ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE DES BURGRA VES DE

OLGA WESTER RUSSELL

ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE DES BURGRAVES DE VICTOR HUGO

AVEC VARIANTES INÉDITES ET LETTRES INÉDITES

A. G. NIZBT, PARIS

A M. René JASINSKI.

INTRODUCTION

On a l'impression en abordant l'étude d'un grand auteur que tout a déjà été fait, qu'on a tout dit et tout écrit. Mais quand on regarde de près une création littéraire, on retrouve la vigueur fraîche du grand esprit qui l'a produite. Des complexités de pensée, des tournures d'esprit délicates et imprévues, des fai- blesses humaines transformées en force sont les découvertes qui viennent récompenser quiconque a la patience de chercher une rencontre nouvelle et en quelque sorte personnelle avec l'auteur. En effet, c'est ce qui m'est arrivé. Il m'est venu une admiration profonde pour le travail solide, détaillé et patient que d'autres avaient fait sur les manuscrits, qui m'a permis de commencer par quelques aperçus nouveaux, et qui m'a offert quelquefois une sorte de défi puisque on a déclaré des passages « illisibles ». Dois-je exprimer le plaisir, le chagrin, et en même temps la satisfaction sérieuse que j'ai éprouvés quand, après une médita- tion prolongée sur le sens des Burgraves, j'ai trouvé que Hugo avait indiqué assez clairement dans William Shakespeare ce que je venais de découvrir ? Il semblait m'attendre en souriant à la fin de ce voyage-là. Il attendait aussi dans ses manuscrits de la Bibliothèque Nationale, qui, malgré toutes les recherches des critiques savants, avaient encore des champs nouveaux à étudier, des lettres inédites et des variantes inédites qui méritaient d'être présentées parce qu'elles sont d'un intérêt tout spécial. Ce sont surtout ces découvertes que je voudrais partager avec le lecteur.

CHAPITRE PREMIER

LA PRÉPARATION DES BURGRA VES

Longtemps avant les influences littéraires et les rapports forcés entre la France et l'Allemagne préparaient les voies à l'apparition de cette œuvre. Fin du dix-huitième siècle Les Français commençaient seulement à s'intéresser à la littérature allemande, et leurs connaissances étaient éparses. Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle en France l'influence de Gœthe se faisait sentir surtout par les traductions de Werther (bien qu'une traduction de Gœtz von Berlichingen date de 1773). Le courant de la sensibilité se développait dans les deux pays et les Français étaient prêts à goûter Werther, traduit par G. Deyverd (1776), les Souffrances du jeune Werther, traduit par le baron de Seckendorf (1776) et les Passions du jeune Werther de M. Aubry (1777). Déjà des visiteurs français cherchaient Gœthe à Weimar, comme l'abbé Raynal (en 1782), dont l'Histoire philosophique des deux Indes n'était pas ac- ceptable sous l'ancien régime. 1 En même temps la colonie allemande à Paris avait des représentants comme le graveur, J. J. Wille. ' Un mouvement, né des événements politiques, a lieu entre les deux pays. Après la Révolution, dès 1793, des émigrés se rendirent à Weimar, Mounier, Camille Jordan, le comte Du- manoir, le comte et la comtesse Fouquet. 1 Schiller attirait l'attention des Français. En 1799 parut une traduction par Lamartellière d'un Théâtre de Schiller contenant

1. Fernand BALDENSPERGER, Gœthe en France (Paris, 1904), pp. 55-57. 2. Ibid., p. 15. quatre pièces en deux volumes. Dans le deuxième se trouve Don Carlos, enfant d'Espagne, pièce que Hugo cite en 1820. Le consulat et l'époque impériale Quand Napoléon, en 1802, permit à tous les réfugiés de rentrer en France, beaucoup de ces nobles gardèrent leur contact avec le centre culturel qu'ils avaient fréquenté en Allemagne. En 1803 Charles de Villers écrivit à Gœthe cherchant dans sa pensée un moyen de combattre tout le système de culture matérialiste en France. Mme de Staël rencontra Villers à Metz en 1803 et dans le même mois de décembre elle vit Gœthe. Benjamin Constant, qui contribuait au Mercure de France, rejoignit Mme de Staël à Weimar en janvier 1804. A l'époque impériale on commence à connaître les œuvres allemandes à travers des publications qui cherchent à les vulgariser : les Archives littéraires de l'Europe (1804-1807), la Bibliothèque germanique (1805), les Mélanges de littérature étrangère (1808). 3 Adalbert von Chamisso (qui s'intéressait à la mythologie scandinave), émigré aussi, resta en Allemagne. Il revint visiter la France en 1802, 1806-1807 et 1810-1812. Là il retrouva des amis comme Humboldt, Uhland (connu pour ses ballades) et Schlegel. De ce dernier il traduisit, pendant sa visite à Mm€ de Staël, les leçons d'art dramatique et de littérature ' (parues à Heidelberg en 1808-1811), traduites aussi en 1814 par Mme Necker de Saussure (Cours de littérature dramatique).5 Après les émigrés, le grand mouvement des armées de Napoléon amena les Français en Allemagne. Stendhal entra dans Berlin avec l'armée de 1806. Son séjour dans le pays fut assez long pour lui permettre de recueillir des impressions sérieuses ; il y passa deux semaines après la bataille d'Iéna, et deux ans à Brunswick, comme Intendant. En 1809 il marcha contre l'Autriche et passa six mois à Vienne. Son pseudonyme qui vient de Stendal, dans la vieille marche de Brandebourg, est un souvenir de son séjour en Allemagne. Il traversa le pays quatre fois entre 1806 et 1814. S'il n'a pas assimilé la philo-

