrants chinois, qui se sont installés quatre à cinq années après leurs compatriotes originaires des provinces les plus pauvres arrivés dès 1998, proviennent des provinces du Jilin et du Liaoning (nord-est)14 et sur une note mineure de Shanghai et de Beijing, plus rarement encore de Taiwan. La majorité des migrants chinois interrogés à Dakar se situe dans les classes d’âge 25-29 ans et 30-34 ans ; les autres appartiennent aux tranches tout juste supérieures. La population féminine sur les lieux de travail ne représente que 20 % du total. Plus d’un tiers possède l’équivalent d’un niveau baccalauréat ; quelques-uns ont même entrepris un cursus universitaire en Chine. La plupart a une expérience professionnelle, acquise avant de quitter la Chine, en zone urbaine, ou encore dans un autre pays étranger. Selon un modèle déjà éprouvé, les migrants chinois qui étaient partis en éclaireurs au Sénégal, ont fait venir plus tard des membres de leur famille pour appuyer la mise en œuvre de leur projet économique ou les aider à faire leur propre chemin.

8 Tous les petits marchands rencontrés dans ces villes africaines semblent s’approvisionner principalement à Yiwu, cette ville considérée comme le plus vaste supermarché du monde en Chine (Pliez, 2007), y passant commande ou s’y déplaçant. G. Dobler explique comment la marchandise regroupée au port de Ningbo arrive par cargo à Walvis Bay (Namibie) via Singapour et Cape Town (Afrique du Sud) avant d’être acheminée par camion jusqu’à Oshinkango. Au Sénégal, si quelques commerçants partent régulièrement s’approvisionner à Yiwu, la plupart recourt à un transitaire chinois implanté dans le port de Dakar.

9 Mais ce dispositif, que nous venons de décrire et qui constitue la forme dominante proposée par les commerçants chinois dans les pays côtiers du continent africain, tend également à s’essouffler. Partout le même problème de saturation du marché se pose

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avec l’arrivée continue des commerçants chinois dans ces villes et la satisfaction partielle des besoins des consommateurs en produits manufacturés. La concurrence s’exacerbe entre marchands chinois lesquels sont conduits à affûter leurs stratégies commerciales. Ils sont de plus en plus nombreux à opter notamment pour une diffusion élargie dans l’espace ; les uns délocalisent leurs boutiques dans d’autres quartiers de la ville ou du pays. C’est ainsi qu’à Praia, ceux qui sont arrivés plus récemment n’ont pu accéder au Plateau, centre historique et ont essaimé au pied de la vieille ville et dans le prolongement du marché central de Sucupira. En 2008, Sao Nicolau, Fogo, Brava et Sal, autrement dit quasiment toutes les îles du Cap-Vert, accueillent des échoppes chinoises. À Dakar, les premiers commerçants chinois se sont installés sur le boulevard du Général de Gaulle, longue artère sur laquelle défilent chaque année les soldats à l’occasion de la fête de l’indépendance nationale. Également connu sous le nom « d’allées du centenaire », cet axe de circulation, qui dessert tous les quartiers résidentiels nord de la ville, constitue une entrée du Plateau, cœur de ville. Plus récemment, des boutiques ont été aménagées d’abord dans le prolongement direct sur les allées Papa Gueye Fall puis dans la partie occidentale de l’avenue Faidherbe, confirmant un rapprochement vers le centre ville. Au Sénégal encore, quelques commerçants chinois ont redéployé leur activité du côté de Ziguinchor, Thiès et de Saint-Louis ; au Burkina Faso, on en retrouve également quelques-uns à Bobo Dioulasso et Banfora. Au Mali, ils ont aussi rejoint Sikasso et Ségou, des villes moyennes caractérisées par la présence d’entreprises de l’État chinois et de cliniques ; au Cameroun, ils ont investi Douala mais se dirigent aussi plus ponctuellement vers Yaoundé, Nkongsamba et Mbalmayo (Esoh, 2005). D’autres explorent les possibilités d’implantation ailleurs sur le continent comme ces Chinois de Sao Vicente qui confient leur boutique à un parent avant d’en ouvrir une autre du côté de l’Angola et du Mozambique ou encore ces Chinois de Dakar qui ont déjà installé une échoppe à Casablanca ou préparent une ouverture prochaine à Conakry. Autre tactique mise en œuvre : jouer sur les prix. Limiter au maximum les marges bénéficiaires en s’appuyant davantage encore sur une main-d’œuvre familiale corvéable ou, à l’inverse, augmenter les tarifs pour écouler des produits de meilleure qualité, mieux adaptés à une demande de plus en plus exigeante. Pour faire face à la concurrence, ceux qui disposent d’un capital solide peuvent également se spécialiser dans le commerce de quelques produits, procéder à l’ouverture d’un restaurant ou, à l’inverse, continuer à proposer une gamme importante de marchandises mais dans un cadre plus moderne. La figure de Xu Gongde, « ce géant chinois du commerce » au Gabon, est emblématique de ces reconversions successives qui renseignent à la fois sur les capacités d’adaptation et d’accumulation des commerçants. Sollicité directement par le gouvernement gabonais lors d’une visite du président Bongo en Chine en 1987, parce qu’il s’était fait remarquer dans son Zhejiang natal pour son esprit d’entreprise, il a d’abord ouvert une épicerie à Libreville. Par la suite, il l’a confié à un ami pour en ouvrir une autre, puis d’autres encore, étant à l’origine d’une chaîne d’une dizaine de magasins. De la vente au détail, il s’est réorienté vers le commerce de gros de produits chinois en Afrique puis s’est engagé dans l’exportation du bois d’œuvre vers l’Asie.

10 Les modalités d’insertion des migrants chinois sur le marché du travail sont donc loin d’être figées. Dans d’autres villes africaines, les Chinois se sont spécialisés dans le négoce d’un produit particulier. C’est ainsi qu’à Abidjan, des restaurants et des salons de massage tenus par des Ivoiriens sont transformés en boutiques chinoises, proposant pour l’essentiel du prêt-à-porter. À Bamako, le dispositif commercial mis en œuvre par

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les ressortissants de RPC, originaires aussi bien de Beijing, de Shanghai, du Fujian, du Zhejiang et du Hénan, est différent de celui qu’on peut observer au Sénégal ou au Cap- Vert. Outre la multitude « d’hôtels restaurants »15 dont le nombre était estimé à 80 en 2007 par l’Office du Tourisme et de l’Hôtellerie16, des cliniques et des petites sociétés de construction ont fleuri ces dernières années surtout dans les nouveaux quartiers de standing de la capitale malienne. Quelques magasins spécialisés dans la vente de chaussures, de tissus, de médicaments, d’articles de décoration et de biens religieux ont également été développés à l’initiative de promoteurs chinois, à proximité du grand marché. Si la plupart des commerçants sont à leur compte, quelques-uns encore ont été envoyés par une entreprise chinoise pour y développer une antenne, une filiale. C’est ainsi qu’une tenancière d’un « bar chinois » à Bamako avait préalablement travaillé pour une entreprise chinoise dans l’exportation de motos à Niamey puis à Ouagadougou avant de changer de pays et d’activité. À Ouagadougou, parce que le gouvernement burkinabè maintient toujours ses relations diplomatiques avec Taiwan, leur présence est encore plus discrète. Comme à Bamako il n’existe pas de quartier chinois. La vingtaine de ressortissants chinois, originaires principalement de Shanghai, du Zhejiang et du Fujian, qui ont repris des boutiques sur le pourtour du marché Rood Woko, profitant de la désaffection du lieu après un incendie dévastateur, proposent en gros comme au détail, des chaussures, des tissus, des produits para-pharmaceutiques ou cosmétiques. Plus récemment encore quelques sociétés chinoises (Jincheng ou Lifan) n’ont pas hésité à venir concurrencer les entreprises françaises, libanaises et burkinabè sur le créneau des motocyclettes.

11 Dans d’autres villes encore comme à Maputo (Mozambique) ou à Douala (Cameroun), les ressortissants chinois, qui avaient un capital de départ plus solide et des réseaux de connaissance plus étoffés, se sont lancés directement dans la gérance de supermarchés. Dans la capitale mauritanienne où les Chinois sont faiblement implantés dans le commerce, une famille originaire du Fujian détient à elle seule trois petits supermarchés ainsi qu’un salon de coiffure (Gaborit, 2007). À Abidjan, à la faveur de la crise politique que traverse le pays depuis septembre 2002, l’influence chinoise dans le petit commerce a commencé à se structurer. C’est ainsi qu’une première supérette a été installée par les Chinois à Cocody, quartier résidentiel déjà largement équipé de supermarchés ivoiriens et de centres commerciaux modernes à capitaux libanais ou indiens. Dans l’arrière-boutique, il est loisible de commander en gros des produits manufacturés et alimentaires provenant directement de RPC ; ce que font régulièrement les opérateurs libanais17.

12 Pour être encore plus complète, cette analyse doit aussi prendre en compte les activités plus modestes telles la vente au détail sur les marchés, sur les trottoirs et le colportage auxquelles s’adonnent les Chinois les plus pauvres en Afrique. À Douala sont signalées, des Chinoises prostituées la nuit, colportrices le jour. À Abidjan, des Chinoises vendent des médicaments aux principaux carrefours de la ville alors qu’à Sikasso, au Mali, les colportrices chinoises ont été remplacées par des Maliennes18. L’implication des Chinois sur ces créneaux habituellement occupés par les nationaux serait à l’origine des tensions intercommunautaires.

Une mise en concurrence avec les nationaux

13 La compétition qui se joue entre marchands chinois et qui contribue à la saturation du marché s’additionne, en définitive, à une concurrence avec les vendeurs déjà implantés.

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Les marchands libanais, indiens, pakistanais ou grecs, qui continuent à jouer les intermédiaires dans les économies africaines, ne sont pas les seuls à devoir s’adapter à ce nouveau contexte ; les entrepreneurs nationaux eux-mêmes en pâtissent. Si la présence des ouvriers qualifiés chinois, des ingénieurs ou encore des médecins n’est pas remise en question, en revanche, l’incursion des petits commerçants chinois sur des segments de marché occupés initialement par les nationaux déconcerte et est vécue comme une concurrence déloyale. C’est ainsi que les marchands camerounais ont mal accepté que les Chinois se mettent à vendre dans les rues populaires de Douala, des beignets-haricots, cette friandise traditionnelle, à des tarifs meilleurs marchés que les colporteurs locaux. À Kinshasa également, les vendeuses de haricots ont envoyé une délégation auprès du bourgmestre pour dénoncer le récent redéploiement des commerçants de RPC sur le créneau même du détail19. À Dakar aussi, les commerçants sénégalais s’offusquent de l’intrusion chinoise dans le domaine de l’économie informelle et appellent leur gouvernement à prendre des mesures protectionnistes.

14 Cette stigmatisation interpelle les observateurs sur le sens que le continent africain, terre d’émigrations, habitué au cours des dernières décennies à accueillir des migrants riches, ressortissants des pays du Nord, peut donner à l’hospitalité dès lors que les nouveaux arrivants s’accaparent des créneaux occupés par les nationaux les plus pauvres ou les plus débrouillards. Y aurait-il du point de vue de la société africaine des bons et des mauvais migrants chinois ? Dans quelle mesure, cette présence chinoise sur le continent africain conduira-t-elle les autorités à mettre en place de véritables politiques migratoires permettant de mieux capitaliser les compétences qui accompagnent les mouvements de population et d’empêcher l’évasion des capitaux tout en veillant à ce que l’entrepreneuriat local puisse continuer à se développer. Les propos sinophobes distillés par les syndicats de commerce ne relèvent-ils pas, en définitive, d’un faux débat ? D’une part, les consommateurs africains semblent plutôt satisfaits de cette nouvelle offre qui leur permet d’accéder à faibles prix aux produits de la mondialisation. D’autre part, les commerçants mécontents aujourd’hui sont, pour partie, ceux qui hier allaient acheter ces mêmes articles à Hong Kong, Guangzhou ou Beijing pour les revendre à leurs compatriotes à des prix prohibitifs.

Résistance des commerçants nationaux

15 Dans un contexte d’ouverture des marchés africains à l’économie mondiale, un peu partout sur le continent noir, l’implication des ressortissants de RPC dans le commerce de détail et de gros suscite donc des débats animés au sein de la société civile. Les commerçants sénégalais, qui ces dernières années ont largement profité d’un contexte politique favorable pour consolider leur position dans l’économie nationale, entendent bien conserver les avantages acquis et organisent leur défense sous couvert de l’Union nationale des Commerçants et Industriels du Sénégal (UNACOIS). Accusant leurs confrères chinois de ne pas respecter les législations douanière et fiscale en vigueur, ils ont saisi la commission nationale de la concurrence20 puis ont organisé, en août 2004, une journée « ville morte » à Dakar, estimant leur gouvernement insuffisamment réactif et trop ambigu dans ses réponses. À Lomé, les revendeurs et revendeuses de tissus dentelle qui se sentaient également menacés par l’arrivée de concurrents chinois sur leur créneau étroit ont créé un syndicat en août 2006 dans la perspective de mieux défendre leurs intérêts et d’obtenir une uniformisation des prix de vente sur le marché togolais ainsi qu’une révision de la réglementation des importations21. La polémique

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porte à la fois sur les prix des marchandises et sur la pratique de ruses commerciales considérées comme peu orthodoxes. On suppute que les marchands chinois bénéficieraient de contacts privilégiés et d’arrangements particuliers à la fois avec les industriels et les transitaires à l’occasion de leurs déplacements dans leur pays d’origine ; ils seraient ainsi en mesure de proposer des produits à des tarifs très compétitifs (prix d’usine) auxquels ne peuvent prétendre les Africains qui vont chercher eux-mêmes la marchandise en Asie ou dans le comptoir de Dubaï. On soupçonne également les ressortissants de la RPC de produire de fausses déclarations ou encore de revendre aux prix de pièces détachées des produits finis, en partie déjà remontés. On les accuse de livrer tardivement les commandes passées par les Africains pour écouler en priorité leurs propres containers desquels sortiraient les mêmes marchandises de contrefaçon. Enfin, à cours d’arguments, on met en avant la mauvaise qualité des produits chinois ou leur dangerosité alors qu’on les écoule soi-même sans hésitation aucune sur le marché africain.

16 En Afrique centrale, où le commerce de détail a été largement investi par les ressortissants de l’Afrique de l’Ouest, la problématique se pose différemment. Eux- mêmes étrangers, les Maliens, Sénégalais ou Guinéens qui revendent des produits chinois aussi bien en Côte d’Ivoire, au Congo, en Angola qu’au Gabon et dont les prérogatives ont déjà été remises en question par les nationaux par temps de crise exacerbée (Sindjoun, 2004), ne peuvent procéder aux mêmes types de regroupement pour défendre leurs parts de marché et restent discrets.

Les consommateurs s’organisent

17 Une première au Sénégal : face à la fronde menée par l’UNACOIS à Dakar, l’association des consommateurs (ASCOSEN), appuyée par des associations de défense des droits de l’homme (RADDHO) et la Confédération des syndicats autonomes a organisé une marche de protestation22, prenant faits et causes pour les marchands chinois. Les organisateurs dénoncent l’hypocrisie des commerçants sénégalais qui se seraient enrichis en important les mêmes produits mais en les revendant trois à cinq fois plus cher. Si les opérateurs chinois bénéficient de certaines faveurs dans les usines et ports asiatiques, les importateurs africains font également jouer leurs réseaux et connaissances une fois au pays pour traiter avec les services douaniers. Paradoxalement aujourd’hui, les consommateurs africains font société non pas pour obtenir une représentation politique démocratique mais plutôt pour affirmer leur droit à consommer, à « consumer », à « s’acheter une vie » (Bauman, 2008).

Les États africains amorcent des premières réglementations

18 Toujours au Sénégal, sous la pression des commerçants de l’UNACOIS, l’administration des douanes notamment opère dorénavant des contrôles plus systématiques sur les conteneurs en provenance de Chine comme elle a augmenté notablement les taxes sur les produits textiles et a modifié sa réglementation tarifaire. Ce nouveau dispositif contribue au ralentissement de l’expansion des échoppes chinoises à Dakar. On retrouve le même cas de figure au Maroc, où le renforcement des exigences à l’endroit des commerçants qui voulaient s’installer, a provoqué le départ des uns et conduit les autres à une plus grande mobilité entre les places marchandes. Dans la capitale malienne, un coût d’arrêt a également été donné au développement des hôtels-

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restaurants chinois avec la mise en place d’une législation plus stricte et la fermeture des établissements ne répondant pas aux nouvelles normes établies.

19 Outre un durcissement sur la circulation des marchandises, nombre d’États africains comme l’Algérie, le Maroc ou le Sénégal commencent à prendre des mesures visant à réglementer les conditions de séjour des ressortissants chinois dans leur pays ou, à tout le moins, multiplient les effets d’annonce sous la pression de leurs électeurs. Pendant que d’autres à l’inverse, à l’exemple du Cameroun, facilitent leurs conditions de résidence : des accords pris entre Yaoundé et Beijing prévoient, en effet, que les Chinois soient désormais les seuls étrangers à bénéficier d’un droit de séjour d’un an et demi au Cameroun sans contrat de travail23. Le Sénégal, quant à lui, procède régulièrement à des suspensions dans l’attribution des visas aux ressortissants chinois. Le président A. Wade s’est limité, pour l’instant, à des déclarations d’intention où perce clairement la menace sans qu’une véritable politique migratoire soit envisagée. À la veille de sa participation au sommet Chine-Afrique à Beijing, en novembre 2006, tout juste un an après le rétablissement des relations diplomatiques avec Pékin, il déclarait à l’agence Xinhua : « C’est en toute connaissance de cause que le gouvernement a accepté les commerçants chinois qui détenaient des titres de séjour légaux et des autorisations d’exercer le commerce… Il est évident que si le nombre de Chinois devait augmenter sensiblement pour ce grand pays qui compte un milliard 300 millions d’habitants, cela poserait problème… Tout est donc dans le sens de la mesure et dans la maîtrise de flux que nous déclenchons ». Ces procédures ambiguës ont conduit, d’une part, au développement d’un marché noir des visas et, d’autre part, amené les autorités chinoises à revendiquer la protection consulaire comme un volet de plus en plus important de leurs affaires diplomatiques24.

20 Alors que la diaspora chinoise étend ses activités jusqu’en Afrique, dans le même temps mais dans des effectifs en rien comparables25, des entrepreneurs migrants africains intègrent la RPC dans leur dispositif articulant déjà les places marchandes de Dubaï, Jakarta, Kuala Lumpur, Bangkok et Hong Kong. Il s’agira ici d’apprécier les modalités d’élaboration du comptoir africain en Asie.

La reconfiguration du comptoir africain en Chine

Le comptoir africain : entre l’emporion et le zongo ?

21 Le comptoir africain serait en quelque sorte une combinaison entre le comptoir grec et le zongo (Agier, 1983). Ces deux organisations, qui se fondent sur une entente entre producteurs et vendeurs, ont été créées à l’initiative ou à l’attention de l’étranger. Établi par le colon, l’emporion se structure autour d’un port ; il peut fonctionner en enclave étrangère comme il peut se construire en étroite collaboration avec l’arrière- pays (Tarrius, 1995). L’objectif principal consiste à écouler les marchandises produites sur la terre investie et à les faire circuler entre comptoirs. Le zongo, quant à lui, s’est structuré dans certaines villes d’Afrique subsaharienne (Togo, Bénin, Ghana, Nigeria) pour accueillir temporairement les commerçants étrangers musulmans exerçant sur longue distance et atténuer le choc des cultures (Cohen, 1969). Initialement aire de repos des marchands itinérants, le zongo devient par extension le quartier réservé aux étrangers et situé en marge de la ville, accueillant progressivement aussi bien des artisans, des ouvriers que des commerçants. À l’image du zongo, le comptoir africain ne

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peut être considéré comme une enclave marchande dès lors où il est fréquenté par une population de plus en plus hétérogène intégrant des nationaux.

22 Pour faire dispositif, le comptoir africain combine et articule plusieurs places marchandes au gré des impératifs politiques et économiques. Pour fonctionner, le comptoir africain en Asie nécessite deux groupes d’acteurs, des commerçants établis dans le pays d’accueil et des revendeurs circulant entre les places marchandes. Les premiers rabattent sur les places marchandes les produits fabriqués ou transformés dans les régions économiques voisines à destination des seconds, lesquels approvisionnent à leur tour une clientèle implantée sur d’autres continents. Au-delà de leur hétérogénéité sociale, culturelle et géographique, ces commerçants partagent les mêmes valeurs, un même système de confiance fondé sur l’oralité dans les transactions. Le comptoir africain suppose également que les commerçants sédentaires, véritables têtes de pont de la migration subsaharienne, négocient leur installation auprès de la société locale, jouent des différentes législations locales, régionales, nationales et internationales et s’adaptent aux conditions d’hospitalité qui leur sont offertes. Ils ont pour point commun d’être capables d’entrer rapidement en relation avec l’autre, même très différent.

Des places marchandes connectées entre elles

23 Deux logiques économiques semblent avoir présidé à la constitution du comptoir africain en Chine bien que progressivement elles se sont fondues pour ne former qu’un même dispositif. Tout d’abord, ce sont les marchandises — ici les pierres précieuses — qui sont à l’origine, au milieu des années 1980, de la construction d’un réseau marchand entre l’Afrique, l’Europe et l’Asie. Elles ont permis aux commerçants africains, essentiellement maliens, de prendre place dans des villes asiatiques et, à partir de ces postes, de prospecter de nouveaux marchés. C’est ainsi que, s’appuyant sur un négoce de l’or et des pierres précieuses déployé entre la République centrafricaine, Bruxelles et Bangkok, un ressortissant malien s’est donné les moyens d’étendre et de renouveler ses activités. Non seulement, il explore d’autres pays d’Asie (Indonésie et Hong Kong) mais aussi, il prend pied dans l’importation de bois et fruits africains et l’exportation de vêtements vers l’Afrique centrale. Alors que la situation se dégrade en Asie du Sud-est, il est le premier à installer un bureau à Guangzhou en 2000 et à exporter essentiellement vers l’Afrique des marchandises chinoises en tous genres. Contemporaine, l’autre logique repérée a conduit les commerçants africains qui se déplaçaient jusqu’alors du continent noir vers Dubaï, plate-forme mondiale de réexportation des produits chinois, à remonter la filière jusqu’à la source, dans les zones économiques spéciales de RPC. Les premiers à se déplacer jusqu’aux lieux de production pour réduire les coûts en limitant au maximum les charges intermédiaires sont Nigérians.

24 Les commerçants africains circulent d’une place marchande à l’autre, en fonction des avantages comparatifs qu’ils y rencontrent — infrastructures portuaires et aéroportuaires d’envergure, équipement hôtelier adapté, connexion à un tissu d’entreprises performantes dans l’arrière-pays —, composant à leur façon de nouveaux réseaux de villes. À Bangkok où l’industrie connaît un plein essor à la fin des années 1980 (Gemdev, 1997), ils visitent les usines locales pour y faire fabriquer des produits cosmétiques et textiles à destination des marchés africains. À Jakarta, ils

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s’approvisionnent en tissus synthétiques jusqu’à ce que les actes xénophobes perpétrés à l’encontre des étrangers en 1998, par temps de crise économique et monétaire remettent en question leur présence (Izraelewicz, 2005). C’est alors qu’ils décident de prospecter de nouveaux marchés à partir de la métropole de Hong Kong qui vient tout juste d’intégrer la RPC. Équipée d’infrastructures de transport très modernes, cette grande place financière asiatique a rapidement joué le rôle de porte d’entrée vers la RPC pour les entrepreneurs africains, démarchant les usines de la zone économique spéciale (ZES26) de Shenzhen. Par la voie ferrée, ils rejoignent Guangzhou qui, bien que ne disposant pas de débouchés portuaires aussi performants que Hong Kong (Gipouloux, 2006), offre dans plus de 900 marchés de gros des produits à la fois très bon marché et de qualité médiocre. Alors que la situation se durcit une nouvelle fois pour les étrangers, ils sont quelques-uns à reprendre la route vers le nord-est, en direction de Yiwu, considéré aujourd’hui comme le plus grand centre d’exportation de marchandises de consommation courante au monde. Composé d’une succession de marchés de gros, il s’étend sur une surface d’environ un million de mètres carrés. D’autres encore se replient sur Bangkok ou Hong Kong, montrant à quel point l’espace des marchands est à géométrie variable et s’adapte à la conjoncture.

25 En aval sur le continent noir, le comptoir suppose la présence d’avant-postes — Lomé au Togo et Nairobi au Kenya — à partir desquels la marchandise sous douane, fabriquée dans les usines asiatiques à destination d’une clientèle essentiellement africaine, peut être écoulée jusque dans les zones les plus excentrées.

Des traders et des circulants

26 Ce dispositif marchand rassemble deux types d’acteurs : les traders et les commerçants circulants. Traditionnellement, le terme anglais « trader » désigne un opérateur de marché qui spécule en bourse sur une grande échelle, qui suit en temps réel l’évolution des marchés internationaux, saisissant les opportunités, anticipant les tendances. Le trader exerce son activité dans les salles de marchés des institutions bancaires ou boursières. Ici, ce sont les commerçants eux-mêmes qui s’auto-désignent traders. Dans ce contexte, ce terme est à prendre dans un sens plus large (trade) ; il désigne un opérateur commercial, qui vend en gros à l’échelle internationale des marchandises fabriquées en Chine et qui s’adapte en permanence à la demande du consommateur. Le trader crée son bureau ou société de trading pour négocier directement avec les usines chinoises. Assurant l’interface entre les fournisseurs et les revendeurs, il propose une palette élargie de prestations (transit, dédouanement, interprétariat, NTIC) à ses clients comme il implante des relais en Afrique pour ceux qui ne peuvent se déplacer en Asie. Par ailleurs, l’autre acteur — le commerçant circulant — se caractérise par ses déplacements incessants entre l’Afrique et l’Asie. Tantôt il est rebaptisé navetteur, fourmi, commerçant à la valise, visiteur, sans que ces termes ne présagent pour autant des quantités transportées. Dans la formule du comptoir africain, c’est l’ancrage des traders, en des lieux stratégiques, négocié avec la société d’accueil qui permet la circulation mais aussi l’installation provisoire des visiteurs. Un ressortissant béninois, rencontré à Hong Kong dans le bureau d’un trader malien expliquait que le fait de se déplacer en Chine, six fois par an, ne l’empêchait pas de se rendre régulièrement aussi à Bangkok pour s’approvisionner en tissus et copies de wax. Des anciens circulants se reconvertissent en traders après quelques années d’activité comme à l’inverse, des traders préférant limiter les charges fixes, se relancent dans le commerce itinérant.

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Porosité et pluralité des statuts caractérisent les migrants africains dans le comptoir chinois.

27 Plusieurs générations cohabitent : les plus vieux, ressortissants du Mali et de la Guinée, souvent autodidactes et polyglottes, ont fait carrière dans le commerce depuis leur plus jeune âge, multipliant les haltes migratoires partout dans le monde. Provenant aussi bien de l’Afrique forestière que de l’Afrique sahélienne, les plus jeunes ont majoritairement suivi des études supérieures en dehors de leur pays, avant de se lancer dans le négoce international. Un ressortissant du Ghana, qui a opté pour un cursus de journalisme en Grande Bretagne puis en Hollande, a préféré pour des raisons politiques se réorienter dans l’activité commerciale après avoir exercé, quelque temps seulement, dans son pays. Un autre trader guinéen, quant à lui, a engagé un cursus supérieur en informatique à New York. En raison de l’insécurité économique et politique régnant dans son pays d’origine, il est resté aux États-Unis pour créer une société d’exportation de matériel informatique et ensuite démarcher des usines de production en RPC. D’autres encore, ressortissants respectivement de la République Démocratique du Congo et du Niger, se sont lancés dans le trading, valorisant le premier son master d’économie, le second utilisant son diplôme de vétérinaire pour commercialiser des produits et du matériel pour le soin des animaux. Tout récemment, les femmes ont pris place dans cette économie du comptoir. Installées aussi bien à Paris, Bordeaux, Naples, Las Palmas, qu’à Bamako, Conakry, Abidjan, Cotonou ou encore à Lusaka, Dar-es- Salaam, on les retrouve aujourd’hui circulant entre Dubaï, Bangkok, Hong Kong et Guangzhou. Célibataires, mariées ou retraitées, diplômées ou non, les commerçantes africaines négocient auprès des traders aussi bien des vêtements, des bijoux que des matériaux de construction.

28 Cette dynamique commerciale florissante a également généré ces dernières années le maintien ou l’arrivée dans les places asiatiques de deux nouvelles catégories de migrants qui, par leurs conduites dérangent les communautés déjà insérées. La première est composée d’étudiants qui, ayant échoué leur cursus universitaire amorcé en RPC, entrevoit dans l’interprétariat ou le négoce des voies de sorties ; la seconde rassemble des individus qui s’aventurent en l’Asie dans la perspective de rejoindre l’Europe ou les États-Unis. Les uns tablent sur leurs compétences linguistiques ou sportives, les autres surnommés feyemen — en référence aux trafics déployés par les Camerounais dans leur pays d’origine — usent de la ruse et de l’escroquerie pour tirer partie de leur présence temporaire sur le sol chinois dans l’attente d’un hypothétique départ vers l’Occident. Ceux qui ne concrétisent par leur projet, stationnent, errent dans les espaces publics, rendant saillantes leurs différences.

Des infrastructures locales offrant les conditions de l’hospitalité

29 Pour se déployer, le comptoir africain a besoin que les conditions d’accueil soient aussi réunies à l’échelle locale. C’est ainsi que dans le quartier touristique de Sukhumvit, à Bangkok, tous les commerçants africains se retrouvent dans quelques rues pour y négocier et s’y rencontrer. Il y a ceux qui viennent écouler leurs pierres précieuses pendant que d’autres s’approvisionnent dans les marchés de la capitale thaïlandaise ou passent commande auprès des traders. Les mêmes ou d’autres, selon le moment de la journée, viennent se détendre dans les cafés, restaurants, hôtels du quartier qu’ils transforment en « QG » africain. Café internet, agences de voyage, transitaires, sont

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autant de services installés à Sukhumvit, à l’arrière des hautes tours de 30 étages qui viennent compléter le dispositif d’accueil. Selon le même état d’esprit, les commerçants africains ont investi à Kowloon (Hong Kong) les Chungking Mansions, ces immeubles de 17 étages, îlot dégradé dans un quartier commerçant de renom où se vendent essentiellement des produits de luxe. Plusieurs centaines de commerçants en provenance de toute l’Afrique subsaharienne fréquentent chaque semaine au côté d’opérateurs arabes cette « tour de Babel » (Bodomo, 2007), offrant des antennes d’import-export, des bureaux de change, de téléphonie, des agences de voyage mais aussi des hôtels appelés guesthouses à destination des routards et des commerçants itinérants ou enfin des restaurants communautaires essentiellement indiens. Du côté de Guangzhou, bien que le Tianxiu Building situé au cœur du quartier Xiao Beilu ait été récemment rebaptisé « tour africaine » quelques années après avoir porté le nom de Yemen Building (Gaborit, 2007), il n’est pas le seul à accueillir les marchands subsahariens. Craignant la constitution d’une enclave ethnique à mesure de l’afflux de nouveaux traders, les autorités locales ont pris des mesures visant à leur dispersion dans la ville. Le taux d’occupation du Tianxiu Building, cet immeuble moderne de 35 étages, premier site d’installation pour les opérateurs africains a régressé au profit des tours voisines, le long de la Huanshi Middle Road, grande artère située au nord-ouest de la ville, à proximité de la gare ferroviaire centrale et de la célèbre foire de Canton. Si les showrooms et bureaux sont regroupés aux étages supérieurs des tours, les services de fret et de dédouanement et les cybercafés se situent au rez-de-chaussée ou dans les rues adjacentes, au même endroit que les hôtels et restaurants et les nouveaux centres commerciaux destinés à la clientèle africaine de passage. Contrairement à Bangkok et Hong Kong, à Guangzhou, les nationaux commencent à investir les lieux du commerce africain et à s’imposer comme intermédiaires, représentant directement les usines chinoises auprès des visiteurs.

30 Quel est l’avenir du comptoir africain en RPC sachant que les marges de manœuvre des commerçants se réduisent au fur et à mesure de l’entrée en compétition des Chinois sur ces créneaux, des pressions immobilières accrues localement et du durcissement des politiques migratoires. La dynamique de renouvellement urbain qui se propage dans les grandes métropoles asiatiques ne peut à terme que compromettre le maintien des Africains dans les quartiers ciblés. À Hong Kong, la démolition des Chungking Mansions est programmée ; à Bangkok, le quartier Sukhumvit est encerclé par les grands projets immobiliers. À Guangzhou, la construction d’une nouvelle station de métro au pied du Tanxiu Building laisse présager une densification accrue de la zone et notamment la rénovation de la partie ancienne actuellement occupée par des petits hôtels et restaurants. D’autre part, au prétexte des Jeux olympiques de Pékin, les autorités ont révisé leur politique de visas conduisant près de la moitié des ressortissants d’Afrique subsaharienne installés à Guangzhou à quitter la ville.

Chinois en Afrique, africains en chine : parcours entrecroisés ou destinées communes ?

31 Les médias présentent la migration des commerçants chinois en Afrique comme ayant précédé le déplacement des Africains en Chine. Or les Africains n’ont pas attendu l’arrivée des Chinois pour aller s’approvisionner en Chine. En revanche, l’arrivée des Chinois en terre africaine a incité, d’une part, les commerçants déjà en place à mieux

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organiser leur défense et, d’autre part, nombre d’Africains, des femmes comme des hommes, diplômés ou non, au chômage ou engagés dans d’autres activités, à se lancer dans le commerce avec la Chine.

Un lien aérien renforcé entre les deux continents

32 Si les marchands africains ont d’abord composé avec l’offre aérienne existante, les compagnies de transport se sont par la suite adaptées à la mise en place de nouvelles filières initiées par la Chine en direction du continent africain, participant ainsi indirectement aux reconfigurations des parcours migratoires africains. Dans un premier temps, au regard de l’offre existante, les négociants africains étaient contraints de passer par Paris via Air France pour rejoindre la Chine. Dans une deuxième phase, ils ont bénéficié de la révision des politiques de desserte initiées par les compagnies africaines pour atteindre directement le continent asiatique. La compagnie Ethiopian Airlines a été la première à ouvrir en 2004 des lignes Addis-Abeba-Canton et Bangkok- Canton, suivie l’année suivante par la Kenyan Airlines. Nairobi est devenue, en quelques années, un point d’éclatement et de jonction des différentes destinations dans le monde. Véritable hub pour les marchands africains désireux de se rendre en Chine à l’instar de l’aéroport de Bole à Addis-Abeba, Nairobi accueille aujourd’hui une population africaine croissante, en transit. Tout récemment, la compagnie nationale zimbabwéenne a aussi mis en place une liaison directe avec la Chine. Dans un troisième temps enfin, c’est au tour des compagnies chinoises d’investir dans les destinations africaines. C’est ainsi que la compagnie China Southern Airlines a lancé à la fin 2006 le premier vol régulier reliant Beijing à Lagos vis Dubaï27. Deux arguments ont été mis en avant pour justifier cette opération : d’une part faciliter les voyages de 5 000 ouvriers et ingénieurs chinois engagés dans la construction du chemin de fer au Nigeria28 et d’autre part, contribuer au développement du tourisme et du commerce avec l’Afrique. Les commerçants chinois qui multiplient les va-et-vient entre l’Afrique et la Chine à la fois pour des raisons professionnelles et familiales, ont ainsi pu profiter de cette nouvelle offre aérienne plus souple.

Le poids de la rumeur

33 Si la communication entre les Chinois d’Afrique et les Africains de Chine s’avère assez limitée, ils sont cependant quelques-uns à nous avoir expliqué — Chinois comme Africains — comment leur envie « d’aller voir chez l’autre » était née de discussions informelles avec l’Autre, étranger. Une Chinoise de Guangzhou s’est décidée à tenter sa chance du côté de Dakar après avoir échangé avec un groupe de Sénégalais installés dans le Tianxiu Building, dans la capitale du Guangdong. Une autre encore avait entendu dire par des collègues fréquentant des Africains à Beijing qu’il y avait besoin de médecins en Afrique et elle est partie tester ses compétences à Libreville. Et la réciproque se vérifie, un Dakarois s’étant lié d’amitié avec un jeune de Beijing autour de la pratique d’un sport commun a souhaité se lancer dans l’aventure chinoise. Un Ivoirien nous raconte aussi comment une fois à Guangzhou, alors qu’il multipliait les petits boulots et servait de guide aux Africains qui venaient faire du commerce, les accompagnant d’une ville à l’autre, il a pu progressivement se mettre à son compte, appuyé dans sa démarche par une Cantonaise qui l’a aidé à recruter une employée aussi chinoise.

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Un marché du travail qui se recompose

34 L’introduction massive de produits chinois sur les marchés africains provoque une réorganisation d’un certain nombre de filières économiques. L’industrie textile notamment est en totale déliquescence. Les usines licencient, ferment les unes après les autres ; leurs dirigeants ne pouvant résister à l’affluence de tissus de contrefaçon vendus très bon marché en dépit des politiques protectionnistes mises en œuvre par certains États africains. Par ailleurs, l’artisanat africain est mis à mal. Les cordonniers, les maroquiniers, les bijoutiers et les tailleurs sont condamnés à se recycler ou à s’orienter, quand la clientèle existe, vers la fabrication de produits de luxe. À l’inverse, l’arrivée des commerçants chinois s’accompagne d’une création d’emplois (vendeurs- interprètes, transporteurs) et d’activités certes mal rémunérées (colportage) mais assurant la survie de catégories économiquement fragilisées.

35 En RPC, si la présence africaine très limitée ne peut conduire à une mutation des marchés du travail, néanmoins le recrutement d’un personnel chinois par des entreprises africaines introduit une comparaison des conditions de travail. Les traders africains de Guangzhou rémunèrent leurs employés chinois deux à trois fois plus que ceux travaillant dans les entreprises nationales ; cette pratique aurait généré des mesures de la part de l’administration chinoise, laquelle craint des revendications salariales dans un contexte local marqué par une recrudescence des troubles sociaux.

36 Par ailleurs, il semblerait qu’un nombre croissant de techniciens et d’ouvriers chinois recrutés dans les entreprises d’État du bâtiment et des travaux publics pour travailler sur le continent africain ne rentrent pas au terme de leurs contrats. Les premiers ouvrent notamment à Bamako des entreprises de sous-traitance dans le BTP et les seconds se réorientent localement dans le petit commerce (Chaponnière, 2008). Nos propres travaux n’ont pas permis cependant de vérifier totalement cette reconversion bien que la présence de l’entreprise Hénan China29 sur le sol sénégalais ait certainement à voir avec la forte colonie du Hénan installée à Dakar. Non seulement quelques anciens ouvriers ont ouvert des échoppes mais surtout, ils ont profité de leur situation pour faire venir des membres de leur parentèle ou de leur village. Cette stratégie a également été identifiée en Mauritanie et au Cap-Vert et elle a permis à certains cadres de jouer le rôle d’intermédiaire entre les candidats à l’immigration et les autorités locales pour l’obtention de permis de résidence (Gaborit, 2007 ; Haugen et Carling, 2005). D’autres glissements ont été repérés entre une activité initiale envisagée dans le cadre d’une coopération bilatérale et une activité indépendante exercée pour prolonger le séjour africain. C’est ainsi que sous couvert d’une campagne de vaccination, des infirmiers chinois se sont convertis en vendeurs de produits plastiques dans plusieurs villes d’Afrique de l’Ouest. Enfin, des installations durables dans l’industrie peuvent déboucher sur de nouveaux investissements dans le commerce. Pour exemple cet opérateur de Shanghai installé depuis dix ans dans la zone industrielle de Ouagadougou, qui a négocié auprès des autorités locales, la construction d’un grand hôtel-restaurant dans la capitale, confiant la mise en œuvre à un associé togolais et la gestion quotidienne à sa jeune femme chinoise arrivée tout juste du Bénin.

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Accroître sa mobilité spatiale

37 Les nouvelles réglementations prises à l’endroit des étrangers en situation migratoire aussi bien sur le continent africain qu’en Chine provoquent une circulation accrue des commerçants entre différents lieux et induit une montée de leur précarité. Les traders africains installés à Guangzhou ont été nombreux à se replier sur Bangkok ou à faire rentrer leurs familles au pays à la suite des nouveaux dispositifs pris concernant les visas. De la même manière, les contrôles répétés, orchestrés notamment par les autorités marocaines ont contraint une partie des commerçants chinois, qui avaient monté des affaires à Casablanca, à reprendre la route. Tout comme les nouvelles dispositions réglementant le fonctionnement des « bars chinois » à Bamako ont provoqué la fermeture d’un certain nombre d’établissements ainsi que le départ de leurs gérants. Ces mécanismes sont bien connus des spécialistes de la migration : au gré du durcissement des conditions d’entrée et de séjour dans les pays d’accueil, les migrants érigent alors la mobilité spatiale en tactique, minimisant ainsi les risques de contrôle et d’exclusion.

38 Autre point commun entre migrants africains et chinois : une même volonté pour une minorité d’entre eux de vouloir rejoindre l’Europe par tous les moyens, continent où le niveau de rémunération permet d’accumuler des revenus plus rapidement qu’ailleurs. Et ce sont donc les difficultés croissantes rencontrées pour atteindre la forteresse européenne qui conduisent les premiers à transiter en RPC et les seconds à faire escale en Afrique. Dit autrement, l’implantation provisoire sur le continent de l’Autre serait une destination par défaut et relèverait de la migration de transit. C’est ainsi que des « fils à papa » congolais comme des étudiants burundais se sont retrouvés en situation d’errance en 2007 à Guangzhou parce que les filières, dont ils avaient entendu parler dans leurs pays d’origine pour gagner l’Europe ou le Canada, venaient d’être démantelées en Chine. De son côté, T. Vircoulon signale que les Chinois d’Afrique du Sud issus de la dernière vague migratoire utilisent la nation arc-en-ciel comme tremplin pour atteindre l’Europe ou les États-Unis.

Investir des créneaux précaires et dangereux

39 En Chine comme en Afrique, les derniers arrivés doivent faire face à la saturation du marché de l’emploi. Les créneaux qu’il leur reste sont alors très limités et ils se retrouvent à exercer les activités les plus précaires ou les plus dangereuses et les moins légales. T. Vircoulon notamment signale que la troisième vague migratoire de Chinois en Afrique du Sud, qui fait l’unanimité contre elle dans la communauté chinoise anciennement ancrée, est composée en grande partie de migrants illégaux, très exposés à l’insécurité, impliqués dans le petit commerce mais aussi dans les réseaux de prostitution. Un peu partout en Afrique, on observe la présence croissante de vendeurs de rue. Au Cameroun, les derniers colporteurs arrivés, qui ont investi les quartiers les plus dangereux de Douala, ne sont pas à l’abri des agressions. Au Cap-Vert, les conditions de travail des employés chinois recrutés récemment par leurs confrères ou parents se dégradent à mesure que la concurrence s’exacerbe. Ils mettent de plus en plus de temps à s’élever au rang d’employeurs. Et réciproquement, à Guangzhou, nouvellement insérés sur un marché fortement encombré, les Congolais parviennent difficilement à jouer l’interface entre les usines chinoises et les voyageurs africains. Ce créneau, qui était déjà largement occupé par les Africains en attente de l’ouverture

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d’un bureau, est contrôlé, progressivement, par des intermédiaires chinois. Les ressortissants de RDC deviennent alors de plus en plus dépendants des mandats que leurs parents restés au pays veulent bien leur adresser quand ils ne s’essaient pas à la vente de musique africaine piratée. La concurrence exacerbée entre compatriotes provoque une sortie par le bas des migrants disposant d’un capital social et économique le plus restreint de sorte que le colportage n’est plus, comme pour les aînés, le point de départ d’une possible association sociale mais devient une valeur refuge.

Se positionner comme intermédiaire

40 De manière plus générale, les migrants sont obligés de développer de nouveaux créneaux professionnels et trouvent dans la médiation un nouveau souffle. En Chine, les Africains ont été nombreux dans un premier temps à mettre les fournisseurs et les visiteurs en contact renouant avec la figure historique du njaatigue (hôte en langue bambara). Ce logeur se porte garant auprès des administrations des négociants qu’il héberge et prend parfois en charge la comptabilité des uns ou la traduction pour les autres. Aujourd’hui, c’est sur le continent noir que nombre d’Africains ayant fait des études de langue chinoise trouvent une nouvelle légitimité dès lors qu’ils sont sollicités par des entreprises chinoises pour assurer le rôle d’interprète. Des étudiants maliens rentrés de Beijing ont aidé des colporteuses chinoises à prendre contact avec les populations de Sikasso il y a déjà une dizaine d’années. À présent, c’est au tour de cadres ou de diplomates maliens ayant suivi un cursus universitaire en RPC d’intervenir comme consultants auprès de sociétés de la place bamakoise traitant avec la Chine. D’autre part, en lien avec le durcissement des politiques migratoires, aussi bien en RPC que sur le continent africain, de nouveaux métiers émergent qui ont pour objectifs de contourner la loi et qui relèvent aussi de la médiation. Jouant sur l’autonomie des régions, des Chinois partent négocier dans les provinces les moins favorisées par le développement économique des permis de résidence ainsi que des visas pour des négociants africains. Autre créneau, la négociation des loyers auprès des propriétaires récalcitrants ou trop gourmands : « les étrangers ne peuvent pas résider où ils veulent ; ils sont obligés d’aller dans les endroits plus chers. Si tu veux louer, tu te présentes pas, tu envoies un Chinois pour toi pour obtenir un bon prix »30. En Afrique aussi, et pour les mêmes raisons, les intermédiaires africains se multiplient, se rebaptisant pompeusement « conseillers consulaires » alors qu’ils organisent le marché noir des visas notamment du côté de Dakar où, à certaines périodes, les Chinois peinent à entrer légalement sur le territoire sénégalais. Cette figure n’est pas sans rappeler celle des Middleman Minorities, ces intermédiaires implantés dans un pays étranger qui profitent de leurs réseaux transnationaux et de leurs compétences relationnelles pour se positionner sur le registre de la négociation, facilitant les liens entre acheteurs et vendeurs (Bonacich, 1973).

Conclusion

41 Essor des bazars chinois, fin ou recomposition du comptoir africain : quel avenir envisager pour ces formes marchandes impulsées par les migrants alors que les turbulences mondiales sont en train de transformer « le ralentissement cyclique de l’économie chinoise en un atterrissage brutal »31 ? Avant même la récession

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économique planétaire, les autorités chinoises encourageaient l’émigration de leurs ressortissants, ayant assoupli notablement les dispositifs réglementaires. La fermeture récente d’usines travaillant pour l’export dans les régions côtières de la Chine du Sud (Shenzhen, Dongguan, Huizhou, Guangzhou) a provoqué notamment au cours des mois de septembre et octobre 2008, le retour de plus de 300 000 travailleurs migrants vers la province du Hubei (extraits du Chutian Dushibao). Le marasme économique enregistré dans les villes des deltas de la rivière des Perles et du Yangtsé s’étend aujourd’hui à la région de Shanghai (Shaoxing). On peut penser que ces licenciements massifs vont pousser les migrants urbains à reconsidérer leur avenir et envisager une migration internationale à l’instar de leurs compatriotes, ces « nouveaux migrants chinois d’Asie du Sud-est », originaires des provinces de l’intérieur, partis récemment vers le Cambodge, le Laos et le Vietnam32. Dans ce contexte, les migrations chinoises en direction de l’Afrique vont gagner en hétérogénéité et très certainement s’accélérer, générant à moyen terme une saturation du marché du travail et une concurrence accrue entre travailleurs chinois, déjà repérée dans un certain nombre de pays (Afrique du Sud, Cap-Vert, Cameroun, Sénégal). Disposant d’un capital économique et social limité, les plus pauvres n’ont pas d’autres solutions que de travailler pour leurs compatriotes établis, sur des créneaux les moins rémunérateurs, dans des lieux les plus périphériques et dans des conditions les plus précaires. Cette mise en tension freine assurément la structuration d’une communauté chinoise en Afrique tant recherchée par les autorités et peut, à l’inverse, alimenter des conflits qui fragiliseront les commerçants chinois dans leur ensemble et les inciteront à de nouvelles mobilités.

42 Quant au comptoir africain en Chine, de quelle latitude disposent ses animateurs pour le régénérer alors que le gouvernement de Pékin restreint non seulement sa politique d’accueil à l’endroit des étrangers mais empêche les traders subsahariens de procéder en Chine à l’importation de produits africains. Quelles stratégies peuvent-ils mobiliser sachant que les Chinois, qui ont déjà largement investi les bazars en Afrique, pénètrent aujourd’hui le comptoir africain à Guangzhou ? « Le commerce ici, ça va pas marcher longtemps avec les Africains. Les Chinois sont plus forts. Les Africains partiront d’eux-mêmes. Ils ont compris nos activités ; ils vont prendre la clientèle des Africains. Et puis l’Afrique commence à être contrôlée. Le Chinois, il vend plus moins cher que vous au pays. Qu’est-ce qu’on peut faire ? »33. Seuls quelques-uns, parmi les plus nantis, entendent profiter de cette nouvelle configuration pour accélérer la préparation d’un retour au pays, procédant à la fois à des réinvestissements politiques et économiques. Mais pour rester concurrentielle, la majorité est condamnée à circuler davantage encore, explorant de nouvelles places marchandes (Inde et Vietnam) ou recyclant au gré de la conjoncture les premiers espaces investis (Dubaï, Hong Kong, Thaïlande).

43 La valse des entrepreneurs-migrants a encore un bel avenir devant elle…

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NOTES

1. Respectivement Marianne, 24-30 juin 2006, Le Monde du 12 janvier 2006, Libération du 25 janvier 2007, Diplomatie, janvier-février 2007. 2. Publication du Livre blanc en janvier 2006 intitulé « La politique de la Chine à l’égard de l’Afrique ». 3. Source SCMP, 20 avril 2008. 4. Xinhua, 24 janvier 2008. 5. Travail fondé à la fois sur des enquêtes réalisées par les auteurs de l’article au Sénégal (2005 et 2006), au Cap-Vert (2006), en Côte d’Ivoire (2006), au Mali (2006, 2007), au Burkina Faso (2007 et 2008) et à partir d’une relecture des travaux d’autres chercheurs. 6. L’économiste du 25 août 2004. 7. La mesure de la présence chinoise en Afrique ne repose pas sur des recensements systématiques produits selon les mêmes variables mais sur des estimations plus ou moins sérieuses. Selon B. Sautman en 2006, il y aurait entre 220 000 et 427 000 Chinois en Afrique. Selon l’agence chinoise Xinshua News Agency, en 2007, les Chinois seraient entre 270 000 et 750 000 à y travailler. Ces écarts se justifient pour partie par la difficulté à recenser la forte présence chinoise en Afrique du Sud. Selon un journaliste du Quotidien du Peuple, les ouvriers envoyés sur les chantiers de construction seraient en 2004 plus de 300 000 alors que les commerçants venus de leur propre initiative seraient 200 000 (Gaye, 2006). 8. Loja chinês se traduit en portugais par magasins chinois ; Baihuo signifiant en chinois marchandise générale. 9. De la même manière, Mohan et Kale montrent qu’en Afrique du Sud, les nouveaux migrants chinois n’entretiennent pas de relations avec les anciennes communautés chinoises ; ce sont bien deux mouvements dissociés.

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10. Entretien, Praia, 11 janvier 2006. 11. Praia regroupait 112 000 habitants en 2002 (source INE). 12. Entretiens à Dakar et Praia avec des membres des services de police français, janvier 2006. 13. Dans leur ouvrage, A. Goldstein et al. (2006) signalent qu’en Sierre Leone, les petits entrepreneurs chinois proviennent prioritairement de la province du Hunan. 14. La Chine du Nord est devenue également depuis quelques années une province d’émigration vers l’Europe de l’Ouest et de l’Est (Pieke, 2007). 15. Rebaptisés « bars chinois » par la population malienne et « hôtels-restaurants » par les pouvoirs publics, ces établissements sont en réalité des hôtels de passe qui proposent parfois aussi un service restauration et qui s’adressent à une clientèle masculine plutôt aisée. 16. Entretien avec le directeur de l’OMATHO, 25 septembre 2007. 17. Entretiens et observations menés en mai 2006. 18. Entretien à Bamako en mai 2007. 19. PANA, 4 novembre 2008. 20. Structure de la Chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Dakar. 21. Le Regard du 14 août 2006. 22. « Sénégal : pour ou contre les commerçants chinois », 13 août 2004, Afrik.com. 23. La lettre du continent n° 512, 22 février 2007. 24. Le Quotidien du Peuple, 7 septembre 2007. 25. Il n’existe pas de recensement des communautés africaines en RPC ; seulement des estimations hétéroclites. Selon un rapport du « Border Administration Office de Guangzhou », il y avait en 2007 environ 500 000 visiteurs étrangers en transit dans la capitale du Guangdong pour 15 000 étrangers résidant dans la ville. Selon des chercheurs, on compterait un peu plus de 1 000 traders africains installés à Guangzhou pour près de 32 000 visiteurs africains recensés dans les hôtels et restaurants de la ville (Li, Xue, Lyons, Brown, 2007). Selon des sources journalistiques, il y aurait plus de 120 000 Africains vivant en permanence à Guangzhou (Échos du 13 août 2008). Dans nos propres enquêtes, compte tenu de l’augmentation récente de la migration clandestine mais aussi des départs liés au renforcement des contrôles policiers et enfin de la porosité des statuts des migrants, il s’avère très difficile de procéder à des recensements fiables. Au regard des informations obtenues auprès des responsables des associations africaines à Guangzhou, il y aurait eu en 2008 un peu moins de 20 000 ressortissants de l’Afrique subsaharienne installés dans la ville. 26. Quatre zones spéciales (Shenzhen, Zhu Hai, Shantou et Xiamen) ont été ouvertes en 1980 au sud de la Chine (Sanjuan, 2007). 27. Implantée dans 43 pays, la China Southern Airlines est la 9 ème compagnie aérienne dans le monde. La fréquence sur Lagos est de trois vols par semaine. 28. Le Nigeria constitue le 3ème marché africain des exportations chinoises. 29. Cette société chinoise est restée sur le territoire sénégalais alors même que les relations diplomatiques avaient été rompues entre les deux pays et que le Sénégal entretenait des relations avec les autorités de Taipeh. 30. Entretien à Guangzhou du 16 juillet 2008. 31. F. Lemoine, « Économie chinoise : la fin du grand bond en avant », Le Monde du 18 décembre 2008. 32. Cf. travaux de D. Tan, doctorante au CERI sur les nouvelles mobilités chinoises dans le nord du Laos. 33. Entretien Guangzhou, commerçant malien, juillet 2008.

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RÉSUMÉS

Alors que la République Populaire de Chine convoite plus que jamais les matières premières du sol et du sous-sol africain et s’introduit dans des secteurs autrefois réservés aux sociétés d’États, des marchands chinois et africains impulsent par le bas des dynamiques plus discrètes, diffusant auprès des 900 millions de consommateurs africains des produits bon marché fabriqués à profusion dans les usines chinoises. Les commerçants chinois, dont les parcours intercontinentaux ont été influencés à la fois par les réformes de 1978, la libéralisation de la législation chinoise sur l’émigration et les restructurations économiques à l’œuvre en RPC se sont implantés, à la fin des années 1990 en Afrique subsaharienne, quelques années après que des ingénieurs, techniciens et ouvriers ont été recrutés dans le cadre de la coopération bilatérale. Les entrepreneurs-migrants africains ont, quant à eux, intégré au seuil du nouveau millénaire les villes chinoises dans leurs itinéraires migratoires, après avoir exploré, de leur propre chef, d’autres places en Afrique et en Asie au fil des dernières décennies. Après avoir décliné les trajectoires migratoires et professionnelles de ces deux catégories de populations et décrit la progression des bazars chinois sur le continent africain tout comme la constitution du comptoir africain en Asie, les auteurs apprécieront dans quelle mesure ces itinéraires relèvent ou non de destinées communes.

While the People’s Republic of China lusts more than ever after the raw materials from African soil and substratum and gets into sectors that were formerly for state companies only, some Chinese and African merchants encourage more tactful dynamics, distributing cheap products profusely manufactured in Chinese factories to 900 million African consumers. Chinese merchants, of whom the cross-continent opportunities have been affected by reforms in 1978, liberalisation of Chinese legislation on migration and implemented economical reorganisations in People’s Republic of China, have settled at the end of nineties in Sub-Saharan Africa, some years after engineers, technicians and workers were hired within bilateral cooperation. As far as they are concerned, African entrepreneurs-migrants added Chinese cities in their migratory itineraries at the very beginning of the new millennium, after exploring, on their own initiative, other places in Africa and Asia over the last decades. Once stated the migratory and professional routes of these two categories of population and described both the growth of Chinese bazaars on the African continent and the development of the African counters in Asia, the authors will assess in what extent these itineraries result or not from mutual destinies.

Más que nunca la República Popular de China codicia a las materias primas del suelo y del subsuelo africano y se introduce en sectores económicos reservados ayer en muchos países a sociedades perteneciendo al estado. Mientras tanto los comerciantes chinos y africanos impulsan desde abajo dinámicas más discretas, difundiendo hacia los 900 millones de consumidores africanos productos baratos fabricados en gran cantidad por las fabricas chinas. Los comerciantes chinos, cuyos recorridos intercontinentales han sido influenciados a la vez por las reformas de 1978 en China, las reestructuraciones económicas y la liberalización de la legislación de la emigración, se establecieron a fines de los años 1990 en África subsahariana, algunos años más tarde que los ingenieros, técnicos y obreros contratados en el marco de la cooperación bilateral. A su vez los empresarios-migrantes africanos exploran durante las últimas décadas a ciudades comerciantes de África y Asia. A principios del nuevo milenario integran a las ciudades chinas en sus itinerarios. Después de presentar las trayectorias migratorias y profesionales de ambas poblaciones y describir la multiplicación de los bazares chinos en el continente africano y la construcción de la factoría africana en Asia, las autoras se preguntaran en que medida estos itinerarios relevan o no de destinos comunes.

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INDEX

Index géographique : Afrique

AUTEURS

BRIGITTE BERTONCELLO Géographe, professeur en urbanisme à l’Université de Provence, chercheur au LPED (UMR 151, IRD/Université de Provence) [email protected]

SYLVIE BREDELOUP Socio-anthropologue, directrice de recherche à l’IRD, LPED (UMR 151, IRD/Université de Provence) [email protected]

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La nouvelle immigration chinoise au Pérou The new Chinese Immigration in Peru La nueva inmigración china en Perú

Isabelle Lausent-Herrera

1 Après leur indépendance acquise à la force des armes1, les pays d’Amérique latine mirent longtemps avant de se construire en tant qu’États-nations tant pour des raisons politiques, qu’économiques et démographiques. Alors qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, ces jeunes républiques commençaient à se moderniser, deux problèmes se posèrent : d’une part celui de la perte de la main-d’œuvre d’origine africaine résultant de l’abolition de l’esclavage2 et d’autre part, celui de la rareté de populations de souche européenne capable de reprendre en main l’agriculture du pays et de coloniser de nouveaux espaces. Au Pérou, plusieurs lois furent émises entre 1831 et 1845 afin d’encourager, sans grand succès, une immigration européenne et catholique de préférence. C’est en 1849 que, profitant des mesures favorables destinées à l’origine à l’introduction de colons européens, cette loi fut détournée par l’ancien président péruvien et hacendado Domingo Elias qui, en réponse à l’attente des grands propriétaires terriens, introduisit au Pérou non pas des Européens mais les premiers chinois. Cette loi comme les précédentes permit d’abord l’entrée en nombre peu important, quelques centaines, d’immigrants irlandais en 1851, allemands en 1857, espagnols en 1860, polynésiens entre 1862 et 1863, puis à partir de 1866 d’Italiens, de Suisses et de Français. On estime que plus de 100 000 coolies3 chinois furent introduits entre 1849 et 1874. Par la suite, le Pérou, toujours demandeur de main-d’œuvre fit venir plus de 30 000 colons japonais entre 1898 et 1924 ainsi qu’un bon nombre de Polonais en 1928, destinés à servir l’agriculture péruvienne. Jusqu’en 1930 le Pérou a donc été un pays d’immigration. Par la suite il s’est refermé, hormis juste après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il accueillit des Italiens chassés de Libye, des Hongrois et des Yougoslaves fuyant le communisme.

2 Vingt ans plus tard en 1968, l’instauration d’un régime militaire de gauche accompagnée de la mise en place de la Réforme Agraire suivie en 1980 de la montée du

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terrorisme et de l’enfoncement du pays dans un chaos économique, provoquèrent le départ massif des Péruviens et des Chinois du Pérou, d’abord vers des pays frontaliers puis vers les États-Unis et le Japon4. Ce mouvement d’émigration de grande ampleur perdure actuellement5. L’arrivée de nouveaux immigrants chinois pourrait donc paraître étrange dans un pays saigné par son émigration. Selon les chiffres officiels ce nouvel apport migratoire chinois serait peu important si l’on considère les derniers recensements. De 10 915 Chinois vivant au Pérou en 19406 on est passé à 1 714 en 19817 tandis qu’en 20078 on observait un léger accroissement avec 3 450 Chinois résidant au Pérou. Pour l’observateur péruvien comme pour le chercheur ces chiffres ne correspondent pas à la réalité car ils ne tiennent compte ni de l’immigration de transit ni de l’immigration illégale qui est celle qui prédomine9. Les deux évènements rapportés ci-après témoignent à la fois de la réalité d’un des aspects de cette immigration ainsi que du rôle que joue le Pérou en tant que pays de transit pour une émigration chinoise contrainte de passer par l’Amérique latine pour atteindre les États- Unis.

3 Au début du mois d’octobre 2006, 74 Chinois et 54 Péruviens arrivés par petits groupes furent embarqués en différents lieux de la côte nord péruvienne sur un bateau de pêche10, le Nalu, qui fit route vers le nord ; leur destination était le Guatemala puis par voie terrestre le Mexique et de là un autre bateau devait les conduire aux États-Unis. Victime d’une avarie, face au Cabo Blanco, au Costa Rica, l’équipage l’abandonna le laissant dériver avec les passagers. Au bout de deux jours une patrouille américaine le localisa, porta secours aux passagers qui furent remis aux autorités du Costa Rica. Séparés des Péruviens, les Chinois furent rapatriés en premier au Pérou par un avion militaire spécialement affrété pour eux tandis que les Péruviens furent pris en charge plus tard11. L’enquête révéla plusieurs faits : quatre des 74 Chinois étaient des polleros ou passeurs ; sur les 70 autres, tous des hommes, 13 avaient acheté leur visa de tourisme au consulat péruvien de Shanghai (10 000 à 15 000 $), les autres soit n’avaient pas de documents soit possédaient des passeports falsifiés. Tous avaient pris des routes différentes non seulement pour entrer au Pérou mais aussi ensuite pour rejoindre le bateau en différents ports. Il semble que tous ne venaient pas dans les mêmes conditions ; d’un côté il y aurait eu ceux pour qui l’organisateur du réseau, le snakehead ou « tête de serpent », payait les 8 000 $, coût de la remontée jusqu’à la frontière américaine (les Péruviens payant 5 000 $) et de l’autre, selon le témoignage du traducteur envoyé les interroger, ceux qui, ne disposant d’aucun apport initial, avaient été totalement pris en charge par la mafia laquelle, en contrepartie du transport et de leur entrée aux États-Unis, exigeait le reversement pendant 20 ans de 70 % des salaires ainsi que leur engagement à travailler dans le réseau12. Les migrants concernés étant toujours consentants à ce moment du trajet, on ne peut donc parler de traite mais il est certain qu’un tel pacte les aurait condamnés à une forme de servitude. La Chine refusant de prendre en charge leur rapatriement, les Chinois ramenés à Lima furent libérés après deux jours d’enfermement sans que l’on puisse ensuite les localiser.

