L'Aventure Tapie Du même auteur Les Vrais Patrons du football Solar, 1989 Olympique de : les années Tapie (avec Alain Roseghini) Solar, 1990 Le Chantier du siècle Le tunnel sous la Manche Solar, 1991 L'Aventure Tapie Enquête sur un citoyen modèle La première édition de cet ouvrage a paru dans la collection « L'épreuve des faits »

EN COUVERTURE : Photo Bill Swersey, New York, 1988 © AFP

ISBN 2-02-019470-8 (ISBN 2-02-012988-4, 1 publication)

© Éditions du Seuil, mars 1992, février 1993

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La première édition de L'Aventure Tapie est sortie en mars 1992, quelques semaines avant le scrutin des élections régionales. Un an plus tard, Bernard Tapie joue toujours du trampoline. Il a enchaîné à un rythme fou les pirouettes. Retombera-t-il sur ses pieds, prêt à rebondir, toujours plus haut, ou s'écrasera-t-il à côté des agrès ? Il ne le sait peut-être pas lui-même. Depuis, le président de l' (son titre le plus sûr) a accumulé les échecs, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Il faut pourtant se garder d'en tirer des conclusions définitives sur son avenir. L'expérience montre que Tapie a, pour le meilleur ou pour le pire, surgi là où l'on ne l'attendait plus, là où ses adversaires croyaient l'avoir éliminé. Néanmoins, il a déjà montré toutes les facettes de son caractère ; chacune de ses déclarations a mis en lumière ses pratiques. Il ne fait que confirmer. Ainsi de sa réaction à la sortie du livre. Sur un plateau de télévision, en partie consacré à l'ouvrage, il brandit quelques photos de lui, jeune, au volant d'une Formule 3, un casque-bol vissé sur la tête. « Alors, hein, je n'ai pas fait de Formule 3? », m'interrogea-t-il. Ma réponse est inchangée : certes, il avait bien couru en Formule 3, mais jamais pour les marques prestigieuses qu'il citait, Matra ou Panhard. Il balaya la précision d'un revers de main : il y a finalement pour lui peu de différence. Feignait-il d'ignorer la nuance oU était-ce une preuve supplémentaire d'une tendance à la mythomanie ? Bref, le but de cette courte réactualisation * n'est donc pas de * Pour des raisons de fabrication, l'évolution des chiffres intervenue depuis janvier 1992 sur les sociétés n'a pas été modifiée dans les chapitres concernés ou dans les annexes qui redécouvrir le personnage. En revanche, Bernard Tapie ayant été plusieurs fois au centre de l'actualité, il semble utile de compléter une trajectoire qui a, incontestablement, connu un tournant au cours de l'été 1992. Après dix ans d'affaires habilement présentées comme des succès, une entrée en politique foudroyante récompen- sée par un éphémère maroquin de ministre, et de brillants scores en vélo ou à l'Olympique de Marseille, Bernard Tapie a enregistré de très cinglants revers qui l'ont en grande partie discrédité. Qu'il revienne ou non sur le devant de la scène, Tapie ne sera plus jamais le même. Il n'aura plus cette image extraordinaire dans le public, bien que la capacité d'oubli de l'opinion paraisse parfois sans limite.

La saga continue

L'aventure reprend donc à la veille des élections régionales. Bernard Tapie dira, quelques jours après le scrutin, dans l'eupho- rie de sa nomination au ministère de la Ville, que la campagne en Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) a été « propre, claire, nette, sans magouilles ni compromissions. Même le Front national a été remarquable » Il serait facile d'apporter point par point la démonstration du contraire. Qu'importe, sa campagne a surtout été ultra-médiatique ; c'est celle qui, avec le Nord-Pas-de-Calais (NPDC), intéressait le plus car, dans les deux zones, les partis traditionnels (UPF en PACA et PS en NPDC) étaient sérieusement secoués par des forces nou- velles, délicates à contrôler ou à classer : le Front national et Bernard Tapie dans le Sud ; les Verts et Jean-Louis Borloo dans le Nord. Par tactique et par goût, Tapie choisit une stratégie qui avait porté ses fruits lors des élections législatives. Il délaisse le contact

