AU LONG DES ANS..

ETIENNE COCHE DE LA FERTÉ

SUR Ebauche dune anthologie non orthodoxe

omme d'autres emploient la sténographie, Victor Hugo se C servait du langage poétique pour transcrire les émotions, les pensées, les opinions qui lui traversaient l'esprit. La poésie se présente à cet esprit plus aisément que la prose, pour exprimer ses confidences ; peu d'ouvrages dans cette œuvre immense sont autobiographiques ; ce sont les poèmes qui tiennent la place du Journal que cet écrivain désirait obscurément écrire, et pour lequel la verve si spontanée de Choses Vues, par exemple, lui sem• blait moins adéquate que le style noble de ses vers. C'est une conception qui nous paraît aujourd'hui peu compatible avec l'usage de la poésie. Même sans aller jusqu'aux dernières conséquences des théories poétiques en cours depuis Rimbaud, on peut consi• dérer que la poésie est bien peu de chose si elle sert à attaquer un membre du corps législatif, si elle s'essaye à décrire un événe• ment médiocre de l'actualité, ou à faire la critique d'un texte. Transcrites en langage artificiel, de telles fabrications littéraires n'intéressent plus. C'est dire que dans l'œuvre d'Hugo, aux pro• portions monumentales — cent cinquante mille vers si l'on s'en tient aux seules poésies — le déchet est considérable. Mais le don verbal du poète est si exceptionnel que, même dans les textes où il est le moins inspiré (au sens moderne du terme), on trouve parfois des métaphores, des résonances musicales et de ces pro• longements poétiques dans le cliquetis des mots qui atteignent une qualité digne des meilleurs élans de ce géant prolixe. Lorsqu'il s'abandonne aux mouvements de son cœur, sensible surtout aux affections familiales, parfois aux émotions de l'amour, voire de la galanterie, dans l'évocation des grands événements de 484 SUR VICTOR HUGO l'histoire, dans la contemplation de la nature et lorsqu'il s'abîme avec une insistance qui n'exclut pas un peu de complaisance dans le sentiment de la mort et de l'infini, il trouve ses meilleurs accents et produit de temps à autre un chef-d'œuvre. Ces réussites s'im• posent au milieu d'une abondance qui lasse et déroute le lecteur. Aussi écartant les œuvres célèbres et celles qui, appréciées du public cultivé, sont accessibles dans les anthologies, nous avons voulu rechercher dans les œuvres moins connues les passages qui nous ont paru posséder ces qualités qui trahissent la présence de la poésie. Nous avons essayé de réunir, dans les genres les plus variés, des vers qui nous ont paru remarquables ou char• mants : ils ont pu échapper à l'attention de ceux, la plupart sans doute, qui n'ont pas eu le temps ou le désir de lire des poèmes souvent rebutants par leur longueur, leurs redondances ou la pauvreté de la pensée qui les habite. Notre but a été d'en extraire quelques reflets précieux des lumières de ce génie éblouissant mais fonctionnant parfois à vide avec une aisance déconcertante. Nous n'avons pas tenu compte de l'intention qui est souvent généreuse dans ses préoccupations sociales, parfois présomptueuse, mais seulement de la qualité esthétique. D'autres feraient un choix différent bien entendu et celui que nous proposons est sans illu• sion : il est arbitraire et contestable par conséquent. Mais il portera, nous l'espérons, sur l'ensemble de l'œuvre poétique dont nous avons déjà prospecté un vaste secteur. Ce sont seulement quelques échantillons de cette exploration que nous présentons ici. Peut-être apporteront-ils quelques plaisirs inattendus aux lecteurs qui négligent Hugo sans le détester ou à ceux qui l'apprécient en ne connaissant de lui que ses œuvres maîtresses. Quelques exemples suffiront à marquer combien dans tous les genres et jusque dans les recueils les plus rarement feuilletés (encore que récemment mis à la mode par les surréalistes), Victor Hugo a laissé de beaux vers. Leur forme varie de l'alexan• drin classique jusqu'aux jeux les plus fantaisistes de la versifi• cation. La richesse verbale, l'ampleur de l'érudition restent iné• galées dans notre langue. Ces qualités nous paraissent plus frap• pantes encore que le don de l'image qui lui est reconnu, même par ses détracteurs, mais qui intervient moins constamment. Plus encore que de la métaphore, il use de la généralisation qui l'incline à porter les plus fugitives constatations au niveau des vérités éter• nelles et les notations individuelles au rang de l'allégorie. En même temps, il ne peut se retenir de tout magnifier à la mesure de sa vision lyrique et des ambitions démesurées de ses songeries méta• physiques. SUR VICTOR HUGO 485

