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Ciné-Bulles

Les Journaux de Lipsett de Portrait de l’artiste en OEdipe Jean-Philippe Gravel

Volume 28, Number 4, Fall 2010

URI: https://id.erudit.org/iderudit/61027ac

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Publisher(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (print) 1923-3221 (digital)

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Cite this article Gravel, J.-P. (2010). Les Journaux de Lipsett de Theodore Ushev : portrait de l’artiste en OEdipe. Ciné-Bulles, 28(4), 24–27.

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Portrait de l’artiste en Œdipe

JEAN-PHILIPPE GRAVEL

En animation, quand on quitte le domai- quences, comme le fait n’importe quel Lipsett (). Lipsett n’était ne narratif des succès à la Disney pour cinéaste, mais surtout image par image. pas, à proprement parler, un animateur, s’intéresser aux développements plus ex- C’est à ce prix qu’il crée l’illusion du mais son activité s’en rapprochait. Lui périmentaux de cette forme, on se rap- mouvement avec un matériau inerte, aussi redonnait vie et mouvement à une pelle assez vite combien l’animation et le qu’il s’agisse de marionnettes, de ta- matière inerte, puisque ses films-collages métier d’animateur sont singuliers, et à bleaux, de dessins ou d’objets du quoti- (Very Nice, Very Nice, Free Fall, A Trip quel point ils touchent avec une pureté dien. Il travaille en amont de ce que fait Down Memory Lane) étaient essentiel- émouvante les origines du cinéma lui- le cinéma, enregistrer le mouvement : lement constitués de matériaux glanés même. Qu’on pense au cinéma comme à pour lui, la moindre vibration, le moin- dans les « chutiers » de l’ONF. une invention scientifique, un outil conçu dre cillement doit être pensé, voulu, d’abord pour faciliter l’analyse du mou- analysé et produit une image à la fois, On raconte que cette démarche fatigua vement et le reproduire, et nous voilà 24 images par seconde. Des milliers de vite ses financiers, et que le tempérament ramenés à ses balbutiements, à cette dessins plus tard, le voilà qui présente, fragile de Lipsett ne lui permit pas long- époque où l’on ne concevait pas qu’il de- dans un film de 10 minutes, le fruit d’un temps de travailler au sein de l’institution, viendrait un jour « le septième art ». C’est travail qui se compte souvent en années. de composer avec ses exigences. Les dans cette zone que, dans leur atelier, L’animation, au cinéma, c’est la conden- 16 dernières années de sa vie, il les aurait nombre d’animateurs travaillent encore. sation par excellence. passées replié sur lui-même, concevant des projets qui n’aboutiraient pas. Suicidé Car l’animateur est cette créature entre Et voici que le fantôme tragique d’Arthur en 1986, il ne vécut pas assez longtemps l’homme de science, le poète, l’artiste et Lipsett (1936-1986) vient hanter une ani- pour voir ses méthodes rattrapées par le technicien qui doit encore penser son mation, magnifique à bien des égards, l’esprit du temps. Alors que l’ONF souf- film non seulement en plans et en sé- de Theodore Ushev, Les Journaux de flait ses 70 bougies et se tournait plus que