reprennent l'ensemble des sociétés et l'organigramme du groupe au fil des ans. De même pour la mise à jour des cessions. . TF1, Terraillon. Toutes ces données sont intégrées dans les notes en fin d'ouvrage. direct pour revenir à des vecteurs plus sûrs. Visiblement, comme beaucoup d'hommes politiques, Bernard Tapie rechigne à faire un travail de terrain, dont les retombées n'apparaissent pas immédia- tement. D'ailleurs, le député des Bouches-du-Rhône s'y sent mal à l'aise, comme il semble être mal à l'aise dans un département qui n'est pas le sien, une ville, Marseille, qu'il ne comprend et n'aime toujours pas. Plusieurs observateurs l'ont ainsi entendu tenir, en privé, des propos très désagréables sur les Marseillais. « C'est simple, explique-t-il un jour à un journaliste, les Bouches-du- Rhône, c'est l'Afrique ; les Alpes-Maritimes, l'Afrique du Sud ; le Var, le Centre-Afrique » Cette méfiance, notamment vis-à-vis des Marseillais, ne date pas d'aujourd'hui. Richard Armenante, adversaire farouche de Bernard Tapie et adjoint à l'économie de Robert Vigouroux, se souvient qu'en 1986 au sortir d'un rendez- vous avec Gaston Defferre, le futur repreneur de l'OM s'était laissé aller à une diatribe assez imagée qui se terminait dans un langage tout aussi vert : « Et les Marseillaises ne sont même pas b... » Manque de sympathie pour la région ou manque de motivation, Bernard Tapie ne mène pas une bonne campagne. Il sera, à quelques jours du scrutin, obligé de changer radicalement de stratégie. Le président de l'OM s'est déjà usé à batailler avec les appareils fédéraux du parti socialiste pour la désignation des têtes de liste et pour leur composition. Le problème est très net dans le Var où la campagne électorale débute sous le leadership du navigateur et ex- secrétaire d'État, Alain Bombard, avant de se diviser en deux : une liste socialiste menée par Maurice Janetti et une liste Énergie- Sud conduite par le couturier Daniel Hechter, ancien président du Paris SG et du RC Strasbourg, qui possède une résidence secondaire dans le département mais qui n'était pas particulière- ment connu pour ses idées de gauche ni pour son combat contre Jean-Marie Le Pen. La liste du Var est d'ailleurs très show-biz avec la participation du chanteur Enrico Macias. Même tableau dans les Hautes-Alpes. Le parti socialiste, déjà bien malmené dans la région et dont la tradition est d'exclure les dissidents, a laissé se détériorer la situation. Une mésentente qui coûtera à Bernard Tapie deux postes de conseillers régionaux. Pour les autres départements, les listes Énergie-Sud, ont, sur le papier, bonne figure avec deux ministres (Jean-Louis Bianco, dans les Alpes-de-Haute-Provence, Élisabeth Guigou, dans le Vau- cluse), et le professeur Léon Schwartzenberg (qui démissionnera le 18 décembre 1992) dans les Alpes-Maritimes. Tapie, Hechter, Bianco, Guigou, Schwartzenberg, un quintette séduisant, média- tique, riche mais disparate qui déroutera certains électeurs. Au sein de l'équipe, Élisabeth Guigou et Léon Schwartzenberg, eux- mêmes très gênés par ce mélange des genres, tentent régulièrement de se démarquer de Bernard Tapie sans trop s'en éloigner. L'énarque Jean-Louis Bianco, fils de bonne famille, est quant à lui séduit par le personnage, comme on l'est souvent pour une bête de scène. Jean-Louis Bianco rejoint ainsi Jacques Attali et François Mitterrand qui s'amusent beaucoup de la conversation de ce fils du peuple, de ses prouesses ou de ses excès. Il faut dire que le président de l'Olympique de Marseille défriche le terrain à la hache. Il abat ainsi beaucoup de travail mais fait parfois d'énormes dégâts. Le tout, comme le veut depuis quelques années une tradition nationale, dans le contexte d'une campagne électorale très pauvre en idées. « Je l'ai vu bâcler des opérations sur le terrain, semant Élisabeth Guigou dans sa course, faisant des escapades au pas de charge avec des formules sans consistance. Et puis ici ou là s'attarder auprès d'un jeune " rapeur " qui ne votera pas et lui faire la morale pendant une demi-heure sur la drogue, la délinquance », explique un observateur Les méthodes de Bernard Tapie restent les mêmes, toujours brutales, assez efficaces, parfois périlleuses. Économie, sport, politique, le président de l'Olympique de Marseille aime défier le danger. D'entrée de jeu, lors de son premier meeting devant un public clairsemé, il provoque : « Si Le Pen est un salaud, ceux qui votent pour lui sont également des salauds. » La classe politique fera mine de s'offusquer, notamment le parti socialiste. Mais beaucoup pensent tout bas ce que Bernard Tapie énonce bien fort. « Je ne sais pas si c'est le qualificatif le plus adapté, explique le ministre d'État, Michel Delebarre. J'ai quelquefois le sentiment qu'il est en dessous de la réalité » En fait, l'opinion a la mémoire courte car Bernard Tapie s'était déjà exprimé de façon identique sur le sujet lors de sa bataille législative dans la sixième circonscrip- tion des Bouches-du-Rhône. Mais la tactique brutale de Tapie, celle du gagnant, connaît rapidement ses limites. Les intentions de vote en faveur du député ne cessent de chuter dans les sondages. Les promesses en faveur des chantiers navals de La Ciotat pour amadouer le PC ou les concessions écologistes pour séduire les Verts semblent inopé- rantes. Un mois avant le scrutin, le président de l'OM décide alors de changer son fusil d'épaule. Sachant, depuis l'époque Poulidor- Anquetil, que les Français préfèrent le perdant — ce qui fait, selon lui, une bonne partie de la notoriété de Jean-Marie Le Pen —, il endosse le maillot. Ainsi la veille d'une émission de télévision sur TF1, il confie à un proche, « il faut être agressé pour être aimé ; je vais jouer ce rôle là ». A l'émission, il est parfait : amenant ses contradicteurs sur ce terrain, il campe splendidement la victime. La métamorphose est impressionnante. Tapie le hâbleur devient Tapie le pleurnichard. Il peut exposer sa parano. Ses adversaires politiques, le nez sur les sondages, se frottent les mains. Tapie s'écroule, Tapie abdique, du moins le croient-ils un peu trop naïvement. A cette époque, la victoire semble acquise à Jean- Claude Gaudin et son équipe qui ont fait une campagne discrète, sérieuse, délibérément en retrait de la foire à l'audimat entre Tapie et Le Pen. A quelques jours du scrutin, la stratégie doit être imparable. Elle le sera. Dans les Bouches-du-Rhône, Tapie, parfois crédité de moins de 20 % dans les enquêtes, réalise 26,49 % et arrive en tête, coiffant au poteau Jean-Claude Gaudin (26,15 %) de près de 2 500 voix. Le succès de Bernard Tapie est gâché par le score très moyen dans les Alpes-Maritimes (18,10 %) et par les rivalités idiotes dans le Var, dans les Hautes-Alpes. Résultat : malgré des pressions scandaleuses sur le parti commu- niste, des propositions en sous-main aux Verts et des coups de téléphone permanents au leader de Génération Écologie, Brice Lalonde, Tapie ne sera pas en tête. Au-delà de cet échec dans la région PACA, le superbe exploit de Bernard Tapie est souligné par l'ensemble de la classe politique. Le président de l'OM franchit allègrement la barre des 25 % dans un scrutin où le parti qu'il représente, le PS, s'est effondré à 18,3 %, enregistrant même de très piteux fiascos dans ses bastions tradi- tionnels, le Nord-Pas-de-Calais ou la Haute-Normandie. Les Fabius, Delebarre, Jospin, Soisson sont loin de Tapie, très loin. Dans la débâcle, Tapie en impose. Faut-il y chercher la principale raison de sa nomination au ministère ? Possible. A gauche, comme à droite, la tradition veut que l'on récompense toujours la performance d'un candidat par un maroquin. Ce poste, Tapie en rêvait. Nulle fonction, nul titre, ni la présidence d'Adidas, ni une victoire de la coupe d'Europe, rien ne le faisait autant fantasmer. Ministre : la vraie revanche ! Le pouvoir : une reconnaissance absolue pour le môme du Bourget, l'ancien chanteur des banlieues, le pilote du dimanche, le vendeur de télés, le repreneur carnassier. Pendant les quelques jours qui précéderont le remaniement, Tapie mettra les bouchées doubles. Il faut l'entendre sur l'antenne d'Europe 1 se déclarer plus socialiste que les socialistes, plus fabiusien, plus mitterrandien, plus... La nomination de Pierre Bérégovoy joue en sa faveur. « Béré » ne l'a jamais lâché. Il ne le lâchera pas. Les fabiusiens l'incitent à la prudence et affichent quelques réserves. En privé, François Mitterrand se laisse aller à sa méfiance naturelle : « Lorsque Bérégovoy m'a proposé de faire entrer Tapie au gouvernement, j'ai hésité. Mais Bérégovoy s'est porté garant. Il m'a dit qu'il n'y avait rien à retenir contre lui ni dans son dossier fiscal ni dans son dossier de police » Oubli ou mensonge ? Car il y a bien un dossier, le plus important, le plus brûlant, celui de l'OM. Et le trio Mitterrand-Bérégovoy-Charasse commet là une lourde erreur. Pour l'Olympique de Marseille, ils ont trouvé la parade. L'autodidacte de Nevers nomme celui de Marseille. Cette désignation va évidemment provoquer d'énormes remous. D'au- tant que Tapie est la seule innovation d'un gouvernement mitter- rando-mitterrandien, ou si l'on préfère fabiusien : un doigt de rocardien, une pincée de jospiniste, un zest de chevènementiste pour ne pas rompre trop brusquement les équilibres précaires au PS. Jospin qui sort, Tapie qui rentre, dix ans après la prise de pouvoir des socialistes, ce changement est lourd de symboles. Être le taulier