i grande qu'ait été la facilité avec laquelle s'exprimait le S poète, il n'en a pas moins connu les angoisses du métier :

II faut dans ces labeurs rentrer la tête ardente ; Dans ces grands horizons subitement rouverts Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers, S'en aller devant soi, pensif, ivre de l'ombre ; Il faut, rêveur nocturne, en proie à l'esprit sombre, Gravir le dur sentier de l'inspiration, Poursuivre la lointaine et blanche vision, Traverser, effaré, les clairières désertes, Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes Et franchir la forêt, le torrent, le hallier, Noir cheval galopant sous le noir cavalier. (, Livre III, XX, Insomnie, 1840, écrit la nuit.)

es heures nocturnes que le poète passe penché sur son manus• C crit, elles lui apportent, tout au long de son existence, des moments de calme méditation qui le portent vers la divinité :

Seigneur, j'ai médité dans les heures nocturnes Et je me suis assis, pensif comme un aïeul Sur les sommets déserts, dans les lieux taciturnes Où l'homme ne vient pas, où l'on vous trouve seul ;

J'ai de l'oiseau sinistre écouté les huées ; J'ai vu la pâle fleur trembler dans le gazon Et l'arbre en pleurs sortir du crêpe des nuées Et l'aube frissonner, livide, à l'horizon ;

J'ai vu le soir, flotter les apparences noires Qui rampent dans la plaine et se traînent sans bruit ; J'ai regardé du haut des mornes promontoires Les sombres tremblements de la mer dans la nuit...

(Toute la lyre, II, VIII.)

Parfois ces méditations nocturnes sont plus diffuses ; si ces vers n'avaient été écrits lors de la maturité, on dirait qu'ils sont d'un adolescent attendant l'amour ; mais le poète ne conserve-t-il pas à cet égard, une invincible jeunesse ? 486 SUR VICTOR HUGO

Dans l'univers où s'efface Le nombre et le mouvement Les visions de l'espace Vont et viennent vaguement ;

Et, tremblante dans ta gloire, Tu regardes, ô Vénus, Cette grande maison noire Pleine de pas inconnus.

(Les Quatre vents de l'Esprit, le livre lyrique XII, Nuits d'hiver, 15 janvier 1855.)

Mais la nuit s'achève, elle emporte ses phantasmes nés et dis• parus avec elle :

Voici l'aube. C'est l'heure Des vagues chants du coq dans le lointain décrus Et de l'effacement des spectres disparus, Remportés dans l'obscur, repris par l'ombre épaisse Ainsi que des poissons par une mer qui baisse Et fuyant pêle-mêle à travers les plis noirs Que la nuit sombre prête aux matins comme aux soirs.

(, Reliquat, l'Ange, fragment.)

Les émotions de l'amour — quand il ne s'agit pas de sa famille — n'atteignent guère chez Victor Hugo la force d'une passion dévastatrice orientée vers un seul être. Voici, sous une forme légère, un hommage adressé à une jeune femme :

Viens ! on dirait Madeleine, Que le printemps dont l'haleine Donne aux roses leurs couleurs A, cette nuit, pour te plaire, Secoué sur la bruyère Sa robe pleine de fleurs.