24 Volume 28 numéro 4 jamais vers l’exploitation de son patri- d’imaginer de toutes pièces la trajectoire somme cherche à embrasser l’éventail moine, n’aurait certaine- intérieure. Des œuvres fortes où la vision entier du discours social et des opinions ment pas manqué de travail. D’ailleurs, de leur auteur se fait plus présente que de l’époque. Des voix critiquent la confu- le remarquable film d’archives de celle de leur modèle. Il y a, en effet, peu sion des temps et le désengagement des Luc Bourdon, La Mémoire des anges, de liens à faire entre les images numéri- masses, puis cèdent le pas aux « Om » doit beau coup à sa technique et à sa sées de Ryan et les animations de Larkin, des transes océaniques. Un montage sensibilité. et si Les Journaux de Lipsett citent cut repère des visages anxieux dans une abondamment l’œuvre de son sujet, son manifestation antinucléaire, un candid Inconsciemment sans doute, l’animation discours se révèle assez différent. eye attrape le flou des visages des pas- onéfienne s’est elle aussi tournée, par sants pressés comme des traînées de vi- deux fois, vers cet appel de la mémoire. Un détour par le travail de Lipsett per- tesse. La tête de Nixon paraît comme un On pensait qu’elle puiserait, dans ce vas- met de mesurer cet écart. Lancé en 1961 flash subliminal, une bombe atomique te corpus, des techniques et des métho- et compris dans l’édition DVD des explose, des commentaires sont coupés des à revisiter, des clins d’œil à faire, mais Journaux de Lipsett, Very Nice, Very à mi-phrase comme on le fera chez c’est plutôt des personnages qu’elle a Nice est, sans conteste, un chef-d’œuvre, Godard... Au terme de cet accroissement trouvés. Des personnages fantômes aux une time capsule qui condense, en six d’intensité aux limites de l’insoutenable, destins brisés, comme celui de Ryan minutes, tous les paradoxes et les anxié- la grâce semble quand même avoir sa Larkin, fauché par ses démons person- tés d’une époque dominée par la guerre chance. À la suite d’un montage haché de nels au sommet de la gloire, que Chris froide. Jouxtant bout à bout des images réclames publicitaires, le film, touchant à Landreth est allé rencontrer dans ses essentiellement fixes, Lipsett y ajoute une sa fin, nous plonge dans l’ambiance chau- lieux d’itinérance pour dresser, dans bande sonore extrêmement travaillée qui de d’une boîte de nuit où les rythmes fié- Ryan (gagnant de l’Oscar en 2004), ce sert tantôt de charpente rythmique aux vreux d’un air de jazz se font entendre. qui serait le tableau à la fois féroce et images, tantôt de contrepoint thémati- Espace décloisonné, visages décrispés : émouvant de sa déchéance. Destin tragi- que. Visions d’immeubles étouffant le re- de longs fondus enchaînent sensuelle- que, aussi, d’Arthur Lipsett, dont, faute gard, panneaux de circulation et flashs ment les expressions extatiques ou pen- de sources, Theodore Ushev et son scé- d’actualité s’émaillent de commentaires sives dans un sentiment de communion nariste entreprennent (eux aussi composés de chutes) dont la retrouvée dans les libertés de la musique.

Volume 28 numéro 3 25 Les Journaux de Lipsett de Theodore Ushev

« Viendra un jour où la chaleur et la lu- pliquer la force d’une œuvre par les fissu- jeux de l’enfance de Lipsett avec l’obscu- mière renouvelleront les espoirs des res identitaires de son créateur. rité glauque de scènes d’intérieur (dont hommes », dit une voix. Mais c’est peut- la palette rappelle Edward Munch ou être un rêve, car la réplique finale (le Sur le plan narratif, Les Journaux de Francisco Goya), marque d’emblée une « very nice, very nice » du titre) efface la Lipsett se pose en biographie imaginai- tension entre le travail de l’image et celui grâce de ce moment par un sarcasme et re, narrée à la première personne par la du texte. Alors que l’image pourrait nous abandonne, seuls, aux prises avec voix intérieure de Lipsett, interprétée s’affranchir, s’envoler dans le flux de la notre conscience postmoderne. dans la version en français par Xavier conscience, le texte semble la retenir Dolan. À son déroulement linéaire, struc- dans les cloisons d’un commentaire aux Le constat se fait sensiblement le même turé en trois actes (respectivement consa- accents freudiens prononcés. Hanté par avec Free Fall et A Trip Down Memory crés à l’enfance : N-Zone; au succès : Very son reflet déformé dans le pendule d’une Lane, également en prime. Les montages Nice, Very Nice; puis à la folie et la mort : horloge, un enfant en proie à l’ennui ren- de Lipsett cherchaient à saisir l’ambiance Free Fall), Ushev agite un kaléidoscope tre chez lui un jour pour retrouver une anxiogène et éclatée d’une époque. Pour d’images où se mêlent les techniques, les maison vide, abandonnée par sa mère ce faire, le cinéaste affranchissait ses ima- motifs, les influences et les citations. alcoolique. Lipsett était-il autre chose qu’un cas, qu’un œdipe?