Tapie, lui, se justifie : « Ça fait un moment que je suis fidèle, y compris par rapport aux petites phrases et aux petits mots lâchés par des gens qui sont dans la même soupière que moi. » Il n'en perd pas le sens de la métaphore populaire : « Un copain m'a dit : " il n'y pas plus fidèle qu'une fille de joie qui se marie " » Une nouvelle fois, Bernard Tapie est propulsé sur le devant de la scène. On y voit une ascension irrésistible. A tel point que Plantu dessine à la une du Monde un Bernard Tapie qui, tenant benoîtement par l'épaule François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, s'interroge : « C'est qui déjà le Premier ministre ? » Les commentaires fusent : « Prime à l'esbroufe et à la magouille » pour Philippe de Villiers (UDF), « Gadget » pour Anicet Le Pors (PC), « Affairisme » pour François d'Aubert (UDF), « Diversité » pour Marie-Noëlle Lieneman (Nouvelle École socialiste / PS) ; « Une exigence morale» ironise Gérard Longuet (UDF). Et enfin, propos qui prendra 52 jours plus tard toute sa dimension : « Une bonne idée » pour Pierre Mauroy. Tapie est traité de « bateleur » par Charles Pasqua (RPR), de « bouffon » par Alain Krivine (LCR). Le Canard enchaîné raille : « C'est sans précédent dans les annales de la République. Il aura fallu attendre un gouvernement socialiste pour voir cette pure merveille : un ministre nommément coté en bourse. » De fait, l'action bondit de 9,5 %. Prévoyant la polémique, Pierre Bérégovoy a pris quelques précautions. Le ministère a été vidé d'une grande partie de sa substance. Ainsi l'Aménagement du territoire, qui représente un budget considérable et qui avait été octroyé'à Michel Delebarre, ministre d'État, est-il retiré du portefeuille. Malgré cela, tout le monde s'interroge dans toutes les antichambres, dans tous les cabinets politiques, dans tous les milieux économiques — qui blâment cette décision à 63 % alors qu'ils approuvent à 68 % l'arrivée de Pierre Bérégovoy. Tous, même le Français moyen (60 % de mécontents selon un sondage IFOP/JDD), se deman- dent la raison de cette nomination. Bernard Tapie a-t-il été récompensé pour ses victoires électo- rales successives, législatives et régionales? « Tient-il » François Mitterrand ou Pierre Bérégovoy, ou les deux ? Les a-t-il suppliés ou convaincus ? A-t-il financé le PS à un tel niveau que le renvoi d'ascenseur était nécessaire ? Est-il un fusible idéal en cas de coup dur ? Pierre Bérégovoy est-il si sensible à la qualité d'autodidacte ? A-t-il été séduit par les compétences du président de l'OM ? François Mitterrand, réputé calculateur, l'a-t-il laissé entrer au gouvernement pour mieux le « casser » ? Quels que soient le ou les facteurs déterminants, pour Bernard Tapie cette nomination a deux effets parfaitement opposés. Dans un premier temps, elle le tire probablement d'un mauvais pas. Dans son cabinet d'avocats, on pousse un « ouf » de soulagement : le délai de grâce devrait permettre de préparer la défense de certains dossiers épineux et chauds. Mais la médaille a son revers. Pour la première fois de sa carrière politique, sportive ou économique, Bernard Tapie rentre dans un cadre rigide, classique. Il devient une cible parfaitement identifiée, un éléphant dans un couloir. Curieusement, c'est Pierre Bérégovoy qui donnera l'occasion de tirer à volonté. A l'Assemblée nationale, lors de son discours- programme, il insiste sur « l'entreprise de redressement moral ». Et ce alors que Bernard Tapie est membre du gouvernement, que le PS est embourbé dans les affaires Urba et Sagès : les députés de l'opposition croient à une provocation. Ils manifestent bruyam- ment et chahutent. Pierre Bérégovoy s'enferre. Il brandit une liste qui, selon lui, désigne les personnalités impliquées dans des scandales. Les députés crient « Urba », « Nucci ». Et, à cœur joie... « Tapie ». Lors de son apparition à l'Assemblée nationale, qu'il ne fréquentait pas assidûment en tant que député, Tapie est lui-même assailli et immédiatement contraint de se défendre. Il rétorque de manière fort judicieuse à la première question posée par Denis Jacquat (UDF) qui lui lance d'emblée une attaque très person- nelle : « Êtes-vous ministre-homme d'affaires ou un ministre- gadget ? A quoi servez-vous ? » « Je trouve formidable, riposte Tapie, que ce soient ceux qui défendent une politique dite libérale qui s'étonnent qu'on puisse un jour faire de l'entreprise et un autre jour mettre ce qu'on sait faire au service des autres. Je crois que ce n'est pas incompatible. Le tout étant de le faire en étant certain qu'il y a un cloisonnement totalement hermétique entre les deux. » Même si la réponse ne manque pas de pertinence, l'homme politique sera vite rattrapé par l'homme d'entreprise. François Mitterrand lui-même est obligé de venir à sa rescousse lors d'une émission télévisée. Bernard Tapie représente « une réussite, dit-il. On ne va quand même pas l'accabler parce qu'il a réussi. C'est un homme sorti du peuple qui a vécu dans des conditions difficiles. Il y a dans cette affaire beaucoup de méchanceté. Je constate qu'il a été candidat pour le compte du parti socialiste dans une grande région française ;(...) les électeurs, dans son département du moins, l'ont placé en tête de leurs suffrages ». La discussion ne va pas plus loin sur le sujet. Il est vrai que, ce jour-là, sur les cinq journalistes qui interrogent François Mitter- rand, on compte, outre deux femmes de ministre (Anne Sinclair, épouse de Dominique Strauss-Kahn, et Christine Ockrent, épouse de Bernard Kouchner), quatre amis de Bernard Tapie : Anne Sinclair donc, et son ex-mari, Ivan Levaï, ancien directeur de la rédaction du Provençal, qui ont tous les deux fait ouvertement campagne pour le président de l'OM lors des élections législatives en signant des appels de vote et en s'affichant à la une du quotidien marseillais, Jean-Pierre Elkabach, qui est un fan de Bernard Tapie, et Christine Ockrent, déjà invitée à titre personnel sur son yacht. Les offensives parlementaires ne réussissent pas à gâcher le bonheur de Bernard Tapie qui, par voie de presse, s'étonne, sincère ou faussement naïf : « Pourquoi tant de haine ? » Dans l'hôtel particulier de Roquelaure affecté au ministère de la Ville, il est heureux, discute avec le jardinier et loue la compétence des hauts fonctionnaires. Ailleurs aussi : Il faut l'avoir vu débarquer lors d'une rencontre de football, entre ses enfants et les hommes chargés de sa protection, accueilli par le préfet, accompagné par une escouade de voitures officielles pour comprendre sa joie. Le regard sûr, posé au loin, la tête haute, Tapie vole. Malgré tous les problèmes qu'il voit surgir, les apparats du pouvoir le font vibrer. Ce Bernard Tapie-là reste déterminé, froid, ambitieux. Calé dans son fauteuil ministériel, il déclare à un ami politique venu lui rendre visite. « Tu sais, j'ai bien regardé le truc : ici, il faut être le taulier; c'est la seule chose intéressante Dans l'immédiat, avant qu'il ne s'empare des clés de la taule France, Michel Vauzelle, ministre de la Justice, prend des mesures immédiates contre les clubs de football. Il ordonne aux parquets l'ouverture de neuf informations judiciaires contre X à l'encontre de neuf clubs. Certains sentent poindre un début de zizanie au gouvernement. Faux. En effet, en diluant l'Olympique de Marseille dans la masse, Bernard Tapie se trouve bien mieux protégé. Et s'il était soup- çonné de malversations, il ne serait plus seul à en répondre devant l'opinion publique. Cette stratégie met une nouvelle fois en lumière les relations particulières entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. « Ouvrir simultanément neuf informations dans neuf parquets différents est une procédure étonnante, explique un juge d'instruc- tion. En fait, beaucoup de dossiers ont été fournis aux parquets aux fins d'ouverture » L'affaire était donc soigneusement préparée alors même que Henri Nallet occupait le ministère de la Justice. De fait, cela a permis de rejeter très loin le dossier de l'Olympique de Marseille. Le prévenant Henri Nallet n'avait pourtant pas prêté attention à un autre danger. En décembre 1991, dans les couloirs de l'Assem- blée nationale, Georges Tranchant, homme d'affaires très connu dans les milieux du jeu, député RPR des Hauts-de-Seine et proche de Charles Pasqua, signale au garde des Sceaux, qu'il va déposer une plainte* contre Bernard Tapie, l'un de ses anciens associés. Henri Nallet ne le décourage pas. Il s'agit pourtant d'une véritable bombe à retardement. Pour comprendre ce qui va vite devenir l'affaire Toshiba puis Tranchant-Tapie, puis une réelle affaire d'État, il faut remonter quelques années en arrière. Bernard Tapie est alors dans une florissante période de reprises tous azimuts. Contrairement à certains litiges où l'on s'égare au milieu de * La plainte sera retirée en novembre 1992, après le règlement du différend financier. plusieurs sociétés, tribunaux ou adversaires, le dossier « Toshiba » est simple. Georges Tranchant et Bernard Tapie s'associent en 1982 pour importer les produits électroniques Toshiba. Ils fondent Nippon Audio Vidéo System (NAVS) dont Tapie détient 51,1 % et Tranchant 49,9 %. Alors que ce genre d'activité paraît taillée sur mesure pour ces deux hommes doués pour le marketing pur, l'entreprise semble péricliter. Georges Tranchant accepte donc en 1985 que son associé vende 70 % de la société à la maison mère, Toshiba, qui devient Toshiba France et dédommage les deux associés pour rupture de contrat. La transaction est de 1,8 million de francs. Les deux amis se partagent la somme. Le groupe Bernard Tapie conserve 30 % du capital de la nouvelle société. Quelques années plus tard, en 1989, Georges Tranchant est intrigué : deux inspecteurs de la brigade financière, qui l'entendent sur la vente de Toshiba, lui précisent que le montant de la transaction, effectuée les 26 et 30 septembre 1986 à Tokyo, était de 13 millions de francs. « J'ai désormais tous les comptes en main, explique Georges Tranchant, la somme est nettement plus impor- tante et représente un total de quelque 31 millions de francs. De même, nous cherchons aujourd'hui vers quelle destination est partie une très grosse somme d'argent dans une autre société, Tranchant Distribution, dont je lui avais vendu 66 % et dont j'avais gardé 33 % * 11 » Georges Tranchant entreprend de demander à son associé la part qui lui revient. Courriers, coups de téléphone, rien ne semble fléchir un Bernard Tapie passé maître dans l'art de ne payer que sous la contrainte et, dans tous les cas, au dernier moment. Georges Tranchant, lui aussi rompu à ce genre de sport, déploie une riposte graduelle, persuadé qu'ils finiront par transiger. Dans ce duel, Bernard Tapie commet une erreur irréparable. Il n'ima- gine pas que les conséquences le seront aussi. La scène se passe à la buvette de l'Assemblée nationale. Le * Dans cette dernière affaire, Georges Tranchant, selon lui, a été victime d 'opérations auxquelles s'est déjà livré Bernard Tapie chez ou chez Terraillon. Tranchant a vendu 66 % de Tranchant Distribution qui distribuait également le matériel Toshiba. La société avait 62 millions de francs de passif, 40 millions de francs de liquidités, et, selon Georges Tranchant, des actifs importants tels des appartements ou des entrepôts. Toujours se lon lui, Tapie aurait racheté les créances à 20 % de leur valeur initiale. Il a donc encaissé sur l'ensemble une jolie plus-value... député RPR des Hauts-de-Seine, Georges Tranchant, croise le député des Bouches-du-Rhône. Le premier renouvelle de vive voix sa demande au second. La réponse de Tapie est cinglante : « Je t'emmerde ! on est au pouvoir et tu ne pourras rien faire contre nous » Le tout ponctué d'un bras d'honneur bien dans le style de Bernard Tapie. Seulement l'échange s'est déroulé devant témoins. Georges Tranchant est mortifié. « Tout le monde, raconte un conseil de Georges Tranchant, cherche le moteur de l'opération dans cette affaire. Il ne s'agit en aucun cas d'un complot politique ni d'une déception amicale. Georges Tranchant a voulu laver un affront, une humiliation, une blessure que je crois assez pro- fonde 13 » Le différend commercial devient passionnel. Les hasards du calendrier feront le reste. Le climat des affaires, que Pierre Bérégovoy, avait promis de dissiper lors de son discours-programme devant les députés, pèsera très lourd. Les socialistes, qui s'étaient engagés à faire le ménage devant leur porte, se retrouvent dès les premières semaines du nouveau gouvernement avec un scandale supplémentaire. Ainsi, dès que l'annonce de la possible inculpation de Bernard Tapie est connue, les reproches se font chaque jour plus durs, à la fois contre Bernard Tapie mais aussi contre son mentor, Pierre Bérégovoy. La pression médiatique devient progressivement insupportable.