4 À peine deux mois plus tard, un autre naufrage eut lieu, cette fois au large de la côte péruvienne. Le « Pong Woon » bateau de pêche de 600 tonnes vraisemblablement coréen13 avait à son bord 130 Chinois quand son moteur s’arrêta. Parti du Callao le 3 janvier 2007, il avait caboté le long de la côte et chargé ses passagers à Chimbote, Trujillo puis à Paita. Dans chacun de ces ports de la côte nord étaient hébergés un ou plusieurs groupes de Chinois en attente. Le 17 janvier, juste à la frontière entre l’Équateur et le Pérou de gros problèmes mécaniques firent rebrousser chemin au

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bateau jusqu’à Tumbes en eaux péruviennes. Soixante Chinois furent débarqués précipitamment puis un peu plus au sud 71 autres se jetèrent à l’eau alors que le bateau sombrait14.

5 Moins tragiques que les évènements du Golden Venture en 1993 dans la baie de New York ou de Douvres en 200015, mais tout aussi significatifs, ces deux faits-divers montrent l’importance du renouveau migratoire chinois vers le Pérou et surtout l’attraction qu’opère ce pays sur tous les candidats à l’immigration vers les États-Unis. Dans ce contexte, notre intérêt se portera donc sur l’agencement des routes migratoires qui passent par le Pérou, principale porte d’entrée des migrants sur la côte du Pacifique sud. Pour approcher cette réalité que ne transmettent pas les chiffres officiels et pour lui donner un visage nous utiliserons une base de données que nous avons constituée à partir de l’étude de demandes de visas pour le Pérou faites par des Chinois ainsi que des dossiers des garants chinois cautionnant ces demandes. Un profil sera fait de ces nouveaux migrants et la parole leur sera donnée à travers des témoignages recueillis entre 2004 et 2008.

Le Pérou pays de transit

6 Jusqu’à la nouvelle vague migratoire des années 1980, le Pérou avait toujours été la destination finale d’une immigration chinoise traditionnelle, soudée par une même origine régionale, celle du Guangdong, et peu divisée au niveau linguistique. Les familles d’origine chinoise et de la première génération n’avaient pas réellement le sentiment d’appartenir — sauf les présidents des associations et quelques membres économiquement ou politiquement importants — à une diaspora16 mais plutôt à une communauté qui possédait des parents à l’étranger et qui à cause des crises économiques successives, de la violence et du travail et de bien d’autres facteurs n’avait jamais fait valoir ni su vraiment profiter de ses réseaux transcontinentaux. Dans le passé, les résidents chinois, en majorité des commerçants, se sont déplacés — lorsque cela leur a été possible — vers certains pays d’Amérique latine, de préférence le Panama, Cuba, le Chili ou l’Équateur, pays où ils avaient de la famille et des contacts politiques et économiques très anciens. Mais les familles restaient fixées au Pérou d’où l’implantation d’une communauté attachée à ce pays. L’ancienne génération bien que critiquant sur de nombreux points le Pérou, a toujours reconnu selon ses critères, qu’il ne pouvait y avoir — en dehors de l’Asie — de pays au monde qui puisse aussi bien accueillir les Chinois17. Plus explicitement il faut comprendre qu’il n’est pas de pays qui ne donne tout au long de l’année d’aussi bons légumes et de fruits, les mêmes qu’en Chine, qui permettent de faire une des meilleures cuisines chinoises outre-mer et de commercer en toute liberté.

7 Pour cette génération, le Pérou comme « pays de transit ou de pays tremplin » n’existait pas jusqu’à il y a une vingtaine d’années. Cette conception du Pérou va être ébranlée à partir des années 1968 avec l’arrivée au pouvoir du régime du Général J. Velasco et les premiers départs vers les États-Unis ; nation qui plus que jamais symbolisait le monde libre pour les bourgeoisies latino-américaines. La notion de pays de transit commence donc avec l’impossibilité pour les nouveaux migrants désireux de rejoindre ce nouveau monde, d’y accéder directement et sans restrictions. Elle s’est d’abord matérialisée par la réappropriation par les nouveaux migrants des immeubles délabrés du vieux quartier chinois. Puis par une conquête spatiale à travers l’ouverture

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d’innombrables petits et grands restaurants chinois construits selon la tradition comme des maisons abritant à la fois le restaurant et de multiples habitations. De nombreux chifas, ces restaurants chinois typiques du Pérou, aux rares clients mais aussi réputés ont ainsi été conçus comme des étapes où dormir et travailler dans l’attente du prochain départ.

8 Les années 1990 sont donc déterminantes ; le nombre des Chinois présents à Lima et en province augmente visiblement. Selon Chin Ko lin, à la moitié des années 1990 il y aurait eu en attente de remonter vers les États-Unis, 4 000 immigrants chinois en transit en Bolivie, 4 000 à Panama, 1 000 en Haïti et autant au Pérou (Chin, 1997 : 170). Comme nous le notions auparavant à propos des routes et des points d’entrée, dans l’espace et le temps, cette grande variabilité vaut également pour les points de transit qu’il s’agisse de pays, de région, de ville ou de lieu d’hébergement (safe house). Lorsque le livre de Ko-Lin Chin sort en 1997, le chiffre des migrants en transit cité pour le Pérou est déjà dépassé car entre-temps, Lin Tao Bao qui selon W. Myers et DeStefano, dirigeait depuis la Bolivie le réseau Pérou-Bolivie-États-Unis s’était déplacé vers l’Argentine puis le Brésil (Meyers, 1997 : 117 ; DeStefano, 1997 : 140) : on disait alors à Lima que le Pérou était un pays trampolin ou tremplin car les migrants entraient et sortaient aussi vite que s’ils rebondissaient. C’est donc à partir des années 199418 que le Pérou devient à la fois un pays de transit court et fonctionnel et de transit à long terme. Après une période plus calme entre 1996 et 1999, les grandes arrivées de migrants illégaux observées entre 1999 et 2007 confirment le Pérou dans son rôle de pays de transit de court et long temps.

9 Les migrants, dans leur grande majorité originaires du Fujian, qui ont recours aux mafias ne restent que temporairement en transit au Pérou ; il peut s’agir d’un séjour d’une semaine à plusieurs mois. Ils se distinguent en cela des Cantonais qui — même s’ils pensent un jour tenter eux aussi leur chance aux États-Unis, ont avant tout choisi le Pérou parce qu’ils y ont de la famille ou des amis. Cet avantage n’est pas toujours réel car après un long temps d’isolement et de séparation des familles, les liens retrouvés ne sont pas souvent aussi sincères qu’on aimerait le croire. C’est ainsi que de nombreuses familles qui ont repris le contact et ont fait venir un parent veulent au bout du compte récupérer leur engagement financier. En Chine les frais consistent alors à obtenir un passeport et un visa. Au Pérou le parent fait face à plusieurs frais comme faire parvenir l’argent du billet en Chine, faire aussitôt changer la qualité migratoire du parent entré en tant que touriste. En général celui-ci est aussitôt mis au travail afin de rembourser sa dette. Tant du côté des familles du Guangdong que de celles des Chinois et Tusans19, ces enfants de Chinois nés au Pérou,qui les accueillent à Lima, le recours à la corruption est presque inévitable.

10 L’importance des changements observés fait qu’à présent, les Liméniens sont sensibles à l’arrivée des nouveaux migrants qui se remarquent par l’augmentation des commerces mais aussi par le comportement ; ceux du Fujian en particulier car ils ont la réputation d’être liés à la mafia et parce qu’ils viennent rompre l’équilibre récemment retrouvé au sein de la communauté cantonaise20. Jamais auparavant et jusqu’à récemment, le quartier chinois n’avait vu s’affairer de jeunes femmes chinoises portant leur bébé dans le dos comme autrefois le faisaient les Indiennes fraîchement arrivées dans la capitale. Jamais avant l’arrivée des jeunes du Fujian les Chinois ne se teignaient les cheveux en roux. Jamais auparavant les nouveaux arrivés s’étaient tenus aussi éloignés des huiguan (associations régionales d’entraide) et indifférents à toutes les

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formes associatives traditionnelles. L’arrivée de cette nouvelle immigration, déjà installée mais aussi prête à partir à tout moment, offre de la Chine, sans doute à tort, l’image d’une société dominée par le pragmatisme de la réussite sociale et économique où les codes anciens ne sont plus respectés. Ce pragmatisme qu’accompagne le mot « money21 » permet aux migrants de supporter les plus grands sacrifices, mais les rend aussi capables de perdre leur liberté au bénéfice des mafias.

11 Les nouveaux Cantonais, appartenant aux deux groupes dialectaux dominants le Punti et le Hakka, qui sont arrivés depuis peu d’années ont une histoire commune, souvent un lien ténu mais réel, avec ceux qui souvent les ont invités au Pérou afin de les exploiter plus que de les aider. Bien que distendus et remplis de rancœur, ces liens leur permettent de mieux s’intégrer. L’attente n’a pas pour eux le même sens que pour les migrants du Fujian ; elle est plus longue et aboutit souvent à une installation le temps de faire prospérer un capital qui permettra à la famille de s’installer le moment venu (dix ans en moyenne) de partir au Canada ou aux États-Unis avec un passeport péruvien. Le cas des Chinois du Fujian est différent. Dans un premier temps, le Pérou ne représente pour eux qu’un lieu de passage obligé et il continue de l’être pour un bon nombre encore, si l’on considère les bateaux de migrants interceptés en 2006 et 2007. Mais tandis que certains ne font que des escales, ne restant qu’une semaine ou un mois avant de repartir, d’autres, déterminés et sans attaches avec le Pérou, posent leurs valises, commencent à tisser des réseaux d’entraide et à faire venir à leur tour un parent resté au village ; nombre d’entre eux dès qu’ils obtiennent au bout de deux ans leur carte de résidence, sont prêts à payer une partie de leur dette envers le snakehead, celui qui est à la tête du réseau qui les a amenés et leur a procuré papiers et local commercial dès leur arrivée, en se portant garant d’un faux parent ou un ami fictif afin que ce même snakehead introduise un autre migrant par son intermédiaire. Cette nouvelle immigration n’est pas que de passage. L’installation à Lima de têtes de serpents puis de Fujienois désirant rester dans la capitale, le temps d’« acheter » leur résidence, afin de pouvoir faire venir leur famille comme c’est actuellement le cas, est à l’origine de l’établissement de nouveaux migrants prêts à investir dans la restauration, les cabines internet, les salons de coiffure et autres activités d’import-export.

12 Jusqu’au XXe siècle aller au Pérou ou retourner en Chine demandait trois mois et il fallait attendre de très nombreuses années avant de pouvoir accumuler suffisamment d’argent pour envisager le voyage. Les absences duraient alors un, deux et même trois ans avant que le migrant chinois ne revienne reprendre son commerce laissé en gérance pendant son absence. Les temps ont changé et les nouveaux migrants n’attendent plus autant de temps pour faire venir leurs proches ou retourner en Chine. Internet les maintient en relation avec la famille, l’avion met un peu plus d’une journée et la corruption étant toujours aussi efficace, la réunion de la famille se fait relativement vite. Actuellement les maillons d’une nouvelle chaîne migratoire sont en place et l’on constate la formation d’une nouvelle communauté chinoise cette fois originaire du Fujian. Dans ce nouveau contexte, les Cantonais majoritaires pour encore peu de temps si le courant migratoire du Fujian reste constant, vont devoir s’imposer afin de ne pas laisser la place aux nouveaux venus, qu’ils tiennent à distance. Ces derniers sont en effet en train de gagner du terrain22 tant du point de vue économique que spatial.

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Le Pérou, porte d’entrée pour les États-Unis : les routes migratoires actuelles

13 Atteindre l’Amérique ! Depuis la fin des années 1980, soit peu de temps après que la Chine a ouvert ses portes, la route la plus directe, hormis la voie aérienne, mais aussi la moins chère passait déjà soit par le Mexique pour atteindre la côte ouest soit par les Bahamas pour remonter directement vers New York. D’autres embarcations parties d’Asie comme le Golden Venture se risquaient à de plus longs voyages, mais le mieux était encore de rejoindre par bateaux partis directement de Chine ou par avion, un des pays d’Amérique Centrale — comme le Guatemala, Belize, le Honduras, le Costa Rica, Le Panama — où la Chine était encore représentée par Taïwan. Les anciens réseaux, remontant aux années 1920, qu’entretenait le Guomindang avec certains gangs23 permirent à chacun de ces pays de jouer un rôle relais dans l’acheminement des immigrés clandestins. Le Pérou, situé plus au sud et en apparence hors de ces deux sphères de circulation migratoire étaient cependant dès les années 1980 directement intéressé par les effets de ce qui pour lui n’était au départ que la réactivation d’un très ancien réseau migratoire. En réalité, depuis 1980 trois courants différents convergent vers le Pérou se chevauchant les uns les autres pour n’en former qu’un seul. Le premier a été celui des Cantonais, traditionnel et différent à la fois, puis vint celui des immigrants du Fujian d’abord en transit mais qui se sont installés très vite dans la capitale, enfin le dernier, provenant des provinces du nord qui est là pour affaires. Notre intérêt se portera principalement sur les deux premiers courants. En devenant un pays de transit incontournable, le Pérou est également devenu une nouvelle destination migratoire. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que rien ne le prédisposait à redevenir un pays d’immigration, au contraire.

14 Toutes les routes mènent aux États-Unis mais aucune route n’est vraiment la même ni dans l’espace ni dans le temps. Les auteurs américains déjà cités montrent tous l’importance du passage obligé par la frontière mexicaine et font la distinction entre les routes qui passent par la façade Pacifique en abordant l’Amérique centrale et celles qui aboutissent aux Caraïbes avant de se diriger vers la côte américaine. Il y a celles qui remontent par voie terrestre des pays du sud de l’Amérique et qui quittent enfin la terre pour la mer vers la Floride ou New York. Il y a encore celles qui, après avoir abandonné l’Asie par bateau, contournent l’Afrique et arrivent enfin dans les eaux chaudes soit des Caraïbes soit des Bahamas. Ces trajets changent au gré de l’organisation du snakehead qui contrôle et coordonne l’ensemble des multiples opérations qui vont permettre de remonter vers la frontière. En 1990, plus de 60 routes avaient été recensées entre la Chine et les États-Unis (Skeldon, 2000 : 20). Aujourd’hui elles sont plus nombreuses encore car les pays d’Amérique du sud, pas seulement le Pérou mais maintenant aussi, le Venezuela, la Colombie, l’Équateur, l’Argentine et même le Paraguay sont devenus des pays de transit de court et long séjour. Hormis l’avion, à condition d’avoir des papiers en règle ou extrêmement bien falsifiés, ce qui est le privilège de peu de migrants, la partie terrestre avec ses caches, ses ports côtiers et chaluts de pêche prêts à changer de route contre rémunération et ses petits transporteurs locaux est la plus empruntée malgré les dangers qu’elle représente.

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La route du Pacifique

15 La moins fréquente parmi les voies d’entrée de migrants, mais que l’on ne peut ignorer, est celle des Chinois arrivés par cargos ou bateaux-usines de pêche chinois ou coréens nombreux dans les eaux internationales péruviennes les plus riches du monde en poisson. La plus fréquente est maintenant celle des migrants qui entrent par avion, la majorité en tant que touristes chinois mais aussi coréens, japonais ou taïwanais, après avoir suivi divers trajets, dont le plus court part de Hong Kong ou Shanghai s’arrêtant à Paris ou Amsterdam et faisant halte à Caracas, Quito ou Bogota avant de repartir pour Lima. Certains s’arrêtent à Lima, payant leur dette soit à leur famille, soit aux restaurateurs et entrepreneurs qui les ont faits venir en travaillant pour une misère. Ceux dont le départ est proche se font plus discrets et attendent cachés dans des chifas. Amenés par petits groupes dans différents ports de la côte péruvienne, ils vont attendre plusieurs jours enfermés dans des maisons ou appartements, que l’on vienne les chercher pour rejoindre souvent en pleine mer de grands chalutiers conduits par de pêcheurs péruviens. Dans un cas sur deux, le chalutier embarque également de petits groupes de Péruviens que des parents attendent aux États-Unis. Les deux groupes ne se comprennent pas et restent chacun de son côté avec son propre passeur pendant tout le trajet. Les bateaux les plus confortables étant ceux qui prévoient des hamacs et suffisamment de nourriture. Pour le reste tout peut arriver sur un bateau. La route suivie ces dernières années, après un dernier arrêt à la frontière péruano- équatorienne, se dirige droit vers le Costa Rica. L’autonomie et la prudence des pêcheurs ne leur permettent pas de s’aventurer plus loin. Une fois changé de bateau, les migrants sont conduits au Guatemala. De là le reste du voyage se fera à pied et en camionnette dans des conditions difficiles et le risque d’être pillé, violé et même enlevé par d’autres bandes existe. À ce stade du voyage, d’autres latinos en provenance des pays d’Amérique Centrale les ont rejoints. Tout le trajet n’est pas forcément fait en leur compagnie ; les passeurs chinois peuvent très bien, surtout la nuit, les rassembler et les abriter dans d’autres lieux que ceux choisis par le Coyote, le passeur mexicain des émigrants latinos. Le passage de la frontière entre le Guatemala et le Mexique est dangereux. Le 9 janvier 2009, un petit camion transportant Latinos et Chinois a dû forcer un barrage mexicain dans l’État du Chiapas. La fusillade a fait deux morts parmi les Chinois. Les Équatoriens qui les accompagnaient, également blessés, venaient de quitter le Guatemala, chassés par la fermeture des maquiladoras24 où ils travaillaient25. S’ils n’avaient pas été arrêtés, cette route les aurait ensuite conduits soit par bateau mais le plus souvent par terre à la frontière États-Unis-Mexique.

16 L’Amérique Centrale, en plus de sa grande instabilité politique offre une géographie complexe où les espaces caribéens et ceux du Pacifique se font dos et ne se rencontrent pas. Pourtant les migrants passent de la mer à l’Océan, coûte que coûte, du moment que cette route leur ouvre le passage aux États-Unis. À partir du Nicaragua par exemple, certains rejoignent le Campeche et le Quintana Roo (Mexique) dans les Caraïbes d’où ils embarqueront par la voie des îles vers la côte atlantique.

La route des Caraïbes26

17 Nos migrants, s’ils ne s’étaient pas arrêtés au Costa Rica mais sur la côte équatorienne réputée dangereuse pour ses mangroves, auraient pu prendre un bus qui les aurait amenés très vite soit au Panama côté Caraïbes soit en Colombie ou au Venezuela. Un

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bateau leur aurait fait tenter leur chance dans deux îles américaines des Caraïbes : les îles Vierges et Puerto Rico. Une dispense momentanée de visa concédée par la Colombie, entre 2006 et 2007, puis par l’Équateur en 2008, a provoqué un afflux de migrants chinois et donné beaucoup d’importance à cette route. Elle est en effet recherchée car, une fois parvenu dans les îles américaines ou à Puerto Rico, il suffit aux snakeheads de se procurer des permis de conduire américains au nom des migrants, documents d’identités suffisants pour prendre un vol pour la Floride. Si le Pérou est une porte d’entrée importante, Caracas est son équivalent sur la façade caribéenne, avec une différence cependant : Caracas n’a pas de passé chinois comme l’ont en commun Cuba ou Panama. Caracas a dans un premier temps servi de point de « redistribution » des migrants vers les pays des Caraïbes avant que ne commencent à s’installer de nouveaux migrants27. Le Surinam est aussi un point de départ recherché pour remonter vers la côte américaine mais les conditions de voyage y sont souvent plus dures et dangereuses qu’en partant d’autres pays28. Panama est également un pays clé pour sa double ouverture sur le Pacifique et les Caraïbes et surtout pour sa très ancienne communauté chinoise et son quartier chinois29. Le rôle de Cuba est dans ce contexte plutôt ambigu puisque, depuis de nombreuses années, les « visiteurs » chinois arrivés par l’ancienne Union Soviétique et les pays de l’Est et plus récemment par l’Espagne ou la France parviennent à rejoindre dans des embarcations de fortune parties des côtes cubaines, la République Dominicaine et les territoires américains. Cette route n’aurait pu être empruntée sans le recours aux anciennes associations chinoises et sans profiter du vieux quartier chinois. Dans le but de relancer l’économie touristique de La Havane, des mesures avaient été prises à la fin des années 1990 pour lui redonner vie et favoriser l’ouverture de restaurants, en accordant aux associations certains privilèges. Mais en novembre 2008 devant l’augmentation du trafic des Chinois en transit, ces privilèges ont été supprimés et le contrôle a été repris sur l’ensemble de la communauté chinoise et de ses activités après l’arrestation de Cubains d’origine chinoise, membres de ces associations. Les associations, Lun Kong et Cham Li Po, ont été fermées fin 2008 pour trafic de personnes, corruption et trafic de drogue30.

18 Depuis le début des années 2000 les trajets sont plus longs, plus dangereux. Même si certains pays comme le Pérou sont des portes d’entrée très pratiquées, en raison des avantages qu’ils peuvent offrir, les nouveaux migrants ne s’en contentent pas et arrivent de part et d’autre du continent sud américain : par sa façade Atlantique en choisissant l’Argentine ; par les Caraïbes en entrant par Caracas ou directement par les Andes, la Colombie et l’Équateur ; enfin par la façade du Pacifique et le Pérou. Prise en tenaille, la frontière mexicaine ne résiste pas et si les arrestations sont nombreuses les succès de passage le sont plus encore. Cette dispersion est en fait la traduction d’une nette intensification du flux migratoire non seulement vers les États-Unis mais surtout en direction de l’Amérique latine qui devient de plus en plus une terre de long séjour comme le prouve l’analyse des données recueillies auprès de la Direction Générale de l’Immigration et de la Naturalisation (DIGEMIN) au Pérou. Dans ce qui précède, ce sont les routes et réseaux qui ont été mis en avant dans le cadre de l’arrivée de nouveaux migrants en transit ou destinés à résider au Pérou. Ce mode d’entrée prédomine mais il en est un autre, pratiqué depuis très longtemps et dans d’autres pays qui passe par l’usage abusif de passeports de service, ou ordinaires porteurs de visas de mission officielle. En avril 2002, à l’occasion de l’arrivée d’un groupe de Chinois titulaires de tels documents, totalement étrangers à leur situation réelle, un courrier intérieur fut adressé par la DIGEMIN au ministère des Relations Extérieures afin de protester contre

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la persistance de cette pratique31. Nous n’avons pu intégrer dans cette étude par manque de documentation le profil et l’apport de ces migrants « protégés » qui sont de toute façon minoritaires comparés à ceux qui empruntent des voies beaucoup plus risquées.

Le nouveau courant migratoire chinois vers le Pérou : qui sont les Chinois demandeurs de visas et les Chinois qui les cautionnent ?

19 Durant quatre années nous avons recueilli les témoignages de femmes chinoises et Tusan ayant émigré ces vingt dernières années. Quelques hommes nous ont également répondu dans le cadre d’une autre enquête sur la progression d’un évangélisme chinois parmi les nouveaux migrants mais, tout riches qu’ils soient, ces récits ne suffisent pas à donner une vue d’ensemble de ce qu’est la nouvelle immigration chinoise. Nous nous sommes donc adressée à la DIGEMIN, et avons obtenu l’autorisation de consulter en 2004, une documentation32 qui devait nous permettre de mieux connaître les migrants qui demandaient à entrer au Pérou, qu’ils aient été destinés à rester dans le pays ou simplement à l’utiliser comme transit.

20 Créé en 1995, cet organisme a hérité des dossiers des deux précédentes institutions en charge de l’immigration : la section des étrangers du Ministère du Gouvernement et de la Police (1936) et l’ancienne Direction des Migrations du Ministère des Relations Extérieures puis de celui de l’Intérieur (1976). Cette discontinuité dans la gestion des flux migratoires, en fait jugés de peu d’importance jusqu’au début des années 1990, est à la fois à l’origine d’un manque de suivi dans les statistiques33 ainsi que d’un manque évident de méthode et de rigueur dans le recueil des informations ; ces grandes faiblesses expliquent en partie le fait que la majorité des dossiers antérieurs à 2003 — ce qui concerne la documentation que nous avons utilisée —, soient incomplets. En effet, c’est seulement à partir de 2003 que la DIGEMIN parachève son informatisation et modifie ses modes de classements ; avant cette date la constitution des dossiers dépendait encore totalement d’un traitement et d’un classement manuel ce qui n’a pas facilité la saisie des informations que nous avons recueillies. Enfin, l’autre grande faiblesse de la documentation à laquelle nous avons eu accès réside dans les négligences volontaires que nous avons parfois observées dans le traitement de certains dossiers. Tous les calculs présentés pour étayer cette étude ont été réalisés à partir de la base de données élaborée à partir des informations contenues dans les dossiers.

21 Le matériel qui nous servira à mieux cerner à la fois les demandeurs de visas Chinois ainsi que leurs garants au Pérou, garants en majorité d’origine chinoise, représente un ensemble réduit de dossiers de demandes de visas temporaires (de tourisme, d’affaires, d’artistes et religieux) déposés au cours du premier semestre 200234. Quand il est complet, le dossier est constitué en premier lieu de l’invitation du garant certifiée par un notaire, accompagnée d’un titre de propriété, d’une licence commerciale, d’un reçu de paiement d’impôts, de la composition de sa société de commerce. Normalement le garant est convoqué et doit préciser la nature des liens qu’il entretient avec le demandeur de visa. Normalement son lieu de travail et/ou de résidence (restaurant en général) doit faire l’objet d’une visite oculaire. Il doit révéler son état civil, sa situation en tant qu’immigrant ou Péruvien et enfin déclarer ses revenus. Le dossier du

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demandeur de visa dont dispose la DIGEMIN est beaucoup plus réduit, souvent très incomplet et source de nombreuses erreurs de la part des fonctionnaires péruviens qui confondent les sexes, les patronymes avec les noms, les transcriptions dialectales et le pinyin d’usage dans le putonghua, les villages avec les districts etc. Il contient rarement un carnet d’identité personnel, ou un certificat de parenté le liant au garant traduit en espagnol35 afin d’être légalisé par le consulat du Pérou en Chine. L’obtention du visa et le temps du séjour sont accordés et déterminés par la DIGEMIN36.

22 Au total, 235 dossiers de demandeurs ont été retenus. Ces dossiers ont été garantis par 148 personnes dont 75 % sont originaires de Chine Populaire y compris les naturalisés péruviens, 2,2 % de Taïwan et 22 % sont Péruviens. Nous ne comptons pas ici les ministères et institutions garantissant la venue d’experts ou invités particuliers. La différence entre demandeurs et garants s’explique par le fait que certains garants ont demandé la venue de plusieurs personnes au cours de ce premier semestre 2002. Ainsi, quatre garants ont appuyé chacun la demande de quatre migrants ; huit garants ont appuyé chacun trois demandeurs de visa, et quarante-quatre garants n’en n’ont soutenu que deux chacun. Les quatre-vingt-douze autres ne se sont portés garants qu’une fois. Le nombre de migrants appelés par garant est comme on le verra plus loin très significatif. On notera par ailleurs que le fait même que plus des trois quarts des garants soient des Chinois, c’est-à-dire des primo-arrivants par rapport à ceux qui sont en situation de demandeurs en 2002, nous en apprend plus sur les immigrants qui les ont précédés, que sur ceux prêts à arriver. En effet, les dossiers des garants sont nettement plus riches en informations et nous permettent de comprendre, à travers leur exemple les stratégies et les degrés d’intégration et de réussite dans la société péruvienne des migrants chinois de la dernière décennie.

Profil des demandeurs chinois de visa

23 Pour les Péruviens habitués à une présence chinoise presque exclusivement masculine, ces dix dernières années ont été marquées par un bouleversement : la féminisation de l’immigration. Celui-ci est perceptible non seulement dans le quartier chinois mais aussi dans l’ensemble des districts liméniens et en province où les femmes tiennent des commerces très diversifiés. Sur les 235 demandeurs de visa, 33,5 % sont en effet des femmes. Ces femmes sont plus jeunes que les hommes (la médiane d’âge est de 29 ans pour les femmes et de 36 ans pour les hommes) et 12,7 % d’entre elles ont entre 20 et 30 ans. Dans cette tranche d’âge, les trois quarts sont célibataires tandis que dans la tranche suivante de 31 à 40 ans, 25 % des femmes sont encore célibataires ce qui dans sa totalité est important lorsque l’on sait que l’âge moyen des femmes au mariage était en 1997 de 23,4 ans en Chine (Attané, 2002 : 373). Mais le fait que sur un ensemble de 45,2 % d’hommes se déclarant célibataires il y en ait 75 % dans la même tranche d’âge des 31-40 ans, fait penser tant dans le cas des hommes que dans celui des femmes, que le terme célibataire a pu être, parfois, employé pour divorcé. Le nombre de demandeurs de visa, se déclarant sans attache reste beaucoup plus élevé chez les femmes (57,1 %) que chez les hommes (45,2 %).

24 L’autre caractéristique marquante est la jeunesse des nouveaux migrants : l’âge moyen est de 33 ans (la dispersion est aussi faible car la moitié d’entre eux n’ont pas plus de 34 ans) et 40 % ont moins de 30 ans et seuls 23,7 % ont plus de 40 ans.

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25 La communauté chinoise du Pérou s’est formée à partir d’une immigration très localisée originaire du Guangdong avec une relative prépondérance du groupe dialectal Hakka jusqu’à la seconde guerre mondiale. L’arrivée de nouveaux migrants a là encore bouleversé l’ensemble de la communauté en introduisant en son sein non seulement des Chinois qui n’avaient pas la « culture de l’immigration », tout du moins pas encore, mais qui en plus venaient de provinces très éloignées avec des parlers différents. Sur les 125 demandeurs de visas ayant signalé leur province d’origine (ce qui représente un peu moins de la moitié des demandeurs) 51 personnes soit 40,8 % du total provenait de la province du Guangdong et 30 autres (soit 24 %) provenaient du Fujian. Étant donné le faible nombre de réponses, ces chiffres ne peuvent que confirmer l’apparition d’un nouveau groupe ethniquement important. Dans un autre document provenant de la DIGEMIN37, concernant l’inscription de Chinois l’année suivante entre les mois de juillet et septembre 2003, le rapport entre les personnes originaires du Guangdong et celles du Fujian était exactement le même, ce qui — bien que l’échantillon soit plus petit en nombre et dans le temps — reflète une réalité c’est-à-dire la très forte et rapide progression de l’immigration en provenance du Fujian. Le reste des migrants chinois vient pour cette période principalement de Beijing-Tianjin, du Liaoning avec en plus une personne originaire de Mongolie, du et d’autres provinces dispersées.

26 Les visas demandés sont en majorité des visas de tourisme, 59,5 % des cas. Mais après lecture du dossier aucune demande ne relève réellement d’un projet touristique. Sans généraliser il faut pourtant noter que le procédé le plus employé pour immigrer illégalement est celui du stayed over ou du « resté sur place » une fois la frontière franchie. Au début de l’année 2000 les visas octroyés valaient pour une durée allant jusqu’à 60 jours mais à partir du mois de mai, ils sont réduits à 10 ou 15 jours afin de rendre plus difficile la conclusion des démarches nécessaires au changement de statut migratoire afin d’obtenir un visa de résidant. En réalité, cette restriction a peu d’effets quand la personne est prise en charge à son arrivée par des spécialistes qui lui procurent soit l’autorisation de travail soit le local commercial qu’elle est censée gérer. Tout un réseau qui implique certains fonctionnaires de la DIGEMIN, des impôts et surtout des notaires est en place pour accélérer les démarches et se tenir au courant des moindres aménagements de lois qui pourraient favoriser les futurs résidents.

27 Le visa d’affaires ou de négoce est sollicité par un peu plus d’un tiers (35 %) des demandeurs. Les raisons invoquées sont : observer le marché, contacter des entreprises, contacter un ami exportateur. Dans ce cas comme dans celui des demandes de visa au titre d’investisseur (1,4 %) il existe véritablement des initiatives visant à nouer des liens commerciaux, d’avantage avec des compatriotes chinois déjà installés qu’avec des sociétés péruviennes. Il est intéressant de noter que la proportion des femmes sollicitant un visa d’affaires est proche, voire légèrement supérieure, de celle des hommes (37,5 % versus 34 %). On note également que les demandeurs de visas d’affaires sont en moyenne plus âgés que les demandeurs de visa de tourisme (37 ans et 31 ans, respectivement). Obtenir un visa pour investisseur supposait de disposer d’un capital actif et passif de 10 000 $ mais depuis 2001 les demandeurs doivent déposer en liquide dans une banque d’État, la somme de 25 000 $.

28 Mais désirer faire du tourisme ou investir n’est pas suffisant, il faut avant tout obtenir la lettre d’invitation et donc être capable de définir le lien entretenu avec celui qui sera son garant. Les réponses sont parfois amusantes et sincères. En plus du traditionnel : c’est un ami (31 %), un(e) cousin(e) (17 %), un neveu ou nièce (16 %), un parent (11 %),

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un frère ou une sœur (14 %), on peut assez souvent lire, « c’est un ami par téléphone », ou de la part d’un garant péruvien « je le connais par l’intermédiaire d’un ami, A. Chen, de nationalité taïwanaise, qui fréquente mon commerce et qui m’a demandé de le faire venir pour lui » ! Une jeune femme (26 ans) dit être l’amie du garant qui de son côté spécifie : « ne pas la connaître personnellement mais c’est l’amie de son père (qui a plus de 50 ans) et d’amis proches de la famille ». Une autre femme péruvienne mariée à un Chinois primo-arrivant, dit cette fois : « je les ai faits (il s’agit d’un couple du Fujian) venir car je m’y suis engagée auprès de parents qui sont eux-mêmes intervenus pour garantir des amis ». Enfin, un demandeur affirme que le garant est son cousin mais qu’en fait c’est un ami. Parmi les dossiers examinés il y a peu de demandes de regroupement familial (père/mère, fils/fille) mais beaucoup de désirs avoués (tant dans le cas des demandes de visas de tourisme ou de négoces) de se regrouper entre frères et sœurs, cousins/cousines et aussi de neveux et nièces rejoignant un oncle ou une tante au sens large du terme. Certaines demandes sont émouvantes comme, cette dame âgée de 81 ans, venant du village de Jiaosun, (Chixi, Toishan) qui ne parle que hakka et que sa fille arrivée au Pérou en 1985, fait enfin venir. Une autre dame, sans travail (femme au foyer) originaire du district de Baiyun (Guangdong) déclare rejoindre avec son mari, un mingong, ouvrier dans la construction civile, sa sœur gérante d’un petit restaurant dans le quartier populaire de La Victoria. Enfin, un jeune homme originaire du Fujian, arrivé en 2000 et à la tête d’un petit chifa qui fait venir son frère, chauffeur professionnel. La plupart des personnes demandant un visa cachent souvent leur véritable condition comme ceux qui déclarent être commerçants mais dont le passeport porte la mention « farmer ».

29 Entre les mois de janvier et mai 2002 la majorité des demandeurs de visas prétendait être des commerçants puis brusquement, en même temps qu’était drastiquement réduit le temps autorisé des séjours de tourisme et d’affaires, la majorité des demandeurs se déclara employés, catégorie jusque-là très peu mentionnée. Être catalogué « employé » devait sans doute paraître plus rassurant pour les examinateurs des dossiers. Sur les 183 informations obtenues, 31,9 % des demandeurs se déclaraient commerçants, 21,7 % étaient des employés, 12,3 % se déclaraient entrepreneurs/ investisseurs. Il y avait seulement 5 agriculteurs et 3 cuisiniers ce qui est des plus étonnants lorsque l’on sait que parmi les « touristes », nombreux sont ceux qui font avant de partir un stage de quelques mois pour apprendre à cuisiner afin de pouvoir être dirigés dès leur arrivée dans le réseau des restaurants. En fait, ces réponses doivent davantage être interprétées comme l’expression des aspirations des demandeurs de visas plutôt que de celle d’une réalité.

30 Les demandeurs de visa ne sont pas tous dans l’attente, ni destinés à un travail précaire. Il arrive que certains aient les moyens de leurs aspirations. Il existe chez les Cantonais une continuité dans l’immigration — même si celle-ci fut minime à certaines époques — qui permet une fluidité de passage entre les anciens et nouveaux migrants, facilitant leur intégration et la circulation des capitaux. Le cas H.W.F., 35 ans, n’est pas une exception : parti de Guangzhou, il passe 5 jours à Hong Kong et la nuit du 31 décembre prend l’avion pour le Pérou avec un visa d’affaires de 90 jours. Il inscrit sa société X. M. S.A.C. cinq mois après son arrivée ; celle-ci se destine à l’import-export, mais plus précisément à l’importation de produits alimentaires chinois à destination des chifas et de particuliers. Les actionnaires (une jeune femme célibataire, deux couples et deux hommes), comme lui, des primo-arrivants, apportent en liquide 35 000 soles (10 000 $). Occupé à monter son affaire, il doit s’acquitter de l’amende requise

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pour dépassement de séjour et faire rédiger avec l’aide de son garant, un cantonais originaire de sa ville, une lettre notariale destinée à demander sa résidence en tant qu’investisseur. Il part ensuite au Chili, dans la zone franche d’Arica où lui sera adressé son nouveau visa en mars 2002. Dans le cas présent il est évident que l’aide du garant est essentielle à l’établissement du nouveau résident. Le propriétaire d’une supérette à Surco, nouveau quartier de la classe moyenne élevée, l’a ainsi accompagné dans ses démarches.

Profil des garants chinois et péruviens des demandeurs de visa

31 Relativement jeunes avec leurs 40 ans de moyenne d’âge (40,7 ans pour les hommes et 39,6 ans pour les femmes), les garants au nombre de 148 sont tout de même nettement plus âgés que les demandeurs de visa. Ils appartiennent, pour 45,2 % d’entre eux à la tranche d’âge des 31-40 ans et pour 40,5 % à celle des plus de 40 ans et représentent une communauté relativement stable du fait que 66 % d’entre eux vivent en couple (la proportion est plus élevée pour les femmes que pour les hommes, 73 % et 63 % respectivement) ce qui les distingue là encore du groupe des demandeurs de visa. Fait intéressant, autant de femmes que d’hommes se portent garants des demandeurs malgré les risques que cela peut représenter et les exigences financières que cela demande. Leur maturité (85,7 % ont plus de 31 ans) montre également qu’il leur a fallu un peu plus de temps qu’aux hommes avant de pouvoir remplir cette fonction à la fois sociale et économique. En comparant demandeurs et garants de la tranche d’âge des 21-30 ans on peut avancer qu’un tiers des nouveaux migrants, dans les deux années qui suivent l’obtention de leur résidence, se portent à leur tour garants sans tenir compte de leurs dettes ni du capital nécessaire. Ce qui tendrait à prouver, qu’une partie d’entre eux, en se pressant d’être les garants de nouveaux venus — parents ou « amis » — ne fait de la sorte que rembourser leur dette et conforter le réseau qui leur a permis de venir.

32 La majorité des garants (77 %) sont d’anciens demandeurs de visas car plus de la moitié est arrivée au Pérou après 1995, principalement en 1997 et en 2000, c’est-à-dire il y a peu de temps lorsque le flux de migrants était en plein accroissement. Le peu de temps écoulé entre leur arrivée et leur nouvelle position de garant montre bien, comme nous l’avons signalé, que si de nombreux Chinois arrivent en touristes dans le seul but de transiter le temps de repartir vers le nord, il y en a aussi un certain nombre pour qui la résidence est plus longue. Que ce soit dans le but de s’établir ou dans celui de rembourser leur dette en entrant très vite dans la chaîne migratoire, ce sont ces derniers qui contribuent à la progressive constitution d’une nouvelle communauté chinoise au Pérou. Il est intéressant de voir que les trois quarts des garants sont nés en Chine Populaire ou à Taïwan (3 cas) et que parmi ceux nés au Pérou la moitié est tusan. Dans 37 % des cas, les Chinois qui se portent garants ont en fait obtenu la nationalité péruvienne.

33 Être garant suppose de disposer de certains revenus. La DIGEMIN impose de gagner au moins 8 fois l’unité d’imposition (UIT38) en 2002, l’équivalent de 2 200 soles mensuels soit 685 $. Certains atteignent difficilement ce revenu puisque 39,6 % perçoivent entre 300 et 1 000 $. Mais la majeure partie des garants (52,5 %), avec des revenus allant de 1 000 à 2 000 $ mensuels se situe au même niveau que la classe moyenne aisée péruvienne de l’époque. La plupart du temps les garants et primo-arrivants, qui ont été

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placés dans des petits chifas, ne sont propriétaires ni de leur commerce ni de leur local comme ils le déclarent au moment d’appeler un nouveau migrant, mais simplement gérants et locataires. Il est certain que le doute demeure à leur encontre car les frais inhérents à ce type de commerce dépassent dans beaucoup de cas les véritables entrées qu’il leur procure. Un faible pourcentage (7,9 %) dispose par contre de plus de 2 000 $ par mois ce qui met ce petit groupe au niveau de la classe élevée péruvienne. Mais il est difficile de donner du crédit à ces déclarations car s’il leur est nécessaire de déclarer plus de 8 salaires minimum de revenu mensuel, il n’est pas utile pour autant d’attirer l’attention sur des revenus qui pourraient paraître anormalement élevés dans le cadre de leurs activités. Celles-ci se concentrent dans la restauration d’où près de 60 % des garants, du cuisinier au gérant et propriétaire de chifas tirent leurs revenus. Le négoce, l’import-export, quelques ateliers et fabriques industrielles sont la source de revenus de 26,4 % d’entre eux. Que ce soit dans les secteurs de la restauration, l’hôtellerie et les casinos ou d’autres activités liées à l’importation de produits chinois, comme les restaurants ou les supérettes, les garants ont constitué des sociétés commerciales dont les actionnaires sont, sauf exceptions, exclusivement Chinois ; les hommes et les femmes étant dans la majorité des cas représentés à égalité39.

34 Le nombre des garants (148) est loin d’être proportionnel à celui des demandeurs de visas qui sont 235 au total. La raison en est simple : il existe, en dehors des autres critères de classifications, trois types de garants. Le premier est celui qui fait venir, en ayant ou non recours à la corruption, ses parents et amis proches ou un employé pour son commerce sans que cela ne se répète ni ne devienne une source de revenus ou de pouvoir ; ceux-là sont les garants d’un demandeur de visa à la fois sauf lorsqu’il s’agit d’un regroupement familial. Le second est celui qui arrivé depuis peu et pris en main par un réseau, doit rembourser sa dette mais aussi demander la venue d’autres concitoyens sans que cela n’attire trop l’attention ; s’il pense se mettre en situation difficile il fait alors appel soit à sa femme — quelle soit chinoise ou péruvienne — soit à un proche ; il peut pour ne pas attirer l’attention ne demander qu’un « ami » ou parent mais assez vite il va être obligé d’en demander deux. Enfin, le troisième type ne se cache pas car son réseau est si bien implanté et puissant, qu’il peut beaucoup exiger avant que les institutions de l’État ne réagissent. Les garants d’un seul demandeur de visa sont au nombre de 92, la majorité. Les garants de deux personnes sont 44, nombre relativement important. Par contre, 8 garants ont fait venir trois personnes chacun et 4 garants en ont fait venir 4. Mais la réalité dépasse ces chiffres.

35 Le cas de Xiaoming : né en 1969, il est originaire du Fujian et possède un restaurant chinois à San Juan de Miraflores, district suburbain pauvre et réputé dangereux. Naturalisé Péruvien, il est marié à une Péruvienne M.C.A. laquelle depuis 1998 s’occupe du premier restaurant tandis que lui travaille dans le second, acquis en 2001 dans le district de Lurín au sud de la capitale. Un rapport de la DIGEMIN constate qu’entre décembre 1999 et décembre 2001, il a été le garant de 23 personnes toutes originaires du Fujian. Au second semestre de 2002 il demandait la venue de 8 autres personnes dont 4 par l’entremise de sa femme. En juin 2002 le couple était parvenu à cautionner 31 demandes de visas40. Mais ce cas n’est pas unique ; c’est dans la restauration que de telles circonstances se répètent. Il existe ainsi à Lima, un restaurant chinois reconnu qui possède trois succursales dans des quartiers de classe moyenne aisée et emploie 36 personnes, la majorité, comme le recommande la loi, est de nationalité péruvienne. Le restaurant géré par une femme naturalisée péruvienne fonctionne sous la forme d’une société anonyme « fermée » S.A.C., réunissant 3 actionnaires principaux d’un même

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clan familial. Chacun d’eux est garant d’un certain nombre de Chinois. Selon le même rapport, 14 personnes dont les motifs exprimés de venue au Pérou n’avaient rien à voir avec la restauration, avaient été ainsi garanties au nom de ce même chifa.

36 En dehors du traditionnel secteur de la restauration, de nouvelles activités également de service mises en place par des migrants récemment arrivés, permettent elles aussi d’introduire de nouveaux migrants. Il s’agit de cabinets conseils d’expertise juridique et d’études comptables. Les deux cas apparus dans les dossiers de demandes de visas de 2002, sont montés de la même manière autour d’une direction composée de Chinois naturalisés, de Tusan, et de Péruviens. Ces cabinets qui sont aussi habilités à développer des activités d’import-export sont complémentaires du rôle joué par certaines études de notaires péruviennes spécialisées dans l’aide aux Chinois désirant ouvrir un commerce, créer une affaire, investir au Pérou et tout simplement accélérer l’obtention de documents d’identité. L’une de ces études, particulièrement sollicitée, notamment pas les Chinois du Fujian, a soutenu 24 dossiers de garants soit 49 % des demandes de visa bénéficiant d’une intervention notariale.

Heurs et malheurs des nouveaux migrants

37 Les données de la DIGEMIN traduites par des chiffres, donnent comme il a été dit au début de cet article une vue d’ensemble de la nouvelle immigration chinoise au Pérou ; elles ne permettent cependant pas à elles seules de comprendre les expériences individuelles, les stratégies et les motivations des migrants. Les quelques entrevues qui suivent devraient contrebalancer la vision chiffrée que nous avons précédemment exposée.

38 La réactivation de l’immigration depuis le Guangdong ne s’est pas faite de manière uniforme comme on aurait pu le supposer. Il semble en effet que seulement quelques villages et districts sont concernés par ce renouveau migratoire et curieusement il ne s’agit pas de ceux qui autrefois étaient les plus représentés, les plus riches, au contraire. Le « séisme » urbain qui a accompagné l’essor spectaculaire de Guangzhou et l’absorption des districts, villes et campagnes alentours ont bouleversé l’histoire, la mémoire et la filiation que certains comtés ou villages maintenaient avec le pays où une partie de leur famille avait migré dans d’autres temps. En interrogeant les nouveaux venus, en nous fiant aux quelques références contenues dans la documentation de la DIGEMIN il apparaît que les migrants proviennent à présent d’un nombre réduit de village des districts de Kaiping, Taishan, Xinhui et Enping. Le district de Baiyun prédomine et en particulier la ville rurale de Renhe, au nord de Panyu, aujourd’hui absorbée par la capitale provinciale. La région des quatre districts (Siyi) a toujours fourni au Pérou beaucoup de migrants pour des raisons économiques ; ceux qui viennent à présent sont-ils si différents de ceux d’autrefois ? Les exemples qui suivent tentent de comprendre leurs motivations actuelles.

39 Toutes les entrevues que nous avons réalisées41 auprès de plusieurs générations de migrants ont en commun une seule chose : la grande déception qu’ils ont ressentie en arrivant soit au Callao soit à l’aéroport Jorge Chavez. Les odeurs, la pauvreté, l’humidité froide en hiver leur ont fait douter des espoirs qu’ils avaient nourris avant d’entreprendre leur voyage. Beaucoup se posent encore la question de savoir s’ils resteront ou partiront.

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40 Le cas de Mei-Li et Yi-Hien est celui de migrants dont les routes se sont croisées à Lima. Mey Li est arrivée au Pérou en 1991 à l’âge de 24 ans. Comme dans le cas de la majorité des femmes chinoises que nous avons enquêtée, Mey Li est issue d’une famille à la fois rurale et ouvrière où le nombre d’enfants dépasse largement l’enfant unique autorisé et où les filles aînées non mariées sont poussées à partir. Elle fait également partie de ces « migrants malgré eux » qui ont été sollicités par un membre de leur famille arrivé au Pérou au tout début des années 1980. À son arrivée, seule à Lima, un camion l’attend à l’aéroport et l’amène de nuit dans une petite fabrique familiale de produits alimentaires chinois. Elle y restera deux ans sans sortir puis sera placée comme serveuse pour clients chinois — elle ne parle pas l’espagnol — dans un petit restaurant du quartier chinois. Elle y rencontrera son futur époux, Yi Hian arrivé lui aussi en 1991, dans de pénibles conditions. Cuisinier sans travail, il a 27 ans et veut à tout prix aller aux États-Unis ; il sait qu’il existe une filière qui passe par le Pérou. Le transit ne l’effraie pas car de lointains parents y résident. Il est contacté à Macao par un recruteur « indépendant » qui contre 12 000 dollars lui procure papiers et billets d’avion et lui assure qu’un passeur pour les États-Unis le prendra en charge à son arrivée à Lima. Mais à l’aéroport personne ne l’attendait, le voyage s’arrêtait là. Aidé par un autre passager chinois qui venait travailler à Lima il a finalement accès à un réseau d’entraide qui lui permet de trouver une place de cuisinier dans un restaurant de Lima. Au bout de quelques années, après avoir rencontré Mey Li, Hakka comme lui, le couple achète un petit local dans le quartier chinois pour y installer un restaurant. Yi Hiang a renoncé à son rêve ; il a deux enfants et ne veut plus émigrer aux États-Unis42.

41 Les circonstances qui ont conduit Ana et son mari à immigrer au Pérou sont très différentes et révèlent les stratégies qui souvent sous-tendent l’idée du départ, de la rupture. Ana était infirmière quand elle a connu son mari à Guanzhou, à la fin des années 1980. Elle est originaire de Xinhui (district de Kaiping) dans le Guangdong et ses parents étaient de modestes boutiquiers. Son frère en Chine a créé une petite fabrique de câbles qu’il gère avec deux autres sœurs. À sa connaissance, personne de sa famille n’est jamais venu auparavant au Pérou. Pourtant, sa belle-mère lui apprendra au moment de partir qu’un de ses oncles y a résidé. Son mari qui possède une petite entreprise de construction, a entendu parler du Pérou et de l’achat possible des « passeports ». Ana et son mari sont de ceux qui pensent qu’il faut avoir une autre nationalité, travailler mais surtout tout programmer pour pouvoir faire fortune. À leur arrivée en 1992 avec leur petite fille de quatre ans, ils ne parviennent pas à obtenir le fameux passeport promis par Fujimori43. Ils vont donc devoir faire comme n’importe quel immigrant, régulariser leur situation et apprendre l’espagnol puis attendre la naturalisation. La situation ne se présente pas comme ils l’auraient voulu. Ana renvoie alors sa fille en Chine qu’elle confie à ses parents et ouvre un chifa dans le centre de Lima. Son mari trouve un travail grâce à des amis chinois. Huit ans plus tard quand leur première fille revient au Pérou elle a une petite sœur américaine car ses parents ont tout programmé pour que l’enfant naisse aux États-Unis. Grâce à la garantie financière de son restaurant, Ana a pu obtenir un visa et partir avec suffisamment d’avance pour accoucher aux États-Unis. Aujourd’hui le mari d’Ana a fait fortune dans l’exploitation forestière en Amazonie et expédie ses parquets de bois précieux en Chine. Ana a vendu son restaurant et ils ont déménagé dans un quartier très résidentiel. Sa première fille suit une carrière d’administration d’entreprises dans la meilleure université de Lima et Ana me demande mon avis sur la meilleure solution pour elle : aller suivre son master à

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Hong Kong afin de ne pas perdre l’usage du chinois ou aller dans une grande université américaine et améliorer son anglais44 ?

42 Carlos Zheng était rongé par son rêve non réalisé quand je l’ai rencontré en 2005. Il avait 31 ans à son arrivée à Lima en 1998 avec l’idée d’en repartir très vite afin de rejoindre les États-Unis. Carlos travaillait comme comptable dans un club de loisir réservé aux membres du Parti Communiste près de Guanzhou quand il commença à ne plus pouvoir supporter de voir les sommes d’argent qui circulaient, comparées à son salaire pourtant confortable (5 000 yuans). Devenir riche devint une obsession, un but que seul un départ aux États-Unis pouvait réaliser. Une de ses cousines résidant au Pérou parvint à le faire venir pour 20 000 $ (voyage et papiers d’identité compris). Son travail dans un chifa en attendant de pouvoir repartir s’acheva dramatiquement lors d’une émeute anti-Fujimori, lorsque le restaurant dont il avait la gérance brûla. Démoralisé et faisant des petits boulots il finit par être chargé de la comptabilité d’un « tragamonedas », sorte de petit casino de manchots, situé dans le quartier chinois. Après les agapes du club de loisir des membres du Parti, il dut affronter la vie parfois misérable de certains de ses compagnons, migrants sans succès. C’est à ce moment qu’il fut abordé par des évangélistes sino-américains récemment installés dans le quartier chinois de Lima et qu’il commença à apporter son aide aux autres migrants mais aussi à voir dans cette Église la possibilité de réaliser enfin son rêve : rejoindre les États-Unis. En 2006 il y croyait encore, bien que l’ambassade des États-Unis ait refusé de lui délivrer un visa. En 2007 il avait quitté Lima sans prévenir ses proches.

43 Konnan dit Andy Kon, interrogé par David Reyes (2008) raconte qu’alors qu’il gagnait 150 $ comme cuisinier à Guangzhou, il se retrouva à 45 ans au chômage. Après la rencontre avec un Chinois du Pérou venu en Chine à la recherche d’un cuisinier, il décida en 2005 de tout quitter et de venir dans ce pays où il n’avait aucun parent, ni ne savait où il se trouvait. La fortune ne l’y accueillit pas. Il travaille maintenant dix heures par jour, parle à peine l’espagnol. Désœuvré, il passe ses heures de liberté à jouer dans les tragamonedas du quartier chinois, là même où Carlos Zheng travaillait. Il veut terminer son contrat et retourner en Chine car il ne s’habitue pas au Pérou.

44 Les doutes et les déceptions sont le lot de la majorité des migrants qui acceptent de se confier. Le Pérou n’est pas ce qu’ils attendent même si la réussite de quelques-uns, parmi ceux qui les ont précédés devrait les inciter à patienter.

45 Céleste, originaire du Fujian, n’a pas d’état d’âme lorsque je la rencontre en 2005. Elle a 18 ans et vient d’une petite ville de zone rurale, Nansan, où les activités se divisent entre la culture des arachides et une petite usine de chaussures. Heureuse de ne pas travailler en usine, elle aide son père dans le salon de coiffure que celui-ci tient en ville. Son frère qui a 19 ans, pense que le Pérou peut leur apporter la fortune. Déjà plusieurs migrants du Fujian s’y sont établis ; il ne reste qu’à suivre leur chemin. Son père part le premier en 2001 ; Nansan le suivra avec son frère. Il lui reste six mois pour finir de rembourser à son père le montant de son voyage et son installation, ce qu’elle fait en travaillant dans le petit salon de coiffure informel qu’il tient dans un immeuble vétuste appartenant à la Société de Bienfaisance Chinoise de Lima. En Chine le salon procurait 9 000 yuans à la famille ; à la veille de faire venir sa mère et son troisième frère, Céleste s’est mise à douter qu’en quittant le Fujian, la famille ait gagné au change, en tout cas la fortune tarde à venir.

46 Les rêves et les attentes des migrants sont tous les mêmes mais le « destin » auquel ils croient et qu’ils redoutent selon la façon dont celui-ci se présente, est différent pour

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chacun d’entre eux. Qu’ils soient originaires du Guangdong ou du Fujian, le Pérou n’est pas, pour la majorité d’entre eux le pays qu’ils auraient choisi s’ils avaient pu décider de leur avenir. Ils ne parviennent pas à s’identifier à la communauté chinoise et tusan qui vit à Lima. Même les nouveaux Cantonais se sentent éloignés des premiers venus car, depuis longtemps, ils ne partagent plus avec eux une même histoire. Quant aux migrants du Fujian qui sont arrivés au Pérou depuis plus de quinze ans et qui ont réussi à reconstituer sur place des réseaux familiaux et régionaux, ils ne sont toujours pas parvenus, eux non plus, à créer une véritable communauté comme on l’entend outre- mer. La raison peut en être l’hostilité et la défiance existant entre ces deux groupes dialectaux mais elle peut aussi résider dans la conception totalement différente que se font les nouveaux migrants du fait de migrer. L’ancienne communauté chinoise du Pérou, malgré ses ambitions économiques modernes et dynamiques a gardé le sentiment d’appartenir à une collectivité ayant un destin et des règles communes (Lausent-Herrera, 2009). Ce sentiment n’existe pas chez les nouveaux migrants dont le discours est centré sur la question de savoir si chacun pourra maîtriser ou contrôler son destin en fonction de ses aspirations personnelles.

Conclusion

47 Il est impossible d’ignorer aujourd’hui le phénomène migratoire chinois en Amérique latine. Relancée après une longue léthargie, il y a un peu plus de vingt ans, l’immigration chinoise est de plus en plus importante et diversifiée puisque ce ne sont plus les seuls Cantonais qui atteignent ses rives mais aussi les natifs du Fujian ainsi que ceux des provinces du nord. L’immigration chinoise actuelle en Amérique latine a une double nature dans la mesure où une grande partie des migrants qui s’y dirigent ne le fait pas dans le but de s’y établir mais dans celui de la traverser afin d’atteindre cette destination qui les fascine : l’Amérique du nord. Comme on l’a vu dans le cas du Pérou, pays où elle revêt un caractère particulier, l’immigration est très difficile à quantifier ; son caractère illégal dans la plupart des cas ainsi que la corruption partout présente qui la porte ne permettent pas de connaître avec exactitude son ampleur et son impact. La mobilité extrême des réseaux, leur adaptabilité instantanée aux moindres aménagements de lois qui pourraient favoriser le travail des mafias chinoises et locales45, montre combien il est difficile d’appréhender dans sa totalité ce nouveau mouvement migratoire.

48 Si, dans un premier temps, le flux s’est dirigé obstinément vers le nord de l’Amérique, il est à présent en situation — sans perdre son cap vers le nord —, de prendre une nouvelle direction. Une partie de ce flux permet maintenant aux migrants chinois ayant acquis ou non la nationalité d’un pays d’Amérique latine ou acheté un passeport coréen ou japonais, d’entrer en Europe, en Espagne de préférence. Il se caractérise par sa grande mobilité et réactivité. Le 1er janvier 2006 le gouvernement colombien désireux d’encourager les investisseurs chinois et de développer son tourisme, décidait de les dispenser de visa pour entrer en Colombie. La résolution n° 5525 fut abrogée six mois plus tard pour n’avoir eu comme effet que celui d’encourager l’arrivée d’immigrants aussitôt dirigés vers Panama et les Caraïbes. Le président équatorien R. Correa, animé des mêmes espoirs que son voisin, ne tint cependant pas compte de l’échec que celui-ci avait essuyé et décréta, le 20 juin 2008, que les Chinois de la RPC seraient dispensés de visa. Le même jour se présenta une cinquantaine de visiteurs

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chinois. En cinq mois (du 20/06/08 au 30/11/08), 10 638 Chinois vinrent s’ajouter aux 2 875 du premier semestre. Seules 3 941 sorties furent enregistrées. À Guayaquil, par exemple, la physionomie même du quartier commercial de Bahia changea en quelques mois. Les marchandises chinoises déjà très présentes dans les villes équatoriennes vinrent sévèrement concurrencer les produits colombiens (confection, textiles, chaussures, cuirs, bijoux fantaisies, etc.). L’ouverture des frontières ne permit pas seulement d’alimenter le flux migratoire mais encore d’augmenter par le même effet de transit sur le moyen et long terme l’augmentation de la présence d’immigrants chinois en terre équatorienne. La réaction de l’Équateur fut plus drastique : dorénavant, l’entrée des Chinois sera conditionnée à l’acquisition dans des agences autorisées par le gouvernement équatorien, de paquets touristiques46.

49 Le Pérou, l’Équateur, la Colombie et tous les autres pays d’Amérique latine se trouvent actuellement dans une situation inconfortable. Tous veulent attirer les investissements chinois ainsi que les touristes que la Chine « vend » aux pays avant même de les autoriser à partir ; pourtant ce sont majoritairement des migrants illégaux qui entrent, sortent et plus rarement décident de s’installer. Au Pérou, ceux qui sont restés ont saturé le secteur de la restauration chinoise traditionnelle, aussi ont-ils investi celui des rôtisseries et des très rentables restaurants populaires spécialisés dans la préparation des bouillons de poules et les abats47. Cette diversification opportune a laissé son empreinte dans le paysage urbain de la capitale et l’on peut constater combien les nouveaux migrants ont « colonisé » les anciens quartiers pauvres devenus émergents comme San Juan de Miraflores et San Juan de Lurigancho.

50 Ce dynamisme favorisé par une économie informelle très répandue permet aux nouveaux migrants d’accumuler et de réinvestir. Il n’existe pas encore de concurrence entre l’ancienne et « légitime » communauté chinoise du Pérou qui voudrait bien être considérée par la Chine comme une interlocutrice et un partenaire indispensable sur le plan économique et les nouveaux venus qui ont pour l’instant des ambitions plus modestes. Il n’y a pas non plus entre eux, une véritable entente cordiale, car ces migrants, de par leur appartenance régionale et leurs objectifs, ne s’entendent pas, ne s’estiment pas.

51 Comment la crise économique mondiale va-t-elle influer sur la persistance de ce flux migratoire ? Les prix exorbitants proposés par les mafias chinoises pour rejoindre les États-Unis et maintenant l’Europe, vont-ils ralentir le déplacement des migrants ? Ces derniers vont-ils se diriger vers les pays d’Amérique latine relativement stables, comme le Pérou, face à la crise ? Le chômage qui s’accentue en Chine provoquera-t-il une accélération des départs des moins favorisés ? Déjà on perçoit quelques changements : alors que ces dix dernières années avaient été marquées par l’apparition d’une immigration de personnes originaires du Fujian, on observe depuis peu le retour d’une immigration majoritairement cantonaise provenant des Zones Économiques Spéciales voisines touchées par la baisse des exportations. Le Pérou, qui a toujours été réceptif et sensible aux fluctuations de l’immigration chinoise sera donc, sans doute, l’un des premiers pays à en connaître les effets.

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NOTES

1. Le processus d’indépendance des pays des Amériques de l’État colonial espagnol s’étale de 1806 à 1826. 2. Au Pérou l’abolition est déclarée en 1854, cinq ans après l’arrivée des premiers coolies chinois destinés à remplacer les esclaves africains. 3. Cette estimation est supérieure aux chiffres avancés par les premiers chercheurs dont Watt Stewart (1976) et M. Castro de Mendoza (1989) lesquels reprenaient pour cette période le nombre des coolies embarqués et arrivés au port du Callao (Lima). En fait la liste des embarcations reste incomplète et il est reconnu que des bateaux déposèrent leur chargement humain directement dans certains ports côtiers proches des grands domaines sucriers échappant ainsi au contrôle des douanes et des recouvreurs de taxes. Sur le thème de l’immigration chinoise voir aussi H. Rodriguez (1989). 4. Voir Del Castillo (1999). 5. Selon une publication du Ministère des Relations Extérieures péruvien, « Secretaría de comunidades peruanas en el exterior: estadísticas, 2005 » il y aurait entre 1 800 000 et 2 200 000 Péruviens immigrés à l’étranger. Selon la source péruvienne, ils seraient au nombre de 935 855 aux États-Unis et de 68 649 au Japon. G. Durand (2008 : 36) reprend quant à lui le chiffre nettement moins important de 233 926 Péruviens, produit par le US Census Bureau, 2000. Voir aussi T. Altamirano (2003). 6. V Censo de población de 1940 : population totale du Pérou : 7 023 111 (Chinois : Hommes : 10 365, Femmes : 550). 7. VIII Censo de población, III Censo de Vivienda de 1981 : population totale 17 762 231 habitants. 8. XI Censo de población, VI Censo de Vivienda de 2007 : population totale 28 220 764 habitants. 9. La sous-estimation du stock et du flux des migrants chinois est due au fait que l’immigration des personnes en transit ou qui s’établissent au Pérou se réalise dans l’illégalité. La corruption des organismes chargés de son évaluation a souvent été dénoncée. 10. Une dépêche datée du 16/10/2006 de la Telam, l’agence de nouvelles de la république d’Argentine, rapporte que les Chinois seraient venus de Chine par bateau et qu’ensuite ils auraient été dispersés par groupe pour reprendre une embarcation de pêche péruvienne. 11. Voir le communiqué de l’AFP du 17/10/2006, La Primera du 17/10/2006, La República et El Diario du 18/10/2006 ; Caretas 2/11/2006 et http://www.DIGEMIN.gob.pe/noticias.