(, Ballade 9, Ecoute-moi, Madeleine.)

ou un souvenir de jeunesse :

Nous étions seuls dans l'ombre et l'extase suprême. Elle disait : je t'aime ! et je disais : je t'aime ! Elle disait : toujours ! et je disais : toujours ! Elle ajoutait : nos cœurs sont époux; nos amours Vaincront la destinée et rien ne me tourmente SUR VICTOR HUGO 487

Etant, toi le plus fort et moi la plus aimante. Et moi je reprenais : La ville est sombre, vois La sagesse serait de vivre dans les bois. Elle me répondait : vivons-y, soyons sages. Si vous voulez savoir le chiffre de nos âges, Elle quinze et moi vingt : à nous deux nous faisions Un aveugle et nos yeux étaient pleins de rayons. (Toute la lyre, VI, XXIII, Quinze-vingt, 13 juin 1855.)

Mais, plus volontiers, l'amour est abstrait, indéterminé, exhaussé aux proportions de cet esprit vaguement, mais puissam• ment, épris d'absolu : Je sens dans mon âme ravie La dilatation superbe de la vie Et la sincérité du fond vrai sous mes pas. L'abri pour le sommeil, le pain pour le repas Je les trouve... Je vais. Souvent mes pieds sont las, mon cœur jamais. Le juste — hélas, je saigne, où sont ceux que j'aimais ? — Sent qu'il va droit au but quand au hasard il marche. Je suis comme jadis l'antique patriarche, Penché sur une énigme où j'aperçois du jour. Je crie à l'ombre immense : Amour ! Amour ! Amour ! (Les Quatre Vents de l'Esprit. Le livre satirique XXXVII, 13 décembre 1874.)

Il est vrai qu'à la date où ont été écrits ces vers le poète a 72 ans, mais l'âge l'a peu changé à cet égard — encore un trait exceptionnel et qui appartient aussi à Goethe. Et l'amour a eu déjà souvent chez lui le don d'ouvrir les portes de l'anxiété philo• sophique, plutôt que celles des angoisses de la passion :

Nous nous sommes regardés ; J'ai fui, l'âme illuminée... Oh ! je sens rouler les dés De l'obscure destinée ! (Les Chansons des rues et des bois, Reliquat non numéroté, 11 juillet 1859.)

Pourtant ce poème très court semble résonner d'un sentiment sincèrement passionnel :

Près de vous qui brillez je marche triste et sombre, Car le jour radieux touche aux nuits sans clarté, 488 SUR VICTOR HUGO

Et comme après le corps vient l'ombre L'amour pensif suit la beauté.

{Toute la lyre VI, XXIX, sans date.)

n a insinué que Victor Hugo était trop préoccupé de lui- O même, de sa famille — prolongement de sa personnalité — pour être profondément épris et pour que l'amour soit un thème dominant dans son œuvre. Mais, contrairement à l'amour, la nature n'offre pas de résistance aux effusions d'une person• nalité dominatrice. Elle est certes une réserve inépuisable d'images, mais elle est aussi le lieu de la méditation poétique et un refuge :

A cette heure indécise où le jour va mourir, Où tout s'endort, le cœur oubliant de souffrir, Les oiseaux de chanter et les troupeaux de paître, Que de fois sous mes yeux un chariot champêtre, Groupe vivant de bruit, de chevaux et de voix, A gravi sur le flanc du coteau, dans les bois, Quelque route creusée entre les ocres jaunes, Tandis que près d'une eau qui fuyait sous les aulnes, Seul, j'écoutais gémir dans les brumes du soir Une cloche enrouée au fond d'un vallon noir !

(Toute la lyre, V, IV sans date.)

Le style qu'il adopte parfois pour parler de la nature atteint une simplicité, une nouveauté d'accent déjà plus verlainiennes que romantiques :

Les bois aux noires guipures Laissent voir de vagues yeux ; L'étang luit ; des fleurs impures Font d'étranges découpures Dans l'azur mystérieux.

(Les Chansons des rues et des bois, Reliquat. Soir. Carnet de 1859.)

