REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE 8ll

ALIÉNATION ET DÉFRICHEMENT DES FORÊTS DOMANIALES DE LA MAITRISE DE VALOCNES

Carte des forêts du Cotentin au xvne siècle.

A l'occasion de recherches sur la disparition de certaines forêts domaniales — qui avaient d'ailleurs fait l'objet d'un article dans la Revue Forestière —, M. le Conservateur LUNEAU nous avait posé quelques questions sur les anciennes forêts du Cotentin. Nous n'a­ vions pu lui donner que des réponses très vagues n'ayant pu trou­ ver que des renseignements très imprécis sur l'histoire des forêts de la Région. La a été en effet dévastée par la guerre, les ar­ chives départementales ont été totalement détruites ; beaucoup d'ar­ chives privées ont disparu ; les recherches historiques sont de ce fait relativement difficiles. Nous avons eu la bonne fortune de trouver récemment quelques indications intéressantes sur ce que furent les anciennes forêts de 8*2 REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE

la Manche et comment elles furent défrichées; M. le Conservateur LUNEAU étant aujourd'hui disparu, nous avons néanmoins recueilli ces renseignements qu'il recherchait et nous proposons à la Revue Forestière de les publier en hommage à la mémoire de ce forestier aimable et distingué. Il est certain qu'à l'époque gallo-romaine, la majeure partie du Cotentin était couverte de forêts. Mais que furent exactement les défrichements à cette époque ? il est difficile de le préciser ; on ne peut guère essayer de le faire qu'en se basant sur la toponymie. C'est évidemment un peu hasardeux, cependant si l'on admet que le suf­ fixe ft ville » marque dans la plupart des cas une implantation gallo- romaine, une « villa », on constate une première « pénétration » de l'agriculture vers le centre de la presqu'île. Si l'on admet également, comme le prétend le professeur VIVIER, que le terme « vast » — très répandu dans le nord du Cotentin — marque un défrichement au moyen âge (dévasté), on voit nettement apparaître sur la carte une seconde étape de cette pénétration à l'in­ térieur de la forêt primitive. Bien que cette pénétration fut évidemment inégale, on peut consi­ dérer que tout le centre du Cotentin était encore boi^é quand Charles le Simple concéda la Neustrie à Rollón, Chef des Normands en 911. Celui-ci donna à deux de ses compagnons les forêts de Bricquebec, Saint-Sauveur et Néhou et se réserva la vaste masse de bois com­ prise sotos les noms de forêts de Brix, de et de Valo- gnes qui restèrent dans le domaine ducal et rentrèrent plus tard dans le domaine rovai. Ces forêts étaient naturellement grevées de droits d'usage consi­ dérables et des défrichements y furent déjà effectués par les moines des Abbayes de Montebourg, Cherbourg, etc.. Des procès qui sur­ girent entre 1233 e* T333 au sujet de la propriété des « Novales » font apparaître que des défrichements particulièrement importants furent réalisés entre Montaigu et Sauxemesnil sur les paroisses des Mesnil-au-Val, Tourlaville, le Theil et . La guerre de Cent Ans arrêta cette expansion des défrichements qui reprirent ensuite jusqu'à la promulgation des ordonnances de François Ier (1515-1518). C'est à cette époque que vécut le sieur de Gouberville, lieutenant dés Eaux et Forêts de la Maîtrise de , qui, dans son vieux manoir de Mesnil-au-Val, a rédigé:un journal si pittoresque et plein de renseignements des plus intéressants sur les modalités des ventes de bois, assiettes de coupes, adjudication de panage, etc.. et sur l'existence d'un forestier au xvie siècle qui, outre ses occupations strictement professionnelles, pratiquait l'élevage du cheval en forêt, estimant que les animaux élevés à l'état demi-sauvage, étaient plus nerveux que ceux qui se nourrissaient dans de gras pâturages... A la fin du χνιθ siècle, devant la poussée démographique et le FORÊTS DOMANIALES DE LA MAITRISE DE VALOGNES 813 développement des villes comme Cherbourg et Valognes, les défri­ chements s'étendent de nouveau. De 1575 à 1665, 4700 arpents de forêt furent aliénés à titre d'engagements par petites portions de moins de 5 hectares sur les communes de Saint-Cyr, Montebourg, Saint-Germain de Tournebut, , , , Va­ lognes, Alleaume, Yvetot, , Brix, Négreville, , Ta- merville, Sauxemesnil, Mesnil-au-Val, Le Theil, Gonneville, Digos- ville, Tourlaville, , Octeville, , et . De plus, 484 arpents furent usurpés pendant la même période. En 1605, toutes les forêts du Cotentin furent comprises dans l'en­ gagement des domaines de Valognes et Saint-Sauveur-le-Vicomte consenti au duc de Wurtenberg, mais en 1614, devant les représen­ tations du Parlement de Rouen, le Roi retira de l'engagement les forêts de haute-futaie qui, dès lors, ne cessèrent plus de faire partie du domaine royal. Vers le milieu du xviie siècle commence la grande période de dé­ frichements. Un édit du 4 septembre 1655 ordonne la vente à perpétuité, par inféodation, de quelques forêts du domaine royal désignées en un état arrêté au Conseil du Roi, vérifié au Parlement de Normandie le 18 décembre 1655 et en la Chambre des Comptes le 25 mai 1655. La vente de ces forêts devait procurer la somme de 1 800 000 livres d'après Γ édit royal qui créait au profit des acquéreurs 60 fiefs de hautbert ou de chevalier. Une partie des forêts de Valognes et de Brix était comprise dans l'adjudication à laquelle il fut procédé le 13 juillet 1657. On devait ainsi aliéner entre autres : 415 arpents du Bois de Boutron pour 14525 livres 750 arpents du Bois du Rabey — 30000 livres 75 arpents du Bois du Theil — 2 250 livres 672 arpents du Bois de la Haye de — 20 168 livres 620 arpents du Bois de Blanqueville — 12 250 livres 342 arpents du Bois du Mont du Ror — 20 892 livres 320 arpents du Bois de Varengrou — 9600 livres 1 265 arpents du Bois de Montebourg — 56 020 livres

