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7 Introduction Dans la pratique de l’histoire, le découpage du temps est généralement fon- dé sur des moments de fracture, dont l’impact se mesure dans la durée : une épidémie, une guerre ou un changement de régime. Fruit d’une interpréta- tion, il permet de comprendre les phénomènes du passé en fonction de la «période» à laquelle ils se rattachent et qui en déterminent la lecture, selon une logique circulaire. Il peut ainsi paraître vain d’isoler une décennie dans le flux continu de l’histoire et de lui consacrer tout un ouvrage, en croisant les regards de spécialistes dans différents domaines. Pourtant, à y regarder de plus près, les années 1540 se prêtent parfaitement à une telle lecture. Elles constituent, certes, une décennie riche en innovations durables. Ce- pendant, loin de correspondre à un moment de rupture, elles se définissent avant tout comme un temps d’accélération, une période dans laquelle on prend pleinement conscience de l’acquis des générations précédentes. L’un des aspects les plus emblématiques de la décennie s’observe dans la publication croissante de traités théoriques sur l’architecture et sur les arts. Ces traités, qu’ils soient antiques (Vitruve, Pline) ou modernes (Alberti, Serlio, Vasari), prennent en compte la production contemporaine, évoquée à travers les catégories classiques et dont ils infléchissent le cours, en pas- sant du descriptif au prescriptif. Ils entraînent ainsi une double prise de conscience. La première, chronologique, concerne la relation à l’Antiquité et se traduit par une observance accrue des modèles hellénistiques. La se- conde, géographique, correspond à la constitution d’identités culturelles qui se définissent par un principe d’opposition: Rome par rapport à Venise; l’Italie par rapport à la Flandre. Dans cette dynamique, le royaume de France constitue un cas exemplaire entre la fin du règne de François Ier et le début de celui de Henri II. En procédant par une assimilation sélective, il cherche à produire un idéal de synthèse entre les traditions septentrionales et le modèle italien, un idéal que se chargent d’exalter des architectes et des artistes français : Philibert Delorme, Jean Goujon ou Jean Cousin Père. Issu d’un colloque organisé à l’Université de Genève les 11 et 12 avril 2011, le présent ouvrage se propose d’analyser le phénomène. Il se divise en deux parties. La première explore les questions liées à l’architecture et à sa représentation. Analysé par Howard Burns, le tournant que constituent les années 1540 s’observe bien dans la relation entre la pratique et la théorie, notamment dans les textes fondateurs de Vitruve, dont Francesco Paolo Di Teodoro étudie la réception à travers la traduction française de Jean Martin 8 Introduction et, plus précisément d’un exemplaire illustré par Jean Goujon. Les nou- veaux modèles de l’architecture sont également représentés dans les dessins, estampes et peintures qui en donnent une lecture reflétant la perception des contemporains. Sabine Frommel en décrypte ainsi la figuration dans la pro- duction de Jean Cousin Père; Gaëtan Bros dans celle de Jean Duvet. Enfin, Christoph Luitpold Frommel ouvre la champ géographique en étudiant les relations entre l’architecture de la Renaissance occidentale et celle de l’Em- pire ottoman. La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur la peinture et sur la sculpture. Elle est introduite par un bref essai de Jacques Chamay qui met en évidence l’adoption des catégories antiques par Giorgio Vasari. Ce mou- vement de balancier entre la théorie et la pratique est analysé par Frédéric Elsig à travers des exemples empruntés à la peinture. Le cas tout à fait em- blématique du sculpteur Jean Goujon fait l’objet de deux articles. D’une part, Marion Boudon-Machuel et Pascal Julien replacent l’artiste dans un contexte plus large qui permet d’en saisir le rôle central sur le plan stylis- tique. D’autre part, Lorenz E. Baumer se focalise sur la culture archéolo- gique de Jean Goujon à travers l’analyse de deux de ses œuvres majeures: la Fontaine des Innocents et la Tribune des Caryatides. En guise d’épilogue, Gian Mario Anselmi démontre que les années 1540 ont également consti- tué une période charnière dans la culture littéraire et politique de l’Italie qui renoue avec d’importants tournants qui se sont profilés dans les décennies pré cè dentes. Enfin, Sabine Frommel met en perspective un certain nombre de résultats des différents articles dans une réflexion conclusive. Qu’il nous soit permis de remercier ici les auteurs du volume, qui ont apporté de nouveaux éléments à la réflexion sur le tournant des années 1540. Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, à l’unité d’archéologie classique et à celle d’histoire de l’art, ainsi qu’à l’équipe d’accueil Histara de l’Ecole pratique des Hautes Etudes à Paris. Enfin, notre gratitude va à Imola Kiss et à Carmen Decu Teodorescu qui ont assuré le suivi éditorial du volume. Lorenz E. Baumer et Frédéric Elsig 9 I. L’architecture et sa représentation The 1540s: a turning point in the development of European architecture HOWARD BURNS The topic of the colloquium was well chosen: the 1540s, in European cul- ture, and specifically in art and architecture, was a decade of great impor- tance, of change and transition1. The fruits of earlier researches and achieve- ments, were now publicised, codified and implemented, thanks to constant travel and networking, and greater peace security and confidence, at least in most of Italy. And perhaps above all as the result of the development of the book industry. Venice remained the most important centre for the pub- lication of illustrated works and of literary and scholarly books of high quality, followed by Lyon, Paris, and at a certain distance, by Basel. These four centres probably accounted for at least 80 % of the total production of high quality texts. Florence, Rome, Strasbourg, Nuremberg, Antwerp, were also producing substantial numbers of fine scholarly and literary works. New architectural books were published and old ones issued in new editions or translated from Latin into French and Italian, or from Italian into French. Vitruvius appeared in German, Serlio was translated into French but also, in 1539 into Flemish a mere two years after the first Italian 1 Though limited to a decade, and dealing principally with architecture, the theme is a large one and the bibliography very extensive. General bibliography on themes touched upon is not always cited in the notes below, not least because we now can have immediate access through the internet to updated bibliographies on most topics in the field (particularly useful, obviously, is the site “Kubikat”). For Italian archi- tecture in the period an invaluable panorama is offered by contributions in Storia dell’archi tettura italiana. Il primo Cinquecento, ed. A. Bruschi, Milano, 2002, where one also finds a year by year chronology of architectural and other events, compiled by M. V. Piñeiro and F. Cantatore (pp. 589-620). For architectural books of the pe- riod the site “Architec tura” (<http://architectura.cesr.univ-tours.fr>) is indispens- able, offering in most cases access to the original editions, brief accounts of the books and their authors and relevant bibliography. I do not always cite the other contribu- tions to this volume, simply because they can all be considered essential reading on the questions discussed below. I would like to thank Imola Kiss for her patience and help during the process of transforming a brief conference paper into a miniature mosaic which attempts to represent at least some aspects of a complex international endeavor to change the architecture of Europe. 12 HOWARD BURNS edition2. Even in distant England, where Holbein was court painter from 1532 till his death in 1543, there appeared in 1549 William Thomas’s His- torie of Italie, containing information on leading Italian cities and a lengthy description of Rome3. The decade however was not just a period of con- solidation and diffusion of what the great literary and artistic figures of the previous thirty years had written or created. It was also one in which new approaches and personalities emerged, and a radically renovated architec- ture, whose full impact became clear only after 1550. In discussing these pivotal ten years I will concentrate on architecture, and on Italy and France, with some necessary reference to literature and the other arts, given the emergence of a new system of the arts, which stressed their common de- pendence on disegno, as well as their close analogies with literature as re- gards attitudes towards imitation and the importance, for architecture as for writing, of rules, grammar and a careful choice of vocabulary. 2 Regole generali di architetura sopra le cinque maniere de gli edifici, cioe, thoscano, dorico, ionico, corinthio, et composito, con gli essempi dell’antiquita, che, per la magior parte concordano con la dottrina di Vitruuio [oddly Serlio’s name does not appear on the title page!]. In Venetia: per Francesco Marcolini da Forli (Impresso in Venetia: per Francesco Marcolini da Forli apresso la chiesa di la Trinita, 1537). The first two translations were: Generalen reglen der architecturen…, Antwerp, Pieter Coecke, 1539; Reigles generales de l’architecture…, Antwerp, Pieter Coecke, 1542. For information on all three editions see: <http://architectura.cesr.univtours.fr/traite/ Auteur/Serlio.asp?param=en>, and M. Vène, Bibliographia serliana. Catalogue des éditions imprimées des livres du traité d’architecture de Serlio (1537-1681), Paris, 2007. For a comprehensive treatment of Serlio and his work see S. Frommel, Sebastia- no Serlio architect [revised English version], London, 2003; S. Deswarte-Rosa (ed.), Sebastiano Serlio à Lyon.