La Révolution française Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française

12 | 2017 Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) Volume 1 – Les enjeux politiques des traductions entre Lumières et Empire

Patrice Bret et Jean-Luc Chappey (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lrf/1714 DOI : 10.4000/lrf.1714 ISSN : 2105-2557

Éditeur IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066)

Référence électronique Patrice Bret et Jean-Luc Chappey (dir.), La Révolution française, 12 | 2017, « Pratiques et enjeux scientifques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) » [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 09 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/1714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1714

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Si la traduction doit être invisible pour le lecteur, elle l’a été aussi trop souvent pour les historiens des et des idées, comme si un texte n’était pas affecté par la translation d’un écrit d’une langue vers une autre et comme si sa réception dans un contexte culturel différent allait de soi, comme si traduire était un acte neutre porteur d’une évidence universelle. Or une traduction est le fruit d’altérations, d’adaptations et de négociations intellectuelles et matérielles, elle est porteuse d’enjeux scientifiques, intellectuels et politiques.

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SOMMAIRE

Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) – vol. 1 – Les enjeux politiques des traductions entre Lumières et Empire Patrice Bret et Jean-Luc Chappey

Dossier d'articles

Le comte Carl Fredrik Scheffer, traducteur des physiocrates français et promoteur de la monarchie renforcée en Suède Charlotta Wolff

La traduction de l’Abrégé de la sphère de Jacques Robbe, géographe du Roi de France par Petros Baronian, drogman à Istanbul : Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya Feza Günergun

Éduquer à la lecture antiphilosophique au XVIIIe siècle. Le Traité de la lecture chrétienne de Nicolas Jamin, entre France et Italie. Patrizia Delpiano

Translations into French of Arthur Young’s Travels in France (1791–1801) Peter Michael Jones

Helen-Maria Williams, médiatrice culturelle dans La Décade philosophique Bernard Gainot

Traduire pour stabiliser. L’exemple des ouvrages américains parus en français à la veille de la République, printemps-été 1792 Antonio de Francesco

À la recherche d’une « politique de traduction » : traducteurs et traductions dans le projet républicain du Directoire (1795-1799) Jean-Luc Chappey et Virginie Martin

Varias

L’assassinat de l’Intendant de Paris le 22 juillet 1789, un prélude à la Grande Peur Alain Cohen

Francastel, représentant en mission dans la guerre de Vendée Anne Louise Le Cossec

Position de thèse

République Atlantique. Double conscience, liminalité et modernité/colonialité à la fin du XVIIIe siècle (1754-1788) Thèse soutenue sous la direction de André C. Drainville (Université Laval, Canada) le 11 octobre 2016. Régis Coursin

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Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) – vol. 1 – Les enjeux politiques des traductions entre Lumières et Empire

Patrice Bret et Jean-Luc Chappey

1 Si la traduction doit être invisible pour le lecteur1, elle l’a été aussi trop souvent pour les historiens des sciences et des idées, comme si un texte n’était pas affecté par la translation d’un écrit d’une langue vers une autre et si sa réception dans un contexte culturel différent allait de soi, comme si traduire était un acte neutre porteur d’une évidence universelle. Or une traduction est le fruit d’altérations, d’adaptations et de négociations, intellectuelles et matérielles ; elle est porteuse d’enjeux scientifiques, intellectuels et politiques. Les travaux les plus récents ont montré que la pratique de la traduction s'inscrit, participe et souvent renforce des logiques de pouvoir et de domination entre des sociétés, des États et des nations différents. Ce sont ces pratiques et ces enjeux qu’il s’agit d’étudier de la fin du XVIIe au milieu du XIXe siècle, au cours d’une époque marquée par le développement des échanges culturels intra-européens, par le lent et inexorable déclin du latin au profit des langues vernaculaires, par l’essor du mouvement académique et des journaux savants, par l’ouverture croissante des échanges culturels bilatéraux avec le monde arabo-musulman et les grandes civilisations asiatiques, par le mouvement des Lumières et des contre-Lumières, et par la Révolution française et l’irruption du mouvement des nationalités. Durant tout le XVIIIe siècle, le poids des traductions dans le volume général des publications ne cesse de progresser, pour atteindre son apogée dans les décennies 1770-1790, en lien direct avec les mouvements de révoltes et de révolutions qui caractérisent l’espace atlantique.

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C’est la question des politiques et intellectuels de ce dynamisme qui est posé dans cette double livraison de La Révolution française.

2 « Ni Dieu, ni les sciences – écrit Mersenne en 1640 – ne sont point liées aux langues, et en effet, chacune est capable d’expliquer toute chose ; mais le malheur est qu’il faudrait les entendre toutes. » La solution, pour lui, est d’organiser la traduction vers le latin, car « la maîtrise du latin apparaît en fin de compte comme un droit d’entrée tacite dans la République des Lettres. » (Fabien Simon). Deux cents ans plus tard, dans un monde plus extraverti, l’utopie de la langue universelle – latin ou français – est supplantée par la multiplication des traductions en langues vernaculaires. Outils de la fondation des langues nationales et de la construction des savoirs d’État, souvent encadrées et soutenues par les autorités, mais aussi subversives, voire clandestines, les traductions sont des armes utilisées non seulement pour alimenter les circulations d'idées entre les diverses nations, mais aussi (et surtout ?) pour affirmer des positions de pouvoir. Loin d’être une simple pratique de communication, la traduction occupe ainsi une position centrale dans les dynamiques scientifiques et politiques du XVIIe au début du XIXe siècle, tandis qu’évolue la nature même des traductions, encore d’une grande diversité, parallèlement au statut, au rôle et aux pratiques du traducteur. La présence d’une « Préface du traducteur » dans la traduction en français par Buffon (1735) de l’ouvrage de Stephen Hales, Vegetable Staticks (Londres, 1727), marque indéniablement une étape majeure dans le processus de reconnaissance des traducteurs2. Ces derniers sont des acteurs incontournables dans la construction des rapports de force entre l’Europe et les autres continents, entre la France et l'Europe sous la Révolution, entre les diverses communautés scientifiques.

3 La question des traductions fait, depuis quelques années, l’objet d’importants renouvellements historiographique3. S’écartant progressivement d’une approche purement littéraire ou herméneutique (comparaison entre textes…), l’étude des traductions s’inscrit désormais dans l’horizon transdisciplinaire des sciences sociales, privilégiant autant l’analyse des diverses opérations d’adaptation, voire de transformation, du texte initial par le traducteur afin de le rendre accessible à un nouvel horizon d’attente (Translation Studies), que l’analyse des modalités, des supports et des agents (éditeurs, administrations…) qui entrent en jeu dans les réseaux de circulations et d’échanges des productions et des œuvres (transferts culturels). Aujourd’hui, ces chantiers de recherche sont particulièrement dynamiques et ouvrent des perspectives de réflexion stimulantes, notamment pour les questions de concurrences, de rapports de force et de rivalités nationales4. L’histoire des traductions se situe au carrefour de l’histoire des réseaux et des sociabilités, de l’histoire littéraire, politique, économique et culturelle, et de celle de l’imprimé, etc. Si l’étude des traductions a longtemps privilégié le cadre national, plusieurs chantiers de recherches notamment sur la période révolutionnaire s’appuient aujourd’hui sur une perspective d’histoire transnationale ou croisée. C’est le cas des travaux menés par Jans-Jürgen Lüsebrink et par Rolf Reichardt sur l’étude systématique des traductions du français en allemand pendant la période 1770-1815 (Kulturtransfert im Epochenumbruch, Frankreich- Deutschland 1770-1815, 2 vol., Leipzig, 1997). Des travaux quantitatifs (comme la « Deutsch-französische Übersetzungsbibliothek », banque de données des traductions du français en allemand – entre 1770 et 1815 – réalisée par une équipe réunie autour de Lüsebrink) permettent encore de confirmer le poids important des traductions dans le dynamisme général des échanges et des circulations qui caractérise le XVIIIe siècle5. A

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travers le séminaire organisé depuis 2012, « La traduction, objet d’histoire », et l’ANR TRANSNAT, les membres de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066 – CNRS, ENS, Paris 1) ont participé à ces renouvellements et continuent aujourd’hui de mettre l’histoire des traductions et des traducteurs au cœur de leurs activités. C’est dans cette dynamique que se justifie le choix des membres du Comité de rédaction de La Révolution française de publier, en deux volets, les actes du colloque international organisé en décembre 2012 sur le thème, « Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840 »)6. Le premier volume sera consacré plus particulièrement aux questions politiques, les questions scientifiques étant plus spécialement étudiées dans le second volume.

- Volume 1 - Les enjeux politiques des traductions entre Lumières et Empire

4 Dans le contexte de la réorganisation politique et intellectuelle de l’an III, la distribution des pensions par la Convention nationale constitue un moyen de confirmer la place centrale que doivent encore jouer les traducteurs. Plusieurs d’entre eux sont en effet récompensés, illustrant le rôle essentiel attribué aux œuvres traduites, tant des langues anciennes ou orientales que des langues modernes : des gratifications de 3 000 livres sont ainsi attribuées à Paul Jérémie Bitaubé (1732-1808), traducteur d’Homère ; à Jacques Delille (1738-1813) auteur de la traduction en vers des Géorgiques ; à Gabriel de La Porte Dutheil (1742-1815) traducteur d’Eschyle ; à Joseph de Guignes (1721-1800), pour ses travaux en littérature orientale ; à Pierre-Henri Larcher (1726-1812), traducteur d’Hérodote ; à Jacques Le Brigant (1720-1804), pour ses travaux en langues anciennes ; de 2 000 livres à Jean-Louis Blavet (1719-1809), traducteur de Smith ; à Jean- Baptiste Dureau de la Malle (1742-1807), traducteur de Tacite ; à Ange-François Fariau Saint-Ange (1747-1810), auteur de la traduction en vers des Métamorphoses ; de 1 500 livres à Michel-Ange André Leroux Deshautesrayes (1747-1795), traducteur d’ouvrages orientaux ; à Antoine-Gilbert Griffet de Labaume (1756-1805), traducteur de plusieurs ouvrages anglais et à Théophile Mandar (1759-1823), traducteur de plusieurs ouvrages anglais. Ces quelques noms consacrés par les autorités publiques ne représentent qu’une très faible partie du nombre alors important de traducteurs, la période révolutionnaire confirmant, voire renforçant, le poids des traductions dans le volume général des productions imprimées, tant politiques qu’intellectuelles, qui caractérisent l’ensemble du XVIIIe siècle.

5 Le marché de la traduction ne cesse de s’accroître au cours du XVIIIe siècle, jouant un rôle essentiel non seulement dans les transferts culturels mais encore, et peut-être surtout, dans la circulation des idées politiques. Comme le montre Feza Günergun dans ce volume (« La traduction de l’« Abrégé de la sphère » de Jacques Robbe, géographe du Roi de France par Petros Baronian, drogman à Istanbul: Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya), traduire s’impose progressivement, de part et d’autre de l’océan Atlantique, comme une activité centrale pour tous ceux qui cherchent à s’appuyer sur l’introduction d’idées et d’ouvrages étrangers pour critiquer les systèmes établis, promouvoir des réformes ou simplement se construire un nom. Dans un contexte d’essor du commerce et des échanges, les entreprises éditoriales de traduction mobilisent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des ressources de plus en plus importantes en capitaux, en

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techniques et en hommes. Le contexte particulier de révolutions et de révoltes qui caractérise le « monde atlantique » dès 1760 ne fait qu’accroître ce mouvement d’ensemble et densifier les réseaux de traducteurs. En France, les traductions occupent une place essentielle dans les débats et les luttes politiques qui émergent en 1789, jouant particulièrement un rôle majeur dans la gestation de l’idée républicaine : traduire pour conquérir en diffusant des idées, des principes ; traduire pour affirmer une domination sur un espace (réduire les autres langues à une langue qui s’impose dès lors comme universelle, le français étant évidemment proposé pour devenir cette « langue universelle »). Analyser la traduction revient donc toujours à s’interroger sur les relations de pouvoir entre nations et sociétés. Par là même, la traduction peut devenir un objet d’étude pour l’historien qui s’interroge sur la mise en place des formes de domination entre les sociétés européennes définies sous des notions comme « Empire » ou « Grande Nation ».

6 C’est au cours du XVIIIe siècle que la traduction s’impose comme un secteur majeur au sein du marché du livre et des circuits de production et de diffusion de l’imprimé. Partout en Europe, le nombre des traductions dans le volume général des productions s’accroît. Pour de nombreux imprimeurs, les traductions offrent là un moyen de renouveler leurs catalogues d’ouvrages en tablant sur le succès commercial d’œuvres consacrées ailleurs. Le cas le plus fameux est la décision prise par le libraire-imprimeur André-François Le Breton de lancer en 1745 une souscription pour traduire la Cylopedia d’Ephraïm Chambers (publiée à Londres en 1728)7, une décision qui aboutira à une aventure éditoriale et intellectuelle des plus ambitieuses, L’Encyclopédie, objet de très nombreuses traductions dans le monde entier8. Progressivement, le développement d’un marché des traductions à l’échelle européenne, et le succès qu’elles remportent, suscitent des vocations : traduire devient un moyen recherché, sinon pour se faire un nom, du moins pour espérer gagner quelques revenus. Même si leurs noms n’apparaissent pas toujours dans le corps de l’ouvrage, les traducteurs, plus ou moins intermittents, ne cessent de voir leur nombre augmenter tout au long du siècle. Dans les années 1780, du fait du développement de la presse et l’augmentation du nombre des journaux, le marché des traductions devient même un secteur particulièrement concurrentiel. Dans le contexte de l’anglophilie et de la germanophilie, certains entrepreneurs français tentent ainsi de profiter de l’intérêt d’un public hybride pour les œuvres produites hors des frontières. C’est le cas, par exemple, du chevalier Jean- Nicolas Jouin de Sauseuil (1731-?), militaire et membre de la Société anglaise pour l’encouragement des arts9, qui fonde, en 1785, un périodique (quotidien puis hebdomadaire), le Censeur. Auteur de plusieurs méthodes pour apprendre le français et, en 1783, d’un traité sur la langue (Anatomie de la langue française10), il parvient progressivement à imposer le Censeur comme un des vecteurs essentiels des échanges entre l’Angleterre et la France grâce à un réseau de collaborateurs, parmi lesquels on trouve Griffet de Labaume11 ou Louise-Félicité de Kéralio (1757-1821) 12. Après 1750, la circulation internationale des textes est assurée par des réseaux de traduction et de retraduction, textes qui atteignent un large public par l’édition d’extraits, de comptes rendus et de fragments dans les périodiques nationaux13. En France, comme dans la plupart des États européens, la publication de textes étrangers connaît un niveau sans précédent en termes de volume, de diversité et de rapidité, et, ainsi, les traductions s’imposent comme des objets de discussions et de débats. Reste que les enjeux économiques et financiers ne suffisent pas à rendre compte de tous les enjeux et les intérêts qui se cristallisent autour de ces productions.

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7 Revenons ainsi aux dictionnaires historiques, dont l’essor constitue un élément structurant le monde du livre en France et en Europe au cours du XVIIIe siècle14. Dès les années 1680, le Grand dictionnaire historique (1674) de Louis Moréri fait l’objet de plusieurs traductions en Europe. Par le jeu des préfaces, des ajouts de notices ou de la réécriture des textes initiaux, cette traduction n’est pas une simple transcription de l’ouvrage français : traduit, le dictionnaire de Moréri est en fait réapproprié dans le but de marquer une distance avec une France hégémonique et d’affirmer une forme d’autonomie nationale en matière politique et culturelle. Ce phénomène est encore confirmé par les traductions du Dictionnaire historique portatif (1752), publié par Jean- Baptiste Ladvocat (1709-1765) et qui revendique lui-même le fait de s’être inspiré d’un dictionnaire anglais imprimé à Londres en 1743 (« Nous l’avons seulement suivi presque en tout dans la partie littéraire qui concerne l’Angleterre »). La troisième édition du dictionnaire de Ladvocat donne lieu, en 1769, à une traduction en russe. L’ouvrage est encore traduit en italien en 177315. Les traducteurs transforment ces ouvrages en les enrichissant des noms des célébrités nationales16. Ces échanges par le biais des dictionnaires se poursuivent jusque dans les premières décennies du XIXe siècle17 : dans le contexte de l’extension de la Grande Nation, le jésuite italien Mauro Boni (1746-1817) publie une traduction du dictionnaire de Louis-Mayeul Chaudon en 179618. Que ce soit dans la défense des protestants (par le biais du dictionnaire de et de ses nombreuses traductions européennes19) ou dans l’affirmation du « parti » janséniste, les différents dictionnaires historiques et leurs traductions ont ainsi joué un rôle central dans la revendication des « identités » nationales et dans la formalisation des luttes politiques tout au long du XVIIIe siècle. Dans la contribution publiée dans ce volume, Patrizia Delpiano (« Éduquer à la lecture antiphilosophique au XVIIIe siècle. Le Traité de la lecture chrétienne de Nicolas Jamin, entre France et Italie ») met au jour et étudie le processus d’adaptation du texte d’un ecclésiastique français à un contexte national et ecclésial différent, au travers de deux traductions italiennes (et évoquant la version espagnole) de peu postérieures à l’original. Elle montre que l’éducation à la lecture antiphilosophique répond à une crise des instruments traditionnels qui, depuis la Contre-Réforme, étaient mis en œuvre afin d’assurer le contrôle et la régulation de la lecture chez les fidèles. Si les cultures nationales s’enrichissent grâce à la multiplication des traductions d’auteurs étrangers dans tous les domaines, littéraires, scientifiques, philosophiques et politiques, les traductions permettent aussi à ces cultures nationales de s’affranchir de certains modèles dominants, en particulier de celui de la France20.

8 A partir des années 1770, les traductions jouent un rôle essentiel dans la circulation des idées patriotiques et dans la construction d’un espace atlantique de révoltes et de contestations. Dans la contribution proposée dans ce volume, Antonino de Francesco (« Traduire pour stabiliser. L’exemple des ouvrages américains parus en français à la veille de la République, printemps-été 1792 ») montre précisément comment la traduction du périodique américain Federalist en France et Europe participe directement à la création d’un nouvel espace de discussion et réflexion politique : loin d’être un simple support de communication, elle a ainsi une action performative sur les catégories et modes de représentations politiques. Cette pratique d’écriture s’impose dès lors comme un support essentiel des débats et de polémiques, entre réformateurs et conservateurs21, comme le montre Clorinda Donata au sujet de la traduction en espagnol de l’Encyclopédie méthodique22 : lorsque l’imprimeur du Roi, Antonio de Sancha,

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décide, en 1792, de publier une traduction de l’Encyclopédie, il doit choisir ses traducteurs pour faire de l’ouvrage non seulement un support de débat avec les auteurs français (et discuter des représentation de l’Espagne et de ses colonies), mais encore un outil de diffusion des réformes auprès du public d’Amérique du Sud. C’est dans cette perspective que Charlotta Wolf étudie dans ce volume les opérations d’écriture de Carl Fredrik Scheffer (1715–1786). Elle s’interroge particulièrement sur les usages qu’il fait des traductions des œuvres des physiocrates français dans son combat en faveur du despotisme éclairé dans la monarchie suédoise des années 1760 (« Le comte Carl Fredrik Scheffer, traducteur des physiocrates français et promoteur de la monarchie renforcée en Suède »). La traduction est donc toujours une entreprise d’appropriation dont les enjeux politiques peuvent être réels : traduire peut être une volonté de s’approprier un ouvrage, ou, dans le cas de la Grande Nation et des traductions réalisées par les Français, de confisquer un ouvrage en justifiant la traduction comme une opération d’amélioration ou de « régénération ». C’est, comme le montre dans ce volume, Bernard Gainot en étudiant les pratiques de traduction chez Helen-Maria Williams dans le contexte du Directoire (« Helen-Maria Williams, médiatrice culturelle dans La Décade philosophique »), vouloir affirmer le caractère central de la France et de la langue française dans le processus de républicanisation européenne. Williams entend en effet faire de la traduction un moyen de favoriser la communication entre les différents peuples européens et, par-là, contribuer au progrès et à la perfectibilité de la civilisation européenne. Quelques années plus tard, sous l’Empire, la volonté de traduire en français les productions des autres états européens aura un tout autre objectif : celui d’affirmer une hégémonie politique et culturelle de la France en Europe23.

9 Les transferts d’idées, de concepts par le biais des traductions constituent ainsi un aspect majeur de l’histoire des « révolutions atlantiques ». Dans ce cadre, les traducteurs apparaissent comme des intermédiaires et des passeurs qui jouent un rôle dans les processus de politisation et de radicalisation politique. Comme le montre Anne Saada, la traduction suppose toujours un ensemble d’opérations qui produit une « invention », une adaptation au contexte local24 : l’ouvrage traduit est souvent modifié et transformé par un traducteur qui n’est jamais neutre. Il importe donc de savoir qui il est, quel est son milieu, ses intérêts et les objectifs qu’il vise en proposant une traduction. Le traducteur est lui-même au centre d’un système de relations complexes (auteur du texte, éditeur, mécène, protecteur…) qui ne le met pas forcément en position dominante25. Dans sa contribution à ce volume, Peter Jones met ainsi au jour les différents réseaux (entre le monde de l’imprimé et le monde administratif) qui se mobilisent autour de la traduction des œuvres d’Arthur Young (« Les traductions des Voyages en France de l’agronome Arthur Young à la fin de l’Ancien Régime ») à la fin des années 1780. Cette étude permet de souligner la concurrence, et les intérêts souvent divergents, à l’œuvre dans la constitution d’un véritable marché de la traduction en France. À partir de 1789, les traductions continuent de jouer un rôle majeur dans la diffusion des idées politiques. La traduction des Droits de l’homme (The Rights of Man) de en 1791 par Soulès montre l’importance de ces dynamiques. Néanmoins, la Révolution change les choses : désormais, il faut aussi traduire la loi et la faire circuler de la manière la plus efficace qui soit. Dès 1790, un bureau des traducteurs travaille à la traduction de la loi dans les différents idiomes de France. C’est justement pour tenter de simplifier ce travail et, finalement, pour éviter le passage par les traductions, que différents projets de langue universelle sont discutés tout au long de la

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période révolutionnaire. Il s’agit par-là de permettre la participation la plus large à la communauté de réciprocité politique. Or, progressivement, un autre objectif est confié aux traducteurs : celui d’assumer la circulation des lois et des textes français en dehors des frontières françaises. C’est la mission (secrète) confiée à Pierre-Nicolas Chantreau en 1792 pour organiser la traduction et la diffusion des ouvrages français en Espagne.