TF1, dont il n'est plus actionnaire après en être « sorti » avec un coquet bénéfice, donne l'exemple. La chaîne de Francis Bouygues, qui paraît parfois gênée dans ses rapports avec l'un de ses actionnaires, aligne les reportages sur Bernard Tapie, non plus sur le gagneur mais sur le looser. Ainsi le vendredi 22 mai, le journal de 20 heures diffuse successivement trois sujets : l'affaire Tran- chant, les licenciements chez Adidas dans l'usine alsacienne de Landersheim, et, cerise sur le gâteau, les remontrances, sévères, de la Commission des opérations en Bourse sur la transparence des sociétés de Bernard Tapie (dans ce registre, il est à noter que toutes les sociétés cotées en Bourse appartenant ou ayant appar- tenu à Bernard Tapie — Wonder, Testut, Terraillon, BTF — ont joué à ce petit jeu et n'ont jamais été sanctionnées). Bref, Bernard Tapie est — l'expression n'a jamais été aussi justifiée — sous les feux de l'actualité. Le lendemain, Le Parisien libéré, résumant l'opinion de toute la presse, titre « Les malheurs de Tapie ». Les socialistes, de plus en plus gênés, organisent la curée, souvent avec une inélégance rare. Bernard Stasi parlera de « lynchage ». La palme revient à Pierre Mauroy qui, oubliant son « tout ce qui est bon pour l'OM est bon pour le PS », déclare : « Tapie n'a jamais été ma tasse de thé ». Dans le même esprit, Laurent Fabius déplore « que le début des affaires soit gâché par les affaires ». Il est vrai que la réaction du ministre de la Ville face à cette cascade de mauvaises nouvelles a mis ses amis politiques dans l'embarras.

La spirale de l'échec

Acculé, Bernard Tapie se défend mal. Lui qui, habituellement, n'est jamais meilleur que dans l'adversité commet deux très sérieu- ses bourdes. Le tout dans une même interview parue le 21 mai dans Le Figaro. Il affirme d'abord : « Si je démissionne, cela veut dire que je reconnais que j'ai commis une faute et donc que je subis une sanction. Or je subirais une sanction si l'on me condamne. Pas pour une inculpation. » Il ignore la détermination de François Mitterrand qui a prévenu : « Je ne veux pas d'un ministre chez le juge d'instruction 14 » Mais surtout, le ministre attaque la machine judiciaire à l'arme lourde. Il dénonce une « énorme manip », le « terrorisme judi- ciaire » et porte des accusations très graves contre la justice. « J'ai du mal à croire que cette opération n'est pas quelque part un peu construite. » Une version qui résiste mal au déroulement des faits. Georges Tranchant avait porté plainte contre X au début du mois de janvier, deux mois et demi avant les élections régionales. Tapie était loin d'être ministre et le résultat des régionales semblait même mal engagé. Au tribunal de Paris, l'instruction du dossier est confiée au juge Édith Boizette, qui s'était fait connaître lors d'un autre dossier très délicat, l'affaire Péchiney, un délit d'initiés dans lequel était impliqué un proche du président de la République, Roger-Patrice Pelat, et un socialiste historique, Max Théret. Édith Boizette démontre également l'ineptie de la thèse d'un complot politique. « Si j'avais eu la volonté de nuire à Bernard Tapie, j'aurais pu l'inculper bien avant les élections régionales. Quand on m'a confié ce dossier, en janvier 1992, la première question du Parquet a été : allez-vous inculper M. Tapie ? Et si oui, quand ? Je leur ai demandé de me laisser le temps de lire le dossier (...). La première date retenue a été le 11 mai » Bernard Tapie, comble de la maladresse, menace ouvertement le juge d'instruction :« Le juge Boizette ferait bien de réfléchir à ce qu'elle va faire, Mitterrand n'a pas oublié que c'est elle qui a tué Pelat » Accusé d'avoir organisé des fuites, le juge d'instruction nie. « La première date a été portée à la connaissance de l'autorité hiérarchi- que et de la Chancellerie. C'est à partir de ce moment-là qu'il y a eu des fuites et que la nouvelle de son inculpation prochaine a circulé sur la place publique 17 » Bernard Tapie, en étant trop péremptoire dans ses déclarations, s'est piégé. En s'attaquant à l'indépendance de la justice, il s'est sabordé. Pierre Bérégovoy ne peut plus rien pour lui. Pour respecter les formes, mais en pareil cas personne n'est dupe, le ministre de la Ville présente sa démission 52 jours après sa nomination. Quatre jours plus tard, il est inculpé de « complicité, de recel et d'abus de biens sociaux » par le juge Édith Boizette (Bernard Tapie bénéficiera finalement d'un non-lieu le 19 décem- bre 1992). Pour éviter tout cela Bernard Tapie a déployé une énergie considérable. Le monde judiciaire et politique l'accuse d'avoir utilisé les moyens de l'État pour organiser sa défense, en convo- quant dans son bureau ministériel le directeur des affaires crimi- nelles et des grâces, Franck Terrier, afin d'étudier son dossier. Michel Vauzelle est obligé de reconnaître que ce haut fonction- naire s'est rendu à l'Hôtel de Roquelaure mais, dit-il, « pendant cet entretien, il (Franck Terrier) est constamment resté dans le cadre de ses attributions ». L'État, par un biais officieux, s'était discrètement porté au secours de Tapie en demandant à Francis Spziner, l'un des ténors du barreau, avocat brillant et volubile, proche du pouvoir, d'aller à sa rescousse. Sa sollicitude n'ira pas plus loin. D'où l'amertume de Tapie qui reprochera toujours aux Cresson, Charasse et Stoléru de ne pas avoir exercé toute leur autorité. Il abusera donc de la sienne. L'anecdote racontée par Laurent Davenas, procureur de la République à Évry, est éloquente. Dans le cadre de ses attributions à la Ville, Bernard Tapie rend visite à ce magistrat qui a pris quelques initiatives dans le domaine. Les deux hommes se connais- sent déjà. Membre de la commission nationale de discipline, Laurent Davenas a plusieurs fois interrogé le président de l'Olym- pique de Marseille : « Soudain, explique le procureur, à la fin de notre entretien, il m'a glissé : " C'est formidable, les hasards de la vie, vous avez entendu parler de Tranchant ?... Il a immatriculé de manière scandaleuse une société dans l'Essonne, il faut me la radier ". » Malgré l'énergie du désespoir, Bernard Tapie quitte le gouver- nement la tête basse. Deux mois plus tard, François Mitterrand répétera que « Bernard Tapie est un homme tout à fait remarqua- ble, dont j'attendais beaucoup ». Quel requiem! En 52 jours, le ministre de la Ville aura tout de même eu le temps de faire adopter par l'Assemblée un plan pour les banlieues qui prévoit — le plan Tapie a été conservé — une entrée de la société civile avec notamment la participation des parents au fonctionnement et à la gestion des écoles et le parrainage de certains quartiers par d'importantes sociétés. Un plan calqué sur l'expérience des Bosquets, à Montfermeil où Bernard Tapie avait lancé en 1990 son « Forum des citoyens ». A Montfermeil, les enquêtes réalisées par deux quotidiens de sensibilité différente, Libération et Le Figaro, concluent à l'échec. Le constat d'impuis- sance décrit par Libération est d'autant plus intéressant qu'il a été dressé avant les élections régionales et la nomination de Bernard Tapie à la Ville. Il montre en outre que, pour être efficace, un plan doit s'inscrire dans la durée et doit être géré au quotidien, ce qui n'a jamais été le fort de Bernard Tapie. Le « monsieur plus de Montfermeil » n'aura pas eu le temps de prouver l'efficacité de son programme. Pourtant, dans les banlieues, les réactions au départ du ministre sont mitigées. Beaucoup estimaient que Bernard Tapie allait « donner une dynamique ». Selon Farid Bouali, président de Actions Mantes-la-Jolie, une association active du Val-Fourré, « personne mieux que Bernard Tapie ne pourra convaincre les entreprises ». La déception est d'autant plus vive que, dans un premier temps, Pierre Bérégovoy choisit de ne pas remplacer Bernard Tapie. Puis il nomme François Loncle.