4459 165705 livres En fait, ces bois furent retirés de l'adjudication, mais d'autres furent vendus, notamment la Haye de Valognes achetée par M. de MARENDI. 4 500 arpents de la Forêt de Brix furent également ad­ jugés à MM. DUBUC, de CLAIRE, etc.. Colbert venant aux affaires fit rentrer le Roi en possession d'une partie des forêts qu'il avait engagées et notamment de 1 176 arpents 8i4 REVUE FORESTIERE FRANÇAISE de la Haye de Valognes sur les ι 618 engagés, il fit dresser un in­ ventaire des forêts royales. Ce relevé effectué en 1661 donne: Forêt de Brix 11 197 arpents La Haye de Valognes 1 176 — Bois du Theil 152 — Forêt de Saint-Sauveur 2 715 — Bois du Mont du Roc Varengrou . . 810 — Bois de Montebourg et autres 4 773 — soit plus de 10000 hectares dont il ne reste pas aujourd'hui le 1/10. Le 17 octobre 1770, le Roi cède à M. le Duc de la VRILLÈRE, en échange de la Terre et Seigneurie d'Essoyes, près de Bar-sur-Seine, environ 15 000 arpents des forêts de la Maîtrise de Valognes, éva­ lués à un revenu de 20 000 livres. Celles-ci comprenaient suivant procès-verbal d'arpentage de 1771 : La Forêt de Brix 11 106 arpents 12 Le Bois d'Igosville 785 — Le Bois du Theil 152 — La Haye de Valognes 1 206 — Le Boutron 418 — Le Bois de Montebourg 1 238 —

14905 arpents 12

Par lettre patente du mois de février 1775, le Roi autorisait l'échangiste à faire couper la superficie des forêts et labourer le sol pour le mettre en culture en lui confirmant tous les privilèges et exemptions accordés pour les défrichements. Le Duc de la VRILLÈRE n'accepta cet échange que pour en faire bénéficier Mme de CUSACQUES, Marquise de LANGEAC, qui vendit par contrat du 13 mai 1775 tous les biens compris dans l'échange à Monsieur, Frère du Roi. Monsieur les revendit à une vingtaine de personnes à charge de défrichements. Les actes de vente stipulent: « Monsieur a considéré que ce domaine de Brix et dépendances, autrefois € planté en bois, mais depuis longtemps inculte et presque nul de rapport,

Toutes les forêts du domaine de Valognes n'avaient pas été alié­ nées, il restait encore en 1780 les bois suivants: Bois de Varengrou (Ste Croix-Tonneville) 393 arpents Bois du Montdurocq (Octeville-Nouainville) 350 — Bois de Beaudieulonde (Theurtheville-) 65 — Bois de Blanqueville (-^Gonneville) 620 — Bois de Barnavast (Montaigu-Theurtheville-Bocage). 980 — Bois du Rabey (Quettehou) 820 —

