1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

77 | 2015 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/5049 DOI : 10.4000/1895.5049 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2015 ISBN : 9782370290779 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015 [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/5049 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/1895.5049

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© AFRHC 1

SOMMAIRE

Point de vue

La critique cinématographique au Brésil et la question du sous-développement économique : du cinéma muet aux années 1970 Eduardo Morettin et Ismail Xavier

Documents

Petit cinéma ancien Paulo Emílio Sales Gomes

La joie du mauvais film brésilien Paulo Emílio Sales Gomes

Une célébration très personnelle Paulo Emílio Sales Gomes, Yeo N’Gana et Sheila Maria dos Santos

Études

Le Brésil et la construction problématique d’un cinéma national (1896-1954) Gabriela Trujillo

Ni dolly, ni dollar – Caméra à la main, décolonisation en tête Lilia Lustosa de Oliveira

Le cinéma brésilien moderne et la Biennale de São Paulo Adilson Mendes

Archives

Glauber Rocha, dessinateur François Albera

Sur le tournage de Soy Cuba. Lettres de Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman (1961-1962) Alexei Konovalov

Chroniques

« Il Cinema ritrovato », Bologne, juillet 2015 Jean-Pierre Bleys, Lorenzo Codelli, Jean Antoine Gili, Pierre-Emmanuel Jaques, Myriam Juan et Lucien Logette

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Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian Raquel Schefer

Colloque international « "Splendid Innovations" : The development, reception and preservation of screen translation » (British Academy, Londres, 21-22 mai 2015) Samuel Bréan et Anne-Lise Weidmann

Colloque international « L’amateur en cinéma, un autre paradigme ? », 23-24 juin 2015, Université de Tours Anna Briggs

Exposition : J’aime les panoramas ! François Albera

Comptes rendus

Le retour de Kalatozov. Coffret Mikhaïl Kalatozov Potemkine, 2014 François Albera

Eisenstein et Meisel : contre les « restaurations », les variantes. Le Cuirassé Potemkine – Octobre (Filmmuseum, no 82) François Albera

Laurent Véray, Loin du Vietnam Livret (116 p.) accompagnant la réédition du DVD Loin du Vietnam (coordination et montage , film collectif de , William Klein, , , Jean-Luc Godard et alii, 1967) (1h56 ’), Arte Editions 2014 (sorti le 3 février 2015) François Amy de la Bretèque

Judith Pernin, Pratiques indépendantes du documentaire en Chine : histoire, esthétique et discours visuel 1990-2010 Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 289 p. Marie-Pierre Duhamel-Muller

Notes de lecture

L’équivoque de l’autorité – Didi-Huberman revient sur JLG : Passés cités par JLG. L’Œil de l’histoire, 5 Paris, Minuit, 2015, 208 p. Stefan Kristensen

Pascal Laborderie, le Cinéma éducateur laïque Paris, l’Harmattan, 2015, 284 p. Valérie Vignaux

Alexandre Astruc, le Plaisir en toutes choses. Entretiens avec Noël Simsolo Paris, Neige/Écriture, 2015, 216 p. Valérie Vignaux

Vient de paraître François Albera, Jean Antoine Gili, Myriam Juan et Mélisande Leventopoulos

Hommage à Raymond Chirat (1922-2015) Éric Le Roy

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Errata

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Point de vue

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La critique cinématographique au Brésil et la question du sous- développement économique : du cinéma muet aux années 1970 Film criticism in Brazil and the question of economic underdevelopment : from silent cinema to the 1970s

Eduardo Morettin et Ismail Xavier

1 Dès 1900, le cinéma a joué un rôle significatif dans l’émulation entre les principaux pays occidentaux, par la force de son « effet de démonstration » : la production industrielle de spectacles qui exercent une attraction sur des publics de composition variable atteste du pouvoir économique, du progrès technique, de l’intérêt pour la culture et de la compétence productive d’un pays. Cette caractéristique s’est très nettement manifestée lors des époques fortement teintes de nationalisme, comme celles qui ont précédé les deux guerres mondiales, lorsque le nouveau spectacle visuel n’a pas tardé à se substituer, tout au long du XXe siècle, aux Expositions Universelles en tant que mesure du progrès et instrument d’affirmation nationale sur la scène mondiale1.

2 Dans des pays comme les États-Unis, la France, l’Allemagne et l’Italie, la présence de monuments filmiques qui portent cette émulation à son paroxysme a été symptomatique. Dans de grands spectacles et superproductions, l’ingéniosité des effets techniques ainsi que l’échelle épique et historique des événements collaboraient au montage de « vitrines » dans lesquelles la Nation se reflétait tout en s’exhibant simultanément face aux autres nations. Cela fut le cas lorsqu’aux États-Unis l’impact de Cabiria de Giovanni Pastrone (1914) entraîna une réponse de la part de David Wark Griffith avec Intolérance (1916), dont la dimension de monument épique et historique fut à son tour concurrencée par des films comme Napoléon vu par Abel Gance (1927) et Metropolis de Fritz Lang (1927), pour ne citer que les productions des pays qui se disputaient l’hégémonie sur le marché international dans les années 1920, après la

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Première Guerre mondiale – période pendant laquelle la suprématie du cinéma français céda sa place au cinéma nord-américain.

3 Rien n’exprime mieux la compréhension de cette fonction stratégique du cinéma que la maxime adoptée par l’industrie nord-américaine et par la politique commerciale des États-Unis, une fois conquise l’hégémonie : tout pour le maintien de la position conquise, parce que « trade follows films » [le commerce suit les films], et non le contraire. Au-delà de l’exploitation de la valeur symbolique des images en tant que signe de la puissance productive qui affirme les genres cinématographiques et façons particulières de faire du cinéma, se révéla très tôt son effet au niveau de la circulation des valeurs sociales, des mythes, des modes de vie, des habitudes, des marchandises les plus variées.

4 En tant que spectacle international, mondialisé, mais avec une force renouvelée d’expression et de dissémination de valeurs et intérêts nationaux, le cinéma a vu depuis lors son parcours marqué par une asymétrie désormais séculaire : il est l’un des terrains où la division entre pays centraux et pays périphériques s’est très tôt établie le plus clairement, dans un cadre qui perdure de nos jours dans le camp dit occidental. Vivre cette asymétrie depuis une condition subalterne constitue l’expérience des Brésiliens qui, malgré tout, persistèrent dans l’effort de viabilisation d’une production cinématographique faite avec peu de moyens, composée de films destinés à un marché interne qui depuis le début du XXe siècle avait déjà un propriétaire2.

5 Ce complexe néo-colonial entraîna d’abord auprès de la critique cinématographique puis au sein de sa propre historiographie les réactions les plus variées face à une cinématographie qui n’atteint jamais les minima requis pour une continuité industrielle et parvint toujours avec beaucoup de difficultés sur le marché.

Cinéma muet : la critique et le complexe néo-colonial

6 Il existe tout un répertoire d’initiatives et de frustrations qui marque une production discontinue composée par les dits « cycles régionaux », expériences d’ascension et de déclin précoce de la production de longs métrages de fiction ayant eu lieu dans différentes régions du pays sur tout la période du cinéma muet3. Ces cycles régionaux définissent une expérience parallèle à ce qui se passait dans les principaux centres producteurs, Rio de Janeiro et São Paulo, qui étaient confrontés à des problèmes similaires, bien que présentant un profil de discontinuité moins radical.

7 À côté des « films posés », comme étaient qualifiées les fictions, existaient les films « naturels », terme issu de l’expression française « d’après nature »4, pour parler des registres que nous pouvons identifier comme documentaires. Cette production était essentiellement composée de projets faits sur commande pour des élites locales désireuses de se distinguer socialement et généralement poussées à le faire par les propres cinéastes dont l’intérêt était la viabilisation d’une vie professionnelle de cinéaste sans prétention « d’auteur ou esthétiques ». Il s’agissait de filmer les grandes propriétés agricoles et industrielles, le quotidien des familles aisées et les activités des autorités gouvernementales.

8 Au sein de la critique des années 1920, à propos du cinéma réalisé, particulièrement dans la revue Cinearte5, prédominèrent les expressions d’un timide nationalisme d’ornement qui, assumant l’idée du cinéma comme indice du progrès, eût aimé célébrer

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un cinéma national, mais qui presque toujours exprima sa frustration face à des films produits dans des conditions matérielles précaires6 qui étaient loin de constituer un signe de distinction et de fierté nationale, comme l’aurait été l’image désirée.

9 Cette critique jugeait la qualité de la production locale en termes de technique et de langage, à partir de la comparaison avec le modèle « indiscutable » de perfection, notamment dans le cas des genres fictionnels nord-américains qui dominaient le marché. Elle examinait la teneur des récits et les personnages, ainsi que la composition des scènes tournées en studio ou parfois dans des décors naturels, à partir d’un critère entaché de préjugés, d’un élitisme qui ne se faisait pas à un cinéma proposant une image difficile à assimiler, non en raison de cette faiblesse matérielle évoquée précédemment, mais parce qu’il exposait involontairement nos problèmes sociaux ou ce qui était considéré comme retard, manque d’hygiène ou ruralité7.

10 Cette production était également accusée d’être « peu brésilienne » du fait d’être réalisée majoritairement par des immigrés européens issus des couches populaires8. Dans le cas des documentaires, au-delà des problèmes mentionnés, tout plan ou séquence faisant allusion à la pauvreté et à la précarité sociale était condamné, dans un pays où ni le Noir ni l’Indien n’avaient droit à l’image, en dehors des contextes ethnographiques ou de folklore. Blancheur, décence et ingénuité allaient de pair avec l’exigence d’une représentation cinématographique qui cristallisât une vision déterminée du Brésil afin qu’il puisse se constituer pour les élites en instrument de divulgation de nos prétendues qualités.

11 Quoi qu’il en soit, cette production laissa derrière elle un ensemble de films qui avaient provoqué des débats sur sa qualité – avec une inévitable comparaison avec les films importés – et sur les importantes entraves à la production et à l’exhibition de longs métrages de fiction. La discontinuité de production et l’isolement de chaque cycle régional n’empêchèrent cependant pas la consolidation, au niveau de la critique de cinéma, et notamment à Rio de Janeiro, l’ancienne capitale de la République, d’un mouvement d’étude comparative qui avait pour horizon la réalisation d’un diagnostic général du cinéma brésilien. Dans cette entreprise, Cinearte se distingua en menant avec force vers la reconnaissance de la réalité d’un cinéma brésilien – dans le sens d’une constellation de films qui dialoguent entre eux, ou du moins parviennent à être vus par un public de premier choix (la critique) qui peut les comparer9.

12 Outre ce front, Cinearte mena des campagnes en faveur du cinéma brésilien, d’une façon générale, au sein des paramètres esthétiques de l’imitation du modèle hégémonique, tel que décrit précédemment, dans un mixte d’encouragement et, dans la plupart des cas, de dépréciation des films critiqués. Cette attention militante, comprise comme forme de promotion d’une cinéphilie destinée à soutenir le développement d’un cinéma national, ne se traduisit pas dans une discussion plus approfondie sur les conditions de production et sur les formes de confrontation avec le cinéma dominant sur le marché, détenteur du sceau de qualité et de valeurs sociales que la critique conseillait d’adopter afin de se diriger vers le progrès.

13 L’idéologie de l’imitation prévalut, et plus particulièrement dans la défense d’un imaginaire guidé par la bonne condition sociale des personnages, par les environnements de luxe au sein de mélodrames ou de comédies ajustés à « la bonne formule ». L’aspect hygiéniste fit de l’expression « photogénie » une garantie de la valeur des personnages, non dans le sens esthétique d’un Jean Epstein, mais dans celui plus prosaïque de « bonne apparence », ce qui en termes mélodramatiques signifia un

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mélange de décence morale et une meilleure présentation sociale de soi dans les limites de sa classe10.

14 L’exception, dans les années 1920, fut qu’on publia des textes dans les revues modernistes qui, motivées par d’autres questions, s’étaient rapprochées du cinéma11. Bien que Mário de Andrade n’eut pas effectivement embrassé la cause d’un « cinéma brésilien », il défendit dans ses critiques de films un nationalisme culturel empreint des valeurs comme traits culturels authentiques, façons d’être typiques au Brésilien, en dehors du registre colonisé dominant12.

15 Cette idée dominante n’empêcha pas, à son tour, la manifestation d’intérêt envers ce que le cinéma était capable de révéler d’un Brésil « hors-champ », vécu dans des régions plus éloignées des grands centres, avec des films applaudis en tant qu’embryons d’un cinéma instructif qui devait répondre à la nécessité de faire apparaître la « vie réelle du Brésilien obscur » avec l’objectif que le public des villes ait un contact avec l’immense Brésil méconnu (titre, d’ailleurs, d’un film de 1925). Cet intérêt eut un écho plus important dans les années 1930, quand se manifesta un désir de se tourner vers l’intérieur du territoire au sein d’une quête de la nationalité qui marqua le débat intellectuel sur le problème dans un contexte où le cinéma indiquait déjà cette possibilité à travers la réalisation d’une véritable chorographie filmique du pays, telle qu’indiquée dans des documentaires comme Brasil Pitoresco (1925) de Cornélio Pires13.

Inflexions nationalistes : la perspective de la gauche dans la critique

16 Marquées par l’autoritarisme politique et la centralité du débat sur le nationalisme, les années 1930 et 1940 connurent une tentative pour résoudre l’équation des problèmes de la culture du pays en les connectant à l’ordre social et aux conditions de vie d’une population soumise à des taux d’inégalité parmi les plus prononcés de la planète. En ce qui concerne le cinéma, d’un côté, les actualités cinématographiques et les documentaires commencent à être vus comme des moyens de diffusion des idéaux civiques, en alliant à cette plateforme d’action son utilisation éducative dans l’objectif clair d’exiger des images propres, signes de progrès et de développement. En avril 1932, le gouvernement de Getúlio Vargas rend donc obligatoire la projection d’un court métrage brésilien (appelé à l’époque « complément cinématographique ») avant tout long métrage de fiction14. Les mécanismes de censure sont affinés et la première structure étatique destinée à la production de films est créée en 1936 : l’Institut National de Cinéma Éducatif15. D’un autre côté, il faut par exemple signaler l’impact positif auprès des communistes, dont l’écrivain Jorge Amado, de films comme Favela dos Meus Amores [Favela de mes amours, 1935] de Humberto Mauro, qui incorpore des thématiques liées à la culture populaire, comme la musique ; sont également bien accueillies la « figuration du morro16, vu par les intellectuels de gauche comme le lieu du populaire et du national »17, et enfin la création en 1941 de l’entreprise cinématographique Atlântida. Connue plus tard pour ses comédies musicales, les chanchadas18, la maison de production fondée par Moacyr Fenelon, Paulo et José Carlos Burle, Nelson Schults, Arnaldo de Farias et Alinor Azevedo, affiliée au Parti Communiste Brésilien dès le début des années 1930, avait pour objectif initial la

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réalisation de drames sérieux dans lesquels l’histoire était marquée par un travail du populaire au sein même d’une perspective socialement engagée19.

17 Au Brésil, l’impact de l’arrivée du cinéma sonore à la fin des années 1920 eut des conséquences directes sur la réalisation de films. Les productions devinrent immédiatement plus onéreuses, ce qui rendit plus difficile la réalisation souhaitée des films de fictions. Les années 1930, marquées par la présence de l’État dans le contexte cinématographique, assistèrent à la réduction de la diversité régionale caractérisée pendant la décennie précédente, et le cinéma brésilien prit du temps pour réunir les conditions de sa restructuration. On doit rappeler par ailleurs la création de la Cinédia en 1930, entreprise d’Adhemar Gonzaga, propriétaire également de la revue Cinearte. La Cinédia matérialisa le projet idéalisé par la revue, en croyant que de bons studios et du matériel de qualité suffiraient pour qu’un film réalisé au Brésil soit bien accepté. Si Gonzaga fut le responsable d’œuvres sérieuses et importantes, dont Ganga Bruta (1933) de Mauro et O Ébrio (1946) de Gilda Abreu, la survie de l’entreprise était effectivement garantie par les comédies musicales.

18 Ce fut d’ailleurs avec le genre musical que le cinéma réussit à établir un contact plus direct avec le public à l’époque, au sein d’une expérience où le mimétisme jouait son rôle (en référence au musical américain), et était pratiqué avec une perception nette de la différence de recours et de facture, ce que les films relevaient de manière parodique. Sur ce point, le cinéma s’appuya sur la force de la culture du cirque, de la radio et du théâtre de revue, et incorpora un style d’humour qui faisait déjà partie du tissu quotidien, particulièrement lors du carnaval.

19 En 1947, l’Atlântida fut rachetée par le groupe Severiano Ribeiro, qui, en partenariat avec des entreprises nord-américaines, contrôlait une bonne partie du marché brésilien de distribution et d’exploitation. Afin de suivre la règlementation officielle qui, en 1946, avait édicté que les cinémas auraient désormais l’obligation de projeter trois films nationaux par an, l’entreprise commença à investir dans la production de chanchadas, aux allures très populaires et sources de grands succès commerciaux. Avec des budgets réduits et un modèle de production adapté à cette réserve de marché qui existait alors, une rare formule d’équilibre fut donc mise en place, en vue d’un possible cinéma.

20 En 1950, tandis que la ville de São Paulo s’apprêtait à célébrer son quatrième centenaire (1554-1954), la bourgeoisie locale ressentit le besoin de moderniser la culture. C’est dans ce contexte que, parmi d’autres entreprises, la compagnie cinématographique Vera Cruz fut créée (1949 et 1954). Encore une fois, la croyance persistait qu’un cinéma de qualité se ferait seulement avec des studios bien équipés et avec des techniciens préparés20. De ce projet naquirent des œuvres telles que O Cangaceiro (1953)21 de Lima Barreto, mais il fallut rapidement puiser dans l’univers de la culture populaire, par le moyen de la figure d’un artiste de cirque comme Mazzaropi, et produire des comédies assez éloignées des drames sérieux qui, en principe, constituaient le cœur de la production. Le projet industriel de la Vera Cruz échoua et l’entreprise fit faillite, principalement en raison d’un manque de connaissance des mécanismes de distribution et d’exploitation.

21 Dans les années 1950, Paulo Emílio Sales Gomes réalisa son travail le plus pointu d’intervention, d’une part dans la réitération de l’impératif de construction de l’histoire et de la mémoire du cinéma brésilien – par la recherche et la consolidation d’archives aussi essentielles que celles de la Cinémathèque Brésilienne –, et d’autre part en conduisant le débat sur la conjoncture sociale contemporaine.

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22 Au Brésil, le cinéma ne s’étant jamais constitué comme une industrie et ayant été jusque dans les années 1930 une activité marginale au sein de la culture brésilienne, il n’existait pas de conscience propre de la mémoire qu’il fallait préserver, ce qui présente un impact direct sur les fonds existant aujourd’hui22. La Cinémathèque brésilienne trouve son origine dans le Club de cinéma de São Paulo, fondé en 1940 par de jeunes étudiants en philosophie à l’Université de Sao Paulo, dont Paulo Emílio faisait partie. L’histoire de l’institution est néanmoins marquée par des difficultés et des crises successives, typiques d’un pays peu enclin à l’investissement massif dans la préservation de son histoire, ce qui empêche la constitution d’archives plus vastes et plus représentatives de tout ce qui a été produit jusqu’à présent23. Si ces images existent encore, c’est grâce aux cinémathèques. Comme le disait Paulo Emílio, « s’il n’y a pas de culture sans perspective historique, comment connaître l’histoire du cinéma quand les films n’ont pas été conservés ? »24.

23 Les articles de Paulo Emílio écrits à cette époque pour le Suplemento Literario du quotidien O Estado de S. Paulo s’insèrent dans le plan d’attaque contre l’absence de mémoire en tant que facteur subjacent aux préjugés des cinéphiles, issus de la répétition du dogme – « le cinéma brésilien n’a pas d’histoire » – fondé sur un manque d’information. En même temps, ces textes témoignent d’une incapacité à observer, au niveau de l’économie-politique, la complexité des facteurs qui constituaient les freins à un développement de ce cinéma, à l’époque marquée par la faillite des tentatives industrielles récentes (dont la mise en œuvre de la Vera Cruz en 1954). Cette faillite était justement liée à cette méconnaissance des facteurs de la part des entrepreneurs et à l’indifférence d’un État libéral dans la conduite d’une politique culturelle qui, comme le dit Sales Gomes avec ironie, n’aurait pas dû être vue comme une chose « contraire au cinéma brésilien », mais comme la politique créée par une élite dirigeante pour laquelle le cinéma brésilien n’existait même pas25.

24 Adhemar Gonzaga et Pedro Lima, de la génération des critiques des années 1920, ainsi que Pery Ribas, Francisco Silva Nobre, Carlos Ortiz et Alex Viany26 participèrent à ce processus de réflexion sur l’histoire du cinéma brésilien. Il ne s’agissait pas d’historiens de profession et, d’une manière ou d’une autre, il existait un projet d’intervention plus directe sur le présent dans le processus même de production filmique. Se tourner vers le passé impliquait littéralement d’apprendre des erreurs, de repenser des stratégies dont l’efficacité devrait voir sa validité attestée, une arme de combat sur un champ de bataille bien démarqué : celui de la conquête d’un marché qui mette en avant les films faits au Brésil. Une conquête toujours repoussée, dans un processus qui laissa fleurir une politisation de la pensée sur la culture en général et le cinéma en particulier, et parvint à son point décisif d’inflexion à la fin des années 1950 – moment où Paulo Emílio exposa la plaie ouverte depuis le début du siècle.

25 Face à une accumulation de frustrations qui marquait la carrière des cinéastes et le quotidien de la critique dans les journaux, Paulo Emílio fit face à la situation en concluant sur une description implacable de ce qu’il appela une « situation coloniale ». Exposée lors de la Primeira Convenção da Crítica Cinematográfica27 réalisée en 1960, sa réflexion exprime le sentiment général et souligne les conditions qui lui sont sous- jacentes. Parce que nous sommes à la frontière avec les textes concernant la relation entre cinéma et sous-développement, nous allons nous arrêter ici sur le parcours de ce critique.

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Sales Gomes, de « Une situation coloniale ? » à « Cinéma : trajectoire dans le sous-développement »

26 L’intervention de Sales Gomes à la Convenção da Crítica eut un énorme impact sur les réalisateurs et les critiques en tant que synthèse d’une situation qui devait être reconnue afin que la réflexion sur le cinéma avance. Pendant toute la période des années 1960, le relief donné par le critique à la « situation coloniale » fut associé à la notion de sous-développement28. La discussion sur le cinéma, en se politisant, chercha à établir un lien plus fort avec les débats autour de projets nationaux, dans une conjoncture où l’équation de l’inégalité se posa sous la forme de cette notion de terrain des analyses de l’ordre économique mondial : le sous-développement comme structure de domination génératrice d’échanges asymétriques entre un centre hégémonique, capable d’imposer ses intérêts, et une périphérie entraînée dans un jeu de forces qui la rendait incapable de rattraper son retard. Il ne s’agissait pas seulement de donner une nouvelle description de la distance entre pauvres et riches, mais aussi d’apporter une solution à un engrenage qui devait être combattu. Il existait un impératif de transformation sociale associé au concept, un projet d’émancipation nationale qui engageât les cinéastes qui tôt comprirent ses implications et l’adoptèrent dans leur réflexion sur les « modes de production » et sur l’incidence de ces derniers sur l’esthétique du cinéma. L’échec de la reprise du modèle des grands studios hollywoodiens, conjointement à l’assimilation de l’expérience du néo-réalisme italien comme manière d’affronter le manque de ressources, définirent de nouvelles directions qui se déclinèrent dans le Cinema Novo, mouvement qui écarta les rêves d’industrie et inventa son esthétique à partir d’une compréhension plus poussée de la question du sous-développement. À partir de nouveaux critères de valeurs, le cinéma moderne brésilien des années 1960 dépassa le mimétisme typique du complexe colonial et obtint une ferme insertion dans la culture, avec la production d’un imaginaire associé à l’idée d’authenticité comme façon de filmer adaptée aux conditions matérielles et au tissu de la vie sociale. En termes pratiques, au-delà du rejet de l’expérience de la Companhia Vera Cruz, la critique des chanchadas devait être faite. Lors de la genèse du Cinema Novo, la dominante politique suscita des difficultés dans l’acceptation de la comédie musicale, bien qu’elle fût un genre populaire éloigné du modèle assumé en 1949 par la Compagnie des industriels de São Paulo qui prétendait inaugurer un cinéma brésilien qui serait pris au sérieux.

27 Pour ceux qui pariaient sur une lutte pleine de succès contre les règles du spectacle et de la culture de marché, la chanchada était vue comme une expérience marquée par de vagues espoirs d’un Brésil comme pays du futur, une comédie vouée à dessiner le côté souriant du pays. Ces arguments pesaient plus que l’éloge vis-à-vis de la façon dont la chanchada s’appuyait sur une conscience aiguë de son lieu de parole, avec une auto- ironie et un sens de la parodie considérés comme une frange complaisante envers l’ordre existant et, sur le plan esthétique, comme l’expression du « mauvais goût » de la culture médiatique aussi difficile à accepter que la pompe lettrée et tout aussi ingénue de l’industrialisme. Le Cinema Novo s’identifia au legs moderniste et dirigea son attention vers ce qu’il y avait de plus problématique dans la vie sociale : pauvreté, structures obsolètes, volontarismes du pouvoir, violence. Son engagement était une exposition de la réalité sociale capable de produire un élan de transformation.

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28 Visé par le désir de conscientisation politique, le public devint « peuple », une collectivité a priori critique que son expérience de vie était censée mobiliser pour discuter les vérités du sous-développement projetées à l’écran. En 1965, Glauber Rocha fit le bilan de ce programme esthético-politique dans le manifeste « Pour une esthétique de la faim ». Sous forme de dialogue avec Frantz Fanon à propos de ses réflexions sur la guerre anticoloniale en Algérie29, Rocha y défend une notion d’identité culturelle qui, partant du scandale de la faim comme emblème du sous-développement, peut rencontrer dans la négation de l’Autre (l’impérialisme) un moyen d’affirmation propre à générer une nouvelle conscience.

29 La pratique du Cinema Novo et son programme ne signifièrent cependant pas la dissolution effective du problème de la colonisation culturelle via le marché, en lien avec l’asymétrie des pouvoirs centre-périphérie. Ce qui changea dans ce processus fut le terrain où était pensée cette question, un apprentissage de la façon dont le sens politique des opérations programmées dépendait d’une confrontation de forces plus large que supposée par le passé. Dans un contexte difficile, le cinéma moderne (le Cinema Novo et ses déclinaisons) avança en termes esthétiques et dans ses modes de production, mais ne résolut pas la question de sa place sur le marché de l’exploitation, pas même lorsqu’il passa d’un cinéma d’auteur radical à une incorporation progressive des stratégies de communication auprès du grand public à la fin des années 1960. Ses impasses remirent en cause les discontinuités historiques du cinéma brésilien.

30 Dans ses textes de la période 1972-1974, une phase qu’il définit lui-même non sans ironie comme jacobine, Sales Gomes mena à son terme une réflexion à partir de cette nouvelle crise de production d’un cinéma qui ne parvenait pas à élargir son dialogue avec le public. Son essai « Trajectoire dans le sous-développement » (1973)30 est une grande synthèse qui met bout à bout toute l’expérience du siècle, à la recherche des liens qui expliquent cette oscillation entre floraison et déclin, en désignant la contribution spécifique de chaque tendance du cinéma brésilien et les conditions dans lesquelles il effectua son parcours, moins soucieux de consacrer des talents que de dessiner les processus, visant un bilan historique. Bien qu’aux allures d’une constante remise à leur place des crises, cette histoire mit en évidence l’objectif de la conquête du public, conquête par ailleurs constamment ajournée, de sorte que la tant souhaitée interaction démocratique entre film et société, entre cinéastes et critiques, entre œuvres et public ne se réalisa pas. Il fallut encore convoquer les différents secteurs pour une action basée sur une vision plus réaliste du parcours d’une cinématographie dans le temps, rappeler les vicissitudes déjà affrontées et qui, à un moment donné, semblaient dépassées au sein de la dynamique du cinéma moderne.

31 Au sein de la téléologie figurant dans le schéma de Sales Gomes, le terme final ne se réalise pas, il reste au stade du projet. Autrement dit, il s’agit d’un présupposé de l’analyse qui permet d’accentuer, au présent, le caractère inabouti du processus d’affirmation d’une cinématographie, un processus qui ne doit pas être compris comme la révélation d’une essence nationale qui se manifeste – notion statique et conservatrice, où l’idée d’authenticité serait inséparable du passé pré-industriel, pris comme origine mythique de la nation. Au contraire, ce processus doit être assumé comme une construction basée sur un manque historiquement constitué. C’est la phrase célèbre : « Nous ne sommes ni Européens ni Américains du Nord, mais, privés de culture originale, rien ne nous est étranger car tout l’est. Nous nous construisons péniblement nous-mêmes, dans la dialectique raréfiée entre le ``non être’’ et ``l’être

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autre’’ »31. Bien que raréfiée, cette dialectique entre le « non être » et « l’être autre » suppose un mouvement à travers lequel l’affirmation culturelle et l’émancipation politique doivent être atteintes à partir de l’expérience de l’opprimé – c’est-à-dire des classes populaires que Sales Gomes assimile à la sphère de « l’occupé », en opposition à la sphère de « l’occupant », catégorie qui inclut les secteurs de l’élite et des classes moyennes dont la culture se satisfait d’une dynamique répondant aux influx extérieurs, dont le cinéma hégémonique qui domine le marché.

32 La vie culturelle du pays devrait se constituer comme un dialogue sans hiérarchie. La production – de films, textes et connaissances – devrait suivre une dynamique qui se réaliserait dans un mouvement à double sens, dans lequel la réception constituerait un moment nécessaire, aussi bien de la part du public que de la critique, des cinéastes et d’autres artistes, tous étant également décisifs. Une fois que le côté de la réception est reconnu comme fondamental, la persistance du relatif isolement d’un cinéma le conduit au cercle vicieux du sous-développement. Le cinéma moderne des années 1960-1970 – produit dans la sphère de « l’occupant » (artistes et intellectuels) – affronta les questions de « l’occupé », avec qui il s’identifiait, en les projetant à l’écran. Mais « l’occupé » n’était pas parmi le public32. Une fois de plus on retrouva l’impasse dont le dépassement exigeait un mouvement de l’ensemble de la société. Bref, le cinéma brésilien ne réussit pas à s’émanciper par ses propres moyens. Ce qui comptait était la logique sous-jacente aux freins et conflits typiques à la sphère publique du XXe siècle, sphère marquée par l’hégémonie de l’industrie culturelle globalisée et ses foyers centraux de production. Des expériences s’accumulèrent, et avec elles quelques réussites esthétiques, mais la position particulière du cinéma dans la société exigeait encore la capacité d’inclure « l’occupé » qui n’avait pas encore été satisfaite.

33 S’il avait exalté et soutenu le Cinema Novo tout au long des années 1960, Sales Gomes présentait maintenant un défi à ce mouvement de jeunes cinéastes. Selon lui, le prestige auprès d’une partie de la critique et du public universitaire, lié au succès dans des festivals internationaux, fut une conquête insuffisante, car elle demeurait dans la sphère de « l’occupant ». Il était nécessaire de poursuivre la conquête d’un public plus large et de conclure une interaction auteur-œuvre-public qui n’exclut pas la majorité de la population.

34 Ce qui se configure dans l’essai en tant qu’intervention directe dans le champ du cinéma exprime en réalité une préoccupation plus grande où étaient impliqués les différents secteurs intellectuels engagés dans des projets d’émancipation impossibles pendant la période de la dictature, en particulier lors des années de plomb entre 1969 et 1973. Le texte est destiné aux lecteurs de la revue Argumento qui réunissait des intellectuels de gauche, affrontait la censure et était lue par les jeunes universitaires que Paulo Emílio convoquait pour débattre avec une lucidité plus prononcée de la conjoncture politique et culturelle, avant tout en ne s’éloignant pas du cinéma brésilien.

35 En 1973, il y eut assurément une tonalité anti-épique dans la réflexion du critique au nom de la continuité de la cinématographie, liée à la reconnaissance des oppositions et conflits. Dix ans plus tôt, à la veille du coup d’État militaire de 1964, la perspective de la gauche était celle de la Révolution imminente qui demandait un cinéma de rupture. Ce cinéma réussit à survivre dans ce contexte hostile mais n’évita pas sa propre crise de production à la fin des années 1960, lorsqu’il souffrit du poids de la conjoncture politique et économique. Cette conjoncture entraîna l’élaboration d’un bilan historique

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de la part de ceux qui reconnaissaient qu’il s’agissait moins de proposer le grand saut, que de soutenir la continuité d’un cinéma qui subissait la menace d’un collapse. En raison d’un nouveau tournant politique, ce collapse pressenti ne fut pas immédiatement confirmé. À partir de 1974, le cinéma brésilien gagna un nouvel élan, soutenu par l’État, lorsque l’entreprise étatique Embrafilme, créée en 1969 pendant les « années de plomb », redéfinit sa politique, en finançant la production et en assumant la distribution du cinéma sur le marché33.

Les vicissitudes du cinéma brésilien et la provocation de Sales Gomes

36 La période 1974-1984, bien qu’elle ne fût exempte de contradictions, marqua un cinéma qui se développa et rencontra dans son aile cinemanoviste34 l’expression d’un nationalisme culturel éclairé capable d’assauts contre l’industrie hégémonique, dans un contexte de militance devenue possible dans la nouvelle conjoncture de la détente35 engagée en 1974. La politique de l’État, en corrélation avec le soutien direct au cinéma, finit par conclure un « pacte non signé » avec des cinéastes de gauche. Pour le régime dictatorial, il était impératif que l’on ne s’imaginât pas qu’ils eussent créé, avec la censure, un « vide culturel ». En quête d’un « bon cinéma, sérieux », le régime n’avait pas trouvé ses cinéastes organiques et chercha d’autres partenaires. De cette façon, à côté des genres du cinéma de divertissement à succès, un cinéma critique gagna une plus grande visibilité, dont la teneur ne permettait pas la simple réduction à un statut d’acteur culturel « coopté par le régime ». Bien qu’instable et devant faire face à des freins d’ordre politique, ce processus engendra une période de croissance sur le marché et une diversité de production qui assura une continuité que l’on pensait plus pérenne. Cependant, l’inversion de perspectives ne dura pas, car les paris à long terme ne se concrétisèrent pas, même à partir de 1985 avec ladite Nouvelle République qui correspond à la fin de la dictature militaire et à la transition vers le régime démocratique36.

37 Les dix premières années du nouvel ordre réservèrent bien des désillusions et furent loin de promouvoir le cinéma. Après cinq années mornes, 1990 fut l’année du « coup de gouvernement » néo-libéral de Fernando Collor contre la culture, dans une manœuvre qui inclut la cessation d’activité d’Embrafilme et provoqua la fin du modèle de production élaboré dans les années 197037. À partir de 1994, le secteur prit un nouveau départ avec la Loi de l’Audiovisuel, politique d’État qui, à l’aide de mesures de crédit d’impôts, viabilisa la réalisation de films dans une période connue comme celle du « cinéma de la reprise ». Celui-ci, avec des hauts et des bas, consolida une production marquée par une moindre mobilisation politique, puisque l’idée de détenir un mandat populaire pour parler au nom de l’émancipation nationale avait cessé d’exister pour les cinéastes. Il n’est pas question ici de proposer un profil de ce cinéma et de ses dominantes esthétiques, en dehors de l’observation du léger déplacement opéré dans la dynamique présidant la sphère publique médiatique. Cette dernière, en réalité, s’éloigna encore plus radicalement de l’idéal d’interaction plus démocratique entre film et société, entre cinéastes et critiques, entre œuvres et public.

38 Le cinéma brésilien a atteint un seuil de production relativement élevé mais reproduit un modèle historique de présence réduite sur le marché qui demeure aux mains des entrepreneurs de toujours. Suivant une règle générale, au Brésil, il est plus facile de

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produire que de montrer des films dans les salles de cinéma. Ce qui renvoie aux questionnements d’autres époques, bien que dans une conjoncture très distincte de celle qui marqua le moment de la réflexion de Sales Gomes. Vers 1973, dans la bataille de la communication (et de la création), la censure de la police fut un facteur de poids38, en plus des injonctions structurelles du marché. Cependant, le point le plus effectif en terme de contrôle pendant la dictature fut l’instrumentalisation du processus de modernisation technologique de l’industrie culturelle électronique, mouvement au sein duquel la télévision renforça son hégémonie, servant de paramètre pour la communication journalistique et l’esthétique des genres populaires de fiction39.

39 Le régime militaire laissa un héritage à la Nouvelle République qui, bien qu’ayant largement atténué la censure, vit le mouvement général des médias mondiaux passer devant les désirs de démocratisation, ce qui mit davantage en évidence les mécanismes déjà connus de concentration du pouvoir et de censure propres au mode de production de l’industrie culturelle : la plus grande force est conférée à ce qui se répète en tant que stratégie de communication et qui a pour horizon (et non comme destin certain) la conformation d’un type de subjectivité balisée selon la bonne réception de ce qu’elle offre.

40 Dans le contexte de 1973, quel était, selon Sales Gomes, le rôle de la critique et des intellectuels ? Il leur fallait accomplir leurs tâches dans la lutte contre la dictature et en faveur du dépassement du « complexe colonial » qui troublait les valeurs pour bien considérer les films. Autrement dit, il fallait aux critiques effectuer une prise en compte des implications culturelles et surtout politiques de deux situations distinctes (et non exclusives) qu’ils affrontaient simultanément dans leur travail. D’une part, la situation d’évaluation de films étrangers sur lesquels ils avaient une influence minime. D’autre part, la situation directement vécue dans leur compréhension du cinéma brésilien face auquel la réponse du critique constitue un moment des plus effectifs dans le processus dialogique où ils sont directement insérés ; une insertion directe non pas en fonction d’un « appel nationaliste », mais en raison des conditions pratiques qui définissaient un lieu de parole à partir d’un contexte spécifique qui établissait l’étendue de chaque modalité d’intervention ainsi que le sens qu’elle pouvait acquérir.

41 Étant donné le champ d’opérations aujourd’hui, où l’accès à la diversité est plus difficile et fait que les interventions radicales sont moins puissantes dans l’espace des grands médias, nous croyons qu’il y a de la place pour une réflexion renouvelée sur la manière dont Sales Gomes comprend les options non exclusives de la critique. Comme l’indique cet article, cette formulation est loin d’avoir perdu son aspect provocateur.

NOTES

1. Sur le sujet, voir Ismail Xavier, « On Film and Cathedrals : Monumental Art, National Allegories and Cultural Warfare », dans Lucia Nagib, Chris Perriam, Rajinder Dudrah (dir.), Theorizing World Cinema, Londres, I. B. Tauris, 2011, pp. 21-44, et Eduardo Morettin, « Universal exhibitions and the cinema : history and culture », Revista Brasileira de História, vol. 31, no 61, 2011, pp. 231–249,

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URL : http://www.scielo.br/scielo.php? script=sci_arttextpid=S0102-01882011000100012lng=ennrm=isotlng=en, dernier accès le 30 août 2015. 2. Le commerce de films au Brésil eut la France comme principal fournisseur jusqu'à la Première Guerre mondiale (comme ce fut généralement le cas globalement). En 1915, la Fox entre sur le territoire et gagne rapidement le marché jusque-là dominé par Pathé. Pour une compréhension de l'économie cinématographique des premières décennies du XXe siècle, voir Julio Lucchesi Moraes, « Sociedades culturais, sociedades anônimas : distinção e massificação na economia da cultura brasileira (Rio de Janeiro et São Paulo, 1890 – 1922) », São Paulo, Université de São Paulo, 2014 (Thèse de Doctorat), URL : http://www.teses.usp.br/teses/disponiveis/8/8137/ tde-15062015-104429/pt-br.php, dernier accès le 25 juillet 2015. 3. Pour plus de détails à propos de cette production, réalisée dans des villes éloignées comme Cataguazes (Minas Gerais), où se révéla la figure de Humberto Mauro, Pelotas (dans le sud du pays), Recife (Pernambuco) et Campinas (nord-ouest de Sao Paulo), voir Maria Rita Galvão, « Le muet », dans Paulo Antonio Paranagua (dir.), le Cinéma Brésilien, Paris, Centre Pompidou, 1987, pp. 51-65. 4. En français dans l'original. 5. Ce fanzine, inspiré de son double nord-américain Photoplay, a été édité entre 1926 et 1942. On peut y accéder via http://hemerotecadigital.bn.br/. À propos de son idéologie, voir Paulo Emílio Salles Gomes, Humberto Mauro, Cataguazes, Cinearte, São Paulo, Perspectiva/Universidade de São Paulo, 1974, et Ismail Xavier, Sétima Arte : um culto moderno, São Paulo, Perspectiva/Secretaria da Cultura, Ciência e Tecnologia dos Estado de São Paulo, 1978. 6. Etant donné que le cinéma ne s'est jamais organisé en tant qu'industrie au Brésil, cette fragilité était latente dans les aspects dits techniques, comme le décor, les costumes, l'équipement de tournage, d'éclairage et de prise de son, toujours plus sophistiqués et onéreux, sans compter la pellicule, toujours importée, et, de ce fait, disponible en quantités ô combien limitées par rapport aux nécessités de tournage. 7. Eduardo Morettin cite des passages de critiques faites dans les années 1920 et 1930 qui présentent bon nombre de ces préjugés dans « Le documentaire muet au Brésil : la critique désire et l'image montre », Nuevo Mundo Mundos Nuevos. Cuestiones del tiempo presente, URL : http:// nuevomundo.revues.org/62850. Mise en ligne le 29 mars 2012, dernier accès le 10 juillet 2015. 8. Selon les informations récoltées par Maria Rita Galvão dans Crônica do Cinema Paulistano, São Paulo, Ática, 1975, p. 32. 9. La revue a même réalisé des concours pour choisir et récompenser le meilleur film brésilien de l'année en instituant la Medalhão de Bronze [« Médaille de Bronze]. Lors de la première édition du prix, en 1928, fut récompensé O Thesouro Perdido (1927) de Humberto Mauro. Cf. Paulo Emílio Salles Gomes, Humberto Mauro, Cataguases, Cinearte, op. cit., pp. 204-209. 10. Dans Sétima Arte : um culto moderno, op. cit., Ismail Xavier discute la forme par laquelle les théories d'Epstein, Dulac, Moussinac (entre autres) furent appropriées et « traduites » par les critiques brésiliens. 11. Ismail Xavier, ibid., pp. 154-166. 12. Les critiques de l'auteur de Macunaíma ont été réunies par Paulo José da Silva Cunha dans No Cinema, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 2010. Comme il le dit lui-même à propos de São Paulo a Rio para Casar (1922) : « Il est nécessaire de comprendre les Nord-Américains et non de les singer. Profiter de ce qu'il y a de bon du point de vue technique et non du point de vue des costumes » (p. 6). [Notre traduction] 13. Outre celui-ci, nous disposons d'autres documentaires qui pourraient être insérés dans ce cadre, tels que No País das Amazonas (1922) de Silvino Santos et Ao Redor do Brasil (1932) de Luiz Thomas Reis. À propos du Brésil Pittoresque, voir Eduardo Morettin, « Le documentaire muet au Brésil : la critique désire et l'image montre », op. cit.

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14. Ce fut la première mesure d'intervention de l'État brésilien sur le cinéma. À propos du décret et des autres initiatives du gouvernement de Getúlio Vargas à l'époque, voir Anita Simis, Estado e Cinema no Brasil, São Paulo, Annablume/FAPESP, 1996, pp. 92-115. 15. Cette création répond à la demande d'éducateurs brésiliens qui, dès les années 1920, pareillement à ce qui se passait dans d'autres contextes, s'organisent afin de solliciter du gouvernement un plus grand contrôle afin de créer un cinéma qui s'éloigne des films faits jusque- là. Sur ce sujet, voir Eduardo Morettin, Humberto Mauro, Cinema, História, op. cit., pp. 94-99. 16. Au Brésil, ce mot – qui peut être traduit littéralement par « colline » ou « butte » – devient synonyme de « favela » ou « bidonville » du fait du relief accidenté de Rio, dont les collines concentrent ce type d'habitat. 17. À propos de la réception de Favela, film aujourd'hui perdu, voir Marcos Napolitano, « ``O fantasma de um clássico'' : recepção e reminiscências de Favela dos Meus Amores (H. Mauro, 1935) », Significação : Revista de CulturaAudiovisual, vol. 36, no 32, déc. 2009, pp. 137-157, URL : http://www.revistas.usp.br/significacao/article/view/68096, dernier accès le 30 mai 2015. 18. L'équivalent des vaudevilles en France. 19. Sur ce sujet, voir Luís Alberto Rocha Melo, « Argumento e roteiro : o escritor de cinema Alinor Azevedo », Niterói, Universidade Federal Fluminense, 2006 (Mémoire de Master). De 1941 à 1947, des comédies musicales furent aussi produites par Atlântida. 20. Alberto Cavalcanti a été embauché en tant que producteur de l'entreprise en 1949. Venu d'Europe, Cavalcanti fait appel à de nombreux techniciens étrangers, ce qui cause une série de frictions avec une partie de la critique appliquée à construire un cinéma engagé socialement. Suite à des désaccords avec les propriétaires de Vera Cruz, Cavalcanti se détache de l'entreprise en 1951. Sur le sujet, voir Carlos Roberto de Souza et Maria Rita Galvão, « Le parlant et les tentatives industrielles : années trente, quarante, cinquante ». Paulo Antonio Paranagua (dir.), le Cinéma brésilien, op. cit., pp. 67-90. 21. Ce film connut un grand succès au Brésil et obtint un écho international. Il reçut le prix du Meilleur film d'aventure au Festival de Cannes en 1953. 22. Bien que la Cinémathèque possède le plus vaste fonds d'images en mouvement d'Amérique Latine, constitué d'environ 200 000 bobines de films qui correspondent à 30 000 titres, moins de 10 % des films réalisés jusqu'en 1930 a survécu à l'action du temps. 23. À propos de cette histoire, voir notamment Maria Fernanda Curado Coelho, « A experiência brasileira na conservação na conservação de acervos audiovisuais », São Paulo, Universidade de São Paulo, 2009 (Mémoire de Master), Carlos Roberto Rodrigues de Souza, « A Cinemateca Brasileira e a preservação de filmes no Brasil », São Paulo, Universidade de São Paulo, 2009 (Thèse de doctorat), et Fausto Douglas Correa Jr, A Cinemateca Brasileira. Das luzes aos anos de chumbo, São Paulo, UNESP, 2010. 24. « O congresso de Dubrovnik » (13 octobre 1956), dans Crítica de Cinema no Suplemento Literário. Vol. I. Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1981, p. 11. 25. Nous citons un aspect central de son article « A vez do Brasil » (11 février 1961), Crítica de Cinema no Suplemento Literário, vol. II, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1981, pp. 314-318. 26. Parmi eux, le travail à la fois le plus influent et le plus consistant est celui d'Alex Viany, Introdução ao cinema brasileiro, Rio de Janeiro, MEC/INL, 1959, objet d'étude de Arthur Autran, Alex Viany : crítico e historiador, São Paulo, Perspectiva, 2003. 27. « Première Convention Nationale de la Critique Cinématographique » en français. 28. « Uma situação colonial ? » Crítica de Cinema no Suplemento Literário, vol. II, op. cit., pp. 286-291. 29. Voir Ismail Xavier, « Critique, idéologies, manifestes », dans Paulo Antonio Paranagua (dir.), le cinéma brésilien, op. cit., pp. 221-30. Le manifeste est disponible sur http:// lemagazine.jeudepaume.org/2012/11/les-manifestes-de-glauber-rocha/, dernier accès le 20 juillet 2015.

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30. Paulo Emílio Salles Gomes, « Trajectoire dans le sous-développement », dans ibid., pp. 11-20. Publié à l'origine dans la revue Argumento, no 1, octobre 1973. (1re traduction française dans P-A. Paranagua, José Carlos Avellar (dir.), Cinéma brésilien 1970-80. Une trajectoire dans le sous- développement, Locarno, Édition du Festival international du film, 1983, pp. 7-25). 31. Paulo Emílio Salles Gomes, ibid., p. 12. 32. Pour Salles Gomes, le cinéma produit au Brésil se situe dans la sphère de « l'occupant », même lorsque, comme le Cinema Novo, il s'identifie à « l'occupé », car la polarité établie par le critique se réfère au clivage des classes sociales et à l'inégalité patente dans la société brésilienne, et non à l'opposition entre le cinéma national et le cinéma étranger. 33. Outre le travail déjà cité d'Anita Simis, sur ce sujet, voir le texte de Jean-Claude Bernardet, « Novo ator : o Estado », Cinema brasileiro : propostas para uma história, 2ª edição revista e ampliada, São Paulo, Companhiadas Letras, 2009, pp. 58-99. 34. Qui se réfère au Cinema Novo. 35. En français dans l'original. 36. Ces sujets sont traités plus en profondeur chez Ismail Xavier, « Do Golpe Militar à Abertura : a resposta do cinema de autor », Ismail Xavier, Jean-Claude Bernardet et Miguel Pereira, O desafio do cinema. A política do Estado e a política dos autores, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1985, pp. 7-38. 37. Jean-Claude Bernardet, « A crise do cinema brasileiro e o plano Collor », Cinema brasileiro : propostas para uma história, op. cit., pp. 182-187. 38. Une bonne partie des documents concernant la censure des films brésiliens entre 1964 et 1985 est accessible via URL : http://www.memoriacinebr.com.br/ consulté le 20 juillet 2015. 39. Voir Esther Hamburger, « Brasil. país do futuro : Novelas dos anos 1970 e 1980 », O Brasil Antenado : A sociedade da novela, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2005, pp. 84-101.

RÉSUMÉS

Cet article propose un bilan de la réflexion critique sur le cinéma brésilien en dégageant trois phases : la période du cinéma muet, durant laquelle prévaut une mentalité colonisée dans les publications ; celle, à la fin des années 1950, de révision de la pensée et de l’historiographie synthétisée par Sales Gomes lorsqu’il décrit la « situation coloniale » ; et celle du début des années 1970, lorsque la crise du Cinema Novo est pensée dans sa confrontation avec l’économie politique du cinéma brésilien pendant le XXe siècle, dans ce que Sales Gomes a défini comme étant la trajectoire dans le sous-développement.

This article presents an overview of the development of critical thought concerning Brazilian cinéma, focusing on three key moments : the silent cinema period (1920s), during which a colonized mind-set prevailed in the film press ; the second half of the 1950s, in which a revision of both critical thought and Brazilian film historiography took place, a revision condensed in Sales Gomes’s description of the « colonial syndrome » ; and the early 1970s, when the crisis of Cinema Novo production is understood as a new episode typical of the political economy of Brazilian cinema during the 20th century, an experience that Sales Gomes defined as a trajectory within under-development.

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AUTEURS

EDUARDO MORETTIN Professeur à l’Université de São Paulo (USP) et auteur de Humberto Mauro, Cinema, História (2012) et co-directeur de l’ouvrage collectif História e cinema : dimensões históricas do audiovisual (2007, 2011) (avec Elias Saliba, Maria Helena Capelato et Marcos Napolitano).

ISMAIL XAVIER Professeur à l’Université de São Paulo (USP) ; auteur de Glauber Rocha et l’esthétique de la faim (2008), Alegorias do subdesenvolvimento : Cinema Novo, Tropicalismo, Cinema Marginal (1993, 2012), Cinema brasileiro moderno (2001), O olhar e a cena : melodrama, Hollywood, Cinema Novo, Nelson Rodrigues (2003).

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Documents

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Petit cinéma ancien

Paulo Emílio Sales Gomes Traduction : Sheila Maria dos Santos

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du portugais par Sheila Maria dos Santos Publié la première fois dans la revue Aut-Aut (Milan) en 1969.

1 Le Brésil s’intéresse peu à son propre passé. Cette saine attitude exprime l’envie d’échapper à une histoire de retard et de misère. La négligence envers le passé explique non seulement l’abandon où se trouvent les archives nationales mais aussi l’impossibilité de créer une cinémathèque. Cette situation rend difficile le travail de l’historien, surtout celui qui se consacre à des causes sans importance. Tel est le cas du cinéma brésilien.

2 Il y a dix ans, très peu de personnes s’intéressaient au passé de notre cinéma. À l’étranger, Georges Sadoul était le seul à le faire, ce qui n’a rien d’étonnant car l’historien français cherchait à connaître l’histoire du cinéma de tous les pays. Aujourd’hui le groupe de ceux qui ressentent le besoin de connaître ce que fut notre cinéma s’élargit. Les recherches obéissent aux normes qui prévalent dans n’importe quelle branche de la connaissance : il s’agit d’aborder de manière critique le passé brésilien avec l’intention d’être utile au présent et au futur mais, en même temps, s’en imprégner, entrer en sympathie avec lui. Écrire sur le cinéma brésilien n’est plus une tâche pionnière : on trouve déjà au Brésil un certain public familiarisé avec quelques dizaines de noms de cinéastes, ainsi que de titres de films. Il est évident que l’énumération qu’on pourrait en faire n’aurait aucun pouvoir d’évocation sur un lecteur étranger.

3 L’apparition du cinéma en Europe occidentale et en Amérique du Nord à la fin des années 1890 fut le signe que la première révolution industrielle était sur le point de toucher au domaine du divertissement. Ce fruit de l’accélération du progrès technique et scientifique trouva un Brésil en stagnation et dans le sous-développement, se traînant en raison de l’héritage d’un système économique esclavagiste et d’un régime

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politique monarchique qui ne furent abolis respectivement qu’en 1888 et 1889. L’incroyable retard du Brésil, pendant la seconde moitié du siècle dernier et le début de ce siècle, est une toile de fond sans laquelle toute manifestation de la vie nationale devient incompréhensible, y compris sa plus fine littérature et encore plus son grossier cinéma.

4 La nouveauté cinématographique arriva tôt au Brésil, en dépit de la peur des voyageurs étrangers pour la fièvre jaune qui les y attendait chaque été. Les appareils de projection exposés aux publics européen et américain pendant l’hiver 1895-1896 arrivèrent à Rio de Janeiro en hiver 1896, ce qui était plus prudent. L’année suivante, la nouveauté fut présentée à plusieurs reprises dans les centres de divertissements de la capitale, ainsi que dans d’autres villes. En 1898, eurent lieu les premiers tournages au Brésil.

5 Toutefois pendant dix ans le cinéma n’évolua pas : ni projections de films étrangers, ni production locale. L’explication était toujours la même : le retard du pays. Dans ce cas, ce qui empêchait le développement du cinéma à Rio, pour ne pas parler du reste du territoire national encore plus archaïque, était l’absence d’énergie électrique. Dans les quelques endroits de la capitale de la République qui disposaient de cette commodité, la moindre pluie ou un vent un peu trop fort interrompait l’alimentation électrique, ce qui arrive encore aujourd’hui dans quelques régions relativement prospères – car elles ont de l’électricité – à l’intérieur du pays. L’électricité produite de manière industrielle n’arrive à Rio qu’en 1907, au moment où le commerce cinématographique s’amplifie. L’ouverture de plusieurs salles de cinéma à Rio puis à São Paulo, stimula l’importation de films étrangers, suivie par le développement d’une production cinématographique brésilienne. Un grand nombre de courts métrages d’actualités ouvrirent le chemin à la production de films de fiction de plus en plus longs.

6 Le cadre technique, artistique et commercial du cinéma était constitué d’étrangers, surtout italiens, dont le flux d’immigration a été assez important à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. En ce qui concerne la technique, l’incapacité des Brésiliens est devenue une tradition. Cette situation affligeante venait d’un temps pas si éloigné où le travail manuel, lorsqu’il était simple, était réservé à l’esclave et lorsqu’il était plus complexe, devenait le travail d’un étranger. De telles activités étaient considérées comme indignes d’une personne bien née, c’est-à-dire, de n’importe quel Brésilien de la génération suivante qui avait la peau un peu plus blanche. Le cinéma était considéré comme une activité complexe, c’est pourquoi tout ce qui concernait à sa réalisation, à savoir, le filmage, le laboratoire ou tout simplement la projection, était exclusivement l’apanage d’étrangers. Ce n’est que plus tard que quelques Brésiliens, émanant de la récente profession de photographe de presse, apprirent à manipuler une caméra. Sur le terrain artistique, les metteurs en scène et les interprètes venaient de groupes dramatiques en tournée en Amérique du Sud ou bien de groupes étrangers installés au Brésil. Une certaine tradition dramatique brésilienne, autrefois brillante, avait disparu par soumission à l’une des lois du sous-développement : celle des décadences prématurées. Les directeurs et interprètes brésiliens n’évoluèrent en nombre que lorsque le cinéma se fut imprégné des genres théâtraux légers, des revues et des opérettes. Quant à ceux qui ont traité le cinéma en tant que business, ils n’appartenaient pas au monde commercial établi, dominé par les Portugais. Ils étaient surtout italiens, souvent des aventuriers dont les vies pittoresques n’étaient pas alourdies par le poids de la respectabilité. Ces hommes d’affaires ingénieux étaient, en même temps, des

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producteurs et des propriétaires de salles de cinéma, ce qui a contribué à un développement harmonieux du cinéma brésilien, au moins pendant quelques années.

7 Entre 1908 et 1911, Rio a connu l’âge d’or du cinéma brésilien, classification valide par rapport aux nébuleuses décennies qui suivront. Les genres dramatiques et comiques en vogue étaient assez variés. D’abord ont prédominé les films basés sur des histoires de crimes, crapuleux ou passionnels, qui peuplaient l’imaginaire populaire. À la fin de ce cycle le public était surtout attiré par l’adaptation au cinéma du genre des revues avec des thèmes d’actualité. Les artistes se mettaient derrière l’écran pour lire ou chanter les textes en cherchant à correspondre aux images muettes projetées. On a également produit de nombreux mélodrames ainsi que des films critiques sur les mœurs urbaines. Cet âge d’or ne pouvait durer car son éclosion coïncidait avec la transformation du cinéma artisanal en importante industrie dans les pays développés. En échange du café, le Brésil importait même des cure-dents, ce qui explique qu’on importât des divertissements en provenance des grands centres d’Europe et d’Amérique du Nord. Après quelques mois le cinéma national s’éclipsa et le marché cinématographique brésilien, en cours de développement, se trouva entièrement sous la dépendance des films étrangers. Entièrement marginalisé et presque ignoré du public, même si un cinéma brésilien malingre subsistait.

8 Du grand nombre de personnes actives jusqu’en 1911, seuls les opérateurs ont persévéré. À côté des courts métrages d’actualité, qui assuraient leur subsistance, ces pionniers obstinés se risquaient à l’occasion à réaliser un film dramatique. Pendant les dix années qui suivirent 1912 ont été réalisés une demi-douzaine seulement de films de fiction, dont certains ne duraient pas plus d’une heure. Les nouveaux professionnels, techniciens, artistes ou metteurs en scène, étaient encore des étrangers, surtout des Italiens, même si l’on voit apparaître quelques professionnels brésiliens à Rio, ainsi qu’à São Paulo – une ville déjà importante où se développait une activité cinématographique parallèle à celle de la capitale de la République. Parallèle également au sens où ils ne se voyaient pas et s’ignoraient complètement. En ce temps-là, les films basés sur des chefs-d’œuvre de la littérature brésilienne, surtout de la période romantique, occupaient une place privilégiée. Il faut, d’ailleurs, remarquer le comique involontaire des sujets prenant pour prétexte la participation purement symbolique du Brésil à la Première Guerre mondiale. Le langage de ce cinéma marginalisé n’a cessé d’être extrêmement primitif. Le film brésilien se débilitait à cause d’une structure dramatique compartimentée de manière rigide où la définition des caractères et des situations ainsi que le développement de l’intrigue dépendaient entièrement de cartons explicatifs. Cette médiocre situation dura jusqu’au début des années 1920. Après quoi l’on commence à percevoir des marques de vitalité. En cette époque, la plupart des professionnels sont brésiliens, même si les seuls techniciens compétents sont encore italiens.

9 Vers les années 1925, la moyenne de la production annuelle doubla et l’on constata un progrès également pour ce qui touche à la qualité du produit. En plus de Rio et São Paulo, les capitales de Pernambuco, de Rio Grande do Sul et de Minas Gerais produisaient aussi des films. On vit dans la capitale de Minas Gerais des personnalités et des mouvements importants même dans la campagne. Peu à peu ces groupes établirent des contacts à travers les journalistes de Rio et de São Paulo qui s’intéressaient de façon militante à nos films, en dessinant, ainsi, pour la première fois, une conscience cinématographique nationale. Seuls quelques réalisateurs arrivèrent à travailler

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régulièrement. On constate une progression organique à chaque film, ainsi que la parution d’œuvres qui attestent d’une incontestable maîtrise du langage et de l’expression stylistique. Vers 1930 naissent les classiques du cinéma muet brésilien et l’on observe une incursion conséquente dans l’avant-garde plus ou moins hermétique. Cependant, lorsque notre cinéma muet atteint cette relative plénitude2, le film parlant était déjà victorieux partout.

10 L’histoire du cinéma parlant brésilien suit un long et difficile recommencement. Entre 1930 et 1940, la production se limite pratiquement à Rio où l’on crée des studios à peu près bien équipés. Certaines lois paternalistes de soutien assurent la survie des « terribles » journaux cinématographiques puis obligent les salles à réserver un petit pourcentage pour la projection de films brésiliens. Certains commerçants du cinéma importé se proposèrent alors de produire des films afin d’être les seuls bénéficiaires de ces lois d’aide. C’est pourquoi l’on voit, pour la première fois depuis 1911, une certaine solidarité d’intérêts entre le commerce d’exploitation et la production nationale. Le résultat le plus évident fut la prolifération d’un genre de films – la comédie populaire, vulgaire et fréquemment musicale – qui affligea plus d’une génération de critiques de cinéma. Une vision plus aiguë nous permettrait d’entrevoir dans ces films – destinés aux classes plus modestes de la société brésilienne – certaines virtualités dignes d’une étude approfondie. Pendant vingt ans ce genre – qui ne quitta le cinéma que pour être absorbé par la télévision – a enregistré et exprimé certains aspects et aspirations de la population de Rio Janeiro. Les tentatives pour améliorer le cinéma ne furent pas nombreuses. Très peu de réalisateurs venus du cinéma muet et qui persistaient sur le chemin du cinéma, réussirent à concilier la vogue des chansons avec les thèmes concernant la réalité sociale. La critique de mœurs était pratiquée tant par le cinéma que par le pauvre théâtre brésilien. Des faits tels qu’une rébellion militaire d’inspiration communiste ou l’instauration d’un régime fasciste ne laissèrent pas de traces dans le cinéma. Notre participation modeste à la Seconde Guerre mondiale inspira trois films de circonstance, deux comédies et un drame. Les adaptations de romans brésiliens célèbres, anciens ou modernes, n’ont pas été heureuses non plus. Ces dernières annonçaient une préoccupation sociale – déjà présente en littérature – qui deviendra assez forte dans le panorama cinématographique brésilien.

11 Les années 1950, dernière décennie abordée ici, débutent à São Paulo où un ingénieux manager italien essaye d’implanter l’industrie cinématographique après avoir promu un important mouvement théâtral. Cependant, la ressemblance entre ces deux types d’entreprise se révèle vite fallacieuse. Produire et représenter une pièce de théâtre relève du même acte, alors que réaliser et projeter un film constituent deux opérations distinctes. Les films, relativement coûteux, de São Paulo furent envoyés à des distributeurs étrangers peu intéressés par cette audacieuse tentative industrielle dont la vie resta de courte durée. La plus grande contribution de cette tentative tient dans l’amélioration du niveau technique, grâce à des spécialistes britanniques. D’Italie vinrent des metteurs en scène et des scénographes – qui travaillaient aussi au théâtre – et même des scénaristes. Le résultat final fut une douzaine de films acceptables avec un arrière-goût accentué de cosmopolitisme improvisé et déjà un peu démodé. Son plus grand succès commercial et culturel a dérivé d’une incursion dans la thématique du banditisme rural brésilien.

12 L’échec industriel n’eut pas de conséquences fatales. Pendant les années 1950, la production, avec Rio à nouveau au premier plan, ne cessa d’augmenter, arrivant à

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environ une trentaine de films produits par an. Le principal bénéficiaire de l’héritage de l’effort cosmopolite fut un petit groupe de São Paulo, reconnu par sa valeur, dont l’influence se manifeste fortement dans le cinéma officiel de nos jours. Ce qui justifie la définition idéologique du groupe, malgré le niveau de sa contribution à la culture nationale. Cette définition facilitera, d’ailleurs, la compréhension d’un trait curieux dans le phénomène du sous-développement : la tonalité spéciale qui permet d’assumer le désir d’ascension individuelle dans une société figée. L’affirmation des aspects extérieurs de la richesse et du pouvoir, c’est-à-dire, l’arrivisme, peut coexister ou bien être totalement remplacé par l’expérience de sentiments fantaisistes attribués à l’élite : nostalgie, pessimisme et goût de la décadence, mis en évidence par l’absence totale de sens critique et d’humour. Les arrivistes de l’esprit voulaient atteindre des vérités universelles et permanentes de l’être humain, au-dessus de toute conjoncture sociale définie. Les intentions sublimes ne se séparent pas cependant, – et ici le groupe entre vraiment en communion avec la couche sociale à laquelle il aspire –, d’un conservatisme qui peut éventuellement conduire à la délation. Ce type d’arriviste est recruté dans les couches modestes d’une petite bourgeoisie citadine d’origine européenne. Pendant un certain temps, le groupe s’engagea passionnellement au contact du cinéma d’après-guerre, notamment italien, qui dignifiait une humanité qui lui était biologiquement proche mais à laquelle il voulait tourner le dos. Ces films révélèrent, dans le meilleur des cas, un talent de réalisation égaré dans l’indigence des arguments et des scénarios.

13 L’influence du cinéma italien d’après-guerre n’a pas eu que l’effet négatif pointé ci- dessus. Des cinéastes de Rio et de São Paulo adaptèrent sa leçon à notre cinéma, avec pour résultat des œuvres profondément nationales sans la moindre ressemblance avec de possibles modèles originaux. Les auteurs de ces films provenaient du Parti Communiste, aussi médiocres sur le terrain politique brésilien que le fascisme ou le libéralisme. Un jeune intellectuel communiste pouvait trouver cependant, dans le Brésil d’après-guerre, un stimulus à l’imagination et un goût de la réalité dans les livres des quelques authentiques grands écrivains membres du Parti. Cette formation littéraire, alliée à la méthode cinématographique italienne d’identification avec l’univers social environnant, conditionna l’éclosion de presque tous les films remarquables réalisés pendant les années 1950. Cette remarque vise à permettre l’inclusion de quelques succès isolés et à marquer la réapparition d’un professionnel du cinéma muet avec un film régional savoureux et mature. À la fin des années 1950, la production, considérable d’un point de vue quantitatif, ne présente pratiquement que des films vulgaires, de nature comique ou sentimentale. Le cinéma de 1959 était tellement mauvais qu’à certains moments, les attentes se cristallisèrent autour de la bêtise soignée et coûteuse du groupe des arrivistes de l’esprit3.

14 À la fin des années 1950 et au début des années 1960, le Brésil vivait des moments de grandes espérances, ce qui rendait, par contraste, encore plus décevant le panorama cinématographique. Cependant, les jeunes qui provoqueront plus tard un tournant dans le cinéma brésilien agissaient déjà, en le mettant en synchronie avec le temps national et en lui conférant, pour la première fois, un rôle pionnier dans le cadre de notre culture.

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NOTES

2. Plénitude seulement critique. Car commercialement le cinéma national demeurait marginal. La projection des films brésiliens était extrêmement précaire et dépendait entièrement de la bonne volonté des propriétaires des salles. 3. Sales Gomes traite d'« arrivistes de l'esprit » tout un groupe de critiques et cinéastes liés à l'aventure industrielle de la Companhia Cinematográfica Vera Cruz et opposé au mouvement du Cinema Novo. Dans son essai fondamental, Cinéma : trajectoire dans le sous-développement, ils les appelle l'« aristocratie du néant ».

RÉSUMÉS

On présente ici trois textes inédits en français du critique Paulo Emilio Sales Gomes échelonnés entre 1969 et 1976 ayant pour objet le cinéma brésilien envisagé soit dans son histoire déniée car dominée, soit dans son avènement complexe au sein d’une société subissant les contradictions du sous-développement et de l’aspiration à un art national porteur d’identité.

Three unpublished texts written in French by the critic Paulo Emilio Sales Gomes between 1969 and 1976 are presented here. They discuss Brazilian cinema in terms of its repressed history as an oppressed nation, and its complex evolution in the context of a society caught up in the contradictions of under-development and the aspiration towards a film art expressive of national identity.

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La joie du mauvais film brésilien

Paulo Emílio Sales Gomes Traduction : Sheila Maria dos Santos

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NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du portugais par Sheila Maria dos Santos Publié dans Movimento (São Paulo) du 1er septembre 1975.

1 Dans les débats sur le cinéma, l’université s’occupe également des mauvais films brésiliens, et il semble qu’elle ait raison. L’approche de notre cinéma sous un angle essentiellement artistique n’a jamais été possible : le niveau de notre critique esthétique coïncide avec celui du cinéma brésilien pris en bloc. Il faut ajouter que, même pratiqué avec intelligence et efficacité, le critère qualitatif ne suffirait pas. C’est justement en prenant le cinéma brésilien dans son ensemble, éventuellement avec de l’humour mais sans préjugé, qu’on pourra différencier, comprendre et aimer le cinéma brésilien.

2 Un film brésilien entièrement mauvais est aussi peu probable qu’entièrement bon. Pensionato de mulheres est apparu comme un candidat sérieux à la première catégorie, c’est ainsi que l’a vu aussi l’Université, du moins au début. Il a été minutieusement analysé et personne ne s’est douté de ce qu’il avait de mauvais : la construction (des histoires accumulées) ; la mise en scène et l’interprétation (ils ont réussi à faire de Rutinéia de Moraes une mauvaise actrice aux yeux de ceux qui ne la connaissaient pas) ; le maquillage (une vieille dame avec des problèmes devient plastiquement un dragon). C’est vrai. Mais puisque Pensionato de mulheres était en train d’être analysé de près par une importante équipe, on a fini par reconnaître la valeur de quelques passages sur un voleur. Même l’introduction du film, prise d’abord pour débile et absurde par rapport à la structure d’ensemble, a fini par être appréciée.

3 En somme, on tire de l’analyse d’un mauvais film brésilien une joie de connaissance à laquelle la consommation de l’Art d’un Bergman, par exemple, n’atteint pas chez un spectateur brésilien.

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Une célébration très personnelle

Paulo Emílio Sales Gomes, Yeo N’Gana et Sheila Maria dos Santos

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du portugais par Yeo N’Gana et Sheila Maria dos Santos. Dernier texte écrit par Salles Gomes en 1977 à la demande d'une revue d'information pauliste à propos des commémorations du 80e anniversaire du cinéma brésilien (organisées par Embrafilme sous le titre : Notre cinéma : 80 ans). Le jugeant « trop personnel », la revue décida de ne pas le publier. Il le fut plus tard dans la revue Panorama de Curitiba.

1 Célébrer les 80 ans d’une personne ou d’une chose sous-entend plus ou moins tacitement que les 70, 60 et surtout 50 ans symbolisant le demi-siècle, aient été dûment célébrés. Cela ne se passe pas dans le cinéma brésilien. Je doute fort que l’on puisse trouver dans la presse de 1947, un quelconque entrefilet qui, cette année-là, fît mention de son cinquantième anniversaire. Et ce, tout simplement parce qu’à l’époque ou même dix ans plus tard, personne encore ne savait quand le cinéma brésilien avait vu le jour. D’ailleurs, l’idée même de sa création et de son développement n’intéressait qu’un groupe de personnes extrêmement réduit. Alors : qu’il ait été abandonné ou qu’on l’eût enseveli parmi les tentatives de sortie du sous-développement, importait peu.

2 J’en suis personnellement une illustration et parmi les pires. Dans les années 1940 je nourrissais déjà un intérêt pour le cinéma, mais quant au brésilien, à mes yeux, c’était comme s’il n’existait pas. Lorsque l’on créait un club ou une revue, il est évident que l’on se soumettait au rituel de promouvoir notre production par pure rhétorique sans aucune conséquence.

3 Ruy Coelho fut le meilleur critique à avoir fait son apparition à l’époque ; il publiait beaucoup dans les revues et les journaux. Une fois, dans un article, il décrivit le nomadisme du critique à travers la ville en quête de quelque film à commenter. Jusqu’à ce que, de façon inhabituelle, deux salles de cinéma annoncent des productions brésiliennes, ce qui n’était pas monnaie courante. Ruy Coelho examina avec grand soin le hall des deux salles, les photos exposées, les affiches publicitaires puis jeta un regard

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furtif aux guichets amorphes. Il recula. Son thème ce jour-là, fut qu’il n’était pas allé au cinéma : ce fut la première et unique fois que le cinéma brésilien, bien qu’il n’ait pas vu les films, fit l’objet d’un article signé par lui.

4 Plínio Sussekind Rocha, philosophe des sciences, professeur de mécanique céleste et mon maître en cinématographie, ne s’intéressait qu’à un seul film brésilien réalisé en 1930 par Mário Peixoto, intitulé Limite. Dire qu’il lui portait de l’intérêt est peu dire. Les qualificatifs de Plínio étaient impressionnants, ce film, pour lui, était ce que le Brésil apportait comme contribution au monde et, à part Limite, il n’en voyait pas d’autre, dans tous les domaines.

5 Je n’accuse personne pour le retard dont j’ai été victime. Toutefois, le fait est que des années et décennies durant, je n’ai pas connu une seule personne qui eût la culture du cinéma brésilien. Si bien que lorsqu’un matin de 1940, je rencontrai Humberto Mauro à l’INCE, je ne lui ai pas accordé de l’importance.

6 Il est pire encore de rappeler que – déjà dans les années 1950 – le projet de création d’une Cinémathèque Brésilienne négligeait totalement le cinéma brésilien ! Il m’est, jusqu’à aujourd’hui, difficile de m’imaginer à cette époque.

7 Qui, dans les milieux que je fréquentais et qui sous ces conditions faisant figures de norme, aurait pu connaître le nombre d’années d’existence du cinéma brésilien alors que cette éventuelle existence n’avait pas le moindre retentissement au niveau de l’ intelligentsia ?

8 Nous ignorions le cinéma brésilien, mais tout laissait entrevoir qu’il ne nous ignorait pas. Il nous tenait à l’œil, dans l’espoir de se distraire ou de découvrir sous nos plumes de colonisés culturels cinématographiques, une imperfection. C’est bien lui qui, agissant dans les mailles de l’industrie ou à travers les œuvres artisanales, s’est assigné la tâche de nous conquérir.