Wonderman à terre

Pendant toute cette affaire, d'autres éléments sont venus parasi- ter l'image déjà bien brouillée de Bernard Tapie. En effet « Wonderman », le héros des « eighties », l'homme qui défiait la crise, le « Super Dupont » de l'entreprise, le chantre de l'argent facile, celui qui se proclamait industriel, « ce funambule de génie, écrivent Dominique de Montvalon et Sylvie Pierre-Brossolette dans L'Express, qui avait fini par convaincre ses adversaires eux- mêmes qu'il serait en quelque sorte invincible », accumule les désastres financiers. Sombre bilan : ne vaut plus rien ; Terraillon n'est plus qu'une marque commerciale qu'il n'arrive pas à solder malgré un dernier dégraissage massif ; Adidas doit être revendu avec une plus-value bien plus maigre que les chiffres annoncés. Le président de l'Olympique de Marseille, qui avait bâti toute sa réputation sur sa compétence financière, constate que la très mauvaise santé de ses sociétés nuit à sa carrière politique. Lors de sa démission, à la fin du mois de mai, il annonce très vite qu'il fera un choix entre les « affaires et la politique », autant dire désormais entre la peste et le choléra. L'honorable Gilberte Beaux, ancien bras droit de Jimmy Gold- smith à la Générale occidentale et trésorière de Raymond Barre pour les élections présidentielles, tente de lui sauver la mise en annonçant qu'il y aura une augmentation de capital chez Adidas de 60 millions de deutschemarks (plus de 200 millions de francs). On peut alors croire que Bernard Tapie est tenté de conserver Adidas. Gilberte Beaux ajoute que la dernière échéance à honorer sera payée par anticipation. Un leurre ! Bernard Tapie n'a jamais eu les reins assez solides, ni financièrement ni techniquement, pour redresser Adidas. Il est vrai que le président de l'OM avait, en rachetant Adidas, dérogé à la règle essentielle qu'il s'était lui même-fixée : ne jamais reprendre une société dans un secteur de forte concurrence. Or Adidas est férocement talonné par Nike, et L.A. Gear. Il faudrait des moyens financiers considérables pour lutter, des liquidités que Bernard Tapie, déjà endetté jusqu'au cou, n'a plus. Quatre jours après la déclaration à Gilberte Beaux, BTF (Bernard Tapie Finance) publie un avis discret : une perte de 295 millions de francs. Au surplus, toutes les sociétés du groupe, que Bernard Tapie cherche désespérement à vendre depuis juillet 1990, valent de moins en moins d'argent et en perdent de plus en plus.