10 La volonté des autorités politiques de mettre sur pied un bureau spécialement chargé de traduire les textes, discours et lois afin de les diffuser à l’étranger semble avoir perduré. En frimaire an III (novembre-décembre 1794), un certain Antoine Brunez père, commis au Bureau des Commissions de l’Agence générale des transports militaires, adresse aux membres de la Commission d’instruction publique une demande d’emploi de traducteur qui semble renvoyer à un projet plus général de mettre en place un véritable service central des traductions : « Au comité d’instruction publique. Dans le rapport que vous avez fait dernièrement à la Convention nationale pour la réparation des monuments, je lis : “Bientôt on soumettra à la Convention nationale un plan d’organisation d’un Bureau de traduction pour faire passer dans la langue française des écrits inconnus et propres à mûrir l’esprit humain et un triage de nos manuscrits que les étrangers nous envient”. Professeur de langue latine et italienne et traducteur de langue française, je demande la place de traducteur de langue italienne. […] Citoyens représentants, je me flatte que vous aurez des justes égards pour un père d’un défenseur de la patrie qui gémit depuis longtemps dans les fers de nos barbares ennemis, d’autant plus que ma demande ne peut être accordée qu’à un italien, à ce que je crois, et en reprenant moi l’exercice de ma profession non seulement je serais plus utile à la République, mais encore la place que j’occupe maintenant donnerait l’existence à une pauvre famille française26. »

11 Au cours de la décennie révolutionnaire, les opérations de traduction jouent donc un rôle essentiel dans la circulation des idées et des concepts politiques, comme ont pu le montrer les différentes études sur Théophile Mandar, traducteur de Needham27. Comme le souligne Raymonde Monnier, « la période est favorable à l’échange interlinguistique qui gomme les limites culturelles. Les textes se font écho et se transmettent d’une langue à l’autre, avec des jeux de sens suivant les contextes, attestant de la valeur et de la force rhétorique de certains concepts pour traduire les idées en actes. En s’appropriant le texte d’un auteur étranger pour promouvoir le sujet qui leur importe, les traducteurs tentent d’en rendre l’esprit et de faire passer ce qui dans l’œuvre est toujours vivant, ce qui relève d’un sens commun et touche à l’universel. Les circonstances et la personnalité des traducteurs aident à comprendre la signification et la portée de l’édition des textes républicains28. » Loin de laisser cette entreprise entre les mains des imprimeurs et des libraires, les autorités administratives participent à cette entreprise générale en encourageant, directement ou non, les travaux des traducteurs. Ces derniers sont au cœur de l’analyse proposée dans ce volume par Jean-Luc Chappey et Virginie Martin, (À la recherche d’une « politique de traduction » : traducteurs et traductions dans le projet républicain du Directoire (1795-1799)) qui, s’appuyant sur l’analyse des demandes de secours et pensions et des encouragements donnés par les autorités administratives sous le Directoire, mettent au jour l’extrême hétérogénéité des statuts des traducteurs. Situés au carrefour des mondes administratif, pédagogique et intellectuel, ces derniers mettent leurs compétences linguistiques au service des attentes des autorités politiques et administratives dans un contexte où la nécessité de collecter les matériaux de savoirs dans les domaines les plus divers (commerce, colonie, cartographie, mœurs des

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populations…) se fait de plus en plus forte. Cette hétérogénéité se retrouve également dans le corpus des œuvres traduites : aux côtés des récits de voyage, des traités politiques ou philosophiques ou des ouvrages scientifiques, on trouve en effet de nombreux romans, pièces de théâtre ou traités de poésie qui doivent s’inscrire dans l’entreprise de régénération morale prônée par le Directoire. Si l’on ne voit pas la mise en place d’une réelle politique des traductions, il n’en reste pas moins que les autorités interviennent directement pour faire traduire en langues étrangères certains textes (c’est le cas, pendant le Directoire, de certains textes constitutionnels qui sont traduits dans les différentes républiques sœurs) qui doivent servir de références ou de modèles. Annie Jourdan rappelle ainsi combien, en 1798, la circulation des traductions constitue un enjeu politique essentiel dans les rapports de force entre la République batave et la France29. Si la période directoriale constitue indéniablement un moment privilégié de la traduction qui participe à l’entreprise de régénération et de communication sur laquelle doit être fondée la Grande Nation, justifiant ainsi les encouragements et les soutiens donnés aux traducteurs, le statut de ces derniers textes reste cependant particulièrement fragile, soumis aux reconfigurations institutionnelles comme aux aléas des affaires commerciales.

12 Comme pour les récits de voyages, il faut tenir compte des décalages entre le temps de la commande, le temps de la traduction et le temps de la publication, décalages qui peuvent créer des hiatus entre les objectifs de départ et les attentes liées au nouveau contexte politique. Ainsi, l’entreprise de traductions orchestrée par Nicolas François de Neufchâteau et confiée à Duquesnoy sur les établissements d’humanité, opération lancée sous le Directoire30, est finalement achevée sous le Consulat, dans un contexte où la traduction des textes anglais ne suscite plus l’intérêt des autorités. Rédigée par Michel de Cubières (1752-1820), la notice biographique de Labaume publiée dans les colonnes de la Revue philosophique témoigne clairement des difficultés auxquelles ce dernier est confronté dans les dernières années de sa vie du fait en grande partie de l’échec de cette entreprise éditoriale : M. François de Neufchâteau, ministre, ami des lettres et de l’humanité, eut alors le projet de perfectionner l’organisation des hospices civils […]. Il chargea M. de la Baume de traduire en français tous les mémoires écrits en langue allemande qui traitaient des établissements d’humanité ou maisons de charité […] Hélas !… peu de temps après, il fut réformé ou supprimé par l’effet d’un changement dans le ministère, et en perdant sa place, qui lui donnait juste ce qu’il fallait pour vivre, il perdit sa fortune. […] Il publia de nouvelles traductions. Peine perdue ! Ces diverses traductions parurent au moment où plusieurs libraires de Paris firent banqueroute. Il fut une de leurs premières victimes ; et alors une noire mélancolie s’emparant de lui, il parut détester la vie31.

13 C’est au XIXe siècle que les traducteurs vont progressivement conquérir un véritable statut et une reconnaissance32. Il n’en reste pas moins vrai que les traductions ont joué durant le XVIIIe siècle un rôle majeur dans la construction de l’opinion publique, mais aussi dans le processus de politisation et de radicalisation qui débute en 1770 et se poursuit durant la décennie révolutionnaire. Les traducteurs ont non seulement pris une part essentielle aux débats et aux luttes politiques, mais, sous le Directoire, ils ont même incarné le projet de républicanisation qui mettait en avant l’idéal de communication et d’échanges entre les différents peuples.

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NOTES

1. Lawrence VENTURI, The Translator’s Invisibilty. A History of Translation [1995], Routledge, 2008. 2. Bruno JAMMES, « Le livre de », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française. Le livre triomphant 1660-1830, Paris, Fayard/Promodis, 1990, p. 257. 3. On peut se reporter à Yves CHEVREL et alii (dir.), Histoire des traductions en langue française, XVIIe et XVIIIe siècles, 1610-1815, Lagrasse, Verdier, 2014 ; Jeremy MUNDAY (dir.), The Routledge Companion to Translation Studies, Londres, Routledge, 2009. 4. Gisèle SAPIRO (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Editions, 2008 ; Johann HEILBRON et Gisèle SAPIRO, « La traduction littéraire, un objet sociologique », Actes de la recherche en sciences sociales, sept. 2002, vol. 144, p. 3-5 ; Pascale CASANOVA, La république mondiale des lettres [1999], Paris, Éditions du Seuil, 2008.

5. Hans-Jürgen LÜSEBRINK, « Traductions et transferts culturels au Siècle des Lumières », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 143 | 2012, mis en ligne le 26 septembre 2012, consulté le 10 août 2017. URL : http://ashp.revues.org/1342 6. Colloque organisé par Patrice Bret et Jean-Luc Chappey dans le cadre du programme ANR/DFG « Euroscientia » (porté par Ch. Lebeau et J. Vogel) avec le concours du Centre Alexandre Koyré (UMR 8560 –CNRS, EHESS, MNHN), du Laboratoire Identités, Cultures, Territoires (Université Paris VII ), du Centre de recherche en histoire des sciences et techniques (Cité des sciences et de l’industrie/Universcience) et de l’Institut d’histoire de la Révolution française (UMS CNRS/Université Paris 1 Panthéon– Sorbonne). 7. En 1745 André-François Le Breton s’assure la collaboration de deux traducteurs : l’Allemand Godefroy Sellius et l’Anglais John Mills. Un privilège royal lui est accordé le 26 mars 1745, mais ce projet échoue en raison des différends qui l’opposèrent à ses collaborateurs. Une deuxième tentative a lieu en 1746, réunissant trois libraires parisiens : Antoine-Claude Briasson, Michel- Antoine David et Laurent Durand, avec comme éditeur scientifique l’abbé Jean-Paul de Gua de Malves, mais cette tentative se solde encore par un nouvel échec. 8. Frank A. KAFKER, « Les traductions de l’Encyclopédie du XVIIIe siècle : quelle fut leur influence ? », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 1992, vol. 12/1, p. 165-173. 9. Il est successivement capitaine des gardes du prince de Liège, capitaine d’infanterie au service de la France, capitaine et major-adjudant de la légion de Tonnerre. Voir la notice en ligne : http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/423-jean-jouin-de-sauseuil 10. Voir, sur cet ouvrage, Daniel DROIXHE, La linguistique et l’appel de l’histoire (1600-1800). Rationalisme et révolutions positivistes, Genève, Droz, 1978, p. 282-283. 11. Jean-Luc CHAPPEY, « La traduction comme pratique politique chez Antoine-Gilbert Griffet de Labaume (1756-1805) », dans Gilles Bertrand & Pierre Serna (dir.), La République en voyage (1770-1830), Rennes, PUR, 2013, p. 233-250. 12. Madeleine FABRE, « Censeur universel anglais », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, notice 204. URL : http://c18.net/dp/dp.php?no=204 13. Pierre-Yves BEAUREPAIRE (dir.), La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Paris, Belin, 2014. 14. Jean-Luc CHAPPEY, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipedia, Seyssel, Champ Vallon, « La Chose publique », 2013.

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15. Dizionario storico portatile... composto in francese dal signor abate Ladvocat,... Edizione novissima... col supplemento... di Giangiuseppe Origlia,... e colle note del P. D. Anton Maria Lugo, Bassano, a spese Remondini di Venezia, 1773, 7 t. en 1 vol. Gian Giuseppe Origlia, le P. Anton Maria Lugo, Palazzi, Abbé Antonio Palazzi, Francesco Antonio Zaccaria. 16. Le traducteur Piotr Semionov ajoute ainsi une vingtaine de noms russes dans le premier volume. Dans l’avertissement, il précise : « En ce qui concerne nos souverains russes, lesquels, Pierre le Grand excepté, ne se trouvent pratiquement pas représentés dans l’original, je n’ai pas manqué, pour ceux qui relèvent de ce premier volume, de les y intégrer, en me conformant constamment à la brève chronique établie par un homme illustre, célèbre dans la république des savants, M. le professeur et conseiller d’État Lomonossov (il s’agit de son Abrégé des Annales de Russie avec une généalogie des souverains, paru en 1760), et j’ai l’intention de m’y conformer dans les volumes qui ne manqueront pas de suivre, s’il n’y en a pas de plus complète », cit. dans Piotr ZABOROV, « Les dictionnaires biographiques russes », Dix-huitième siècle, Paris, La Découverte, n° 38, 2006, p. 189. 17. Voir Biografia universale antica e moderna, ossia storia per alfabeto della vita pubblica e private di tutte le persone che si distinsero per opera, azioni, talenti, virtù e delitti. Opera affatto nuova compilata in Francia da una società di dotti ed ora per la prima volta regatta in italiano con aggiunte e correzioni, Venise, Gio. Battista Missiaglia, t. 27, 1826. 18. Louis-Mayeul CHAUDON, Nuovo dizionario istorico... composto da una Società di litterati in Francia, accresciuto... sulla settima edizione francese del 1789, tradotto in italiano [sotto la direzione del P. F. Carara colla collaborazione del P. M. Boni e di J. B. Verci] ed... arricchito di molti articoli..., Bassano, 1796, 22 tomes en 11 vol. 19. Voir par exemple la traduction du dictionnaire de Bayle publié entre 1750 et 756 par Jacques- Georges Chauffepié (1702-1786) : Nouveau Dictionnaire historique et critique, pour servir de supplément ou de continuation, au Dictionnaire historique et critique de M. Pierre Bayle par Jacques-Georges de Chauffepié, Amsterdam, La Haye, Z. Chatelain et fils, H. et M. Uytwerf, J. Weisten, Arkstee et Merkus, M.M. Rey, Pierre de Hondt, 1750-1756, 4 vol. Ministre et prédicateur calviniste, Chauffepié exerce, entre 1745 et 1786, à l’église protestante d’Amsterdam. À la suite de la publication d’une traduction anglaise de l’ouvrage de Bayle, avec des additions considérables, un imprimeur-libraire d’Amsterdam propose à Chauffepié de traduire en français les additions faites en Angleterre. Sur près de quatorze cents articles qu’on trouve dans son dictionnaire, plus de six cents, presque tous anglais, sont traduits sans additions de la part de Chauffepié ; deux cent quatre-vingts environ sont retouchés par lui ; cinq cents articles environ sont entièrement de lui.

20. Fania OZ-SALZBERGER, « The Enlightenment in Translation: Regional and European Aspects », European Review of History, 13/3, Enlightenment and Communication: Regional Experiences and Global Consequences, 2006, p. 385-409.

21. Voir Jesús ASTIGARRAGA, « La traduction au service de la politique. Le succès de Jacques Necker dans les lumières espagnoles », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 364 | avril-juin 2011, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 11 août 2017. URL : http://ahrf.revues.org/12005 ; DOI : 10.4000/ahrf.12005. 22. Clorinda DONATO et Ricardo LOPEZ (dir.), Enlightenment Spain and the Encyclopédie méthodique, Oxford Studies in the Enlightenment, Oxford, Foundation, 2015. 23. Jean-Luc CHAPPEY, « Les Archives littéraires de l’Europe (1804-1808) », Les journées de l’IHRF [En ligne], 4 | 2011, Dire et faire l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, mis en ligne le 09 juin 2011, Consulté le 12 août 2017. URL : http://lrf.revues.org/284 24. Anne SAADA, Inventer Diderot. Les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, CNRS Éditions, 2003.

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25. Pascale CASANOVA, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 144, 2002, p. 7-20. 26. Archives nationales, F/17/1326.

27. Voir les contributions de Raymonde MONNIER (« Needham, Machiavel ou Rousseau ? Autour de la traduction par Mandar de The Excellency of the Free State », p. 119-134) et de Pierre SERNA (« L’insurrection, l’abolition de l’esclavage et le pouvoir exécutif ou les trois fondements originaux de la république des droits naturels selon Théophile Mandar », p. 135-160) dans Marc Belissa et alii (dir.), Républicanismes et droits naturels à l’époque moderne. Des humanistes aux révolutions de droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009. 28. Raymonde MONNIER, « Traduction, transmission et révolution : enjeux rhétoriques de la traduction des textes de la conception républicaine de la liberté autour de 1789 », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 364 | avril-juin 2011, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 11 août 2017. URL : http://ahrf.revues.org/12013 ; DOI : 10.4000/ahrf.12013 ; idem, « Les enjeux de la traduction sous la Révolution française. La transmission des textes du républicanisme anglais », The Historical Review/La Revue Historique, 2015, 12, p. 13-46. 29. Annie JOURDAN, « Le rôle des agents français dans la constitution batave de 1798 », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 351 | janvier-mars 2008, mis en ligne le 01 avril 2011, consulté le 11 août 2017. URL : http://ahrf.revues.org/11367 ; DOI : 10.4000/ahrf.11367. 30. Mariana SAAD, « Le réseau franco-britannique du Recueil de Duquesnoy », dans Ann Thomson (dir.), Cultural Transfers: France and Britain in the Long Eighteenth Century, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 103-114. 31. Michel DE CUBIÈRES-PALMEZEAUX, « Extrait d’une notice sur Antoine-Gilbert Griffet de la Baume », Revue philosophique, littéraire et politique, Paris, 3e trimestre an XIII/1805, vol. 45, p. 182-184. 32. Jean STOUFF (dir.), Histoire des traductions en langue française, Paris, Verdier, 2012.

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Dossier d'articles

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Le comte Carl Fredrik Scheffer, traducteur des physiocrates français et promoteur de la monarchie renforcée en Suède

Charlotta Wolff

NOTE DE L'AUTEUR

Ce travail a été produit dans le cadre du projet Agents of Enlightenment. Changing the Minds in Eighteenth-Century Northern Europe financé par l'Académie de Finlande (2017– 2021, no 307668) et dirigé par l'auteur à l'Université d'Helsinki.

1 Le baron Carl Fredrik Scheffer, fils aîné d’un président à la cour d’appel de et petit-fils de l’érudit Johannes Schefferus, est né en 1715. Alors que ses frères choisissent la voie militaire, il se voue à une carrière dans l’administration. Après des études à Uppsala, Scheffer entre comme secrétaire au département de la guerre en 1731, d’où il est transféré aux affaires étrangères en 1737 ou 1738. Entretemps, il étudie le droit à Halle, s’entraîne à la diplomatie auprès des représentants de la Suède à La Haye, Londres et Paris, et, en 1737, retourne à Stockholm. À la Diète, il se distingue dans le parti dit des « Chapeaux », qui renverse le gouvernement pro-britannique d’Arvid Horn. Après une mission à Copenhague, il devient secrétaire du comte Carl Gustaf Tessin, ambassadeur extraordinaire auprès de la cour de France de 1739 à 1742. En 1744–1752, Scheffer est ministre plénipotentiaire de la Suède à Versailles, où il est plutôt bien vu. De retour en Suède, il est nommé membre du Conseil du royaume, soit sénateur selon la terminologie classique de l’époque. En 1756, il succède à Tessin comme gouverneur des princes royaux. C’est un poste important : désigné par la Diète, le gouverneur est responsable de l’éducation politique du successeur au trône et du contenu idéologique de son instruction. Pendant que Scheffer exerce cette fonction, sa conviction politique évolue considérablement : en 1772, l’ancien défenseur de la liberté

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de la Diète est devenu l’idéologue principal du renforcement de la monarchie opéré par Gustave III. Élevé au rang de comte en 1766, Scheffer meurt en 1786, l’année où s’ouvre une nouvelle période de conflits entre le roi et la noblesse à la Diète1.

2 Scheffer est souvent cité comme l’un des rares introducteurs de la physiocratie en Suède. Les originalités de cette dernière dans le pays ainsi que les libertés prises par Scheffer en tant que traducteur ont été étudiées et débattues à maintes reprises. Ses motifs, cependant, ont retenu moins d’attention2. En effet, si Scheffer fait bien connaître les économistes français en Suède par le biais de la traduction, celle-ci est aussi un exercice intellectuel, à la fois personnel et doctrinaire, qui sert à transformer le contenu des concepts centraux de la pensée politique suédoise et accompagne sa propre évolution en faveur de la monarchie. Dans ce qui suit, il sera démontré que la traduction, pour le conseiller intime du prince et souverain, s’inscrit dans un projet politique où la physiocratie est exploitée pour des raisons idéologiques.

L’évolution intellectuelle de Scheffer dans les années 1750

3 Homme politique et diplomate, Scheffer se passionne pour la philosophie et les belles- lettres. Marie-Christine Skuncke le présente comme un représentant des « Lumières optimistes », croyant au progrès et au pouvoir de la science. Il n’hésite pas à entrer en débat avec ou Rousseau3. Très tôt, il s’intéresse aux fondements philosophiques des sociétés et aux moyens de parfaire celles-ci. Dans le Paris des années 1730 et 1740, il a fréquenté les milieux proches de l’ancien club de l’Entresol, critiques envers l’absolutisme et le mercantilisme4. Les engagements politiques de Scheffer le conduisent à réfléchir sur les déficiences de la constitution suédoise et les moyens de la réformer. Dans cette réflexion, ses lectures, de Locke jusqu’à Mirabeau, ont une influence détectable, quoique difficile à établir en détail5.

4 La Suède de l’ère dite de la Liberté est une monarchie mixte, où le pouvoir du roi est fortement restreint. Par peur de l’autocratie, les rédacteurs des constitutions adoptées en 1719 et 1720 après la mort de Charles XII ont partagé le pouvoir entre la Diète, le Sénat (le « Conseil du royaume », Riksrådet) et le roi, qui gouverne « avec le conseil du Sénat », celui-ci étant nommé par la Diète. Le serment monarchique renie « la détestable souveraineté », c’est à dire l’absolutisme royal, perçu comme cause de tous les maux ayant frappé le pays. Ce régime, accepté par Frédéric Ier (1720–1751), est mal ressenti par le roi Adolphe Frédéric (1751–1771) et la reine Louise Ulrique, sœur de Frédéric II de Prusse6.

5 Dans une lettre à son amie Madame Du Deffand en 1754, Scheffer explique ce qu’il appelle son « patriotisme » et son amour pour la liberté en termes philosophiques : La liberté est devenue mon idole, c’est sur son autel que je brule aujourd’hui tout mon encens. […] La Suède est encore libre par les loix et par les mœurs tous ensemble. Mais comme le premier Magistrat de la République porte le titre de Roi, et que par la nature des choses, ces trois lettres ont toujours à leur suite une tendance continuelle à l’accroissement du pouvoir, il faut dans un État ainsi constitué des citoyens vigilens et toujours occupés à diriger les esprits vers la defense et la conservation de la liberté7.

6 Ce passage reflète une conception républicaine classique de la communauté politique, fondée sur l’union des citoyens libres et où le roi n’est que le premier magistrat de

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l’État. Plus tard, dans ses déclarations à la Diète en 1771 et au matin de son coup d’État d’août 1772, le jeune Gustave III, premier roi né en Suède depuis Charles XII, reprendra cette idée en se déclarant le premier citoyen d’un peuple libre8.

7 La mission du gouverneur des princes est d’inculquer le respect des lois et des libertés suédoises à l’héritier du trône. Ce n’est pas une tâche facile car, si Scheffer est un zélé défenseur de la liberté des États de la Diète et du gouvernement aristocratique du Sénat, le roi et la reine œuvrent pour l’augmentation des prérogatives royales9. L’été 1756, les partisans de la cour tentent un coup de force. Quelques semaines plus tard, le 21 septembre 1756, Scheffer rédige un mémoire sur les dangers inhérents à la constitution suédoise10. Il constate qu’il est nécessaire qu’au moins une partie de l’appareil étatique incarne la souveraineté. Puisque cela ne peut être le roi, que ce soit donc la Diète. Comme Montesquieu, qui insiste sur le risque de corruption des régimes républicains, Scheffer reconnaît que, de légal, ce pouvoir peut devenir arbitraire si la Diète ne se conforme pas aux lois fondamentales11. Cette insistance sur la légalité est centrale dans la pensée de Scheffer, tout comme la liberté qu’il faut à tout prix préserver.

8 Quatre ans plus tard, dans une explication des lois fondamentales du royaume à l’intention du prince Gustave, qui a alors quatorze ans, Scheffer souligne de nouveau que, en Suède, le pouvoir souverain est détenu par les États de la Diète, qui à eux seuls ont un pouvoir « illimité », puisqu’ils sont la Nation même, le peuple leur ayant délégué leur pouvoir politique12. Alors que le roi n’est qu’un magistrat pouvant être démis de sa fonction, l’autorité du Sénat peut être augmentée sans risques car, contrairement au roi, il répond à un pouvoir supérieur, celui de la Diète13. Il est à remarquer, comme l’a fait Marie-Christine Skuncke, que le terme choisi par Scheffer pour désigner « la liberté » des États est imperium (voir la summa potestas ou summa imperium de Pufendorf, l’autorité demeurant la prérogative du Sénat et la majesté celle du roi). En conséquence, non seulement la plénitude du pouvoir appartient à la Diète, et à elle seulement, mais la liberté est aussi devenue équivalente de souveraineté, et cela par une reconceptualisation d’autant plus remarquable que les théoriciens classiques avaient eu pour habitude de les opposer14.

9 Tout antimonarchiste qu’il puisse paraître, ce rapprochement fait entre liberté et souveraineté est crucial à l’évolution intellectuelle de Scheffer. Celui-ci n’ignore pas les risques – d’abus, de « licence » et d’arbitraire – d’une concentration des pouvoirs à la Diète. Reflétant le credo officiel de manière outrancière, l’explication des lois fondamentales a aussi une dimension pédagogique et inductive qui peut nous échapper si nous ne la mettons pas en rapport avec les lectures et discussions contemporaines de Scheffer et de son élève, le prince Gustave. Car, déjà, Scheffer se familiarise avec la pensée physiocratique.

Scheffer traducteur

10 L’intérêt de Scheffer pour la physiocratie s’est éveillé dès les années 1750, même si sa correspondance préservée avec les économistes date principalement des années 1770. Scheffer suit de près les parutions d’ouvrages littéraires, philosophiques et politiques en France. Comme beaucoup d’autres, il traduit pour mieux comprendre et pour faire connaître ce qu’il apprend. Une demi-douzaine de traductions publiées anonymement a été attribuée à Scheffer. Plutôt que des traductions fidèles ce sont des résumés. La

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première, publiée en 1754, est une traduction des Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne par rapport au commerce et aux autres sources de puissance des États de Louis Joseph Plumard de Dangeul, cousin de François Véron de Forbonnais et, comme lui, proche de Vincent de Gournay. L’original même a la particularité de se présenter comme une pseudo-traduction15. Comme les autres premières publications de Scheffer, c’est une critique du mercantilisme et une défense de la liberté du commerce. Scheffer défend aussi la liberté des métiers comme condition première au bonheur et au progrès des nations dans le pamphlet Remarques sur les pensées du commissaire Kryger sur les manufactures suédoises, inspiré de Forbonnais et publié en 175516. Sur le même sujet, en 1756, l’assesseur au collège des mines, Samuel Schröder, serait l’auteur d’une « traduction » libre de deux mémoires sur la liberté du commerce et des arts, en réalité une compilation de textes de Vincent de Gournay17.