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12. Ce sont les journaux du Costa Rica comme La Nación du 17/10/2006, Argentin avec TELAM (Agencia Nacional de Noticias de la República Argentina) et du Nicaragua, Nicaragua Hoy du 15/10/2006, qui les premiers apportent l’information sur le caractère « esclavagiste » de cette « livraison » différente des autres. 13. Les sources divergent sur le pavillon du bateau qui est tantôt japonais, tantôt coréen. La República 19/01/2007. 14. Voir La República des 17, 18, 19/01/2007 ; El Comercio et Perú 21, du 19/01/2007 ainsi que l’article de P. Castro et O. Potesta, « Los largos brazos de la mafia china », El Comercio du 4/02/2007. 15. Le naufrage du Golden Venture et la mort de 59 Chinois dans un camion réfrigéré à Douvres ont eu un impact très fort dans l’opinion publique. D’un point de vue académique, ces évènements illustrent, et sont le point de départ d’un grand nombre de réflexions et de recherches sur l’état l’actuel de l’immigration chinoise (Gao, 2004 :16 ; Bolz, 1995 :147 ; Chin, 1999 : xv ; Liang et al., 2004 :159 ; Pieke et al., 2004 : 3). En général les auteurs montrent, dans le cas du Golden Venture et des États-Unis, que cet évènement a été ressenti par beaucoup d’Américains comme une menace, la preuve d’une grande vulnérabilité quant à la sécurité territoriale. 16. Voir à ce sujet l’intéressante réflexion sur la diaspora chinoise entre « non-lieu et utopie », Ma Mung (1994 : 106-114). 17. Les Chinois du Pérou se refusent en général à parler de l’époque de l’asservissement des coolies avec lesquels ils estiment ne pas avoir de parenté et parlent peu des mesures vexatoires et racistes dont ils ont été les victimes jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. 18. Cette année coïncide d’une part à la mise en place au Pérou d’un réseau mafieux favorisé par le décret-loi 663 de 1992 « migración-inversión », et de l’autre à la perte d’importance temporaire de la Bolivie comme pays de transit pour les migrants entrés en Amérique latine par le Pérou. 19. Tusan en cantonais ou tusheng en langue commune (putonghua) est le terme employé pour désigner les enfants nés au Pérou de parents chinois. Dans les années 1930-40 ce terme tend à englober les enfants métis. Il est maintenant employé dans un sens encore plus large et peut désigner les descendants de Chinois de deuxième et troisième générations. Ce terme est générique et se décline au masculin. 20. Voir l’article à paraître Lausent-Herrera (2009). 21. Il ne s’agit pas d’un stéréotype malveillant. Dans les entretiens que nous avons réalisés au cours de ces quatre dernières années, la motivation qui nous a été donnée au fait de migrer a toujours été la même. Essayant d’introduire des nuances il nous est arrivé de commenter avec eux les changements visibles de la communauté notamment la vente par certaines associations, de leurs locaux et temples ce qui signifiait la perte d’un patrimoine pour la colonie chinoise, il nous était invariablement répondu : « money » en anglais alors que la conversation se faisait dans un mauvais espagnol. 22. Pieke (2004) et de Guest (2003) montrent comment peu à peu les nouveaux migrants du Fujian se sont imposés par leur nombre et activisme religieux dans le quartier chinois de New York traditionnellement occupé par des Cantonais. Si le courant migratoire observé ces dernières années perdure et que si, comme on le voit déjà les situations de transit deviennent des installations transitoires et même permanentes, il est fort possible en termes d’occupation d’espace que les migrants du Fujian supplantent bientôt en nombre l’ancienne et « légitime » communauté. 23. P. Kwong (Kwong, 1977 : 85). 24. De nombreuses maquiladoras, usines d’assemblage et de confection, ont été créées au Mexique et en Amérique centrale par des compagnies asiatiques, surtout Taïwanaises. Les conditions de travail y sont scandaleuses. Depuis une dizaine d’années, ces maquiladoras qui n’employaient que des ouvriers locaux (en majorité des femmes) et qui voulaient casser les actions que des syndicats menaient contre elles, ont eu recours à la traite de personnes en faisant venir des ouvrières chinoises. Les tensions sont extrêmes. Le journal El Sol de Mexico, du 22 juillet 2007, dénonçait

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ainsi au Nicaragua un réseau de coyotes chinois trafiquants de jeunes femmes destinées à travailler dans des maquiladoras dans de très mauvaises conditions, incitées à se prostituer et envoyées à Cancun au Mexique. La même chose se passe dans celles de Guanajuato au Mexique. 25. Migreurope, San Cristóbal. Chiapas. 26. Nous ne retiendrons ici que le cas des Chinois qui rejoignent les Caraïbes après avoir abordé l’Amérique du Sud ou l’Amérique centrale. 27. Selon le recensement de 2001, il y aurait au Venezuela 9 854 individus nés en Chine dont 62 % sont arrivés après les années 1980 (Censo de Población y Vivienda de 2001). 28. En novembre 1999, lors d’un ouragan, une embarcation partie du Surinam et conduisant 61 Chinois à destination des États-Unis a sombré avec ses passagers. La Marine française a pu en secourir 35 au large de la Guadeloupe et en retrouver 24 autres réfugiés sur la grande île. Une fois à la Martinique, les snakeheads qui faisaient partie des passagers reprirent contact avec leur réseau. Le 3 janvier suivant, un bateau fut envoyé par le réseau afin de récupérer une partie des Chinois encore présents sur l’île. Vingt-six d’entre eux reprirent le bateau avec les mêmes snakeheads. À l’approche des côtes américaines des Îles Vierges, les migrants furent jetés à l’eau et obligés de nager jusqu’à la terre ferme. Deux d’entre eux se noyèrent. Ce fait-divers rapporté par le journal Le Monde comme exceptionnel est cependant courant dans les Caraïbes (Le Monde du 6 janvier 2000). 29. Au Panama, selon le recensement de l’année 2000, il y aurait 11 467 Chinois, dont 32 % arrivés depuis 1990 (Censo de Población y Vivienda de 2000). 30. Communication personnelle d’un membre de la communauté chinoise de La Havane le 4/11/2008. 31. Ce document (of.02-IN/DIGEMIN-1601) disait : « Il faut signaler que le cas présenté est l’un de plus parmi les innombrables problèmes que nous cause l’usage indiscriminé, le mauvais usage, des privilèges qui ont été concédés à l’occasion de l’accord célébré entre les deux nations (la Chine et le Pérou) le 16 juin 1987. La majorité d’entre eux (les citoyens chinois) utilisent cet avantage pour faire un voyage au Pérou et une fois sur place, pour demander un changement de qualité migratoire afin d’obtenir à la longue la résidence dans notre pays » (traduction de l’auteur). 32. Cette documentation contenait les demandes de visas pour le premier semestre de l’année 2002. Nous avons retenu 235 dossiers de demandeurs Chinois de visa afin de dresser leur profil ainsi que celui des personnes chinoises leur servant de garants. 33. Les statistiques sur l’immigration, produites par la DIGEMIN commencent à partir de 1990. Les premières années ne sont pas fiables. 34. En 2004, année où ces documents ont été révisés, il n’était pas possible d’accéder à la série de 2003. Par ailleurs, s’agissant de documents non informatisés, les dossiers personnels entraient et sortaient pour consultation notamment dans le cas où les personnes, ayant obtenu leur visa en début de 2002 et présentes au Pérou, étaient en train de faire la demande d’un changement de qualité migratoire. Le premier semestre couvre plus de 2 700 dossiers sur un total pour l’année 2002 de 4 636 demandes. En l’absence d’un grand nombre de dossiers, il n’est pas possible de connaître le total de ceux qui ont été uniquement déposés par des Chinois. 35. Dans trois cas seulement nous avons trouvé ces documents ; ils provenaient d’une étude publique de Guangzhou (au nom de Chen Duan Er) qui semble spécialisée dans la légalisation de documents d’identité et dans la constitution des dossiers de demandes de visas vers les pays hispanophones ainsi que de l’étude municipale de Zhongshan, de Zheng Shunming (certificats de mariage, de naissance, d’antécédents judiciaires). 36. En Chine (et à Cuba) les consulats n’ont pas à cette époque autorité pour délivrer des visas avant que le dossier n’ait été approuvé par la DIGEMIN. Une fois le visa attribué, les migrants chinois doivent venir le retirer dans les consulats de Beijing, Hong Kong et à partir de mai 2002, Shanghai.

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37. Fichas de Inscripción de Extranjeros, Libros n° 2, n° 3, n° 4du 14/08/2003 au 10/10/2003. Au cours de ces deux mois 171 Chinois entrés au Pérou depuis moins de deux mois se sont inscrits sur ces registres créés le 1er août 2003 ; 66 personnes étaient originaires du Guangdong et 66 autres du Fujian. Les 39 personnes restantes, comme pour les dossiers de 2002 viennent de manière dispersée des différentes provinces chinoises. 38. UIT : Unidad Impositiva Tributaria. 39. Une étude reste à faire sur le fonctionnement de ces sociétés de commerce qui dans beaucoup de cas peuvent afficher un réel succès commercial mais aussi dans d’autres cas servir à blanchir de l’argent. Le turn over des actionnaires au sein de ces sociétés est élevé. 40. Control de Garantes, DIGEMIN, Ministerio del Interior, 02/05/2002. 41. Dans les entrevues que nous avons réalisées, les noms ont été changés. Dans celles qui ont été recueillies par Reyes (2008), les noms ont été conservés. 42. L’entrevue avec Mey-Li date de 2004 et a été en partie retranscrite dans Lausent-Herrera (2007). En 2008, David Reyes recueillait dans Etiqueta Negra (n° 57 : 75) les récits de vie de cuisiniers chinois dont justement celui de son mari, Yi Hiang. 43. Sous le premier mandat du président A. Fujimori, en 1992, un décret-loi suivi de la loi (26 174) dite « Migration-Investissement » offrait à des investisseurs et entrepreneurs chinois la possibilité d’acquérir un passeport péruvien contre un dépôt-paiement de 20 000 $. 44. Entretien réalisé à Lima en 2005 et 2008. 45. Il faut noter à ce propos que depuis deux ans la mafia mexicaine s’est introduite au Pérou afin de court-circuiter les Colombiens et les Péruviens dans le réseau d’approvisionnement et de production de la cocaïne. La mafia mexicaine est souvent sollicitée par les passeurs coyotes et chinois. À La fin de l’année 2007, un petit avion mexicain fut arrêté en Équateur alors qu’il allait rejoindre le Mexique avec 14 Chinois à bord (BBC.Mundo.com, 12 décembre 2008). Dès lors on peut penser que certains cartels mexicains déjà impliqués dans leur pays dans le trafic des migrants essaient de se faire aussi une place dans ce secteur au Pérou. 46. Se reporter à la presse équatorienne : BBC.Mundo.com du 12 décembre 2008, El Comercio du 9 et 10 décembre 2008, El Universo du 14 et 23 novembre 2008, El Telégrafo du 14 novembre 2008 ; et la presse colombienne : El País du 3 août 2008. 47. Contrairement à l’Europe ou aux États-Unis, les Chinois n’ont pu au Pérou se diversifier en créant des restaurants japonais car ils en existent déjà d’excellents tenus par des Nippo- péruviens très fiers défenseurs de leur cuisine.

RÉSUMÉS

Le Pérou, pays possédant avec Cuba la plus ancienne communauté chinoise d’Amérique latine, est devenu depuis l’ouverture de la Chine, un pays de transit mais aussi de destination pour un grand nombre d’immigrants chinois. Cet article a pour objet de montrer la place que le Pérou a prise dans le réseau des routes empruntées par les migrants et leurs passeurs pour atteindre les États- Unis et le Canada et de dresser le profil des nouveaux migrants grâce à la constitution d’une base de données réalisée à partir de l’examen de demandes de visas pour le Pérou faites par des Chinois ainsi que des dossiers des garants chinois cautionnant ces demandes. La nouvelle immigration chinoise est plus jeune et plus féminine. Autrefois exclusivement originaires du

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Guangdong, les nouveaux migrants proviennent maintenant aussi du Fujian et des provinces du nord de la Chine.

Peru, country having with Cuba the oldest Chinese community of Latin America, became since the opening of China, a country of transit but also of destination for a great number of Chinese immigrants. In this article we show the place of Peru in the network of the roads borrowed by the migrants and their “frontier runners” (“coyotes”) to reach the United States. A study of the visa requests made by the Chinese wishing either to establish in Peru or to use the country as transit point and of their guarantors enabled us to draw up the profile of these new migrants. The new Chinese immigrants are characterized by a stronger proportion of women, are younger than the former immigrants. Coming before almost exclusively from Guangdong, now the new immigrants come also from Fujian and other northern provinces.

El Perú, país que posee al igual que Cuba la comunidad china más antigua de América latina, se ha convertido desde la apertura de la China no solo en un país de tránsito sino también de destino para un gran número de inmigrantes chinos. Este artículo se precisa cuál el lugar que le Perú ocupa en las redes de rutas seguidas por los inmigrantes y sus “coyotes” para llegar a los Estados Unidos y Canadá. Un estudio de las solicitudes de visa depositadas por los Chinos que desean implantarse o bien utilizar el país como punto de tránsito y de sus garantes, nos ha permitido elaborar el perfil de los nuevos inmigrantes chinos. Estos se caracterizan por una mayor proporción de mujeres, ser más jóvenes que los antiguos inmigrantes. Anteriormente originarios exclusivamente de la provincia de Guangdong, los nuevos inmigrantes provienen también de Fujian y de otras provincias del norte de la China.

INDEX

Index géographique : Pérou

AUTEUR

ISABELLE LAUSENT-HERRERA Chargée de recherche, CNRS-CREDAL, 28 rue Saint-Guillaume, 75007 Paris [email protected]

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Le prolétaire, le commerçant et la diaspora The Proletarian, the Merchant and the Diaspora El proletario, el comerciante y la diáspora

Emmanuel Ma Mung

1 Les migrations chinoises contemporaines s’inscrivent dans un processus migratoire amorcé au milieu du XIXe siècle qui prolongeait lui-même un mouvement plus ancien1. Les migrations commerçantes ultramarines des siècles précédents ont donné naissance dans les archipels de l’Asie du Sud-est à de nombreux comptoirs et colonies de marchands, de marins, d’artisans et de leur main-d’œuvre (Wang, 1992a, 1997). Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux étaient établis dans les ports de la Mer de Chine méridionale (le Nan Yang), aux Philippines, à Bornéo, à Sumatra et dans le détroit de Malacca lorsque s’est amorcée une migration de masse qui a concerné dans le dernier quart du XIXe siècle des millions de personnes. La migration des coolies2 qui englobait également le trade, — la traite des coolies3 — a conduit des ouvriers agricoles sans emploi et des paysans ruinés par une profonde crise économique et politique liée aux guerres de l’opium, à la révolte des Taiping et la déliquescence de la dynastie Qing, de la Chine méridionale (provinces du Fujian et du Guangdong) aux colonies européennes du sud-est asiatique, aux îles sucrières des Caraïbes, du Pacifique (Polynésie, Hawaï) et de l’océan indien (Réunion, Maurice, Madagascar), à l’Amérique du Nord pour la construction des chemins de fer, aux plantations d’Amérique latine, à la récolte du guano au Pérou ou encore aux mines d’Afrique du Sud. Ces travailleurs qui n’avaient rien d’autre à vendre que leur force de travail — ces prolétaires — partaient plusieurs années au-delà des mers dans le cadre de contrat de travail misérables qui, en principe, garantissaient leur retour en Chine. Si beaucoup d’entre eux revenaient au pays, nombreux étaient ceux qui demeuraient sur place. Parallèlement se développaient des migrations spontanées. Marchands et travailleurs libres rejoignaient les établissements de leurs compatriotes. Au début du XXe siècle, on estimait à huit ou dix millions le nombre de Chinois d’outre-mer (Tan, 1986). Durant les décennies suivantes, les réseaux migratoires se sont renforcés entre les aires d’origines et les principaux pôles d’installation mais aussi entre ces différents établissements, dans tout

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l’espace sud-est asiatique et à plus large échelle encore, entre l’Amérique du Nord et l’Australie, le Mexique et Cuba, Singapour et l’Afrique du Sud. Au début des années 1980 on estimait à une vingtaine de millions le nombre de Chinois d’outre-mer, 85 % d’entre eux étant localisés en Asie du Sud-est (Poston et Yu, 1990).

Une diaspora nombreuse

2 On observe tout au long du XXe siècle une grande variété de situations liée à celle des histoires migratoires, des implantations et des contextes locaux. Totalement assimilés au point de disparaître dans la population autochtone ou fortement discriminés selon les lieux et les époques, les Chinois d’outre-mer occupent des positions sociales qui varient elles aussi considérablement : ouvriers clandestins des sweatshops de New York, tycoons multimilliardaires d’Asie du Sud-est, petits paysans des forêts tropicales, marchands ambulants ou riches négociants de Thaïlande, colporteurs, petits commerçants, restaurateurs, petits patrons de la confection, informaticiens de la Silicon Valley, Nobel, de physique ou de chimie pour les États-Unis, de littérature pour la France.

3 La diversité des statuts sociaux et des niveaux d’insertion dans les sociétés locales est également perceptible sur le plan linguistique. La Chine méridionale, principale aire historique d’origine des migrations, est caractérisée par une imbrication de langues chinoises extrêmement variées (chaozhou, cantonais, hakka, hokien, fujian, hainan, wenzhou …). Cette situation a produit des filières migratoires distinctes (Hassoun et Yinh-Phong, 1986 ; Trolliet, 1994) qui forment des groupes distincts constituant chacun ses propres réseaux relationnels, migratoires, économiques sur la base d’une origine et d’une langue communes. La diaspora chinoise se présente ainsi comme un réseau de réseaux, une diaspora de diasporas. Un élément important contribue à unifier cet ensemble : la pratique du putonghua (le mandarin). Elle s’est développée au sein de populations qui, à l’origine, ne parlaient pas cette langue, une grande partie n’ayant pas été scolarisée. Il est ainsi fréquent que des individus de la diaspora parlent le putonghua appris dans les écoles chinoises implantées dans les différents pays d’installation mais ne comprennent plus la langue de leurs ascendants. Les migrations contemporaines qui, elles, sont le fait d’individus scolarisés en Chine contribuent à unifier la diaspora sur le plan linguistique.

4 L’existence et le développement de relations migratoires, économiques, informationnelles mais aussi affectives et émotionnelles entre les différents pôles d’établissement à l’échelle locale, nationale et internationale circonscrivent une entité sociale dont l’unité est donnée par la croyance subjective des personnes en une origine commune — la Chine — qui est la base d’une identité ethnique au sens weberien. C’est en ce sens que l’on peut parler de diaspora chinoise (Bordes-Benayoun et Schnapper, 2008). Les Chinois d’outre-mer constituent une diaspora qui se caractérise sur le plan morphologique par la multipolarisation de la migration (installation dans plusieurs pays) et par l’interpolarité des relations c’est-à-dire l’existence de liens de diverse nature, déjà évoquée, entre les différents établissements. Multipolarité de la migration et interpolarité des relations (Ma Mung, 1994) façonnent chez les individus et les communautés locales qu’ils constituent des sentiments d’appartenance multiples articulant des loyautés et des fidélités aux « pays d’origine » (la Chine pour les migrants contemporains, une Chine plus ou moins mythique pour leurs descendants, le pays de

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naissance pour les migrants nés dans un autre établissement que celui où ils vivent) et au pays d’installation qui se traduisent souvent par l’acquisition de la nationalité de ce pays, ainsi qu’une appartenance et une loyauté à la diaspora, entité pensée comme corps social unifié par l’origine supposée commune de ses membres. Cette ethnicité multidimensionnelle organise le fonctionnement local et transnational de la diaspora. Celle-ci s’entretient de son propre mouvement à travers les réseaux qu’elle dessine et qui constituent de véritables ressources migratoires, facilitant la mobilité des personnes, traçant des canaux de circulation, fixant les destinations, fournissant des moyens de circulation et d’installation. La diaspora acquiert ainsi sa propre autonomie migratoire : en tant que structure prédisposant à la migration, elle génère de la mobilité qui alimente son mouvement. Le cadre diasporique configure ainsi fortement les migrations contemporaines.

5 Durant la seconde moitié du XXe siècle, les migrations chinoises se sont transformées en termes de forme, de flux, de destinations et de composition sociale. La principale modification tient en la reprise des migrations au départ de la Chine depuis la libéralisation des conditions d’émigration à partir de 1985. Elle reflète également les mutations sociales et économiques profondes de la Chine dans différents domaines, restructurations industrielles, élévation du niveau d’éducation, augmentation de la production de biens de consommation, multiplication du nombre de petits entrepreneurs. Par ailleurs, le contexte migratoire mondial est caractérisé, comme on sait, par une pression migratoire croissante dans les pays de départ dont l’augmentation du nombre de migrants internationaux est une expression, et par un durcissement des politiques migratoires dans les pays de destination (Simon, 2008)4. Celui-ci s’incarne dans des mesures de plus en plus restrictives concernant l’entrée et le séjour des étrangers et par la mise en place de systèmes de contrôles et de surveillance sans équivalent dans le passé, si ce n’est le rideau de fer de l’ère soviétique. L’externalisation des politiques d’asile et d’immigration se traduit par une délocalisation des contrôles aux frontières dans les pays de transit et/ou d’émigration (Clochard, 2007), repoussant ainsi toujours plus en amont les frontières migratoires. Cette situation affecte les migrations chinoises en les rendant beaucoup plus risquées et d’un coût élevé (Gao et Poisson, 2005).

Diversification des aires de départ et du profil des émigrants

6 Entre 1982 et 2000, le nombre annuel de migrants chinois est passé de 56 930 à 756 626 selon les recensements de Pékin (Liang et Morooka, 2004). Peter Kwong (2007) estime quant à lui à 18 millions le nombre de personnes qui ont quitté la Chine depuis la fin des années 1970, estimation tout à fait plausible si l’on compare le nombre de Chinois d’outre-mer au début des années 1980 — 20 millions (Poston et Yu, 1990) — à celui d’aujourd’hui — 35 à 40 millions (voir tableau 1). Ce quasi doublement en une trentaine d’années a des effets sur les groupes déjà établis, mais exprime également l’élargissement des zones d’implantation (voir infra)

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Tableau 1 : La diaspora chinoise dans le monde dans les années 2000-2005 (estimations en milliers)

Pays dont la population Pays dont la population Estimations en Estimations en d’origine chinoise est d’origine chinoise est milliers milliers supérieure à 10 000 personnes supérieure à 10 000 personnes

MONDE 35 000 à EUROPE dont 2 000 à 2 500 40 000

ASIE dont 28 000 à Fédération de Russie 990 30 000

Indonésie 7 500 France 400

Thaïlande 7 100 Royaume-Uni 375

Malaisie 7 100 Italie 145

Singapour 3 500 Pays-Bas 140

Vietnam 1 300 Espagne 125

Philippines 1 150 Allemagne 65

Myanmar 1 100 Serbie 50

Japon 610 Autriche 30

Cambodge 340 Belgique 30

Laos 190 Portugal 20

Corée du Sud 140 Irlande 16

Brunei 70 Hongrie 15

Israël 15 Suisse 13

AMÉRIQUES dont 5 500 à 6 000 OCÉANIE dont 900 à 1 000

États-Unis 3 380 Australie 670

Canada 1 610 Nouvelle Zélande 150

Pérou 500 Tahiti 15

Argentine 60 Papouasie Nouvelle Guinée 10

Panama 50 Iles Samoa occidentales 10

Brésil 50 AFRIQUE dont 400 à 600

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Venezuela 50 Afrique du sud 250

Jamaïque 30 Angola 70

Mexique 23 Nigeria 50

Costa Rica 20 Madagascar 30

Guatemala 15 Maurice 27

Cuba 10 Réunion 25

Algérie 19

Zimbabwe 10

Soudan 10

Sources diverses dont : Recensements nationaux ; Institute of Chinese studies, Ohio State University ; Overseas Compatriot Population Distribution, Republic of China 2005 ; articles de presse ; travaux de recherche

7 Les provinces méridionales du Guangdong, du Fujian et du Zhejiang restent les principales régions de départ, révélant ainsi la prégnance des réseaux migratoires (Pieke, 2004). Mais depuis les années 1990, les migrants viennent également d’autres régions telles que les grandes concentrations urbaines de Beijing, Tianjin, Shanghai, ou du Dongbei, le nord-est de la Chine qui regroupe les provinces du Heilongjiang, Liaoning, and Jilin. Ces dernières ont été le théâtre de profondes restructurations industrielles qui ont touché des millions de personnes sur le plan de l’emploi mais aussi du logement, de l’éducation des enfants, des soins médicaux et du système de retraite jusque-là organisés et gérés par les grandes entreprises nationales. Elles alimentent des flux migratoires importants vers l’Europe et la France (Cattelain, Lieber, Saillard et al., 2005 ; Guérassimoff, 2003 ; Lévy et Lieber, 2008 ; Roulleau-Berger, 2007).

8 L’émigration d’étudiants et de personnes qualifiées ou très qualifiées est également un phénomène nouveau en relation avec l’élévation du niveau d’éducation dans le pays. Les autorités ont encouragé dans les années 1990 les étudiants à se perfectionner à l’étranger. En 2001, 146 000 d’entre eux ont émigré (une augmentation de 71,8 % par rapport à l’année précédente) principalement vers les pays occidentaux. Au début des années 2000 on comptait 460 000 étudiants à l’étranger dont plus de la moitié aux États- Unis, 20 % en Europe et 4 % en France (Zhang, 2003). Leur nombre cumulé de 1985 à 2004 est de 815 000. Ces migrations temporaires se transforment souvent en migrations définitives lorsque les étudiants décident de s’établir dans le pays, ce qu’ont fait les trois quarts d’entre eux durant la période considérée (Wang, Wong et Sun, 2006). Elles ont parfois modifiées profondément la composition socioprofessionnelle de la population d’origine chinoise dans le pays, comme au Japon par exemple (Le Bail, 2008).

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Les migrations interpolaires restent importantes

9 Les mouvements internes à la diaspora ont été importants comme ceux des réfugiés d’origine chinoise dans les années 1970 et 1980 depuis le Vietnam, le Laos et le Cambodge vers les autres pays d’Asie du Sud-Est et les pays occidentaux (environ deux millions de personnes). Les migrations interpolaires plus récentes ne se font plus dans des conditions aussi dramatiques — exception faite à la fin des années 1990 de l’Indonésie où entre 100 000 et 200 000 personnes ont quitté le pays à la suite des émeutes antichinoises qui firent plusieurs milliers de victimes — et se dirigent vers d’autres pays d’Asie du Sud-est. L’intégration économique progressive de cette région au travers de l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) a banalisé les migrations et la circulation entre les différents pays : personnels qualifiés, cadres d’entreprises mais aussi commerçants et travailleurs5 (Ong, Chan et Chew, 1995). Les autres destinations sont le monde occidental au sens large : l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et l’Australasie. Les mouvements sont extrêmement divers sur le plan des origines et des destinations, par exemple : de la Malaisie vers le Royaume-Uni ou l’Australie, de l’Île Maurice vers le Canada, de la Corée vers les États-Unis, de la France vers l’Espagne et l’Italie, de la Papouasie-Nouvelle Guinée vers l’Australie etc. Un indice de ces migrations interpolaires est la variété des origines nationales des Chinois d’outre-mer dans un même pays. À la fin des années 1990 on en trouvait en France plus d’une vingtaine et aux États-Unis près d’une cinquantaine (Ma Mung, 2000). Aujourd’hui, les migrations entre les différents établissements de la diaspora sont moins nombreuses que les migrations en provenance de Chine continentale, mais leur persistance manifeste la permanence du processus diasporique.

La nouvelle géographie des migrations chinoises et de la diaspora

10 Les migrations, qu’elles soient interpolaires ou originaires de Chine, s’orientent de plus en plus vers les pays économiquement développés comme en témoigne l’augmentation du nombre de Chinois d’outre-mer dans certains d’entre eux (voir tableau 2). En une quinzaine d’années, du début des années 1990 au milieu des années 2000, il a augmenté de 4,3 millions, passant de 3,1 à 7,4 millions soit une multiplication par 2,4. Durant cette période, les États-Unis ont connu la plus forte augmentation (+1,7 million) avec le Canada (+1 million). Le Japon a vu ses effectifs multipliés par 4 et des pays comme l’Italie et l’Espagne par 7 ou 8. L’Australie en accueille maintenant près de 670 000. De nouvelles destinations sont apparues telles que les pays d’Europe centrale et orientale (Roulleau-Berger, 2007) qui compteraient plusieurs dizaines de milliers de migrants, la Sibérie orientale où plusieurs centaines de milliers de Chinois auraient immigré, parmi lesquels de nombreux paysans qui ont repris les terres délaissées par leurs prédécesseurs soviétiques (Saveliev, 2007), l’Asie centrale, et plus récemment l’Afrique (Ma Mung, 2006) et l’Amérique latine.

Tableau 2 : les Chinois d’outre-mer dans quelques pays économiquement développés au début des années 1990 et vers 2005-2008

1 2 2-1 2/1

Pays Début des années 1990 Vers 2005-2008

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États-Unis 1 645 000 3 375 000 1 730 000 2,05

Canada 586 645 1 612 173 1 025 528 2,75

Japon 150 300 610 000 459 700 4,06

Australie 300 000 669 896 369 896 2,23

Nouvelle Zélande 81 309 (1996) 147 570 66 261 1,81

Royaume-Uni 125 000 374 200 249 200 2,99

France 200 000 400 000 200 000 2,00

Italie 20 700 145 000 124 300 7,00

Espagne 15 000 125 000 110 000 8,33

3 123 954 7 458 839 4 334 885 2,39

Sources diverses dont : Recensements nationaux ; Institute of Chinese studies, Ohio State University ; Overseas Compatriot Population Distribution, Republic of China 2005 ; articles de presse ; travaux de recherche

11 Le tableau 1 montre cependant que la distribution géographique des Chinois d’outre- mer reste fortement marquée par l’histoire des migrations chinoises puisque l’Asie du Sud-est accueille toujours les plus grands effectifs. Leur présence est beaucoup plus faible en Amérique latine et en Afrique, exceptions faites respectivement du Pérou et de l’Afrique du Sud. L’héritage des implantations liées à l’économie de plantation apparaît à travers la persistance de points de peuplements relativement importants dans l’Océan indien, dans l’Océan Pacifique et dans les Caraïbes.

12 Les chiffres des tableaux sont des approximations parfois grossières du nombre de « Chinois d’outre-mer ». Leur vocation est de donner une idée de leur nombre et de leur distribution. Par Chinois d’outre-mer on considère ici les personnes d’origine chinoise. Il s’agit d’une définition en termes d’identité ethnique au sens que lui a donné Max Weber de croyance partagée en une origine commune, réelle ou supposée (ici la « Chine »). Cette définition est opératoire dans le sens où il est possible de trouver des individus qui présentent la caractéristique de partager cette croyance qui fonde un sentiment d’appartenance. On est alors dans le cas de l’autodéfinition. Outre que l’on comptabilise difficilement un sentiment, la catégorie de Chinois d’outre-mer telle qu’on l’entend ici — à l’instar des catégories ethniques autodéfinies mais à la différence des catégories juridiques — n’est pas, du fait de la variabilité du sentiment d’appartenance et donc du caractère non univoque de ce type d’identité (on peut avoir plusieurs identités), une catégorie au sens statistique du terme. Car elle n’est ni exhaustive (tous les individus susceptibles d’en relever ne sont pas pris en compte), ni exclusive (des individus y étant inclus peuvent appartenir à une autre catégorie). De surcroît, la qualité des appareils censitaires est très variable selon les pays et la définition de la population visée s’effectue sur des bases qui peuvent être différentes : auto-définition dans les recensements de type anglo-saxon, hétéro-définition par l’agent recenseur,

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définition par le lieu de naissance et/ou la nationalité actuelle et/ou d’origine. Et enfin, last but not least, la catégorie de Chinois d’outre-mer n’existe pas dans les recensements.

13 L’Amérique latine est concernée par la reprise des migrations depuis la Chine mais dans des proportions qui sont pratiquement impossibles à évaluer, les travaux à leur sujet étant, à ma connaissance, inexistants6. L’immigration chinoise y e ancienne, elle commence avec la trata amarilla, la traite jaune, expression espagnole qui désigne le coolie trade dans les Caraïbes et notamment au Pérou (Lausent-Herrera, 1994). Le Mexique a connu également une présence chinoise importante dès la fin du XIXe siècle. Durant l’entre-deux guerres, quelques gros entrepreneurs chinois y installent des usines de chaussures et de vêtements dont la plupart des ouvriers sont chinois. Après la Deuxième Guerre mondiale, la migration se poursuit. En 1950 il y avait d’après différents recensements nationaux, 58 104 Chinois en Amérique latine. Une étude taïwanaise fait état à la même époque de 150 000 personnes (Hu-DeHart, 1999). Une grande partie des immigrants en Amérique latine à cette époque sont en fait des ré- émigrants depuis un premier pays d’installation : du Pérou vers l’Équateur, le Chili ou la Bolivie, du Panama, de Mexico ou de Cuba vers l’Amérique Centrale et la Colombie (ibid.).

14 Les migrations vers l’Afrique bien que fort anciennes (Harris, 2006a ; Snow, 1988) ne commencent véritablement que durant la seconde moitié du XIXe siècle en relation avec le coolie trade. Durant plusieurs décennies des dizaines de milliers de travailleurs recrutés dans les provinces méridionales de la Chine (Guangdong, Fujian, Hainan) viennent travailler dans les plantations sucrières des colonies européennes (Île de la Réunion, Île Maurice, Madagascar) et dans les mines d’Afrique du sud (Harris, 2006b). Leur migration est parfois suivie par celle de commerçants cherchant à s’établir dans les mêmes pays. Nombre de coolies restent sur place à la fin de leur contrat plutôt que de retourner dans une Chine en proie à une crise générale persistante. Ils deviennent souvent petits entrepreneurs et négociants. Une seconde phase migratoire commence dans les années 1950. L’avènement de la Chine communiste se traduit par une interdiction quasi-totale de migrer, qui ne fait que se renforcer au cours des décennies. Mais une autre forme migratoire se met en place, directement en lien avec la politique de la République Populaire de Chine (RPC) à l’égard de l’Afrique et du Tiers Monde en général (Li, 2007). Les migrants chinois sont alors principalement des médecins, ingénieurs et techniciens qui s’établissent dans différents pays africains dans le cadre de la politique de coopération économique et politique. Des années 1960 au début des années 1980, près de 150 000 Chinois viennent en Afrique pour le développement de projets dans l’agriculture, l’infrastructure de transport, les grands travaux etc. (Perret, 2007). Ces migrations strictement encadrées par le gouvernement chinois ne donnent pas lieu à un établissement durable, les migrants retournant en RPC après quelques années. Jusqu’à l’époque contemporaine, la présence chinoise en Afrique continentale concernait principalement l’Afrique du Sud où elle représentait environ 6 000 personnes dans les années 1960 (Yap et Man, 1996). En combinant différentes sources7 on peut estimer de façon très approximative que le nombre de personnes d’origine chinoise en Afrique en 2007 était compris entre 400 000 et 600 000. Ces chiffres incluent les migrations contractuelles de travail et les migrations commerçantes sur lesquelles nous reviendrons plus loin. L’Afrique du Sud est de loin le pays qui en accueille le plus grand nombre (250 000) suivi par l’Angola (70 000) et le Nigeria (50 000). Les autres pays connaissent une immigration chinoise plus modeste. On notera le cas de l’Algérie qui en reçoit 19 000 mais dont la quasi-totalité est des travailleurs contractuels. Les îles

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orientales de l’Afrique forment une aire relativement importante de présence, Maurice, la Réunion et Madagascar regroupant à elles trois un effectif supérieur à 80 0008.

Migrations prolétaires et commerçantes

Une migration prolétaire massive et continuée

15 La migration des coolies a constitué les premières migrations prolétaires de masse. Elles répondaient avant tout à une demande de main-d’œuvre des économies coloniales dans les plantations et les mines, ou des pays neufs. Elles étaient encadrées comme dans le coolie trade ou se faisaient sous une forme moins contraignante à travers des agences de recrutement ou par le biais des réseaux migratoires déjà en place9. Mais à la différence des situations antérieures, les migrations prolétaires contemporaines correspondent à une demande de main-d’œuvre qui émane des innombrables entreprises de la diaspora ou de grandes compagnies nationales chinoises travaillant à l’étranger.

16 Les migrations de travail vers la « diaspora entreprenariale » (voir infra) pour trouver un emploi salarié dans les entreprises de leurs compatriotes restent sans doute numériquement les plus importantes, mais s’effectuent dans les conditions difficiles compte tenu du durcissement des politiques migratoires des pays de destination et prennent des formes clandestines (Gao, 2004). Elles se maintiennent grâce aux réseaux migratoires historiques qui restent très actifs au départ des provinces méridionales et élargissent leurs aires de recrutement à des zones sans tradition migratoire comme le Dongbei (voir supra). Cette migration constitue la main-d’œuvre des ateliers de confection, de la petite industrie alimentaire, des restaurants… en Amérique du nord (Kwong, 1997) et en Europe (Carchedi et Ferri, 1998 ; Cattelain et al., 2005 ; Ma Mung, 1991 ; Pieke, 2004 ; Poisson, 2004 ; Roulleau-Berger, 2007).

17 Une nouvelle forme de migration de main-d’œuvre s’est développée depuis les années 1990 : les migrations de travail temporaires et contractuelles pour le compte de grandes entreprises chinoises travaillant à l’étranger dans le cadre de grands chantiers internationaux de travaux publics et d’équipement en infrastructures routières, ferroviaires, pétrolières10. Ces migrations contractuelles s’effectuent également pour le compte d’agences chinoises qui vendent cette force de travail à des entreprises de pays demandeurs de main-d’œuvre dans le cadre d’accords bilatéraux, au Proche et Moyen- Orient (dont Israël qui accueillerait 15 000 de ces travailleurs), et en Asie du Sud-est. L’ensemble de ces migrations a touché 597 000 personnes en 2004. Elles sont en forte augmentation si l’on considère qu’elles concernaient 57 900 personnes en 1990 et 264 500 en 1995 et 426 000 en 2000 (Xiang, 2006). Mais au total et relativement à la diaspora et aux autres flux, ces migrations restent modestes. En 2003, la grande majorité de ces travailleurs contractuels se trouvait en Asie (72,7 %), en Afrique (13,6 %) et dans d’autres régions du monde dont 2,68 % en Amérique latine. Le secteur manufacturier employait 37,2 % d’entre eux et la construction 25,2 % (Wong, 2006).

Exemple de l’Afrique

18 Le cas de l’Afrique illustre bien cette migration contractuelle. On estime à 70011 ou 80012 le nombre de compagnies chinoises travaillant en Afrique. Elles sont présentes dans 49

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pays (sur un total de 54) et interviennent dans l’exploitation des matières premières (pétrole, minerais, bois etc.), dans la construction d’infrastructures pour l’exploitation de ces matières premières, dans les grands chantiers d’équipement et de travaux publics mais aussi dans les télécommunications (par exemple la téléphonie mobile au Zimbabwe, Mozambique, Nigeria), la distribution d’électricité. Elles emploieraient environ 80 000 travailleurs chinois. Ces migrations contractuelles et temporaires sont encadrées par les autorités chinoises et les entreprises dont 90 % sont des entreprises d’État. Les grands chantiers de travaux publics sont réalisés à la faveur d’appels d’offres internationaux, ou d’accords directs entre la Chine et les pays concernés. Les entreprises chinoises importent la main-d’œuvre et le matériel nécessaires à la réalisation des travaux. À la fin du contrat, la plupart du personnel retourne en Chine. Il y a cependant plusieurs exemples où une partie d’entre eux décide de rester dans le pays (Algérie, Mali, Tanzanie…). Ils s’établissent alors comme petits entrepreneurs du bâtiment (comme par exemple en Algérie ou encore au Mali ; Kernen et Vulliet, 2008), restaurateurs ou commerçants, et rejoignent ainsi les réseaux marchands établis par la diaspora. Différents reportages décrivent des conditions de vie et de travail très dures, les salaires13 étant le double ou le triple de ceux que les travailleurs pourraient percevoir en Chine. Ils signalent également des conflits sociaux pour protester contre le retard dans le versement des salaires en Algérie et au Soudan par exemple.

19 À côté de cette migration associée aux grands chantiers de travaux publics on trouve une migration prolétaire de transit constituée par des personnes qui cherchent à vendre leur force de travail à l’étranger et de préférence dans les pays aux économies développées. En ce sens il s’agit d’une migration de travail « classique », plus ou moins spontanée car non contractuelle. Le durcissement des politiques migratoires des pays d’immigration évoquée plus haut y rend cependant beaucoup plus difficile l’accès. En revanche les possibilités d’entrée des étrangers en Afrique subsaharienne sont nettement plus ouvertes et ainsi moins onéreuses. Les migrants s’installent donc momentanément dans ces pays et attendent les opportunités de partir vers l’Europe, d’où le caractère de transit de cette migration. On sait peu de choses sur ces migrants en transit. À ma connaissance, ils n’ont fait l’objet d’aucune étude. Des entretiens avec différents informateurs résidant dans ces pays permettent néanmoins d’en donner quelques caractéristiques. Leur origine géographique est très variée et correspond à celles déjà évoquées : provinces traditionnelles d’émigration de la Chine méridionale, provinces du nord-est et les grandes aires urbaines de Beijing, Tianjin et Shanghai. Leur situation légale dans ces pays est précaire. Ils y sont généralement entrés légalement comme touristes ou avec un visa d’affaires mais ont dépassé la durée de séjour autorisée (trois à six mois selon les pays). Ils sont donc en situation irrégulière sur le plan du séjour et risquent l’expulsion si les autorités de ces pays les contrôlent. Pour régulariser leur situation une partie d’entre eux se déclarent comme commerçants ou salariés d’une entreprise appartenant à un compatriote. Leurs conditions de vie sont pénibles compte tenu de la difficulté à trouver un emploi sur place. Ils sont manœuvres ou aide vendeur chez des commerçants chinois établis. Ils sont aussi vendeurs de rue distribuant les produits que leur fournissent leurs compatriotes ou encore comme au Cameroun vendeurs de beignets, concurrençant ainsi les vendeuses camerounaises dont c’est l’activité traditionnelle. Il semble que quelques-uns de ces migrants en transit arrivent au bout du compte à s’établir légalement comme marchands ou petits entrepreneurs du bâtiment ou de la réparation automobile.

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Les migrations marchandes, un phénomène mondial

20 Durant la dernière décennie, une autre migration a pris de l’importance. Elle est révélatrice des changements intervenus en Chine et liée à deux phénomènes : le développement de la production de biens de consommation destinés à l’exportation et l’accroissement du nombre de petits entrepreneurs. Une partie d’entre eux a émigré et distribue la production de « l’atelier du monde » qu’est devenue maintenant la Chine (confection, textile, bicyclettes, motocyclettes, outillage, produits électroménagers, électroniques, informatiques…). Ces nouveaux commerçants diffèrent de leurs homologues établis depuis plus longtemps du fait qu’ils immigrent souvent avec les fonds nécessaires à leur établissement alors que c’est dans le pays d’installation que les autres ont constitué leur capital (économies personnelles, système de tontines…) selon un processus bien connu (Ma Mung, 2000). On trouve maintenant des commerçants chinois dans toutes les parties du monde, globalement dans les mêmes pays que ceux énumérés plus haut. Cette migration commerçante se traduit fréquemment par l’ouverture de centres de distribution de gros pour l’approvisionnement des détaillants, qu’ils soient chinois ou autochtones, constituant ainsi des sortes de comptoirs commerciaux, des « emporiums ». Dans la région parisienne, plusieurs centaines de grossistes importateurs se sont établis depuis le début des années 2000 : dans le 11e arrondissement, dans le Sentier et plus encore dans les entrepôts d’Aubervilliers où leur nombre a cru rapidement au point qu’un nouveau centre a été créé en septembre 2006 pour accueillir 170 nouvelles boutiques. On trouve le même cas de figure en Italie notamment à Naples où un centre de distribution en gros a été construit, le Cinamercato, et accueille plusieurs centaines de commerçants (Schmoll, 2004) ou encore à Budapest ou « l’Asia Centre » joue le rôle de plaque de redistribution à l’échelle de l’Europe centrale14. On observe le même schéma d’installation en Afrique. Un des plus importants de ces centres est localisé à Johannesburg. Le marché de « China city » rassemble plusieurs centaines de commerçants et approvisionne des commerçants venus de tout le pays et des pays voisins comme le Botswana, Zimbabwe, Angola et même le Nigeria et le Ghana (Mail & Guardian, 26 janvier 2006). La ville accueille également d’autres centres commerciaux chinois mais détaillants cette fois- ci : Asia City, Hong Kong City, Crowne Square, Gold Reef Emporia, Dragon City and the African Trade Centre. Au Maroc, le marché de Derb Omar à Casablanca remplit à une échelle plus réduite les mêmes fonctions que celui de China City, plusieurs centaines de commerçants grossistes approvisionnent les détaillants locaux (Aujourd’hui le Maroc du 15 septembre 2004). On trouve le même cas de figure au Ghana, où le marché de Makola à Accra a vu s’ouvrir en 2006 un centre grossiste chinois (Colombant, 2006). Idem au Cameroun, où des centres de commerce en gros ont été construits à Yaoundé et à Douala (Esoh, 2005) ou encore à Lomé au Togo (Sylvanus, 2007). Au Sénégal, il n’y a pas de véritable marché de gros mais les commerçants chinois sont localisés dans un même quartier de Dakar. Ils sont souvent à la fois grossistes et détaillants (Bredeloup et Bertoncello, 2006 ; Kernen et Vulliet, 2008). En dehors de ces commerçants grossistes, on trouve également de nombreux détaillants. Ils sont généralement établis dans les principales villes, mais certains d’entre eux s’installent également dans les villes de taille moyenne ou dans les petites villes. C’est le cas d’Oshikango, une petite ville à la frontière de la Namibie et de l’Angola qui est le point d’aboutissement d’un des réseaux marchands analysés par Gregor Dobler (2005). Au Sénégal certains commerçants pensent à s’installer à Ziguinchor, Saint Louis, Thiès (Bredeloup et Bertoncello, 2006).

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21 À partir de ces informations, on peut tenter de dégager quelques caractères généraux de la migration entreprenariale. • Une migration essentiellement commerçante : la plupart des entrepreneurs ont immigré en tant que commerçants et beaucoup d’entre eux exerçaient cette activité avant leur départ de Chine. Ils sont arrivés avec les capitaux nécessaires à l’investissement initial (local commercial, achat du stock de marchandises…). Le cas de figure du prolétaire qui s’installe comme entrepreneur après plusieurs années est rare. On en trouve pourtant des exemples en Algérie et dans quelques pays subsahariens, il s’agit en général d’immigrants venus travailler dans le cadre de grands travaux publics et qui ont trouvé à la fin de leur contrat l’opportunité de s’établir dans le BTP, la restauration ou le commerce. • Des origines géographiques qui se diversifient : la majorité de ces immigrants viennent des régions traditionnelles de départ (Guangdong, Fujian et Zhejiang dans une moindre mesure) mais certains sont originaires des provinces du , du Hunan, du Jilin, du Liaoning, et des villes de Shanghai et de Beijing. Il y a également des commerçants qui viennent de pays où est déjà établie la diaspora comme la France, l’Italie ou l’Espagne. • Un commerce de produits exclusivement importés de Chine : l’activité de ces commerçants est dirigée vers la distribution de produits fabriqués en Chine, depuis les produits de consommation de base (textile, habillement, chaussures, petit électronique…), des bicyclettes très populaires dans des pays où une grande partie de la population n’a pas les moyens d’acquérir d’autres moyens de déplacement (une bicyclette VTT coûte 50 euros au Maroc), des produits électroniques plus élaborés, du gros électroménager, des téléviseurs, ainsi que des deux roues à moteur eux aussi très populaires dans certains pays (au Mali, une moto chinoise coûte le quart du prix d’une motocyclette japonaise, 300 euros contre 1 200). On observe aussi que l’importation de voitures commence lentement. Une autre caractéristique de ces commerçants est qu’ils s’approvisionnent directement auprès des entreprises productrices en Chine. Ce qui réduit le nombre d’intermédiaires et donc le coût d’importation du produit, et finalement son prix à la vente.

Le commerçant et le prolétaire, deux figures contrastées mais solidaires

22 Notre présentation des migrations chinoises contemporaines a privilégié deux figures : le prolétaire et le commerçant. Figures contrastées mais solidaires, comme nous le verrons, elles ne sont pas d’apparition récente et sont même devenues des stéréotypes depuis longtemps. L’image du petit boutiquier chinois est universelle et celle du coolie misérable, exploité et relégué aux tâches les plus ingrates parcourent les imaginaires des sociétés d’installation. L’expression « not a chinaman’s chance » utilisée aussi bien en Afrique du Sud qu’aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe signifiait : avoir aussi peu de chance qu’un Chinois et donc aucune chance du tout. Elle illustre bien la condition des coolies comme prolétaires sans aucun avenir (Harris, 2006b). Sur un autre plan et parmi d’innombrables exemples possibles, on peut noter qu’à la Réunion l’expression « aller chez le Sinoi (le Chinois) »15 signifie aller chez le commerçant. La littérature a également évoqué ces figures, depuis les coolies entassés dans les cales du bateau qui sert de cadre au roman de Joseph Conrad, Typhoon, au Chinago d’une nouvelle de Jack London et aux blanchisseurs chinois des albums de Lucky Luke.

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Deux figures familières

23 Ces deux figures correspondent sans aucun doute au Huashang (commerçant chinois) et au Huagong (travailleur chinois) identifiés pas Wang Gungwu et qu’il a conceptualisé comme modèles migratoires historiques (Wang, 1992b) : le « Huashang pattern » ou « merchant pattern » et le « Huagong pattern » ou « coolie pattern »16. Ces modèles et la catégorisation qui les sous-tend on fait l’objet de nombreux commentaires (par exemple Suryadinata, 1997) ou sont repris dans certains travaux17. Dès lors il ne s’agit pas ici de discuter de leur validité mais de s’interroger d’une part, sur la combinaison de la figure du prolétaire et du commerçant dans la migration et au sein de la diaspora et, d’autre part, sur la forme sociospatiale dans laquelle cette combinaison et ces figures s’expriment. Avant de fournir des éléments de réponse à ces questions, il convient cependant de souligner la porosité de la frontière entre prolétaires et commerçants.

24 Les salariés des entreprises chinoises d’outre-mer sont des prolétaires dans le sens où ils n’ont pour seule richesse que leur force de travail. Leur objectif toutefois est de sortir de cette condition pour acquérir les moyens de s’établir comme entrepreneurs (Ma Mung, 1991 ; 2005). Ils imaginent leur situation de travailleur comme transitoire et les passages du statut de prolétaires à celui d’entrepreneurs sont loin d’être rares et concernent ceux qui étaient employés des ateliers, du commerces, des restaurants (Ma Mung, Simon, Guillon et al., 1990). À l’inverse, il n’est pas rare de trouver parmi eux un entrepreneur ayant fait faillite. Ils peuvent par ailleurs observer la création fréquente de petites entreprises, ce qui les conforte dans leur espoir de pouvoir créer la leur. Le modèle de l’entrepreneur a une telle prégnance dans les esprits que j’ai pu dans les années 1990 observé dans des ateliers de confection que nombre de salariés préféraient le salaire aux pièces au salaire horaire au motif — de prime abord surprenant puisque l’on estime généralement que le passage à la seconde forme de rémunération du travail est un progrès social par rapport à la première — que dans le salaire aux pièces c’était leurs talents individuels, leur rapidité, leur habileté et leur capacité personnelle de production qui étaient rémunérés alors que le salaire horaire était vu comme la rétribution d’un collectif divisée par le nombre de ses membres. Cela leur laissait selon eux plus de liberté de décision. Ils pouvaient, disaient-ils, décider de ne pas venir travailler tel ou tel jour ou, à l’inverse, d’être plus fréquemment présents pour augmenter leurs revenus. Ils estimaient aussi avoir la liberté de changer d’employeur quand ils jugeaient que le prix offert pour leur labeur était insuffisant. Ce qui est à retenir dans cet exemple est la prégnance d’une idée commerçante du travail : l’individu le vend à un acheteur, à un client. Il se voit comme le marchand de sa force de travail. Réciproquement l’acheteur se perçoit comme un client qui recherche ce bien pour réaliser son activité. Dans cette conception, la force de travail est un produit dont le vendeur et l’acheteur seraient dans une relation d’égalité : l’un étant possesseur de ce que l’autre recherche, ce dernier payant ce que le premier souhaite monnayer. La frontière est donc doublement poreuse du point de vue des acteurs : il leur paraît facile de passer d’un statut à un autre, et bien qu’étant objectivement salarié ils se pensent également comme entrepreneurs (d’eux-mêmes) vendant leur travail.

25 La perméabilité de la frontière entre prolétaires et commerçants ne concerne pas uniquement les Chinois car les travaux actuels à propos de migrants d’autres origines nous instruisent sur les contours incertains de cette frontière. Le commerce fait partie

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du répertoire d’activités qu’ils exercent, ils peuvent être ouvriers des serres agricoles espagnoles et intermédiaires dans des transactions commerciales, terrassiers de chantiers et distributeurs de produits les plus divers etc. (Arab, 2007 ; Missaoui, 1995 ; 2003 ; Schaeffer, 2004 ; Schmoll, 2004 ; Tarrius, 2002, 2007). C’est qu’il faut sans doute prendre en compte une autre dimension et le fait que la migration est avant tout une entreprise : une entreprise migratoire qui requiert les capacités d’un « entrepreneur » (Ma Mung, 1999). Le caractère incertain de la frontière entre prolétaires et commerçants permet leur articulation dans un modèle idéologique de promotion sociale suggérant la possibilité de l’accès de tous à l’entreprenariat, le statut de prolétaire n’étant qu’une situation provisoire vers celui de commerçant.

26 Ces deux figures se combinent, on vient de le voir, dans le partage d’une idéologie commune qui tient dans une volonté de mobilité sociale. Elle est à l’origine de la migration et la mobilité géographique est le vecteur qui permet sa réalisation. Concrètement et à l’échelle individuelle elles s’agencent sur un « marché ethnique du travail » où l’ajustement entre l’offre et la demande de travail se fait sur la base de la prévalence de l’appartenance ethnique dans le choix des partenaires économiques. Ce qui se traduit par le fait que les salariés chinois travaillent majoritairement dans des entreprises tenues par des compatriotes et que ces entrepreneurs emploient majoritairement des travailleurs chinois18. Comparés à la situation qui prévaut sur le marché général du travail, les conditions de travail y sont difficiles, les salaires faibles, l’emploi précaire et les perspectives de promotion quasiment nulles du fait qu’il s’agit de petites entreprises. Pourtant des travaux (Cattelain, Poisson et Moussaoui, 2002 ; Zhou, 1992) ont montré que peu de salariés quittent le marché ethnique pour le marché général. Les raisons habituellement avancées pour expliquer cette situation sont le peu d’emplois disponibles sur le marché général, la mauvaise pratique de la langue du pays et, pour les personnes concernées, l’absence de documents de séjour. Une autre raison pourtant centrale mais rarement évoquée, tient au fait que rester sur le marché ethnique du travail leur permet de rester dans un système de relations sociales (informations, tontines, opportunités économiques…) qu’ils pensent pouvoir utiliser pour créer le moment venu leur entreprise. L’espoir unanimement partagé par ces prolétaires de devenir à leur tour entrepreneurs les aide à supporter la situation qu’ils endurent. Certains d’entre eux y parviennent et entretiennent l’espoir des autres. Dès lors, sortir du marché ethnique du travail revient à rompre avec les liens forts qu’offrent ces réseaux sociaux, et à abandonner tout projet de promotion sociale pour un horizon définitivement prolétaire.

Une forme sociospatiale singulière : la diaspora entreprenariale

27 La combinaison de la figure du prolétaire et du commerçant produit une forme sociospatiale singulière qui en retour lui permet de se réaliser : la « diaspora entreprenariale »19, c’est-à-dire une diaspora dans laquelle ce sont principalement les entreprises qui assurent sa reproduction en tant que corps social. Les entreprises jouent un rôle central sur le plan de l’emploi mais aussi sur celui de la reproduction identitaire en fournissant les services et les produits qui la favorisent (Ma Mung, 1992). L’ensemble permet l’entretien d’une relation faite de distance et de proximité à la société d’accueil et à la société d’origine, ou supposée telle, où l’entreprenariat est l’objectif et l’horizon social les plus largement partagés.

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28 À une échelle plus large, on observe que les migrations chinoises ont donné naissance dans la plupart des pays d’installation à une organisation économique constituée de petites entreprises commerciales ou artisanales articulées entre elles à l’échelle locale sur les plans de l’approvisionnement, du financement ou de la main-d’œuvre, formant ainsi des sortes de clusters économiques locaux, eux-mêmes souvent liés les uns aux autres à l’échelle internationale (Ma Mung, 2000). On observe ainsi une cohérence économique, sociale et idéologique du niveau local à l’échelle globale qui contribue à unifier fonctionnellement les composantes individuelles et collectives de ladite diaspora. La question de savoir pourquoi elle se manifeste sous la forme entreprenariale reste ouverte.

29 Cette organisation en « diaspora entreprenariale » a des effets importants sur les migrations contemporaines. En effet, celles-ci répondent plus à la demande de main- d’œuvre de ces entreprises qu’à celle offerte par le marché général du travail de chacun des pays d’installation concernés. Car comme nous l’avons vu la plus grande partie des migrants travaillent dans des établissements tenus par leurs compatriotes, lesquels emploient majoritairement une main-d’œuvre d’origine chinoise. La multiplication du nombre de ces entreprises encourage une immigration qui contribue à leur développement et qui en retour renforce la demande de travail, et par voie de conséquence les migrations lorsque celle-ci ne trouve pas sa réponse localement.

Conclusion

30 Prolétaires et commerçants continueront donc pour un moment à réaliser une curieuse combinaison entreprenariale donnant corps et autonomie à leurs établissements hors de Chine. La diaspora chinoise expose ainsi une série de paradoxes, prolétaire et commerçante, autonome tout en étant liée aux pays d’implantation et d’origine, autocentrée et dispersée. Et finalement substance chaque jour socialement construite dans le travail des affaires et processus quotidiennement essentialisé dans le travail identitaire.

31 La reprise des migrations renforce démographiquement la diaspora (quasi doublement de ses effectifs en une trentaine d’années) et consolide son organisation entreprenariale avec l’arrivée de prolétaires et de commerçants dans ses multiples clusters économiques locaux. D’un autre côté la venue de ces immigrants directement en provenance de Chine renforce les liens avec celle-ci, (sans compter le fait que les relations des Chinois établis de plus longue date avec la Chine se sont considérablement développées depuis son ouverture). Se pose alors la question de la pérennité de la diaspora en tant que telle (corps social transnational extraterritorial persévérant en son être et vivant pour lui-même) et donc de son autonomie.

32 Le constat, fait il y a quelques années (la Chine semble avoir abandonné l’idée que la diaspora n’est qu’un appendice de son énorme ventre, un rejeton qui lui devrait obéissance, Ma Mung, 2000) s’est trouvé confirmé depuis à travers un changement de politique de la Chine vis-à-vis des Chinois d’outre-mer. Depuis 2001, la RPC encourage les relations entre les communautés déjà établies et entre celles-ci et les nouveaux immigrants ; tout en promouvant les liens de cet ensemble avec la Chine. Il s’agit de favoriser le rapprochement et la collaboration entre les associations de Chinois d’outre- mer établies dans différentes parties du monde, par exemple entre l’Amérique du Nord et le sud-est asiatique (Xiang, 2006). Si l’encouragement au développement des liens

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avec la Chine peut être vu comme une tentative d’étendre le contrôle sur les Chinois d’outre-mer, celui qui concerne le développement des relations entre les différentes implantations historiques contribue à renforcer leur fonctionnement diasporique. Il revient à consacrer la diaspora comme entité distincte de la Chine et à la reconnaître de facto comme entité autonome.

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NOTES

1. Cet article reprend des éléments et des thèmes que j’ai développés dans différentes publications, d’où de nombreuses autocitations. 2. Le mot ku li signifie en chinois travail rude, pénible. C’est un terme général utilisé pour désigner les travailleurs assignés aux tâches les plus difficiles. 3. Le coolie trade se développe au XIX e siècle en relation avec deux phénomènes globaux : l’abolition progressive de l’esclavage et la colonisation européenne. La fin de l’esclavage prive les entreprises de leur main-d’œuvre servile. Parallèlement, la colonisation et plus généralement le développement de l’économie coloniale, accroissent les besoins en main-d’œuvre pour le travail dans les plantations, les mines et la construction d’infrastructures de transport. Le recrutement local ne suffit pas à couvrir ces besoins et le recours à la main-d’œuvre servile n’est plus possible. Les entreprises et les puissances coloniales mettent en place un système de recrutement en Chine et en Inde de travailleurs sous contrat d’une durée de plusieurs années, quatre à huit ans selon les cas. 4. Le nombre de migrants internationaux serait passé de 120 millions en 1990, à 150 millions en 1995, 175 millions en 2000 et 200 millions en 2006 (Simon, 2008) 5. On trouve une bonne illustration de ces migrations internes à la diaspora dans le film de Wong Kar Wai « In the mood for love ». La première partie du film se passe à Hong Kong dans les années 1960. Les conjoints respectifs des deux personnages principaux sont en déplacement au Japon. Dans une autre séquence du film, le héros part vivre à Singapour. Vers la fin du film, un personnage laisse l’appartement qu’il occupe pour aller vivre chez sa fille aux États-Unis. Un autre personnage part s’installer aux Philippines où sa famille est établie. Une des dernières scènes montre le héros à Angkor au Cambodge. 6. À l’exception de ceux de Amy Freedman et Ethel Brooks (2001), mais ils ne concernent que l’implantation d’entreprises textiles par des hommes d’affaires de Taïwan, Singapour, Hong Kong et de RPC et non les migrations qui nous intéressent.