3. René JASINSKI, Histoire de la littérature française (Paris, Boivin, 1947), t. 2, p. 324. 4. Marc FARCHI, Adalbert de Chamisso, sa oie, ses œuvres, ses amis (Paris, Typographie Lahure, 1877), pp. 9, 18, 21. 5. JASINSKI, op. cit., t. 2, p. 324. sophie allemande, il a néanmoins publié le récit d'un Voyage à Brunswick.8 En 1808 Napoléon vit Goethe à Erfurt et à Weimar, lui conféra l'ordre de la Légion d'honneur et l'invita à s'établir à Paris. Les résultats de ces rapports entre les pays ne sont pas lents à paraître. En 1809 Benjamin Constant publia la traduction de Wallenstein avec Quelques réflexions sur la pièce de Schiller et le théâtre allemand. Le Voyage en Allemagne et en Suède de J.P. Catteau parut en 1810. La Lénore de Bürger fut traduite en 1811. Avec sa Lénore, écrite en 1773 et inspirée d'une ballade populaire, Bürger avait donné de la dignité à la forme de la ballade en général ". La rencontre entre Mme de Staël et Villers en 1803, 8 et l'influence sur elle dès 1804 du théoricien Schlegel, qpi l'aida à comprendre Gœthe, ont contribué à la réalisation de l'idée de Villers 8 par Mme de Staël dans de l'Allemagne en 1810. Mme de Staël revint en France avec la conception d'une Allemagne libre et vertueuse par opposition avec l'empire de Napoléon, d'une littérature spontanée et vague, une littérature de rêve et d'imagination, en contraste avec la clarté et la raison de l'héritage classique de la France. Malgré les efforts de Schlegel, qui aurait voulu lui donner une compréhension plus profonde et plus étendue de l'auteur, elle préfère le Gœthe de Werther.9 Dans la bibliothèque de Gœthe est représenté par une traduction de Werther par Pierre Leroux ; " le caractère d'Obert reflète cette conception romantique. Notons que Mme de Staël résuma le Féroce Chasseur, de Bürger, et Sternbald, roman de Tieck ; " ce n'est en ce moment qu'une introduction au fantastique qui intéressera tant les romantiques plus tard. La connaissance de l'Allemagne reste superficielle, et c'est une vision littéraire déjà très périmée en Allemagne que Mme de Staël présente aux Français.

6. Armand CARACCIO, Stendhal, l'homme et l'œuvre (Paris, Boivin, 1951), pp. 31, 36, 90, 123. 7. Gilbert WATERHOUSE, A Short History of German Literature (London, Methuen, 1942), pp. 88, 92 et les suivantes. 8. Voir p. 10. 9. BALDENSPERGER, op. cit., pp. 59 et les suivantes. 10. Jean-Bertrand BARRÈRE, Les livres de Hauteville House, RHLF (janvier à mars 1952), p. 51. 11. Jean-Bertrand BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo (Paris, J. Corti, 1949), t. 1, p. 270. La restauration Tout au début de la carrière littéraire du jeune Hugo, cette conception idéaliste et sentimentale de l'Allemagne dominait en littérature. Du côté politique on gardait le souvenir des conquêtes de Napoléon. Hugo, dans sa jeunesse, montre peu d'intérêt pour l'Allema- gne. Il subissait l'influence romantique allemande sans la dis- tinguer de celle des autres pays. A seize ans les minnesinger d'Allemagne ont pour lui la même importance que les minstrels d'Angleterre et les trouvères de la France.12 A dix-huit ans l'Al- lemagne ne lui inspire pas plus d'intérêt que d'autres pays : il mentionne tout ensemble « le monde, les colonies, l'Egypte, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne... » " On trouve quelques reflets de ses lectures d'adolescent dans les citations au commence- ment des chapitres de H an d'Islande, écrit à l'âge de dix-huit ans. Avec les noms de Nodier, Vigny, Mm€ de Staël (De l'Allemagne), Shakespeare, Sterne, Scott, Calderon et Lope de Vega, il cite plusieurs auteurs allemands : Lessing (Emilia Galotti et Nathan le Sage) ; Faust — un passage sentimental sur Marguerite ; de Gœthe aussi le Comte d'Egmont (que Mme de Staël avait signalé avec intérêt) ; quelques passages philosophi- ques du Don Carlos de Schiller ; et les pensées du baron d'Ecks- tein sur les caprices du sort et la puissance du mal. Le choix indique peut-être ses préférences. Il pouvait en connaître bien d'autres. Légitimiste à cette époque sous l'influence de sa mère et sans conviction profonde ou mûre il reste jusqu'en 1824 en quelque sorte poète officiel (le Sacre de Charles X). Les romantiques allemands avaient beaucoup pratiqué la forme de la ballade, mais Hugo s'intéressait surtout dans son recueil d'odes à la rénovation de l'ode historique, soulignant des idées fondamentales à propos d'événements contemporains. Inspirés de Chateaubriand, ses thèmes lyriques n'ont pas d'importance politique. Il ne mentionne qu'indirectement : Les français sont venus. — Du Rhin jusqu'au Bosphore. 14 Sa conception a dû rester essentiellement le mirage idéaliste d'une Allemagne déjà passée. Il mentionne Mme de Staël dans la préface des en 1824 : « Selon une femme de 12. Bug-Jargal, écrit en 1818. Chap. XXVI. 13. Première version de Bug-Jargal dans le Conservateur Littéraire en 1820. 14. Odes et Ballades, II, 7, La guerre d'Espagne, novembre 1823. génie, qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en France... » Il nous renvoie à une note dans le livre de l'Allemagne. 15 Cependant l'intérêt des Français pour la littérature alle- mande augmentait et l'occasion se présentait au public littéraire de la connaître plus exactement, plus profondément qu'au- paravant. Les Chefs d'oeuvre des théâtres étrangers (Ladvocat, 1821-1822), commencés en 1820, donnaient des traductions, surtout par Rémusat et Guizard, de presque toutes les œuvres dramatiques de Goethe, et les traductions par Stapfer du théâtre de Gœthe furent terminées en 1825. Le Moniteur Universel du 24 novembre 1823 atteste l'enthousiasme de la France pour Schiller (traduit par Barante en 1821) et pour Goethe. 16 La traduction des Œuvres dramatiques de Schiller, par Barante, à la bibliothèque de Guernesey est de 1842.17 En 1825 on avait traduit la plus grande partie de la poésie lyrique de Gœthe (1825), avec quelques poèmes de Schiller.18 Gœthe écrivit des ballades. Les Français imitaient la ballade allemande, basée sur des légendes anciennes. L'esprit du romantisme changeait, peu à peu. On étudiait plus soigneusement les œuvres allemandes. Mme de Staël avait analysé mais peu apprécié le Faust de Gœthe. Ladvocat en publia une traduction en 1823, Stapfer le traduisit plus cons- ciencieusement en 1823 et Gérard de Nerval en 1828. La renaissance hellénique datait de loin en Allemagne comme en France. Gœthe avait donné son Iphigénie auf Tauris (1787) et un Prométhée resté inachevé, traduit par Stapfer dans ses œuvres dramatiques de Gœthe (Paris, 1821-1825, 1828), avec une notice en tête. Schiller emploie le chœur du théâtre grec dans die Braut von Messina (1803). Notons de Grillparzer Sappho et la trilogie, Das goldene Vliess, ayant pour base la légende argonaute. L'élément de l'horreur dans les contes se traduisit en drame dans Le vingt-quatre février de Zacharias Werner (paru en 1810), traduit par Gustave de Baer pour Ladvocat en 1823. Nodier nota les tendances vers le fantastique en 1821. Le goût du folklore, des contes de fées, et du fantastique fut nourri en France par l'influence de Shakespeare et de Scott.