La seconde partie, Very Nice, Very Nice, est le chapitre de l’essor artistique, des années productives, de la reconnaissance par les pairs. Commence alors dans Les Journaux... un travail étonnant sur la matière des films de Lipsett. Abon- damment cités, tant au texte qu’à l’image et au traitement sonore, ceux-ci sem- blent former la strate inférieure d’un pa- limpseste où s’ajouteraient les coups de crayon et les traits de pinceaux d’Ushev. Ainsi les films de Lipsett deviennent-ils à leur tour un « chutier » où puiser une matière dont on modifiera le cadre et la nature. L’écoute du film en langue anglai- se fait découvrir combien le texte des carnets cite les films de Lipsett en dépla- çant le propos. Ce qui pouvait être chez Lipsett un extrait d’entrevue sur la socié- té moderne devient alors la bribe d’un monologue intérieur, l’expression du dé- Theodore Ushev sarroi de l’artiste et de sa dissolution identitaire, et ainsi de suite. ges et ses paroles de leur source, donnant Peinture acrylique, crayon sur papier, à la seule expérience immédiate le pou- images traitées numériquement, etc., Very Nice, Very Nice est aussi le chapitre voir de convaincre et de subjuguer. Les forment un maelström visuel qui rend où la conscience de Lipsett, accablée par films de Lipsett, montés avec des frag- l’image et le mouvement d’un esprit qui les tensions du monde et les siennes, se ments trouvés, visaient à l’effacement de se dévide de ses souvenirs, de ses doutes porte aux bords de l’éclatement. Le cha- la persona de l’auteur pour laisser voir et de ses tourments : un esprit qui liquide pitre final (Free Fall) assimile encore les l’inconscient d’une époque. C’est ici que une dernière fois son contenu mental à ruptures et l’éclatement formel de ses Les Journaux de Lipsett se place en l’instant de son dernier souffle. films au portrait d’une conscience en porte-à-faux avec son sujet d’inspiration, morceaux. Lipsett y semble devenu la semblant ramener le mal d’une civilisa- Le premier chapitre, qui fait contraster proie des forces qu’avaient libérées ses tion au mal d’une seule personne et ex- les souvenirs lumineux du cinéma et des films. Au rayon psychanalytique, ce n’est

26 Volume 28 numéro 4 plus d’Œdipe qu’il s’agit, mais du « stade images se collent aux affects, et les affects de la maladie mentale, c’est un peu de sa du miroir » de Lacan où, à un miroir aux images. Certes, le film mental qu’est lucidité d’artiste que lui enlèvent Theo- brisé répond une identité brisée. Le Les Journaux de Lipsett est le fruit d’un dore Ushev et Chris Robinson. Et ce choix, commentaire s’embrouille et flirte avec labeur passionné qui force l’admiration. auquel ils semblent tenir beaucoup, n’est l’inintelligible, les phrases se coupent Mais un malaise perdure qui empêche le pas nécessairement le nôtre. à mi-parcours, l’hallucination abonde. film de gagner l’adhésion du cœur. Au Chacun sait ce qui est au bout du chemin. cours des brèves entrevues qui complè- La première projection publique du film tent l’édition DVD du film, Theodore aura lieu lors du Festival du nouveau Le spectateur émerge de ce quart d’heure Ushev et Chris Robinson ne se cachent cinéma du 13 au 24 octobre 2010. de film avec le sentiment d’avoir arpenté pas d’avoir, en premier lieu, voulu traiter un terrain dont la nature réelle est dans du thème de la maladie mentale, des ses profondeurs. Comme c’est souvent le épreuves d’un esprit que le vocabulaire cas avec une animation de ce genre (ou d’aujourd’hui qualifierait de bipolaire, avec les films de Lipsett), un seul vision- état dont les auteurs auraient eux-mêmes nage n’est qu’un parcours de surface, un fait l’expérience. Et de fait, le portrait de arpentage horizontal. Le vrai travail com- Lipsett et de ses films s’en trouve comme mence avec les visionnages suivants, instrumentalisé. L’œuvre de l’artiste, qui quand le regard se met à creuser l’épais- semblait embrasser le monde dans un seur des images, à excaver leurs supports mouvement panique, s’explique alors en cachés et les motifs enfouis sous les termes de psychologie de cuisine qui en strates du terrain, en un jeu de fouille ar- font les symptômes d’un esprit malade. chéologique où se dessine le sens des Reste pourtant que les dépressifs ne sont images. pas tous artistes, et que ceux qui le sont / 2010 / 14 min trouvent parfois dans leur art le lieu ulti- RÉAL. Theodore Ushev SCÉN. Chris Robinson MUS. David Bryant, Set Fire To Flames et Robert Marcel Ce procédé offre une métaphore très jus- me où peut s’exprimer le regard lucide Lepage MONT. Oana Suteu et Theodore Ushev te de l’inconscient, de sa structure em- qu’ils savent poser sur le monde. En pré- PROD. Marc Bertrand et Olivier Chénier DIST. Office boîtée, de ses flux et de ses reflux où les sentant Arthur Lipsett comme un martyr national du film

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