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7. Harris et Li (2006) ; Sautman (2006) ; Xiang Biao (2006) ; Wilhelm (2006) cité par Accone Darryl (2006) ; Serge Michel, L’Afrique, nouvelle frontière de la Chine ? Le Monde du 30 juin 2007 ; Delien Burger (ed.), South African Yearbook mai 2004 ; L’ambassadeur de la RPC en Afrique du sud cité par South African Migration Project (SAMP), Queen’s University (http://www.queensu.ca/samp) ; Le Président de l’association des entrepreneurs chinois à l’étranger, Libération du 15 mai 2006 ; Lindsey Hilsum, The Chinese in Africa, Channel Four du 4 juillet 2005 ; Charles Thomas, From Underclass to Community Leaders: the Chinese experience in South Africa, Issues, 23 avril 2004, http://publish.gio.gov.tw/FCJ/past/04042371.html 8. Sur ces pays voir Wong Hee-Kam (1996), Live (2003) et Rabearimanana (2003). 9. Ou encore à travers des accords intergouvernementaux comme pour le recrutement de travailleurs sous contrat pour participer à l’effort de guerre en France et au Royaume-Uni durant la première guerre mondiale (Archaimbault, 1952 ; Live, 1991). 10. Ces migrations concernent également des entreprises chinoises de manufacture qui ont choisi de s’établir à l’étranger en y important leur main-d’œuvre comme des usines textiles par exemple à l’Île Maurice et en Namibie (Wong, 2006). 11. Le Président de l’association des entrepreneurs chinois à l’étranger, Libération du 15 mai 2006. 12. Antoine Braud, Le Monde du 10-11 décembre 2006. 13. 15 euros par jour selon Libération du 15 mai 2006. 14. Voir notamment l’étude approfondie de Nyiri (2007) sur l’implantation des commerçants chinois en Hongrie. 15. Sur les « Sinoi » de la Réunion voir Live (2003). 16. Selon Wang Gungwu, le Huashang pattern était le modèle dominant depuis les premiers temps dans différentes parties du sud-est asiatique. Le Huagong pattern était transitoire en relation avec l’économie de plantation, la construction de chemins de fer en Amérique du Nord et en Australie. Il définit également deux autres modèles le « Huaqiao pattern » ou « sojourner pattern » et le « huayi pattern » ou « descent or re-migrant pattern ». Ces différents modèles apparaissent historiquement dans l’ordre de présentation ci-dessus et ont pu coexister. Le huaqiao pattern ne s’établit pas sur une division fonctionnelle comme le Huashang et le Huagong mais sur la citoyenneté puisqu’il désigne ceux qui ont conservé la nationalité chinoise. Surtout le terme huaqiao désigne une catégorie forgée à la fin du XIXe siècle dans un contexte de développement du nationalisme chinois. Le terme huaqiao se veut générique et désigne l’ensemble des chinois d’outre-mer, notamment ceux qui ont conservé leur nationalité d’origine, et qui sont supposés être temporairement à l’étranger dans l’attente de revenir dans une Chine libérée des influences étrangères, garder une fidélité sans failles à celle-ci et œuvrer à son développement et son émancipation. Le « huayi pattern » concerne les descendants des Chinois d’outre-mer et est caractérisé par des migrations entre les différents pays d’installation ou vers de nouvelles destinations à partir de ces pays. 17. Voir par exemple Guérassimoff (2006) qui évoque la migration conjointe de Huagong et de Huashang en Amérique du Nord et analyse l’émergence de la notion de huaquiao à travers l’étude des relations sino-américaines à propos des migrations durant la seconde moitié du XIXe siècle. Huagong et Huashang sont mis en perspectives par Hu DeHart (2002) sur le plan historique pour l’Amérique latine : coolies dans les plantations de Cuba et du Pérou, marchands chinois au Mexique. Il est intéressant de noter que l’établissement de commerçants qui donnèrent naissance à une petite bourgeoisie chinoise locale a été encouragé par les compagnies étatsuniennes qui travaillaient dans le nord du Mexique afin d’assurer l’approvisionnement de leur main-d’œuvre, ici essentiellement mexicaine. 18. Cette observation faite il y a longtemps (Ma Mung, 1991) reste aujourd’hui valable (Ma Mung et Dinh, 2007) et peut être relevée dans bien d’autres parties du monde (Mar, 1991 ; Ong, 1984). 19. J’utilise cette expression à défaut d’une autre qui traduise avec moins d’ambiguïté ce qui est désigné. Le qualificatif « entreprenariale » suggère une diaspora principalement constituée

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d’entrepreneurs. Ce qui n’est pas le cas comme on l’a vu, même s’il est vrai que la proportion d’entrepreneurs parmi les Chinois d’outre-mer est dans la plupart des pays, supérieure à la moyenne nationale.

RÉSUMÉS

Depuis le tournant du millénaire on observe une augmentation sensible des migrations au départ de la Chine vers l’Afrique et l’Amérique latine. Elles semblent être de trois types : une migration commerçante, une migration temporaire de main-d’œuvre liée à la réalisation de grands travaux par des entreprises chinoises ; une migration prolétaire de transit constituée de personnes à la recherche d’opportunités de passage vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. L’objectif de cet article est de décrire le contexte migratoire dans lequel elles s’effectuent, de dessiner le cadre diasporique qui permet de les comprendre et d’articuler deux figures emblématiques des migrations chinoises (le prolétaire et le commerçant) pour comprendre la forme sociospatiale qu’elles symbolisent et qui les produit.

Since the turn of the millennium one observes a slight increase of the migrations at the beginning of China to Africa and Latin America. They seem to be of three types: a merchant migration, a temporary labor migration related to public building works and infrastructure projects undertaken by big Chinese companies, a proletarian transit migration made of people looking for opportunities of passage to Europe or North America. The objective of this article is to describe the migratory context in which they are made, to draw the diasporical frame who allows to understand them and to articulate two symbolic figures of the Chinese migrations (the proletarian and the merchant) to understand the sociospatiale form which they symbolize and produces them.

Desde el principio del milenio se observa un aumento sensible de las migraciones de China hacia África y América Latina. Parecen ser de tres tipos: una migración comerciante, una migración temporal de mano de obra vinculada a la realización de grandes trabajos por empresas chinas; una migración proletaria de tránsito constituida de personas en busca de oportunidades de paso hacia Europa o Norteamérica. El objetivo de este artículo consiste en describir el contexto migratorio en el cual se efectúan, de dibujar el marco diasporical que permite comprenderlas y articular dos figuras emblemáticas de las migraciones chinas (el proletario y el comerciante) para comprender la forma sociospatiale que simbolizan y que las produce.

INDEX

Index géographique : Afrique, Amérique latine

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AUTEUR

EMMANUEL MA MUNG Directeur de recherche au CNRS, Migrinter UMR 6588, Université de Poitiers/CNRS [email protected]

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Articles hors-dossier

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L’éthique du débat sur la fuite des cerveaux Ethics of the Brain Drain Debate El debate ético sobre la fuga de cerebros

Speranta Dumitru

1 Le droit de quitter tout pays, y compris le sien, a été reconnu comme un droit fondamental de tout un chacun1. Toutefois, lorsqu’il est exercé par des personnes diplômées, on y voit plus souvent un préjudice causé au pays d’origine qu’un droit fondamental. Ainsi, un ancien président tanzanien n’hésitait pas à comparer le migrant qualifié à un traître : quelqu’un à qui le village confie ses dernières provisions pour chercher des ravitaillements et qui ne retourne plus aider ses proches2. D’autres, moins sévères, attribuent la responsabilité non pas aux personnes qui émigrent mais à celles qui leur permettent de le faire, en ouvrant leurs frontières ou en sélectionnant les plus doués.

2 L’identification du responsable n’est pas sans incidence pratique : elle dicte le choix des politiques à mettre en place pour réparer le préjudice. Un pays d’accueil qui accepte la responsabilité essayera peut-être d’éviter le « pillage des cerveaux » en pratiquant, ce qu’on appelle désormais en Europe, un « recrutement éthique ». À l’inverse, l’attribution de la responsabilité au seul émigré conduit à des mesures généralement laissées aux soins du pays d’origine. Certains pays peuvent viser à empêcher que le préjudice soit tout simplement causé et tenteront d’interdire l’émigration des plus qualifiés ou de la rendre très difficile. D’autres peuvent prendre des mesures plus compatibles avec le droit d’émigrer et chercheront plutôt à récupérer la valeur du préjudice. L’objectif de cet article est d’analyser l’une des stratégies qui a été proposée en ce sens : la taxe Bhagwati3. Cette mesure consiste à taxer, au bénéfice du pays d’origine, les revenus des immigrés gagnés dans le pays d’accueil. Par cette surtaxe, qui s’ajoute aux impôts payés dans le pays d’accueil, les diplômés compensent la perte de bien-être social que le pays d’origine aura subie suite à leur départ.

3 L’analyse des fondements éthiques de cette position permet de montrer, premièrement, que même si l’émigration des plus talentueux représente une perte pour le pays

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d’origine, cette perte ne constitue pas une raison suffisante pour exiger que les migrants qualifiés la compensent. Deuxièmement, cette analyse permet de montrer que si des raisons différentes nous enjoignent à redistribuer des ressources vers ces pays, il est injuste d’obtenir ces fonds en taxant la mobilité.

4 L’article est structuré en trois parties. La première partie identifie les engagements éthiques et méthodologiques du débat sur la fuite des cerveaux : le prioritarisme nationaliste est assorti des présupposés que nous appelons « sédentaristes » et élitistes. Mais cela ne constitue pas en soi une critique. Dans la deuxième partie, nous faisons l’hypothèse que des pertes importantes de bien-être peuvent être causées par la migration des élites. Le départ massif des femmes, qui dans certains pays assument beaucoup des fonctions d’un État-providence, a été déploré comme un care drain : est-ce pour autant qu’il doit être compensé par les femmes ? Dans la dernière partie, on revient à l’émigration qualifiée pour rejeter les arguments qui font de l’investissement public dans l’éducation une source d’obligation pour les migrants. Nous montrons qu’il est injuste de taxer le simple accès à l’opportunité et que les objectifs du prioritarisme doivent être réalisés en taxant les revenus et non l’accès aux revenus.

Cinq présupposés éthiques

5 Dans le débat sur la fuite des cerveaux, les engagements éthiques sous-tendent les recherches empiriques. Nous pouvons identifier cinq présupposés normatifs dans ce débat.

Le conséquentialisme

6 Le premier présupposé est que les actions doivent être évaluées en fonction de leurs conséquences. Le type de théorie éthique qui domine les débats sur la fuite des cerveaux est un conséquentialisme, généralement centré sur le bien-être (welfariste). Quand bien même des considérations différentes, que l’on appelle déontologiques, telles les obligations contractées par la personne diplômée avec la communauté d’origine, sont introduites, elles ne semblent gagner du poids dans ce débat qu’en tirant profit d’une évaluation conséquentialiste. Ainsi, l’accusation du président tanzanien serait moins crédible si le village était opulent et que le « traître » n’était parti qu’avec son argent de poche. La gravité des obligations du migrant qualifié semble dépendre de la valeur de la perte de bien-être subie par la communauté d’origine.

Le prioritarisme

7 Le second présupposé du débat est que, les intérêts des plus démunis doivent avoir plus de poids que ceux des plus aisés dans l’évaluation éthique. L’éthique conséquentialiste du débat sur la fuite des cerveaux est ainsi complétée par une position que l’on appelle prioritariste4. Appliquée aux questions de justice internationale, elle consiste à attribuer une pondération plus forte à la variation de bien-être des pays en voie de développement qu’à celle des pays développés.

8 Toutefois, ce ne fut pas le souci des pays pauvres qui a déclenché le débat sur la fuite des cerveaux. L’expression « brain drain » a été forgée par des journaux anglais pour dénoncer l’émigration des scientifiques britanniques vers les États-Unis. Elle a été

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ensuite utilisée par les revues académiques5 après la publication d’un rapport de la Royal Society en 1963. Ce rapport évaluait la part des scientifiques émigrés devenus docteurs dans les années 1950 et soulignait que presque la moitié des migrants avait choisi les États-Unis6. Initialement, le débat sur la fuite des cerveaux concernait exclusivement les pays riches. Certaines autorités de l’Europe occidentale, de la Russie et d’Israël se sont ralliées aux Britanniques pour accuser les États-Unis de « parasiter les cerveaux des autres nations »7. Dans leurs critiques, les officiels semblaient privilégier une explication de l’émigration par les opportunités qui attiraient les diplômés vers un autre pays (pull factors), en attribuant de surcroît aux États-Unis une volonté de les favoriser. Leurs contradicteurs insistaient, quant à eux, sur les facteurs qui poussaient les scientifiques à partir ( push factors), tels les salaires maintenus délibérément bas en Grande-Bretagne ou la structure rigide du système européen de promotion universitaire. Les États-Unis ont donné satisfaction aux protestations des autres pays riches car, hormis les opportunités scientifiques et salariales offertes, il y avait, parmi les pull factors, des éléments qui permettaient d’attribuer une responsabilité à ce pays. Il s’agissait de sa politique d’immigration. Instauré en 1924, un système de quotas par origine devait garder constante la composition ethnique du pays. Les Britanniques et les migrants des pays européens s’en trouvaient privilégiés. Lorsque ces contraintes furent enfin levées, la perspective d’une augmentation de l’immigration en provenance des pays en développement, notamment asiatiques, devenait réelle. La modification de la loi sur l’immigration en 1965 installa le débat sur la fuite des cerveaux dans une perspective éthique résolument prioritariste. L’intérêt des pays pauvres sortait gagnant de ces disputes auxquelles n’étaient conviés que les pays riches.

Le nationalisme

9 Selon un autre présupposé du débat, l’objet digne de préoccupation éthique est le pays. Le type de prioritarisme défendu dans le débat sur la fuite des cerveaux concerne principalement les pays et non les personnes les plus désavantagées. Éventuellement, cette approche nationaliste est justifiée de façon instrumentale, en considérant que le meilleur moyen d’améliorer la situation des personnes les plus désavantagées est de promouvoir les intérêts des États dans lesquels elles sont nées. En l’absence de comparaison avec d’autres moyens, cette vision semble tributaire du nationalisme méthodologique.

10 Le nationalisme méthodologique consiste à considérer l’État-nation comme un objet naturel, une brique élémentaire qui fournit, de façon non problématique, le point de départ de toute analyse. Ce présupposé, qui se trouve à la base de la plupart des sciences sociales, pèse davantage sur l’étude de l’immigration. Il conduit par exemple à faire de la migration interne et externe des objets fondamentalement distincts ou à séparer l’étude de l’économie nationale et de l’économie internationale8. Le concept de « fuite de cerveaux » est adossé à une « philosophie du nationalisme économique » (Johnson, 1965 : 300) qui analyse les actions des individus uniquement ou prioritairement à la lumière des conséquences qu’elles ont sur le bien-être du pays d’origine.

11 En effet, la « fuite de cerveaux » ne saurait constituer un phénomène nouveau qu’au regard d’une conception qui rattache l’éducation aux frontières nationales. Bien avant

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que l’État-nation comme forme d’organisation sociale n’apparaisse, les scientifiques et les intellectuels voyageaient et se concentraient dans certaines villes pour mener leurs recherches, communiquer avec leurs pairs ou simplement gagner leur vie. Les premières mentions écrites d’une politique qui serait aujourd’hui qualifiée de « pillage des cerveaux » rapportent la volonté des Ptolémées, au IIIe siècle av. J.-C., de transférer la capitale des sciences et des lettres d’Athènes à Alexandrie et de l’y maintenir. Mais l’histoire de l’éducation et des sciences abonde d’exemples de rivalités entre universités et de déplacements d’étudiants et de scientifiques d’une ville à l’autre9.

12 Le nationalisme méthodologique ne se confond pas avec son pendant normatif. Le défenseur d’une éthique nationaliste ne considère pas le bien-être des résidents d’un État pris dans leur ensemble comme un outil de travail : il lui accorde de la valeur. Son idéal, lorsqu’il défend une conception de la justice à l’échelle du monde, est que les pays bénéficient de ressources suffisantes. Dans sa version instrumentale, le nationaliste concède que les individus sont l’objet approprié de préoccupation éthique, mais soutient que le meilleur moyen d’améliorer le sort des plus désavantagés est d’augmenter le bien-être des États-nation. Cette position est peu défendable. Même si les nations étaient toutes des États rawlsiens, maximisant autant que possible la situation des plus mal lotis, il est évident que leur sort peut être davantage amélioré par des instances autres que celles de l’État où ils sont nés10. Le nationalisme se situe à l’opposé d’une approche cosmopolitique qui évalue la migration au regard du bien-être global ou des ressources et des opportunités gagnées par les individus, quelles que soient leurs origines nationales.

Le sédentarisme

13 Selon un autre présupposé, lié au précédent, les intérêts des sédentaires comptent plus que ceux des migrants. Cette position, que l’on peut appeler le sédentarisme, a également deux volets, l’un méthodologique, l’autre normatif.

14 Le sédentarisme comme présupposé méthodologique est observable dans l’asymétrie entre le nombre d’études consacrées à la migration et l’intérêt presque inexistant pour comprendre la sédentarité. S’il existe une préoccupation importante pour expliquer les causes de la migration, classifier les migrants et comprendre leurs choix, peu de théoriciens se sont donnés pour tâche d’expliquer pourquoi et dans quelles conditions les individus ne migrent pas. L’immobilité a commencé à être perçue comme un problème une fois que certains espaces, comme l’Union Européenne, ont abandonné leurs frontières et que l’on a constaté que, même en l’absence des opportunités de travail au niveau local, les Européens restaient peu mobiles ; en tout cas, moins que les Américains (Eichengreen, 1993). En effet, si l’on accepte l’hypothèse de la théorie du choix rationnel selon laquelle les individus tendent à saisir les opportunités qui maximisent leurs gains, le sédentarisme constitue un comportement d’autant plus curieux que les coûts pour atteindre ces opportunités ont diminué. La baisse des prix des transports en est un exemple. La diminution de ces coûts permet aussi de déloger le talent des zones où il est moins productif pour l’installer dans des régions où il peut être plus actif. Il semble étonnant que les économistes, soucieux de l’allocation efficace des ressources, continuent à chercher des explications à la migration, plutôt qu’au sédentarisme. Peu d’entre eux observent que « les sentiments nationalistes des candidats potentiels à l’immigration [peuvent expliquer] qu’il y a moins de migration […] qu’il ne serait

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économiquement optimal » (Johnson, 1968 : 70). Or, ces préférences sédentaires présentent un coût. Tout comme l’entrepreneur, qui préfère employer les membres d’un groupe particulier, supporte le coût de ses préférences discriminatoires (Becker, 1971), le sédentaire choisit de sacrifier son revenu supplémentaire plutôt que son lieu de naissance. Pour expliquer ce biais, l’une des hypothèses récemment formulées consiste à dire qu’il est rationnel d’écarter l’option de la mobilité lorsque l’on a accumulé certains avantages comme insider (Fisher et al., 2000).

15 La version normative du sédentarisme consiste précisément à justifier la priorité des préférences sédentaires et les avantages des insiders. À peu d’exceptions près, les théories de la justice accordent la priorité aux obligations envers les compatriotes. La résidence de longue durée, parfois depuis la naissance, constitue le critère implicite pour avoir droit à des avantages. Certaines théories ont même défendu l’idée que la justice ne peut acquérir de contenu qu’à l’intérieur d’une communauté, laquelle confère de la signification aux biens à redistribuer au travers d’une longue tradition11. Autrement dit, non seulement la résidence ouvre des droits, mais la résidence des générations antérieures façonne ce à quoi l’on a droit. Pour devenir citoyen, l’insertion profonde et de longue durée de l’étranger dans la société (son « intégration ») est considérée comme le critère minimal, le moins contestable, susceptible de faire l’objet de consensus parmi les théoriciens de l’admission à la citoyenneté (Seglow, 2007 ; Benhabib, 2004). Dans le débat sur la fuite des cerveaux, le calcul du bien-être favorise aussi les préférences sédentaires : on estime la perte de ceux qui restent, mais jamais les coûts payés dans un monde sédentaire par ceux qui partent ou voudraient partir.

L’élitisme

16 Le présupposé que certains groupes ont plus de valeur que d’autres et que leur départ est plus regrettable est au cœur du débat sur la fuite des cerveaux. D’aucuns ont réagi dès le début de ce débat en faisant remarquer que « le pillage des cerveaux [était] en réalité d’une moindre importance que le pillage des corps, perpétré par les pays riches dans les derniers deux cents ans » (Saidy, 1967 : 27). Mais en dehors de cette allusion à l’esclavage, personne n’a mis en question le présupposé élitiste qui veut que l’on accorde une bien plus grande importance aux diplômés de l’enseignement supérieur qu’aux autres catégories sociales. De surcroît, les enquêtes qui mesurent la fuite des cerveaux prennent en compte certains diplômes en particulier, sans toujours justifier ces choix. Par exemple, si l’enquête de la Royal Society se concentre sur les docteurs en sciences (biochimie, mathématiques, botanique, métallurgie, etc.), d’autres concernent les informaticiens et les ingénieurs ; aujourd’hui on s’intéresse davantage au départ du personnel médical. Ces choix, qui ne sont évidemment pas neutres, devraient peser dans l’évaluation de la perte de bien-être subie. Affirmer que le départ d’une catégorie de diplômés constitue une perte pour l’économie d’un pays, indépendamment de son absorption sur le marché du travail, est une thèse discutable. Il est plus probable qu’une forte spécialisation des tâches associée à la rareté des « exécutants » conduise à des pertes de bien-être plus grandes que le départ des docteurs12.

17 Pour résumer, le prioritarisme qui anime le débat sur la fuite des cerveaux est nationaliste : les États, et non les individus les plus démunis, sont le principal objet de préoccupation éthique. Le calcul du bien-être collectif est biaisé par les préférences sédentaires et accorde une valeur plus importante aux membres de l’élite diplômée. En

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reconstruisant ce débat sans le présupposé élitiste, nous défendons l’idée que la position éthique la plus fiable est un prioritarisme individualiste qui ne favorise pas les sédentaires au détriment des migrants.

La taxe Bhagwati : du brain drain au care drain

18 La résistance face à l’émigration qualifiée s’appuie sur la valeur accordée à l’élite diplômée. Mais quel est le fondement de cette valeur ? Il existe deux réponses à cette question qui orientent les politiques vers des objectifs différents. La première consiste à assimiler l’élite à la valeur de ses diplômes et à vouloir en récupérer l’investissement public. C’est ainsi que l’Union Soviétique, par exemple, justifiait la « taxe de sortie » imposée en 1972 aux candidats à l’émigration13. Des politiques moins contraignantes, comme celle qui conditionne l’émigration au remboursement des coûts de l’éducation, sont, bien sûr, envisageables. Mais le principe éthique qui oriente ce type de politique est que l’investissement de la collectivité doit être remboursé. La seconde manière de justifier l’intérêt pour l’élite diplômée consiste à l’évaluer non pas au regard de l’investissement passé, mais à la lumière de sa contribution potentielle. L’économiste Jagdish Bhagwati a proposé de taxer les migrants qualifiés au bénéfice du pays d’origine comme une compensation pour la contribution qu’ils auraient apportée, s’ils n’avaient pas émigré (Bhagwati et Delalfar, 1973). Le principe qui oriente ce type de politique soutient que la perte de bien-être subie par le pays doit être compensée. Est-il plus juste de compenser un manque à gagner plutôt que de rembourser un investissement passé ?

La perte de bien-être

19 Plusieurs économistes ont nié qu’un pays, s’il est concerné par le bien-être et non par le nombre de ses habitants, puisse accuser une perte suite à l’émigration. Premièrement, si le bien-être est formulé en termes de revenu, il n’y aurait pas de perte, l’émigration semble plutôt optimale. Tandis que le revenu du migrant est supposé augmenter, le revenu de ceux qui restent ne diminue pas. Au contraire, si son produit est rémunéré à sa valeur sur le marché, son départ augmentera le ratio capital/travail du pays. Son absence permettra aux professionnels du métier de voir leur salaire réévalué à la hausse. À court terme, cette hausse aura pour effet négatif une augmentation des inégalités, mais la perspective des revenus accrus dans la profession stimulera la compétition et des nouveaux postulants souhaiteront acquérir la qualification requise. Deuxièmement, il ne devrait pas y avoir de perte fiscale. On pourrait penser que par son départ, l’émigrant prive le pays de sa contribution fiscale. Mais si le système de prélèvements s’appuie sur le principe de la proportionnalité entre contribution et bénéfices retirés, l’émigrant amène certes avec lui sa contribution potentielle, mais aussi sa revendication à une part des biens publics. Lorsque son départ est définitif, l’émigrant ne risque plus d’être à la charge de la collectivité. Troisièmement, la perte pourrait être formulée en termes d’externalités positives, c’est-à-dire des effets bénéfiques non rémunérés dus à la simple présence du professionnel dans la collectivité. Selon certains, cette perte est minime, car l’esprit organisationnel, la créativité ou la contribution à la vie politique semblent être liés à la personnalité du futur émigrant et non à une profession en particulier (Grubel et Scott, 1966). À moins

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que l’on ne suppose que ces qualités conduisent à l’émigration, elles semblent distribuées aussi bien parmi les émigrés que parmi ceux qui restent.

20 Il s’ensuivrait que sur un marché, les seuls effets négatifs de l’émigration sont dus à des déséquilibres temporaires. Plus la substituabilité du diplômé est grande et la durée de formation courte, plus le déséquilibre causé par l’émigration sera faible. Cependant, tous les pays ne sont pas organisés comme des marchés : ils n’ajustent pas facilement la main-d’œuvre aux besoins et ne rémunèrent pas les diplômés à leur valeur. Leur capacité à répondre à de tels déséquilibres est différente. Plus l’économie est planifiée, plus la capacité à remplacer la main-d’œuvre est difficile. La difficulté est d’autant plus grande pour les pays qui manquent de ressources et de capital à investir dans l’éducation. Dans ces pays, le diplômé contribue au bien-être collectif plus que ne le montre sa fiche de paye et les externalités négatives de son départ ne sont pas négligeables (Bhagwati et Delalfar, 1973 : 94).

La taxe Bhagwati

21 La taxe Bhagwati est une solution raisonnable. Son but n’est ni d’éviter à tout prix les déséquilibres économiques du pays d’origine, ni de dissuader l’émigration qualifiée. La période de prélèvement est limitée à quelques années après émigration, quand bien même il existe des pays qui taxent leurs citoyens toute leur vie durant, indépendamment du lieu de résidence et de la source de revenu14. La taxe ne fait qu’étendre l’idée de l’impôt progressif au-delà des frontières, en prétendant à une part de l’augmentation de revenu gagnée par la migration. Comparée à cette augmentation, sa prétention n’est pas disproportionnée : en prélevant pendant dix ans 10 % du revenu net des taxes dues au pays de résidence, le migrant pourrait, selon les calculs de Bhagwati, compenser la perte encourue par son pays d’origine.

22 Il se trouve qu’à partir des années 1990, de nombreuses études ont montré que les pays pauvres ne perdent pas, mais gagnent grâce à l’émigration. Ces études vont généralement au-delà de l’effet d’absence du diplômé, ressenti à court terme. D’ailleurs, sa simple présence ne garantit pas la productivité car, comme Bhagwati le reconnaissait, à défaut de conditions propices « le cerveau […] peut fuir plus vite restant assis au mauvais endroit qu’en voyageant à Cambridge ou à Paris » (Bhagwati, 2004 : 208). Mais l’émigration représente un gain net pour les pays pauvres si l’on prend en compte trois autres variables : l’effet de diaspora (la valeur des transferts d’argent, des échanges commerciaux et technologiques dus à la diaspora) ; l’effet prospectif (l’influence des perspectives d’émigration, notamment sur l’investissement personnel et institutionnel dans l’éducation) ; l’effet de retour (les migrants qui retournent ont un meilleur capital humain, financier et organisationnel)15. On peut s’attendre à ce que les migrants diplômés, dont les revenus sont plus importants, renvoient plus d’argent au pays que les migrants non qualifiés, mais certaines études ont contesté cette hypothèse (Faini, 2007). Quoi qu’il en soit, si l’on compte la valeur totale des transferts d’argent, elle est considérable : elle dépasse les investissements économiques étrangers dans les pays pauvres et représente plus que le triple de l’aide au développement. Autrement dit, ce que font les migrants de manière bénévole dépasse de loin ce que font les États de façon altruiste et les entrepreneurs de façon intéressée. Confronté aux faits, le prioritariste nationaliste ne devrait plus avoir de raison de s’opposer à l’émigration, car celle-ci profite véritablement aux pays pauvres. Mais supposons toutefois que le bien-être de

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certains pays diminue du fait de l’émigration : est-ce pour autant à l’émigrant de compenser cette perte ?

Surtaxer les femmes migrantes ?

23 Le principe selon lequel une perte doit être compensée par la personne qui l’a causée semble aller de soi. Mais il n’est pas certain qu’il en aille ainsi, même pour une perte très importante. Considérons le cas de l’émigration de travail féminine en provenance des pays pauvres. Pour des raisons diverses, qui combinent discrimination et besoins de main-d’œuvre, elle se retrouve concentrée dans les services d’aide à la personne (carework), traditionnellement associés aux femmes. Certains auteurs ont appelé care drain la surreprésentation des femmes migrantes dans les services d’aide à la personne (Bettio et al., 2006). Et les tentatives de rafraîchir le débat sur le brain drain par une touche féministe n’ont pas manqué, même si l’on peut regretter la direction qu’elles ont prise16. De la même manière que dans le débat sur le brain drain, certaines auteures ont dénoncé la « crise de care » produite par les inégalités entre les pays (Hochschild, 2001 ; Ehrenreich et Hochschild, 2003). Les femmes des pays riches « pillent » le care des pays pauvres. Attirées par une augmentation de revenu, les femmes migrantes prennent soin des enfants et des personnes âgées des pays riches au détriment de leurs propres enfants et des autres personnes dépendantes, restées dans le pays d’origine.

24 En effet, lorsque l’émigration des femmes en provenance de certains pays est massive17, la perte de bien-être peut être considérable. Dans de nombreux pays pauvres, avec un État-providence peu développé et une division sexiste du travail, les femmes prennent en charge la plupart des tâches de care. La quantité et la pénibilité de ce travail sont importantes, mais il est souvent fourni gratuitement. Lorsqu’il est rémunéré, sa valeur économique, y compris dans les pays riches, est sous-estimée. Or, ce travail a une importance capitale pour la vie de chaque individu à différents moments de son existence, ainsi que pour le fonctionnement d’une collectivité. De nombreuses études ont montré que la qualité et la quantité de care qu’un enfant reçoit conditionne sa capacité à établir des relations sociales, à être productif et à bénéficier des opportunités (Held, 1993 ; Kittay, 1999 ; Tronto, 1993). Autrement dit, en l’absence du travail de care, de nombreuses personnes diplômées n’apporteraient pas leur contribution au bien-être du pays, comme l’entendent les thèses élitistes. De même, pour les personnes âgées, chroniquement malades ou dépendantes, le travail quotidien de care contribue plus à leur durée et qualité de vie, que ne le font les visites ponctuelles du médecin.

25 Le problème du care drain est donc similaire à celui présenté dans le débat sur le brain drain sous deux aspects : l’émigration d’un groupe peut affecter profondément la société entière et ce sont les pays pauvres, supposés avoir moins de ressources à dépenser dans le care, qui en sont plus touchés. S’ensuit-il que ce groupe doit compenser la perte de bien-être ? Dans les faits, les femmes migrantes la compensent, comme les autres migrants, par des transferts d’argent et le maintien des liens à distance. Mais sont-elles moralement obligées de le faire ? Doivent-elles payer une taxe pour compenser la véritable valeur du travail qu’elles fournissent gratuitement ? Si la perte qu’elles ont causée est plus grande que celle des hommes, doivent-elles payer une taxe plus grande ? Et si leur salaire dans le pays d’accueil est, comme partout, plus bas que celui des hommes, doivent-elles payer la taxe plus longtemps que les hommes ? La

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conclusion qui s’impose va plutôt dans le sens contraire. Toute perte n’a pas à être compensée par la personne qui la cause.

Faut-il compenser les pays ?

26 L’analogie avec le care drain, pourrait-on objecter, n’atteint pas son but. L’exemple montre seulement que les femmes ne doivent pas compenser la valeur entière de la perte et non pas qu’elles ne doivent pas la compenser du tout. Dans un pays où le travail de care est partagé de façon équitable entre les sexes, la perte de bien-être liée au care devrait être compensée par les émigrés aussi bien femmes qu’hommes.

27 En réponse à cette objection, nous rappellerons que notre argument vise à montrer que le fait d’avoir causé une perte ne constitue pas une raison suffisante pour demander à la personne de la compenser. L’abolition de l’esclavage est sans doute un exemple plus convaincant : elle causa une détérioration du niveau de vie des maîtres d’esclaves, mais cela n’engagea pas les esclaves affranchis à compenser le manque à gagner des premiers. Toute perte ne doit pas être compensée par ceux qui la causent et certaines pertes ne doivent pas être compensées du tout. Qui plus est, le fait qu’une perte de bien-être ait été causée par quelqu’un n’est pas non plus une condition nécessaire pour apporter son aide à la personne qui en souffre. La compensation est due à ces personnes et non à l’État ou au bien-être collectif. Si l’on pense que la perte de care est injuste, ce n’est pas parce que les femmes migrantes l’ont causée, mais parce que les personnes vulnérables sont en droit d’être aidées. Pour utiliser une métaphore médicale, la migration des femmes est le symptôme, pas la maladie à traiter.

28 De façon analogue, dans le débat sur la fuite des cerveaux, ce qui devrait nous inquiéter ce sont les besoins des individus et la capacité des pays à s’ajuster à la demande de main-d’œuvre qualifiée et non l’éventuelle mobilité de cette dernière. Certains peuvent être mal à l’aise devant la comparaison brain drain/care drain. Ils pourraient souligner qu’elle ne tient pas. Si les femmes n’ont pas plus d’obligations que les hommes à fournir le travail de care, les diplômés, eux, non seulement ne fournissent pas leur travail gratuitement au pays, mais la société a investi de précieuses ressources dans leur éducation et est en droit d’attendre un retour.

29 Nous analyserons la valeur de cette objection dans la section suivante, mais avant cela, pensons un instant à ce que signifierait que les femmes et non les pays formulent cette revendication. Car, comme George Bernard Shaw l’avait déjà remarqué, « le cas le plus clair au monde où une personne produit elle-même quelque chose, par son propre labeur douloureux, prolongé et risqué est celui d’une femme qui produit un enfant » (1984 : 21). A-t-elle pour autant un droit de limiter le déplacement de son enfant ou de s’approprier une part de son revenu ?

La valeur de l’éducation

30 La valeur accordée à l’élite diplômée ne tient pas dans la seule contribution que celle-ci apporterait au pays si elle y restait. Une seconde justification vise l’investissement que la collectivité a déjà consenti pour son éducation et qui serait perdu en cas d’émigration. Cet argument revêt souvent une forme déontologique, qui va donc au- delà de la simple introduction de dépenses d’éducation dans l’analyse des conséquences de l’émigration. Cette version de l’argument pourrait être résumée en un dicton :

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l’éducation oblige. Lorsqu’une collectivité décide de dépenser ses ressources dans l’éducation plutôt que de les orienter vers d’autres biens, elle fait un investissement et est en droit d’attendre un retour. Le présupposé de cet argument est que l’investissement dans l’éducation crée des obligations pour ceux qui en bénéficient : une obligation d’exercer son métier dans le pays (comme suggérait l’analogie du président tanzanien) ou de rembourser le coût de l’éducation (comme dans le cas de la taxe soviétique). Cette vision de l’éducation comme source d’obligations pour ceux qui la reçoivent s’oppose à une conception qui y voit un moyen d’assurer leur autonomie, sinon l’égalité des chances.

L’éducation comme source de dividendes

31 L’argument déontologique est implicite dans l’analogie du président tanzanien, mentionnée au début de cet article. Car, présenter le migrant diplômé comme un traître, c’est avant tout supposer qu’il a enfreint une promesse, une obligation qu’il avait contractée. Pour qualifier ensuite une promesse non tenue de trahison, il faut encore que l’enjeu de la promesse ait une valeur importante pour celles et ceux à qui elle avait été faite, mais aussi qu’il existe des liens particuliers entre les personnes qui ont échangé cette promesse. Pour cette raison, ne pas ramener des ravitaillements à ses proches qui ont sacrifié leurs dernières ressources pour lui faciliter cette tâche, c’est plus qu’une promesse non tenue, c’est une trahison.

32 Ce jugement s’appliquerait bien au migrant diplômé, s’il ne s’appuyait pas sur une analogie défaillante. Le problème de cette analogie n’est pas seulement de présenter l’investissement dans l’éducation comme l’occasion d’un contrat implicite entre les bénéficiaires des études et les contribuables, il réside surtout dans le contenu du contrat. Le président tanzanien présente le migrant diplômé comme quelqu’un parti chercher des ravitaillements dans un endroit lointain et qui ne revient plus aider ses proches. L’assentiment que l’on donne à son jugement s’appuie sur l’illusion qu’il suffirait d’un acte simple — apporter les ravitaillements promis — pour s’acquitter de son obligation. Mais l’analogie ne dit pas quelle est la valeur des ravitaillements qui ont été promis. On pourrait se demander si un contrat qui ne spécifie pas à quel moment l’on a honoré ses obligations reste bien un contrat. L’analogie ne dit pas non plus si les ravitaillements peuvent être acheminés par d’autres moyens que le retour du diplômé et l’on peut craindre que ce qui a été promis ne soit pas le retour mais les ravitaillements. Si tel est le cas, le principe auquel l’analogie nous invite à donner notre assentiment est que l’investissement dans l’éducation crée des obligations dont on ne peut être déchargé qu’en exerçant son métier sur place, aussi longtemps que la communauté qui a financé le diplôme en a besoin.

33 Une telle obligation est évidemment excessive. Aussi pauvre que soit une communauté, elle ne saurait être moralement autorisée à supprimer la liberté de ses membres en les liant indéfiniment à leur lieu de naissance. Le modèle de la taxe soviétique a le mérite d’offrir, du moins en théorie, un choix : soit le diplômé rembourse le coût de son éducation, soit il exerce son métier sur place. Certes, si ce coût doit être remboursé avant le départ et qu’il est estimé égal au bénéfice que le diplômé aurait apporté en travaillant sur place sa vie durant, les deux approches sont strictement identiques. Mais toute mesure qui relaxe l’une des deux conditions est moins liberticide que l’obligation de rester travailler dans le pays d’origine. Inutile d’ajouter qu’un pays

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gagnerait plus en exigeant le remboursement de la valeur entière des bénéfices que le diplômé aurait apporté sa vie durant, plutôt qu’en lui interdisant d’émigrer. Cette façon d’évaluer le coût de l’éducation serait à l’avantage du pays, mais elle ne serait certainement pas juste.

34 On affirme souvent qu’un pays fournit gratuitement ou à bas prix l’éducation en espérant un retour sur l’investissement au travers des impôts plus élevés qui seront payés par les diplômés et des externalités positives qu’ils produiront tout au long de leur vie active. Dans cette perspective, le montant à rembourser en cas d’émigration devrait être indexé sur la valeur qu’aurait produite le diplômé sa vie durant s’il était resté au pays. Cet argument semble s’appuyer sur un principe de fair-play qui demande de rembourser la valeur d’un bien que l’on a consommé à prix bas si l’on a trahi les attentes de celui qui l’a fourni à un tel prix.

35 Mais cet argument est fallacieux. Il présuppose que l’investissement dans l’éducation a des propriétés particulières. À la différence d’autres investissements, celui-ci a la capacité de créer des obligations pour la personne qui en a bénéficié et, de façon correspondante, de conférer des droits à ceux qui ont fait l’investissement. Une collectivité qui décide d’investir dans l’éducation gagnerait ainsi une sorte de droits de propriété intellectuelle sur les personnes éduquées. Tout comme l’inventeur d’une machine gagne un droit de monopole sur l’usage et la vente de la machine, la collectivité aurait un droit de monopole sur la force de travail éduquée. Celle-ci ne pourrait pas être vendue sur un autre marché tant que la personne qui la possède (sans en être propriétaire) n’aurait pas remboursé la valeur du retour attendu sur l’investissement. En effet, dans aucun autre débat politique, l’idée de John Rawls de considérer la distribution des talents comme un « atout collectif » (1971 : 106) n’a trouvé de meilleure application que dans cette vision qui oblige les diplômés à travailler pour ceux qui leur ont permis de s’éduquer. Mais aussi, dans aucun autre débat politique, la critique de Robert Nozick ne s’est avérée plus pertinente que dans « l’esclavage des talentueux » permis par une telle appropriation collective des talents. Car si une collectivité qui décide d’investir dans l’éducation peut ainsi limiter la liberté des plus talentueux, l’éducation devient un moyen d’asservissement, une façon de « traiter les aptitudes et les talents des personnes comme autant de moyens pour les autres » (1974 : 279). L’éducation a certainement un coût, mais ce coût ne saurait être celui de la liberté de choisir où et pour qui l’on travaille.

Moyens d’égaliser les chances à l’échelle globale

36 La vision de l’éducation comme investissement et moyen de collecter des dividendes s’oppose à une conception qui y voit un moyen d’assurer l’autonomie des personnes. Ce que les philosophes féministes et les théoriciens de la justice intergénérationnelle nous ont permis de réaliser, c’est que « les personnes ne poussent pas sur le champ comme les champignons », les humains naissent inévitablement dépendants et ont besoin d’assistance pour devenir des personnes (Kittay et al., 2005 : 443). Les générations adultes n’ont pas ce choix d’investir leurs ressources dans l’éducation ou de les orienter vers d’autres biens, si cet investissement ne leur paraît pas suffisamment rentable. Une partie des ressources doit toujours être consacrée aux générations que les adultes ont produites. L’éducation est un moyen de leur fournir l’autonomie et, lorsqu’elle est

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collectivement financée, d’éviter qu’une inégalité des chances trop grande ne s’instaure au sein de la génération suivante.

37 Dire que les générations aînées ont des obligations envers les générations qui les suivent ne revient pas à affirmer que le devoir de financer l’éducation relève de chaque collectivité nationale, ni que le champ d’application de l’égalité des chances s’arrête aux frontières de chaque État. L’idéal de l’égalité des chances est, par sa justification première, un idéal de justice globale. Lorsqu’il est défendu comme objectif des politiques nationales, il est fondé sur le principe selon lequel personne ne mérite d’être né dans une famille pauvre et ne devrait être pénalisé par son origine sociale. Ces caractéristiques sont, comme disait Rawls, moralement arbitraires. Mais l’origine nationale ne saurait être plus « méritée » que l’origine sociale18. Personne ne mérite d’être né entre les frontières d’un État et de voir son accès limité aux seules opportunités qui s’y trouvent. Le champ d’application d’une conception de l’égalité des chances, qui a l’ambition d’être cohérente, s’étend au niveau global. Cet idéal sera pleinement réalisé lorsque « un enfant né dans le Mozambique rural aura statistiquement autant de probabilité de devenir banquier qu’un enfant d’un banquier suisse » (Moellendorf, 2002 : 79). Et tout comme on ne laisse pas aux familles la charge de financer l’éducation de leurs enfants, de même on ne saurait limiter l’accès à l’éducation par le hasard des ressources qui se trouvent en possession de l’une ou l’autre des communautés étatiques. L’éducation a certes un coût, mais ce coût devrait être financé par un fond global19.

38 Dans un monde avec des frontières et des inégalités, certains pourraient vouloir utiliser l’idée de la taxe Bhagwati pour alimenter le fond global et financer l’éducation des moins nantis. Les migrants diplômés, pourrait-on soutenir, ont bénéficié de deux fois plus de chances que certains de leurs concitoyens : ils ont eu accès à l’éducation dans leur pays d’origine et à des opportunités nouvelles dans le pays d’accueil. La taxe Bhagwati pourrait être utilisée non pas pour compenser une perte dans leur pays d’origine, mais pour financer une politique d’égalité des chances au niveau global, au bénéfice des pays qui en ont le plus besoin.

39 Cet argument trouve dans le sédentarisme un appui pour une étrange philosophie de l’impôt. D’une part, la migration est reconnue comme partie intégrante de l’accès aux opportunités. En effet, elles se situent dans l’espace et pour y accéder, il est souvent nécessaire de se déplacer. Rawls avait modifié la liste des biens premiers pour y inclure, aux côtés des droits et des libertés fondamentales « la liberté de circulation et le libre choix de l’occupation », protégés par le principe d’égalité équitable des chances (1995 : 224). N’étant pas un défenseur du cosmopolitisme, il faisait référence à la liberté de circulation à l’intérieur de l’État. Néanmoins, l’idée qu’il défendait était que le choix du lieu de travail et de l’occupation était parmi ce qui comptait le plus dans l’accès à l’opportunité et devait être protégé par des institutions respectueuses de l’égalité équitable des chances. Or, la proposition qui consiste à taxer les migrants, c’est-à-dire les personnes qui se déplacent pour avoir accès à l’opportunité, témoigne d’une vision étrange de la philosophie de l’impôt. Elle suppose que ce qui doit être taxé c’est l’ascension sociale et non le revenu lui-même. Ce principe impliquerait de prélever un impôt sur une personne très pauvre qui gagne un euro et non sur une personne très riche dont le revenu n’augmente pas. Cet impôt ne serait évidemment pas juste. Si les migrants doivent contribuer, comme tout un chacun, au fond global, c’est le revenu et non l’augmentation de revenu qui doit constituer la base de la taxation. Proposer une

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taxe sur les migrants, c’est laisser parler le préjugé sédentariste à la place du sens de la justice.

CONCLUSION

40 Au terme de cet article, nous pouvons constater que l’obligation des migrants qualifiés, en tant que migrants, de compenser le pays d’origine est insuffisamment fondée d’un point de vue éthique. Ni les arguments basés sur le manque à gagner, ni ceux qui invoquent l’investissement de la collectivité dans l’éducation ne suffisent pour appuyer une telle obligation. Cependant, cette position est cohérente avec une conception prioritariste selon laquelle les individus les plus démunis, considérés à l’échelle globale, doivent avoir priorité dans les politiques de redistribution. Seulement, l’intérêt des plus démunis, auquel en appellent souvent les participants au débat sur la fuite des cerveaux, serait mieux servi en s’appuyant sur une conception cosmopolitique de l’égalité des chances. Les migrants, tout comme les autres, ont une obligation d’y contribuer.

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NOTES

1. Cf. article 13 (2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948. 2. Président Julius Nyerere, 12 mai 1964, citée dans Sinclair (1979). 3. Proposée pour la première fois dans Bhagwati (1972). 4. Terme consacré par Parfit (1997). 5. Cf. le débat suscité dans Science (Maddox, 1964) et la mention de Willis-Russell (1965) sur les « nouveaux mots » entrés dans la langue. 6. Selon les chiffres fournis dans le rapport, 13 % des docteurs pris en compte dans l’enquête ont émigré. Parmi eux, presque 45 % se sont rendus aux États-Unis. Selon une autre enquête, 75 % des scientifiques partis aux États-Unis sont retournés en Grande-Bretagne (Rapport de la Royal Society, 1963). 7. Cf. le discours parlementaire de Lord Hailsham (27 février 1963) repris dans le Rapport de la Royal Society (1963 : 363-364). 8. Le concept de « nationalisme méthodologique » a été popularisé et analysé par Wimmer et Glick-Schiller (2002a, repris en 2002b). 9. Pour une étude plus détaillée, cf. Dedijer (1968). 10. Cf. la proposition de Chauvier (2007) selon laquelle une politique juste de l’immigration doit favoriser les plus désavantagés des pays pauvres. 11. C’est le cas de la théorie de Walzer (1983). 12. Cette hypothèse, formulée en termes élitistes, est prise en compte dans le modèle de Kapur et McHale (2005 : 211-213).

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13. En Union Soviétique, pays fermé à l’émigration, cette politique concernait les personnes d’origine juive, dont le départ avait été racheté par l’État d’Israël et remboursé par les intéressés. 14. Les États-Unis et les régimes fiscaux qui s’en inspirent (Philippines, Nouvelle-Zélande et auparavant Mexique) utilisent la citoyenneté comme base de prélèvement. Cf. Pomp (1989). 15. Pour une présentation succincte, cf. Kapur et McHale (2006). 16. Cette entrée des questions féministes dans le débat sur le brain drain est selon nous dommageable étant donné les discriminations dont font l’objet les femmes migrantes diplômées. Cf. le rapport accablant de l’OECD (2006), ainsi que l’absence d’étude sur la fuite des cerveaux féminins (Morrison et al., 2007 ; Docquier et al., 2007). 17. Le fait que les femmes migrent davantage que les hommes est l’une des « lois de la migration » formulées en 1885 par Ravenstein pour la migration interne (Ravenstein, 1885). Les statistiques actuelles montrent une légère majorité de femmes parmi les migrants des pays riches. 18. Pour le développement de cet argument, cf. Carens (1987). 19. Pour la défense de l’idée d’un fond global, cf. Steiner (1999) et Pogge (2001).

RÉSUMÉS

Cet article analyse les engagements éthiques qui pèsent sur la méthodologie des recherches sur « la fuite des cerveaux » et qui conduisent les participants au débat public à remettre en cause le droit fondamental d’émigrer pour les personnes qualifiées. Nous identifions cinq présupposés de ce débat : au conséquentialisme, au prioritarisme et au nationalisme, nous ajoutons les biais que nous appelons « sédentaristes » et élitistes. Cette analyse nous permettra de montrer que même si l’émigration des plus talentueux représentait une perte pour le pays d’origine, cette perte n’est pas une raison suffisante pour exiger que les migrants qualifiés la compensent, que ce soit par le paiement d’un impôt (la taxe Bhagwati) ou par un refus du droit d’émigrer. En outre, voir l’investissement public dans l’éducation comme une source d’obligation pour les migrants, c’est considérer l’éducation comme une source de dividendes, plutôt qu’un accès à l’opportunité que les générations présentes doivent aux générations qui les suivent.

This article is devoted to analysing the ethical commitments underlying research methodology on “brain drain” and leading participants in the public debate to deny the human right of emigration for skilled persons. Here, we identify five such commitments : to consequentialism, prioritarianism and nationalism, we add sedentarism and elitism. Based on this analysis, we argue that even though the emigration of the most talented would be a loss for the country of origin, this loss is not sufficient to require that migrants themselves compensate it – either by tax payments (e.g. Bhagwati’s tax proposal) or by not exercising their right to emigrate. Moreover, to interpret public investment in education as the source of migrants’ further obligations to their country is to view education rather as a source of dividends than an access to opportunity that present generations owe to futures ones.

Este artículo analiza los compromisos éticos que implica la metodología de la investigación sobre la “fuga de cerebros” y que conducen a los que participan en el debate público a cuestionar el derecho a la emigración de personas calificadas. Se identifican cinco presupuestos de este debate : el consecuencialismo, el prioritarismo y el nacionalismo, así como lo que llamamos

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“sedentarismo” y elitismo. Este análisis muestra que, si bien la emigración de talentos representa una pérdida para el país de origen, ésta no es razón suficiente para exigir que los migrantes cualificados la compensen, ya sea mediante el pago de un impuesto (la tasa Bhagwati) o a través de la denegación del derecho a emigrar. Además, ver la inversión pública en educación como fundamento de obligaciones para los migrantes es considerar la educación más como una fuente de dividendos que como un acceso a oportunidades que las generaciones actuales deben a las que siguen.

AUTEUR

SPERANTA DUMITRU Centre de Recherches Sens Éthique et Société (CERSES), CNRS, Université Paris Descartes, 45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06 [email protected]

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Les usages sociaux de l’histoire de l’immigration : enquête auprès d’un cercle militant The Social Use of the History of Immigration: Investigation with a Militant Circle Los usos sociales de la historia de la inmigración: investigación acerca de un círculo de militantes

Gilles Frigoli et Christian Rinaudo

1 L’histoire de l’immigration n’est pas qu’un objet de recherche. Elle est aussi un objet social qui participe du regard que les individus, les groupes, les sociétés portent sur eux-mêmes et sur les autres1. C’est dire le poids des enjeux que soulève, au présent2, le travail autour de la mémoire3 auxquels se livrent les acteurs intéressés à produire un récit historique, et l’intérêt qu’il y a à étudier les logiques d’« usages sélectifs du passé » 4 qui témoignent de ce que les histoires migratoires (et pas simplement l’Histoire) sont bien plus que de simples traditions statiques héritées d’un passé pouvant être considéré comme détaché de toute entreprise de sélection, d’oubli, de valorisation, de mise en récit et de mise en scène5. S’il est rare que la référence à l’histoire chez de tels acteurs emprunte les méthodes et partage les finalités de la science historique, elle a généralement en commun avec cette dernière son caractère normatif. La raison en est simple : l’histoire intervient dans ce contexte comme un élément disponible pour la poursuite d’activités qui trouvent là une ressource6.

2 L’enquête que nous présentons dans cet article porte sur la manière dont la référence à l’histoire de l’immigration s’intègre au sein des actions développées par un cercle d’acteurs qui militent en faveur de l’intégration des populations issues de l’immigration dans la région niçoise7. L’approche retenue s’inscrit dans le cadre d’une sociologie de l’action collective se donnant pour objet de rendre compte de mobilisations inscrites dans des arènes publiques. Elle trouve ici à s’appliquer aux activités d’élites locales issues elles-mêmes de l’immigration et soucieuses de produire des analyses recevables, des critiques et des propositions susceptibles d’engendrer des mobilisations et d’être entendues par leurs destinataires, mais aussi de constituer de nouveaux types de cercles

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militants capables de contribuer au débat public. L’intégration, la lutte contre les discriminations raciales, la promotion sociale, le développement de réseaux politiques capables de redéfinir la place des populations issues de l’immigration, de faire reconnaître l’existence d’une « culture musulmane laïque » au niveau local ainsi qu’une « mémoire de l’immigration » exerçant un regard critique sur le passé colonial et susceptible d’être reconnue comme partie prenante du patrimoine culturel de la région : autant d’éléments qui constituent des « cadres8 » à partir desquels se configurent des actions ponctuelles (autour du « voile islamique », de la fermeture de sites d’abattage rituel, de la suppression des budgets sociaux, éducatifs et culturels attribués aux quartiers défavorisés, etc.), mais aussi des problèmes publics qui en appellent à des règlements par des dispositifs d’action publique.

3 Les usages sociaux du passé sont toujours contextualisés, c’est-à-dire à rapporter à un contexte qui en fournit les conditions d’accomplissement et d’intelligibilité. À ce titre, il n’est pas indifférent que l’enquête porte sur un cercle militant et non pas sur une association, un collectif, un parti politique ou d’autres formes susceptibles d’encadrer des pratiques militantes. Si nous avons choisi ce terme, c’est précisément en raison de la plasticité des formes organisationnelles dans lesquelles s’inscrit la pratique militante sur le terrain étudié : plasticité qui, de la lutte sociale au modèle du club, fournit à la fois le cadre et certains des enjeux centraux de la mobilisation de l’histoire comme ressource pour l’action. Concrètement, se rejoignent dans ce cercle des acteurs venus d’horizons divers du point de vue de leur parcours militant, professionnel, politique, etc. et de leurs attaches et préoccupations actuelles. Et, comme on va le voir, s’ils ont en commun de se reconnaître mutuellement comme membres d’une élite maghrébine locale, s’ils partagent de nombreux éléments de ce qui pourrait être une mémoire commune de l’immigration locale, ces acteurs ne s’accordent pas toujours sur les formes à donner à la mobilisation que tous pourtant appellent de leurs vœux. La référence au passé ne constitue pas évidemment l’unique ressource et le seul enjeu de cette dynamique organisationnelle. Elle y occupe toutefois une place centrale par sa capacité à cimenter l’action collective : en tant qu’elle confronte les expériences individuelles, c’est-à-dire les ressorts les plus intimes de l’engagement militant et, lorsqu’il s’agit de passer de mémoires personnelles à une mémoire collective, en tant qu’elle est le socle à partir duquel il est possible, en tirant les leçons du passé, d’envisager collectivement l’avenir.

4 Pour mener cette étude, nous avons réalisé des entretiens de recherche et des récits de vie plus approfondis auprès des principaux militants associatifs, des membres du club et des groupes d’acteurs présentés dans l’article. Nous nous sommes pour cela appuyés sur les contacts que nous entretenons depuis plusieurs années avec les membres de ce cercle9 qui se déploie principalement dans les Alpes-Maritimes, en particulier dans les environs de Nice, de Cannes et de Grasse, mais qui tisse également des liens avec des « copains10 » sur tout le territoire national. Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux différents objets de mémoire de l’immigration susceptibles de fonctionner comme des ressorts de l’action collective, comme des enjeux de mobilisation, de réaction et de reconnaissance publique. Puis, nous verrons comment ces objets de mémoire et les usages qui en sont faits s’intègrent, pour contribuer à en constituer le cadre, aux deux formes d’action qui se sont développées au sein du cercle militant étudié : le commando et le club social.

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Les mémoires de l’immigration

5 Toutes les activités menées par les personnes auprès desquelles nous avons enquêté ne sont pas explicitement orientées vers l’histoire de l’immigration. Si elles ont en commun de s’appuyer sur l’identification de problèmes auxquels il s’agit de remédier et si elles se rejoignent autour d’une finalité générale qui est le changement, ces activités sont diverses, de par les objectifs immédiats et concrets qu’elles visent (améliorer les conditions d’exercice du culte musulman, favoriser l’insertion professionnelle des jeunes diplômés, etc.), les formes qu’elles revêtent (organiser une prière collective sur une grande place de la ville de Nice, prendre la parole dans la presse locale, etc.), les instruments qu’elles mobilisent, les individus qu’elles mettent au premier plan, les priorités et la division du travail qu’elles révèlent, etc. De même, toutes les personnes que nous avons interrogées n’accordent pas spontanément la même importance à la connaissance de l’histoire de l’immigration comme ressource mobilisable pour promouvoir ce changement.

6 Toutefois, on constate que la question de la mémoire, dès lors qu’elle implique une mise en récit d’évènements, de pratiques, de sentiments passés, constitue un thème de réflexion qu’aucun de nos interlocuteurs n’évacue ou ne néglige. Certes, le récit de vie comme technique d’enquête est par essence propice au retour sur soi. Plus largement, il n’y a pas de raison de s’étonner de ce que les personnes interrogées produisent un discours sur la mémoire dès lors que les enquêteurs les sollicitent sur ce point. Mais, le poids de cet artefact lié à l’enquête ne saurait masquer le fait que la production de significations, à laquelle toute action collective donne lieu, s’encastre dans un horizon temporel, c’est-à-dire implique un rapport à l’avenir, au présent et au passé, y compris lorsqu’on prétend faire table rase — le refus volontaire de se référer au passé pouvant alors être analysé comme un mode d’intervention possible, parmi d’autres, de la mémoire comme ressource, objet et élément régulateur de l’action collective11.

7 S’il apparaît donc que la mémoire est un registre cognitif, une pratique, un impératif moral qui a une place dans les activités que nous étudions, il reste toutefois que ce sont bien des mémoires que convoquent les acteurs lorsqu’ils s’expriment : non pas seulement au sens où chaque individu est porteur d’une mémoire qui lui est propre, car elle s’inscrit dans un parcours de vie singulier, mais au sens où se mêlent dans la référence au passé, y compris parfois chez la même personne, des objets divers (la Seconde Guerre mondiale, le parcours migratoire d’un proche, l’organisation d’une manifestation, l’émotion ressentie face au discours d’un instituteur, etc.) qui, tout en ayant en commun d’être considérés comme dignes de mémoire, concourent à dessiner une hiérarchie des entreprises mémorielles, c’est-à-dire un ordre de priorité, variable selon les contextes, concernant ce dont il est souhaitable ou nécessaire de se souvenir. Au sein de cet ensemble se côtoient des évènements planétaires et des anecdotes de la vie familiale, de l’amertume et de la fierté, de froides analyses et des émotions profondes, des secrets intimes et des souvenirs partagés, des choses vues et des choses vécues. C’est dire que, du point de vue factuel comme du point de vue du sens que donne aux objets de mémoire leur mise en récit, ces mémoires sont multiples, comme le sont les possibilités de les regrouper dans des catégories d’analyse. Plutôt que d’établir une typologie, au sens strict, de ces mémoires, nous avons fait le choix de mettre en lumière, sans souci d’exhaustivité, quatre manières d’envisager le passé à

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l’œuvre sur notre terrain d’enquête et qui nous semblent dotées d’un fort pouvoir de structuration de l’action collective engagée par les membres du cercle étudié.

La mémoire des blessures

8 Ce type de mémoire porte sur les évènements douloureux qui jalonnent l’histoire de l’immigration : la Grande Histoire, celle que retracent les grands récits nationaux, mais aussi la petite histoire de l’immigration, toute entière inscrite dans l’univers familier des individus qui la convoquent.

9 Dans les deux cas, il s’agit moins, pour les acteurs de faire en sorte que continue de se transmettre un ensemble de connaissances factuelles qui seraient unanimement partagées, que d’œuvrer pour que soient mieux connues, voire rétablies, des vérités en partie oubliées ou, plus encore, masquées par l’historiographie officielle et par conséquent absentes des lieux où s’écrit, s’enseigne, se transmet publiquement l’histoire de l’immigration. Ainsi, il ne s’agit pas tant de se souvenir de Monte Cassino que de redonner leur véritable place dans le récit national aux combattants issus du corps expéditionnaire français. De même, il s’agit moins de simplement rappeler, comme une chose qui serait connue, les conditions particulièrement difficiles dans lesquelles étaient accueillies les personnes originaires du Maghreb dans les Alpes-Maritimes dans les années 1970, que d’établir par là un fait objectif qui, en tant que tel, doit faire partie de l’histoire locale.

10 La mémoire des blessures corrige, réécrit, révise donc les récits considérés comme partiels et/ou partiaux et revendique d’atteindre l’objectivité.

11 C’est en premier lieu ce souci d’objectivité qui justifie que nos interlocuteurs plaident pour que le récit historique qu’ils proposent alimente une mémoire publique. Autrement dit, l’histoire qu’ils racontent peut et doit devenir consensuelle, légitime et officielle, car elle est la véritable histoire de l’immigration. C’est donc parce qu’elle a valeur de vérité que cette histoire mérite d’être publicisée.

12 Mais ce qui inscrit fondamentalement l’exercice de cette mémoire dans l’espace public, c’est aussi ce qu’on en attend : une reconnaissance publique, morale et matérielle, faisant suite à une série d’offenses elles-mêmes publiques qui nécessitent une réparation qui doit l’être tout autant. Ainsi, rappeler le rôle qu’ont joué les aînés au cours de la Seconde Guerre mondiale dans la reconstruction de la France, évoquer les bidonvilles qui subsistaient encore aux portes de certaines villes il y a quelques décennies, tout cela participe d’un récit auquel il faut publiquement faire droit, non pas seulement parce que ce récit est exact, mais aussi parce que la méconnaissance, la falsification faisant offense aux oubliés de l’histoire, il n’est que justice qu’il en soit ainsi.

13 Les premiers bénéficiaires de ce juste retour des choses seront ceux qui sont les premières victimes de cette amnésie sociale, ceux-là mêmes dont le parcours, les souffrances, les espoirs ont été oubliés, ces chibanis auxquels font souvent référence nos interlocuteurs pour déplorer que leur dignité ait été bafouée et revendiquer à leur sujet outre la reconnaissance symbolique à laquelle ils ont droit, la reconnaissance matérielle, c’est-à-dire l’amélioration concrète de leurs conditions de vie, qui la traduit.

14 Mais le message s’adresse aussi aux jeunes générations, dont on pense ici, dans cette méconnaissance de l’histoire, tenir une explication au « malaise identitaire » qu’elles ressentent. Se soucier d’éducation en enseignant mieux cette histoire, apparaît alors

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comme un moyen de les aider à faire face à des doutes que nos interlocuteurs situent volontiers sur le registre existentiel, en évoquant les difficultés que les « jeunes » éprouvent à « donner un sens » à leur présence en France.

15 La valorisation de cette mémoire des blessures qui jalonnent l’histoire de l’immigration s’adresse enfin, là aussi sur le mode de la campagne d’éducation, à l’ensemble de la société locale et, au-delà, de la société française, pour ce dont on est en droit d’en attendre en termes de lutte contre les préjugés racistes. Souvent inscrit dans un discours qui valorise le contexte républicain en en faisant le cadre le plus propice à l’atteinte de « l’harmonie dans le respect des différences », ce point constitue en quelque sorte l’horizon déclaré de toutes les actions menées autour de cette mémoire.