11 En 1757 paraît une traduction des « Réflexions sur la nécessité de comprendre l’étude du commerce et des finances dans celle de la politique » de Forbonnais, publiées en 1755 dans la seconde édition des Mémoires et considérations sur le commerce et les finances de l’Espagne. Cette traduction est un des premiers textes politiques suédois à définir le terme de « classe » à partir de critères économiques. La liberté du commerce des grains y concerne avant tout les propriétaires fonciers, aidés par un État fort et un monarque fort, seuls capables de garantir la tranquillité des classes populaires18. Ce texte, plus physiocratique que les deux précédents, contient aussi l’idée d’une monarchie forte, contraire à l’équilibre des pouvoirs préconisé par Scheffer dans les textes qu’il signe de son nom. Le choix de Scheffer de le traduire est sans doute à voir comme programmatique, lié à son travail de gouverneur, car, à la même époque, il fait lire d’importants ouvrages d’économie politique à son élève19. Deux ans plus tard, en 1759, il publie une traduction d’extraits de la première partie de L’ami des hommes de Mirabeau20.

12 Au début des années 1760, Scheffer est très occupé par la politique et traduit moins. Il réussit cependant à éveiller l’intérêt du prince Gustave pour la physiocratie. En 1767, il lui fait lire L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Lemercier de La Rivière, ouvrage nouveau dont le prince, à en croire ses lettres à sa mère la reine, est très impressionné. Scheffer lui présente également des extraits des Éphémérides du citoyen21. Il aurait aussi prévu de publier une traduction suédoise de L’ordre naturel, annoncée dans Post Tidningar en 1767 mais jamais parue. En 1768, toutefois, il fait paraître des Pensées de quelques philosophes étrangers sur le luxe et les lois somptuaires, extraites de l’ouvrage Du luxe et des lois somptuaires de l’abbé Baudeau ainsi que d’articles de Baudeau parus dans les Éphémérides22. C’est un texte d’actualité politique, car le parti des « Bonnets », au pouvoir depuis 1765, a établi en 1766 une loi somptuaire des plus restrictives et la consommation de luxe est un sujet de débat continuel dans la presse qui vient d’être libérée. Dans les Pensées, les lois de ce type sont présentées comme des attaques contre le droit à la propriété23. Ici, Scheffer détourne donc la physiocratie pour défendre les intérêts de l’élite à laquelle il appartient. En théorisant le « capitalisme agraire », la physiocratie offre une réponse aux craintes de la noblesse de voir ses possessions foncières diminuer avec la montée d’une nouvelle classe de grands propriétaires et spéculateurs immobiliers issue de la bourgeoisie24.

13 Les traductions s’insèrent ainsi dans le débat politique contemporain. En 1769–1770, Scheffer publie une longue Lettre à leurs Excellences les sénateurs25. Selon Lars Magnusson, elle peut être lue non seulement comme une critique de la politique économique du

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parti anglophile des « Bonnets », mais aussi comme un plaidoyer pour un « ordre naturel » où l’État serait dirigé par un monarque éclairé. La traduction de textes physiocratiques fournit ainsi à Scheffer les moyens rhétoriques de défendre la restauration d’un ordre économique, social et légal menacé par les scissions politiques. Ce pamphlet est une compilation de textes de Quesnay, Mirabeau et Dupont de Nemours. Les deux premières pages sont une adaptation de lettres de Mirabeau parues dans les Éphémérides du citoyen. Elles sont suivies de plus de trente pages résumant De l’origine et des progrès d’une science nouvelle de Dupont de Nemours (1767) et, pour finir, d’une traduction sélective des Maximes générales de Quesnay 26. C’est la dernière traduction importante de Scheffer avant la fin de l’ère de la Liberté.

14 En 1770, le prince Gustave entreprend un voyage à Paris où il se fait accompagner par Scheffer. Un des motifs secrets est de gagner le soutien de la France à un projet de réforme constitutionnelle en Suède. Pendant son séjour, en février 1771, alors qu’il assiste une représentation à l’opéra, le prince apprend la mort de son père et son accession au trône. À vingt-cinq ans, le roi Gustave n’a plus besoin d’un gouverneur, mais Scheffer continue à le conseiller pour ses interventions politiques. Après le voyage, les échanges de Scheffer avec les physiocrates semblent s’intensifier. Au total, plus de six cents lettres adressées à Scheffer par plus de deux cent personnes ont été préservées. Alors que, avant 1770, les échanges mondains dominaient encore la correspondance de Scheffer, les discussions savantes et philosophiques l’emportent après le voyage de 1770–1771 et le coup d’État de 1772. À partir de 1772, on trouve un grand nombre de lettres de l’abbé Roubaud, Mirabeau, l’abbé Baudeau, Dupont de Nemours et Lemercier de La Rivière. Après 1778, ces liens semblent se distendre27.

15 Cette correspondance nourrit la réflexion politique de Scheffer et du roi, mais aussi l’activité de traducteur de Scheffer. Les traductions publiées dans les années 1770, cependant, sont plus courtes et plus ciblées quant à leur canal de diffusion. Après 1772, et plus encore après les restrictions portées à la liberté de la presse en 1774, la sphère publique suédoise change et le centre de gravité de la politique se déplace de la Diète vers la cour et le Conseil royal. Le besoin de consacrer toute proposition politique par la publicité n’est alors plus le même. En 1775, Scheffer publie un Abrégé de la science qui conduit les souverains et les peuples à une prospérité immanquable dans les sociétés politiques, qui est la traduction d’un texte de Saint-Maurice de Saint-Leu, connu pour ses articles parus dans les Nouvelles éphémérides économique28. Les années suivantes, dans le journal économique Hushållningsjournalen, fondé en 1776, Scheffer publie de brèves traductions d’articles parus dans la Gazette d’agriculture et les Nouvelles éphémérides économiques29. En même temps, la correspondance des économistes avec Scheffer montre que le dialogue peut dorénavant se faire directement avec le souverain, avec Scheffer comme unique intermédiaire.

16 La méthode de Scheffer est de compiler et d’adapter des textes sélectionnés pour leur intérêt politiques. Comme Lars Herlitz l’a démontré, ses traductions directes diffèrent rarement de l’original mais, lorsqu’il s’en écarte, les divergences deviennent rapidement signifiantes. En traduisant Mirabeau, il lui écrit, exceptionnellement, pour demander des précisions30. Pour le reste, il adapte assez libéralement les textes au contexte politique et économique de la Suède. Par exemple, dans la Lettre…, il change l’ordre des paragraphes et des arguments de Quesnay et s’écarte délibérément de certains choix conceptuels de l’original afin de mieux faire passer son argument dans

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un pays habitué au discours mercantiliste. En conséquence, les historiens se sont demandés si ce texte peut vraiment être considéré comme physiocratique31.

17 Pour qui Scheffer écrit-il ses « traductions », alors qu’en Suède l’élite sénatoriale (les familles de la noblesse ayant fourni des membres au Conseil), tout comme la cour, lit le français au quotidien ? En dehors de la noblesse, du haut clergé et de la bourgeoisie aisée, les connaissances du français ne sont toutefois pas étendues. La traduction sélective est un moyen de vulgariser des ouvrages plus consistants dans un contexte politique où le soutien des ordres inférieurs de la Diète est une condition nécessaire à une politique réussie. Plus qu’un moyen de diffusion, la traduction est une manière de prendre position dans le débat politique et, de ce point de vue, les traductions de Scheffer sont à considérer comme des pamphlets, avec un motif politique clair. La physiocratie offre les moyens idéologiques de développer un État fort dirigé par une élite solide et un monarque puissant. Dans des termes physiocratiques, l’objectif de Scheffer est devenu le « despotisme légal32 ».

Physiocratie et monarchie renforcée

18 Le système politique suédois de l’ère de la Liberté n’est pas sans inconvénients. Pour les uns – les observateurs étrangers notamment – le rôle central de la Diète facilite l’ingérence des puissances étrangères dans la politique extérieure de la Suède par le moyen des pots de vin. Pour les autres, et c’est le cas de Scheffer et de l’élite sénatoriale, le plus grand danger est la volonté du souverain à exercer un pouvoir que les lois fondamentales lui interdisent. Pour l’opposition, enfin, le problème réside dans les tendances oligarchiques du Sénat. Dans sa volonté de préserver la crédibilité diplomatique de la Suède tout en se maintenant au pouvoir, une partie de l’élite se rapproche, dans les années 1760, de la cour. C’est le cas de certains « Chapeaux », déçus d’avoir été écartés après plus de vingt-cinq ans au pouvoir. Scheffer est de ce nombre. Déjà avant et pendant la Diète de 1760–1762, il fait des efforts de médiation entre les « Chapeaux », la cour, et le gouvernement français, de plus en plus favorable à un renforcement du pouvoir royal. Néanmoins, suite à un compromis entre les partis, Scheffer doit quitter sa place au Sénat pour quelques mois. Il vit assez mal ce licenciement, qui se reproduit en 1765 lorsque le parti ennemi, les « Bonnets », le prive de sa pension. La situation provoque chez lui une frustration croissante33.

19 Les « Bonnets » sont arrivés au pouvoir avec la prétention d’équilibrer le pouvoir de la Diète par un renforcement de la monarchie, mais ils font le contraire34. Plusieurs projets de réforme constitutionnelle sont alors esquissés sans résultats par Scheffer et son entourage. Dans une lettre à l’ancien envoyé du Danemark Joachim Otto von Schack-Rathlou en date du 22 octobre 1773, Scheffer avoue que, depuis 1761, il a travaillé à la réforme de la constitution35. Un premier plan est celui de Scheffer et de quelques autres « Chapeaux » pour réformer la constitution en 1764. C’est un essai visant à respecter l’esprit d’une constitution libre tout en rendant au roi une partie de ses prérogatives. Le document démontre que la constitution de 1720 est incomplète, n’offrant aucune sauvegarde contre l’abus de la liberté à part la vertu supposée des législateurs. Scheffer est obsédé par le risque de dégénération de la liberté en licence, qui donnerait lieu à un nouvel absolutisme. Il faut donc un contrepoids à la Diète ; on le trouve dans le Sénat et la fonction royale, qui partagent le pouvoir exécutif36.

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20 En 1768, le prince Gustave rédige à son tour un projet de constitution. Ce texte dénote des influences de Locke, de Montesquieu et des physiocrates. Le projet réduit le rôle du Conseil et laisse au roi le droit de décider de l’emploi des finances37. Une version remaniée par le prince, Scheffer et trois autres personnes est envoyée en 1769 par l’ambassadeur de France, le comte de Modène, à son gouvernement dans l’espoir que celui-ci le soutiendrait. La Diète s’opposant à la réforme, la situation se bloque jusqu’en août 1772, moment où le roi impose sa nouvelle constitution qui diminue considérablement le pouvoir des États. Là encore, Scheffer joue un rôle rédactionnel38. Ces projets convergent tous avec l’intérêt de Scheffer pour la physiocratie. Les premières ébauches sont rédigées au même moment où il écrit sa Lettre…, qui contient une apologie explicite du despotisme éclairé. De même, L’ordre naturel…, dont Gustave et Scheffer ont pris beaucoup d’impressions, préconise la monarchie héréditaire ou « patrimoniale » comme étant au-dessus des intérêts particuliers et garante du bien commun, alors que la démocratie, l’aristocratie et la monarchie élective favorisent toutes la promotion d’intérêts particuliers. Le despotisme légal, où le roi est copropriétaire des revenus de ses sujet par le biais des impôts, promeut le bien public, alors que le despotisme arbitraire ne le fait pas39. Par conséquent, lors du coup d’État de Gustave III en 1772, les pouvoirs plus étendus du roi sont légitimés dans la propagande royale d’une manière légaliste soulignant que le roi a sauvé la liberté suédoise de la licence aristocratique et que le roi n’est pas un despote mais gouverne conformément à la loi40.

21 Après 1772, les concepts physiocratiques transmis par Scheffer sont incorporés dans la rhétorique officielle. Dans la pratique, cependant, la politique mercantiliste, avec des manufactures d’État et une réglementation stricte du commerce, continue. Les privilèges ne sont pas abolis, et les paysans suédois sont encore loin d’exercer une agriculture commerciale. Les essais d’application les plus tangibles des doctrines physiocratiques sont la création de greniers centraux et l’interdiction de la distillation, nuisible au marché des grains41. Pourquoi Scheffer – dont la devise est, depuis 1752, « liberté et obéissance » – veut-il un État autoritaire et une élite forte de propriétaires ? Les dernières années de l’ère de la Liberté sont marquées par des conflits, les tensions entre les partis et fractions politiques se doublant de tensions sociales entre les quatre États de la Diète (noblesse, clergé, bourgeoisie et paysannerie). Il n’est donc pas surprenant que la pensée physiocratique en Suède se manifeste alors, au niveau symbolique, avec la création d’un « costume national » et de sociétés patriotiques et philanthropiques, fondées dès la fin des années 1760 dans le but de promouvoir l’agriculture avec le soutien des grands propriétaires. Dans ces sociétés, encore, nous retrouvons le comte Scheffer42.

22 Il n’est pas rare que la traduction, voire la « pseudo-traduction », fournisse le prétexte d’introduire de nouveaux éléments de débat ou de légitimer des vues audacieuses. Pour Scheffer, la traduction est une manière d’affiner sa pensée et d’introduire en Suède des idées qu’il aurait du mal à y faire passer en son nom propre. Comme Antonella Alimento l’a souligné, ses traductions sont des exemples typiques d’un processus « d’acclimatation », au cours duquel les textes et idées originaux sont transformés et adaptés à la situation politique particulière du lieu de réception43. Dans la masse des textes politiques parus en Suède à la fin des années 1760, les traductions de Scheffer peuvent paraître marginales. Elles ont pourtant une portée idéologique importante, car elles légitiment le « despotime légal » de même que l’union de la monarchie et des

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grands propriétaires fonciers, et elles ont été produites par un homme ayant ses entrées dans les lieux du pouvoir. Pendant la dernière décennie de l’ère de la Liberté, elles présentent des thèses plutôt subversives. Il est donc compréhensible que le traducteur ait eu recours à l’anonymat. Pour Scheffer, la notion de liberté doit être préservée à toutes conditions, quelle que soit l’évolution constitutionnelle de la Suède. Cet attachement légaliste à la liberté, concept clé de l’identité politique du pays face à des voisins autocratiques, facilite l’évolution de Scheffer d’un républicanisme aristocratique classique vers un idéal de monarchie renforcée. Le travail de traduction lui fournit les moyens philosophiques et rhétoriques de légitimer une réforme constitutionnelle jugée longtemps contraire au principe de liberté. Scheffer écartant sciemment les arguments qui ne servent pas ses objectifs, sa « physiocratie » n’est pas tout à fait orthodoxe. Du point de vue des usages et fonctions de la traduction dans un contexte plus large, la question de la « pureté » de la doctrine transmise est, finalement, secondaire.

NOTES

1. Sur la vie de Scheffer, voir Jan HEIDNER, Carl Fredrik Scheffer. Lettres particulières à Carl Gustaf Tessin 1744–1752, Stockholm, Kungl. Samfundet för utgivandet av handskrifter rörande Skandinaviens historia, 1982, p. 3–27. 2. Eli F. HECKSCHER, Sveriges ekonomiska historia sedan Gustav Vasa, vol. II:2, Stockholm, Bonniers, 1929, p. 871–874 ; Osvald SIRÉN, « Kina och den kinesiska tanken i Sverige på 1700-talet », Lychnos. Annuaire de la Société suédoise d’histoire des sciences, année 1948–1949, Lärdomshistoriska samfundet, 1950, p. 21–84 ; Lars HERLITZ, Fysiokratismen i svensk tappning 1767–1770, Göteborg, Göteborgs universitet, 1974 ; Bo GUSTAFSSON, « Hur fysiokratisk var den svenska fysiokratismen? », Scandia. Tidskrift för historisk forskning, vol. 42, Stiftelsen Scandia, 1976, p. 60–91 ; Lars HERLITZ, « Härtappad fysiokratism », Scandia, op. cit., p. 92–114 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen. Essäer från svensk ekonomihistoria, Stockholm, Atlantis, 2001, p. 97–119 ; Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä vapaudenajan ruotsalaisessa poliittisessa kielessä, Helsinki, SKS, 2009, p. 246–253 ; Antonella ALIMENTO, « Entre “les mœurs des Crétois et les loix de Minos” : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société. Époques moderne et contemporaine, vol. 29 (2010:1), Armand Colin, p. 68– 80. 3. Marie-Christine SKUNCKE, Gustaf III – Det offentliga barnet. En prins retoriska och politiska fostran, Stockholm, Atlantis, 1993, p. 189–190 ; Antonella ALIMENTO, « Entre ‘les mœurs des Crétois et les loix de Minos’ : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société…, op. cit., p. 70 ; voir aussi Archives Nationales de Suède, Schefferska samlingen, Carl Fredrik Scheffer, vol. 1, f. 68–78. 4. Charlotta WOLFF, Vänskap och makt. Den svenska politiska eliten och upplysningstidens Frankrike, Helsingfors, Svenska litteratursällskapet i , 2005, p. 195–198 et 204–205 ; voir aussi la lettre de madame Du Deffand à Scheffer du 21 février 1754, dans Gunnar VON PROSCHWITZ, « Lettres inédites de madame Du Deffand, du président Hénault et du comte de Bulkeley au baron Carl

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Fredrik Scheffer, 1751–1756 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. X (1959), en part. p. 361. 5. Sur Scheffer et Locke, voir par exemple Marie-Christine SKUNCKE, « La liberté dans la culture politique suédoise au XVIIIe siècle », dans Anna Grześkowiak-Krwawicz & Izabella Zatorska (dir.), Liberté : Héritage du passé ou idée des Lumières ?, Kraków & Warszawa, Collegium Colombinum, 2003, p. 32. 6. Sur l’ère de la Liberté, voir Peter HALLBERG, Ages of Liberty: Social Upheaval, History Writing, and the New Public Sphere in , 1740–1792, Stockholm, Stockholms universitet, 2003 ; Bo LINDBERG, Den antika skevheten. Politiska ord och begrepp i det tidig-moderna Sverige, Stockholm, Kungl. Vitterhets Historie och Antikvitets Akademien, 2006, part. p. 209–213 ; Charlotta WOLFF, Noble conceptions of politics in eighteenth-century Sweden (ca 1740–1790), Helsinki, SKS, 2008 ; Pasi IHALAINEN, Agents of the People. and in British and Swedish Parliamentary and Public Debates, 1734–1800, Leiden & Boston, Brill, 2010 ; Erik BODENSTEN, Politikens drivfjäder. Frihetstidens partiberättelser och den moralpolitiska logiken, Lund, Lunds universitet, 2016. 7. Lettre de Scheffer à madame du Deffand du 19 mars 1754, dans Gunnar VON PROSCHWITZ, « Lettres inédites de madame Du Deffand, du président Hénault et du comte de Bulkeley au baron Carl Fredrik Scheffer, 1751–1756 », op. cit., p. 363. 8. Charlotta WOLFF, Noble conceptions of politics in eighteenth-century Sweden, op. cit., p. 101–106. Suite aux problèmes de succession, les rois Frédéric Ier et Adolphe Frédéric avaient tous deux été élus par la Diète. 9. Marie-Christine SKUNCKE, Gustaf III – Det offentliga barnet, op. cit., p. 187. 10. Tankar om några felande mått till vårt regeringssätts bestånd (« Pensées sur quelques mesures manquantes à la préservation de notre forme de gouvernement »), cité dans Olof JÄGERSKIÖLD, Hovet och författningsfrågan 1760–1766, Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1943, p. 11. 11. Marie-Christine SKUNCKE, Gustaf III – Det offentliga barnet, op. cit., p. 187–188. 12. « […] i Swerige Riksens Ständer äro att anse såsom nationen sjelf » (« En Suède les États du Royaume sont à considérer comme la nation même »), cit. dans Fredrik LAGERROTH, « En frihetstida lärobok i gällande statsrätt », Statsvetenskaplig tidskrift, 40 (1937), p. 188–189 ; voir aussi Beth HENNINGS, Gustav III som kronprins, Stockholm, Hugo Gebers förlag, 1935, p. 92–93. 13. Fredrik LAGERROTH, « En frihetstida lärobok i gällande statsrätt », op. cit., p. 203–204 ; Beth HENNINGS, Gustav III som kronprins, op. cit., p. 92. 14. Fredrik LAGERROTH, « En frihetstida lärobok i gällande statsrätt », op. cit., p. 199 ; Marie- Christine SKUNCKE, Gustaf III – Det offentliga barnet, op. cit., p. 211 ; Mikael ALM, Kungsord i elfte timmen. Språk och självbild i det gustavianska enväldets legitimitetskamp 1772–1809, Stockholm, Atlantis, 2002, p. 133 ; Charlotta WOLFF, Noble conceptions of politics in eighteenth-century Sweden, op. cit., p. 41–43 ; John G. A. POCOCK, Barbarism and Religion, vol. 3: The First Decline and Fall, Cambridge, CUP, 2003, p. 276–277 ; Marie-Christine SKUNCKE, « La liberté dans la culture politique suédoise au XVIIIe siècle », op. cit., p. 28–41. 15. [C. F. SCHEFFER & L. J. PLUMARD DE DANGEUL], Öfversättning, af ängelske riddaren John Nickolls tankar om Stora Britanniens fördelar öfver Frankriket, i anseende til bägge desse rikens regerings-sätt, Stockholm, 1754. Sur cette traduction, voir Kimmo SARJE, Anders Chydenius, liberaali ajattelija, , Chydenius-Instituutti, 1985, p. 18–20. 16. [C. F. SCHEFFER], Anmärkningar Wid Herr Commissarie Johan Fredrik Krygers Tankar om Swenska Fabriquerna, Stockholm, 1755 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 104–105 ; Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä vapaudenajan ruotsalaisessa poliittisessa kielessä, op. cit., p. 147. Manuscrit aux Archives Nationales de Suède, Schefferska samlingen, Carl Fredrik Scheffer, vol. 1.