15. Édition de 1824. 16. BALDENSPERGER, op. cit., p. 95. 17. BARRÈRE, op. cit., p. 51. 18. BALDENSPERGER, op. cit., p. 113, et Henri François Bauer, Les Ballades de Victor Hugo, leurs origines françaises et étrangères (Paris, Honoré Champion, 1936), p. 31. Deux nouvelles et une pièce de Tieck parurent en 1829. Loève- Weimars commença à publier ses traductions des Œuvres complètes de Hoffman dès 1829. 19 L'influence de ces rencontres entre les Français et les Alle- mands s'approfondit. Stendhal ne rencontra Hugo qu'en 1830. Dans les œuvres de celui-là M. Baldensperger a noté des reflets possibles de Gœthe.20 Chez Mme d'Aubergnon, en 1822, Stendhal connut Victor Cousin, 21 qui fit répandre la philosophie alle- mande à la Sorbonne et, par conséquent, dans la société cultivée de Paris. De 1821 à 1830 Stendhal fut reçu au salon de Delécluze, critique d'art au Journal des Débats. Stapfer fré- quentait ce milieu, ainsi que Humboldt (il visitait Paris chaque année), Benjamin Constant, Loève-Weimars et J.-J. Ampère. 22 Hugo, dans ces années de 1824-1830, était conscient de cette ambiance, mais n'avait encore qu'un intérêt superficiel pour le pays d'outre-Rhin. Le Rhin s'associe dans son esprit avec des souvenirs de temps épiques mais surtout d'un point de vue français : 0 guerriers ! je suis né dans le pays des Gaules, Mes aïeux franchissaient le Rhin comme un ruisseau... Il pense sans doute déjà à voyager en Allemagne : . On dit les bords du Rhin fort beaux. Toute ma vie, J'ai de les parcourir conservé quelque envie. Les avez-vous vus ? Davenant. Oui. Cromwell. Je vous approuve fort. Et sans doute aussi Trêve ? Et Mayence ? et Francfort ? Cologne... " La chasse du burgrave, 25 imitation de la ballade allemande, montre que l'Allemagne, pays de fantaisie, de légende et d'histoire, l'attire. 19. BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo, pp. 261-263. 20. Fernand BALDENSPERGER, Le dossier stendhalien de Gœthe. Extrait des Mélanges de Philologie, d'Histoire et de Littérature offerts à Joseph Vianey (Paris, Les Presses Françaises, 1934), pp. 333-343. 21. Victor Cousin visita Weimar en 1817, et publia ses Souvenirs d'Allemagne. 22. Caraccio, op. cit., pp. 57-58. 23. Ballade cinquième, Le géant, mars 1825. 24. Cromwell, III, 13, 1826. 25. Ballade onzième, janvier 1828. Dans en 1829, Charles-Quint, méditant devant le tombeau de Charlemagne, préfigure la conception d'un Barbe- rousse comme force organisatrice, et peut-être déjà l'idée d'une Europe unie. Hugo a fait mentionner le nom de l'Allemagne par Charles-Quint, qui s'adressait à Charlemagne dans le tom- beau (variante à l'acte IV, scène 2), et ensuite il a supprimé ces mots : Géant, pour piédestal, avoir eu l'Allemagne ! Pensait-il à faire une œuvre sur l'Allemagne quand il a supprimé la mention même de ce pays dans la pièce, ou était-ce par une sorte de réticence politique ? Dans cette période Hugo ne témoigne que d'un intérêt littéraire pour l'Allemagne. Depuis la chute ministérielle de Chateaubriand en 1824 Hugo est réservé, ne veut pas traiter les questions politiques. Il s'attache à la légende napoléonienne, devient bonapartiste. 2,1 Un empire libéral est la solution pour l'Europe. Hugo ne conçoit l'Allemagne que comme une des conquêtes de Napoléon : J'aime à voir sur tes flancs, colonne étincelante, Revivre ces soldats qu'en leur onde sanglante Ont roulés le Danube, et le Rhin, et le Pô !... L'histoire, qui des temps ouvre le Panthéon, Montre empreints aux deux fronts du vautour d'Allemagne La sandale de Charlemagne, L'éperon de Napoléon. 27 Cette conception, qui appelle une interprétation politique, se mêle à l'attrait qu'ont pour lui les temps épiques. Il admire les « colosses sublimes » de la légende et de l'histoire, et éprouve un désir personnel de s'identifier à eux. Il s'adresse donc A M. David, statuaire : Oh ! que ne suis-je un de ces hommes Qui, géants d'un siècle effacé Jusque dans le siècle où nous sommes Règnent du fond de leur pensée... Bonaparte eût voulu renaître De marbre et géant sous ta main ; Cromwell, son aïeul et son maître, T'eût livré son front surhumain ; 26. Pierre de LACRETELLE, Vie politique de Victor Huqo (Paris, Ha- chette, 1928), p. 13. 27. Ode : A la colonne de la Place Vendôme, février 1827. Ton bras eût sculpté pour l'Espagne Charles-Quint ; pour nous, Charlemagne, Un pied sur l'hydre d'Allemagne, L'autre sur Rome aux sept coteaux ; Au sépulchre prêt à descendre, César eut confié sa cendre ; Et c'est toi qu'eût pris Alexandre Pour lui tailler le mont Athos.28