9 Face à tout ce que j’entends et lis, çà et là, à propos du cinéma brésilien, j’essaie d’être débonnaire. J’ai de bonnes raisons de l’être car je ne connais personne qui ait été aussi totalement colonisé que je le fus. C’est pourquoi je me donne en exemple, ce qui n’est plus un péché selon l’Armée, disons du Salut. Je demeure convaincu que si je peux être décolonisé, c’est parce que la grâce de cette libération est accessible à n’importe qui.

10 Pour « quelques-uns d’entre nous », les intellectuels, etc., les notions de liberté sont différentes, etc., par rapport à celles auxquelles le peuple aspire. Soyons plus clair : l’élite est plus fondamentalement corrompue par la dénationalisation culturelle que le peuple, ici préservé par sa propre ignorance qui l’étouffe et l’opprime.

11 Il n’est pas de tout repos de comprendre et surtout relater la biographie culturelle de chaque individu. Je souhaiterais tout simplement savoir si j’ai accepté le cinéma brésilien en bloc parce qu’il m’avait déjà décolonisé ou si c’est mon intérêt pour notre cinéma qui m’a décolonisé.

12 Les remarques du critique, dans ce cas comme dans bien d’autres, ne font pas vraiment avancer. D’autres notes d’une rigueur et d’une précision différentes seront plus utiles.

13 Les souvenirs mêmes singuliers du spectateur permettent d’avancer un peu dans ce coup de sonde. Une singularité qui s’avère obligatoire puisqu’il n’y a pas de groupe cohérent d’œuvres directement responsables de la séquence d’illuminations qui m’a conduit à accueillir cette cristallisation du cinéma brésilien. Une façon de rouler le tabac dans O Cangaceiro [Lima Barreto, 1953], le gecko dans Rio, 40 graus [Nelson Pereira dos Santos, 1954], un cigare posé dans O exemplo regenerador [José Medina, 1919], les vers

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dans Aytaré da Praia [Ary Severo, 1927], un vent nocturne dans Barravento [Glauber Rocha, 1961], le soleil dans Gigante de pedra [Walter Hugo Khouri, 1953], plusieurs Luiza Maranhão2, les panneaux dans São Paulo, sinfonia da metrópole [Kemeny et Lustig, 1929], les mains dans O segredo do corcunda [Alberto Traversa, 1924], les pattes dans O tesouro perdido [Humberto Mauro, 1927]. Et on peut continuer ainsi, une chose après l’autre, vagues, pieds, boucles d’oreilles, vieilles tourmentées, sourires édentés, fragments d’épisodes – « Tu veux me faire pleurer ? » – sans pouvoir toujours identifier, en cours de route, les images, les sons, ou les sensations déconnectés de leurs sources. Ces flux temporels s’installent dans l’espace de la mémoire et restent ainsi imprimés sur une toile de fond dont l’importance pour le choix culturel du Brésil est claire.

14 Ce tissu de mémoire des films brésiliens vus ou écoutés jouit du soutien particulier des films ni vus ni écoutés parce que décomposés, disparus, perdus à jamais.

15 On finit par en apprendre sur ces films car l’imagination, une fois informée, se fait complice et joue un rôle de restauration et de constitution des sentiments culturels brésiliens. Cette cinémathèque est vraiment imaginaire. Fruit dans un premier temps du fantasme, elle a ensuite tendance à se développer et à prendre de la consistance. Bref ! après l’imagination et le souvenir, l’heure de l’érudition est venue.

16 Dans la jeune historiographie cinématographique brésilienne, le rôle de l’érudition offre un exemple stimulant. Le rassemblement et la mise en ordre de la documentation ne sont pas un point d’arrivée mais plutôt un point de départ pour des études approfondies sur ces informations qui viennent au jour avec le temps. Pour nous qui avons l’intention de penser le cinéma brésilien, le mouvement et le saut sont harmonieusement analysés et de façon articulée car du trio souvenir-fantaisie- érudition surgit un vaste ensemble comprenant la sociologie, l’économie, l’histoire, la politique, la religion et bien d’autres spécialités scientifiques ou littéraires s’inscrivant dans le même contexte.

17 Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait tant d’interactions, puisque pendant 80 ans de sa vie, le cinéma brésilien s’est intéressé à pratiquement tout. Constitué quoi qu’il en soit de nos traits, qu’il soit mauvais, passable, médiocre, bon, très bon, notre cinéma a un dénominateur commun qui lui permet d’aller loin et de s’enraciner. Notre film, dans n’importe quelle situation timide, décontracté, ignorant, naïf, lugubre, lumineux raconte notre histoire, nous répète, nous interprète.

18 La Cinémathèque imaginaire, documentaire et fictionnelle illustre, reconstruit et complète n’importe quel fait public qui paraît dans les mémoires d’enfance de Pedro Nava3, de perfides, de vendeurs de rats, en passant par les jumeaux siamois de Chapot- Prévost4.

19 Méditer sur un ensemble de films perdus permettra peut-être de lever ce voile parce qu’il y a plus de perfidie dans le crime pauliste que dans celui de Rio. Un engagement de sang, un acte de la reine du café, le cortège des crimes de la valise demeurent des noyaux potentiels de la restauration des faces occultes de notre identité nationale.

20 Le film qui émane de nous est personnel, local, régional, national – pour ne citer que ceux-ci en évitant l’universel qui, dans le sous-développement, s’assimile à l’étranger. L’étranger n’émane pas de nous mais puisque nous restons une émanation partielle de lui alors, dans notre film, il se sent, se ressent sans jamais s’effacer. L’une des notes les plus sensibles de notre nostalgie, c’est notre remarquable incompétence à copier,

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malgré les diverses et infructueuses tentatives qui se sont étalées pratiquement sur 80 ans.

21 Maurien, cataguasense, matense, mineiro5, brésilien, c’est dans cette gamme de variables d’une unité que se manifeste un film à la restauration imaginaire duquel j’ai beaucoup contribué. Il s’intitule Na primavera da vida [Humberto Mauro, 1926]. Après avoir cessé d’exister en tant que film, il fut pendant des décennies seulement un titre, une fiche dérisoire et incomplète d’une cinémathèque imaginaire, inexistante. La recomposition a débuté pratiquement à partir de rien et est parvenue à la nécessité de la quintuple appellation par laquelle j’ai commencé le paragraphe.

22 Il y a encore un nombre considérable de films qui continuent d’être des titres fantômes se bousculant pour une existence meilleure, tel ce Calvário de Dolores [José Silva, 1930] qui a momentanément commencé à peser sur ma conscience et sur celles d’autres personnes, posant des exigences que personne jusqu’ici n’a pu satisfaire.

23 Le retour à la vie des films perdus et oubliés est à la fois émouvant et inépuisable. L’évolution dans la découverte d’un film disparu est toujours possible, tout se déroule comme si nous pouvions chaque fois connaître davantage le film en question. L’évolution nous rapproche de la projection que nous n’atteindrons jamais. Cependant, il se produit parfois un certain type d’escamotage magique qui permet de s’étendre sur les commentaires comme si le film irrémédiablement perdu venait d’être projeté.

24 Ce n’est pas par hasard que je me suis arrêté pour faire ces opérations de réflexion et d’imagination auprès des vieux films nationaux. Ces jeux qui, aux regards inattentifs, pourraient passer pour des artifices de fous sont les meilleurs signes que nous avons à notre portée pour surprendre le cinéma brésilien en prenant soin de construire et de conquérir son identité.

25 Cette identité n’a rien de métaphysique. Elle se trouve de façon concrète dans les milliers de films de fiction et également dans les dizaines de milliers, disons, de documentaires.

26 Les quatre-vingt ans du cinéma brésilien sont là : à la fois la volonté de le connaître et la difficulté de le faire. Les célébrer serait, une fois pour toutes, se dresser en obstacle à une extraordinaire évolution du nombre de films perdus.

27 Il est fort possible que l’Embrafilme6 fasse ce qu’elle peut. Espérons tout de même que dans un bref délai, elle fasse ce qu’elle doit.

28 Ne nous attardons pas à entretenir inutilement une conversation sans intérêt et accusatrice sur les films, nous risquons certainement de perturber avec la présence d’une cinémathèque inimaginable, les commémorations du Centenaire du Cinéma Brésilien.

NOTES

2. Luiza Maranhão (1940), chanteuse et actrice noire symbole du cinéma moderne brésilien et de Bahia. Elle débute en 1961 dans A Grande Feira de Roberto Pires et Barravento de Glauber Rocha.

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3. Pedro da Silva Nava (1903-1984), médecin et écrivain brésilien, fameux par son œuvre de mémorialiste. 4. Edouardo Chapot-Prévost (1864-1907), précédant le Dr Doyen de deux ans, ce médecin brésilien sépara en 1900 deux jumelles de 7 ans dont l'une décéda immédiatement et l'autre survécut près d'un an. 5. Références au nom même d'Humberto Mauro, le grand cinéaste du cinéma muet brésilien, mais aussi au nom de la ville de Cataguases, à la zone de la Mata et à l'État de Minas Gerais. 6. Maison de production et de distribution d'État, liée au nouveau cinéma des années 1970-1980.

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Études

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Le Brésil et la construction problématique d’un cinéma national (1896-1954) Brazilian national cinema : a dialectical construction (1896-1954)

Gabriela Trujillo

1 À la fin du XIXe siècle, le Brésil est à la fois un pays jeune et une puissance régionale. De 1896 à la mort du président Gétulio Vargas, le cinéma contribue à l’affirmation d’une forte identité nationale.

Le cinéma des attractions

2 La première projection dont on ait connaissance en Amérique latine est celle qui se déroula le 8 juillet 1896 au numéro 57 de la rua do Ouvidor à Rio de Janeiro, alors capitale du Brésil. La presse locale donna le nom d’Omniographo à l’appareil utilisé lors de cette projection pour un public de deux cents personnes triées sur le volet, et sur une toile de deux mètres de haut. L’appareil avait été vraisemblablement conçu et manié par l’opérateur tchécoslovaque Frederico Figner, réputé au Brésil et en Argentine pour ses spectacles d’attractions telles que le phonographe ou le kinétoscope. À la différence de ce dernier, l’Omniographo présentait, tout comme le Cinématographe Lumière, l’énorme avantage de rendre les images en mouvement accessibles à un public plus large grâce à la projection. La presse insista sur le véritable prodige qui séduisit le public, habitué, tout comme en Europe, à des projections de lanterne magique, diorama et autres appareils : l’effet de réel. D’après le Jornal do Comércio, seul quotidien de l’époque dont il nous soit resté trace, la véritable réussite du nouveau dispositif fut de présenter des figures « grandeur nature »1. Paschoal Segreto, autre opérateur pionnier d’origine italienne, ouvrit à la fin de ce même mois de juillet, et au numéro 120 de cette rua do Ouvidor, le « Salon Paris des nouveautés de Rio », première salle à présenter des spectacles de cinématographe de façon régulière. Si, pendant longtemps, on a considéré que le premier film tourné au Brésil était une série

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d’images prises par Segreto en 1898 alors qu’il revenait de France avec un Cinématographe Lumière, des historiens s’accordent désormais pour soutenir qu’il s’agit de Maxixe, de Vitor de Maio2.

3 Rio de Janeiro était à la fin du XIXe siècle le troisième port d’Amérique, après New York et Buenos Aires. La ville bénéficiait de la circulation de marchandises venant des grands centres économiques : le développement du libéralisme économique par le gouvernement brésilien avait renforcé une position stratégique sur les routes commerciales mondiales. À partir de 1902, l’assainissement de la ville, suivant un modèle européen, s’accompagna du développement d’une première culture de masse incluant la samba, le football et la baignade. La petite et luxueuse rua do Ouvidor était le centre névralgique de cette ville qui était aussi la capitale de la Belle Époque latino- américaine ; on dit même que c’est dans cette artère que tout ce qui était nouveau et civilisé apparut pour la première fois dans la région : la crème glacée, l’éclairage au gaz, la mode3 et bien sûr le cinéma. Ce que le cinéma avait en commun avec ces symptômes de la modernité de Rio, c’était de hisser les Brésiliens au niveau des élites européennes. Le cinéma était non seulement une invention étonnante du fait de l’effet de réel, mais il mettait aussi le monde à portée des yeux des cariocas. Son arrivée coïncida avec la modernisation des métropoles brésiliennes. Le cinéma, art forain venu de l’étranger, faisait entrer le pays dans l’âge industriel du divertissement de masse.

4 Dès juillet 1897, le système Lumière s’impose à Rio, avec la première « saison » de cinéma carioca. Le cinéma illustre alors l’essor moderne de Rio de Janeiro, et les progrès dans la capitale deviennent, au début du XXe siècle, le sujet des premières productions de l’époque4. De nombreuses salles s’installent dans l’Avenida Central, point de départ du quartier qui sera connu, à partir des années 1930, comme Cinelândia.

5 Le cinéma fait partie des attractions de vulgarisation scientifique dès 1908, à l’occasion de l’Exposição Nacional. Précédée d’une aura sulfureuse, la nouvelle curiosité scientifique est reçue avec beaucoup d’enthousiasme et influence vite d’autres arts populaires comme la gravure et la littérature de cordel, ainsi que la musique, comme témoigne le succès d’une chanson de la compositrice (et première femme cheffe d’orchestre au Brésil) Chiquinha Gonzaga, Omniografo5. Pour le poète parnassien et journaliste Olavo Bilac, le cinéma doit dépasser, dès 1904, la presse écrite. Ainsi, de manière prophétique il soutient que l’amélioration des conditions techniques de diffusion et de production jouent un rôle primordial dans « l’exigence furieuse des informations complètes, instantanées et multipliées »6. Pendant quelques années, de fait, les actualités filmées (parmi lesquelles on trouve les actualités Pathé à partir de 1908) sont la première source d’information pour une population en grande majorité analphabète.

6 Pour l’historien Paulo Emílio Sales Gomes, il faut mettre en regard les origines du cinéma brésilien et la question du sous-développement7 et souligner les difficultés techniques qui ont accompagné et, de fait, modifié l’implantation du cinéma au Brésil par rapport aux pays dits développés. Ainsi, les nombreuses coupures d’électricité dans la capitale ont conditionné non seulement l’efficacité des premiers spectacles de cinéma mais aussi leur viabilité économique. Le développement d’un réseau électrique fiable à partir de la construction du barrage de Riberão das Lajes facilite la sédentarisation et l’essor des pratiques qui ont caractérisé l’exploitation commerciale du cinéma pour le divertissement des foules des grandes villes. Le cinéma des premières années s’inscrit dans la lignée des structures naissantes qui diffusent des

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« vues » locales ou importées : les historiens Sales Gomes et Paulo Paranaguá signalent que ce n’est qu’en 1908 que le cinéma brésilien entre dans une phase de vitalité et de création autonome. Les liens entre les producteurs locaux et les exploitants de salles affirment l’assise et la rentabilité des films brésiliens. Cette production relativement abondante (12 films produits en 1907, contre 209 en 1910) sera cependant ralentie au profit des industries étrangères. En 1911, la Companhia Cinematográfica Brasileira est créée en association avec des banquiers et des investisseurs qui vont privilégier les capitaux étrangers, formant ainsi le premier « trust de cinéma » au Brésil8. Les compagnies de distribution de France et des États-Unis, en accord avec les exploitants locaux, vont s’imposer dans les réseaux de salles : les producteurs brésiliens ne pourront pas concurrencer les prix fixés par les distributeurs et devront alors se tourner vers la production de courts métrages non-narratifs à moindre coût, comme les actualités.

7 Majoritairement documentaire, la production locale va subir quelques changements au cours de l’année 1917, dont la création de films de propagande (au moment de l’entrée, assez symbolique, du Brésil dans le premier conflit mondial) et la réalisation de l’épisode inaugural du premier (et peut-être du seul) serial brésilien, Os Mistérios de Rio de Janeiro, sur un scénario de l’écrivain Coelho Neto. Le cinéma de fiction, « veine à la fois nationaliste et cultivée (équivalente, dans une certaine mesure, du ``Film d’art’’ français »)9 va se développer principalement dans les grandes villes.

Naissance de la cinéphilie

8 L’« axe Rio-São Paulo » désigne communément une ligne imaginaire qui relie les deux grands centres politiques, économiques et culturels brésiliens. Ces deux villes ont été les premières à connaître le plus rapide développement des infrastructures cinématographiques. En dehors de cet axe, le cinéma se développe malgré tout de manière autonome dès le milieu des années 1910. Jusqu’à l’arrivée du parlant, le Brésil connaîtra l’essor, certes éphémère, de cinématographies régionales que l’on appelle des « cycles », parmi lesquels ressortent les cycles de Cataguases, Manaus, Porto Alegre, Salvador et Recife.

9 Au milieu des années 1920, une série de structures se mettent en place pour fournir les bases d’une culture cinéphilique : la revue engagée Cinearte10, par exemple, défend la mission pédagogique et éducative d’un cinéma national, tout en reconduisant sa fascination pour l’industrie hollywoodienne. C’est dans un contexte de ralentissement de la production brésilienne et de triomphe du cinéma américain que Humberto Mauro dirige ses premiers films. Considéré comme le premier réalisateur professionnel et le père du cinéma brésilien, Mauro est avant tout un autodidacte. À partir de 1925, il défend des sujets autochtones et populaires, avec une remarquable exigence formelle, devenant la figure centrale du cycle de Cataguases (dans l’état de Minas Gerais, où il rencontre la pionnière Carmen Santos) qui se clôt avec son mélodrame paysan Sangue mineiro (1929), au moment où il décide d’émigrer vers Rio de Janeiro.

10 Les années 1920 sont, en revanche, celles de bouleversements artistiques majeurs au Brésil. Après la Première Guerre mondiale, São-Paulo, rebaptisée la « New York des tropiques », devient un pôle économique majeur grâce à l’essor du commerce de café. Une vague d’urbanisation influencée par l’architecture européenne, la verticalisation et l’implantation industrielle façonnent l’aspect de cette ville qui devient le centre

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culturel du pays. C’est à São-Paulo qu’a lieu la « Semaine d’art moderne » de 1922, moment capital de la culture moderniste en Amérique latine.

11 « La commémoration des cent ans de l’indépendance politique se présentait comme l’occasion parfaite pour affirmer une autre indépendance, culturelle et artistique »11 : à cette occasion, treize artistes, sous la direction d’Emiliano di Cavalcanti, exposent leurs œuvres au Théâtre Municipal. On y décèle les influences plastiques des avant-gardes européennes (expressionnisme, cubisme, surréalisme) et un parti pris de rupture qui fait scandale. Dans ce contexte de renouveau pictural qui voit aussi l’apparition de la musique contemporaine brésilienne (Heitor Villa-Lobos), est publiée une série de manifestes littéraires et poétiques qui revendiquent les éléments autochtones de la culture brésilienne. Le Manifesto Antropófago (Manifeste anthropophage) d’Oswald de Andrade paraît en 1928 et devient le phare de l’esthétique nationale nouvelle. De Andrade prône la déglutition critique des influences nord-américaines et européennes, les mélangeant à des éléments de la culture indienne du pays. Le cinéma, cependant, semble rester en marge de ces bouleversements12. La raison principale reste l’absence de moyens et d’infrastructures fortes. Dans ce contexte, le film São Paulo, a Symphonia da Metrópole (Symphonie de la métropole, 1929) de Rodolfo Lustig et Adalberto Kemeny est un exemple intéressant et rare de transposition directe du cinéma d’avant-garde européen à l’espace brésilien. Cas unique dans la région, ce long métrage obéit aux principes des symphonies de grandes villes, sur le modèle de Berlin : Die Sinfonie der Großstadt (Berlin : symphonie d’une grande ville, 1927) de Walter Ruttmann : on suit une journée de l’activité de la métropole, en privilégiant les lieux communs de la modernité comme la vitesse, les machines, le cycle de travail et de repos de foules actives et dynamiques. Lustig et Kemeny, d’origine hongroise13, bâtissent une ode à la modernité telle qu’elle apparaissait depuis la prospère São Paulo. Une telle œuvre est symptomatique des transformations de l’espace urbain façonné par le progrès, mais aussi de l’ancrage pauliste du cinéma.

12 Le film qui condense l’apport des avant-gardes historiques en Amérique latine, en proposant une poétique nouvelle pensée pour la réalité brésilienne, est incontestablement Limite, unique film de Mário Peixoto (1930). Écrit, produit et dirigé par le très jeune, millionnaire et romantique Peixoto, ce film profondément poétique n’a jamais connu de sortie commerciale malgré le soutien du prestigieux Ciné Club Chaplin de Rio de Janeiro14. Tourné dans la région de Rio, entièrement muet, le film raconte, à la manière d’un Dimitri Kirsanoff, l’histoire du naufrage de deux femmes et un homme à bord d’une barque, au rythme de musiques de Claude Debussy, César Franck et Erik Satie qui conditionnent le rythme du montage de chacune des séquences. L’échec de Limite15 est symptomatique de la disparition du cinéma muet et des recherches visuelles qui caractérisaient sa période d’apogée en Europe. Longtemps ostracisé par la critique cinéphile du Cinema Novo, le film fut retrouvé, restauré et élu en 1988 comme le meilleur film brésilien de tous les temps.

13 Au début des années 1930, quelques villes du Nord-Est (Recife, Salvador) comptent déjà une tradition filmique solidement identifiable. C’est ici que le cangaceiro (le bandit) fait son entrée dans l’iconographie cinématographique brésilienne, comme on le constatera à la suite de la censure qui s’est abattue sur l’un des premiers documentaires à s’être intéressé au célèbre bandit Lampião16. Connu comme le cycle de Recife, ce film est l’unique tentative de créer un cinéma populaire avec des figures criminelles de la région devenues des icônes référentielles pour le grand public17.

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14 Tout comme Limite a souffert de la transition vers le cinéma parlant, le sixième film de Humberto Mauro, Ganga bruta (1933) connaît un échec commercial qui manque de coûter sa carrière à son réalisateur. Produit par le studio Cinédia d’Adhemar Gonzaga, qui souffrait de déboires financiers, Ganga bruta met longtemps avant d’atteindre un public désormais habitué à la qualité des parlants hollywoodiens. Le film représente un moment essentiel de transition entre plusieurs techniques et offre une expérience d’hybridation montrant le passage (tardif) du muet au parlant au Brésil. Drame social majoritairement muet et sonorisé à l’aide du Vitaphone, romance teintée de psychanalyse, Ganga Bruta est l’histoire d’un homme qui assassine sa jeune épouse le soir de leurs noces : le film raconte l’impasse d’une société machiste, et la tentative du protagoniste d’oublier, d’expier et de refaire sa vie dans une province reculée de l’intérieur du pays. La qualité de la mise en scène sera reconnue dans les années 1950, lorsque le film sera redécouvert par le public et deviendra une œuvre légendaire18. Après un passage par la Cinédia, Mauro rejoint en 1937 l’INCE (Institut National de Cinéma Educatif), dont il sera l’un des piliers, jusqu’en 1964. À ce titre, il dirige en 1937 la Découverte du Brésil, film civique et nationaliste qui montre les objectifs du cinéma sous le varguisme naissant19 : la construction d’une identité nationale. La carrière tardive de Mauro permet de comprendre le rôle de plus en plus important qu’attribue l’État brésilien au cinéma et marque le début de son interventionnisme.

Populaire, populiste : de la chanchada au cinéma éducatif

15 Le premier mandat de Gétulio Vargas scelle le transfert du pouvoir politique de l’oligarchie rurale à la bourgeoisie industrielle et aux classes moyennes urbaines. Il témoigne de l’épuisement et de la crise du régime libéral porté par les intérêts caféiers. Vargas inaugure un nouveau pacte politique qui vise à intégrer les couches populaires urbaines sous la tutelle de l’État fédéral, un régime d’inspiration autoritaire, fasciste, centralisatrice et corporative. Au cours des années 1930, l’État entame une politique interventionniste : dès son arrivée au pouvoir, Vargas ne néglige aucun des nombreux enjeux politiques du cinéma en le considérant comme un moyen majeur d’éduquer les populations. Ainsi, l’une des premières mesures de son gouvernement est de promulguer le décret no 20 240 (1933). Cette mesure permet d’offrir aux producteurs locaux des avantages fiscaux et d’imposer des quotas d’exploitation20 qui visent à assurer un équilibre entre le nombre de films brésiliens et celui des films étrangers montrés dans les salles.

16 Parallèlement, l’arrivée du parlant entraîne une reprise de la production ou du moins une vague d’optimisme parmi les producteurs, puisque les nouveaux films étrangers sont supposés « incompréhensibles » pour une majorité de spectateurs brésiliens. Cet élan qui vise à relancer la production locale est à l’origine de la création de plusieurs compagnies majeures de production dans la seule ville de Rio de Janeiro, parmi lesquelles la Cinédia d’Adhemar Gonzaga en 1930, la Brasil Vita Filmes de Carmen Santos en 1936 et Sonofilmes l’année suivante.

17 La seule de ces trois compagnies à être encore en activité, la Cinédia, est exemplaire. La maison créée par Gonzaga est une entreprise pionnière, prenant des risques dans la production de films originaux et ambitieux (dont ceux d’Humberto Mauro) mais aussi dans le développement technique à travers l’importation de matériel de la meilleure

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qualité. Parmi les éléments que la Cinédia introduit au Brésil, on dénombre une caméra Mitchell, des réflecteurs Molly Richardson, du (vrai) maquillage de cinéma, des machines de tirage : de l’étape du tournage jusqu’à la post-production, le but de l’entreprise est d’acquérir et conserver une véritable indépendance21. Par ailleurs, la Cinédia a inauguré l’idée d’un genre qui allait bouleverser le cinéma et la culture brésiliens : la chanchada. En 1933, Adhemar Gonzaga et Humberto Mauro dirigent un « semi-documentaire », A Voz do Carnaval (la Voix du Carnaval), qui se déroule au moment du Carnaval de Rio. Les numéros artistiques se succèdent, filmés en plan fixe et sonorisés avec le système « Movietone », reliés par une infime trame narrative et comique qui a pour protagoniste Momo, le roi du Carnaval. Ce film, dont on ne conserve que des extraits, attire dans les salles de cinéma des milliers de nouveaux spectateurs amateurs de radio. Il ne faut pas oublier que les années 1930 sont une période connue comme « l’Âge d’or de la radio », celle-ci restant le médium le plus répandu dans cet immense pays depuis son introduction en 1922. C’est pour voir l’image des interprètes des plus grands succès de la radio que les Brésiliens se rendent en masse au cinéma et consacre le genre de la chanchada. Inspirée de la revue de variété internationale, avec des influences issues du théâtre comique, la chanchada acquiert ses grands traits caractéristiques avec deux succès d’Adhemar Gonzaga, Alô Alô, Brasil en 1935 et Alô Alô Carnaval l’année suivante. Ce dernier est le film matriciel du cycle carnavalesque, comportant l’une des rares apparitions de la célèbre Carmen Miranda dans son pays d’origine. L’intrigue, qui sert à relier de nombreux numéros musicaux autour de la thématique du Carnaval, se passe le plus souvent en coulisses, mettant en scène des quiproquos sentimentaux ou du comique social transgressif. Menée par des personnages picaresques, la chanchada offre le principe de base des comédies populaires : une identité visuelle et culturelle forte, confortant les stéréotypes du Brésil à l’étranger.

18 S’alliant ainsi à la radio par la chanchada, le cinéma devient l’outil de liaison et d’affirmation d’une identité nationale forte. Longtemps méprisée par les élites, la chanchada est devenue un genre culte. Certaines idoles de l’époque sont d’ailleurs restées des figures majeures de la culture populaire brésilienne du XXe siècle (Oscarito, Grande Otelo). La chanchada bénéficie des mesures du gouvernement populiste pour se développer (elle deviendra, paradoxalement, la spécialité du studio Atlântida, pourtant créé en réaction à la comédie populaire), mais un tel genre assume parfaitement l’ambition financière qui l’anime à la base. La rentabilité des films carnavalesques est sans précédent, comme en témoigne l’exemple du film de Luiz de Barros, Tererê não resolve (1938), tourné en sept jours22, qui raconte l’histoire d’un couple de simples paysans, des caïpiras, qui arrive à Rio pour découvrir l’émoi du Carnaval.

19 Les nouvelles élites du régime de Vargas, issues de la bourgeoisie industrielle, les leaders ouvriers et même les artistes modernistes ont, pour valeur commune, un fort nationalisme, très probablement en réaction au cosmopolitisme de l’oligarchie caféière. S’inspirant du système fasciste23 pour encourager certaines politiques culturelles, le chef de l’État fait entrer le Brésil dans l’ère de la communication politique de masse et soutient de fait un cinéma qu’il considère comme une garantie du maintien de l’ordre moral et national et une « discipline parfaite » pour tout analphabète24 devant faire partie de l’éducation de tout citoyen brésilien. Ainsi, dès 1931, le gouvernement charge une commission pauliste d’effectuer une étude sur l’inclusion du cinéma dans tous les programmes scolaires. L’immense majorité des écoles du pays s’équipe au début de la

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décennie de matériel de projection et acquiert un fonds d’archives filmiques disponibles sur place.

20 Entre sa création en 1936 et le coup d’État militaire de 1964, l’INCE (l’institut national de cinéma éducatif) entreprend une production de plus de quatre cents films pédagogiques de tous genres25 : courts et longs métrages, muets, sonores, en 16 et en 35 mm, en relation avec l’histoire ou la littérature brésiliennes, mais aussi avec la géographie, la médecine et les sciences. Ils ont pour objectif de faire connaître les œuvres littéraires et musicales, le travail, les recherches et les réussites des institutions brésiliennes. L’institut est rattaché au Ministère de l’Éducation et la Santé publique et il est accompagné par la création du SRE (service de radiodiffusion éducative), du SNT (service national du théâtre) et de l’INL (institut national du livre).

21 Le coup d’État de 1937 instaure, toujours sous la coupe de Gétulio Vargas, l’Estado Novo, un régime qui « supprime tous les partis politiques, persécute les opposants et inaugure le premier appareil de propagande de masse »26. Par le décret no 1949, le président Vargas crée en 1939 le DIP, département de la presse et la propagande. Il s’agit d’un organisme qui centralise la censure et la propagande du régime en promouvant une image charismatique du leader. Directement subordonné à Vargas, le DIP est dirigé par le ministre de la justice et auteur de la nouvelle Constitution, Francisco Campos, un sympathisant du régime nazi. Le DIP prend en charge la production des actualités filmées, la fiscalité des productions de cinéma brésilien et même l’aide au transport des copies de films d’intérêt général. Il vise à l’encadrement idéologique de la population à travers les médias, cinéma et radio (Vargas y anime au demeurant une émission). Il organise aussi d’impressionnantes manifestations civiques et sportives qui sont reproduites dans tout le pays grâce à la création, en 1938, du Cine Jornal Brasileiro, le ciné-journal brésilien. Ainsi, jusqu’en 1944, sur les 1 600 salles de cinéma du pays, 608, réparties en 278 villes de treize états différents, montrent en priorité le Cine Jornal.

22 Le cinéma éducatif et le cinéma diffusé à partir de la DIP donnent une image consensuelle du régime et très positive du « père des pauvres » qu’est devenu Vargas. À partir de 1942, Vargas crée le Conselho Nacional de Cinematografia (conseil national de cinématographie) au sein du DIP qui augmente le quota de films brésiliens pour l’exploitation et hausse les charges fiscales pour les importations de films étrangers. Mais ce nouveau décret est loin d’avoir les effets voulus d’émulation sur la création artistique et porte plutôt préjudice aux cinéastes brésiliens de longs métrages de fiction concentrés principalement à Rio. Ainsi, la plupart des studios de l’époque évitent alors toute voix artistique trop originale à cause de la censure et préfèrent la production de films rentables et consensuels à budget réduit, comme la chanchada.

Ouverture

23 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Brésil a des difficultés à s’approvisionner en certaines matières premières, parmi lesquelles la pellicule, notamment après la rupture stratégique de ses relations commerciales avec les pays de l’Axe27. Cela n’entrave pourtant pas la naissance d’une nouvelle compagnie de production à Rio de Janeiro, la Atlântida. Pendant les années de guerre, la Atlântida, active jusqu’au début des années 1960, réussira à fournir des matériaux techniques et vise à produire des films avec une thématique populaire, imprégnés d’une conscience sociale nouvelle. Mais à cause de la conjoncture, l’essentiel de ses bénéfices sont obtenus grâce à la chanchada et

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bénéficieront de la réunion des deux acteurs déjà reconnus et adulés du grand public, Oscarito et Grande Otelo.

24 La fin de la guerre entraîne aussi l’écroulement du régime de Gétulio Vargas. Les Brésiliens sont appelés à voter et ils élisent la même année un nouveau président, le général Eurico Gaspar Dutra. Ce gouvernement prend quelques mesures comme la dissolution du DPI en le remplaçant par le DNI (département national de l’information), tout en instituant de nouveaux quotas pour la distribution de films brésiliens. On accroît les avantages fiscaux pour les producteurs tout en défendant une ouverture des frontières pour l’importation, notamment, de films américains. La dynamique sociale de l’après-guerre encourage la construction de nouvelles salles : en cinq ans, le nombre de salles avait plus que doublé (on comptait, en 1950, 3 033 salles)28. Le gouvernement facilite donc la distribution des films étrangers, tout en veillant à favoriser l’industrie locale.

25 Dans ce contexte, l’enjeu principal du cinéma pour le pouvoir exécutif, va se déplacer. L’éducation de la population par le cinéma de propagande n’est plus une priorité et, puisque la plupart des mesures protectionnistes prises sous le régime de Vargas avaient apporté peu de bénéfices à des producteurs comme Adhemar Gonzaga, dont les studios avaient pourtant été réquisitionnés pour la production d’actualités filmées, le divertissement et le profit deviennent les objectifs du cinéma. De ce fait, l’activité de l’INCE devient un simple « anachronisme »29. L’institution éducative se délitera peu à peu jusqu’à sa totale disparition en 1964. En 1949 est créée la Vera Cruz, un complexe de studios à São Paulo qui vise à produire des films de grande qualité (autrement dit, loin des comédies populaires et chanchadas), pour assurer une visibilité et une compétitivité internationales au cinéma brésilien.

26 Le 31 janvier 1951, Gétulio Vargas revient au pouvoir, cette fois élu démocratiquement. À son retour, il maintient le Cine Jornal Informativo comme instrument de liaison médiatique avec la population et le principe d’un interventionnisme étatique, sans pour autant renouer avec l’instrumentalisation du cinéma. Conscient des enjeux de son époque, il reconnaît l’importance du long métrage de fiction, qu’il cherche dès lors à développer. L’État deviendra alors le médiateur dans le dialogue, parfois houleux, entre les producteurs et les exploitants. En novembre 1951, le décret numéro 30 179, connu comme la « loi du 8x1 », stipule que pour huit films étrangers les salles sont dans l’obligation de montrer un film brésilien. En maintenant le prix du ticket à un niveau très bas malgré l’inflation, Vargas stimule néanmoins uniquement la production de films populaires à bas coût, comme les chanchadas.

27 L’État brésilien envisage, d’après une initiative du député Jorge Amado (homonyme du célèbre écrivain), la création d’un CNC (Conselho Nacional de Cinema, conseil national de cinéma). Le principal changement proposé est que cet organisme autonome soit composé non pas uniquement de membres du Ministère de l’éducation et de la santé comme au temps de l’INCE, mais de professionnels du cinéma en activité afin de posséder un ancrage dans la pratique. Mais ce projet subira des remaniements et attendra 1957 pour se concrétiser.

Le « Hollywood des Tropiques »

28 Au début des années 1950, le Brésil, dont la population dépasse 52 millions d’habitants, est l’un des plus importants marchés intérieurs d’Amérique. Au cours des années 1940,

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les élites paulistes avaient compris la nécessité de créer des lieux d’échanges culturels pour concurrencer la capitale. C’est ainsi dans l’euphorie d’après-guerre et du retour à la démocratie que São Paulo devient le principal pôle économique et culturel du pays30. Francisco de Assis Chateaubriand, le nabab des communications, proche de Vargas et qui deviendra le premier grand patron de la télévision brésilienne, crée en 1947, avec l’aide du collectionneur italien Pietro Bardi, le MASP (Musée d’Art de São Paulo). Pietro Bardi défendait la pluralité des arts présentés dans l’espace muséal, et, sur le modèle du MoMA de New York, le cinéma devait en faire partie.

29 Ce rôle accru de São Paulo se manifeste à travers le retour d’Alberto Cavalcanti, célèbre à l’étranger. Invité en 1949 par Assis Chateaubriand à faire au sein du musée des conférences sur son expérience de cinéma, il prend la tête d’une nouvelle compagnie de production, la Vera Cruz. Cette compagnie naît de la volonté des élites de donner à São Paulo un rayonnement culturel similaire à celui des métropoles européennes ; elle se donne pour principale mission de produire des films de qualité bien différents des chanchadas, en devenant un « Hollywood des Tropiques »31. Les deux hommes d’affaires italiens qui en sont à l’origine, Franco Zampari et Francisco Matarazzo Sobrinho, proposent à Cavalcanti de visiter les locaux de leurs futurs studios dans les plaines de San Bernardo et après avoir reçu ses conseils sur l’aménagement architectural du lieu (Cavalcanti ayant suivi une formation d’architecte à Genève et été l’assistant de Lazare Meerson), lui offrent de diriger leurs studios32. La structure de la Vera Cruz s’inspire des studios de la Metro Goldwyn Mayer aux États-Unis et de Cinecittà en Italie. L’arrivée de Cavalcanti permet ainsi de donner aux débuts de l’entreprise une ampleur internationale. Dans son projet élitiste de vouloir attirer des personnalités prestigieuses de l’étranger, le studio va employer des techniciens du monde entier, dont le chef opérateur anglais Chick Fowle33, le réalisateur italien Adolfo Celli ou le monteur autrichien Oswald Haffenrichter34. Du matériel technique de pointe est importé. Enfin, c’est sous la direction de Cavalcanti que les studios adoptent la devise « Des plateaux de Piratininga aux écrans du monde entier »35. Le studio produit 17 films, mais sera contraint de fermer en 1954, en dépit du succès de certaines de ses productions.

30 Malgré sa brève existence, la Vera Cruz, favorise au Brésil l’acquisition de matériel moderne, et l’exigence d’atteindre un niveau technique impeccable. Elle contribue à diversifier la production nationale d’un point de vue thématique, tout en accroissant le capital des investissements. Enfin, elle inspire d’autres compagnies de production qui lui succèderont à São Paulo, comme la Maristela, Multifilmes ou Kino Filmes. L’erreur de la compagnie pauliste, comme l’ont suggéré par la suite les historiens, est sans doute de confier la distribution de ses films à des compagnies américaines et de compter sur ces distributeurs pour amortir le coût (élevé) de leurs productions à l’étranger, puisque le gain est moindre à niveau local (à cause de l’inflation et du maintien superficiel des places à un bas coût).

31 Cavalcanti quitte la Vera Cruz en 1951, suite à des dissensions avec Matarazzo. Malgré l’échec de l’entreprise, le réalisateur reste l’une des figures tutélaires du cinéma brésilien de l’époque. C’est lui qui prépare, à la demande de Getúlio Vargas, l’avant- projet d’un Institut National du Cinéma. De manière décisive, il ouvre la voie à des plateformes de conservation et de pédagogie. Patron de l’arrière-garde du cinéma brésilien, il réussit cependant à diriger quelques films dont son œuvre personnel la plus forte, O Canto do mar (1954), tournées aux environs de Recife. Parmi les films produits

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par la Vera Cruz, la postérité retient une œuvre qui a attiré, pour la première fois, les yeux de la critique internationale sur le cinéma brésilien : O Cangaceiro de Lima Barreto. Ce film a reçu, en 1953, le prix du meilleur film d’aventures au Festival de Cannes. Il confronte deux figures de « cangaceiros », bandits des grands chemins du nord-est brésilien, l’un noir et l’autre blanc, dans la lutte pour le pouvoir et l’amour. O Cangaceiro incarne la découverte enthousiaste par la critique internationale du folklore brésilien autour du banditisme. Ce que certains appelaient le premier « Nordestern » était de fait l’une des nombreuses œuvres se réclamant de l’héritage des films d’aventures qui se passent dans les contrées difficiles du Nord-est, le Cangaço, terre de bandits, tueurs à gages et illuminés. Le succès du film entraîne, paradoxalement, la fin de la Vera Cruz. En effet, les recettes du film sont réparties entre les exploitants pour une moitié et les distributeurs et les producteurs pour l’autre moitié. En fin de compte, il ne revient au producteur qu’une somme équivalent au coût du film, soit 10 millions de cruzeiros. Face à un film qui ne devient pas rentable malgré son succès, la Veracruz demande au gouvernement d’intercéder pour augmenter, au vu de l’inflation, le prix des places. L’État refuse, en partie à cause de la volonté populiste d’encourager le divertissement à bas prix de la population et en partie à cause de la réputation de « dépensiers » des producteurs du studio. C’est ainsi que l’État et la Banque du Brésil s’emparent de l’entreprise, la décapitent et la transforment en une société d’économie mixte. En cette même année 1954, le suicide du président Gétulio Vargas fait entrer le pays dans une crise politique permanente et le cinéma dans une léthargie que seul le Cinema Novo saura vaincre.

32 De l’avènement de l’Omniographo à la fin du varguisme, le cinéma brésilien s’invente à partir d’une relation dialectique entre interventionnisme d’État et influences extérieures. Par la suite, le Nouveau cinéma latino-américain, né après la Révolution cubaine, oriente les enjeux identitaires vers une autre dimension régionale et politique.

NOTES

1. Deux articles du Jornal do Comércio sont reproduits par Roberto Moura dans son article « A Bela Época » dans Fernão Ramos (dir.), História do cinema brasileiro, São Paulo, Art Editora, 1990, p. 15. Par la suite, la presse appellera l'appareil de projection « Animatographo Lumière », « Cynematographo », ou encore « Cinematographo Pathé ». 2. Anita Simis, Estado e cinema no Brasil, São Paulo, Annablume, 2008 [1996], p. 19. 3. Jeffrey Needell, A Tropical Belle-Époque : Elite Culture and Society in Turn-of-the-Century Rio de Janeiro, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 164. 4. Melhoramentos do Rio de Janeiro (Améliorations de Rio de Janeiro, 1906) et Erradicação da febre amarela no Rio de Janeiro (l'Éradication de la fièvre jaune à Rio de Janeiro, 1909). Voir « Screening Rio : cinema and the desire for ``the city'' in turn-of-the-century Brazil », The Free Library, http:// www.thefreelibrary.com/Screening+Rio%3a+cinema+and+the+desire+for+%27the+city%27+in...- a0153241193, consulté le 1er septembre 2015. 5. Anita Simis, Estado e cinema no Brasil, op. cit., p. 20. On notera que, par la suite en Argentine, chansons et tangos chantent le cinéma et les héros des films muets.

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6. Ibid. 7. Paulo Emílio Sales Gomes, Cinema : Trajetória no subdesenvolvimento, São Paulo, Paz e Terra, 2001 [1977]. 8. Roberto Moura, « A Bela Época », op. cit., p. 45. 9. Paulo Paranaguá, « Brésil », dans Guy Hennebelle (dir.), Cinémas d'Amérique latine, Paris, Lherminier, 1981 p. 107. 10. Avant de devenir une publication mythique de la cinéphilie brésilienne, Cinearte, était un supplément du journal Para Todos. Créée par Adhemar Gonzaga, figure essentielle du cinéma classique brésilien, la revue paraît de 1926 à 1942. 11. Damián Bayón et Roberto Pontual, la Peinture de l'Amérique latine au XXe siècle, Paris, Mengès, 1990, p. 155. Rappelons que le Brésil a acquis son indépendance par rapport au Portugal en 1822 seulement. 12. Au cinéma, le thème de l'anthropophagie apparaîtra à partir des années 1960. Si, en 1928, Mario de Andrade publie Macunaíma, épopée du « héros sans caractère », ce n'est qu'en 1969 que Joaquim Pedro de Andrade en fait une adaptation. On peut cependant observer l'influence du Manifesto Antropófago d'Oswald de Andrade dans l'écriture du manifeste de Glauber Rocha, « Une esthétique de la faim » (1965). 13. Lustig et Kemeny étaient des immigrés qui avaient travaillé auparavant dans des laboratoires photographiques en Hongrie et à l'UFA de Berlin. 14. Moteur essentiel du développement du cinéma comme art, le mouvement des ciné-clubs s'est répandu parmi les élites brésiliennes. En 1928, le Chaplin, premier ciné-club de la région, deviendra le haut lieu de l'avant-garde et de la cinéphilie (voir D. Balderston, dir., Encyclopedia of Contemporary Latin American and Caribbean Cultures, New York, Routledge, 2002, p. 350). Par ailleurs, le Chaplin Club aura, de 1928 à 1930 sa propre publication, la revue O Fan (le Fan). 15. Selon Jairo Ferreira, Limite a vraisemblablement été montré à Londres en 1931, où son caractère novateur aurait été remarqué par Eisenstein, E. Tissé, Vs. Poudovkine et Erich Pommer (Cinema de invenção, São Paulo, Cinemax/Embrafilme, 1986, p. 267). 16. Lampião, a fera do Nordeste, (la Terreur du Nordeste, 1930), d'après la vie du bandit légendaire qui défraie la chronique dans les années 1920 et 1930. Virgolino Ferreira da Silva, surnommé Lampião, est tué avec sa bande en 1938. Les têtes coupées du bandit et de ses camarades sont exposées à la population avant qu'il ne devienne une icône populaire imprégnant fortement la culture populaire brésilienne, comme l'on pourra observer dans les années 1960 et 1970. 17. On observe ce même type de phénomène au Mexique avec l'iconographie de la révolution de 1905 et en Argentine (à travers les fresques tangueras) lors de l'arrivée du cinéma sonore. 18. Voir l'article de Peter Rist dans Timothy Barney (dir.), South American Cinema : a Critical Filmography (1915-1944), Austin, Texas University Press, 2010 [1996]. 19. Gétulio Vargas prend pour la première fois le pouvoir en 1930. 20. Sheila Schvarzman, Humberto Mauro e as imagens do Brasil, São Paulo, SciELO/UNESP, 2004, p. 137. 21. João Luiz Vieira, « A Chanchada e o Cinema carioca », dans Fernão Ramos, op. cit., p. 179. 22. Stéphanie Dennison et Lisa Shaw (dir.), Popular Cinema in Brasil (1930-2001), Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 53. 23. Lisa Shaw et Stephanie Dennison, Brazilian National Cinema, Londres, Routledge, 2007, pp. 24-25. 24. Anita Simis, op. cit., p. 30. 25. Dont une majorité attribuée à Humberto Mauro. 26. Bartholomé Bennassar et Richard Marin, Histoire du Brésil, Paris, Fayard, 2014, p. 378. 27. Pour se rapprocher des États-Unis qui garantiraient au Brésil une protection militaire et des garanties commerciales aux dépens de l'Argentine, voisine et concurrente du Brésil, demeurée neutre.

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28. Lisa Shaw et Stephanie Dennison, Brazilian National Cinema, op. cit., p. 25. 29. Ibid. 30. Le Teatro Brasileiro de Comédia (la comédie brésilienne) est créé à São Paulo en 1948 pour accueillir de prestigieuses pièces du théâtre international, élargissant le répertoire aux œuvres les plus sophistiquées de l'époque, de Pirandello à Tennessee Williams. La même année, les deux musées d'art moderne de Rio et São Paulo ouvrent de manière concomitante. Ce dernier va intégrer les collections de la Cinemateca dans ses fonds. 31. Robert Stam, Tropical Multiculturalism : a Comparative History of Race in Brazilian Cinema and Culture, Durham/Londres, Duke University Press, 1997, pp. 133-156. 32. Carlos Augusto Calil, « La Vera Cruz et le mythe du cinéma industriel », Cinémas d'Amérique latine, no 4, 1996, pp. 56-63. 33. Ancien membre de l'équipe de la GPO à Londres aux côtés d'Alberto Cavalcanti, Henri « Chick » Fowle travaille sur tous les films de la Vera Cruz, et accumule les succès auprès de la critique internationale avec O Cangaceiro et O Pagador de promessas (Anselmo Duarte). 34. Il avait signé le montage du Troisième homme de Carol Reed. 35. Ou « Du Planalto Abençoado (le plateau béni) aux écrans du monde », selon C. A. Calil, « La Vera Cruz et le mythe du cinéma industriel », op. cit.

RÉSUMÉS

Ayant acquis son indépendance en 1822, le Brésil est un pays jeune au moment de l’avènement du cinéma. De 1896, date des premières projections dans l’ancienne capitale Rio de Janeiro, à la fin du varguisme au milieu des années 1950, le cinéma brésilien s’invente à partir d’une dialectique entre interventionnisme d’État et influences extérieures. L’« omniographo », machine inaugurale et curiosité scientifique venue d’ailleurs, ouvre l’ère d’un cinéma des attractions local, qui peut ensuite muter en un modèle inspiré de la cinéphilie française et américaine de l’entre-deux guerres. Le président Gétulio Vargas défend à partir des années 1930 l’importance du cinéma comme un enjeu majeur de son état populiste, adoptant des lois protectionnistes qui permettent de poser les bases de l’une des industries les plus fortes de la région, industrie qui a ensuite rêvé de devenir le « Hollywood des Tropiques ».

Independent since 1822, Brazil was still a young country when cinema reached its capital, Rio de Janeiro, in 1896. From the first screenings until the end of Gétulio Vargas’s regime in the 1950s, Brazilian national cinema stems from the dialectics of state interventionism and exterior influences. The « omniographo », a scientific curiosity coming from abroad, opened the era of a local cinema of attractions, which turned into a cinephile model inspired by France and the United States. Vargas defended, in the 1930s, the importance of film as a major concern of his populist regime, as he adopted protectionist laws aiming to strength one of the most powerful cinematic industries of the region, aspiring to become « the Hollywood of the Tropics ».

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Ni dolly, ni dollar – Caméra à la main, décolonisation en tête « Neither Dolly nor dollar – camera in hand, decolonization in mind »

Lilia Lustosa de Oliveira

1 « Uma câmera na mão, uma ideia na cabeça »1. Au Brésil, même ceux qui ne connaissent rien au cinéma ont déjà entendu cette phrase qui est devenue « le slogan » du Cinema Novo et qui demeure, jusqu’à nos jours, le symbole d’un cinéma révolutionnaire et authentiquement brésilien. Parfois également synonyme de cinéma d’art, trop intellectuel, ennuyeux, moche et mal fait.

2 Avec cette formule, Glauber Rocha a marqué l’histoire du cinéma brésilien – voire l’histoire culturelle du pays –, en posant les bases philosophiques et esthétiques du Cinema Novo, ce mouvement révolutionnaire, « né » dans les années 1960, engagé, juvénile, qui prônait un cinéma véritablement brésilien, décolonisé et libéré des contraintes hollywoodiennes. Un « cinéma d’auteur », capable de dénoncer, par le biais de son nouveau langage, l’aliénation culturelle et politique dont le pays était victime.

3 Ce nouveau langage, plus tard qualifié par Rocha d’« esthétique de la faim » ou « de la violence », faisait partie du discours défendu par les cinémanovistes2 : réaliser des films à petit budget, hors des studios, profitant de la lumière naturelle, caméra à l’épaule, avec des équipes réduites, dans un travail collectif.

4 Cependant, on ignore largement au Brésil (et ailleurs) que ce « slogan » – Une caméra à la main, une idée en tête – transformé en leitmotiv du Cinema Novo, et rendu célèbre par la voix et les écrits de Rocha –, ne venait pas, à l’origine, de lui, mais plutôt de Paulo Cezar3 Saraceni, un autre jeune cinéaste, et l’un des auteurs du premier succès international du mouvement brésilien : Arraial do Cabo, court métrage documentaire considéré par l’Unesco comme la première réussite du « cinéma-vérité » au Brésil4 et sur lequel Rocha a écrit plus d’un article.

5 Ces articles sont considérés par quelques-uns, dont Saraceni lui même, comme les manifestes fondateurs du Cinema Novo5, notamment celui qui est titré « Arraial, cinema novo et caméra à la main »6, publié dans le Jornal do Brasil du 12 août 1961 et que Rocha,

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dans son livre Revisão Crítica do Cinema Brasileiro, publié en 1963, appelle à son tour « article-manifeste »7.

6 Peut-on dire cependant, sans risquer de commettre un anachronisme, que ce film a été le premier film cinémanoviste, de même que l’Unesco, quand elle le considère comme la première réussite du cinéma-vérité au Brésil ? En effet, à l’époque où il a été réalisé (1959) le Cinema Novo n’existait pas encore officiellement non plus que le cinéma-vérité, puisque le fameux texte d’Edgar Morin, « Pour un nouveau ``cinéma-vérité ’’ »8, n’avait pas encore été publié, et Chronique d’un été, coréalisé avec Jean Rouch, n’était pas encore tourné.

7 Il serait sans doute plus correct – ou plus audacieux – de dire qu’Arraial do Cabo a été réalisé pendant « l’instant prégnant »9 du Cinema Novo au Brésil, ainsi que dans « l’instant prégnant » du cinéma-vérité en France. Dans le cas du mouvement brésilien, dans une période comprise entre ce qu’Ismail Xavier a appelé le proto-Cinema Novo10 et l’émergence du Cinema Novo proprement dit, c’est-à-dire, la première fois où le « label » Cinema Novo a été utilisé dans la presse 11 pour désigner ce mouvement cinématographique « nouveau-né ».

8 Rocha pourtant, dans cet article, parle déjà d’un nouveau cinéma brésilien, qu’il hésite à baptiser du nom de « cinema novo » (en effet, il ne l’écrit pas encore avec les « C » et « N » en capitale, comme on commence à le voir dans ses articles à partir de 1962) et pour lequel il formule déjà quelques revendications. Avec son style d’écriture assez rebelle et passionné, il « menace » les autorités au cas où ces revendications ne seraient pas satisfaites. Il annonce une sorte de « lutte armée », où l’arme serait la caméra à l’épaule – ou à la main12.

9 Mais avant de voir « naître » le Cinema Novo, les futurs cinémanovistes, ont dû parcourir un chemin long et détourné, que l’on va suivre à notre tour afin de répondre à deux questions : 1) Quelle est la place que prennent le film Arraial do Cabo et l’article de Rocha dans l’histoire et l’historiographie du cinéma brésilien ? et 2) Comment le mouvement de libération de la caméra, via le symbole de la « caméra à la main », est-il incorporé au discours cinemanoviste et que représente-t-il ?

Le Brésil et le cinéma brésilien à la fin des années 1950

10 À la fin des années 1950, le Brésil vit un moment d’euphorie et d’optimisme, une période où le mot d’ordre est le « desenvolvimentismo » [développementisme]. Le président, Juscelino Kubitschek (1956-1961), homme de centre-gauche, promet de développer l’économie du pays coûte que coûte. Son slogan de campagne – 50 ans de progrès en 5 ans – est un bon reflet de sa façon de gouverner. La nouvelle capitale, Brasilia, placée au milieu du pays, est en pleine construction. Selon Mario Pedrosa, l’un de plus importants noms de la critique d’art et de littérature du pays, « le Brésil est un pays condamné au moderne »13.

11 Du côté du cinéma, c’est également une époque d’euphorie et d’espoir, avec la publication du livre Introduction au cinéma brésilien14, la création de la revue Senhor15, un jalon du journalisme culturel, ainsi que l’apparition d’espaces dédiés au septième art dans des journaux de grande diffusion. C’est aussi une époque où les premières salles de cinéma d’art sont inaugurées et, surtout, où de jeunes membres de divers ciné-clubs,

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appelés parfois par la presse le groupe « bossa nova », commencent à écrire sur le cinéma et à réaliser des films « caméra à la main », sans avoir reçu aucune formation. Il n’y a pas encore d’école de cinéma au Brésil et, par conséquent, les jeunes sont amenés à se lancer directement dans la réalisation de films, généralement des courts métrages documentaires, dans l’espoir de profiter de la loi qui oblige les salles de cinéma à projeter des courts métrages nationaux avant des longs métrages étrangers16.

12 Dans un article publié dans le Jornal do Brasil du 5 avril 1959, titré « Sept points : Cinéma Brésilien », Rocha révèle qu’à cette époque, les possibilités de tourner des courts métrages au Brésil sont plus nombreuses que pour les longs métrages. Il conseille donc aux nouvelles générations de s’y lancer : C’est le meilleur chemin, la meilleure école pour apprendre à manipuler la caméra, à manipuler la moviola, à manipuler le film. Et, savoir faire de telles « manipulations » est plus important que de bien connaître la littérature sans avoir de vision filmique17.

13 Un peu plus tard, le critique portugais Novais Teixeira qualifiera cet apprentissage cinémanoviste d’« um aprendizado de amor [un apprentissage d’amour] »18.

14 Le 6 août 1960, dans un autre article du même Jornal do Brasil, titré « Deux documentaires : Arraial do Cabo et Aruanda », Rocha fait une analyse de la situation du documentaire brésilien – qu’il juge d’ailleurs « inexistant ». Cette fois-ci il se concentre sur l’analyse de deux films cités dans le titre : Arraial do Cabo et Aruanda, ce dernier de Linduarte Noronha, un autre film considéré comme précurseur du Cinema Novo, réalisé en 1960, mais sur lequel, faute d’espace, nous ne reviendrons pas ici.

15 En réalité plutôt que de parler de la situation du documentaire, il traite de la situation du cinéma brésilien dans son ensemble. La toute première phrase de son texte laisse déjà percer son intention : « Le documentaire brésilien n’existe pas non plus ». Une phrase qui lui permet de mettre en lumière la situation précaire du cinéma brésilien.

16 Plus loin, dans ce même article, il fait référence à l’un des documentaristes les plus connus de l’époque au Brésil, Jean Manzon, photographe français qui réalisait des films de commande pour le gouvernement ou des entreprises privées de la manière « la plus anticulturelle possible »19. Il écrit : « Manzon offre toujours de la bonne qualité à ses clients. Mais c’est une qualité frelatée : prétentieux, il fait des films qui imitent mal les documentaires européens, avec une photographie et un montage d’effets scolaires et monotones »20.

17 On peut voir dans cet article l’ébauche d’un discours appelant à la décolonisation, et en faveur d’une esthétique plus libre et originale. En même temps, ces lignes nous permettent également de comprendre que Rocha avait déjà été en contact avec des documentaires européens. En effet, dans le même texte, il dit que « parler de culture à propos d’un producteur comme Manzon était quasiment absurde », alors que « sa pseudo-école de films serait fondamentale pour le Brésil s’il avait le cerveau d’un John Grierson »21.

18 Avant de se lancer dans l’analyse formelle des deux films, Rocha annonce ainsi que « le documentaire brésilien donne enfin ses premiers signes de vie » et il attribue cette réussite au « travail de deux groupes de tout jeunes cinéastes », dont faisaient partie les réalisateurs d’Arraial do Cabo, auxquels il ne donne pas encore d’étiquette.

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Arraial do Cabo – l’histoire du film

19 Arraial est tourné à la fin 1959, coréalisé par Saraceni et Mário Carneiro. Il a été commandité par le Museu Nacional22 qui, depuis quelques années, menait des recherches anthropologiques à Arraial do Cabo, village de pêcheurs, au Nord-Est de Rio, transformé vingt ans auparavant à la suite de la construction d’une usine d’alcali. L’idée de l’anthropologue Geraldo Markan – qui avait invité Saraceni à réaliser le film – était d’enregistrer les changements dans la vie des habitants du village provoqués par l’arrivée du « progrès » si ardemment défendu par l’idéologie « desenvolvimentista ». Le film « naît » donc plutôt d’une volonté de nature anthropologique plutôt que vraiment artistique.

20 Le critique musical J. Ramos Tinhorão, dans un article publié dans le Jornal do Brasil du 8 février 1961, dit en effet que le film « n’a pas été réalisé avec la prétention de participer à des concours cinématographiques » mais que son vrai but était de « permettre aux anthropologues brésiliens de l’avenir de voir, en mouvement, les derniers représentants d’une communauté de pêcheurs du littoral de Rio, menacés de disparition [...] à cause de la présence d’une industrie d’alcali »23.

21 Cette information contraste pourtant avec celle trouvée dans l’autobiographie de Saraceni qui dit que « Dona Heloísa [ancienne directrice du Musée et coordinatrice du projet « Arraial do Cabo »] voulait un documentaire en 35 mm capable de gagner des prix dans des festivals internationaux »24. Dona Heloísa, à laquelle le film est dédié, et qui était une femme « d’avant-garde »25, était probablement au courant de l’expérience documentaire de Grierson ainsi que de celle de Rouch. Peut-être désirait-elle un documentaire mélangeant art et anthropologie, ces jeunes cinéastes étant « les esthètes » qui ajouteraient une dimension esthétique à « sa cause inesthétique »26.

22 De toute façon, pour la production du film, le Museu Nacional leur a fourni 300 000 cruzeiros27, plus une maison à Arraial do Cabo, où l’équipe du film pouvait résider pendant les tournages. L’équipe était très réduite. À part les deux réalisateurs, il y avait seulement des membres de la maison de production – la Saga Filmes – qui appartenait à son ami Joaquim Pedro de Andrade28. Il possédait une caméra Cameflex 35 mm29 (qui, selon plusieurs sources, aurait été achetée à Fellini) et avec laquelle le film a été tourné.

23 Saraceni et Carneiro décident de s’installer sur place à peu près un mois avant le début de tournage afin de s’immerger dans la vie de la population locale, dans une expérience proche de celle du « cinéaste-scaphandrier » rouchien. Plus que les informations et les rapports fournis par les anthropologues, ils voulaient voir de leurs propres yeux la réalité de ces gens pour que leur film puisse saisir le mieux possible « l’authenticité du vécu »30. On y est resté un mois vivant la vie des pêcheurs locaux. Vérifiant les recherches faites [par les anthropologues], faisant les nôtres, ce qui signifiait devenir ami de la communauté, connaître les problèmes de chacun, savoir comment était Arraial avant, sans la fabrique d’alcalis, et comment c’était maintenant. Quel était le rapport entre les pêcheurs et les ouvriers, dans leur majorité nordestinos [originaires de la région Nord-est du pays]. La mer, la pêche, chaque jour plus dangereuse. Les enchères, avec la vente des poissons. Le commerce. Les femmes des pêcheurs, leurs chants, leurs vies31.

24 Carneiro, architecte de formation, photographe et artiste, n’avait jamais touché à une caméra 35 mm. Il avait un peu d’expérience avec le 16 mm32 avec laquelle il avait réalisé

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un court métrage – Bonecas – tourné en Suisse, lors d’un séjour à l’hôpital. Saraceni, de son côté, avait réalisé un court métrage – Caminhos – également avec une caméra 16 mm et avec lequel il avait postulé pour une bourse d’étude au Centro Sperimentale de Cinema à Rome.

25 L’équipe ne pouvait pas compter sur des dollies, des grues, ou d’autres appareils techniques de cette sorte. Le film a été tourné caméra à l’épaule, à l’extérieur, in situ. Saraceni n’était pas inquiet car il faisait confiance au talent de son photographe. Dans son autobiographie, il dit que Carneiro avait un poignet très fort, et que « si pour la caméra fixe il dessinait, pour les plans à la main, il était gestuel et sûr »33. Pour l’éclairage, ils avaient quelques réflecteurs, mais rien de très puissant34. Saraceni conclut que « la réalité physique et, humaine plus la tonalité d’Arraial, étaient [leur] maîtresse »35.

26 La première projection publique du film eut lieu au Cine Alvorada, un cinéma d’art de Copacabana, qui venait d’ouvrir36. Arraial y fut projeté en complément du programme principal du jour, après d’autres courts métrages. Il se fit huer par un grand nombre de spectateurs.

27 Après cette projection catastrophique, Carneiro fit un nouveau montage du film pour le rendre plus court et plus « commercial »37. Cette fois-ci il travailla seul car Saraceni était déjà parti à Rome pour entreprendre ses études.

28 Carneiro envoie pourtant une copie du film (version longue, 24 minutes) au Festival de Bilbao, où, en octobre 1960, il reçoit la Médaille d’Or. Le mois d’après, Arraial gagne aussi le Prix de la Critique au Festival dei Popoli à Florence.

29 Dans la presse brésilienne pourtant il n’y a guère d’articles qui parlent de ce début de carrière du film. À part une petite note informative dans le journal O Globo38, il y a l’article de Tinhorão déjà cité ici – paru en « une » du Caderno B du Jornal do Brasil, avec trois photos du film plus une photo de Mário Carneiro – ainsi qu’un long article signé par Gustavo Dahl39, jeune critique et futur cinemanoviste, publié dans O Estado de S. Paulo le 14 janvier 1961. Malgré le manque d’analyse formelle du film, Dahl profite de l’occasion pour réfléchir à la situation du cinéma brésilien, tout en affermissant son plaidoyer pour un nouveau cinéma, qu’il appelle « bossa novíssima », faisant allusion au label utilisé à l’époque (et jusqu’à nos jours) pour désigner le mouvement musical qui avait révolutionné la musique brésilienne à la fin des années 1950.

30 En fait, Dahl reprend dans cet article une idée de Rocha. Dans un article de mars 1960 intitulé « Bossa Nova dans le cinéma brésilien »40, le jeune Rocha avait utilisé cette étiquette pour le nouveau « groupe » en formation. Il se référait aux cinéastes qui faisaient déjà des longs métrages d’une façon plus personnelle – tels que Nelson Pereira dos Santos, Walter Khoury, etc. – comme la génération « bossa nova » et il se référait à la nouvelle génération en train de se former (les groupes du court métrage) les qualifiant de « bossa novíssima ». La grande perspective du cinéma brésilien pourrait être les progrès de la bossa nova et sa rencontre avec la bossa novíssima. À Rio et dans d’autres États, surgissent également des jeunes orientés vers ce problème [réaliser un film véritablement brésilien], en rompant avec l’éternelle monotonie des générations littéraires et plastiques. Il y a une nouvelle génération de cinéastes, déjà initiés par les courts métrages, parmi lesquels on pourrait citer Joaquim Pedro de Andrade (Gilberto Freire Manuel Bandeira), Paulo César Saraceni (Caminhos et Cabo Frio41), Luís Paulino dos Santos (Rampa) et encore d’autres tel que Marcos Farias, Miguel Borges, Leon

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Kirschman42, Carlos Perez, qui ont déjà des scénarios prêts, des plans dans leurs têtes, et attendent seulement les conditions de production jour après jour43.

31 Cependant, Dahl, plutôt que de réfléchir au cinéma brésilien, en profite pour défendre l’idée que le cinéma national n’est qu’une « école », encore en formation, car il n’y a jamais eu dans le pays un génie du cinéma capable de surpasser les mauvaises conditions que l’on y trouvait. On comprend, à partir de son discours, que l’idée de « mouvement » n’était pas encore complètement définie, même si la volonté y était. Dahl croit pourtant que « la bossa nova est la nouvelle religion, et [que] Rocha, [est] son prophète »44 vu qu’il a été le premier au Brésil à s’apercevoir du changement qui s’opérait et à faire la distinction entre les deux « écoles » : la « bossa nova » et la « bossa novíssima ».

32 Dans ce même janvier 1961, Arraial est projeté à l’Unesco, à Paris, avec les deux courts métrages de Joaquim Pedro de Andrade, O Mestre de Apicucos et O Poeta do Castelo. Le critique portugais Novais Teixeira, correspondant du journal brésilien O Estado de S. Paulo, dans un article titré « Deux films réalisés par des Brésiliens, à Paris », déclare avoir vu dans ces films « l’indice d’un nouveau cinéma brésilien. » Il écrit : Jamais le cinéma brésilien ne s’était présenté en Europe de manière aussi ambitieuse dans sa volonté de s’exprimer de façon simple, claire et à ce point digne d’intérêt. Ambition d’une jeunesse consciente à travers laquelle on voit un large horizon d’espoir pour un nouveau cinéma national45.

33 En plus du prix de Bilbao et celui de Florence, d’autres vont s’ajouter à la liste des palmarès qu’Arraial va collectionner, tel que le prix du meilleur documentaire obtenu à la 2e Rassegna del Cinema Latino Americano, en mai 196146, à Santa Margherita Ligure, dont le jury était présidé par Jean Rouch qui avait déjà vu le film lors de sa projection au Musée de l’Homme à Paris, en mars de cette même année.

34 Dans une lettre à Rocha, à la fin mai 1961, Saraceni parle du succès d’Arraial en Europe et explique que lors de sa rencontre avec Rouch, le cinéaste français lui a révélé comment la Pyramide Humaine et Moi, un Noir avaient été réalisés « sans argent, avec la caméra à l’épaule ». Saraceni, enchanté par cette nouveauté dévoilée par Rouch, écrit à son ami Rocha : « Selon lui [Rouch], dans le cinéma moderne il n’y a plus de trépied, les travellings sont faits à la main, en suivant le personnage. Seule la vérité compte. »47

35 Au Brésil, pourtant, la presse parle très peu de la réussite d’Arraial à Santa Margherita. Dans une lettre écrite à Saraceni, Dahl et Pedro de Andrade (les trois futurs cinémanovistes qui faisaient à l’époque des études en Europe), Rocha affirme que le critique Ely Azeredo est l’un des seuls à publier quelques informations sur le prix reçu48. Selon Rocha, les autres journalistes « boycottent l’information »49.

36 La réussite internationale d’Arraial et ses échanges avec un Saraceni bien informé sur ce que se passait dans le cinéma moderne européen enflamme l’esprit de Rocha. Il va donc écrire deux articles, dans un espace d’un mois.

37 Dans le premier article, paru le 7 juillet titré « Cinéma nouveau et cinéma libre »50, Rocha parle de la réussite internationale d’Arraial, en suggérant que ces trois prix peuvent fort bien refléter la nouvelle mentalité qui surgit dans le cinéma brésilien. Il parle d’une nouvelle génération « qui semble maintenant marcher vers une définition, après toute une période de tentatives indépendantes, entamée à Rio par Nelson Pereira dos Santos et puis continuée (à grand peine) par Roberto Santos, Walter Kury, [etc.]. » Il déclare qu’avec ce film, « Saraceni et Carneiro brandissent le drapeau d’une nouvelle irruption... »51

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38 Rocha pense que cette réussite peut effrayer beaucoup de gens au Brésil, car si les jeunes cinéastes prouvent qu’il est vraiment possible de réaliser de bons films avec peu d’argent et, surtout, des films d’un relatif succès commercial, cela veut dire que bientôt éclatera dans le pays un mouvement cinématographique capable en peu de temps, d’occuper une place importante dans le monde. Ainsi, dans un discours préparatoire à l’annonce de la « naissance » du mouvement, il conclut : Nous savons, dans cette misère nationale, que notre cinéma peut plonger dans un nouveau langage esthétique et social. Mais les désespérés des productions ambitieuses savent qu’un cinéma nouveau et libre n’a pas besoin de tout ce qu’ils demandent : il a besoin, surtout, d’idées. Ces idées, en fait, je vous le dis, une simple Arriflex et des photographes du talent d’Hélio Silva52, peuvent les traiter esthétiquement53.

39 Même si Rocha propose déjà ici un discours pour un nouveau cinéma, libre, fait avec peu de moyens et plein de bonnes idées, il n’utilise pas encore l’expression Cinema Novo54 comme nom du mouvement, même si ces deux mots figurent dans le titre de l’article et dans l’extrait que l’on vient de présenter.

40 Avant même que le deuxième article de Rocha ne soit publié, Saraceni rentre au Brésil et est interviewé par le « prophète de la bossa nova ». C’est là, dans cet entretien, que Saraceni révèle à son ami que l’idée qui se trouve derrière l’expression de cinéma moderne est de « rassembler Jean Rouch et Rossellini ». Une équation que le réalisateur d’Arraial résout avec la formule « une caméra à la main et une idée en tête »55.

41 Le terrain est prêt. Rocha a déjà beaucoup de munitions pour déclencher la révolution. Deux autres articles vont lui venir en aide : le premier écrit par David Neves, jeune critique et futur cinémanoviste, publié dans le journal Correio da Manhã du 27 juillet 1961, et celui de Claudio Mello e Souza, journaliste et auteur du texte du film (en voix off ), paru dans O Estado de São Paulo du 5 août 1961.

42 Par le biais de l’analyse d’Arraial, Neves laisse entrevoir un discours vers un nouveau cinéma, plus libre et original. Il met en lumière le deuxième montage du film qui, selon lui, a conservé les parties improvisées pendant le tournage, laissant de côté ce qui avait été préparé d’avance. Pour Neves, « le point fort d’Arraial ce sont toutes les scènes tournées de façon spontanées, au gré des événements »56.

43 Rocha, de son côté, dans son analyse d’Arraial, présentée dans l’article « Deux documentaires : Arraial do Cabo et Aruanda » déjà cité ici, met en avant un « défaut de structure » car, selon lui, le film contient trois films indépendants : « Ce sont trois phases distinctes, qui s’excèdent entre elles, en étant des films isolés, mais qui mises ensemble ne marchent pas très bien, puisque le résultat est d’une monotonie maximale. »57

44 Il consacre la plus grande part de son analyse à la séquence dédiée à la pêche qu’il considère comme un vrai « ciné-poème », même s’il y voit une sorte de détournement du but original du film. Selon lui, « indiscutablement, c’est la maîtrise de la mer qui marque le travail de Mário Carneiro e Paulo Cezar Saraceni. Une mer qui n’est plus décorative, qui n’est plus une limite, qui se libère de la caméra. »58

45 Il ajoute que dans ce « film dans le film » on ne reconnaît pas de filiation à une école documentaire classique. Au contraire, on identifie un désir de rompre avec l’académisme, de ne pas respecter la continuité traditionnelle. Cependant, pour lui, le meilleur volet est le dernier, où les ouvriers rejoignent les pêcheurs à la fin de la

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journée pour aller au bistrot boire ensemble. Et la raison donnée par Rocha à cette réussite est « la caméra libre de compromis. »59

46 Carneiro, cité par Mello e Souza dans son article, défend également cette liberté de la caméra en tant que facteur de réussite. Selon lui, dans le cas d’Arraial, [...] les appareils techniques (s’il y en avait) n’étaient pas nécessaires, voire même préjudiciables à la capture de vérités dynamiques. Ce qui pourrait être un problème de production est devenu un système de production. La caméra à l’épaule était plus efficace que si elle était sur un trépied60.

47 Tinhorão voit aussi un aspect positif dans ce manque de technique : [...] avec la caméra sur le dos et le matériel de tournage glissant sur le sable, avec le besoin de vaincre, parfois, la réticence muette des pêcheurs à révéler devant l’objectif les petites intimités de leurs vies, les jeunes artistes ont quand même réussi à pénétrer, petit à petit, dans la profonde tristesse et dans l’enchantement secret de ces existences faites de sel et de conformisme61.