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17. [S. SCHRÖDER & J. VINCENT DE GOURNAY], Tvänne Memorialer angående Frihet i Handel och Slögdenäringar, 1756 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 106. 18. [C. F. SCHEFFER & Fr. VÉRON DE FORBONNAIS], Tankar Om nödvändigheten at innefatta Handels- och Finance-Kunskap uti Stats-Vetenskapen ; det allmänna til tjenst, af det franska originalet i svenskan öfversatte, Stockholm, 1757, part. p. 15. Sur « classe » en suédois, voir Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 148 ; Bo LINDBERG, Den antika skevheten. Politiska ord och begrepp i det tidig- moderna Sverige, Stockholm, Kungl. Vitterhets Historie och Antikvitets Akademien, 2006, p. 166, 225. 19. Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 105 ; Marie-Christine Skuncke, Gustaf III – Det offentliga barnet, op. cit., p. 272. 20. [C. F. SCHEFFER & V. DE RIQUETI DE MIRABEAU], Tankar om sedernas werkan på folk-mängden i et land (« Pensées sur l’influence des mœurs sur la population »), Stockholm, 1759 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 106–107 ; Martin LAMM, Upplysningstidens romantik. Den mystiskt sentimentala strömningen i svensk litteratur, Stockholm, Hugo Gebers FÖRLAG, 1918, vol. I, p. 259 ; Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 149 ; Osvald SIRÉN, « Kina och den kinesiska tanken i Sverige på 1700-talet », Lychnos, op. cit., p. 27. 21. Beth HENNINGS, Gustav III som kronprins, op. cit., p. 299–300; p. 423, n. 84 ; Osvald SIRÉN, « Kina och den kinesiska tanken i Sverige på 1700-talet », Lychnos, op. cit., p. 23–24 ; voir également les lettres de Scheffer au prince, Bibliothèque de l’université d’Uppsala, Coll. Mss. Regis Gustavi III, F 514. 22. Antonella ALIMENTO, « Entre ‘les mœurs des Crétois et les loix de Minos’ : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société…, op. cit., p. 76 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 107. La traduction a été attribuée à Gottfrid Sackenheim mais, d’après Magnusson, elle est de Scheffer. 23. [C. F. SCHEFFER/G. SACKENHIELM & N. BAUDEAU], Någre utländske philosophers tankar om yppighet och sumptuariske lagar, utdragne och på swenska öfwersatte, ur en lärd journal, kallad: Ephemerides du citoyen ou Bibliotheque raisonée des sçiences morales & politiques. I. tom. 1767, Stockholm, 1768 ; part. p. 12. Sur le débat sur le luxe et la loi somptuaire de 1766, voir Bo PETERSON, « Yppighets nytta och torftighets fägnad. Pamflettdebatten om 1766 års överflödsförordning », Historisk Tidskrift, 104 (1984:1), p. 3–46. 24. Voir Charlotta WOLFF, « Legitimising Privilege », dans Petri Karonen (dir.), Hopes and Fears for the Future in Early Modern Sweden, 1500–1800, Helsinki, Finnish Literature Society, 2009, p. 341–358 ; Sten CARLSSON, Ståndssamhälle och ståndspersoner 1700–1865. Studier rörande det svenska ståndssamhällets upplösning, Lund, Gleerup, 1973, p. 113–146. 25. [C. F. SCHEFFER], Bref, til deras excellenser herrar riksens råd, i et angelägit ämne, Stockholm, 1769 ; [C. F. SCHEFFER], Bref, til herrar riksens råd, Stockholm, 1770. 26. Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 108, 116–117 ; Lars HERLITZ, Fysiokratismen i svensk tappning 1767–1770, op. cit., 1974, p. 24. 27. Charlotta WOLFF, Vänskap och makt, op. cit., s. 226, 228, 230–234 ; Archives Nationales de Suède, Schefferska samlingen, Carl Fredrik Scheffer, vol. 2–6. 28. [C. F. SCHEFFER & SAINT-MAURICE DE SAINT-LEU], Kort sammandrag af den vetenskapen som leder regenter och folk til en ofelbar lycksalighet i politiska samhällen, Stockholm, 1775. 29. Staffan HÖGBERG, Kungl. Patriotiska sällskapets historia. Med särskilt hänsyn till den gustavianska tidens agrara reformsträvanden, Stockholm, Kungl. Patriotiska sällskapet, 1961, p. 128 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 104–108 ; Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 152–153. 30. Archives Nationales de Suède, Schefferska samlingen, Carl Fredrik Scheffer, vol. 1, f. 240–241, voir aussi les lettres de Mirabeau en vol. 5 ; Lars HERLITZ, Fysiokratismen i svensk tappning 1767–1770,

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op. cit., p. 25 et passim ; Antonella ALIMENTO, « Scelte politiche e dibattito economicho : la penetrazione della fisiocrazia in Svezia », in Renato Pasta (a cura di), Cultura, intellettuali e circolazione delle idee nel ‘700, Milano, Franco Angeli, 1990, p. 129 ; Antonella ALIMENTO, « Entre ‘les mœurs des Crétois et les loix de Minos’ : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société…, op. cit., p. 78. 31. Lars HERLITZ, Fysiokratismen i svensk tappning 1767–1770, op. cit. ; Bo GUSTAFSSON, « Hur fysiokratisk var den svenska fysiokratismen? », Scandia, op. cit. , p. 60–91 ; Lars HERLITZ, « Härtappad fysiokratism », Scandia, op. cit., p. 92–114 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 109–114 ; Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 146. 32. Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 147 ; Lars MAGNUSSON, Äran, korruptionen och den borgerliga ordningen, op. cit., p. 109–114. 33. Beth HENNINGS, Gustav III som kronprins, op. cit., p. 300 ; voir aussi p. 268–269, 279. 34. Ibid., p. 285–286. 35. Olof JÄGERSKIÖLD, Hovet och författningsfrågan 1760–1766, op. cit., p. 126. 36. Ibid., p. 154–156 ; voir aussi Fredrik LAGERROTH, Frihetstidens författning. En studie i den svenska konstitutionalismens historia, Stockholm, Bonnier, 1915, p. 581ff. 37. Beth HENNINGS, Gustav III som kronprins, op. cit., p. 336, 338. 38. Ibid., p. 352. 39. Ibid., p. 302–303. Le droit de décider des levées d’impôts était la fonction essentielle des États de la Diète et n’a jamais été aboli. 40. Mikael ALM, Kungsord i elfte timmen, op. cit., p. 131–142 ; Henrika TANDEFELT, Konsten att härska. Gustaf III inför sina undersåtar, Helsingfors, Svenska litteratursällskapet i Finland, 2008, p. 140–141. 41. Jouko NURMIAINEN, Edistys ja yhteinen hyvä, op. cit., p. 152 ; Antonella ALIMENTO, « Entre ‘les mœurs des Crétois et les loix de Minos’ : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société…, op. cit. 42. Staffan HÖGBERG, Kungl. Patriotiska sällskapets historia, op. cit., p. 21–40 ; Sven DELBLANC, Ära och minne. Studier kring ett motivkomplex i 1700-talets litteratur, Stockholm, Bonniers, 1965, p. 114–116 ; Barbro OHLIN, « Du Pont de Nemours écrit à Carl Fredrik, comte de Scheffer », dans Gunnar von Proschwitz (dir.), Influences, Göteborg, Société Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Göteborg, 1988 ; Henrika TANDEFELT, Konsten att härska. op. cit., p. 103–104, 258. 43. Antonella ALIMENTO, « Entre ‘les mœurs des Crétois et les loix de Minos’ : la pénétration et la réception du mouvement physiocratique français en Suède (1767–1786) », Histoire, Économie & Société…, op. cit., p. 78.

RÉSUMÉS

Carl Fredrik Scheffer (1715–1786) est un des personnages clé de la vie politique suédoise au dix- huitième siècle. Ancien diplomate ayant à sa disposition un vaste réseau de correspondance, il participe aux débats intellectuels et philosophiques européens. À partir des années 1760 ce défenseur de la liberté de la Diète évolue vers un idéal de monarchie renforcée. Dans la légitimation de celui-ci, ses contacts avec les physiocrates français sont essentiels. En effet, par le biais des traductions, Scheffer introduit la pensée physiocratique en Suède. Cet article examine de plus près les motifs politiques et idéologiques du travail du traducteur.

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Carl Fredrik Scheffer (1715–1786) was one of the key figures in Swedish political life in the eighteenth century. A former diplomat, he used his large correspondence network to take part in European intellectual and philosophical debates. From the 1760s onwards, this former advocate of the liberty of the Estates evolved towards an ideal of strong monarchy. His contacts with French physiocrats were essential to the legitimisation of this ideal. Through translations, Scheffer introduced the physiocratic ideas in Sweden. This article examines the political and ideological motives behind the translator’s work.

INDEX

Mots-clés : traduction, physiocratie, pouvoir royal, Suède, Scheffer Keywords : translation, physiocracy, royal authority, Sweden, Scheffer

AUTEUR

CHARLOTTA WOLFF ICT EA 337 - Identités-Cultures-Territoires

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La traduction de l’Abrégé de la sphère de Jacques Robbe, géographe du Roi de France par Petros Baronian, drogman à Istanbul : Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya

Feza Günergun

Remerciements : Je tiens à remercier vivement mon collègue Patrice Bret pour ses remarques éditoriales et ses contributions à la version finale de mon texte.

1 Vers la fin des années 1920 et 1930, l’orientaliste Franz Taeschner et l’historien des sciences Adnan Adıvar firent successivement référence à une traduction en turc ottoman de l’ouvrage La Méthode pour apprendre facilement la géographie de Jacques Robbe (1643-1721), ingénieur et géographe du Roi de France1. Intitulée Cem-nümâ fi fenn el- coğrafya ( Traité sur la sphère / le globe qui fait partie de la science de la géographie), traduction faite en 1733 par Petros (Bedros) Baronian, ancien drogman de l’ambassade des Provinces-Unies à Istanbul. Ces données ont été reprises ultérieurement dans le catalogue des œuvres de géographie produites dans l’Empire Ottoman2.

2 Jusqu’alors simplement mentionné par la littérature spécialisée, cet ouvrage méritait à l’évidence d’être examiné de plus près, non seulement parce que les traductions turques d’ouvrages de géographie européens sont rares au XVIIIe siècle, mais plus encore parce qu’il s’agit ici de la traduction d’un livre rédigé en français, alors que les traductions ottomanes antérieures étaient faites à partir de textes publiés en latin. Dans un contexte où la traduction scientifique était porteuse d’enjeux culturels et politiques forts, l’étude de la vraie nature de cette traduction, des conditions de sa réalisation, de ses enjeux, de sa diffusion et de sa place dans les savoirs ottomans devrait permettre de mieux saisir la transmission des connaissances géographiques européennes dans l’Empire ottoman.

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3 La simple comparaison matérielle de la traduction turque avec l’œuvre originale suffit à expliquer le double changement de volume et de titre entre les versions française et turque. En fait, Baronian ne traduisit que le premier livre – intitulé l’Abrégé de la sphère – de La Méthode de Jacques Robbe, soit les seules 74 premières pages d’un ouvrage en deux volumes et un total de 1 250 pages. Il ne s’agit donc aucunement d’une traduction intégrale comme le laissaient entendre les auteurs et le catalogue susmentionnés. Son intérêt n’en est que plus grand par les questions qu’il soulève et les enjeux sous-jacents. Pourquoi Baronian n'a-t-il traduit qu’une petite partie de La Méthode, et pourquoi précisément la section introductive au globe terrestre, à son usage et à l’emploi des cartes ? Quels motifs poussèrent le drogman à entamer ce projet ? Le fit-il à la demande d’un dignitaire ottoman, comme c’était ordinairement le cas ? La traduction est-elle conforme au texte original ou contient-elle des signes d’acculturation ? Ces questions et bien d’autres rendent l’analyse de cette traduction et de son contexte nécessaire et stimulante.

4 Après avoir rappelé brièvement le contexte de l’acquisition des savoirs géographiques européens par les intellectuels ottomans au début du XVIIIe siècle, nous présenterons l’auteur, le traducteur et les enjeux de leurs ouvrages, avant d’examiner la façon dont Baronian adapte sa traduction au public ottoman.

Les intellectuels ottomans et les savoirs géographiques européens

5 La traduction était une des composantes majeures de la vie intellectuelle ottomane. Bien que l’arabe fût omniprésent dans l’enseignement des madrasas, les ouvrages relatifs aux sciences étaient traduits, dès le XIVe siècle, de l’arabe en turc, langue commune de la plupart des habitants de l’Anatolie et des administrateurs ottomans. Ces traductions ont joué un rôle prépondérant dans la transmission des connaissances scientifiques de l’Islam médiéval dans l’Empire ottoman. De la même façon, dès le XVIIe siècle, les Ottomans ont également eu recours aux traductions pour s’approprier les sciences modernes élaborées en Europe occidentale. Ainsi, en ce qui concerne la géographie, l’astronomie et la cartographie, l’Atlas Minor de Gerhard Mercator (1512-1594), l’Atlas Major publié par Joan Blaeu (1596-1673), et les tables astronomiques (Novae motuum caelestium ephemerides Richelianae) de Nathalis/Noël Duret (1590-1650) ont été traduites du latin en turc ottoman dans la deuxième moitié du XVIIe siècle3.

6 Durant les premières décennies du XVIIIe siècle, tout spécialement pendant l’Ère des Tulipes (1718-1730), la vie intellectuelle ottomane fut sous l’influence des initiatives du Grand Vizir İbrahim Pacha (1660-1730). Le pacha chargea une commission constituée de vingt-cinq membres de faire traduire de l’arabe en turc ottoman des ouvrages d’histoire. L’un des membres de cette commission, instruit en sciences mathématiques, le professeur de madrasa Yanyalı Esad Effendi, de Jannina (actuellement en Grèce), fut également chargé en 1721 de traduire en arabe la Physique d’Aristote. Il en donna une version abrégée qui se fondait tout à la fois sur les textes latins et grecs du XVIIe siècle et sur les interprétations antérieures d’Averroès (XIIe siècle) 4. À la même époque, l’ambassade de Yirmisekiz Mehmed Çelebi en France, dans les années 1720-1721, ouvrit la voie pour l’inauguration en 1726, par le renégat hongrois İbrahim Müteferrika

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(1674-1745), de la première imprimerie ottomane publiant des livres en caractères arabes.

7 En l’espace de trois ans, Müteferrika publia successivement trois ouvrages sur la géographie, qu’il pensait pouvoir facilement commercialiser à cause du nombre réduit de traités géographiques sur le marché ottoman à cette époque5. Le premier, en 1729, était une histoire des expéditions maritimes ottomanes6 ; le deuxième, l’année suivante, un récit de la découverte du continent américain7 ; et le troisième, en 1732, était le fameux Cihan-nümâ (Miroir de l’Univers)8, la géographie de Kâtip Çelebi (1609-1657) que Müteferrika avait lui-même complétée et augmentée en s’appuyant sur la traduction turque de l’Atlas Major de W. et J. Blaeu 9 et aux Institutiones philosophicae, œuvre cartésienne populaire d’Edmond Pourchot (1651-1734), avocat et recteur de l’Université de Paris10. Cihan-nümâ était presque une géographie universelle, comprenant de nombreuses cartes et des informations diverses sur de nombreux pays. Ces trois éditions réalisées par Müteferrika ont contribué à populariser la géographie parmi les intellectuels ottomans et à exciter leur intérêt pour la connaissance du globe terrestre11.

8 En 1733, un an seulement après la publication de Cihan-nümâ, Petros Baronian avait achevé le Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, sa traduction de l’Abrégé de la sphère de Jacques Robbe. Même partielle, cette traduction peut être considérée comme faisant suite aux travaux de rédaction et d’édition entrepris par Müteferrika pour décrire le monde d’après les ouvrages européens.

Jacques Robbe et sa Méthode pour apprendre facilement la géographie

9 Le choix des Ottomans se portait au XVIIe siècle sur les atlas célèbres tels que ceux de Mercator et de Joan Blaeu. Au contraire, le livre choisi par Baronian n’a rien de ces éditions spectaculaires destinées aux élites. Il ne possède qu’un petit nombre de cartes, mais il vise un grand nombre de lecteurs. Baronian indique dans la préface de sa traduction que l’auteur du livre original était un monsieur nommé Robbe, qu’il présente comme un philosophe rédigeant avec un joli style (filozof-i münşî), bien connu dans toute l’Europe (bilcümle Avrupa ekaliminde şöhret-şiâr) et estimé dans le domaine de la géographie (bu fenne dair ilmiyatta sahib-i itibâr). Il ne manque pas de bien nommer aussi son titre de « Géographe et ingénieur du Roi » (Françe kralının coğrafî-i hassı ve ihtira-i fünun-i riyaziye-i ahsassı). En revanche, Baronian ne fournit pas le titre exact de l’ouvrage original (La Méthode…) dans sa préface, mais il l’indique de manière détournée en expliquant que l’auteur visait à « apprendre facilement la géographie » aux personnes intéressées.

10 Les biographies de Jacques Robbe sont plutôt succinctes. L’une des plus anciennes est celle du dictionnaire de Louis Moréri en 175912. Selon ce dernier, le Sieur Robbe, né et mort à Soissons (1643-1721), était un « géographe fort connu », également avocat au Parlement et « maire perpétuel » de Saint-Denis. Son titre d’« ingénieur et géographe de sa Majesté » est mentionné sur le « privilège du Roi », obtenu en 1677, et figure au début du premier volume de son ouvrage le plus célèbre : La Méthode pour apprendre facilement la géographie, publiée pour la première fois à Paris chez J. Dupuis en 167813. Si ce titre en impose sans doute, il n’implique pas de lien personnel avec le Roi de France,

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comme celui de premier géographe du Roi, mais Robbe s’attache pourtant à gagner la protection de la famille royale. Sa Méthode est dédiée « à Monseigneur Louis Auguste duc du Mayne, colonel general des Suisses et Grisons, gouverneur de Languedoc » – fils légitimé de Louis XIV. L’ouvrage débute avec le Livre Premier : Abrégé de la sphère, exposant des connaissances préliminaires sur les lignes imaginaires du globe, le calcul du temps, la détermination de la longitude et la latitude des lieux, le calcul du lever et du coucher du Soleil, l’usage des cartes, etc. Il est suivi de six livres traitant de la géographie physique, des mœurs et du gouvernement des pays de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et des terres inconnues. Il s’achève par un Abrégé de la Navigation, rédigé pour ceux qui veulent apprendre la conduite des vaisseaux.

11 Le « Géographe Ordinaire du Roy » Guillaume Sanson – fils de l’illustre Nicolas Sanson – considère Robbe comme un simple compilateur et il le critique vivement à la suite des tables de son Introduction à la géographie (Paris, chez l’Auteur, 1681). Sanson juge que la Méthode pour apprendre facilement la géographie « est pleine d'un si grand nombre de fautes qu’il semble que le Sr. Robbe ne l'ayt mise en lumiere que pour faire paroistre son peu de capacité en cette matiere, & donner à connoistre à tout le Monde qu’il n’a jamais leu l’Histoire. Car ce qu'il ajoute du sien à ce qu'il a copié, est, ou contre le ben Sens ou contre la Verité. Il fait voir qu’il n'a esté capable que de confondre les Jurisdictions si nettement distinguees dans les Cartes dont il avouë qu’il s’est servi, parce qu’il n'a sceu comprendre le fondement des Divisions establies (…)14 ». De fait, la notice de Moréri fait apparaître aussi que, malgré son titre, Robbe fut autant polygraphe que géographe : il rédigea également des ouvrages historiques, un poème adressé à la duchesse de Bourgogne ou des pièces de théâtre de circonstance qui eurent un certain succès : La Rapinière, ou l’Intéressé, qui attaquait les financiers, et Emblème sur la paix, qui fut présenté à Louis XIV le 29 mars 1679. Compilateur, Robbe l’était, en effet, mais il prit la précaution de déclarer ne point prétendre être infaillible pour répondre par avance à ses détracteurs.

12 Ces critiques n’empêchèrent pas son ouvrage de connaître un indéniable succès durant le règne de Louis XIV, avec une quatrième et une cinquième édition chez Antoine Dezallier en 1695 et 1703, puis une sixième chez Michel-Estienne David en 1714, après avoir été diffusé dès l’origine dans toute l’Europe. Une septième édition parut l’année même de la mort de Robbe (Paris, chez Michel-Estienne David et Christophe David, 1721). Entretemps, une édition anonyme fut publiée en 1716, avec une épître dédicatoire au duc de Chartres, fils du Régent Philippe d’Orléans, et un « Discours sur l’étude de la Géographie » qui souligne que « l’Ouvrage de M. Robbe est ensuite celui qui a eu le plus de réputation ; on lui a reproché quelques fautes, & une sécheresse dont la plûpart des Geographes n’ont pas été exemts15 » – édition elle-même republiée « à Amsterdam, aux dépens de la compagnie » en 1718. Enfin, notons que l’éditeur Henry van Bulderen (1656-1725) à La Haye donna aussi plusieurs éditions (2e en 1687 ; 3e en 1688), dont la quatrième (1691) parut avant la quatrième de Paris (1695). Fondées sur l’édition française de 1689, les quatrième et cinquième (1704) éditions hollandaises sont non seulement corrigées pour la géographie des Provinces-Unies et mises à jour pour les multiples changements politiques, mais aussi pour la proposition VII de la Sphère16. Robbe se targuait pourtant dans sa préface que la partie mathématique ait été approuvée par François Blondel (1618-1686), professeur de mathématiques et de fortification au Collège royal.

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13 Malgré d’évidentes faiblesses, l’ouvrage de Robbe connut même une notoriété posthume – et postérieure à la traduction turque. Ainsi, l’Abbé Nicolas Lenglet Dufresnoy l’inclut encore en 1735 dans la nouvelle édition de son catalogue des meilleurs « Traités Généraux de la Géographie Moderne » avec le commentaire suivant : « Quoiqu'on ait reproché quelques fautes à M. Robbe, il ne laisse pas d’être un des meilleurs en ce genre17. » Mieux, une nouvelle édition de la Méthode fut publiée en 1746, augmentée d’un nouveau Traité de la Sphère, à l’époque où la figure de la Terre était devenue une question géographique centrale18.

14 Toutefois, compte tenu de la traduction partielle qu’en donna Baronian, c’est moins la qualité intrinsèque discutable de l’ensemble de La Méthode de Robbe qui importe ici, que ce que le traducteur pensa y trouver.

Petros Baronian, un drogman arménien à Istanbul

15 Né à Kayseri (Anatolie centrale) à une date inconnue, Baronian entra dès son jeune âge au service du Comte Jacobus Colyer (1657-1725)19, l’ambassadeur des Provinces-Unies à Istanbul, et devint plus tard le drogman de la légation des Provinces-Unies20. Après la mort de Colyer en 1725, il assura les fonctions de drogman-en-chef (ser-tercüman) de l’ambassade du Royaume des Deux-Siciles à Istanbul21. Taeschner, qui est probablement le premier à mentionner la traduction de l’ouvrage de Robbe, nomme son auteur « Petro veled Baron » (Baronian) conformément au dialecte arménien oriental22 ; Adıvar le nomme Bedros Baronian suivant le dialecte arménien occidental23. De fait, le nom du traducteur connaît quelques variantes selon ses productions connues : sur les copies de la traduction consultées, il se lit Bārun ou Bāron24, tandis que l’inscription figurant sur l’indicateur de qibla ( kıble-nümâ) qu’il a également conçu précise Bārun/Bāron el- Muhteri (« Baron l’Inventeur »)25. La conception de cet instrument indique que son inventeur avait un savoir avancé en géographie mathématique, non sans lien avec sa traduction de l’Abrégé de la sphère de Robbe.

Baronian et son indicateur de qibla

16 Outre la traduction de l’Abrégé de la sphère, Baronian avait fabriqué des instruments pour mesurer le temps et déterminer la direction de la qibla. Le Grand Vizir Hekimoğlu Ali Pacha (1689-1758), à qui Baronian avait présenté sa traduction, l’avait généreusement récompensé de la fabrication d’un instrument d’astronomie qu’il lui avait commandé et que Baronian avait nommé rub-i müstedîr nâm rub-i şemsî26 – dénomination quelque peu ambiguë que l’on peut traduire littéralement par « un quart-de-cercle solaire nommé quart-de-cercle circulaire ». Cependant, nous pouvons avancer que Baronian avait calculé et tracé pour le Grand Vizir un quart-de-cercle spécial.

17 Un autre instrument conçu par Baronian nous est parvenu : c’est un indicateur de qibla, instrument pour déterminer la direction de La Mecque. Six exemplaires existent actuellement dans les musées27. L’instrument que nous avons examiné est celui qui est conservé au Musée des Arts turcs et islamiques à Istanbul28. Il porte la date 1151 de l’Hégire (1738-1739 EC). Baronian l’a nommé kıble-nümâ-i âfâkî, un indicateur universel de qibla, qui peut être usité dans toutes les contrées du monde. Dans le texte inscrit sur le couvercle de l’instrument se trouve le nom Baron el-muhterî (Baron l’inventeur)

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indiquant qu’il se considérait comme l’inventeur de cet instrument qu’il a présenté à Yeğen Mehmed Pacha (mort en 1754), Grand Vizir de 1737 à 1739.

18 Dès les premiers jours de l’Islam, la détermination de la qibla fut une préoccupation scientifique pour laquelle les mathématiciens avaient proposé plusieurs solutions29. Aussi, des kıble-nümâs étaient fabriqués pour répondre aux besoins des dévots musulmans30. C’étaient des instruments de mesure du temps (quarts-de cercle ou cadrans solaires) relativement petits sur lesquels étaient montées une boussole et une aiguille. Ceux-ci ne pouvaient être employés que sous les latitudes pour lesquelles ils étaient calculés et fabriqués. Le kıble-nümâ conçu par Baronian différait radicalement des indicateurs courants. Il portait une carte géographique et visait à servir de guide aux musulmans voyageurs, c'est la raison pour laquelle il l’avait nommé kıble-nümâ-i âfâkî (indicateur universel de qibla)31.

L’indicateur universel de qibla (kıble-nümâ-i afakî ) conçu par Baronian.

À gauche : Figure 1 – Le couvercle avec le dessin de Kaaba et le texte expliquant l’usage de l’instrument. À droite : Figure 2 – L’instrument dans sa boîte. Avec l’aimable autorisation du Musée des œuvres turcs et islamiques, Istanbul, nr. inv. 157 AB.