Le fait qu'il s'imagine plus tard être « un de ces hommes » nous intéresse pour la période où Barberousse se fera dans l'esprit de Victor Hugo une place dans cette lignée des demi- dieux de l'histoire. La monarchie de juillet. 1830-1831 En 1830 et 1831, lorsque s'accusent des influences alle- mandes, le ton du romantisme a changé. Ce n'est plus le rêve, le mystère, du romantisme pur qui attirent les Français dans la littérature allemande, mais la décadence voulue d'un Hoffmann, le surnaturel, les revenants, les diables, les moribonds et les "morts. Ce sont la violence, les pactes diaboliques (les traduc- tions de Faust, déjà mentionnées), les donjons, les profondeurs sombres des forêts. En 1830, dans ses Poésies, Gérard de Nerval traduit le Féroce Chasseur de Bürger (source possible de la Légende du Beau Pécopin dans le Rhin 29). Tieck, inspiré de Perrault, et Hoffmann ont trouvé un sol fertile en France. Nerval a parlé, dans le Gastronome en 1831, du «succès encyclopédique d'Hoffmann ». Parallèlement avec ce courant littéraire allemand qui veut s'échapper de la réalité, il y a les émigrés allemands qui cherchent un refuge à Paris. Leur chef spirituel, Bôrne, était officier de police à Francfort pendant la domination française. Réduit après les guerres de la libération à l'état ordinaire d'un Juif, il s'exile en France en mai 1831 et est accueilli dans les salons politiques. 31 Heine s'attendait en Allemagne à des réactions contre le libéralisme analogues à celles qui suivirent la Révolution de juillet en France. Il devient un exilé volontaire