48 Finalement, Jean-Claude Bernardet, toute nouvelle puissance de la critique de cinéma à l’époque, dans un article titré « Deux documentaires »62, publié dans O Estado de S. Paulo le même jour que « l’article-manifeste » de Rocha, s’aligne sur Mello e Souza quant à la question de l’efficacité de ce manque de technique, même si, dans les quatre premiers paragraphes du texte, il laisse entendre qu’Arraial n’est pas un film réussi car il n’arrive pas à montrer ce qu’il était censé montrer : le déséquilibre causé dans le village par l’arrivé de la fabrique d’alcali. Le film existe et a été réalisé sans moyens financiers, absence qui, comme a dit Mello e Souza, au lieu de devenir un problème est devenu un système de production. Même type de production que connaissent l’Italie, la France et, maintenant, l’Amérique du Nord. Le manque de ressources agit directement sur le contenu et le style cinématographiques. Ils laissent de côté les tournages en studio, les castings coûteux, les décors et les objets originaux, les éclairages complexes. On filme de préférence à l’extérieur, avec un minimum d’acteurs : il y a une approche du réel, une approche du peuple ; la photographie, plus grossière, transmet plus directement le réalisme63.

49 Pour Mello e Souza, pourtant, « la vérité est que ce système était à la fois un choix, avec toutes ses connotations de liberté, et une obligation à laquelle il fallait obéir à cause de l’état encore précaire de l’industrialisation [du Brésil]. »64

50 À travers ces réactions de la presse brésilienne, il est possible de conclure que les intellectuels du pays étaient au courant de la révolution esthétique et philosophique en cours dans le milieu cinématographique brésilien, organisée par ces jeunes cinéastes regroupés dans un quasi-mouvement encore sans nom.

L’émergence du mouvement

51 Finalement le 12 août 1961, l’article « Arraial, cinema novo et caméra à la main », est publié, en même temps que l’interview avec Saraceni.

52 Sa première phrase, « Cinema novo en marche », laisse bien entendre que le cinema novo existe déjà, qu’il est en route. Cependant, plus loin dans le texte, la phrase « Si nous avons adopté le nom cinenovo », montre que le choix du nom n’est pas encore finalisé – Cinema novo ou cinenovo ? Et dans un troisième temps, une autre formule – « Le cinenovo brésilien » – nous indique qu’en effet, Rocha hésite encore sur l’étiquette qu’il va appliquer à cette nouvelle génération de cinéastes.

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53 Les grandes lignes philosophiques et esthétiques de ce nouveau cinéma sont pourtant déjà tracées et c’est Arraial qui lui sert d’exemple. Il dit : J’ai déjà dit, dans un article antérieur, que ce documentaire – reconnu par la critique en Europe [...] – pourrait renverser certains tabous humains et professionnels de la scène cinématographique mal éclairée de notre terre, dès le moment où il a prouvé – par la reconnaissance des trois prix – que l’on n’a pas besoin d’avoir des millions pour réaliser un bon film ; le cinéma moderne est une question d’intelligence, de courage, d’expérience, et surtout, de sens du professionnalisme ; le cinéma moderne est un cinéma d’auteur, c’est pourquoi il est indépendant et pour cela a besoin d’être digne (dans tous les sens) et seuls les jeunes (être jeune est une question de vérité et non pas d’âge) peuvent et sont aptes à faire cette révolution qui s’annonce dans le pays et qui a déjà suscité l’ironie de la génération qui a eu une opportunité et n’a pas su en profiter ; cette même génération qui, face à une autre opportunité (voir le crédit de la Banco do Brasil), a déjà la concurrence d’un sang dynamique, d’un sang qui ne veut pas se diluer, mais qui veut être versé dans l’obsession de libérer le cinéma national du colonialisme économique et intellectuel65.

54 C’est presque un discours de guérilla, où les jeunes cinéastes sont prêts à verser leur sang pour cette bataille de la décolonisation du cinéma brésilien. Et comme des vrais guérilleros, ils énoncent leurs revendications par la voix de son « prophète » : « Le cinenovo brésilien ne veut pas de coproduction, ne veut pas de prêts gigantesques, ne veut pas de distribution obligatoire ». Ce qu’il veut, et que Rocha va demander de façon très explicite, est un crédit de confiance, traduit par des actions de la part du gouvernement pour aider ces jeunes cinéastes : concession de financement, liberté de création et ouverture de l’Institut National du Cinéma Éducatif à ceux qui n’ont pas encore d’expérience.

55 Et au cas où ces revendications ne seraient pas satisfaites, ils vont « faire [leurs] films de n’importe quelle façon, avec la caméra à la main, avec une caméra 16 mm (s’il n’y a pas de 35 mm), improvisant dans les rues, montant des matériaux déjà existants. »66

56 Comme on l’a déjà remarqué dans le discours de Saraceni, le choix d’avoir la caméra à la main, source d’images souvent bougées ou « mal faites », procède plutôt du manque d’équipement que d’un choix purement esthétique. Cependant, cette caméra à la main – et par conséquent ces mouvements « maladroits » – représente la liberté que cherchent ces jeunes cinéastes lors de la réalisation de leurs films ; leur cri d’indépendance par rapport aux grands studios (étrangers et brésiliens), ainsi que par rapport à la structure de l’État. Ainsi la caméra à la main est plutôt un choix idéologique, le symbole majeur de cette « lutte armée », baptisé du nom de Cinema Novo, tout en étant son arme principale. Une arme puissante et révolutionnaire figée pour l’éternité dans la phrase de Saraceni, devenue slogan par la voix et les écrits du prophète Rocha : « uma câmera na mão e uma ideia na cabeça » [une caméra à la main et une idée en tête] ».

Conclusion

57 Certes, à partir de Rio, 40 Graus (1955), de Nelson Pereira dos Santos, le paysage cinématographique brésilien commence à respirer de manière nouvelle, à gagner un nouveau souffle. Les tout jeunes cinéastes – la « bossa novíssima » – contaminés par la vague d’enthousiasme « développementiste » qui régnait dans le pays, commencent à croire dans la possibilité de construire une industrie propre, indépendante. Ils fréquentent les ciné-clubs et se lancent dans les courts métrages sans même avoir les

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moyens, « caméra à la main »... Cependant, il ne serait peut être pas faux de dire que le parcours international du film Arraial do Cabo – avec ses prix et la reconnaissance par l’intelligentsia européenne – a été celui qui a fourni les éléments (et le courage) dont les futurs cinémanovistes avaient besoin pour « crier » au monde la « naissance » d’un mouvement cinématographique véritablement brésilien. Et c’est l’« article-manifeste » de Rocha – « Arraial, cinema novo et caméra à la main » – qui le fait, en mettant ainsi fin à ce que j’ai appelé l’« instant prégnant » du Cinema Novo, tout en légitimant le discours sur le cinéma moderne brésilien.

NOTES

1. « Une caméra à la main, une idée en tête ». En raison de la stylistique propre à Rocha, on citera généralement son texte en langue originale en note de bas de page. 2. Cinémanovistes : jeunes cinéastes appartenant au mouvement Cinema Novo. 3. La graphie du prénom du réalisateur d'Arraial do Cabo, « Paulo César », varie selon les sources. João Paulo Saraceni (fils du cinéaste) nous a affirmé que la version correcte était « Cezar » (courriel du 14 septembre 2015), même si dans son autobiographie Por dentro do Cinema Novo – Minha viagem, Saraceni ou son éditeur ont opté pour le « c ». 4. Julio A. Mendes, « Le tournage en direct et les influences des nouvelles techniques au cinéma et à la télévision au Brésil », Unesco, 30 juin 1965. 5. « Publiés dans le supplément dominical du Jornal do Brasil, ces articles de Rocha sont devenus le manifeste que nous avions promis à Reinaldo Jardim presque deux ans auparavant » (Paulo Cezar Saraceni, Por dentro do Cinema Novo – Minha viagem, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1993, p. 118). 6. Glauber Rocha, « Arraial, cinema novo e câmera na mão », supplément dominical du Jornal do Brasil, 12 août 1961. 7. « Le 12 août 1961, j'ai écrit dans le SDJB [Supplément Dominical du Jornal do Brasil] un article- manifeste : ``Arraial, cinema novo e câmera na mão''. » (Glauber Rocha, Revisão Crítica do Cinema Brasileiro, São Paulo, Cosac Naify, 2003 [1963], p. 128). [Notre traduction. Par la suite toutes les traductions du portugais sont les nôtres]. 8. Edgar Morin, « Pour un nouveau ``cinéma-vérité'' », France Observateur, no 506,14 janvier 1960. 9. L'« instant prégnant » de Gotthold Ephraim Lessing nous sert ici de métaphore pour cette période si féconde qui précède l'émergence du mouvement Cinema Novo. 10. « Pour le proto-Cinema Novo de Nelson Pereira dos Santos, dans Rio 40 Graus (1954) et Rio Zona Norte (1957), et de Roberto Santos, dans O Grande Momento (1958), le dialogue s'établissait avant tout avec le néo-réalisme et la comédie populaire brésilienne : pour Glauber Rocha, Ruy Guerra, Joaquim Pedro de Andrade, Arnaldo Jabor et David Neves, il a fallu, au-delà des différences de styles, l'importation de la caméra à l'épaule dans le cinéma de fiction, trait technico-stylistique fondamental pour la constitution de la dramaturgie du cinéma moderne latino-américain, tel qu'il a pu l'être, dans quelques cas, en Europe, surtout dans le cinéma de Godard et de Pasolini » (Ismail Xavier, Cinema Brasileiro Moderno, São Paulo, Paz e Terra, 2006 [2001], p. 16). 11. Le critique de cinéma Ely Azeredo, dans son livre Olhar crítico – 50 anos de cinema brasileiro (São Paulo, Instituto Moreira Salles, 2009, p. 19), affirme que c'est lui qui a commencé à utiliser l'expression « cinema novo » dans ses articles publiés dans le journal Tribuna da Imprensa, à Rio, afin d'identifier le mouvement qui s'esquissait dans le tournant des années 1950-1960. Rocha se

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l'était donc appropriée pour ses articles publiés dans le supplément dominical du Jornal do Brasil et l'avait ainsi universalisée. En effet, selon plusieurs sources, on attribue à Azeredo la « création » du label Cinema Novo, qui serait en réalité le nom d'une revue de cinéma qui n'a jamais vu le jour. 12. « E, caso não apareçam imediatamente estas ajudas – de elementos que existem e não precisam ser importados –, vamos fazer nossos filmes de qualquer jeito, de câmara na mão, de câmara 16mm (se não houver 35 mm), improvisando nas ruas, montando material já existente. » (Rocha, « Arraial, cinema novo e câmara na mão », art. cit.). 13. Phrase prononcée par Mario Pedrosa lors du Colloque international extraordinaire des critique d'art [Congresso Internacional Extraordinário dos Críticos de Arte], en septembre 1959, dans une Brasília pas encore inaugurée (voir Mario Pedrosa, « Brasília, a Cidade Nova », Arquitetura e Engenharia, no 55-56, [Belo Horizonte] septembre-octobre 1959). 14. Alex Viany, Introdução ao Cinema Brasileiro, Rio de Janeiro, Instituto Nacional do Livro, 1959. 15. Créée en 1959 par Nahum Sirotsky, elle parut jusqu'à 1964. 16. Décret no 21 240, du 4 avril 1932 (signé du Président Getúlio Vargas). Voir les articles 12, 13 et 15. ANCINE : Agência Nacional do Cinema [En ligne] http://www.ancine.gov.br/legislacao/ decretos/decreto-n-21240-de-4-de-abril-de-1932. 17. « São bem mais amplas as possibilidades de um cinema curto. Novas gerações devem fazer isso. É o melhor caminho, é a melhor escola para aprender o manejo da câmara, o manejo da moviola, o manejo do filme. E, saber tais ``manejos'' é mais importante do que saber muita literatura e não possuir nenhuma visão fílmica. » (Glauber Rocha, « Sete pontos : Cinema Brasileiro », supplément dominical du Jornal do Brasil, 5 avril 1959). 18. Novais Teixeira, « Dois filmes realizados por brasileiros, em Paris », O Estado de S. Paulo, 20 janvier 1961. 19. Glauber Rocha, « Dois documentários : Arraial do Cabo e Aruanda », Supplément Dominical du Jornal do Brasil, 6 août 1960. 20. Ibid. 21. « Falar em cultura a propósito de um produtor como Jean Mazon é quase absurdo, mas acontece que sua pseudo-escola de filmes seria fundamental dentro do Brasil, caso ele fosse dono de um cérebro como o de John Grierson. », ibid. 22. Dans son autobiographie, Saraceni parle d'abord d'un financement du Musée National approuvé par D. Heloísa Alberto Torres, directrice à l'époque. Or, en 1959, Dona Heloísa n'était plus à la direction du Musée, elle occupait la présidence du Conselho Nacional de Proteção ao Indio (Conseil National de Protection à l'Indien) depuis 1955. Saraceni, toujours dans la même page de son livre, dit ensuite qu'Arraial do Cabo a été « produit » par le Museu do Indio [Musée de l'Indien]. 23. « O filme, de curta metragem (14 minutos na primeira versão e apenas sete, na segunda), intitulado Arraial do Cabo, não fora feito com a pretensão de concorrer a concursos cinematográficos : encomendado pelo Museu Nacional, tinha por objetivo, apenas, permitir que os antropólogos brasileiros do futuro pudessem ver, em movimento, os últimos representantes de uma comunidade de pescadores do litoral fluminense, ameaçados de dispersão – tal como seus peixes – pela presença deletéria de uma fábrica de álcalis. » (J. Ramos Tinhorão, « Europeus aplaudem e premiam documentário brasileiro que os brasileiros não conhecem », Jornal do Brasil, Caderno B, Rio de Janeiro, 8 février 1961). 24. Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 52. 25. Dona Heloísa Alberto Torres (1895-1977) était une femme en avance sur son temps. En tant que vice-directrice (1935-1937) et directrice du Musée National (1938-1955), puis présidente du Conselho Nacional de Proteção ao Indio (1955-1967) elle réussit à faire venir au Brésil plusieurs chercheurs étrangers (ethnologues et « anthropologues »), surtout américains qui, à l'époque exerçaient une grande influence sur les chercheurs de la Escola Livre de Sociologia e Política à

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Rio dont D. Heloísa était aussi la directrice. Claude Lévi-Strauss, Paul Rivet, Alfred Métraux, Charles Wagley, William Lipkind, Buell Quain, Ruth Landes, James et Virginia Watson, Yolanda et Robert Murphy ont fait des séjours au Brésil pour y faire des études de terrain. D. Heloísa a ainsi suscité un grand mouvement d'échanges interculturels. C'est à elle qu'on doit la mise en place du métier d'anthropologue au Brésil. Voir : Mariza Corrêa, « Dona Heloisa e a pesquisa de campo », Rev. Antropol, vol. 40, no 1, São Paulo, 1997. [En ligne] http://www.scielo.br/scielo.php? pid=S0034-77011997000100002script=sci_arttexttlng=es. 26. « Le documentaire était depuis le début [...] un mouvement anti-esthétique. Nous avions toujours le bon sens d'employer des esthètes. Nous le faisions parce que nous les aimions bien et nous avions besoin d'eux. C'était paradoxalement avec l'excellente contribution esthétique de gens comme Flaherty ou Cavalcanti que nous maîtrisions les techniques nécessaires à notre cause inesthétique » (John Grierson, « The Documentary Idea : 1942 », cité et traduit par Caroline Zéau dans « Cinéaste ou propagandiste ? John Grierson et ``l'idée documentaire'' », 1895, no 55, 2008). 27. Cela équivaut approximativement à 18 000 dollars actuels. 28. La Saga Filmes appartenait à Joaquim Pedro de Andrade et à Sergio Montagna. Ce dernier était celui qui est allé le premier à Arraial do Cabo en intégrant l'équipe de production du film. Pourtant il tombe malade avant même le début du tournage et doit être remplacé par Joaquim Pedro de Andrade. 29. « Tinha a câmera do Sergio Montanha, que era uma Cameflex que ele tinha comprado do Fellini, com uma óptica Cooke maravilhosa. Quando peguei aquela câmera eu pensei : ``Pô, mas isso aqui agora é uma beleza ! Estava acostumado com a Paillard, com aquela correção de paralaxe, com a corda de no máximo três minutos. Isso aí vai ser um chuá ! Ai o Montanha me ensinou como é que funcionava aquele negócio e eu aprendi. Todos os dias tinha que desmontar, limpar, porque lá era areia prá todo o lado. » (Il y avait la caméra de Sergio Montanha [sic] une Cameflex qu'il avait achetée à Fellini, avec une optique Cooke fantastique. Quand j'ai pris cette caméra, j'ai pensé : c'est une merveille ! J'étais habitué à la Paillard, avec cette correction de la parallaxe, avec une autonomie de trois minutes maximum. Ça va être un chuá [très facile !]. Ensuite Montagna m'a appris comment fonctionnait ce truc [la caméra] et je l'ai appris. Chaque jour il fallait la démonter afin de la nettoyer, parce qu'il y avait du sable partout.) Entretien avec Mario Carneiro, par Lauro Escorel. [En ligne] Circuito Universitário de Cultura e Arte da UNE – http://cucadaune.blogspot.ch/2007_06_01_archive.html Consulté le 20 octobre 2014. 30. Edgar Morin, « Pour un nouveau ``cinéma-vérité'' », art. cit. 31. « Ficamos um mês vivendo a vida dos pescadores do lugar. Checando as pesquisas feitas, fazendo as nossas, o que significava ficar amigo da comunidade, saber os problemas de cada um, saber como tinha sido Arraial sem a fábrica de Alcalis, e como era agora, com ela. Como era o relacionamento deles com os operários, em sua maioria nordestinos. O mar, a pesca, cada vez mais perigosa. O leilão, com a venda dos peixes. O comércio. As mulheres dos pescadores, seus cantos, suas vidas. » (Paulo César Saraceni, op. cit., p. 52). 32. Mário Carneiro possédait une Paillard Bollex depuis l'âge de 23 ans. Lors du tournage, il en avait déjà 29. Il avait fait quelques petits films avec cette caméra. Voir [En ligne] Circuito Universitário de Cultura e Arte da UNE – http://cucadaune.blogspot.ch/2007_06_01_archive.html Consulté le 20 octobre 2014. 33. Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 54. 34. Entretien avec Mario Carneiro, par Lauro Escorel, op. cit. 35. Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 53. 36. Le Cine Alvorada a été crée par Alberto Shatovsky, Ely Azeredo et Oswaldo Leite Rocha. 37. La version qui existe aujourd'hui à la Cinémathèque Brésilienne (et qu'on peut trouver sur Youtube), compte 17 minutes. La première, selon Saraceni, en faisait 24. Dans son autobiographie, il parle d'une version de 20 minutes, en assurant ses lecteurs qu'il n'y a jamais eu de versions de

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14 minutes ni de 7 – comme l'affirme J. Ramos Tinhorão dans son article cité ici – seulement une de 24 minutes et une autre de 20 (Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 80). 38. Alves Pinheiro, « Filme brasileiro premiado num festival em Bilbao », O Globo, octobre 1960, dans Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 81. 39. Gustavo Dahl, « Coisas Nossas », Suplemento Literário, O Estado de S. Paulo, 14 janvier 1961. 40. Glauber Rocha, « Bossa Nova no cinema brasileiro », Jornal do Brasil, 12 mars 1960. 41. Rocha se réfère ici au film Arraial do Cabo. À l'époque le village Arraial do Cabo appartenait à la municipalité de Cabo Frio. En 1985 Arraial do Cabo devint une municipalité indépendante. Rocha a probablement confondus les deux noms. 42. Il s'agit, naturellement, de Leon Hirszman. 43. « A grande perspectiva do cinema brasileiro poderia ser o adiantamento e o encontro da bossa nova e a bossa novíssima. No Rio, em outros Estados, surgem também jovens voltados para o problema, quebrando a eterna monotonia de gerações literárias e plásticas. Há uma nova geração de cineastas, já iniciados em curtas-metragens, dentre os quais podemos citar Joaquim Pedro de Andrade (Gilberto Freire Manuel Bandeira), Paulo Cezar Saraceni (Caminhos e Cabo Frio), Luís Paulino dos Santos (Rampa) e mais outros como Marcos Farias, Miguel Borges, Leon Kirschman, Carlos Perez, já com roteiros prontos, planos na cabeça, à espera apenas, das condições de produção, que estão sendo conseguidas dia a dia. » (Rocha, « Bossa Nova dans le cinéma brésilien », art. cit.). 44. « [...] a ``bossa nova'' é a nova religião, e Glauber Rocha o seu profeta pois foi o primeiro a colocar publicamente a questão numa perspectiva extra-regional, a sugerir a necessidade da articulação dos diversos esforços e de um sistema de concretiza-los em filmes. E a distinguir, embora com a arbitrariedade inerente a uma distinção desta natureza, as duas escolas jamais surgidas no cinema brasileiro, que denomina a ``bossa nova'' e a ``bossa novíssima''. » (Dahl, « Coisas Nossas », art. cit.). 45. « Nunca – digamo-lo desde já – o cinema brasileiro se apresentou na Europa tão ambicioso de se exprimir com um natural tão simples, com tanta limpeza e tão digno de interesse. Ambição de uma juventude consciente e seria através da qual se vislumbra um largo horizonte de esperança para um novo cinema nacional. » Novais Teixeira, « Dois filmes realizados por brasileiros, em Paris », O Estado de S. Paulo, 20 janvier 1961. 46. Du 19 au 27 mai 1961, trois jours dédiés aux Journées d'études sur les cinématographies argentine, brésilienne et mexicaine. Le prix reçu par Arraial fut partagé avec Bazan de Ramito Tamayo. 47. Lettre de Paulo Cezar Saraceni à Glauber Rocha du 26 mai 1961, dans Ivana Bentes (dir.), Glauber Rocha, Cartas ao Mundo, São Paulo, Companhia das Letras, 1997, p. 155. 48. La note écrite par Azeredo reste introuvable. Elle a disparu dans les fonds de l'Archive Nationale Brésilienne, ainsi que 700 autres « recortes [coupures de presse] » liés à l'histoire du cinéma brésilien (information fournie par Azeredo, courriel de février 2015. Dans l'introduction de son livre Olhar Crítico – 50 Anos de Cinema Brasileiro [2009], le critique mentionne la disparition de scénarios, photographies, articles et d'autres matériaux si importants pour l'histoire du cinéma brésilien). 49. « Sei que Arraial já foi sucesso, li na imprensa brasileira uma nota do Ely Azeredo. O resto do pessoal pouco fala – boicotaram a notícia, talvez por causa da briga. » (Lettre de Glauber Rocha à Paulo Cezar Saraceni, du 13 juin 1961, dans Ivana Bentes (dir.), op. cit., p. 157). 50. Glauber Rocha, « Cinema novo, cinema livre », supplément dominical du Jornal do Brasil, 8 juillet 1961. 51. « Arraial do Cabo e seus três prêmios internacionais podem muito bem representar a nova mentalidade que surge em nosso cinéma : geração que agora parece marchar para uma definição, depois de todo um tempo de arrancadas independentes, iniciada no Rio por Nelson Pereira dos Santos e depois continuada (aos trancos e barrancos) por Roberto Santos, Walter Kury, Galileu

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Garcia, irmãos Pereira, Trigueirinho Neto, Roberto Faria e Roberto Pires – este ultimo a cabeça de ponte que surge na distante Bahia. [...] Com Arraial do Cabo, Saraceni e Mário Carneiro abrem a bandeira de mais um novo surto. [...] » (Glauber Rocha, « Cinema novo, cinema livre », art. cit.) 52. Hélio Silva (1930-2004), chef opérateur des films qui ont influencé l'émergence du Cinema Novo, tels que Rio 40 Graus (1955) et Rio Zone Norte (1957) de Nelson Pereira dos Santos, et O Grande Momento (1958) de Roberto Santos. 53. Glauber Rocha, « Cinema novo, cinema livre », art. cit. [Sabemos nós, os pobres nacionais, que lá nas Oropas a turma nova não tem muito o que dizer ou filmar [...] Sabemos nós, nesta miséria nacional, que nosso cinema pode mergulhar em nova linguagem estética e social. Mas sabem os desesperados das produções mirabolantes que um cinema novo e livre não precisa do muito que se pede : precisa, sobretudo, de ideias. Estas ideias, na verdade vos digo, uma simples Arry-Flex [sic] e iluminadores da estirpe de Hélio Silva resolvem em termos plásticos. Moviola e linguagem viva, moderna e fílmica completam o filme.] 54. Il parle de « nouvelle mentalité » et de « nouvelle génération », d'un nouveau cinéma. 55. Paulo Cezar Saraceni, op. cit., p. 117. [O negócio é juntar Jean Rouch com Rossellini. Uma ideia na cabeça e uma câmera na mão.] 56. David Neves, « Arraial do Cabo, um documentário premiado », Correio da Manhã, 26 juillet 1961, dans David Neves, Telégrafo Visual, São Paulo, Editora 34, 2004, pp. 145-148. 57. Rocha, « Documentários : Arraial do Cabo e Aruanda », art. cit. [Arraial do Cabo, porém, tem um defeito estrutural : contém três filmes no mesmo filme. São três fases distintas, excedentes em si, como filmes isolados, mas que, em conjunto, resultam falhos porque condicionam a monotonia ao máximo.] 58. Rocha, « Documentários : Arraial do Cabo e Aruanda », art. cit. [Indiscutivelmente é o domínio sobre o mar que marca o trabalho de Mário Carneiro e Paulo Saraceni. Um mar que deixa de ser decorativo, que deixa de ser limite, que se liberta da câmara.] 59. « c) o terceiro filme é o encontro dos operários com os pescadores. É o melhor de todos. É certo que os atores continuam ainda mal dirigidos, mas já então o homem está organicamente ligado ao fato e a câmara está livre de compromissos ». (Rocha, « Documentários : Arraial do Cabo e Aruanda », art. cit.). 60. « Mario Carneiro defendia então, e defende ainda hoje, que no caso de Arraial do Cabo havia uma coincidência feliz : a realidade humana e social da região deveria ser constatada ao vivo, o que era imposto pela própria natureza delas. Os aparatos técnicos (se os houvesse) seriam desnecessários, até mesmo prejudiciais à captação de verdades dinâmicas. O que se colocava como um problema de produção transformava-se, no caso e na opinião de Mario Carneiro, em um sistema de produção. A câmara no ombro seria mais eficaz do que montada sobre um tripé. » (Claudio Mello e Souza, « A condenação do talento », supplément littéraire, O Estado de São Paulo, 5 août 1961, p. 43). 61. « Carregando nas costas a máquina e o material de filmagem pela areia, precisando vencer, às vezes, a muda relutância dos pescadores em revelar diante da objetiva as pequenas intimidades da sua vida do dia a dia, os jovens artistas conseguiram, ainda assim, penetrar, a pouco e pouco, na profunda tristeza e no secreto encanto daquelas existências feitas de sal e de conformação. » (Tinhorão, « Europeus aplaudem e premiam documentário brasileiro que os brasileiros não conhecem », art. cit.). 62. Jean-Claude Bernardet, « Dois documentários », supplément littéraire, O Estado de S. Paulo, 12 août 1961. 63. « A fita existe e foi feita sem recursos, falta que, como disse Cláudio Mello e Souza, de problema se tornou sistema de produção. Tipo de produção, aliás, que conhecem a Itália, a França e agora a América do Norte, pelo menos. A falta de recursos atua diretamente sobre o conteúdo e o estilo cinematográficos. São deixados de lado as filmagens em estúdio, os elencos caros, as cenografias e os vestuários originais, as iluminações complexas. Filma-se de preferencia no

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exterior, com o mínimo de atores : há uma maior aproximação do real, uma maior aproximação do povo ; a fotografia mais grosseira transmite mais diretamente o realismo. » (Bernardet, « Dois documentários », art. cit.). 64. « Mas a verdade é que tal sistema era, a uma vez, uma escolha, com suas conotações de liberdade, e uma obrigação a que se teria que obedecer em função de nosso precário processo de industrialização. » (Mello e Souza, « A condenação do talento », art. cit., p. 43.). 65. « Já disse, em artigo passado, que este documentário – reconhecido na Europa pela crítica [...] – poderia atemorizar certos tabus humanos e profissionais do mal iluminado palco cinematográfico de nossa terra, desde quando provava – na insistência de três prêmios – que não se necessita de milhões para um bom filme ; que cinema moderno é um problema de inteligência, coragem, vivência, sobretudo, sentido de profissionalismo ; que cinema moderno é cinema de autor, por isto é o cinema independente e para isto precisa ser digno (em todas as direções) e somente os jovens (que é uma questão de verdade e não de idade) podem e estão aptos para esta revolução que se anuncia no País e já começa a despertar as ironias iniciais da geração que teve uma oportunidade e não soube aproveitá-la ; desta mesma geração que, diante de outra chance (vide o crédito do BB), já tem uma concorrência de sangue vibrante, de sangue que não se quer diluir, mas ser derramado na obsessão de libertar o cinema nacional do colonialismo econômico e intelectual. » (Rocha, « Arraial, cinema novo e câmera na mão », art. cit.). 66. Rocha, « Arraial, cinema novo e câmara na mão », art. cit., [E, caso não apareçam imediatamente estas ajudas – de elementos que existem e não precisam ser importados –, vamos fazer nossos filmes de qualquer jeito, de câmara na mão, de câmara 16 mm (se não houver 35 mm), improvisando nas ruas, montando material já existente.]

RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse de la période qui précède immédiatement l’émergence du mouvement Cinema Novo (1959-1961) – ici appelée « instant prégnant » – par le biais du suivi de la trajectoire du film Arraial do Cabo (1959), de Mário Carneiro et Paulo Cezar Saraceni son histoire et sa réception critique au Brésil. Cette analyse a pour but de comprendre la place que prennent le film et l’article-manifeste « Arraial, cinema novo e câmera na mão » de Glauber Rocha dans l’histoire et l’historiographie du cinéma brésilien, tout en mettant en lumière comment le mouvement de libération de la caméra, via le symbole de la « caméra à la main », est incorporé au discours cinémanoviste et ce qu’il représente.

This article proposes an analysis of the period – here called the « pregnant moment » – immediately before the emergence of the Cinema Novo movement (1959-1961), via a discussion of the film Arraial do Cabo (Mario Carneiro and Paulo Cezar Saraceni, 1959), specifically focusing on its history and critical reception in Brazil. This analysis seeks to understand the importance of this film, and Glauber Rocha’s article-manifesto « Arraial, cinema novo e camera na mão », in the history and historiography of Brazilian cinema, while highlighting through the symbol of the « hand-held camera » how the freedom of camera-movement is incorporated into the cinémanoviste’s discourse and what it meant at that time.

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AUTEUR

LILIA LUSTOSA DE OLIVEIRA Lilia Lustosa de Oliveira a suivi au Brésil des études en Publicité, avec spécialisation Marketing, avant de réaliser un master en Histoire et esthétique de cinéma à l’Université de Lausanne. Doctorante, elle travaille à une thèse sur « Le contexte intellectuel et politique du Cinema Novo brésilien » (sous la direction du Prof. François Albera). Elle est l’auteur des communications « Le sacré et le politique chez Glauber Rocha », « Glauber Rocha’s ironical legacy » et « Ni dolly, ni dollar – Caméra à la main, décolonisation en tête », qui est à l’origine de cet article.

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Le cinéma brésilien moderne et la Biennale de São Paulo Modern Brazilian cinema and the São Paulo Biennial

Adilson Mendes

Dans les moments décisifs, ce n’est pas en lui- même que le cinéma trouve sa force motrice. Chaque fois que le cinéma a été capable de relever un défi, autrement dit, à chaque moment où il a su renouveler sa vitalité, la stimulation est venue du dehors, d’autres activités ou préoccupations. Le cinéaste ou le critique de cinéma doté d’une formation strictement cinématographique joue un rôle de plus en plus réduit. Paulo Emílio Sales Gomes, « Introduction assez personnelle »

Cinéma et arts plastiques : duel et combiné

1 Le cinéma brésilien moderne a trouvé dans le champ des arts plastiques un laboratoire pour la recherche formelle marquée par le radicalisme esthétique et social. L’analyse en champs culturels autonomes nous permet de progresser dans une histoire sociale du cinéma qui nous montre, en promouvant le croisement des frontières disciplinaires, comment le cinéma a ébranlé les partages traditionnels, et, dans notre cas, comment le cinéma est ébranlé par les partages consolidés. Au lieu de parentés arbitraires ou de passages qui ne soient pas étayés empiriquement, il va s’agir ici de vérifier dans les sources les partages opérés dans un moment historique bien précis. Des phénomènes comme la propagation des idées, leur réception et la résistance qu’on leur oppose, suivent en général des chemins particuliers dont la chronique historique peut mettre en évidence l’importance.

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2 En se focalisant sur le passage des années 1950 aux années 1960, on souhaite ici enquêter sur les croisements entre le champ des arts plastiques, légitimé comme épicentre de la création nationale, et le champ du cinéma qui venait de se constituer et de produire sa marge underground. Ce lien nous permet de (re)voir les films mais aussi les conceptions qu’on se fait d’un cinéma national érigé en face à la domination nord- américaine et actualisé avec les recherches esthétiques les plus avancées : la période où le Cinema Novo s’affirme comme mouvement collectif et se révèle stratégie d’un groupe qui se rencontre à la Biennale de São Paulo dans un moment décisif pour le pays. Cette conscience de soi, réflexive des conditions de l’art, identifie le processus d’autonomisation de l’art moderne avec le développement même de l’histoire de l’art national.

3 L’absence d’une industrie cinématographique et d’un système socio-économique et symbolique y afférent empêchait la formation d’un cinéma avant-gardiste au Brésil. Dans les années 1920, le mouvement moderniste produisit des œuvres plastiques et littéraires mais ne s’intéressa pas au cinéma sinon d’un point de vue critique, et Limite (1930), considéré comme le premier film d’avant-garde brésilien, n’est qu’un exemple tardif du retard esthétique national consonant avec la place du pays sur la scène mondiale. Pendant les années 1930 et 1940, au moment du « retour à l’ordre » du modernisme brésilien, quand ce mouvement avant-gardiste littéraire et plastique se dissolvait en « salons, expositions individuelles, cocktails » (comme l’a écrit le poète Mário de Andrade), le débat sur un art actif dans le monde social se réorganisa sur la base de l’art abstrait et de sa capacité à représenter l’identité nationale. Ce débat eut lieu avant tout dans le champ des arts plastiques dont la principale tribune était la Biennale de São Paulo créée en 1951 dans le même milieu d’où sortira l’idée d’une industrie cinématographique au Brésil (la Companhia Cinematográfica Vera Cruz).

4 Un débat intense autour de l’art abstrait, porté par l’élan économique, majeur dans le pays, de la ville de São Paulo, s’incarna dans des institutions muséales dont la Biennale de São Paulo, le Musée d’Art Modern (MAM) et la Filmothèque du MAM (future cinémathèque brésilienne). Ce moment d’optimisme général à São Paulo en 1940 engendra une foi dans le progrès, une croyance dans le présent telle que la ville songeait à incarner le destin du pays par sa productivité et son cosmopolitisme. Cette prétention n’a d’ailleurs jamais quitté les « paulistes » mais, à ce moment précis, elle était plus qu’un simple motif idéologique. Dans son étude sur Vienne, Carl Schorske montre que l’effort de briser les chaînes de l’histoire accélère les processus historiques car l’indifférence à l’endroit du passé libère l’imagination, permet la prolifération de nouvelles formes et de nouvelles constructions. Par contre la conscience d’une transformation rapide du présent affaiblit l’autorité de l’histoire comme passé important1. L’impulsion à la transformation que l’art moderne engendra dans l’art national entraîna de façon inédite tout le champ artistique.

5 Parallèlement à l’action de ces institutions, il y eut un renouvellement des idées dont Mário Pedrosa fut le maître à penser2. Sur les divers fronts de l’ensemble de ses écrits, ce critique reformula la conception d’un art d’avant-garde lié à l’actualisation du présent, ses réferences majeurs étant Alexandre Calder et Max Bill.

6 C’est avec le débat dans les arts plastiques autour de l’abstraction que le thème de l’avant-garde revint sur le tapis (autonomie de l’art, liens avec le monde scientifique et technique, art et utopie, organisation en groupes, etc.) et excéda le champ proprement artistique en projetant l’actualité esthétique la plus avancée sur un plan social. Au sein

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de ce débat, on trouve Mário Pedrosa et ses idées sur l’avant-garde au centre de la réforme de l’institution artistique au Brésil. Les premières éditions de la Biennale de São Paulo furent de véritables aufhebung du champ artistique national, repartant de l’art d’avant-garde et lui donnant une nouvelle dimension dans les conditions inédites d’un pays déchiré par la misère mais en train de se transformer radicalement. En 1961, la présence du président João Goulart à cette manifestation l’atteste. Un président progressiste mais prisonnier d’une élite de politiciens qui le chassèrent en 1964 avant qu’il ait pu réaliser la transformation générale qu’il avait annoncée devant la foule de la VIe Biennale. Il faut rappeler que la situation politique du Brésil, peu avant le coup d’État militaire de 1964, était celle d’un changement profond3

7 Au moment où ces questions se posent l’interaction entre les différents champs culturels est remarquable. Les rapports intenses entre les groupes sont perceptibles dans une revue comme Anhembi (important périodique culturelle de São Paulo des années 1950 et 1960), qui réunissait sciences sociales, arts plastiques, cinéma, littérature, histoire, théâtre. Deux autres médias importants pour ce débat, l’O Suplemento Literário d’O Estado de S. Paulo et le Jornal do Brasil, publiaient, outre toutes sortes de critiques culturelles, des travaux d’artistes reconnus comme d’autres débutants – par exemple Renina Katz, Marcelo Grassmann et Fernando Lemos.

8 Le cinéma participa de façon significative à cette tribune des arts plastiques que fut la Biennale de São Paulo. Lors des premières éditions, la Filmoteca conçut des rétrospectives en compléments des expositions artistiques. Duranr la 1ère Biennale (1951), on montra des films sur l’art, notamment ceux d’Henri Storck. Pour la deuxième édition (1953), la participation du cinéma devint le 1er Festival International de Cinéma du Brésil, occupant une place égale à la Biennale elle-même (dont le point fort était cette année-là le Guernica de Picasso). Et ce grand festival – auquel participèrent Abel Gance, Erich von Stroheim et d’autres noms du cinéma artistique ainsi qu’André Bazin et Henri Langlois – mobilisa pendant plusieurs mois les salles principales de la ville. Ce Festival marqua profondément la culture cinématographique locale, comme on peut le lire dans les témoignages tardifs des cinéastes du Cinema Novo4. Pour la troisième édition de la Biennale (1955), la présence du cinéma s’élargit aux classiques de l’Avant- garde française (Entr’acte, l’Étoile de mer), aux recherches formelles de Jean Lods et Jean Mitry, à une rétrospective d’Oskar Fischinger et aux premiers films d’Alain Resnais (Gauguin et Van Gogh), de Norman Mc Laren (Begone Dull Care, A Phantasy, Neighbours, Blinkity Blank), et un moyen métrage « oublié » d’Eisenstein, Romance sentimentale, ainsi que, last but not least, des courts métrages brésiliens proches de l’univers artistique : Ruy Santos (A casa de Mário de Andrade), Marcos Marguliés (A esperança é eterna, sur l’expressionniste Lasar Segall, et le Descobrimento do Brasil, d’après des peintures de la découverte du Brésil par les Portugais), Alexandre Robato (Vadiação et Uma igreja bahiana, tous deux avec un décor de l’artiste Caribé), Lima Barreto (Santuário et Painel, le premier sur le grand sculpteur Aleijadinho – reconnu par le mouvement moderniste comme le premier artiste national – et le deuxième sur l’œuvre de Candido Portinari, tous deux produits par la Vera Cruz) et le premier film de Roberto Miller, à l’époque le cinéaste le plus expérimental du pays, lié à Norman Mc Laren.

9 Le catalogue de cette rétrospective, 10 anos de filmes sobre arte [10 ans de films sur l’art], conçu visuellement par le photographe expérimental Geraldo de Barros, contenait des textes de Bazin5, de Benjamin Péret, de Paulo Emílio Sales Gomes et du critique d’art et directeur artistique de la Biennale, Lourival Gomes Machado. Le premier, malgré ses

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réserves bien connues à l’endroit de l’avant-garde historique, retrouvait dans les films sur l’art le même élan novateur qui avait été le sien. Sales Gomes, un des « passeurs » entre ces sous-systèmes sociaux de la culture, exprimait sa frustration devant le peu d’intérêt des établissements artistiques pour ce type de film et ses possibilitées, mais ne cachait pas sa satisfaction devant la présentation de films représentant les nouvelles recherches plastiques au cinéma : Au-delà des films sur l’art la formule très ample que le festival a adoptée nous a donné l’occasion de connaître des exemples extraordinaires de ce cinéma expérimental qui tient une place importante dans le monde mais ne parvient que rarement jusqu’à nous6.

10 Cet intérêt pour les films sur l’art suivait l’engouement international à leur endroit qui, à l’époque, mobilisait des historiens de l’art y trouvant une possibilité de renouveler le rapport aux œuvres. Dans le cas brésilien, les rapports entre les arts plastiques et le cinéma, lors de la VIe Biennale, représentèrent un aspect important, incontournable pour penser la consolidation d’un mouvement artistique indépendant et engagé formellement et socialement.

La première du Cinéma Novo

11 La VIe Biennale (1961) eut comme commissaire principal le critique d’art Mário Pedrosa, qui, à l’époque, songeait à émanciper la manifestation de son mécène, Francisco Matarazzo Sobrinho. Responsable de la direction artistique générale, ce qui engendra beaucoup d’attentes dans le milieu artistique, Pedrosa passa toute l’année 1960 à voyager entre le Japon, l’Inde et surtout l’Union Soviétique. Il en résulta plusieurs expositions d’art extra-européen (une histoire de la calligraphie japonaise, l’art indigène d’Australie, les fresques du sanctuaire de l’Ajanta). Mais Pedrosa voulait surtout exposer les œuvres majeures du suprématisme et du constructivisme soviétiques qui accompagnèrent la Révolution de 1917. Pour lui, idéalement, une grande rétrospective de l’avant-garde soviétique pouvait offrir un contraste productif avec les vastes expositions d’art « primitif » et extra-européen, l’ensemble créant un impact pour l’art du futur en élargissant les références et en restituant à l’art son utopie transformatrice. Malheureusement le projet échoua, toutes les négociations pour montrer au Brésil les œuvres de Malévitch, Tatlin, Rodtchenko, El Lissitzky, Gabo et Pevsner n’aboutirent point. Le passé trotskiste de Pedrosa ne facilita sans doute pas les choses par rapport aux autorités soviétiques mais on ne montrait pas ces œuvres en URSS même à cette époque de toute manière... L’idée de juxtaposer l’art ancien et l’avant-garde fut néanmoins réalisée avec la grande salle dédiée au travail de Kurt Schwitters, « maître dadaïste précurseur des collages modernes, des appropriations polymatiéristes et des assemblages actuels » selon Pedrosa7. C’est dans cette perspective dialectique, entre art « primitif » et avant-garde, que se situait le cœur de la conception de Pedrosa par rapport à un art brésilien qui soit aligné sur le plus contemporain mais qui ne méconnaisse pas un passé plus profond. Pour servir ce projet ambitieux, l’ex Filmoteca du Musée d’Art Moderne qui venait de se transformer en Cinemateca Brasileira (cinémathèque brésilienne), conçut une large exposition, multiple et variée, dont se détachait la rétrospective du cinéma russe et soviétique (1908-1961), avec des films inconnus au Brésil comme Krasnye diavoliata (les Diablotins rouges, 1923) d’Ivan Perestiani, Kroujeva (Dentelles, 1928), de Ioutkévitch, Novyi Vavilon (la Nouvelle Babylone, 1929) et Yunost Maksima (la Jeunesse de Maxime, 1934), Vyborgskaia

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storona (Maxime à Vyborg, 1938), Vozvrashchenie Maksima (le Retour de Maxime, 1937) de Kozintsev et Trauberg, Okraïna (1933) de Boris Barnet, Oblomok imperii (Un débris de l’empire, 1929) de Fridrikh Ermler et, bien sûr, des films d’Eisenstein, Poudovkine, Dovjenko et Kouléchov. Cette rétrospective organisa en outre une table ronde avec Mário Pedrosa et Sales Gomes à propos d’Oktiabr (Octobre).

12 Cependant les autres rétrospectives avaient aussi leur importance, comme celle du cinéma indien (concentrée surtout sur Satiajit Ray, Bimal Roy et Tepan Sinha), des courts métrages français (les Mistons de Truffaut, la Première Nuit de Franju, le Chant du styrène de Resnais) et des courts métrages brésiliens (rétrospective organisée par le jeune critique Jean-Claude Bernardet – à l’époque chercheur de la Cinémathèque brésilienne – avec Arraial do Cabo de Saraceni et Carneiro, Aruanda de Linduarte Noronha, Igreja de Silvio Robato et Desenho abstrato de Roberto Miller). Les deux premiers, Arraial do Cabo (essai poétique sur une ville de pêcheurs en train de s’urbaniser) et Aruanda (enregistrement brut d’une communité quilombola), furent importants pour l’affirmation d’un cinéma radical, à bas budget, créatif avec des sujets sociaux, réaffirmant eux aussi ce schéma artistique entre le primitif et le plus avancé.

13 Le prestige du lieu, le niveau du débat critique, le rapport entre des films si divers, apportèrent beaucoup à la réflexion sur l’avant-garde et son passage des arts plastiques au champ cinématographique. La projection de l’avant-garde soviétique (tous les films russes étaient interdits au Brésil depuis la « guerre froide ») installait ce cinéma comme une référence importante pour le contemporain, présent avec les jeunes cinémas français et brésiliens. Il n’était pas fortuit que Sales Gomes traçât un « parallèle inutile » entre le cinéma soviétique des années 1920 et le tout nouveau cinéma brésilien, celui, par exemple, d’un cinéaste comme Joaquim Pedro de Andrade. Pour ce critique – le plus autorisé à reconnaître le nouveau –, l’enthousiasme de l’époque se traduisait dans la nécessité pour ces jeunes de construire au Brésil un cinéma en correspondance avec les nouvelles voies du cinéma mondial. La défense du cinéma soviétique servit à insister en direction d’un cinéma engagé, marqué par l’expérience sociale : C’est en ce sens cruel que nous devons considérer la cinématographie brésilienne comme un terrain ouvert à tous. Il est nécessaire de créer les conditions pouvant attirer au sein de la corporation les milliers d’individus indispensables au jeu implacable de la probabilité8.

14 Selon Sales Gomes, les proximitées entre ce cinéma et le cinéma rêvé par les jeunes sont multiples : l’optimisme social, l’organisation en groupe, la rupture avec la tradition, la critique de l’institution en place, la mobilité dans la société permettant l’accomplissement de vocations, indépendamment des formations traditionnelles (un ingénieur des Ponts et Chaussées – Eisenstein – ou un physicien – Joaquim Pedro de Andrade – deviennent cinéastes). Ce parallèle, très utile pour l’analyse historique, permet de mieux comprendre la formation du Cinéma Novo et la récupération d’un art de combat et d’expérimentation, comme on le voit chez Pedrosa mais aussi dans les œuvres des artistes rénovateurs de l’art moderne brésilien : Ivan Serpa, Milton Dacosta, Lygia Clark, Abraham Palatnik, Almir Mavignier.

15 La VIe Biennale était la synthèse de cette conception avant-gardiste de l’art moderne élaborée par Pedrosa, et il n’est certainement pas fortuit que le cinéma brésilien le plus récent y jouxtât le cinéma soviétique et le cinéma français contemporain. Sales Gomes lui-même, dans un témoignage filmé, rappela le rôle décisif de l’« archange » Rudá de

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Andrade qui « claironna » la naissance du Cinema Novo9. Plus précis, Glauber Rocha a décrit, à chaud, sa version du moment fondateur. Le cinéaste dit qu’à l’époque où il écrivait son bilan et ses prémices (dans sa Revisão crítica do cinema brasileiro (1963) : Les moments journalistiques de 1960 et 1962 promulguaient un courant vivant10. À la Biennale de 1961, Jean-Claude Bernardet organisa un Hommage au documentaire brésilien. Au-delà de l’hommage, [il y avait des] dispositions polémiques de grandes conséquences. Dans le même ensemble, marqué de façon opportune par un violent article que Gustavo Dahl avait envoyé d’Italie pour le Suplemento Literário d’O Estado de S. Paulo, nommé « Coisas nossas » – éclataient pour le public/critique pauliste les films Arraial do Cabo, Aruanda et Couro de gato. Si le Festival de Cinéma Latino-americain [Santa Margherita Ligure], avec les pamphlets de Joaquim Pedro, les débats de Paulo Saraceni et les rigoureuses idées de Gustavo Dahl a marqué l’avènement du Cinema Novo en Europe – cette semaine à la Biennale de 1961, avec les articles de Gustavo Dahl, Jean-Claude Bernardet ; l’engagement définis de Paulo Emílio Sales Gomes, Rudá de Andrade e Almeida Salles ; la rupture avec les cinéastes favorables à la co-production et au film commercial, mais aussi la rupture avec l’intellectualisation de la « chanchada » et le cinéma académique. La polémique fut déclenchée entre les intellectuels à travers un discours de soutien et de compréhension envers Mário Pedrosa. Cette semaine a eu pour le Cinema Novo brésilien l’importance de la Semaine de l’Art Moderne de 1922. On était moi, Paulo Saraceni, Paulo Perdigão et David E. Neves ; le critique Walter da Silveira présidait la séance de débat11.

16 La référence factuelle et les intuitions du tout jeune cinéaste attirent notre attention sur un texte participant au débat pour un cinéma brésilien indépendant et critique : « Coisas nossas [choses nôtres] », un texte qui eut immédiatement des suites et dont se réclama le cinéma novo comme mouvement collectif tout en préservant l’individualité des uns et des autres. Peu après cet article éclatait un débat autour d’Arraial do Cabo, que mit en scène Gustavo Dahl lui-même, avec Rocha, Joaquim Pedro de Andrade, Sales Gomes, entre autres, et le critique portugais Novais Teixeira, qui joua un rôle décisif pour la circulation du cinéma latino-américain dans les grands festivals européens.

17 L’article de Dahl, paru dans le Suplemento Literário d’O Estado de S. Paulo (14.01.1961), avait un ton de de manifeste enflammé, de convocation à la lutte, d’appel à l’union dans la différence et dans les discordes, d’agrégation autour d’un cinéma brésilien moderne possible, un cinéma d’avant-garde, qu’il appelait d’« école », une école « bossa nova » du cinéma. On voit dans l’article la primauté accordé à Rocha par rapport aux autres cinéastes du mouvement et l’ample brochette de films inclus dans le Cinema Novo qui change beaucoup la notion traditionnelle de mouvement tiers-mondiste.

18 Bien que nous n’ayons pu proposer qu’un résumé historique, on remarque combien le cinéma brésilien a cherché son actualisation dans un rapport aux arts plastiques au début des années 1960, en faisant écho aux œuvres, comme on peut l’observer dans les premiers films des cinéastes du mouvement : O Pátio de Glauber Rocha, Arraial do Cabo, mais aussi Pedreira de São Diogo et d’autres. O Pátio (1959), par exemple, un court métrage, exprime, quoique de façon tardive, les conflits ayant agité le débat pour un art moderne brésilien, sur la possibilité de se détacher de la figuration de l’expérience nationale pour produire des formes nouvelles. Ce petit « film expérimental » (en français dans les génériques) de Rocha se développe dans un décor tropical où un couple agonise devant une nature en gloire. Solitude, douleur, incommunicabilité et formes naturelles (un arbre, le ciel, la mer, des plantes) sont en contraste avec les carrés noirs et blancs du sol. Plans et gestes sont soulignés par une musique concrète qui mélange des phrases populaires, des chants de candomblé, de la musique érudite avec des bruits

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et des cris. Le film suivant de Rocha, son premier long métrage, porte encore les traces de l’expérience « formaliste » d’O Pátio, dont le générique montre des gravures sur bois. C’est en ce sens que le jeune critique belge radicalisé au Brésil, Bernardet a pu affirmer : « Comme film expérimental, Barravento, a une importance fondamentale dans la filmographie brésilienne, et ce qui importe n’est pas tant qu’il soit expérimental cinématographiquement, que socialement. » Le développement de l’analyse permet de voir sous un angle particulier les films de Rocha : O Pátio et le formalisme néo-concret ; le film Câncer (1968-1972) les présences des artistes tropicalistes Hélio Oiticica et Rogério Duarte (ce dernier est l’auteur de l’affiche de Deus e o Diabo na Terra do Sol – Dieu Noir et Diable Blond) ; la palette tropicaliste d’O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro (Antonio das Mortes, 1969) ; et aussi le chef-d’œuvre Di, court métrage sur le peintre moderniste Di Cavalcanti. On pourrait citer de nouveau le cas d’Arraial Cabo et ses rapports avec Oswaldo Goeldi, le maître de la gravure brésilienne moderne12. L’artiste est aussi une référence pour le film suivant de Saraceni et Carneiro, Porto das Caixas (1962), qui lui est dédié, et dont l’atmosphère nocturne rappelle l’univers.

19 On pourrait continuer et décrire d’autres films marqués par l’entrelac des champs culturels, mais pour dépasser les remarques de surface et réfléchir au mouvement du Cinema Novo comme ensemble, la notion d’avant-garde nous aide à comprendre comment elle traverse des champs et se concrétise dans un idéal de cinéma indépendant, de rupture esthétique et sociale. Étant tardive, la formation du sous- système culturel du cinéma (au début de la décennie de 1950, avec la transformation engendrée par la Companhia Cinematográfica Vera Cruz) permet que la partie underground puisse s’imposer et prendre le centre du débat pour un cinéma national émancipé, mais seulement au début des années 1960.

NOTES

1. Carl Emil Schorske, Fin-de-Siècle Vienna : Politics and Culture, New York, Knopf, 1980. 2. Mário Pedrosa (1905-1981), militant communiste puis trotskiste, devint un critique d'art influent qui joua un rôle décisif dans le développement de l'art moderne au Brésil. 3. Le président João Goulart, plus connu par son surnom de Jango, est devenu la figure de l'échec de la révolution brésilienne. Glauber Rocha l'a représenté dans Terra em transe (Terre en Transe, 1967) sous les traits de l'homme politique Vieira qui est trahi et qui, pour protéger le peuple, n'ose pas organiser la résistance à la réaction civile et militaire. Quelques jours après la mort de Jango (assassiné en Argentine en 1976), Rocha écrivit la pièce : Jango – tragédia em três atos (Jango – tragédie en trois actes). 4. Voir surtout le témoignage de Paulo Cezar Saraceni dans Por dentro do Cinema Novo – minha viagem (Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1993) mais aussi celui de Gustavo Dahl dans Atualidade de Paulo Emílio (São Paulo, Cinemateca Brasileira, 2002). 5. André Bazin O cinema e a pintura, dans 10 anos de filmes sobre arte ([catálogo] São Paulo, Filmoteca do MAM/Bienal de São Paulo, 1955). Traduction de la première partie de « Cinéma et peinture (À propos de Van Gogh et de Rubens) », publié dans la Revue du Cinéma, no 19-20, 1949. 6. P.E. Sales Gomes, « Introdução » dans 10 anos de filmes sobre arte, op. cit., p. 26.

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7. Apud Francisco Alambert et Polyana Canhete, As Bienais de São Paulo (São Paulo, Boitempo, 2004, p. 54). 8. P. E. Sales Gomes, « Parallèle inutile » (dans Paulo Emílio Sales Gomes ou la critique à contre courant (une anthologie). Paris, AFRHC/Cinemateca Brasileira, 2016). 9. Rudá de Andrade (1930-2009) est le fils du grand poète moderniste Oswald de Andrade. Au début des années 1950, il était producteur exécutif de Vittorio de Sica pour Stazione Termini (1953). Grâce à Sales Gomes il est engagé à la Cinémathèque brésilienne où il travaillera toute sa vie. Son travail critique militant a joué un rôle important pour la consolidation du cinéma brésilien moderne. Au niveau historique, il a établi une chronologie de la culture cinématographique en Amérique Latine. 10. Les « moments journalistiques » désignent les petites batailles publiques pour faire valoir dans la presse le Cinema Novo. 11. Glauber Rocha usait d'une écriture et d'une langue très particulières, un idiolecte personnel, passant par des créations de mots, d'expression et des inventions orthographiques (cinéma devient « kynema » par exemple). Il est donc nécessaire de citer le texte dans sa langue originale : « Os momentos jornalísticos de 1960 e 1962 denunciam uma corrente-viva ; na Bienal de 1961, Jean-Claude Bernardet organizava uma Homenagem ao documentário brasileiro [sic]. Além da homenagem, intenções polêmicas de grandes consequências (grifo meu). Num mesmo bloco, oportunamente marcado por um violento artigo que Gustavo Dahl enviou da Itália para o Suplemento Literário do Estado de S. Paulo, Coisas nossas – estouravam para o público-crítica paulista Arraial do Cabo, Aruanda e Couro de gato. Se o Festival de Cinema Latino-americano, com os panfletos de Joaquim Pedro, as discussões de Paulo Saraceni e as rigorosas ideias de Gustavo Dahl marcaram o advento do novo cinema brasileiro na Europa – esta semana na Bienal de 1961, com artigos de Gustavo Dahl, Jean-Claude Bernardet ; apoio definido de Paulo Emílio Salles Gomes, Rudá Andrade e Almeida Salles ; ruptura com os cineastas adeptos da co-produção, do filme comercial, da chanchada intelectualizada, do cinema acadêmico com a polêmica irradiada entre os intelectuais através de um discurso de compreensão e apoio de Mário Pedrosa ; esta semana teve para o novo cinema brasileiro a importância da Semana de Arte Moderna, em 1922. Estávamos eu, Paulo Saraceni, Paulo Perdigão e David E. Neves ; o crítico Walter da Silveira presidiu a sessão de debate. » (Glauber Rocha, Revisão crítica do cinema brasileiro Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1963. pp. 105-106). 12. Le peintre Goeldi est aussi une reférence importante dans Marimbás (1963), court métrage de Vladimir Herzog, né de l'expérience d'Arne Sucksdorf au Brésil.

RÉSUMÉS

Cette étude entend revisiter le processus de formation du cinéma moderne au Brésil au sein du champ des arts plastiques, en particulier dans le cadre de la Biennale de São Paulo, lieu reconnu comme central dans le débat sur un art national. La présence du cinéma dans les premières éditions de la Biennale met en lumière une stratégie de cinéastes, critiques (d’art et de cinéma) et artistes plasticiens pour créer un cinéma indépendant, engagé formellement et socialement. Les premières manifestations du mouvement du Cinema Novo portent les traces de cette proximité entre les champs du cinéma et des arts plastiques, croisement particulièrement visible lors de la VIe Biennale, organisée par le critique Mário Pedrosa et qu’accompagne une grande rétrospective cinématographique qui joua un rôle moteur dans l’avènement du cinéma brésilien moderne.

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The objective of this article is to revisit the formation of modern cinema in Brazil in the context of the visual arts, especially the São Paulo Biennial, which was central to the debate about national art. The presence of cinema in the early versions of the Biennal shows a strategy adopted by filmmakers, critics, and artists to create an independent cinéma that would be formally bold and socially engaged. The first manifestations of the movement of Cinema Novo show signs of the proximity between cinema and the visual arts, especially at the sixth Biennal, organized by the great critic Mário Pedrosa, and complemented by a large-scale film retrospective which played a key role in the advent of modern Brazilian cinema.

AUTEUR

ADILSON MENDES Adilson Mendes, docteur en cinéma de l’Escola de Comunicação e Artes (Université de São Paulo) avec une thèse sur Paulo Emilio Sales Gomes, a travaillé à la Cinemateca brasileira pour l’organisation de rétrospectives et de festivals dont la VIe Jornada Brasileira de Cinema Silencioso et 300 anos de cinema, et éditeur de la Revista da Cinemateca. Actuellement chercheur à l’Instituto Butantan où il coordonne des recherches sur l’histoire de la science au Brésil. Auteur de Trajetória de Paulo Emilio (2013).

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Archives

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Glauber Rocha, dessinateur

François Albera

1 Glauber Rocha a abondamment dessiné en marge de ses activités de cinéaste et d’écrivain. On voit, sur les quatre dessins que l’on publie ici, combien son art graphique travaille une manière de mythologie syncrétique où se croisent le Christ, Œdipe et des figures animales auxquelles la liberté du trait continu donne des développements fabuleux. On peut trouver quelque proximité au bestiaire et à la mythographie de Rocha avec ceux de Wifredo Lam ou encore de l’Eisenstein mexicain avec lequel le cinéaste brésilien se sentait dans une proximité confinant parfois à l’identification. Comme ces deux artistes, Rocha dessine le plus souvent sans lever le crayon ou le stylo, traçant des personnages ou des scènes labyrinthes qui engendrent des figures gémellaires. Les contraintes de la feuille et de son format induisent un type d’occupation de l’espace propice également à la variation et au dédoublement. Le trait peut être sinueux, cheminant avec rapidité en s’enroulant sur elle-même ou au contraire être anguleux, sténogramme d’une violence pulsionnelle.

2 Les archives Rocha, qui sont dans leur plus grande partie réunie à la Cinemateca brasileira de Saõ Paulo mais aussi au Musée Rocha de Rio de Janeiro, contiennent une partie de cet œuvre graphique ainsi que l’Instuto Moreira Salles de Rio que nous remercions de nous avoir confié ces quelques œuvres.

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Sur le tournage de Soy Cuba. Lettres de Sergueï Ouroussevski à son épouse Bella Friedman (1961-1962) On the making of Soy Cuba : Sergueï Ouroussevski letters to his wife Bella Friedman (1961-1962)

Alexei Konovalov

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction du russe et présentation d’Alexei Konovalov

1 « Soy Cuba ! » (Je suis Cuba !) clame une voix féminine au-dessus des côtes tropicales cubaines à l’ouverture du film du même nom. Dans une apesanteur baroque, le spectateur voltige au-dessus de palmiers blancs comme neige et d’une mer sombre et huileuse. Ce survol lent et ample se termine sur la rive de Baracoa, face à une imposante croix. C’est ici que Christophe Colomb atterrit en 1492 découvrant un monde nouveau qu’il prenait pour les Indes. Ya – Cuba/Soy Cuba, le film réalisé par Mikhaïl Kalatozov et photographié par Serguéï Ouroussevski sur un scénario d’Evguéni Evtouchenko et Enrique Pineta Barnet découvrait, lui aussi, un monde nouveau, celui de la révolution cubaine. On sait que ce film, achevé en 1964, ne fut montré qu’une semaine en Union soviétique et une quinzaine de jours à Cuba et fut rangé sur les rayons des cinémathèques de Moscou et de l’ICAIC, l’Institut de l’art et de l’industrie cinématographiques cubain. Redécouvert en 1992 à Moscou par un assistant de Martin Scorcese, projeté au festival de Telluride (Colorado) sans sous-titres il impressionna Coppola et Scorcese qui en rachetèrent les droits. En 1995 un DVD voyait le jour aux États-Unis et l’Europe attendit 2003 pour découvrir ce film (Cannes puis une distribution dans les salles) qu’un documentariste brésilien a surnommé « le mammouth sibérien » dans le film qu’il lui a consacré en 20041.

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2 Le projet de ce film trouve son origine lors du deuxième festival international du film de Moscou de 1961 où Alfredo Guevara, directeur de l’ICAIC (Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques), envisage des accords de co-production avec les studios Mosfilm. Un projet est lancé et sa mise en œuvre s’engage sans délai puisque en octobre 1961 le réalisateur Kalatozov et son opérateur Ouroussevski qui préparaient le tournage d’un autre film dont les repérages et le casting étaient déjà faits, abandonnent tout et s’embarquent pour Cuba, accompagnés du poète du « Dégel » Evguéni Evtouchenko, chargé d’écrire le scénario. Il s’agit tout à la fois d’effectuer des repérages et imaginer un scénario au contact de la réalité du pays. Durant ce premier séjour qui se situe entre le 16 octobre 1961 et le 7 janvier 1962, Ouroussevski prend quotidiennement des notes détaillées de la prise de contact de l’équipe avec le pays, le peuple et ses responsables politiques ou culturels ainsi que sur les idées de scènes, de récits, de témoignages susceptibles d’entrer dans le film qui sont souvent des événements qui surviennent inopinément (comme l’enterrement d’un jeune alphabétiseur assassiné par des opposants au régime). Ces notes, il les envoie régulièrement à sa femme restée à Moscou, Bella Friedman, qui sera productrice et assistera le réalisateur lors du tournage qui aura lieu d’octobre 1962 à juin 1964. Outre le regard étonné puis très empathique d’Ouroussevski sur Cuba, cette correspondance permet de suivre un modus operandi assez peu attendu de la part d’une production soviétique : c’est le contact avec la réalité du pays qui fournit les matériaux devant être organisés en fable (quatre « nouvelles ») et aucun des tâtonnements de l’équipe ne nous est épargné. On découvre également la part importante que prend l’opérateur dans l’élaboration du scénario comme de la mise en scène.

3 Ces lettres d’Ouroussevski à Bella Friedman furent publiées en russe en 2002 dans un ensemble de textes intitulé Sergueï Ouroussevski : avec la caméra et derrière le chevalet2 qui comporte, par ailleurs, de passionnants témoignages sur la démarche créatrice de l’opérateur. En effet on le voit, au gré de ses lettres, recherchant constamment des idées visuelles, des images, des situations qu’au tournage il abordera de manière novatrice, jouant à la fois des ressources d’une caméra portée à l’épaule et des possibilités offertes par la pellicule – notamment ce qu’il appelle ici « l’infra », une pellicule infrarouge panchromatique destinée à l’armée soviétique, à laquelle il a eu accès.

4 Après une formation artistique à Leningrad (1929) puis à Moscou (il sort en 1935 de l’Institut des arts plastiques – l’ancien Vkhoutemas devenu Vkhouteïn jusqu’en 1930, où enseignait Alexandre Rodtchenko – dans l’atelier de V.A. Favorski3), Ouroussevski devient assistant opérateur puis opérateur (son premier film, à ce titre, est Kak possorilis Ivan Ivanovitch s Ivanom Nikiforovitchem [Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch] d’A. Koustov, 1941). La guerre – où il est l’un des 243 opérateurs sur le front – va le marquer, le familiarisant avec des exigences de rapidité, maniabilité et inventivité. Il passe en effet deux ans comme lieutenant-opérateur sur le destroyer Sokroutchitelnyï et participe au tournage des matériaux d’actualités qu’Alexandre Dovjenko et Ioulia Solntseva réunissent en deux films de montage, Bitva za nashu Sovietskouyou Ukrainou ( Bataille pour notre Ukraine soviétique, 1943) et Pobeda na pravoberejnoii ukraïne i isgnanie nemetskikh sakhvatsikov za predelii ourk (Victoire sur la rive droite de l’Ukraine, 1944)4. Après la guerre, il tourne avec Vladimir Legochine (Poedinok [le Duel] 1945) et sa réputation s’établit avec Selskaïa utchinelnitsa (l’Institutrice de village, 1948) de Mark Donskoï où ses recherches sur la lumière, la profondeur de champ et les

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nuances tonales sont remarquées. Il travaille ensuite à nouveau avec Donskoï (Alitet oukhodit v gory [Alitet s’en va dans les montagnes], 1949), Iouli Raïzman (Kavaler Zolotoï Zverdy [le Chevalier à l’étoile d’or], 1950 et Ourok Jizni [la Leçon de vie], 1954), Vsevolod Poudovkine (Vozvrachtchenie Vassilia Bortnikova [le Retour de Vassili Bortnikov/la Moisson], 1952), et Grigori Tchoukhraï (Sorok pervyi [le Quarante-et-unième], 1956), avant de rencontrer Kalatozov (Pervi echelon [le Premier échelon], 1956 ; Letyat jouravli [ Quand passent les cigognes], 1957 ; Neotpravlennoïe pismo [la Lettre inachevée], 1959 et Soy Cuba [Je suis Cuba], 1964) qui marque un nouveau tournant dans sa carrière. Kalatozov a commencé à l’époque du muet dans le milieu de l’avant-garde, il a été lui-même opérateur et, à la faveur de la déstalinisation, les deux hommes mettent manifestement en commun de proches préoccupations d’ordre plastique, de composition et de mouvement au sein du plan qui se traduisent notamment par l’usage du plan séquence et de la profondeur de champ alliés à un montage contrasté faisant s’entrechoquer les échelles de plans, ainsi que par le recours à la caméra portée.

5 De fait, sur le tournage de Soy Cuba, les trois quarts du film sont réalisés avec une caméra portée. « Avec une caméra sur trépied, je n’arrivais à rien. Tout était mort, monumentalement statique » dit Ouroussevski. « Dès que je prenais la caméra portative [...] tout devenait vivant »5. Une pratique qui influença profondément les Cubains si l’on en croit Raúl Rodríguez qui fut assistant caméraman sur le film6.

6 Cette technique visait à « obliger le spectateur » à se sentir au cœur de l’action : « l’espace s’avance vers moi, le spectacle m’enveloppe, me contourne et part loin derrière mon dos » a pu écrire le peintre et dessinateur Vitali Goriaïev7.

7 À ces dispositions « légères » s’ajoutent des constructions sophistiquées, des recherches de lumière et de mouvement dans le plan qui avaient déjà fait remarquer Ouroussevski dans son travail de 1947 pour Donskoï. Ce dernier témoigna plus tard que l’on s’attendait toujours à le voir inventer de nouvelles solutions8. Recherches et sophistications qui valurent quelquefois à Ouroussevski le surnom d’« enfumeur ».

8 La complexité de certains plans-séquences dans Soy Cuba conduisit à concevoir des dispositifs particuliers – échafaudage, plate-forme mobile, monte-charge – afin de réaliser les arabesques prévues. Ainsi un plan qui se passe à l’hôtel Habana Libre : il débute sur une terrasse, la caméra prend, en fish-eye, un défilé de jeunes divas en maillots de bain, se faufile entre les gens et, arrivée à l’extrémité de la terrasse, grâce à un minuscule plateau à contrepoids, descend à la verticale à l’étage inférieur, défile devant des touristes, s’approche d’une piscine et y plonge en continuant de filmer. Plus tard, lors d’une manifestation d’étudiants, la caméra se faufile dans le chaos de la foule déchaînée, traverse flammes, fumées noires et jets d’eau, puis s’élève tout à coup et plane au-dessus des manifestants. Plus loin, elle replonge à nouveau dans les flammes pendant la scène où un paysan brûle la canne à sucre. Enfin quand les bombes américaines écrasent la Sierra Maestra, un combattant rebelle marche au milieu des explosions, des quantités de terre sont projetées en l’air et la caméra se trouve au cœur même de cet enfer. Quand la caméra court avec les gens, [...] traverse avec eux la broussaille, alors c’est comme si elle devenait elle-même un personnage. Elle vit les mêmes sentiments que les personnages. Elle ne fixe pas seulement l’état des héros, elle subit cet état elle- même9.

9 Cette correspondance et ces notes marquent d’autre part l’engagement des cinéastes dans cette réalité cubaine en mouvement, fragile (les attentats se multiplient sans

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parler des interventions américaines et des catastrophes naturelles) et enthousiasmante. Les Soviétiques, qui arrivent d’un pays où la révolution s’est « refroidie », sont emballés par la dynamique sociale et politique, la personnalité de Fidel Castro, Che Guevara et tant d’autres révolutionnaires, par le combat contre l’illettrisme, la misère, l’alcoolisme et la corruption dont le nouveau régime hérite. L’incompréhension dont le film sera l’objet à sa sortie tant en URSS qu’à Cuba est une autre question en même temps qu’elle peut faire songer à une « répétition » : trente- cinq ans plus tôt Kalatazov voyait ses audaces formelles du Sel de Svanétie et du Clou dans la chaussure récusées avec des arguments qui seront repris à l’endroit de Soy Cuba (gratuité, formalisme, baroquisme, etc.)

10 Ouroussevski tourna ensuite deux films comme réalisateur, scénariste et opérateur (Beg inokhodtsa [la Course du cheval], 1968 et Poï Pesniou, Poet... [ Chante ta chanson, poète...], 1971) avant de disparaître en 1974.

Lettres à Bella Friedman par Serguéi Ouroussevski

Notes sur l’établissement du texte

11 La traduction s’est efforcée de rester la plus fidèle au style du texte épistolaire original, parfois lacunaire, elliptique. On a parfois comblé ces lacunes, complété des mots abrégés : toutes ces interventions apparaissent entre crochets.

12 Les notes en bas de page ont emprunté à l’édition russe de cette correspondance réalisée par I. Bykova et I. Ouroussevskaïa, qui est la fille d’Ouroussevski, et s’y sont rajoutées les nôtres.

13 Le signe : <...>, signale des coupures dans les textes. Bon nombre figurent dans l’édition russe et on en a pratiqué d’autres dans le choix qu’on a fait pour ce dossier d’archives, qui font l’objet le plus souvent d’une note explicitant de quoi le passage retranché traitait.

La Havane, 16 octobre [19]61

14 Oui, Belka10, LA HAVANE !

15 Je n’ai encore rien vu, sinon ce qu’on voit depuis le balcon d’un hôtel chic, au 19e étage. Nous venons d’arriver et profitons de l’occasion pour envoyer une lettre avec des camarades de l’Ensemble [musical] de l’Armée rouge.

16 Le voyage était fatigant, mais incroyablement intéressant. Le soir du 14, on a quitté Amsterdam pour aller à Francfort et ensuite plus loin, mais en raison de problèmes techniques l’avion est retourné à Amsterdam. C’est là que nous avons passé la nuit...

17 Nous nous sommes retrouvés exactement à l’équateur et « tout est devenu complètement différent »11. Les gens, le paysage, et le plus surprenant – l’air. Il fait chaud, mais l’importance n’est pas là ; la densité de l’air dans laquelle tu te trouves est si réelle qu’on pourrait grimper dessus, comme sur des marches, de plus en plus haut.

18 <...>

19 Je commence à y croire... <...>

20 On a été accueillis par Guevara12 et son remplaçant, Saúl qui, dès l’aéroport, a demandé si tu étais avec nous et a secoué la tête, regrettant que tu ne sois pas présente.

21 J’ai transmis des salutations de ta part.

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22 À l’aérodrome, on nous filmait, et j’ai été particulièrement surpris par un opérateur en uniforme militaire, un barbu aux cheveux longs qui portait, à la place de la batterie électrique, un pistolet, et, au lieu d’un assistant, était accompagné d’un garçonnet, probablement son fils, qui s’agrippait à son pantalon.