19 Le kıble-nümâ de Baronian est un disque de carton dur d’un diamètre d’environ 30 cm, disposé dans une boîte circulaire approximativement de même diamètre. L’intérieur du couvercle porte une gravure de La Mecque et un texte de 21 lignes expliquant les règles à suivre pour déterminer la direction de La Mecque. La boîte porte sur sa base l’indicateur de qibla, un disque sur lequel figure une carte représentant l’Asie, l’Europe et la partie septentrionale de l’Afrique. Au-dessous de la carte, limitée au sud par l’équateur, sont mentionnés les noms de 392 villes, groupées par pays et numérotées, car la carte ne permet pas de placer tous les noms et elles y sont représentées par leurs numéros respectifs. Une boussole est fixée sur la partie supérieure de la carte. L’aiguille et l’alidade sont toutes les deux amovibles. Le dos de l’aiguille est positionné sur La Mecque et son extrémité pointue indique les diverses localités inscrites sur la carte. L’alidade tourne sur son axe central fixé à l’emplacement de La Mecque. Cette alidade ne se trouve pas sur les autres exemplaires conservés à Istanbul et Dublin : elle a été probablement ajoutée ultérieurement car aucune information pour son usage n’est donnée sur le couvercle du kıble-nümâ.

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20 Pour déterminer la direction de La Mecque, il faut d’abord trouver le nombre correspondant à la ville où l’on se trouve et tourner l’aiguille pour diriger sa pointe vers ce numéro. Ensuite, on tourne le disque entier jusqu’à ce que l’aiguille de la boussole montre le Nord. La pointe de l’aiguille indique alors la direction de la Mecque. L’azimut de la ville où l’on se trouve, c’est à dire la direction de la Mecque, est lue sur l’échelle dessinée autour du kıble-nümâ.

21 Sur les deux bouts de l’alidade se trouvent deux saillies avec un trou chacune. Après avoir déterminé la direction de la Mecque, on porte l’alidade sur l’aiguille, et on regarde à travers les trous. Si on repère un objet (un arbre, le sommet d’une montagne etc.), cet objet devient la référence de la direction de la Mecque. Si aucun objet n’existe, une tige peut être fixée pour indiquer la direction de La Mecque. Cette dernière solution est surtout appliquée pour déterminer la direction de qibla des lieux de culte, afin de n’avoir pas à la mesurer à chaque prière.

Les motifs menant à une traduction sur la géographie

22 Plusieurs motifs semblent avoir poussé Baronian à traduire un livre sur le globe terrestre. L’un des premiers à avoir étudié l’histoire de la géographie ottomane, l’orientaliste Franz Taeschner suggère deux motifs distincts : d’une part, une inspiration engendrée par la publication des trois livres de géographie imprimés par Müteferrika de 1729 à 1732 ; d’autre part, l’intention de Baronian de composer un livre contenant des connaissances géographiques nouvelles par rapport à celles publiées par Müteferrika. Selon Taeschner, l’édition récente du Cihan-nümâ – la géographie de Kâtip Çelebi – par Müteferrika présentait encore une géographie archaïque, malgré la mise à jour que ce dernier avait faite d’après les ouvrages de W. et J. Blaeu et d’Edmond Pourchot32.

23 Le premier motif semble être plausible compte tenu de la référence faite par Baronian à Müteferrika et à Cihan-nümâ dans la préface de sa traduction. Il fait l’éloge de cet ouvrage, qu’il considère comme un bon livre et le plus substantiel de tous. Il annonce qu’il serait honoré si sa propre traduction abrégée était considérée comme digne d’être une introduction à la géographie ou bien d’être citée parmi les chapitres de Cihan-nümâ. En revanche, Baronian ne relève jamais l’ancienneté des connaissances de Cihan-nümâ. S’il a eu l’intention d’améliorer ce dernier ouvrage, pourquoi n’a-t-il pas fait une traduction intégrale de La Méthode ?

24 La présence sur le marché du Cihan-nümâ de Kâtip Çelebi édité par Müteferrika rendait probablement inutile la traduction entière de l’ouvrage de Robbe, une géographie, semblable à Cihan-nümâ, qui traite de la géographie des continents et des mœurs des peuples qui y vivaient. Par contre, Baronian a traduit méticuleusement l’Abrégé de la sphère, qui traite des lignes du globe, du mouvement du soleil, de la détermination du temps, de l’usage du globe terrestre, des cartes, en introduisant les notions astronomiques et géométriques nécessaires. Faire connaitre les pays aux gens désireux d’apprendre la géographie n’était pas son but, mais il semble plutôt avoir voulu accéder aux savoirs techniques concernant le globe et la cartographie et enrichir son propre savoir dans ce domaine. Il cherchait probablement des données techniques qu’il pourrait utiliser dans la fabrication d’instruments comme le kıble-nümâ (indicateur de qibla) qu’il conçut plus tard. Il est donc possible d’avancer qu’un de ses motifs pour faire

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la traduction était tout à la fois de s’en servir lui-même et de gagner estime et patronage.

25 La traduction de Baronian a été présentée au Grand Vizir Hekimoğlu Ali Pacha (1689-1758), le fils de Nuh Efendi (1627-1707), premier médecin de la Cour. Ali Pacha était la bonne personne à qui offrir la traduction d’un livre de sciences européen. Lors de son vizirat33, il avait nommé Claude Alexandre de Bonneval (1675-1747), un maréchal autrichien d’origine française, comme bombardier-en-chef et lui avait donné pleins pouvoirs pour réformer le corps ottoman des bombardiers et y enseigner les nouvelles techniques européennes. En présentant la traduction au Grand Vizir, Baronian espérait recevoir un bon accueil qui lui permettrait d’être tenu en estime et d’être élevé au rang de ceux qui étaient comblés de ses faveurs. Rien n’indique que la traduction fut faite par ordre ou commande des autorités, comme cela avait été le cas des traductions des atlas géographiques prestigieux du XVIIe siècle. Elle fut plutôt le produit d’une initiative personnelle : Baronian signale dans la préface que la mort de son fils l’a poussé à vivre retiré du monde, à lire et à étudier divers ouvrages34.

Le choix de l’ouvrage à traduire

26 Pourquoi le choix de Baronian s’est-il porté sur le livre de Robbe plutôt que sur celui d’un autre géographe du Roi du XVIIe siècle, tels Pierre Duval (1618-1683) ou Guillaume Sanson (1633-1703), également auteurs d'ouvrages estimés et populaires ?

27 Les préfaces des copies de la traduction turque étudiées ne signalent rien concernant l’acquisition du livre original par Baronian. En fait, il est assez probable que le traducteur n’ait pas eu la possibilité de choisir et que La Méthode fût le seul livre de géographie en français auquel il avait accès facilement. J. Schmidt, qui examina le manuscrit conservé à Leyde, évoque le fait que le livre de Robbe lui avait été donné par l’ambassadeur Jacobus Colyer35. Il est possible que Jacobus, fils de l’ambassadeur Justinus Colyer qui avait présenté l’Atlas Major de Willem Janszoon Blaeu et Joan Blaeu au Sultan Mehmed IV, ait donné le livre de Robbe à Baronian. L’existence de nombreuses éditions hollandaises semble abonder dans ce sens. En ce cas, Colyer l’aurait évidemment fait avant sa mort, survenue en 1725, huit ans avant la traduction turque. Mais il reste néanmoins possible que Baronian l’ait acquis autrement, après avoir quitté la légation des Provinces-Unies à la suite de la mort de Colyer pour devenir premier interprète à l’ambassade du Royaume de Deux-Siciles.

28 D’autre part, tout en conservant l’approche pédagogique de Robbe, Baronian aurait pu traduire un autre extrait de l’œuvre majeure de ce dernier, comme la « Description de la France » qui se trouve dans le tome I, en appui à la récente relation de l’ambassade de Yirmisekiz Mehmed Çelebi et pour la connaissance de l’allié européen traditionnel de la Porte. Mais il est hautement vraisemblable que son choix fut aussi guidé par un intérêt personnel : la nécessité d'en savoir plus sur le globe terrestre et les cartes, le calcul des longitudes et latitudes, la détermination du temps et le mouvement du soleil, tous savoirs indispensables pour concevoir et fabriquer les instruments pour lire le temps et trouver la qibla. Certes, il aurait pu choisir un ouvrage traitant uniquement du globe terrestre, mais peut-être n’y avait-il pas l’accès ou les informations résumées par Robbe dans les soixante-quatorze pages suffisaient-elles à ses propres besoins.

29 Il reste que, quelle que soit la raison qui présida au choix de Baronian, ce fut un livre en français adressé à un large public, particulièrement aux « personnes qui voyagent le

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monde », comme Robbe le mentionne dans sa préface. Outre l’accès quelque peu fortuit qu’il eut à La Méthode de Robbe, il semble donc que l’inventeur et traducteur fut sensible à l’approche didactique de l’ouvrage, ainsi qu’au crédit social de l’auteur, tel qu’il pouvait apparaître à ses yeux et à ceux des Ottomans.

La traduction en turc de l’Abrégé de la sphère : Cem- nümâ fi fenn el-coğrafya

30 Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, la traduction turque de l’Abrégé de la sphère faite par Baronian existe sous forme de manuscrit, dont on connaît huit copies dans les bibliothèques d’Istanbul, du Caire, de Graz et de Leyde36. Selon une note du traducteur à la fin de son travail, la traduction fut achevée le 5 juin 1733 (22 Zilhicce 1145). La présente étude se fonde sur les trois copies conservées à Istanbul toutes non datées et identiques du point de vue du contenu et des cartes37. Le fait qu’il n'existait à Istanbul dans les années 1730 qu’un seul établissement – celui de Müteferrika – pouvant imprimer les textes avec des caractères arabes et que celui-ci ait déjà publié trois livres sur la géographie, a pu empêcher l’impression de la traduction. Mais il est possible que Baronian n’ait pas eu l’intention de la faire imprimer car l’impression aurait exigé une dépense relativement importante, tandis que la présentation au Grand Vizir pouvait au contraire lui apporter une rétribution. Même si l’ouvrage avait été imprimé, la clientèle aurait été limitée, puisque la traduction ne concernait pas la géographie des pays mais visait plutôt des spécialistes en traitant des éléments astronomiques et géométriques du globe terrestre. La diffusion de la traduction de Baronian semble d’ailleurs avoir été restreinte, si l’on en juge par le petit nombre de manuscrits existants.

Le titre de la traduction en turc

31 Le texte figurant sur le couvercle de l’indicateur de qibla « inventé » par Baronian en 1738-1739 témoigne qu’il avait nommé son traité Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya. Le manuscrit du Musée du Palais de Topkapı et une copie conservée à l’Université d’Istanbul portent le titre Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya. L’autre copie de l’Université d’Istanbul est intitulée Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya. La copie de Graz, a pour titre Fenn-nümaï djām-i-djem ez fenn-i-djoghrafia38. Bien que les titres de la traduction diffèrent légèrement selon les copies, ils ont une même signification.

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Figure 3 – Page de titre de l’une des copies de Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T.1198, fol.3-4.

32 Ces titres donnés à la traduction n’ont rien de commun avec le titre La Méthode pour apprendre facilement la géographie. Baronian préféra employer le titre du livre premier (Abrégé de la sphère) qu’il avait seul traduit et, pour cela, il choisit les termes cem-nümâ ou cam-ı cem-nümâ. Le mot cem (djem) représente Jamshid, le roi fabuleux de l’ancienne Perse ; cam-ı cem (djam-ı djem)39 est le « verre de Jamshid » représentant l’univers / le globe / le monde que Jamshid était supposé gouverner. Dans le titre des copies du XIXe siècle, le terme djam-i djem (la sphère, le globe) a été réduit en djem (cem) mais en avait gardé le sens. Donc, le titre de la traduction turque peut être traduit comme « Traité sur la sphère / le globe qui fait partie de la science de la géographie ». C’est un titre parfaitement conforme à celui du texte original, l’Abrégé de la sphère d’un ouvrage de géographie.

33 Le titre de la traduction évoque celui de Kitab-ı cihan-nümâ, la géographie de Kâtib Çelebi publiée par Müteferrika un an plus tôt. Baronian, qui parle avec estime de cet ouvrage et de sa popularité dans la préface de la traduction, peut bien avoir choisi consciemment l’expression cem-nümâ ou djam-ı djem-nümâ, qui présente des similitudes phonétiques et sémantiques avec cihan-nümâ (qui reflète le monde, miroir du monde).

Les marques d’acculturation de la traduction turque de l’Abrégé de la sphère

34 Une comparaison préliminaire de la table des matières de la traduction turque avec celle de l’Abrégé de la sphère de Robbe révèle que Baronian est resté parfaitement fidèle au titre des chapitres et des paragraphes de l’ouvrage original sauf pour les deux derniers chapitres : l’un devient un sous-chapitre (fasl) et l’autre l’épilogue (hâtime).

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35 Dans les premières pages de l’Abrégé de la sphère se trouvent des figures géométriques (des corps solides et des lignes, des superficies, des angles) suivies d’un diagramme des points cardinaux et collatéraux et d’un autre pour les vents, des tables des climats de Christopher Clavius (1538-1612) et de Philippe Cluvier / Philipp Cluwer (1580-1622), d’une carte du globe terrestre et d’une carte de l’Europe. Baronian a conservé les figures géométriques et traduit les tables des climats de Clavius et de Cluvier.

À gauche : Figure 4 – Figures géométriques dans l’Abrégé de la sphère par J. Robbe, 1685, pp.7-8. Voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2300750w/f5.item et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b2300750w/f6.item À droite : Figure 5 – Figures géométriques dans Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya par P. Baronian, Bib. Univ. Ist. MS T.9, fol. 7b, 8a.

36 La comparaison des illustrations et des tables indique que le traducteur a également fait des emprunts aux livres ottomans de géographie publiés antérieurement. Ainsi, Baronian n’a pas copié les roses des vents se trouvant dans l’Abrégé de la sphère de Robbe. Celles de la traduction turque diffèrent en style et portent logiquement les noms des vents en usage parmi les marins musulmans naviguant en Méditerranée, sur la mer Noire et l’océan Indien. Les deux roses des vents de la traduction ont été empruntées à Tuhfetü’l-Kibâr fî Esfâri’l-Bihâr (Les expéditions maritimes : Un cadeau aux personnages haut placés) ou à Cihan-nümâ (Miroir de l’Univers), tous les deux rédigés par Kâtip Çelebi et publiés par Müteferrika de 1729 à 1732. Les illustrations des roses des vents publiées dans ces deux ouvrages étant les mêmes, il n’a pas été possible de préciser lequel des ouvrages était la source effective de Baronian.

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À gauche : Figure 6 – Les roses des vents dans l’Abrégé de la sphère par J.Robbe, 1685, p.31. Voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2300750w/f8.item En haut, à droite : Figure 7 – Les roses des vents dans Tuhfetü’l-Kibar par Kâtip Çelebi. Voir Kâtip Çelebi, Tuhfetü’l-Kibar fi Esfari’l-Bihar, Idris Bostan (dir.), Ankara, Başbakanlık Denizcilik Müsteşarlığı, 2008, p. 164-165. En bas, à droite : Figure 8 – Les roses des vents de Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya par Baronian, 1733, BUI, T.9, fol. 15b-16a.

37 Baronian a ajouté au texte turc des tables donnant la longueur d’un degré du globe terrestre en mesures d’itinéraire utilisées dans les pays musulmans et européens40. Ces mesures sont le fersah et le mille des auteurs anciens et modernes utilisés parmi les musulmans, le grand ferseng (ferseng-i kebir) des persans ; le ferseng commun (ferseng-i umumi) des persans, la différence horaire (mesafe-i saat) ; le mille d’Italie, le grand mille de France, le mille commun de France, de Hongrie, d’Autriche, de Pologne, de Moscovie, d’Espagne et d’Angleterre. La provenance des tables métrologiques de Baronian, allant de 1 à 5 degrés, est inconnue. Bien que les œuvres de Kâtip Çelebi comprennent des informations et des tables métrologiques, celles de Baronian sont différemment arrangées et il ne parle pas de la division de 360° en 1080 menzils (1° = 3 menzil) que Kâtip Çelebi note dans le Tuhfetü’l-Kibâr41.

38 Une comparaison des paragraphes concernant les mesures montre encore que Baronian a jugé inutile d’introduire dans la traduction turque les informations métrologiques données par J. Robbe sur les équivalences entre les mesures françaises de longueur comme la ligne, le pouce, le pied de Roi, la toise et la perche. De même, il n'a pas mentionné les équivalents en « pas géométriques » des lieues de différents pays européens, ni celles des Grecs, Perses et Égyptiens. Au contraire, il a préféré rédiger un nouveau paragraphe où il parle des lieues usitées dans les pays musulmans et ajoute des tables d’équivalences42. Il se peut que Baronian les ait puisées dans le Cihan-nümâ de Kâtip Çelebi, où se trouve une table métrologique, mais dressée d’une façon différente.

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39 Enfin, la traduction turque comprend deux cartes. L’une représente le globe terrestre et l’autre les régions de la Méditerranée et de la mer Noire. Il apparaît que Baronian n’a pas copié la carte du globe terrestre se trouvant dans l’Abrégé de la sphère. Chez Robbe, la mer Caspienne a une forme carrée tandis que celle de la carte de la traduction turque possède, de façon plus exacte, une forme rectangulaire verticale.

En haut à gauche : Figure 9 – Carte du globe terrestre dans l’Abrégé de la sphère par J. Robbe, 1685, entre p. 70-71. Voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2300750w/f9.item En haut à droite : Figure 10 – Carte du globe terrestre dans Tuhfetü’l-Kibâr de Kâtip Çelebi. Voir Kâtip Çelebi, Tuhfetü’l-Kibâr fi Esfari’l-Bihar, Idris Bostan (dir.), Ankara, Başbakanlık Denizcilik Müsteşarlığı, 2008, p. 160-161. En bas : Figure 11 – Carte du globe terrestre dans Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya par Baronian, 1733, BUI, T.9 fol.20b-21a.

40 De même, la carte de l’Europe de Robbe a été remplacée par une carte comprenant la mer Méditerranée et la mer Noire. Baronian avait probablement pensé que ces régions n’étaient pas suffisamment représentées sur la carte de Robbe. La similarité de la carte de la mer Méditerranée annexée à la traduction turque avec celle du Tuhfetü’l-Kibâr et de Cihan-nümâ laisse voir que Baronian l’a empruntée à Kâtip Çelebi. Les légendes de la carte de Kâtip Çelebi et celle de Baronian sont d’ailleurs identiques : « Sur cette page sont dessinées la Méditerranée et la mer Noire ; les pays qui se trouvent sur leurs rivages et les villes célèbres y sont indiqués. »

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En haut, à gauche : Figure 12 – Carte de l’Europe dans l’Abrégé de la sphère, par J. Robbe, 1685, p. 74-75. Voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2300750w/f10.item En haut, à droite : Figure 13 – Carte de la Méditerranée dans Tuhfetü’l-Kibâr par Kâtip Çelebi. Voir Kâtip Çelebi, Tuhfetü’l-Kibar fi Esfari’l-Bihar, İdris Bostan (éd.), Ankara, Başbakanlık Denizcilik Müsteşarlığı, 2008, p.162-163. En bas à droite : Figure 14 – Carte de la Méditerranée dans Risale-i cem-nümâ fi fenn-el-coğrafya par Baronian, BUI, T.9, fol. 32b, 33a.

Conclusions

41 Une comparaison de La Méthode pour apprendre facilement la géographie de Jacques Robbe avec Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, le texte traduit par Petros Baronian à Istanbul, démontre à l’évidence que la traduction porte seulement sur l’Abrégé de la sphère, le premier livre de La Méthode. Cette dernière est donc loin d’avoir été traduite dans sa totalité, comme les publications antérieures l'avaient mentionné hâtivement. Il s’agit donc de la traduction, non d’un livre sur la géographie physique et humaine, mais d'un texte sur la géographie mathématique, introduisant les notions astronomiques nécessaires à l’étude de la géographie et à l’usage des globes et des cartes qui manquait à la culture ottomane et au traducteur lui-même, car les enjeux de savoirs personnels rejoignent ici ceux de l’Empire ottoman.

42 Les fameux atlas européens du XVIIe siècle avaient aussi été introduits à la Cour ottomane par des diplomates. L’auteur du livre source étant géographe du Roi de France, et son traducteur le drogman-en-chef du Royaume des Deux-Siciles, cela laisse entrevoir un rapport entre le corps diplomatique à Istanbul et les livres produits par les auteurs travaillant pour la Cour de France. Mais, alors que ces derniers furent traduits du latin par ordre des autorités ottomanes, l’entreprise de Baronian, personnelle et plus modeste, est plus innovante : son Cem-nümâ fi fenn el-coğrafya fut parmi les

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premiers textes de géographie traduits directement du français en turc, voire le tout premier.

43 Surtout, Baronian innova doublement dans le rapport de la traduction au texte original. En effet, durant la période ottomane, les traducteurs des traités de sciences et techniques européens résumaient le livre original en essayant de garder l’essentiel. Lui choisit au contraire, d’une part, de ne traduire qu’une petite partie de l’ouvrage source, la plus originale et la plus utile par rapport aux savoirs géographiques ottomans et aux siens propres, et, d’autre part, il en donna non un abrégé mais une traduction intégrale tout en procédant aux adaptations nécessaires pour son appropriation par la culture ottomane. Ainsi, tout en restant fidèle au texte de Robbe, il remplaça le cas échéant les noms européens par leurs équivalents populaires parmi les navigateurs musulmans, les roses des vents et les cartes du globe de Robbe par d’autres, empruntées aux ouvrages de Kâtip Çelebi récemment publiés par Müteferrika, Tuhfetü’l-kibâr et Cihan-nümâ.

44 Le titre de l’ouvrage de Jacques Robbe, La Méthode pour apprendre facilement la géographie, indique l’objectif didactique de l’auteur, que Baronian souligne dans l’introduction de sa traduction. Mais, vu le petit nombre de copies, la traduction ne semble pas avoir largement circulé ni avoir été en usage, malgré les pratiques qu’elle introduisait (l’emploi du globe terrestre et des cartes, etc.). Elle semble avoir été surtout conservée dans les bibliothèques des élites ottomanes : l’une des copies porte le cachet du Sultan Mustafa III (Palais de Topkapı, BMPT, Revan 828) ; une autre (BUI, T. 9) appartenait à Şerifî Mustafa Pacha (1797-1860), homme de lettres et gouverneur de plusieurs provinces ottomanes, et a été transmise en 1859 à son fils Ali Rıza Bey, membre du Conseil d’État (Şura-yı devlet). L’intérêt personnel de Baronian pour les instruments astronomiques et les cartes géographiques, certainement attisé par la publication de Cihan-nümâ de Kâtip Çelebi dans l’atmosphère stimulante de l’Ère des Tulipes durant laquelle les relations franco-ottomanes avaient culminé, l’a conduit à traduire le texte de Jacques Robbe. Mais dans ce contexte la traduction d’un traité dû à un auteur au titre plus modeste n’aurait probablement pas été suffisamment appréciée. Seule, sans doute, la traduction d’une œuvre d’un « Géographe du Roi de France » était alors digne d’être présentée au Grand Vizir ottoman.

NOTES

1. Franz TAESCHNER, « Die geographische Literatur der Osmanen », ZDMG, vol. 77, 1923, p. 31-80 ; Franz TAESCHNER, « Zur Geschichte des Djihannüma », Mitteilungen des Seminars für Orientalische Sprachen zu Berlin, Jahrgang 29, Abteilung 2 (Westasiatische Studien), Berlin 1926, p. 99-111 (p. 109) ; Abdülhak Adnan [ADIVAR], La Science chez les Turcs ottomans, Paris, G.P. Maisonneuve, 1939, p. 136. 2. Osmanlı Coğrafya literatürü Tarihi (History of Geographical Literature during the Ottoman Period), sous la direction d’Ekmeleddin İHSANOĞLU et Ramazan ŞEŞEN, Istanbul, IRCICA, 2000, tome 1, p. 132-133.