16 Il n’est guère étonnant que ces actions, parce qu’elles visent la reconnaissance publique d’une « contre histoire » de l’immigration, s’inscrivent elles-mêmes dans l’espace public local et tentent d’y obtenir le plus fort retentissement. Ainsi en est-il de l’organisation d’évènements tels que la projection, à grand renfort de publicité, du film Indigènes ou du souhait de « débaptiser », sous l’œil des médias, une place de la ville pour lui attribuer « officiellement », le nom de Place des combattants de Monte Cassino.

17 Mais publiciser ce récit historique alternatif passe aussi par l’action, plus discrète et patiente, dans d’autres lieux où se forge et se transmet la mémoire officielle, à savoir ces micro-scènes publiques que constituent les salles de classes et les amphithéâtres où s’enseigne l’histoire. L’école, le monde académique plus largement, apparaît à ce sujet à la fois comme l’un des principaux univers sociaux incriminés et comme l’un des principaux lieux d’où peut venir le changement. Si l’histoire de l’immigration est mal connue, c’est pour une large part parce qu’elle est mal enseignée. C’est donc un levier stratégique pour la promotion d’une autre histoire de l’immigration, donc d’une autre histoire de France, un levier dont l’usage s’illustre dans des activités telles que l’organisation de voyages scolaires dans des pays du Maghreb, le jumelage d’établissements scolaires, l’organisation de conférences en milieu scolaire ou universitaire, etc. Ces activités diverses ont en commun d’être sous-tendues, d’une part par l’idée que la transmission de la mémoire est avant tout affaire d’éducation, d’autre part par l’idée que, contrairement à la famille, l’école est le lieu où la mémoire s’universalise en obtenant une reconnaissance officielle. Il s’agit de faire entrer ponctuellement ce récit historique dans l’école, en bricolant les ressources dont on dispose, par exemple le fait de compter des enseignants parmi les membres du cercle militant. Mais l’horizon est bien de faire de ce récit le discours de l’école, ce qui engage un processus d’une tout autre ampleur et pose de manière plus frontale la question des relations entretenues avec les autorités scolaires, relations qui, à l’instar de celles que nos interlocuteurs entretiennent avec les pouvoirs publics en général, ne sont pas sans ambiguïté.

18 Au-delà du monde scolaire en effet, c’est finalement sur l’ensemble de la vie publique, c’est-à-dire sur l’ensemble des procédures et des acteurs (médias, élus, administrations, etc.) qui peuvent agir dans le sens d’une traduction du travail de mémoire en politique de la mémoire, que l’action collective, sur le registre particulier de la mémoire blessée, vise à jouer. De ce point de vue, l’entreprise de mémoire apparaît bien comme une entreprise de définition d’une situation comme problématique dans l’espace public.

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La mémoire des luttes

19 Alors que l’espace d’expression privilégié du travail sur la mémoire des blessures est l’arène publique, celui du travail sur la mémoire des luttes se limite au cadre, plus confiné, de l’action collective elle-même. La mémoire des luttes porte en effet sur les actions entreprises dans le passé, les combats déjà livrés en faveur de l’intégration au sens large, et concerne donc avant tout les militants eux-mêmes ou ceux qui seraient tentés de le devenir.

20 C’est que le cercle d’acteurs étudié comprend des individus dont la mobilisation, quels qu’en soient le ressort ou la forme, est ancienne. De cette longue expérience, certains tirent alors l’idée qu’un travail de mémoire est nécessaire, qui permette notamment de tirer les leçons des échecs passés. Il s’agit donc moins ici de substituer un récit historique à un autre, que d’agir pour que se conservent les traces d’un passé guetté par l’oubli, alors même que le souvenir des combats menés pourrait permettre d’accroître l’efficacité de l’action collective présente.

21 Certes, tout n’est pas qu’instrumental dans une démarche qui, à bien des égards, s’apparente à une tentative de conservation d’un patrimoine auquel certains manifestent un attachement personnel à la mesure de ce qu’ils ont mis d’eux-mêmes dans les luttes menées, parfois depuis des décennies, et que décuple le sentiment de n’être pas toujours reconnu à la hauteur de cet investissement.

22 Mais c’est bien tout de même la volonté explicite d’optimiser les actions présentes et à venir qui domine dans ce souci de transmettre un héritage, notamment aux plus jeunes dont on espère informer les pratiques en constituant des « classeurs » qui compilent des articles de presse, des courriers adressés aux autorités, ou en tentant d’organiser la recension de toutes les actions menées localement par le biais d’« auditions » au cours desquelles chacun pourrait relater devant les « copains » ce qu’il a fait dans le passé.

23 Le spectre couvert par cet héritage est large. Faire vivre la mémoire des luttes, ce peut être transmettre une « culture de la mobilisation », c’est-à-dire un état d’esprit face aux injustices perçues. L’idée même qu’il est possible de s’élever publiquement contre l’intolérable en fait partie. Mais ce qui se transmet, ce sont aussi des savoir-faire, des schèmes d’interprétation et d’action forgés par l’expérience, qui permettent d’anticiper des situations et des conduites, de s’adapter aux contextes et aux interlocuteurs, etc. ; en clair, d’organiser et de réguler efficacement une action collective.

24 Si la mémoire des luttes est une mémoire de l’action (passée) et pour l’action (à venir), elle a aussi une forte dimension réflexive dans la mesure où, pour devenir opératoire, la référence aux expériences passées nécessite d’en faire le bilan critique. Ce travail d’évaluation, souvent nourri par les outils des sciences sociales, peut alors donner lieu à de savantes analyses. Ces dernières portent aussi bien sur des objets qui relèvent de problématiques transversales en sociologie ou en science politique (la mobilisation, les modes de construction de l’action publique) que sur des objets historiques (les enjeux de la laïcité, les effets de l’alphabétisation comme outil d’intégration). Dans les deux cas, la question politique apparaît comme centrale, pas tant dans le sens partisan du terme — encore que cette dimension a sa place dans les débats internes12 — mais dans la perspective où l’efficacité recherchée à travers le travail sur la mémoire des luttes concerne bien la capacité à peser sur la vie publique locale en faisant en sorte que le point de vue défendu, le « cadre » adopté, s’impose dans le débat public local et finisse par avoir force de loi13.

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25 Il apparaît alors d’autant plus important de se doter d’une expertise en matière d’action collective que les élites politico-administratives, principales interlocutrices des discours revendicatifs, sont perçues comme maîtrisant parfaitement les « règles du jeu » et comme ayant souvent joué jusqu’ici de leur supériorité. Mais cette volonté de sortir de l’amateurisme, qui confine parfois au souhait d’une quasi « professionnalisation » dans le domaine, s’inscrit également dans un contexte où s’exerce une certaine concurrence en matière de mobilisation en faveur ou au nom des populations issues de l’immigration. Être efficace c’est aussi être capable de faire entendre sa voix face à des « associés rivaux » dont on se sent plus ou moins proche, soit qu’ils ignorent l’histoire de ces luttes ; soit que, en désaccord sur le bilan à en tirer, ou bien d’accords sur le constat d’échec des mobilisations passées mais n’en tirant pas les mêmes conclusions, ces derniers plaident pour d’autres formes d’action collective ; soit encore qu’ils défendent des positions témoignant de désaccords sur les finalités elles-mêmes de l’action collective14.

26 On touche ici, nous y reviendrons, au caractère fondamentalement équivoque de cette mémoire des luttes en tant que ressource pour l’action collective. Là où la mémoire des blessures et la nécessité d’y travailler apparaissent comme largement consensuelles, la mémoire des luttes connaît des nuances suivant la connaissance qu’on en a et l’importance qu’on lui donne, quand elle ne suscite pas de profonds désaccords sur les enseignements qu’on en tire pour l’action à venir.

La mémoire des chemins d’intégration15

27 Retracer le parcours, c’est-à-dire littéralement les étapes, les changements de direction, parfois les retours en arrière, les types de voie, par lesquels est passée jusqu’ici l’intégration des populations immigrées et issues de l’immigration : voilà l’objet de la mémoire qui nous intéresse ici.

28 La mémoire de ces chemins empruntés étant celle qui permet de mesurer le chemin parcouru en matière d’intégration, elle peut susciter le dépit lorsqu’on en tire le sentiment que « les choses n’avancent pas », ou pas assez vite, ou lorsqu’on mesure le poids des difficultés auxquelles il faut s’attendre à l’aune de celles que d’autres ont précédemment affrontées. Mais cette mémoire peut aussi alimenter l’espoir pour peu qu’elle éclaire des faits, des évènements, des processus historiques qui, parce qu’ils témoignent d’avancées en matière d’intégration, témoignent de ce que de telles avancées sont possibles.

29 De par cette ouverture a posteriori du champ des potentialités contenues dans ces faits, ces actions, ces évènements passés, cette mémoire s’apparente à ce que Jean-Yves Boursier, s’appuyant sur les travaux d’Emmanuel Terray (Terray, 2000), nomme la « mémoire comme trace des possibles » (Boursier, 2002) : à la lumière de cet éclairage rétrospectif — on pense à la célèbre phrase qui clôt le texte de Merton sur la prédiction créatrice : « si c’est arrivé, c’est que c’était possible » — on peut se dire que s’il y avait finalement des raisons d’espérer hier, il y en a d’espérer pour demain.

30 Cette mémoire, sur son versant positif, agit donc comme moteur de l’action collective en validant le projet même d’agir en faveur de l’intégration. Mais elle apparaît aussi, à l’instar de la mémoire des luttes, comme une boîte à outils, un vaste corpus où chercher des solutions concrètes à des problèmes concrets, un corpus d’autant plus vaste qu’il ne se réduit pas au groupe dont on se sent l’héritier, mais qu’au contraire cette mémoire

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n’hésite pas à puiser dans l’histoire d’autres vagues migratoires concernant d’autres communautés, éventuellement dans d’autres contextes nationaux. Certes, la référence à la communauté dans laquelle s’inscrivent nos interlocuteurs a sa place dans cette mémoire, soit qu’on en tire l’idée que l’intégration progresse, soit qu’on en conclue au contraire que la situation s’aggrave. Mais la référence à d’autres mémoires y est tout aussi présente, que ce soit à titre de comparaison (par exemple pour regretter que la participation des combattants d’Afrique du Nord à la libération de la France ne fasse l’objet, contrairement à d’autres, d’aucune commémoration officielle), ou pour s’inspirer des modes d’action et d’intégration dans la société française développés par d’autres communautés : ainsi va-t-on chercher, par exemple dans l’histoire des immigrations venues d’Europe du Sud ou dans la manière dont s’est structurée la communauté juive en France, des enseignements quant aux raisons et à la manière de se mobiliser aujourd’hui en faveur de « sa » communauté.

31 De ce fait, alors que la mémoire des évènements blessants de l’histoire de l’immigration et celle des luttes s’affirment sans ambages comme des mémoires communautaires, la mémoire des chemins de l’intégration apparaît, elle, en partie comme une mémoire d’emprunt. Mais, à l’instar du regard porté sur les mobilisations passées, la démarche qui consiste à s’intéresser au parcours historique d’autres communautés ne préjuge pas de ce qu’on en tire comme conclusions pour l’avenir et pour soi. À ce titre, il n’est pas indifférent, quant aux finalités de l’action collective à mener, d’inférer de cette mémoire des chemins d’intégration que cette dernière passe avant tout par l’ascension socio-économique de ceux qui s’en donnent la peine, par la participation politique de tous les citoyens, ou par l’intégration symbolique de la communauté dans l’espace public par exemple à travers la construction d’une « mosquée cathédrale ».

La mémoire de soi

32 La mémoire de soi, celle que suscite le récit de vie, est certes imprégnée d’expériences vécues comme collectives, par exemple lorsqu’un sujet estime que son témoignage a valeur d’illustration d’une expérience largement partagée. Mais elle est par essence singulière : non seulement de par les faits objectifs qui jalonnent le parcours de chaque individu, mais aussi de par la re-construction qu’opère la mémoire, en faisant de ces faits l’analyse rétrospective, en y associant des sentiments, en fondant et hiérarchisant les registres d’expérience dans lesquels ils s’inscrivent (scolaire, familial, militant, etc.), bref, au sens plein et actif du terme, en les mettant en récit.

33 Toutefois, ce caractère personnel, et donc en partie privé de cette mémoire, n’obère pas l’intérêt qu’elle revêt pour l’analyse des usages sociaux du passé à l’œuvre au sein de notre cercle militant. Cette mémoire donne en effet accès aux justifications de l’engagement dans l’action collective et à ce qui explique, pour les acteurs eux-mêmes, les modalités de cet engagement. Or, à ce titre, elle agit bien comme ciment de l’action collective, au sens où s’y rejoignent des expériences communes comme, par exemple, celle d’avoir été, dans son parcours, victime ou témoin d’injustices ou le sentiment de faire partie d’une élite au sein de la communauté. Mais cette mémoire intervient aussi comme élément de différenciation au sens où les parcours individuels dessinent des trajectoires sociales et des positions sociales différentes, ce qui n’est pas sans incidence sur les formes d’action collective privilégiées par les uns et les autres.

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34 Autrement dit, le mode d’intervention de la mémoire biographique dans la dynamique de l’action collective est grandement ambigu.

35 Sur un premier versant, cette mémoire relie les expériences individuelles, met au jour ce qu’elles ont de semblable et offre à l’action collective un horizon de significations et d’actions commun. Ainsi en est-il, souvent associée à un ou plusieurs faits appréhendés comme déclencheurs d’une prise de conscience16, de l’expérience de la racialisation, c’est-à-dire de l’assignation à une altérité irréductible et génératrice d’injustices. Ainsi en va-t-il également, toujours au chapitre de ces éléments de mémoire biographique qui cimentent l’action collective, de ce sentiment valorisant d’être de ceux qui ont su tirer de ces expériences douloureuses la force d’agir, de « s’en sortir », c’est-à-dire les motifs d’un sursaut, d’une révolte, d’un dépassement de soi, d’un engagement qui, quelle que soit leur forme, font de ceux qui en sont capables, les membres d’une élite17.

36 Mais sur son autre versant, la mémoire de soi fragilise l’action collective en révélant des différences profondes entre les parcours (professionnels, militants, politiques, etc.) des individus et les positions sociales auxquelles ces parcours les ont menés. Non pas qu’une action collective doive par principe se structurer autour d’« habitus » similaires pour s’attirer l’implication de ses membres, l’essentiel de ce point de vue étant plutôt que se réalise temporairement un consensus sur le « cadrage » adapté à une situation donnée, consensus toujours possible et qui doit à d’autres logiques que le simple alignement de « profils psychologiques » ou d’« ethos professionnels ».

37 Si la diversité des trajectoires n’interdit donc en rien l’action collective, force est de constater toutefois que, dans le cas qui nous intéresse, elle n’est pas pour rien dans l’existence de désaccords, de débats internes concernant les formes d’action à mener. Pour être plus précis, ce n’est pas tant la diversité des expériences qui en soi est ici en cause (la diversité des compétences qui en est le corollaire permet une division du travail d’action collective plus efficace) que la diversité des leçons que les individus tirent de leur histoire de vie. La mémoire biographique, c’est-à-dire le retour réflexif et narratif sur son propre parcours, est en effet propice à l’adoption de points de vue normatifs qui, rétrospectivement, lui donnent une cohérence, un sens, et une portée. La valeur que les individus attachent à ce cadre normatif — qui est à la fois le fruit de cette histoire et le prisme à travers lequel celle-ci est revisitée — est d’autant plus grande qu’à travers sa consistance il y va en partie de la consistance psychologique des individus. Ce cadre, où se mêlent les différentes dimensions de l’intime, est celui où se logent les valeurs que les individus se donnent comme les plus profondes. Et les maximes qu’ils en tirent, qui pour certaines d’entre elles composent une sociologie spontanée de l’action collective, ont donc d’autant plus de force qu’elles sont profondément inscrites dans l’épaisseur biographique des sujets. Un des enjeux centraux de l’action que mènent les militants est de faire avec ces différences, dont ils sont bien conscients. Ce sera l’objet des pages qui suivent que de les suivre dans ce travail.

La mémoire de l’immigration comme cadre de l’action collective

38 Dans son œuvre magistrale intitulée La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paul Ricœur faisait le constat d’un phénomène social qui a changé le visage de l’histoire et la façon de

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l’aborder : l’irruption de la mémoire, la montée en puissance de ses expressions et de ses revendications18. Faisant l’analyse de l’économie de l’empire et de l’emprise de ce que nous appelons aujourd’hui « mémoire », Pierre Nora situe pour sa part ce phénomène au croisement de deux mouvements de grande ampleur, l’un temporel, qu’il nomme « l’accélération de l’histoire », à savoir le basculement de plus en plus rapide de toutes choses dans un passé qui s’éloigne lui-même de plus en plus vite et qui conduit à l’émergence d’une mémoire qui est, selon ses termes, « toute entière construite pour la réactualisation », l’autre social, qu’il appelle « la décolonisation de l’histoire » pour rendre compte de l’émergence rapide de toutes les formes de « mémoires de minorités » qui accompagnent le mouvement d’affranchissement et d’émancipation des groupes minoritaires (Nora, 2002 : 27).

39 Dans ce contexte, la question sociale et politique de la mémoire devient un des cadres mondialisés de l’action collective qui se déploie dans différents domaines : celui de la mémoire des lieux et des logiques de patrimonialisation du territoire ; celui de la mémoire des origines ou des migrations conduisant à des formes de réethnicisation telles qu’elles sont à l’œuvre dans les mouvements indigénistes et afrodescendants en Amérique latine par exemple. Il s’agit alors, toujours selon les termes de Pierre Nora, d’une « décolonisation intérieure de toutes les formes de minorités traditionnelles, sociales, sexuelles, religieuses, provinciales, en voie d’intégration et pour qui l’affirmation de leur « mémoire » – c’est-à-dire en fait de leur histoire – est la manière de se faire reconnaître dans leur particularité par la collectivité générale qui leur en refusait le droit en même temps que de cultiver leur différence et la fidélité à une identité en voie de dissolution » (Nora, 2002 : 28). Ce sont ces tentatives de créer de la continuité dans les discontinuités de la relation au passé que l’on retrouve, selon des formes diverses, dans les activités menées par le cercle militant étudié et qui passent en premier lieu par le fait de se définir comme des acteurs spécifiques, capables d’engendrer de tels changements.

Auto-compréhension et localisation sociale : se définir comme membre d’une élite

40 La sociologie et les sciences politiques françaises s’intéressent depuis maintenant plus de vingt ans à la question de l’émergence sur la scène publique française des élites politiques et économiques issues de l’immigration maghrébine19. Il n’est pas le lieu ici de nous livrer à une analyse approfondie du développement des élites civiques issues du mouvement associatif des années quatre-vingt et des conditions de félicité d’une « beurgeoisie » française, ou encore de la promotion de « nouvelles élites maghrébines » témoignant d’une « ethnicité républicaine », mais de voir comment les acteurs évoluant dans le cercle militant étudié se définissent eux-mêmes comme des leaders de certaines formes d’action collective ou comme des élites engagées au service d’un public plus large — le choix de l’un ou l’autre de ces termes n’étant en soi pas anodin. Ainsi, au-delà de ce positionnement commun comme agents socialement compétents pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu20, on s’intéressera ici aux différentes manières de justifier cette vision explicitement élitiste et de se penser comme faisant partie d’une élite.

41 Si le travail des élites vise à définir ou redéfinir des cadres et à configurer des formes particulières d’action collective, il consiste également à légitimer sa propre localisation sociale comme leader. Les individus impliqués d’une manière ou d’une autre dans le

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cercle étudié ne se voient pas eux-mêmes comme des acteurs sociaux ordinaires — ceux qui, par leurs actions et réactions quotidiennes participent modestement d’une coproduction routinière du monde social —, mais bien comme des acteurs particuliers qui impulsent, imposent, légitiment des raisons d’agir et des motifs de protestation publique au nom de valeurs et de croyances partagées, qui recourent à des répertoires de dénonciation, de revendication et de justification, à un éventail de cadres normatifs, dramaturgiques et rhétoriques. Se définir comme personne ressource ou militant actif, c’est ainsi se reconnaître un certain nombre de compétences qui sont mises en avant dans les récits et qui nourrissent sans cesse la réflexion sur l’action : avoir de l’entregent, entretenir un bon capital social et être capable de l’utiliser à bon escient, convertir les acteurs ordinaires en leaders et défendre la voix des sans voix, de ceux qui n’osent pas parler de leur situation pour la constituer en problème public21, « savoir s’exposer », « en faire plus que les autres », « se mettre en première ligne », publiciser les problèmes sociaux propres aux populations issues de l’immigration et agir sur ceux qui sont en position de « changer les choses », mettre son savoir au service des « siens », de « sa communauté » et ne rien attendre des autres, organiser des événements publics en sachant saisir les enjeux du moment et les fenêtres d’opportunités, surmonter les discriminations quotidiennes et les traduire en problèmes publics recevables comme tels par les autorités publiques, locales ou nationales. Faisant l’analyse de l’impact du film Indigènes dans la société et de la manière de s’en servir comme support de l’action, un de nos interlocuteurs expose ainsi sa propre définition de ce qu’il appelle « le travail de l’élite » : « c’est de cogiter à ça tout en étant dans son cabinet si on est médecin, tout en étant enseignant dans sa classe, il n’y a pas besoin de faire un commando, il y a juste besoin d’irriguer, d’en parler, de soutenir. À certains, on ne leur demande pas d’agir mais juste de soutenir. Il y en a en plus qui sont en contact permanent avec les décideurs. Ils irriguent la société. Ils sont dans des endroits où ils peuvent parler, où leur parole peut compter. Mais je n’ai pas l’impression qu’ils soulèvent ces questions, sinon la société serait autre. La question c’est comment les aider à soulever ces questions. »

42 Pourtant, si les compétences requises et sans cesse rapportées sont bien celles qui consistent à impulser une autre vision du monde qui cadre des événements (le rôle joué par les combattants d’Afrique du Nord dans l’histoire de France) et des problèmes publics (la non reconnaissance matérielle et symbolique de leur apport) en faisant de la mémoire de l’immigration un des supports possibles de redéfinition de la place à accorder aux populations d’origine maghrébine en France, elles ne présupposent pas pour autant une vision élitiste de l’action. Et comme l’extrait ci-dessus le laisse penser, la définition commune de la mémoire de l’immigration comme cadre de l’action collective ne va pas sans différentes manières de concevoir l’action qui, si elles peuvent quelquefois s’avérer complémentaires, ne laissent pas de renvoyer à deux modes bien distincts de configuration du travail à accomplir : l’un, de type activiste, insistant sur les coups à mener, l’autre, plus spécifiquement élitiste et s’appuyant sur les positions de ceux qui font partie du cercle des acteurs. Reste à voir comment ces deux formes d’action se sont déployées dans le cercle militant et quels sont les usages sociaux qui sont faits de l’histoire ou de la mémoire de l’immigration.

Les formes de l’action collective : le commando et le club social

43 Les acteurs rencontrés lors de l’enquête comptent, pour certains, une longue expérience d’engagement militant dans les luttes sociales des mouvements issus de

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l’immigration maghrébine des années 1980-1990 et dans le travail associatif mené au quotidien dans les quartiers difficiles de la région. D’autres ont vécu des engagements plus individuels, jouant ponctuellement le rôle d’écrivain public dans leur entourage, de tuteur ou de conseiller pédagogique face à l’institution scolaire. D’autres enfin, arrivés tardivement en France comme étudiants, ont eu des parcours divers, soit comme militants associatifs ayant participé aux actions de régularisation des sans- papiers et à la mise en œuvre des politiques d’intégration dans la région tout en se définissant comme pratiquants musulmans et contribuant au débat public sur la nécessité d’ouvrir des salles de prière ; soit en suivant des voies plus personnelles de promotion sociale, jouant sur les rencontres et les opportunités du moment. Mais si tous ont cadré leurs actions à partir du combat pour l’intégration des jeunes d’origine maghrébine en France, ils ont également fait le constat de la nécessité de dépasser le modèle de l’action associative traditionnelle et de ses impératifs de mise en œuvre des politiques sociales, et d’expérimenter d’autres formes d’action collective plus indépendantes des pouvoirs publics.

44 Dans le département des Alpes-Maritimes où se déploie le cercle militant étudié, cette tentative de dépassement a vu le jour au milieu des années 1990 autour de la fête musulmane de l’Aïd-el-kébir suite à la décision administrative de fermer l’aire « provisoire » d’abattage rituel de moutons aménagée en 1990 dans l’enceinte du foyer Sonacotra de la Route de Grenoble à Nice, puis, quelques années plus tard, autour de l’implantation d’une mosquée dans le centre de Nice.

45 Avant de revenir sur ces affaires publiques et sur la manière dont elles ont contribué à faire émerger localement de nouvelles formes d’action collective, il est important de noter qu’il s’agit dans les deux cas de questions sociales qui, contrairement à celles traditionnellement abordées dans la gestion associative de l’intégration des jeunes d’origine maghrébine (échec scolaire, insertion professionnelle, racisme et discriminations, ségrégation urbaine, etc.), s’inscrivent dans le domaine de la religion et/ou de la culture « musulmane ». Ainsi, la nécessité de dépassement des formes habituelles de l’action collective se trouve être ici étroitement imbriquée avec l’irruption au centre des débats sur l’intégration de la problématique de l’Islam, en particulier suite à « l’affaire du voile » au début des années 1990, mais aussi avec l’éclatement du réseau des anciens leaders des mouvements associatifs issus de l’immigration maghrébine qui s’en est suivi, ces derniers prenant alors des voies différentes dans leur manière de concilier, ou non, l’intégration républicaine et l’affirmation d’une identité religieuse.

46 Dans ce contexte nouveau qui fait écho au débat national sur la question des « élites maghrébines » et de leurs positionnements comme citoyens, musulmans, ou « musulmans-citoyens »22, la mise en affaire de l’interdiction administrative d’ouvrir une aire d’abattage rituel a engendré une nouvelle forme d’action collective dont le cadre principal n’était pas tant l’intégration sociale ou la lutte contre les discriminations que la reconnaissance de la culture musulmane dans la société française. L’Aïd-el-Kébir est présentée dans le débat public comme une fête religieuse faisant également et plus largement partie de la culture musulmane, comparable en ce sens aux fêtes de Noël pour la culture catholique. En un sens, le cadrage de l’action autour de sa non-reconnaissance par les autorités préfectorales a déclenché une indignation morale rendue publique par les médias locaux et nationaux, et a rendu possible le déploiement d’une gamme entière de procédés à travers lesquels, comme le

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souligne Daniel Cefaï, des sensibilités se touchent, des sympathies s’acquièrent, des convictions s’emportent, des engagements se gagnent (Cefaï, 2001 : 67). Mais en même temps, ce cadrage et les effets qu’il a produits, un « terrain d’entente » ayant fini par être trouvé23, ont contribué à l’émergence d’une forme d’action collective se distinguant clairement du travail associatif habituel. Comme le raconte un de nos interlocuteurs, « ça a été une des premières fois où ça n’était pas le professionnel qui se positionnait car jusqu’à maintenant, la relation militant-professionnel-bénévole était extrêmement imbriquée. Et dans nos actions […] on s’est enfermé dans une situation où on passait notre temps à accompagner l’institutionnel ou le pouvoir : pas de vague face au pouvoir. Et là, pour la première fois, on était obligé de se positionner contre en disant : ça ce n’est pas possible, ce n’est pas normal ».

47 Suite à cette « affaire », des actions de type commando, spectaculaires, préparées pour être médiatiques sur le modèle de l’activisme d’Act Up se sont progressivement configurées. Il s’agit de petits groupes de travail, de réflexion et d’actions peu formalisés, aux contours variables et aux appellations volontairement éphémères24, pensés de manière à ce que des personnes impliquées dans une action et ne souhaitant pas s’investir dans une autre ne s’en trouvent pas de fait associées. L’objectif de ce type d’engagement militant est d’abord de ne pas s’enliser dans les lourdeurs de la gestion administrative des associations (proposer des projets, faire des demandes de subvention, rédiger des rapports d’activités, etc.) et de fonctionner directement sur le terrain politique (formuler des plaintes, des demandes au nom du bien commun, des usagers, des citoyens ordinaires, du public), en évitant de rentrer dans des logiques de représentation (d’une organisation, d’un mouvement, d’un parti, d’une amicale, d’un groupement religieux)25. Le choix des personnes s’opère alors en fonction de leur capacité à organiser l’action collective. Et le groupe, quels que soient sa taille, ses contours et le nom qu’il se donne, n’existe qu’à chaque fois qu’il s’inscrit dans une action à mener, à la différence d’un mouvement politique qui, à l’instar des Indigènes de la République, rassemble des personnalités, recueille des d’adhésions, comptabilise les signataires d’un appel, organise des assises.

48 Ce qui est central à chaque fois, comme dans l’affaire de l’abattage rituel, c’est d’intervenir sur les questions de société en défendant le point de vue de la « culture musulmane » et de sa place dans la société française. À l’instar du Mouvement des Musulmans Laïques de France, il s’agit de lutter contre l’ingérence du religieux dans le champ politique en se situant spécifiquement sur un plan culturel. Comme l’explique un militant, « on ne peut pas concevoir qu’une partie de la population française ne puisse pas avoir accès à sa culture dans sa nation. En tant que citoyens, pour nous ce n’est pas possible. Les lois et les règles de la République se font avec tous les citoyens. On ne peut pas dire à des gens : “vous ne comptez pas” ».

49 Dans ce contexte, on comprend bien que la question de l’histoire de l’immigration en tant que telle n’est pas la plus déterminante et que c’est d’abord, comme on l’a vu, la mémoire des luttes menées par les élites maghrébines depuis les années 1980 qui importe en ce qu’elle permet, comme ne cessent de le répéter les militants, de ne pas toujours tout reprendre à zéro et refaire à chaque fois les mêmes erreurs, mais aussi de faire évoluer les formes de l’action collective pour gagner en efficacité politique. Au mieux, dans ces conditions, on peut dire que l’histoire de l’immigration, du point de vue de ces groupes d’acteurs, se situe précisément dans cette mémoire des luttes sociales qui, depuis l’arrivée des pères dans les années 1960-1970 et leur engagement syndical dans les

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usines de production, depuis l’installation des mères, avec la politique du regroupement familial, les combats menés autour de l’accès au logement et des enjeux de l’alphabétisation, depuis la naissance des enfants sur le sol français et l’indignation ressentie et exprimée publiquement maintes fois depuis la marche des Beurs face aux logiques de relégation urbaine et à la persistance des discriminations raciales, ne cesse de construire chez ces acteurs un sens de l’engagement tout à la fois communautaire et citoyen. Faisant le bilan de ces années de lutte et à travers elles de sa propre histoire de l’immigration, un militant explique ainsi les motifs qui ont toujours été au centre de son engagement : « Le critère c’est des gens qui disent… tous les Arabes qu’on côtoie, tous les arabo-musulmans qu’on côtoie, la question qui leur est posée, c’est celle du respect et la question de leur place dans la société. Quel que soit leur niveau scolaire, social, qu’ils soient PDG d’une entreprise ou le copain qui fait le nettoyage à quatre heures du matin avec son tuyau… tous posent la même question : c’est “notre identité n’est pas reconnue”, il y a de l’irrespect permanent vis-à-vis de la communauté parce que celui qui est PDG, il a accès à certaines choses, mais sur le plan de la dignité collective, il a l’impression de ne pas être respecté. »

50 Or, c’est justement à partir de ce bilan et du sentiment que, de ce point de vue, les actions commandos menées ces dix dernières années n’avaient pas permis de faire évoluer la situation, qu’une autre tentative de dépassement des formes traditionnelles d’action collective a vu le jour dans la région, convoquant, pour certains, les mêmes acteurs, tissant d’autres liens, forgeant de nouvelles sympathies : celle qui passe par la constitution et l’animation d’un club social dans la ville de Cannes.

51 Les clubs de prestige, à l’image du Rotary, constitués autour d’une « élite maghrébine » se sont beaucoup développés ces dernières années en France. C’est le cas par exemple du club Averroès fondé en 1997, de XXI e siècle créé en 2004, de Convergences ou de la Commission Laïque pour l’Égalité (Clé). Tout leurs représentants se déclarent ouverts à toutes les composantes de la société et promeuvent la « diversité », notamment dans les médias où il est parfois question de « minorités visibles ». Comme l’affirmait dans le journal Le Monde le fondateur et président du club Averroès, « nous ne faisons pas de communautarisme. L’élément que nous avons en commun avec les autres membres, c’est la discrimination et pas l’origine ethnique »26.

52 En termes d’action collective, le ressort principal de ces clubs tient dans la révolte que provoque chez leurs membres le fait d’être à la fois culturellement assimilés, socialement intégrés, dotés d’un bagage économique et culturel important, et de continuer à subir ou à ressentir des discriminations. Comme l’explique souvent dans les médias Yazid Sabeg, directeur d’une entreprise employant 4 000 personnes et fondateur de la Clé, « mes enfants sont éduqués dans les meilleures écoles de Paris et on leur dit encore “retourne dans ton pays”. C’est inacceptable ! ». Et la réponse à cette « révolte » passe par des activités de salon comme l’organisation de rencontres avec des personnalités du monde politique, médiatique et industriel. On comprend dès lors pourquoi ce sont les positions occupées dans la société — ou que l’on peut prétendre occuper compte tenu de son capital culturel, économique et social — plus que les origines communes ou la capacité à organiser l’action collective qui sont ici mises en avant par les membres de ces clubs en quête de promotion sociale27.

53 C’est précisément cette logique que l’on retrouve autour de la création récente du Club Targui dans la ville de Cannes. Celui-ci a vu le jour à la suite de ce qui a été appelé les « révoltes des banlieues », en octobre 2005. L’initiative est venue d’un commerçant né en Algérie, arrivé en France à l’âge de dix ans, installé depuis les années 1970 dans les

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Alpes-Maritimes et qui, suite à une période d’activisme associatif dans les années 1980, s’est consacré à sa carrière dans le commerce de viande hallal et dans la restauration, ainsi que d’un chef d’entreprise travaillant également dans le secteur de l’alimentaire. Suite aux « émeutes », les discussions collectives dans le milieu commerçant de la région se sont focalisées sur le constat et le regret de l’absence de prises de positions de personnes issues de l’immigration dans le débat public français autour de la question sociale de l’immigration. D’où l’idée de rassembler des personnes venant d’horizons divers et de constituer une sorte de réseau social, idée qui est passée par l’organisation d’un premier dîner-débat dans le restaurant de ce commerçant et qui a donné naissance au Club Targui. « Targui », tout simplement parce que c’est le nom du restaurant où a eu lieu cette première rencontre et « club », parce que pour la plupart des fondateurs de ce groupe, il apparaissait important de bien montrer qu’il s’agissait précisément d’un rassemblement, d’un réseau. Et comme dans la plupart des clubs qui se sont développés en France ces dernières années, cette idée de rassemblement devait passer avant tout par le travail des « élites », par leur mise en relation, par les « synergies » qu’elles engendrent. Ainsi, la définition de l’action la plus récurrente dans les discours de ces acteurs est celle qui consiste à « aller de l’avant » suite au constat que jusque-là, les choses n’avançaient pas (« on n’arrivait pas à avancer », « l’idée, c’est d’avancer pour que tout le monde prenne le même train », « on va mettre notre expérience pour avancer, pour s’intégrer, parce que sinon il y aura toujours deux France, une des gens qui avancent et l’autre de ceux qui sont toujours en arrière, et mal vus », « il nous fallait des outils pour avancer », « des méthodes modernes, pas le couscous », etc.). Et aller de l’avant signifie ici participer au leadership national, tant sur le plan politique, qu’économique ou intellectuel. C’est ce que dit par exemple ce membre du groupe, investi par ailleurs dans le domaine religieux et qui, ce faisant, voit dans le club un outil d’intégration communautaire : « On essaie de donner une valeur, valeur intellectuelle, historique et économique de la communauté maghrébine dans les Alpes-Maritimes. […] La solution, c’est l’intégration de la communauté… il faut que la communauté s’intègre… quand je dis s’intègre, ce n’est pas aller danser dans une discothèque, c’est s’intégrer dans l’économie du pays, la décision du pays, il faut des musulmans… des élites qui décident avec les autres, des intellectuels, des hommes d’affaire, etc. C’est ça l’intégration… c’est dans ce but qu’on a créé le Club Targui, pour unir le plus possible ces individus maghrébins qui sont dans l’économie ou le social, qui sont des intellectuels ou autres, pour créer ce lien, pour dire à ces gens-là “il faut que vous participiez, que vous soyez actifs et que vous soyez des faiseurs d’ordre au lieu de subir les lois et les ordres…” ». L’idée d’intégration communautaire telle qu’elle s’exprime chez les fondateurs de ce club est alors « de s’occuper de ces problèmes que les pouvoirs publics n’arrivent pas à résoudre » tout en se défendant de « faire du communautarisme ». Le travail des élites consiste dans ce cas à créer l’impulsion pour « aller de l’avant » (« si il n’y a pas de début, on n’avancera pas, on sera toujours derrière »). Or, « aller de l’avant » signifie également ici « tirer vers le haut », à savoir favoriser la promotion sociale des « siens », sur le modèle du Lion’s Club, comme le souligne explicitement le fondateur du Club Targui : « Le club, ce qu’il voudrait, c’est pratiquement l’unification de cette élite pour pouvoir servir d’ascenseur à ceux qui sont encore en bas, les tirer vers le haut en disant “si je suis arrivé, c’est que tu peux arriver, en te faisant respecter et en respectant les autres”… s’investir dans les problèmes humanitaires, économiques, tous les aspects de la complexité… c’est le Lion’s Club ». Et si certains militants du groupe ne sont pas complètement en phase avec cette vision élitiste de l’action collective — en premier lieu ceux qui par ailleurs participent également aux actions de type commando —, tous reconnaissent l’efficacité

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pratique de cette mise en réseau qui participe de la visibilisation et de la valorisation de « ceux qui réussissent », « qui avancent », « qui font bouger les choses ».

54 Suite au premier dîner débat dans le restaurant qui a donné le nom au groupe et qui a fixé son mode d’organisation – celui précisément de rencontres de salon entre membres d’une élite –, la question s’est rapidement posée de savoir quels seraient les cadres des actions menées et les thèmes abordés lors de ces soirées. Il se trouve que ce moment précis du développement du club a correspondu à la sortie du film Indigènes et de son succès médiatique au Festival de Cannes. Et rapidement, l’idée d’organiser une projection de ce film suivie d’un débat portant sur la question de la mémoire des anciens combattants d’Afrique du Nord s’est imposée comme un élément fédérateur du groupe autour duquel tout le monde pouvait se retrouver (« ça donne la légitimité à chacun, en tout cas pour beaucoup de gens issus de l’immigration de dire “tiens, des gens comme nous se sont battus pour libérer la France donc on a une légitimité ici” »). Suite au grand succès de cette « opération » montée par un enseignant, que le groupe avait contacté, et relayée par les associations d’anciens combattants de la région, d’autres actions ont été ou projettent d’être menées autour de cette question, cette fois, autour de l’organisation de voyages sur les « lieux de mémoire » de ces événements, en particulier à Monte Cassino en s’appuyant sur le savoir-faire de cet enseignant qui a rejoint le club et qui avait déjà organisé dans un cadre associatif plusieurs voyages mémoriels avec des jeunes en période de vacances scolaires. Décrivant le rôle joué par les divisions marocaines et algériennes dans la bataille de Monte Cassino et leur implication dans l’issue de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci se demande alors « pourquoi ne parle-t-on pas de ça ? Pas pour donner, mais pour remettre les choses… et comme ça les petits maghrébins dans les quartiers qui font les malins se sentiront plus chez eux, plus stables, plus concernés par cette histoire ». Ainsi, a pu se dégager un consensus parmi les membres du club selon lequel cette « mémoire minoritaire », pour reprendre la formule de Pierre Nora, devait faire partie intégrante de leur affirmation identitaire en même temps qu’être reconnue comme un élément constitutif de l’histoire de France (« cette histoire doit être enseignée à tout le monde », « c’est une histoire qui appartient à tous les Français »). Et c’est le rôle de « l’élite maghrébine » que de le faire accepter dans le débat public français.

55 De ce point de vue, l’activité du Club Targui telle qu’elle s’est progressivement mise en place ces deux dernières années consiste à la fois à développer des réseaux permettant de « faire avancer » ceux qui sont restés derrière — que ce soit par déficit d’intégration ou par le fait d’avoir été et d’être toujours victimes de discriminations en dépit des réussites sociales de certains — et à définir des contenus suffisamment consensuels pour pouvoir circuler dans ces réseaux. Et ce n’est pas ici la mémoire des luttes, comme dans les actions de type commando, mais avant tout la mémoire des blessures qui est convoquée à cet effet.

Conclusion

56 Dans les pratiques des acteurs qui militent en faveur de l’intégration des populations issues de l’immigration dans la région niçoise et sur lesquels a porté notre enquête, la mémoire n’intervient jamais comme finalité de l’action collective. Ce que visent ces derniers en se regroupant et en tentant de s’organiser collectivement, ce n’est pas en soi la constitution d’une mémoire légitime de l’immigration en France et dans la région

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où ils sont implantés, mais le changement social auquel ils espèrent qu’elle contribuera. Faire œuvre de mémoire apparaît dès lors comme un moyen au service de cette finalité : soit en tant qu’objet de mobilisation et il s’agit alors de se mobiliser afin d’organiser la promotion d’une mémoire collective ; soit en tant que ressource pour l’action et il s’agit alors de s’appuyer sur une mémoire collective pour organiser au mieux la mobilisation28. Sans doute une telle conception instrumentale de la mémoire peut-elle avoir à court terme des vertus structurantes de l’action collective en cantonnant les débats internes à des considérations logistiques. Mais, dès lors que la référence au passé est envisagée comme un moyen, faire bon usage de la mémoire, c’est en faire un usage efficace. Or, la mesure de l’efficacité des moyens ne peut que temporairement être détachée de celle des finalités. Et sur ce plan, force est de constater qu’on a affaire à de fortes divergences au sein du cercle de militants étudié. « Il faut que ça change » est sans doute le mot d’ordre sur lequel tous s’accordent. De même que tous se reconnaissent dans le principe selon lequel c’est par l’élite que passe le changement. Mais au-delà de ce commun espoir et de cette croyance commune, le modèle du commando et celui du club social révèlent des visions très diverses de ce vers quoi la société française doit tendre. Et manifestement certaines mémoires se prêtent mieux que d’autres à l’élucidation de ces différences29. Ainsi, sur notre terrain, tout se passe comme si les mémoires de l’immigration agissaient à la fois comme un puissant ciment de l’action collective et comme un objet de division selon qu’elles font ou non obstacle à l’explicitation et à la délibération des fondements axiologiques et moraux de l’engagement de chacun, c’est-à-dire finalement à la déconstruction du mythe selon lequel le travail de mémoire pourrait être dépolitisé.

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NOTES

1. Comme le montre Appadurai à partir d’une approche anthropologique du passé comme « ressource rare », c’est à travers le caractère fondamentalement débattable du passé que les cultures se forment et se transforment (Appadurai, 1991). 2. Comme le notait déjà Halbwachs, si la mémoire puise dans des évènements passés, la reconstruction qu’elle opère est fondamentalement inscrite, à travers les cadres cognitifs et normatifs qui la rendent possible et la justifient, dans le présent (Halbwachs, 1994). 3. Les récentes controverses sur le passé colonial de la France, et sur la place dévolue à la science historique dans la constitution d’une « mémoire nationale », en donnent une illustration. Voir à ce sujet la réflexion introduite par les chercheurs et enseignants du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (http://cvuh.free.fr/spip.php?article5). Voir également Saïdi (2007). 4. Depuis maintenant presque vingt ans, les sciences sociales insistent beaucoup, souvent dans un souci de rupture avec les approches fonctionnalistes longtemps dominantes dans le champ académique, sur ce que certains ont appelé « les usages sélectifs du passé ». C’est ainsi que, ces dernières années, de nombreux travaux ont été entrepris portant par exemple sur les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage (Giraud, 2005 ; Chivallon, 2005), sur les recours à la mémoire dans les mobilisations identitaires (Hoffmann, 2000 ; Cunin, 2004), mais aussi sur les effets sociaux (discriminations ethniques et raciales, ségrégations socio-urbaines, etc.) de la mise en tourisme de ce qui a été classé, suite à une entreprise de reconnaissance mémorielle, comme « patrimoine mondial » (Cunin et Rinaudo, 2006). 5. Voir Chapman et al. (1989) ; Koselleck (1990) ; Ricœur (2000) ; Babadzan (2001) ; Chartier (2002). 6. Comme l’affirme David Guss, « la reconnaissance de l’histoire ou, inversement, son déni n’a pas à voir avec l’exactitude de la mémoire ; elle relève de la relation au pouvoir » (Guss, 2000). 7. Cette enquête a été réalisée dans le cadre de l’appel d’offres de l’Acsé 2006 33 DED 02 : « Histoire et mémoires des immigrations en régions » (Gastaut et al., 2008).

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8. Inspirée des travaux de Goffman (1974), l’analyse de cadres telle que développée par Benford et Snow vise à (ré)introduire la question du sens dans l’analyse d’actions collectives appréhendées, non pas seulement d’un point de vue organisationnel, mais comme des constructions symboliques appuyées sur les significations, toujours circonstancielles, que les acteurs apportent à la dynamique collective (Benford et Snow, 2000). Voir, pour une présentation et une discussion critique de cette approche, Cefaï et Trom (2001) ; Cefaï (2007). 9. Nous pensons notamment à une étude menée pour le compte du Fasild en 2004, consacrée à la pratique du culte musulman dans les Alpes-Maritimes, et qui nous avait déjà donné l’occasion de travailler sur les pratiques de mobilisation locales (Frigoli et Grussen, 2005). 10. Terme employé par les militants pour désigner les sympathisants du cercle. 11. Autrement dit, la volonté de ne rien retenir des expériences passées constitue bien un type de rapport sélectif au passé et donc bien une mémoire. De manière plus générale, la mémoire étant par principe sélective, on garde à l’esprit que l’oubli en est une condition de possibilité, y compris sous la forme extrême de « l’oubli de l’oubli » (Candau, 2005). 12. Sans s’attarder sur cette question, il est à noter qu’on trouve sur notre terrain des positionnements politiques très divers du point de vue de leur orientation partisane. 13. Mettre ainsi en évidence le caractère politique de la mémoire des luttes ne signifie en rien que les acteurs s’accordent pour qualifier de « politique » l’action collective à mener, certains plaidant même ouvertement pour « dépolitiser » la démarche, c’est-à-dire pour en évacuer tout contenu « idéologique ». 14. Alors que certains tirent de l’histoire des luttes des enseignements pour améliorer leur efficacité, d’autres concluent à la nécessité de rompre avec la logique de la lutte sociale pour se tourner vers d’autres formes d’action. D’autres encore, à la périphérie de notre cercle militant, refusent purement et simplement cet héritage, c’est le cas de ceux qui situent strictement leur action sur le terrain religieux. 15. Nous ne prenons pas ici le terme « intégration » dans son sens polémique mais, à distance des débats politiques et théoriques, au sens plus neutre que lui donnent Réa et Tripier « d’installation et d’inclusion sociale et politique dans l’espace social et national » (Réa et Tripier, 2003). 16. On peut citer le cas de cette personne qui, se remémorant le discours « ethniciste » d’un instituteur à l’école primaire, voit aujourd’hui dans le trouble qu’elle a ressenti alors, une sorte de fait inaugural dans le long parcours qui l’a menée jusqu’à son implication militante actuelle. Les récits de vie sont truffés de telles anecdotes que la mémoire reconstruit comme autant de virages, de conversions, de prises de conscience, etc. 17. Ce point est d’autant plus structurant de l’action collective qu’il débouche bien sur une pratique sur laquelle semblent s’accorder tous nos interlocuteurs : il ne faut « recruter » que des individus qui détiennent les qualités, les compétences, bref les traits qui font d’eux de véritables « acteurs », c’est-à-dire des individus ayant des capacités d’action effectives. Ce point est aussi au fondement d’une croyance qui a sur notre terrain valeur de théorie spontanée du changement social : l’idée que c’est par l’élite que passe le changement. 18. Voir à ce sujet le très beau numéro spécial de la revue Le Débat, « Mémoires du XXe siècle », et en particulier la discussion entre Roger Chartier, Alexandre Escudier, Pierre Nora, Krzysztok Pomian et Paul Ricœur, lui-même, intitulée « Autour de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli de Paul Ricœur » (Chartier et al., 2002). 19. Voir par exemple Geisser (1992 et 1997) ; Jazouli (1986) ; Santelli (2001 et 2003a) ; Taboada (1984) ; Withol de Wenden (1992 et 1993). 20. Acteurs qui, de par leur capital symbolique, leur prestige social, leur statut professionnel, familial, éthico-moral, leur capacité discursive et maniement de l’information réussissent à établir des relations avec d’autres acteurs, à influer des positions et générer une vision du monde commune.

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21. Comme l’exprime un militant de longue date qui a participé dans la région à de nombreuses actions collectives dans le cadre de diverses organisations d’aide à l’intégration et de lutte contre les discriminations, il s’agit par exemple de « montrer aux gens issus de l’immigration musulmane qui sont sans parole, qui n’arrivent pas parler, qu’on peut parler. Et qu’ils ne s’inquiètent pas. Si vous parlez, on ne vous coupera pas la tête. On ne vous mettra pas dans des bateaux. Et ça, il paraît et je veux bien croire les copains, que 80 % des gens issus de l’immigration pensent comme ça (…) y compris ceux qui sont français : tous ont la trouille, on ne sait pas d’où elle vient, de dire : “je n’ai pas à faire ça”. Donc nous notre première préoccupation c’est de dire “écoutez les gars, n’ayez pas peur. Vous pouvez avoir peur à la limite. Nous on va parler”. » 22. Au niveau national, face à la victoire de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) aux élections du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) et de la montée en puissance du Collectif des Musulmans de France, cela a donné lieu à l’émergence, au début des années 2000, de nouvelles organisations, à l’instar du Conseil Français des Musulmans Laïques (CFML), du Mouvement des Musulmans Laïques de France (MMLF), du Conseil des Démocrates Musulmans de France (CDMF), puis, dans l’autre sens à l’émergence du mouvement des « Indigènes de la République » contribuant de plus en plus à une « binarisation » du débat (Waleckx, 2005). 23. Selon la déclaration du directeur du cabinet du préfet des Alpes-Maritimes, « afin de permettre le déroulement normal de la fête de l’Aïd-el-Kebir, dont l’importance pour la communauté musulmane est connue de tous, avec toutes les garanties d’hygiène et de sécurité, il est demandé que les abattages rituels aient lieu dans le seul abattoir du département actuellement disponible, à savoir celui de Puget-Théniers ». 24. Comme l’explique un militant, « pour les abattoirs, on a monté un collectif qui s’est arrêté après l’opération. Chaque fois, on donne un nom. C’est le cas de la mosquée où on a appelé « Nice Fraternité » en se disant “on utilise ce terme et quand l’opération s’arrête, Nice Fraternité disparaît” ». 25. « Quand je vois des institutions, je ne leur dis pas “moi je représente...”, je leur dis “voilà ce que j’attends.” [...] Dès que tu structures par exemple en association, tu vas parler au nom de cette association, ou en tout cas quand tu réfléchis, c’est au nom de l’association. Nous on veut réfléchir avec l’ensemble des citoyens qui ont envie de participer sur ces questions là. » 26. « L’élite beur tisse son propre réseau », Le Monde, 23 décembre 2005. 27. De ce point de vue, ces pratiques ne sont pas si éloignées des logiques de distinction analysées par Bourdieu : « le prestige d’un salon (ou d’un club) dépend de la rigueur de son exclusion (une personne peu considérée ne peut être admise sans faire perdre de la considération) et de la qualité des personnes acceptées qui, elle-même, se mesure par la qualité des salons qui les reçoivent » (Bourdieu, 1979). 28. Ainsi, à l’image de la projection du film Indigènes, qui fut une occasion, à la fois de se mobiliser et de susciter des vocations, le « travail de mémoire » nécessite-t-il le passage par l’action collective en même temps qu’il contribue à la rendre possible. 29. À titre d’illustration, se demander si le changement passe par l’élite ou doit lui être réservé est une question que la commémoration de Monte Cassino ne donne guère l’occasion de poser.

RÉSUMÉS

Cet article aborde la question des usages sociaux de l’histoire de l’immigration à partir d’une enquête menée dans la région de Nice et portant sur le travail d’organisation collective mené par un cercle de militants d’origine maghrébine. Dans un premier temps est mise en lumière la

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diversité des mémoires de l’immigration susceptibles de fonctionner au sein du cercle comme des ressorts de l’action collective, comme des enjeux de mobilisation, de réaction et de reconnaissance publique. Puis, nous analysons la manière dont ces mémoires et les usages qui en sont faits s’intègrent, pour contribuer à en constituer le cadre, aux deux formes d’action qui se sont développées au sein du cercle militant étudié : le commando et le club social. Il apparaît finalement que si les acteurs impliqués dans l’une ou l’autre de ces formes d’organisation et d’action collective s’accordent pour faire de la mémoire de l’immigration un outil efficace au service du changement social, celle-ci s’avère intervenir à la fois comme un instrument qui unit les militants autour de certains objets de mémoire consensuels et comme un puissant révélateur des divergences observables quant au contenu à donner au changement social attendu.

This paper examines the social use of immigration history in collective actions by a group of French activists of North African origin. The analysis is based on a qualitative survey conducted in the region of Nice (PACA). First, we look at the variety of in-group immigration memory repertoires which are resorted to as support for collective action, mobilisation and reaction issues, as well as a means of gaining public recognition. We move onto examining how those memories and practices contribute to frame two divergent models of organisation and collective action within the group, namely the ‘commando’ and ‘social club’ models. Across both models, we find that actors converge on using immigration memory as an effective instrument for social change. On the one hand, common immigration memories provide group members with a number of consensual and unifying objects. On the other hand, however, exploring how those particular objects are used in collective action reveals diverging strategies and conceptions of expected social change.

Este artículo aborda la cuestión de los usos sociales de la historia de la inmigración a partir de una investigación realizada en la región de Niza y que trata del trabajo de organización colectiva llevado por un círculo de militantes de origen magrebí. Primeramente, destaca la diversidad de las memorias de la inmigración susceptibles de funcionar en el seno del círculo como elementos de la acción colectiva, como retos de movilización, de reacción y de reconocimiento público. Luego, analiza la manera en la que estas memorias y los usos que se han hecho se integran, para contribuir en la construcción de un marco, en ambas formas de acción que se desarrollaron en el seno del círculo militante estudiado: el comando y el club social. Finalmente, parece ser que si los actores implicados en cualquiera de estas formas de organización y de acción colectiva consideran la memoria de la inmigración como una herramienta eficaz al servicio del cambio social, ésta pretende intervenir a la vez como un instrumento que une a los militantes alrededor de ciertos objetos consensuales de memoria, y como un poderoso revelador de las divergencias observables en cuanto al contenido dado al cambio social esperado.

INDEX

Mots-clés : action collective, élites maghrébines, immigration, mémoire migratoire Index géographique : Région PACA

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AUTEURS

GILLES FRIGOLI MCF en sociologie, URMIS (UMR 7032), Université de Nice-Sophia Antipolis, 24, avenue des Diables Bleus, 06300 Nice [email protected]

CHRISTIAN RINAUDO MCF en sociologie, URMIS (UMR 7032), Université de Nice-Sophia Antipolis, 24, avenue des Diables Bleus, 06300 Nice [email protected]

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Ni invasion, ni exode Regards statistiques sur les migrations d’Afrique subsaharienne Neither Invasion nor Exodus. A statistical Overview of Migration from sub- Saharan Africa Ni invasión, ni éxodo. Estadisticos sobre las migraciones africanas de origen subsahariano

David Lessault et Cris Beauchemin

Nous remercions vivement Corinne Régnard, Xavier Thierry, Eléonora Castagnone, Pau Baizan et Amparo Gonzalez pour nous avoir permis d’accéder à leurs données et pour nous avoir apporté utilement les précisions nécessaires à notre compréhension.

1 La migration africaine d’origine subsaharienne occupe une place majeure dans les discours médiatiques et dans les dispositifs politiques européens dédiés à l’immigration. Cette focalisation sur les migrations africaines s’est affirmée à partir de 2005. En septembre, les images des migrants prenant d’assaut la « forteresse Europe » en tentant de traverser les barrières qui séparent le Maroc des deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla ont choqué les esprits. Deux mois plus tard, les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Union européenne, réunis à Hampton Court, ont conclu qu’il était urgent d’agir davantage pour maîtriser les migrations. La Commission a aussitôt répondu à cette attente en publiant une communication sur ses « priorités d’action en vue de relever les défis liés aux migrations ». Dans la foulée, s’inspirant de cette communication, le Conseil européen a adopté une « Approche globale sur la question des migrations » pour définir ses « priorités d’action centrées sur l’Afrique et la Méditerranée » (décembre 2005). Les conférences ministérielles Afrique-Europe sur les migrations de Rabat (2006), Tripoli (2006) et Paris (2008) découlent de ces priorités et témoignent de l’intérêt majeur que l’Europe porte à l’Afrique en tant que région émettrice de migrants. Parallèlement, plusieurs États membres de l’UE ont signé des accords de gestion des flux migratoires avec divers pays africains. Et le contrôle des frontières méridionales de l’Europe a été renforcé par les États membres eux-mêmes et par l’agence européenne Frontex de surveillance des frontières extérieures (Carling, 2007). Tout cet investissement politique, policier et diplomatique sur les migrations africaines — sans pareil pour les autres régions du

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monde —, associé aux images récurrentes de pirogues surchargées de migrants, suggère que déferle sur l’Europe une véritable « invasion africaine » (de Haas, 2007). Qu’en est-il réellement ? Rassemblant des données statistiques éparses, cet article donne la mesure des migrations subsahariennes en adoptant le double point de vue des pays de départ et d’arrivée, à l’échelle de la France mais aussi à l’échelle de l’Union Européenne ou de l’OCDE. En fin de compte, il met en évidence un paradoxe : les migrations subsahariennes à destination de la France ou, plus largement des pays du Nord, sont extrêmement visibles dans les discours politiques et médiatiques mais elles constituent un fait statistique minoritaire.

L’immigration subsaharienne en France

2 Mobilisant les sources statistiques disponibles pour mesurer l’immigration en France (INSEE, AGDREF, OMI-STAT), nous examinons ici le poids relatif des Subsahariens dans la population étrangère et immigrée progressivement constituée. Au regard de la très faible représentation des migrants originaires d’Afrique Subsaharienne tant dans les flux récents (1994-2004) que dans les effectifs progressivement accumulés (1962-2005), une attention particulière est portée, dans l’analyse, à la contribution potentielle des migrations irrégulières. La prise en compte des migrations irrégulières, généralement tenues pour responsables d’une sous-estimation, est-elle de nature à bouleverser les ordres de grandeur ?

1962-2005 : Un stock en forte croissance mais toujours très marginal

3 L’immigration subsaharienne (Encadré 1) en France se caractérise par la force de sa progression : depuis 1962, le nombre d’immigrés d’origine subsaharienne — personnes nées dans un pays d’Afrique subsaharienne et résidant en France au moment des recensements — a cru à un rythme moyen de 8,3 % par an. C’est bien plus que le rythme de progression de l’ensemble de la population immigrée sur la même période (1,3 % par an). Les Subsahariens sont de fait, de toutes les origines, le groupe qui a le plus augmenté dans la période 1962-2004 (Tableau 1). Passant de 20 000 à 570 000 individus, la population subsaharienne a été multipliée par 27 en un peu plus de 40 ans.

Encadré 1 : L’Afrique dont on parle

4 L’Afrique subsaharienne, autrement appelée Afrique noire, regroupe l’ensemble des pays qui se trouvent au sud du Sahara. Les données présentées sont cependant tributaires des regroupements géographiques utilisés dans les différentes publications de données statistiques. En conséquence, la plupart des résultats présentés ici ne porte pas strictement sur l’Afrique subsaharienne mais sur l’Afrique hors Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). L’assimilation de l’Afrique hors Maghreb à l’Afrique subsaharienne est géographiquement fausse puisque la première inclut l’Égypte et la Libye. Cependant, les effectifs libyens et égyptiens sont si faibles dans les flux et stocks d’immigrés en France que l’essentiel des effectifs présentés dans la catégorie Afrique hors Maghreb correspond, de fait, à l’Afrique subsaharienne.

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Tableau 1 : Évolution des stocks de la population immigrée en France par groupe d’origine (1962-2004)

1962 1968 1975 1982 1990 1999 2004

Afrique hors 20 028 45 934 93 299 274 952 391 854 393 289 570 000 Maghreb

Maghreb 406 302 606 996 995 189 1 065 343 1 103 722 1 298 273 1 500 000

Europe 2 251 827 2 506 729 2 612 373 2 313 221 2 099 639 1 934 144 1 700 000

Asie 68 670 82 026 139 948 322 962 474 918 549 994 690 200

Amérique, Océanie 91 560 36 091 50 536 64 592 95 816 130 394 139 800

Ensemble 2 861 280 3 281 060 3 887 460 4 037 036 4 165 952 4 306 094 4 930 000

Définition : Un immigré est une personne née à l’étranger, et qui ne possédait pas la nationalité française à sa naissance. Source : INSEE. – de 1962 à 1999 : Recensements de la population. Tableau en ligne : http://www.insee.fr/fr/ffc/accueil-ffc.asp?theme=2&souspop=4 – pour 2004 : Enquêtes annuelles du recensement de 2004 et 2005. Résultats publiés in Insee Première n° 1098.

5 Cette progression spectaculaire s’explique en réalité par le très faible volume des Subsahariens en 1962. À l’époque, les Africains du sous-continent noir étaient les précurseurs d’une vague migratoire toute nouvelle. Les migrants originaires du sud de l’Europe puis du Maghreb les avaient devancés sur le territoire français. Ces derniers constituaient donc des effectifs relativement importants dans les années 1960 qui, du coup, ont cru à un rythme moins important dans les décennies suivantes (Garson, 1992).

6 Les taux de croissance inter-censitaire témoignent de la « jeunesse » de l’immigration africaine (Tableau 2). Dans le détail des périodes, la progression de la population subsaharienne n’est pas linéaire : très forte jusqu’aux années 1980, elle a notablement diminué à partir des années 1990. Ainsi les taux de croissance étaient-ils supérieurs à 10 % par an jusqu’en 1982, avant de régresser jusqu’à 4,5 % entre 1982 et 1990, puis 2,7 % entre 1990 et 2004. La période 1999-2004 semble cependant marquer une nouvelle accélération de l’immigration subsaharienne : le taux de croissance nul du début des années 1990 a laissé la place à un taux proche de 8 % par an. Ce brutal retournement de tendance doit cependant être pris avec précaution. L’INSEE a en effet souligné dans ses propres publications que le recensement de 1999 a sous-estimé le nombre d’immigrés (Borrel, 2006). Si on assiste bel et bien à une reprise de l’immigration, elle est sans doute plus modérée que ce que suggère le chiffre ici présenté. On propose, en annexe I, une ré-évaluation des effectifs comptabilisés en 1999.