Dans cet être, chez qui la pensée est à la fois profonde et simpliste, la nature est intimement liée aux incitations les plus constantes de sa vie intérieure : le temps qui passe, les êtres qui ont passé... SUR VICTOR HUGO 489

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau Que mes tâches sont terminées ; Maintenant que voici que je touche au tombeau Par les deuils et par les années, Maintenant que je dis : — Un jour nous triomphons ; Le lendemain tout est mensonge ! — Je suis triste et je marche au bord des flots profonds Courbé comme celui qui songe

Et je pense, écoutant gémir le vent amer Et l'onde aux plis infranchissables ; L'été rit et l'on voit sur le bord de la mer Fleurir le chardon bleu des sables.

(Les Contemplations XIII, Paroles sur la dune. 5 août 1854.)

Dans l'Eglise la nature devient pour lui un temple, transpo• sition toute normale pour cet esprit qui a besoin d'adorer — ou de foudroyer :

J'y vis près de l'autel, derrière Les résédas et les jasmins Les songes faisant leurs prières L'espérance joignant les mains.

J'y vis mes bonheurs éphémères Les blancs spectres de mes beaux jours, Parmi les oiseaux mes chimères, Parmi les roses mes amours.

(Les chansons des rues et des bois, II, I, L'Eglise, 1OT juin 1859.)

Plus rarement se glisse dans le poème, quand le contexte historique l'exige, un paysage urbain :

Cette ville Aux longs cris Qui profile Son front gris Des toits frêles, Cent tourelles, Cloches grêles, C'est Paris !

(Odes et Ballades, Ballade 12, Le pas d'armes du Roi Jean.) 490 SUR VICTOR HUGO

Il nous semble qu'on a exagéré le caractère égocentrique de Victor Hugo. Chaque poète, chaque artiste, est porté à se constituer un univers personnel dont il ne sort pas aisément, mais chez celui-ci la propension à servir, à aider les malheureux, les oppri• més, les jeunes est puissante et efficace : si l'histoire lui sert de caisse de résonance, on ne peut contester la sincérité de son idéal politique ; la révolution de 1830 provoque en lui un enthousiasme aux inflexions plus justes que celles des invectives qu'il adressa plus tard à Napoléon III :

Oh ! l'avenir est magnifique ! Jeunes Français, jeunes amis, Un siècle pur et pacifique S'ouvre à vos pas mieux affermis. Chaque jour aura sa conquête. Depuis la base jusqu'au faîte, Nous verrons avec majesté, Comme une mer sur ses rivages, Monter d'étages en étages L'irrésistible liberté !

(Les Chants du crépuscule, I, dicté après juillet 1830.)

Hélas ! jusqu'aux guerres du second Empire, ce « siècle pur et pacifique » ne devait guère durer plus de vingt-cinq ans !

l'occasion, l'écho d'une certaine modestie — qui n'est pas A le masochisme orgueilleux de l'infiniment petit en présence de l'infiniment grand auquel il consent seul à se mesurer — se laisse discerner comme ici à l'époque, il est vrai, de la jeunesse :

Ainsi noués en gerbe Reverdiront mes jours Dans le donjon superbe Comme une touffe d'herbe Dans les brèches des tours.

Mais donjon ou chaumière, Du monde délié Je vivrai de lumière D'extase et de prière Oubliant, oublié.

(Odes et Ballades, Ode 25, Rêves, 4 juin 1828.) SUR VICTOR HUGO 491

Est-ce la jeunesse aussi qui est cause de ce ton d'impuissance désespérée rarement atteint par la suite, car le pessimisme de l'adolescence inspire de tous autres cris que les épreuves de la maturité : Le bruit du vent dans le feuillage Trouble la paix du bois désert. Le flot expire sur la plage ; Et dans les échos du rivage Prête à mourir, ma voix se perd.

(Océan, Vers de jeunesse 1815-1821 : Le jeune banni.)

Il y a des paillettes d'or partout répandues dans le métal de l'œuvre hugolienne : mais il faut de la patience pour les trouver.

ETIENNE COCHE DE LA FERTE

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