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3. Feza GÜNERGUN, « Ottoman encounters with European science : Sixteenth- and seventeenth- century translations into Turkish », dans Peter Burke et R. Po-Chia Hsia (dir.), Cultural Translation in Early Modern Europe, New York, Cambridge University Press 2007, p. 192-211. 4. Abdulhak Adnan [ADIVAR], La Science chez les Turcs Ottomans, p. 126 ; Mahmut KAYA, « Some findings on translations made in the 18th century from Greek and Es’ad Efendi’s translation of the Physica », dans E. Ihsanoğlu (dir.), Transfer of Modern Science and Technology to the Muslim World, Istanbul, IRCICA, 1992, p. 385-392 ; M. Sait ÖZERVARLI, « Yanyalı Esad Efendi’s works on philosophical texts as part of the Ottoman translation movement in the early 18th century », dans B. Schmidt-Haberkamp (dir.), Europa und die Türkei im 18. Jahrhundert / Europe and Turkey in the 18th Century, Göttingen : V&R Press et Bonn University Press, 2011, p. 457-472. 5. Pour la politique d’édition de Müteferrika voir Orlin SABEV, İbrahim Müteferrika ya da İlk Osmanlı Matbaa Serüveni (1726-1746), Istanbul, Yeditepe Yayınevi, 2006, p. 233-245. 6. Tuhfetü’l-Kibâr fi Esfari’l-Bihâr (Les expéditions maritimes : Cadeau aux personnages haut placés, Istanbul, 1729), fut initialement rédigé en 1657. Pour l’édition facsimilé voir KÂTIP ÇELEBI, Tuhfetü’l- Kibâr fi Esfari’l-Bihâr, İdris Bostan (dir.), Ankara, Başbakanlık Denizcilik Müsteşarlığı, 2008, 463 p. Pour la traduction angl.aise des chapitres I-IV, voir James MITCHELL, The History of the Maritime Wars of the Turks translated from the Turkish of Haji Khalifeh, London, printed for the Oriental Translation Fund, 80+4 p. 7. Târîhü'l-Hindi’l-Garbî [L’Histoire du nouveau monde], 1730. Voir Thomas GOODRICH, The Ottoman Turks and the New World : A Study of Tarih-i Hind-i Ḡarbi and Sixteenth-century Ottoman Americana, Wiesbaden, Otto Harrosowitz, 1990, XVIII + 457 p. ; Tarih-i Hind-i Garbi veya Hadis-i Nev (A History of the Discovery of America), Istanbul, The Historical Research Foundation Istanbul Research Center, 1987. 8. Kitab-ı Cihan-nümâ (Miroir de l’Univers, 1732). Voir Gottfried HAGEN, Ein osmanischer Geograph bei der Arbeit – Entstehung und Gedankenwelt von Kātib Čelebis Ğihānnümā, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, 2003, 531 p. ; Kitâb-ı Cihânnümâ li-Kâtib Çelebi, Fac similé édition, Ankara, Türk Tarih Kurumu Basımevi, 2009, 674 p. ; 360 Yıllık Bir Öykü Cihânnümâ / The Book of Cihânnümâ, sous la direction d’Orhan KOLOĞLU et Mustafa KAÇAR, édité par Bülent Özükan, Istanbul, Boyut Yayın Grubu, 2008, 208 p. 9. Sonja BRENTJES, « On two manuscripts by Abu Bakr b. Bahram al-Dimashqi (d. 1102/1691) related to W. and J. Blaeu's Atlas Maior », Journal of Ottoman Studies = Osmanlı araştırmaları (ISAM), n° 40, 2012, p. 171-220. 10. Edmond POURCHOT, Institutiones philosophicae ad faciliorem veterum, ac recentiorum philosophorum lectionem comparatae, 5 vols., 1re éd. Paris, 1695 ; ADIVAR, La Science chez les Turcs ottomans, p. 134. 11. Orlin SABEV, İbrahim Müteferrika, p. 212. 12. Louis MORÉRI, Le Grand dictionnaire historique, nouvelle et dernière édition, tome neuvième, Paris, chez les libraires associés, 1759, p. 231 ; Jacques LE LONG et al., Bibliothèque Historique de la France, Paris 1768, p. 22 et 45 ; Louis-Victor FLAMAND GRÉTRY, Itinéraire historique, géographique, topographique, statistique, pittoresque et biographique de La Vallée de Montmorency, Seconde partie, Paris, Arthus Bertrand et Delaunay, 1840, p. 252. 13. L’édition consultée est celle de 1695. 14. « Avertissement touchant quelques nouvelles géographies & les copistes de nos cartes », Introduction à la géographie, Paris, chez l’Auteur, 1681, p. 307-308. 15. Paris, chez Charles Estienne Hochereau, 1716, p. xx. 16. « Avis sur cette Nouvelle Edition [:] L’operation, de la manière que l’Auteur la propose, est fausse, qu’il ne s’est pas expliqué. On a couché la proposition plus clairement, qu’il n’avoit fait, & on a donné le moyen de la resoudre ». 17. Nicolas LENGLET DUFRESNOY, Méthode pour étudier l’Histoire, avec un catalogue des Principaux historiens, & des Remarques sur la bonté de leurs Ouvrages, & sur le choix des meilleures Editions,

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Nouvelle édition, Paris, Pierre Gandouin, 1735, t. 3, p. 13. Cette notice figure encore dans la réédition posthume revue, corrigée et augmentée par Drouet (Paris, Debure père et N.M. Tilliard, 1772, t. 10, p. 34). 18. Paris, chez Michel Estienne David, Didot et Nyon fils, 1746. 19. Jacobus Colyer était ambassadeur des Provinces-Unies à Istanbul durant les années 1683-1725. Il avait remplacé son père, qui avait occupé la même poste de 1668 à 1682. Voir Gerard R. BOSSCHA ERDBRINK, « The activities of the Dutch ambassador in Istanbul, Jacobus Colyer, as a mediator between the Sublime Porte and its enemies 1688-1699 », VIII. Türk Tarih Kongresi, Ankara, 11-15 Ekim 1976, Kongreye Sunulan Bildiriler, vol. 3, Ankara 1983, p. 1594-1595 ; Gerard ERDBRINK, « Onyedinci asırda Osmanlı-Hollanda münâsebetlerine bir bakış », Güney-Doğu Avrupa Araştırmaları Dergisi, n° 2-3, 1973-1974, p. 178. 20. Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, Bibliothèque du Musée du Palais de Topkapı (BMPT), Revan 828, fol. 1a ; Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, Bibliothèque de l’Université d’Istanbul (BUI), T. 9, fol. 3b. 21. Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BMPT, Revan 828, fol. 25b ; Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el- coğrafya, BUI, T. 1198, fol. 48 ; Abdülhak Adnan [ADIVAR], La Science chez les Turcs ottomans, Paris, 1939, p. 136 ; Taeschner Collection MS Or.12.366, v.29b. 22. Franz TAESCHNER, « Die Geographische Literatur der Osmanen », ZDMG, op. cit., p. 74 ; Franz TAESCHNER, « Zur Geschichte des Djihannüma », op. cit., p. 109. 23. Franz TAESCHNER, « Zur Geschichte des Djihannüma », Mitteilungen des Seminars..., op. cit., p. 109 ; Abdülhak Adnan [ADIVAR], La Science chez les Turcs ottomans, p. 136. 24. Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BMPT, Revan 828, fol. 25b ; Risale-i cem-nümâ fi fenn el- coğrafya, BUI, T. 9, fol. 5a ; Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T1198, fol. 48. 25. V. MINORSKY, The Chester Beatty Library, A Catalogue of the Turkish Manuscripts and Miniatures, Dublin, Hodges Figgis and Co. Ltd., 1958, p. 78 ; « el-Baron el-Muhteri vaki fi belde-i konstantiniye », ligne 21 sur l’intérieur du couvercle de l’indicateur de qibla conservé au le Musée des Arts turcs et islamiques (Istanbul), no inv. 157 AB. 26. Ligne 3 du texte inscrit sur le couvercle de l’indicateur de qibla, Musée des Arts turcs et islamiques, no inv. 157 AB. 27. Trois exemplaires sont conservés à Istanbul : au Musée du Palais de Topkapı, au Musée des Arts turcs et islamiques et au Musée de l’Observatoire de Kandilli. D’autres exemplaires sont à Venise, Haïfa et Dublin (pour la description de l’instrument conservé à Dublin, voir V. MINORSKY, The Chester Beatty Library, A Catalogue of the Turkish Manuscripts and Miniatures, op. cit., p. 78-80. Voir aussi David A. KING, World maps for finding the direction and distance to Mecca : Innovation and tradition in Islamic science, Leyde, E.J.Brill, et Londres, Al Furqan Islamic Heritage Foundation, 1999, p. 97, 101 (photo), 423 et 424 ; Feza GÜNERGUN, « Les Collections d’instruments techniques à Istanbul : Témoins des pratiques traditionnelles et modernes en Turquie », communication présentée au colloque Cabinets de curiosités, collections techniques et musées d’arts et métiers. Origines, mutations et usages des Lumières à la Seconde Guerre mondiale, Paris, 2011. 28. Musée des Arts turcs et islamiques, no inv. 157 AB. Cet exemplaire provient de la mosquée Hisar à İzmir : Seracettin ŞAHIN, Emevilerden Osmanlılara 13 Asırlık İhtişam : Türk ve İslam Eserleri Müzesi, Kaynak Yay., İzmir 2011, p. 15 et 170. 29. Pour les procédés développés par al-Battanî et al-Nayzîrî, mathématiciens du IXe siècle, voir Glen van BRUMMELEN, « Seeking the Divine on Earth : The Direction of Prayer in Islam », Math Horizons, September 2013, 15-17. 30. David A. KING, In synchrony with the heavens - Studies in astronomical timekeeping and instrumentation in medieval Islamic civilization, vol. I – The call of the muezzin, Leyde-Boston, Brill,

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2004, p. 708-709 et 833-837 ; vol. II – Instruments of mass calculation, Leyde- Boston, Brill, 2005, p. 98-101. 31. Otto KURZ, European Clocks and Watches in the Near East, Londres, Warburg Institute University of London et Leyde, E. J. Brill, 1975, p. 70. 32. Franz TAESCHNER, « Zur Geschichte des Djihannüma », Mitteilungen des Seminars..., op. cit., p. 109. 33. Hekimoğlu Ali Pasha a occupé le poste de grand vizir en 1732-1735, 1742-1743 et en 1755. « Ali Paşa (Hekimoğlu) », Osmanlılar Ansiklopedisi, tome 1, Istanbul, Yapı Kredi Kültür Sanat Yayıncılık, 1999, p. 226-227. 34. Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T. 9, fol. 3b.

35. Jan SCHMIDT, Catalogue of Turkish Manuscripts in the Library of Leiden University and other Collections in the Netherlands, t. 3, Leyde, Leiden University Library, 2006, p. 121-125. http ://www.islamicmanuscripts.info/reference/catalogues/CM-39- Schmidt-2006/CM-39-Schmidt-2006-116-175.pdf 36. Sept copies sont mentionnées dans Osmanlı Coğrafya Literatürü Tarihi, op. cit., t. 1, p. 132-33. Pour une huitième copie conservée à Leyde, voir Jan SCHMIDT, Catalogue of Turkish Manuscripts in the Library of Leiden University and other Collections in the Netherlands, vol.3, Leyde, Leiden University Library, 2006, p. 121-125 : http ://www.islamicmanuscripts.info/reference/ catalogues/CM-39-Schmidt-2006/CM-39-Schmidt-2006-116-175.pdf 37. Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BMPT, Revan 828, 29 folios ; Risale-i cem-nümâ fi fenn el- coğrafya, BUI, T. 9, 33 folios ; Kitab-ı cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T1198, 56 p. La copie la plus ancienne est probablement celle qui porte le cachet de la fondation Sultan Mustafa III (r. 1717-1774), conservée à la Bibliothèque du Musée du Palais de Topkapı. 38. Franz TAESCHNER, « Die geographische Literatur der Osmanen », ZDMG, op. cit., p. 74, n. 5. Voir aussi V. MINORSKY, The Chester Beatty Library, A Catalogue of the Turkish Manuscripts and Miniatures, p. 78. Adnan ADIVAR et Cengiz ORHONLU ont repété ce titre dans leurs ouvrages : A. Adnan [ADIVAR], La Science chez les Turcs ottomans, p. 136 ; Cengiz ORHONLU, « XVIII. Yüzyılda Osmanlılarda Coğrafya ve Bartınlı İbrahim Hamdi’nin Atlası », İ.Ü. Edebiyat Fakültesi Tarih Dergisi, XIV, sayı 19, 1964, p. 115-140 (p. 116). 39. Dans le dictionnaire persan de Ali-Akbar DEHKHODA, djam-i djem est le verre de Jamshid, un terme créé par les savants et dans lequel on peut examiner et observer les sept orbites (Source : Sherefname de MUNIRI) : http ://www.loghatnaameh.org/dehkhodasearchresult-fa.html ? searchtype=0&word=2KzZhQ%3d%3d Pour les poèmes faisant allusion au verre de Jamshid et aux astrolabes, voir Sonja BRENTJES, « The Interplay of Science, Art and Literature in Islamic Societies before 1700 », dans Amiya Dev (dir.), Science, Literature and Aesthetics. History of Science, and Culture in Indian Civilisation, t. 15, Part 3, New Delhi, PHISPC Center for Studies in Civilisations, 2009, p. 453-484. : http ://www.academia.edu/625009/ The_Interplay_of_Science_Art_and_Literature_in_Islamic_Societies_before_1700 Ce verre avait été aussi nommé Jam-e Jahan-numa, Jam-e Giti-numa, Jam-e Jahan-bin, Jam-e Alam-bin, Jam-e Jahan-ara, etc. Le philosophe musulman iranien Qadi Mir Husayn ibn Mu’in al- Din (Maybudi Yazdi) (mort en 1504 ?) avait intitulé son traité sur la cosmographie Jam-i giti-numa (Miroir de l’univers). 40. Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T. 9, fol. 27b. 41. KÂTIP ÇELEBI, Tuhfetü’l-Kibâr, p. 61. 42. Risale-i cem-nümâ fi fenn el-coğrafya, BUI, T. 9, fol. 27b.

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RÉSUMÉS

Ancien drogman de l’ambassade des Provinces-Unies à Istanbul, Petros Baronian passe pour avoir donné, en 1733, une traduction turque de La Méthode pour apprendre facilement la géographie de Jacques Robbe, géographe du Roi de France. Une étude matérielle suffit à montrer qu’il n’en traduisit en fait que la première partie, intitulée Abrégé de la sphère. À une époque où la Porte faisait traduire du latin des ouvrages scientifiques européens, ce choix pose question. Baronian innove non seulement en traduisant à partir du français, adaptant naturellement son texte à la culture ottomane, mais aussi en donnant la traduction intégrale de la partie la plus originale par rapport aux savoirs géographiques ottomans, plutôt qu’un abrégé de l’ensemble comme le faisaient alors les autres traducteurs à partir d’ouvrages en latin. Les enjeux politiques et culturels de la traduction s’effacent ici en partie derrière les enjeux personnels du traducteur, qui chercha la protection de deux Grands Vizirs successifs en présentant au premier son livre, au second un indicateur de qibla (direction de La Mecque) de son invention fondé sur les savoirs géographiques européens que sa traduction a renforcés.

A former dragoman of the Dutch embassy in Istanbul, Petros Baronian is known for his Turkish translation of La Méthode pour apprendre facilement la géographie by Jacques Robbe, geographer of the King of France (1733). In fact, Baronian only translated the Abrégé de la sphère, the first section of Robbe’s two-volume book. Such a choice must be questioned. At that time, the Ottomans only translated European scientific works from Latin. Not only Baronian did it from French, with a few adaptations required by the Ottoman culture, but he also innovated on the nature of the translation. Rather than giving a mere abridgement of the whole treatise, as did the Ottoman translators from Latin, he gave a full translation of the section dealing with the most useful contents for the Ottoman geographical knowledge. Beside the political and cultural issues, more personal ones were at stake for Baronian. For his purpose of getting patronage, a book by a “geographer of the King of France” seemed to be the best choice. He first presented his translation to a Grand Vizier, then he provided a second one with the qibla (direction to Mecca) locator he invented based on the geographical knowledge acquired through his translation.

INDEX

Mots-clés : Petros Baronian, Jacques Robbe, traduction scientifique, savoirs géographiques, Empire ottoman, indicateur de qibla Keywords : Petros Baronian, Jacques Robbe, scientific translation, geographical knowledge, Ottoman Empire, qibla locator

AUTEUR

FEZA GÜNERGUN University of Istanbul

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Éduquer à la lecture antiphilosophique au XVIIIe siècle. Le Traité de la lecture chrétienne de Nicolas Jamin, entre France et Italie.

Patrizia Delpiano

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2 Si le mouvement des Lumières constitua une importante césure dans l’histoire intellectuelle, c’est aussi que, en sollicitant des réponses de la part des secteurs conservateurs des élites européennes, il impliqua toute une série de réorganisations au sein des genres littéraires. La lutte contre les Lumières, en particulier, fut conduite à travers des ouvrages qui, en considérant cet objectif polémique commun, peuvent être, à juste titre, classés comme antiphilosophiques2. Les textes visant à fournir des conseils de lecture en représentent un exemple sur lequel il vaut la peine d’attirer l’attention. À ce titre, le livre du bénédictin Nicolas Jamin est sans doute édifiant3. Son Traité de la lecture chrétienne, dans lequel on expose des règles propres à guider les fidèles dans les choix des livres, et à les leur rendre utiles, publié à Paris en 1774, connut une circulation significative à l’époque : il eut plusieurs éditions en France jusqu’en 18274 et fut traduit en allemand, à Augsbourg en 17805, en espagnol, à Madrid en 17846, et en italien dans les années 1780 : à Venise en 1784 et à Foligno (en Ombrie) en 17857. Il sera ainsi possible d’étudier, à travers ces deux traductions italiennes, l’adaptation des enseignements relatifs aux livres et aux modalités de lecture dans la péninsule italienne. Après une courte introduction abordant la question de la lecture antiphilosophique au siècle des Lumières, le Traité de Jamin sera donc analysé dans ses aspects fondamentaux pour identifier ensuite les éléments communs et les particularités éventuelles des traductions italiennes par rapport à l’original français.

3 L’éducation à la lecture antiphilosophique, c’est-à-dire l’ensemble des normes et des avertissements donnés sur la lecture des livres (des livres à bannir et des livres à lire) et sur les modalités de lecture, constitue un sujet significatif de l’imprimé remontant à la

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seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, ce thème imprégnait plusieurs genres littéraires, des traités aux catéchismes, des manuels de conduite aux sermons, pour n’en citer que quelques-uns, et était traité par des hommes de lettres appartenant à des mouvements intellectuels opposés, entre philosophie et antiphilosophie. Le monde des Lumières ne manquait pas de souligner les avantages de la lecture : il suffit ici de rappeler l’article Lecture publié dans l’Encyclopédie par le chevalier en 1765, où la lecture était associée au raffinement de l’esprit critique8. Aux yeux des antiphilosophes, la lecture représentait avant tout un danger, mais il fallait réagir à l’imparable diffusion des livres en donnant des règles précises. Leur réflexion est à comprendre dans le cadre européen de la réponse à la culture des Lumières : elle s’inscrivait dans la tentative de faire obstacle à la diffusion des principes des Lumières à une époque où, en Italie et en Europe – pour des raisons sur lesquelles il est impossible de s’arrêter ici –, les mécanismes de la censure, et de l’Église et de l’État, étaient plus lâches. La guerre des livres, dans laquelle s’insère le Traité de Jamin, était un remède à cette transformation : si on ne pouvait plus interdire la lecture des mauvais livres, on devait écrire de bons livres et en même temps donner des avertissements sur leur usage. Il s’agissait en bref de stratégies utilisées dans le but de contrôler la circulation des livres et des idées et d’orienter un public de lecteurs qui semblait grandir dangereusement à un moment de profond renouvellement intellectuel9.

4 Pour exposer à grands traits le sens du Traité de Jamin, il faut signaler avant tout qu’il exprimait un regain pour la lecture spirituelle au XVIIIe siècle 10. Conscient qu’on ne vivait plus parmi les païens mais parmi les impies11, l’auteur insistait sur les dangers de la lecture, « communément plus séduisante qu’une mauvaise conversation », au moins – soulignait-il – dans un livre écrit avec le « style du siècle »12. Il luttait contre la « secte philosophique du siècle »13 en s’adressant à un public identifié : il écrivait pour « le commun des Chrétiens »14. Nombreux sont les problèmes traités par Jamin, à partir des avantages et des inconvénients de la lecture, utile « pour éloigner l’ennui »15, mais très dangereuse si on lit de mauvais livres. Une partie est consacrée aux règles pour former une bibliothèque domestique. Il faut ne pas oublier d’être chrétiens et il faut tenir compte de son propre statut social, car « la bibliothèque particulière doit […] varier suivant la condition de la personne » : il y a l’« homme de travail » et le savant ou bien « celui qui travaille à le devenir »16. Après les renseignements sur la manière de lire (il vaut mieux lire en langue originale, en se méfiant des traductions, et ne pas se laisser charmer par le style), une large place est accordée à la typologie des livres. Il y a les livres absolument interdits, c’est-à-dire les mauvais ouvrages corrompant les mœurs, tels que « les poésies tendres, les romans voluptueux et les pièces de théâtre qui ne respirent que l’amour […] ou qui attaquent la religion »17. Ceux-ci sont classés en livres voluptueux, diffamatoires, hérétiques, impies (parmi eux le Système de la nature, dont l’auteur n’est pas cité). Il existe ensuite les bons livres à lire, à savoir l’Écriture sainte, les ouvrages des Pères de l’Église et les livres religieux : parmi les ouvrages recommandés, tous écrits par des détracteurs des Lumières, l’auteur prône Le philosophe moderne ou l’incrédule condamné au tribunal de la raison (1759) de Daniel Le Masson des Granges, l’Apologie de la religion chrétienne contre l’Auteur du Christianisme dévoilé, & contre quelques autres critiques (1769) de Nicolas-Silvestre Bergier et le roman Le Comte de Valmont (1774) de Philippe-Louis Gérard. Il y a enfin les livres indifférents, c’est-à-dire les livres d’histoire, de science et d’amusement, qui peuvent se trouver dans une bibliothèque si la religion est respectée, mais « il ne faut pas les y multiplier sans raison18 ». Pour la majorité des chrétiens, l’Écriture Sainte, le catéchisme de son propre

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diocèse, quelques livres de morale et de prière, des vies de saints suffisent. Pour les individus les plus riches qui ont plus de temps, sont prévus quelques ouvrages d’histoire ecclésiastique, d’histoire de France et quelques livres d’amusement, mais il convient de se limiter aux livres qui « sont relatifs à son état ou au genre d’étude auquel on s’applique par goût 19 ». Le texte s’insérait dans le contexte de la culture gallicane : l’idée d’une « Église » à laquelle le contrôle des livres était réservé ne faisait pas défaut, mais l’Église était conçue comme l’ensemble des pasteurs, tandis qu’il

ne soufflait mot en faveur des droits du pape.

5 Pour passer maintenant à la comparaison entre la version française et les traductions italiennes, il faut souligner avant tout l’écart temporel – quoique minime, puisqu’il s’agit d’une dizaine d’années – qui dépend de la chronologie de la lutte antiphilosophique en France et en Italie. En effet, la croisade contre les Lumières caractérisa la France, berceau des Lumières, dès les années 1750, peu après la publication du premier volume de l’Encyclopédie (1751). Quant à la péninsule italienne, elle connaissait à la même époque un courant de lutte contre l’incrédulité, alimenté notamment par les dominicains20, qui aboutit à la guerre des livres à partir des années 1760-1770 avec la traduction en italien de textes antiphilosophiques publiés en France. Mais, au niveau éditorial, en Italie, le mouvement des anti-Lumières trouva son apogée dans les décennies 1770-1780.

6 Les traductions italiennes du texte de Jamin sont donc intéressantes en premier lieu parce qu’elles représentent des morceaux d’une mosaïque bien plus ample qui concerne l’histoire de la lutte engagée dans la péninsule italienne pour faire face à la propagation des Lumières. Issues de contextes politiques et culturels différents, les deux traductions permettent de mettre au jour la complexité du mouvement antiphilosophique italien. Si les hiérarchies de l’Église catholique romaine, qui s’inscrivaient pleinement dans l’internationale européenne de l’antiphilosophie21, étaient au premier rang, les pouvoirs politiques ne manquèrent pas d’intervenir dans le débat, encourageant ou tout du moins garantissant la circulation de certains ouvrages (il s’agit d’un aspect sur lequel d’ailleurs les études spécifiques font défaut). La double traduction du livre de Jamin peut même se situer au cœur de la bataille entre les partisans de la théorie juridictionnelle et les curialistes qui secoua l’Italie du XVIIIe siècle : les premiers proposaient une traduction fidèle du texte en question ; les seconds le manipulaient et le transformaient en un ensemble de règles en faveur de l’Église catholique et, surtout, du pouvoir papal.