Un gâchis exemplaire

Le cas de Terraillon est exemplaire du gâchis que l'homme d'affaires a provoqué, tant sur le plan social que sur le plan économique, sans compter les graves irrégularités de gestion. L'un de ceux qui ont participé au rachat de la société savoyarde se souvient pourtant que « Terraillon était la plus belle des entre- prises jamais rachetées par Tapie. Les actifs étaient importants, le bureau d'études performant et l'outil de production moderne ». Terraillon avait en 1981 déposé le bilan à cause d'un manque de trésorerie très ponctuel mais pas fondamental. Et pourtant, en dix ans, le personnel va passer de 560 salariés en 1981 à... 30 en juin 1992 (350 en 1989, 170 en 1991). Terraillon, introduite en Bourse à Lyon en 1986, valait, selon les déclarations un peu fanfaronnes de Bernard Tapie, 450 millions de francs en 1991, année où elle avait perdu 33,8 millions de francs. Elle fait l'objet d'une étude * de rachat par ses cadres sur une base comprise * L'étude fut annoncée en avril 1992 Fin 1992, la vente n'était toujours pas conclue. entre 149 et 164 millions de francs, dont 100 à 110 sont destinés à BTF qui en détenait 67,25 %. En cette circonstance, Tapie a d'ailleurs bafoué la plus élémentaire des règles vis-à-vis de la Bourse en annonçant par voie de presse le RES (Rachat de l'entreprise par les salariés) avant la publication des résultats de 1991, si bien que dans la semaine précédant la vente, l'action Terraillon était montée de 83 à 112 francs (elle chutera : 26 francs en octobre 1992). Grave manquement aux yeux du président de la Commission des opérations en Bourse qui décidait un mois plus tard, en mai 1992, de serrer les vis pour les sociétés de ce groupe (BTF). Victime d'une autre irrégularité, le représentant des créanciers de Terraillon a traduit la firme devant le tribunal à la suite de la cession de trois immeubles d'une valeur de 27 millions dont le montant n'a pas été réparti entre les créanciers comme le veut le traité concordataire. Après les déboires de Terraillon, BTF doit faire face à une autre mésaventure pendant l'été 1992 : l'annulation de la vente de La Vie claire pour une somme annoncée de 110 millions de francs au gendre de Michel Noir, Pierre Botton. Ce dernier, en effet, a trouvé le passif exagéré (35 millions de francs). Après une bataille juridique acharnée, il a retourné à l'envoyeur La Vie claire, comme l'avait fait quelques années plus tôt Booker, estimant que les résultats n'avaient pas été tenus. Il est d'ailleurs étonnant que Pierre Botton ait envisagé de payer 110 millions de francs une entreprise qui perdait chaque année de l'argent (en 1990, quelque 14,7 millions de francs; en 1991, près de 9,5). Au cours de ce désastreux début d'année 1992, le seul sujet de satisfaction de Bernard Tapie sera la vente de 1,66 % du capital de TF1 pour près de 120 millions de francs (acheté à la privatisation de la chaîne pour 100 millions de francs). Mais, durant l'été 1992, le problème majeur est incontestable- ment Adidas. L'homme d'affaires subit là un échec cuisant. Il est incapable de conserver la firme d'équipements de sports, donnant raison à ses adversaires qui voient éventuellement en lui un financier mais n'ont jamais cru en sa vocation d'industriel. Bernard Tapie n'aura, en outre, jamais respecté ses deux engagements majeurs envers les sœurs Dassler : l'absence de licenciements sur le sol allemand et la recapitalisation immédiate de la firme, pour un milliard de francs. Celles-ci finiront d'ailleurs par reconnaître à demi-mot qu'elles ont été roulées par le séduisant acquéreur. De plus, sous la houlette du président de l'OM, Adidas s'est laissé distancer par Nike et par Reebok. Au beau milieu de l'été 1992, le 7 juillet, deux ans jour pour jour après sa tonitruante conférence de presse annonçant qu'il prenait le contrôle de la marque aux trois bandes, Tapie revend au britannique Pentland l'« affaire de sa vie », « celle dont tous les paramètres le faisaient vibrer », celle que « même dans cent ans il ne vendrait pas ». En fait, cette cession semblait inéluctable. Elle était déjà en germe une année plus tôt, dès l'entrée du groupe britannique dans le capital d'Adidas pour permettre à Bernard Tapie de rembourser sa première ligne de crédit. Investisseur avisé, on comprend mal pourquoi Stephen Rubin aurait joué le rôle d'actionnaire dormant dans une telle affaire. Lors de cette première transaction les deux parties avaient d'ailleurs fixé dans la clause de préemption (Pentland était prioritaire sur la vente) des fourchettes de prix pour les années futures. La vraie question est de savoir quelle plus-value aurait pu enregistrer BTF grâce à la vente d'Adidas et quelle est la situation nette du holding après les ventes d'Adidas, de Terraillon, de TF1, et la cession manquée de La Vie claire. Les chiffres les plus far- felus ont circulé à la suite de la vente d'Adidas. Une tirelire de 1,2 milliard prétend une chaîne de télévision, tandis que Gilberte Beaux évoque une plus-value brute de 700 millions de francs. Plus- value brute ? La banquière sait parfaitement que cette donnée n'a strictement aucune signification. Il faut dire que les chiffres livrés par BTF sont un véritable fourbis : données fausses, chiffres fantaisistes. Bernard Tapie lui-même, à une semaine d'intervalle dans le Journal du Dimanche et Paris Match, parle d'un endette- ment de 750 millions de francs puis d'un endettement et d'impôts d'un montant total de 650 millions de francs. Un membre de BTF, lors d'une conférence de presse sur La Vie claire indique une plus- value nette de 400 millions de francs ; quelques jours plus tard, lors, de l'assemblée générale du groupe, la « plus-value réelle » est fixée aux alentours de 300 millions. Un bénéfice qui pourrait être encore inférieur. Quelques jours après la vente, Valeurs actuelles présente un tableau bien étayé et très justifié, reprenant des chiffres publiés par Pentland et par BTF et conclut à une plus-value de 30 millions de francs Cette analyse aurait le mérite d'expliquer en partie le coup de théâtre qui se produit trois mois plus tard, le 15 octobre 1992, lorsque la firme Pentland déclare qu'elle renonce au rachat d'Adidas. Les deux parties expliquent cette rupture brutale et inattendue de façon très différente. BTF, par les voix dissonantes de Gilberte Beaux, Élie Fellous et Bernard Tapie, affirme que Pentland avait, le 12 octobre, demandé une remise de 150 millions de francs sur un montant de 2,1 milliards pour obtenir les 79,95 % du capital. Selon Bernard Tapie, Gilberte Beaux et les autres actionnaires (banques et sociétés d'assurances nationalisées) auraient refusé tout net. Stephen Rubin, le patron de Pentland, qui avait déjà tenté d'obtenir un rabais de dernière minute dans les rachats des stylos Parker et des chaussures Puma, évoque, lui, plusieurs problèmes, non pas au sein d'Adidas mais entre la marque aux trois bandes et son holding de droit allemand BTF Gmbh. Qui dit vrai? Stephen Rubin a-t-il été refroidi par une conjoncture morose ou a-t-il été plus méfiant que les repreneurs de Look et Wonder, deux affaires vendues par Bernard Tapie lui-même ? En six mois, de mai à octobre 92, Bernard Tapie quitte donc la scène politique. Et bien qu'il ait plusieurs sociétés sur les bras, il abandonne aussi le monde des affaires où il est discrédité. Le président de l'Olympique de Marseille se fait plus prudent. Aucune arrivée à sensation, une masse salariale dégraissée et le juteux transfert de Jean-Pierre Papin au Milan AC pour renflouer une trésorerie au plus bas. Si l'Olympique de Marseille continue d'être la meilleure formation française, le club reste à un niveau d'endettement insupportable et risque de donner quelques soucis à son président. Sa situation personnelle n'est guère meilleure. Sujet longtemps tabou, il avoue en octobre 1992 à Vincent Beaufils, dans L'Express, avoir « 200 millions de francs de dettes personnelles et 80 millions de francs de leasing sur son bateau ». Quant à son actif (hôtel particulier rue des Saint-Pères, plus-value latente sur Adidas et ses 68 % dans BTF), il a fondu comme neige au soleil : l'immobilier a fortement baissé, BTF est très endetté et constitué de sociétés qui se sont, en deux ans, avérées invendables (« J'ai étudié la reprise de Testut, explique un banquier parisien, il aurait fallu me donner 200 millions pour que j'accepte l'affaire ») : Enfin, la plus-value lors de la revente d'Adidas est, d'une part, incertaine et sera, d'autre part, très diluée, les actionnaires du BTF ayant décidé de voter une augmentation de capital (le 16 décembre 1992, BTF vend Adidas à BTF Gmbh — holding de droit allemand recapitalisé par les banques — pour une somme de 2,08 milliards de francs et la SDBO, filiale du Crédit Lyonnais, est chargée de trouver un acquéreur). Le flambloyant repreneur aura connu en 1992 son année la plus noire depuis quinze ans. La fin d'une époque. La fin d'une ambition ? Difficile de se faire une opinion tranchée à moyen terme. Il avait annoncé qu'il choisirait entre politique et affaires avant juin 1992, puis dans un grand élan d'altruisme qui le caractérise, avait précisé : « Je prendrai ma décision à la rentrée [1992]. Avant cela, je dois analyser où est mon utilité pour les autres » Une certitude : Bernard Tapie doit toujours superviser la cession de ses affaires puisqu'il lui reste Testut, société très déficitaire. Il pose aussi quelques jalons pour un retour en politique, toujours par le front du Sud-Est, via la conquête d'une mairie. Marseille ou Nice? Côté « Afrique », Bernard Tapie est président du club, mais il n'est pas certain que cela constitue toujours un atout. Il a également fait des propositions de rachat du Provençal, l'ancien journal de Gaston Defferre aujourd'hui pro- priété du groupe Hachette. Côté « Afrique-du-Sud », il loue encore un appartement dans le quartier des musiciens et a voulu reprendre Radio Baie des Anges, naguère radio de Jacques Médecin. Rien ne presse : « Désormais, se félicite l'un de ses conseillers, on a réussi à lui imposer un calendrier, une vraie stratégie dans le temps et nous avons jusqu'en 199527. » Quant à l'intéressé, il a déjà donné plusieurs versions contradic- toires sur son avenir : « Quoi qu'il arrive, je finirai ma vie dans la politique. Cela va de soi », révèle-t-il fin mai 1992 à Libération. Deux semaines plus tard, il confie au Journal du Dimanche : « Si la décision me prend, j'emmène ma femme, mes enfants, quelques amis et je pars sur mon bateau. Je rêve de faire le tour du monde. » A la fin de l'année, ces deux versions révèlent leur surprenante cohérence. En effet, sans avoir appareillé, Tapie repart pour un tour du monde politique puisque le 24 décembre Pierre Bérégovoy le renomme ministre de la Ville. Peut-on mener une enquête sur Bernard Tapie ?