23 <...>13

24 Evtouchenko est passé me voir. Je l’ai prié d’écrire notre adresse.

25 Cuba. Habana. Hotel « Habana Libre », no 916

26 N’oublie pas d’envoyer un télégramme à Picasso...14 <...>

20 octobre [19]61

27 <...> On nous a accueillis ici avec une attention et des soins rares. Nous ne pourrions jamais leur rendre la pareille, même si on en avait très envie.

28 Je t’envoie des coupures de journaux parlant de notre conférence de presse d’hier. Ils ont sorti des « histoires », des « philosophies » et des « évolutions ». La réponse à la question – pourquoi les deux derniers films15 sont si différents des précédents par leur style et leur tendance – était particulièrement difficile...

29 <...> Les journées sont très chargées. Dans la deuxième partie je m’endors (littéralement) sous les coups d’œil ironiques d’Evtouchenko. Il a tout de même, bien sûr, beaucoup de charme et de talent.

30 <...> Et maintenant, Belka, nous nous préparons pour un discours de Fidel. Selon ce qu’on dit, il va parler à 9 heures du soir au théâtre, à propos du plan de travail pour les quatre ans à venir. Très intéressant. On raconte sur lui des choses incroyables. C’est pourquoi je dois terminer maintenant, pour avoir le temps d’envoyer la lettre avant de partir... <...>

31 Note sur l’enveloppe : On revient à l’instant de la réunion. C’était incroyable. Toutes les paroles de cet homme sont en majuscules.

32 <...> Je t’envoie une troisième lettre.

33 Nous travaillons beaucoup. Bien sûr, écrire un scénario n’est possible qu’après avoir étudié le matériau de façon très minutieuse. C’est devenu clair, surtout maintenant que nous avons déjà fait connaissance avec certains de nos participants – héros de notre futur film.

34 Pour l’instant, rien n’est encore écrit. Et c’est même bien, car la « pachanga »16 s’éloigne de plus en plus, et au premier plan apparaissent : le courage, le sang, la lutte – ce qui, dans toutes les langues, s’appelle la révolution. Il me semble que tout le monde le comprend à présent.

35 On vit en bonne harmonie les uns avec les autres. Le travail nous épuise beaucoup. Kalatozov nous a tellement éreintés (le problème principal c’est que nous ne dormons pas assez), qu’il s’est éreinté lui-même, et dort à présent.

36 <...> Pour ne rien oublier, chaque jour j’ai noté ce que nous faisions. Je t’envoie ces notes de façon à ce que tu puisses reconstituer le schéma, et c’est pour cette raison que je ne t’écris pas en détails...

37 <...> C’est sûr qu’on peut faire un film magnifique. (Même si n’importe quel matériau peut devenir un chef-d’œuvre.) Tout dépend d’Evtouchenko. Pour l’instant, il garde

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mystérieusement le silence, et le convoquer pour une discussion serait encore trop tôt. Notre rencontre d’aujourd’hui était intéressante. Et, semble-t-il, elle l’a beaucoup remué dans ses idées. Une seule chose est claire – ni le destin de la ballerine17, ni « pachanga » ne pourront s’incruster dans le scénario. Même si nous n’en avons pas encore parlé avec lui. Pour ce qui est de la forme, ce ne devrait pas être des nouvelles18.

38 Je n’ai encore rien tourné. Je ne sais si samedi je peux me libérer pour filmer. Je n’ai absolument pas de temps.

39 <...> Le traducteur nous retarde beaucoup. J’ai peur qu’à cause de lui nous ne brouillions tous nos plans. Nous ne pouvons toujours pas aller en province, et ce devrait être un voyage de deux semaines. Quand écrire le scénario ? Ensuite, il faudra le traduire et le donner à lire aux Cubains. Certainement, ce ne sera pas un scénario. Mais au moins un plan-libretto. Quelque chose doit forcément prendre forme pendant ce temps !...

40 <...> Nous sommes toujours entourés d’une adorable attention. Au cinéma de l’ICAIC19 sont diffusés deux films en même temps – Quand passent les cigognes et la Lettre inachevée. Il est écrit dans le journal que c’est une représentation spéciale, consacrée aux auteurs des deux films, venus à Cuba. Touchant, n’est-ce pas ?

20 octobre

41 Rencontre avec le rédacteur du journal Hoy, Carlos Rafael Rodriguez20, qui occupe une place importante dans le gouvernement. Un homme noble, de bon goût.

42 Un vieil appartement au 24e étage, un mobilier noir ancien. Un des murs porte une tête de bœuf en paille tissée (Mexique). Des tableaux sont posés par terre. Semi-abstraction. Sa femme ressemble beaucoup à Jacqueline21. Il a occupé un poste de ministre sans portefeuille au cabinet de Batista22. Barbe noire, lunettes d’écaille. Il nous a parlé de la révolution. Récemment, un attentat contre lui a été organisé sur une route pendant la nuit. Il en est sorti vivant par miracle. La voiture était criblée de balles. Les agresseurs tiraient à l’aveugle dans le noir. Fidel s’était immédiatement rendu sur place. Dans les buissons on a trouvé un blessé, qu’on n’a pas réussi à ramener à la vie. Ainsi toutes les ficelles du complot ont été perdues.

43 Quand nous sommes allés déjeuner à l’hôtel Riviera, il nous a dit qu’il ne nous proposait pas de venir dans sa voiture, car il n’est pas un bon compagnon de route.

44 Dans la journée, le correspondant des Izvestia, Léonid Kamynine, nous a amenés avec sa voiture dans un village de pêcheurs au sud de La Havane, où habite le vieil homme d’Hemingway. Ils ont servi de modèles pour le Vieil Homme et la mer.

45 À 9 heures du soir, nous sommes allés écouter le discours de Fidel. Notre voiture a été arrêtée à plusieurs reprises pour des contrôles d’identité.

46 Discours sur le premier plan quadriennal.

47 Nous avons été amenés derrière la scène et, depuis les coulisses, nous avons pu observer le colosse au visage pur, étonnamment jeune, au sourire timide et naïf. C’est ce qui m’a le plus impressionné. D’après les photographies et le film de Karmen23, nous connaissions le leader, le tribun populaire, mais je ne m’attendais pas à voir un jeune homme, presque adolescent, au sourire généreux et tendre. Il était comme ça lorsqu’il parlait du plan !

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48 Tout cela s’est amplifié particulièrement quand, après avoir terminé le discours, il est descendu de la tribune et s’est rendu dans les coulisses – droit sur nous. On nous présenta. Il saisit tout, immédiatement. J’avais l’impression qu’il savait déjà quelque chose de nous. Il nous serra la main et demanda quel était l’endroit où nous logions. Il a dit qu’il fallait absolument qu’on se rencontre, qu’il était sûr qu’après avoir bien fait connaissance, on serait ami. Pendant la discussion, quelqu’un lui a mis une ceinture avec un pistolet ; il nous présenta Che Guevara et Dorticós24. Tout était touchant et comme en rêve. Le héros légendaire, le héros national cubain se tenait à côté de nous, entouré d’amis politiques, devant la salle qui chantait l’Internationale.

49 <...>25

50 Pendant le discours, Fidel tenait deux livres avec les chiffres de son plan. On dit qu’il n’utilise jamais d’aide-mémoire. C’est pourquoi sa parole, surtout au début, était un peu sèche. De toute évidence, ces livres le gênaient. Il les retournait dans tous les sens, les feuilletant au hasard, il lisait tantôt au début du livre, tantôt à la fin. C’était clair que pour lui, c’était inhabituel et pénible. Il croisait ses jambes d’une manière étrange, se penchait sur la tribune. Et c’est seulement après en avoir terminé avec les livres qu’il s’est tout à coup libéré. Il s’est redressé et a commencé à jeter des mots dans la salle, des mots que l’auditoire lui renvoyait avec force. Tout le monde sursautait et applaudissait avec fureur. Et lui, ressemblait à un boxeur qui frappe, non pas avec son poing, mais avec tout le poids de son corps. Ainsi, Fidel, amortissant sur ses pieds, de tout son corps jetait des mots dans la salle.

51 Il évoqua la mort d’un soldat de l’armée populaire, tué par les Américains près de Guantanamo et appela chacun à participer à une collecte de fonds et à offrir au moins un centavo afin de construire une maison pour la veuve de ce soldat. Il disait que les navires américains tournent et tournent autour de Cuba, à tel point qu’ils en ont eux- mêmes la tête qui tourne... Et tout le monde riait.

52 Le présidium était assis sur plusieurs rangées et tous fumaient des cigares.

21 octobre, samedi

53 <...>26 La nuit, nous sommes allés visiter un village au sud de La Havane, pour participer à une fête de Noirs. Les Noirs dansaient accompagnés par deux tambours. Je crois que je commence à comprendre que les mouvements de corps qui me paraissaient étranges viennent des Noirs.

54 <...>27

23 octobre [lundi]

55 On a regardé les actualités cubaines du temps de Machado28, Batista, Sierra Maestra29. Très intéressant. Tout notre groupe devrait obligatoirement la voir.

56 Le soir, nous sommes allés à l’ICAIC, à une fête d’adieu aux techniciens cinématographiques tchèques qui projetaient de réorganiser les studios cubains.

57 À la télévision passe le discours de Castro qu’il a prononcé lors de la soirée de la jeunesse (komsomol). Quand il a été annoncé que la parole serait prise par le premier ministre Fidel Castro, tout le monde s’est mis debout et ce fut une immense ovation. Ensuite, ils ont chanté spontanément et avec ferveur une chanson qui m’est inconnue.

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Bras sur les épaules, les rangées de gens se balançaient au rythme de la chanson. Certains agitaient des petits drapeaux. Ensuite, Fidel a commencé à parler. Comme la première fois, il agrippait tout le temps les microphones pendant son discours et les tournait l’un après l’autre sans arrêt. Il a dit qu’il serait bref. (Tout le monde a hurlé.)

58 Il a parlé pendant quatre heures.

59 Étant donné que je ne connais pas la langue, je me suis mis au lit à la première heure du discours.

24 octobre, mardi

60 On a à nouveau regardé une actualité. Elle était fabuleuse. Il faudra que tout le monde la regarde encore une fois. Seulement elle est très dure.

61 Le soir, Joris Ivens30 a amené deux de ses élèves, qui ont montré leurs aquarelles et celles de leurs camarades. Ornements. Le monde animal et végétal.

62 Intéressant. Ils sont autodidactes.

63 La nuit, nous sommes allés dans un petit cabaret.

64 Une mulâtre d’environ 23 ans chantait incroyablement bien et avec tempérament. Charmante. Il faut l’essayer pour un rôle. Une très bonne actrice.

65 Il faisait complètement noir à nouveau. Il n’y avait que quelques orifices sur le plafond d’où jaillissait une lumière multicolore. Les acteurs étaient éclairés par deux ou trois spots. Rayons. Silhouettes.

26 octobre, jeudi

66 Dans le journal Combate a paru une discussion entre les participants de la révolution. Des majors, des capitaines et tout simplement des civils. Des gens qui ont fait la révolution. L’un d’entre eux était un participant de l’attaque armée contre le palais présidentiel de Batista31. Deux autres avaient pris part aux manifestations des étudiants, sous les balles de la police. Tout est très utile et intéressant32. La « pachanga » se retire au dixième plan. Tout est enregistré au magnétophone.

67 Dans la journée nous avons regardé des films de Joris Ivens sur Cuba. Moyen. Inintéressant. Le soir, à l’hôtel a continué la discussion avec les deux étudiants révolutionnaires.

27 octobre, vendredi

68 Cet après-midi, nous avons discuté avec l’épouse du ministre de l’éducation Haydée Santamaria33.

69 C’est une ancienne révolutionnaire. En 1953 déjà elle participait à la préparation de l’assaut de la caserne de Moncada, à Santiago de Cuba.

70 Elle fut arrêtée. Son fiancé et son frère, qui avaient participé au soulèvement, furent torturés devant elle. Les bourreaux étaient persuadés que pour abréger leurs souffrances elle trahirait le chef du soulèvement. L’un et l’autre furent torturés à mort par la police. Sous ses yeux, le frère perdit un œil. Malgré les souffrances, il l’encourageait et la suppliait de ne pas leur donner Fidel, il disait qu’ils perdent leur

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temps à chercher le chef. Il disait que le chef c’était lui. Et qu’ils l’avaient sous leurs yeux.

71 Quand nous sommes allés à sa rencontre, je m’imaginais une vieille dame aux cheveux gris. Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis une femme assez jeune, aux cheveux légèrement teints, vêtue d’une robe bleu vif avec des motifs jaunes et noirs.

72 Elle était très timide. Elle attribuait tout l’héroïsme aux autres et il était assez difficile de la persuader de parler d’elle.

73 C’était dur de l’écouter. Bien sûr, pour elle, c’était encore plus dur de parler et de se souvenir de tout cela. Pendant que Gavrikov traduisait, elle séchait ses larmes discrètement.

74 Elle a participé au soulèvement de Santiago de Cuba et faisait partie du détachement de Fidel Castro dans les montagnes de la Sierra Maestra.

75 Tu écouteras son récit. Il est enregistré sur une bande magnétique.

76 Le soir, nous sommes allés au congrès des médecins.

77 Fidel Castro donnait un discours.

78 C’est incroyable ! Le problème des médecins à Cuba est critique. Beaucoup fuient en Amérique. C’est pour cela que Fidel voulait parler. Ovations. Chansons. Jaillissements de slogans scandés. L’Internationale. Tout cela précédait le discours. Pendant longtemps il n’a pu parler. Mais ensuite, c’était une parole enflammée.

79 La force ! L’intellect ! La volonté ! La persuasion !

80 Il a dit que certains médecins fuyaient la révolution après leurs patients, qui avaient déjà fui...

81 Il a fini... « Patria o muerte ! » [La patrie ou la mort !] Et la salle lui a répondu : « Venceremos ! » (« Nous vaincrons ! »)

82 Il est impossible de raconter tout cela.

83 C’est la deuxième personne, parmi toutes celles que j’ai connues, qui suscite en moi, lorsque je la rencontre, une admiration involontaire pour l’ingéniosité de la nature, qui permet de telles créations. La première personne était Maïakovski.

28 octobre, samedi

84 Aujourd’hui, cela fait deux semaines que nous avons quitté Moscou.

85 Un quart du temps est passé ( !).

86 On devait tourner, mais le temps était nuageux.

87 Pendant la journée, dans les environs de La Havane, nous sommes allés voir un village de pauvres. Je n’ai jamais rien vu de tel, même pas au cinéma. Quand j’ai traversé le village, je n’ai pas pu me défaire du sentiment que tout ça n’était pas réel, tellement tout était invraisemblable. Seule la puanteur des déchets obligeait à croire que ce n’était pas un décor irréel, fait d’innombrables niches pour chiens, qui sont amassées côte à côte, et dans lesquelles vivent des gens, principalement des Noirs. Dans quatre mois ce village sera rasé. Et les gens deviendront humains – ils déménageront dans de vrais immeubles.

88 La nuit tombait pendant que nous retournions en ville. Le long des quais se tenaient des gens qui regardaient la mer. Beaucoup d’entre eux jetaient des fleurs. On voyait des

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portraits de Cienfuegos34. Aujourd’hui, c’est le jour de la mort du héros de la révolution, Camilo Cienfuegos, un homme au visage pur de saint. De nouvelles personnes continuaient à affluer, seules et en colonnes. Elles jetaient d’énormes couronnes de fleurs blanches dans la mer depuis un parapet de granit. Les garçons criaient : « C’est pour toi Camilo !.. » Une des couronnes avait la forme d’un grand cœur. Une démonstration spontanée et massive de respect et de tendresse pour cet homme barbu au chapeau à larges bords.

89 Près de notre hôtel était assis un miliciano [milicien] en service. À côté de lui, sur un pilon en fer, il avait accroché un portrait de Camilo à l’aide d’une corde et y avait ajouté deux fleurs blanches.

90 Des femmes aux cheveux gris se sont rendues au parapet et, de leurs mains faibles, en silence, ont jeté des fleurs dans la mer. Comme tu le sais, Belka, je suis un sentimental, et il m’a fallu beaucoup d’efforts pour me retenir... Parfois les hommes prenaient les fleurs des mains de certaines dames particulièrement vieilles, et ils les jetaient eux- mêmes pour que celles-ci puissent arriver jusqu’aux vagues. Nous en avons jeté aussi...

91 Kalatozov vient de m’appeler pour regarder la télévision. On parlait de moi, ils ont montré quelques photos de moments de travail et même la photo avec Picasso35. D’où les sortent-ils ? <...>

92 Avant, le plus grand panneau publicitaire illuminé était : « Commencez tous par Baccardi ! ». Maintenant il y a, à sa place : « Patria o muerte ! » et tout est traversé par : « Venceremos ! »

29 octobre, dimanche

93 <...> Je note tout, pour constituer un « compte-rendu ».

94 <...>36

30 octobre, lundi

95 <...>

96 Les écrivains, les compositeurs, les peintres ont organisé une réception en honneur de notre équipe, de Joris Ivens et de je ne sais qui encore.

97 Des discussions mondaines, et par-dessus tout sans connaître la langue, comme tu le sais, ce n’est pas ma tasse de thé.

98 Je suis parti dans le jardin.

99 En soirée, après la projection des Cigognes à l’ICAIC ils ont organisé une discussion avec nous.

100 Barbante, inintéressante, avec de l’« histoire » et de la « philosophie ».

101 Je ne savais où me mettre de honte.

102 De plus, sans le vouloir, j’ai engueulé un Noir pour la théorisation, même si personne ne m’avait rien demandé...

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1er novembre, mercredi

103 Cet après-midi, on rencontre le procureur. On parlera des actions de la contre- révolution.

104 S’il n’y avait pas les États-Unis, la contre-révolution n’aurait pratiquement pas de base à Cuba.

105 Au bureau, sur le mur, est affiché un portrait de sa femme.

106 Ce soir, nous avons une rencontre avec Ernesto Guevara (Che Guevara). C’est le ministre de l’industrie, un des principaux leaders de la Révolution cubaine, un médecin barbu, venant d’Argentine. Avec Fidel il a débarqué à bord du Granma37.

107 Il a un visage incroyablement simple et noble.

108 Des portraits de sa fille et de Camilo Cienfuegos sont accrochés au mur.

109 Notre rencontre est enregistrée sur une bande magnétique.

110 Il a commandé un des fronts de Fidel.

2 novembre, jeudi

111 <...> Nous sommes allés à l’ambassade, chez Alexeïev38, qui nous a parlé de la révolution. Le soir, nous avons visité deux peintres, Portocarrero et Milían39, ils sont célibataires et vivent ensemble.

112 Quel fabuleux appartement, dans un hôtel esthétique.

113 Des personnes de talent. <...>

3 novembre, vendredi

114 <...> Nous sommes allés visiter la province de Pinar del Rio40. (C’est l’endroit dont il y avait une photographie dans le livre d’histoire.)

115 Nous avons fait une halte dans un hôtel, aux environs de la ville de Pinar del Rio, déjà tard dans la nuit. Il faisait un noir absolu. Quel ne fut pas notre étonnement, quand, en nous réveillant au matin, nous avons vu par la fenêtre de notre chambre un tel paysage !

116 Les paysages là-bas sont évidemment formidables. Les environs de l’hôtel sont très intéressants, et ils le sont particulièrement sur la route qui mène à la mine, que, d’ailleurs, nous avons aussi visitée.

117 Près de l’hôtel (plus loin, en allant vers les palmiers) j’ai filmé 60 mètres sur de l’infra. Je l’ai fait très mal. C’est dur. Des sauts. Mais l’effet infra devrait être visible.

118 Ce qui a été filmé : Panoramique sur les palmiers (2 fois).

119 Une femme faisant la lessive.

120 Simplement des palmiers, sur fond de montagnes.

121 Des cavaliers passent.

122 Je parlais avec toi tout le long...

123 La beauté est indescriptible, mais sans toi elle m’est aussi utile « qu’un ``Bonjour !’’ l’est à un chien... »41. Je dois tout voir avec toi ! Et tout d’un seul coup ! Sans repérages !

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124 <...>

Nous sommes rentrés le 5 novembre. Un dimanche

125 Le chemin du retour, longeant la mer, est plus intéressant. Au cas où l’on filmerait là, c’est cette route qu’il faudrait emprunter. C’est un terrain très accidenté. Des plantations de canne à sucre. Des palmiers et, au loin, des montagnes. Magnifique.

126 <...>42

7 novembre, mardi

127 Au fait, quand nous avons regardé l’actualité, il y avait un passage moyennement bien réussi, mais dont le contenu était très intéressant. Il se trouve qu’après l’écrasement de l’intervention43, Fidel Castro a eu une « discussion » incroyable avec les prisonniers (100-200 personnes). Cette « discussion » était diffusée par la télévision à travers tout le pays. Un petit bout de cette « discussion » a été utilisé pour le cinéma.

128 <...> Nous sommes allés voir le vieil homme d’Hemingway. Nous l’avons trouvé dans une buvette. Avec un chapeau de paille, il se tenait debout, discutant et fumant un cigare.

129 Ce que l’on remarque immédiatement ce sont les mains. Ces mains ont beaucoup travaillé durant toute sa vie. Cela se voit. Elles sont endolories. Ce sont les mains d’un travailleur. Les articulations sont pleines de nœuds et la peau est fripée. Le vieillard nous a accompagnés à son domicile. Un mur porte un énorme « iconostase » avec le Christ, devant lequel sont installées des figurines de pêcheurs en barque. À côté, sur le mur est accroché le portrait de Camilo Cienfuegos.

130 L’homme nous raconta qu’il avait rencontré maintes fois Hemingway, qu’ils avaient bu ensemble, mais qu’Hemingway n’était jamais venu chez lui.

131 Avant même le récit du vieillard j’avais compris que, dans le meilleur des cas, le vieux avait servi d’impulsion à l’imagination de l’artiste.

132 Aussi n’ai-je nullement blâmé Evtouchenko pour ses « mensonges » quand il disait que sur le mur du vieil homme étaient accrochés le Christ, Castro et Khrouchtchev44. Au contraire et justement pour ces « mensonges » je le respecte encore plus.

133 En soirée, nous sommes allés à l’ambassade pour une réception (le 7 novembre). J’ai choisi la chemise la plus correcte, avec le col le mieux amidonné. Je me suis rasé au dernier moment, pour que rien n’ait le temps de pousser. J’ai longuement ciré mes chaussures. À la réception, tout le monde était guindé, en costume sombre, les dames étaient très dénudées. Tous souriaient les uns aux autres avec un air « sympathique ». Les serveurs proposaient des cocktails avec de la glace. Soudain tout s’est brouillé.

134 D’une démarche nonchalante, un barbu fit son entrée, légèrement balançant, avec un uniforme qui ressemblait un peu à des vêtements de travail, il arborait un pistolet sur le côté. Il souriait timidement, Belka, je te promets que ce génie est timide.

135 Il portait des épaulettes de major. On dit qu’il a supprimé tous les colonels etc., disant que ce n’est pas pour les grades qu’il faut servir la révolution.

136 Nous nous sommes longuement baladés parmi le public et les palmiers de la résidence, mais il était toujours facile de comprendre où se trouvait Castro. Comme un aimant, il attirait les gens vers lui (même les plus guindés).

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137 Nous avons fait connaissance avec le ministre de l’Éducation. Un jeune homme. Nous l’avions vu dans les chroniques des temps de la tyrannie. Quand les policiers l’emmenaient hors de la salle du tribunal, alors qu’il était aux arrêts, le jeune homme s’est retourné et écrié que le jugement ne pouvait avoir lieu, car le coupable principal, Batista, était absent du banc des accusés.

138 Nous avons rencontré Ernesto Guevara et avons fait connaissance avec le ministre des affaires étrangères, Raúl Roa45. C’est un homme d’un certain âge. Il a une des meilleures collections d’art au monde.

139 On nous a accompagnés vers Fidel et Dorticós, qui étaient assis, attablés dans le jardin. Ils se sont levés, et nous ont serré la main. Il y a eu une brève discussion sur notre départ, en vue d’aller visiter le pays. Et Castro a particulièrement insisté sur le fait que nous devrions monter sur des mulets dans les montagnes Sierra Maestra.

140 C’était très sympathique et bienveillant de sa part.

141 Quand nous nous sommes écartés et que les futilités de toutes sortes ont repris, je me suis éloigné des bêtises journalistiques pour observer Castro.

142 Il parlait avec quelques étrangers en nœuds « papillons », il est très énergique et réagit rapidement à tout. Il est incroyablement vif et beau comme un dieu.

143 Tu tomberas amoureuse de lui, tout comme moi. J’en suis certain...

144 <...>46

12 novembre, dimanche

145 <...>47

146 Nous avons principalement parlé d’un autre extraordinaire révolutionnaire. Franc Pais48, qui est beaucoup aimé, et dont nous avons déjà brièvement entendu parler par Santa Maria.

147 Il est mort quand il n’avait que 23 ans.

148 Tout ce qu’elle a raconté sur lui est enregistré sur une bande magnétique. Tu l’écouteras.

149 Il était musicien. Il jouait du et de l’orgue.

150 J’espère vraiment que le type de cet homme, poète remarquable, occupera une des places centrales de notre film.

151 Nous avons visité le lieu de sa mort. Des ruelles étroites, où les voitures se croisent avec difficulté, et où les trottoirs ne sont assez larges que pour une personne. C’est comme une vieille ville hispanique (ainsi que je me l’imagine).

152 Une vieille dame nous a raconté les détails du meurtre dont elle fut témoin. Elle vit dans la maison en face. Comme on le sait du récit fait par l’épouse de Raúl Castro, il a été trahi par une contre-révolutionnaire qui avait averti la police après l’avoir vu rentrer dans la maison d’en face. Immédiatement, tout a été encerclé par la police. Lui- même [Franc País] et le propriétaire de la maison ont été saisis et jetés dans la voiture. Deux pâtés de maisons plus loin, ils les ont sortis de la voiture et ont commencé l’« interrogatoire ». Tous ceux qui apparaissaient dans les fenêtres ou sur les balcons étaient « repoussés » à l’intérieur par des rafales de mitraillettes.

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153 Cette petite dame a par hasard entendu l’« interrogatoire » pendant lequel les policiers ont exigé que les noms des complices soient dévoilés. Elle était assise près de la fenêtre ouverte, derrière les stores baissés. Le cadre de la fenêtre s’ouvrait vers l’intérieur, et les policiers ne l’ont pas remarquée. « Ce garçon tenait bon, comme un vrai homme ». Toute la scène était accompagnée de terribles jurons, de cris et n’a duré que peu de temps, ils ont battu le jeune homme et, finalement, l’ont abattu de plusieurs balles dans la nuque. Deux petites croix au crayon indiquent les impacts de balles sur le mur.

154 Deux cœurs sculptés ornent ce mur. Une phrase est écrite à la peinture. Un étendard frappé de la date du 26 juin49 est soigneusement cloué. Un tableau mémorial avec des paroles de Frank Pais dit : « S’il ne restait qu’un seul révolutionnaire à Cuba, ce révolutionnaire ce serait moi... »

155 Nous avons visité l’ancienne caserne de Moncada. Maintenant c’est une école et tout est différent. Avant, cette caserne était entourée d’un mur de pierre qui dépassait la taille humaine. Après la révolution Fidel en personne s’est mis aux commandes d’un bulldozer et a rasé ce mur détesté.

156 Fleurs, jardins, piscine. Et toujours pas de « pachanga »... <...>

157 J’ai oublié de t’écrire que sur la route nous avons croisé plusieurs fois un panneau gigantesque représentant le visage de Fidel Castro accompagné d’un slogan en lettres énormes : « No digas Fidel, ayudelo ! » (Quelque chose comme ça.) « Ne dis pas : Fidel, mais aide-le ! »

158 C’est une réponse à l’acclamation : « Fidel, Fidel !.. ». « Ne crie pas ``Fidel ! Fidel !’’ – au lieu de cela, aide-le ». C’est bien, tu ne trouves pas ?

159 À Santiago, il est écrit sur une palissade : « Nous manquerons peut-être de nourriture, mais nous ne manquerons jamais d’indépendance ! »

160 En soirée, nous sommes allés voir les bidonvilles de Santiago de Cuba, dont Evtouchenko nous avait tellement parlé. À part quelques tas d’ordures et de ferraille, ce terrain vague ne présente plus aucun signe de vie, même ancienne. Non loin se trouve un grand quartier de nouveaux cottages d’un étage.

161 Il faudrait demander qu’ils laissent au moins les bidonvilles de La Havane, comme décor [pour le film].

13 novembre, lundi

162 Nous sommes en route pour la Sierra Maestra. Le soir, nous sommes arrivés au pied de la montagne, où a été établi un complexe de magnifiques bâtiments. Il y a là une école- internat pour 500 élèves (les enfants vivent sur place).

163 Ce complexe est construit par des militaires dirigés par le commandant Armando Acosta. Il a déjà rasé sa barbe, c’est pourquoi Ernesto Guevara n’a pas manqué de le traiter (en plaisantant) de traître.

164 Dans un an et demi, la construction de ce complexe sera achevée, et il pourra accueillir 20 000 personnes. Nous avons demandé plusieurs fois de répéter d’abord la date, puis le nombre de personnes – pensant les avoir mal saisis. Mais le commandant nous a expliqué calmement, sans comprendre notre étonnement, qu’en deux ans ils n’auraient peut-être pas fini, mais en deux ans et demi – certainement, oui.

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165 On nous a installés dans un dortoir commun pour enfants (prévu pour je ne sais combien de personnes). Le soir, nous avons marché le long du « corridor » entre les enfants, qui dorment sur des lits à deux étages. C’était incroyablement touchant, de voir comment ces petits corps, pour la plupart noirs, étendus à bras ouverts, dormaient sur des draps blancs. On les habille tous de la même façon – maillots blancs, culottes gris clair et bottines noires.

166 Il n’y a pas de vitres aux fenêtres. Des stores.

167 Très beau.

168 Nous avons appris de la discussion avec le commandant que l’épouse de Raúl était aux transmissions auprès de Fidel. Et ensemble avec Santa Maria, elles ont livré des armes au camp, en les cachant sous leurs jupes. Elle ne nous avait rien dit de cela.

14 novembre, mardi

169 <...>

170 Peut-être qu’Evtouchenko ira demain à La Havane en avion pour établir le plan du scénario, tandis que moi et Kalatozov continuerons notre parcours, qu’Evtouchenko connaît déjà. Nous avons vu le principal, et ce qui est le plus important, nous avons fait connaissance avec les gens. Maintenant leurs récits rapportent des faits que nous connaissons déjà.

171 Nous avons discuté avec le commandant, à présent c’est un constructeur de cité scolaire, mais dans le passé il était le bras droit d’Ernesto Guevara dans les montagnes de la Sierra Maestra.

172 Curieux que précisément à l’endroit où maintenant se trouve l’école se sont déroulés autrefois de violents combats avec les soldats de Batista. Il nous a tout raconté en détail, nous montrant le paysage qui ne rappelle en rien le bain de sang.

173 L’après-midi, nous sommes allés dans les montagnes. Nous avons discuté avec les paysans. Les endroits sont plus ou moins intéressants, tandis que les discussions ne le sont simplement pas. Tard dans la soirée, nous avons atteint un lieu appelé Manzanillo. C’est là que nous avons passé la nuit, près de l’endroit du débarquement de Fidel. Je suis très fatigué. Je dors. Bonne nuit, ma chérie.

15 novembre, mercredi

174 Maintenant, je commence à culpabiliser un petit peu de ne pas être monté plus haut sur la Sierra Maestra. On nous dit que plus en hauteur se situait un très beau et intéressant village. Et qu’on pouvait le rejoindre en Willys50.

175 Mais K[alatozov] était catégoriquement contre, et, ne connaissant rien de ce village, je n’ai pas insisté. D’autant plus que je croyais que nous n’étions pas en repérages de décors naturels. On ne sait pas encore ce qui nous sera utile. Mais à présent, ayant pesé le « pour » et le « contre », j’ai compris qu’après avoir fait un si long et difficile chemin nous aurions dû visiter ce village. Dommage qu’on ne nous ait pas avertis avant qu’il était intéressant. Et que dira-t-on à Fidel ? Il avait insisté pour les mulets.

176 Belka, nous avons vu l’endroit du débarquement.

177 Et encore une fois, c’est quelque chose d’incroyable !

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178 Tout ce qui est lié à cet homme n’est pas compréhensible pour un simple mortel.

179 Des broussailles denses descendent directement dans la mer. Il est impossible même d’imaginer comment quelqu’un a pu les traverser. Et si l’on ajoute à cela que ces broussailles poussent dans la boue des marécages, il n’est alors pas imaginable qu’un homme ait pu y parcourir même cinq mètres. Et pourtant, le marais s’étend à l’infini. Ensuite, jusqu’à la Sierra Maestra, c’est la plaine, sur 30 kilomètres, jusqu’aux montagnes. Impossible d’imaginer.

180 Tout cela s’est passé sous un feu incessant.

181 Je ne comprends pas comment même 12 personnes sur 82 sont restées vivantes.

182 Sur le lieu du débarquement est accrochée une simple planche en bois avec les mots suivants : « Ici est née la liberté de Cuba ».

183 À côté se tient un garçon de 16-18 ans, armé d’une mitraillette.

184 Sur la terre ferme gît, sous la garde des soldats, la Granma elle-même. Une petite vedette ordinaire, blanche, fermée et pas du tout romantique. Parmi les hommes de Fidel, il n’y avait pas un seul marin. Aucun d’eux ne savait y faire ni avec le bateau, ni avec la mer. En plus pendant une tempête...

185 Evtouchenko est parti en avion.

186 Nous sommes rentrés de Santiago tard dans la soirée. On nous a logés au deuxième étage, dans un excellent pavillon d’hôtel, (il y avait deux étages en tout.) Il y a plusieurs maisons de ce genre. J’ai entrevu une piscine et quelques autres constructions modernistes.

187 Après le souper, nous sommes allés regarder ces constructions, il se trouve que c’est un motel – un hôtel pour les voyageurs motorisés. Eloigné de la ville. Sur une montagne. Le relief est parfaitement utilisé. La piscine est de forme irrégulière. Très beau. Avec un bar.

16 novembre, jeudi

188 Nous avons attendu Raúl toute la journée.

189 Nous nous sommes finalement mis d’accord pour un rendez-vous en fin de soirée.

190 Nous avons visité la ville. Elle est très intéressante, mais plus à l’œil qu’avec le Leica. Je n’ai presque rien photographié. Et en général, je ne sais pourquoi, je photographie très peu.

191 Pile à l’heure convenue, à 10 heures et 30 minutes du soir, est arrivée une voiture, conduite par un chauffeur mulâtre en uniforme militaire portant une barbe énorme.

192 Raúl n’était pas encore rentré.

193 Nous avons à nouveau été chaleureusement accueillis par son épouse. À notre demande, elle nous a raconté ce qu’elle savait du deuxième front, qui porte le nom de Frank País...

194 Je dois t’avouer que j’étais vivement contre cette rencontre, car je comprends que l’homme soit terriblement occupé et qu’il a d’autres choses plus importantes à faire que de nous voir... <...>

195 À minuit passé, la porte s’est ouverte et le ministre des affaires militaires de Cuba a fait son apparition dans la chambre. Le deuxième homme de la république, Raúl Castro.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015 90

196 Là, c’était vraiment surprenant. Nous l’avions vu à l’écran commander le front de la Sierra Maestra. Il était barbu, avec une chevelure énorme attachée, à la manière d’une queue de cheval. C’est peut-être pour cette raison qu’il paraissait beaucoup plus âgé et imposant. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque dans la chambre est entré un garçonnet en léger uniforme (comme chez tout le monde ici) à même le corps.

197 Il a 29 ans, mais il fait beaucoup plus jeune.

198 Tu sais qu’il ne me plaisait pas sur les photos.

199 Mais en vrai, il n’a rien de tout cela.

200 Un rire charmant, l’humour, une voix basse, forte, légèrement de poitrine.

201 Il est très bien bâti.

202 Après le mariage il a rasé sa barbe et s’est coupé les cheveux.

203 Sa coupe est plus courte que la mienne... (et toi tu me grondes). <...>

204 Il a juste laissé une petite moustache qu’il tripotait sans arrêt. J’ai insisté pour partir le plus vite possible. Car le lendemain, une autre journée de travail l’attendait. Mais c’est lui qui ne nous laissait plus partir. Il nous a montré les poissons qu’il avait attrapés avec sa femme (je ne comprenais pas s’il plaisantait ou pas. Finalement j’ai appris que c’était vrai : elle en avait pris un, lui – trois.)

205 Il nous a montré sa canne à moulinet, son fusil de chasse à deux canons. Et des discussions sur la chasse, la pêche et sa fille ont alterné avec les discussions sur la situation en Amérique latine, les Américains et autres.

206 C’est véritablement une personne faite d’un seul bloc, qui vit de tout ce qui l’entoure. Il a demandé comment était née la décision de filmer « les visions » lors de la mort de Boris51. Et n’arrivait pas à se satisfaire des explications de K[alatozov], en insistant sur l’origine même de la décision. J’ai vraiment apprécié cela. Enfin, nous nous sommes dit au revoir et sommes partis, en nous mettant d’accord que quand le plan serait prêt, on le lui présenterait et, comme il l’a assuré, il nous consacrera alors quelques heures.

207 Je ne sais pas comment ça sera. Mais maintenant je comprends que cette visite était une partie de plaisire52 [sic].

208 Mais je ne regrette pas.

209 Extrêmement intéressant.

210 C’est à nous qu’il faudrait d’une telle jeunesse (pour de vrai). Si nous l’avions, tous les Sourine53 seraient tombés depuis longtemps.

17 novembre, vendredi

211 Une route difficile jusqu’à la ville de Baraco54 nous attend. Jusqu’à Guantanamo il y a 120 kilomètres sur une bonne route, en Cadillac, puis, autour de 200 en Jeep, sur une très mauvaise route. La voiture est tombée en panne, nous attendons et ne pouvons aller nulle part.

212 La voiture vient d’être réparée, cependant, il est déjà 8 heures du soir.

213 Nous avons fixé le départ pour demain à 6 heures. Et c’est aussi demain que nous prévoyons de revenir.

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214 Aujourd’hui, c’est déjà le 21 novembre. Ce voyage a été tellement fascinant que j’en ai oublié de prendre des notes. Je vais essayer de reconstituer tout ce qui c’est passé, jour par jour, pour ne pas interrompre mon « compte rendu » détaillé.

215 C’était évident que nous n’arriverions pas à rentrer pour le 18. Pour cette raison nous avons passé la nuit à Baracoa. La route courait à travers les montagnes, elle était très mauvaise et épuisante. Nous sommes arrivés après 7 heures de route.

216 Le voyage a été passionnant. Tout d’abord, j’ai enfin découvert les cactus. Énormes. On pourrait les filmer de façon très intéressante. Il faudra juste enlever les broussailles qui les séparent. J’ai même fait deux plans sur de l’« infra ».

217 C’est dommage que nous n’ayons pas eu beaucoup de chance avec les « acteurs ». Mais une deuxième prise était impossible, je n’avais que très peu d’« infra » (moins que ce qui était écrit sur la boîte).

218 Cet endroit se trouve à peu près à 1 h 30 de Guantanamo, après Tortugilia. À gauche de la route. Il y a d’abord une colline avec des cactus, puis un village sans nom.

219 Il se trouve que Baracoa est une vieille bourgade (à bas l’ignorance55) célèbre grâce à Christophe Colomb qui, après trois mois de navigation, est tombé sur la côte de Cuba (pensant qu’il s’agissait de l’Inde). C’était justement un village d’Indiens de Baracoa. Le terrain est fortement accidenté, sur un fond de montagnes qui ne sont pas si hautes. Tout est couvert de palmiers. Je n’ai jamais rien vu de tel nulle part. Même à Cuba, cet endroit ressort par sa singularité. C’est un paysage incroyablement exotique que l’on ne peut voir que dans des livres pour adolescents, sur des gravures avec des Indiens.

220 Et moi qui pensais que ce n’étaient que de pures inventions de dessinateurs.

221 Le vieux Christophe a dit qu’il n’avait jamais vu d’aussi beaux paysages. (« Les yeux humains n’ont jamais vu de terre plus belle... ») Que me reste-t-il à ajouter à de telles paroles !... À même la rive et, pendant la marée haute, dans l’eau, se tiennent de misérables cabanes sur pilotis. Des enfants nus, des Noirs et des Blancs. Je pense qu’en 1492 Christophe a vu la même chose. Seulement, la révolution commence à changer le mode de vie de ces gens.

222 Nous nous sommes installés à l’hôtel. Je t’envoie une photographie. Son nom est : « Regarde la mer » ou quelque chose dans ce genre. La gérante est russe. Il y a 20 ans de cela elle est venue de Russie avec son époux. Sa tête est toute en papillotes. Elle est vêtue d’une sorte de robe de chambre avec un tel décolleté qu’en nous voyant elle a dû rapidement y fourrer une serviette qu’elle a ensuite été obligée de tenir toute la soirée pour que le tissus ne glisse pas plus bas.

223 Fidel et Raúl ont eux aussi logé ici. C’est curieux, lorsque Fidel est venu, quelqu’un a téléphoné à la gérante depuis Miami pour demander si Fidel était bien là. (La radio de toute évidence.)

19 novembre, dimanche

224 Au matin, elle refusait catégoriquement de prendre l’argent pour la nuit. Elle ne l’a pas pris.

225 Nous avons filmé la pauvreté. Pendant un bon bout de temps nous ne sommes pas parvenus à diriger les gens, malgré l’aide de deux Cubains. Finalement, nous n’avons pas réussi.

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226 À présent il est absolument évident pour tout le monde (pour Kalatozov et pour moi, même si, comme tu t’en souviens, j’étais contre) qu’il nous faut nos deux assistants (aussi ceux des opérateurs). Nous n’avons pas réussi à filmer, même si l’appareil tournait. Tu verras à l’écran. Mais l’objet est absolument fabuleux. En plus, travailler sans connaissance de la langue n’est simplement pas possible. (Cela concerne particulièrement la mise en scène.) <...>56

20 novembre, lundi

227 À 6 heures du matin nous sommes partis pour le nord de File, en passant par la ville d’Holguin, pour visiter l’usine de nickel et la Central57. Rien d’intéressant dans les deux. Mais les paysages d’Holguin jusqu’à Mayari et Niquero sont très captivants. Un terrain fortement accidenté. De la canne à sucre. Des palmiers. Des montagnes. C’était particulièrement intéressant dans la région de Mayari.

228 Nous avons traversé un chemin de fer. Une locomotive à vapeur passait, elle était probablement encore fabriquée par Stevenson. Très curieux, et intéressant. Elle tirait un seul wagon avec des passagers. Si cela peut être possible, il faudrait le prendre dans le film.

229 <...> Nous avons passé la nuit à Holguin.

21 novembre, mardi

230 Toute la journée, nous avons cheminé vers Trinidad.

231 La route était inintéressante. Mais la ville est merveilleuse. Ancienne. Les maisons sont d’un ou deux étages. Une ville très hispanique, comme je me l’imagine. Toutes les fenêtres et les portes sont recouvertes par de très belles grilles peintes en blanc. À travers les grilles on voit des enfilades de chambres et des gens installés dans des fauteuils. Sur les rebords des fenêtres sont assises des jeunes filles. Les vieilles femmes tricotent. Très curieux. Sur la chaussée, à côté de la Cadillac, chevauche un cavalier, il a de grands éperons, un large chapeau et un lasso sur le côté.

232 Nous avons passé la nuit dans un hôtel somptueux, construit il y a peu de cela sur une colline.

233 Mais l’acoustique y est comme à Mosfilm.

22 novembre, mercredi

234 En matinée, nous avons photographié la ville avec le Leica, puis nous avons pris la route du retour pour La Havane, En chemin nous sommes passés près de l’endroit du débarquement des mercenaires – Playa Giron, Non loin du débarquement nous avons vu un élevage de crocodiles. Dans une grande piscine-marais (il y en a plusieurs) se trouve une quantité énorme de monstres de toutes tailles absolument répugnants. Comme s’ils étaient morts, ils se chauffent au soleil, et ne prêtent aucune attention aux visiteurs, donc à nous.

235 Toute la route est tout à fait inintéressante.

236 Et, enfin, La Havane.

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237 Je suis terriblement content. Enfin j’entendrai ta voix. J’ai immédiatement écrit un télégramme.

23 novembre, jeudi

238 Evtouchenko a écrit 40 pages à la machine. Et s’il n’y avait pas eu cet épisode, dont je me souviens, où il a réécrit sa proposition dans l’« antichambre »58, j’aurais pu tomber dans le désespoir.

239 Rien d’intéressant.

240 Sans profondeur. Stéréotypé. Et même vulgaire.

241 Nous lui avons tout dit. Et il n’a pas contesté. Cela rassure agréablement.

242 En général, je continue à l’apprécier.

243 Je commence enfin à respirer un peu plus librement.

244 Le fait de savoir que les principales « activités culturelles » sont derrière et qu’il est dorénavant possible d’aller tout simplement se promener en ville me ravit beaucoup.

245 Mais Kalatozov ne sais pas comment s’occuper. Il n’arrive pas à aller et savourer simplement ce qu’il voit, il lui faut toujours une histoire, ou un spectacle, ou un magasin, ou encore je ne sais quelle « activité ».

24 novembre, vendredi

246 <...> Je voudrais filmer un petit peu par ici, mais le principal (j’en rêve) ce serait de pouvoir se balader seul en ville et photographier un peu pour toi avec le Leica. C’est terrible, je suis fatigué de tous ces rendez-vous, ces shows, etc., tout cela n’est pas vivant...

247 L’année de la suppression de l’illettrisme s’achève.

248 Dans un village, au bord de la route, nous avons vu ce slogan : « Il n’est pas honteux d’être illettré en 1961, mais en 1962 c’est une infamie ! »

25 novembre [19]61

249 <...> Maintenant il est absolument clair que nous allons nous attarder ici.

250 J’insiste beaucoup pour ne pas devoir rester ici après le Nouvel An.

251 En fait, je suis même persuadé qu’il n’y a aucune nécessité à cela.

252 Premièrement, nous avons parcouru tout le pays, et n’avons trouvé de scénario tout fait sur aucune des côtes. Nous avons même grimpé dans les montagnes...

253 Il est clair qu’il faut l’écrire.

254 Mais... j’ai l’impression, que nous avons collecté une telle quantité de matériel, que l’écriture du scénario ne pourrait prendre que quelques semaines... Pour cette raison il m’apparaît que si l’on prolonge notre présence d’un mois encore, il y aura non seulement une ébauche de scénario, mais un scénario concerté et validé...

255 <...> À en juger par la lecture de ces 40 pages, c’est le contraire absolu qui se passe : l’abondance de matériel pèse sur le cerveau, la structure, le plan et la composition de l’opus. C’est un chaos complet.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015 94

256 Il n’y a encore jamais eu de miracles où des scénarios se font en un mois. Et ce n’est pas nécessaire.

257 À Moscou aussi on nous avait dit, avant notre départ, de ne pas nous attarder sur place, mais de rentrer en amenant avec nous un co-auteur cubain. À Moscou on pourra se consulter et faire quelque chose calmement. Ici, nous devons juste nous mettre d’accord sur le plan du scénario.

258 Même une brève visite de Simonov59 ne me semble pas être indispensable. Comme disait Maïakovski, je n’ai pas vécu suffisamment pour décrire tout en détails, mais assez longtemps pour raconter le principal. (Quelque chose dans ce genre.) C’est par rapport au fait que Simonov ne pourra étudier le matériel en un délai aussi court. En ce qui concerne l’aide à la composition générale, et aux directions politiques et poétiques, il pourra la fournir à Moscou même. C’est ce qu’il me semble...

259 Bref, j’ai terriblement peur de me retrouver coincé ici jusqu’à la mi-janvier.

260 Evtouchenko est toujours aussi talentueux, blanc-bec, charmant, égoïste et gentil. Si seulement, il pouvait une fois se voir de côté, étant intelligent, il changerait beaucoup de choses en lui, et cela serait profitable. Hélas, sa trop grande fatuité ne lui permettra jamais de le faire, et il restera dans l’histoire comme un « café à la carotte »60 de plus.

261 Je t’envoie une coupure de journal consacrée aux 80 ans de Picasso. Sur la dernière photographie il est écrit que Picasso dit depuis le balcon : « Au revoir, à la prochaine, quand j’aurai 100 ans ».

262 Eh bien ! Je le crois. Tout est possible pour cet homme.

263 Dans un autre journal est publié le récit d’une ballerine cubaine célèbre61 qui était présente à la fête.

264 Les festivités ont commencé la veille au soir, quand les habitants de la ville, liée à Picasso (je crois que c’est Vallauris), paysans et artisans, sont sortis dans la rue et ont chanté jusqu’au matin...

265 Le gouvernement cubain lui a demandé de concevoir une colombe pour le mémorial, qui sera élevé à la place de l’aigle abattu par le peuple. Quelque chose de ce style est érigé sur la place située près de la mer. Mais l’aigle n’est plus sur les colonnes, et même une partie des colonnes est abîmée.

266 La ballerine a déjà rapporté, affirme-t-elle, les esquisses de la future sculpture.

267 J’ai aussi découpé une photo de Fidel. Ça ressemble beaucoup à ce qu’il est en vrai.

268 Il se trouve que je ne t’ai pas décrit une seule fois mes impressions générales.

269 Tout est captivant ! Mais cela, tu le comprends. Même très captivant !... <...>

270 Tout à l’heure, au souper, Kalatoz[ov] me demande soudainement : « Vous n’avez rien écrit à propos de ma moustache ? » J’ai dit que j’ai déjà écrit. Il m’a demandé de l’enlever ou ajouter un commentaire pour que tu ne dises rien à personne, « sinon il n’y aura pas d’effet de surprise ». Choisis la solution que tu préfères. <...>

271 Je crains que le fait que Simonov ait accepté de venir ici ne nous retarde. Maintenant, tout va dépendre de lui. Comment orientera-t-il K[alatozov] et pour combien de temps voudra-t-il venir ? Si c’est comme ça, alors il faut que cela se passe le plus vite possible.

272 <...> Maintenant, après avoir terminé le remue-ménage principal qui ne me laissait aucune journée libre, je veux enfin filmer La Havane pour le film. C’est intéressant. <...>

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26 novembre, [19]61

273 <...> Hier, tard dans la soirée, j’ai eu une discussion avec Evtouchenko. Je crois qu’il a lui-même tout compris en ce qui concerne sa première tentative. Il dit qu’il regrette beaucoup d’avoir donné ces 40 pages à lire. Qu’il aurait lui-même tout changé. Qu’il comprend tout. Je le crois.

274 Je sais aussi que la deuxième tentative sera un échec. Ce n’est pas si simple.

275 Mais je continue de croire qu’il réussira.

276 <...> Je t’envoie des caricatures de nous, qui ont paru dans la revue Bohemia. Elles ont été faites par un dessinateur très sympathique, talentueux, qui ressemble lui-même à une caricature... <...>

277 Je veux noter pour toi le récit de Kamynine sur Fidel, qu’il nous a raconté lorsqu’il est venu chez nous. Nous avons aussi échangé différentes impressions.

278 Le gouvernement a approuvé la loi sur la nationalisation de l’industrie. Il y a eu une grande manifestation à Havane. Le temps est mauvais. Il bruine. Fidel est arrivé avec une forte fièvre, il était tout emmitouflé. Pendant le discours, il perdait la voix de plus en plus et l’a finalement complètement perdu, il se tenait à la tribune, essayant de continuer. Sans parvenir à sortir le moindre son de sa bouche.

279 Une pause suivit. Le silence. Enfin quelqu’un de la foule s’est écrié : « Faites parler Raúl ! » Tout le monde a commencé à crier et à scander : « Raúl ! Raúl ! » Raúl n’était même pas présent sur la tribune. Il était quelque part, bien plus loin. Les gens ont scandé son nom jusqu’à ce qu’il fasse apparition sur la tribune. Au départ, sans être préparé, il a continué le discours de Fidel. À la fin il a dit que les impérialistes ne devaient pas croire que Fidel avait perdu la voix ! « La voix de Fidel retentit partout ! » À ce moment il a voulu commencer la lecture de la décision du gouvernement, mais soudainement Fidel est réapparu, et d’une voix de tonnerre a achevé le discours de Raúl.

280 Au milieu du discours de Raúl, Che Guevara est monté sur la tribune, il avait tout vu à la télévision et s’était précipité pour aider ses amis. À la fin, ils se tenaient tous les trois devant le peuple.

281 Kamynine raconte que lorsqu’on lui a présenté Raúl, pendant une réception, il a cru qu’il s’agissait d’un canular, car cet homme célèbre avait l’air peu imposant et bien trop jeune.

282 Une fois, pendant un discours, Fidel a essayé d’allumer son cigare. Mais la première allumette ne s’est pas allumée. Il a alors pris une autre, puis une troisième, mais sans résultat. Il a juré fort, à voix haute, puis s’est tourné vers les auditeurs et a dit, avec un sourire : « Au moins ce sont les nôtres [allumettes], les cubaines !... »

27 novembre, lundi

283 J’ai visité le laboratoire pour voir et discuter. J’ai donné un essai à développer.

284 Le laboratoire ne m’inspire pas vraiment confiance.

285 Kalatozov a parlé avec Alfredo Guevara à propos de la co-écriture.

286 C’est Enrique Barnet62 qui a été désigné. C’est celui qui nous avait été assigné dès le début.

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287 Je t’avais écrit qu’il était très gentil. Écrivain. Poète. Nos impressions sur lui n’ont pas changé. Au contraire, elles se sont confirmées dans un sens positif. <...> Il est timide, de petite taille, véritablement et profondément intellectuel. Il a une grande culture. Deux de ses nouvelles ont été primées ici. Je ne suis pas convaincu qu’il puisse nous aider pour la composition générale. Mais, d’après moi, c’est, de loin, ce qui pourrait nous arriver de mieux.

288 Nous avons visité la vieille Havane. Le quartier situé derrière le Capitole. Le quartier marchand.

289 Les ruelles sont étroites. Des bandes publicitaires traversent les rues. Des voitures. Des gens.

290 Tout est très curieux. Il faudrait photographier avec le Leica.

28 novembre, mardi

291 <...> Aujourd’hui, on a filmé un horrible « bled pour chiens »63.

292 Nous n’avons pas réussi à prendre un seul plan qui vaille la peine. Ce n’est pas deux, mais quatre assistants qu’il nous faudrait. Je comprends, bien sûr, que quatre ça ne sera pas possible, mais deux, c’est indispensable.

293 Après le tournage, en déchargeant la caméra, je me suis aperçu que le filtre était couvert de traces de doigts. J’avais entrevu un groupe de petits Noirs qui montraient un vif intérêt pour la caméra, je les surveillais. Hélas, apparemment je ne les ai pas assez bien surveillés. Cela veut dire que tout ce que nous avons filmé est à jeter.

294 Hier, j’ai reçu un télégramme de Mariakhine64, qui dit que Simonov ne viendra que fin décembre. Cela nous a (moi en particulier, bien sûr) abattus.

295 Et c’est peu dire.

296 Je n’arrive pas à croire que tout se passe si injustement. Et si cruellement...

297 <...>65

298 Aujourd’hui, j’ai longuement parlé avec Evtouchenko, et je pense que j’ai été convaincant. La discussion a débuté hier. Et je l’ai convaincu. Longtemps il n’a pas été d’accord et a refusé de changer de position, mais hier soir encore, il est tombé dans le piège de ma question la plus provocatrice. Au final il a admis que ma proposition lui plaisait beaucoup et qu’il écrirait exactement comme ça. <...>

299 Ce n’est peut être pas modeste, mais il me semble que ça pourrait être chouette. Original et nouveau. Et ce serait la seule solution correcte pour ce film. <...>

300 Fidel parle toujours.

301 Dans ce discours, il emploie souvent deux mots, qu’il prononce avec un puissant grondement – « rrrrrrevolución... » et « contrrrrrevolución ». Maintenant il crie en direction de la salle, elle lui répond par une ovation. Tout le monde scande. Il continue... Il est en colère. Je voudrais tant que tu puisses le voir. <...>

302 Quel dommage que le traducteur soit parti, il se passe quelque chose d’inimaginable dans la salle. Après chacune de ses phrases, les gens se lèvent d’un bond. Ils crient. Ils sont à nouveau tous debout. Voilà quelqu’un qui agite les deux bras. Un Noir vêtu de blanc saute sur place. Les ovations. Et il parle encore, cet homme barbu en veste militaire-ouvrière, béret sur le côté.

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303 Belka, il est une heure et demie du matin.

304 Il vient de terminer.

305 À la fin, Slava (le traducteur) est venu.

306 Le discours était incroyablement intéressant. Très riche de sujets. Avant que Slava ne vienne, nous le devinions, mais, en sa présence, à la fin, Fidel a répété, et nos soupçons se sont confirmés : dans les montagnes d’Escambray, un jeune alphabétiseur66 a été tué, et Fidel a extraordinairement utilisé ce fait dans son discours.

307 Ensuite, toute la salle : le parterre, l’amphithéâtre, les balcons, tous, se tenant par les mains, les hissant haut, ils chantaient l’Internationale en se balançant.

308 Puis un mulâtre en uniforme de miliciano est sorti et a proposé que tous sortent le lendemain pour les funérailles du garçon assassiné, en ajoutant que les heures de travail perdues seraient compensées un autre jour.

309 Chaque syndicat (ils sont 25 en tout) devait assigner une personne aux recherches de l’assassin.

29 novembre, mercredi

310 Ce matin, ce sont les funérailles.

311 Tous les journaux sont sortis avec des gros titres et des photos du jeune homme de 16 ans et de Fidel.

312 Le jeune homme a été tué à Trinidad (en province de Las Villas, là où sont les montagnes Escambray). Pendant la nuit, des tueurs sont venus chez le paysan, qui était en train d’étudier avec l’alphabétiseur, et leur ont demandé de les suivre.

313 L’épouse du paysan, voulant sauver le garçon, a dit qu’il était son fils. Mais le jeune homme a répondu fièrement que ce n’était pas vrai, qu’il était un alphabétiseur.

314 Tous deux, le paysan qui voulait étudier et le jeune enseignant, furent pendus.

315 Il se trouve que le cercueil a été installé dans une maison qui est juste à côté de notre hôtel.

316 Au petit matin déjà, les gens ont commencé à affluer. Ensuite, ils arrivaient par colonnes entières.

317 Vers 10 heures, non seulement notre rue mais toutes celles qui sont adjacentes étaient noyées dans la foule. On ne portait pas les drapeaux verticalement. Chacun des énormes drapeaux nationaux cubains était porté à l’horizontale par une vingtaine de personnes. Il y avait un nombre incalculable de couronnes de fleurs.

318 On entendait des slogans. Depuis le 17e étage, nous pouvions tout voir et entendre. Tout se passait pile sous notre balcon.

319 On scande à présent : « Paredón ! Paredón ! »

320 Et le slogan de l’Espagne révolutionnaire : « Au mur !... »

321 D’un autre côté on entend : « Viva terror revolucionario ! » (« Vive la terreur révolutionnaire !... »)

322 On a appris qu’hier, pendant son discours, Fidel avait lancé un nouveau slogan : « À la terreur de la contre-révolution, nous répondrons par la terreur ! » Ce n’est pas le premier alphabétiseur qui est assassiné. Des mesures sont nécessaires.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015 98

323 Quatre voitures sont arrivées. La deuxième, la bleue, a immédiatement été entourée par des militaires, et Fidel en est sorti. Toujours ce même béret. Il rentre dans la maison. On scande : « Fidel ! ! ! Fidel ! ! ! Fidel ! ! ! »

324 Après une attente d’une quarantaine de minutes, le cercueil a été sorti et installé dans un long véhicule fermé. L’orchestre jouait une marche.

325 La procession se met en mouvement. Fidel et Dorticós suivent le cercueil les premiers. L’orchestre commence immédiatement une marche d’attaque. Pas du tout comme chez nous. Nous avons vu plusieurs services funéraires et, à chaque fois, ils vibraient au rythme de la marche, dont l’instrument principal est le tambour.

326 Nous avons continué à regarder le reste à la télévision. La marche funèbre a duré plusieurs heures.

327 En ce moment, alors que j’écris cette page, Dorticós a pris la parole.

328 Tout s’est figé.

329 Quand Fidel est sorti du bâtiment, avec Dorticós, ils ont été entourés par des jeunes gens en habits militaires et en uniformes de miliciano. Ils étaient une centaine. Ils les ont entourés en demi-cercle, et ainsi, en plusieurs rangées, ont formé un croissant, ils avançaient, prêts à les défendre contre tout incident inattendu.

330 Belka, Dorticós parle aussi vraiment bien. Kalatoz[ov] a noté des petits bouts. Tu les entendras, je l’espère.

331 Hier, pendant son discours, Fidel a reçu un billet. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’un mot de la part d’un ouvrier dont le fils est aussi un alphabétiseur. Il avait lui-même participé à la liquidation des bandes d’Escambray. Il demandait qu’on le désigne pour rechercher les assassins. Fidel a lu le petit billet à voix haute. Il ne laisse rien passer.

332 Hier, son discours était principalement orienté contre l’impérialisme et le capitalisme.

333 Aujourd’hui, nous aurions dû continuer à faire connaissance avec le studio. Mais nous avons été avertis, ce matin déjà, que le studio était fermé. Nous avons remis la visite à demain.

334 Et moi, j’attends ton appel...

1er décembre, vendredi

335 <...> Nous avons filmé La Havane depuis un véhicule.

336 À nouveau, rien de bon. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi rien ne va.

337 Premièrement, cela fait longtemps que je n’ai rien tourné.

338 Deuxièmement, et cela bien sûr est le plus important, c’est l’inspiration et l’envie qui manquent, malgré les sujets magnifiques... Mais ce soir, j’ai été récompensé par une petite lettre de ta part. <...>

339 Je voulais te dire que je n’arrive même pas à imaginer qu’il fut un temps où nous faisions de la peinture, je ne sais pourquoi. Tout cela me semble être si lointain et irréel. J’ai voulu te le dire plusieurs fois et j’oublie toujours. Et voilà que tu m’écris que tu admires les images et que nous en peindrons d’autres. Mets un peu d’argent de côté pour une toile. Nous la recouvrirons entièrement de peinture, tout à coup j’ai très envie d’en faire.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015 99

340 Je suis très inquiet, il ne faudrait pas s’attarder ici jusqu’au Nouvel An. Oui, Belka, nous devons être réalistes. Le dernier avion permettant de ne pas manquer le Nouvel An part le 22. Et quand est-ce que Simonov arrivera-t-il ? Voilà pourquoi mon humeur ne s’améliore pas, malgré ta charmante lettre, très sympathique et touchante. Seulement dommage que tu n’écrives pas ce que tu fais, à quoi tu occupes ton temps, où et qui tu vois... Cela me manque terriblement. Voilà un mois et demi que nous sommes ici, j’en ai marre. Marre d’être sans toi bien sûr. Si seulement tu étais ici, nous trouverions certainement des choses à faire, et je ne serais plus pressé. Et la bouteille de champagne, nous pourrions la jeter aussi dans l’océan Atlantique. Et si nous le voulions, même dans le golfe du Mexique. C’est près d’ici...

341 Je reviens du souper. Quand j’ai voulu fermer la porte de la chambre commune, j’ai vu Fidel Castro sur l’écran de la télévision. Il tient un discours à la télévision, mais il a devant lui un grand auditoire, plein de spectateurs.

342 Un homme infatigable. Une mer de charme. Un océan. Je veux dire tous les océans et toutes les mers pris ensemble.

343 Tu verras !

344 Il est assis derrière un bureau, sur lequel, comme on le fait ici, est posé un écriteau. Dessus il est écrit « CMDTE Fidel Castro » (comandante veut dire major).

345 Être assis n’est clairement pas son truc. Il agrippe les accoudoirs du fauteuil et se soulève tout le temps. Un geste énergique, très décidé qui sort du cadre de l’écran. Il pourrait convaincre n’importe qui ! On est d’accord avec tout ce qu’il dit, même sans connaître la langue. Et quand il termine le discours, on reste rempli de sa parole.

346 Comme d’habitude, il attrape le micro tantôt d’une main, tantôt de l’autre. Voilà qu’il remarque cet écriteau et comme, depuis sa position, il ne voit pas ce qui est écrit dessus, sans se douter de rien il le prend, le tripote longuement, et, finalement, repose « Fidel » à une autre place. Puis il le reprend avec son autre main, le tripote à nouveau et ne le lâche que pour se gratter derrière la nuque. C’est très drôle. Profitant des applaudissements, il allume un cigare, mais rapidement le fait disparaître quelque part.

347 Il n’est bien évidemment pas possible de fumer un cigare pendant un tel discours passionné. De temps à autre il prend une gorgée de café d’une tasse minuscule.

348 Je te l’écris. La porte du balcon est ouverte, et, depuis la rue, j’entends à la radio l’écho de la voix convaincue et à peine enrouée de cet homme, de cette merveille de la nature.

349 Il rit, plaisante, baissant la tête comme par timidité, et la salle éclate de rire.

350 Il dit quelque chose sur les Américains, et de toute évidence ironise beaucoup.

351 La salle est remplie d’auditeurs curieux. Demain, je vais essayer de savoir devant qui il parlait.

352 Il n’a pas de notes. Sa parole est « libre et désinvolte »... Et pas du tout comme celle d’une certaine personne que nous connaissons, qui ne pense qu’à se montrer et se fiche des autres. Et, pour mieux ne pas les voir, met des lunettes noires.

2 décembre, samedi

353 Aujourd’hui, nous avons appris dans les journaux, que Fidel Castro avait donné une conférence à l’Université Populaire sur le programme du parti uni de Cuba.

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354 Cette conférence a été retransmise à la radio et à la télévision. Je t’envoie une photo qui est, selon moi, très sympathique et qui t’aidera à imaginer ma description d’hier.

355 Seulement, elle a été prise de côté, du coup l’écriteau n’est visible que de profil, elle est aussi plus large que ce qu’on pouvait voir à la télévision.

356 Maintenant Cuba est au stade de la construction organisationnelle du parti uni67. Un programme est en train d’être mis en place.

357 Fidel Castro est désigné comme secrétaire général du parti.

358 Tout cela est excellent.

359 Regarde la main qui tient le micro. C’est son geste archi typique.

360 Quand il se tient debout et que le micro est fixé à une tige, il le soulève, le baisse, ne manque jamais de le pencher vers lui. Et ainsi pendant tout le discours.

361 À Moscou, il fait froid. Mais ici, je n’ai même jamais mis ni mon blazer ni ma veste. Je me balade en chemise. Et seulement de temps en temps, par nécessité, je suis obligé de mettre quelque chose (maintenant moins, Dieu merci) et fonds alors de chaleur. Généralement, le temps et la température sont très agréables. <...>

362 Maintenant nous allons au studio. J’ai donné un essai à développer. Je suis impatient de le voir. Je pense développer le matériel que nous avons tourné ici, sans grand espoir. Hier, pendant la nuit, j’ai compris que je n’avais pas remarqué que les indices [du diaphragme] étaient mal réglés, j’ai donc peur d’une sous-exposition.

363 Le temps de développement est très court ici. Ça me perturbe un peu.

364 Ah oui, pendant sa conférence, Fidel Castro a déclaré qu’il était « marxiste-léniniste, qu’il l’a toujours été et le restera à jamais ». Le journal Hoy en a fait un énorme titre.

3 décembre, dimanche

365 Je m’inquiète terriblement de l’absence de ton appel.

366 Génia Evtouchenko vient de me dire qu’un correspondent de Trud68 allait à Moscou, je me dépêche de t’envoyer un petit mot.

367 J’attends le 6 avec impatience. On dit que Tchékine69 arrivera ce jour-là avec un groupe.

368 Et Mariakhine nous a dit dans un télégramme que Simonov arrivait à la fin du mois de décembre... Si c’est comme ça, alors nous ne pourrons jamais rentrer pour le Nouvel An. Le dernier avion part le 22. Je suis terriblement chagriné.

369 Les laisser tomber et rentrer seul, ce n’est pas possible.

370 Bien sûr, le Nouvel An ne va pas s’enfuir, et nous pourrons le fêter plus tard, mais ce n’est pas pareil. Et puis j’en ai marre de traîner sans toi. Assez.

371 Tu me manques terriblement ! ! !

372 En France, je n’étais pas si triste. Mais il est vrai que je n’y ai passé qu’un mois. (C’est vrai aussi qu’on m’avait proposé de rester, mais même là je ne me suis pas attardé.) Génia fait le plan. Aujourd’hui il me l’a donné à lire. Après on en a discuté. Pour l’instant c’est moyen.

373 <...> Bien évidemment, pendant qu’on est ici, personne ne compte signer aucun contrat. D’autant plus en l’absence de scénario. Un accord préliminaire, qui avait été établi avant notre départ, sera probablement signé.

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374 Je commence à ressentir un léger surmenage. Il est temps de partir. Nous n’intéressons plus personne. Et les discussions sur notre futur départ sont devenues quelque chose qui va de soi...

375 <...>

376 Le plan [de scénario] que nous avons pour le moment n’est pas un plan. Pas de profondeur. Pas intéressant. Et (selon moi), en général, il manque de justesse.

377 <...> J’ai peur que, dans le meilleur des cas, les Cubains ne soient refroidis, lorsque nous leur montrerons ce plan.

378 Bien sûr, le gros du travail nous attend à Moscou.

379 Mais ici, les gens attendent le plan du film.

380 Et il en a été dit tellement, qu’ils perdront, bien sûr, tout intérêt pour l’œuvre.

381 Les gens d’ici sont intelligents et compréhensifs.

382 Et s’ils font des films faibles, c’est uniquement parce qu’ils ne savent pas encore y faire. Mais ils comprennent eux-mêmes que leurs films sont faibles.

383 J’ai de la peine pour Génia. Ces derniers jours, il a bossé comme un chien, jour et nuit. Et d’un coup – l’inspecteur général arrive70. Il est sombre.

384 De toute évidence il devrait mettre le plan de côté pour quelques jours pour pouvoir le regarder d’un œil nouveau. <...>

385 Le supplément du journal Hoy d’aujourd’hui a consacré toute une double page à Evtouchenko. « Selon l’opinion de la presse mondiale, c’est le premier poète soviétique après Maïakovski ».

386 J’ai mon propre avis sur ce sujet, et je lui en ai fait part il y a déjà longtemps. Il semble qu’il ne se soit pas vexé. De toute façon, ce n’est pas du tout un mauvais gars.

387 C’est la deuxième fois qu’une double page lui est consacrée. Elle est très belle, avec plein d’images. Il sait bien se vendre.

388 Il organise l’édition d’un livre de poésie.

389 <...>71

5 décembre, mardi

390 Je n’ai aucune envie de prendre des notes.

391 Il est clair que nous allons nous attarder ici, mais combien de temps, cela n’est absolument pas défini.

392 Glauque.

393 Nous avons tourné dans le vestibule de l’hôtel.

394 Le soir, nous avons vivement discuté le plan du film.

395 Je me suis emporté...

396 Tu n’étais pas là pour m’arrêter à temps.

397 Mais dans ce cas tu n’aurais pas tenté de m’arrêter. Je le sais. Je te raconterai tout en détails. • Pourquoi n’avoir qu’une seule variante ? Il en faut plusieurs. • Le film, c’est le caractère du personnage, etc.

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• Le sujet. • Le personnage (Dolce vita, le Cuirassé « Potemkine ») • Le balai. Le standard.

398 Le pauvre Evtouchenko, qui est dans un cul-de-sac, a tout compris de ce que j’ai sous- entendu.

399 Soudainement, nous avons commencé à quelque chose de complètement différent.

6 décembre, mercredi

400 Génia nous a lu une nouvelle version d’un des épisodes et la nouvelle ouverture. À mon avis c’est vraiment formidable.

401 Mon intuition ne m’a pas trompé.

402 Mais pour le moment, ce n’est qu’un seul épisode...

403 Nous sommes allés à une répétition de théâtre.

404 Ils sont fous de Stanislavski.

7 décembre, jeudi

405 <...> Evtouchenko écrit le deuxième épisode.

406 Chaque personne, lorsqu’elle propose quelque chose, croit forcément que c’est la seule vérité possible.

407 Je lui ai proposé une tout autre voie – une solution – une composition.

408 Et il me semble que c’est la bonne solution.

409 Dans le premier épisode, Evtouchenko a réussi. S’il maintient le niveau pour la suite, le film sera « géant ».

410 Le pauvre, il écrit du matin au soir, il se terre, sans sortir de sa chambre. Il est également triste et veut rentrer à la maison. (Téléphone à Galia.) C’est un homme bien.

411 Chose étrange – personne ne pense à la forme.

412 Alors que c’est elle qui résout la chose à la base.

8 décembre, vendredi

413 Nous rentrons du tournage à l’instant.

414 Nous avons filmé la piscine au Habana Libre et à l’hôtel Capri. (C’est aussi un très bel hôtel.) Dans notre hôtel, la piscine est au deuxième étage, au Capri, elle est sur le toit.

415 Génia Evtouchenko et cette mulâtre que nous avons vus dans les Récits sur la Révolution72 et qu’Evtouchenko louait tant, ont tous deux participé au tournage.

416 C’est le premier rush, qui, (d’après seulement le cadrage) m’a paru beau...

417 <...>

418 Ce soir, nous avons regardé deux vieux films américains.

419 Comme on pouvait s’y attendre – une soirée gâchée.

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420 Et dire que cela se passe à La Havane !

421 Il est tard. Nous avons vu à la télévision un « spectacle » que nous connaissions déjà très bien. Des acclamations. Quand on a annoncé que la parole était donnée au premier ministre Fidel Castro, il s’est levé de sa chaise, a enlevé sa ceinture avec le pistolet, l’a mise sur la chaise et, d’un pas décidé et large, sous les ovations de la salle, s’est dirigé vers la tribune. Il a essayé à nouveau, pendant longtemps, de calmer les ovations d’un geste de la main. Mais après cinq mots déjà, il a dit quelque chose de tellement drôle que la salle s’est étouffée de rire, il était très satisfait.

422 Encore un discours passionné...

423 (Sur l’éducation.)

424 <...>

10 décembre, dimanche

425 C’est le soir. Nous sommes de retour à La Havane.

426 <...> Génia vient de nous lire la deuxième nouvelle. C’est à nouveau excellent, avec du talent et du tempérament. Je pense seulement qu’il va falloir raccourcir. Et pas parce qu’elle est longue, mais parce qu’elle est trop riche. On verra tout cela plus tard, quand tout l’ensemble sera construit. Et puis, ce ne sont que des détails. Le plus important c’est que c’est ce que je le voulais.

427 <...>

11 décembre, lundi

428 <...> C’est aujourd’hui qu’avait lieu l’ouverture du festival des films soviétiques. Ils ont projeté Ciel pur73.