7 En effet, la première traduction italienne sortit dans un contexte politique qui se distinguait par sa défense de la théorie juridictionnelle. Publiée à Venise en 1784, elle comprenait l’approbation délivrée par les Riformatori de l’université de Padoue, fruit – comme le prévoyait les normes de l’époque – du double travail de l’inquisiteur général de Venise (Giovanni Tommaso Mascheroni) et des Riformatori eux-mêmes (Andrea Tron, Girolamo Ascanio Giustinian, Alvise Contarini). De la sorte, ceux-ci assuraient les lecteurs qu’il n’y avait rien dans l’ouvrage « contro la santa fede cattolica […] e contro prìncipi, e buoni costumi22 » (« contre la sainte foi catholique […] et contre les princes et les bonnes mœurs »). Ne figuraient ni le nom du traducteur, ni un avis ou un préambule, ni même une dédicace en mesure de dévoiler un éventuel commettant. L’absence d’éléments paratextuels indique donc un ouvrage présenté au public italien sans manipulations, comme le confirme, du reste, une comparaison minutieuse entre les deux versions.

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8 La traduction éditée à Foligno en 1785 est bien différente, car elle se situe dans le contexte du mouvement anti-Lumières promu par l’Église catholique et représente à la fois une réponse à l’édition de Venise. Cette traduction, fidèle à l’original français pour ce qui est du texte, bouleversait le sens de l’ouvrage de Jamin à travers des annotations. Avant tout, il faut se pencher sur l’Avviso dell’editore (Avis de l’éditeur), absent dans la première traduction, et dont le rôle est de dénoncer les dangers de l’époque : In questi tempi massimamente, ne’ quali siamo innondati da malvagissimi libri ce ne voleva uno, che istruisse i fedeli sulla qualità dell’opere, che debbon leggere, e gli animasse a schivare quelle tante più, che […] si vanno disseminando per introdurre sulle rovine della religione la più dissoluta scostumatezza23. (Ces temps-ci notamment, où nous sommes inondés de très méchants livres, il en fallait un qui instruisît les fidèles sur la qualité des ouvrages qu’ils doivent lire et les incitât à esquiver ceux, nombreux, qui […] se répandent pour introduire sur les ruines de la religion la débauche la plus dissolue.)

9 Explicites sont les changements programmatiques par rapport à la version originale : [Il traduttore] mi avvertì (e io medesimo aveal notato) che siccome l’autore scrivendo pe’ suoi franzesi non parlava che de’ libri di Francia, così sarebbe stato bene, che noi in note ci aggiugnessimo qualche cosa relativa a’ libri d’Italia […]. Però, così volendo egli, vi ho fatte alcune annotazioni, nelle quali non ho tuttavia creduto di dovermi in esse restringere a questo solo articolo de’ libri Italiani ; ma ve ne ho poste altre poche ora a conferma, ora ad illustrazione delle cose detteci dall’autore, secondo che al bisogno de’ nostri tempi tornava meglio24. ([Le traducteur] m’avisa (et moi-même je l’avais remarqué) que, puisque l’auteur écrivait pour ses Français et ne parlait que des livres de France, il aurait été bon que nous y ajoutassions en note des choses relatives aux livres d’Italie […]. Mais, comme il l’a voulu, j’y ai fait certaines annotations, dans lesquelles je n’ai pas pensé devoir me limiter à ce seul sujet des livres italiens ; mais j’en ai mis quelques autres ou en confirmation, ou en explication des choses dites par l’auteur selon le besoin de notre époque.)

10 Cette traduction constitue donc une adaptation à la péninsule d’un ouvrage pensé ailleurs, à travers l’insertion de notes concernant les livres italiens et de commentaires pour confirmer ou illustrer les contenus de la version française. Si l’on compare les deux textes, on peut observer que la traduction italienne est par certains aspects fidèles à la version française. L’index, la structure en chapitres et la subdivision de chaque chapitre en paragraphes ne présentent pas de modifications, sauf la traduction du chapitre IV, Des livres voluptueux, qui s’inspire la traduction espagnole, plus explicative : « De’ libri, che tendono a far nel cuore nascere l’amore impuro25 » (« Des livres qui tendent à faire naître dans le cœur l’amour impur »).

11 Pour expliquer le mécanisme de cette adaptation au public italien, il faut souligner, en premier lieu, que le traité fut publié chez Giovanni Tomassini, imprimeur épiscopal, et avec l’imprimatur du Maître du Sacré Palais (c’était alors Tommaso Maria Mamachi), qui détenait le contrôle de la circulation des livres à Rome (dans l’original français figurent les approbations du supérieur général de la Congrégation de Saint Maur, Dom René Gillot, de la Sorbonne, et le privilège du roi donné à l’imprimeur pour trois ans). En outre – comme on le lit dans l’Avviso dell’editore –, la traduction, réalisée par le prêtre romain Carlo Budardi, fut commissionnée par le cardinal Vitaliano Borromeo26. La dédicace à monseigneur Francesco Cesarei, auditeur de la Rote, est également significative, puisqu’elle est présentée comme « un valevole scudo contro gli assalti de’ malcontenti27 » (« un bouclier efficace contre les assauts des mécontents »). Enfin, l’édition italienne – comme on l’explicite dans le titre – fut annotée et enrichie par

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l’abbé Francescantonio Zaccaria (1714-1795), un ancien jésuite (la suppression de la Compagnie de Jésus remontant à 1773), prédicateur et professeur, qui jouissait alors d’une pension annuelle, accordée par Clément XIII, puis par Pie VI, pour sa considérable production en faveur du pape et contre les Lumières. Il s’agit donc d’un personnage de premier plan dans le monde politique et religieux de la péninsule italienne de la seconde moitié du siècle. En particulier, il est célèbre pour la Storia polemica delle proibizioni de’ libri, publiée à Rome en 1777, dédiée à Pie VI, où il soutenait les raisons de la censure ecclésiastique28, un texte qui guida la réappropriation de l’ouvrage de Jamin et qui est à insérer dans le débat sur le droit de censurer les livres qui parcourut l’Italie de la seconde moitié du siècle29.

12 En effet, au-delà de ces éléments qui impliquent l’appropriation du texte par l’Église catholique, il faut souligner les transformations idéologiques apportées au Traité dans sa version italienne. L’adaptation se vérifie à travers les notes numériques que Zaccaria ajoute aux notes alphabétiques de Jamin. Voyons quelques exemples tirés du chapitre VIII consacré à l’Écriture sainte, où l’on traite de la lecture de la Bible, un sujet fondamental au vu des résistances des hiérarchies catholiques à ce propos30.

13 Au début du paragraphe VI, on lit dans l’original français : « Oui, l’Écriture-Sainte est pour tous : c’est un bien public auquel tous les chrétiens ont droit ; qui oseroit le leur contester ? ». La traduction italienne est fidèle : « Sì, la Sacra Scrittura è per tutti : è un bene pubblico, a cui han diritto tutti i cristiani ; chi oserebbe lor contrastarlo ?* ». Mais Zaccaria ajoute une note qui précise : « *Come ciò vadasi inteso secondo la cattolica verità, veggasi poco appresso al num. IX31 » (« *Comment ceci est à comprendre selon la vérité catholique, voyez peu après au numéro IX »).

14 La fonction des renvois est fondamentale. Dans le paragraphe IX, en effet, Jamin souligne qu’en invitant les fidèles à lire l’Écriture sainte, il ne prétend pas éliminer la « juste subordination dans laquelle ils doivent toujours être à l’égard de leur pasteur sur ce sujet » : les interdictions de l’Église en ce sens sont donc légitimes pour Jamin. La traduction, dans cette partie également, reproduit fidèlement l’original32. Toutefois, une note qui occupe quatre pages recouvre une double fonction33. D’un côté, elle vise à attaquer les jansénistes (contre les propositions condamnées dans la bulle Unigenitus par Clément XI, ici reproduites, l’on suggère aux lecteurs des livres qui devraient constituer une sorte d’antidote). De l’autre, la note met encore plus en garde contre la lecture de l’Écriture sainte, rappelant qu’il faut s’approcher de la Bible « con uno spirito umile, e docile alle interpretazioni della Chiesa, e con dipendenza da’ pastori legittimi » (« avec un esprit humble, docile aux interprétations de l’Eglise, et avec dépendance des légitimes pasteurs ») et soulignant les différences entre la France et la péninsule italienne. En particulier, on cite ici les trois règles données à ce propos par monseigneur Jean-Joseph Languet de Gergy, évêque de Soissons, dans son Instruction pastorale de 171834. Il s’agit de règles qui renvoient aux inquiétudes répandues dans la péninsule italienne relativement au rapport direct des fidèles avec le texte biblique : La prima è, che nella Scrittura ci sono certi libri, e certi luoghi oscuri, la lettura de’ quali non debb’essere a tutti ugualmente raccomandata : che ci sono certuni, a’ quali la lettura de’ libri Santi sarebbe nocevole a cagione delle ree disposizioni del loro spirito […]. La seconda, che la lettura della S. Scrittura […] può esser supplita colla lezione de’ libri di pietà approvati dalla Chiesa […]. La terza, che v’ha de’ tempi, ne’ quali la Chiesa può saggiamente interdire in tutto, o in parte al comune de’ fedeli la lezione del Sacro Testo […] : che questa disciplina può variare secondo i luoghi, o i tempi […] : ch’ella è stata stabilita in Francia già son molti secoli, come si vede nell’antico Concilio di Tolosa tenuto a’ tempi degli albigesi ; ch’ella vi è stata

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rinovata in occasion degli errori de’ calvinisti, e ciò in più concilij ; che se questa disciplina non è oggi tra’ franzesi in vigore, ella si osserva ancora in Italia, e in altri paesi cattolici, e che la disposizion del fedele esser dee sempre di astenersi da questa lettura, se loro venga proibita, di usarne con religione, ove vi sia loro permessa, e sopra tutto di non biasimare gli altri tempi, e le altre Chiese, ove si osserva una disciplina diversa da quella, che osserva la Chiesa, in cui si vive35. (La première est que, dans l’Écriture sainte, il y a certains livres, et certains lieux obscurs, dont la lecture ne doit pas être recommandée à tous : qu’il y a certaines personnes, auxquelles la lecture des livres saints serait nuisible à cause de mauvaises dispositions de leur esprit […]. La seconde, que la lecture de l’Écriture sainte […] peut être remplacée par la leçon des livres de piété approuvés par l’Église […]. La troisième, qu’il y a des temps, où l’Église peut sagement interdire complètement ou partiellement au commun des fidèles la leçon du Texte sacré […] : que cette discipline peut changer selon les lieux ou les temps […] ; qu’elle a été établie en France il y a de nombreux siècles, comme on le voit dans l’ancien Concile de Toulouse tenu au temps des Albigeois ; qu’elle a été renouvelée à l’occasion des erreurs des calvinistes, et ceci dans plusieurs conciles ; que si cette discipline n’est pas aujourd’hui en vigueur parmi les Français, elle est encore respectée en Italie, et dans d’autres pays catholiques, et que la disposition du fidèle doit être toujours de s’abstenir de cette lecture, si elle leur est interdite, de l’utiliser avec religion, si elle leur est permise, et surtout de ne pas blâmer les autres temps, et les autres Églises, où l’on respecte une discipline différente par rapport à celle que respecte l’Église où l’on vit.)

15 À la fin de ce même chapitre (paragraphe XII), dans l’original français on lit que la lecture de l’Écriture sainte a besoin d’une autorité et que « cette autorité est celle de l’Église qui réside dans le corps des premiers pasteurs36 ». La traduction de Zaccaria est encore précise (« Or questa autorità è quella della Chiesa, che risiede nel corpo de’ primi pastori* »), mais de nouveau une note apparaît afin d’orienter le lecteur : « * O del suo capo – lit-on –, che è il romano pontefice 37 » (« * Ou de son chef, qui est le pontife romain »).

16 Un dernier exemple permet d’approfondir les suggestions proposées au public italien quant à la lecture de la Bible. En traitant de son sens littéral, à la fin du paragraphe XVIII, Jamin souligne que : Il n’est point permis d’interpréter une allégorie en faveur de son sentiment […]. Le seul sens littéral des Écritures peut servir à prouver les dogmes et réfuter les erreurs. C’est pour cette raison que l’allégorie des deux glaives, si souvent alléguée par les théologiens ultramontains, pour soutenir les prétentions de la Cour de Rome, a été rejetée par les théologiens français38.

17 Encore fidèle la traduction italienne : Non è permesso interpretare un’allegoria a proprio piacere […]. Il solo senso letterale della Scrittura può servire a provare i dogmi e a confutare gli errori. Questa è la ragione, per cui l’allegoria delle due spade si spesso allegata da’ teologi oltramontani per sostenere le pretensioni della Corte di Roma è stata rigettata da’ teologi franzesi*.

18 Mais une autre note oriente le texte vers la défense du pouvoir temporel : * Io non entrerò in sì odiosa questione. Ma solo per giustificare la Corte di Roma dirò, che questa allegoria è stata […] nel senso stesso de’ teologi romani usata da San Bernardo padre franzese39. (* Je n’entrerai pas dans cette si détestable question. Mais uniquement pour justifier la Cour de Rome, je dirai que cette allégorie a été utilisée par Saint Bernard, père français, de la même façon que les théologiens romains.)

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19 On peut encore souligner, en analysant les autres chapitres du Traité, que – comme on le lit dans l’Avviso – l’adaptation au public de la péninsule passe aussi par la suggestion de lire des auteurs italiens40 : Zaccaria recommande la lecture de son ouvrage en faveur de la papauté, la Storia polemica41, et, entre autres, bon nombre de livres de jésuites, de Paolo Segneri à Giambattista Roberti42. Il met également en garde contre certaines lectures : il ne faut jamais suivre les suggestions données dans les « Annales ecclésiastiques » (le journal janséniste de Florence43), par exemple, et il ne faut pas lire les livres à l’Index 44 et, parmi eux, notamment ceux qui circulent amplement dans la péninsule tant parce qu’ils appartiennent à la tradition littéraire italienne que parce que ce sont des traductions italiennes de certains ouvrages étrangers45. Parfois Zaccaria renchérit sur le Traité de Jamin, en particulier en ce qui concerne les romans 46, les gazettes47 et les ouvrages considérés particulièrement dangereux, comme le traité De tribus impostoribus48. Le caractère idéologique de la traduction est clair : si Jamin traite de l’anglomanie répandue parmi les Français, Zaccaria souligne que « finora il trasporto più vivo de’ nostri italiani è pe’ franzesi » (« jusqu’ici l’élan le plus vif de nos Italiens est pour les Français »). Et cette réflexion devient l’occasion de mettre en évidence les risques de cette attirance : la proximité des deux pays, en effet, facilite les échanges commerciaux, en particulier de livres, de sorte que – ajoute Zaccaria – « non troverete gabinetto di conciature donnesche, né tavolino di giovane di mondo (e piacesse a Dio, che non dovesse ciò dirsi pure degli uomini di Chiesa) ove non siavi il suo Rousseau, il suo Voltaire, qualche tomo delle lettere o giudaiche, o persiane, o che so io » 49 (« vous ne trouverez pas de cabinet de coiffure de femmes, ni de table de chevet de jeune du monde (et à Dieu ne plaise que l’on puisse en dire autant pour les hommes d’Église) qui n’ait pas son Rousseau, son Voltaire, quelques tomes des lettres ou juives ou persanes, ou que sais- je »). Le dernier aspect très intéressant, enfin, est la mise à jour effectuée par Zaccaria dans la traduction italienne. Tonnant contre Voltaire, il ajoute de bons livres à lire contre le philosophe, qui sont sortis après la publication de l’original français de Jamin : bref, il actualise le rôle du Traité50.

20 En conclusion, le Traité de Jamin, dans sa première traduction vénitienne, restait un ouvrage s’inspirant des principes de la tradition gallicane, tandis que, dans sa seconde traduction, il devenait un ouvrage écrit en défense de la papauté. Les deux traductions représentent donc des sources très précieuses pour la compréhension des usages de l’imprimé par les autorités de l’État et de l’Église à l’époque moderne. En effet, l’histoire de la double traduction du Traité de Jamin est le chapitre d’une double lutte : celle de la culture conservatrice contre les Lumières et celle de l’Église catholique qui cherchait à renforcer son contrôle sur la culture face à la théorie juridictionnelle qui imprégnait la politique de plusieurs États italiens au XVIIIe siècle, mais aussi face aux phénomènes de sécularisation de la société italienne.

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NOTES

1. Patrizia DELPIANO, « Educare alla lettura antiphilosophique nell’Europa dei Lumi », La fabbrica del libro. Bollettino di storia dell’editoria in Italia, XIX, 2013, 1, p. 9-15

2. Sur la lutte antiphilosophique, voir, entre autres, Didier MASSEAU, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000 ; Darrin M. MCMAHON, Enemies of the Enlightenment. The French Counter-Enlightenment and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001. Pour l’Italie, voir Patrizia DELPIANO, « Libri e letture nella cultura antiphilosophique », dans Lodovica Braida et Silvia Tatti (éds), Il libro. Editoria e pratiche di lettura nel Settecento, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 2016, pp. 27-38 ; Patrizia DELPIANO, Liberi di scrivere. La battaglia per la stampa nell’età dei Lumi, Roma-Bari, Laterza, 2015, p. 60-93 et 142-177 ; Patrizia DELPIANO, « Censure et guerre des livres : l’antiphilosophie, de la France à l’Italie », dans Patrice Bret et Jeanne Peiffer (éds), La traduction comme dispositif(s) de communication, Paris, Hermann, à paraître. 3. Jamin, né à Dinan (1711-1712) et mort à Paris en 1782, fut prieur de l’abbaye de Saint-Germain- des-Prés de 1766 à 1769 après avoir été professeur de philosophie et théologie. Voir André DERVILLE, « Jamin, Nicolas », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1937-1995, 17 vol. ; vol. VIII (1974), colonnes 94-95.

4. Nicolas JAMIN, Traité de la lecture chrétienne, dans lequel on expose des règles propres à guider les fidèles dans les choix des livres, et à les leur rendre utiles, Paris, Jean-François Bastien, 1774 ; Paris, Jean-François Bastien, 1776 ; Paris, Servière, 1782 ; Dijon, Victor Lagier, 1825 ; Paris, Bureau de la Bibliothèque catholique, 1827. Voir Dominique VARRY, « Le Traité de la lecture chrétienne de Dom Nicolas Jamin », dans Marc Venard et Dominique Julia (dir.), Sacralités, culture et dévotion. Bouquet offert à Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, Marseille, La Thune, 2005, p. 299-308.

5. Nicolas JAMIN, Abhandlung von christlicher Auswahl und nutzlicher Lesung der Bucher, Augsbourg, Matthias Rieger, 1780. 6. Verdadero antidoto contra los malos libros de estos tiempos ó Tratado de la lectura christiana en le que nó solo se propone el método que se debe observar en la lectura de los buenos libros, á fin de sacar utilidad de ellos, sino que al mismo tiempo se descubre el veneno que ocultan muchos de los modernos, manifestando los artificios con que procuran con aparentes razones difundir sus errores y atraer á las gentes sencillas á diversos vicios y disoluciones, Madrid, Don Miguel Escribano, 1784 (le traducteur est don Gabriel Quijano). 7. Trattato della lettura cristiana, in cui si spongon le regole acconcie a guidare i fedeli nella scelta dei libri, ed a renderli loro utili. Opera del R. p. D. Niccolò Jamin, religioso benedettino, della Congregazione di S. Mauro, Tradotta dal francese in italiano, Venezia, appresso Gio. Antonio Pezzana, 1784 ; Trattato della lettura cristiana in cui si espongono le regole più acconce a guidare i fedeli nella scelta de’ libri, ed a loro rendergli utili. Opere del padre D. Niccolò della Congregazione di S. Mauro trasportata in italiano da D. Carlo Budardi sacerdote romano e di annotazioni arricchita dall’abate Francescantonio Zaccaria, Fuligno, per le stampe di Giovanni Tomassini, 1785. L’ouvrage fut aussi imprimé à Venise chez Gaetano Martini en 1801. La traduction de 1785 a été étudiée par Dominique VARRY, dans « Le Traité de la lecture chrétienne de Dom Nicolas Jamin », art. cit., p. 306-307, qui l’a toutefois

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présentée comme la première traduction italienne, ignorant la première traduction de Venise.

8. Louis DE JAUCOURT, « Lecture (arts) », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. IX, Paris, Briasson-David-Le Breton-Durand, 1765, p. 335-336 : « On juge plus sainement par la lecture ; ce qu’on écoute passe rapidement, ce qu’on lit se digère à loisir. On peut à son aise revenir sur les mêmes endroits, & discuter, pour ainsi dire, chaque phrase ». 9. Voir Patrizia DELPIANO, Il governo della lettura. Chiesa e libri nell’Italia del Settecento, Bologna, Il Mulino, 2007. 10. La lecture spirituelle remonte à la lectio divina de la tradition monastique, un instrument d’écoute de la parole divine (il s’agissait en effet de lire la parole de Dieu). Voir à ce propos Jacques ROUSSE, « La lectio divina » ; Hermann Josef Sieben, « De la lectio divina à la lecture spirituelle » et André BOLAND, « La lecture spirituelle à la période moderne », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, op. cit., vol. IX (1976), colonnes 470-510 (sur Jamin, voir colonnes 498-499).

11. Nicolas JAMIN, Traité…, op. cit., Préface, p. XX-XXI (toutes les citations sont tirées de l’édition de 1774). 12. Ibid., p. 40. 13. Ibid., p. 12. 14. Ibid., p. 27. 15. Ibid., p. 6. 16. Ibid., p. 46. 17. Ibid., p. 37. 18. Ibid., p. 41. 19. Ibid., p. 384. 20. On peut rappeler, entre autres, Vincenzo MONIGLIA, Dissertazione contro i fatalisti, Lucca, Domenico Ciuffetti et Filippo Maria Benedini, 1744, et Daniello CONCINA, Della religione rivelata contra gli ateisti, deisti, materialisti, indifferentisti, che negano la verità de’ misteri, Venezia, Simone Occhi, 1754, 2 vol. Sur cette tradition, voir Alfonso PRANDI, Religiosità e cultura nel ’700 italiano, Bologna, Il Mulino, 1966, et Alfonso PRANDI, Cristianesimo offeso e difeso. Deismo e apologetica cristiana nel secondo Settecento, 1975.

21. Patrizia DELPIANO, « Il governo della lettura », art. cit., p. 213 et suiv. ; Patrizia DELPIANO, Liberi di scrivere, op. cit., p. 142-177 ; Patrizia DELPIANO, « Censure et guerre des livres », art. cit.

22. Nicolas JAMIN, Trattato…, op. cit. (1784), p. XX..

23. Nicolas JAMIN, Trattato…, op. cit., Avviso dell’editore, p. VIII-X. 24. Ibid. 25. Le chapitre IV de la version espagnole, citant une phrase de Jamin, est titré « De los libros voluptuosos ó lascivos y qué tienen por objeto excitar en el corazón el amor impuro » (Verdadero antidoto, op. cit., p. 90). 26. Parent de Carlo Borromeo, Vitaliano Borromeo (1720-1797) fut nonce à Florence et à Vienne, et cardinal dès 1766. 27. La dédicace est de l’imprimeur Tomassini (Nicolas Jamin, Trattato…, op. cit., p. III-VII ; p. IV). 28. Storia polemica delle proibizioni de’ libri scritta da Francescantonio Zaccaria e consecrata alla santità di nostro signore papa Pio sesto felicemente regnante, Roma, Generoso Salomoni, 1777. 29. Patrizia DELPIANO, Liberi di scrivere, op. cit., p. 119-141.