28. Feuilles d'Automne, VIII, 28 juillet 1828. 29. BARRÈRE, La Fantaisie de Victor Hugo, t. 1, p. 270, l'idée de la chevauchée que le Roi des Aulnes de Gœthe et la Lénore et le Féroce Chas- seur de Bürger ont en commun. 30. BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo, t. 1, pp. 261-263. 31. Antonina VALLENTIN, Poet in Exile, the life of Heinrich Heine (London, Victor Gallancz, 1934), p. 178. en mai 1831. Son cynisme indique aussi la décadence du romantisme. Avec son prestige de poète lyrique, il évite les autres émigrés et trouve un ami sûr en Théophile Gautier. Il se joint au groupe qui fréquente le salon de Victor Hugo, maintenant ses relations amicales avec l'auteur pendant plusieurs années. 82 Cependant en 1830 et 1831, Hugo se consacre à une poésie intimiste avec les Feuilles d'automne, et d'une façon délibérée : Le moment politique est grave : personne ne le conteste... Sans doute, en un pareil moment,... c'est folie de publier un volume de pauvres vers désintéressés. Folie ! pourquoi ?... L'art... a sa loi qu'il suit... ce livre... ce sont des vers sereins et paisibles... des vers de la famille, du foyer... de l'intérieur de l'âme... l'auteur a voulu rester... dégagé de toute haine comme de toute reconnaissance politique... 83 A ce genre se rattachent le poème, Lorsque l'enfant paraît, et les vers suivants : Dans l'alcôve sombre, Près d'un humble autel, L'enfant dort à l'ombre Du lit maternel. 35 S'il s'intéresse à la révolution de 1830, c'est pour la con- sidérer comme un parallèle avec sa révolution à lui, accomplie dans Cromwell et Hernani. Sa préoccupation est surtout avec la littérature ; il ne croit pas à la permanence de la monarchie constitutionnelle. En politique, il reste bonapartiste, mais actif maintenant. Il écrit le 6 septembre 1831 une lettre à Joseph Bonaparte dans laquelle il lui promet son influence pour rétablir sur le trône le duc de Reichstadt 36 et pour unir ainsi dans l'empire français l'Autriche et la France. Il ajoute aux Feuilles d'automne le poème XXX, Souvenir d'enfance, 37 morceau napoléonien dédié « à Joseph, Comte de S ». La terre à chaque instant sous les vieux trônes s'ouvre, Et de tous leurs débris sort pour le genre humain Un autre Charlemagne, un autre globe en main ! 32. VALLENTIN, op. cit., pp. 156, 165-166. 33. Préface, Paris, 24 novembre 1831. 34. XIX, 18 mai 1830. 35. XX, 10 novembre 1831. 36. LACRETELLE, op. cit., p. 20. 37. novembre 1831. L'empire doit être libéral, sans opprimer les nationalités : Je suis fils de ce siècle ! Une erreur, chaque année, S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée, Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté Qu'à vous, sainte patrie et sainte liberté ! Je hais l'oppression d'une haine profonde... Quand Teutonie aux fers se débat sous dix rois ;... Alors, je maudis, dans leur cour, dans leur antre, Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre !...3S Le 22 juillet 1831, le duc de Reichstadt meurt et Hugo doit abandonner ses projets de réaliser un empire français. Il le constate dans le poème, Napoléon II : :10 Il cria... l'avenir est à moi !... Non, l'avenir n'est à personne !... A ce moment il se voit comme un Napoléon de l'art. « Pourquoi maintenant ne viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne ?» 40 C'est une ambition qui le poussera vers la vie publique. 1832-1840, Tendances littéraires Entre 1832 et 1839 la vogue du fantastique s'accroît, nourrie des traductions de l'allemand, en même temps que d'autres écrivains essaient de faire comprendre l'Allemagne en France d'une façon différente de Mme de Staël. En 1832, Vimont commence la traduction des Œuvres complètes de Tieck. En 1833, J.-J. Ampère, Professeur au Collège de France et à l'Ecole Normale, publie Littérature et voyages, Allemagne et Scandinavie. " Il mentionne « l'in- nombrable quantité de chants populaires, de ballades naïves ». Il donne des légendes de la littérature danoise dans le chapitre sur Œlenschlaeger et étudie Tieck et Hoffmann aussi bien que Gœthe et son théâtre, offrant cette comparaison intéressante : Au commencement de la carrière de Goethe, la littérature en était en Allemagne à peu près où elle en est aujourd'hui en 38. Feuilles d'automne, XL, novembre 1831. 39. Chants du crépuscule, V, août 1832. 40. Préface de , août 1831. 41. Paris, Paulin. France. On était las de ce qu'on avait, et on ne savait trop que mettre à la place : on imitait tour à tour les Français, les Anglais, l'antiquité, on faisait force systèmes en attendant les chefs d'œuvres. 42 Marmier, qui s'intéresse surtout aux légendes allemandes et scandinaves, analyse le Second Faust dans ses Etudes sur Gœthe (1835). En 1840 paraît le Faust de Gœthe, traduction complète... suivie d'une étude sur le mystique de ce poème par Henri Blaze. 43 Loève-Weimars termine sa traduction des Œuvres complètes de Hoffmann (1829-1837). Heine dit : « Hoffmann, que Loève- Weimars et Eugène Renduel ont fait parvenir à une immense réputation » et voit dans cette littérature une « maladie qui », néanmoins, « avec ses masques bizarres, se cramponne toujours à la réalité ». H Gérard de Nerval traduit des légendes allemandes et publie des contes inspirés de Hoffmann. La traduction par Theil des Traditions allemandes des frères Grimm (1838) con- tient le Sauvage chasseur Hackelberg, encore une source possible de la Légende du beau Pécopin. 15 Une nouvelle traduction de Pierre Schlémihl de Chamisso présente l'histoire d'un homme qui a perdu son ombre, — signe généralement dans les légendes d'un pacte conclu volontairement avec le diable. " Satan prend la forme d'un petit homme gris qui cherche à gagner l'âme de Pierre en lui rendant son ombre. 47 Hugo, lisant beaucoup, ne pouvait pas s'empêcher d'être in- fluencé par l'atmosphère du fantastique et concient des courants littéraires qui reconnaissent la réalité du monde imaginaire. S'il ne montre pas d'influence spécifique d'Hoffmann, s'il n'y a pas de rapports directs avec l'œuvre de Tieck, il a connu comme eux le mystère, l'aventure et la magie dans les pro- fondeurs des forêts. Le volume d'Hoffmann, Contes fantasti- ques, traduction nouvelle par Henry Egmont de 1836, qui se trouve dans la bibliothèque de Hauteville House, est débroché à force de lectures. 48 Comme on le verra plus tard, Hugo cherche des sources dans le Manuel des voyageurs sur le Rhin 42. p. 259. 43. Paris, Charpentier. 44. Henri HEINE, De l'Allemagne (Paris, Eugène Renduel, 1835), t. 2, p. 72. 45. BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo, t. 1, p. 270. 46. René RIEGEL, Adalbert de Chamisso, sa vie et son œuvre (Paris, Les Éditions Internationales, 1934), p. 421. 47. Adelbert de CHAMISSO, Merveilleuse histoire de Pierre Schlémihl, Édition originale (Paris, Brockhaus et Avenarius, 1838), p. 59. 48. BARRÈRE, Les livres de Hauteville House, RHLF (janvier-mars 1952), p. 51. de Schreiber, où il trouve des légendes sous une forme littéraire moins illustre mais qu'il peut employer. Ce goût énorme du fantastique se reflète dans la presse d'une façon curieuse. Gérard de Nerval, passant l'hiver de 1839-1840 à Vienne et ayant des embarras d'argent, fait une série d'articles pour la Gazette Théâtrale de Vienne sur les coutumes de la presse en France. Il mentionne une visite à Jules Janin du Messager (qui avait intitulé son œuvre Contes fantas- tiques) où ils parlaient d'anecdotes appelées « canards », des « faits divers » souvent inventés par les « spirituels rédacteurs d'un journal », comme « les vieillards qui meurent à l'âge de cent cinquante ou cent soixante ans... les histoires de brigands, les enfants enlevés par des aigles », etc. « Les journalistes français », dit-il « affirment qu'ils reçoivent beaucoup de journaux allemands ». 4ij C'est dans l'été de 1839 et 1840 que Hugo voyage aux bords du Rhin pour rafraîchir et satisfaire son propre goût de la légende et de la fantaisie. Le vingt-quatre février 50 de Zacharias Werner est adapté pour la scène en France par Camille Bernay en 1839. Franz Grillparzer, le plus grand des dramaturges autrichiens de sa période, a écrit dans le même ton lugubre Die Ahnfrau (1817). Le Théâtre européen (1835) contient l'Aïeule. On examinera plus tard les deux pièces comme sources des Burgraves. Heine, dans de l'Allemagne, dont les volumes 1 et II sont publiés en 1835 comme suite à des articles dans l'Europe Littéraire, cherche à donner aux Français une conception plus exacte de l'Allemagne. La préface de décembre 1834 déclare son intention : ...j'avais à expliquer cette révolution religieuse, philosophique, et artistique, sur laquelle Mm" de Staël a répandu, pour sa part, tant d'erreurs en France... c'est dans une intention de redressement que j'ai donné au mien ce même titre : De l'Allemagne. A la fin du livre, il avertit les Français d'un danger, d'une possibilité constante : une nouvelle éruption de la bru- talité guerrière inhérente à la nature de l'Allemand, tenue en échec dans le passé par le christianisme. De 1830 à 1840, Quinet (dont le premier séjour en Allemagne était de septembre 1826 à janvier 1839) donne sous forme de brochures ou 49. Raymond JEAN, Textes inédits de Nerval, RHLF. (janvier-mars 1954), pp. 82-83. 50. Traduit par Gustave de BAER (Paris, Ladvocat, 1828). d'articles pour la Revue des Deux Mondes des études sur l'Allemagne. Il veut faire connaître à la fois le rôle de ce pays comme nation civilisatrice et la menace qu'elle représente comme nation conquérante. Avec la décadence de l'esprit du romantisme pur vient en 1838 un renouveau, au théâtre, de la tragédie française, grâce à Rachel. L'intérêt se tourne aussi vers la tragédie grecque. « ...pour le public, la Comédie-Française, c'est Rachel, il ne se dérange que pour elle... Quand Rachel ne jouait pas, aucun spectacle ne suffisait pour attirer la foule ». Õl Le mouvement inspire à Edgar Quinet un Prométhée en vers (1838), faible- ment intéressant en lui-même. Hugo mentionne Eschyle dans : Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein, Et c'est, ô mon poète à la lèvre irritée, Sur ton crâne géant qu'est cloué Prométhée.52 ...Eschyle aux sacrés voiles... 53 Dans le théâtre à cette époque il s'occupe de tout autre chose. Vers 1836, les classiques triomphent au Théâtre-Français. Hugo, comme Dumas, est éloigné du Théâtre de la Porte-Saint- Martin. Avec l'influence du duc d'Orléans et la bonne volonté du ministre Guizot, Hugo espère établir un théâtre voué à l'art contemporain. Anténor Joly, éditeur du journal, le Vert-Vert, en devient le directeur. (1838) ne réalise pas les grands espoirs que Victor Hugo a conçus pour ce théâtre de la Renaissance dont il a choisi le nom. En 1838, ayant terminé Ruy Blas, Hugo part pour faire un voyage sur les bords du Rhin, mais il est rappelé de Vouziers à cause des répétitions de sa pièce. Sent-il déjà, avant de connaître le sort de son drame, le besoin d'un renouvellement de son théâtre, le cherchant dans ce pays de légendes autant par goût naturel que poussé par l'enthousiasme de ses con- temporains en littérature ? En 1839, sans finir les Jumeaux, se trouvant épuisé de fatigue, presque malade, et solitaire puisque sa famille est allée 51. Marie-Louise PAILLERON, François Buloz et ses amis. La Revue des Deux Mondes et la Comédie-Française (Paris, Firmin, Didot, 1930), p. 282. 52. IX, Paris, janvier 1834. 53. XIII, 31 mai 1835. en vacances, il part définitivement pour Strasbourg, le Rhin, la Suisse, le Midi, revenant par la Bourgogne, voyageant du 30 août au 24 octobre. " A son retour il ne reprend pas les Jumeaux. On verra plus tard une explication possible. 1832-1839. Vie politique de Hugo. De 1832 à 1839, Hugo s'intéresse graduellement, de plus en plus, à la politique. Les événements, avec son ambition personnelle, orientent son intérêt vers l'Allemagne. Ayant dédaigné, au début, la monarchie constitutionnelle, après l'interdiction du Roi s'amuse en 1832 et son procès perdu, Hugo reconnaît enfin que la monarchie dure. Il se lie avec le jeune duc d'Orléans, en qui espèrent ceux qui veulent des institutions démocratiques. Dans les Chants du crépuscule, 55 A.M. le D.D.'O., ayant demandé de l'aide pour un autre, il remercie le prince de sa générosité. En 1836, il rédige le programme politique et social de la Presse, à la demande d'Emile de Girardin, éditeur et créateur. Le 30 mai 1837, le duc d'Orléans épouse Hélène de Meck- lembourg-Schwerin, unissant à la France un petit état du Rhin, comme protection contre les ambitions possibles de la Prusse, et par un procédé de politique traditionnel. Ayant refusé une invi- tation tout d'abord, Hugo reçoit une lettre personnelle du duc d'Orléans et il assiste à la fête qui coïncide avec l'inauguration du musée de Versailles. Musset, Dumas, Sainte-Beuve sont présents, 7" mais Hugo entend réciter ses vers par la princesse elle-même. "7 Bientôt, il fréquenta les réceptions du mardi à la Cheminée, le salon du duc d'Orléans au Pavillon Marsan. On sait l'admiration de Hugo pour la future reine. M. Berret a trouvé dans le sujet du Ruy Blas (1838), l'amour d'une reine pour un génie réformateur, un reflet possible des sentiments du poète pour Hélène de Mecklembourg, qui durent jusque dans les années de l'exil du poète. " En 1838 il essaie de faire son premier voyage aux bords du Rhin. L'année suivante il se manifeste dans son rôle ambitieux de penseur dirigeant les rois, de poète qui n'évite plus ses res- ponsabilités politiques. 54. BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo, t. 1, p. 171. 55. XI, décembre 1834. 56. Matthew JOSEPHSON, Victor Hugo, a realistic biograpliy of the great romantic (New-York, Doubleday, Doran, 1942), p. 237. 57. LACRETELLE, op. cit., p. 28. 58. Paul BERRET, Victor Hugo (Paris, Garnier, 1927), p. 83. Honte au penseur qui se mutile Et s'en va, chanteur inutile, par la porte de la cité !... Peuples ! écoutez le poète ! Ecoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé... parle à voix basse à son âme Comme aux forêts et comme aux flots... Car la poésie est l'étoile Qui mène à Dieu rois et pasteurs !:'9