429 En ce moment, Fidel tient encore un discours.

430 Des applaudissements incessants et des cris d’encouragements l’empêchent de parler.

431 Il se passe quelque chose d’incroyable. Mais, sans connaître la langue, je ne comprends pas pour quelle raison tout le monde crie autant après chaque phrase. Maintenant, on entend d’autres cris venant de la salle, ils sont aussi applaudis.

432 C’est très amusant : quand il est monté à la tribune, une fois de plus, pendant longtemps, les gens ne l’ont pas laissé parler... On scande, on chante, on crie des slogans, on chante encore...

433 Il attendait longuement, piétinait sur place, tantôt souriant, tantôt observant la salle. Finalement, il n’a plus pu résister et a appelé quelqu’un du doigt. La personne est venue, il lui dit quelque chose. Elle a hoché la tête en signe de compréhension et s’en est allée. Quelques secondes plus tard, l’orchestre entamait l’hymne. La salle entière s’est levée... et fut obligée de se taire. Ainsi, a-t-il pris la foule au piège et pu commencer son discours.

12 décembre, mardi

434 Les billets [de retour à Moscou] ont été commandés pour le 5 janvier ( ! ! !).

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435 Sinon, il ne s’est rien passé de la journée. J’ai attendu un appel du labo, pour savoir si l’essai était prêt. Après avoir attendu toute la journée, dans la soirée j’ai appris que la pellicule n’avait pas été développée.

436 J’ai bavardé avec Ourbanski74. Le fait de savoir que vous vous êtes vus il y a peu me disposait envers lui d’une façon très positive.

437 J’oublie toujours de te dire qu’ici la lune est très drôle. Comme une tranche de melon. Quand je l’ai dit à Génia, il a répondu qu’une telle image existait chez Essenine75.

438 <...>76

13 décembre, mercredi

439 Aujourd’hui, nous avons tourné dans une cour d’un quartier noir. J’ai fait un plan- séquence, au bol. Sans aucune mise en scène, sans répétition. Eh bien, c’est le seul morceau correct que j’ai réussi. Ce sera intéressant de le voir à l’écran. Le panoramique inclut une femme noire, faisant la lessive, cigare en bouche.

440 Il faudrait refaire tout ce que nous avons filmé dans la ville des « boîtes à chiens ». Il n’y a pas un seul bout qui en vaille la peine. Tout n’est que du bidon.

441 J’ai envoyé un petit colis, que j’ai soigneusement confectionné, à Milián le peintre et Portocarrero77, qui vivent ensemble.

442 Hier, un discours de Fidel Castro a encore eu lieu. Sur l’élevage animalier.

14 décembre, jeudi

443 Je suis encore d’humeur ignoble.

444 J’en ai marre de devoir compter les jours...

445 Il n y a rien de sérieux au planning pour aujourd’hui.

446 Ce matin, je me suis obligé à sortir dehors avec le Leica, mais deux quartiers plus loin je me suis empressé de rentrer sans avoir fait une seule prise de vue.

447 Plus tard, je le regretterai...

448 Heureusement, Génia est passé me voir et nous avons dîné dans un restaurant polynésien.

449 Nous avons eu une très bonne discussion. Il a récité des poèmes. Très bons.

450 Nous avons vu encore deux stupides films américains.

451 Je n’irai plus les voir. Assez !

18 décembre, lundi

452 On est déjà le 18. J’ai omis d’écrire pendant ces jours, car plus rien ne m’intéresse et tout me semble être sans importance, à tel point que je n’ai plus envie d’écrire. Hier, nous sommes allés à un banquet en l’honneur de la délégation78. Le soir, nous étions à la cérémonie de fermeture du festival. Nous avons vu le Communiste79. Quand Lénine est apparu à l’écran, et particulièrement après ses mots sur les idées qui s’emparent des masses, une ovation explosa et a duré encore longtemps après la fin du passage.

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453 Ici, tout le monde demande des badges avec Lénine. Mais je n’en ai plus. Je vais t’écrire une lettre, car Igor Viatcheslavovitch [Tchékine] part demain.

18 décembre [19]61

454 <...> Maintenant il est très clair que Génia arrivera à écrire le scénario. Et celui-ci sera fabuleux (en principe). Les deux premiers épisodes sont excellents (deux nouvelles). Pendant une semaine, il a écrit le troisième. Hier soir, il l’a lu – un affreux délire, il est retourné à la case de départ, il a perdu la forme et... c’est un bide complet. Mais il le comprend lui-même. Et c’est très encourageant.

455 Il est terriblement fatigué. Il faut dire qu’il m’a impressionné par sa capacité de mobilisation intérieure, par sa force de volonté, et en ce qui concerne le talent, nous le savions déjà.

456 Ce n’est pas donné à tout le monde de s’enfermer avec une telle abnégation et de taper à la machine, sans remarquer comment le jour devient la nuit. En tout cas moi, je ne pourrais pas. Bien sûr, maintenant il ne pourra plus écrire quelque chose de valable.

457 Il faut terminer le plan d’ensemble pour pouvoir ensuite comprendre, selon ce schéma, sur quoi portera le film. Il faut l’arrondir joliment. Le discuter avec les Cubains. Nous pensons terminer avant le Nouvel An...

458 <...> Tchékine a écouté comment Génia lisait les deux épisodes. Le troisième était si mauvais qu’après avoir commencé, il a rapidement interrompu la lecture et ne l’a heureusement pas terminée. (Nous n’avons pas pu le lire entre nous et en discuter avant l’arrivée de Tchékine.) Appelle Tchékine, pour savoir ce qu’il en pense. Il nous dit qu’il trouve intéressant...

459 Transmets mes salutations à Gontchar[ov]80.

460 Il faudrait prendre de la peinture quand nous reviendrons ici. D’accord ?

461 <...> Pour ce qui est de l’estime de soi démesurée de Génia (je t’en avais parlé), ces derniers temps j’ai commencé à en douter fortement. Elle est présente évidemment, mais pas aussi fortement que ce que j’avais pu penser auparavant. Il réagit et travaille si bien.

462 Je n’ai plus envie d’entretenir l’écriture de ces carnets.

463 Maintenant, pour moi, chaque jour est pareil que le précédent – je compte les jours. Il n’y a que ça qui importe... <...>

19 décembre, mardi

464 <...> Nous avons filmé, ou plus exactement « refilmé », la ville des « boîtes à chiens ». Je marchais et filmais tout ce qui se présentait devant moi. Je ne connaissais même pas la route, ni ce qui pouvait arriver. Intéressant.

20 décembre, mercredi

465 <...> Aujourd’hui, j’ai filmé de la canne à sucre sur de l’« infra ».

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22 décembre, vendredi

466 À 6 heures du matin, la ville a été réveillée par la rumeur festive d’une grande foule dans la rue.

467 Le fait est que la journée d’aujourd’hui a été déclarée jour de fête, celle de la lutte contre l’illettrisme à Cuba. Depuis plusieurs jours déjà des alphabétiseurs de toutes les provinces de Cuba affluent vers La Havane.

468 « Une agréable invasion ! » Des titres comme celui-ci figuraient dans les journaux.

469 Depuis ce matin, les alphabétiseurs se dirigent vers la place où est installé le monument à José Marti81. Ils sont plus de soixante mille.

470 <...> Sur la place j’ai photographié des groupes et fait des portraits.

471 Quand ils ont appris que j’étais russe, un cercle s’est immédiatement formé autour de moi.

472 Tout le monde a applaudi, ils ont ensuite commencé à chanter une chanson cubaine.

473 J’étais au milieu du cercle, comme un ours dans une fête foraine, je ne savais pas où me mettre. C’était difficile, mais j’ai réussi à filer, tout rouge et en sueur. <...>

23 décembre, samedi

474 <...>

475 En honneur de la journée solennelle82, nous avons dîné au restaurant polynésien et avons bu du vin espagnol.

476 Génia s’est imposé en tant que tamada83 et a levé la première coupe à Belka. J’étais à nouveau très content. Je le remercie. Et, en général, c’est un bon gars. Et je l’aime toujours.

477 C’est un vrai talent. Et je suis content de n’avoir jamais cessé de croire en lui (comme tu le sais) et je n’ai jamais douté de son talent.

478 Je continue de penser qu’il vaut mieux perdre avec lui que gagner avec d’autres84.

479 Tout ne va pas si bien avec le scénario. Il sera critiqué (mais légitimement). Pourtant, il comporte des choses qui seront enviées par certains...

480 Hier, sur la place, il y a eu une distribution de drapeaux, j’en ai pris un (pour toi). C’est pour cette raison que je te l’envoie.

481 Bien sûr, c’est tout de même formidable. Quand la foule des alphabétiseurs s’est rassemblée tout juste près de notre hôtel et a reçu des crayons géants en carton, Fidel se tenait déjà sur la place vide (on la voit depuis le balcon et Fidel passait à la télévision) et saluait ceux qui arrivaient. Ça m’a vraiment impressionné. N’est-ce pas formidable ?

482 <...>85

27 décembre, mercredi

483 Le violoniste est enfin arrivé, et a apporté une lettre de toi. Si seulement tu savais à quel point je suis content de recevoir tes lettres... Hier, nous avons transmis le plan du scénario à l’ICAIC. Il semblerait que le 29 nous en discuterons.

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484 Nous avons essayé de filmer la rue. Mais nous n’avons réussi qu’à nous empêtrer dans la foule et le soleil, alors le tournage a été remis à plus tard. (C’est demain qu’arrive Simonov.)

28 décembre, jeudi

485 <...> Aujourd’hui, d’un coup, j’ai eu très envie de peindre. Peut-être parce qu’ici on voit partout une affiche qui signale l’ouverture d’une exposition, sur laquelle on peut voir un dessin de Picasso. Une fille nue. Très beau.

486 <...> Les Français font aussi un film ici, à Cuba, en collaboration avec les Cubains. Le metteur en scène est venu. Celui qui a tourné l’Enclos86 et qui, au festival, a fait un discours époustouflant sur l’ami russe Nicolas87.

487 Hier, nous avons fait connaissance avec lui.

488 Génia est toujours plongé dans le travail. (Quelle incroyable capacité de travail !) Hier, il a écrit une poésie pour la Pravda, et maintenant il est en train d’écrire un article pour Novosti88. De temps en temps il vient me voir et nous avons de très sympathiques discussions. Il lit des poèmes. Je l’apprécie de plus en plus. J’éprouve même de la tendresse pour lui.

489 Hier soir, nous avons soupé avec Simonov dans un restaurant polynésien, et avons visité un show sombre. Rien d’intéressant.

490 Génia a déclaré à Simonov qu’il ne pouvait plus se considérer comme seul auteur du scénario, que « la résolution principale est venue d’eux »...

491 Quand il a prononcé ces mots il regardait de mon côté.

29 décembre, vendredi

492 Nous avons filmé le ressac. Nous avons tous été arrosés d’eau.

493 <...>89 Nous avons discuté du scénario avec Simonov. Il dit l’apprécier. Mais avant tout il en aime la résolution ( !) <...>

2 janvier, mardi

494 Les fêtes continuent.

495 Aujourd’hui, il y a eu une parade et un discours de Fidel Castro.

496 Nous les avons regardés à la télévision.

497 Très sympathique, pendant assez longtemps la caméra a suivi en gros plan un chien noir perdu au milieu de soldats qui marchaient. C’est dommage que chez nous on ne soit pas habitué à ce genre de plan.

498 Quand la marche fut finie, des tanks passaient, la foule a percé la colonne de milicianos et s’est précipitée vers la tribune pour scander : « Fidel !... Fidel !.. »

499 Les chars se sont arrêtés.

500 Il n’y a qu’à Cuba qu’une chose pareille est imaginable. Ensuite IL a parlé ! ! !

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3 janvier, mercredi

501 Discussion du scénario à l’ICAIC. Le fondement est approuvé.

502 Le départ a failli être annulé. Un malentendu.

503 En gros, pour l’instant, tout va bien.

4 janvier, jeudi

504 Nous avons filmé la rue et la sortie de l’hôtel Riviera. Moyen.

505 Le soir, Evtouchenko lisait des poésies consacrées à Joris Ivens. Joris en a eu les larmes aux yeux.

506 Nous avons bu de la vodka et du Bacardi dans la chambre de Joris.

507 Très sympa.

508 Le visa n’est toujours pas prêt.

6 janvier, samedi

509 Ma douce, je ne saurais même pas te dire ce que nous avons fait durant ces deux jours.

510 Je suis si inquiet. Nous partons après-demain...

511 Nous avons filmé quelque chose. Nous avons couru à droite et à gauche avec nos bagages. Nous avons fait des valises. Nous n’avons eu les billets qu’après avoir reçu ces malheureux visas.

7 janvier, dimanche

512 C’est terrible comme le temps passe lentement...

513 Le tournage du film eut lieu quelques mois plus tard dans une période d’extrême tension dont le point culminant fut la « crise des missiles » d’octobre 1962, le blocus, décrété par le président des Etats-Unis, John Kennedy, qui s’ensuivit visant à asphyxier Cuba, des manifestations contre- révolutionnaires dans le pays. Kalatozov, déclara alors que le film « sera la meilleure réponse l’agression de l’impérialisme américain contre Cuba »90. Le tournage débuta en octobre 1962 mais les difficultés matérielles et humaines rencontrées par l’équipe du film retardèrent l’achèvement de Soy Cuba jusqu’en juin 1964. Les Soviétiques – qu’avait rejoints Bella Friedman en qualité de productrice – restèrent à Cuba durant un an et huit mois.

514 Dans une lettre à Lydia Naoumova, dessinatrice de costumes pour Quand passent les cigognes, Ouroussevski donne une idée du déroulement de ce tournage.

515 Chère Lydotchka Ivanovna, voilà déjà une année que nous sommes ici.

516 Une année !...

517 Et durant toute cette année nous ne t’avons pas écrit une seule lettre. Évidemment, nous sommes des canailles...

518 Nous n’avons même pas répondu à ta gentille lettre, un grand, grand merci à toi.

519 Penses-tu que nous avons une autre opinion de nous-mêmes.

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520 Et la conscience de la culpabilité empoisonnait notre séjour à Cuba, ce pays qui nous est devenu cher. Un pays formidable. Et des gens formidables. Dommage que tu ne puisses pas voir tout cela.

521 Il est intéressant de constater que c’est seulement après avoir vécu un temps prolongé dans le pays que nous avons commencé à y comprendre quelque chose. Nous avons aussi commencé à réévaluer beaucoup de ce qui avait impressionné au début.

522 Et cela, me semble-t-il, est bon pour le film.

523 Il y a beaucoup de choses que nous n’aurions pas faites comme on les fait maintenant, après avoir passé ce temps avec ces gens.

524 Pendant ce temps, nous sommes devenus intimes avec Cuba. Je n’imagine pas comment on pourra vivre à Moscou sans ce pays.

525 Toutes ses joies et ses misères, nous les ressentons comme nôtres91. C’est pourquoi, le cyclone92, qui a provoqué tant de malheur, nous le prenons pour notre pire ennemi.

526 Nous avons récolté de l’argent, autant que possible, et nous avons acheté dans notre stock soviétique (ailleurs c’est impossible) des conserves, du tissu, des vêtements, des chaussures.

527 Ils ont vraiment besoin de tout cela. 1 500 familles se sont retrouvées mises à la rue. Les dévastations sont monstrueuses. De nombreux villages n’existent plus.

528 Voilà dix jours que le cyclone est parti quelque part au nord, mais les gens ne savent toujours pas ce que sont devenus leurs proches.

529 Beaucoup ont perdu la vie. Ils sont plus de 1 000.

530 Toutes les terres ensemencées sont ravagées et le bétail est tué.

531 Une aide d’urgence est mise en place. L’eau ne s’est pas encore complètement retirée. On utilise des hélicoptères. Fidel manqua de peu la noyade en organisant un sauvetage, il est là-bas depuis le premier jour. Bravo !

532 Nous sommes bien coincés ici. Selon le plan, nous devions terminer le film cette année. Mais nous l’avons planifié dans le calme des bureaux, selon les schémas secs des normes moscovites, loin de la vie. Et en plus, nous l’avons fait sans tenir compte des conditions de tournage à Cuba. Nous avons tourné presque la moitié du film.

533 La seule chose réjouissante est que, pour le moment, les Cubains apprécient beaucoup le matériel. Ce qui nous réjouit particulièrement, c’est qu’ils y ont reconnu Cuba. Parce qu’ils considèrent que tous les films précédents faits en collaboration (avec les Italiens, les Français, les Tchèques, les Allemands) sont des échecs. Pourvu qu’on puisse maintenir le niveau atteint !

534 Nous avons parcouru toute l’île.

535 Nous avons vécu dans les montagnes, à la mer, au milieu de cactus, dans des baraquements, des tentes, et dans des maisonnettes de carton93.

536 Par une chaleur effroyable (nuit et jour) et sous une pluie battante (aussi nuit et jour), nous avons travaillé dans la joie, même si parfois c’était avec une grande difficulté. Même les Cubains ne tenaient pas le coup, mais nous, quoique péniblement, continuions à aller de l’avant. (Mais Maria Ivanovna n’est jamais contente bien sûr. Car il lui reste des cases à remplir94).

537 Maintenant nous sommes à La Havane.

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538 Il nous reste les deux nouvelles, les plus grandes (parmi les quatre). Qu’est-ce que cela donnera ?...

539 À cause de notre retard, même si ce n’est pas de notre faute, loin de nos proches – nous avons tous, comme tu le comprends toi-même, un fort mal du pays, et cela, bien sûr, ne peut ne pas se répercuter sur le travail. Tout cela est compréhensible. Tout le monde veut rentrer à la maison. Mais il faut tenir. Pour moi et Belka, comme tu le comprends aussi, c’est plus facile. Vraiment, sans Belka je ne serais pas venu. Pour le moment nous ne regrettons rien. Et même, nous remercions le destin d’un travail aussi intéressant. Belka parle espagnol comme de rien, complètement librement, mettant en évidence ma plus totale incapacité.

540 Malgré toutes les joies de ce travail, je ne fais que penser à ce moment où je pourrai à nouveau remplacer la caméra par des pinceaux et de la peinture, et quand j’inhalerai avec plaisir l’odeur de pinène95, de l’huile et de quelques autres produits. C’est une odeur que j’aime depuis l’enfance, et que j’ai échangée de manière irréfléchie contre le métrage utile96, les Sourines et d’autres ennuis.

541 Ne nous en veux pas. Nous pensons souvent à toi et ne t’oublions jamais.

542 Écris-nous. Notre adresse est : Umsevsky97 Sergio, Hotel Habana Libre, 2025, Habana, Cuba.

NOTES

1. O Mamute Siberiano (Soy Cuba : le Mammouth sibérien), de Vincente Ferraz (Brésil, 2004). 2. A. I. Lipkov et I. S. Ouroussevskaïa (dir.), Sergueï Ouroussevski : s kinokameroï i za molbertom, Moscou, Algoritm, 2002, pp. 82-136. 3. Vladimir Andréïevitch Favorski (1886-1964) est surtout connu pour ses gravures sur bois et linoleum et ses illustrations de livres. En 1922, il orne d'une gravure sur bois la couverture du Nombre comme forme de Paul Florenski qui professait au Vkhoutemas l'analyse de l'espace dans les productions des arts plastiques. 4. Voir Igor Grigoriev, « Frontovoï kinooperator », et Maïa Merkel, « Dialog s Urusevskim », http://www.urusievskiy.narod.ru/ pages 17 et 13.htm 5. Cité par Alexandre Tchirov, « Primenenie rutchoï camery dlia dinamitcheskoï compositsii misanstseny [l'utilisation de la caméra portative pour la composition dynamique de la mise en scène] », http://www.urusievskiy.narod.ru/page19.htm. 6. Dans le film de V. Ferraz cité ci-dessus. 7. Vitali Goriaïev, « Prostranstvo Urusevskogo [l'espace d'Ouroussevski] », Iskousstvo kino, no 3, 1980, p. 84. 8. « Il était insurpassable dans les solutions tonales, toujours pleines de grâce et de finesse. Il utilisait pour cela la fumée et des tulles pour créer des zones de lumières séparées » (Mark Donskoï, « Neutomimyi iskatel [le chercheur infatigable] », », Iskousstvo kino, no 3, 1980, pp. 92-94). 9. Ouroussevski, « Prostranstvo ekrana [l'espace de l'écran] », ibid., p. 110. 10. Belka, diminutif de Bella, prénom de l'épouse de Sergueï Ouroussevski, Bella Mironovna Friedman.

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11. Expression favorite de Kalatozov. 12. Alfredo Guevara (1932-2013), intellectuel cubain, proche de Castro dès les années 1940 où il militait alors au sein du PSP (parti socialiste populaire – communiste). Il participe au tournage d'El Mégano (1955) de Julio Garcia Espinosa et Tomas Gutiérrez Alea, « première expérience de cinéma néo-réaliste à Cuba ». Après le renversement de Batista en 1959 il dirige l'ACAIC, s'oppose à l'adoption des « canons » du réalisme socialiste et encourage une production qui compte plusieurs réalisations-phares dues à Humberto Solas, Santiago Alvarez, Toma Gutiérrez Alea, Manuel Octavio Gómez. Il est ensuite ambassadeur à l'Unesco puis directeur du Festival de La Havane. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Revolucion es lucidez (2001), Ese diamantino corazon de la verdad (2002), Tiempo de fundacion (2003), Y si fuera una huella ? (2008). 13. Évocation d'un marché de fruits à Curaçao (île des Caraïbes près du Venezuela) sur des barques. 14. À l'occasion de l'anniversaire de Picasso qu'Ouroussevski avait rencontré à Cannes en 1958. 15. Quand passent les cigognes (1957) et la Lettre inachevée (1960). 16. Musique de danse, mélange de merengue et de conga due à Pacho Alonso. 17. Allusion supposée à Milían Alonso (1921), danseuse et chorégraphe cubaine dont la compagnie de ballet devient, en 1959, le Ballet national de Cuba. 18. Nom que donne Ouroussevski aux unités narratives que doit rédiger Evtouchenko. Finalement le film en comportera quatre. 19. La salle de la cinémathèque cubaine, qui pouvait accueillir 1 500 spectateurs. 20. Carlos Rafael Rodriguez (1913-1997), homme politique et économiste cubain, membre du PSP dans les années 1930 et rédacteur de Noticias de Hoy, organe du parti, en 1938. Il rencontra Castro en 1953 et rallia le Mouvement du 26 juillet en 1958 dans la Sierra Maestra. Responsable de l'Institut de la réforme agraire après la révolution, il a été vice-président du Conseil d'État et du conseil des Ministres de la République de Cuba. Il dirigea Noticias de Hoy de 1959 à 1962. 21. Jacqueline Roque, épouse de Pablo Picasso. 22. Rubén Fulgencio Batista (1901-1973), après avoir participé en 1934 au coup d'État militaire pro-américain, introduisit une constitution modelée sur celle des États-Unis en 1940 et se porta candidat au sein d'une coalition social-démocrate soutenue par le parti communiste. C'est dans cette circonstance que Rodriguez entra dans le cabinet de Batista lequel est battu aux élections de 1944 et revient au pouvoir par un coup d'État en 1952. 23. En 1961, Roman Karmen tourne l'Île en flammes sur la tentative d'invasion américaine de Cuba à la Baie des cochons. 24. Osvaldo Dorticós Torrado (1919-1983), juriste, membre du mouvement révolutionnaire castriste. Emprisonné sous Batista en 1958, il s'évade au Mexique et revient après la révolution où il devient ministre de la justice puis à la présidence de la république. 25. Visite d'un premier cabaret (chant et musique de Noirs), d'un second, d'un spectacle où tout le monde danse et chante à demi-nu. L'érotisme affiché choque Ouroussevski d'autant plus qu'il vient de rencontrer Castro et des gens animés par « la foi, la pureté, l'amitié, la passion... » 26. Discours à l'ambassade soviétique, discours « assommant » à la télévision. 27. Plage, course de chiens, cabaret. 28. Gerardo Machado y Morales (1871-1939), président de Cuba de 1925 à 1933 qui exerça une dictature sévère dans le pays. Démis de sa fonction lors d'un soulèvement issu d'un mouvement de grève le 12 août 1933. 29. La plus importante chaîne de montagnes sur Vile de Cuba, elle longe la côte sud-ouest sur pratiquement 240 kilomètres. La base de l'armée révolutionnaire de libération y était établie. 30. En 1961 Ivens tourna à Cuba deux films documentaires, Carnet de viaje (Carnet de voyage) et Pueblo en armas (Peuple en armes). 31. Tentative de renverser le régime du 13 mars 1957.

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32. Ces témoignages nourrissent les séquences de manifestations estudiantines sanglantes dans le film. 33. Haydée Santamaría Cuadrado (1923-1980), militante d'extrême-gauche, elle participe à l'attaque de la caserne de Moncada en 1953 emmenée par Fidel Castro, qui lui vaut d'être incarcérée une année. Elle est membre du Mouvement du 26 juillet et devient guerrillera et participe au soulèvement du 30 novembre 1956 à Santiago de Cuba. Après la révolution, elle crée la Casas de las Américas qui accueille les intellectuels étrangers sur l'île, puis fonde le parti communiste de Cuba. Son mari, Armando Enrique Hart Dávalos, proche du Che et de sensibilité trotskiste, a été ministre de la culture. 34. Camilo Cienfuegos Gorriaràn (1932-1959), un des dirigeants de la révolution cubaine. Mort lors d'un crash d'avion le 28 octobre 1959. 35. Photographie prise à Cannes après la projection de Quand passent les cigognes avec Picasso, Serguéi Ioutkévitch, Ouroussevski, Tania Samoïlova et Jean Cocteau. 36. Ouroussevski rapporte diverses expériences à l'aéroport – où les opposants à la révolution partent pour Miami ou envoient leurs enfants –, dans la rue où on leur crie « Dehors, les Russes ! » ou au contraire leur serre la main en tant que « frères », une course de chevaux qui l'horrifie (un cheval meurt victime d'une crise cardiaque), un show au Tropicano où des filles à demi-nues chantent « Nous sommes socialistes... »... 37. Nom du yacht à bord duquel un groupe de 82 rebelles cubains emmenés par Fidel Castro, partis du Mexique, débarquèrent le 2 décembre 1956 sur les côtes cubaines pour engager la lutte contre la dictature de Batista. Depuis 1975, le « Granma » est exposé au Musée de la Révolution à Havane. 38. Alexandre Alexéiev, ambassadeur d'URSS à Cuba de 1961 à 1968, vice-président de la Société de l'amitié russo-cubaine. 39. René Portocarero (1912-1985), important peintre et muraliste cubain qui participa en 1950-1951 à un ensemble de peintures murales avec Wifredo Lam, Martinez Pedro, Amelia Palaez, Carmelo Gonzales Iglesias, Jorge Rigol. Il participe au film Soy Cuba en dessinant les esquisses de costumes des personnages. Raúl Millián Pons (1914-1984), peintre cubain abstrait. 40. Pinar del Rio, province située à l'ouest de la république de Cuba. 41. Dicton russe. 42. 6 novembre : une soirée en l'honneur de la révolution d'Octobre à l'Institut des arts, musique, exclamations, discours d'Evtouchenko puis un spectacle dans un cabaret avec des chansons érotiques. « J'ai mon compte avec tous ces cabarets. Je ne sais pourquoi mais j'ai eu honte pour ceux qui participent et ceux qui regardent ». 43. Après avoir rompu les relations diplomatiques avec Cuba sous le gouvernement Eisenhower, les États-Unis, sous la présidence de Kennedy, bombardent, le 16 avril 1961, les aéroports cubains détruisant une grande partie de la flotte civile et militaire. Le lendemain 1 500 mercenaires recrutés par la CIA parmi des exilés cubains tentent d'envahir l'île et renverser le gouvernement en débarquant à la Baie des cochons, appuyés par une flottille de cargos et bâtiments de guerre pour établir une tête de pont. Après trois jours de combats, la milice et les troupes viennent à bout des mercenaires qui n'ont trouvé aucun appui dans la population locale. 44. « Et pour ne pas confondre les siècles / Et pour que je ne le regrette plus tard, / Au mur, sont accrochés chez le vieillard, / Khrouchtchev, Castro et le Christ ! » (Evgueni Evtouchenko, Nejnost, « Khemingueevskiï geroï (Le héros d'Hemingway) », Moscou, 1962, p. 127). 45. Raúl Roa García (1907-1982), intellectuel et révolutionnaire cubain depuis 1927, professeur d'université dans les années 1940-1950, ministre des Affaires étrangères de 1959 à 1976. Auteur d'un essai sur Jose Martí (Ensayo sobre José Martí). 46. 8 novembre : visite d'une fabrique de cigares, visite à un compositeur. 9 novembre : préparation à un « tour du pays », essais de caméra dans la chambre. 10 et 11 novembre : tour du pays de 1 000 km jusqu'à Santiago de Cuba.

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47. Chez Raúl Castro. Conversation avec son épouse Espín Guillois de Castro (1930-2007), militante anti-Batista ayant participé au soulèvement de Santiago de Cuba le 20 novembre 1956. 48. Frank Isaac País García (1934-1957), révolutionnaire cubain, un des leaders du mouvement révolutionnaire du 26 juillet. Le 30 novembre 1956, il était à la tête du soulèvement de Santiago de Cuba. Il fut tué par la police le 30 juillet 1957. 49. « Le mouvement du 26 juin », organisation révolutionnaire créée par Castro après l'assaut de la caserne de Moncada du 26 juin 1953. 50. Modèle de Jeep. 51. Dans la scène de la mort de Boris de Quand passent les cigognes, le soldat, frappé par une balle dans un bois de bouleaux, tournoie en s'accrochant à un tronc et la caméra adopte son point de vue montrant le ciel, les nuages et les arbres en contre-plongée verticale tandis qu'en surimpression se mêlent des images où il gravit un escalier en colimaçon jusqu'à sa fiancée, puis une scène au ralenti de leur mariage qui n'aura pas lieu, avant qu'il ne s'abatte brutalement dans la boue en un plan combinant un travelling arrière et un zoom avant. On a rapproché cette scène de celle de Guerre et Paix de Tolstoï où le prince André, à Austerlitz, est abattu et considère longuement le ciel et les nuages mais pour atteindre à une indifférence au monde. 52. En français dans le texte. 53. Vladimir Sourine (1906-1992), directeur général de « Mosfilm » de 1959 à 1971. 54. Baracoa, ville pittoresque, sur la côte nord de la province de Guantanamo. 55. Allusion à un slogan soviétique qui, en russe, vise plutôt l'illettrisme que l'ignorance. 56. Ouroussevski raconte ensuite longuement un spectacle de combat de coqs rencontré sur le chemin du retour qui le dégoûte. 57. Usine sucrière. 58. Salle de réception du directeur de Mosfilm. 59. Konstantin Simonov (1915-1979), fameux écrivain, poète, auteur théâtral et journaliste de guerre (les Jours et les nuits de Stalingrad, récit d'un témoin, 1945 ; Maïdanek, un camp d'extermination, 1948), devait collaborer au scénario. Son poème « Attends-moi » (1941) forme un des sous-textes des rapports entre Veronika et Boris dans Quand passent les cigognes. Il a œuvré plus tard à l'adaptation des Vivants et les morts (réalisé par Alexandre Stolper en 1963). 60. Expression de Maïakovski. 61. Alicia Alonso (voir supra). 62. Enrique Bareta Barnet (1933), acteur, réalisateur et scénariste cubain. Soy Cuba fut sa première expérience au cinéma. Avant sa sortie il réalisa une adaptation du ballet Giselle (1963). 63. Le village Las Laguas, peuplé de Noirs. Leurs cabanes rappellent des niches pour chiens, construites avec des caisses et des cartons de fruits. 64. Sémion Mariakhine, producteur du film. 65. Ouroussevski évoque ici longuement une transmission à la télévision d'un discours de Castro, « beau comme des dessins de Michel Ange » lors d'un congrès, les ovations de l'assistance et des téléspectateurs dans la chambre contiguë avant d'y revenir plus bas. 66. Enseignant volontaire participant à la lutte contre l'illettrisme. 67. Les organisations révolutionnaires intégrées (ORI) sont créées en 1961 réunissant le Mouvement révolutionnaire du 26 juillet, le Parti Socialiste Populaire et le Directorat du 13 mars (le 13 mars 1957, les militants du Directoire révolutionnaire attaquèrent le Palais présidentiel pour tuer Batista). En 1962-1963 les ORI furent réorganisées en PURS (parti uni de la révolution socialiste) puis en 1965 Parti communiste de Cuba. 68. Trud [le Travail], quotidien soviétique fondé en 1921 par l'union des syndicats ouvriers. 69. Igor Tchékine (1908-1970), employé du Goskino (comité de la cinématographie). 70. « Il nous arrive un Révizor », expression empruntée à la pièce du même nom de Nikolaï Gogol.

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71. Ouroussevski évoque longuement les caractéristiques de l'architecture locale et des constructions modernistes (« à la Le Corbusier ») et parle des mœurs de la population, des taxis et des fêtes que donnent les Noirs. 72. Historias de la Revolution de Tomás Gutierrez Aléa (1960). 73. Tchistoe nebo de Grigori Tchoukhraï (1961). 74. Evgueni Ourbanski (1932-1965), acteur de théâtre et de cinéma soviétique décédé lors d'un tournage en effectuant une cascade en voiture (a joué dans quatre films : le Communiste, 1957 ; la Ballade du soldat, 1957 ; la Lettre inachevée, 1960 ; Ciel pur, 1961). 75. Evtouchenko fait référence au poème de Sergueï Essenine « la Ballade des 26 » consacré aux vingt-six commissaires de Bakou fusillés pendant la guerre civile (1924) : « La nuit comme un melon / fait rouler la lune ». 76. Ouroussevski explique longuement le fonctionnement des stations d'essence, leur nombre, la tâche des pompistes. 77. Voir supra (2 novembre). 78. II s'agit de la délégation soviétique venue à Cuba pour le festival de films d'URSS. 79. Kommounist de Iouli Raïzman (1957). 80. Andréi Gontcharov (1903-1979), dessinateur, graphiste, designer, peintre, enseignant soviétique, maître et ami d'Ouroussevski. Il a peint deux portraits de lui en 1938 et 1952. 81. José Pérez Marti (1853-1895), héros national cubain de la lutte pour l'indépendance, fondateur du Parti révolutionnaire cubain. 82. L'anniversaire d'Ouroussevski. 83. Chef de tablée dans la tradition caucasienne. 84. Proverbe russe. 85. Ouroussevski parle des décorations de Noël et de l'atmosphère dans la ville et du report du départ pour Moscou. 86. L'Enclos d' (1961) qui, en outre, réalisera, en collaboration avec des cinéastes cubains, El Otro Cristobal (1963). 87. Allusion éventuelle au film Drug moi, Kolka ! (Kolka [Nicolas], mon ami) d'Alexandr Mitta (1961). 88. Moskovskie novosti [les Nouvelles de Moscou], hebdomadaire créé en 1930. 89. Ouroussevski évoque les cireurs de chaussures, les amoureux, les cadeaux reçus, le réveillon avec les violonistes, la chaleur estivale, une fête à l'ambassade soviétique (« Nous ne savons pas nous amuser »). 90. El Mundo, 23 novembre 1963. 91. Cf. les propos d'Evtouchenko dans un article à la mémoire de Kalatozov : « ... à Cuba nous n'étions pas seulement à la recherche de ``matériau cinématographique'', mais nous vivions dans le quotidien laborieux et inquiétant de cette île avec tout le peuple cubain, nous partagions avec lui le pain, le sel, la douleur et l'espoir » (« Tchistota zvuka [La pureté du son] », Iskousstvo kino no 8, 1973, p. 156). 92. Le cyclone Flora a ravagé Cuba en octobre 1963. 93. Il s'agit des baraquements de bidonvilles. 94. Allusion au planning du film dont la direction exigeait le respect. 95. Solution chimique utilisée en peinture à l'huile. 96. Métrage utile : expression russe désignant l'ensemble de la pellicule utilisée pour le montage. 97. Transcription de son nom par Ouroussevski lui-même.

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RÉSUMÉS

D’octobre 1961 à janvier 1962, l’opérateur Serguéï Ouroussevski, le réalisateur Mikhaïl Kalatozov et le poète et scénariste Evtouchenko sont à Cuba pour préparer un film co-produit avec l’URSS. Ils prennent contact avec le pays, ses habitants, ses dirigeants politiques, ses artistes et assistent dans l’enthousiasme aux événements tumultueux des premières années de la révolution comme aux tentatives américaines d’envahir le pays et de renverser le gouvernement. Durant ces mois Ouroussevski correspond quotidiennement avec sa femme restée à Moscou mais qui participera au tournage plus tard. Ces lettres offrent donc un aperçu des conditions dans lesquelles Soy Cuba s’est construit, le scénario s’édifiant au gré des événements et des rencontres, les scènes et leur dimension visuelle également.

From October 1961 to January 1962, the cameraman Serguéï Ouroussevski, the director Mikhaïl Kalatozov, and the poet and screenwriter Evtouchenko are in Cuba preparing a film co-produced by the USSR. They get to know the country, its inhabitants, its political leaders, and its artists, and they become enthusiastic eye-witnesses of the tumultuous events of the early revolutionary years and of the US-led attempts to overthrow the new regime. During this time Ouroussevski writes every day to his wife, who had remained in Moscow but who would later take part in the filming. These letters give us an insight therefore into the production context of Soy Cuba, notably how the writing of the screenplay responded to events and encounters, both in terms of narrative sequences and the visual construction of the film.

AUTEUR

ALEXEI KONOVALOV Alexei Konovalov, né en Russie, a obtenu une licence ès Lettres de l’Université de Lausanne en Histoire et esthétique du cinéma. Il a été manager et video designer dans une chaîne de télévision avant de fonder en 2014 une entreprise d’Escape Game, « The Door » (thedoorgame.com)

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Chroniques

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« Il Cinema ritrovato », Bologne, juillet 2015

Jean-Pierre Bleys, Lorenzo Codelli, Jean Antoine Gili, Pierre-Emmanuel Jaques, Myriam Juan et Lucien Logette

1 Année après année, rendre compte du Cinema ritrovato devient une gageure insurmontable tant chaque édition voit se multiplier les projections – au total 427 films – dans des sections toujours plus nombreuses. Pour 2016, il est déjà question d’une salle supplémentaire et le congrès de la FIAF viendra encore ajouter à la boulimie ambiante.

2 Ainsi, les textes présentés ici ne donnent qu’une idée très partielle de la manifestation, tout au plus quelques repères... Six chroniqueurs ne sont pas de trop pour évoquer les aspects saillants de cette 29e édition. Personnellement, je m’attarderai sur la cinématographie italienne toujours bien représentée sur les écrans de Bologne tandis que Myriam Juan reviendra sur le programme consacré à Valentina Frascaroli (les stars du muet italien étaient également sur l’écran avec Pina Menichelli dans Il fuoco et Francesca Bertini dans Assunta Spina) et mettra en relief un des points forts de la manifestation, l’hommage rendu à Ingrid Bergman. D’autres textes, de Lucien Logette, notamment sur l’année 1915, de Pierre-Emmanuel Jaques qui revient sur la production de cette même année, de Jean-Pierre Bleys sur la rétrospective consacrée à Leo McCarey, de Lorenzo Codelli sur les livres de cinéma, complèteront l’ensemble.

Renato Castellani

3 Pour l’Italie, outre Valentina Frascaroli, le morceau de choix était donc le programme « La bella gioventù. Renato Castellani ». Castellani, d’abord célébré pour son appartenance au mouvement calligraphique au début des années 1940 (on a vu à Bologne son premier film, Un colpo di pistola, 1942, où les décors de Nicolas Benois – directeur de la Scala de Milan depuis 1938 – amène le raffinement des ballets russes de Diaghilev). Tout le courant calligraphique, même s’il fut d’abord perçu comme une intention apparente de se détacher de la réalité et comme une volonté de se réfugier dans les délices de la forme, exprime avant tout un profond dédain vis-à-vis de la production courante. Les recherches formelles, apparemment aux antipodes des

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préoccupations réalistes, indiquent une indépendance d’esprit qui, dans le contexte de l’époque, a également une signification politique. Réaliser des films qui tournent le dos au fascisme, c’est déjà affirmer implicitement une position critique à l’égard du régime. L’esthétisme et la sensibilité littéraire de Castellani illustrent le passé à travers des films en rupture avec le cinéma d’évasion traditionnel. Par ailleurs, ce n’est pas un hasard si Un colpo di pistola est produit par un homme ayant toujours gardé ses distances à l’égard du fascisme, Riccardo Gualino, fondateur de la Lux Film.

4 Castellani devient dans l’immédiat après-guerre un auteur de comédies dont la légèreté n’en est pas moins un autre versant du néo-réalisme. Sotto il sole di Roma (1948) annonce Pasolini et ses « accattoni ». Due soldi di speranza (1952) ouvre la saison des comédies populaires sur le désarroi de la jeunesse. I sogni nel cassetto (1957) offre à Lea Massari un de ses plus beaux rôles en étudiante écrasée par les difficultés de la vie et qui meurt en couches (une version voulue par la production la fait vivre et devenir une femme au foyer comblée). Nella città l’inferno (1958) évoque la prostitution et l’enfer des prisons pour femmes. Il brigante (1961) – chronique de trois heures sur le banditisme méridional fruit du sous-développement économique – est une évocation de la misère paysanne qui ne dépare pas les films de De Santis ou même de Francesco Rosi.

5 Autre volet bolonais, « Rarità dal cinema italiano del dopoguerra » offrait des courts métrages de Francesco Maselli, Alessandro Blasetti, Valerio Zurlini, des documentaires de Gian Luigi Polidori et surtout quelques œuvres singulières tels L’amore povero (1963) de Raffaele Andreassi ou 12 dicembre (1972) de Pier Paolo Pasolini. Film enquête sur la prostitution selon une démarche souvent empruntée par le cinéma italien, L’amore povero décrit sous la forme d’épisodes – l’épisode du père venu de la campagne qui rend visite à sa fille dont il ignore les activités est déchirant de douleur retenue – le destin de prostituées vis-à-vis desquelles Andreassi déclarait : « Dans ce film ne seront pas soulignés les côtés les plus évidents de la prostitution et ne seront pas mis en évidence les aspects scandaleux, lourds et vulgaires qui se présentent à chaque pas. Mon devoir sera au contraire d’extraire de cette matière dense les côtés les plus poétiques, les plus humains, afin que ces femmes puissent en quelque sorte, à travers leur destiné terrestre et leur douleur, retrouver leur dignité ». Défiguré par la distribution qui supprima un épisode et affubla le film d’un nouveau titre, I piaceri proibiti, la copie présentée à Bologne rétablissait le film dans son montage originel et révélait un cinéaste particulièrement attentif à la détresse humaine. L’échec commercial du film brisa la carrière d’Andreasi qui se replia sur le documentaire. Seule fiction, on put voir à Cannes, en 1969, Flashback, un film sur les souffrances d’un soldat durant la Seconde Guerre mondiale.

6 Objet d’un « dossier » éclairant sur les multiples formes d’engagement du cinéaste, 12 dicembre (c’est la date en 1969 de l’explosion d’une bombe à la Banque de l’Agriculture de Milan) est officiellement présenté comme un film de Giovanni Bonfanti sous les hospices de l’organisation gauchiste Lotta continua. En réalité, à partir d’un projet de Goffredo Fofi, le film est surtout une œuvre de Pasolini : « Le film – déclare le cinéaste – ressemble beaucoup stylistiquement à Comizi d’amore. J’y ai travaillé, je l’ai monté, j’ai choisi les interviews mais je ne l’ai pas signé parce que les avocats qui l’ont vu m’ont dit que c’était très dangereux et qu’on m’aurait mis en prison. On a alors trouvé une formule pour que mon nom y soit, afin que qui voulait comprendre comprenait, mais que formellement on ne puisse pas procéder contre moi. J’ai tourné environ 60 % du film, par contre je l’ai monté entièrement. » Le film comporte des séquences

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saisissantes, l’entretien avec la veuve et la mère de Pinelli (l’anarchiste défenestré à la préfecture de police de Milan), des plans du cimetière de Musocco où est enterré Ponelli, des scènes de la révolte de Reggio Calabria en 1970, les bidonvilles de Naples où les habitants vivent dans des conditions d’extrême pauvreté, enfin une séquence tournée dans l’appartement d’une famille d’immigrés siciliens à Turin. La copie présentée a été restaurée en 2014 par le laboratoire L’Immagine ritrovata de Bologne. (J. A. G.)

L’année 1915

7 Année après année, le programme qui célèbre le centenaire (« Cento anni fa ») voit ses choix se compliquer. Jusqu’au début des années 1910, le court métrage étant la règle, les curateurs (le plus souvent Mariann Lewinsky, avec cette année Giovanni Lasi) pouvaient présenter un grand nombre de titres, aux durées à peu près identiques, en tout cas réduites. Depuis 1913 et la généralisation du long, l’éventail des possibles s’est ouvert plus largement : il faut à la fois chercher dans les courts, les moyens et les longs ce qui va représenter l’année de référence. Par conséquent, le nombre de titres diminue – 110 en 2007, 66 en 2010, 25 en 2015, pour un même nombre de séances – et l’impression parfois d’éparpillement, lorsque douze ou treize films se succédaient en une heure chrono, a disparu. L’importance de cette coupe annuelle horizontale dans la chair de l’histoire demeure éminente ; on peut constater l’évolution des représentations et des perspectives : la guerre, par exemple, n’était pas vue en 1914 comme en 1915, et l’on attend les prochains millésimes avec encore plus d’intérêt.

8 Avec raison, la programmation a éliminé les films guerriers de fiction, trop cocardiers (ils le resteront durant tout le conflit), au profit des documentaires, assurément plus intéressants. 1915 a vu la formation des Sections Photographiques et Cinématographiques des Armées dont on sait qu’elles ont tourné 2 000 films, entre 1915 et 1919. Mais la richesse du fonds est surtout appréciée par les historiens spécialistes ; pour le commun des spectateurs, la répétitivité des documents amenuise leur impact : on a vu tant de fois des poilus sortir des tranchées pour aller se faire hacher quelques mètres plus loin que l’émotion a disparu – mais pas le dégoût devant l’absurdité du carnage. Du coup, ce sont les à-côtés des combats qui frappent, comme ces Commotionnés au Val-de-Grâce, six minutes éprouvantes où des soldats nerveusement démolis tremblent et bavent, tenus par les médecins devant la caméra qui les fixe frontalement. Ou l’entraînement des Goumiers algériens en Belgique filmés par Alfred Machin, sorte de chorégraphie militaire hors sol qui laisse songeur sur leur efficacité éventuelle à l’heure du combat.

9 1915, c’était aussi l’année des Vampires de Feuillade, dont on a pu savourer la réédition flamboyante – surtout ceux qui ont gardé le souvenir de la copie charbonneuse sans intertitres de la Cinémathèque française des années 1960. Même si l’on a depuis découvert que Josette Andriot avait enfilé la première, grâce à Victorin Jasset, le fameux collant noir, Musidora n’a rien perdu de son mystère ni Jean Ayme de son prestige.

10 On ne connaissait Reginald Barker que par sa collaboration avec Thomas Ince (Civilisation, 1916) et les quelques titres où il dirigeait William Hart, présentés à Bologne en 2006. On a pu ajouter deux longs métrages à cette courte liste, tous deux datés de 1915, année où il tourna dix longs et trois courts. Mais si les autres films sont de la

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qualité de The Italian et de The Despoiler, on ne demande qu’à les voir. Le premier, sur un scénario d’Ince et de C. G. Sullivan est un étrange hybride, accumulant durant toute sa première partie les clichés les plus éculés sur l’Italie, gondoliers et paysans, tout droit sortis de la mythologie la plus pérenne, costumes bigarrés, mandolines en bandoulière et gesticulations diverses. Mais lorsque le gondolier émigre vers les États-Unis, pour pouvoir gagner de quoi épouser sa belle, tout bascule. Le filmage en direct dans les rues de New York restitue Little Italy comme on l’a rarement vu, dans sa vérité immédiate, avec la même puissance que le port et les docks captés, au même moment, par Walsh dans Regeneration. Plus de folklore, mais la misère, les taudis, l’envers du rêve américain. Barker filme son héros, George Beban, avec la même aisance que s’il s’agissait de Rio Jim dans les bas-fonds.

11 The Despoiler constitue un joli cas de détournement, comme est venue le décrire Camille Blot-Wellens. À l’origine, le film se déroulait en Balkanie, région imaginaire entre Turquie et Arménie où un officier français, avec ses troupes orientales, attaquait la ville, également imaginaire, de Tournaisse. La copie qui subsiste est une version française remontée en 1917, dont les cartons modifient l’histoire : le Français est devenu Allemand et ses troupes, kurdes, attaquent Kerouassi, ville arménienne. Ou comment transformer un conflit de cinéma en film de propagande antiboches, ceux-ci étant responsables, outre l’invasion de la France, des massacres arméniens de 1915. Nonobstant, la copie était très belle et le film étonnant, bien servi par Enid Markey et Frank Keenan.

12 Une séance – quatre courts et un moyen métrage – fut consacrée au Danemark, « île de paix » ignorée par la guerre. C’est bien l’impression qu’offraient les passants saisis par la caméra de l’opérateur anonyme de Rundskuedagen 1915 (l’équivalent de notre actuelle Fête du patrimoine), souriant à l’objectif, en bras de chemise et canotiers à la main, inondés d’une joie palpable en un beau dimanche. Six minutes d’un rare bonheur, durant lesquelles rien d’autre ne se passe que le plaisir évident d’être là, côte à côte, savourant collectivement un bonheur éphémère. Une épiphanie sur le fil, la rencontre imprévue d’une foule et d’un filmeur comme chez les opérateurs Lumière. Quant à Revolutionsbryllup, d’August Blom, il avait pour principal intérêt de fournir une pièce supplémentaire au puzzle Valdemar Psilander, commencé ici en 2004 – sur les 90 films que l’acteur a tournés entre 1910 et 1920, il n’en reste plus que 77 à découvrir. Souhaitons qu’ils soient plus passionnants que celui-ci, assez plate adaptation d’une pièce de Sophus Michaëlis, qui ne décolle pas du théâtre d’origine.

Bluebird Photoplays

13 L’intitulé de la section, « Adorati Bluebirds », n’a pas manqué de nous interpeller. Avouons nous être senti un peu honteux de n’avoir aucune connaissance sur le sujet, avant de constater que, les programmateurs et les Archives du Film exceptés, personne n’était capable de nous renseigner sur ces oiseaux bleus adorés. Pas d’hommage à Maeterlinck ni à Maurice Tourneur là-dedans : le catalogue nous a appris qu’il s’agissait d’un secteur d’Universal pour lequel, entre autres cinéastes, Lois Weber avait travaillé. Lors de l’hommage rendu ici en 2012 à la réalisatrice de Shoes, la politique de l’auteur nous avait aveuglé et, bien qu’ayant suivi attentivement ses films, la marque Bluebird Photoplays nous avait échappé.

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14 Il y aurait eu 170 films produits par la Bluebird entre 1916 et 1919. Cinq seulement ont été présentés cette année, dont The Girl Dumb of Portici (1916), unique apparition d’Anna Pavlova sur un écran, déjà vu il y a trois ans, mais qui valait bien d’être revu. Quant aux quatre autres, Little Eve Edgarton (Robert Leonard, 1916), The Dream Lady (Elsie Jane Wilson, 1918), The Love Swindle (Jack Dillon, 1918), The Little White Savage (Paul Powell, 1919), qu’en dire, sinon qu’ils correspondent au cahier des charges qui semblait être imposé par la production générale : « Bluebirds stands for happiness ». Des histoires d’amour qui doivent affronter quelques contrariétés avant de se terminer bien, des héroïnes sympathiques, des jeunes gens charmants, un univers sucré de feelgood movies – en gros, pour trouver des équivalents français, celui des romans de Bonnes soirées jadis ou de Nous Deux. On en sort l’esprit intact, mais la rétine un peu poisseuse. Les titres français (il s’agissait de copies des Archives du Film) sont révélateurs : Et pourquoi pas ?, Elle voulait un foyer, La Nymphe captive. Non que les produits soient ratés, au contraire : les actrices, Carmel Myers, Ella Hall, Edith Roberts, sont tout à fait agréables, les scénarios sont bien construits, la durée moyenne, autour de 55 minutes, interdit toute digression inutile. Il y a même des trouvailles curieuses, comme cette jeune sauvageonne (The Little White Savage) amenée de son île oubliée dans la province américaine et qui parle en anglais du XVIe siècle, sa tribu descendant d’une colonie fondée par Walter Raleigh. On peut admettre que pendant la guerre et après, les publics américain et européen aient eu envie d’autre chose que de drames. Au moins, Universal leur fournissait de quoi souffler. Le catalogue nous précise que de futurs grands cinéastes, Tod Browning, Rupert Julian, Rex Ingram, ont travaillé pour la Bluebird. On souhaiterait vérifier s’il cuisinait le même brouet.

Au hasard des muets

15 Rex Ingram n’a pas tourné que pour la Bluebird, heureusement, mais aussi pour la Metro-Goldwyn, par exemple The Arab (1924), dont nous avons pu voir, en provenance du Gosfilmofond, une demi-copie – 1 182 sur les 2 045 mètres d’origine. Ce qu’il en reste est réussi, malgré les contraintes de distribution – Ramon Novarro en Sheikh, Jean de Limur et Adelqui Millar en indigènes – car Ingram était un amoureux du Maghreb et préférait tourner sur place (en Tunisie pour ce film, en Algérie pour The Garden of Allah, au Maroc pour Baroud) que dans les déserts d’Arizona ou du Nevada. La véracité du background sauve un scénario assez convenu – les bobines manquantes ne devaient pas changer complètement l’optique générale – qui ne peut échapper aux clichés transmis d’un film à l’autre depuis Valentino et le premier Cheikh. La décennie suivante, de Morocco à Beau Geste, fera pire. Il n’empêche : toutes les séquences filmées dans les rues de Gabès sont superbes. Et Ramon Novarro manifeste une grande aisance sous sa djellabah, comme il le fera dans tous ses films muets, sous la tunique de Ben Hur ou l’uniforme d’Heidelberg du Prince étudiant. Il conviendrait que Bologne se penchât une saison sur Ingram ; ses quinze films tournés entre 1920 et 1932 vaudraient d’être revus en bloc.

16 Si tous les films réalisés par Michael Curtiz à partir de 1926 sont accessibles, il n’en est pas de même pour ceux de sa période Mihaly Kertész – des cinquante-cinq tournés en Hongrie entre 1912 et 1922, le catalogue nous précise qu’il n’en demeure qu’une poignée et nous n’en connaissions aucun. Aussi, voir surgir A tolonc (1914), son dixième titre, miraculeusement retrouvé dans un sous-sol du Centre culturel hongrois de New

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York, est un événement. Le titre international serait The Exile, imdb le répertorie comme l’Indésirable, sous-entendant une sortie française dont on ne connaît pas de traces. Curtiz a toujours filmé plus vite que son ombre, passant d’un genre à l’autre sans états d’âme, capable d’enchaîner film d’aventures médiévales, western et comédie contemporaine sans jamais signer un travail bâclé ni indifférent. Cette facilité impressionnante ne lui est pas venue sur le tard : son sixième film de l’année 1914 est aussi soigneusement composé que dirigé (Mari Jaszai était une vedette du théâtre hongrois), sans l’emphase ou la gesticulation que nombre de films du temps n’ont pas évitées. Toutes les scènes d’extérieur sont magnifiques et les personnages, tirés d’une pièce paraît-il célèbre d’Ede Toth, possèdent une épaisseur remarquable. Décidément, Curtiz ou Kertész, le résultat est toujours probant. Il ne reste à attendre que deux choses : une édition DVD qui permette de savourer le film à loisir et une exploration plus soutenue des bas-fonds de la Hungarian House new-yorkaise, qui recèle peut-être d’autres richesses.

17 The Heart of Wetona (Sidney Franklin, 1919) appartenait à une section baptisée « Les Velle, une affaire de famille », qui unissait Gaston, le cinéaste, Maurice, le chef- opérateur, et Mary Murillo, la scénariste – réunion un peu tirée par les cheveux, dans la mesure où un seul des cinq longs métrages présentés rassemblait les deux derniers noms, Gaston Velle ayant cessé l’exercice bien avant que son fils entre dans la carrière. Mais les deux séances qui lui étaient consacrées permirent de revoir un large échantillon de ses féeries, fantasmagories, métamorphoses et autres floraisons réalisées entre 1902 et 1911. Le scénario du film de Franklin, dû à Mary Murillo, joue astucieusement sur l’antagonisme racial et la difficulté d’un rapprochement, l’héroïne Wetona (Norma Talmadge), Indienne métisse, ne pouvant épouser le Blanc (Gladden James) dont elle est amoureuse, son père, chef de la tribu des Pieds-Noirs, le lui interdisant. Avec raison, d’ailleurs, car ce Tony, adjoint du responsable de la réserve, n’est qu’un pâle voyou, alors que le chef de poste, Thomas Meighan (toujours excellent), est un bien meilleur parti. La crise se résoudra au mieux, après un combat entre Indiens et Blancs, aussi remarquablement filmé que ceux tournés par William Hart ou Reginald Barker dans la même période. The Heart of Wetona, malgré sa date de réalisation, n’a rien de schématique et préfigure le très beau Redskin de Victor Schertzinger (1929), vu ici en 2009.

18 Maurice Velle à la photo, Mary Murillo à l’écriture, André Hugon à la réalisation : ainsi se présente la Princesse aux clowns (1924). Hugon traîne, dans l’histoire du cinéma national, une casserole, celle d’avoir tourné et raté le premier film français parlant, les Trois Masques, et d’avoir accumulé les bandes sans intérêt, parmi les soixante-quinze qu’il a tournées entre 1914 et 1952. Certes, on ne se battra pas pour la promotion des 28 Jours de Clairette ou de Moïse et Lévy parfumeurs, mais ceux qui connaissent son diptyque Maurin des Maures (1932) et l’Illustre Maurin (1933) savent qu’il s’agit d’une étonnante expérience de néo-réalisme provençal, qui devance Toni, avec autant de réussite. La Princesse, projetée en nocturne sur la piazzetta Pasolini, avec un projecteur 35 à charbon – quel luxe ! – a suscité l’enthousiasme. Il faut dire que ses 60 minutes sont emplies de séquences peu oubliables. Le royaume de Savonia, les fastes de la cour, la révolution qui couve, les émeutes et le peuple en furie : les productions Aubert y avaient mis des moyens considérables et le metteur en scène les avait fort bien utilisés – la preuve : Huguette Duflos (bientôt ex-) semble parfois capable d’exprimer des sentiments et Charles de Rochefort se sort très bien de son double rôle, prince et clown.

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Les films des années trente de Hugon sont accessibles (avec parfois un peu de mal), les muets très peu. Alors, à quand une exploration plus circonstanciée ?

19 Toujours dans la même section, mais avec seulement Maurice Velle au générique, nous avons pu revoir l’Île enchantée (Henry Roussell, 1927), jadis choisi par Jacques Lourcelles pour une de ses soirées à la Cinémathèque de Bercy. Rien de plus éloigné des comédies parlantes de l’auteur, la Fleur d’oranger (1932) ou le lubitschien Arlette et ses papas (1934), que ce western corse tourné sur place, au cœur de la montagne. Est-ce d’avoir joué dans les Frères corses d’Antoine, dix ans plus tôt, qui a conduit Roussell à imaginer ce scénario, marqué des clichés habituels à la Colomba, bandit d’honneur, maquis, gendarmes ? Sans doute, mais le cinéaste agrémente l’argument d’une histoire de capitaine d’industrie qui veut détruire le vieux moulin où vivotent le père et le frère du héros pour y installer une usine ; et, bien sûr, l’industriel a une fille qui tombera amoureuse du héros en cavale. On imagine le déchirement, le progrès contre la tradition et la suite. Ce qui n’était pas prévisible, c’est la beauté du film, qui restitue toute la grandeur des paysages corses – en 1927, c’était plus une île sauvage qu’une île enchantée –, et le rythme de la narration, soutenu plus d’une heure et demie durant. Rolla-Norman est très juste en hors-la-loi, comme il l’avait déjà été dans Salammbô (Pierre Marodon, 1925) et dans Gribiche (Jacques Feyder, 1926). Les grands films d’action français muets ne sont pas si nombreux que l’on ne marque celui-ci d’une pierre blanche.

20 Avec la Princesse aux clowns et l’Île enchantée, nous étions dans les découvertes. Avec Variété, on se trouve devant un chef-d’œuvre certifié par tous les dictionnaires. Ce qui ne signifie pas que le film d’E. A. Dupont soit souvent visité – il y a bien des lustres que nous n’en avions pas eu sous les yeux une version correcte. Celle ici présentée, dans la section « Ritrovati e restaurati », venait du Murnau Stiftung, qui en a édité également une version Blu-ray superbe (avec en bonus la version américaine, raccourcie et remontée à l’époque). Au cœur de la décennie fabuleuse du cinéma allemand de Weimar, Variété tient une place centrale, entre le Dernier des hommes et Metropolis. À la fois par sa thématique – il a lancé le sous-genre des films de cirque et ses triangles amoureux dramatiques – et par sa technique, Karl Freund poursuivant ses recherches visuelles entamées avec Murnau ; le film demeure formellement éblouissant et d’un suspens garanti, le salto mortale des Trois Codonas (même s’ils ne sont pas crédités au générique) produisant des instants inoubliables. Emil Jannings est déjà tel qu’en lui- même (il avait plus de cinquante films derrière lui) et Lya De Putti, tôt disparue (elle mourut en 1931), ne fut jamais aussi bonne. La projection fut accompagnée au piano par Antonio Coppola, la partition du Blu-ray est due à The Tiger Lillies – mais le film sans musique annexe est à mon sens encore meilleur.

Peter von Bagh

21 L’ombre de Peter von Bagh, disparu en septembre 2014, a plané sur le festival, dont il était le directeur artistique depuis 2005. Chacun avait en mémoire sa haute silhouette, son accent rocailleux, quelle que soit l’une des cinq langues qu’il utilisait, sa manière toute personnelle de présenter les séances, son érudition et sa disponibilité. Un beau texte de Gian Luca Farinelli rappelait, en ouverture du catalogue, combien le festival lui devait.

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22 On connaissait son activité multivalente, Cinémathèque finlandaise, Midnight Sun Festival, Cinema Ritrovato, ses articles, ses livres (celui sur Aki Kaurismäki, le seul en français). Mais on connaissait mal son travail de cinéaste, que l’on pensait réduit aux quelques longs métrages égrenés à Bologne au fil des ans. En réalité, il a réalisé plus de cinquante films, en presque totalité des documentaires, le plus souvent pour la télévision et c’était bien la moindre des choses que d’en présenter quelques-uns. En tout, une douzaine, offrant un panorama significatif, depuis son court métrage initial, Pockpicket eli katkelmia helsinkilaisen porvarisnuoren elämästä (1968) jusqu’à son ultime Sosialismi (2014) – un trajet qui va d’une fiction rigolarde de 20 minutes, histoire d’un pickpocket à l’envers, qui met des choses dans les poches de ses victimes, à une réflexion, à la fois désabusée et enthousiaste, sur le rêve le mieux fondé et le plus trahi du siècle précédent. L’ensemble était passionnant, même si la salle Scorsese n’a pas fait le plein à chaque projection.

23 Peter von Bagh a construit peu à peu une mémoire populaire de la Finlande, sous tous ses aspects, musicaux, cinématographiques, historiques, politiques, en de multiples portraits, courts – les 30 minutes d’Olavi Virta, 1972, idole du tango finlandais des années 1940 et 1950 –, ou développés, comme les trois heures de Mies varjossa, 1994, consacrées à une personnalité inconnue et fascinante, Otto Kuusinen, président de la fugace République démocratique de Finlande créée par Staline, le seul membre étranger du Politburo soviétique. Qu’il s’intéresse à Edvin Laine (2006), l’auteur de Soldats inconnus (1955), seul cinéaste finnois connu hors des frontières avant Kaurismäki, ou au dernier été de la guerre (Viimeinen kesä 1944, 1992), son approche est identique : utilisation de documents d’archives, entretiens, agrémentés d’un commentaire qu’on baptisera markérien en faisant confiance aux sous-titres anglais. Parfois, il se contente de filmer en direct, sans intervenir, sinon au montage, comme dans Päivä Karl Marxin haudalla (1983) où il questionne les visiteurs du cimetière londonien de Highgate devant la tombe de Marx, le jour du centième anniversaire de sa mort.

24 Un regard sur la filmographie de PvB prouve l’importance de la musique populaire dans son inspiration – goût partagé avec Kaurismäki. Le nombre de documentaires sur des chanteurs nationaux est étonnant, comme s’il avait voulu en établir une encyclopédie. Chanteurs et lieux : Sinitaivas – Matka muistojen maisemaan (1978) est une ode à une salle de danse, espace qui a fondé la collectivité communale (on songe au dernier Ken Loach, Jimmy’s Hall). S’y manifeste pleinement ce sentiment du temps écoulé qui sous-tend toute son œuvre, temps collectif (Helsinki ikuisesti, 2008, magnifique évocation de la capitale au cours du siècle) ou temps personnel (Muisteja-Pieni elokuva 1950 – Luvun Oulusta, 2013, retour sur son enfance et de son adolescence à Oulu, digne des accents de Terence Davies dans Of Time and the City).

25 Nous avons perdu un directeur artistique, nous avons découvert un auteur d’une dimension rare, sur lequel il conviendra de revenir plus longuement. (L. L.)

Toujours l’année 1915

26 Malgré la Guerre, le nombre de films tournés cette année-là – comme celui de ceux qui ont été conservés – a connu un accroissement considérable, rendant impossible une sélection qui rendrait compte équitablement du développement de la production des films. Aussi, plutôt que de suivre les seuls aléas liés au goût et aux trouvailles, la

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sélection s’est orientée sur des événements majeurs (la Première Guerre, le génocide arménien), tout en se combinant avec des restaurations actuelles ou des anniversaires particuliers (les Vampires a ainsi été projeté en hommage tant au serial lui-même qu’au 120 ans de la Gaumont – qui a d’ailleurs suscité la projection d’autres œuvres d’importance pour la société à la marguerite comme un Chronochrome, Deauville- Trouville, ou Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle) ainsi qu’une rencontre avec Nicolas Seydoux (évoquée plus loin par Lorenzo Codelli) qui préside actuellement la société.

27 Ces croisements avec la grande histoire débouchèrent d’une part sur une série de projections liées à la guerre avec des images documentaires mais aussi quelques comiques comme le Champagne de Rigadin, dans une copie de la Cinémathèque royale de Belgique comportant des coloris appliqués au pochoir avec une précision remarquable. Ces images liées aux circonstances guerrières se sont retrouvées aussi dans plusieurs films associés à un programme qui constitue une des découvertes du Cinema ritrovato : la collection Albert Samama Chikli (1872-1934). Pionnier du cinéma, celui-ci filme en Tunisie entre 1905 environ et les années 1920, débutant avec des vues documentaires avant de se lancer dans des productions fictionnelles dans les années 1920. Il tourna aussi quelques films pour la Section cinématographique de l’armée en 1917 notamment à Verdun. Parmi ses films, Zhora (1922) retint le plus l’attention dans la mesure où l’on y voit Haydée Samana Schikli et qu’il a été tourné parmi les bédouins, mêlant un aspect largement documentaire à une fiction plus conventionnelle (la jeune femme est recueillie après un naufrage, avant d’être retrouvée et emmenée en avion). L’actrice et son jeu souvent insistant attirèrent un public nombreux, découvrant une nouvelle version d’un exotisme qui par moment échappe aux clichés.

28 La présence de la guerre se retrouva dans de nombreux autres programmes, dont un extraordinaire ensemble consacré au génocide arménien : il ne reste bien sûr pas d’images du génocide lui-même, mais bien des images des conséquences du massacre : les films présentés montrent des réfugiés, témoignant de la masse de déplacés. Mais aussi des images plus anciennes (tournées en 1911-1912) montrant des régions où apparaissent des églises fort anciennes posées dans un paysage lui aussi surprenant.

29 The Despoilier – en fait sa version française, Châtiment – fait d’ailleurs le lien avec le massacre des Arméniens, liant un officier désigné comme allemand au massacre de la population d’un village. Le film, restauré récemment par la Cinémathèque française a fait l’objet d’une série d’analyses qui montrent comment la copie retrouvée est autrement plus explicite que son original américain (http://www.cinematheque.fr/ sites-documentaires/triangle/rubrique/archives-photos-et-films-les-films-triangle-la- restauration-de-the-despoiler.php#ancre_03) L’officier allemand, associé à un cruel khan, voit sa propre fille, être la victime de son allié, dans une scène qui désigne clairement le viol comme arme de guerre, et qui sera même son bourreau sans le savoir, dans la mesure où, s’étant vengée, celle-ci est fusillée par les soldats de l’officier.

30 Cette présence de la guerre s’est glissée dans un programme consacré à une société américaine a priori peu touchée par le conflit mondial, laissant entendre que peut-être le climat belliciste frappait bien au-delà, The Dumb Girl of Portici (1916, Universal). Adapté de l’opéra la Muette de Portici (1828, Daniel Auber), le film est célèbre pour avoir comme protagoniste principale Anna Pavlova. Sa redécouverte est aussi liée au développement des études féministes, notamment celles menées dans les colloques « Women and the Silent Screen », qui ont insisté sur la carrière de sa réalisatrice, Lois

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Weber (1879-1939). Son film Shoes (1916) est un des modèles du genre « mélodrame social ». Tous deux ont été réalisés dans le cadre d’une filiale de l’Universal, Bluebird Photoplays, à laquelle était consacré une section comportant cinq titres. The Dumb Girl of Portici en était certainement le clou, tant par les moyens déployés à l’époque (dans des scènes de masse et par des décors soignés) que par la nouvelle restauration qui sut tirer profit de la découverte d’un nouvel élément (une copie 16 mm à la New York Public Library) qui permit de compléter la copie nitrate conservée par le British Film Institute. Les techniques de restauration numérique permettent d’atténuer, partiellement du moins, les sauts de qualité entre les éléments.

31 Le film surprend par son ampleur et par l’implication manifeste de son actrice principale – le catalogue de la manifestation comporte une très belle image où on la voit tenant la manivelle d’une caméra. La Pavlova y incarnant une jeune bohémienne, on s’attend à une scène de danse, mais c’est bien plus ses conflits intérieurs et la violence qu’elle subit qui sont les motifs du spectacle, avant une brève scène finale de danse, exprimant la mort et la désolation. On reste impressionné par le déferlement continu de soldats, de brutes révolutionnaires qui s’affrontent, dans un jeu insistant sur la démesure de la sauvagerie présentée à l’écran. Le film témoigne aussi que dans les années 1910, aussi aux États-Unis, cohabitent des modes de jeu d’acteur, celui-ci s’apparentant bien plus aux gestes de la peinture épique et de l’opéra, contre le jeu plus intérieur qui est en train de se mettre en place et qui y dominera par la suite. Accompagnée par John Sweeny et Frank Bockius, qui adaptèrent la musique d’Auber pour la séance, cette projection resta comme un des moments forts de la section « muette » du festival. (P-E. J.)

Ingrid Bergman. La star

32 Comme à Cannes moins de deux mois auparavant, le beau visage d’Ingrid Bergman illuminait l’affiche de la 29e édition du Cinema ritrovato. Au portrait intimiste en noir et blanc réalisé par David Seymour dans les années 1950, se substituait à Bologne une image promotionnelle en couleur de la star dans Casablanca (1942). Si le film de Michael Curtiz, projeté « sotto le stelle », a battu des records d’affluence sur la Piazza Maggiore, c’est cependant sur les débuts européens de Bergman que se concentreront les lignes qui suivent, à l’image de la rétrospective proposée par le festival en hommage à l’actrice qui, disparue en 1982, aurait eu cent ans cette année. La programmation se composait en effet de quatre films suédois et un film allemand des années 1930 (dans des copies 35 mm ou numériques toutes excellentes), aux côtés de trois classiques (outre Casablanca, The Bells of St. Mary’s/les Cloches de Sainte Marie, 1945 – qui participait également à la rétrospective Leo McCarey – et Europa `51/Europe 51 de Roberto Rossellini, 1952, représentant de la carrière italienne de Bergman et projeté comme le précédent dans une version nouvellement restaurée). L’ensemble était complété par un programme de raretés datant des années 1940-1960 (actualités, document promotionnel, etc.) et un documentaire déjà présenté à Cannes (Jag är Ingrid ou Ingrid Bergman – in Her Own Words/Je suis Ingrid, de Stig Björkman).

33 Peu connus (bien que trois aient été édités en dvd aux États-Unis), les films des années 1930 donnent à voir la naissance d’une star qui sut s’imposer extrêmement rapidement. L’ascension de la jeune femme rappelle d’ailleurs celle de sa compatriote Greta Garbo, dont elle est de dix ans la cadette. Comme celle-ci, Bergman suivit les cours de

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l’Académie royale d’art dramatique de Stockholm avant de faire ses premiers pas devant la caméra. Comme elle, elle tourna un film en Allemagne avant d’embarquer pour Hollywood où son succès fut immédiat. Si Garbo incarne la star hollywoodienne par excellence, le cas de Bergman est pourtant plus complexe, non seulement en raison de ses choix en tant qu’actrice et en tant que femme à partir de la fin des années 1940, mais aussi parce que, glamour sans être sophistiquée, elle parvint à conserver dès sa première carrière américaine une forme de simplicité et de naturel en décalage avec les canons dominants aux États-Unis. C’est que la jeune femme était forte d’une riche expérience européenne (une dizaine de films), au cours de laquelle elle avait déjà acquis un statut de vedette et affirmé sa personnalité. Ce n’est pas une débutante, en effet, qui arrive à Hollywood en 1939 à l’invitation de David O. Selznick. À 19 ans, après quelques figurations et alors qu’elle n’a pas encore terminé sa formation d’actrice, Bergman obtient un second rôle dans une comédie populaire (Munkbrogreven/le Conte du Pont au Moine, 1935, Edvin Adolphson et Sigurd Wallén). Sur fond d’intrigue policière, le film met en scène avec empathie le petit peuple de Stockholm, s’inscrivant dans une veine populiste qui traverse le cinéma européen des années 1930. Bergman est l’une des habitantes de l’hôtel autour duquel tourne l’intrigue, amoureuse d’un homme qu’elle suspecte être un voleur. Elle échappe à toute mièvrerie et, dès sa première apparition, séduit par sa fraîcheur et son sourire. Sa carrière est lancée, puisqu’elle accède aux premiers rôles dès 1935, année au cours de laquelle elle ne tourne pas moins de trois films.