L'enquête sur le citoyen Tapie n'a pas été sans histoires, menaces voilées, rebondissements et interdits. Bernard Tapie a décliné toute forme de collaboration. Son refus a vraisemblable- ment été une garantie de travail objectif. Il aurait été difficile de résister à ses formidables dons de conviction et de séduction. Par la force des choses, ces pièges-là ont été évités. En revanche, les obstacles mis par le pouvoir en place ont constitué une difficulté plus sérieuse à surmonter. L'arrivée en politique de Bernard Tapie, prétendant à la reconquête de terres socialistes perdues, s'est révélée, à moins d'un an d'une échéance électorale capitale, un frein considérable. Les consignes — jamais officielles — sont de protéger le remuant poulain de l'écurie présidentielle, qui bénéficie d'un soutien jamais vu sous la V République pour un homme qui n'est pas du sérail. Le dossier des renseignements généraux — souvent une bonne base de départ pour un journaliste — s'est révélé totalement inaccessible. Il a été sorti des archives et se trouve en lieu sûr, dans le « coffre » ; ce coffre-fort est situé dans le bureau du directeur central des renseignements généraux (DCRG). Cette information a été confirmée par plusieurs fonctionnaires dans différentes zones géographiques. Seules quelques personnes sont habilitées à demander l'un de ces dossiers classés « rouges » qui se trouvent enfermés sous bonne garde : le DCRG et son ministre de tutelle, le ministre de l'Intérieur, et les plus proches collaborateurs du président de la République y ont accès, mais pas les fonctionnaires de police, même les mieux notés. Pour le dossier Tapie, comme pour quelques autres, il faut remplir une fiche et donner absolument le motif de la recherche. Les fonctionnaires classés à gauche n'y ont aucun intérêt, ceux classés à droite se verraient opposer un refus. Toutefois, un fonctionnaire peut consulter la fiche Tapie. Il s'agit d'une fiche bâtie sur des articles de presse regroupés et dont les informations n'ont pas été recoupées. Elle n'est, sous cette forme, d'aucune utilité. Si le dossier RG au nom de Bernard Tapie recèle des informations « très réservées », selon l'expression des fonctionnaires, il est très vraisemblable que, lors d'un changement de pouvoir, il pourrait être « vidangé ». En revanche, les rensei- gnements généraux, parfois sans discrétion, ont pris soin pendant dix-huit mois de surveiller l'avancement de l'enquête sur Bernard Tapie. Autre service du ministère de l'Intérieur à préserver jalousement ses dossiers, les « Courses et Jeux ». Certaines informations auraient en effet été nécessaires pour examiner le passé de Bernard Tapie, qui fut empêché par ce service de reprendre un casino. Pour l'attribution d'un agrément nécessaire à l'exploitation d'un casino, une commission, constituée de fonctionnaires de ce service et d'autres administrations, examine cas par cas les candidatures de demande d'agrément. La commission rédige un très court rapport, suivi de son avis. Selon ses recommandations, le ministre de l'Intérieur délivre ou rejette l'agrément. L'usage veut qu'un ministre de l'Intérieur ne désavoue pas cette commission. Le cas Tapie ? Dans ce domaine, nous n'en saurons rien. Député des Bouches-du-Rhône, Bernard Tapie est aussi fiché au service des archives de l'Assemblée nationale. Le seul dossier accessible est constitué d'articles de presse. Par une curieuse ironie, les articles compilés sont tous ceux de L'Idiot international, le journal dirigé par l'écrivain Jean-Edern Hallier. Ennemi intime du député, Jean-Edern Hallier et sa publication avaient été lourdement condamnés à 400000, puis 800000 francs, pour avoir notamment publié le casier judiciaire — d'ailleurs incomplet — de Bernard Tapie. Il mentionne lui-même certaines de ces peines dans son autobio- graphie, Gagner en relatant les affaires du Grand Dépôt et de Cœur Assistance. Toutefois, il faut savoir que la loi française est très sévère pour qui prendrait le risque d'évoquer une condamna- tion. Toutes ont été amnistiées. Il est également interdit de relater des faits liés à ces condamna- tions. Contrairement à la loi américaine, la loi française ne comporte aucune nuance. Outre-Atlantique, la loi tolère les mentions sur le passé judiciaire ou sur la vie privée si une personne a choisi d'épouser une carrière politique ou d'entrer dans la vie publique. Cette dernière accepte ainsi les avantages de la noto- riété, l'argent et la gloire, mais aussi ses inconvénients. Cette disposition explique le nombre important de biographies non autorisées, genre peu commun en France. Cette enquête sur Bernard Tapie a donc été en partie tronquée par l'absence d'éléments soustraits à la connaissance publique. Bernard Tapie n'est pas toujours responsable de cette situation mais en joue. Il est d'ailleurs très fier d'exhiber son casier judiciaire vierge. D'autres facettes de l'enquête ont parfois été surprenantes. Des dizaines de fois, on m'a répondu : « Pensez donc ! Bernard Tapie, c'est un ami ! » Ou : « Je suis celui qui en sait le plus sur Bernard Tapie. » Des vantardises souvent suivies de l'indispensable : « Je ne peux rien vous dire au téléphone, vous comprenez ? » Ou : « Je veux bien vous recevoir, mais mon emploi du temps est telle- ment chargé... » Untel voulait un contrat pour ses informations exclusives, un autre souhaitait montrer ses dossiers. Après quelques centaines de kilomètres et quelques minutes de conver- sation, le rituel leitmotiv tombait : « J'aurais bien aimé vous en dire plus. » Et, sur le pas de la porte, la conclusion était encore et toujours : « Vous verrez, je suis celui qui le connaît le mieux. » D'autres inventent n'importe quoi, portent des accusations d'une gravité extrême ou racontent la vie personnelle, les relations de Tapie avec sa femme, avec ses enfants ou même ses parents. Il y avait là du croustillant... Délibérément, ces témoignages, enregis- trés en bonne et due forme, ont été laissés de côté. De même, je n'ai pas voulu rencontrer les futurs adversaires de Bernard Tapie aux élections régionales, Jean-Claude Gaudin, Jean-Marie Le Pen ou leurs équipes de campagne. Certains interlocuteurs jouent les agents presque secrets. Ren- contre dans un grand hôtel parisien, murmures et demi-mot, allusions et croyances. Et les faits ? La réponse est invariable : « Pour cela, il faudrait voir Untel, qui a travaillé ici, mais qui n'habite plus à Paris et dont je n'ai plus le numéro. » Bernard Tapie lui-même n'a fourni que des bribes d'information à ses collaborateurs, associés ou amis. Un écrivain et homme d'affaires qui, sans vantardise, m'a dit être allé une dizaine de fois chez Tapie a formulé, lorsque je suis venu l'interroger sur le repreneur, cette question étonnante : « Mais alors, qui est-il ? » Ce fut donc un puzzle dont les morceaux, éparpillés dans les milieux politique, économique et sportif, sont difficiles à reconsti- tuer dans leur totalité. La particularité de Bernard Tapie est de cloisonner toutes ses activités, de travailler avec des personnes différentes selon le secteur. L'un de ses plus fidèles conseillers est toujours étonné de le voir prendre des décisions visiblement inspirées par des gens dont il ne connaît pas l'existence. Les mises en garde n'ont pas manqué. Elles furent quotidiennes, tour à tour amusantes ou pesantes. « Mais il va vous ramollir, s'inquiète une jeune femme. Vous n'avez pas peur? » « Vous savez à quoi vous vous exposez ? » demande encore un interlocu- teur. Personne n'a été en mesure d'étayer ce type d'affirmations, qui ont pourtant une origine : Bernard Tapie n'hésite jamais à utiliser de vraies menaces pour intimider un adversaire ou un journaliste « indélicat ». Tapie a lui-même essayé de me dissuader d'entreprendre ce livre lors d'un entretien express au siège du Groupe, avenue de Friedland. « Des livres? Il y en a quatre en cours. Vous ne serez pas le premier. Ça ne vaut rien, tout le monde s'en fout. » Après avoir donné son accord pour des entretiens avec lui et avec ses parents, il l'a repris quelques semaines plus tard. Ma demande se bornait à rencontrer son épouse, ses parents et ses enfants majeurs, Nathalie et Stéphane. J'ai cru longtemps que Bernard Tapie ou Noëlle Bellone, chargée de garder un œil sur les journalistes trop tenaces, avaient oublié mon entreprise. Et puis, dans la phase finale, alors que l'enquête était pratiquement terminée, j'ai tout de même reçu un coup de fil du Groupe Bernard Tapie, le 18 octobre 1991 : « On me dit, m'expliqua mon interlocuteur, que, lors de toutes tes inter- views, tu ne cherches que le mal. On te prévient, l'enjeu est trop important, si tu écris n'importe quoi, on sera obligé de réagir. » Pour tenter de rassembler les milliers de pièces du puzzle qu'est la vie de Bernard Tapie, il a donc été nécessaire de retrouver des dizaines de personnes, les copains d'enfance, les camarades de régiment, les professeurs et les acteurs des premières affaires. Il a fallu retourner au Bourget, sur les lieux de sa jeunesse, arpenter les rues de la commune, chercher tous ceux, la grande majorité, qui ont déménagé et habitent Lens, Nice ou Paris. Pour recouper des informations sans cesse contradictoires, il a été nécessaire de dénicher les quelques rares éléments de son parcours scolaire, de retrouver sa discographie complète, les traces de ses premiers passages télévisés en tant que chanteur en 1966 et 1967. Il a aussi fallu fouiller les archives de la Fédération française des sports automobiles ou tenter d'accéder à celles de Panhard. Les premières affaires de Bernard Tapie étant assez obscures, les témoins de cette époque sont pour la plupart restés dans l'ombre. Quant aux affaires économiques, il a fallu vaincre un milieu peu bavard. Des personnes ont refusé de répondre aux questions. Roland Cattin, gendre de Jean et Huguette Beyl, tous trois actionnaires de Look, a, après de multiples sollicitations, fini par lâcher, sincère, lucide et honnête : « Quand vous êtes cocu, vous n'allez pas le crier sur les toits. C'est vrai, ce fut le cas. Il est très désagréable d'en parler. Mes propos ne seraient pas objectifs. Je ne veux pas participer au concert des aboyeurs et des aigris » Gilbert Delhorbe, ancien directeur financier du Groupe Bernard Tapie, a refusé, lui, de s'exprimer pour des raisons déontologiques. Gilbert Delhorbe, qui, par le biais d'une société financière, prend des participations dans des sociétés, n'a pas la moindre envie de se mettre éventuellement à dos un homme de pouvoir. Pierre Despesailles, le loyal banquier de Bernard Tapie, admi- nistrateur de Bernard Tapie Finance et d'Adidas, a catégorique- ment refusé une entrevue. Les hommes politiques — ce n'est pourtant pas leur habitude — ont été timides'et discrets. François Mitterrand n'était pas décidé à dire « quoi que ce soit » sur Bernard Tapie, Valéry Giscard d'Estaing n'avait pas de temps à consacrer à une interview et Alain Madelin n'avait « rien à en dire ». Bernard Tapie, qui rêve de consensus politique, en a déjà réussi un. Tapie se sent d'ailleurs irrésistible, comme en témoigne cette anecdote : un matin, dans son hôtel particulier, il dit à un ami journaliste : « Viens, on va se marrer un coup, on va appeler tel ministre. »« Bernard Tapie à l'appareil... — Oui, monsieur Tapie, M. le Ministre est en réunion d'une extrême importance... mais... attendez, veuillez patienter quelques instants. » Tapie se retourne, rigolard, vers son copain : « Tu vois, ils sont tous comme ça » Une autre fois, à un journaliste qui s'inquiète des dernières mesures policières prises sur le dossier de l'Olympique de Mar- seille : « De toute façon, il y en a deux qui ne peuvent rien me refuser, le numéro 1 et Joxe » Comment ce môme du Bourget sans le sou est-il devenu si puissant et tant craint ? 1 Enfant du Bourget

