ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE DES BURGRA VES DE VICTOR HUGO OLGA WESTER RUSSELL ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE DES BURGRAVES DE VICTOR HUGO AVEC VARIANTES INÉDITES ET LETTRES INÉDITES A. G. NIZBT, PARIS A M. René JASINSKI. INTRODUCTION On a l'impression en abordant l'étude d'un grand auteur que tout a déjà été fait, qu'on a tout dit et tout écrit. Mais quand on regarde de près une création littéraire, on retrouve la vigueur fraîche du grand esprit qui l'a produite. Des complexités de pensée, des tournures d'esprit délicates et imprévues, des fai- blesses humaines transformées en force sont les découvertes qui viennent récompenser quiconque a la patience de chercher une rencontre nouvelle et en quelque sorte personnelle avec l'auteur. En effet, c'est ce qui m'est arrivé. Il m'est venu une admiration profonde pour le travail solide, détaillé et patient que d'autres avaient fait sur les manuscrits, qui m'a permis de commencer par quelques aperçus nouveaux, et qui m'a offert quelquefois une sorte de défi puisque on a déclaré des passages « illisibles ». Dois-je exprimer le plaisir, le chagrin, et en même temps la satisfaction sérieuse que j'ai éprouvés quand, après une médita- tion prolongée sur le sens des Burgraves, j'ai trouvé que Hugo avait indiqué assez clairement dans William Shakespeare ce que je venais de découvrir ? Il semblait m'attendre en souriant à la fin de ce voyage-là. Il attendait aussi dans ses manuscrits de la Bibliothèque Nationale, qui, malgré toutes les recherches des critiques savants, avaient encore des champs nouveaux à étudier, des lettres inédites et des variantes inédites qui méritaient d'être présentées parce qu'elles sont d'un intérêt tout spécial. Ce sont surtout ces découvertes que je voudrais partager avec le lecteur. CHAPITRE PREMIER LA PRÉPARATION DES BURGRA VES Longtemps avant les Burgraves les influences littéraires et les rapports forcés entre la France et l'Allemagne préparaient les voies à l'apparition de cette œuvre. Fin du dix-huitième siècle Les Français commençaient seulement à s'intéresser à la littérature allemande, et leurs connaissances étaient éparses. Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle en France l'influence de Gœthe se faisait sentir surtout par les traductions de Werther (bien qu'une traduction de Gœtz von Berlichingen date de 1773). Le courant de la sensibilité se développait dans les deux pays et les Français étaient prêts à goûter Werther, traduit par G. Deyverd (1776), les Souffrances du jeune Werther, traduit par le baron de Seckendorf (1776) et les Passions du jeune Werther de M. Aubry (1777). Déjà des visiteurs français cherchaient Gœthe à Weimar, comme l'abbé Raynal (en 1782), dont l'Histoire philosophique des deux Indes n'était pas ac- ceptable sous l'ancien régime. 1 En même temps la colonie allemande à Paris avait des représentants comme le graveur, J. J. Wille. ' Un mouvement, né des événements politiques, a lieu entre les deux pays. Après la Révolution, dès 1793, des émigrés se rendirent à Weimar, Mounier, Camille Jordan, le comte Du- manoir, le comte et la comtesse Fouquet. 1 Schiller attirait l'attention des Français. En 1799 parut une traduction par Lamartellière d'un Théâtre de Schiller contenant 1. Fernand BALDENSPERGER, Gœthe en France (Paris, 1904), pp. 55-57. 2. Ibid., p. 15. quatre pièces en deux volumes. Dans le deuxième se trouve Don Carlos, enfant d'Espagne, pièce que Hugo cite en 1820. Le consulat et l'époque impériale Quand Napoléon, en 1802, permit à tous les réfugiés de rentrer en France, beaucoup de ces nobles gardèrent leur contact avec le centre culturel qu'ils avaient fréquenté en Allemagne. En 1803 Charles de Villers écrivit à Gœthe cherchant dans sa pensée un moyen de combattre tout le système de culture matérialiste en France. Mme de Staël rencontra Villers à Metz en 1803 et dans le même mois de décembre elle vit Gœthe. Benjamin Constant, qui contribuait au Mercure de France, rejoignit Mme de Staël à Weimar en janvier 1804. A l'époque impériale on commence à connaître les œuvres allemandes à travers des publications qui cherchent à les vulgariser : les Archives littéraires de l'Europe (1804-1807), la Bibliothèque germanique (1805), les Mélanges de littérature étrangère (1808). 