34 Il Cinema ritrovato proposait ensuite Intermezzo (1936), dont David O. Selznick produisit en 1939 un remake dans lequel Bergman fit ses débuts aux États-Unis. Il s’agit de la troisième collaboration de l’actrice avec le réalisateur Gustaf Molander, sous la direction duquel elle tourna encore à trois reprises dans les années 1930, avant des retrouvailles en 1967 dans « Smycket », un épisode d’un film collectif en huit parties intitulé Stimulantia (ce court métrage remarquable, adapté de la Parure de Maupassant, faisait d’ailleurs partie du programme de raretés projeté à Bologne). Face au théâtral et vieillissant Gösta Ekman (connu des cinéphiles pour son interprétation de Faust dans le film homonyme de Murnau), Bergman représente à la fois la jeunesse et la modernité actorale par la sobriété des moyens qu’elle met en œuvre pour interpréter son personnage. Ainsi les gros plans sur son visage ne viennent pas seulement magnifier l’actrice mais lui offrent la possibilité d’exprimer avec finesse les désirs et les tourments de cette pianiste qui finit par sacrifier son amour pour un célèbre violoniste afin de le laisser revenir vers sa famille.

35 L’importance du visage dans la persona naissante de la star est mise en évidence – mais aussi à l’épreuve – dans En kvinnas ansikte (Un visage de femme, 1938), réalisé par le même Molander d’après une pièce de Francis de Croisset (dont Cukor tourna une nouvelle adaptation en 1941 avec Joan Crawford). Bergman y interprète une femme défigurée dirigeant d’une main de fer une bande de maîtres-chanteurs. Quand, à la suite de sa rencontre fortuite avec un chirurgien plasticien (spécialisé dans la reconstruction des « Gueules cassées » après la Grande Guerre), cette anti-héroïne recouvre sa beauté, elle doit alors lutter pour se défaire de son passé. L’apparition de Bergman, dont l’ombre se profile depuis une porte entr’ouverte, et les jeux de lumière masquant ou révélant sa disgrâce dans la première partie du film sont remarquables, faisant regretter que l’opération intervienne et réussisse si rapidement car la suite est beaucoup plus convenue.

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36 Le dernier film tourné par Bergman en Suède avant son installation à Hollywood (mais après la version américaine d’Intermezzo, car l’actrice dut revenir honorer un contrat), Juninatten (Quand la chair est faible, 1940, Per Lindberg), propose de nouveau à celle-ci le rôle d’une femme cherchant à échapper à un passé trouble. Le film dénonce les commérages et l’appétence de la presse pour les scandales, mais célèbre aussi au passage la solidarité féminine, un thème au cœur de l’étonnant Die Vier Gesellen (les Quatre Compagnes, Carl Froehlich), tourné en Allemagne en 1938. Grande vedette de cette comédie (elle est annoncée en premier avant le titre et le générique prend soin de préciser qu’il s’agit de son seul film allemand – elle avait décliné un engagement plus durable proposé par la UFA), Bergman (dont la mère était allemande) joue une jeune femme diplômée d’une école de dessin qui, faute de trouver du travail, décide de créer avec trois amies sa propre entreprise. Malgré son succès, celle-ci finit par disparaître, victime des ambitions artistiques ou des histoires d’amour de trois de ses fondatrices (l’une – dont l’homosexualité est clairement suggérée – choisit d’exposer ses œuvres dans une galerie, tandis que deux autres finissent par préférer le mariage à leur carrière). La morale patriarcale est sauve, mais un vent de féminisme n’en a pas moins soufflé sur le film, principalement à travers le personnage interprété par Bergman. En effet, non seulement celle-ci se montre résolue à travailler et réussir sans l’aide de son ancien professeur (dont, bien qu’amoureuse, elle décline à plusieurs reprises la demande en mariage), mais elle y parvient brillamment – une héroïne résolument aux antipodes, donc, du modèle féminin prôné alors par le IIIe Reich.

37 Ainsi réunis, ces films (que les spectateurs de la Cinémathèque française ont pu également voir cet été dans le cadre d’une rétrospective plus complète consacrée à l’actrice) illustrent l’assurance précoce de Bergman face à la caméra. Si Hollywood s’est ingénié à la magnifier encore davantage, il ne l’a pas radicalement transformée. Quoique sublimé par de savants éclairages, le visage de la star restera en particulier peu apprêté, un choix que l’on peut porter à la fois au crédit de l’actrice (qui a refusé de se laisser modeler) et à l’intelligence des studios (qui ont compris comment l’utiliser). Très vite au demeurant, on voit la persona de la star se construire à l’écran autour du diptyque force et vulnérabilité qui continuera à la caractériser tout au long de sa carrière, un diptyque qui fait écho à la femme exceptionnelle qu’était Ingrid Bergman, à la fois fragile et indépendante, réservée et déterminée.

Valentina Frascaroli. Leading lady

38 L’hommage rendu à Bergman venait à la suite d’autres rétrospectives consacrées par Bologne à de grandes stars de l’histoire du cinéma. La session dédiée à Valentina Frascaroli (1890-1955) était pour sa part plus originale puisque l’actrice italienne, active principalement dans les années 1910 et au début des années 1920, n’a jamais accédé à un tel statut. Pourtant, comme le rappelait le précieux catalogue du festival, Frascaroli fut en son temps une actrice très aimée et appréciée du public. Elle est aujourd’hui surtout connue pour avoir été la partenaire (à la ville comme à la scène et à l’écran) d’André Deed, qui créa pour elle la série des « Gribouillette ». La rétrospective se composait de quatre programmes mêlant courts et longs métrages (ou plutôt ce qu’il en reste), rôles comiques et dramatiques, les uns et les autres alternés à dessein afin de montrer la diversité des talents de l’actrice.

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39 Les performances de Frascaroli dans la comédie sont indissociables de Deed, aux côtés et sous la direction duquel elle tourna. La comédienne au physique menu se montre ainsi capable de rivaliser avec l’énergie débordante et destructrice de celui-ci dans Boireau et Gribouillette s’amusent (1912), où les deux acteurs apparaissent déguisés en enfants démolissant tout sur leur passage. Elle se bat en duel pour lui avant de le délaisser pour un autre homme dans Le due innamorate di Cretinetti (1911). Elle hante enfin ses cauchemars dans Boireau s’expatrie (1913), où elle apparaît sous divers travestissements. Dans tous ces films, Frascaroli se distingue par son entrain, ses yeux et ses gestes vifs, son sourire simple enfin, toutes qualités que l’on retrouve dans Griboulette dactylographe (1914), toujours réalisé par Deed mais dans lequel ce dernier n’apparaît pas.

40 La mobilisation de Deed durant la Première Guerre mondiale conduisit l’actrice à tourner en Italie dans des longs métrages et à privilégier d’autres registres. Il était cependant malaisé de juger de ses performances à Bologne, tant les films projetés avaient souffert du temps. Trois d’entre eux étaient en effet très mutilés et présentés dans des versions affectant notablement l’interprétation de la comédienne. Un cas extrême était représenté par Tigre reale (1916, Giovanni Pastrone), où Frascaroli est mentionnée au générique mais absente à l’écran. La copie conservée correspond en effet à une version destinée à l’exploitation en Angleterre dans laquelle le personnage de Frascaroli a disparu. Le film est au demeurant tourné par Pastrone à la gloire de Pina Menichelli, quelques mois seulement après Il fuoco (également projeté par le festival dans le cadre d’une rétrospective sur les divas italiennes rattachée à la session « Cento anni fa »). Servie par une mise en scène d’une grande élégance, la diva y est superbe, repoussant plus que jamais les limites de l’extravagance (il faut la voir dévorer langoureusement une rose dans un fiacre après un baiser échangé à l’opéra). Une conférence après la projection a cependant permis de reconstituer le rôle joué par Frascaroli à partir d’un document de production comprenant de nombreux photogrammes.

41 L’emigrante (1915, Febo Mari) et L’uomo meccanico (1921, Deed) nous sont parvenus pour leur part dans des copies très incomplètes. Le premier est centré sur la figure d’un père de famille italien (Ermette Zacconi) partant en Amérique du Sud et dont Frascaroli interprétait la fille ; l’actrice est toutefois peu présente dans le fragment restant, qui donne à voir les conditions de vie très difficiles des émigrés italiens au début du siècle dernier. Le second film est la deuxième partie (lacunaire) d’un ensemble conçu en trois épisodes dont le premier a disparu et le troisième ne fut semble-t-il jamais achevé voire même tourné. Y sont mêlés curieusement la science fiction (« l’homme mécanique » du titre, un mémorable robot), le burlesque (dû à la présence de Deed) et le film d’aventures (avec le personnage interprété par Frascaroli, une femme criminelle qui évoque la Musidora des Vampires, dont le festival présentait justement une nouvelle restauration). Ironiquement, Frascaroli y apparaît principalement sous des masques et des voiles, comme déjà invisible du public.

42 Trois autres films donnaient à Frascaroli le premier rôle, sinon la vedette. À côté d’une adaptation de Jane Eyre dont seule a survécu la dernière partie (Le memorie di una istitutrice, 1917, Riccardo Tolentino), ce sont surtout Sacrificata ! (1910, Oreste Mentasti) et Il delitto della piccina (1920, Adelardo Fernández Arias) qui retenaient l’attention pour leurs thèmes sociaux autant que pour l’interprétation convaincante de l’actrice. Sacrificata ! est le premier rôle dramatique de Frascaroli, qui n’avait alors que vingt ans.

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Le film dénonce les rapports de domination sociaux et sexuels à travers l’histoire d’une jeune paysanne abusée par un propriétaire foncier. Il delitto della piccina aborde les mêmes thèmes, l’actrice y interprétant cette fois une ouvrière tuant le directeur de l’entreprise où elle travaille pour se défendre. Produit dans l’Italie des « deux années rouges » au bord de la révolution, le film fut interdit de sortie en son temps et atteste, autant par son contenu que par ses vicissitudes, des tensions extrêmes que connaissait alors le pays.

43 Le catalogue du festival signalait plusieurs autres rôles interprétés par Valentina Frascaroli témoignant ainsi des réalités sociales de l’Italie au début du XXe siècle et l’on peut regretter que la programmation ne nous en ait pas proposés davantage, mais il semble que ces films soient aujourd’hui perdus. Cette rétrospective n’en a pas moins permis de mettre en lumière une actrice à la carrière intéressante, contemporaine sans tout à fait en faire partie de la première génération de stars féminines du cinéma. (M. J.)

« Sérieusement divertissants » : les films de Leo McCarey

44 Un abondant programme était consacré à Leo McCarey, le grand cinéaste hollywoodien de l’année : quatorze courts métrages muets (eux-mêmes répartis en sept Charlie Chase, deux Max Davidson, quatre Laurel et Hardy, un Mabel Normand), dix longs métrages allant de 1930 (Part Time Wife/Madame et ses partenaires) à 1948 (Good Sam/Ce bon vieux Sam), enfin un court métrage de 1950.

45 Commençons par ce dernier, sans doute la pièce la plus rare de l’ensemble. You Can Change the World [ « Nous pouvons changer le monde »] montre le père James Keller s’adressant à des célébrités hollywoodiennes, Loretta Young, William Holden, Paul Douglas, Irene Dunne, Ann Blyth, réunies dans la maison de Jack Benny. Il leur expose sa doctrine, selon laquelle le progrès se réalise à travers des actes individuels de générosité, et non par des décisions étatiques. Au final, nous sommes invités à soutenir l’organisation des « Christophers », fondée par le père Keller. Celui-ci est debout, les autres assis dans des fauteuils disposés en ovale, filmés en plans rapprochés. Une facture sobre, traditionnelle, caractérise ce film de vingt-sept minutes produit par William Perlberg, distribué gratuitement à la télévision et dans certaines salles. Bing Crosby y interprète « Early American », confirmant la confiance du cinéaste en la musique comme moyen de persuasion. Ainsi, en 1950, l’Amérique cherche à contrer une URSS qui proclame que, tôt ou tard, le monde entier sera régi par le marxisme- léninisme. Par là, c’est aussi Leo McCarey qui se révèle : un homme de droite qui témoigna en 1947 devant la commission des Activités anti-américaines et réalisa deux films anti-rouges, en 1952, (Une Histoire de Chine) en 1961. Mais aussi un humaniste qui propose au spectateur la voie pour trouver le bonheur, à travers le don de soi à l’autre ou aux autres lorsqu’on appartient à une communauté.

46 Par ailleurs, McCarey est un homme de spectacle, comme l’atteste son travail, de 1923 à 1929, pour le studio Hal Roach, spécialisé dans les courts métrages comiques. Son credo tient dans cette déclaration aux Cahiers du Cinéma (no163, février 1965) : « J’aime qu’on rie, j’aime qu’on pleure, j’aime que l’histoire raconte quelque chose, et j’aime que le public à la sortie de la projection se sente plus heureux qu’il ne l’était avant. » Ainsi,

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deux tendances, distraire le public, délivrer un message humaniste, courent dans ses films, parfois séparées, parfois enchevêtrées.

47 Considéré au début du parlant comme un « director » pour vedettes comiques, McCarey dirigea en 1933 les Marx Brothers, à leur demande insistante, dans Duck Soup (la Soupe au canard). En 1936, la Paramount lui confia Harold Lloyd et The Milky Way (Soupe au lait). Ce sont des films qui atteignent parfaitement leur but de faire rire. Duck Soup est sans doute le film des Marx qui va le plus loin dans la mise en œuvre du désordre, de l’anarchie, de l’absurde. Mais le cinéaste ne goûta guère ces deux entreprises parce qu’il n’avait rien pu y mettre de personnel. En revanche, il chérissait (Place aux jeunes), produit par lui-même en 1937. Ici l’humour passe au second plan derrière la gravité du sujet, la solitude et l’inadaptation des personnes âgées au monde qui les entoure. Dans sa peinture des petites choses de la vie quotidienne, McCarey y montre une justesse de ton et de touche qui en fait un grand cinéaste néoréaliste avant la lettre.

48 Les deux tendances s’équilibrent avec bonheur dans (l’Admirable Monsieur Ruggles/l’Extravagant Mr. Ruggles) de 1935. Dans cette histoire d’un domestique anglais qui, transplanté dans l’Amérique profonde, réalise un épanouissement personnel et social, nous ne cessons de rire ou sourire tout en saisissant un mouvement clair qui va de l’esclavage à la liberté, de la discorde à l’harmonie sociale. Cette perfection marque également deux autres films de la même période, (Cette sacrée vérité), 1937, Love Affair (Elle et lui), 1939, tous deux centrés sur le couple. Le premier est une « comédie du remariage » (un couple divorce puis se remarie), menée avec une grande finesse psychologique et d’éblouissants moments comiques (les hommes qui se cachent en cascade dans l’appartement d’Irene Dunne). Le second inaugure une veine spiritualiste dans la carrière de McCarey, avec le personnage de la grand-mère (Maria Ouspenskaya) qui, jouant au piano « Plaisir d’amour », prédit et protège l’amour du couple Charles Boyer-Irene Dunne. Plus tard, sur le bateau, une longue conversation entre elle et lui exprime l’accord profond, l’intimité amoureuse qui unit le couple : l’on se croirait dans un film de Frank Borzage. D’ailleurs, Ouspenskaya, qui joue la mère de James Stewart dans The Mortal Storm (Borzage, 1940), établit le trait d’union entre les deux cinéastes.

49 McCarey devait évoluer vers plus de religiosité, peut-être sous l’influence d’un très grave accident de voiture survenu en 1940. Désormais le sentiment, la présence d’un message diffus d’ouverture aux autres, l’emportent sur le comique tout au long de la trilogie (la Route semée d’étoiles), 1944, The Bells of St. Mary’s (les Cloches de Sainte Marie), 1945, Good Sam (Ce bon vieux Sam), 1948. Nous ne suivrons pas Lourcelles qui voit là « le cœur de l’œuvre de Mc Carey » (dans Leo McCarey, le burlesque des sentiments, 1998). Certes, pour le premier, le climat d’apaisement, d’harmonie profonde, créé autour de lui par le père O’Malley (Bing Crosby) dans son humble vie, ne manque pas d’authenticité, tout comme impressionne l’accord entre le dépouillement de la dramaturgie et le dépouillement du message. Mais The Bells of St. Mary’s marque une baisse de qualité. Le scénario pratique trop l’humour superficiel (un chat qui joue avec un chapeau empêche les sœurs d’écouter le père O’Malley) ou la facilité avec le retour du mari inconstant. Visuellement, l’opérateur George Barnes a raté les gros plans d’Ingrid Bergman, le voile provoquant des ombres brutales et artificielles. Quant à Good Sam, le principe même de son scénario heurte le vraisemblable. On reste incrédule face

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à ce personnage de Sam Clayton (Gary Cooper) qui se sacrifie pour aider les autres et continue inlassablement dans cette voie malgré tous les déboires subis.

50 Les courts métrages comiques méritent l’attention, d’abord parce qu’ils prouvent chez McCarey une immense variété de dons. Laissons de côté les Laurel et Hardy, assez souvent recensés. Les sept titres avec Charley Chase permettent de mieux cerner ce comédien comique, qui avait travaillé dès les années 1910 à la Keystone comme acteur, scénariste, réalisateur, sous son vrai nom de Charles Parrott, et avait comme frère cadet le réalisateur James Parrott. Chase et McCarey, tout au long d’un énorme ensemble de soixante-douze titres, ont mis au point un personnage de mondain à fine moustache, souvent cynique et profiteur, assez peu sympathique. Tout est fondé sur les situations, qui s’enchaînent parfois sur un rythme effréné relevant du pur slapstick. Mighty Like a Moose (À visage découvert), de 1926, est peut-être le plus réussi, avec un festival de transformations de Chase faisant tantôt le mari tantôt l’amant. Dog Shy (Métier de chien), 1926, présente une époustouflante construction de scénario : trois actions convergent autour d’un aboiement de chien qui donne le signal d’un rendez- vous nocturne. Signalons enfin que Sittin’Pretty contient en 1924 le gag du « miroir révélateur » identique à celui de Duck Soup neuf ans plus tard et inauguré par Max Linder en 1921 dans Seven Years Bad Luck.

51 À partir des années 1940, la carrière de McCarey s’est comme étiolée, avec de moins en moins de films réalisés, sans que l’on puisse fournir une explication précise. L’accident de voiture évoqué plus haut a sans doute joué un rôle. Lourcelles (Anthologie du cinéma, no 70, 1972) parle d’une exacerbation de l’esprit critique, qui faisait rejeter par le cinéaste des projets bien avancés mais qu’il jugeait de qualité insuffisante. Souffrant aussi d’alcoolisme, le cinéaste semble avoir été atteint de fragilité psychologique : « Il avait peur de ne pas réussir son prochain film », disait de lui Edgar G. Ulmer à Bertrand Tavernier et Luc Moullet dans Amis américains (1993). (J.-P. B.)

Une foire aux livres foisonnante

52 Le cinéphile omnivore, celui qui voudrait tout voir au Cinema ritrovato, sait comment se multiplier par quatre, en courant d’un cinéma à l’autre sous le soleil incandescent, afin de goûter quelques 1 001 pellicules projetées au même moment dans la ville. Le ciné- bibliophile omnivore, celui qui voudrait tout savourer à la Mostra Mercato dell’Editoria cinematografica, qui se déroule à Bologne pendant la même semaine, sait comment camper – debout mieux qu’assis – dans la Biblioteca Renzo Renzi, du matin au soir. Puisque à tout moment, peuvent y arriver encore des éditeurs, grands ou petits, apportant sur les étalages un seul exemplaire, ou peut-être plusieurs, d’un livre, d’un catalogue, d’un DVD, d’une affiche, ô combien « inratables » ! Si l’on sort un moment, pour aller aux toilettes ou voir un court métrage, on risque de se faire rafler par un autre visiteur chanceux le plus beau spécimen.

53 La 13e édition de cette Foire, plus riche et fourmillante qu’auparavant, affichait à son entrée un beau portrait de Peter von Bagh – le Virgile du Cinema ritrovato, disparu en 2014 –, accroché au-dessus d’une table débordant des œuvres, littéraires et cinématographiques, du grand finlandais. Von Bagh a été au centre d’une vaste rétrospective et d’une table ronde émouvante. Sa fille, son monteur, ses collègues d’université, ses vieux copains venus de tous les coins du monde, nous ont raconté

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« leur » Peter. Moi-même, je garde des traces inoubliables des séjours au Midnight Sun Film Festival que Von Bagh avait crée à Sodankylä, en Laponie.

54 Dans le vestibule de la Mostra Mercato de Bologne – un couloir ovale peint en noir – était proposée une série d’esquisses originales signées Casaro, c’est-à-dire Renato Casaro, le plus célèbre créateur italien d’affiches de films. L’artiste assistait au vernissage, accompagné de son biographe Maurizio Baroni, le collectionneur et éditeur extraordinaire qui a déposé une partie de ses merveilles à la Cineteca di Bologna. Quant à Renzi (1919-2004), à la mémoire duquel cette salle aérée, bâtie en bois et en verre, est dédié, on peut le revoir en silhouette dans une caricature de Fellini, son camarade : le critique et cinéaste émilien avait créé, pendant les années 1950 et 1960, l’extraordinaire collection « Dal soggetto al film », chez l’éditeur Cappelli. Il serait ébloui lui-même devant les rayons de cette biblio-mediathèque internationale qui est devenue un haut lieu permanent de recherches historiques, ainsi qu’un salon éphémère de nouvelles découvertes.

55 Un compte rendu exhaustif serait impossible et rébarbatif. Combien de pages, par exemple, seraient nécessaires pour faire l’éloge d’institutions comme The Eye d’Amsterdam, la Criterion Collection de New York, ou la Cineteca Nazionale de Rome, grâce à leurs « bébés » respectifs exhibés avec orgueil à la Foire, couchés l’un près de l’autre ? Limitons-nous ici à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé de Paris. À part leurs livres et DVD en vente – par exemple le catalogue polychrome de l’exposition Cinéma. Premiers crimes, dû à Alain Carou et Matthieu Letourneux (2015), coproduit avec différentes institutions françaises –, on était convié un beau matin, dans l’Auditorium situé juste à côté, par Sophie Seydoux, qui préside cette Fondation, accompagnée de son mari, Jerôme, patron de l’empire Pathé. Si la première a illustré les récents succès du splendide bâtiment de la Fondation avenue des Gobelins, dessiné par Renzo Piano, le deuxième a annoncé l’imminente ouverture, juste en face, de sa multisalle Les Fauvettes : « En regardant, il y a trois ans à Bologne, des milliers de spectateurs chaque soir remplir la Piazza Maggiore pour admirer des films classiques, je me suis dit qu’il fallait créer des salles pour satisfaire ce nouveau public en train de croître », expliquait-il. En soulignant que ses cinq salles toutes neuves ne vont projeter que des films restaurés, aussi bien anciens que modernes, en copies numériques ou en 35 mm, tout cela à l’intérieur des espaces attrayants conçus par les architectes Françoise Raynaud et Jacques Grange. À deux questions posées par Thierry Frémaux, à propos du coût de l’ensemble, et des contributions financières de la part des pouvoirs publics, Seydoux a répondu : « Neuf millions. Zéro euro de contribution ». La jalousie, entre l’admirable salle de la Fondation, laquelle, comme on le sait, ne propose que des cycles de films muets, et les surprenantes activités prévues aux Fauvettes, était soulignée par le ton ironique des boutades entre mari et femme. Farinelli, qui menait le débat, se réjouissait de cette « révolution parisienne ». D’autant plus qu’à l’ouverture du Cinema ritrovato il avait annoncé son espoir de faire rouvrir, au plus tard en 2017, afin d’élargir les innombrables activités de sa Cineteca de Bologne, une grande salle souterraine située au coin de la Piazza Maggiore, le Modernissimo, bâtie en 1914. D’ailleurs, un autre ancien cinéma du centre ville, transformé en librairie-café, hébergeait chaque fin d’après-midi des présentations de livres italiens, par exemple Il cervello di Alberto Sordi. Rodolfo Sonego e il suo cinema de Tatti Sanguineti ou L’isola che non c’è. Viaggi nel cinema italiano che non vedremo mai dans lequel Gian Piero Brunetta évoque les films demeurés à l’état de projets parfois très avancés.

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56 La ténébreuse couverture rouge et bleu des Mystères de Chinatown, roman policier d’Albert Bonneau (1931), reproduite pleine page dans le susmentionné Cinéma. Premiers crimes, nous permet de sauter, style Zigomar, sur une autre perle : The Yellow Peril. Dr. Fu Manchu The Rise of Chinaphobia de Christopher Frayling (2014). Dans l’introduction, le biographe de Sergio Leone et spécialiste du western européen se demande : « Le Péril jaune existe-t-il encore ? Est-ce qu’il a survécu à l’ascension de la Chine au rang de superpuissance globale et à son ouverture aux touristes étrangers ? La vision coloniale, blanche, typique de notre éducation, sur la population chinoise, résiste-t-elle toujours ? ». En 360 pages denses, l’historien analyse deux siècles de stéréotypes littéraires, cinématographiques, artistiques : du personnage du maléfique Fu Manchu, inventé par Sax Rohmer, et incarné à l’écran par Boris Karloff ou Christopher Lee, aux mystères de Chinatown et Limehouse. Un volume riche en images précieuses et en références arcanes, qui pourrait inspirer un intéressant cycle de projections, à Bologne ou ailleurs. L’Österreichisches Filmmuseum publie de son côté, dans son excellente collection au format carré, une monographie consacrée à Hou Hsiao-hsien, édité par Richard I. Suchenski (2014, en langue anglaise). Dix historiens asiatiques et occidentaux – Peggy Chiao, Ni Zhen, James Quandt, Kent Jones, etc. – étudient l’œuvre ramifiée du maître chinois. Trois de ses collègues et admirateurs, Jia Zhang-ke, Olivier Assayas, Koreeda Hirokazu, apportent leur point de vue. De nombreux collaborateurs réguliers de Hou-Hsiao-hsien commentent son approche de la mise en scène, croquis et photos à l’appui. L’ensemble constitue un dossier exhaustif, indispensable pour apprécier The Assassin, le nouveau tableau épique du cinéaste applaudi à Cannes.

57 La Hong Kong International Film Festival Society a fait paraître Sylvia Chang. Filmmaker in Focus, par Li Cheuk-to et Ernest Chan (2015, en mandarin et anglais). Depuis 1973, Sylvia Chang s’est affirmée comme actrice, réalisatrice, scénariste, dramaturge, productrice, entre Taïwan – où elle est née en 1952 –, Hong Kong et la Chine. Ses souvenirs, racontés dans un passionnant entretien, embrassent un demi siècle de changements culturels et politiques. La Hong Kong Film Directors’ Guild propose de son côté The Ultimate Guide to Hong Kong Film Directors, 1979-2013, édité par Freddie Wong Kwok-shiu (2014, en mandarin et anglais). Un dictionnaire très particulier, divisé en deux gros volumes, qui aborde les carrières de plus de 600 réalisateurs en activité à Hong Kong, depuis l’affirmation de la « New Wave » locale en 1979 jusqu’à la crise actuelle ; une crise motivée surtout par l’émigration en Chine continentale de nombreux talents. Chaque metteur en scène a droit à une photo-portrait, une filmographie, une biographie et, très souvent, un « Director’s Statement », long ou court, c’est-à-dire un jugement sur soi-même. Un ouvrage de référence qui fera date.

58 En rendant compte de Bologne 2014 dans ces pages, j’avais évoqué les travaux du cinéaste indien Shivendra Singh Dungarpur. Sa Film Heritage Foundation, fondée il y a un an, nous offre maintenant From Darkness into Light. Perspectives on Film Preservation and Restauration, édité par Rajesh Devraj (2015). L’ouvrage est à moitié consacré à des réflexions techniques ou éthiques sur l’état de la restauration cinématographique autour du monde, à moitié à des constats sur les progrès dans ce domaine, faits ou encore à faire, en Inde. Dungarpur et ses collègues souhaitent sauver d’urgence leur immense patrimoine, en partant d’une liste provisoire de 60 films, de Chandidas (Debaki Kumar Bose, 1932), à Olavum Theeravum (P.N. Menon, 1969). Commenté par d’illustres « parrains », tels Amitabh Bachchan, Aparna Sen, Vidhu Vinod Chopra, Shyam Benegal,

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Mani Ratman, ce répertoire se veut un outil de recherche et en même temps un écrin aux chimères. (L. C.)

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Colloque António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques à la Fondation Gubelkian

Raquel Schefer

Mesmo a sombra de uma árvore era, é, esteticamente geopolítica, interveniente e revolucionária. « Même l’ombre d’un arbre était, est, esthétiquement géopolitique, intervenante et révolutionnaire. » (António Reis, « E o cinema em democracia », Cinéfilo, no 36, 15 juin 1974)

1 Presque quarante ans après la sortie de Trás-os-Montes (1976), le Colloque « António Reis et Margarida Cordeiro, cinéastes excentriques » a réuni un ensemble de chercheurs, français, portugais et italien, avec l’objectif de débattre de l’œuvre des deux réalisateurs portugais, « en proposant des nouvelles pistes d’analyse » sur ces problématiques fondamentales. Organisé par Miguel Armas (Paris 3), Guillaume Bourgois (Grenoble 3), Teresa Castro (Paris 3), Mathias Lavin (Paris 8), Maxime Martinot (Paris 8), António Preto (ESAP / ULP Porto) et la programmatrice Elisabete Fernandes, le colloque s’est tenu le 4 juin 2015 à la Fondation Gulbenkian, à Paris. La veille, une projection de Trás-os-Montes au Centre Georges Pompidou a inauguré la rencontre.

2 Le Colloque visait tout d’abord, à (re)situer historiquement et géographiquement l’œuvre des deux cinéastes, ce que l’adjectif « excentrique » de l’intitulé condense à lui seul. Mis en exergue par Teresa Castro et Matias Lavin dans le discours d’ouverture du colloque, cet adjectif appliqué à la filmographie de Reis et Cordeiro, revêt une dimension historique, géographique et culturelle (celle d’un mouvement qui s’écarte du centre pour explorer les marges, tout en les déplaçant, et prospecter la profondeur du temps à partir d’une position excentrique), une dimension esthétique formelle (qui convoque l’« excentrique » dans l’histoire de l’art et, en particulier, dans celle de l’avant-garde) et une dimension éthico-politique (l’idée d’une thébaïde aux passages parallèles, ouverte à son contexte historique).

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3 Au long de la journée, les différents intervenants ont inscrit l’œuvre extra-ordinaire de Reis et Cordeiro dans l’histoire du cinéma portugais, ne négligeant pas ses répercussions et son devenir. Divers chercheurs, comme Guillaume Bourgois, ont mis en avant la manière dont un certain cinéma portugais contemporain, notamment celui de Pedro Costa, se réclame de cette filiation poético-politique et recoupe une même signification d’« excentrique ». Évaluer la place occupée par Reis et Cordeiro dans le cinéma portugais est un geste indissociable de celui de questionner la singularité de ce cinéma. Comme souligné par Castro et Federico Pierotti (Università degli Studi di Firenze), les films de Reis et Cordeiro constituent l’un des moments fondateurs de ce qu’on appellera l’« école portugaise ». Néanmoins l’un des propos de la rencontre était aussi d’interroger cette catégorie à partir de l’œuvre des deux cinéastes. Il était également question de problématiser la place de cette filmographie dans les études cinématographiques portugaises et dans le processus de construction de ces mêmes études et d’une histoire du cinéma portugais moderne. Cette problématisation a assumé, essentiellement, un double versant : d’une part, l’affirmation de l’inadéquation de la catégorie de « cinéma national » pour décrire cette filmographie et l’hypothèse de son appartenance à une « constellation poético-ethnographique » (Lavin) transnationale et transhistorique (Dovjenko, Epstein, le Pasolini mythique, Paradjanov, Kiarostami...) ; d’autre part, la manière dont la figure de Reis, poète, scénariste, pédagogue, « paysan du cinéma » (Daney-Oudart), et ses langages, compose une œuvre autrement qu’en « simple » cinéaste. Voici où réside la difficulté de situer les figures de Reis et Cordeiro dans l’histoire du cinéma portugais : leur œuvre fonde et en même temps excède, à travers sa dimension universelle, ce cinéma (et le cinéma en général) et sa singularité. Elle est au centre et aux marges de cette histoire.

4 Il s’agissait aussi de (re)localiser géographiquement cette œuvre. Ce cinéma est triplement aux marges : il a été relégué aux marges de l’histoire du cinéma après la reconnaissance critique des années 1970 et 1980 ; ce cinéma du visible qui s’établit pourtant dans les marges de la visibilité et fait échec au réel se situe intentionnellement en dehors de tout canon de genre ; il est doté de la vocation d’un déplacement vers les marges, soit-elles sociales (Jaime, 1974, réalisé en solitaire par Reis) ou territoriales (Trás-os-Montes). Cette circulation dans les marges, et vers les lieux d’origine, est liée d’ailleurs à une autre proposition du colloque, celle de (re)positionner disciplinairement une filmographie qui, comme le précisent les organisateurs, mêle « invention formelle et renouvellement de l’anthropologie filmée », cela dans le contexte historique du Portugal prérévolutionnaire, révolutionnaire et postrévolutionnaire. La variété des champs disciplinaires présents, avec la participation de chercheurs venus de l’esthétique et de l’histoire du cinéma, de l’anthropologie et de l’histoire culturelle, s’est montrée en parfaite cohérence avec cette approche interdisciplinaire d’une filmographie elle-même pleinement transversale.

5 La première intervention du colloque, celle de l’anthropologue et cinéaste Catarina Alves Costa, a répondu à cette volonté de dégager la poétique et la politique du cinéma de Reis et Cordeiro. Comment le regard ethnographique se transforme-t-il dans cette œuvre filmique en évocation, voire transfiguration, poétique du réel ?, s’est interrogée la chercheuse. Pour répondre à cette question, Alves Costa a développé une réflexion critique venue de l’anthropologie, analysant la manière dont ce cinéma a construit une représentation du pays rural, du paysage et du peuple comme « gardien de la tradition

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et de l’utopie ». En définissant cette œuvre comme une filmographie « de l’imagination d’inspiration ethnographique », la chercheuse a reconsidéré sa position dans le cinéma portugais, notamment par rapport à cet événement majeur que fut la Révolution de 1974-1975. Pour Alves Costa, le cinéma de Reis et Cordeiro n’amorce pas une rupture, en termes thématiques, avec le cinéma de tendance ethnographique antérieur à 1974, ce cinéma du départ à la campagne et de l’indétermination de genre, selon la définition de José Manuel Costa (« Questões do Documentário em Portugal » dans Nuno Figueiredo et Manuel Guarda, dir., Portugal : Um Retrato Cinematográfico, 2004). Néanmoins, contrairement à un cinéaste comme António Campos, Reis et Cordeiro cherchent une évasion poétique fondée sur la rencontre entre le « même » et l’« autre ». Les deux réalisateurs proposent un regard sur un pays essentiellement rural et sur sa culture populaire à travers la représentation d’un paysage imaginaire, recomposé et hybride, reconstruit cinématographiquement dans un passé lointain. Il s’agit donc d’un cinéma « impur », tantôt du point de vue de l’anthropologie visuelle, tantôt dans la perspective des codes de genre du documentaire. Tout effet de réalité est déplacé dans ce cinéma de dérive ethnographique et poétique. Cinéma de dérive temporelle aussi puisque, tout en faisant référence à un passé anhistorique et à une vitalité primitive, cette œuvre met en évidence un déracinement du temps comme rejet de la société présente. Ce geste n’est pourtant pas de fermeture mais d’ouverture du réel : cette ouverture produit un décentrement, un passage par où le passé se pose dans le moment présent et s’agence le rapport au futur et à une culture à venir. Selon Alves Costa, la dimension politique de ce cinéma découle précisément de ce modèle de représentation du lieu-ci comme un lieu poétique, mythique et imaginaire. Au cours de la discussion qui a suivi la communication d’Alves Costa, Castro a accentué la manière dont le temps mythique et le temps présent (un présent en transformation, visible dans Trás-os-Montes notamment à travers la question de l’émigration) s’imbriquent dans ce cinéma, l’écartant du principe d’exclusion des processus de transformation qui caractérise encore dans cette période historique certains courants de recherche en anthropologie.

6 Dans sa communication, Bourgois a, lui aussi, interrogé les puissances de transformation du réel du cinéma de Reis et Cordeiro. En développant une analyse approfondie de l’œuvre littéraire de Reis, le chercheur a établi des parallélismes entre sa « poésie littéraire » et sa « poésie filmique ». Quasi oubliée de l’histoire de la littérature portugaise du XXe e siècle, la poésie de Reis s’inscrit dans le prolongement du néo-réalisme littéraire, annonçant les traits narratifs et formels majeurs de son cinéma à venir. Pour Bourgois, cette production poétique offre des pistes importantes pour comprendre l’œuvre filmique de Reis, en particulier le principe de transfiguration du réel et l’instauration d’un nouveau type de rapport entre le regardeur et le regardant. Dans ses deux recueils poétiques, Poemas Quotidianos (1957) et Novos Poemas Quotidianos [1959 et 1967 (édition augmentée)], Reis décrit le quotidien portugais des années 1950, principalement celui des classes travailleuses. La poésie de Reis est « allumée » par une conception particulière du réalisme, au sein de laquelle la question du regard et de sa mise en place est centrale. L’acte de voir et l’ouverture d’un champ de vision inattendu, avec sa phénoménologie propre, épaississent le réel et l’ouvrent au fantastique. Dans les espaces hantés du poème, la parole se fait outil d’exploration d’un quotidien mystérieux et étrangement inquiétant. Ce mouvement correspond à une rencontre double de l’altérité : l’altérité de ceux dont les modes de vie sont décrits ; l’altérité du réel lui-même. Cette double dimension de l’altérité réapparaîtra dans le cinéma de Reis et Cordeiro liée à un mouvement d’ouverture à autrui et à une mise en tension du

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rapport entre le regardeur et le regardant. L’inversion du rapport habituel entre le réel et sa représentation suggère l’hypothèse d’une égalisation (et, même, d’un retournement) des perspectives. C’est dans la mesure où le quotidien devient surnaturel que le regard est mis en inquiétude et amené à changer. Le cinéma de Reis et Cordeiro s’affirme donc comme un instrument de résistance poético-politique contre l’uniformisation des modes perceptifs et cognitifs. L’idée d’innovation et de bouleversement de ce domaine constitue l’un des aspects les plus prolifiques de cette intervention.

7 Cette conception ressort également de la communication de l’écrivain, poète, cinéaste et critique Regina Guimarães, lue par Jacques Lemière (Lille 1). Dans ce texte personnel et poétique, Guimarães décrit son émerveillement devant la découverte de Jaime lors de sa sortie en salle en 1974. En inscrivant ce film dans une tradition surréaliste remontant à Lautréamont (le titre du texte est « Rencontre fortuite entre un parapluie noir et un tas de maïs épluché »), Guimarães accentue, elle aussi, la préparation d’« un terrain d’égalité instable reliant ceux qui regardent et ceux qui ont été filmés » et le « mouvement de reconstruction totale du monde sensible ». Pour l’auteur, Jaime est un film « orphelin » dans le cinéma portugais, avec une « descendance considérable ».

8 La communication de Mickaël Robert-Gonçalves (Paris 3) a visé, précisément, à inscrire l’œuvre « exceptionnelle » de Reis et Cordeiro dans l’histoire du cinéma portugais et, plus exactement, dans l’« acheminement esthétique » vers la Révolution de 1974-1975. À travers un travail de mise en perspective de cette filmographie dans l’histoire du cinéma portugais et de cette propre histoire, Robert-Gonçalves a insisté, en traitant toujours avec précaution la notion, sur le tournant « inespéré » (César João Monteiro) de Jaime, anticipation esthétique de la Révolution. En proposant une approche selon laquelle l’art ne serait plus, comme dans une certaine esthétique marxiste, un reflet de la structure, mais un marqueur de grandes transformations à venir, Robert-Gonçalves a abordé l’« œuvre de recherche » de Reis et Cordeiro selon trois prismes historiques : l’histoire politique, l’histoire du cinéma et l’histoire personnelle du couple, posant notamment la question de l’intime. Anticipant le tournant historique et politique d’avril 1974, Jaime se sépare du cadre du Cinema Novo. L’intervention de Robert- Gonçalves s’est montrée d’ailleurs animée par la volonté théorique de remettre en cause une histoire d’écoles et de mouvements qui, comme l’a noté le chercheur, « peut anéantir la vigueur et l’hétérogénéité des formes proposées ». En ce sens, si l’œuvre de Reis et Cordeiro coïncide avec les grandes bornes qui délimitent le Cinema Novo, elle est marginale dans l’histoire de ce mouvement. Son exceptionnalité esthétique semble résister à toute classification. À travers le recours à une abondante documentation, le chercheur a retracé le contexte de réception de Jaime, qui atteste de cette exceptionnalité, d’une « puissance esthétique et politique ». S’inspirant de la notion « d’efficacité politique » du cinéma de Dominique Noguez, Robert-Gonçalves a défini le cinéma politique, toujours à partir de Jaime, comme un cinéma de « subversion formelle ». Le chercheur a appliqué une autre catégorie de Noguez au film de 1974, celle de « cinéma prospectif ». Cette lecture permet, selon Robert-Gonçalves, de disloquer la place attribuée au film dans l’histoire du cinéma portugais et de penser aussi en termes de rupture, esthétique et politique, sa position à l’égard du Cinema Novo. Jaime s’insère dans une généalogie d’œuvres cinématographiques sur la folie (Ruspoli, Depardon...) ; il peut être réexaminé à la lumière de ses répercussions [sur Veredas (1977) de Monteiro, cité comme exemple] ; il se rapproche de deux films de la période révolutionnaire, Dez de Junho – Mercado da Primavera, Pintura Colectiva (1975) de Manuel Costa e Silva et Júlio de

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Matos, Hospital de José Carlos Marques. Selon Robert-Gonçalves, malgré sa singularité, Jaime permet en effet de saisir les lignes de force du cinéma portugais des années 1970.

9 Pierotti a proposé, lui aussi, une lecture de Jaime. Nous invitant à tracer un parallèle entre la biographie individuelle de Jaime Fernandes, protagoniste du film de Reis, et l’histoire du peuple portugais pendant les quarante-huit ans de dictature, Pierotti a analysé comment le geste artistique du personnage, « profond et ancestral », devient le symbole d’une action de résistance contre la dictature et tout pouvoir disciplinaire. Dans cette approche iconographique et iconologique du film, la question du regard assume à nouveau une position centrale. Le chercheur a examiné l’opposition entre deux régimes scopiques différents : le regard paranoïaque du dispositif de surveillance de l’architecture panoptique de l’hôpital psychiatrique Miguel Bombarda ; le regard dialectique construit par l’écriture cinématographique. L’opposition entre ces deux régimes scopiques structure le film, acquérant une expression formelle, notamment à travers le dispositif de mise en abyme entre le dedans et le dehors, qui transforme l’espace fermé de l’hôpital dans un symbole de la clôture et de l’anachronisme de l’ Estado Novo, ainsi que de la dimension paranoïaque du pouvoir. Pierotti a illustré le deuxième régime scopique en retraçant ses liens possibles avec la culture cinématographique des années 1970 par rapport au contexte portugais et international. Film de son temps, Jaime reflète la dimension théorique (et cinématographique) du sujet de folie dans cette période historique (Cf. les ouvrages de Foucault entre 1961 et 1975). Selon le chercheur florentin, la conception dialectique de l’écriture cinématographique s’enracine dans les références de la théorie du cinéma propres aux intellectuels portugais de cette période, dévoilant l’influence d’Eisenstein, des écrits de Lotte Eisner sur l’Expressionnisme allemand et surtout celle de Noël Burch. Pierotti s’est intéressé, en particulier, aux répercussions de Praxis du cinéma (1969), traduit en portugais en 1973, dans l’adoption de certaines formes filmiques qui deviendraient des traits « identitaires » du cinéma portugais. À travers une analyse de la structure et des formes dialectiques de Jaime, ces dernières identifiées comme le raccord d’espaces- temps et le rapport entre le son et l’image, Pierotti a offert, en guise de conclusion, trois définitions possibles du film. Selon lui, Jaime est un film « schizophrénique » dans la mesure où son esthétique de l’ordre social passe par la remise en question des paramètres du langage cinématographique (non-linéarité, formes temporelles complexes, etc.), en culminant dans la formation d’un nouveau mode de regard. Jaime est aussi un film politique, pensé selon un « horizon contemporain et cosmopolite » et un tissu complexe de références théoriques. Ce regard sur la folie est, enfin, « liminaire », l’un des moments fondateurs de la tradition moderne du cinéma portugais. Pendant la discussion qui a suivi la présentation de Pierotti, Castro a exposé la féconde proposition de penser Jaime non plus du côté de la folie mais à partir des études d’Eisenstein sur la pensée pré-logique et la mentalité primitive.

10 Dans son intervention, Preto a posé un regard transversal sur la filmographie de Reis et Cordeiro, inversant sa séquence chronologique, à savoir commençant par Rosa de Areia (1989), leur dernier film, et remontant jusqu’à Trás-os-Montes. Reprenant certaines questions introduites par Pierotti, le chercheur a traité dialectiquement l’œuvre du couple pour essayer de comprendre la question du temps et sa dimension politique sous un prisme « géologique ». Le cinéma de Reis et Cordeiro est géologique parce qu’il tente, à travers ses coupes stratigraphiques, de donner une « vision d’ensemble » des temporalités qui sont simultanément présentes dans un même lieu, comme dans le lieu du rêve, espace de la rencontre par excellence. Ces récits de tous et d’un seul temps

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présentent, selon Preto, une forme dialectique « généralisée » : opposition entre le regardeur et le regardant, la réalité et l’imagination, le politique et l’intime, etc. Au- delà d’un cinéma géologique, ces récits constituent un cinéma de la « liquidité », un cinéma de processus et non d’états fixes. En ce sens, dans Trás-os-Montes, le Nord-Est est représenté comme une « crèche enchantée ». Ce territoire est figuré au présent, comme une réalité en transformation (conception alternative à celle d’Alves Costa), sous un angle historique qui remonte aux origines. La ruralité est rendue cosmopolite à travers la présence du cinéma. Les traversées de l’histoire (l’histoire de Branca Flor, par exemple), les voyages dans le temps (l’histoire des deux amis explorateurs), suggèrent une historicité de la nature (la nature comme ruine) et la perspective d’un devenir organisateur auquel l’homme participerait à travers l’écriture du paysage. Trás-os- Montes est ainsi un film du « choc entre échelles », entre le cosmique et l’humain (la question du mystère), le temps de la poésie et le temps de la prose, le mythe et le réel. Cet aspect résume l’une des opérations les plus fondamentales de ce film qui, tout en participant du mouvement de (ré)invention de l’anthropologie visuelle au Portugal, contrarie dialectiquement (destruction-construction) le programme de cette discipline d’énoncer une réalité avant qu’elle ne disparaisse. Pour Preto, le cinéma de Reis et Cordeiro s’éloigne de l’anthropologie visuelle parce qu’il ne se limite pas à documenter la réalité au sens prosaïque, non plus que dans un but de préservation. Bien au contraire, il croise le regard sur la réalité présente avec une représentation ancestrale mythique de cette réalité (à travers notamment les archétypes). Par le mouvement d’une « écologie dialectique [et politique] de contraires », ce regard, contemplatif, est institué comme action et donc comme champ possible de production d’effets de transformation.

11 Dans la dernière intervention, Lemière s’est proposé de repenser l’œuvre sur la base d’une approche historico-esthétique. Cette tentative de systématisation s’est organisée autour de trois axes thématiques principaux : le moment historique de surgissement du cinéma de Reis et Cordeiro ; le contexte de réception de Trás-os-Montes ; l’inscription de cette « poésie du paysage » dans l’histoire du cinéma portugais, notamment par rapport à l’œuvre d’Oliveira. À travers la notion de « plaque sensible », rapprochée de l’adjectif « excentrique », Lemière a examiné ce cinéma comme « une surface dont s’imprime la puissance d’une voie propre, un dépôt d’attentes et de conflits ». Cette singularité « fragile » a exposé les deux cinéastes aux contraintes qui ont frappé les meilleurs films portugais de 1964 à 1994. Ces contraintes ont néanmoins ouvert un champ de possibilités formelles : l’innovation formelle naît de cette tension même. Le chercheur a également abordé la dialectique entre la puissance événementielle, celle de la Révolution de 1974-1975, et la préparation intellectuelle et existentielle de Reis, ce « néophyte de la culture populaire ». À partir de ses conversations avec Pedro Costa, Lemière a traité, enfin, des effets de transmission et d’héritage de l’œuvre, en plaçant les deux cinéastes à côté d’Oliveira en tant que « forces originaires » du cinéma portugais contemporain.

12 À travers ces sept riches interventions, de nouvelles perspectives sur l’œuvre de Reis et Cordeiro ont été proposées. Ces approches ne permettent pas seulement d’arracher cette filmographie aux pages de l’oubli mais aussi de repenser ensemble l’histoire du cinéma portugais et ses catégorisations au-delà de tout essentialisme identitaire et à travers une ouverture au monde. Dans le même temps, cette réévaluation critique est accompagnée d’une ouverture temporelle autorisant, par une pensée dialectique, d’inscrire le cinéma de Reis et Cordeiro dans une généalogie filmique tout en

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considérant son caractère de transgression et de rupture. Ce mouvement offre aussi la possibilité d’insérer le cinéma portugais contemporain dans une histoire plus complexe, démarche d’autant plus importante que la place qui lui est accordée aujourd’hui par la critique présente le risque de retour du canon d’une « école portugaise ».

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Colloque international « "Splendid Innovations" : The development, reception and preservation of screen translation » (British Academy, Londres, 21-22 mai 2015)

Samuel Bréan et Anne-Lise Weidmann

1 La traduction audiovisuelle n’a pas attiré de façon constante l’attention des historiens du cinéma. Ce sont plutôt les traductologues qui se sont intéressés à ce champ – et encore, surtout depuis les années 1990. Souvenir de certaines positions cinéphiliques extrêmes, comme celle d’un Langlois, affirmant qu’« en passant des films sans sous- titres, [il a] obligé les gens à regarder », ou d’un Rivette écrivant que « c’est [le langage de la mise en scène], et non le japonais, qu’il faut apprendre pour comprendre ``le Mizoguchi’’ » ? Critiques et historiens du cinéma font souvent abstraction de la manière dont les films sont traduits hors de leur sphère linguistique d’origine, quand bien même ce passage influe sur le sens qu’un spectateur donne à une œuvre et sur le souvenir qu’il en garde (que l’on songe par exemple au carton fameux de Nosferatu, prisé par les surréalistes et pourtant très éloigné de l’allemand). Cela étant, 1895 revue d’histoire du cinéma a rendu compte de deux parutions récentes portant sur la traduction audiovisuelle : le no 23-24 de la revue Décadrages (dans le no 70, été 2013) et le Doublage et le sous-titrage. Histoire et esthétique (no 75, printemps 2015), dû à Jean-François Cornu, traducteur, chercheur indépendant et corédacteur de la revue en ligne l’Écran traduit (avec les deux auteurs de ces lignes). Cornu était justement, avec Carol O’Sullivan (Université de Bristol, Royaume-Uni), à l’initiative de ce colloque s’inscrivant dans la lignée du congrès 2013 de la FIAF, autour des « Multiversions », c’est-à-dire des différentes versions des films – en l’occurrence, ici, sur le plan linguistique.

2 Dans une optique d’élargissement de la problématique, cette manifestation a réuni des historiens du cinéma, des spécialistes de la traduction audiovisuelle et des archivistes, rassemblés pour la première fois autour de ce sujet. Elle s’articulait autour d’une série

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d’interventions d’une trentaine de minutes chacune, groupées par grands thèmes (les débuts du doublage, les intertitres et les débuts du sous-titrage, les méthodes de recherche ou encore la conservation et la restauration des archives cinématographiques). Deux grandes constantes se sont retrouvées au fil des différentes interventions : un axe historique, d’abord, qui a permis de dresser un tableau très riche et varié des débuts de la traduction audiovisuelle ; une interrogation sur le rapport contemporain à ces traductions d’époque, ensuite, tant du point de vue des sources permettant de les étudier que de celui de leur conservation ou de leur restauration.

3 Ainsi que l’ont rappelé plusieurs intervenants, le passage du muet au parlant constitue un moment de crise pour le cinéma, tous pays confondus : nul n’avait anticipé la nécessité de traduire ces nouveaux dialogues sonores et le secteur a mis au point des réponses variées au problème, dans un premier temps. Il s’agit donc d’une période d’expérimentations, et c’est ce qui la rend intéressante, mais aussi difficile à étudier, tant elle est constituée de tâtonnements et d’incertitude. Diverses interventions ont ainsi permis de brosser un panorama de l’émergence des pratiques de traduction audiovisuelle dans différents marchés cinématographiques, en mettant en avant certaines particularités nationales, techniques ou linguistiques. Jean-François Cornu, dans une intervention consacrée à l’importance des versions doublées pour l’histoire des débuts du parlant, a ainsi évoqué l’évolution technique et esthétique des doublages distribués en France entre 1931 (année de l’introduction de ce mode de traduction en France) et 1934 (année où elle devient la norme). Il a abordé la notion fugace et subjective de « naturel » (du jeu, des dialogues), la qualité de la synchronisation entre les répliques et le mouvement des lèvres des acteurs, ou encore les différences parfois importantes entre le contenu de la version originale et celui de la version doublée dans ces premiers doublages. Rachel Weissbrod (Université Bar-Ilan, Israël), soucieuse de mettre en parallèle la grande Histoire et la « micro »-histoire de la traduction audiovisuelle, a pour sa part évoqué les activités de deux pionniers du sous-titrage et du doublage, Yerushalayim Segal et Ya’akov Davidon, dans le contexte politique de la Palestine sous mandat britannique (1920-1948). Lorsque les films étaient accompagnés d’une traduction écrite, celle-ci était initialement diffusée sur un panneau latéral situé à gauche de l’écran, le temps que les normes de sous-titrage s’affirment et se consolident ; un même film pouvait du reste être montré avec une traduction différente selon la ville dans laquelle il était projeté. Dans le même temps, les premières tentatives de doublage donnaient parfois lieu à des manipulations de l’intrigue, destinées à répondre aux attentes du public et/ou aux exigences de la censure : il n’était pas rare d’ajouter par exemple une chanson interprétée par un cantor connu ou de donner une orientation sioniste à la fin d’un film (Rachel Weissbrod a ainsi évoqué le cas de La sacra Bibbia [Pier Antonio Gariazzo, 1920], modifié en ce sens par Ya’akov Davidon). Au chapitre des particularités nationales, Markus Nornes (Université du Michigan, États- Unis) a quant à lui présenté la tradition du benshi au Japon, une pratique locale et par essence éphémère, puisque relevant autant du spectacle vivant que du cinéma, et difficile à cerner en tant qu’objet d’étude : le benshi, sorte de bonimenteur apparu à l’époque du muet, accompagnait la projection du film en résumant son intrigue, en commentant les scènes en direct et en incarnant vocalement les personnages à l’écran. Chaque cinéma disposait de son benshi et certains d’entre eux étaient de véritables stars. La traduction proposée dans ce contexte était autant culturelle que linguistique et parfois très éloignée des dialogues originaux. La prestation du benshi, fruit de l’inspiration du moment, était pour l’essentiel issue de son imagination et

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présentée dans une langue fleurie et archaïque. Bien que cette tradition ait aujourd’hui pratiquement disparu au Japon, il existe encore quelques benshi en activité de nos jours et l’intervention de Markus Nornes était accompagnée d’une « illustration » en direct de ses propos par le benshi Ichiro Kataoka. Christopher Natzén (Bibliothèque nationale de Suède), relatant les débuts de la traduction audiovisuelle en Suède – connue aujourd’hui pour être un pays dit « de sous-titrage » – est pour sa part revenu sur les tentatives de doublage entreprises en Suède dans les toutes premières années du cinéma parlant. Ces essais s’avérèrent peu concluants, à en croire les critiques de l’époque : arrêt des projections au bout de quelques jours pour Midnight Madness (F. Harmon Weight, 1928), doublé en direct dans la salle par des comédiens suédois ; voix « mortes » et longs silences dans An American Tragedy (Une tragédie américaine, Joseph von Sternberg, 1931), doublé maladroitement pour la Suède dans les studios français de Joinville-le-Pont. La Suède opte définitivement pour le sous-titrage en 1932, année après laquelle toute tentative de doublage sera abandonnée. Dans une intervention consacrée à la technique du doublage et à l’esthétique du cinéma parlant, Charles O’Brien (Université Carleton, Canada), a rappelé l’une des grandes particularités des premiers doublages de films américains destinés à l’Europe : ils étaient réalisés à Hollywood, jamais délégués. Ce n’est que plus tard que les pays destinataires de ces films ont pris en main ce processus. Charles O’Brien a passé en revue les conséquences, pour l’esthétique des films, du développement du parlant concomitamment à celui des techniques du doublage, et notamment les changements dans le montage : le son permet désormais de filmer la réaction d’un personnage aux propos d’un autre pendant que celui-ci les prononce (ainsi que le note Hitchcock dans « My own methods », Sight and Sound, 1937) ; des cadrages particuliers et/ou des accessoires permettent de cacher la bouche des personnages pour faciliter le doublage (voir Waltzes from Vienna [le Chant du Danube] d’Hitchcock, ou M [M le maudit] de Fritz Lang) ; des plans rapprochés sont re- tournés pour les versions doublées ; des photogrammes sont ajoutés pour ajuster le synchronisme des dialogues, etc. Carol O’Sullivan s’est, elle, intéressée au développement des normes de sous-titrage dans les premiers temps du parlant, en étudiant la dizaine de films diffusés avec des sous-titres dans les cinémas londoniens en 1932. Si la disposition des sous-titres conserve dans les premiers temps les caractéristiques des intertitres (dialogues entre guillemets, sous-titres sur plus de deux lignes), O’Sullivan a noté au fil de l’étude de ces copies d’époque que les normes du sous-titrage moderne s’étaient installées très rapidement. Mettant en évidence les différences de traitement d’un film à l’autre (de Westfront 1918 [Quatre de l’infanterie, Georg Wilhelm Pabst, 1930] accompagné de quelques cartons d’intertitres qui traduisent les rares dialogues, aux 230 sous-titres de Mädchen in Uniform [Jeunes filles en uniforme, Leontine Sagan, 1931]), elle a également exposé les difficultés qui se présentent pour qui veut étudier ces pratiques pionnières de sous-titrage : disponibilité des copies, « survie » des supports, opérations fastidieuses consistant à compter et à retranscrire les sous-titres, etc.

4 Dans cette perspective historique, plusieurs intervenants ont également abordé la réception par le grand public et la presse de ces nouveaux films traduits. Martin Barnier (Université Lumière Lyon 2), évoquant les versions multilingues et les doublages de la Paramount à Joinville-le-Pont au début des années 1930, a ainsi rappelé que la projection de films en version originale sans aucune forme de traduction avait ponctuellement donné lieu à des émeutes dans les cinémas français et que le développement hâtif des premières formes de traduction audiovisuelle et des versions

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multiples était d’abord né d’une peur panique de l’industrie cinématographique hollywoodienne à l’idée que ses films soient rejetés en bloc à l’étranger. C’est ainsi que la Paramount investit dix millions de dollars pour faire construire le grand complexe cinématographique de Joinville où seront réalisés de nombreux films français parlants, mais aussi d’innombrables doublages. Barnier est revenu sur le débat, très présent dans les revues spécialisées de l’époque, sur l’acceptabilité du doublage, vu dans un premier temps comme un « poison » pour l’industrie française du cinéma. En témoignent le courrier des lecteurs, souvent véhément à l’endroit du dubbing, et les articles dans lesquels les critiques de cinéma ne se privent pas pour donner leur avis sur la question. Ce n’est que fin 1931 que certaines revues commencent à admettre qu’un doublage peut être de qualité (dans le cas de Morocco [Cœurs brûlés, Josef von Sternberg, 1930], les revues Bordeaux-ciné et Pour Vous soulignaient à sa sortie qu’il était impossible d’entendre la différence entre la voix de Marlene Dietrich et celle du doublage). Dans la même veine, Charles O’Brien a lui aussi retracé les débuts du « champ d’expérimentation » du doublage et évoqué les controverses provoquées par ce mode de traduction des films (controverse incarnée par exemple par Jean Renoir, qui jugeait que la séparation de la voix et du corps induite par le doublage constituait une violation de l’intégrité humaine). Citant abondamment la presse d’époque, il a rappelé qu’aux États-Unis, Variety prononçait en 1930 la mort du doublage (« dubbing is out for all time » [le doublage est fini à jamais] pouvait-on lire dans le numéro du 9 avril 1930), tandis qu’en 1931, un sondage publié dans la revue française Pour Vous témoignait au contraire du succès des films doublés : un signe de plus des contradictions de ces débuts chaotiques. Lucy Mazdon (Université de Southampton, Royaume-Uni) s’est intéressée à la réception des films « continentaux » (en l’occurrence, français pour l’essentiel) au Royaume-Uni dans les années 1930 et a relaté les activités de la Film Society, créée en 1925 par une poignée de cinéphiles parmi lesquels les critiques Iris Barry et Ivor Montagu. Très actif (avec quelque 110 films montrés entre le début des années 1930 et 1939), ce ciné-club projette dès sa création des films étrangers rejetés par les circuits de distribution grand public pour des raisons commerciales ou idéologiques. La Film Society s’adresse à la classe moyenne voire supérieure et porte une ambition d’éducation du public, dans une optique à la fois démocratique et sélect. Elle fait naître un goût pour l’excellence cinématographique, la différence, l’exotisme, et contribue – avec d’autres lieux spécialisés, comme l’Everyman Cinema de Hampstead – à définir aux yeux des spectateurs britanniques la notion de film français de qualité. Dès cette époque, au Royaume-Uni, le sous-titrage devient la forme de traduction audiovisuelle privilégiée (le doublage ne rencontrera jamais un grand succès outre-Manche), avec des pionnières du sous-titrage telles que Julia Wolf et Mai Harris.

5 Une autre constante dans bon nombre des contributions concerne l’intérêt manifesté par le pouvoir politique pour les modalités de la traduction audiovisuelle dès les premières années d’existence du doublage et du sous-titrage. Rachel Weissbrod a ainsi très bien mis en lumière l’action des censures britannique et sioniste au temps des débuts du parlant dans la Palestine sous mandat britannique. Les films importés étaient mal vus, car ils supposaient l’exposition du grand public à une langue étrangère. Une « brigade de défense de la langue » se battait pour que l’hébreu conserve la préséance sur toute autre langue (y compris et surtout le yiddish, « the most dangerous of all foreign languages », lisait-on dans le quotidien Doar Ha-Yom en 1930). Au Japon aussi, Markus Nornes a évoqué les difficultés rencontrées par les benshi dès les années 1920 : certains les qualifiaient d’« impurs », souhaitaient leur élimination pure et simple, tandis que

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les lois sur la censure se renforçaient à cette même époque. Les cinémas poussaient donc leur benshi à se montrer moins extravagants dans leurs interprétations et à respecter davantage les dialogues de la version originale.

6 De nombreuses interventions ont également fait la part belle aux questions liées à la conservation et à la restauration des versions linguistiques des films. Si la question de l’archivage des versions doublées et sous-titrées (et ses conséquences pour la circulation des copies) a été évoquée par Cornu dès la première session du colloque, « Splendid Innovations » a aussi longuement donné la parole à des professionnels de la restauration et de l’archivage, principalement sur la question spécifique de la traduction des intertitres du temps des films muets. Paolo Cherchi Usai (George Eastman House, États-Unis) a rappelé combien les musées et archives cinématographiques avaient longtemps négligé la traduction audiovisuelle, considérant les intertitres étrangers comme des éléments jetables ou prêtant peu d’attention à la lisibilité des traductions affichées à l’écran. Dominique Moustacchi (Archives françaises du film du CNC) a quant à elle longuement évoqué les problèmes qui se posent lors de la restauration des intertitres français et étrangers des films muets : on le sait, les opérations de restauration sont particulièrement délicates dans le cas de films datant des débuts du cinéma dont ne subsistent souvent que des fragments. En outre, l’accent est plus souvent mis sur l’image et, éventuellement, la couleur ou le son, que sur les intertitres qui restent le « parent pauvre » de la restauration. Certains films nous sont parvenus dans des copies surchargées d’intertitres (une pratique datant de l’époque où les films étaient vendus au pied ou au mètre de pellicule) tandis que d’autres en sont dénués. Certaines œuvres des années 1910 ont été conservées dans des copies des années 1920, époque à laquelle la pratique en matière d’intertitres avait déjà évolué. En outre, les intertitres étaient parfois ajoutés par les distributeurs locaux, de sorte que plusieurs versions coexistent. Se pose donc la question de savoir quelle version choisir et quelle « éthique de la restauration » appliquer. À titre d’exemple, Moustacchi a détaillé les étapes de la restauration de plusieurs films, et notamment de La mirabile visione (Luigi Sapelli, 1921). Le CNC en possède une copie de distribution française incomplète, tandis qu’une copie italienne est conservée à la Cineteca nazionale de Rome ; les deux, combinées, permettent de reconstituer 85 % de l’œuvre. Des difficultés linguistiques se posent : la version italienne utilise des textes originaux de Dante, c’est- à-dire une langue archaïque ; la copie française présente une traduction littérale et bâclée, très difficile à suivre. Après quelques tâtonnements, il a été décidé de produire une version restaurée en italien, indiquant les endroits où les intertitres avaient été recréés, et de la doter de sous-titres français pour le public francophone. Thomas Christensen (Archives du cinéma du Danemark) a bien mis en évidence, lui aussi, la tension entre les aspects esthétiques, pragmatiques et financiers qui sous-tend tout projet de restauration et les problèmes qui se posent au quotidien dans son institution : la destruction ou la modification irrémédiable de supports originaux, ou encore les choix à opérer en présence d’un film doté de sous-titres datant d’avant la réforme orthographique de 1948 en danois. Enfin, Bryony Dixon (British Film Institute, Royaume-Uni) a présenté et illustré de très nombreux cas de figure problématiques pour la restauration d’intertitres, tels que la restitution des niveaux de langue, le traitement de certains intertitres très sophistiqués (colorés et parfois animés, dès les années 1900, ce qui les rend difficiles et onéreux à reconstituer) ou encore le cas particulier d’un film anglais dont seule une copie néerlandaise subsiste, mais dont la

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presse d’époque relate que ses intertitres étaient rédigés en cockney (argot londonien), ce qui pose avec une acuité particulière le problème de leur reconstitution.

7 Dans leurs remarques de clôture, les deux organisateurs se sont placés, de manière ambitieuse, sous les auspices du célèbre congrès de la FIAF à Brighton en 1978, formulant le vœu que ce colloque-ci ouvre de nouvelles perspectives pour l’historiographie de la traduction audiovisuelle, comme son prédécesseur avait pu le faire pour le cinéma des premiers temps. On pourrait objecter que le congrès de Brighton offrait aussi aux chercheurs l’occasion de visionner un corpus de films jusque- là jamais réuni, mais on peut néanmoins saluer en « Splendid Innovations » un premier pas vers la mise au jour de spécificités nationales, temporelles et esthétiques liées à la traduction audiovisuelle. Ce colloque aura montré que la recherche sur ce champ, proche en cela davantage de la recherche en cinéma que de la traductologie, passe aussi par la recherche de copies, de sources non-film et de documents sur la production même des films traduits. Un problème peut-être insuffisamment évoqué est celui de l’identification (et de la citation) des auteurs des traductions de films, extrêmement variable selon les époques, les pays, les supports de projection. Il reste aussi à faire mieux connaître au grand public le résultat de ces travaux, qu’ils soient menés dans un cadre universitaire ou lors de restaurations : les éditions DVD ou Blu-ray gagneraient à s’enrichir de livrets ou de bonus sur l’histoire des versions linguistiques des œuvres.

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Colloque international « L’amateur en cinéma, un autre paradigme ? », 23-24 juin 2015, Université de Tours

Anna Briggs

1 Le colloque international « L’amateur en cinéma, un autre paradigme ? » (23-24 juin 2015, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance à Tours), organisé par Valérie Vignaux (Université de Tours) et Benoît Turquety (Université de Lausanne), est né de l’intérêt grandissant pour les films amateurs, les organisateurs du colloque souhaitant questionner les pratiques des amateurs en cinéma et inviter les participants à problématiser ce qui émerge comme un nouveau paradigme.

2 Trois axes de réflexion étaient proposés : les techniques et dispositifs, afin de définir un cadre historiographique et épistémologique, tout en soulignant la dimension pédagogique et démocratique des pratiques amateurs ; une réflexion comparative, par le biais d’études de cas discutant des méthodes et outillages conceptuels de la recherche sur le cinéma amateur avec, au centre de l’interrogation, la relation entre l’amateur en cinéma et le cadre institutionnel dans lequel il opère ; enfin, la nature discursive et contestataire du modèle amateur invitant à interroger, notamment à travers l’exemple de corpus de films militants ou expérimentaux, la critique des représentations intrinsèque au choix de créer sur un support amateur. L’accent était ainsi mis sur la multiplicité des pratiques à analyser, de l’intimité familiale aux œuvres et actions collectives. La variété des rôles de l’amateur en cinéma était également soulignée celui-ci pouvant être acteur, spectateur et producteur de son film. S’est engagé de la sorte un débat interdisciplinaire autour d’un paradigme en altérité par rapport à celui du cinéma professionnel. Plus largement, les organisateurs souhaitaient voir naître, à partir de la recherche sur le cinéma amateur, une nouvelle discussion sur notre rapport aux images animées.

3 L’introduction de Valérie Vignaux a tout d’abord souligné le flou catégoriel et les allers- retours de nombreux auteurs entre cinémas commercial et non-commercial, professionnel et amateur. Elle a retracé l’histoire du cinéaste amateur depuis celui des premiers temps, explorateur et pédagogue, en passant par le cinéaste familial, d’abord

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grand-bourgeois puis de classe moyenne, jusqu’au cinéaste de club amateur et de coopérative ouvrière et militante. Elle a montré qu’après-guerre, la critique cinématographique a réduit l’amateur en cinéma à un petit-bourgeois provincial produisant des films formatés, tandis que, dans le même temps, la « Nouvelle Vague », malgré son utilisation d’outils amateurs facilitant la prise d’images sur le vif, était reconnue comme un mouvement artistique grâce à la politique des auteurs. Dès lors un film comme le Rendez-vous des quais, réalisé en 1955 par l’instituteur Paul Carpita en amateur, et montrant la vie des ouvriers sur fonds de Guerre d’Indochine et de grève des dockers, est frappé de censure puis oublié par l’histoire du cinéma. L’amateur en cinéma est donc un sujet à explorer. Au-delà de la théorisation du secteur « cinéma amateur », l’examen de l’individu amateur et de sa relation aux autres par le biais du cinéma est nécessaire pour comprendre une pensée intégrée à une pratique, un paradigme. Cet individu est une figure éclatée occupant des rôles multiples, polyvalence qui inscrit l’amateur hors du système commercial et à l’intérieur d’une communauté partageant certains codes et valeurs. Singularité d’une approche ludique, solidaire et coopérative qui vient troubler les codes majoritaires donnant à voir l’amateur en cinéma comme une figure novatrice remettant en question les hiérarchies filmiques.

4 L’un des fils conducteurs du colloque a été le travail pionnier de Roger Odin, cité par la plupart des participants. Son intervention ouvrait d’emblée le débat en qualifiant le paradigme amateur de « précaire ». Le film de famille ne peut selon lui, être envisagé comme du cinéma, sa narration n’ayant de sens que pour les spectateurs possédant la mémoire des événements filmés. Il ne se plie pas aux normes du cinéma puisque sa fonction est d’activer une narration intérieure. Un montage narratif explicite apparaissant comme l’imposition d’un point de vue unique, arrêtant le flux du souvenir subjectif et l’élaboration collective de l’histoire familiale. Le film de famille, avec sa mise en scène relativement immobile et fragmentaire, perpétue d’après lui, le paradigme de l’ photo familial. D’ailleurs, l’évolution de l’écran jusqu’au téléphone portable, en passant par la visionneuse et le téléviseur, inscrit le film amateur dans un élan vers un support toujours plus mobile, avec une fusion actuelle entre photographie et film familial. Odin montra également que dans l’espace du club, l’ancien cinéaste familial a le désir de « faire pro », de correspondre à une production professionnelle grâce à un équipement plus lourd, une littérature foisonnante et un environnement compétitif de festivals. Le contenu filmé laisse ici place à une exaltation de la virtuosité technique : hobby qui témoignerait de l’aspiration de la petite- bourgeoisie à un monde propre. Odin a également montré comment l’espace de visionnement des films de cinéma, de la salle au web, en passant par le cinéma chez soi et le home video, produit une « amateurisation » du cinéma professionnel, conférant au spectateur les rôles de programmateur, projectionniste, bonimenteur, puis archiviste, critique, diffuseur, re-monteur, dans un processus d’appropriation et de re-création. L’engouement actuel pour les images amateur peut s’expliquer par la charge affective particulière portée par l’effet amateur : le manque de professionnalisme provoquant l’adhésion à une authenticité supposée. Odin a souligné à cet égard les dangers de l’exploitation télévisée des images amateurs comme documents incontestables, donnant en contrepartie l’exemple de Péter Forgács qui questionne et contextualise ce type d’images. Mais il s’agit ici de cinéma amateur professionnalisé, c’est-à-dire subissant une médiation par des professionnels à quoi s’ajoute la professionnalisation des cinéastes amateurs eux-mêmes, tout un chacun devenant témoin et reporter

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d’événements publics. La communication par le langage cinématographique apparaît dès lors comme une seconde langue : le spectateur qui lisait les films est à présent un communicateur cinématographique, s’exprimant avec le « moi de substitution » qu’est le smartphone et interagissant avec d’autres au travers des images. Cette compétence implicite appartient moins au domaine de l’amateur qu’à celui de la pratique du langage cinématographique désormais à portée de chacun : celui-ci est en effet aujourd’hui majoritairement utilisé pour la communication quotidienne.

5 Caroline Zéau s’est ensuite intéressée à l’analyse des dispositifs participatifs permettant les contributions d’amateurs dans le documentaire. Elle a porté ses regards sur deux productions de l’Office National du Film du Canada et a comparé le film Fogo Island de Colin Low, projet pilote élaboré dans le cadre d’un cinéma d’intervention sociale, développé à partir de 1967, avec le webdocumentaire The Interventionists réalisé par Katarina Cizek dans le cadre d’une résidence artistique. Malgré la multiplicité des options interactives sur les médias communautaires numériques, l’œuvre contemporaine apparaît comme moins participative, car elle privilégie le produit final aux dépens du processus. En effet, les expérimentations du cinéma-vérité et direct des années 1960, reposant sur une théorisation due à John Grierson, en raison de la participation des sujets et de la forme dialectique des œuvres, offraient à l’acteur amateur qu’est le personnage de documentaire, un rôle plus actif dans le processus créatif. Le cinéaste se positionnait alors comme médiateur. Ce projet-pilote des années 1960 montrait l’efficacité des dispositifs de cinéma politique de cette époque puisqu’ils donnaient à des communautés les outils qui leur permettaient de s’exprimer, de se redéfinir, de changer et de se représenter aux yeux du monde, grâce à une collaboration imbriquée dans chaque étape de la production.