Tableau 2 : Taux de croissance annuels moyens de la population immigrée par période inter- censitaire (1962-2004)

1962-1968 1968-1975 1975-1982 1982-1990 1990-1999 1999-2004 1990-2004 1962-2004

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Afrique hors 14,8 % 10,7 % 16,7 % 4,5 % 0,0 % 7,7 % 2,7 % 8,3 % Maghreb

Maghreb 6,9 % 7,3 % 1,0 % 0,4 % 1,8 % 2,9 % 2,2 % 3,2 %

Europe 1,8 % 0,6 % -1,7 % -1,2 % -0,9 % -2,5 % -1,5 % -0,7 %

Asie 3,0 % 7,9 % 12,7 % 4,9 % 1,6 % 4,6 % 2,7 % 5,6 %

Amérique, -14,4 % 4,9 % 3,6 % 5,1 % 3,5 % 1,4 % 2,7 % 1,0 % Océanie

Ensemble 2,3 % 2,5 % 0,5 % 0,4 % 0,4 % 2,7 % 1,2 % 1,3 %

Définition : Un immigré est une personne née à l’étranger, et qui ne possédait pas la nationalité française à sa naissance. Source : INSEE. – de 1962 à 1999 : Recensements de la population. Tableau en ligne : http://www.insee.fr/fr/ffc/accueil-ffc.asp?theme=2&souspop=4 – pour 2004 : Enquêtes annuelles du recensement de 2004 et 2005. Résultats publiés in Insee Première n° 1098.

7 En dépit de sa croissance, le groupe des Subsahariens a toujours été et demeure un groupe minoritaire dans l’ensemble de la population immigrée résidant en France. En 1962, on ne comptait que 20 000 Subsahariens ; ils étaient cent fois moins nombreux que les immigrés d’Europe et vingt fois moins nombreux que les immigrés maghrébins. Ils représentaient alors moins de 1 % de la population immigrée (0,7 %). Aujourd’hui, les Subsahariens restent trois fois moins nombreux que les Maghrébins ou les Européens et devancent seulement le groupe Amérique-Océanie. En 2004, avec environ 570 000 individus, ils représentent un peu plus d’un dixième (11,6 %) de l’ensemble des immigrés (cf. Tableau 1 et Figure 1). Pour la plupart, ils sont originaires d’Afrique francophone (Encadré 2). Dans le palmarès des quinze pays d’origine les plus représentés dans la population immigrée, seuls le Sénégal et le Mali apparaissent, tenant respectivement les 13ème et 15ème places en 1999 comme en 2004 (Borrel, 2006).

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Figure 1 : Évolution de la population immigrée en France par groupe d’origine (en millions d’individus)

Encadré 2 : Nationalités des immigrés subsahariens en 1999

8 L’Afrique francophone est la région d’origine la plus représentée parmi les immigrés d’origine subsaharienne. Elle peut se décliner en trois bassins d’émigration d’inégale importance, en ordre décroissant : (1) l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, Cap Vert, Guinée) ; (2) l’Afrique centrale (Congo, Zaïre, Cameroun) ; (3) l’Afrique « insulaire » (Madagascar, Maurice, Comores). La plupart des nationalités les plus représentées correspondent aux territoires d’anciennes colonies françaises. De fait, le lien migratoire entre la métropole et ses anciennes colonies demeure fort : dans la période 1994-2004, trois entrées subsahariennes sur quatre trouvaient leur origine dans un territoire anciennement français (Tableau 3 et Figure 2).

Les effectifs subsahariens par nationalité

Source : INSEE, Mars 2002, CD ROM : Recensement 1999, La population immigrée étrangère en France.

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9 Tous les immigrés ne sont pas étrangers : certains sont nés à l’étranger avec la nationalité française, d’autres l’ont acquise après immigration. Il n’existe pas — à notre connaissance — de tableau publié précisant les taux d’acquisition de la nationalité par groupe d’origine. Les publications de l’INSEE suggèrent néanmoins que ce taux est plus faible pour les Africains que pour les autres groupes. Il semble dépendre de l’ancienneté des courants migratoires. En 2004, ce taux était ainsi de 21 % pour les Maliens contre 40 % pour l’ensemble des immigrés (Borrel, 2006). Mais ce taux semble progresser rapidement : pour les individus originaires du Sénégal, il était d’environ 17 % en 1990 et de 33 % en 1999. Au total, en 1999, les 393 289 immigrés d’origine subsaharienne comportaient une proportion non négligeable d’individus Français puisque le recensement dénombrait seulement 235 569 personnes déclarant une nationalité subsaharienne (certains pouvant d’ailleurs détenir également la nationalité française). Les Subsahariens représentaient alors 12 % de la population étrangère résidant en France métropolitaine (cf. Encadré 2 pour le détail de nationalités). De nouveau, ils forment une minorité.

1994-2004 : les Subsahariens, un flux minoritaire

10 De recensement en recensement, la population immigrée évolue en fonction des entrées et des sorties (décès ou émigration) de migrants. Nous ne disposons pas en France de données sur l’émigration en dehors du territoire français.

11 Une estimation globale est possible, mais elle ne rend pas compte du détail par nationalité ou grands groupes d’origine. L’évaluation des « sorties » est réalisée de manière indirecte. En réalité, on obtient une estimation du solde migratoire (Entrées- Sorties) par la soustraction du solde naturel au solde total. En 2004, l’INSEE a évalué le solde migratoire à 107 500 personnes (INSEE, 2004), ce qui relativise de moitié le nombre des entrées (210 000). On ignore à quel point les Subsahariens sont représentés dans ce calcul. À l’évidence, il faudrait idéalement soustraire la part inconnue des Subsahariens ayant quitté le territoire afin de préciser le solde migratoire annuel pour le groupe des Subsahariens. Cette opération est impossible faute de données, mais elle relativiserait encore davantage le volume des flux observés. Nous devons donc nous contenter de l’analyse des flux d’entrées.

Encadré 3 : Les sources de mesure de l’immigration en France

12 Les statistiques administratives sur les flux d’immigration étrangère en France sont produites par divers organismes, chacun suivant sa propre logique institutionnelle, et aucun ne couvrant la totalité des entrées. Les données de l’ANAEM (Agence Nationale de l’Accueil des Étrangers et des Migrations, ex-OMI) comptabilisent toutes les personnes qui passent la visite médicale obligatoire parce qu’elles sont admises à séjourner en France pour 3 mois au moins. Jusqu’en 2004 ces données étaient communiquées dans l’annuaire des migrations internationales « OMI STAT » publié par l’OMI (Office des Migrations Internationales, 1994-2004). De 2004 à 2007 elles ont été publiées par la DPM (Direction de la Population et des Migrations). Les tableaux publiés par la DPM, partiellement repris dans cet article (Tableau 4) sont construites à partir des données de l’ANAEM, de l’OFPRA et des Ministères de la Justice et de l’Intérieur. Ils portent sur l’immigration à caractère permanent des ressortissants

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de pays tiers. Elle se compose d’étrangers introduits, régularisés ou bénéficiaires d’un changement de statut qui reçoivent un premier titre de séjour d’une durée au moins égale à un an, à l’exception des étudiants (Régnard, 2006). Sur la mesure spécifique des régularisations, voir le tableau 4. Et pour plus de détails : Régnard (2006) et OMI (1994-2004) Les données AGDREF (Application de Gestion Des Ressortissants Étrangers en France) comptabilisent tous les premiers titres de séjour délivrés en préfecture à des étrangers nés hors de France. Elles mesurent donc les entrées réelles de l’année ou de l’année précédente (pour ceux ayant obtenu un titre provisoire avant la délivrance du titre de séjour), les régularisations, les changements de statut (acquisition de la nationalité etc.) et les entrées de mineurs dans le cadre du regroupement familial. En revanche, elles ne comptabilisent ni les mineurs (hors regroupement familial) ni les saisonniers (qui ont seulement des contrats de travail). Pour plus de détails : Thierry (2004). Depuis 1999, l’INED propose une totalisation du nombre d’entrées annuelles en France construite à partir des données du Ministère de l’Intérieur et de celles de l’Office des migrations internationales, en suivant les recommandations internationales. La statistique des premiers titres (AGDREF) est complétée par d’autres données, notamment pour appréhender les arrivées de mineurs qui ne sont pas détenteurs de titres de séjour. Les entrées de mineurs sont tirées des statistiques de l’ANAEM (Ex OMI) relatives aux mineurs ayant bénéficié d’une procédure de regroupement familial pour les ressortissants des pays tiers. « On obtient de la sorte l’évaluation la plus exhaustive possible de l’immigration en France (…) Cette série recense l’ensemble des étrangers admis à un séjour régulier en métropole pour une durée supérieure ou égale à un an, quels que soient leur nationalité, leur âge, leur situation familiale ou professionnelle » (Thierry X., 2004). Pour plus de détails : http://www.ined.fr/fr/pop_chiffres/France/flux_immigration/ et Thierry (2000, 2001, 2004), Prioux (2003).

13 En effet, les données des administrations chargées de l’accueil des migrants et de la délivrance des titres de séjour nous renseignent assez précisément sur l’évolution et le détail des flux d’entrées. La Figure 2 illustre l’évolution des flux d’entrées en France entre 1994 et 2004. On y voit distinctement que le volume annuel de l’immigration a régulièrement cru pendant cette décennie. Toutes origines confondues, le nombre total d’entrées est passé de 120 000 à 210 000 (Tableau 3 et Figure 2). Tous les groupes d’origine, à l’exception des Européens, ont contribué à cette croissance des volumes de l’immigration. Les migrants d’Afrique subsaharienne sont cependant ceux, avec les originaires du Maghreb, dont la croissance relative a été la plus forte pendant la période : avec un taux de croissance moyen de 11,5 % par an (contre 5,8 % pour l’ensemble des entrées), le nombre des entrées des Subsahariens a presque triplé en dix ans. Ce résultat tend à corroborer la forte croissance du nombre d’immigrés subsahariens entre 1999 et 2004, même si cette croissance semble surestimée (cf. annexe I).

14 En fait, la progression du nombre d’entrées entre 1994 et 2004 est d’autant plus marquée que le volume initial des immigrants subsahariens était très faible : en 1994, un migrant sur dix seulement était originaire d’Afrique noire (cf. Tableau 3 et Figure 2). Ils étaient à peine plus nombreux que les migrants provenant d’Amérique ou d’Océanie. C’est qu’au début des années 1990, l’immigration subsaharienne était presque tarie (voir la faible croissance du stock des immigrés dans cette période). Du coup, en dépit

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de sa forte croissance dans les dix dernières années, l’immigration subsaharienne demeure un flux d’entrée très minoritaire en France. Sur l’ensemble de la période 1994-2004, les Africains (hors Maghreb) représentent seulement 15 % des flux d’entrées dans le pays. À comparer, ils sont à peine plus nombreux que les Asiatiques et presque deux fois moins nombreux que les Maghrébins ou les Européens.

Tableau 3 : Immigration annuelle en France selon le pays d’origine (1994-2004)

* Taux de croissance annuel moyen de la période 1994-2004. Définitions : – Immigrant : personne ayant obtenu un titre de séjour d’une durée minimale de un an. – Afrique anciennement française : Bénin, Burkina Fasso, Cameroun, RCentrafricaine, Comores, Congo-Brazzaville, Djibouti, Gabon, Guinée, Côte d’Ivoire, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal. Source : Xavier Thierry, INED, 2004, selon les données d’AGDREF et OMI-STAT. Tableau en ligne : http://www.ined.fr/fr/pop_chiffres/France/flux_immigration/

Figure 2 : Volume des flux d’immigration annuel depuis 1994

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Et les migrations irrégulières ?

15 Au constat que les migrations subsahariennes représentent un fait minoritaire, on pourrait objecter que les données de flux migratoires et d’effectifs subsahariens présentées ci-dessus n’incluent pas les migrations clandestines alors même que les Subsahariens sont souvent présumés alimenter largement ces flux. En réalité, les résultats présentés les incluent, au moins partiellement. D’une part, les données portant sur les effectifs, constituées à partir des recensements, peuvent inclure des personnes qui sont ou ont été en situation irrégulière1. D’autre part, les données de flux, puisqu’elles correspondent à la comptabilité des premiers titres de séjours octroyés aux migrants, incluent les individus qui ont été régularisés et qui, par définition, étaient antérieurement en situation irrégulière.

16 Ainsi le pic de 1997-1998 qui se dessine clairement sur le graphique des volumes des flux d’immigration (cf. Figure 2) correspond-il à l’opération de régularisation entreprise par le gouvernement Jospin2. Cette hausse subite n’indique pas un surplus d’entrées en France mais plutôt un pic de délivrance de titres à des personnes entrées sur le territoire national depuis 6 ans en moyenne (Thierry, 2000). Ainsi, 41 % des 185 000 titres octroyés en 1997 et 1998 correspondraient à des régularisations (Tableau 4)3. Dans les années suivantes, les données de flux (cf. Figure 2 et Tableau 3) intègrent également les régularisations dites « au fil de l’eau » (par opposition aux régularisations liées à des opérations ponctuelles), instaurées par la loi RESEDA (1998)4. Au total, elles auraient concerné 13 % des 950 000 titres délivrés entre 1999 et 20065.

17 Quelle place les migrants subsahariens prennent-ils dans ces dispositifs de régularisation ? Tout indique qu’ils sont surreprésentés. Avec environ 30 000 individus régularisés, ils représenteraient 40 % de l’ensemble des migrants ayant bénéficié de l’opération de 1997-1998, alors que leur part dans l’ensemble des titres délivrés était de seulement 27 % (cf. Tableau 4)6. Dans la période 1999-2006, 38 500 personnes originaires d’Afrique noire auraient été régularisés « au fil de l’eau », soit 31 % de l’ensemble des personnes ayant bénéficié de la nouvelle procédure RESEDA. Tous dispositifs confondus, sur les dix populations les plus représentées parmi les régularisés, la moitié correspond à des nationalités subsahariennes (Figure 3). Les Africains issus du sud du Sahara occupent ainsi, avec ceux qui proviennent du Maghreb, une place prépondérante dans les régularisations menées entre 1997 et 2006.

Tableau 4 : Régularisations en France (1997-2006)

Vague de régularisation de 1997-1998 Régularisations au fil de l’eau. 1999-2006

Nombre de visites médicales passées Nombre de visites médicales passées dans le cadre… dans le cadre…

… d’une procédure … d’une procédure Région de … d’une de délivrance d’un … d’une de délivrance d’un naissance des procédure de titre de séjour (y procédure de titre de séjour (y personnes régularisation compris pour régularisation (3) compris pour régularisées (1) régularisation) (2) régularisation) (4)

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Afrique hors 30 572 40,0 % 49 410 26,7 % 38 500 31,5 % 215 140 22,6 % Maghreb

Maghreb 25 105 32,8 % 64 329 34,8 % 38627 31,6 % 383 934 40,3 %

Asie-Océanie 14 618 19,1 % 40 396 21,8 % 19672 16,1 % 175 255 18,4 %

Amérique 2 630 3,4 % 16 572 9,0 % 15026 12,3 % 87 056 9,1 %

Europe 3 548 4,7 % 14 328 7,7 % 10332 8,5 % 91 683 9,6 %

Total 76 473 100,0 % 185 035 100,0 % 122 157 100,0 % 953 068 100,0 %

Source : ANAEM (1994-2004) et Régnard (2006), données compilées par D. Lessault. Les chiffres présentés dans ce tableau portent sur l’immigration à caractère « permanent » des ressortissants de pays tiers, mesurée sur la base des visites médicales, organisées par l’ANAEM, passées par les immigrés dans le cadre de la procédure de délivrance d’un titre de séjour (Régnard, 2006). Dans les colonnes (2) et (4) figurent les étrangers introduits, régularisés ou bénéficiaires d’un changement de statut dans le cadre d’une procédure de délivrance d’un premier titre de séjour d’une durée au moins égale à un an, à l’exception des étudiants. Les principaux motifs de délivrance concernés sont les suivants : migrations de travail, réfugié, migration familiale, et visiteur. Parmi les motifs de délivrance des titres de séjour enregistrés par l’ANAEM, certains permettent d’identifier indirectement les titres octroyés par régularisation. Pour la régularisation de 1997-98 (colonne 1), il s’agit des catégories « ré-examen » et « entrées des personnes au titre du regroupement familial/Familles régularisées, dont ré-examen », motifs qui apparaissent dans les fichiers jusqu’en 2003, les délais administratifs de traitement de certaines demandes ayant dépassé l’année 1998. Les chiffres présentés dans cette colonne couvrent donc la période 1997-2003. Pour les régularisations « au fil de l’eau » (colonne 3), pratiquées depuis 1999 par application de la loi RESEDA, il s’agit des catégories « Résidents 10 ans », « Liens personnels et familiaux » et « Mineurs ayant leur résidence habituelle en France depuis l’âge de 10 ans ». Aucune catégorie, en revanche, ne permet d’isoler les effectifs des titres délivrés à l’occasion des vagues de régularisations engagées en 2006 par le ministre Sarkozy.

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Figure 3 : Classement des 10 premières nationalités régularisées (% comparés de la régularisation exceptionnelle 1997-98 et des régularisations au « fil de l’eau » 1999-2006)

18 Comment expliquer cette surreprésentation des Subsahariens dans la population régularisée ? Au premier abord, elle n’est pas le produit d’un favoritisme administratif au moment du traitement des demandes car les demandeurs Subsahariens ont un taux de régularisation semblable à l’ensemble de la population des demandeurs7(Thierry, 2001). En revanche, elle pourrait refléter, au moins en partie, le fait que les Africains (Subsahariens et Maghrébins) rencontrent plus d’obstacles que les autres populations pour entrer légalement en France. Les taux de refus relatifs à la délivrance des visas témoignent des restrictions qui s’appliquent à l’encontre des Africains : depuis la fin des années 1990, environ une demande sur cinq émanant de citoyens subsahariens est rejetée par les autorités consulaires, la proportion étant passée, entre 1998 et 2005, de 45 à 34 % pour les Maghrébins, autre groupe ayant bénéficié largement des différentes formes de régularisation (Tableau 5). Par ailleurs, l’importance relative des demandeurs d’asile dans la population des régularisés indique que les régularisations viennent compenser — au moins en partie — les restrictions croissantes observées dans la délivrance du statut de réfugié. Par exemple, 48 % des Congolais régularisés en 1997-1998 étaient des déboutés du droit d’asile (Thierry, 2000). Ces résultats conduisent à penser qu’il existe une relation entre régularisation et barrière à la migration légale : le nombre de régularisés serait inversement proportionnel au nombre de refus de visas, de titres de séjour, de statuts de réfugié. Pour étayer cette hypothèse, l’idéal serait de disposer de données, par pays d’origine, sur les taux de refus pour les années qui précèdent les différentes périodes de régularisation. Malheureusement, pour l’heure, ces données ne sont pas disponibles.

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Tableau 5 : Délivrance des visas par zone géographique d’origine des demandeurs. France (1998-2005)

1998 2000 2004 2005

Taux Taux Taux Taux Régions Délivrés Délivrés Délivrés Délivrés refus refus refus refus

Maghreb 250 198 45 % 399 144 40 % 403 949 40 % 368 144 34 %

Autre Afrique 270 343 18 % 306 048 20 % 274 275 22 % 269 829 19 %

Asie-Océanie 430 536 7 % 363 149 8 % 376 384 8 % 391 017 8 %

Europe de l'est 478 632 13 % 429 160 16 % 421 297 6 % 430 957 6 %

Europe 186 679 16 % 170 170 19 % 165 181 4 % 148 890 5 % Occidentale

Proche et 246 538 7 % 279 957 9 % 274 921 9 % 306 541 8 % Moyen Orient

Amérique 199 482 6 % 166 980 5 % 143 453 8 % 138 000 8 %

Total 2 062 408 17 % 2 114 608 20 % 2 059 460 18 % 2 053 378 15 %

Source : Haut Conseil à l’Intégration, 2008.

19 Quoi qu’il en soit, le constat de la surreprésentation des Subsahariens dans la population régularisée doit être nuancé. Les statistiques de régularisations permettent de battre en brèche deux idées reçues alimentées par les images médiatiques : selon la première, les irréguliers seraient essentiellement des noirs ; selon la seconde, ils arriveraient clandestinement aux portes de l’Europe au moyen de diverses embarcations. Commençons par la seconde. De manière générale, l’irrégularité du statut de séjour dans un pays à un moment donné n’implique pas que la personne est entrée illégalement dans ce pays ni qu’elle y a toujours vécu clandestinement. Dans la majorité des cas, les migrants entrent légalement, mais perdent leur droit de séjour à l’expiration de leur visa ou de leur premier titre de séjour. D’après une enquête, sur échantillon, réalisée au moment de la vague de régularisations de 1981-1982, seulement 5 % des étrangers en situation irrégulière étaient entrés clandestinement sur le territoire (Marie, 1983). Plus récemment, les résultats des enquêtes Push-Pull (1997-1998) sur les Sénégalais en Espagne et les Ghanéens en Italie montrent aussi que les parcours migratoires conduisent très rarement à une entrée clandestine dans les pays de destination (Schoorl et al., 2000). Par ailleurs, les régularisés ont souvent connu des périodes de séjour légal avant même d’être régularisé. Ainsi, 41 % des étrangers ayant demandé à être régularisés en 1997-1998 avaient déjà possédé des documents juridiques leur permettant de résider en France (récépissé, autorisation provisoire). C’était, par exemple, le cas de 61 % des Congolais-Zaïrois, 41 % des Maliens, 29 % des Sénégalais (Thierry, 2001).

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20 Revenons à la première idée reçue. Malgré leur importance relative, les Africains subsahariens sont minoritaires : les populations issues des autres régions du monde totalisent 60 % des titres octroyés pendant l’opération de 1997-1998 et 69 % en 1999-2006 (cf. Tableau 4). Passant de 40 à 31 %, la part relative des Subsahariens est d’ailleurs déclinante entre les deux périodes. Cette tendance vaut pour tous les principaux groupes nationaux, à une exception près, celle de la Côte d’ivoire, pays qui précisément a connu une succession de troubles politiques depuis 1999 (cf. Figure 3)8. Quelle que soit la période considérée, l’Afrique subsaharienne ne figure pas dans le trio de tête des bénéficiaires des régularisations : l’Algérie, le Maroc et la Chine occupent ces places. Elle apparaît également fort peu dans les indicateurs de migrations irrégulières publiés dans le rapport annuel au Parlement sur l’immigration de 2007. Les résultats présentés, sous forme de palmarès par nationalité, ne permettent malheureusement pas d’isoler des résultats pour l’ensemble de l’Afrique sub- saharienne. Il en ressort néanmoins que les pays d’Afrique noire sont pratiquement absents des tableaux présentés, qu’il s’agisse des données sur les placements en zone d’attente, sur les refoulements à la frontière, sur les interpellations d’étrangers en situation irrégulière ou encore sur les mesures d’éloignement (Secrétariat Général du Comité Interministériel de Contrôle de l’Immigration, 2007).

21 En fin de compte, la prise en compte des situations d’irrégularité modifie-t-elle le constat fait que les Subsahariens occupent une place très minoritaire dans les stocks et les flux migratoires ? De toute évidence, l’inclusion des irréguliers qui ont fait l’objet d’une régularisation ne change rien au constat initial puisqu’ils sont comptabilisés dans les données de flux présentées et, même probablement dans le recensement de 1999. Il reste les irréguliers qui n’ont pas été régularisés. Leur effectif est, en principe, inconnu. On peut toutefois estimer cette population en 1999 (annexe II). Quoi qu’il en soit, même en appliquant toutes les hypothèses qui tendent à majorer leur part relative dans la population, les Africains venus du Sud du Sahara demeurent une minorité dans la population immigrée (11,3 % au maximum), et encore plus dans la population résidant en France (0,85 %, cf. Tableaux 1 et 4).

Les migrations subsahariennes : mises en perspective

22 Minoritaires en France, les Subsahariens le sont aussi en Europe : en 1993, les personnes ayant la nationalité de l’un des 45 pays de l’Afrique subsaharienne représentaient seulement 6 % de l’ensemble des étrangers de l’Europe des 15. La moitié d’entre eux était originaire d’Afrique de l’Ouest (Robin, 1996). Plus récemment, en 2000, les personnes originaires des pays situés au sud du Sahara représentaient seulement 3,8 % des migrants (personnes nées à l’étranger) installés dans les pays de l’OCDE (Tableau 6). En réalité, les Africains migrent peu en dehors de l’Afrique.

En Afrique subsaharienne, une faible prévalence de la migration vers les pays développés

23 Peu de données permettent de mesurer les migrations du point de vue des pays de départ, pour la simple raison que peu de pays sont équipés de dispositifs statistiques mesurant les sorties hors de leur territoire. Les pays africains n’échappent pas à cette généralité. Pour autant, deux sources sont mobilisables pour rendre compte de la

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prévalence de l’émigration internationale dans les pays subsahariens (Encadré 4) : (1) la compilation des recensements réalisée par l’OCDE et (2) le Réseau d’enquête sur les migrations et l’urbanisation en Afrique de l’ouest (REMUAO). Les résultats de l’OCDE et du REMUAO ne sont pas strictement comparables : les méthodes de mesure, les dates, les espaces géographiques diffèrent (Encadré 4). Pour autant, le fait frappant de ces deux sources de données est leur convergence vers un même résultat : la faible prévalence de l’émigration internationale en Afrique subsaharienne.

Encadré 4 : Deux sources originales de mesure de l’émigration

24 L’OCDE publie en ligne une base de données sur les stocks de migrants internationaux par nationalité dans les pays de l’OCDE. En 2003, l’OCDE a, en effet, lancé une collecte de données en collaboration avec les instituts nationaux de statistiques des pays membres afin d’obtenir des informations sur la population née à l’étranger. Cette base de données, dont la dernière mise à jour date de novembre 2005, permet de donner une vision d’ensemble de la migration vers chacun de ces pays au cours de la dernière décennie. Pour plus de détails : Dumont et Lemaître (2005) et www.oecd.org/els/migration/DIOC Le REMUAO (Réseau d’enquête sur les migrations et l’urbanisation en Afrique de l’ouest) est un ensemble d’enquêtes conduites en 1992 et 1993 dans 8 pays d’Afrique de l’ouest (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria et Sénégal) selon une méthodologie partout identique. Ce sont des enquêtes représentatives à l’échelle nationale qui, grâce à des questionnaires rétrospectifs, permettent de mesurer les flux de migration dans les 5 années qui précèdent chaque enquête. Un questionnaire ménage permettait d’identifier les personnes émigrées des ménages. Et des questionnaires biographiques individuels permettaient d’enregistrer tous les changements de résidence des personnes interrogées dans les 7 pays du réseau entre leur naissance et le moment de l’enquête. Pour plus de détails : Bocquier et Traoré (2000)

25 D’après les données censitaires rassemblées par l’OCDE, le taux d’émigration des Subsahariens est de 0,9 % (Tableau 6). Autrement dit, moins d’une personne sur 100 née au sud du Sahara et âgée d’au moins 25 ans résidait dans un pays de l’OCDE en l’an 2000. Comparé aux autres régions du Sud, c’est peu : c’est à peine supérieur au taux d’émigration de l’Asie (0,8 %), c’est trois fois moins que celui de l’Afrique du nord (2,9 %) et plus de treize fois moins que celui de l’Amérique centrale (11,9 %)9. D’un point de vue plus qualitatif, les départs d’Afrique subsaharienne concernent une population plutôt plus instruite que dans les autres régions du monde. Le taux d’émigration est de 12,9 % pour les plus qualifiés (personnes ayant au moins 13 années d’instruction), contre 5,5 % pour l’Asie ou 7,3 % pour l’Afrique du nord. Ainsi si la prévalence de la migration est trop faible pour affecter la dynamique démographique, ses effets économiques sont davantage en question du fait du « brain drain » qu’elle provoque (Docquier et Marfouk, 2006).

Tableau 6 : Émigration à destination des pays de l’OCDE. Population âgée de 25 ans et plus (2000)

Part dans la population des pays de Taux d’émigration (%)1 l’OCDE (%)

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Ensemble des Migrants Ensemble des Migrants

migrants qualifiés* migrants qualifiés2

Afrique 7,6 6,8 1,5 10,4

Afrique 3,8 4,7 0,9 12,9 subsaharienne

Afrique du nord 3,9 2,2 2,9 7,3

Amérique 26,3 22,6 3,3 29,7

Amérique du Nord 2,8 4,6 0,8 0,9

Amérique centrale 13,7 6,6 11,9 16.9

Europe 35,7 32,8 4,1 7,0

Asie 25,5 34,5 0,8 5,5

Océanie 1,4 1,8 4,3 6,8

1 Taux = M / (M+N), où M est le nombre de migrants (individus nés à l’étranger) enregistrés dans les recensements des pays de l’OCDE et N le nombre total de personnes résidant dans la région/le pays d’origine des migrants (indépendamment de leur nationalité). 2 Migrant qualifié : individu ayant reçu une instruction de 13 années au moins. Source : Docquier et Marfouk (2006), Table 5.3

26 D’après les données du REMUAO (Tableau 7 ; Bocquier et Traoré, 1998), 22 000 personnes ont quitté l’Afrique de l’Ouest pour rejoindre l’Europe en 199010. Cela représente une personne sur 2 500, soit un taux d’émigration de 0,41 pour mille. Encore faut-il souligner que ces départs ont été compensés par 6 600 migrations de l’Europe vers l’Afrique. Un départ sur trois de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe a ainsi été compensé par un retour. Cela confère finalement à l’Afrique de l’Ouest un taux net de migration de 0,29 pour mille, pour ce qui concerne ses échanges avec l’Europe. Avec des taux de migration aussi faibles, l’impact des migrations subsahariennes sur la croissance démographique des pays de départ et des pays d’accueil est négligeable. En 1990, l’apport migratoire de l’Afrique de l’Ouest à l’Europe représente 0,05 pour mille de la croissance démographique annuelle de l’UE, alors que celle-ci croît naturellement de 1,8 pour mille par an. Quant aux pays africains, la migration vers l’Europe a également une influence négligeable sur la dynamique démographique : elle représentait une baisse de 0,29 pour mille de la population en 1990, là où la croissance naturelle était de 28 pour mille, soit un rapport d’environ 1 à 100. En fin de compte, quel que soit le sens dans lequel on les interprète, les données du REMUAO montrent le caractère négligeable, du point de vue démographique, des migrations entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe. Encore faut-il souligner que cette source tend à majorer l’évaluation de l’immigration en Europe par rapport aux sources officielles. En effet, dans la période 1988-1992, alors que le REMUAO a enregistré 111 000 migrations des 7 pays du réseau vers l’Europe des 12, Eurostat n’en a enregistré que 23 000 entrées en provenance des mêmes pays (Bocquier et Traoré, 1998). Les effectifs estimés à partir

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des enquêtes du REMUAO sont ainsi cinq fois supérieures aux enregistrements officiels des pays européens d’accueil11.

Tableau 7 : Volume des migrations internationales en Europe et en Afrique de l’ouest (1990)

Europe des 12 Pays du REMUAO*

Migrations internationales 600 000 258 000 intra-continentales (a)

Migrations dans le sens 22 200 Afrique-Europe (b)

Migrations dans le sens 6 600 Europe-Afrique (c)

Population totale (d) 325 000 000 54 000 000

Taux pour 1 000 (a)/(d) 1,85 4,78

Taux pour 1 000 (b)/(d) 0,07 0,41

Taux pour 1 000 (c/(d) 0,02 0,12

Taux de migration nette (pour mille) +0,05 -0,29

Taux de croissance naturelle (pour 1 000) +1,8 +28

* Pays du REMUAO : Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger et Sénégal. Nigeria exclu. Sources : Tableau extrait de P. Bocquier (1998), « L’immigration ouest-africaine en Europe : une dimension politique sans rapport avec son importance démographique », La chronique du CEPED, juillet-Septembre 1998, n° 30.

La France et l’Europe ne sont pas les principales destinations des migrants subsahariens

27 Si les migrations ont un impact aussi faible sur la croissance démographique de l’Afrique de l’Ouest ou de l’Europe des 12, c’est que les migrants subsahariens se tournent peu vers l’Europe. Car, avant toute chose, les migrations internationales des subsahariens sont des migrations intra-africaines (cf. Tableau 7). Les données du REMUAO montrent que les migrations vers l’Europe avaient, en 1990, un volume mineur (22 200) en comparaison du volume des flux intérieurs à l’Afrique (258 000). En fait, la mobilité intra-africaine (entre pays du REMUAO) s’avère extrêmement élevée : en une année, pour 1 000 individus, 5 personnes ont changé de pays en Afrique de l’Ouest (indice d’intensité migratoire de 4,78 pour mille) quand moins de 2 personnes changeaient de pays au sein de l’UE (indice d’intensité migratoire de 1,85 pour mille).

28 La prédominance des flux intracontinentaux caractérise aussi les mouvements d’une catégorie particulière de migrants : les réfugiés. La répartition des pays de destination

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des réfugiés subsahariens montre clairement que les États voisins jouent un rôle prépondérant dans l’accueil des populations réfugiées (Tableau 8). Ainsi, en 1999, 9 réfugiés sur 10 originaires de la République Démocratique du Congo étaient restés en Afrique ; 2 % seulement des 252 400 réfugiés congolais se trouvaient alors en France. Il en était de même pour 96 % des réfugiés libériens, 93 % des Tchadiens et 88 % des Rwandais. Ces proportions révèlent la portée géographique très limitée des déplacements de population liés aux conflits dans cette partie du monde. Les États européens, et la France en particulier, sont des acteurs très marginaux de l’accueil des populations réfugiées issues d’Afrique subsaharienne12.

Tableau 8 : Pays d’accueil des 4 premiers groupes d’origine des réfugiés d’Afrique subsaharienne en 1999

Pays d'origine Pays d'accueil Effectif %

Congo (RDC) Pays d'Afrique subsaharienne 235 500 93,3

France 5 200 2,1

Canada 2 300 0,9

Autres pays 9 400 3,7

Total 252 400 100

Libéria Pays d'Afrique subsaharienne 281 700 97,7

États-Unis 2 500 0,9

Autres pays 4 200 1,5

Total 288 400 100

Tchad Pays d'Afrique subsaharienne 55 700 96,2

Autres pays 2 200 3,8

Total 57 900 100

Rwanda Pays d'Afrique subsaharienne 74 700 88,1

Belgique 2 100 2,5

Autres pays 8 000 9,4

Total 84 800 100

Source : UNHCR (2000), « Les réfugiés dans le monde. 50 ans d’ans d’actions humanitaires », Annexes statistiques, pp. 301-325.

29 Plus généralement, les données censitaires compilées par la Banque mondiale et l’Université du Sussex confirment l’orientation essentiellement intra-africaine de

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l’ensemble des flux subsahariens, réfugiés ou non : en l’an 2000, sur 100 personnes nées dans un pays d’Afrique de l’Ouest où elles ne résidaient plus, 61 vivaient dans un autre pays de la sous-région (Afrique de l’Ouest), 8 vivaient en Afrique centrale et 1 en Afrique du nord ; restaient — hors du continent africain — 15 personnes en Europe, 6 en Amérique du Nord et 9 personnes dispersées dans divers pays (de Haas, 2007 : 30). Cependant, ces moyennes sous-régionales masquent le fait que certains pays sont majoritairement tournés vers des destinations extracontinentales : en 2000, le Cap Vert, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Gambie et la Sierra Leone comptent plus de la moitié de leurs expatriés aux États-Unis et en Europe (de Haas, 2007 : 30)13.

30 Pour ceux qui quittent l’Afrique, l’Europe apparaît comme la principale destination : en 2000, les pays européens regroupent en effet presque les deux tiers (63 %) des Africains résidant dans les pays de l’OCDE14. L’Amérique du Nord accueille un peu moins du tiers restant (31 %), une proportion non négligeable qui montre que les destinations des Subsahariens ne sont pas exclusivement européennes. Le classement des pays (plutôt que des grandes régions, (Figure 4) montre d’ailleurs que les États-Unis sont la première destination des Africains nés au sud du Sahara (24 % des Subsahariens de l’OCDE), avant la Grande Bretagne (21 %) et la France (15 %).

Figure 4 : Principales destinations des Subsahariens dans les pays de l’OCDE (2004)

31 Dans le classement des principales destinations européennes, la France est en recul : aujourd’hui seconde (cf. Figure 4), elle était la première destination en 1993, devant l’Allemagne et la Grande-Bretagne (Robin, 1996). Depuis, de nouvelles destinations ont émergé, notamment au Sud de l’Europe. Cette évolution témoigne de la diversification des trajectoires des migrants subsahariens, qui tendent à délaisser les anciennes destinations privilégiées que constituaient les ex-métropoles coloniales. C’est ce dont témoignent les cas sénégalais ou ghanéens (Figure 5) : ces populations se dispersent en Europe au lieu de se concentrer presque exclusivement dans les territoires des anciennes puissances coloniales, comme c’était le cas auparavant15. Cette nouvelle distribution des migrants procède sans doute d’un effet des politiques migratoires restrictives des anciens pays de destination. Elle est aussi certainement liée à des différentiels d’opportunités économiques pour les migrants.

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Figure 5 : Principales destinations des Sénégalais et des Ghanéens en Europe en 2004 (Eurostat)

Les nouveaux pays de destination en Europe : des havres pour clandestins africains ?

32 La redistribution des flux subsahariens a fait émerger de nouveaux pays de destination à l’intérieur de l’Europe. L’Espagne et l’Italie, et dans une moindre mesure le Portugal et la Grèce, sont aujourd’hui des destinations prisées des migrants qui partent d’Afrique noire. C’est d’ailleurs au sud de l’Europe, au plus proche de l’Afrique, que l’agence Frontex renforce les frontières de l’Union européenne. C’est encore là qu’ont eu lieu les plus importantes vagues de régularisation au tournant du XXe siècle (Italie : 1998 et 2002 ; Espagne : 2000-2001 et 2005).

Tableau 9 : Espagne et Italie (2006). Répartition de la population immigrante (née à l’étranger)

Espagne Italie

Effectif % Effectif %

Afrique subsaharienne 150 414 3,9 211 283 7,9

Afrique du Nord 535 905 13,8 483 705 18,1

Europe 1 593 675 41,0 1 261 964 47,3

Amérique du Nord 41 887 1,1 16 779 0,6

Amérique latine 1 367 989 35,2 238 882 8,9

Asie 192 323 5,0 454 793 17,0

Océanie 2 380 0,1 2 486 0,1

Apatride nd 622 0,0

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Total 3 884 573 100,0 2 670 514 100,0

Sources : www.ine.es (Espagne ; Padron 2006) et www.istat.it (Italie ; Étrangers résidents déclarés 2006).

33 Mais que représentent statistiquement les migrants venus du sud du Sahara dans ces nouveaux pays de destination, situés aux portes de l’Afrique ? La réponse est simple : une petite minorité. En 2006, en Italie, les personnes nées en Afrique subsaharienne représentaient environ 8 % de la population immigrée ; elles étaient devancées de très loin par les ressortissants de pays d’Europe (47 %), d’Afrique du Nord (18 %) et d’Asie (17 %). La même année, en Espagne, la proportion des Subsahariens était de moins de 4 %, les Latino-américains (35 %) représentant le principal groupe d’immigration après les Européens (41 %). Encore faut-il souligner que ces données ne sont pas ou peu faussées par le statut légal des migrants. En Espagne, les migrants irréguliers sont en effet enregistrés dans les registres municipaux (Padron)16. Quant aux données italiennes de 2006, même si elles ne peuvent prétendre à une stricte exhaustivité, elles intègrent les personnes régularisées en 1998 et 2002. Leur exactitude, concernant la répartition par origine des immigrés, est d’ailleurs confortée par les résultats d’une source alternative. Les Subsahariens représentaient en 2005 environ 9 % de l’ensemble des étrangers, tous statuts de résidence — régulier ou irrégulier — confondus (Tableau 10)17.

Tableau 10 : Répartition de la population étrangère en Italie selon le statut de résidence (2005)

Étrangers (tous statuts de Étrangers en situation Taux

résidence confondus) d’irrégularité d'irrégularité (%)

Effectif (1) % Effectif (2) % (2)/(1)

Afrique 286 700 9 47 200 9 16 subsaharienne

Afrique du Nord 625 500 19 90 500 17 14

Europe de l'Est 1 544 500 46 286 000 53 19

Amérique Latine 321 200 10 50 000 9 16

Asie et Océanie 579 500 17 66 700 12 12

Total 3 357 400 100 540 400 100 16

Source : Blangiardo Gian Carlo, Farina Patrizia, 2007, Il Mezzogiorno dopo la grande regolarizzazione, Vol 3 : Immagini e problematiche dell'immigrazione, Roma, Ministero della solidarieta sociale, p. 30-31 http://www.solidarietasociale.gov.it/SolidarietaSociale/tematiche/Immigrazione/pubblicazioni

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Tableau 11 : Origine nationale des bénéficiaires des opérations de régularisation conduites dans les pays d’Europe méridionale (1997-2003)

Grèce Italie Italie Portugal Espagne Espagne Régions d'origine (1997-98) (1998) (2002) (2001-03) (2000) (2001)

Afrique subsaharienne 0,9 13,9 4,9 15,1 13,7 6,2

Afrique du Nord 1,9 19,7 12,2 1,3 33,8 17,7

Europe de l'Est 85,1 36 58,6 54,8 13,0 19,6

Asie 12,1 22,6 13,8 7,7 13,8 8,4

Amérique Latine 0,0 7,8 10,3 21,1 25,7 48,1

Total 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Source :Srozza S. et Zucchetti E. (eds.), 2006. Il Mezzogiorno dopo la grande regolarizzazione. Vecchi e nuovi volti della presenza migratoria, Milano, FrancoAngeli, 204 p.

34 Ainsi, en Espagne comme en Italie, les migrants originaires des pays situés au sud du Sahara constituaient encore en 2006 un groupe peu nombreux et proportionnellement moins important qu’en France. Ce résultat, qui ne peut être imputé à une négligence comptable des personnes en situation irrégulière, est sans doute dû au caractère relativement récent de cette migration, en particulier en Espagne18. Mais dans quelle mesure la population subsaharienne alimente-t-elle le nombre de migrants irréguliers de ces pays ? En Italie, en 2005, les Subsahariens représentaient 9 % des migrants dépourvus de tout titre de séjour et leur taux d’irrégularité était de 16 %, un taux similaire à la moyenne calculée pour l’ensemble des origines (cf. Tableau 10). Les bilans des opérations de régularisation donnent un éclairage complémentaire mais néanmoins convergent : en comparaison des migrants originaires d’Europe de l’est, d’Amérique Latine ou d’Afrique du Nord, les Subsahariens représentent toujours une minorité dans l’ensemble de la population régularisée. Ils ont bénéficié — au minimum — de 0,9 % des régularisations accordées en Grèce et — au maximum — de 15,1 % de celles effectuées au Portugal. Et, là où des régularisations successives ont eu lieu, la proportion des Subsahariens régularisés a accusé une forte baisse : elle est passée de 14 à 5 % en Italie entre 1998 et 2002, et de 14 à 6 % en Espagne entre 2000 et 2001 (cf. Tableau 3). La régularisation espagnole de 2005, largement décriée par les voisins européens et notamment français, confirme le fait que l’immigration irrégulière en Espagne concerne avant tout des ressortissants d’Amérique latine et infirme l’idée d’une régularisation massive de Subsahariens : le Sénégal, le Nigeria et le Mali n’apparaissaient respectivement qu’en 13, 18 et 19ème position du classement par nationalité des demandeurs. À eux trois, ils cumulent seulement 3,4 % des demandes déposées pour un total de 24 000 demandes (Figure 6). En fin de compte, ces résultats mettent bien en perspective le cas français : d’un côté, la sur-représentation subsaharienne parmi les régularisés en France apparaît comme une exception qui reste à expliquer19 ; d’un autre côté, la baisse accusée en France entre 1997-1998 et 1999-2006 de la part relative des personnes originaires d’Afrique noire dans l’ensemble de la population régularisée est convergente avec les tendances espagnoles et italiennes.

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Figure 6 : Répartition par nationalité des demandes de régularisation des travailleurs étrangers en Espagne (2005)

Source : Ministère du travail et des affaires sociales espagnol (2006): « Balance del processo de Normalizacion Trabadojes extranjeros », 21 p.

Conclusion

35 Un fait dominant ressort systématiquement de ce tour d’horizon des statistiques sur les migrations internationales des Subsahariens : quelles que soient les mesures envisagées, les personnes originaires des pays d’Afrique noire forment toujours une minorité d’immigrants dans les pays développés, et en France en particulier. Du point de vue des zones de départ, même si la situation varie d’un pays à l’autre, l’émigration extra-continentale apparaît comme un phénomène démographique globalement marginal, les migrations entre pays voisins dominant largement les échanges internationaux. Ainsi, toutes les sources statistiques indiquent que la migration africaine, régulière et irrégulière, n’est massive ni du point de vue des pays de départ, ni du point de vue des pays d’arrivée. Il n’y a ni invasion, ni exode.

36 Ces regards statistiques portés sur les migrations internationales d’origine subsaharienne dévoilent ainsi le décalage entre l’ampleur des dispositifs politiques mis en place pour contrôler les flux et la réalité mesurée d’un phénomène finalement marginal. Pourtant, l’image d’« une Afrique exsangue et proche qui constitue un danger pour l’Europe redoutant le déferlement de hordes d’affamés et de demandeurs d’asile africain vers son territoire » demeure (Timera, 1997). Les résultats ici présentés fragilisent l’hypothèse souvent répandue selon laquelle la pauvreté de l’Afrique subsaharienne est la source d’un mouvement massif d’émigration subsaharienne vers les pays du Nord. Bien au contraire, il semblerait que la marginalisation du sous- continent dans le processus de mondialisation économique (échanges commerciaux et financiers) se reflète dans les mouvements de personnes.

37 Mais la visibilité artificiellement donnée aux migrations africaines par les discours politiques et médiatiques renforce la marginalisation de l’Afrique et de ses populations. Marginalisation diplomatique qui s’exprime dans les négociations inter-États sur les migrations internationales par lesquelles les pays européens, en dépit de la faible importance numérique de flux subsahariens, imposent aux pays d’Afrique des accords et des techniques de gestion des flux qui sont souvent inappropriés20 et sans équivalent dans les autres régions du monde. Marginalisation sociale également, dans les pays de destination, où l’obsession politique des migrations subsahariennes apparaît comme un

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puissant facteur de stigmatisation d’une population déjà frappée par les stéréotypes racistes (Timera, 1997).

38 Mesurer les migrations n’est pas un exercice facile. Les divergences entre les sources statistiques signalées dans cet article en témoignent. Pour autant, même approximativement, il est possible de prendre la mesure des migrations africaines et de s’interroger. Justifient-elles le déploiement de moyens financiers extraordinaires pour garder les frontières méridionales de l’Europe ? Justifient-elles les pertes de vies humaines des candidats à la migration qui empruntent des chemins toujours plus dangereux pour contourner des barrières toujours plus hautes ? Justifient-elles de remettre en cause les processus de construction régionale engagés dans les pays d’origine ? Justifient-elles de nuire à la cohésion sociale dans les pays d’accueil ? Autant de questions qui devraient être intégrées à la réflexion dans l’évaluation des politiques publiques en matière d’immigration.

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ANNEXES

Annexes

Annexe I : Vers une ré-estimation du nombre de Subsahariens en France en 1999 et des taux de croissance des périodes 1990-1999 et 1999-2004

De l’aveu de l’INSEE, le recensement de 1999 aurait sous-estimé la population immigrée résidant en France (Borrel, 2006). En combinant les données des enquêtes annuelles de recensement publiées pour l’année 2004, avec celles d’AGDREF (période 1999-2004) et

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du REMUAO (période 1988-1992), il est possible de ré-estimer grossièrement la population africaine de 1999. Que sait-on d’après ces sources ? – En 2004, d’après le recensement, il y avait 570 000 Subsahariens en France (Tableau 1) ; – En 1990, d’après le REMUAO, il y aurait eu entre l’Afrique de l’ouest et l’Europe des 12 une sortie pour trois entrées ; – Entre 1999 et 2004, d’après les données d’AGDREF traitées par Xavier Thierry, 170 608 entrées de Subsahariens ont été enregistrées (Tableau 3). Faisons l’hypothèse que le ratio sorties/entrées établi pour les flux entre l’Afrique de l’ouest et l’Europe en 1990 vaut approximativement pour les flux entre l’Afrique subsaharienne et la France entre 1999 et 2004. Appliquons arbitrairement un ratio plus restrictif que celui du REMUAO en comptant une sortie pour quatre entrées. On peut alors estimer qu’il y a eu environ 40 000 sorties de Subsahariens entre 1999 et 2004 (un quart des 170 608 entrées comptabilisées grâce à AGDREF). Le solde migratoire de la période aurait été d’environ 130 000 individus (170 608 entrées moins environ 40 000 sorties). On peut donc estimer que la population subsaharienne en 1999 aurait été de 440 000 individus (570 000 individus en 2004 auxquels on retranche 130 000), au lieu de 391 854. Les taux de croissance moyens seraient alors ramenés de 0 à 1,4 % par an entre 1990 et 1999 et de 7,7 % à 5,2 % par an entre 1999 et 2004. Par définition, les naissances n’entrent pas dans notre comptabilité : si un individu naît en France, il ne peut pas être immigré, quelque soit par ailleurs sa nationalité. On a cependant fait abstraction des décès des Subsahariens. Les comptabiliser conduirait à abaisser l’effectif de 1999 et à réduire davantage les écarts des taux de croissance entre les deux périodes inter-censitaires. Bien sûr, cet exercice comptable repose sur une hypothèse forte et n’a pas la valeur de données censitaires. Il offre néanmoins une estimation alternative du stock de la population subsaharienne en 1999 qui permet de relativiser les rythmes d’évolution de cette population entre 1990 et 2004. Notre estimation ne contredit pas la reprise de la croissance du stock de la population immigrée d’origine subsaharienne entre 1999 et 2004, mais elle la modère : elle serait plus proche de 5 % que de 8 %.

Annexe II : Intégrer les migrants irréguliers subsahariens au total de la population résidant en France (1999)

La disponibilité conjointe des données sur la vague de régularisation de 1997-1998 et du recensement de la population de 1999 offre une opportunité unique d’intégrer les migrants irréguliers dans une estimation de l’effectif de la population subsaharienne en France. Diverses hypothèses peuvent être formulées pour réaliser cette estimation. Celles que nous adoptons tendent systématiquement, pour l’année 1999, à majorer la part de la population africaine dans l’ensemble de la population immigrée (XAFR) que l’on estime de la façon suivante :

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Où : – POP_REGAFR correspond à l’effectif de migrants réguliers d’origine subsaharienne en 1999. On prend ici non pas l’effectif du recensement (393 289), réputé sous-estimé, mais l’effectif ajusté à la hausse, conformément à l’annexe 1 (440 000). – POP_REFAFR est un premier terme de la population irrégulière : il correspond à l’effectif des personnes dont la demande de régularisation a été refusée. Tentons une estimation en raisonnant sur les résultats de l’opération de 1997-1998. D’après Thierry (2001), le taux de régularisation des Subsahariens était équivalent à celui de l’ensemble des migrants ayant déposé une demande. Sur 125 000 demandes de régularisations déposées, toutes origines confondues, 90 000 auraient été satisfaites selon les résultats ajustés par Xavier Thierry (2001). Le taux de refus peut donc être estimé à 28 %. D’après les données de l’ANAEM, 30 572 Subsahariens ont été régularisés en 1997-1998 (tableau 4). On peut donc estimer que, en 1999, à l’issue de la vague de régularisation, l’effectif des individus non régularisés, suite à un refus, est d’environ 12 000. – POP_SDAFR correspond au second terme de la population subsaharienne en situation irrégulière, à savoir l’ensemble des individus qui n’ont pas déposé une demande de régularisation. Aucune donnée ne nous permet de mesurer l’étendue de cette population. Faisons toutefois l’hypothèse très maximaliste qu’un Subsaharien irrégulier sur deux a pris le parti volontaire de rester « sans papier » à l’occasion de la vague de régularisation de 1997-1998. Il y aurait eu autant de demandeurs que de personnes n’ayant pas déposé une demande. L’effectif de POP_SDAFR serait donc d’environ 42 600 personnes (30 572 régularisations ajoutées aux 12 000 refus estimés ci-dessus). – POP_REGTOT correspond à l’effectif de l’ensemble de la population immigrée en 1999. Ne disposant pas de mesure alternative, nous reprenons l’effectif du recensement de la population (4 306 094, tableau 1). Notons que ne pas le réajuster à la hausse, contrairement à ce que nous avons fait pour POP_REGAFR, conduit à surestimer la part de la population d’origine subsaharienne (XAFR). – POP_REFTOT correspond à l’effectif total des immigrés dont la demande de régularisation n’a pas été satisfaite. D’après l’ANAEM, 76 473 titres ont été délivrés en vertu de la régularisation de 1997-1998 (Tableau 4). En appliquant un taux de refus de 28 %, on en déduit que le nombre total de déboutés a été de 29 740, toutes origines confondues. – POP_SDTOT correspond à la population immigrée irrégulière restée à l’écart de la vague de régularisation (individus n’ayant pas fait de demande de régularisation). Comme pour les Subsahariens (POP_SDTOT), cet effectif est inconnu. Là encore, adoptons l’hypothèse qui tend à maximiser la part des Subsahariens dans la population immigrée, en minimisant le dénominateur : faisons comme seuls des Subsahariens avaient fait le choix de ne pas solliciter une régularisation. Dans ce cas, POP_SDTOT = POP_SDAFR.

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Au total, notre estimation maximaliste de la population en situation irrégulière fait passer le nombre de Subsahariens résidant en France d’environ 440 000 à un peu moins de 500 000 individus. En définitive, migrants irréguliers inclus, la part de la population africaine dans l’ensemble de la population immigrée serait la suivante :

Ce résultat est peu éloigné de celui que l’on peut calculer simplement à partir des résultats du recensement (9,1 % d’après les chiffres du tableau 1). Ainsi, les migrants venus du sud du Sahara demeurent une population largement minoritaire, y compris lorsque l’on inclut, de manière maximaliste, les individus dépourvus du droit de résidence.

NOTES

1. Malheureusement, aucune étude méthodologique — à notre connaissance — ne renseigne sur le degré de couverture de la population irrégulière par les opérations de recensement en France. 2. Pour une brève présentation du cadre réglementaire de cette régularisation, voir Thierry (2000 : 596). 3. La comptabilité du nombre des demandes et des régularisations effectives a fait l’objet de plusieurs estimations largement discutées par Thierry (2000 et 2001). Après ajustement des données d’AGDREF, il estime à 90 000 le nombre de personnes ayant été régularisées en 1997 et 1998. On présente dans cet article des données inédites, issues de l’OMI, selon lesquelles il y aurait environ 76 000 personnes ayant profité de l’opération de régularisation, certaines d’entre elles ayant pu être régularisées plus tardivement du fait des délais de traitement administratif qui se sont parfois étalés jusqu’en 2003. Les écarts d’effectifs de régularisés s’expliquent en grande partie par la vocation différente des administrations qui les ont produites (cf. Encadré 3) et par les différences de traitement des données : aucun ajustement des données de l’OMI n’a été fait, alors que les données d’AGDREF ont fait l’objet de plusieurs redressement explicités par Thierry (2000, 2001). On ne s’aventurera pas à proclamer qu’une source est plus juste que l’autre ; la réalité se trouve probablement entre les deux. On retiendra surtout que les statistiques sur les migrations, et a fortiori sur les régularisations, doivent être prises avec précaution. 4. Il s’agissait d’un système de régularisation permettant aux étrangers en situation irrégulière résidant en France depuis de nombreuses années d’obtenir un titre de séjour, en dehors des opérations exceptionnelles. Trois cas de régularisation étaient possibles : (1) étrangers justifiant de leur résidence habituelle en France depuis au moins dix années ; (2) mineurs ayant leur résidence habituelle en France depuis l’âge de 10 ans, ou 15 ans s’ils sont étudiants ; (3) étrangers dont les liens personnels et familiaux en France sont tels, que le refus d’autoriser leur séjour porterait, à leur droit, à leur vie privée et familiale, une atteinte disproportionnée au regard des motifs de refus (Régnard, 2006 : 31). Cette mesure de la loi RESEDA a été partiellement abrogée par la loi Hortefeux de 2007. 5. La vague de régularisation de 2006, entreprise par le Ministre de l’intérieur Sarkozy, n’entre pas dans ces résultats. Aucun indicateur ne permet en effet de distinguer dans les données de l’OMI les titres octroyés par régularisation des autres titres de séjour. L’exploitation ultérieure

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des données d’AGDREF devrait permettre d’estimer le nombre des bénéficiaires et d’identifier leurs caractéristiques. 6. D’après les données d’AGDREF non redressées, seulement 24 144 Subsahariens auraient bénéficié d’une régularisation en 1997 et 1998 (communication personnelle de Xavier Thierry), contre 30 570 d’après les données de l’OMI ici présentées (cf. Tableau 4). Ils représenteraient ainsi 27 % de l’ensemble des personnes régularisés au lieu de 40 %. On voit bien, de nouveau, avec quelle prudence les données doivent être analysées. 7. Communication personnelle de Xavier Thierry détaillant les résultats présentés dans Thierry (2001). 8. Préalablement, la part des Subsahariens avait beaucoup augmenté entre le début des années 1980 et la fin des années 1990 : à l’occasion de la vague de régularisation de 1981-1982, les Subsahariens représentaient seulement 15 % des 130 000 personnes régularisées (Garson, 1992). 9. Bien sûr, les taux d’émigration varient selon les régions et les pays. Selon une mesure alternative des taux d’émigration en 2000 à partir de la base de l’OCDE (le nombre de migrants n’est pas inclus dans le dénominateur, (cf. Tableau 6), Lucas (2006) estime que le taux était en moyenne de 4,5 pour 1 000 pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, les taux valant 4,2 pour l’Afrique de l’est, 5,1 en Afrique centrale, 7 en Afrique australe, et 4 en Afrique de l’ouest. Les pointes sont atteintes par les pays insulaires comme les Seychelles (96,2 pour mille), Maurice (72,9), Sao Tome et Principe (78,7), ou surtout le Cap Vert (191). À l’intérieur d’une sous région, les taux peuvent varier sensiblement passant par exemple de 0,5 au Niger à 21,5 pour mille en Guinée Bissau dans l’ensemble de l’Afrique de l’ouest continentale. Par ailleurs, Lucas montre que, en valeur absolue, l’Afrique de l’est est la première pourvoyeuse de migrants (environ un million d’individus comptabilisés dans les pays de l’OCDE en 2000), devant l’Afrique de l’ouest (900 000 migrants), l’Afrique centrale (470 000) et l’Afrique australe (350 000). Au total, presque 2,8 millions de Subsahariens vivaient ainsi dans l’un des pays de l’OCDE en 2000, soit 960 000 de plus qu’en 1990. Malheureusement, les données présentées ne renseignent pas — à titre de comparaison — sur la progression de la population immigrante originaire des autres régions du monde. 10. Il s’agit en réalité d’une moyenne annuelle établie sur la période 1988-1992. 11. Les résultats du REMUAO sont relativement anciens. Pour l’heure, aucune source ne permet de les actualiser. Pour autant, on peut faire l’hypothèse que la crise politique et militaire traversée par la Côte d’Ivoire depuis 1999 a substantiellement modifié les logiques migratoires régionales. Elle a sans doute provoqué (1) un mouvement de retour au pays d’une partie des Burkinabè et des Maliens qui étaient implantés dans le Sud de la Côte d’Ivoire, (2) une réduction notable des migrations à partir des pays voisins vers la Côte d’Ivoire, et (3) l’accélération de l’émigration ivoirienne hors du continent, comme en témoigne d’ailleurs les résultats présentés plus haut sur l’immigration en France. 12. Dans le contexte français, la population immigrée d’Afrique subsaharienne se caractérise néanmoins par l’importance des personnes ayant reçu un titre de séjour « réfugié ou apatride ». En 2004, sur 34 025 Subsahariens ayant reçu un titre, 11 % l’ont obtenu au nom de leur statut de réfugié ou d’apatride. La proportion moyenne, toutes origines confondues, était seulement de 5 %. Cette donnée reflète le fait que l’Afrique est davantage travaillée par des conflits que les autres régions du monde (source : Thierry selon les données d’AGDREF et OMI-STAT, 2004). Tableau en ligne : http://www.ined.fr/fr/pop_chiffres/France/flux_immigration. Cette surreprésentation statistique des Subsahariens reflète l’état géopolitique d’un continent travaillé par de multiples conflits (Cambrézy, 2001). 13. Pour une présentation détaillée des différents systèmes migratoires africains, voir : Spaan et van Moppes, 2006. 14. Résultats calculés par les auteurs à partir de la base de données de l’OCDE (Encadré 4).

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15. Utilisant des informations recueillis dans quelques régions des pays de départ sur les destinations des migrants récents, les travaux du projet Push-pull conduisent aux mêmes conclusions : rôle minoritaire de l’Europe dans l’univers des destinations ghanéennes et sénégalaises et diversification des destinations au sein de l’Europe (Schoorl et al., 2000). 16. Il est dans l’intérêt des migrants irréguliers de s’enregistrer dans ces registres : d’une part, dans l’immédiat, c’est ce qui leur donne accès aux services publics ; d’autre part, lors des régularisations, c’est cet enregistrement qui témoigne de leur ancienneté de séjour en Espagne. 17. Les estimations de cette enquête sont basées sur la méthode dite du partage des poids, renommée en « échantillonnage de centres » dans le contexte de cette enquête. La méthode est décrite dans Groenewold (2004) et dans Mecatti (2004). 18. Pour une analyse détaillée des taux de croissance de la population subsaharienne en Espagne, en Italie, et aussi dans d’autres pays européens, voir De Haas (2007). 19. De nouveau, on peut évoquer l’hypothèse selon laquelle cette surreprésentation est liée à des barrières administratives plus restrictives pour l’immigration des Subsahariens en France que dans les autres pays. Nous ne disposons malheureusement d’aucune donnée pour l’étayer. 20. Par exemple, le contrôle des côtes sénégalaises par l’Agence Frontex, qui vise à interpeller les supposés migrants au moment de leur départ, est contraire à l’application de la Déclaration universelle des droits selon laquelle tout individu est libre de quitter le pays où il habite. Ce dispositif n’est d’ailleurs conforme à aucune disposition légale sénégalaise. Autre exemple : les pays européens, incitant les pays d’Afrique de l’ouest à contrôler davantage les sorties de leur territoire, les invitent également à contrôler davantage les entrées. Ils fragilisent ainsi les accords de libre circulation conclus au sein de la CEDEAO. La libre circulation à l’intérieur de l’Europe, ayant pour corollaire le renforcement des marges de l’Europe, conduit ainsi à restreindre la libre circulation à l’intérieur de l’Afrique.

RÉSUMÉS

Les migrations africaines d’origine subsaharienne occupent aujourd’hui une place dominante dans les discours politiques et médiatiques portant sur l’immigration. Cette focalisation s’est traduite récemment par l’adoption d’une série de mesures politiques, policières et diplomatiques visant à réguler un flux considéré comme massif, voire invasif. Rassemblant des données statistiques éparses, cet article donne la mesure des migrations subsahariennes en adoptant à la fois les points de vue de l’immigration et de l’émigration, à l’échelle de la France mais aussi à l’échelle de l’Union européenne et de l’OCDE. L’état des connaissances statistiques est assorti d’une analyse des migrations irrégulières, généralement tenues pour responsables d’une sous- estimation officielle des flux. Les chiffres commentés sont sans équivoque : si les migrations subsahariennes sont extrêmement visibles dans les discours politiques et médiatiques, elles constituent pourtant un fait statistique minoritaire. Le paradoxe invite à s’interroger sur le bien fondé des politiques publiques en matière de gestion des migrations internationales.

Migration from sub-Saharan Africa is today a key issue in the political debate on immigration and a focus of media attention. This concern was recently translated into action with the adoption of a series of political, law-enforcement and diplomatic measures to regulate inflows considered to have reached massive, even invasive, proportions. Bringing together previously dispersed statistical data, this article assesses the true extent of sub-Saharan migration, from the

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standpoints of both receiving and sending countries, on the scale of France, but also of the European Union and the OECD. The overview of statistical data is combined with an analysis of irregular migration, generally held responsible for official under-estimation of flows. The commented figures speak for themselves: although sub-Saharan migrants are extremely visible in the political and media discourse, they represent only a minority of the migrant population. This paradox challenges the cogency of public policy in the field of international migration control.