3 Adalbert von Chamisso (qui s'intéressait à la mythologie scandinave), émigré aussi, resta en Allemagne. Il revint visiter la France en 1802, 1806-1807 et 1810-1812. Là il retrouva des amis comme Humboldt, Uhland (connu pour ses ballades) et Schlegel. De ce dernier il traduisit, pendant sa visite à Mm€ de Staël, les leçons d'art dramatique et de littérature ' (parues à Heidelberg en 1808-1811), traduites aussi en 1814 par Mme Necker de Saussure (Cours de littérature dramatique).5 Après les émigrés, le grand mouvement des armées de Napoléon amena les Français en Allemagne. Stendhal entra dans Berlin avec l'armée de 1806. Son séjour dans le pays fut assez long pour lui permettre de recueillir des impressions sérieuses ; il y passa deux semaines après la bataille d'Iéna, et deux ans à Brunswick, comme Intendant. En 1809 il marcha contre l'Autriche et passa six mois à Vienne. Son pseudonyme qui vient de Stendal, dans la vieille marche de Brandebourg, est un souvenir de son séjour en Allemagne. Il traversa le pays quatre fois entre 1806 et 1814. S'il n'a pas assimilé la philo- 3. René JASINSKI, Histoire de la littérature française (Paris, Boivin, 1947), t. 2, p. 324. 4. Marc FARCHI, Adalbert de Chamisso, sa oie, ses œuvres, ses amis (Paris, Typographie Lahure, 1877), pp. 9, 18, 21. 5. JASINSKI, op. cit., t. 2, p. 324. sophie allemande, il a néanmoins publié le récit d'un Voyage à Brunswick.8 En 1808 Napoléon vit Goethe à Erfurt et à Weimar, lui conféra l'ordre de la Légion d'honneur et l'invita à s'établir à Paris. Les résultats de ces rapports entre les pays ne sont pas lents à paraître. En 1809 Benjamin Constant publia la traduction de Wallenstein avec Quelques réflexions sur la pièce de Schiller et le théâtre allemand. Le Voyage en Allemagne et en Suède de J.P. Catteau parut en 1810. La Lénore de Bürger fut traduite en 1811. Avec sa Lénore, écrite en 1773 et inspirée d'une ballade populaire, Bürger avait donné de la dignité à la forme de la ballade en général ". La rencontre entre Mme de Staël et Villers en 1803, 8 et l'influence sur elle dès 1804 du théoricien Schlegel, qpi l'aida à comprendre Gœthe, ont contribué à la réalisation de l'idée de Villers 8 par Mme de Staël dans de l'Allemagne en 1810. Mme de Staël revint en France avec la conception d'une Allemagne libre et vertueuse par opposition avec l'empire de Napoléon, d'une littérature spontanée et vague, une littérature de rêve et d'imagination, en contraste avec la clarté et la raison de l'héritage classique de la France. Malgré les efforts de Schlegel, qui aurait voulu lui donner une compréhension plus profonde et plus étendue de l'auteur, elle préfère le Gœthe de Werther.9 Dans la bibliothèque de Hauteville House Gœthe est représenté par une traduction de Werther par Pierre Leroux ; " le caractère d'Obert reflète cette conception romantique. Notons que Mme de Staël résuma le Féroce Chasseur, de Bürger, et Sternbald, roman de Tieck ; " ce n'est en ce moment qu'une introduction au fantastique qui intéressera tant les romantiques plus tard. La connaissance de l'Allemagne reste superficielle, et c'est une vision littéraire déjà très périmée en Allemagne que Mme de Staël présente aux Français. 6. Armand CARACCIO, Stendhal, l'homme et l'œuvre (Paris, Boivin, 1951), pp. 31, 36, 90, 123. 7. Gilbert WATERHOUSE, A Short History of German Literature (London, Methuen, 1942), pp. 88, 92 et les suivantes. 8. Voir p. 10. 9. BALDENSPERGER, op. cit., pp. 59 et les suivantes. 10. Jean-Bertrand BARRÈRE, Les livres de Hauteville House, RHLF (janvier à mars 1952), p. 51. 11. Jean-Bertrand BARRÈRE, La fantaisie de Victor Hugo (Paris, J. Corti, 1949), t. 1, p. 270. La restauration Tout au début de la carrière littéraire du jeune Hugo, cette conception idéaliste et sentimentale de l'Allemagne dominait en littérature. Du côté politique on gardait le souvenir des conquêtes de Napoléon. Hugo, dans sa jeunesse, montre peu d'intérêt pour l'Allema- gne. Il subissait l'influence romantique allemande sans la dis- tinguer de celle des autres pays. A seize ans les minnesinger d'Allemagne ont pour lui la même importance que les minstrels d'Angleterre et les trouvères de la France.12 A dix-huit ans l'Al- lemagne ne lui inspire pas plus d'intérêt que d'autres pays : il mentionne tout ensemble « le monde, les colonies, l'Egypte, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne... » " On trouve quelques reflets de ses lectures d'adolescent dans les citations au commence- ment des chapitres de H an d'Islande, écrit à l'âge de dix-huit ans. Avec les noms de Nodier, Vigny, Mm€ de Staël (De l'Allemagne), Shakespeare, Sterne, Scott, Calderon et Lope de Vega, il cite plusieurs auteurs allemands : Lessing (Emilia Galotti et Nathan le Sage) ; Faust — un passage sentimental sur Marguerite ; de Gœthe aussi le Comte d'Egmont (que Mme de Staël avait signalé avec intérêt) ; quelques passages philosophi- ques du Don Carlos de Schiller ; et les pensées du baron d'Ecks- tein sur les caprices du sort et la puissance du mal. Le choix indique peut-être ses préférences. Il pouvait en connaître bien d'autres.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages30 Page
-
File Size-