6 Claire Scopsi a interrogé le statut des entretiens de mémoire filmés par des amateurs, en présentant le projet « Passerelles » de Mémoires d’Île de France : une initiative donnant aux associations porteuses de projets de collecte, des outils de formation, publication, valorisation et coopération. Trois démarches utilisées comme exemples afin de montrer différentes influences à l’œuvre dans les pratiques des cinéastes- historiens amateurs. Le projet « Mémorias » utilise les codes de l’histoire orale, éliminant toute subjectivité et effaçant les questions de l’intervieweur, tandis que « Resistenti » emploie une forme documentaire composée d’une variété de mises en scène d’entretiens entrecoupées de plans extérieurs. Alors que la forme novatrice du projet « Le bonheur brut collectif » affranchit les entretiens de l’objectif mémoriel pour explorer les modalités contemporaines du témoignage : la mise en relation entre témoins et internautes se fait ici directement, grâce à une médiation plus informatique que scientifique et à la revendication d’un amateurisme dans la mise en scène.

7 François Albera a ensuite identifié la commercialisation du format Super 8 comme moment pivot de la transformation du paradigme amateur d’une forme cinématographique à une autre comportant tous les aspects de l’ère numérique à venir. Alors que le cinéma puis la télévision se sont développés selon un modèle vertical, centralisé et institutionnalisé, le genre amateur a évolué dans la marge, selon un modèle fluctuant, horizontal et réticulaire. On bascule aussi, avec l’avènement « massif » du Super 8, d’une fonction artistique vers une fonction de communication. À partir du dépouillement de plusieurs années du Cinéma chez soi entre 1959 et 1963, l’attrait de la pratique du cinéma amateur est ramenée à trois facteurs : la possibilité de retrouver ses souvenirs, la communication avec autrui et la réalisation d’une œuvre

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personnelle. Auxquels s’ajoutent la possession symbolique des autres et la connaissance de soi par l’extérieur. Autant de traits que l’avènement de la technologie numérique a rendus quasiment universels réalisant le processus de subjectivation propre à la société capitaliste soit une exaltation de la liberté individuelle comme moyen d’assujettissement aux structures socio-économiques : d’un côté, l’aspect normalisant de l’industrie amateur, imposant les standards du cinéma commercial, de l’autre, la valorisation par des cinéastes modernistes de l’inventivité permise par les supports légers. Une autre ambiguïté se situe dans la distance entre l’image aimable de l’amateur comme cinéaste de famille et la vaste catégorie de films fonctionnels (médicaux, militaires, industriels...) ayant recours au format réduit qui appartiennent ambigument au même « genre ».

8 La seconde demi-journée était dédiée aux approches historiques. Anne Gourdet-Mares a révélé la minutie du développement technique de l’équipement Pathé-Baby commercialisé en 1922. L’analyse des cahiers des ingénieurs, récemment découverts au sein de la Fondation Jerôme Seydoux-Pathé, montre l’inventivité et le soin apportés aux améliorations successives qui ont permis l’avènement du cinéaste amateur. La réduction au format 9,5 mm de films produits par Pathé fut la première étape : cette invention du « cinéma chez soi » préparait le terrain pour une consommation domestique qui évoluerait naturellement vers un désir de projeter ses propres prises de vue. La mission des ingénieurs fut de simplifier l’équipement au maximum afin que l’amateur éprouve du plaisir à s’en servir et puisse rapidement obtenir des résultats de bonne qualité. Ils aboutirent une caméra compacte et légère permettant une utilisation spontanée et des dispositions palliant les inconvénients (l’absence de moteur compensée par l’inclusion d’un pied stabilisant la caméra durant les tours de manivelle, l’exclusion d’une bague de mise au point facilitant la préparation des prises de vue, la création de boîtes-magasins ergonomiques accueillant à la fois le débit et la réception de la bande permettant le chargement de bobines en plein jour). La pellicule 9,5 mm inversible s’appuya sur l’Autochrome Lumière, procédé d’un inversible en couleur pouvant être développé par les photographes amateurs. On effectua des tests pour obtenir un négatif contrasté, palliant la variété des conditions de tournage et l’inexpérience des opérateurs. Bien que la pellicule inversible ait été produite pour un développement par les amateurs eux-mêmes, Pathé offrit un service de développement pour ces bobines. Cette première phase de développement industriel a permis aux ingénieurs de remarquer les fréquentes erreurs d’exposition : un nouveau rapport entre exposition et immersion dans le bain révélateur fut étudié. D’autre part, l’examen des bobines reçues révéla la qualité médiocre de bon nombre de prises de vues : les défauts liés à l’équipement furent corrigés et ceux causés par l’inexpérience des amateurs engendrèrent un projet pédagogique s’appuyant sur la circulation de guides. Cependant la surexposition causée par le rythme inégal de la manivelle tournée à la main poussa enfin les ingénieurs à inclure un moteur, produisant ainsi une caméra correspondant réellement à l’usage spontané et non-professionnel désiré par les amateurs : cette nouvelle version fut commercialisée en 1928.

9 Teresa Castro a présenté une étude de cas sur le film Voyage en Angola, tourné en 1928-1929 par Marcel Borle. Le film fut réalisé lors de la première mission scientifique suisse en Angola : une expédition de chasse imaginée par le médecin Georges Hertig et l’industriel William Borle qui prit un tour scientifique à l’instigation du naturaliste Albert Monard. Borle, cinéphile inexpérimenté du point de vue technique, fut chargé par son père William de tourner un film et prendre des photographies. En plus du film,

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son journal foisonnant forme le corpus de l’étude de cas. La vocation de ce film était de documenter un voyage : le regard se pose de façon temporaire et curieuse sur ce qui est exotique et nouveau. Castro a mis le travail de Borle, caractérisé par la rencontre subjective avec l’altérité, en regard avec les films réalisés un peu plus tard en Angola durant d’autres expéditions de collecte ethnographique et naturaliste. L’Américain Wilfrid Hambly tourne en 1930 Journey in Southern Angola : ce film est marqué par une rhétorique « exotisante », l’appropriation du monde par la technique et l’objectivation de l’Autre. Les courts métrages tournés en 1930 par l’Allemand Hermann Baumann sont des documents ethnologiques, des archives visuelles indépendantes du procédé de narration itinérante. Enfin, les sobres films des sœurs anglaises Powell-Cotton, réalisés en 1937, appartiennent à une démarche de recherche et d’enregistrement scientifique mais sont également des films amateur. D’un côté, l’attention de Borle envers les porteurs, danses et instruments de musique confèrent a posteriori un intérêt ethnographique au film, mais cela n’en fait pas un film ethnologique. D’autre part, la vocation avant-gardiste du film, la préparation et l’expérimentation intensive durant sa production et l’équipement professionnel utilisé (le 35 mm) empêchent de définir Voyage en Angola comme un film amateur. Ainsi, Castro décrit le statut ambigu de ce cinéaste comme symbolique d’une relation forte mais floue entre pratique amateur et cinéma ethnographique des premiers temps. Cette ambiguïté a poussé les ethnologues à professionnaliser la documentation filmique de leur recherche pour légitimer la valeur scientifique des images.

10 Louis Pelletier a décrit les racines artisanales du cinéma gouvernemental québécois en analysant un patrimoine encore peu exploité : les fonds du Service de ciné- photographie, institut créé par le gouvernement québécois en 1941 dans l’ombre de son équivalent fédéral, l’ONF fondé en 1939. Alors que l’ONF offrait un large éventail de services de production, le SCP coordonnait ses instances locales utilisant des amateurs. Bon nombre de ces sous-traitants étaient des prêtres. Le SCP a ainsi été instrumentalisé par le gouvernement québecois conservateur de l’après-guerre pour contrer l’influence de l’ONF, perçue comme centralisateur et communisant. Pelletier s’est penché en particulier sur les filmographies des années 1940 et 1950 pour montrer l’opposition entre deux modèles : du côté de l’ONF, le fondateur Grierson instaura un système d’innovation touchant tous les aspects de la création (la guerre ayant permis le recrutement de cinéastes comme Joris Ivens et Norman McLaren) et s’appuyant sur le riche terrain des ciné-clubs amateurs canadiens dont certains membres furent professionnalisés par l’institution. Tandis que le SCP travaillait avec des cinéastes isolés entre lesquels il n’y avait aucun échange. Les opérateurs, sous l’égide du premier directeur du SCP Joseph Morin, suivaient un même modèle formel : celui de la conférence illustrée avec images picturales, colorées, accompagnées de musique insignifiante, un discours oral accompagnant la projection, plaquant une interprétation unique sur les images et inscrivant leur circulation dans un circuit propagandiste. Le film était un outil propre à renforcer une identité à préserver de l’influence extérieure. Au-delà des groupes de gauche et de cinéastes expérimentaux, le SCP cherchait à court- circuiter l’influence d’un autre ennemi : le cinéma hollywoodien. Le choix du format 16 mm permettait, en effet, de concurrencer le réseau des salles commerciales. Et l’utilisation du Kodachrome offrait plusieurs avantages : la démarcation par rapport au cinéma américain en noir et blanc ; la facilité pour les amateurs de créer des contrastes chromatiques et l’exaltation de l’authenticité de la nature et du folklore local. Il fallut

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attendre les années 1960 pour que le SCP finisse par changer et corresponde au modèle moderne proposé par l’ONF.

11 Pierre-Emmanuel Jaques a ensuite parlé du ciné-club amateur comme espace de sociabilité en utilisant l’exemple suisse. Partant du constat que les recherches sur le cinéma amateur ont longtemps privilégié le film de famille, il a évoqué des études autour du film orphelin comme paradigme utile pour analyser d’autres genres. Il s’est intéressé à l’éclosion dans les années 1960 d’un « nouveau cinéma suisse », et sa description dans la revue In freien Stunden, par le critique Jürg Bär. Les ciné-clubs amateurs ont pour principales caractéristiques : le non-professionnalisme, l’échange de savoirs grâce au périodique de la fédération ou dans les clubs, et un moment de rassemblement lors d’un concours national. Celui-ci apparaissant comme le moteur des activités des clubs, puisqu’il donne un cadre à la production, en définissant des catégories de genres acceptés et lui confère un rythme annuel. La pratique collective en club permettait de partager des ressources pour réaliser des productions plus ambitieuses, et en posant des limitations techniques, elle incitait les membres à cultiver leur inventivité. Jaques a, pour appuyer son argumentation, cité le film l’Heure H, réalisé en 1936 par le club de Lausanne, celui-ci étant un parfait exemple de l’esthétique et des liens sociaux propres au ciné-club amateur. Ce film extrêmement réflexif, jusqu’à la mise en abîme, en montrant de façon ludique le fonctionnement du club, sert à la fois de démonstration d’une virtuosité technique et d’écriture et d’invitation pour de nouveaux membres.

12 La troisième demi-journée du colloque, dédiée aux figures de l’intime, a été inaugurée par Giuseppina Sapio. Son approche, englobant à la fois la réalisation et la réception des films de famille, lui permet d’affronter la problématique de la prise de conscience des dynamiques familiales à travers la pratique du cinéma amateur. Dans cette méta- famille existant sur les images, Sapio a trouvé trois dimensions : la dimension énonciative ou méta-communicationnelle caractérisée par un degré d’abstraction et de distanciation, l’esthétique du lien qui illustre à la fois la personnalité du filmeur et de son personnage, et les discours et relations affectives développés lors du visionnage. Un regard, un code familial spécifique serait ainsi formé grâce à cette pratique, décliné en une grammaire audiovisuelle utilisée ensuite par les membres pour accepter ou refuser leur rôle dans le groupe. Sapio a projeté trois extraits de films créés par un amateur ayant documenté les étapes de sa vie familiale, notamment en Inde où sa fille fut adoptée. Le bébé est d’abord cadré de façon rapprochée : on filme son visage pour l’intégrer au groupe et construire la parenté. L’enfant est ensuite dirigée comme une actrice qui n’apprécie peu ce frein à sa spontanéité. Enfin, la jeune femme devient le personnage central d’un film montrant une visite en Inde, vécue à travers son regard. Avec cet exemple, Sappio montre comment la pratique du film amateur agit comme un véhicule d’intégration symbolique de la fille par son père et, une génération plus tard, d’apprentissage de la parenté pour la fille, à présent mère.

13 Beatriz Rodovalho a ensuite présenté le fonds de films de la famille Cachia formée d’un père d’origine pied-noir, d’une mère bretonne et de leurs enfants. Ceux-ci ont vécu en France, en Tunisie et à Madagascar. S’appuyant notamment sur les travaux de Tom Gunning et Sylvie Lindeperg, Rodovalho a illustré comment les films, mémoires prothétiques ou exo-mémoires, agissent sur plusieurs niveaux en s’inscrivant dans de nombreuses dynamiques de mobilité et de relation. Le mouvement était au centre de ce corpus : d’abord celui des images mobiles et des corps devant la caméra ; caméra elle-

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même péripatétique car transportée entre divers continents ; puis les pellicules épistolaires étaient envoyées depuis l’Afrique vers le reste de la famille en Bretagne comme des cartes postales animées ; enfin, depuis l’espace familial protégé des aléas de l’histoire, elles ont été déposées dans l’espace des archives soumis à l’analyse historique. La relation entre champ et hors-champ était aussi indiquée comme un outil de lecture pour ces images. En effet, lors de séjours en terre étrangère, malgré des tentatives d’immersion dans la vie autochtone, la caméra opère une séparation entre deux plans alternés. D’un côté, les visions panoramiques des monuments et paysages, les images de l’Autre, du populaire et de la ruralité sont enregistrées et appropriées par un regard « exotisant » et post-colonial, de l’autre les membres de la famille monumentalisés portent en eux le foyer, le chez-soi mobile et distinct de l’espace géographique environnant. La caméra amateur apparaît ainsi comme outil fondateur de la construction d’une identité familiale, dans l’altérité et le mouvement constant.

14 Chiara Rubessi s’est penchée sur les pratiques du cinéma amateur en Italie. Elle a décrit les activités de l’Association Home Movies qui a constitué une archive nationale du film de famille. Le but de l’institution étant de préserver la mémoire visuelle de la société italienne à travers le prisme de la famille, elle présente ses collections comme autant de témoignages d’événements uniques et récurrents. Rubessi a exploré les problématiques de déplacement du film de famille depuis l’espace domestique vers l’extérieur par le biais de la valorisation patrimoniale. Elle a ainsi présenté le projet « Archivio Aperto », une initiative de double ouverture puisque permettant aux visiteurs de découvrir l’institution de conservation mais aussi de faire voyager les films à travers la ville cinéphile de Bologne. Le projet laissait une très large place à l’interprétation artistique : on proposait ainsi des projections gastronomiques, des installations vidéo et des trekkings urbains reprenant les déplacements documentés dans les films. La déambulation au sein d’une archive en extension est aussi le principe curatorial d’une médiation numérique proposée par l’application Play the City RE, dédiée à la ville de Reggio Emilia, celle-ci permettant d’explorer l’espace urbain par le biais d’une géolocalisation activant le visionnage de films patrimoniaux, afin de réanimer une ville disparue.

15 Les présentations suivantes avaient également pour sujet l’intime, mais à partir de figures de cinéastes indépendants. Dominique Bluher a présenté l’œuvre du prolifique Joseph Morder. Ce filmeur (selon la formule d’) amateur ou « filmateur » autoproclamé, a en effet réalisé plus de neuf cents films dont un journal de trois cents heures toujours en cours. Cette filmographie autobiographique fleuve est issue d’une pulsion archivistique, le poussant à enregistrer sa vie. À laquelle s’ajoute une pulsion de fiction car son cinéma est fondamentalement romanesque, inspiré des classiques littéraires. Démarche qu’il a réfléchi à la suite d’une programmation de certains de ses films à la Cinémathèque française, lorsqu’il a constaté que son documentaire tragi- comique Avrum et Ciporja (1973), où il scénarisait une journée dans la vie de ses grand- parents juifs ayant survécu à la Shoah, était mieux reçu que ses autres films « amateurs ». Il a par la suite, développé en Super 8, à partir de thèmes autobiographiques, un style toujours plus personnel et fantasque. Dominique Bluher à partir de l’œuvre de Morder, a développé le concept d’« anatopisme », elle a ainsi montré que le tournage en Super 8 donne au cinéaste, de nombreuses libertés : il tourne de façon mobile, monte durant la prise de vues, manipule la postsynchronisation pour dissocier ou associer images et sons – ce qui confère à son style l’audace de l’amateur expérimental. Tandis que l’usage du Kodachrome 40 donne

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aux films une saturation chromatique digne du mélodrame hollywoodien. Ainsi, la mise en scène de son passé et de son histoire familiale marqués par la diaspora (en Pologne, en Équateur et à Trinidad), avec des acteurs déambulant dans des décors clairement français, appartient moins à une violation incongrue de la topologie qu’à une coprésence espace-temps, une superposition qui figure la survivance du passé dans le présent.

16 Juliette Goursat a rapproché une partie des filmographies de Dominique Cabrera et de Boris Lehman. Rappelant que si Lehman se définit comme un cinéaste autobiographique et amateur, seuls certains films de Dominique Cabrera relèvent de cette démarche. Dès lors, cette définition particulière de l’amateur ne provient pas d’un modèle normatif, il s’agit plutôt d’une identité fluctuante et complexe. Les aspects communs de leurs œuvres nous aident à comprendre comment l’entreprise autobiographique forme un processus de travail en amateur. Selon Goursat, la question économique est ici centrale : l’autoproduction, le travail solitaire et le financement en post-production sont intrinsèques à un processus où le cinéaste serait incapable d’écrire un scénario. La diffusion confidentielle, en présence des cinéastes, basée sur un dialogue et une approbation initiale des proches, forme un autre point commun. Le mode de fabrication bricolé, pauvre et artisanal repose sur un montage qui éclaircit a posteriori un procédé tâtonnant. La position de l’amateur émerge en effet quand le cinéaste se met au cœur de son film : la difficulté à trouver la juste place et distance avec ses proches ou sa famille déconstruit la subjectivité. Enfin, en les comparant aux frères Lumière, Goursat qualifie Cabrera et Lehman d’« archaïques », car leur démarche autobiographique les oblige à tout réapprendre et réinventer, et d’« utopiques », car ils aspirent à l’autonomie et la liberté.

17 Introduisant la quatrième demi-journée du colloque dédiée aux cinémas différents et militants, Stéphane Gérard et Vivien Sica ont évoqué, au prisme de l’amateur, l’œuvre de Lionel Soukaz, cinéaste toujours ancré dans le présent et l’actualité, mettant en lumière les vies d’êtres déchaînés et contestataires. Son usage du Super 8, inscrit le cinéaste dans une communauté de partage d’équipement, tandis que la légèreté de la technique permet l’affirmation d’un style effréné, conforté par le fait que ce format le protège de la censure frappant les films à thématique homosexuelle. Il poursuit à présent, en caméscope, un Journal Annales de plus de 2 000 heures, le nouveau média offrant de plus une interaction facile entre texte et image. Son film emblématique Race d’Ep, couronné de succès commercial, correspond à la tentation professionnelle typique de l’amateur puisque Soukaz a en effet cherché à constituer une société de production viable, entreprise paradoxale car les formats « commerciaux » reposent le plus souvent sur des formes narratives fictives, contraires à son expression désirante et pulsionnelle. Gérard et Sica ont ensuite exploré la définition proposée par Odin de l’amateur « autre » ou d’avant-garde. Soukaz déstructure le langage filmique par ses films expérimentaux comme Ixe ; il explore le courant personnel du « je » dans son Journal et d’autres films autobiographiques ; et s’inscrit enfin dans un courant politique militant, exprimant le « nous », notamment celui des communautés homosexuelles décimées par le Sida. Cette tension politique produit ce que Patricia Zimmermann qualifie de cinéma amateur créateur d’histoires diversifiées, s’opposant à l’histoire unifiée imposée par les institutions. Dans l’État tire dans le tas, Soukaz offre notamment une pluralité de points de vue et de sources sur un mouvement de lutte pour le logement, en mettant à disposition les rushes du film sur internet.

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18 Mélisande Leventopoulos s’est, quant à elle, intéressée aux pratiques audiovisuelles et cinématographiques au sein de l’Université de Vincennes, montrant l’évolution entre 1969 et 1980 des modalités d’apprentissage par le biais de la production audiovisuelle, qui incarnait alors la modernisation de l’enseignement depuis la fondation de cette institution après mai 1968. La chronologie des productions montre une égalité croissante dans les relations entre personnels, enseignants et étudiants et un accès toujours plus libre aux moyens techniques avec l’encouragement à l’expérimentation, formant ainsi un riche terrain pour une pratique amateur qui est partie prenante de l’apprentissage universitaire. Or, le service audiovisuel de l’université était au départ, principalement un outil d’enregistrement de cours. Pierre Sorlin l’inaugure en 1971 avec la réalisation collective de films avec les étudiants souhaitant montrer comment la compréhension des modalités de conception du produit audiovisuel s’articule avec celle de la construction du discours historique. Initiative à laquelle succède celle de Monika Bellan permettant aux étudiants de manipuler conjointement pratique linguistique et écriture audiovisuelle. Par la suite, la création d’une commission des usagers du service audiovisuel, va assigner au service une mission de formation, tandis que la progressive autogestion des équipements en raison de leur maniabilité accrue permettra la production du projet géographique Larzac la lutte continue (1976-1977), film qui marque un tournant vers un usage militant et réflexif de l’audiovisuel. Ainsi, lors de la crise menaçant la fermeture de l’Université entre 1977 et 1979, plusieurs projets filmiques valorisant et défendant la spécificité pédagogique de l’université, vont voir le jour montrant que l’audiovisuel est à présent devenu un des langages naturels de communication.

19 Sébastien Layerle a présenté l’étude du groupe de cinéastes militants bretons Torr e benn (« Casse-leur la tête ! »), actif entre 1972 et 1975 et animé par Jean-Louis Le Tacon. Sur fond de guerre du lait, grèves, installation de centrale nucléaire et réveil culturel et artistique de la Bretagne, ce groupe se donne pour mission de produire des actualités filmées afin de constituer une mémoire populaire des luttes, alors que les médias et cinéastes professionnels sont absents sur le terrain. Voici la colère bretonne forme une représentation de la grève de l’intérieur, utilisant comme porte d’entrée une discussion ouvrière. Pour Nous irons jusqu’au bout, le groupe prête la caméra à des grévistes, avant un montage collectif. L’Affaire de Guern retrace, grâce à un procédé de tournage particulier, la fête-lutte contre l’appropriation abusive de terres communales : des opérateurs tout d’abord séparés se rencontrent enfin par le biais du tournage et de la danse. La marche du Larzac, vue d’un œil breton, dernier film de Torr e benn, documente quant à lui la marche de paysans bretons vers le Larzac, dans une perspective de convergence internationaliste. Pour Layerle, on peut remarquer l’influence de Dziga Vertov car le groupe emploie le commentaire, le titrage, l’animation, le montage didactique, la chanson et la danse. Ces ciné-tracts détournent le Super 8 de sa fonction de produit de consommation pour en faire un outil de contre-information. D’autre part, le format permet une très large distribution relayée par les associations, comités d’entreprises, syndicats ou groupes de cinéma militant comme l’Agence populaire d’information cinématographique. Ce cinéma est enfin apprécié dans les nouveaux festivals dédiés au Super 8, on le retrouve dans les soirées Ciné-crêpes « où la tête et le ventre sont rassasiés ».

20 En clôture du colloque, Cécile Tourneur offrit une redéfinition du cinéma amateur par le biais des écrits de Maya Deren, Stan Brakhage et Jonas Mekas, parus en particulier

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dans la revue Film Culture qui accueillit différents manifestes. Pour ces amateurs auto- proclamés, le cinéma est une façon de vivre, d’être en relation avec les autres, de se mettre à nu. Deren dans Amateur versus professional (1959) revalorise le rôle de l’amateur qui crée par amour et non par nécessité. Il conquiert la liberté de mouvement du cadre et des corps (le sien et celui des sujets filmés), par rapport à la contrainte des mots dans le cinéma commercial. Mekas reprendra cette définition pour qualifier son propre travail : la came´ra devient un prolongement de son œil, mais aussi de sa main, de son corps tout entier. Dans ses écrits, il revendique la solitude positive du cinéaste amateur qui crée le film du début à la fin, celle de l’artiste, comme le peintre ou le poète. Enfin, Brakhage joint dans son cinéma amateur une approche underground à une pratique familiale. Dans De´fense de l’amateur (1971), il insiste sur la qualification du film amateur comme home movie, le foyer étant l’espace mental et physique mobile dans lequel l’amateur se sent à l’aise pour créer.

21 Le colloque a été enrichi de projections, en présence de leurs réalisateurs, des films Grandir (2013) de Dominique Cabrera et de l’Arroseur arrosé, Album 1, (le) Rendez vous et Histoire d’un déménagement de Boris Lehman, séances qui ont été l’occasion de mettre à l’épreuve des images, les différentes réflexions proposées ci-dessus.

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Exposition : J’aime les panoramas !

François Albera

1 Le titre de cette exposition conçue et montrée à Genève (Musée Rath – 12 juin-27 septembre 2015) et Marseille (Mucem – 3 novembre 2015 – 29 février 2016) tire cette exclamation d’une réplique d’OSS 117 dans le Caire nid d’espions (2006), affichage, sans doute, de la part des commissaires, de leur dessein moins historique et archéologique que « contemporain » dans l’abord de leur objet, les panoramas, ces dispositifs spectaculaires nés au XVIIIe siècle et qui connaissent un succès public au cours du XIXe sont notoirement oubliés pendant toute une période avant de revenir en grâce de nos jours.

2 On s’intéresse aux panoramas (dioramas et autres) depuis plusieurs décennies dans le cadre des travaux sur les spectacles populaires et les dispositifs de représentation en faveur avant l’émergence du cinématographe et on s’intéresse aux usages qu’on en a fait et qu’on en fait à nouveau, le plus souvent nationalistes (en particulier dans les mémoriaux et musées de la guerre). François Robichon a, à cet égard, mené, semble-t-il, en pionnier (dès 1981), des travaux précis et précieux de socio-histoire très documentés sur « le panorama spectacle de l’histoire » (le Mouvement social, 1985) ou « les panoramas militaires après 1870 » (Revue suisse d’archéologie, 1985). Il montre bien les enjeux qui traversent ces spectacles depuis 1792 sur les plans du rapport au spectateur « immergé » dans l’image proposée à sa vue et sur celui des tâches idéologiques assignées à ce dispositif sur la base de l’illusion de réalité recherchée – et semble-t-il obtenue, à condition d’en améliorer sans cesse les moyens (ainsi l’adjonction des « avant-plans », rochers, mannequins). Mais il montre aussi quelles furent les phases de succès et de déprise à l’endroit des Panoramas au cours du XIXe siècle en lien avec l’évolution des publics et les nouvelles modalités de représentation qui apparaissent. Walter Benjamin qui s’est intéressé à plusieurs reprises aux panoramas (dans Enfance berlinoise et dans Paris capitale du XIXe siècle) écrit qu’ils « annoncent une évolution de l’art vers la technique » et « traduisent en même temps un sentiment nouveau de la vie ». La peinture, à cette époque, échappe, en effet, de plus en plus à son espace autonome et auto-référentiel pour devenir spectacle et « spectacle d’illusion » (Balzac). Cette spectacularisation de la peinture s’effectuant par le biais des formats et de la mise en scène : rappelons la présentation du « Christ marchant sur les eaux » du peintre Carl

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Markowitch dans Bel Ami. Grâce à l’électricité et au format de la toile, à sa disposition au sol, les spectateurs sont captés par le tableau et Maupassant évoque une véritable hallucination de Georges Duroy. La présentation, à Londres, du Radeau de la Méduse, compte tenu de sa taille et du réalisme de la scène, avait déjà été apparentée à un spectacle de panorama. Comme des années plus tard l’Enterrement à Ornans et comme Guernica dans le pavillon de la République espagnole en 1937. Avec le panorama la vision est ainsi de plus en plus « machinée » : on a désormais affaire à une scénographie complexe incluant le bâtiment où se trouve la « peinture », le cheminement pour parvenir à la plate-forme d’où la regarder, l’éclairage zénithal modulé en fonction d’effets recherchés et les dimensions (plusieurs dizaines de mètres) de l’image visant à submerger le spectateur, l’envelopper et lui faire perdre tout « point de repère » (dit Germain Bapst). Par ailleurs le panorama signe l’incorporation de la campagne par la culture citadine sous les espèces du paysage. Et, au-delà, il fait voyager dans le monde entier, participe d’une appropriation du monde (le travelogue). Cette spectacularisation va se porter très tôt (« La flotte anglaise à Porthmouth », 1792) sur la guerre, les conquêtes, les victoires ou les défaites (batailles napoléoniennes, retraite de l’armée de Bourbaki). En jouant de l’illusion, en cherchant à abolir la différence entre art et nature, le panorama, à cet égard, sort de l’art et va du côté de l’industrie, de la reproduction, de la duplication, du marché. Il sera donc l’objet d’une esthétisation d’une part et d’une volonté de légitimation pédagogique (« l’enseignement par les yeux »).

3 Les sections historiques de l’exposition offrent maint matériaux et documents passionnants concernant ces phénomènes (à commencer par le premier dessin de Fulton) sans cependant fournir beaucoup d’explications au visiteur car la scénographie adoptée vise à placer sans cesse ce dernier en position de spectateur, dans une sorte de redoublement de l’objet et de son exposition. On assiste ainsi progressivement à une « esthétisation » qui affranchit le phénomène de son ancrage non seulement historique mais social et technologique. Ainsi ne s’est-on pas intéressé – à Genève – au « Panorama de Plainpalais » ou au « Diorama » du Boulevard Georges-Favon des années 1880, ce qui aurait offert une occasion de mieux saisir le fonctionnement de ces spectacles, leur inscription urbaine, architecturale, leur fonction d’attraction et d’édification.

4 A cet égard l’évolution des publics, en fonction notamment de la baisse des prix d’entrée, passant de la moyenne bourgeoisie (1800-1840) à la petite bourgeoisie (1840-1870) puis s’élargissant aux couches populaires (artisans, ouvriers qualifiés, employés) est important à souligner, évolution suscitant un clivage entre les types de spectacles proposés et entre les établissements. Robichon compare ce phénomène à celui qui touche les modes d’exploitation du cinéma de la baraque foraine aux salles luxueuses des années 1930, quand on passe d’un divertissement au 7e art.

5 C’est l’occasion de revenir à la référence au film de Michel Hazanavicius. Malgré cette affichage « cinéma » et en dépit de la petite section « films » (avec des extraits de John Ford ou Hitchcock) l’on n’en « saute » pas moins le maillon du cinéma, qu’il semblait justifié d’envisager parmi les nombreux médias convoqués. L’ouverture contemporaine opère, d’une part, du côté de l’art pictural « légitime » (Courbet, Hodler, Sonia Delaunay, Liechenstentein, Hockney, Ben, Lavier, etc.) et d’autre part, du côté soit de la photographie scientifique ou militaire, soit de la production de masse anonyme (cartes postales, ViewMaster et autres dépliants). Sans revenir à Benjamin (« les panoramas annoncent le film et le film sonore »), on peut regretter que les questions que se posent

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les historiens du cinéma tournés vers l’archéologie du média (ainsi Patrick Désile – dont le livre porte en sous-titre « du panorama au cinéma » –, Stephen Bottomore et tant d’autres) aient été ignorées ainsi que les éventuelles filiations conduisant du panorama au cinéma (l’écran, les effets de l’éclairage, la place des spectateurs et le chemin qu’ils parcourent jusqu’au lieu de vision, l’impression de réalité recherchée). Plus simplement on ne tient pas compte du fait que dès 1896 le terme de « panorama » est approprié par les opérateurs Lumière (« Panorama du Grand Canal pris d’un bateau ») et que les prises de vue en mouvement le long d’un paysage urbain ou montagneux font florès, qu’on a affaire là un type de prise de vue (le « panorama » va devenir « panoramique ») et un « genre » – particulièrement prisé en Suisse en raison des paysages de montagnes. Pas plus que l’on s’intéresse aux plans à 360o qu’on peut trouver chez certains cinéastes de fiction ou de documentaire, réalisant le mouvement circulaire préconisé par Horace Bénédict de Saussure quelques années avant que Barker ne mît au point son dispositif. Songeons à ces panoramiques complets de Trop tôt/trop tard des Straub ou à ceux de la Région centrale de Michael Snow. Les lecteurs des Notes pour une Histoire générale du cinéma d’Eisenstein n’ont sans doute pas manqué de constater combien ce type de croisements entre médias, dispositifs techniques, usages sociaux des représentations entraient, pour l’auteur, dans une réflexion sur le cinéma (il rapproche d’ailleurs les films sur la Deuxième Guerre mondiale comme la Bataille de Stalingrad ou la Chute de Berlin des panoramas et y voit la relance du « genre »).

6 Cette surexposition (via OSS 117 et quelques extraits attendus) couplée à une éviction du cinéma provient-elle d’une certaine doxa (énoncée dans le catalogue par Bernard Comment), selon laquelle l’arrivée du cinéma et donc de l’image en mouvement abolit l’ère des panoramas et institue tout autre chose ? C’est sans doute de là qu’il faudrait repartir.

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Comptes rendus

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Le retour de Kalatozov. Coffret Mikhaïl Kalatozov Potemkine, 2014

François Albera

RÉFÉRENCE

Le retour de Kalatozov. Coffret Mikhaïl Kalatozov, Potemkine, 2014 ; Michail Kalatozov, Das Salz Swanetiens / Nagel im Stiefel, Filmmuseum no 84, 2014 ; Studies in Russian and Soviet Cinema, vol. 9, no 2, 2015

1 On n’arrête pas de « redécouvrir » Kalatozov depuis 1958, année de son triomphe à Cannes avec Letiat jouravli (Quand passent les cigognes). La critique ignorait alors tout de lui ayant oublié l’éloge vibrant qu’en avait fait Harry Allan Potamkin revenu d’un voyage en URSS où il avait découvert Jim Chuante (qu’il contribua à faire renommer Sol’ Svanetii/ Sel de Svanétie, 1930) dans Close Up de mars 1931. Cet impressionnant documentaire ethnographique mis en scène fut ensuite « redécouvert » et montré dans les cinémathèques et les rétrospectives de cinéma soviétique dans les années 1970 avant de disparaître à nouveau avec la « déprise » générale à l’endroit de cette cinématographie et son éclatement nationaliste (Kalatozov désormais cinéaste géorgien). Puis, en 1992, quand le Film Festival de Telluride présenta une (petite) rétrospective Kalatozov et révéla Soy Cuba (Je suis Cuba, 1964) dans une copie non sous- titrée – interdit aux Etats-Unis pendant la « guerre froide » et jamais sorti en Europe – et que le film fut repris l’année suivante au Festival du Film de San Francisco où Coppola et Scorcese le virent, on découvrit une nouvelle fois Kalatozov. MK2 sortit le film en France et on reposa les mêmes questions : qui est Kalatozov, faut-il dire Kalatozichvili, est-il l’auteur de ses films, quels ont été ses autres films, pourquoi ces interruptions de plusieurs années dans sa carrière ?

2 Ces questions, Jay Leyda y avait répondu dès 1958 de manière assez complète (cinq pages de Ciné 58 no 29) sous le titre : « Qui est Kalatozov ? Le mystérieux réalisateur des ``Cigognes’’ ».

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3 Depuis lors la connaissance du cinéaste n’a cessé de se préciser – ainsi la rétrospective Kouléchov de Locarno en 1990 révélait les liens des deux hommes ainsi qu’avec Serguei Trétiakov, l’écrivain du LEF (on publia à cette occasion le scénario de Parovoz B-1000 [Locomotive B-1000], où Kalatozov travailla avec Rodtchenko et Karmen, dans le catalogue de la rétrospective) ; en 2003, à l’occasion du centenaire de la naissance du cinéaste, le festival international de Tbilissi présenta un certain nombre de films marquant le « retour » de Kalatozov en Géorgie et, en 2006, le même festival montra un film de Mikhaïl Kalatozichvili sur son grand-père ; en 2009 le film de Patrick Cazals, l’Ouragan Kalatozov, retraçait l’itinéraire du cinéaste avec des extraits de bon nombre de ses films et en donnant la parole à des témoins, des chercheurs ayant étudié son œuvre (notamment Kirill Razlogov et surtout Serguéi Kaptérev), produisant un certain nombre de documents de tournage, de matériaux (un fonds Kalatozov a été créé à Moscou par Mikhaïl Kalatozichvili) – ; enfin une rétrospective lui fut consacrée à Pordenone en 2010 (voir 1895 no 62) étoffant encore cette connaissance en apportant – Kaptérev et Nino Dzandzava – d’autres éléments, en particulier sur ses collaborations à d’autres films (acteur pour Ivan Perestiani, opérateur pour Lev Pouch) et son appartenance à une « mouvance » avant-gardiste géorgienne (avec Pouch, Noutsa Gogoberidze, Nikolaï Chenguélaïa notamment) : avant le Sel de Svanétie, Kalatozov a collaboré à divers titres à une douzaine de films. Proche des cercles futuristes de Tbilissi regroupés autour de journaux comme H2SO4 et Memartskheneoba, mais c’est la venue de Tretiakov comme « émissaire » du LEF en 1927 qui va déclencher un bond en avant dans le milieu du cinéma géorgien. Tretiakov multiplie les conférences, publications, interviews et réunions et, en 1928, des cinéastes fondent une section géorgienne du LEF. Parmi lesquels se trouve Kalatozov. A deux reprises celui-ci va partir de textes de reportage de Tretiakov, il se dit disciple de Kouléchov, collabore avec Chklovski et Rodtchenko, réalise un film de montage d’actualités avec Gogoberidze dans l’une des directions que trace le Novi Lef autour de Brik et de ses camarades. Autant dire que les plans en contre-plongée verticale sur les bouleaux que voit en mourant Boris tournoyant sous les balles allemandes avant de s’effondrer dans la boue (dans Quand passent les cigognes), ces plans venaient « de loin ». Comme l’a relevé Bernd Stiegler, ils remontaient aux photographies constructivistes de pins de Rodtchenko (qui déclenchèrent une polémique au sein de Sovietskoe foto) via le premier plan des Tri pesni o Lenine (Trois Chants sur Lénine, 1934) de Vertov où ils sont déjà associés à la mort (« Quand une vue d’arbre est presque un crime », Etudes photographiques n o 23, mai 2009). Mais la filiation est encore plus « serrée » quand on sait que non seulement Kalatozov a appartenu au LEF mais que que son opérateur, Serguei Ouroussevski, a suivi les cours du Vkhoutemas où enseignait Rodtchenko dans les années 1930...

4 C’est pourquoi le coffret des éditions Potemkine, s’il est bienvenu, produit aussi une certaine frustration de n’y voir reproduits que trois films, ceux qui ont été distribués en France dans les années 1950-1960 : Quand passent les cigognes, la Lettre inachevée (Neotpravlennoe pismo) et Soy Cuba, assorti d’une documentation notoirement insuffisante, réduite à quelques présentations sommaires dues à Françoise Navailh et un commentaire interprétatif des plus imprécis de Samuel Blumenfeld sur Soy Cuba. Commentaire enfermé dans l’inusable dilemme « virtuosité formelle » et « propagande », coiffé de la question auteuriste par excellence de la « paternité » des films. Soit une approche qui demeure prisonnière de la dogmatique « réaliste- socialiste » qu’elle se borne à renverser (« Par la grâce du formalisme » titrait déjà Doniol-Valcroze à propos des Cigognes : la virtuosité formelle c’est bien, c’est

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l’individualité du cinéaste, etc.) sans se demander si le réalisateur ne s’est pas inscrit dans une perspective politique et sociale assumée et s’il ne met pas en œuvre des moyens qu’il pense accordés à ces fins. Du moins cette approche « formaliste » ne réduit-elle pas le film à un pur effet de propagande, de « vitrine pour le pouvoir soviétique » – comme a pu l’écrire Kristian Feigelson à propos des Cigognes (qui userait d’un « habillage hollywoodien » afin de point[er] les nouveaux traîtres dans la société », « incarne[r] à [sa] manière un stalinisme de type différent et cimente[r] d’autres valeurs de cohésion sociale », Cahiers du monde russe 43/4 2002). Il ne manque que le soupçon du FBI d’identifier l’agent Iveri de San Francisco comme étant Kalatozov (1943, 1944, 1945)... Cela serait-il que le retour à un cinéma « émotionnel », à une caméra participante, à un épique individuel n’en aura pas moins marqué l’évolution du cinéma soviétique des années 1950, ouvrant la voie à Ivanovo detstvo ( l’Enfance d’Ivan) de Tarkovski notamment – comme le soutient Naoum Kleiman (Lignes d’ombre. Une autre histoire du cinéma soviétique, Mazzotta, 2000, p. 143). Renouer avec les angles de vue en diagonale, ou à la verticale, les basculements sans transition de plans généraux en plongée à de très gros-plans, le montage heurté des années 1920-1936, combinés avec une profondeur de champ et des plans-séquences dont Ermler avait inauguré l’usage dans Veliki grajdanin (Un grand citoyen, 1938), permettait de reconsidérer la place de « l’homme vivant » qu’avait institué le « réalisme socialiste ».

5 Pourquoi d’ailleurs ne pas commencer par traduire et publier le manifeste que Kalatozov écrivit en 1928 où il explique sa conception de la caméra expressive, la recherche de l’effet émotionnel fondé sur le montage d’éléments du réel saisis avec une crudité allant jusqu’au naturalisme ? En 1933, il signe avec Ilya Trauberg et quelques autres membres de l’ARRKh de Leningrad, une critique acerbe de l’absence de « vision idéologique claire » dans l’Okraïna de Boris Barnet. On reproche en particulier à ce film le travail de l’opérateur « qui donne une image brumeuse, combinée à un style ``Ambulants’’ avec des accents impressionnistes » (voir le catalogue Boris Barnet, Festival de Locarno, 1985). Kalatozov avait auparavant été victime de l’ARRK utilisée pour son radicalisme par les autorités avant d’être liquidée : la revue Proletarskoe kino (no 5, 1932) avait engagé une critique en règle de son deuxième long métrage, Gvozd’ v sapoge (Un clou dans la botte) qui lui valut une relégation de cinq ans des studios et un engagement dans des besognes administratives. Son « ralliement » au dogmatisme de l’ARRK à l’encontre de Barnet était-il dès lors une manifestation de soumission à ces critiques ? C’est manifestement plus compliqué puisque les reproches adressés à Okraïna ne sont pas du tout du même ordre que ceux que reçut le Clou dans la botte. Impressionnisme brumeux ici et formalisme constructiviste là. La question mériterait d’être creusée plus avant. Le début d’examen que propose Anthony Anemone dans un récent numéro de Studies in Russian and Soviet Cinema ne va pas aussi loin.

6 Il n’y a pas grand chose à dire des copies des trois films présentés dans le coffret Potemkine. Bien qu’aucun détail ne nous soit fourni à ce sujet, il s’agit de transferts numériques de copies Mosfilm d’exploitation (nouveaux tirages d’après les négatifs ? marron ? copies françaises laissées en héritage par Sovexportfilm ?) avec les sous-titres de la sortie de 1958 pour les Cigognes (Alexandre Karvovski, traducteur littéraire franco- russe réputé), retraduits pour la Lettre (Hélène Harry/Le Joli Mai), anonymes pour Soy Cuba (parlé espagnol sans la voix off russe ; le film provient peut-être de la coproduction cubaine – l’ICAIC – via MK2 qui en déjà fait une édition DVD couronnée à Cannes en 2004). En quoi a consisté la « restauration » de Soy Cuba assumée, dit-on, par Scorcese et Coppola, en dehors du sous-titrage ? On l’ignore. On regrette, quoi qu’il en

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soit, que les bonus ne comportent pas – outre une bio-filmographie complète du cinéaste et de son opérateur –, Soy Cuba o manute siberiano (le mammouth sibérien, 2005) du Brésilien Vicente Ferraz (visible sur YouTube), enquête sur le tournage ; l’Ouragan Kalatozov de Cazals (2009) ; une copie du Sel de Svanétie ; ou ces deux bobines du premier film, déclaré perdu, de Mikhaïl Kalatozov que Kapterev a identifié, Stranichki biografii (Pages biographiques, 1928). Le film établissait une comparaison entre la Géorgie soviétique et la Géorgie menchévique indépendante (1918-1921) dont les dirigeants sont montrés comme les marionnettes des ennemis de l’URSS. Kalatozov y montait des images d’actualités et insérait quelques images de son crû.

7 En 1958, quand il remporte la Palme d’or à Cannes et que son film connaît un triomphe international sans précédent, Kalatozov a 55 ans et une carrière dans le cinéma qui a débuté en 1923 en RSS de Géorgie, s’est poursuivie à Leningrad et à Moscou, avec un séjour à Los Angeles durant la guerre... Plus de dix films comme réalisateur, de nombreuses activités de projectionniste, acteur, opérateur, scénariste, monteur, sans compter plusieurs années de fonctions administratives de haut niveau (directeur des studios de Tbilissi puis, à son retour des Etats-Unis, directeur de Mosfilm et vice- ministre du cinéma, ayant à charge de restructurer toute l’industrie soviétique). André Martin (à Cannes) et Jacques Doniol-Valcroze (à la sortie en salles du film) affirmaient l’un : « Comment deviner que Mikhaïl Kalatozov était capable de réaliser un film aussi beau ? » (Cahiers du cinéma, no 84, juin 1958) et l’autre : « Rien dans l’œuvre précédente de Kalatozov, solide artisan du cinéma soviétique, ne laissait prévoir cet éclatement flamboyant » (Id. n o 85, septembre 1958). On ne devrait plus aujourd’hui se poser ces questions, ni se demander qui est l’auteur du film, du « solide artisan » ou de son virtuose opérateur Ouroussevski (le film remporte la Palme d’or mais aussi le prix de la commission supérieure technique – avec Mon Oncle de Tati). Cette question de « paternité » perdure pourtant. Ainsi Jonathan Rosenbaum la repose dans un article consacré à Soy Cuba, « Visionary Agitprop », du Chicago Reader (8 décembre 1995, repris dans Essential Cinema : On the Necessity of Film Canon, 2004) et les commentateurs du coffret et du net ne se font pas faute à leur tour de mouliner cette antienne.

8 Kalatozov a, en effet, lui-même été opérateur, il a écrit ce manifeste explicitant sa conception de réalisateur-opérateur – soumettre le matériau filmée à la recherche d’un « effet émotionnel ». Sa proximité avec Trétiakov qui préconisait, dans les années 1920, une littérature du « fait » et écrivit lui-même de la littérature de reportage, « factographique », se mesure au fait qu’à la base de ses deux premiers projets personnels, Usinatlo (l’Aveugle ou la Femme aveugle) et Jim Chuante (Sel de Svanétie), il y a deux textes de l’écrivain du LEF. On présente souvent le premier comme « non- réalisé », mais Leyda, d’après le témoignage de Péra Attachéva, soutient qu’il l’a été et que Kalatozov est venu à Moscou le montrer. Il publie d’ailleurs une photographie du film. Quand il part, dans la Lettre inachevée (1960), de la « prose documentaire » de V. Ossipov (les Diamants de Yakoutie, 1958), après avoir réalisé un film sur Valéri Tchkalov (1941), pilote d’essai ayant battu des records de distance en avion, puis une biographie de Félix Dzerjinski en 1957, voire quand il tient à collaborer avec Evtouchenko, qui avait été correspond de presse à Cuba, pour Soy Cuba, cette orientation paraît donc se maintenir et tracer un fil rouge, celui de la confrontation des individus avec la nature hostile, un milieu immaîtrisable, des flux collectifs. C’est sans doute là que prend sa source cette poétique qui joue du plan-séquence, de la profondeur de champ, des mouvements d’appareil épousant les éléments déchaînés ou les foules en liesse ou en panique. Quand passent les cigognes sortit en même temps que Touch of Evil (la Soif du mal)

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d’Orson Welles et il semble difficile de ne pas rapprocher les soi-disant prouesses de caméra des deux cinéastes pour qui l’individu est toujours subsumé par un ensemble plus vaste qui est in fine une sorte de mouvement historique autant humain que naturel.

9 A sa sortie les Cigognes fut peu goûté de plusieurs critiques éminents : si l’on consulte le « conseil des dix » des Cahiers on peut observer que Bazin est le seul à lui attribuer 4 étoiles tandis que Godard, Rivette, Bitsch ne lui en concèdent qu’une, Rohmer et Agel deux et Doniol et Sadoul trois. Aujourd’hui encore on écarte volontiers le film et son réalisateur au motif que Claude Lelouch (qui, à la faveur du festival de la jeunesse de Moscou de 1957 assista au tournage des Cigognes) l’admirerait... Or Lelouch, donc Kalatozov... La situation de la Lettre inachevée est pire encore puisque les Cahiers ne lui accordèrent que deux lignes anonymes dans la rubrique des « Films sortis » du mois où ils pointent élégamment la prise de poids de Tatiana Samoïlova et la lourdeur du cinéaste concluant sur une formule élevée : « plus les grues volent haut, plus les cigognes volent bas. » (no 121, juillet 1961).

10 Nos regrets devant le coffret Potemkine sont cependant dissipés grâce aux éditions Filmmuseum dont le no 84 vient d’être consacré précisément au Sel de Svanétie ainsi qu’à une rareté, Gvozd’ v sapoge (Un clou dans la botte). C’est l’Österreichisches Filmmuseum et le Filmmuseum de Munich qui ont mené à bien cette édition avec la Cinémathèque géorgienne (qui a pourtant brûlé) rendant enfin disponibles ces deux titres et permettant de remettre le Kalatozov tardif de Soy Cuba dans la continuité de sa carrière débutée à la fin des années 1920.

11 On peut lire par ailleurs dans ce numéro la correspondance d’Ouroussevski avec son épouse lors de la préparation de Soy Cuba et on voit bien quelle part importante prend cet opérateur talentueux dans les choix plastiques, l’esthétique du film. Mais le visionnement du Sel et du Clou devraient amener à la conclusion que Kalatozov et Ouroussevski se sont « trouvés » et partageaient une même vision du cinéma, en particulier pour ce qui touche au maniement de la caméra. Dans le Sel – tourné comme on l’a dit dans une région déshéritée de Géorgie, des montagnes hérissées de tours où se réfugiaient les paysans et les bergers lors de razzias de bandits – on est frappé par le puissant naturalisme photographique des portraits, des corps, des bêtes et des pierres. La photographie en noir et blanc extrêmement « piquée » ne laisse échapper aucune ride, aucun pli de la peau ou crevasse de la pierre, elle donne une sensation physique des objets comme des être vivants. Dans une séquence où, faute de sel, les vaches lèchent la sueur des hommes ou leur urine, on retrouve cette « bestialité » dont fait montre aussi Ermler dans Un débris de l’empire avec le soldat atteint du typhus qui tête une chienne allaitant ses petits. Naturalisme du matériau que la mise en forme par le cadrage et le montage projette à un niveau épique, parfois allégorique ou mythologique (comme chez Dovjenko). Alliage que l’on a pu absurdement qualifier de « formalisme » par la suite au regard d’un « canon » réaliste-socialiste aux images lisses et quiètes. Chez Kalatozov, le filmage répond à chaque instant à une violence du regard et du mouvement : aux angles accusés, au montage heurté s’ajoute l’emballement continuel de l’appareil qui pivote brusquement, s’envole, plonge jusqu’à être balancé au bout d’une corde du haut d’une tour, entraînant le spectateur dans un va et vient et un renversement du haut et du bas. Dans le Clou dans la botte, film construit assez audacieusement sur la démonstrativité d’un détail (une botte mal fabriquée blesse au pied un soldat de l’Armée rouge, le fait échouer dans sa mission de sauvetage et laisse le

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train blindé assiégé être massacré par les Blancs), la caméra est avant tout « participante », elle court, saute et trébuche avec l’estafette. Ce film valut une mise à l’écart des studios à son réalisateur que l’on chargea d’autres tâches (d’organisation en particulier) et il ne tourna son film suivant qu’en 1939. Un film étonnant d’ailleurs, Moujestvo (le Courage) moins pour d’éventuelles prouesses de caméra que pour son thème : un aviateur de l’Aéropostale soviétique ayant atterri en raison d’une avarie dans une région d’Asie centrale se voit bien accueilli par des habitants de la région puis pris en otage par un opposant « islamique » au régime... C’est en recourant à des acrobaties aériennes que le pilote neutralise ce dernier.

12 La revue Studies in Russian and Soviet Cinema (vol. 9, no 2, 2015), on l’a dit, consacre une étude d’Anthony Anemone à la polémique autour du Clou dans la botte qui vient encore nourrir le dossier Kalatozov en prolongeant et parfois nuançant les travaux de Kaptérev. Pour l’auteur cette polémique, engagée par l’ARRK et sa revue Proletarskoe kino (n o 5, 1932), dénonçant les erreurs « méthodologiques » du film, instaure la prééminence des critiques, des gardiens de l’orthodoxie idéologique sur les cinéastes et les créateurs en général. Kalatozov répond en effet à Vassili Katinov (un scénariste spécialiste du cinéma aux armées qui fera carrière dans le monde administratif du cinéma) qui l’attaquait en remettant en question le point de vue critique qui était le sien, impropre à aider un cinéaste à améliorer son travail car seulement situé dans le champ du jugement idéologique. Un troisième larron renvoie alors dos à dos dans la même revue les deux adversaires pour instituer la prééminence non de la critique mais de la doxa idéologique des autorités politiques. En l’occurrence la « faute » de Kalatozov est de donner une image désastreuse de l’armée (le train blindé qui se laisse massacrer) et de la justice soviétiques. Le champ cinématographique se voit donc ici profondément remanié et son autonomie déniée. D’autre part, l’auteur souligne le changement dans la tâche dont on charge désormais le cinéma : loin de chercher à mobiliser le spectateur, l’amener à agir, transformer sa conscience comme il était de règle dans les années 1920, il s’agit maintenant de lui donner le spectacle du « bien » et de cultiver une sorte de passivité. Il est évident que la fable développée dans le Clou appartient à une démarche de démonstration de type brechtien, même si la mise en scène et le rythme du film ne le sont pas : une négligence dans la fabrication d’une botte peut avoir des conséquences catastrophiques, chaque ouvrier à son poste de travail devrait donc se sentir responsable devant la société. Cette fable contraste vivement avec la thématique du sabotage qui commence alors de se développer et qui sert à fixer l’attention sur des « ennemis de classe » (les ingénieurs, les experts étrangers : ainsi dans Vstretchnyi / Contre-plan d’Ermler et Ioutkévitch) et néglige la conscience de classe des prolétaires qui sont flattés et tenus à l’écart à la fois. Katinov était d’ailleurs le scénariste d’un film de ce genre intitulé Vrag u poroga (l’Ennemi à la porte)...

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Eisenstein et Meisel : contre les « restaurations », les variantes. Le Cuirassé Potemkine – Octobre (Filmmuseum, no 82)

François Albera

RÉFÉRENCE

Eisenstein et Meisel : contre les « restaurations », les variantes. Le Cuirassé Potemkine – Octobre (Filmmuseum, no 82)

1 Les excellentes Editions Filmmuseum, réunissant en l’occurrence les compétences des archives de Munich, Vienne, Berlin et Moscou, offrent, dans leur livraison no 82, deux films d’Eisenstein qui peuvent paraître fort connus et mille fois édités et réédités : le Cuirassé Potemkine et Octobre. Cependant cette édition se distingue de toutes les autres car, d’une part, – s’agissant du Potemkine – elle est d’une qualité que n’approche aucune des précédentes (en particulier les françaises) et, d’autre part, elle apporte des variantes singulières de ces deux « classiques », associés ici aux partitions musicales qu’Edmund Meisel composa pour eux. S’il fallait souligner une fois de plus – et sans doute en vain – la supériorité de l’édition de variantes des films sur leur soi-disant restauration ces deux DVD le permettraient aisément : au lieu de nous offrir « la » version complète fantasmée dont se targuent les restaurateurs naïfs ou roués, on nous offre des objets dont on n’efface pas la dimension historique : à tel moment en tel pays on a vu telle version de tel film. Relevons d’ailleurs la distinction judicieuse que l’on fait ici entre « reconstruction » et « restauration », notions auxquelles il faudrait ajouter celle de « restitution ». C’est entre elles que se jouent les opérations de réédition de films.

2 On est habitué désormais aux adjonctions de musiques sur les films muets et même, quand tout va bien, à la reprise de musiques conçues à l’époque pour les accompagner.

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Mais ici, s’agissant en particulier du Potemkine, il s’agit d’autre chose. Meisel avait reçu commande de la Prometheus – qui distribuait le film en Allemagne – de composer une musique et il le fit, ayant même la possibilité d’en parler un peu avec Eisenstein lors de son séjour à Berlin (s’agissant des dernières bobines celles de l’affrontement avec l’escadre amiral). La partition pour piano fut retrouvée dans les années 1970 et progressivement on parvint à en reconstituer l’orchestration et à donner une série de ciné-concerts où elle fut exécutée. On a également édité quelques copies DVD du film ainsi accompagné mais sans se préoccuper de mettre en rapport la musique avec la version du film sur laquelle avait travaillé le musicien. C’est, au contraire, le souci et l’apport principal de cette édition de Filmmuseum que de s’y être appliqué. Le Potemkine avait été étudié de longue date par Enno Patalas qui, en partant des fiches de censure allemande, était parvenu à reconstituer la copie de la première distribution allemande (1926) puis de la seconde (1928), plus complète, et s’était même efforcé de déduire de ces coupes (dont on peut consulter la liste et le détail, y compris les justifications et discussions de la commission de censure sur le site du Deutsche Filminstitut (http://www.difarchiv.deutsches-filminstitut.de) celle de 1925 qui fut présentée à Moscou et exploitée en URSS (cette dernière opération étant plus hypothétique). On a donc dans ce DVD la version allemande du film de 1926 – censurée – adaptée par Piel Jutzi que la Prometheus avait chargé d’insérer les cartons et les inscriptions intradiégétiques en allemand et qui ajoute un prologue et un épilogue sous forme de feuillets écrits (le « dossier ``Potemkine’’ dans les archives de l’amirauté russe), un plan de calendrier qu’on effeuille... Cette version est accompagnée de la musique orchestrale de Meisel comportant certains bruitages (coups de feu, cloches, machines). On observe qu’un certain nombre d’intertitres ne sont pas d’époque mais refaits de nos jours sans qu’on sache les raisons de cette substitution, qu’on pratique un zoom sur le mot « Feuer ! » quand l’officier veut faire tirer sur la bâche plutôt qu’avoir une succession rapide de plusieurs cartons aux tailles de caractères différentes comme l’avait disposée Eisenstein (il commente cela dans des textes). Il reste enfin une incertitude sur la référence à 1926 dans cette copie plutôt que 1928 (où la censure s’était assouplie et certaines images avaient été réinsérées, pas toutes).

3 Mais quand deux chercheurs intéressés par les questions du son au cinéma avant l’instauration de la piste sonore sur la pellicule – Martin Reinhart et Thomas Tode – découvrirent dans les collections du Musée des Techniques de Vienne les disques enregistrés pour accompagner la sortie sonore du film en 1930, on franchit un spectaculaire pas en avant dans la connaissance de ce que purent entendre les spectateurs de l’époque.

4 Les lecteurs de 1895 se rappellent sans doute qu’il y a... dix ans, on put lire dans nos colonnes une étude fouillée de Tode sur le sujet (« Un film peut en cacher un autre : à propos des différentes versions du Cuirassé Potemkine et de la réapparition de la musique de Meisel », 1895, no 47, décembre 2005). Dix ans ont donc été nécessaires à Patalas et aux autres responsables des archives citées plus haut pour réaliser une version sonorisée du Potemkine à partir de ces disques lesquels fournirent des éléments supplémentaires permettant de savoir quels plans du film figuraient ou non dans cette version grâce aux repères qu’ils contiennent (d’où l’apparition de passages en noir quand il manque des images – notamment lors du bombardement du quartier général d’Odessa en réponse à la répression de l’escalier). À l’occasion de cette sonorisation avec disques synchronisés, Meisel reprit toute sa partition afin de la conformer au nouveau rythme du film qui défilait désormais à 24 images seconde et non plus à 18 et

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s’en trouva donc raccourci. D’autre part il conçut, pourrait-on dire, une bande sonore non seulement en ajoutant des bruits mais en remplaçant les cartons d’intertitres par des paroles, des chœurs parlés, des cris. Cette omission des cartons raccourcit encore la copie et donc la partition. Le « metteur en scène » du son, Aloïs Lippl conçut un modèle de dialogue ou de profération accordé à la vitesse des images et des enchaînements de plans nécessitant des phrases brèves, une rythmique forte qui s’apparente aux slogans et aux scansions dont était familier le théâtre d’agit-prop d’alors (on en a un bel exemple dans Kuhle Wampe). On confia en effet à des acteurs de la troupe d’Erwin Piscator (pour laquelle Meisel avait travaillé auparavant) la tâche de scander les paroles du film (généralement accompagnées au tambour et à la trompette). Soulignons au passage combien ce choix de paroles collectives est cohérent avec nombre d’images du film voire appelé par elles, en particulier lors de la veillée de Vakoulintchouk sur le port d’Odessa où plusieurs plans de couples ou de groupes chantant ou proférant des slogans apparaissent.

5 Avec Octobre, l’opération n’est malheureusement pas comparable. Il n’existe aucun enregistrement d’époque de la musique de Meisel qui est ici interprétée au Festival de Berlin de 2012 sous la direction de Frank Strobel, après avoir été remaniée par Bernd Thewes pour ZDF/ARTE. La copie elle-même procède d’une « restauration » au sens qu’on a critiqué d’entrée ici : fondée sur une reconstruction du Gosfilmofond des années 1960 et complétée par des copies allemandes contemporaines. On ne sait donc pas à quelle version on a affaire, parmi les multiples qui ont pu exister depuis 1928, selon les moments et les pays. C’est fort regrettable, même si le DVD propose un fragment d’une copie allemande d’époque (Zehn Tage, die die Welt erschütterten/Dix jours qui ébranlèrent le monde) avec un accompagnement musical au piano, réduction de la partition pour orchestre, due à Meisel semble-t-il et interprétée par Mark Pogolski de nos jours et synchronisée avec les images par Richard Siedhoff. Pourquoi un fragment de la version allemande de distribution et non sa totalité ? Comment a-t-on procédé aux choix de plans ajoutés ou non à la copie de base du Gosfilmofond (qui en a tirée d’autres depuis les années 1960 comportant des variantes significatives) ?

6 On reste un peu dubitatif sinon pour y puiser la conviction que tout commentaire et toute analyse de ce film devrait se poser en prémisse la question de la version à laquelle il a affaire. Comment gloser en effet sur la présence ou non de telle figure (Trotski, Staline), interpréter tel intertitre ou tel calicot, telle scène si l’on ignore quand et en direction de qui ces images ou ces mentions écrites ont été insérées ou « retranchées » ? Le caractère de produit « non-fini » des films – pour reprendre la lumineuse formule d’Elsaesser – est ici une fois de plus à prendre en compte au premier chef.

7 En bonus de ces deux DVD un dessin animé retrouvé récemment, Vintik-Shpuntik (la Petite Vis, 1927 de Vladislav Tvardovski d’après un poème de Nikolaï Agnivtsev), dérivé d’un livre pour enfants publié en 1925, reconstruit à partir de deux copies provenant respectivement de la NFA (Prague) et de l’EYE (Amsterdam) et d’une liste d’intertitres conservée au Gosfilmofond. Une curiosité.

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Laurent Véray, Loin du Vietnam Livret (116 p.) accompagnant la réédition du DVD Loin du Vietnam (coordination et montage Chris Marker, film collectif de Joris Ivens, William Klein, Alain Resnais, Claude Lelouch, Jean-Luc Godard et alii, 1967) (1h56 ’), Arte Editions 2014 (sorti le 3 février 2015)

François Amy de la Bretèque

RÉFÉRENCE

Laurent Véray, Loin du Vietnam, livret (116 p.) accompagnant la réédition du DVD Loin du Vietnam (coordination et montage Chris Marker, film collectif de Joris Ivens, William Klein, Alain Resnais, Claude Lelouch, Jean-Luc Godard et alii, 1967) (1h56 ’), Arte Editions 2014 (sorti le 3 février 2015)

1 Le petit ouvrage de Laurent Véray Loin du Vietnam, une autre conception du cinéma militant (le sous-titre n’apparaît pas sur la couverture) avait fait l’objet d’une première édition en 2004 aux Cahiers de Paris Expérimental dans le contexte de la redécouverte du film qui devait aboutir à la sortie d’une copie restaurée en 2009. Cette réédition, à l’identique à l’exception de quelques ajouts que nous signalerons, le transforme en livret d’accompagnement de l’édition du film en DVD : édition soignée (format respecté, image restaurée, son dolby 2.0) qui propose en complément le court métrage la Sixième Face du Pentagone de Chris Marker et François Reichenbach qui rendait compte de la manifestation contre la guerre à Washington le 21 octobre 1967, postérieure à celle que l’on voit à la fin de Loin du Vietnam (celle du 15 avril 1967). Le spectateur motivé et l’historien ont ainsi à disposition un ensemble de documents précieux sur la mobilisation contre cette guerre qui fut à bien des égards fondatrice de la conscience politique contemporaine. Loin du Vietnam est aussi et surtout un film fondateur du renouveau du cinéma politique dans les deuxièmes années 1960, il y aura bientôt 50 ans.

2 Le film était devenu depuis longtemps invisible. L’histoire a passé, les copies subsistantes se sont détériorées. Loin du Vietnam posait d’intéressants problèmes de restauration. À la fin du livre la parole est donnée au restaurateur Patrice Delavie

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(entretien de 2010) qui rappelle l’historique complexe des copies du film : tourné en 16 mm dont le positif inversible a été conservé, « gonflé » en 35 mm pour l’exploitation, il posait un premier problème de choix de support entre ces deux formats que le restaurateur expose dans le détail. Il y eut deux restaurations, la première en argentique, la seconde en numérique (reportée sur pellicule polyester), celle-ci ayant servi de base à l’édition DVD.

3 La copie pellicule fut présentée au festival de Cannes en 2009. Quelle utilité, quelle nécessité y avait-il à en proposer une édition DVD cinq ans plus tard ? Laurent Véray dans sa conclusion (pp. 57-58) avance que les thèmes du film et les situations qu’il décrit se sont réactualisés avec la troisième guerre du Golfe et ses suite contemporaines, tout en rappelant à raison les précautions qui s’imposent en matière de comparatisme historique.

4 Mais il est vrai que Loin du Vietnam a conservé une réelle fraîcheur de discours comme bien des films politiques de cette décennie. Il y a une seconde raison à cette jeunesse maintenue : ce sont ses qualités intrinsèques et, en particulier, l’adéquation entre la forme et le propos. Dans ce film la dimension esthétique n’est pas une valeur ajoutée comme le texte le laisse parfois croire. Il rompait par là avec le cinéma militant antérieur, proposait un objet de réflexion, et ce sont tout autant ses traits de « modernité » (je choisis ce mot pour faire vite) qui font sa valeur aujourd’hui. Loin du Vietnam, Véray le dit bien, ouvrait la voie à la grande époque du film politique de la fin des années 1960 : la présence d’une séquence consacrée à la grève à Rhodiaceta fait le lien direct avec les événements de mai 1968. Bien plus, il anticipait directement ou indirectement les procédés de tout un pan de la production postérieure (Pierrot le Fou, Mister Freedom, Lion’s Love, etc.). Mais c’est encore, et tout autant, un film aboutissement : ses réalisateurs appartiennent presque tous à la génération d’avant celle de 68. Certains s’étaient déjà engagés dans les combats anticolonialistes (Marker, Resnais), d’autres non. Le travail collectif leur fournit l’occasion d’une prise de conscience comme on disait alors. Et ils recyclent les trouvailles de leurs films de l’époque « nouvelle vague ».

5 Laurent Véray expose en détails les conditions de conception et d’élaboration du film. Comme on le sait, Loin du Vietnam a été une entreprise collective : à cet égard la couverture du DVD, qui met en avant les « vedettes », trahit l’esprit de l’entreprise. Certains initiateurs ont été, il est vrai, plus importants que d’autres : Marker au premier chef, Resnais, Ivens et Loridan, Anne Philipe, Agnès Varda, François Reichenbach, plutôt côté « rive gauche » par conséquent. Godard se décida au dernier moment comme il est raconté (p. 35). Au bout du compte, certaines contributions ont été écartées pour des raisons de cohérence (et non de dissensions internes) : celle de Varda et celle de Ruy Guerra, alors à Paris. Il est intéressant d’apprendre ce qu’elles contenaient, car elles sont aujourd’hui perdues. Parmi les intellectuels impliqués il faut encore citer François Maspero (récemment disparu) qui fut la cheville ouvrière du Vocabulaire, très intéressant instrument de travail que Véray a eu la bonne idée de donner en annexe de cette édition et qui mériterait à lui seul une étude. Sans doute venue de Vertov, cette méthode fera des petits, du Godard période vidéo à l’abécédaire de Gilles Deleuze... cette liste nous procure un instantané de la terminologie politique et de sa rhétorique au milieu des années 1960, où la phraséologie marxiste n’est pas encore en position dominante : Varda suggère au groupe l’opposition de la « violence des riches » et de celle des pauvres. Bien sûr la liste subira des aménagements pour

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parvenir au découpage final en chapitres thématiques. L’internationalisme et l’anti- impérialisme sont les clés essentielles. Pour le film, on demandera à Fidel Castro lui- même de décrire la « guerre du peuple » dans sa forme actuelle de guérilla.

6 Le groupe de travail, dont on suit jour par jour les débats à partir de janvier 1967, s’est doté encore d’autres « grilles » pour construire le scénario du documentaire : une répartition géographique qui est longuement discutée car elle vise à donner une réalité à l’internationalisme des luttes (c’est pourquoi on inclut Cuba dans le film), et une série de décisions relevant de l’esthétique : définir le degré de réalité que l’on veut donner des images de la guerre, « utiliser le matériau documentaire comme un second degré de la perception », inclure des scènes jouées, des fragments en animation. Cependant, il fallait construire les conditions de production. Celle-ci se réalisera sous forme coopérative (SOFRACIMA, prédécesseur immédiat de SLON), ce qui n’était plus arrivé dans le cinéma français depuis au moins la Libération. Le financement fut très militant et on recourut souvent aux « combines » comme le dit Ragnar Van Leyden, dont le rôle fut essentiel pour obtenir les studios de montage. Il faut aussi citer Antoine Bonfanti, ingénieur du son bénévole. Au bout du compte Loin du Vietnam fut un film très bon marché.

7 Le mélange, non seulement des genres et des formats mais aussi des styles, auquel Laurent Véray fait à juste raison un sort, est l’aspect le plus moderne du film alors que dans la presse de l’époque il n’a pas été du tout compris sauf, paradoxe, par Jean de Baroncelli.

8 Le texte de Laurent Véray énumère les cautions et références que le groupe se donnait. L’admiration de Marker pour Ivens et la présence active de celui-ci (qui va tourner sur le terrain, au Nord Vietnam), justifie la référence à Spanish Earth, mais il ne faut pas abuser de l’analogie avec les films liés à la guerre d’Espagne. Plus sûrement c’est le Guernica de Picasso cité dans la note d’intention (citation p. 19) qui fournissait un modèle, tableau auquel Resnais avait consacré un de ses plus fameux courts métrages (à cet égard, c’est une bonne idée d’avoir reproduit en 3e de couverture un panneau de la Guerre du peintre aragonais). Car ce qui frappe, à revoir le film, davantage qu’une inspiration venue hypothétiquement de Vertov ou d’Eisenstein comme le suggère Véray (pp. 27 et 38), – et même s’il est certain que le modèle des kinonedelia vertoviennes a impressionné les auteurs –, c’est la constante priorité qu’ils accordent à l’art plastique. Des images insérées sont empruntées à Roy Lichtenstein. Folon crée une mini séquence d’animation. Vue d’aujourd’hui, l’esthétique de collage adoptée dans Loin du Vietnam semble relever autant du pop art que du montage harmonique ou « réflexe ». Les Actualités sont ainsi récupérées et traitées comme un matériau brut par le montage. On voit aussi émerger une esthétique du détournement dans le sketch Why we Fight où la caméra filme un écran de télévision sur lequel est diffusé un discours du général Westmoreland ; le son en est perturbé car on a bougé l’antenne du poste. A l’inverse, sont respectées les scènes de reportage filmées en direct, au Vietnam ou dans les manifestations (apport de William Klein). L’une des plus belles scènes est celle du théâtre populaire vietnamien filmé par Marceline Loridan, et la plus belle à mon goût est celle de Michèle Ray, un temps « embedded » auprès des troupes américaines puis faite prisonnière par les Vietcongs (cette information est la révélation de cette deuxième édition du livret). L’accident survenu au tournage – la pellicule s’est déchirée dans la caméra –, soigneusement respecté par le restaurateur, fournit un des moments

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les plus forts du film qui n’est pas sans faire penser à la conclusion de Persona quelques années plus tôt, sauf qu’ici ce n’est pas un procédé calculé mais une trace du réel.

9 C’est Chris Marker qui s’est chargé de créer une cohérence entre les diverses contributions. Ce travail se voit à certains détails, comme la réapparition de Bernard Fresson, alias Claude Ridder, l’intellectuel tourmenté du sketch de Resnais, dans la foule qui regarde la manifestation des ouvriers de Rhodiaceta à la conclusion du film.

10 Laurent Véray encadre la description et la rapide analyse du film par l’historique de sa réalisation, on l’a vu, et par les détails concernant sa sortie et sa diffusion. Il met en lumière la censure, relativement indulgente, qui a touché le film. Le témoignage du restaurateur est décisif sur ce point : il a relevé les blancs de la bande son aux endroits où elle a été censurée (quelques années avant le fameux « bip » de l’Attentat). Véray émet l’hypothèse intéressante que cette indulgence tient à la convergence conjoncturelle avec la politique d’indépendance nationale du gaullisme. Le discours du Général à Pnom Penh était récent (2 février 1966). Véray énumère les lieux de projection, de la soirée au théâtre de Chaillot (époque Wilson) au Festival de Leipzig. Varda évoque sa projection sur des campus américains. Mais en dehors d’une historique projection à Besançon le 18 octobre 1967 au CPPO de Palente, qui sera un haut lieu de la lutte ouvrière au lendemain de 68, la diffusion après les projections parisiennes reste inconnue, si toutefois elle a eu lieu. La soirée à Palente mérite une attention particulière car on a conservé l’enregistrement non seulement de la présentation, mais aussi du débat avec la salle (p. 47) : on ne dira jamais assez combien ces sources orales, encore négligées, sont à exploiter.