Las migraciones africanas de origen subsahariano ocupan hoy un lugar dominante en los discursos políticos y medíaticos por lo que se refiere a la inmigración. Esta focalización se tradujo recientemente en la adopción de una serie de medidas políticas, policiales y diplomáticas destinadas a controlar un flujo considerado como macizo, o incluso invasivo. Reuniendo datos estadísticos dispersos, este artículo muestre la medida de las migraciones subsaharianas adoptando a la vez las opiniones de la inmigración y la emigración, a escala de Francia y también a escala de la Unión Europea y la OCDE. El estado de los conocimientos estadístico se combina con un análisis de las migraciones irregulares, generalmente consideradas como responsables de una infravaloración oficial de los flujos. Las cifras comentadas son inequívocas: si las migraciones subsaharianas son extremadamente visibles en los discursos políticos y medíaticos, constituyen con todo un hecho estadístico minoritario. La paradoja invita a preguntarse sobre el fundamento de las políticas públicas en cuanto a gestión de las migraciones internacionales.

INDEX

Index géographique : France, Union Européenne

AUTEURS

DAVID LESSAULT Chercheur post-doctoral, UMR CEPED, Université Paris Descartes, INED, IRD, 221 Boulevard Davout 75020 Paris [email protected]

CRIS BEAUCHEMIN Chargé de recherche, UMR CEPED, Université Paris Descartes, INED, IRD, 221 Boulevard Davout 75020 Paris [email protected]

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Étudier les liens entre les migrations intérieures et internationales en suivant les trajectoires migratoires des Boliviens au Brésil Studying the Links between internal and international Migrations by following the Trajectories of Bolivian Migrants Estudiar los vínculos entre las migraciones internas e internacionales siguiendo las trayectorias migratorias de los bolivianos en Brasil

Sylvain Souchaud et Rosana Baeninger

1 Les changements territoriaux en cours en Amérique du sud seraient de nature à intensifier et diversifier les flux migratoires intra régionaux. En retour, ils établiraient de nouvelles complémentarités spatiales. Nous souhaitons dans cet article explorer cette hypothèse à partir de l’étude des ramifications spatiales de la migration bolivienne au Brésil.

2 Historiquement, l’immigration bolivienne au Brésil est perçue comme un phénomène de faible intensité situé presque exclusivement aux frontières internationales, à bonne distance des grands centres urbains de la région Sudeste du pays : São Paulo, Rio de Janeiro et Belo Horizonte. Or, récemment semble-t-il, l’immigration bolivienne s’est transformée pour devenir un phénomène majoritairement urbain, métropolitain, tout en conservant un fort ancrage frontalier.

3 La multiplication et la diversification des lieux de migration nous conduisent à formuler des hypothèses sur l’organisation de ce champ migratoire et d’éventuelles interactions spatiales qui lui confèrent une certaine « efficacité ». Car la population bolivienne immigrée au Brésil, dont les contingents augmentent, présente un profil complexe, en raison de la diversité de ses origines géographiques (des plateaux andins

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aux plaines orientales en passant par les vallées inter andines), des lieux de son ancrage au Brésil (de Guajará Mirim, en Amazonie orientale, à São Paulo, à proximité du littoral atlantique) et de la spécialisation des migrants dans certaines activités : la confection textile et le commerce ambulant principalement.

4 Nous situerons l’étude dans la ville de Corumbá, dans l’État du Mato Grosso du Sud, à la frontière bolivienne. Ville de près de 100 000 habitants, Corumbá est non seulement un lieu de concentration de l’immigration bolivienne au Brésil, mais aussi un point d’articulation des circulations à l’intérieur du sous-continent, entre les deux façades atlantiques.

5 Quelques questions nous orienteront : quel est le poids de Corumbá dans la migration bolivienne, frontalière et non frontalière, au Brésil ? Comment la migration transfrontalière résiste-t-elle dans ses formes traditionnelles à l’évolution des contextes territoriaux ? Corumbá et, plus généralement, l’espace frontalier, sert-il d’espace relais capable de soutenir la formation de courants migratoires boliviens à l’intérieur du Brésil et d’alimenter la migration bolivienne croissante vers São Paulo ?

6 Nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête auprès de 215 ménages d’immigrants boliviens, réalisée en novembre 2006 dans la ville de Corumbá1. Les données recueillies nous permettent de considérer les étapes migratoires de différentes populations boliviennes migrantes, aussi bien en Bolivie qu’au Brésil. Dans cet article, nous nous centrons sur les populations installées à Corumbá et nées en Bolivie. Nous accompagnons ainsi le cheminement migratoire, intérieur et international, qui a conduit les migrants jusqu’à leur résidence à Corumbá à la date de référence. Pour compléter notre panorama de l’espace migratoire bolivien, à partir du point d’observation qu’est Corumbá, nous examinons les informations rassemblées sur les membres de la famille (parents, enfants et frères) qui, au moment de l’enquête, n’habitaient pas au domicile du ménage enquêté. En reprenant l’idée que le recours à des solidarités familiales (Boutillier et al., 1977 ; Guilmoto et Sandron, 1999) structure les trajectoires migratoires, nous retenons l’examen des lieux de naissance et de résidence des populations non résidentes afin d’établir des hypothèses sur l’organisation du champ migratoire bolivien au Brésil.

Espaces frontaliers et trajectoires migratoires

7 Le rôle des aires frontalières dans l’actuelle géodynamique des migrations internationales sud-américaines évolue, non seulement en raison de l’intensification des échanges migratoires entre pays voisins, mais également grâce à l'incorporation progressive des zones de frontière reculées.

8 Historiquement, une part importante de la migration internationale entre pays voisins de la région se déploie à la façon d’une migration de voisinage : évènement essentiellement local, la migration internationale restreint géographiquement ses implantations aux espaces frontaliers et est alimentée par des courants originaires d’espaces le plus souvent proches et contigus à cette même frontière.

9 Les discontinuités spatiales propres au sous-continent expliquent en partie le confinement géographique des échanges migratoires. En effet, à mesure que l’on s’éloigne des centres de pouvoirs situés sur les façades littorales, atlantiques et pacifiques (Volvey et al., 2006) et que l’on s’approche des espaces frontaliers intérieurs,

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la dispersion et l’enclavement des lieux de peuplement s’accentuent et ont pour effet de limiter la circulation des populations à des aires restreintes. Les migrations internationales n’échappent pas aux contraintes de cet ordre territorial. Demeurant globalement à l’écart des dynamiques continentales, elles n’établissent (ou n’établissaient), par conséquent, pas ou peu de circulations à l’échelle régionale, continentale.

10 Cependant, malgré l’isolement des frontières et en dépit du caractère local de la migration internationale entre pays voisins, il existe, parmi les habitants frontaliers, une minorité qui sait profiter de l’espace frontalier et élargir ponctuellement ses réseaux jusqu’à des lieux centraux et distants, afin de développer des activités commerciales légales ou illégales (commerce et élevage de bétail, par exemple) (Pébayle, 1978). Ces cas, bien qu’isolés et atypiques, méritent d’être mentionnés, car ils rappellent que les circulations individuelles à l’échelle du sous-continent existent de longue date et soulignent que des pratiques spatiales en apparence opposées, associant courte et longue distance, se structurent aux frontières.

11 Aujourd’hui encore, d’importantes discontinuités parcourent l’immensité de la frontière du Brésil avec la Bolivie où se côtoient de vastes zones peu occupées et enclavées et des lieux, peu nombreux, hautement intégrés (Carte 1). À la faveur d’une amélioration des moyens de communication, mais plus sûrement grâce à la redistribution progressive des populations dans l’espace national, et principalement vers les espaces intérieurs, certains lieux frontaliers sont au cœur de dispositifs d’échanges continentaux.

12 Le municipe de Corumbá, territoire de 64 961 km2 partageant 200 km de frontière avec la Bolivie, illustre cette situation contrastée. Sa population compte 95 700 habitants en 2000, dont 84 900 installés (IBGE, 2002) dans la zone urbaine de la capitale administrative, Corumbá, à peu de kilomètres de la frontière internationale. Avec une population, en 2000, de 10 813 habitants, et une densité de population de 0,17 hab/km2, la zone rurale du municipe de Corumbá est à n’en pas douter une frange peu intégrée. Par opposition, la ville de Corumbá fait figure de point nodal dans l’organisation des échanges et la dynamique d’intégration du sous-continent (Oliveira, 1998). La ville est un lieu central pour l’articulation des flux de personnes, de biens et d’informations, elle est essentielle au dispositif territorial que l’on nomme corridor bi océanique. Cet axe d’intégration (il en existe plusieurs de disposition identique) réunit les deux franges littorales du continent, du sud-est brésilien aux ports péruviens et chiliens du Pacifique, en passant par l’axe de concentration du peuplement Bolivien, Santa Cruz - Cochabamba - La Paz. Corumbá puise son importance, non seulement de sa situation à la frontière internationale, mais aussi parce qu’elle est le principal centre urbain sur une trajectoire de plus de 1 000 km, entre Campo Grande, capitale de l’état brésilien du Mato Grosso do Sul, et Santa Cruz de la Sierra, capitale du département bolivien du même nom.

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Carte 1 : Localisation

13 Dans la première moitié du XXe siècle, Corumbá n’était pas à proprement parler enclavée, car, depuis plusieurs siècles, elle entretenait (Souchaud et al., 2007) des échanges avec la façade atlantique (avec Rio de Janeiro, principalement, ralliée par les fleuves Paraguay puis Paraná, le bassin de La Plata et le littoral atlantique). C’est au cours des cinquante dernières années que les articulations évoluent grâce à la construction de routes et de voies ferrées dans l’intérieur du sous-continent ; l’intégration territoriale de Corumbá s’effectue désormais selon un axe est-ouest et non plus nord-sud, si bien que les liaisons et les échanges avec la Bolivie s’améliorent et se multiplient.

14 La circulation le long de ce corridor international ne se limite pas aux marchandises, aux productions agricoles ou minières ; la migration constitue l’un des ressorts de cette dynamique puisque, depuis les années 1950, un vaste mouvement migratoire anime la population bolivienne contribuant à la redistribution de la population vers les départements orientaux. Du côté brésilien, la frontière agricole progresse dans l’État du Mato Grosso do Sul2 alimentant d’intenses mouvements de redistribution et d’installation de populations dans l’intérieur du sous-continent.

15 L’émigration bolivienne vers le Brésil, dont l’apparition et la croissance s’observent à partir des années 1950, s’inscrit probablement dans ce vaste mouvement continental de redistribution de la population vers les espaces intérieurs. Ainsi, à cette période, Corumbá voit croître rapidement sa population immigrée, dont les effectifs augmentent à partir de la construction, dans les années 1950, de la ligne de chemin de fer assurant la liaison internationale entre Santa Cruz de la Sierra et le São Paulo3.

Localisations et itinéraires des boliviens au brésil

16 En 2000, le recensement de la population enregistrait 20 400 immigrants boliviens4 sur le territoire brésilien, population en augmentation de 23 % depuis 1991 (ils étaient alors 15 694). C’est apparemment peu, même si on considère que le Brésil n’est pas actuellement un pays d’immigration (autour de 624 000 immigrants dans l’ensemble du pays en 2000, selon le recensement)5. Mais il est probable qu’une part significative de la population immigrante bolivienne échappe aux recensements brésiliens : population en grande partie pauvre, elle se trouve dans une situation de fragilité qui l’expose davantage à la clandestinité. La plus grande partie de cette population immigrée est installée dans la ville de São Paulo ; selon les estimations de la Pastorale des Migrants, entre 150 000 et 200 000 Boliviens seraient en situation irrégulière dans le grand São Paulo (Bassegio et Udovic, 2006). Ces chiffres sont probablement surestimés, car ils

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signifieraient qu’à eux seuls les Boliviens sans papiers de la région métropolitaine de São Paulo seraient 7 à 10 fois plus nombreux que le total des Boliviens recensés au Brésil en 2000. En outre, ils représenteraient de 1,81 % à 2,42 % de la population totale de la Bolivie en 2001 (Instituto Nacional de Estadística, 2003)6.

17 On rappellera enfin que la récente régularisation7 a permis de sortir de l’illégalité quelques 42 000 immigrants boliviens, principalement installés à São Paulo. Cependant tous les immigrants et pour différentes raisons n’ont pu bénéficier de la possibilité de régularisation : peur de sortir de l’anonymat, entraves administratives au Brésil et en Bolivie, coût de l’opération. Néanmoins si on ajoute au nombre de régularisés le stock de personnes recensées on enregistre près de 100 000 individus sur l’ensemble du pays. Reste qu’il semble impossible d’évaluer la présence bolivienne au Brésil. Par contre l’information intéressante que nous livrent les chiffres du recensement concerne les caractères de la répartition spatiale de ce groupe. Car on peut bien admettre qu’il est possible de décrire avec une certaine justesse une population alors même qu’on ne parvient pas à en établir le nombre exact. C’est le cas de la population bolivienne de São Paulo, largement sous-enregistrée (7 722 individus en 2000 selon le recencement), dont les principales caractéristiques enregistrées par le recensement, distribution spatiale, activité, durée de résidence, etc. semblent confirmées par des travaux empiriques (Cymbalista et Xavier, 2007 ; Silva, 1997). La distribution de la population bolivienne à l’échelle du Brésil proposée par l’Institut Brésilien de Géographie et Statistiques (IBGE) reflète assez fidèlement les principaux équilibres de cette répartition que nous avons observés8.

Carte 2 : Population née en Bolivie selon le munícipio de résidence en 2000

18 La carte 2 montre tout d’abord une présence bolivienne dans tous les États du Brésil à l’exception de l’Amapá, à l’extrême nord du pays. Cependant, l’immigration bolivienne

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est plus significative dans les zones de frontières et dans les régions métropolitaines (principalement à Sao Paulo, et dans une moindre mesure, Rio de Janeiro). Mais cette dispersion sur le territoire et en des lieux si différents, des périphéries orientales aux métropoles du Sudeste, est toutefois relative car on observe, aux frontières comme dans les métropoles, une localisation sélective. Ainsi, la présence à la frontière s’accentue en deux points distants sur la carte : dans le municipe de Guajará-Mirim, au nord, et dans celui de Corumbá, à plus 1 200 km au sud. La distribution de l’immigration bolivienne dans l’espace frontalier brésilien reproduit et même renforce les caractéristiques d’une région marquée par la faible densité d’une population concentrée dans quelques centres urbains dispersés le long de la frontière internationale. Dans le municipe de Corumbá, les Boliviens se regroupent dans le chef-lieu du même nom, de la même façon que les Brésiliens se concentrent dans l’espace urbain, délaissant les vastes aires rurales semi désertes.

19 Par ailleurs, l’attractivité métropolitaine pour la population bolivienne n’est valable que pour Rio de Janeiro, et surtout São Paulo. Et si on ajoute que Guajará Mirim et Corumbá sont les deux « municipes » disposant d’une structure urbaine limitrophe sur l’ensemble de l’espace frontalier boliviano brésilien, on comprend que la répartition de la population bolivienne en territoire brésilien obéit avant tout à une prédilection urbaine, limitée aux principaux centres urbains majeurs, quel que soit le type d’espace, marge frontalière intérieure ou métropole des régions littorales.

20 À ce stade, on saisit les raisons qui président à l’installation dans chacun des principaux espaces d’immigration, frontière ou métropole, en les considérant séparément, mais on ne dissipe pas l’incompréhension du cadre général : c’est en effet un contraste singulier que l’immigration bolivienne souligne par sa présence, entre Corumbá, en plein cœur du Pantanal, vaste plaine inondable de très faible densité, d’une part, et São Paulo, principale métropole du sous-continent, d’autre part. En 2000, São Paulo rassemble 38 % de la population totale née en Bolivie (Censo IBGE, 2000). Quant à Corumbá, elle ne concentre que 5 % de l’immigration totale ; c’est pourtant le deuxième pôle migratoire bolivien au Brésil.

21 La distribution spatiale de la migration bolivienne au Brésil s’opère selon deux modalités que résument les formules suivantes : une « migration de voisinage », concernant Corumbá, et une « migration métropolitaine exclusive », concernant São Paulo9.

22 Reste à savoir s’il existe, dans le cadre de la migration bolivienne, une liaison entre ces deux espaces : liaison à la fois improbable, compte tenu du contraste souligné précédemment, et inévitable compte tenu de ce que l’on a exposé plus haut au sujet del’intégration des espaces intérieurs, de l’activation de liaisons bi océaniques et de l’intensification des échanges et des circulations sur ces axes. À l’échelle locale, rien ne rapproche les villes de Corumbá et São Paulo, mais si l’on examine l’échelon régional de la dynamique spatiale, en rappelant qu’elle se réalise principalement grâce à la mise en réseau des villes, alors il est légitime de poser l’interaction urbaine Corumbá-São Paulo comme un élément structurant le champ migratoire bolivien.

23 Deux questions se posent. La première, porte sur les origines géographiques du flux migratoire installé à Corumbá, la seconde, sur les extensions spatiales de cette même migration. Les réponses apportées nous permettront de définir, avec plus ou moins de précision, le périmètre du bassin migratoire en amont et en aval de Corumbá. On

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devrait pouvoir ainsi préciser la place et le rôle de Corumbá et de sa population migrante au sein du vaste champ migratoire bolivien au Brésil.

Migration internationale comme continuité spatiale de la migration interne

24 Le recensement brésilien de la population est la première piste à explorer. Elle ne nous mène cependant pas bien loin, pour plusieurs raisons. Le recensement combine deux questionnaires, l’un appliqué à l’ensemble des ménages, l’autre à un échantillon d’environ 10 % de la population totale. Or, les variables migratoires concernent seulement la population de l’échantillon et, si l’on ajoute que certaines populations migrantes, dont les Boliviens, sont nettement sous-enregistrées, on perçoit la fragilité de l’information censitaire quand elle porte sur de petits effectifs. En 2000, selon le recensement (IBGE, 2002), Corumbá comptait 1 098 immigrants boliviens. Mais en réalité, ce nombre est obtenu par extrapolation des 107 immigrants (personnes déclarant être nées en Bolivie) réellement interrogés. C’est un échantillon très faible qui limite les possibilités d’analyses fiables.

25 Nous avons cherché à connaître le lieu de résidence antérieure de ces immigrants. Deux variables sont concernées, l’une précisant le lieu de résidence antérieure dans les dix dernières années, l’autre précisant le lieu de résidence au 31 juillet 1995. Deux précisions s’imposent. La première est liée à la désagrégation des lieux à l’extérieur du pays, limitée au nom de pays même. Il est donc impossible de connaître les départements boliviens d’origine de nos migrants. La deuxième se rapporte également à la désagrégation de l’information des lieux, à l’intérieur du Brésil cette fois : elle change selon les variables ; ainsi, on peut connaître jusqu’au municipe de résidence au 31 juillet 1995, mais seulement l’État fédéral d’installation dans le cas de l’enregistrement du dernier lieu de résidence au cours des dix années écoulées.

26 Les réponses apportées par les 107 immigrants boliviens interrogés en 2000 dans le cadre du recensement à la question portant sur leur lieu de dernière résidence au cours de la période 1990-2000 donnent les résultats suivants : 72 individus sont non migrants ou résidents depuis 10 ans dans l’État du Mato Grosso do Sul, 28 déclarent une résidence en Bolivie (sans qu’on puisse préciser le lieu), 1 au Paraguay, 3 dans l’État de São Paulo (sans qu’il soit possible d’identifier le municipe) et 2 dans l’État voisin du Mato Grosso. Si l’on examine la variable précisant le municipe de résidence en 1995, on apprend que deux migrants résidaient dans l’intérieur de l’État de São Paulo en 1995. Dès lors on peut conclure que le recensement ne nous permet pas d’étudier les trajectoires migratoires des migrants boliviens installés à Corumbá. Nous utiliserons donc les données de l’enquête réalisée en 2006.

27 Intéressons-nous tout d’abord aux lieux de naissance des individus intégrant les 215 ménages interrogés lors de l’enquête ENCOR. Rappelons qu’ils sont constitués de populations nées en Bolivie et au Brésil. Lors de l’enquête, qui s’est déroulée en octobre 2006, le critère de sélection des ménages était qu’un chef au moins du ménage soit né en Bolivie. Ainsi, la population totale enquêtée était de 968 individus10 (215 ménages), dont 364 étaient nés en Bolivie et 598 au Brésil.

28 Si on se réfère à la carte 3, on constate tout d’abord que les Brésiliens intégrants des ménages d’immigrant(s) international(aux) sont fortement ancrés localement. Ils sont,

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dans une très large proportion, nés à Corumbá même : 549 personnes, soit plus de la moitié de la population totale enquêtée. Seuls quelques-uns sont à bonne distance de la frontière, à Campo Grande, la capitale de l’État de Mato Grosso do Sul, dans le Mato Grosso et dans l’intérieur de l’État de São Paulo. D’autres encore, très peu, sont nés dans le Nordeste du pays, à plusieurs milliers de kilomètres.

29 La très faible dispersion géographique et l’extrême concentration frontalière des lieux de naissance de la population brésilienne des ménages enquêtés contraste avec la variété des origines géographiques de la population bolivienne. Les immigrants boliviens de Corumbá sont originaires de tous les départements boliviens (Tableau 1), à l’exception du Pando, à l’extrême nord du pays. Le département de Santa Cruz est le principal département de naissance. Ces trois départements sont les plus peuplés, respectivement 2,35 millions, 2,03 millions et 1,456 million d’habitants en 2001 (INE, 2003), ce qui représente 70,5 % de la population totale du pays. Mais, la bonne place des départements andins de La Paz et Cochabamba est à signaler.

Tableau 1 : Département ou État de naissance des habitants des ménages enquêtés à Corumbá

Département/État Effectifs % valide % cumulé

Santa Cruz (Sc) 269 27,9 27,9

Cochabamba (Co) 28 2,9 30,8

La Paz (Pa) 41 4,3 35,1

Oruro (Or) 6 0,6 35,7

Potosí (Po) 10 1,0 36,7

Beni (Be) 3 0,3 37,0

Chuquisaca (Ch) 3 0,3 37,3

Tarija (Ta) 2 0,2 37,6

Rondônia (Ro) 2 0,2 37,8

Ceará (Ce) 2 0,2 38,0

Paraíba (Pb) 1 0,1 38,1

Pernambuco (Pe) 1 0,1 38,2

Rio de Janeiro (Rj) 1 0,1 38,3

São Paulo (Sp) 6 0,6 38,9

Paraná (Pr) 3 0,3 39,2

Mato Grosso do Sul (Ms) 576 59,8 99,0

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Mato Grosso (Mt) 4 0,4 99,4

Distrito Federal (Df) 1 0,1 99,5

Ne sait pas 5 0,5 100,0

Total 964 100,0

Source : Enquête Encor, Corumbá, 2006.

Carte 3 : Lieux de naissance de la population résidant à Corumbá en octobre 2006

30 Ces premiers éléments nous indiquent que la migration bolivienne à Corumbá n’est pas à proprement parlé une migration de proximité. La migration transfrontalière de voisinage n’est que marginale. Des migrants sont nés à Puerto Suárez, Puerto Quijarro, El Carmén, etc. c’est-à-dire dans les petites villes qui jalonnent, depuis la frontière internationale, la voie ferrée qui conduit à Santa Cruz de la Sierra. Ceci s’explique en partie pour la simple raison que ces espaces d’origine ont de faibles, voire de très faibles, densités et volumes de population et ne peuvent, par conséquent, alimenter un flux de migration international volumineux. Les provinces boliviennes ont une population peu nombreuse et, de manière générale, l’Est bolivien, jusqu’à Santa Cruz, c’est-à-dire environ 600 km de frontière, est une zone presque déserte démographiquement.

31 La proximité n’étant pas l’élément qui organise la dynamique migratoire, on s’aperçoit, à l’examen approfondi des lieux de naissance des migrants que l’élément déterminant est l’origine urbaine, puisque 313 migrants (sur 358 réponses valides) boliviens sont nés dans un centre urbain. On remarque de surcroît que ce sont les grands centres urbains

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de Bolivie : Santa Cruz de la Sierra, La Paz, Cochabamba, Oruro et Potosí, d’un poids nettement supérieur à celui de la ville de Corumbá, qui alimentent cette migration internationale interurbaine11. Dans une étude sur la ville bolivienne de Yacuiba, à la frontière argentine, nous avions observé dans le détail ce même processus (Souchaud et Martin, 2007). Certes, Yacuiba étant une ville bolivienne, nous avions associé le processus migratoire qui nourrit sa croissance à une modalité nouvelle de la redistribution interne de la population bolivienne. Corumbá, est bien une ville brésilienne, mais on peut s’interroger sur le rôle qu’elle joue dans le dispositif socio- spatial bolivien, entre articulations urbaines et redistribution démographique.

32 Nous avons construit une carte représentant les lieux de résidence qui ont immédiatement précédé l’actuelle migration à Corumbá (Carte 4). L’importance du département de Santa Cruz apparaît sans équivoque. S’il représente 38,1 % du total des lieux de naissance des immigrants interrogés, 89 % du total des immigrants y font une ultime étape dans le cheminement qui les conduit à Corumbá. Le département de Santa Cruz est à la fois un lieu d’origine et une étape dans le parcours migratoire des Boliviens. On remarque par ailleurs que Santa Cruz de la Sierra, la capitale, en raison de son poids démographique, polarise le flux. Mais d’autres espaces d’accueil accentuent leur poids, de petites villes principalement (comme Roboré), situées à l’est de la capitale départementale et situées sur la trajectoire ferroviaire. On constate à nouveau que l’espace frontalier bolivien, stricto sensu, n’est que l’une des nombreuses pièces du dispositif spatial qui structure le phénomène migratoire frontalier.

33 L’examen de la distribution spatiale d’un événement (l’avant-dernière étape) de l’historique migratoire (Carte 4) montre que l’arrivée à Corumbá est précédée d’une migration interne en Bolivie. Et quelle que soit l’origine géographique du migrant, cette migration interne passe par le département de Santa Cruz.

34 Ainsi, la migration internationale à Corumbá s’associe au mouvement de redistribution interne de la population que la Bolivie connaît depuis les années 1950, marqué essentiellement par la migration d’importants groupes de population de la région andine vers la région basse (Blanchard, 2005 ; D’Andrea, 2004 ; Martin, 2005 ; Perrier- Bruslé, 2005). Le département de Santa Cruz fut, sans aucun doute, celui qui connut la plus grande croissance : sa participation relative au total de la population bolivienne augmentant de 9 % en 1950 à 24,5 % en 2000 (Souchaud, 2008). En dépit de cette progression importante, le département conserve des disparités dans la distribution de sa population, entre Santa Cruz de la Sierra, la capitale, qui concentre 55 % de la population départementale totale en 2000 (2 029 471 habitants) et les municipes de l’intérieur. Ainsi, le reste du département est une vaste zone presque déserte, d’où seuls deux espaces de modeste concentration urbaine se distinguent : à la frontière (Porto Suarez, 11 600 habitants en 2001 et Puerto Quijarro, 9 000 habitants en 2001) et le long de la voie ferrée (Roboré, 9 900 habitants en 2001).

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Carte 4 : Dernier lieu de résidence de la population née en Bolivie résidant à Corumbá en octobre 2006

Migration interne de la deuxième génération : retour en Bolivie et première dispersion au brésil

35 S’il est relativement aisé de savoir ce qui se passe avant l’installation dans le lieu d’enquête, il est par contre plus délicat de définir les trajectoires des migrants qui ont quitté ce même lieu. Après avoir traité la migration à Corumbá dans le proongement de la migration interne, nous tenterons de déterminer si Corumbá alimente une migration interne bolivienne vers d’autres régions du Brésil. Le recensement nous livre peu d’informations à ce sujet, mais il est important de mentionner qu’en 2000, selon celui-ci (micros données de l’échantillon, IBGE, 2002), seulement 37 Boliviens, domiciliés au Brésil en dehors de Corumbá, ont déclaré avoir eu pour lieu de résidence en 1995 le municipe de Corumbá. Voilà qui met en évidence le peu de connexions existantes entre Corumbá et les autres parties du pays et tendrait à indiquer que la population bolivienne de Corumbá n’alimente pas le flux de migration vers la Région Métropolitaine de São Paulo (RMSP), principal courant de la migration bolivienne au Brésil.

36 L’enquête à Corumbá de 2006 (ENCOR) a permis d’explorer davantage cette voie. D’abord, nous avons cherché à savoir si les enfants de migrants (sortis du domicile parental) avaient eu une expérience migratoire avec leurs parents à l’intérieur du Brésil. Sans entrer dans le détail des parcours migratoires des chefs de famille, il est possible d’envisager la question à partir de l’examen des lieux de naissance des enfants des ménages enquêtés nés au Brésil et ne résidant plus, au moment de l’enquête, au domicile de leurs parents. Or, les enfants qui n’habitent pas avec leurs parents sont nés

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en majorité à Corumbá : sur un total de 366 enfants non résidents issus des ménages enquêtés, 304 enfants sont nés au Brésil, dont 274 à Corumbá. Si on considère les 16 enfants nés à Ladário (micro municipe enclavé dans le municipe de Corumbá et attenant au périmètre urbain de Corumbá), 95 % des enfants d’immigrants boliviens sortis du foyer parental sont nés dans la zone délimitée par le municipe de Corumbá12. Ce résultat tend à montrer que les parents eux-mêmes ont fait peu de migrations à l’intérieur du Brésil, et renforce l’idée de la faible migration interne des Boliviens au Brésil avant l’arrivée à Corumbá. La variable présentée n’épuise pas les possibilités de migrations intercalaires et il n’est pas impossible qu’une migration interne nous échappe, dès lors notamment qu’elle interviendrait à une période précise du cycle de vie : avant la naissance des enfants. Il existe une autre possibilité, celle d’un aller et retour dans le Brésil à partir de Corumbá. Ces situations sont tout à fait envisageables, mais elles ne limitent pas la portée de la donnée rapportée.

37 Grâce aux informations recueillies sur les lieux de résidence des enfants qui n’habitent pas habituellement aux domiciles des chefs de famille13 de Corumbá, il devient possible de délimiter les espaces migratoires issus de la première vague d’immigration. Cette population ne résume pas elle seule la diversité des parcours migratoires qui s’organisent à partir de Corumbá, mais elle peut annoncer des tendances dans l’organisation spatiale des migrations, peut-être amenées à se renforcer dans le futur.

Carte 5 : Lieux de résidence (hors du domicile parental) des enfants de ménages comptant au moins un immigrant, en octobre 2006

38 La carte 5, représentant les lieux de résidence actuels des enfants issus des ménages enquêtés à Corumbá, indique qu’une partie significative de cette population habite en Bolivie. Cet aspect est à signaler, car ces enfants de migrants, pour qui le territoire brésilien est librement ouvert dès lors qu’ils sont nés au Brésil (83 %), sont 60 à habiter en Bolivie, où ils sont immigrants brésiliens14.

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39 On retrouve sur la carte la même polarisation des grandes villes situées sur l’axe qui traverse la Bolivie d’est en ouest et, de l’impression générale, ressort le dessin d’un corridor international articulé par les grandes villes de la région (La Paz, Cochabamba, Campo Grande, São Paulo, Rio de Janeiro).

40 Néanmoins, on observe une mince dispersion de cette population sur le territoire brésilien. La frontière, et plus exactement Corumbá, fixe ces descendants d’immigrants et la ville de São Paulo, principal lieu l’immigration bolivienne, est à peine visible sur la carte. En conséquence, alors qu’il existe de fortes correspondances des schémas de diffusion et de dispersion spatiales d’une génération à l’autre, se confirme l’idée que l’immigration bolivienne à la frontière corumbaense est étrangère à la migration métropolitaine à São Paulo.

Conclusion

41 L’une de nos interrogations initiales portait sur la réalité de l’immigration frontalière. Pour répondre, il nous faut distinguer deux configurations migratoires à la frontière, selon que l’espace frontalier est un foyer d’immigration et/ou d’émigration.

42 Le cas de Corumbá fait apparaître nettement que la frontière est attractive pour de nombreux migrants internationaux, dont le choix se fixe sur les principaux centres urbains, Corumbá et Guajará Mirim. On notera que la dynamique migratoire internationale ne coïncide pas avec la dynamique migratoire interne brésilienne. L’attractivité de Corumbá pour les migrants boliviens ne s’applique pas à la population migrante brésilienne, qui s’en détourne. C’est qu’indépendamment de toute attractivité, il faut au migrant un motif.

43 L’immigration à Corumbá n’est pas une immigration transfrontalière ou, dit autrement, de voisinage. Ainsi, les cantons limitrophes, côté bolivien, ne pourvoient que marginalement à l’immigration frontalière, l’essentiel provenant de la migration en cascade de populations aux origines parfois lointaines. Pour que la situation s’inverse, il faut un état de peuplement consolidé à la frontière. Ce n’est que récemment que l’espace frontalier, côté bolivien, a connu une vague de peuplement conséquente, en mesure d’altérer la logique des échanges migratoires historiques entre l’un et l’autre côté de la frontière internationale.

44 Quant au rôle de Corumbá dans le champ migratoire bolivien au Brésil, plusieurs hypothèses formulées avant de lancer l’enquête à Corumbá ont été abandonnées. Dans un premier temps, nous avancions l’idée que Corumbá serait un espace de transit pour les populations boliviennes immigrant au Brésil. Les facilités administratives qu’accordent les municipes frontaliers à l’installation d’émigrants du pays voisin contrastant avec les difficultés croissantes que les Boliviens doivent surmonter pour atteindre la métropole de São Paulo nous conduisirent à penser que les migrants boliviens pourraient faire étape à Corumbá, pour une durée variable, afin d’y organiser la suite d’un parcours migratoire où São Paulo serait l’étape finale.

45 Les premiers entretiens réalisés auprès de migrants à Corumbá avant l’enquête avaient déjà ébranlé cette hypothèse et nous avons montré ici qu’il n’y avait presque aucun lien entre Corumbá et São Paulo, que ce soit en amont de l’étape à Corumbá ou à partir de Corumbá, notamment par l’examen de la dispersion spatiale des enfants de migrants ayant quitté le domicile des parents. En réalité, il n’existe aucun effet « communicant »

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entre la frontière et la métropole, entre Corumbá et São Paulo. Nous cherchions à voir dans la frontière un espace de transit et d’articulation des flux, mais nous ne sommes pas ici sur les marges méridionales de l’Europe et le Pantanal n’est pas le glacis saharien (Bredeloup et Pliez, 2005) où s’organisent d’importantes migrations de transit15.

46 L’une des explications possibles de cette disjonction se trouve peut-être dans la faiblesse des liens entre Corumbá et l’axe de pénétration et d’intégration territoriale brésilien, alimenté par l’expansion de la frontière agricole, des régions sud et sud-est en direction des régions nord et centre ouest. Par certains aspects, l’histoire brésilienne de Corumbá marque un net ralentissement lorsque Rio de Janeiro perd son statut de capitale au profit de Brasília (1960). En quelque sorte, et cela semblera paradoxal, Corumbá se serait trouvée affaiblie par la « marche vers l’Ouest »16, mouvement encadrant l’intégration territoriale des marges intérieures. Cependant, nous nous sommes attardés sur des comportements individuels et nos conclusions mériteraient d’être soumises à l’étude des logiques migratoires familiales, dont les mécanismes peuvent différer.

47 Néanmoins, Corumbá est un centre migratoire international, dont le rayonnement dépasse les frontières occidentales du département voisin de Santa Cruz, pour gagner les capitales andines, La Paz ou Potosí. En marge de la dynamique du mouvement d’intégration dominant du centre ouest brésilien, le municipe de Corumbá cherche à activer les liens avec le pays voisins, ainsi que l’exprime des responsables de l’administration municipale et des dirigeants d’entreprises de Corumbá17. Il existe bien une dynamique territoriale extra locale à Corumbá dont la portée est transnationale.

48 Influencé par la théorie « push and pull » qui établit que l’attractivité du Brésil et la « répulsivité » de la Bolivie, l’une et l’autre fondées sur des critères socio-économiques objectifs, est le moteur principal de la migration, nous avions écarté la Bolivie du champ migratoire, une fois la frontière franchie, pensant que l’avantage comparatif du Brésil l’emporterait envers et contre tout à l’heure du choix du migrant. Pourquoi un migrant bolivien installé au Brésil retournerait-il en Bolivie ? Pourquoi ses enfants, nés au Brésil, Brésilien en vertu du jus soli, regarderaient-ils derrière eux, quand l’horizon est plein de l’immensité brésilienne ? Lors des entretiens, nous avons, ici ou là, identifié quelques familles corumbaenses d’origine bolivienne mentionnant un parent installé à São Paulo. Mais ces cas sont des exceptions, et surtout, ils n’impliquent aucune relation particulière. Tout se passe comme si ces deux trajectoires migratoires étaient strictement dissociées, formant au sein d’une même famille deux projets, deux sphères migratoires distinctes dont les liens restent à construire. Et d’une manière générale, les immigrants boliviens à Corumbá tracent une frontière à l’est de Corumbá et articulent leur espace de vie sur un arrière pays bolivien dont Corumbá serait l’ultime jalon.

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NOTES

1. L’étude de l’immigration bolivienne à Corumbá est l’un des volets d’un projet de recherche sur les migrations régionales, associant le CNPq (Brésil) et l’IRD (France) et conduit entre 2005 et 2009. La documentation de l’enquête à Corumbá est consultable, en français et en portugais, à l’adresse : http://www.nepo.unicamp.br/fotos/encuestacorumbaout2006.pdf. L’enquête explore un échantillon non représentatif de 215 ménages dont l’un des chefs au moins est né en Bolivie. Au total la population des ménages enquêtés rassemble 958 individus (ceux représentés sur la carte 3), dont 364 sont nés en Bolivie (représentés sur la carte 4). Nous avons également rassemblé des informations sur les enfants des ménages enquêtés ayant quitté le domicile parental (363 individus représentés sur la carte 5). D’autres groupes de parents non résidents sont également étudiés (parents et frères). 2. État dont la création, par division de l’état de Mato Grosso, remonte à 1977. 3. Aujourd’hui la liaison ferroviaire est toujours active côté bolivien, la ligne est désaffectée côté brésilien. 4. On se limite ici aux individus nés en Bolivie, résidant et recensés au Brésil. Les immigrants boliviens ne bénéficient pas des facilités d’installation et de circulation accordées aux ressortissants de pays voisins membres du Mercosud. En revanche, la naissance d’un enfant sur le territoire brésilien permet aux parents d’obtenir un titre de séjour permanent. Cette possibilité permet la régularisation de nombreux migrants. 5. Avec plus de 213 000 individus nés au Portugal, la population portugaise constitue encore aujourd’hui, en volume, la principale population immigrée au Brésil ; elle représente 31 % de la population totale née à l’étranger. 6. La population bolivienne était de 8 274 325 habitants en 2001. 7. Procédure engagée dans le cadre de l’exécution d’un accord bilatéral signé en 2005. 8. Nous nous référons aux lieux où nous avons séjourné et étudié cette population : São Paulo, Corumbá, Ladário, Guajará-Mirim. 9. Pour l’exposé de quelques éléments d’une typologie des espaces migratoires dans la région, dont les deux termes utilisés ici : Souchaud S., Carmo R. Luiz do, Fusco W. « Mobilidade Populacional e Migração no Mercosul : A fronteira do Brasil com Bolívia e Paraguai ». Teoria & Pesquisa, 2007, XVI (1), pp. 39-60. 10. Soit 4 de moins que la population totale, 2 personnes étant nées en Argentine, 2 autres au Pérou. 11. Dit autrement, La Paz et Santa cruz de la Sierra sont les deux principaux centres urbains du pays et les plus importants foyers d’émigrations vers Corumbá.

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12. La proportion est d’ailleurs semblable qu’il s’agisse d’enfants de migrants ayant ou n’ayant pas quitté le domicile parental puisque des 178 enfants corumbaenses (habitants de Corumbá) partageant le domicile parental 148 sont nés au Brésil, dont 142 à Corumbá et 1 à Ladário, soit 97 % du total suivant notre découpage géographique. 13. Pour ce travail, on a sélectionné les enfants comme résidents non habituels, même si on pouvait analyser, dans cette catégorie, parents, frères et autres membres de la famille. 14. L’enquête de terrain révéla que 300 sont au Brésil, 2 en Espagne, 1 au Pérou, 1 aux États-Unis, et 1 dans un autre pays non précisé. 15. En l’occurrence de populations sub-sahariennes vers l’Europe occidentale. 16. Politique nationale d’intégration territoriale et de diffusion du peuplement, basée sur la progression, en direction du nord et de l’ouest, de la frontière agricole. 17. Entretiens réalisés tout au long de l’année 2006.

RÉSUMÉS

Les premières migrations internationales des Boliviens au Brésil, à partir des années 1950, ont eu la frontière pour principale destination. L’augmentation récente du flux migratoire au Brésil coïncide avec une concentration des migrants boliviens dans la métropole de São Paulo. Les contours d’un nouvel espace migratoire bolivien au Brésil se dessinent où la frontière, en dépit de l’importance croissante de la ville de São Paulo dans l’organisation de l’espace migratoire bolivien, conserve un rôle important et spécifique. À partir des données d’une enquête réalisée fin 2006 dans des ménages immigrés de la ville frontalière de Corumbá, dans l’État du Mato Grosso do Sul, nous étudions dans cet article les changements intervenus dans l’organisation spatiale de ce champ migratoire. Nous souhaitons notamment préciser le rôle actuel de l’espace frontalier, historiquement réputé pour concentrer l’immigration internationale voisine, en tant que pôle migratoire et envisager d’éventuelles articulations avec la métropole de São Paulo et l’espace intérieur bolivien.

The increasing bolivian migration flux in Brazil and the concentration of migrants in the metropolitan area of São Paulo display the shape of a new bolivian migratory space in Brazil. Using information from a survey that took place in the border city of Corumbá at the end of 2006, we study the changes that occurred in the spatial organization of the migratory space we consider. We wish specifically insist on the current role of the border area, historically consider being a place of migration concentration, as a migration pole and his possible relations with the city of São Paulo.

La migración internacional de los bolivianos en el Brasil tuvo como primer destino, en los años 1950, la frontera internacional. En la actualidad, el crecimiento reciente del flujo migratorio entre Bolivia y Brasil coincide con la concentración de los inmigrantes bolivianos en la región metropolitana de São Paulo. Se esboza entonces un nuevo espacio migratorio de los migrantes bolivianos en el Brasil donde la frontera, a pesar de la importancia del intenso flujo hacia la ciudad en la organización general del flujo internacional, mantiene un papel importante y específico. A partir de una investigación de campo llevada a cabo a finales del 2006 en hogares de inmigrantes bolivianos de la ciudad fronteriza de Corumbá, en el estado brasileño de Mato Grosso do Sul, es posible identificar los cambios que se produjeron en la organización espacial de esta

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migración internacional. Insistimos en particular sobre el papel actual del espacio fronterizo, históricamente conocido como lugar de la concentración de la migración de Bolivia a Brasil, y intentamos mostrar de que manera este espacio de frontera se articula tanto con la región metropolitana de São Paulo como con el interior de Bolivia.

INDEX

Mots-clés : dynamiques spatiales, frontières, migrations Index géographique : Bolivie, Brésil Keywords : Bolivia, Brazil, frontiers, migrations, spatial dynamics

AUTEURS

SYLVAIN SOUCHAUD Chargé de recherche en géographie, Institut de Recherche pour le Développement (IRD), UMR 151 LPED – France et Centre d’études de la population (NEPO) – Université d’État de Campinas (UNICAMP), São Paulo, Brésil [email protected]

ROSANA BAENINGER Professeur, Département de démographie, Institut de philosophie et sciences humaines (IFCH), Centre d’études de la population (NEPO) – Université d’État de Campinas (UNICAMP), São Paulo, Brésil [email protected]

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Note de recherche

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L’enquête Parcours et Profils des migrants Une approche statistique originale

Marilyne Bèque

1 Si l’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et l’instauration des visas n’ont pas stoppé les flux d’arrivée en France, ils ont contribué à modifier la nature des migrations. Ainsi, le maintien des migrations s’est effectué via une intensification des migrations familiales et une augmentation de la demande d’asile.

2 Outre l’évolution de la forme des migrations, les études sur les circulations migratoires décrivant les différentes vagues de migrations en France, montrent une évolution dans les populations traditionnellement accueillies. Même si les entrées en Europe en provenance du Maghreb sont toujours importantes, d’autres nationalités, comme les Chinois, les Roumains, les Tchétchènes, etc. sont apparues ces dernières années (Costa- Lascoux et Du Cheyron, 2004).

3 Par ailleurs, la composition même de ces populations a également évolué. Ainsi, même si la proportion des femmes migrantes n’a jamais été inférieure à 40 % du total des migrants dès la fin du XIXe siècle (Aoudaï et Richard, 2002), aujourd’hui le rapport hommes/femmes tend à s’équilibrer et les migrations féminines prennent de plus en plus d’importance dans les circulations migratoires. On s’éloigne donc de plus en plus de l’image de la femme migrante venue rejoindre son mari, immigré lui-même venu pour travailler, pour aller vers une diversification des situations et stratégies : hommes rejoignant une conjointe française, femmes ayant un projet migratoire individuel, etc. (Algava et Bèque, 2008).

4 Enfin, de nombreux travaux sur les circulations migratoires attestent de l’émergence de nouvelles formes migratoires, liées notamment au développement des nouvelles technologies qui permettent une organisation de la migration à distance. La migration et l’entreprise économique sont souvent proches. Les changements perçus ces dernières années au niveau de la circulation des migrants concernent « la diversification des destinations, mais aussi la complexité croissante de l’organisation des groupes traversant ou s’appropriant des territoires selon les opportunités des

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marchés, les informations relayées par les « installés », la plus ou moins grande souplesse des législations nationales, la structuration des réseaux, etc. » (Hily et Ma Mung, 2003) qui interrogent, de fait, les modalités de l’intégration.

5 En bref, il semble bien que ces nouvelles migrations par leurs natures, leurs modalités, les populations qu’elles concernent, soient au cœur des évolutions des courants migratoires observées depuis quelque temps en France et plus largement en Europe, que ce soit au niveau des individus qui composent ces flux (nationalité, genre, etc.) que de la nature du titre demandé ou du parcours migratoire.

6 Ces changements des migrations ont amené la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) du Ministère du travail, de la santé et du budget à réaliser une enquête en deux vagues sur le parcours et le profil des nouveaux bénéficiaires d’un titre de séjour d’au moins un an en France en 2006. L’enquête réalisée auprès de 6 280 personnes en septembre 2006, dont près de 4 000 ont été réinterrogées en septembre 2007 par la DREES, permet pour la première fois s’agissant de cette population d’obtenir un regard croisé sur le profil des migrants, leurs projets migratoires, leurs représentations et leurs attentes.

7 Le montage de cette opération a été assuré par la DREES en collaboration avec des représentants de la Direction de la Population et des Migrations (DPM), de l’Agence Nationale d’Accueil des Étrangers et des Migrations (ANAEM), de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE), de l’Observatoire Régional de l’Intégration et de la Ville (ORIV), ainsi que des chercheurs (Institut de Recherches Économiques et Sociales, IRES ; Centre d’Études et de Recherches Internationales, CERI ; Institut National d’Études Démographiques, INED), réunis au sein du comité de pilotage. Le terrain de l’enquête a été confié à l’institut TNS SOFRES.

8 Le présent article vise à présenter le protocole innovant élaboré pour le recueil des données (entretiens avec des enquêteurs-traducteurs d’un questionnaire traduit en treize langues, suivis des enquêtés par contacts téléphoniques entre les deux vagues, etc.) au regard des résultats de la première vague.

Une approche statistique originale

Problématique et objectifs de l’enquête

9 L’objectif premier de l’enquête « Parcours et profils des migrants » (PPM) est de mieux connaître les migrants réguliers. Plus précisément, elle vise à recueillir des éléments sur les parcours, les différentes trajectoires résidentielles, professionnelles et familiales, ainsi que le recours aux services sociaux des personnes qui viennent d’obtenir un titre de séjour d’au moins un an en France et qui ont donc vocation à s’y installer durablement. Elle permet également d’identifier les ressources mobilisées et les obstacles rencontrés au cours de la première année d’installation en France.

10 Au-delà, elle s’intéresse à la vision et aux attentes que ces migrants ont de la France et comment ces éléments influent sur leurs trajectoires en France. Il s’agit tout particulièrement d’appréhender le projet migratoire, son évolution dans le temps, son caractère individuel ou familial, comment il est modelé par les institutions et les catégories administratives auxquelles le migrant est confronté.

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11 L’interrogation en deux vagues permet d’introduire une temporalité dans l’appréhension de ce processus, et de percevoir d’éventuels liens entre l’évolution du projet migratoire et les conditions de vie rencontrées au cours de la première année avec un titre de séjour.

12 In fine, l’enquête permet d’avoir un regard croisé sur le profil des migrants, leurs projets migratoires, leurs motivations pour venir en France, leurs représentations de ce pays et leurs attentes.

13 Compte tenu des spécificités de l’enquête (l’étude des nouvelles migrations les premiers temps de l’arrivée en France) et des particularités concernant la situation de la population, à savoir la première obtention d’un titre de séjour, l’enquête, plutôt que de se situer d’emblée dans une problématique de l’intégration, tente de saisir les premiers éléments de la dynamique qui permet la finalisation du projet « d’être comme les autres », de s’adapter à la société française. Ce « moment particulier », la première obtention d’un titre de séjour « durable » rend « légitime », juridiquement au moins, cette population. Cette reconnaissance juridique fait du migrant un sujet de droit clairement identifié, élément nécessaire à l’intégration. Si l’on fait l’hypothèse que ce processus ne peut se faire sans l’accès à la légalité juridique, sans l’accès aux droits, alors les migrants concernés dans l’enquête se situent dans une période précoce de ce processus.

14 Ainsi, l’enquête tente d’identifier les éléments dont on pourra faire l’hypothèse qu’ils ont une influence sur « l’intégration » de ces populations dans un avenir plus lointain, tels que par exemple la maîtrise de la langue, l’accès à un emploi ou de façon plus générale les politiques d’accueil. Elle s’inscrit dans une vision à plus long terme du processus d’intégration. À cet égard le choix du calendrier s’est fait conjointement avec celui de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) menée par l’INSEE et l’INED sur les trajectoires et origines des immigrés et enfants d’immigrés. L’objectif étant de rendre comparables les deux enquêtes sur certaines questions.

15 Cette enquête constitue la première opération de grande ampleur réalisée par la statistique publique sur cette population. En effet, des enquêtes ont été menées sur les immigrés et/ou leurs descendants (Mobilité géographique et insertion sociale, INED, 1992 ; Histoire de vie, INSEE, 2003 ; Passage à la retraite des immigrés, CNAV, 2002, etc.), mais jamais sur les nouveaux détenteurs d’un titre de séjour, contrairement aux États- Unis, au Canada ou encore à l’Australie où des enquêtes par panels sont menées régulièrement. Cette enquête s’inspire d’ailleurs en partie des questionnaires étrangers, notamment en ce qui concerne le parcours migratoire, la représentation du pays d’accueil, les motivations, etc.

Un champ d’enquête défini à partir d’une catégorie administrative

16 Depuis janvier 2006, la signature d’un Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI) est systématiquement proposée aux personnes âgées de dix-huit ans ou plus qui viennent d’obtenir un titre de séjour d’une durée au moins égale à un an. Cette procédure a été mise en place par l’Agence Nationale d’Accueil des Étrangers et des Migrations (ANAEM) et vise à faciliter l’accueil et l’intégration des primo-arrivants sur le territoire français, à leur permettre de mieux comprendre la vie en France, à accéder à des formations linguistiques et à faciliter leur accès à l’information sur les structures et les dispositifs qui peuvent leur être utiles. Cette demi-journée à l’ANAEM est un passage

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obligé pour les migrants puisqu’ils passent la visite médicale et obtiennent un certificat médical, dernière pièce nécessaire au dossier de demande du titre de séjour. Lors de cette demi-journée, les personnes ont un entretien avec un auditeur social. Certaines des informations ainsi recueillies (date d’arrivée en France, âge, situation matrimoniale, pays de naissance, etc.) sont destinées à alimenter le fichier de gestion de l’ANAEM. Ce fichier constitue la base de sondage de l’enquête. Depuis le 1er janvier 2007 (loi du 24 juillet 2006) la signature du CAI est obligatoire et concerne également les mineurs de seize à dix-huit ans.

17 Au-delà des avantages techniques offerts par un tel fichier, son utilisation conduit aussi à une définition de fait du champ de l’enquête, sur la base d’une catégorie administrative qui ne peut s’assimiler complètement à l’ensemble des migrants, notamment parce qu’elle ne comprend ni les étudiants ni les travailleurs saisonniers. Les personnes concernées par le CAI sont : • les conjoints de Français, • les autres parents de Français, • les bénéficiaires du regroupement familial, • les réfugiés ou les membres de leur famille, • les personnes régularisées du fait de liens personnels et familiaux en France (carte Vie Privée et Familiale, article 12 bis 71), • les personnes régularisées pour résidence de plus de dix ou quinze ans en France, • autres (apatrides, migrations de travail, conjoints de scientifiques, etc.).

18 Cette sélection insère de fait l’enquête dans un processus administratif et la question tout au long de l’élaboration de ce travail a été de savoir comment déconnecter le fait d’être enquêté de l’obtention du titre de séjour : les données recueillies ont une finalité statistique (produire des résultats synthétiques portant sur des ensembles de personnes, dans le respect des règles de secret statistique) et non une utilisation individuelle. Mais les nouveaux bénéficiaires d’un titre de séjour ne connaissaient ou ne comprenaient pas forcément ce que pouvait signifier une enquête statistique. De fait, ils ont été nombreux à nous contacter pour demander des renseignements sur l’enquête, ses objectifs et les répercussions que cela pouvait avoir sur leurs parcours en France. Cela a certainement introduit un biais de désirabilité lors de l’entretien, en particulier sur les questions d’opinions qui se sont avérées peu discriminantes. Cette attitude vis-à-vis de l’enquête a peut-être été renforcée par le contexte politique de l’été 2006 : la vague de régularisation prévue par la circulaire du 13 juin 2006 qui prévoyait l’examen des dossiers des ressortissants étrangers dont le séjour en France était irrégulier et dont au moins un enfant était scolarisé depuis septembre 20052.

19 Cependant, cette satisfaction quasi unanime sur leurs parcours en France reflète aussi l’aboutissement de leurs démarches et l’obtention d’un titre de séjour.

Une population très hétérogène

20 Même si la population enquêtée se caractérise par certains points communs liés essentiellement au titre de séjour (caractère temporaire du titre ; durée et date d’obtention du titre de séjour), elle présente également une très forte hétérogénéité au niveau des nationalités (140 recensées), des langues parlées, du temps de présence en France (35 % sont arrivés en 2006, l’année de l’enquête et 11 % avant 1998) ou encore

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des motivations de départ du pays d’origine le plus souvent familiales, mais aussi politiques ou économiques, etc.

21 Cette très forte hétérogénéité a impliqué un échantillon important, de manière à aboutir à une représentativité suffisante de la diversité des situations. De plus l’incertitude sur l’attrition, c’est-à-dire la perte des individus enquêtés d’une vague à l’autre (retour au pays d’origine, changement de coordonnées, déménagement dans un département non enquêté), rendait également nécessaire l’utilisation d’un échantillon de grande taille. Ainsi, il a été décidé d’interroger 6 000 migrants dans trente départements qui accueillent au minimum vingt-cinq migrants par mois à l’ANAEM (cette limite ayant été fixée dans le but de limiter les coûts d’enquête).

22 La durée des titres de séjour concernée par le CAI varie d’un à dix ans, permettant ainsi de vérifier si celle-ci influe sur l’accès à l’emploi, à un logement, à l’ouverture d’un compte en banque ou encore sur les motivations et les projets en France.

23 C’est une des raisons pour lesquelles les personnes bénéficiaires d’un titre de séjour de dix ans, peu nombreuses dans la base de gestion de l’ANAEM en 2006 (réfugiés et certains conjoints de Français), ont été surreprésentées. En contrepartie, les conjoints de Français et les bénéficiaires du regroupement familial, titulaires d’un titre de séjour d’un an, constituent une population importante, assez homogène et ont été sous- représentés (Tableau 1).

Tableau 1 : Structure de l'échantillon

% Base % Effectifs Catégories juridiques ANAEM Échantillon échantillon

Carte temporaire conjoint de Français 42 % 33 % 2 000

Carte temporaire liens personnels et 34 % 25 % 1 500 familiaux

Carte temporaire résidence de plus de dix ans 4 % 8 % 500 en France

Carte de résident conjoint de Français 8 % 12 % 800

Réfugiés et famille de réfugiés 12 % 20 % 1 200

Des départements sélectionnés selon les flux de l’ANAEM

24 La base de gestion de l’ANAEM a permis de sélectionner les départements à enquêter à partir des flux mensuels des personnes accueillies à l’ANAEM et des caractéristiques des populations accueillies (motif du titre de séjour, niveau de maîtrise du français, langue de traduction).

25 À partir de ces éléments les départements ont été classés en cinq strates. Elles ont été définies grâce aux estimations des flux mensuels de l’ANAEM basées sur les effectifs d’octobre et novembre 2004 des vingt-six premiers départements tests (le CAI a été généralisé à l’ensemble des départements français au 1er trimestre 2006, Encadré 1).

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26 Les modalités de tirage des départements étaient différentes selon les strates : • Tous les départements qui accueillent plus de 150 personnes par mois ont été retenus qu’ils soient situés en Ile-de-France (strate 5) ou hors Ile-de-France (strate 4 qui regroupe sept départements). • Pour les deux autres strates, les départements ont été sélectionnés de manière aléatoire simple : sept départements sur dix-huit accueillant entre cinquante et 150 personnes par mois (strate 3) et huit sur vingt-sept parmi ceux recevant de vingt-cinq à cinquante personnes par mois (strate 2). • La strate 1 regroupe les trente-cinq départements qui accueillent moins de vingt-cinq personnes par mois sur les plates-formes ANAEM. Ces départements ont été exclus du champ ; les faibles effectifs rendaient le coût de la collecte trop élevé. • L’enquête vise ainsi à fournir des résultats pour la France métropolitaine, hors la Corse et les trente-cinq départements qui accueillent moins de vingt-cinq personnes par mois. Ceci a conduit à exclure 5 % de la population-cible3. • Le tirage de l’échantillon s’est effectué au fil de l’eau : chaque mois, l’ANAEM envoyait à la SOFRES la base de gestion du mois précédent. La base de sondage a ainsi été fournie à la SOFRES en cinq fois.

Le questionnaire et le protocole de collecte

Élaboration du questionnaire

27 Lors de l’élaboration du questionnaire, il était important de tenir compte des spécificités de la population et, en particulier, des difficultés liées à la maîtrise du français.

28 D’après les informations contenues dans le fichier de l’ANAEM, moins d’un tiers des migrants titulaires d’un premier titre de séjour d’au moins un an en France parlait peu ou pas du tout le français. Le questionnaire et les documents annexes (lettre avis, document de présentation de l’enquête, cahier des cartes, etc.) ont donc été traduits dans les treize langues les plus fréquentes repérées dans la base de gestion de l’ANAEM4. Afin de faciliter les traductions, l’élaboration de la version française a tenu compte des différences de temps de présence en France, de l’hétérogénéité des degrés d’instruction ou d’acculturation et de l’expérience déjà vécue des enquêtés. L’intitulé des questions a été simplifié, ceci afin de garantir une traduction robuste et fidèle aux notions employées dans la version française ainsi que par rapport à l’ensemble des langues de traduction, des termes pouvant avoir des connotations très différentes d’une langue à l’autre. Il s’agissait de produire une version traduite compréhensible pour les personnes qui s’expriment dans les diverses formes nationales ou dialectales des langues retenues5. Ces migrants viennent de différents pays dont chacun présente ses particularités linguistiques. De plus certains termes n’ont aucune réalité culturelle pour les enquêtés, ce qui nuit parfois à la compréhension. Un bon exemple est celui de « région », concept français difficilement traduisible et compréhensible pour quelqu’un qui vient d’arriver en France.

29 Il faut également préciser que certains migrants n’ont guère d’expérience des enquêtes statistiques. C’est un élément qui a été important dans le sens où les questions devaient être concises, tout comme la liste des modalités proposées à certaines questions car il

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n’est pas toujours facile de se remémorer quatre ou cinq catégories de réponse à mesure qu’on les lit. C’est une faculté qui s’exerce.

30 Enfin, il fallait aussi prendre en compte le fait qu’une partie de la population enquêtée ne savait pas lire, certains dialectes ou langues ne s’écrivant pas forcément.

31 Un travail avec les enquêteurs-traducteurs a donc été réalisé après les tests sur les versions traduites ainsi que sur la version française, afin de simplifier au maximum les intitulés en français, supprimer les termes inadéquats ou n’ayant aucune réalité culturelle ou pouvant choquer la population. Enfin, nous avons prévu des instructions aux enquêteurs pour que les notions plus difficilement traduisibles puissent être explicitées de la même façon par tous.

32 Enfin, nous avons fait évaluer l’ensemble des documents traduits par la SOFRES par un organisme indépendant.

Avoir des données comparables

33 Cette enquête étant la première menée en France sur cette population, il était important de rendre les données comparables avec d’autres sources de données en population générale d’autant qu’il n’y avait pas de groupe témoin. Ainsi, dans les domaines de l’emploi, du logement ou de la santé, par exemple, le questionnaire reprend des questions posées dans d’autres enquêtes telles que Insertion sociale des allocataires des minima sociaux (DREES, 2006), Trajectoires et Origines des immigrés et des descendants d’immigrés (INSEE, INED, 2008), Étude des Relations familiales et Intergénérationnelles (INED, 2005), Histoire de vie (INSEE, 2003).

34 L’élaboration du questionnaire a également pris en compte la double interrogation distante d’un an dans un souci à la fois de réactualisation des données de la première vague et de recul temporel suffisant pour appréhender certains sujets tels que l’accès aux droits, la santé, les discriminations ou l’emploi.

Des objectifs différents selon les vagues d’interrogation

35 Le questionnaire de la première vague avait pour objectifs de décrire le parcours migratoire, le profil et les conditions d’installation des migrants en France afin de mieux connaître les trajectoires d’insertion sociale, professionnelle, familiale des migrants ainsi que les conditions d’accès et de recours aux différents services sociaux.

36 La seconde vague avait pour objectifs de réactualiser les données de la première vague et de mesurer les changements intervenus au cours de l’année, notamment au niveau de la situation résidentielle, familiale et professionnelle. Les conditions d’emploi, la santé et les loisirs ont été également approfondis. Enfin, elle permettait d’étendre le champ d’investigation de la première vague et de recueillir des éléments sur l’accès aux droits, le recours et le non-recours aux soins, le sentiment religieux et le sentiment de discrimination.

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Le protocole de collecte

37 Pour la première vague deux tests ont permis la mise au point finale du protocole de collecte à savoir, le circuit de transmission des données entre l’ANAEM et la SOFRES, l’évaluation de la langue d’entretien et le suivi des individus.

38 Le premier test avait pour objectif de tester et valider le protocole de collecte. Il a eu lieu en septembre 2005 sur 313 personnes dans trois zones géographiques : l’Ile-de- France, le Rhône et la Haute-Garonne.

39 Le second test a permis de valider le questionnaire de la première vague. Il a porté sur 307 personnes dans les départements de la Seine-Saint-Denis, des Bouches-du-Rhône et du Bas-Rhin.

40 Le troisième test a été effectué en avril 2007 ; il a concerné les personnes interrogées lors des tests 1 et 2. Il avait pour principal objectif de valider le questionnaire de la seconde vague et de donner un premier aperçu du nombre de personnes qu’il était possible de réinterroger.

Les principaux enseignements : une enquête qui a suscité des craintes

41 Les enquêteurs ont noté le bon accueil réservé généralement à l’enquête et à eux- mêmes. Ils ont enregistré assez peu de refus que ce soit lors de la prise de rendez-vous par téléphone ou lorsqu’ils se présentaient directement au domicile des personnes, même si la population avait des réticences vis-à-vis de l’enquête.