3 228 arpents Après la Révolution, ces six forêts devenues propriété d'Etat, fu­ rent vendues et la plupart d'entre elles défrichées. Il reste seulement aujourd'hui: Le Bois de Blanqueville 200 ha Bois de Barnavast 494 ha Bois du Rabey 340 ha Bois de l'Hermitage 100 ha et quelques boqueteaux. Telle est l'histoire résumée des défrichements du principal mas­ sif communément appelé Forêt de Brix. Quant à la forêt de Saint-Sauveur, située au sud-ouest de la fo- irêt de Brix et reliée à celle-ci par la forêt de Bricquebec, nous avons vu qu'elle avait été donnée par Rollón à ses compagnons au début du Xe siècle; elle ne devint domaniale — pour partie seule­ ment — qu'en 1366 à la suite d'un échange entre le Roi et un Sei­ gneur de St Sauveur. Cette forêt comportait: a) des « bois de defends» non grevés d'usage: Le Petit Parc 140 vergées — 35 ha Le Bois de la Haye d'Aurreville 250 vergées — 60 ha Le Bois d' 200 vergées — 50 ha b) des forêts coutumières lourdement grevées de nombreux droits d'usage : La Grande Forêt de Saint-Sauveur 1 936 ha La Forêt de Selsoïef 242 ha La Forêt de Néhou 450 ha En 1520, la totalité de ces bois appartenait à la Couronne, mais ils furent engagés en 15,75 avec tout le Domaine de Saint-Sauveur à Christophe de Bassompierre et en 1605 à Frédéric duc de Wur­ temberg qui céda le tout à Marie de Médias en 1612. Un édit de 1614 retira des engagements les forêts de haute futaie, mais par acte du 12 juillet 1577, le bois de Hautmesnil était engagé de nou­ veau à Jean des Maires, Avocat du Roi. 8ι6 REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE

Un édit royal du 4 septembre 1655 ordonnait l'aliénation des fo­ rêts de Normandie; le bois de la Plesse fut adjugé pour 9400 livres et la Haye d'Aurreville pour 29200 livres. Colbert empêcha qu'il fut donné suite à ces aliénations, mais d'autres parties de la forêt furent néanmoins engagées, notamment la forêt de Néhou: partie en 1675 Puis en τ75° et en τ77^- Un arrêt du Conseil d'Etat du 21 septembre 1779 autorisa le proprié­ taire à défricher à charge de remettre après 50 ans les terres en bon état de culture. Avant la Révolution, la forêt de Néhou avait totale­ ment disparu. La forêt de Saint-Sauveur fut administrée par l'Etat jusqu'à la loi du 25'mars 1831 qui en ordonna l'aliénation. La moitié de la forêt aurait été défrichée depuis un siècle. Est-ce que ces défrichements furent heureux? Sans doute ont-ils permis l'installation de nombreux cultivateurs et il serait absurde de contester qu'ils aient donné des résultats heureux tant du point de vue social que du point de vue économique, mais il est évident qu'ils ont été beaucoup trop étendus. L'examen d'une carte fait apparaître des espaces blancs malheureusement trop larges; ils re­ présentent de vastes landes absolument incultes qui ne sont pratique­ ment d'aucun rapport. Cependant, si les feuillus donnent dans l'en­ semble de ces régions des résultats assez médiocres — ce qui ex­ plique dans une certaine mesure le pessimisme du Comte de Pro­ vence quant à l'avenir de ces forêts — les résineux introduits depuis un siècle ont parfaitement réussi. Nous citerons notamment les pins sylvestres et les sapins de l'Hermitage à Sauxemesnil qui ont peu à envier à ceux des Vosges et les pins laricio de la Β risette à Saint Germain de Tournebut —• exploités il y a quelques années — et qui étaient des arbres remarquables. Le succès de ces enrésinements permet d'espérer qu'ils; s'étendront rapidement et que beaucoup de propriétaires renonceront enfin à protéger le lapin pour se consacrer à la mise en valeur de ces ter­ rains par un reboisement rationnel. Quelques-uns l'ont déjà compris et nous avons conclu dans cette région quelques contrats de tra­ vaux, mais il reste encore beaucoup à faire pour effacer les traces des défrichements manifestement abusifs dont les forêts du Coten- tin ont fait l'objet depuis 200 ans. R. de la HAYE, Ingénieur principal des Eaux et Forêts à Saint-Lô.