11 Des annexes fort utiles complètent le travail de l’historien. Outre le Vocabulaire déjà cité, on y trouve la transcription des textes du commentaire off, le décryptage des sous- titres (il manque le nom des locuteurs) et des paroles des chansons, mais surtout des témoignages inédits recueillis par l’auteur entre 2009 et 2010. Dommage qu’il n’y ait pas fait figurer l’entretien qu’il dit avoir eu avec William Klein.

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Judith Pernin, Pratiques indépendantes du documentaire en Chine : histoire, esthétique et discours visuel 1990-2010 Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 289 p.

Marie-Pierre Duhamel-Muller

RÉFÉRENCE

Judith Pernin, Pratiques indépendantes du documentaire en Chine : histoire, esthétique et discours visuel 1990-2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 289 p.

1 La thèse de doctorat ici éditée s’intéresse à un domaine encore relativement peu exploré en France, alors qu’il est objet d’étude depuis une dizaine d’années dans le monde anglophone et en Chine, ce que reflète bien la bibliographie rassemblée par l’auteur (on recommandera en particulier les travaux de l’historien Chris Berry). Le genre documentaire tel qu’il est pratiqué en R. P. de Chine depuis une vingtaine d’années en dehors des instances de production étatiques, est – bien entendu – le produit d’une histoire, et il est soumis à des circonstances que le public occidental mesure encore mal. Les trois premiers chapitres de l’ouvrage constituent à cet égard une utile « petite histoire » francophone du sujet en revenant sur les vingt ans qui séparent quelques « pionniers » de la « reconnaissance » internationale d’une poignée d’auteurs (Wang Bing, Zhao Liang ou Jia Zhangke). On pourra s’y documenter sur les débats qui ont traversé le milieu chinois concerné : on verra notamment comment un mélange de méfiance envers les formes « de régime », et d’isolement de la circulation internationale des films, a contribué à façonner les définitions et les débats, jusqu’à engager quelques auteurs chinois à théoriser l’existence et les évolutions d’un possible « mouvement documentaire indépendant ». On appréciera, en fin du chapitre consacré à la diffusion du documentaire en Chine, les résultats d’une enquête de l’auteur sur

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l’usage d’Internet, les échanges critiques et la circulation des films et, de manière générale, sur l’inscription du documentaire dans un « débat citoyen » qui parvient tant bien que mal à s’organiser malgré l’emprise du régime sur les outils de communication.

2 À l’issue de cette première partie, les chapitres 4 et 5 tentent d’identifier les pratiques des documentaristes chinois en termes « d’enregistrement de l’expérience », celle des réalités, des lieux et des personnes qu’ils choisissent de rapporter. Les récits et citations illustrant certains exemples documenteront le lecteur sur le caractère – nous dirions – militant de nombreux projets documentaires. Ils attirent l’attention sur la manière dont les partis-pris formels de nombreux « indépendants » résultent de leur rejet de l’information de régime et sur leur souci de documenter les « marges » (sociales ou géographiques) que cinéma et télévision « autorisés » négligent ou travestissent. Ces projets documentaires sont fréquemment animés par un rejet de ce que beaucoup qualifient de « manipulation » dans une vision négative (sinon quasi paranoïaque) du film en tant qu’objet fabriqué, phénomène souvent observé dans les cinématographies de pays à régime autoritaire. Il est dommage que l’auteur n’en ait pas montré les caractéristiques locales, ni détaillé avec esprit critique comment il a pu aboutir à l’emploi d’effets audiovisuels qui relèvent – paradoxe – d’autres modes rhétoriques, sinon de la simple littéralité (confusion entre « temps réel » et « vrai », emploi du noir et blanc pour figurer le passé, etc.).

3 Les éléments intéressants sont un peu dilués, dans ces chapitres, dans des réflexions sur « l’espace » ou sur la relation cinéaste-sujet filmé, tartes à la crème des discours sur le documentaire qui ne produisent ici rien de nouveau ni d’aigu. Conséquence regrettable, les différences stylistiques qui pourraient, de fait, opposer des films aussi profondément différents que (par exemple) À l’ouest des rails de Wang Bing et Disorder de Huang Wenkai sont effacées. On se demandera pourquoi l’auteur n’a pas eu recours aux textes (certes non-universitaires) d’un Labarthe, d’un Comolli ou d’un Breschand pour mieux nourrir ses interprétations et ses synthèses.

4 Le chapitre 6 examine le thème de la « mémoire » dans les documentaires indépendants. Il aborde quelques exemples de films portant sur des périodes de l’histoire occultées ou distordues par l’historiographie officielle (Campagnes répressives à partir de 1957, Révolution culturelle). Si les commentaires sur le film de Wang Bing, He Fengming, ne savent pas profiter des publications existantes et restent en-dessous du niveau exigible en termes d’analyse (on songe notamment à Caroline Renard, dir., Wang Bing, un cinéaste en Chine aujourd’hui, Presses universitaires de Provence, 2014 ou à Jean-Louis Comolli dans Images documentaires, no 77, juillet 2013) le lecteur pourra cependant profiter des informations factuelles contenues dans ces pages pour chercher à voir des œuvres intéressantes mais moins célèbres hors du champ sinologique, comme celles de Wu Wenguang ou Hu Jie.

5 Le chapitre 7 est consacré à des exemples de films traitant de certaines des récentes « catastrophes » survenues dans le pays (pandémie de Sida due au sang contaminé, tremblement de terre du Sichuan de 2008) qui mettent en évidence de manière particulièrement éclatante les manques du régime et sa corruption.

6 Dans ces deux chapitres, il s’agit d’examiner comment sont abordés les sujets en regard des institutions et médias officiels qui les édulcorent ou les travestissent, et comment en fonctionnent les ressorts principaux : enquêtes de terrain, dossiers « à charge », préférence accordée aux récits individuels plutôt qu’aux sommes ou aux discours généraux, recours à des documents et objets privés (que l’on pourrait qualifier de

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« contre-archives »), usage critique des actualités officielles. On aurait aimé disposer de plus d’éléments permettant de mesurer comment les documentaires ici commentés s’inscrivent dans le mouvement général d’une partie de l’intelligentsia chinoise (historiens ou sociologues) pour combattre les pratiques d’effacement du régime. On verra cependant comment, chez certains, l’activisme conduit à des projets audiovisuels « collectifs » où les sujets participent directement à la fabrication du film. La description des travaux « participatifs » de la réalisatrice-activiste Ai Xiaoming permet à cet égard de comprendre les contraintes qui pèsent sur ces entreprises de « contre- information » ainsi que le sentiment « d’urgence citoyenne » qui les anime.

7 Si la conclusion de l’ouvrage esquisse quelques problématiques fructueuses (tension entre engagement social et préoccupations formelles, effets de « pathos »), les chapitres qui en constituent la deuxième partie n’en sont hélas ni l’illustration ni la démonstration. C’est bien la partie « esthétique » du projet qui laissera perplexe. Sans doute parce que fait ici défaut l’inscription du travail dans une perspective claire, qu’elle soit liée à l’histoire du cinéma (le manque de mise en relation sérieuse avec le cinéma de fiction se révèle ici pour le piège conceptuel qu’il est), à l’étude des « medias » (l’auteur rassemble sous le mot « reportage » des formes télévisuelles qui diffèrent d’une époque, d’un pays et d’une institution à l’autre) ou à l’anthropologie, ainsi de ce qu’on appellera pour aller vite le dolorisme de nombreux films commentés, dont les liens avec les figures dramatiques de la culture populaire sont négligés (voir les travaux de l’anthropologue Françoise Lauwaert, dont « Le devenir image du cinéma de propagande chinois », Degrés, no 151-152, 2013). Le seul exemple du cinéma de Jia Zhangke, avec son fréquent recours à l’opéra populaire et à la chanson, auraient pu suffire à mettre l’auteur sur une piste fructueuse lui permettant de dépasser la description de « mises en scène de l’émotion » destinées à « susciter l’empathie ».

8 De manière générale, les développements pâtissent d’un maniement approximatif des outils de l’analyse de films et des instruments théoriques, et d’un manque de précision dans l’appréhension des paramètres techniques et matériels (ainsi des différents formats vidéographiques ou des notations relatives à la « qualité » de l’image). Les référents théoriques sont incomplets (avec une forte prédominance de l’école anglo- saxonne) et semblent parfois mal assimilés, ce qui conduit à un emploi désinvolte du vocabulaire. On ne devrait pas avoir à lire « procédés mainstream », « principes du documentaire direct », « documentaire de création » – expression institutionnelle s’il en est –, ni reenactment.

9 Les références comparatives à des films documentaires non-chinois sont rares et improductives, et l’auteur aurait gagné à y renoncer.

10 L’auteur connaît visiblement bien le travail de nombreux cinéastes, mais en termes d’études cinématographiques, et sous un titre d’ouvrage si « programmatique », rien ne justifie d’en écarter d’autres (on songe notamment aux deux grands stylistes que sont Du Haibin et Huang Wenhai, ou même aux travaux audiovisuels de Ai Weiwei) ni de traiter avec si peu de profondeur des cinéastes comme Zhao Liang ou Wang Bing. Il est au fond dommage que l’auteur n’ait pas centré son travail sur un exposé factuel et informatif de la question, ou qu’elle l’ait plus précisément défini en fonction des réalisateurs « activistes » auxquels elle semble plus particulièrement attachée. Qui trop embrasse mal étreint ?

11 Il faut enfin bien admettre que l’écriture de l’ouvrage en rend la lecture difficile : d’un français trop scolaire, encombré de redondances et de gaucheries, le texte aurait gagné

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à un travail d’édition plus attentif. On regrettera que les titres des films soient indiqués en chinois et en anglais (titres de distribution internationale) et non en français, comme c’est le cas pour les films distribués en France. Enfin, le lecteur intéressé regrettera que la filmographie figurant en fin d’ouvrage ne soit pas augmentée d’indications sur l’accès aux films, et que l’index soit si maigre.

12 En conclusion, le lecteur patient trouvera ici à se documenter sur les conditions dans lesquelles travaille une partie des documentaristes chinois, sur quelques auteurs activistes et sur certaines réalités de la fabrication et de la diffusion des documentaires inscrits dans la difficile naissance d’une « société civile » chinoise. Il restera sur sa faim pour ce qui est de l’histoire du cinéma ou de l’étude des formes cinématographiques.

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Notes de lecture

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L’équivoque de l’autorité – Didi- Huberman revient sur JLG : Passés cités par JLG. L’Œil de l’histoire, 5 Paris, Minuit, 2015, 208 p.

Stefan Kristensen

RÉFÉRENCE

L’équivoque de l’autorité – Didi-Huberman revient sur JLG : Passés cités par JLG. L’Œil de l’histoire, 5, Paris, Minuit, 2015, 208 p.

1 Dans son dernier ouvrage, Georges Didi-Huberman (ci-après GDH) revient sur la figure de Jean-Luc Godard, à peu près douze ans après Images malgré tout et sa défense de Godard dans la polémique avec à propos des images de la Catastrophe. Dans la série intitulée l’Œil de l’histoire, il s’agit du cinquième volume. Deux autres volumes de la série étaient largement consacrés à l’image en mouvement, en particulier Farocki pour le deuxième et Pasolini pour le quatrième.

2 Le point de vue de GDH est ici bien différent de ce qu’il était au début du siècle. Il s’interroge à présent sur l’autorité de l’artiste, sur la position de surplomb de celui dont la parole, ou l’image, entraîne les autres dans son sillage. Celui dont la parole n’est pas questionnée ou qui s’arrange pour éviter les difficultés de l’argumentation, de la discussion et de la justification. Il s’agit de montrer comment JLG installe, dans son œuvre et dans ses paroles, sa propre autorité ; mais ce faisant, GDH éclaire d’une lumière fraîche des problèmes godardiens souvent discutés et rarement bien compris : sa pratique de la citation, son rapport à l’histoire et singulièrement à la Seconde Guerre mondiale et à la destruction des juifs d’Europe, et sa pratique du montage.

3 Le livre est divisé en six parties qui peuvent être lues séparément. Elles forment autant de moments de réflexion thématique qui confrontent JLG à une préoccupation majeure de son travail : la première concerne sa pratique de la citation et son rapport avec la

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littérature ; la deuxième traite de sa pratique du montage en relation avec l’héritage politique du maoïsme ; la troisième de son rapport avec l’histoire et de l’entrelacs de l’histoire et du cinéma ; la quatrième revient sur la manière dont JLG applique sa technique du montage à la question de la destruction des Juifs d’Europe et à la question palestinienne ; le cinquième porte directement sur le rapport de JLG à sa propre autorité d’artiste ; enfin, le sixième évoque son rapport avec la poésie et introduit par là son rapport avec Pasolini.

4 Je concentrerai mes efforts ici sur la deuxième partie, pour deux raisons principales : d’une part, la question du montage y est abordée du point de vue le plus pertinent, le point de vue politique et, d’autre part, il me semble que les limites de l’entreprise de GDH y apparaissent le plus clairement. La thèse essentielle de l’auteur est que la technique godardienne du montage est « à la fois calculatoire et poétique » (p. 39), ou comme il le dit dans une formule elle-même presque godardienne, « Le montage serait une voie royale à la nécessaire conjonction du désir de connaissance (``l’inconnue’’ algébrique) et de la connaissance du désir (``l’inconnue’’ érotique) » (p. 42). GDH comprend cette ambivalence à partir de l’appropriation godardienne de la stratégie révolutionnaire maoïste qui consiste à « porter les contradictions à leur limite », et ce faisant, il souligne la continuité du parcours de JLG du Groupe Dziga Vertov à l’œuvre ultérieure. La fonction du montage est, comme il l’exprime avec beaucoup d’acuité, de « provoquer quelque chose comme la sidération ou l’effusion, ou l’acceptation, ou la distance, que sais-je encore, du No comment » (p. 37). Le montage serait une technique de production du pur visuel en ce sens précis d’une expérience qui se passe de commentaire, qui tient pour elle-même. Cette finalité du montage peut sans aucun doute être comprise comme un effet d’autorité, surtout si, comme veut le montrer GDH, la dialectique godardienne hésite entre le suspens inhérent à la confrontation de deux images, et donc la liberté du spectateur face à cette ouverture même, et la conclusion à tirer de cette confrontation, et donc la contrainte exercée sur le regard du spectateur (cf. p. 52). Le statut de l’image proprement cinématographique, de celle qui résulte du montage, est ambigu : s’agit-il d’une relative indétermination qui libère le regard (vois, là) ou d’une image tranchante et tranchée qui dirige le regard avec autorité (voilà) ? Il est certain que l’on trouvera chez JLG les deux modes dialectiques, souvent dans les mêmes films. GDH va jusqu’à dire que Godard « veut tout, il veut la chose et son contraire » (p. 53), et lui attribue une sorte d’hybris dialectique, qui fait basculer la « profusion » de ses images dans une certaine « confusion ». La séquence sur laquelle il s’appuie est dans l’épisode 1b des Histoire(s) du cinéma, celle dans laquelle Godard cite un ouvrage de Didi-Huberman. On y voit JLG à sa table de travail, sortant un photogramme de Griffith montrant l’actrice Lilian Gish sur la banquise ; il dit un texte qui met l’actrice en rapport avec les hystériques qui se contorsionnent sur les photographies prises à la fin du XIXe siècle à la Salpêtrière (c’est là que l’ouvrage de GDH, Invention de l’hystérie est cité), mettant ainsi en relation le regard scientifique des premiers psychiatres et le regard désirant de Griffith sur l’actrice allongée. GDH voit dans ce dialogue entre Charcot et Griffith, arbitré par Freud, une matrice de sa pratique du montage où la dimension scientifique sert à fonder l’autorité d’un geste fondamentalement poétique (à moins que ce ne soit le contraire). Au-delà de la petite touche d’humour narcissique que GDH se permet en signalant en bas de page que c’est son livre qui est sorti par JLG de l’étagère, on comprend pourquoi il a choisi précisément cette séquence : elle combine en effet de manière exemplaire la dimension

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scientifique du montage, que JLG revendique souvent explicitement, et sa dimension proprement poétique, à travers la figuration de la dimension désirante du regard.

5 Il faut cependant faire remarquer que ce type d’entrelacement dans le montage de JLG est un cas parmi d’autres : par exemple, le montage dans Passion entre le monde du studio de cinéma et celui de l’usine, qui est figuré à travers l’impossible rencontre du cinéaste Jerzy et de l’ouvrière bègue Isabelle, est avant tout un montage entre deux modes de travail différents. Un travail prétendument créatif et un autre aliénant, en d’autres termes, le paysage et l’usine (pour reprendre une terminologie issue de Numéro Deux). La dimension politique est aussi présente que dans les séquences commentées par GDH, mais l’effet d’autorité de JLG artiste n’est pas du tout aussi clair. Cela n’enlève rien à la lecture de GDH, mais il faut bien admettre que ses exemples sont choisis bien à propos.

6 Avant de terminer, une remarque sur le rapport de JLG avec l’histoire du XXe siècle s’impose, malgré tout. Il semble que beaucoup ait été écrit sur la question, mais le chapitre qu’y consacre Didi-Huberman recense les pièces les plus significatives du dossier. Il revient longuement sur la fameuse séquence d’Ici et ailleurs (un film qui confirme son statut séminal dans l’œuvre godardienne) qui juxtapose les images de Hitler et de Golda Méir, suggérant clairement l’équation J/P = N/J, à savoir, ce que les Juifs font aux Palestiniens correspond à ce que les nazis ont fait aux Juifs (pp. 105-6). GDH démonte avec efficacité l’usage godardien du mot « musulman » dans le même film, qui lui sert à suggérer l’équivalence du Juif victime des nazis (qualifié de « musulman » par les SS à Auschwitz) et du Palestinien chassé de sa terre par les sionistes. Il montre bien l’ambivalence malsaine qu’il peut y avoir dans un montage dont le statut n’est pas clarifié – s’agit-il d’associer ou de dissocier ? GDH bascule au milieu du chapitre vers un style épistolaire et s’adressant directement au cinéaste suggère ce faisant une position nuancée et plutôt subtile sur l’attitude de JLG à l’égard de la question juive. « Votre politique est celle d’une véritable conscience déchirée » lui écrit-il, « tour à tour ``malheureuse’’, cultivant le pathos d’un deuil généralisé, et ``belle âme’’, cultivant le pathos d’une contestation tous azimuts » (p. 116). Godard serait cet « agent double » de l’histoire, à la fois collaborateur en puissance et résistant, circulant entre les univers des bourreaux et ceux des victimes, s’identifiant tour à tour avec les uns et avec les autres, faisant la leçon aux cinéastes qui n’ont pas su ou voulu voir l’extermination, tout en s’incluant lui-même parmi eux, même s’il est venu après. Une ambivalence qui le fait affirmer dans le même souffle la toute-puissance du cinéma et sa complète impuissance. GDH nous donne en somme un portrait de l’artiste en vieil homme portant dans sa chair les contradictions et les douleurs du siècle. Ce n’est pas le moindre mérite de son entreprise.

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Pascal Laborderie, le Cinéma éducateur laïque Paris, l’Harmattan, 2015, 284 p.

Valérie Vignaux

RÉFÉRENCE

Pascal Laborderie, le Cinéma éducateur laïque, Paris, l’Harmattan, 2015, 284 p.

1 L’ouvrage de Pascal Laborderie est tiré d’une thèse de doctorat dirigée par Roger Odin – qui préface l’ouvrage – et Michel Marie, présentée en 2009 au cours d’une soutenance à laquelle j’ai eu le grand plaisir de participer, découvrant que les recherches précédemment réalisées sur Jean Benoit-Lévy, étaient interrogées par une nouvelle génération de chercheurs. L’ouvrage de Pascal Laborderie parce qu’il s’inscrit dans les recherches récentes évite nombre d’écueils, comme la confusion entre cinéma scolaire et éducateur, soit entre séance en classe destinée à un jeune public et projection hors temps scolaire, pour les adultes et relevant de l’éducation populaire. La particularité de ses recherches tient assurément dans l’articulation d’une visée historienne avec la volonté de modéliser ces œuvres à partir d’un concept générique, à savoir le film- parabole. Dans une première partie, Laborderie entreprend une histoire du cinéma éducateur laïque, en s’intéressant en particulier aux Offices, soit des organismes gérant les copies diffusées gratuitement par les cinémathèques ministérielles (agriculture, santé, instruction) et bénéficiant de subsides municipaux. L’étude menée grâce à des sources inédites lui permet de montrer le fonctionnement de ces institutions, s’intéressant plus particulièrement aux Offices de Saint-Étienne, Lyon et Nancy, montrant comment le premier peut être dit exemplaire en raison de son équipement, de son implantation, mais également à la suite de l’étude de son catalogue ou des usages qui furent faits des films. L’auteur montre ainsi comment la constitution des Offices du cinéma éducateur laïque en France durant l’entre-deux-guerres a participé à l’aménagement géographique, économique, juridique mais également idéologique du territoire, puisque le cinéma était le lieu d’une rencontre entre l’école, vecteur de la

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laïcité, et le peuple. Or l’étude des brochures, des discours des animateurs du cinéma éducateur, mais aussi les commentaires rédigés par les directeurs des Offices comme Gustave Cauvin, Louis Colin ou Eugène Reboul, permettent à l’auteur de constater une tension entre les visées éducatives ou instructives des prescripteurs et les désirs récréatifs des spectateurs. Clivage que les films paraboles venaient résoudre puisqu’ils s’apparentaient, par leur forme, au cinéma spectaculaire, au long métrage de fiction, tandis que les narrations véhiculaient les recommandations de bonnes conduites sociales. Dès lors, dans une seconde partie, Laborderie s’attache à définir les caractéristiques de cette catégorie générique du film parabole, en étudiant plus en détail plusieurs films de Jean Benoit-Lévy, comme Pasteur, la Future maman, Âme d’enfants et le Voile sacré. Benoit-Lévy, on le sait, fut durant l’entre-deux-guerres, le réalisateur privilégié des cinémathèques ministérielles, et son œuvre, amplement diffusée au sein des Offices, ce qui permet de supposer que ses films ont été très largement projetés devant des spectateurs de tous ordres. Or, comme le montre Laborderie ces films paraboles parce qu’ils ont des objectifs propagandistes, concilient les attentes du public et les intentions des instances productrices. Leur analyse sémiologique fait émerger des figures rhétoriques, qu’elles soient narratives comme la fable par exemple, mais également figuratives, à l’instar de la ronde enfantine entre autres. Autant de films qui auront contribué à transmettre des valeurs républicaines tout en servant des visées politiques, en l’occurrence celles du cartel des gauches. Ainsi, en conciliant deux approches méthodologiques distinctes, soit une étude historique et une analyse sémiologique d’un même phénomène filmique, Laborderie contribue à une meilleure connaissance de ces instances régionales que furent les Offices du cinéma éducateur, et montre de surcroît comment les images témoignent des dispositifs pour lesquelles elles ont été produites et dans lesquelles elles ont été diffusées. Ouvrage qui clôt une thèse mais non la recherche, puisque Laborderie s’est à présent attelé à l’étude de la Ligue de l’enseignement dans ses relations au cinéma, un colloque étant annoncé pour cet hiver, dont nous ne manquerons pas de rendre compte des actes lors de leur parution.

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Alexandre Astruc, le Plaisir en toutes choses. Entretiens avec Noël Simsolo Paris, Neige/Écriture, 2015, 216 p.

Valérie Vignaux

RÉFÉRENCE

Alexandre Astruc, le Plaisir en toutes choses. Entretiens avec Noël Simsolo, Paris, Neige/ Écriture, 2015, 216 p.

1 Ce recueil d’entretiens avec Alexandre Astruc est l’un des volumes d’une collection dirigée par Noël Simsolo qui comprend plusieurs titres, dont une conversation avec Jean Douchet. Simsolo rappelle, dans sa préface, les modalités d’une rencontre avec le cinéaste : alors qu’il n’était âgé que d’une quinzaine d’années, il a, en effet, lu ses textes dans l’Écran français ou dans les Cahiers du cinéma, puis découvert ses films lors de leur sortie, ou au cours de séances organisées par des ciné-clubs. Admiratif de cette œuvre cinématographique mais aussi littéraire, Simsolo a souhaité en rencontrer l’auteur et ainsi a débuté une relation de quarante années qui est à l’origine de ce livre d’entretiens.

2 L’ouvrage est composé en deux parties, intitulées respectivement « Situations » et « Pratiques ». Dans la première, on se promène dans le siècle, au gré des événements politiques et des rencontres. On y apprend la passion entretenue par Astruc pour le cinéma, la littérature mais aussi les mathématiques ce dont témoigne son film sur Évariste Gallois, et Simsolo souligne l’importance primordiale de la notion de plaisir. Au gré des conversations et des souvenirs, on se trouve plongé dans l’atmosphère intellectuelle des années de l’Occupation et de l’après-guerre, évocations d’écrivains ou de philosophes comme Cavaillès, Bachelard, Queneau... Si le ton de la conversation est plaisant, puisqu’il nous livre un portrait intime, Simsolo a fait le choix de conserver certaines affirmations qui étonnent : on apprend, par exemple, que les Allemands ont le « sens de l’effort » ou encore « À mon sens pour les femmes ce qui prime est l’amour et] en tournant un film avec des hommes, immédiatement le sujet qui s’imposa fut

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l’héroïsme » (p. 62)... Astruc nous y est présenté comme incarnant « l’esprit français », expression problématique mais qui demeure pertinente lorsqu’on évoque la littérature du XIXe siècle – Astruc ayant adapté Maupassant par exemple –, paradoxalement pourtant il n’a pas voulu ces projets, ils se sont imposés à lui, car ils intéressaient des producteurs. Ainsi, ce livre d’entretiens nous permet-il de saisir une époque, un milieu, un état d’esprit, Astruc déclarant par exemple : « Je suis contre l’épithète de droite ou de gauche chez un artiste car ce que je cherche chez un auteur, c’est une vérité transcendantale au-dessus de cette caractéristique idéologique » (p. 58), car « seule la valeur artistique doit compter « (p. 59)... Astruc ose ainsi déclarer que s’il a défilé avec les partisans du Front populaire, suivant un drapeau rouge, c’est parce que ce jour-là, il portait des chaussettes rouges... Le livre, dans cette première partie, joue des anecdotes dont certaines sont éclairantes quant à la réalité cinématographique : on apprend par exemple que c’est parce que sa tante était « costumière de l’épouse de Malraux » que celui-ci est intervenu afin que lui soit attribuée l’avance sur recette pour la Longue Marche (1966)... Ainsi au fur et à mesure de la discussion on est immergé dans un contexte, le journalisme de l’après-guerre, le travail à Combat, les grands procès de l’épuration, la création des Temps modernes par Sartre, la rencontre avec Laudenbach devenu son scénariste, les « Hussards », les événements de mai 1968, un projet de films collectif avec Godard, la distribution de la Cause du peuple avec Sartre, son soutien au candidat Giscard ou encore « l’irréalisme ontologique » des gouvernements socialistes et quelques opinions sur l’islam. Conversations qui livrent de la sorte quelques-uns des mécanismes de la mémoire, puisqu’Astruc passe au fur et à mesure des mots, du général au particulier ou du lointain au contemporain.

3 La seconde partie intitulée « Pratiques », est plus précise, plus foisonnante de détails, revenant sur quelques-uns des éléments déjà évoqués. La période reste la même, mais envisage les faits et gestes à travers le prisme des œuvres d’Astruc. Celui-ci revient sur ses premiers articles parus sous l’Occupation, la publication de son premier roman, les Vacances, chez Gallimard, sa proximité avec Sartre aux lendemains de la guerre, son adaptation de la Putain respectueuse mise en scène par Marcel Pagliero, le documentaire qu’il réalisera sur le philosophe et la parution de son fameux texte, « la Caméra-stylo », dans l’Écran français. Astruc qui se veut metteur en scène, déclare avoir écrit ses critiques en cinéaste, ce qui explique selon lui, qu’à la suite de ses articles, certains réalisateurs comme Malraux, Becker ou Cocteau aient souhaité le rencontrer. On s’étonne néanmoins que Simsolo n’ait pas corrigé certaines de ses assertions, sans doute pour laisser le lecteur se faire sa propre opinion, mais il me semble inexact d’affirmer que pour Truffaut la mise en scène n’est pas primordiale, alors qu’il est à l’origine de sa prévalence critique au sein des Cahiers et qu’il rédigea un livre d’entretiens avec Hitchcock, chantre de la mise en scène. S’ensuit le récit des premiers tournages, avec Pierre Braunberger ou Anatole Dauman. Là encore le ton de la conversation nous fait vivre les événements de façon intime, le choix des acteurs, des collaborateurs de création, chef opérateur ou compositeur de la musique, et l’on aime à être immergé dans les choix de mise en scène, au plus près de la création, comme lors de cette apologie du plan-séquence. Acteur de son temps, Astruc nous livre un témoignage passionnant sur les milieux cinématographiques, en raison de son récit sans détour, aux formulations parfois rapides, mais vrai et incisif, n’hésitant pas à se dire « réactionnaire », à l’encontre de Bazin déclaré « progressiste ». Surtout, en raison de son parcours, Astruc témoigne de la porosité entre le cinéma et la télévision pour cette génération venue du court métrage, officiant entre documentaire et fiction, entre

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littérature et cinéma, et peu encline au cinéma simplement commercial. Paradoxe d’une création qui affirme la prévalence de la mise en scène, de l’écriture filmique, tout en travaillant à la commande, et qui aura développé en dehors du cinéma, à la télévision, une œuvre importante mais aujourd’hui invisible. Ainsi, ce livre d’entretiens fait souhaiter voir se publier une monographie approfondie (la seule parue à ma connaissance, due à Raymond Bellour, date de 1963, aux éditions Seghers), évoquant la totalité de l’œuvre audiovisuelle : cinéma, télévision ou radio ou étudiant l’ensemble des textes critiques sans se limiter à l’après-guerre, car qui s’en souvient, Astruc a aussi été critique à Paris-Match (textes qui ne paraissent pas avoir été repris dans l’anthologie parue en 1992, préface de Philippe D’Hugues, Du stylo à la caméra et de la caméra au stylo, chez Archipel).

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Vient de paraître

François Albera, Jean Antoine Gili, Myriam Juan et Mélisande Leventopoulos

Livres

Alberto Anile (dir.), L'« Otello » senz'acca / « Otello » Without the H, Orson Welles nel Fondo Oberdan Troiani, Rome, Centro Sperimentale di Cinematografia/Rubbettino, 2015, 128 p. Avec I mille volti di Orson Welles / The Thousand Faces of Orson Welles dirigé par Emiliano Morreale et celui d'Alberto Anile voici deux ouvrages bilingues marquant le centenaire d'Orson Welles et rappelant l'importance de l'Italie dans la carrière du cinéaste. À ce sujet, on peut consulter un ouvrage antérieur d'Anile, Orson Welles in Italia (Milan, Il Castoro, 2006). Ici Alberto Anile analyse le film de Welles grâce au fonds d'Oberdan Troiani, un des chefs opérateurs, avec Anchise Brizzi, G. R. Aldo et George Fanto, d'Othello. Troiani, d'abord assistant puis directeur de la photographie, suivit tout le tournage du film et en conserva une abondante documentation, notamment photographique. Grâce à ce matériel, l'auteur parvient à suivre les péripéties de la réalisation et à reconstituer des scènes du film supprimées lors du montage. Mireille Berton, le Corps nerveux des spectateurs. Cinéma et sciences du psychisme autour de 1900, Lausanne, L'Âge d'Homme, « Histoire et esthétique du cinéma/ Travaux », 2015, 639 p. Entre 1880 et 1920 les champs de la médecine, de la psychologie, de la neuropsychiatrie et de la psychanalyse élaborent des théories de la subjectivité marquées par les phénomènes intrigants de la neurasthénie, de l'hystérie et de l'hypnose au moment où le cinématographe, qui s'approprie la culture du corps nerveux de ce temps, impose son « paradigme », nourrissant par là l'imaginaire médical. Dans leurs échanges réciproques les sciences médico-psychologiques et les discours sur le cinéma contribuent de la sorte à construire une nouvelle subjectivité née dans le contexte de la société industrielle et s'épanouissant grâce à la culture de masse. L'auteure s'inscrit dans un champ de recherche qu'a inauguré Rae Bath Gordon. Dans la préface qu'elle donne à l'ouvrage celle-ci salue la profondeur et l'originalité de ce livre qui « fera

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date ». Compte rendu dans un prochain numéro. Ernst Bloch, l'Angoisse de l'ingénieur, Paris, Allia, 2015, 71 p. Deux textes du philosophe allemand Ernst Bloch publiés avant guerre (« L'angoisse de l'ingénieur », 1928-9), 1930 (« La technologie et les apparitions d'esprits », 1935) marqués par le double phénomène de l'époque, l'essor des technologies et l'essor du nazisme et son recours à un certain irrationnalisme, et un troisième, écrit après la guerre, (« Destruction, sauvetage du mythe par la lumière »). Trois textes qui prolongent certains thèmes introduits dans les études de notre numéro précédent entre technologie, magie et occultisme (autour d'Edison, Conan Doyle et Méliès) en les plaçant dans une perspective sociale et même politique. Bloch s'interroge sur les croisements de ces deux temporalités, archaïques – la magie, les peurs ancestrales, les fantômes – et modernistes – l'électricité, les communications, etc. : « plus la technique se montrait lucide et avancée, plus elle s'entrecroisait énigmatiquement avec le vieux règne tabou des vapeurs, de la vitesse supraterrestre, des robots fils du Golem, des éclairs bleus. » Et : « un Edison est à rapprocher du Docteur Faust bien plus que d'un Herbert Spencer » car « la technique la plus moderne a tenu bon nombre des promesses des anciens contes fantastiques : la radio amène des voix lointaines dans un espace où nul ne parle ; mieux encore, devient pensable une télévision qui, au milieu d'une représentation du monde de la plus grande sobriété, va découper le territoire où règnent le miroir et son apport magique. » Mais cela étant « aucun inventeur n'agit en rien comme magicien, n'est ni ne pense même de la sorte. » Dès lors d'où provient l'angoisse devant des machines qui se présentent comme des « médecins, des mediums de ces puissances naturelles auxquelles le rationalisme a enlevé ses noms erronés, mythologiques mais sans pouvoir désigner jusqu'alors son réel ``agens'', ni même s'impliquer avec lui concrètement. De manière indubitable, c'est seulement une relation socialiste à la nature (dans le sillage d'un mode de production et d'échange lui- même socialiste) qui pourrait détenir le concret que renferment l'espace magique mal désensorcelé... » Ainsi « cet ultime phénomène d'angoisse est-il vraiment un signe d'importance, dépassant la prétention finalement funeste d'être arrivé à la fin du monde avec le simple mécanicisme, avec une apparence de relation dépourvue de contenu. » Michel Cadé, Chemins d'exils, chemin des camps. Images et représentation/Camins de l'exili, camins dels campa. Imatges i representacións, Canet en Roussillon/Perpignan, Trabucaire/Institut Jean Vigo, 2015, 180 p. + dvd Cet ouvrage reprend onze communications faites par des historiens de l'art et des artistes lors du 3e séminaire « Déplacements forcés et exils en Europe au XXe siècle » organisé en 2012 à Perpignan. Une première partie est consacrée à l'analyse des regards portés par des artistes, photographes, peintres, cinéastes lors d'événements aujourd'hui inscrits dans l'histoire, tels que la Retirada et la Shoah (ainsi les photos de Capa de 1939 sur les Espagnols dans les camps français, analysé par Marie-Hélène Melendez ou Quelque part en Europe de Radványi analysé par de La Bretèque). La seconde partie est composée de réflexions d'artistes contemporains sur le phénomène de l'exil, qu'il s'agisse du camp de Rivesaltes, l'exil catalan, la Shoah ou le conflit bosniaque (Nicole Bergé, Simeon Saez Ruiz, Claire Angelini). Dans cette perspective, outre sa riche iconographie, l'ouvrage comporte un dvd de Claire Angelini, La guerre est proche (couronné aux Rendez-vous de Blois).

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Christian Caujolle, Hervé Joubert-Laurençin, Philippe-Alain Michaud, F. Galluzzi, Pier Paolo Pasolini, Dossier Accattone, Paris, Editions Macula, 2015, 176 p. Avec le Pier Paolo Pasolini, Accattone (préface de Carlo Levi, Paris, Macula, 2015), un volume d'essais et d'analyses autour de l'œuvre phare de Pasolini, dus notamment à Hervé Joubert-Laurençin auquel on doit de nombreux ouvrages sur l'auteur de Salò et de traductions de ses textes. François Amy de La Bretèque, le Moyen Âge au cinéma. Panorama historique et artistique, Paris, Armand Colin, 2015, 223 p. De la Jeanne d'Arc de Méliès au Nom de la Rose d'Annaud en passant par Robin Hood de Dwan et bien d'autres, cet ouvrage, dû au spécialiste de la représentation de la période médiévale à l'écran (avec un précédent ouvrage l'Imaginaire médiéval dans le cinéma occidental), dresse le panorama du cinéma qu'a pu inspirer à divers titres le Moyen Âge : un Moyen Âge vulgarisé, revisité, hérité et transmis par une longue chaîne d'œuvres et de représentations qui ont évolué au long du XXe siècle. Dix chapitres découpent le corpus de ces nombreux films selon une série de thèmes envisagés de manière problématique. L'ouvrage comporte un index. L'édition est réalisée « sous la direction de Laurent Veray ». Hervé Dumont, Napoléon. L'Épopée en 1000 films, Lausanne, Ides Calendes/ Cinémathèque suisse, 2015, 690 p. Comme l'indique le sous-titre, l'ouvrage couvre de manière exhaustive la représentation de la figure impériale dans le cinéma et la télévision de 1897 à 2015. On devine l'ampleur de l'entreprise : près de 700 pages grand format, un millier de titres, tous évoqués par des fiches détaillées (générique et commentaires) et une iconographie incomparable. Hervé Dumont nous avait déjà habitués à des ouvrages d'une ampleur rare, que l'on pense à ses monographies sur Robert Siodmak, Frank Borzage ou William Dieterle, à son Histoire du cinéma suisse et, dans le même registre que l'ouvrage évoqué ici, son Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations paru en 2009. Ce Napoléon présente les films de toutes nationalités en les organisant en chapitres, d'abord les grandes étapes de la vie de Bonaparte devenu Napoléon, puis les personnalités du Premier Empire (Madame Sans-Gêne, Talleyrand, Surcouf, Vidocq...), enfin Napoléon et les États voisins (Italie, Angleterre, Autriche, Allemagne, Espagne, Portugal, Russie). Rien n'y manque et le curieux trouvera à satisfaire son intérêt pour le moindre détail. L'index des films complète l'entreprise. Comme l'écrit Hervé Dumont : « Napoléon, pour chaque pays et à chaque décennie, occupe une place singulière, entre fascination, adulation, rejet. Chaque film suscite une lecture différente de l'Histoire, teintée de légende, de parti-pris ou d'idées reçues. [...] L'audiovisuel offre à travers ses reconstitutions un portrait décapant – et passionnant – de notre propre époque et de ses idéologies. Alors qu'elle ressuscite un XIXe siècle fantasmé, la caméra, souvent, parle d'aujourd'hui. » Le cinéma – affirmait Bertolucci – ne sait conjuguer que le temps présent. Jean-Michel Durafour, l'Homme invisible de James Whale. Soties pout une terreur figurative, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2015, 159 p. Fascinante réflexion sur la visibilité et l'invisibilité, la transparence et la trace, la voix et le phénomène, conduite par un philosophe qui passe de Platon à Descartes, et, plus près de nous, par Merleau-Ponty et Jean-François Lyotard, discute Béla Balazs (l'Homme visible) et la physiognomonie et Paul Virilio et la « machine de vision ». Le point d'appui de cette réflexion est une interprétation plurielle de The Invisible Man de James Whale

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(1933) visant à y découvrir le travail d'une figure insolite : l'invisibilité de la forme humaine comme figure d'images, l'invisibilité étant peut-être la condition ultime, limite, pour qu'une figure devienne un paradigme de la représentation. Élie Faure, Pour le Septième Art, Lausanne, L'Âge d'Homme, « Histoire et esthétique du cinéma/Travaux », 2015, 373 p. Jean-Paul Morel a réuni dans ce recueil toutes les contributions d'Élie Faure : non seulement les quelques textes connus, édités après sa mort sous le titre Fonction du cinéma, plus d'une fois réédités, mais un grand nombre d'autres dispersés dans des ouvrages comme Défense du machinisme, des articles, des entretiens et un ensemble de correspondances avec Gance, Céline, Dieudonné ou sa fille Zizou. L'apport de la réflexion (et même de ses interventions pratiques) au cinéma prend ainsi une ampleur inédite. Disparu en 1937, Élie Faure n'a jamais été un critique, sa pensée s'applique moins aux films singuliers ou aux réalisateurs (à l'exception cependant de Chaplin, Gance, Vigo, Eisenstein) qu'au cinéma comme média bouleversant tout le système des arts (« agonie de la peinture ») et promettant la venue d'une nouvelle vision du monde. Compte rendu dans un prochain numéro. Pietsie Feenstra, Maria Luisa Ortega (dir.), Le Nouveau du cinéma argentin, Paris/ Condé-sur-Noireau, CinémAction/Éditions Charles Corlet, 2015, 186 p. Une utile mise au point sur la situation du cinéma argentin contemporain au travers des problèmes de création, de production, d'exploitation et de réception. L'ouvrage a le mérite de ne pas se limiter au cinéma de fiction et aborde aussi les films documentaires. Pauline Gallinari, les Communistes et le cinéma. France, de la Libération aux années 60, Rennes-Perpignan, PUR-Institut Jean-Vigo, « Histoire », 2015, 302 p. Le projet cinématographique communiste français est ambitieux, pose au départ de son ouvrage l'auteure. Dès la Libération, les communistes cherchent d'une part à agir sur le champ cinématographique dans le but d'influer sur le devenir économique du cinéma français, d'autre part, ils veulent agir avec le cinéma. Cette dernière entreprise a débuté avant la guerre, à la fin des années 1920 et surtout dans les années du Front populaire avec « Ciné-Liberté ». Ils encouragent ainsi la réalisation de films militants destinés à relayer le discours du PCF et accompagnent l'évolution du cinéma français en soutenant une tendance « réaliste » qui est d'abord proche du néo-réalisme (la Bataille du rail) puis évolue vers un cinéma attentif à l'histoire nationale et aux luttes sociales rarement représentées dans le cinéma commercial. La guerre froide gèlera cependant cet élan (Grémillon boycotté par les producteurs, Daquin empêché, Carpita interdit) et amènera à soutenir des œuvres moins ambitieuses (Autant-Lara, Clair, Godard, Truffaut). Avec les luttes sociales de 1968 une production militante reprendra cependant pendant quelques années (avec Paul Seban, Jean-Patrick Lebel, Jean-André Fieschi, Noël Burch notamment). Antoine Gaudin, l'Espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015, 215 p. Enjeu majeur des réflexions esthétiques et philosophiques sur le cinéma autour duquel s'articule toute l'histoire des formes filmiques, l'espace est défini par l'auteur comme une « puissance dynamique de l'image en mouvement » exerçant un fort impact sensoriel sur le spectateur. Cette approche de l'espace cinéplastique (Élie Faure) et rythmique (Maldiney) conduit à l'élaboration de la notion d'« image-espace », englobant une dimension thématique à l'intérieur des films et un matériau essentiel au medium. Cette notion, clin d'œil distancié à Deleuze, avait donné lieu à la thèse de

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l'auteur. Elle est développée ici en deux aspects : une géodiégétique et une géopoétique (seule cette dernière était proposée dans la thèse), reprenant les deux courants qui s'étaient intéressés à l'espace dans deux directions différentes, celui d'Agel et de Gardies tous deux signataires de livres homonyme à celui-là. L'ampleur donnée à ce réexamen de la question, repassant tant par la phénoménologie que la filmologie, redonnant sa place aux considérations esthétiques de Noël Burch dans Praxis du cinéma et n'oubliant ni le « cinéma des premiers temps », ni Eisenstein, ni Kouléchov dans son examen, propose une synthèse et forge des propositions qui sont mises à l'épreuve au gré d'analyses de films. Ouvrage publié sous la direction de Michel Marie. Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2015, 416 p. 5e édition d'un ouvrage devenu un classique, le livre – après la mort de l'auteur en 2010 – a été mis à jour par Marie-Thérèse Gauthier et Daniel Sauvaget. Ouvrage publié sous la direction de Michel Marie. Odile Goerg, Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, coll. « Empires », 2015, 287 p. Historienne de l'Afrique contemporaine, spécialiste en particulier des loisirs et des festivités en milieu urbain, Odile Goerg signe avec cet ouvrage une synthèse ambitieuse sur le cinéma comme pratique sociale en Afrique coloniale (colonies britanniques et françaises ainsi que Congo belge). Sont abordés, sur une période et un territoire très vastes, les modalités multiples de la sortie au cinéma, la composition des publics, les rouages de la censure ou encore l'impact des films sur les imaginaires des populations colonisées, restituant le rôle proprement politique qu'a pu alors jouer le cinéma. Un travail passionnant qui repose sur l'examen de sources variées (archives administratives mais aussi romans, autobiographies et nombreux entretiens), dans le souci d'échapper à la seule vision des autorités coloniales. Compte rendu dans un prochain numéro. Réjane Hamus-Vallée, Caroline Renouard (dir.), Les Métiers du cinéma à l'ère du numérique, Paris/Condé-sur-Noireau, CinémAction/Éditions Charles Corlet, 2015, 192 p. Le passage au numérique bouleverse toute la chaîne productive du cinéma. L'ouvrage passe en revue les transformations du tournage, du montage et de la post-production, sans oublier la révolution des effets spéciaux ; il évoque aussi les questions liées à la numérisation du patrimoine. Un chapitre traite aussi de l'animation. Les études sont accompagnées de nombreux entretiens avec les intervenants concernés. Gwénaëlle Le Gras et Geneviève Sellier (dir.), Cinémas et cinéphilies populaires dans la France de l'après-guerre 1945-1958, Paris, Nouveau monde, 2015, 384 p. Cet ouvrage vient clore le programme de recherche du même nom (cf. http:// cinepop50.u-bordeaux3.fr/). Les directrices de publication se proposent d'étudier le cinéma populaire tel qu'il se déploie sur les écrans français pendant la période de plus haute fréquentation (1945-1958), ainsi que les formes de cinéphilie populaire à travers les traces qu'on en trouve dans la presse. Il s'agit ainsi d'aller à contre-courant de l'approche esthétique qui, en France, depuis la « politique des auteurs », a induit une stigmatisation des pratiques cinématographiques populaires. Celle-ci s'est répercutée sur le monde académique où ce type d'études demeure – à l'inverse du monde anglo- saxon – peu développé. Marie Martin (dir.), Cinéma, littérature : projections, Rennes-Poitiers, PUR- la Licorne, 2015, 206 p.

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Le principe de base qui a conduit à rassembler dans cet ouvrage un certain nombre de textes est que la participation émotionnelle que suscite le dispositif optique de la projection cinématographique rend celui-ci proche du dispositif psychique du même nom qui consiste à extérioriser un contenu inconscient pour le voir en le déniant comme sien. Les deux versants de la projection (optique et psychique) ont en commun d'être des mécanismes mettant en jeu un travail de déformation destiné à voir autant qu'à faire écran (opacifier). Le cinéma s'avère alors surface où s'inscrivent les traumas inassimilables auxquels la projection donne une forme visible selon le modèle de la figurabilité inconsciente. Contributions de Véronique Campan, Emmanuel Plasseraud, Francis Vanoye notamment. Emiliano Morreale (dir.), I mille volti di Orson Welles / The Thousand Faces of Orson Welles. Fotografie di Maurizio Maggi. Introduzione di Giuseppe Tornatore, Rome, Centro Sperimentale di Cinematografia/ Edizioni Sabinae, 2015, 104 p. Avec L'« Otello » senz'acca / « Otello » Without the H, Orson Welles nel Fondo Oberdan Troiani d'Alberto Anile, forment deux ouvrages bilingues marquant le centenaire d'Orson Welles et rappelant l'importance de l'Italie dans la carrière du cinéaste. Ce volume-ci offre une galerie de portraits de Welles photographié par Maurizio Maggi, tantôt au travail, tantôt dans les accoutrements les plus divers. Le goût du travestissement du cinéaste-comédien y éclate dans chaque cliché. Paola Palma, La vagabonda dello Schermo. Colette e il cinema, Padoue, Esecha, 2015, 396 p. Une thèse sur les rapports de Colette avec le cinéma, son activité de critique, sa fréquentation du milieu, ses participations à des films. Pier Paolo Pasolini, Accattone, préface de Carlo Levi, Paris, Macula, 2015, 224 p. Avec le Dossier Accattone évoqué plus haut, comprenant plusieurs essais sur le film, un deuxième volume autour de l'œuvre phare de Pasolini comprenant le scénario avec une cinquantaine de pages signées par le cinéaste qui éclairent l'entreprise. Philippe Ragel, le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Rennes, PUR, « Le Spectaculaire », 220 p. Moment de catalyse, la cinéstase désigne pour l'auteur le moment où, dans un film, les « mobiles du scénario apparent » passent au point mort pour laisser advenir une « expérience d'une autre nature, sensible, poétique, passagère ». Dépression narrative, mise en suspens qui n'est pas un suspense, cette stase pourrait être rapprochées des « pillow-shots » que Noël Burch avait décelés dans l'œuvre d'Ozu – qui n'est pas évoqué ici. Parti de l'économie narrative propre aux films de Kiarostami, l'auteur l'élargit à d'autres cinéastes (Griffith, Murnau, Rossellini voire Eisenstein) pour en vérifier l'opérativité, l'transhistoricité. Alfredo Rossi, Elio Petri e il cinema politico italiano, Milan, Mimesis Edizioni, 2015, 228 p. Déjà auteur d'une monographie sur le cinéaste (La Nuova Italia, 1979), Alfredo Rossi revient sur le sujet en développant l'analyse de la place de Petri dans le cinéma politique italien. Décédé en 1982, Petri a subi une forme de purgatoire avant que la force de ses films – présentés depuis peu dans des copies restaurées – ne suscite de nouvelles interrogations et la publications d'études replaçant l'œuvre dans un contexte revisité. À cet égard, le livre d'Alfredo Rossi, fruit d'une longue maturation, propose une lecture stimulante pour mieux placer Petri dans ce que le cinéma italien a été

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capable de donner de meilleur en terme d'engagement politique ou pour mieux dire de réflexion citoyenne sur les arcanes du pouvoir. Paolo Emilio Sales Gomes, O Cinema no século, São-Paulo, Companhia des letras, 2015, 615 p. Anthologie en langue originale de textes sur le cinéma de Sales Gomes publiés entre 1941 (Fantasia, Citizen Kane) et 1970. L'édition – due à Carlos Augusto Calil secondé par Adilson Mendes – est organisée en fonction de noms de cinéastes (Méliès, Chaplin, Griffith, Stroheim, Eisenstein, Ford, Welles, Rossellini, de Sica, Fellini, Renoir, Clair...) et de « moments » significatifs de cinémas nationaux (Espagne, Japon, Allemagne, Grande- Bretagne). Pratiquement tous les textes ont été publiés dans le quotidien pauliste O Estado de S. Paulo où Sales Gomes tenait une rubrique. Dans sa postface, Bernard Eisenschitz rapproche le critique de Bazin, Daney et des Histoire(s) du cinéma de Godard ce qui devrait le rendre assurément familier aux lecteurs français qui ont pourtant une singularité à découvrir dans cette pensée – on le voit dans les quelques textes de ce numéro et dans les études dues à des chercheurs brésiliens – liée à la situation de « pays occupé » du Brésil, une forme de la sujétion post-coloniale. Alexandre Sokourov, Au milieu de l'océan, Lausanne, L'Âge d'Homme, Coll. « Histoire et esthétique du cinéma/Travaux », 246 p. Au moment où sort sur les écrans le dernier film de Sokourov – présenté à Venise cette année –, Francofonia, consacré au Louvre pendant la guerre et au statut de l'art dans les sociétés européennes contemporaines (la constitution par pillage des musées et aujourd'hui son rôle touristique), sort un ouvrage paru auparavant en Italie puis en Russie, recueillant des textes du cinéaste de natures diverses : pages de journal, narration littéraire de quelques-uns de ses films, témoignages, mémoires, réflexions, contes fantastiques allégoriques, etc. On peut signaler des pages étonnantes où Sokourov se confronte à Bergman et Antonioni, celles où il s'affronte à la figure du Père du cinéma soviétique, Eisenstein pour en dénoncer le goût pour la violence, le sadisme. Comme dans nombre d'entretiens, Sokourov tient à dire combien à son avis le cinéma n'est pas un art, trop hétérogène, trop prédateur des autres arts, trop « bluffeur » en quelque sorte, bien que ce soit cependant dans ce domaine « artisanal » que lui-même s'efforce d'œuvrer. Introduction développée du traducteur Jeremi Szaniawski, auteur d'une thèse sur le cinéaste recensée ici il y a quelques numéros. Bernd Stiegler, Images de la photographie. Un album de métaphores, Paris, Hermann, Coll. « Échanges littéraires », 2015, 283 p. D'« analphabétisme (photographique) » à « Voyeurisme », une série d'« entrées » sont choisies qui définissent la photographie dans des textes de théoriciens du XIXe siècle à nos jours (Sontag, Barthes, Flusser, Mitchell, etc.) en usant de métaphores : on trouve aussi « arme » ou « appareil de pénétration » dans un champ sémantique qu'étudient les cultural studies ou « Double », « Mémoire », « Objectivité » qui appartient plus aux réflexions onto-philosophiques et encore « Mensonge » dans un registre plus politico- social, ou encore « Résurrection », « Vera Ikon » dans celui du théologique... 55 photographies ouvrent chaque « entrée », ajoutant l'épaisseur historique aux considérations théoriques qui suivent. Préface de Georges Didi-Huberman. Alexandre Sumpf, Révolutions russes au cinéma. Naissance d'une nation : URSS, 1917-1985, Paris, Armand Colin, 2015, 240 p. Alexandre Sumpf, historien de l'URSS (De Lénine à Gagarine), envisage dans cet ouvrage la mise en place et le développement de l'industrie cinématographique soviétique

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comme entreprise visant à écrire, réécrire l'histoire récente, convaincre le public, l'émouvoir, le charmer, répondre à ses goûts esthétiques. Le principe du livre est l'exposé des événements historiques retenus (les révolutions de février et octobre 1917) puis l'analyse d'une sélection de 18 films allant de 1917 à 1985 afin d'examiner quand et comment ces événements, avec leurs rapports de forces sociales et politiques, ont été représentés à l'écran en fonction des circonstances et du contexte. Une démarche qui s'inscrit dans le droit fil de la méthode instituée par Marc Ferro il y a plusieurs années. Pour l'auteur, « si les Bolchéviks ont rapidement perçu le potentiel du média cinématographique, ils n'ont pas forcément su se donner les moyens d'en tirer un parti optimal ». Aussi conclut-il sur la figure du spectateur « braconneur » : il appartient à chaque génération de faire sa propre image de la mise en scène de l'année 1917. L'ouvrage dénué de notes infrapaginales comporte deux index et une bibliographie indiquant en particulier les sources primaires utilisées sans que l'on puisse malheureusement savoir quand elles sont sollicitées et de quelle manière. L'édition est réalisée « sous la direction de Laurent Veray ». Christian Viviani, Le Magique et le vrai. L'acteur de cinéma, sujet et objet, Aix-en- Provence, Rouge Profond, 2015, 256 p. Auteur de travaux qui ont permis aux études actorales de se développer et de devenir même un pan de la réflexion contemporaine sur la nature du spectacle cinématographique, Christian Viviani donne avec cet ouvrage une sorte de synthèse, de bilan de plus de trente ans de recherches, d'analyses, de réflexions sur ce sujet éminemment complexe qu'est celui de l'acteur de cinéma. Précis, didactique au meilleur sens du terme, l'auteur avance en se bardant d'exemples (et de photographies plus significatives les unes que les autres). Il y a une espèce de virtuosité dans ce livre tant l'auteur multiplie les références à toutes les techniques de jeu saisies dans des films relevant de multiples cinématographies même si le cinéma américain est au cœur de la démarche. Rarement un livre a donné le sentiment que son sujet, ou son objet, était aussi pleinement maîtrisé, un livre « fondateur » pour reprendre le mot de James Naremore dans sa préface.

Revues

Bianco e Nero, no 581, janvier-avril 2015 Ce numéro poursuit l'orientation monographique adoptée par la revue. La dernière livraison affronte la notion de « stardom » (le goût des anglicismes est largement répandu en Italie...), c'est-à-dire l'ensemble des étoiles qui compose le star system d'une cinématographie, en l'occurrence le cinéma italien. Une série d'études et quelques entretiens s'interrogent sur la question de la star et, à partir d'un passé prestigieux, pose la question de savoir si aujourd'hui en Italie existent encore des interprètes qui peuvent à eux seul assurer la faisabilité d'un film en garantissant son succès commercial. Dans le texte liminaire la réponse est négative : le cinéma italien n'a plus d'étoiles et ne semble pas en mesure d'en créer de nouvelles. Le règne de la diva cinématographique est-il définitivement révolu au profit des vedettes de la télévision ? Cahiers des Amis d'Alexandre Vialatte, no 39, 2014 Alexandre Vialatte a écrit sur le cinéma depuis les années 1920-1930 – dans l'Intransigeant, dans la Nouvelle Revue Française notamment – mais il n'a tenu une rubrique régulière que de mars à août 1950 dans un hebdomadaire féminin, Bel Amour

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du foyer, « l'hebdomadaire de la famille heureuse »... Les animateurs des Cahiers Vialatte ont eu l'heureuse idée de rééditer ces chroniques signées Serge Sergent, Camille Lescaut, S., C. L., ou non signées... Adressées à des lectrices censées être grillons du foyer, ces textes commencent tous par narrer le film avec cet art du résumé qu'avait Fénéon dans ses nouvelles en trois lignes et aussi Benjamin Péret quand il chroniquait le cinéma pour l'Humanité... ou Georgius ou Vian dans leurs chansons (un art disparu en dépit de la surenchère à la rapidité – SMS, tweet...). Il s'y engage, dès ce condensé, l'appréciation qui conclura l'article. Un western ? « Désert et frontière mexicaine, trésor caché, chemises à carreaux, cavaliers et coups de revolver. On connaît le genre ». Bien que Vialatte, nous dit-on, ait été cinéphile, point de commentaires internes au « champ » cinématographique. Souvent il n'est pas fait mention de l'auteur et l'acteur est systématiquement nommé à la place du personnage. La nature de document sur une époque est présente à l'esprit du chroniqueur, déjà dans son article de l'Intransigeant de 1925 (reproduit dans ce recueil sans mention de la signature : C. M. R.). Il évoque l'atmosphère des salles de cinéma en Allemagne devant des films fondés sur le schéma inusable : « l'Allemand chaste et beau bat le Français bestial et bête » et annonce le danger nationaliste qu'il voit s'étaler sous ses yeux et ses oreilles (« J'ai vu, exposé dans un magasin, la carte d'Europe remaniée par les soins des partisans de la ``grande Allemagne'' ») et s'étonne qu'il appartienne non pas au programme monarchique mais républicain... La « Ballade berlinoise » du 1er mai 1950 fait écho à cet article ancien : « que vaut-il comme document ? Que nous veut-il ? » ce film qui nous conte les souffrances de l'Allemand moyen dans l'Allemagne occupée de 1945 qui subit les ennuis du rationnement et rêve de gâteaux et de crème fouettée... « On est frappé de voir combien il est peu à l'échelle du drame... On ne peut pas lui demander de nous renseigner sur l'esprit de l'Allemagne ». Stalingrad (de Bondartchouk) : « Qu'y manque- t-il ? Rien. C'est une grande chose. (...) Au fond tout ce qui n'est pas Staline. Il manque l'homme moyen... ». Les films abordés sont le tout-venant de la distribution en salles, aucune hiérarchie n'est esquissée, il s'agit d'entrer par une porte, celle qu'on trouve, le plus souvent cocasse. Down to the Sea in Ships de Hathaway où l'on pratique la chasse à la baleine (rebaptisé les Marins de « l'Orgueilleux ») autorise cette adresse à la lectrice de Bel Amour : « Si vous êtes en famille, madame, qui vous empêche d'aller goûter ce sport violent... Vos louveteaux en seront ravis ». Décadrages, no 29-30, printemps 2015 « René Vautier » Le dernier numéro de la revue lausannoise est double et il offre un riche dossier consacré à René Vautier récemment disparu. « Figure exemplaire du cinéma militant » se revendiquant de l'héritage politique et cinématographique de Joris Ivens, son œuvre est mise dans l'éditorial sous l'éclairage de l'anticolonialisme, dont Afrique 50 est le premier maillon suivi de la période algérienne. Puis viennent la Bretagne et un nombre impressionnant de luttes sociales et politiques, de films de commande, collectifs ou non jusqu'à une réflexion ironique sur le cinéma politique engagé avec le Remord. La présentation du numéro (due à François Bovier, Cédric Fluckiger et Sylvain Portmann) relève le peu de commentaires critiques concernant Vautier, le peu d'études qui lui soient consacrées et elle met cette sous-estimation du cinéaste et de son travail sous le signe de l'opposition entre films politiques qui « déconstruisent leur mode de représentation et d'énonciation, gage d'une écriture cinématographique (par exemple Godard et le groupe Dziga-Vertov) et films qui se font le porte-voix de revendications sans diriger l'attention sur le travail de mise en forme (par exemple Cinélutte ou l'UCPB) ». Cette opposition est remise en cause par les responsables du numéro qui

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d'une part font valoir certaines « intentions formelles » de la part des films « porte- parole » à considérer dans le cadre d'une « esthétique de la spontanéité » et d'autre part que certains films de Vautier font preuve d'un « travail de mise en forme qui excède « l'effet d'urgence et de ``spontanéité'' ». En un sens un peu différent, Hélène Raymond rattache la démarche de Vautier à la perspective des avant-gardes de dissoudre l'art dans le social, lui trouvant des proximités avec les performances et les happenings contemporains. Il faudrait revenir sur ce débat important qui engage des définitions différentes sinon divergentes du rôle social et politique du cinéma entre l'instrumentalisation immédiate et le passage de l'acte de création à une socialisation (les citoyens) qui vise à mobiliser au-delà du film et la dimension réflexive, « d'après- coup », de complexification des questions qui se posent à un moment donné qui donne au film une dimension d'objet de pensée. C'est en quelque sorte le débat qu'ouvre Godard-Miéville dans Ici et Ailleurs. Mais en l'état, la contribution de ce numéro à la meilleure connaissance d'un anti-auteur (puisqu'il vise sa disparition) pose un jalon. La rubrique « cinéma suisse » comporte une analyse d'Adieu au langage de Godard, d'Homo Faber de Dindo et des analyses concernant la Biennale de l'image en mouvement de Genève et d'Art-Basel ainsi qu'un retour détaillé sur le livre consacré à Bolex Boolsky (dont il a été aussi question dans nos colonnes). Eselsohren. Journal of History of Art, Architecture and Urbanism, vol. II, no 1-2, 2014 La dernière livraison de cette publication éditée aux Pays-Bas en anglais et allemand (et ici français) est consacrée aux « City Symphonies – Film Manifestos of Urban Experiences /Stadtsinfonien – Filmische Manifeste urbaner Erfahrung ». Après une introduction de Floris Paalman (« The Theoretical Appearance of the City Symphony ») treize contributions d'auteurs sur des sujets géographiques particuliers, le plus souvent des villes : Berlin, Paris, Moscou, Odessa, Amsterdam, etc. dus à des historiens de l'art, des spécialistes d'architecture ou de cinéma (Huub Thomas, Franziska Bollerey, Helge Svenshon, Les Roberts, Thomas Tode, Henning Engelke, François Albera, Eva Hielscher, Chris Dähne, Sándor Békési). Le volume se clôt sur une filmographie des « portraits de villes » et des « symphonies de villes » de Tode et Bollorey. Insistons, en raison du thème de ce numéro de 1895 sur l'étude de Christina Meneguello : « São Paulo, a Symphonia da Metropole 1929 » dû à deux immigrants hongrois, Adalberto Kemeny et Rodolpho Rex Lustig qui « exportent » le modèle ruttmannien en Amérique latine. Immagine. Note di storia del cinéma, no 10, 2014 Ce numéro de la revue de l'Associazione Italiana per le Ricerche di Storia del Cinéma se présente comme un ensemble monographique sur le cinéma et la représentation du voyage. Six contributions sont consacrées au thème. À cet ensemble s'ajoute une belle étude dédiée au film de Goffredo Alessandrini, Don Bosco (1935), œuvre hagiographique décrivant le parcours du fondateur de l'ordre des Salésiens. Enfin Aldo Bernardini revient sur la naissance et les premières années d'activité de l'association italienne des historiens du cinéma. Il y décrit la genèse de l'AIRSC en 1963 – vingt ans avant l'AFRHC à laquelle elle a servi de modèle – et insiste sur le rôle déterminant assumé par Davide Turconi. L'Atalante. Revista de estudios cinematográphicos, no 20, 2015 Cette revue semestrielle de Valencia, en Espagne, connaît une livraison imprimée et une livraison numérique en versions espagnole et anglaise (http:// www.revistaatalante.com/index.php?journal=atalante) grâce à l'aide du ministère de l'économie et de la compétitivité. Le dernier numéro est principalement voué à des

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études sur le cinéma espagnol envisagé dans plusieurs moments de son histoire en particulier dans l'après-guerre (table-ronde avec Jenaro Talens, Jean-Claude Seguin, notamment), les années 1950, le franquisme (dont on distingue des périodes), des thèmes (amour, perte, mélancolie, délire ; humour et métadiscours), des tendances stylistiques ou énonciatives (la voix narrative dans le cinéma de fiction du premier franquisme), des liens avec la littérature ou la peinture et quelques figures de cinéastes (Ladislao Vajda, hongrois devenu espagnol après la Deuxième Guerre mondiale ; José Antonio Nieves Conde, les Taviani, Ozu). Studies in Russian and Soviet Cinema, vol. 9 no 2, 2015 Signalons pour sa convergence avec le dossier Archives de ce numéro et quelques comptes rendus de DVD l'étude d'Anthony Anemone consacrée à un film de Kalatozov de 1932, Un clou dans la botte : « The polemic around Mikhail Kalatozov's A Nail in the Boot » qui détaille les problèmes que souleva le film et qui valut une relégation de son auteur de plusieurs années où il travailla dans la sphère administrative des studios géorgiens et non plus dans la réalisation. C'est un article de la revue Proletarskoe kino (organe de l'ARRK) qui déclencha la polémique dont l'auteur montre le caractère emblématique de la situation du cinéma soviétique dans la période du 1er Plan quinquennal et de sa transition vers le cinéma « stalinien ». L'auteur dénonce les « erreurs d'une méthode viciée » qui n'est autre que le formalisme et qui amène à une vision déformée de l'Armée rouge et de la justice soviétique. Kalatozov répondit à cette attaque en remettant en question l'exercice critique lui-même : la critique ne doit-elle pas être constructive, même auprès d'un film raté, plutôt que d'être une instance de jugement et de condamnation ? La revue lui répondit que l'artiste devait se soumettre au jugement critique. Puis les deux adversaires furent renvoyés dos à dos par un troisième intervenant qui affirma en revanche la suprématie de la critique idéologique et la nécessité de s'y soumettre pour les cinéastes. Leyda chaud partisan du Sel de Svanétie qu'il vit à Moscou quand il y séjourna en 1934, consacre plusieurs paragraphes de son Kino, une histoire du cinéma russe et soviétique (1959) à Kalatozov et à ses démêlés avec les instances politiques. Il évoque Un clou dans la botte, sans avoir pu le voir, à travers les articles polémiques parus dans les revues.

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Hommage à Raymond Chirat (1922-2015)

Éric Le Roy

Raymond Chirat nous a quittés au cœur de l’été, à l’âge de 93 ans, après avoir donné sa vie au cinéma, une passion qui l’animait depuis son enfance. Cela faisait exactement trente ans jour pour jour que nous nous connaissions. Venu à l’Institut Lumière en tant que documentaliste à la bibliothèque qui porte désormais son nom, nous avons tout de suite partagé notre amour du cinéma et j’ai été vite adopté par le club des lyonnais, des Chardère (Bernard et Alice) aux Chirat (Raymond et Mijo) ou Thierry Frémaux, et noué une amitié jamais démentie autour de cette constellation dont Raymond était l’animateur. Raymond m’a proposé très vite de collaborer avec lui au Catalogue des films français de fiction de 1908 à 1918 que la Cinémathèque française éditera en 1995, dans la lignée des précédentes décennies que Raymond avait éditées en Belgique (1975, 1981), au Luxembourg (1981) et à Toulouse (1984). Nous avons passé des heures, des jours, des semaines, des mois... à compiler, lister, dépouiller, comparer, noter, organiser toutes les sources à notre disposition selon une méthode déjà bien rodée. En effet, Raymond, jeune cinéphile, a commencé son travail d’historien adolescent dans l’appartement lyonnais de l’avenue de Saxe qui l’a vu naître, vivre et disparaître. N’ayant jamais déménagé, il a pu garder tous les outils qui lui ont permis de bâtir cette monumentale histoire du cinéma français à travers la rédaction de ses catalogues de films comprenant tous les génériques, résumés et notes. Ces travaux sont antérieurs à toutes les bases de données existantes, nourries d’informations glanées au fil des séances durant lesquelles Raymond prenait des notes, identifiait un acteur, une réplique, un décor. Il n’existe aucun équivalent, notamment au niveau des interprètes parce qu’il s’est introduit au cœur même de ce monde des acteurs avec une passion inégalée, identifiant tous les seconds rôles voire même les silhouettes d’un film à l’autre, donnant une identité à tout ce peuple absent des génériques de films. Dans l’univers des cinémathèques, on dit encore le « Chirat » comme on peut dire le « Larousse », car ses catalogues sont toujours à portée de mains de tout bon archiviste. Il a d’ailleurs su tisser un véritable réseau, par sa personnalité généreuse, son écoute de l’autre, son

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humour, son désir de partage et il n’a cessé d’améliorer ou de corriger cette œuvre jusqu’à son dernier souffle. Raymond Chirat a vite abandonné son emploi de comptable pour mettre à profit ses connaissances et sa culture au service du cinéma, travaillant au CNP (pendant cinématographique du TNP) à Lyon, travaillé dans les années 1960 aux côtés de Bernard Chardère à Positif, Premier plan et des films du Galion, avant de le rejoindre à l’Institut Lumière dès sa création au début des années 1980. Entretemps (à l’exception d’un bref séjour dans le monde de la restauration, la gastronomie étant l’une de ses autres passions à laquelle il a consacré un livre resté inédit sur le cinéma et la cuisine) et après il a publié brochures, livres et articles (dans Écran, Cinéma, Cinématographie, Cinéma, Image et son, et bien sûr 1895), exclusivement sur le cinéma français, un domaine qu’il maîtrisait plus que tout autre, avec les sujets sur les cinéastes Julien Duvivier, Henri Decoin, Christian-Jaque, et les acteurs (de Guitry à Marguerite Moreno). On lui doit, entre autres, la reconnaissance des Excentriques du cinéma français, ces comédiens dont personne n’avait osé imaginer que l’on puisse s’y attarder. Raymond leur a brossé des portraits chaleureux, drôles et documentés, s’attardant à tout contrôler, de l’iconographie à la mise en page de ses livres avec une rigueur exemplaire, cherchant la photo inédite, la formule adéquate, l’information unique. Epris de culture, d’art culinaire, de littérature, théâtre (de boulevard), de musique (il adorait Offenbach) et d’histoire (en particulier la période de l’Occupation qui l’a marquée), il a aussi signé des ouvrages sur des périodes du cinéma français, des années 1930 à la IVe République, dans lesquels son humour parfois caustique s’est exercé, tant sur les films que sur les faits, car si Raymond a systématiquement catalogué toute la production nationale de fiction (y compris les films inachevés !) sans distinction de valeur, il avait des goûts affirmés et des films qu’il détestait. Et c’est tout naturellement qu’il a succédé à Jean Mitry à la Présidence de l’AFRHC de 1988 à 1992. Raymond Chirat était un homme fidèle en amitié, disponible, accueillant. Nous sommes nombreux à pouvoir en témoigner, et cette chaleur humaine était partagée avec Mijo, son épouse cinéphile et cordon bleu, qui nous mitonnait des plats Avenue de Saxe, lors de rencontres autour de tablées animées de discussions cinématographiques. Raymond Chirat nous laisse une œuvre abondante, singulière et variée, reflet de ses goûts, de sa personnalité. Il nous laisse aussi cette ferveur pour le cinéma qui ne l’a jamais quittée, cette folle énergie qui ne l’a jamais abandonnée, et l’attachement aux autres qu’il a su nous communiquer. Octobre 2015

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Errata

Le numéro 76 comportait plusieurs bévues orthographiques – notamment dans les sommaires – touchant aux noms de deux auteurs d’articles. Nous nous excusons auprès d’eux et tenons à rétablir la graphie correcte de ces signatures : Philippe Baudouin et Pierre Taillefer. Par ailleurs nous n’avons découvert que récemment (et fortuitement grâce au Salon de la Revue) que Présence d’André Malraux. Cahiers de l’Association Amitiés Internationales André Malraux n o 4, automne 2005, dans un numéro consacré aux Écrits sur l’art de Malraux avait publié les fac-similés de la « maquette farfelue » du Musée imaginaire qui faisait partie du dossier « Les cinémas d’André Malraux » du no 76. Le lecteur qui souhaite disposer de meilleures reproductions de ces pages de collage que celles que nous lui proposions (tirées du livre de Georges Didi-Huberman, l’Album de l’art à l’époque du Musée imaginaire) pourra s’y reporter. Henri Godard la présente succintement en se situant dans la seule perspective « interne » à l’œuvre malrucienne mais identifiant déjà les sources des images dans le journal Labyrinthe. Le compte rendu du no 74 de la revue Histoire de l’art semblait attribuer au directeur de la publication, Olivier Bonfait, la responsabilité du numéro « Représenter le travail ». Or ce sont Simon Texier et Olivia Voisin qui en sont les coordinateurs.

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