La banlieue, la zone. Celle du Nord, un territoire pour faits divers, un univers de béton gris. Le début des années quatre-vingt- dix a donné une sale réputation à la banlieue, surtout celle-ci. Bernard Tapie est un gosse de cette banlieue. Un môme de la zone? Bien au contraire. Jean Tapie, lui, est un déraciné, un banlieusard. Il puise ses racines dans l'Ariège, pays rude de ses ancêtres. Son nom, Tapie, « murs en terre », résume des origines paysannes modestes, celles d'hommes qui construisaient eux-mêmes leur habitation avec des murs en terre séchée. Il marche à peine lorsque la famille Tapie arrive au Blanc-Mesnil, où son père est cheminot. Jean Tapie commence à travailler très tôt. Il est frigoriste, un métier qui l'accompagnera jusqu'à la retraite. Dans Paris occupé, il se rend quelquefois aux bals clandestins. C'est là qu'une amie lui présente Raymonde Nodot, employée un temps par l'Institut Pasteur et qui est au service d'un médecin. La jeune aide-soignante a, elle, toujours connu la banlieue, à Villiers-sur-Marne avant, encore gamine, de regagner Paris après le décès de son père, mort à vingt-neuf ans sur un champ de bataille. Quand elle déménage dans le XX arrondissement avec sa mère, son frère et sa sœur, la place Gambetta a encore des allures de faubourg qui s'ouvre au nord-est, vers la banlieue ouvrière de Paris, Pantin, Le Bourget, Le Blanc-Mesnil. Jean et Raymonde se marient durant l'été 1942, en juillet. La lune de miel sera courte. Jean a tout juste vingt ans. Il est requis par les Allemands. Il est l'un des premiers, à l'automne, à être enrôlé de force au STO (Service du travail obligatoire). Il tente de s'échapper mais sera absent quatre mois plus tard, le 26 janvier 1943, lorsque son premier garçon, Bernard, petit prématuré de sept mois et demi, naîtra en clinique à quelques pas de chez sa grand-mère, dans le XX arrondissement. Au retour de son père, Bernard aura déjà trois mois. A la fin de la guerre, Jean Tapie retourne travailler à la Satam, l'entreprise frigorifique dans laquelle il avait débuté, à La Cour- neuve. Dans cette banlieue, où bien des quartiers sont encore sordides, les logements décents sont rares. Les époux Tapie et leur fils trouvent à se loger dans un petit bourg coquet, à quelques jets de pierre de La Courneuve, Le Bourget. A moins de cinq kilomètres de Paris, Le Bourget ne ressemble en rien aux villes alentour, Aubervilliers, Drancy, où croupissent quelques bidonvilles. Au beau milieu de ce fief communiste, la ceinture rouge de Paris, Le Bourget a les allures d'un gros village de province. La situation n'aurait d'ailleurs guère évolué si, aujourd'hui, la route nationale 2 et le fracas des camions ne coupaient pas la commune en deux. Cette ancienne voie romaine qui mène à Senlis, devenue route des Flandres, puis avenue du Maréchal-Leclerc, fut jusqu'à la Première Guerre mondiale la seule richesse du Bourget. Les échoppes tiraient profit des voyageurs qui, sous l'Empire, s'arrêtaient au relais de poste. Ce fut aussi la route de toutes les guerres, notamment celle de 1870, théâtre d'une bataille sanglante entre Prussiens et Français à quelques pas du Bourget. La Première Guerre mondiale fut plus reconnaissante : derrière les cicatrices de la bataille, elle laissa le premier aérodrome de Paris. Nungesser, Roland Garros, Fonck et Hélène Boucher, pionniers aux casques de cuir, font leurs premiers décollages sur ce terrain. Le Bourget va devenir le lieu mythique des débuts de l'aviation. Autre épopée, l'aérodrome accueille les deux premiers Létord du service postal, puis la première ligne civile, Paris-Lille, le 12 février 1919. Longtemps le seul terrain autour de Paris, Le Bourget fait le 22 mai 1927 un triomphe à Charles Lindbergh. Il devient l'aéroport de Paris à la Libération. Entre-temps, la piste a essuyé les bombes. Toute la commune est touchée. En 1945, il faut donc reconstruire les petits pavillons, pour la plupart bâtis avant la guerre grâce à la loi du flamboyant Loucheur (1928), ministre du Travail et de la Prévoyance sociale. La route des Flandres est encore bordée d'une somptueuse rangée de platanes sous lesquels s'installe le marché. Les vieux arbres offrent l'été de beaux ombrages aux promeneurs. La quiétude du « petit village », d'où la commune tire son nom, est juste troublée le dimanche soir. La route des Flandres est encombrée d'une cohorte de véhicules fumants et toussotants ; premiers retours des forêts de Senlis et de Compiègne, où les Parisiens sont allés passer leur jour de repos. La semaine, la ville vit au rythme de l'Aéropostale. Dans le petit matin, les légendaires DC-3 font le point. Le vrombissement de leurs énormes moteurs et des hélices qui fouettent l'aube réveille les premiers marchands. Ils tournent pleins gaz en bout de piste avant de rouler lourdement et de hisser péniblement leur cargai- son. Les mômes, eux, ne manquent jamais les cortèges officiels. Chefs d'État, princes ou vedettes viennent se poser sur l'Aéroport de Paris. Une fois l'an, la fête aérienne secoue les habitudes. La bonne odeur du nougat des marchands de bonbons se mêle aux effluves d'huile des camions à frites installés le long de l'avenue devenue du Maréchal-Leclerc. Après la guerre, le docteur Mary est élu maire de la commune aux premières élections. Il devient, avec son homologue du Raincy, le seul maire de droite de la banlieue rouge, fief incontesté du Parti communiste. C'est à cette époque que le couple Tapie et leur fils viennent s'installer au Bourget, dans le seul logement acceptable trouvé près de la Satam, l'entreprise de réfrigération qui emploie Jean Tapie. Bernard Tapie va, pendant quinze ans, découvrir la vie dans cette bourgade résidentielle, tranquille, sans histoires, presque petite-bourgeoise. Loin surtout des stéréotypes collés aux ban- lieues ouvrières, mythe volontiers entretenu par Bernard Tapie. Dans des interviews très récentes, le gamin du Bourget préfère encore se réclamer de La Courneuve, à quelques hectomètres de là, où son père se rend tous les matins, alors que la maisonnée est encore endormie. « Le Bourget, raconte André Gombert, un camarade de classe de Bernard Tapie, lui aussi d'origine modeste et devenu riche négociant d'art, n'avait rien à voir avec la zone des bidonvilles qui existaient encore tout autour, à Aubervilliers et Drancy. Toutes Comment le gosse du Bourget sans le sou est-il devenu si riche, si célèbre, si adulé, si décrié ? Chanteur de charme, vendeur de téléviseurs, sponsor d'Hinault, député, patron de l'OM, repreneur de Manu- france, Look ou Adidas, leader de la gauche contre Le Pen, éphémère ministre de la Ville, l'itinéraire de Tapie est un inventaire à la Prévert. Sa réussite et ses échecs s'inscrivent dans une décennie où l'argent est devenu roi, l'entreprise une valeur, le sport un opium, la politique un show. Dans cet univers, vainqueur ou K.O., Tapie est incontestablement une star. Éclairer les zones d'ombre d'une biographie souvent opaque n'a pas été facile. Il a fallu des années à Chris- tophe Bouchet pour retrouver des dizaines de témoins, des copains d'enfance aux partenaires industriels et poli- tiques. La première enquête en profondeur pour savoir qui est vraiment Bernard Tapie.

Journaliste à l'AFP. Nouvelle édition actualisée Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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