1840-1842. Tendances littéraires. Leur effet sur Hugo De 1840-1842 ont sent encore en littérature l'essoufflement du romantisme et on voit que l'intérêt se tourne vers la tragédie grecque. Patin donne en 1841 son Etude sur les tragiques grecs, et il parle, dans la première préface, de Gœthe et de son Pro- méthée inachevé. Pierron traduit le Théâtre d'Eschyle (Paris, Charpentier, 1841). Dans son introduction il résume en ces termes la critique sur le dramaturge ancien : ...l'Agamemnon de Lemercier (de 1796) appela l'attention sur le vieux poète [mal connu au dix-huitième siècle]... Schlegel a parlé d'Eschyle... Lemercier, devenu critique, a jugé son noble modèle. M. Villemain dit un mot profond sur la délicatesse et la pudeur de l'art antique ; et c'est Eschyle... qui fournit l'exemple. M. Patin a consacré à Eschyle des pages excellentes... C'est cette traduction dans l'édition de 1841 que Hugo garde et possède plus tard dans le « look out » de Guernesey 60. Etu- diant Eschyle, il trouve les éléments propres à la nature du ro- mantisme de sorte qu'il produit dans les Burgraves une œuvre plus romantique encore que ses précédentes. Il voit la nécessité de renouvellement, mais ne comprend pas le vrai changement de goût de son époque. Il est intéressant de remarquer combien le vocabulaire de la traduction Pierron (qui paraît à peu près à l'époque des Burgraves) est le vocabulaire romantique de Hugo : « 0 race frappée de démence par le ciel (p. 69), cet abîme d'in- fortunes (p. 111), le noir sang du meurtre (p. 165), 0 Génie attaché à une race fatale (p. 183), ce monstre affreux (p. 210),