42 Enfin, les conditions de passation du questionnaire n’ont pas toujours été idéales (logement très exigu, présence d’une ou plusieurs personnes lors de l’interview). Dans certains cas rares, l’interview a été réalisée en dehors du logement de la personne (logement très insalubre en travaux, hôtel, etc.). C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’entretien ne devait pas excéder une heure.

43 Le protocole final : la population des migrants enquêtés présente plusieurs spécificités : • présence récente sur le sol français pour la majorité d’entre eux (35 % sont arrivés en 2006), • motifs de présence en France très divers, • impossibilité ou très grande difficulté à communiquer en français pour environ le quart d’entre eux, • grande hétérogénéité en termes de caractéristiques socio-démographiques, • population très inquiète par rapport aux objectifs de l’enquête du fait notamment de la proximité entre l’interview et le passage à l’ANAEM, • Ces spécificités ont conduit à l’élaboration d’un protocole de collecte particulier qui devait prendre en compte différents aspects : • l’importance de déconnecter l’enquête du processus administratif d’obtention du titre ; • la réalisation des entretiens, le cas échéant, par des enquêteurs-interprètes ; • la mise en place d’un dispositif de suivi entre les deux vagues de l’enquête afin d’éviter une attrition trop importante.

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Une enquête liée à un processus administratif

44 Une des difficultés de l’enquête est que cette population est très mobile au moment de l’obtention du titre de séjour (44 % d’entre eux sont hébergés par de la famille ou des amis). Nous avons supposé que plus l’entretien serait proche du passage à l’ANAEM et plus nous aurions de chances d’avoir les bonnes coordonnées des individus. L’entretien a ainsi eu lieu deux à trois mois maximum après le passage à l’ANAEM. Les personnes interrogées sont donc celles passées à l’ANAEM au cours des mois de juin à octobre 2006, ce qui augmentait les chances de les retrouver et permettait de pouvoir les interroger sur leurs récentes démarches administratives.

45 Mais cette proximité avec l’ANAEM, les courriers avec l’en-tête du Ministère les prévenant de l’enquête, ont participé à inquiéter la population. L’enquête devenait obligatoire : une démarche supplémentaire pour le maintien du titre de séjour.

46 Ceci nous a amenée à préciser les objectifs et le caractère anonyme de l’enquête de la manière la plus explicite possible dès la lettre avis (traduite en treize langues). Un document de présentation de l’enquête remis par l’enquêteur au moment de l’entretien a été élaboré. Ce document également traduit insistait une nouvelle fois sur ces points de l’enquête et indiquait un numéro vert pour avoir des renseignements sur celle-ci. Ce document avait aussi pour objectif de rassurer l’entourage de l’enquêté. Dans l’ensemble de ces documents nous avons préféré le terme « étude » à celui d’« enquête » qui pouvait être mal interprété.

47 Enfin, lors des formations aux enquêteurs, nous leur avons donné des consignes de présentation orale afin qu’ils expliquent à la population que l’enquête était déconnectée des procédures administratives de délivrance des titres de séjour. Nous avons également insisté sur le fait qu’il était très important que les enquêteurs rassurent la personne aux différentes étapes de l’enquête, lors du premier contact téléphonique et au moment de l’entretien.

48 Néanmoins, en dépit de toutes ces précautions, certaines personnes ont téléphoné et d’autres se sont présentées à la DRESS afin d’être rassurées sur les objectifs de l’enquête.

Traduction des entretiens

49 Trois niveaux de communication en français étaient codés par l’ANAEM lors de l’entretien avec l’auditeur social : 73 % des personnes étaient classées en communication possible, 16 % en communication difficile et 11 % en communication impossible.

50 Seule la version française du questionnaire a été informatisée. Pour les entretiens en langue étrangère, l’enquêteur-interprète disposait d’une version papier du questionnaire dans la langue de l’entretien ; le cahier des cartes était également traduit. L’enquêteur lisait les questions sur la version papier traduite et reportait ensuite les réponses sur la version informatisée.

51 À partir des informations disponibles dans la base de gestion de l’ANAEM (le niveau de communication en français et le pays d’origine) un indicateur a été construit pour déterminer la langue du premier contact et éviter de téléphoner aux personnes enquêtées dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Ce premier contact avait deux

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objectifs : recueillir un accord de principe pour participer à l’enquête et déterminer la langue d’entretien.

52 Ce premier contact téléphonique a été effectué, le cas échéant, avec un enquêteur traducteur dans la langue pressentie d’après les informations du fichier ANAEM. Celui- ci validait la langue d’entretien retenue pour le premier contact comme langue pour réaliser l’enquête ou la modifiait en proposant à l’enquêté parmi les treize langues étrangères sélectionnées, celle dans laquelle il souhaitait que l’entretien soit effectué : en français, s’il estimait que son niveau était suffisant ; dans une langue étrangère, s’il ne parlait pas français ou si malgré un assez bon niveau en français l’enquêté préférait que l’entretien se passe dans une autre langue. Enfin, un migrant pouvait aussi être interrogé en anglais ou en français, si son niveau le lui permettait, alors que sa langue natale ne figurait pas dans les langues sélectionnées (Tableau 2). Ainsi l’éventail des personnes de nationalité différente potentiellement interrogeables était élevé. Ce point du protocole d’enquête était particulièrement important dans la mesure où nous avions peu d’information dans la base de sondage qui nous permettait de déterminer précisément dès le départ la langue d’entretien.

Tableau 2 : Langues prévues dans le fichier ANAEM et langues définies pour l'entretien

Langues définies d'après le fichier Langue définie pour En % ANAEM l'entretien

Français 73 63

Anglais 1 3

Arabe 9 16

Bambara 0 1

Chinois 3 3

Espagnol 1 2

Hindi 2 1

Portugais 0 1

Russe 2 3

Serbe 0 1

Tamoul 2 2

Thaï 0 0

Turc 4 4

Vietnamien 0 0

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Autres langues 2

Total 100 % 100 %

Source : Enquête PPM vague 1, DREES, 2006.

53 Le nombre d’entretiens en français a été plus faible que prévu : de 73 % des individus classés par l’ANAEM en communication possible à 63 % suite à l’évaluation de la SOFRES. Le report s’est fait principalement sur l’arabe.

54 Les treize langues étrangères retenues pour réaliser l’enquête étaient les plus fréquentes repérées dans la base de gestion de l’ANAEM ; elles permettent de couvrir près de 90 % des besoins de traduction. Leur nombre était variable selon les départements, seule l’Ile-de-France comptait l’ensemble des langues de traduction, pour le Rhône et les Bouches-du-Rhône huit langues ont été sélectionnées ; six langues pour les autres départements.

Un dispositif de suivi entre les deux vagues

55 Il était nécessaire de mettre en place un dispositif de suivi entre les deux vagues de l’enquête afin d’éviter une attrition trop importante, c’est-à-dire perdre le moins possible de personnes entre la vague 1 et la vague 2. Lors du premier test, deux méthodes ont été expérimentées : • d’un courrier à 159 personnes, accompagné d’un coupon-réponse à compléter et renvoyer dans une enveloppe T en cas de changement d’adresse ; • un contact téléphonique à 154 personnes dans cinq langues différentes (français, arabe, anglais, russe et espagnol).

56 Ces contacts ont eu lieu trois mois après l’entretien.

57 Pour les courriers, le taux de réponse a été très faible (seulement 6 %). Peu de nouvelles coordonnées ont été récoltées. En revanche l’appel téléphonique a permis de contacter 123 personnes. Le taux de réponse a été satisfaisant (80 %), c’est donc ce dispositif qui a été retenu.

58 Le suivi mis en place, suite à la première vague de l’enquête, a consisté en deux contacts téléphoniques : le premier, trois mois après le premier entretien, le second six mois après. Un numéro vert a également été mis à disposition des enquêtés pour signaler d’éventuels changements d’adresse. Enfin, un coupon adressé avec la lettre avis pouvait être renvoyé au prestataire dans le cas d’un changement de coordonnées.

Premiers résultats

Taux de réponse et attrition

59 Pour la première vague, le taux de refus a été très faible (9 %). Parmi les répondants, les femmes, les personnes arrivées après 2004 par rapport à celles arrivées avant, les personnes ayant un titre de séjour de dix ans ou celles ayant trois enfants, sont moins nombreuses à avoir répondu.

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60 Les non-réponses proviennent surtout des difficultés à contacter les personnes, en raison d’absences de plus ou moins longue durée ou de changements d’adresse. Les refus en face à face (au domicile de l’enquêté) ont été peu nombreux (4 %).

61 La mobilité de la population a entraîné une attrition assez importante et ce, dès le premier suivi puisque seuls 5 162 contacts sur les 6 280 personnes concernées ont pu être réactualisés à cette occasion (1 118 personnes n’ont pu être contactées entre les deux vagues, essentiellement parce qu’elles n’ont pas pu être jointes au téléphone — problème de numéro de téléphone ou absence — Tableau 3). Ici aussi les refus ont été peu nombreux. Les personnes ayant déclaré, lors du premier suivi, qu’elles ne souhaitaient pas répondre, n’ont pas été recontactées pour le second suivi ni pour la seconde vague (soit soixante-huit personnes pour les deux suivis).

Tableau 3 : Attrition aux deux suivis entre les deux vagues de l'enquête

Suivi 1 Suivi 2

Interviews réalisées 5 162 83 % 4 619 76 %

Problèmes de numéro 625 10 % 884 15 %

Absent, sur répondeur 220 4 % 370 6 %

Absent, sans répondeur 63 1 % 37 1 %

Refus 58 1 % 30 0 %

Problèmes de langue 55 1 % 30 0 %

Abandon 42 1 % 33 1 %

L'interviewé n'existe pas à ce numéro 12 0 % 3 0 %

Rendez-vous après la fin du terrain 1 0 % 48 1 %

Total 6 238 100 % 6 054 100 %

Source : Enquête PPM, vague 1, DREES, 2006.

62 Une partie de cette attrition est liée directement au protocole même de l’enquête : nous avons perdu les personnes qui ont déménagé dans un département non sélectionné pour l’enquête ou dans lequel la langue d’entretien envisagée n’était pas parmi celles sélectionnées. Cependant, nous ne disposons pas d’informations qui permettraient de les différencier des autres personnes « perdues de vue ».

63 Pour la seconde vague 3 882 entretiens ont été réalisés, soit 37 % d’interviews en moins que lors de la première vague. Ici encore peu de refus (7 %) mais une perte plutôt liée à l’absence de longue durée des personnes ou à une difficulté à les joindre : 20 % d’entre elles étaient absentes ou injoignables. Un an après l’obtention de leur titre de séjour, ces personnes étaient peut-être plus nombreuses à travailler, d’où une plus grande difficulté à les contacter.

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64 En conséquence, l’attrition stricto sensu entre la première et la seconde vague concerne 930 personnes. Nous n’avons aucune information les concernant ; leurs coordonnées téléphoniques et leur adresse postale ayant changé. Aussi nous ignorons si ces personnes sont parties dans leur pays d’origine ou dans un autre pays, si elles ont déménagé dans un département non enquêté ou si elles ont simplement changé d’adresse.

65 Même si nous n’avons que peu de renseignements sur les personnes « perdues de vue » entre les deux vagues, l’appariement des bases des deux vagues de l’enquête permet malgré tout d’avoir quelques éléments sur leurs profils.

66 Ainsi, la comparaison des répondants de la vague 1 avec ceux de la vague 2 révèle une attrition plus importante parmi les personnes suivantes : les réfugiés, les personnes de moins de vingt-cinq ans, celles ne maîtrisant pas bien le français (Tableau 4) et les personnes vivant en Ile-de-France. Enfin, on note une perte importante parmi les personnes originaires de Turquie. En contrepartie, les migrants originaires du Maroc ou des pays d’Asie du Sud-Est voient leur part progresser de manière significative en vague 2.

Tableau 4 : Nombre d'entretiens réalisés selon la langue d'interview

Inter langues étrangères Vague 1 Vague 2

Anglais 149 65

Arabe 1 072 416

Bambara 37 4

Chinois 179 121

Espagnol 99 33

Hindi 44 15

Portugais 8 1

Russe 189 90

Serbe 68 16

Tamoul 71 39

Thaï 17 13

Turc 270 113

Vietnamien 18 7

Total langues étrangères 2 221 933

Français 4 059 2 949

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Total entretiens 6 280 3 882

Source : Enquête PPM, vagues 1 et 2, DREES, 2007.

Pour conclure

67 Un des points cruciaux de cette enquête est la mise en place d’un protocole particulier de détermination de la langue d’entretien en amont du terrain. Ceci a permis d’éviter les traductions simultanées et aléatoires d’un enquêteur à l’autre ; et plus prosaïquement de contacter la personne dans une langue qu’elle comprenait.

68 Une autre question importante est le suivi de la population entre les différentes vagues de l’enquête. Les deux suivis mis en place ont permis de mettre à jour certaines coordonnées, mais la forte mobilité de cette population a contribué à la perte d’une partie de notre échantillon initial. Cette enquête ne pouvait pas être obligatoire vu la crainte qu’elle a suscitée et n’était pas non plus appariée à un fichier administratif, ce qui est parfois le cas au Canada (l’enquête ENI par exemple). L’appariement sécurisé de l’enquête avec une base administrative, comme AGDREF par exemple, pourrait apparaître comme une solution pour développer les enquêtes longitudinales auprès de cette population (cf. Chaleix et Lollivier, 2005). Ceci permettrait également d’avoir des éléments sur les départs vers le pays d’origine ou d’autres pays des personnes interrogées.

69 La DREES a réalisé trois études sur la première vague de l’enquête.

70 La première décrit le profil des migrants et leur situation à l’arrivée en France. Une seconde publication, en partenariat avec l’INSEE, traite plus particulièrement des différences de profil entre les hommes et les femmes notamment au niveau des trajectoires professionnelles et familiales. Enfin, la dernière parution s’intéresse au parcours résidentiel avant l’enquête et à la situation résidentielle des migrants au moment de l’obtention du titre de séjour.

71 Deux études sont en cours sur la seconde vague de l’enquête : l’une traite du sentiment de discrimination et l’autre tentera de faire un point sur la situation un an après l’obtention du titre de séjour, au niveau du logement et de l’emploi notamment.

72 Cette enquête est également exploitée par des chercheurs extérieurs qui constituent le groupe d’exploitation de l’enquête.

BIBLIOGRAPHIE

AOUDAÏ Maryse et RICHARD Jean-Luc (2002) « Anciens et nouveaux itinéraires migratoires : synthèse introductive », in Rapport du Commissariat Général au Plan, « Immigration, marché du travail, intégration », Paris, La Documentation Française, pp. 145-156.

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CHALEIX Mylène et LOLLIVIER Stéphane (2005) « Des panels pour les statistiques sociales », Courrier des statistiques, 113-114, pp. 53-56.

COSTA-LASCOUX Jacqueline et DU CHEYRON Patrick (2004) « Quand la recherche française investit les circulations migratoires », Revue Française des Affaires Sociales, 2, Paris, La Documentation Française, pp. 183-205.

HILY Marie-Antoinette et MA MUNG Emmanuel (2003) « Catégories et lieux des circulations migratoires », Cahiers de recherches de la MiRe, 16, Paris, La Documentation Française, pp. 33-39. Les premières publications sur l’enquête (vague 1) : ALGAVA Élisabeth et BÈQUE Marilyne (2008) « Nouveaux détenteurs et détentrices d’un titre de séjour : des trajectoires familiales et professionnelles contrastées », Regards sur la parité, INSEE, pp. 37-50.

BÈQUE Marilyne (2007) « Qui sont les nouveaux bénéficiaires d’un titre de séjour en France ? », Études et Résultats, DREES, 61.

BERGER Emmanuel (2008) « Quel logement pour les nouveaux bénéficiaires d’un titre de séjour en France ? », Études et Résultats, DREES, 644.

ANNEXES

Annexes

Encadré 1 : L’enquête Parcours et Profils des migrants récemment arrivés ou régularisés en France

L’enquête Parcours et Profils des migrants récemment arrivés ou régularisés en France de la DREES est une enquête quantitative en deux vagues réalisée en face à face auprès d’un échantillon représentatif6 de 6 280 migrants venant d’obtenir un titre de séjour d’un an au minimum. Les personnes concernées par cette enquête sont les étrangers passés par l’Agence Nationale de l’Accueil des Étrangers et des Migrations (ANAEM), à qui a été proposée la signature d’un Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI). La première vague a été réalisée entre septembre 2006 et janvier 2007 auprès des personnes passées par l’ANAEM entre juin et octobre 2006. La seconde vague a réinterrogé les mêmes personnes entre septembre et décembre 2007. Les entretiens ont été réalisés le cas échéant par des enquêteurs-interprètes dans les treize langues les plus fréquentes selon les départements. Ces langues permettent de couvrir 86 % des besoins de traduction. Les entretiens ont été effectués au plus tard deux mois après le passage à l’ANAEM. Cette enquête vise à mieux connaître les parcours, les différentes trajectoires (résidentielles, professionnelles, familiales) et le recours aux services sociaux des personnes qui viennent d’obtenir un titre de séjour d’au moins un an en France et ayant vocation à s’y installer durablement. Au-delà, elle interroge également la vision et les attentes que ces migrants ont de la France et comment ces éléments influent sur leurs trajectoires. Il s’agit tout particulièrement d’appréhender le projet migratoire, son évolution dans le temps, son caractère individuel ou familial, comment il est modelé par les institutions et les catégories administratives auxquelles le migrant est

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confronté. L’interrogation en deux vagues permet d’introduire une temporalité dans l’appréhension du processus d’intégration et de percevoir d’éventuels liens entre l’évolution du projet migratoire et les conditions de vie rencontrées au cours de la première année avec un titre de séjour.

Encadré 2 : L’immigration à caractère permanent et temporaire : les différents titres

L’immigration à « caractère permanent » se compose d’étrangers bénéficiaires d’un titre de séjour d’une durée au moins égale à un an, soit 135 000 personnes en 2006. Une partie de cette population, un peu moins de 100 000 en 2006 est éligible depuis cette date au Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI). C’est sur cette population que l’enquête PPM a porté. Elle se compose d’étrangers arrivés récemment, environ un tiers est arrivé en 2006, ou ayant une arrivée plus ancienne : un tiers entre 2002 et 2005 et un tiers avant 2002. Ayant obtenu leur titre de séjour au deuxième trimestre de 2006, ces migrants ne sont pas concernés par les modifications introduites par la loi « Hortefeux ». Les titres dont ils ont bénéficié peuvent être regroupés en cinq catégories principales : – les bénéficiaires d’un titre de « conjoint de Français » (41 %) ; – les bénéficiaires du regroupement familial (11 %) ; – les réfugiés et leur famille (8 %) ; – les personnes régularisées, qui peuvent l’être pour différents motifs (36 %) : résider habituellement depuis plus de dix ans en France ; être né en France et y résider pendant huit ans ; justifier de liens personnels et familiaux en France (parents d’enfants français ou autres liens personnels et familiaux, etc.) ; – autres titres (4 %) dont les salariés, les scientifiques et leurs familles. Depuis 2007, la carte « Compétences et Talents » a été mise en place. Les bénéficiaires de cette carte sont éligibles au CAI. Pour ces différents motifs, deux grands types de titres sont délivrés actuellement : les cartes de résident qui permettent de rester dix ans en France et concernent les réfugiés et les conjoints de Français mariés depuis au moins deux ans ; les cartes dites temporaires qui permettent de séjourner un an sur le territoire français. Ces titres sont renouvelables. L’immigration dite à « caractère temporaire » désigne les migrants qui se rendent en France pour une période comprise entre trois et douze mois (sauf si ce voyage est effectué à des fins de loisirs, de vacances, de visites à des amis ou à de la famille, d’affaires, de traitements médicaux ou de pèlerinage religieux). On y distingue les bénéficiaires d’une autorisation provisoire de travail et les travailleurs saisonniers (28 000 personnes en 2006), les étudiants (47 000 personnes), les demandeurs d’asile (27 000). Ces personnes ne sont pas concernées par le CAI, et ne rentrent pas dans le champ de l’enquête PPM.

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Encadré 3 : Quelques résultats de la première vague

Les caractéristiques des migrants sont très diversifiées empêchant de dresser un portrait-type et démontrant le peu de pertinence de certains stéréotypes Du point de vue législatif (Encadré 2), la majorité des titres de séjour délivrés en France en 2006 le sont au motif de la situation familiale, que l’immigré soit le conjoint d’un Français (41 %), bénéficie du regroupement familial (11 %) ou ait des liens personnels et familiaux en France (32 %). Une fraction minoritaire des migrants a obtenu le statut de réfugié (8 %) ou a été régularisée après un long séjour en France (4 %). Seuls 15 % de ces titres de séjour ont une durée de validité de dix ans et trois mois après leur passage à l’ANAEM, 43 % des personnes interrogées ont un récépissé. 35 % des migrants sont arrivés en 2006, année d’obtention de leur titre de séjour et 20 % avant 2000. Ces « nouveaux migrants » sont jeunes — près de la moitié d’entre eux a moins de trente ans — et sont, à 54 %, des femmes. Leurs modes d’entrée en France varient selon le pays d’origine. Ainsi les personnes originaires des anciens pays sous administration française séjournent sur le territoire français avec des titres de séjour relevant du regroupement familial ou de conjoint de Français, alors que les personnes originaires des autres pays (Asie, Afrique, CEI, etc.) sont plus souvent réfugiées ou régularisées. Les niveaux de formation sont très hétérogènes entre migrants : un sur cinq a fait des études supérieures, mais 30 % des femmes et 23 % des hommes n’ont pas dépassé l’école primaire et même 8 % des femmes et 3 % des hommes sont illettrés, n’ayant jamais fréquenté l’école et ne sachant ni lire ni écrire. La maîtrise du français est très liée au niveau d’études : 48 % de ceux qui ont fait des études supérieures disent très bien parler le français, contre 17 % de ceux qui savent lire et écrire mais n’ont pas dépassé le primaire et seulement 7 % de ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Une insertion professionnelle plus difficile pour les femmes Parmi les migrants âgés de vingt à cinquante-neuf ans lors de leur arrivée en France 60 % travaillaient l’année précédant leur venue (48 % des femmes et 74 % des hommes). Mais tandis que chez les hommes, le taux d’emploi varie peu avec le niveau de formation, chez les femmes ce sont surtout les plus diplômées qui travaillaient avant la migration. De ce fait, lorsqu’elles se présentent sur le marché du travail français, les femmes les moins diplômées sont aussi celles ayant le moins d’expérience professionnelle. Dans la mesure où 35 % des « nouveaux migrants » sont arrivés en 2006, il est logique de constater que seulement 42 % occupaient un emploi au moment de l’enquête. Une fois les effets de structure contrôlés, les hommes ont la plus forte probabilité d’avoir un emploi (67 % d’entre eux âgés de vingt à cinquante-neuf ans contre 26 % des femmes). De fortes disparités apparaissent selon le motif du titre de séjour obtenu : les bénéficiaires du regroupement familial et les réfugiés sont moins en emploi que les autres (liés à leur arrivée récente et à l’impossibilité de travailler avant d’obtenir le statut pour les réfugiés). Le fait d’avoir un récépissé est également déterminant : 38 % des migrants ayant un récépissé sont en emploi contre 60 % des autres. Au-delà de l’écart entre hommes et femmes et du motif d’entrée en France, d’autres caractéristiques influent sur la capacité à trouver un emploi. Ainsi, être arrivé depuis longtemps en France, parler très bien ou plutôt bien le français et avoir acquis une expérience professionnelle avant la migration augmentent significativement la probabilité d’occuper un emploi. L’écart de taux d’emploi entre hommes et femmes au moment de l’obtention du titre

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de séjour est bien supérieur à celui observé avant l’arrivée en France. La migration est donc souvent associée à une transition de l’emploi vers le non-emploi : c’est le cas pour un tiers des hommes et des femmes. Ici le diplôme ne protège que très peu et ce surtout pour les femmes : cette transition de l’emploi vers le non-emploi concerne 30 % des hommes et 48 % des femmes qui ont fait des études supérieures. Les emplois occupés au moment de l’obtention du titre de séjour, par les hommes comme par les femmes, sont généralement des emplois d’ouvriers ou d’employés (86 %) et un tiers seulement sont des contrats à durée indéterminée. Le niveau de formation notamment, ne permet pas d’échapper à ces emplois « de migrants ». Les deux tiers de ceux qui ont fait des études supérieures, hommes comme femmes, occupent des emplois d’ouvriers ou d’employés. Leur rémunération est peu élevée, surtout pour les femmes du fait du temps partiel (moins de 500 euros par mois pour près d’un tiers de celles à temps partiel). Mais même à temps complet, les salaires sont très concentrés autour du SMIC. Les secteurs d’activité sont à la fois très sexués et très concentrés : un tiers des hommes travaillent dans le secteur du bâtiment, alors que 40 % des femmes occupent un emploi dans le secteur des commerces, cafés, hôtels (contre un quart des hommes) ; une femme sur cinq est employée chez des particuliers (contre 1 % des hommes).

NOTES

1. Cette carte s’applique aux étrangers dont les liens personnels et familiaux sont tels que le refus d’autoriser le séjour porterait au droit au respect de la vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des motifs de refus (Rapport OSII, 2002-2003). 2. N’ayant pas voulu donner des signes de régularisation massive par crainte d’un appel d’air, le Ministre de l’Intérieur annonçait s’attendre à ce que 20 000 demandes soient déposées, ce qui aurait pu aboutir à l’attribution de 6 000 cartes de séjour. Au bilan ce sont plus de 33 538 dossiers qui ont été examinés et 6 924 régularisations ont été accordées (Rapport Cimade, « De la loterie à la tromperie », octobre 2007). 3. Plus précisément, la population enquêtée est représentative de 91,5 % des migrants éligibles au Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI). En effet les départements où moins de vingt-cinq étrangers sont accueillis chaque mois ont été exclus du champ, ce qui représente moins de 5 % des migrants. D’autre part, 3,5 % des migrants n’ont pas pu être interrogés car ils parlaient une langue trop rare, l’enquête étant réalisée dans treize langues étrangères. 4. Selon les départements, les questionnaires ont été traduits en arabe, anglais, bambara, chinois, espagnol, hindi, portugais, russe, serbe, tamoul, thaï, turc et vietnamien. 5. Sur ce point Jean-Michel Daube, chercheur à l’INALCO, nous a aidée à sélectionner la langue la plus largement comprise dans le cas où celle-ci avait différentes formes dialectales. 6. Plus précisément, la population enquêtée est représentative de 91,5 % des migrants éligibles au CAI. En effet, les départements où moins de vingt-cinq étrangers sont accueillis chaque mois ont été exclus du champ, ce qui représente moins de 5 % des migrants. D’autre part, 3,5 % des migrants n’ont pas pu être interrogés car ils parlaient une langue trop rare, l’enquête étant réalisée dans quatorze langues différentes dont le français.

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INDEX

Index géographique : France

AUTEUR

MARILYNE BÈQUE Chargée d’études, DREES, 14, avenue Duquesne, 75350 Paris 07 SP [email protected]

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Notes de lecture

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Daniel CÉFAÏ et Carole SATURNO, Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph ; Isaac JOSEPH, L’athlète moral et l’enquêteur modeste

Thomas Bujon

RÉFÉRENCE

CÉFAÏ Daniel et SATURNO Carole (dir.), Itinéraires d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph, Paris, Economica, 2007, 298 p., coll. Études sociologiques, I, ISBN : 978-2-7178-5371-1. JOSEPH Isaac, L’athlète moral et l’enquêteur modeste (textes édités et préfacés par Daniel Céfaï), Paris, Economica, 2007, 491 p., coll. Études sociologiques, II, ISBN : 978-2-7178-5361-2.

1 Je suis quelque peu « embarrassé » à l’idée de rendre compte des deux ouvrages consacrés aux travaux d’Isaac Joseph, ouvrages dont l’objectif est de reconstituer le parcours scientifique, intellectuel, mais aussi politique, du sociologue (1943-2004). Cet embarras tient au fait que ce que je sais de ce travail, l’intérêt que j’y porte, m’a été transmis par de nombreux chercheurs du CRESAL et de l’ARIESE de l’Université Lyon 2 qui n’ont eu de cesse de faire d’Isaac Joseph un interlocuteur privilégié dans le développement de leurs travaux sur l’espace public en général et sur les formes d’engagement en particulier : Michel Peroni, Pascale Pichon, mais aussi Jean-Paul Payet, Alain Battegay Abdelkader Belbahri et bien d’autres encore, dont on retrouve le témoignage dans Itinéraires d’un pragmatiste. Ils ont, d’une manière ou d’une autre, discuté cette pensée et ce sont ces chercheurs qui nous ont mis dans les mains un certain nombre de ses textes dont une grande partie se trouve regroupée dans l’ouvrage L’athlète moral et l’Enquêteur modeste. C’est par leur intermédiaire entre autre que la pensée d’Isaac Joseph a commencé à éclore et peut-être, à travers lui et autrement, celle d’Erving Goffman et la microsociologie. Erving Goffman a souvent été

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lu à partir de la manière dont Isaac Joseph lui-même le lisait, et la microsociologie s’en est trouvée grandie, légitimée. Par la suite, le sociologue s’est toujours fait l’avocat de la microsociologie défendant, décomplexé, cette vision romantique du monde qui était celle de Goffman, Simmel ou Tarde. Dans un de ses derniers textes qui a valeur testamentaire intitulé Parcours : Simmel, l’écologie urbaine et Goffman, il dit : « Cent fois au cours des années la microsociologie s’est vue reprocher de ne s’occuper que des détails : du quotidien plutôt que de l’histoire, des portillons du métro plutôt que du nouvel esprit du capitalisme, comme si elle avait vocation à rapetisser la discipline, à se limiter à des configurations ponctuelles, à fournir des vignettes illustratives aux logiques structurales. Je pense au contraire qu’elle approfondit et surdétermine le jeu des structures, qu’elle élargit le souci du chercheur (tu es un soucieulogue m’a dit gentiment un ami). Dès lors qu’il se donne cet objet qu’est un public, il peut prétendre parasiter tous les champs et tous les domaines » (I, p. 6).

2 Comme d’autres, Isaac Joseph a participé au retour en grâce du pragmatisme en philosophie puis, via l’interactionnisme, en sociologie (jusqu’alors amalgamé à quelques pans de la sociologie compréhensive et de la phénoménologie). On lui doit, pour être plus précis, une intense vision du pragmatisme même si d’autres auteurs et non des moindres — je pense à Bruno Latour — continuent de déterrer les philosophes américains, relisent Gabriel Tarde pour refaire de la sociologie. Ces deux ouvrages peuvent aussi être l’occasion de réfléchir aux points de croisements, de tension, entre deux usages du pragmatisme : celui d’Isaac Joseph configuré — pour le dire vite — autour de « l’homme de la rue », et celui de Bruno Latour articulé — pour le dire vite aussi — autour du « savant », deux figures se rejoignant dans les travaux du pragmatisme notamment dans ceux de John Dewey. Mais je ne veux pas ici caricaturer les choses. Je veux simplement dire qu’aujourd’hui les références pragmatistes sont sorties des cercles philosophiques dans lesquels ils étaient compris. Elles sont désormais largement partagées (Dewey, James, Tarde) par les sociologues lorsqu’il s’agit d’approcher les affaires publiques, ou tout simplement lorsqu’il s’agit d’affaires courantes.

Les deux livres rouges d’Isaac Joseph

3 Deux ouvrages donc, parus simultanément aux éditions Economica, dans la collection « Études Sociologiques » dont l’intention est de « revitaliser le dialogue entre sociologie et philosophie » et qui a l’ambition d’être un lieu « d’exposition de l’inventivité conceptuelle » ce qui caractérisait bien entendu le travail d’Isaac Joseph : sa créativité toute Deleuzienne, son travail et sa pratique d’écriture pour ne pas transformer les concepts en « chapelets ». Deux ouvrages reliés entre eux, indissociables, si l’on en croit Daniel Céfaï, le coordinateur et l’introducteur de ces deux ouvrages.

4 Le premier, Itinéraires d’un pragmatiste, tente de reconstituer sa biographie intellectuelle à partir des travaux sociologiques menés « autour d’Isaac Joseph ». Ce sont ceux qui l’ont accompagné et entouré à un moment ou à un autre, qui rendent hommage au sociologue, mort en 2004. Il y a 18 contributions, réparties en trois parties : « Les tribulations intellectuelles d’Isaac Joseph », « Microsociologies de la vie publique » et « Homo urbanus, homo metropolitanus ». Les travaux jugés majeurs et cités par les auteurs de ce livre se retrouvent dans le second ouvrage dont le titre est celui d’un de ces derniers articles, L’athlète moral et l’enquêteur modeste, paru dans la revue Raisons

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pratiques, en 2004, dont il devait être le coordinateur. Composé d’articles, d’essais, de notes, de conférences, cet ouvrage donne un aperçu complet de sa pensée sans jamais l’épuiser. C’est la biographie du sociologue qui rythme la lecture des textes rassemblés même si l’on regrette l’absence de textes inédits ou qui n’avaient pas été publiés jusque-là. Cet ouvrage commence par une longue et remarquable préface de Daniel Céfaï « De la microphysique du pouvoir à l’ethnographie coopérative : itinéraire d’un pragmatiste ». Consciencieusement, minutieusement, Daniel Céfaï fait ce travail de mise en intrigue du parcours intellectuel et politique d’Isaac Joseph en mettant en vis- à-vis le point de départ (Foucault) et le point d’arrivée (le pragmatisme de James, puis celui de Dewey).

5 Ces deux ouvrages se lisent ensemble, l’un imprégnant l’autre : il y a une véritable densité biographique donnée aux articles théoriques, aux essais philosophiques, aux notes, etc. Ils font apparaître sans les figer les déplacements de sa pensée, ses moments de recherche, les réseaux et les collectifs toujours en mouvement, tout comme ses expériences ethnographiques (le lecteur se délectera du récit de voyage d’Isaac Joseph au Brésil et notamment du vol de sa montre à Rio). On y découvre ses lignes de force intellectuelles, ses « formules bien frappées », son adresse à circuler à déambuler dans plusieurs mondes, la façon d’y entrer par son vocabulaire, tout en faisant apparaître ses fameux « personnages conceptuels » : du passant ordinaire à l’athlète moral, sans oublier ses émotions, son amour de la conversation, ses amis. Isaac Joseph a construit un « monde singulier ». Dans ces deux ouvrages, il est dit comment on passe de la micro-physique du pouvoir inauguré par Foucault, à la problématique de l’espace public, puis à l’analyse microsociologique : et l’on voit éclore ce monde fait d’auteurs (Simmel, Park), de relations (les sociabilités, les réserves et le tact, les liens faibles) d’acteurs aux marges (le migrant, l’étranger, l’homme marginal) jusqu’à ce que ceux-ci apparaissent sur la scène qui deviendra son objet de prédilection : la ville, appréhendée à la fois comme laboratoire et comme « horizon démocratique ». C’est ainsi qu’émergent les problématiques de l’espace public : ses principes de publicité, ses conflits d’usages et ses vulnérabilités, les compétences des usagers, les rapports aux gestionnaires, aux concepteurs. Les recherches appliquées ou les recherches-actions sur la gare du nord avec la RATP, la question des services publics et des métiers du public relancent ainsi à nouveaux frais la figure du « public » comme entité micro- politique. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Isaac Joseph exprime à plusieurs reprises la façon dont le « public » dès les années 1978-1980, l’a toujours empêché de penser en rond et comment Erving Goffman en rendant observable ce « public » ordinaire, celui des trottoirs, l’a toujours empêché de se transformer en « sociologue d’État ».

Et Goffman ?

6 Une critique est à apporter à ces ouvrages : les rapports qu’Isaac Joseph entretient (ou entretenait) avec Goffman. Curieusement rien n’est dit. Pas de correspondances ? Pas d’échanges ? Pas de discussions serrées avec d’autres sur ce qu’était la pensée Goffmanienne ? Seul Samuel Bordreuil se livre à l’exercice interrogeant la politique d’Isaac Joseph « depuis Goffman » (I, p. 101). Goffman et sa microsociologie avait-il déjà une portée politique, un sens politique ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, il y a beaucoup de textes qui, dans Itinéraires, se terminent sur la politique d’Isaac Joseph ou sur la

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portée politique de la microsociologie et ce souci de regarder le « monde en face » (Querrien, I, p. 45). Et si l’on apprend ce que Joseph a pu dire et faire de Simmel, Park Tarde, la manière dont en différentes occasions, il les a fait circuler, mis en politique, je ne crois pas que Goffman ait joué le même rôle dans son itinéraire. Et il y a une crainte que je manifeste certainement très maladroitement et que les deux volumes révèlent malgré eux : celle de voir aujourd’hui s’éclipser ce rapport à Goffman et à l’ethnographie en allant puiser directement aux sources philosophiques. Plus exactement, voilà Goffman supplanté par ce très large et imposant spectre de termes issus de la philosophie pragmatique dont la sociologie actuelle ne cesse d’ailleurs de travailler l’agencement et la solidarité : qu’il s’agisse des notions d’affaires, de croyance et de certitude ; de science, d’expérimentation et de démocratie ; de pluralité des mondes et de constitution des publics, de confiance et de communauté, d’expérience et d’enquête, de situation problématique, de fluidité et de courants, de nature et de morale, etc. Je crois que nous naviguons dans cet archipel de termes qui renouvelle l’approche sociologique, certes, tout comme son engagement, mais c’est au risque de leur faire perdre de leur incongruité, de leur intelligibilité, par rapport aux sociétés converties justement au « pragmatisme ». Donc si c’est plutôt quelque chose d’excitant que de tisser des liens entre les mots du pragmatisme et la sociologie, il y a tout intérêt à tenir séparé encore les « versions » du pragmatisme, à les confronter et comme Isaac Joseph nous le demandait de le faire par l’ethnographie : ne pas s’engager dans les grandes avenues théoriques mais prendre des petits chemins expérimentaux, plus modestes, ceux de l’ethnographe.

L’ethnographie « coopérative »

7 C’est à partir de là que la troisième partie de l’ouvrage Itinéraires se révèle pertinente et que les textes de L’athlète moral sont ramenés à la vie. Cette dernière partie montre comment la sociologie d’Isaac Joseph s’est progressivement anthropologisée voire mondialisée : des couloirs du métro parisien aux plages de Rio de Janeiro en passant par Belleville et Caracas. L’ouvrage se termine par la sociologie telle que la concevait Joseph : l’attention maîtrisée aux méthodes chargées de documenter le monde social par ses marges, méthodes permettant de croiser « l’ethnographie » et le « public » : l’ethnographie coopérative. Chargée d’assembler le faire et le savoir, cette méthode est un outil construit pour penser la démocratie urbaine comme mode de vie. C’est un outil pour « repenser l’articulation entre gouvernement, expertise et gestionnaire d’un côté, et des publics qu’ils consultent et éclairent en retour » (Tonelat, Jolé, Kornblum, I, p. 278). En cela on comprend son intérêt pour l’enquête et la communauté élargie des explorateurs sensés construire des mondes communs, des arènes publiques, des espaces de délibérations. Dans le cadre de ses derniers projets, Isaac Joseph cherchait à faire de l’ethnographie coopérative une pratique démocratique : « l’ethnographie coopérative consiste à coopérer, tout en l’observant, à la construction d’une communauté d’enquêteurs, mutuellement qualifiés dont le rôle serait de faire émerger un public référence, lui-même formateur d’individus dont les modes de raisonnement politique correspondent à l’idée de la démocratie comme mode de vie » (ibid.) ; charge au sociologue de redistribuer les connaissances, de les communiquer. Alors, l’enquête devient un mode d’expérience démocratique, une « intelligence organisée » pour reprendre Dewey : les enquêteurs-citoyens utilisent des outils, explorent les situations, rassemblent des données et des collectifs, attestent des phénomènes, documentent,

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définissent les problèmes, persuadent, tentent de convaincre et surtout cherchent à s’accorder, contre les formes d’accords préalablement construits et stabilisés, pour élaborer des mondes communs. Ils « recouvrent leur expérience d’une méthode, celle de l’enquête » (Céfaï, II, p. 44-45).

8 L’enquête est un « mode d’existence des publics » dit Daniel Céfaï, et elle ne peut s’arracher de l’expérience ordinaire. L’intérêt affiché par Joseph pour l’enquête1 permet de réfléchir à ce qu’est l’expérience autrement qu’en se référant à une autre tradition philosophique que l’herméneutique et au principe selon lequel « nous sommes tous des interprètes ». Avec le pragmatisme d’Isaac Joseph, s’est imposé un autre principe : « nous sommes tous des enquêteurs » c’est-à-dire que nous sommes pris dans un processus de connaissance indéfini au sein duquel l’individu se dégage et redéfinit constamment sa pratique et résout ses problèmes, à partir de ses effets observables. Dans Logique, John Dewey dit que l’enquête continue l’expérience, qu’elle lui donne une méthode, dans la mesure où elle en « affine, étend et libère le contenu et les moyens ». Retenons de ces deux ouvrages cette idée de libération par l’enquête de l’expérience. Retenons cette liberté d’enquêter dont parlera John Dewey à son arrivée à Chicago en 1894 (II, p. 438) et pour laquelle Isaac Joseph a toujours œuvré.

NOTES

1. Cet intérêt manifeste pour l’enquête pourrait très bien se retrouver dans le « moment » maoïste d’Isaac Joseph et pourquoi pas dans l’aphorisme de Mao Tsé Toung : « Qui n’a pas enquêté, n’a pas droit à la parole ».

AUTEURS

THOMAS BUJON Membre du laboratoire CNRS-MODYS, UMR 5264 [email protected]

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Rabah NABLI, Les Entrepreneurs tunisiens. La difficile émergence d’un nouvel acteur

Gilles Ferréol

RÉFÉRENCE

NABLI Rabah, Les Entrepreneurs tunisiens. La difficile émergence d’un nouvel acteur, Paris, L’Harmattan, 2008, 437 p., ISBN : 978-2-296-05058-7.

1 La sociologie contemporaine, fait observer à juste titre Pierre-Noël Denieuil dès les premières lignes de sa préface, érige l’entreprise en une « construction sociale » et en un « lieu de socialisation » (p. 9). C’est précisément dans ce cadre de valorisation de l’entrepreneuriat, perçu à la fois comme sujet de son histoire et comme acteur social engagé dans un espace de négociations « spontanées » ou « régulées », que se situe cette contribution, la rationalité sous-jacente — « née dans un contexte d’affaiblissement (…) des anciens modèles de légitimité » — ayant pour objectif « moins de satisfaire un profit » que d’« aménager ses positions » en s’émancipant, d’une part, d’« une raison économique strictement utilitaire » et, de l’autre, de l’« asservissement à un État tout puissant » (ibid.).

2 L’exemple tunisien qui est ici privilégié prend en compte les attentes et les motivations personnelles, le poids de l’entourage familial et des réseaux relationnels, les compétences et les savoir-faire acquis ainsi que l’environnement institutionnel. Après quelques préalables méthodologiques bienvenus, Rabah Nabli nous fait découvrir la diversité des situations rencontrées, selon que l’on a affaire à des groupes « en difficultés », notamment les artisans et les petits industriels au sein de marchés locaux, « en position ambiguë », oscillant entre tradition et modernité, en particulier dans les activités de commerce ou de négoce, ou « renforcés », issus de la bourgeoisie marchande ou de l’émigration.

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3 Plusieurs pôles régionaux sont alors distingués et portent la marque des milieux d’origine. La dimension communautaire est ainsi essentielle pour bien saisir les réalités sfaxiennes ou djerbiennes, caractérisées par une forte homogénéité culturelle, dans laquelle la mémoire du père fondateur reste prépondérante, et une ouverture encore timide sur l’extérieur. Dans le Sahel, où les solidarités locales jouent davantage, prédomine une logique de pouvoir, se manifestant par des penchants rentiers et reposant sur des critères d’allégeance, des appartenances politiques ou des transferts financiers. Le Nord-Est, songeons aux gouvernorats de Tunis et de Bizerte, est marqué, pour sa part, par un très grand pragmatisme, la tendance à l’individualisme et au compromis se faisant « au rythme d’un monde radicalement nouveau », celui d’une « cité par projets » au sens de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello. Au Centre et au Sud, enfin, la dynamique entrepreneuriale — en l’absence d’infrastructures dignes de ce nom et compte tenu de l’éloignement des lieux de décision — est moins assurée, comme c’est le cas à Gabès, et va de pair avec une stratégie identitaire prenant appui « non pas sur l’accumulation des richesses, mais plutôt sur la quête du prestige » (p. 362), le désir de rompre avec le secteur public, de tirer parti d’expériences migratoires et de s’installer à son propre compte étant plus affirmé à Gafsa ou à Tozeur.

4 Au total, une contribution de qualité, bien documentée et qui, à travers une galerie de portraits (les Affès, Sallami et autres Chérif ou Hamrouni), nous éclaire utilement sur la modernisation du tissu productif et la problématique du développement.

AUTEURS

GILLES FERRÉOL Université de Franche-Comté, LASA laboratoire de socio-anthropologie, EA 3189

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Luc CAMBRÉZY, Smaïn LAACHER, Véronique LASSAILLY-JACOB et Luc LEGOUX, L’asile au Sud

Adelina Miranda

RÉFÉRENCE

CAMBRÉZY Luc, LAACHER Smaïn, LASSAILLY-JACOB Véronique et LEGOUX Luc (dir.), L’asile au Sud, La Dispute, 2008, 221 p., ISBN : 978-2-84303-168-7.

1 L’attention portée par les auteurs contribuant à cet ouvrage sur la question de l’asile aux pays du Sud ne répond pas à une simple importance statistique que le phénomène recouvre dans cette aire géopolitique. La posture décentrée adoptée nous invite à une déconstruction des faits migratoires grâce à une démarche analytique réflexive : elle permet de regarder le-s Sud-s et le-s Nord-s, depuis le-s Sud-s ; elle questionne la vision ethnocentrique à la base de nombreuses études migratoires ; elle montre les limites d’une vision européenne, référée aux Droits de l’Homme dans son attrait universel.

2 Comme Luc Legoux le souligne dans l’introduction, des nouveaux paradigmes interprétatifs sont nécessaires pour penser l’asile, tant au Sud qu’au Nord. D’autant plus, que refuser les demandeurs d’asile dans le plus formel respect des droits de l’homme et cloisonner leur accueil au Sud représente un « rêve » pour les pays du Nord. L’objectif de maîtriser l’errance des individus est couplé avec un processus de disqualification : le demandeur d’asile est en principe un « faux » demandeur d’asile, celui qui essaye de contourner la loi pour arriver dans les pays du Nord. La spécificité politique se dilue face à la manière de traiter le demandeur d’asile : l’officier juge, dans son « intime conviction », le « récit » qui doit justifier les causes qui ont engendré le départ pour trouver refuge dans un pays « sûr ».

3 Cette procédure suspicieuse résulte de la mise en place des politiques migratoires qui, en compartimentant les migrants dans des catégories préétablies, poursuivent l’illusion de séparer les « bons » des « mauvais » migrants. Or, les études présentées soulignent la

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difficulté à ordonner les parcours des demandeurs d’asile selon des critères disposés autour d’une conception fonctionnaliste des mouvements de population. L’objectif atteint est celui d’alimenter la confusion avec les migrations clandestines. Olivier Clochard (L’interminable errance des passagers clandestins maritimes) montre que les demandeurs d’asile voyageant d’une manière « clandestine » (pourraient-ils officialiser leur départ ?) subissent le même sort que les autres migrants. Les conventions internationales maritimes, dans le but de lutter contre l’immigration qui n’est pas « choisie », ne reconnaissent pas la différence.

4 Les articles présentés dans cet ouvrage sont traversés par une double question : la pertinence des catégories occidentales habituellement utilisées et la problématique de gestion du droit à la mobilité et des relations que ce droit entretient avec les appartenances nationales et la défense des droits humains. Les auteurs interrogent l’enchevêtrement des causes, des parcours et des moyens utilisés par ces migrants « politiques » et relèvent la performativité du vocabulaire employé par les institutions. L’assignation qui en découle est due tant aux dispositions juridiques qu’à la manière dont se construit l’étrangeté nationale dans chaque pays. Malgré la référence aux mêmes conventions et aux mêmes traités, les procédures pour obtenir le statut de réfugié et les droits qui y sont rattachés restent hétérogènes. Ainsi, une confusion entre les catégories des réfugiés, des demandeurs d’asile, des exilés, des déplacés, des déplacés internes, des retours assistés, des apatrides alimente la fragmentation d’un même processus qui parvient à des traitements ou des interventions institutionnelles différenciés.

5 Cette diversité des dispositions ne relève pas d’un décalage temporel évolutionniste qui différencierait les pays du Sud des pays du Nord ; elle résulte d’une imbrication complexe entre constructions étatiques, identifications aux identités nationales et configurations des mobilités contemporaines. L’approfondissement des formes d’interventionnisme et de la constitution d’un marché mondial de l’humanitarisme — dont on trouvera des exemples éclairants dans l’ouvrage — illustre la relation, structurante, qui existe entre orientations relatives à l’asile, situations migratoires localisées et historicisées, et articulation entre les diverses échelles mondiale, nationale et régionale.

6 Aurélia Wa Kabwe-Segatti (Les nouvelles logiques de l’asile dans l’Afrique australe postapartheid) souligne que seul l’examen des transformations du cadre mondial des migrations permet de saisir le processus de transformation du statut de réfugié en Afrique australe. La politique migratoire se dispose dans un cadre plus ample puisque l’État tente de concilier décollage économique et leadership continental. Comme dans d’autres cas, la construction étatique de l’après apartheid ouvre des questions spécifiques sur la manière dont la gestion du droit d’asile se situe sur une carte mondiale où les frontières entre pays d’émigrations et d’immigrations, et espaces de transit et de séjour deviennent de plus en plus floues.

7 L’exemple du conflit entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso confirme la nécessité d’une analyse régionalisée. Les deux études présentées soulignent l’inégale prédisposition des populations à l’exode et l’influence des appartenances traditionnelles lors des redéploiements de la population déplacée dans les espaces urbain et rural. Par ailleurs, une partie de ces rapatriés (ainsi définis alors que de nombreuses personnes sont nées en Côte d’Ivoire) est considérée comme des étrangers au Burkina Faso et, tout en s’appuyant sur des institutions traditionnelles comme celle

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du tutorat, ils sont porteurs de nouvelles dynamiques socioéconomiques, notamment au niveau foncier (Zongo Mahamadou, Accueil et insertion des « rapatriés » en zone rurale au Burkina Faso. L’exemple de la province de la Comoé ; Ouattara Issa, Les déplacés de la crise ivoirienne).

8 Il se pose donc l’épineuse question de « Qui est citoyen ? » et de la problématique existant entre nationalité/citoyenneté/résidence. Sari Hanafi (Réfugiés palestiniens, citoyenneté et État. Vers un nouveau modèle de l’État-Nation) en analysant le statut exceptionnel des Palestiniens nous apprend que la condition d’exilé dépasse l’individualisme qui règne dans l’attribution du statut de réfugié : celui-ci est désormais transmis à travers les générations. Cette dimension intergénérationnelle interroge le retour dans les territoires palestiniens et les approches migratoires classiques, intégration vs assimilation, d’autant que ce retour s’exprime comme un projet opposé au « spatio-cide » dans lequel vivent les Palestiniens.

9 Et pourtant, en 2001, Israël a mis en place une procédure nationale relative à la prise en charge des demandeurs d’asile. La récente installation sur son territoire d’une population sans origine juive, arrivée notamment pour se substituer à la main-d’œuvre palestinienne, a été parallèle à un accroissement du nombre de demandeurs d’asile. La mise en relation du fonctionnement du marché du travail avec l’augmentation de la catégorie des demandeurs d’asile souligne le lien existant entre les deux phénomènes. Migrations économiques et politiques rentrent dans un même cadre de gestion et expriment une même logique administrative (Karen Akoka, La demande d’asile en Israël).

10 Toutefois, il faut problématiser ce processus convergeant que subissent les diverses catégories de migrants tout en tenant compte de la manière à travers laquelle des causes différentes peuvent être à l’origine des parcours et temporalités migratoires semblables. Il est nécessaire de dévoiler la multiplicité de facteurs qui poussent la population réfugiée à prendre la route de l’exil et de considérer que l’un ou l’autre facteur peut être déterminant à chaque étape traversée. Surtout que l’analyse des réfugiés et des demandeurs d’asile au Moyen-Orient témoigne du fait que le traitement de la question de l’asile repose sur une série de pratiques qui visent, pour l’essentiel, à maintenir dans la précarité — à des degrés divers — les populations concernées (Mohamed Kamel Doraï, Du brouillage des catégories de réfugié et de demandeur d’asile à partir d’exemples moyen-orientaux).

11 La question de l’hétérogénéité de la population réfugiée traverse également l’analyse des Mauritaniens au Sénégal du groupe ethnique haalpulaar. À partir du site de Ndioum, Marion Fresia reconstruit trois filières migratoires et explique que chacune mobilise des ressources et des compétences différentes, en s’appuyant en même temps sur des mobilités anciennes et sur un nouveau cadre d’action lié au statut de réfugié et d’exilé. Il apparaît alors que le déplacement forcé peut engendrer de nouvelles formes de migrations, qui sont à la fois recherchées et contraintes (Des « réfugiés-migrants ». Les parcourus d’exil des réfugiés mauritaniens au Sénégal).

12 L’interrogation qui se pose est alors : quelles garanties ont ces exilés dans les pays du Sud ? L’analyse des pays du Maghreb montre que les demandeurs d’asile et les réfugiés sont en théorie protégés par le HCR, mais qu’ils ne le sont quasiment jamais par les États qui les accueillent. La situation de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc en matière de droits de l’homme et d’expression publique de ces droits est un facteur très important d’aggravation des conditions sociale et juridique des migrants clandestins, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Cette tension, entre la figure du migrant et celle

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du demandeur d’asile, se situe dans une mosaïque internationale où se rejouent les rapports de domination entre les nations qui excluent toute symétrie et réciprocité lors de l’application du droit et des avantages qui lui sont attachés, particulièrement dans les domaines des droits de visite et de séjour (Mustapha Belbah, Smaïn Laacher, Migration de transit et asile au Maghreb).

13 Comme le soulignent les auteurs dans les conclusions, cette politisation de la question de l’asile témoigne de la « présence illégitime » de ces migrants qui n’en sont pas ; en se disposant comme un élément signifiant la séparation entre le national et le non- national, cette présence interroge les enjeux politiques dans les mouvements de population. Mais, quels sont les liens existant entre enjeux politiques et enjeux économiques mondialisés dans les dynamiques migratoires ? Cette question en laisse se profiler une autre. Comme nous pouvons le constater, regarder l’asile à partir du Sud permet de dépasser une vision homogénéisante des migrations qui rassure la bonne conscience des pays du Nord. Toutefois, les candidats à l’asile ainsi que les réfugiés, les exilés, les déplacés et les apatrides nous paraissent tous prisonniers du même procès d’« altérisation nationale » qui accompagne les migrants « économiques » : et ce, qu’il s’agisse des pays du Nord ou des pays du Sud. Faut-il alors relever le défi de démêler ces faits migratoires ou, plutôt, rechercher leur complexe enchevêtrement ?

AUTEURS

ADELINA MIRANDA Université de Naples Federico II, CRESPPA-GTM

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Philippe RYGIEL, Le bon grain et l’ivraie - La sélection des migrants en Occident, 1880-1939

Antoine Pécoud

RÉFÉRENCE

RYGIEL Philippe (dir.), Le bon grain et l’ivraie - La sélection des migrants en Occident, 1880-1939, Paris, Aux Lieux d’être, 2006, 268 p., coll. Mondes contemporains, ISBN : 2-916063-26-9.

1 L’occident dont parle ce livre est traversé de flux migratoires considérables. La croissance économique, notamment, génère des besoins de main-d’œuvre qui ne peuvent être comblés autrement que par le recours à des travailleurs étrangers. Cependant, la présence de migrants ne va pas sans heurts ni rejet de la part de certains segments des sociétés d’accueil et les politiques d’immigration font par conséquent l’objet de débats vigoureux et passionnés.

2 Selon un argument populaire, seuls les migrants utiles devraient être acceptés ; les autres, les « inutiles » qui n’apportent aucune contribution économique, sont indésirables. D’autres soulignent que la main-d’œuvre étrangère accepte des rémunérations inférieures à celles des travailleurs nationaux, menaçants donc le bien- être de ces derniers ; les milieux syndicaux, pourtant progressistes, soutiennent donc en partie le contrôle de l’immigration. Un autre argument a trait à l’incompatibilité — raciale, culturelle ou historique — des immigrés avec les normes des sociétés qui les hébergent et à la menace dont ils seraient porteurs, pour le fonctionnement des institutions démocratiques, pour le mode de vie des pays d’accueil, et pour la civilisation occidentale elle-même. À cet égard, la fermeture des frontières ne se justifierait pas seulement pour des raisons économiques, mais serait nécessaire à la stabilité, voire à la pérennité, des sociétés d’accueil.

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3 Il s’ensuit que tous les pays d’immigration occidentaux mettent en place des dispositifs pour contrôler les effectifs et la composition de la population étrangère, et pour procéder à l’expulsion des migrants non souhaités. C’est particulièrement le cas en période de crise, lorsque le chômage augmente et que la priorité semble devoir aller à l’emploi des nationaux. Un autre point commun à tous les pays d’immigration est l’existence d’une hiérarchie entre étrangers : certains sont plus désirables, ou moins menaçants, que d’autres ; ainsi, en Europe de l’ouest, les migrants venus de l’est (comme les Polonais) inspirent la méfiance tandis que les Américains, par exemple, sont des étrangers privilégiés dont la présence est peu problématique.

4 Ces distinctions entre étrangers ne sont pas toujours explicites dans les textes de loi et les décrets ; c’est plutôt dans la mise en œuvre des politiques qu’elles apparaissent, d’où l’importance du contexte local et des décisions de l’administration ; d’où aussi des incohérences et des injustices dans la manière dont les lois sont appliquées ; et d’où finalement des situations paradoxales : même dans des périodes de fort besoin de main- d’œuvre, les gouvernements sont réticents à employer certaines populations déjà présentes sur le territoire, et préfèrent les expulser pour accueillir des immigrés d’autres origines.

5 Mais quelles que soient les stratégies des gouvernements, celles-ci butent sur de nombreux obstacles : les intérêts des employeurs, d’abord, et leur réticence à voir l’État se mêler de leur main-d’œuvre — au point qu’on peut parfois se demander qui, du gouvernement ou du secteur privé, a le plus d’influence sur les politiques d’immigration ; les pratiques des migrants ensuite, aptes à déjouer les tentatives de contrôle, à disparaître dans la clandestinité ou au contraire à témoigner de leur attachement au pays d’accueil afin d’y rester légalement ; les accords internationaux signés par les gouvernements, finalement, qui font des migrants (et surtout de leur éventuelle expulsion) un enjeu diplomatique entre États.

6 La période dont parle se livre va de 1880 à 1939. Autant dire que, à un siècle de distance, les similitudes entre les questions d’alors et celles qui se posent aujourd’hui sont frappantes. À l’heure ou, en France, la notion d’immigration choisie est présentée comme une innovation, et ou la question de l’adhésion des migrants aux normes culturelles, sociales et historiques du pays d’accueil est plus que jamais d’actualité, il est saisissant de noter la profondeur historique de ces débats. On observe de même que les tensions entre États et employeurs dans la gestion de l’immigration, souvent présentées comme un indice du déclin du pouvoir des États-nations dans un monde en voie de globalisation, est une constante des politiques d’immigration. À la lecture de ce livre, l’intérêt de l’approche historique saute donc aux yeux.

7 Un autre mérite de ce livre est de montrer comment les questions relatives aux politiques d’immigration s’insèrent dans les grandes évolutions politiques qui ont façonné l’époque contemporaine. Ainsi, on voit comment le contrôle de l’immigration, qui se déploie nécessairement sur l’ensemble du territoire, s’est accompagné d’un transfert d’autorité des autorités locales et régionales vers les gouvernements nationaux — contribuant ainsi à la construction ou au renforcement des États-nations, dont le « matériau » (i.e. la population) devait de surcroît être suffisamment homogène et de qualité. Le rôle de l’immigration dans les considérables efforts de guerre consentis durant la période concernée apparaît également, puisqu’il arrivait que les migrants soient les bienvenus s’ils étaient prêts à se battre.

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8 On voit aussi de quelle manière le soutien des milieux ouvriers et syndicaux aux politiques de fermeture des frontières a permis l’inclusion des classes populaires dans le débat politique, en créant un consensus « national » sur la question au détriment des étrangers — procédé qui est d’ailleurs plus que jamais d’actualité dans l’utilisation par les courants politiques conservateurs de la question immigrée pour gagner les votes populaires. Une conviction partagée par l’ensemble des auteurs de ce livre est donc que les grandes tendances de l’histoire contemporaine (constitution des États-nations, naissance de la démocratie politique, industrialisation, reconfigurations sociales et territoriales) ne peuvent être comprises sans inclure les enjeux encore sous-estimés relatifs aux migrations.

9 Pour le lecteur peu familier de la période en question, ce livre offre en outre des échantillons de discours qui, avec leur style nécessairement différent de celui d’aujourd’hui, projettent un éclairage décalé et donc fascinant sur l’époque actuelle. Si les similitudes sont frappantes, le décalage dans la manière d’aborder ces questions est riche d’enseignements. Il met d’une part en évidence, avec le recul, les absurdités, la mauvaise foi et les incohérences des débats et politiques de l’époque ; on ne peut que songer à une histoire qui risque de se répéter et aux débats contemporains qui ont peut-être vocation à apparaître sous le même jour à nos descendants.

10 Mais surtout, la distance historique — comme la distance géographique ou culturelle pour les ethnologues — permet de saisir certains enjeux fondamentaux qui sous- tendent les débats sur l’immigration et qui, bien qu’encore d’actualité, sont comme masqués par l’accoutumance qui est la nôtre à leur sujet. Le meilleur exemple a trait à ce qu’on pourrait appeler la dimension sexuelle de l’immigration : les discours de l’époque soulignent en effet à la fois les risques que des femmes « nationales » aient des rapports intimes avec des hommes « étrangers » et que des femmes étrangères, prétendument caractérisées par leur faible moralité, ne perturbent l’ordre sexuel et familial des sociétés de destination en séduisant leurs éléments masculins. Se manifestent ainsi des craintes liées à la pureté de la race, à la qualité de la « virilité » nationale, à l’invasion des migrants qui ne prendraient plus seulement l’emploi des nationaux mais aussi leur femme, et à un ensemble de facteurs médicaux et hygiénistes très prégnants dans les discours de l’époque sur l’immigration — le tout dans un style direct et assez crû qui est très éloigné du « politiquement correct » contemporain.

11 Si, aujourd’hui, ces préoccupations sanitaires et morales semblent avoir perdu de leur importance, on pourrait tout de même spéculer sur la manière dont elles demeurent sous-jacentes à certaines questions actuelles, comme celles liées à la traite des êtres humains et à la situation de ces femmes de l’est contraintes de travailler dans les métiers du sexe — enjeu qui a inspiré beaucoup de réactions politiques ces dernières années et qui témoigne des liens profonds entre immigration irrégulière, porosité des frontières, dégradation des mœurs et respect pour l’ordre sexuel et familial de l’Europe occidentale. La lecture de ce livre suscite à de nombreuses reprises ce sentiment de voir des tendances implicitement à l’œuvre aujourd’hui apparaître en pleine lumière, grâce à la distance historique. À cet égard, loin de concerner les seuls historiens, cet ouvrage est à même d’intéresser tous ceux qui sont concernés par les implications des politiques d’immigration contemporaines.

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AUTEURS

ANTOINE PÉCOUD Division de la recherche et des politiques en sciences sociales à l’Unesco

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