59. , I, Fonction du poète, 25 mars-l" avril 1839. 60. BARRÈRE, Les Livres de Hallteville House, HHLF. (octobre-décembre 1951), p. 448. sa gueule béante (p. 215), un voile de ténèbres (p. 219) », etc En été 1840, il part pour le Rhin d'où il rapporte les maté- riaux qu'il emploiera directement pour les Burgraves. Il voyage du 28 août à la fin d'octobre à Givet, Dinant, Namur, Huy, Liège, Verviers, Aix-la-Chapelle, Cologne, Andernach, Velmich, Saint-Goar, Bacharach, Lorch, Bingen, Mayence, Francfort-sur- le-Mein, Worms, Mannheim, Spire, Heidelberg. 62 Il suit ainsi le Rhin de Cologne à Mayence et la vallée du Neckar, visitant les châteaux le matin, le soir, les esquissant, feuilletant les livres dans les bibliothèques, écrivant les lettres qui vont paraître dans le Rhin. C'est la vallée du Wisper qui lui inspire un drame. En janvier 1842 paraît le récit de ses voyages dans le Rhin. A part la Conclusion, c'est le pittoresque, le merveilleux, le fantastique, la partie légendaire qui l'occupe.

1840-1842. Vie politique de Hugo Cependant il a été amené à découvrir ce trésor littéraire par des raisons politiques très nettement définies dans cette période de 1840-1842. Le 16 mai 1840 il publie les Rayons et les Ombres avec cette Fonction du poète qui exprime sa nouvelle conception de son rôle politique, et qui marque le commencement de sa carrière publique. Dans son ambition énorme il se figure être maintenant homme d'Etat, guide et conseiller du duc d'Orléans, le successeur de Louis-Philippe. Il réfléchit sur l'histoire de son pays. En 1840, croit-on d'après son écriture (qui ressemble à celle d'autres notes de l'époque), 63 il commence à rédiger des notes pour Quatre- vingt-treize, qui ne doit paraître qu'en 1875. Cet ouvrage, selon ses projets dans la préface de l'Homme qui rit, serait la troisième partie de sa trilogie sur la monarchie, l'aristocratie, et quatre-vingt-treize. La feuille de 1840 contient des notes sur le caractère du dix-huitième siècle. Hugo pense à l'aristocratie décadente.

61. Références faites à l'édition de 1842. 62. BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo, t. 1, p. 171. 63. Quatre-vingt-treize (Imprimerie Nationale), Reliquat, p. 355. D'au- tres notes sur l'aristocratie de '93 sont écrites au revers d'une dédicace en allemand adressée en 1841 à Victor Hugo à propos de son élection à l'Aca- démie, ainsi qu'une page sur Louis XVI arrêté à Varennes le 22 juin 1791 pendant qu'il dînait, avec une description de la scène dictée le 22 août 1842, quand Hugo commençait à écrire les Burgraves (Reliquat, pp. 374-375 et 382-383). Il ne se dégage pas de ses rêves de Napoléon : La France, ô mes enfants, reine aux tours fleuronnées, Posait, sous l'empereur que votre aïeul servait, Le bras droit sur le Rhin, le gauche aux Pyrénées,... Austerlitz, Iéna, Friedland, météores, Rayonnaient. Un seul homme enflammait tous les yeux... Un groupe humilié de rois et d'empereurs... César était debout, la France était géante... "' Ce sont ses pensées au « Bois d'Andernach sur le Rhin, 12 septembre 1840 ». Victor Hugo écrit sur le manuscrit: « Copie. Voir un des albums du Rhin », et l'original se trouve dans un album de voyage de 1840. 65 Il admire toujours le génie organisateur des empereurs, mais il l'examine maintenant dans l'histoire, et pour la glorification de l'Allemagne. Dans le Retour de l'Empereur, écrit en 1840, Barberousse a sa place dans la lignée des colosses : Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne Et grand comme César ! Vous serez endormi, figure auguste et fière, De ce morne sommeil, plein de rêves pesants, Dont Barberousse, assis dans sa chaîne de pierre, Dort depuis six cents ans. 66 Dans son nouveau rôle, Hugo est obligé de s'exprimer dans la crise politique de 1840 où le problème du Rhin devient une question d'actualité. Une coalition s'étant formée contre la Fran- ce, à l'instigation de l'Angleterre, l'intérêt qui se portait sur la question d'Orient (où la France favorisait le pacha d'Egypte) se porte davantage sur la question du Rhin. Cette situation amène la France et l'Allemagne au seuil de la guerre. Les répercussions en littérature sont violentes. Nicolas Becker, de Cologne, devient célèbre avec son Rheinlied : « Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand... » On en fait presque une sorte de Marseillaise allemande. " Lamartine y répond dans la Revue des Deux Mondes du l€r juin 1841 par sa Marseillaise de la paix, reflétant la large vue humanitaire qu'il a exprimée en 1840 : «... s'il y avait opposition entre l'intérêt du nationalisme et l'immense

64. Toute la lyre (Imprimerie Nationale), t. 2, V. 65. Toute la lyre, t. 2, p. 373. 66. Légende des siècles (Paris, Gallimard, 1950), p. 591. p. 2 67. Gaston RAPHAEL, Le Rhin allemand, Cahiers de la Quinzaine (1903), intérêt du genre humain, je dirais... ' Périsse ma nation pourvu que l'humanité triomphe ! ' » ü8 Musset exprime la réaction dans le salon de Mm;, de Girardin, par son Rhin allemand : réponse plus populaire au défi de Becker. Quinet montre une opinion tempéré dans le Rhin (1841), « à M. de Lamartine » : Ne livrons pas si tôt la France en sacrifice A ce nouveau Baal qu'on appelle unité... Du Nil de l'Occident nous ne voulons qu'un bord. Hugo, le 7 janvier 1841, est reçu enfin à l'Académie, suc- cédant à Népomucène Lemercier, mort en 1840. Le 3 juin 184 1, lors de sa réception, à laquelle assistent le duc et la duchesse d'Orléans avec la princesse Clémentine, il fait un long discours. Il offre sa collaboration à la monarchie, après l'éloge nécessaire de Lemercier, qu'il a détesté (et dont il a peut-être dû relire VAgamemnon). Charles Magnin dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin reconnaît l'ambition de Hugo pour la pairie et le ministère. La Mode du 19 juin déclare que la princesse Hélène, devenue reine, choisirait Victor Hugo comme « ministre de la guerre, président du conseil ». Ensuite, Louis- Philippe invite son fils dans son propre salon et Hugo fréquente la cheminée du roi. 6W En juillet 1841, il termine la Conclusion du Rhin, publiée en janvier 1842. Guidé par son ambition, il identifie ses idées avec celles du duc d'Orléans qui symbolise par son mariage l'alliance entre la France et l'Allemagne. Il adopte cette opinion exprimée déjà dans la presse, qu'il faut une confédération franco-allemande pour maintenir en Europe la paix, menacée par la politique de la Sainte-Alliance en 1815, par l'Angleterre et la Russie. Il propose qu'on rende à la France la rive gauche du Rhin (idée qui déplaît à la Prusse et que les Anglais inter- prètent comme une solution purement nationaliste). 70 Il veut que la Prusse ait le Hanovre et Hambourg avec la possibilité d'établir sa prédominance sur les petits Etats allemands et de se tourner contre la Russie. La France s'occupera du danger venant du côté de l'Angleterre. Le même état d'esprit se rencontre dans l' Hymne pour l'inauguration de la colonne de Napoléon à Boulogne : 71 68. 29 août dans le Journal du Saône-et-Loire. Jean-Marie CARRÉ, Les écrivains allemands et le mirage allemand 1800-1940 (Paris, Boivin, 1947), p. 74. 69. Edmond BIRÉ, Victor Hugo après 1830 (Paris, Perrin, 1891), II, 4. 70. Kenneth Ward HOOKER, The Fortunes of Victor Hugo in England ■' (New-York, Columbia University Press, 1938), p. 38. 71. Toute la lyre, XXXII, 30 juillet 1841. En vain Londres et Moscou, dans leur rage inféconde, L'une hors de l'Europe et l'autre hors du monde, Ont mutilé la France... Ont posé... Une fragile paix pleine de sourds combats ! Dieu veut la grande France et la grande Allemagne... Teutonia de gloire et de paix couronnée, Reprendra le Danube et nous rendra le Rhin... Louis-Philippe cependant cherche à rétablir une entente avec l'Angleterre (comme Balzac le veut contre le pouvoir de la Russie). 7~ Hugo exprime peut-être l'opinion d'un groupe assez important de ses contemporains qui n'aiment pas les concessions nécessaires pour garder l'amitié de l'Angleterre. En même temps, aveuglé en partie par son ambition, il ne comprend pas les idées politiques de ceux qui voient la menace de la Prusse. 73 La valeur de cette idée réside dans la conception que le Rhin n'est pas une barrière entre les Etats, mais un lien nécessaire au développement même de la civilisation occidentale. « Il faut... qu'il y ait en Europe, comme la clé de voûte du continent, deux grands Etats du Rhin, tous deux fécondés et étroitement unis par ce fleuve régénérateur ». (Conclusion du Rhin). L'Allemagne, pour être grande, doit être unie. Il pense à cette époque aux Burgraves. 74 Le 13 juillet 1842 le duc d'Orléans meurt, ce qui pose la question de la régence de la duchesse, l'héritier du trône n'étant âgé que de quatre ans. Hugo n'a que la duchesse d'Orléans comme appui de son ambition, mais la régence est confiée au duc de Nemours par la Chambre selon le vœu exprimé par le duc d'Orléans. Les idées de Hugo s'élargissent. 7" A peu près un mois plus tard, en août, il commence à écrire les Burgraves. La pièce, orientée vers l'idée de l'unité allemande, devient maintenant un symbole de l'unité inter- nationale. Les frontières sont des horizons internationaux : « Avoir pour patrie le monde et pour nation l'humanité ! » 76 72. René de MESSIÈRES, Victor Hugo et les Etats-Unis d'Europe, The French Review (mai 1952), p. 422. 73. M. CRU, Victor Hugo et l'Allemagne à propos du centenaire des Bur- graves, Bulletin des études françaises (Université de Montréal, 1943), p. 24. 74. Voir chap. II, p. 35. 75. Même son orgueil aide à l'orienter vers la conception grandiose des Burgraves. « Quoique les bonnes choses soient une continuation de l'orgueil... » avait écrit Balzac en le décrivant à cette époque. (Lettre à Madame Hanska, le 3 juillet 1840, citée par Louis GUIMBAUD, Victor Hugo et Madame Biard, (Paris, Auguste Blaizot, 1927, p. 37). 76. Préface des Burgraves, mars 1843. ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 10 OCTOBRE 1962 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE FOLLOPPE A FLERS (ORNE) N' D'IMPRESSION : 10.297 DÉPÔT LÉG. 4°TR. 1962

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