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30. Voir Gigliola FRAGNITO, La Bibbia al rogo. La censura ecclesiastica e i volgarizzamenti della Scrittura (1471-1605), Bologna, Il Mulino, 1997. 31. Nicolas JAMIN, Traité…, op. cit., p. 258 ; Trattato…, op. cit., p. 182. 32. Version française : « On ne s’étoit point encore avisé d’accuser dans cette circonstance les Pasteurs d’arracher le pain de la main des enfants ; parce qu’on savoit que ce n’étoit pas refuser le pain de la parole de Dieu aux fideles, que de se borner à le leur rompre dans les instructions publiques » (Nicolas Jamin, Traité…, op. cit, p. 267). Traduction italienne : « Non si era ancora alcuno avvisato di accusare i Pastori, che strappassero il pane dalle mani de’ Figliuoli ; imperciocche sapevasi, che non era già un negare il pane della Parola di Dio a’ fedeli il limitarsi a spezzarlo ad esso loro nelle pubbliche istruzioni » (Tratatto…, op. cit., p. 188-189).

33. Nicolas JAMIN, Traité…, op. cit., p. 266-267 ; Trattato…, op. cit., p. 187-190. 34. Instruction pastorale de monseigneur J. Joseph Languet evêque de Soissons contenant un troisième avertissement, a ceux, qui dans son Diocèse, se sont declarez appellans de la Constitution Unigenitus, Reims, B. Multeau, imprimeur de monseigneur l'évêque de Soissons, 1718. L’auteur, antijanséniste, était parmi les membres du « parti dévot ».

35. Nicolas JAMIN, Tratatto…, op. cit., p. 187-190. La traduction espagnole est fidèle à l’original français. 36. Ibid., p. 274. 37. Ibid., p. 194. La traduction espagnole suit encore l’original français. 38. Ibid., p. 290. 39. Ibid., p. 204. 40. Voir en particulier les ouvrages signalés visant à orienter la lecture de l’Écriture sainte, ibid., p. 205-206, note 6. 41. Ibid., p. 76, note 3. 42. Ibid., p. 102, note 6. On suggère la lecture du Cristiano istruito de Paolo Segneri, des ouvrages de Saverio Bettinelli et de la Storia della letteratura italiana de Girolamo Tiraboschi.

43. Nicolas JAMIN, Tratatto…, op. cit., p. 41, note 8. Le journal, lié au groupe janséniste toscan, fut publié à partir de 1780 et très rapidement mis à l’Index des livres interdits (le décret de censure remonte à 1781). Jesús Martinez de Bujanda (éd.), Index librorum prohibitorum 1600–1966, Genève, Droz, 2002, p. 74. 44. Ibid., p. 85, note 1 ; p. 265, note 1. 45. Ibid., 85, note 1 ; p. 98, note 4. 46. Ibid., p. 92-93, note 2 : à ceux qui exigent une condamnation plus directe, Zaccaria conseille Charles Porée, De libris qui vulgo dicuntur romanenses. Oratio, Parisiis, Bordelet, 1736.

47. Nicolas JAMIN, Tratatto…, op. cit., p. 40-41, note 8 : il faut faire attention à leur circulation parce que, après l’époque d’excellents journaux, « son succedute certe gazzettacce piene di livori, di malintento, e di pochissima (parliamo con moderazione) religione » (« certaines vilaines gazettes ont fait leur apparition, pleines de fiel, malintentionnées, et de très peu de (nous parlons avec modération) religion »). Voir aussi p. 270, note 2, où on lit que « le nostre [gazzette] sono ormai pericolosissime divenute per la religione : tante son l’empietà, che ci si fanno scaltramente entrare ad avvilimento della Chiesa, e dell’uno, e dell’altro clero » (« [nos gazettes] sont désormais devenues très dangereuses pour la

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religion : si grandes sont les impiétés qu’on introduit malignement pour l’avilissement de l’Église, et de l’un et de l’autre clergé »). 48. Ibid., p. 157-165, note 2 : la longue note réfute le traité, dont on cite une version française. Sur ce célèbre livre, voir, entre autres, Sergio LANDUCCI, « Il punto sul “De tribus impostoribus” », Rivista storica italiana, CXII, 2000, 3, p. 1036-1071. 49. Nicolas JAMIN, Tratatto…, op. cit., p. 9-10, note 1. 50. Ibid., p. 232, note 3.

RÉSUMÉS

L’article aborde le problème de l’éducation à la lecture antiphilosophique dans l’Europe des Lumières, en analysant le Traité de la lecture chrétienne, publié à Paris en 1774 par le bénédictin Nicolas Jamin (1711-1782) et traduit en allemand, en italien et en espagnol dans les années 1780. Après une courte introduction visant à expliquer le sens et l’importance de la lecture antiphilosophique en tant que réaction à la diffusion des idées des Lumières, l’attention se porte sur les contenus de l’ouvrage de Jamin, qui donnait des règles très minutieuses sur les livres à lire et ceux à bannir et sur les modalités de lecture. L’analyse de deux traductions italiennes (Venise 1784 et Foligno 1785) permet ensuite de situer cette histoire éditoriale au cœur de la bataille entre les partisans de la théorie juridictionnelle et les curialistes, bataille qui secoua l’Italie du XVIIIe siècle : les premiers proposaient une traduction fidèle du Traité ; les seconds le transformaient en un ensemble de règles en faveur du pouvoir papal.

This article deals with the issue of the antiphilosophique education of readers in the Europe of the Enlightenment by analysing the Traité de la lecture chrétienne, a text published in 1774 in Paris by the Benedictine Nicolas Jamin (1711–1782) and translated into German, Italian and Spanish in the 1780s. After a brief introduction explaining the consequences and importance of antiphilosophique reading as a reaction to the spread of Enlightenment ideas, the article focuses on the content of Jamin’s work, which set out detailed rules determining which books should be read and which should be banned, and outlined appropriate ways of reading. An analysis of the two Italian translations of the Traité (Venice 1784 and Foligno 1785) then places the publishing history of these editions into the context of the battle between jurisdictionalist thinkers and supporters of the Catholic Church (curialisti) that characterised eighteenth-century Italy: while the former supported a faithful translation of the Traité, the latter transformed it into a set of rules favourable to the power of the papacy.

INDEX

Keywords : Anti-Enlightenment, reading, translation, Italy, Catholic Church, jurisdictionalism Mots-clés : Antiphilosophie, lecture, traduction, Italie, Église catholique, théorie juridictionnelle

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AUTEUR

PATRIZIA DELPIANO University of Turin

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Translations into French of Arthur Young’s Travels in France (1791–1801)

Peter Michael Jones

1 It is increasingly recognised by researchers that the act of translation was one of the main channels for the circulation of enlightened thought among the peoples of Europe in the second half of the eighteenth century. Indeed some would argue that translation was the chief means by which cultural transfer and adaptation took place in this period.1 Exponential knowledge growth and the rapid enlargement of a bourgeois reading sphere threatened to overwhelm the venerable Republic of Letters and turn it into a Tower of Babel.

2 In most studies of cultural exchange via the printing press, the focus is placed on authors. Yet, if we accept the argument that the late-Enlightenment reading public was increasingly dominated by monolingual consumers, our attention might be better directed towards the ranks of translators. Not only the translators, but the entire ‘chain of go-betweens’2 linking authors to their readers. If the mechanisms of knowledge dissemination in the sphere of the useful sciences, which form the subject of this article, are to be understood, we need to know about authors, translators, printer- booksellers and, if possible, the purchasers or end-users of printed materials. It is unlikely that any linear model of diffusion will do justice to the relationships between these actors. Rather, we would do better to envisage the translation business as multi- directional and highly contested. Works of , political or fictional literature did not spring unaided from the minds of authors; translators did not slavishly reproduce texts without omissions or additions; and printer-booksellers did not participate in the market solely as agents and intermediaries. Often enough they were all actors in their own right.

3 That said, the contours of the ‘translation industry’ in the latter part of the eighteenth century can only be traced in outline. Even the identification of translators is no straightforward exercise. Were they anonymous free lancers working on commission at the behest of printer-booksellers? Or were they on the contrary a class of literati with a claim to be purveyors of knowledge, entertainment or escapist experience in their own right? What skills did they possess and how did they set about their task? Some of the

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critics of Pierre Letourneur, celebrated in Europe as the translator into French of Shakespeare, found his approach too mannered and emphatic. Capturing the style of the original whilst adhering to the literary conventions of the receiving language posed considerable challenges – particularly, it seems, for those rendering English into French. Edward Young, the hugely influential author of Night Thoughts, was moved to praise the skills of his German translator, Johann Arnold Ebert.3 Yet Letourneur’s French version of the same poem failed to carry conviction: ‘il a en quelque sorte fait une transaction entre les deux langues ; il a composé un Ouvrage français avec des Pensées anglaises.’4

4 One thing is certain though: the need for translation was growing in the second half of the eighteenth century. Relatively few texts had been translated from English into French, or from English into any other language for that matter, during the seventeenth century, but from around the 1750s English started to flourish as a currency of cultural exchange. Whilst the traffic of translation from French into other languages remained intense, English works in translation entered the diet of Europe’s enlarged reading public for the first time on a significant scale. Among the offerings at the Leipzig half-yearly book fair in 1775 could be found fifty-nine translations from French originals, forty-one from English, twelve from Latin and just a handful from other languages.5 Demand followed a predictable pattern: works on agriculture and political economy, travel literature and, above all, novels. Voltaire6 had been one of the first to note the growing pan-European obsession with the theory and practice of husbandry, an obsession which involved much translation from English, as indeed did the related preoccupation with political economy. Yet it is the frenzy of translation of fictional or semi-fictional literature which is the most striking. We can be fairly sure, for example, that over three hundred English-language novels were translated into German between 1740 and 1790.7

5 Moreover as the demand for works in translation expanded, it brought into being a commercial infrastructure specific to the purpose. Entrepreneurs such as Johann Wendler in Leipzig, Lorenz Crell in Helmstedt, and Marc-Auguste and Charles Pictet in Geneva catered specifically for consumers whose knowledge of English was insecure or non-existent. Between them, the Pictet brothers translated vast quantities of English- language material for publication in their Bibliothèque britannique periodical (1796). Crell performed a similar service for natural philosophy through the medium of his Annalen der Chemie (1778). The emphasis was placed firmly on the dissemination of ‘useful’ information. When launching their journal the Pictets would acknowledge that the conversion of imaginative literature from one idiom to another posed a different order of problems.8 Nevertheless the translation of fiction was not neglected in Geneva, nor was it in Hamburg, Zurich, Basle and Leipzig – the other translation capitals of Europe. Where the commercial infrastructure was weak and enterprising printer- booksellers notable by their rarity, governments might choose to take the lead. In Russia, for example, Empress Catherine set up a state bureaucracy to promote translation as an urgent national priority. By 1774, eighty-five titles had been translated with many more waiting in the pipe line.9

6 *

7 All of the themes outlined above can be explored in greater detail if we turn our attention to the case of Arthur Young (1741-1820). His reputation as a writer claiming expertise in both the theory and the practice of agriculture was built on a series of

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study tours of England which he undertook between 1768 and 1771 and proceeded to publish.10 These were followed by a tour of Ireland (published in 1780) and, from 1784, by the launch of Annals of Agriculture and other Useful Arts. A journal of news, views, and reports of crop trials and stock breeding, the Annals expounded the argument that agriculture and animal husbandry needed to be rescued from the ex cathedra pronouncements of armchair theorists (philosophes) and placed on a truly experimental footing – one, moreover, which was informed by the most up-to-date scientific methodology. Needless to say, this was Young’s own view. Forty-six volumes of the Annals appeared between 1784 and 1815 and much of the copy for each successive issue flowed from his own hyperactive pen.

8 Although there is some evidence to indicate that Young’s writings had attracted the notice of continental printer-booksellers as early as 1770,11 it was the publication in 1774 of Political Arithmetic12 which established his name in the collective consciousness of Europe’s educated public. The book was widely translated, its favourable reception no doubt aided by the better known works on political economy of James Steuart13 and Adam Smith14 which were just then starting to be read on the Continent. By the 1780s, however, Young’s authority as a writer on specifically agricultural topics and the problems of the rural economy needed no buttressing. We can attribute this to the appearance of the Annals of Agriculture, which would be hugely influential, widely imitated15 and even translated in whole or in part.16

9 Consequently, when Young accepted an invitation issued by Maximilien de Lazowski17 to join a touring party which was planning a leisurely trip to the French Pyrenees in the spring of 1787, he scarcely had any need to prove his credentials as an agricultural observer. Indeed he was welcomed on his arrival in the French capital by none other than the naturalist Auguste Broussonet, who had become the secretary of the Royal Society of Agriculture of Paris.

10 The details of his subsequent travels in France between May 1787 and January 1790 need not detain us, for they are not relevant to this article and have been discussed elsewhere.18 We know that the collected French tours were first published in May 1792 under the title Travels in France during the Years 1787, 1788 and 1789. Undertaken more particularly with a View of ascertaining the Cultivation, Wealth, Resources and National Prosperity of The Kingdom of France. John Rackham, a Suffolk stationer-bookseller in Bury St-Edmunds, took on the task, but he was reluctant to shoulder the commercial risk of printing in an obscure county town the dense companion volume containing Young’s extensive research notes. As a consequence only Young’s French travel diary was initially published. Even so, this quarto volume was priced at a hefty £1-15 shillings. Auguste Broussonet must have been among the first to receive a complimentary copy, for he acknowledged receipt in a ‘thank you’ letter to Young written in September 1792. Not until 1793 did a complete two-volume set of the Travels appear – under a Dublin imprint

11 The question of a French-language version of the book arose almost immediately. In fact it seems that plans were being laid by Broussonet and others even before the first volume had appeared. Maximilien de Lazowski complained about the work of an anonymous translator apparently chosen, or endorsed, by Broussonet in a letter sent from Paris on 27 June 1791. In rather awkward English, he described the translator’s preliminary efforts as ‘disgusting.’19 The chemist Guyton de Morveau, whom Young had met in Dijon during his travels, shared these reservations. Having obtained a copy of

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the book, he denounced the publisher as well as the translator. The latter, he maintained , ‘n’entend ni le français, ni l’anglais, ni la matière.’20

12 It is not possible to identify for certain the target of this invective – indeed there may have been several individuals employed on the task. However, the most likely candidate is Alexandre Charles de Casaux. Young had met the Marquis de Casaux at the Duc de Liancourt’s dinner table on 18 January 1790 – shortly before his final departure from France. He would have known of him in any case because de Casaux had authored several works on political economy immediately prior to the outbreak of the revolution in France. The French nobleman had an unusual military background, too, since he had switched sides during the Seven Years’ War in order to become a subject of King George III. As such, it is probable that he was residing in London for the most part, from which location he offered his services (or perhaps was enlisted) to help Young prepare the second volume of his Travels. Although it appears that de Casaux failed to complete a full translation, traces of his collaboration with the author can be found in the first French translation to be published inasmuch as the work was advertised as carrying with it ‘des notes et observations par M. de Casaux.’21

13 This commentary never materialized, forcing the printer-publisher to offer his excuses to readers. In declining health, the Marquis withdrew from the cut-and-thrust of the early Revolution and retired permanently to London, where he would die in 1796. Who then was the first to complete a translation of Young’s Travels into French? Although he is only identified by the initials ‘F. S.’ on the title page of the French edition brought out by Buisson in 1793, the translator was in fact François Soulès (1748-1809). Far from being a hack translator, Soulès passed for a literary figure in his own right. He had spent many years in England and seems to have participated actively in political debates on the morrow of the American War. The Bibliothèque de France lists around thirty-nine entries under his name in its catalogue – both works of his own composition and a score of translations from English, which included Part One of Tom Paine’s Rights of Man.

14 François Soulès can be considered a professional translator. He probably learned the rudiments of his profession upon leaving Boulogne-sur-Mer to work as a French language schoolmaster in England. Although he specialised in current affairs, it is apparent that he could turn his hand to most forms of translation, not excluding imaginative literature such as the popular gothic novels of Ann Radcliffe.22 Since he had worked for Buisson several times before, it is plausible to assume that he was brought in to complete and improve the translation of Young’s Travels. Certainly the French edition of the Voyages which appeared under Buisson’s imprint in 1793 is exempt from major errors of translation and it is hard to see why Guyton de Morveau took such exception to it. Henri Sée, whose 1931 translation of Young is still widely used by historians, describes the Soulès edition as a ‘bonne traduction faite avec soin, en général, précise et exacte.’23

15 The printer-bookseller Buisson had been responsible for bringing out Soulès’s translation of Paine’s Rights of Man and it is worth turning our attention to the commercial aspects of literary production at this point. Like translators, publishers were often important figures in their own right. Moreover, they took great care to cultivate links to the political power structures of the day. François Buisson (1753-1814) had been a Paris printer-bookseller since 1783 and was making money in the area of women’s fashion publishing as the Ancien Régime drew to a close. Like many

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enterprising printer-booksellers, he responded to the opportunities which the Revolution presented and, in 1789, we find him the printer of Brissot’s Patriote françoise newspaper and then of La Bouche de fer, the organ of the Cercle Social club. When not printing political ephemera, he specialised in translation – particularly translations from English. It is in this connection that he seems to have maintained a ‘stable’ of translators who were able to take on commissions – often at short notice.

16 He also made every effort to stay on good terms with successive waves of Revolutionary politicians, notably the abbé Grégoire, Marie-Joseph Chénier and Dominique-Joseph Garat.24 The latter, in particular, called repeatedly for the use of government patronage and resources to promote the translation of English and German works containing useful knowledge. In fact, we know that he became familiar with the world of utilité publishing when briefly attached to the French embassy in London during the autumn of 1792. No doubt his awareness of the appearance of Young’s first volume dates from this time. In any event, Garat ensured that his officials took steps to acquire a copy of Young’s Travels just as soon as he was installed as Minister of the Interior in January 1793. The Ministry’s bureau d’agriculture placed an order with the London merchant house Bourdieu, Chollet & Bourdieu for a selection of agricultural manuals, specifying in particular ‘un ouvrage prétieux qui forme un inquarto sur l’agriculture françoise. C’est M. Yon, ou ivon qui en est l’auteur.’25 Is it too far-fetched to suppose that Garat lay behind Buisson’s decision to commission a more trustworthy translation of Young, with or without the commentary promised by Alexandre-Charles de Casaux? Garat was certainly anxious to claim credit for having arranged the translation when he was struggling to survive in the hostile political environment of the Thermidorian Reaction. 26

17 François Buisson’s 1793 edition of the Voyages must have been a success. Notwithstanding Guyton de Morveau’s strictures, the work was reprinted, with corrections and maps, early the following year. Perhaps the first edition was exhausted so quickly because copies of the book were distributed through official as well as commercial channels. This seems likely, for the French Republic was now at war with much of Europe and the embattled government was trying to disseminate practical knowledge in a number of key areas, of which agriculture was one. Towards the end of 1793, moreover, the Committee of Public Safety commissioned its own translation of Young – not of the whole of the book, merely four chapters abstracted from the second, didactic volume.27 The aim was to send the material in an easily accessible form to local administrations and Jacobin clubs throughout the Republic. On this occasion the translator was Augustin-François de Silvestre, a linguist and savant who had previously held the post of librarian to the king’s brother (the future Louis XVIII). In all probability, his translation was completed under duress, for, many years after the turmoils of the Revolution, Silvestre confided that this timely gesture of patriotism had saved his life.28

18 Fortunately Buisson’s political patrons survived the Terror as well and he was able to keep in step as Grégoire continued to nudge government policy in the direction of direct subsidization of the arts and sciences. ‘A good book is a political weapon’, Grégoire declared, the implication being that the French nation should not baulk at the cost of publishing (and, if necessary, translating) improving literature. Accordingly large sums were made available via the Executive Commission on Public Instruction

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and, when this body ceased to exist in October 1795, via the Division of Public Instruction of the Interior Ministry.29

19 This is the context in which another translation of Young’s Travels would be commissioned by the printer-bookseller Claude-François Maradan (1762-1823) and his business partner Charles-Frédéric Perlet (1759-1828). Styling themselves ‘cessionnaires de Monsieur Buisson’, they wrote to Arthur Young from Paris on 14 Prairial IV / 2 June 1796 with the information that they were putting in hand a plan to translate and publish his collected oeuvres in up to eighteen volumes. In the event, only Maradan stayed the course (Perlet’s involvement was abruptly terminated when he was deported following the Fructidor coup of 1797). Even so, it would be five years before the collected works were made available to subscribers under the portmanteau title: Le Cultivateur anglais ou oeuvres choisies d’agriculture, et d’économie rurale et politique d’Arthur Young (Paris, an IX). 30

20 Three translators together with a commentator seem to have worked on this time- consuming undertaking. Before we identify them, it is helpful to recall the context of massive state aid to writers and publishers between 1794 and 1797. Although the subsidy regime was in decline by the time Maradan et Perlet were in a position to go ahead with their project, it is clear that they had been promised indirect financial support by the Minister of the Interior, Pierre Bénézech. The government agreed to subscribe for five hundred sets of the work.31 There were other signs of official patronage as well. One of the three translators, Pierre-Bernard Lamare (1753-1809), was an employee in the bureaux of the Executive Commission on Public Instruction. He had cut his teeth as a sub-contracted translator working anonymously for Pierre Letourneur before branching out in his own right. In 1792 Buisson had commissioned him to translate John Adams’s Defence of the Constitutions of Government of the United States and he also turned his hand to English Romantic fiction. 32 Another of the translators, Pierre-Vincent Benoist (1758-1834), held a more senior administrative position – in the bureaucracy of the Ministry of the Interior. He appears to have collaborated with Lamare in rendering English novels into French and, despite a somewhat chequered Revolutionary past, would finish his career holding high office under the Restoration regime.

21 The third translator to work on Young’s collected writings was also a man of some standing: Jean-Baptiste Billecocq (1765-1829). An ex-parlementaire, he was in serious need of a new career after 1788 and would try to make one in the arena of Revolutionary politics. He presented himself as a candidate for Paris to the Legislative Assembly, but, as a député-suppléant, was never called upon to sit. Whilst holding an administrative position in the Royal Lottery, he worked, intermittently, as a translator for Buisson, specialising in travel literature and voyages of discovery. Like many former magistrates, he was incarcerated, albeit briefly, during the Terror.33 One other individual was recruited to assist with the varied challenges of the project: the agronomist C. F. A. Delalauze. According to the publishers’ prospectus, his task was to harmonize the translations and to provide learned commentary.

22 It is likely that Delalauze’s job also included the exercise of a certain amount of editorial judgement and control, for Maradan et Perlet had no intention of reprinting, in translation, every word that Arthur Young had ever published. The collection, they insisted, was targeted at the specialist user and it was on this basis that the venture received the blessing and the support of the Directorial government. Grand theories of

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agricultural transformation, which had inspired the early Revolutionaries, were now in abeyance.34 The emphasis had moved instead in the direction of incremental change based on methods that had been tried, tested and found to work. Many of the earliest accounts of Young’s experimental activities had been overtaken by subsequent research and experimentation in any case, and they would not be translated for inclusion. Nor, significantly, would the first volume of the Travels which, as we know, consisted mainly of diary entries and often caustic comments recorded as he travelled through the French countryside.

23 Whether Arthur Young ever received the complimentary set of all eighteen volumes of Le Cultivateur anglais that Maradan had promised him five years earlier is not known. 35 The work was finally published in the course of the an IX / 1800-1801, with the truncated version of the Travels consigned to volume seventeen.36 The international sea lanes were now re-opening in anticipation of a durable peace in Europe after nearly a decade of warfare. Young was sorely tempted to return to France in order to gather information for a post-Revolution sequel to his tours. However, his eyesight was starting to fail and, as far as we know, he never again travelled abroad. Nonetheless, his reputation on the Continent continued to grow. Francois Soulès would exploit his earlier connection with a translation of Young’s 1789 side-trip excursion into Italy.37 He presented it with a translation of John Symonds’s articles on Italian husbandry which Young had inserted into the early volumes of the Annals of Agriculture.

24 *

25 This article has opened a window on the discursive networks of the late-Enlightenment. In a Europe no longer in secure possession of a universal language in which to conduct cosmopolitan intercourse, translation played an increasingly influential role. The point holds whether it is applied to dinner-table conversations or to knowledge exchange practised at a distance by savants and philosophes. Although this case study has been confined to the reception of the writings of Arthur Young in France and in French, it could be extended without difficulty.38

26 Our focus on translators rather than authors and texts confirms that they tended to be highly literate individuals occupying comfortable niches in society rather than jobbing hacks taking on work in order to keep the wolf from the door. Compared with the German-speaking lands, France appears to have relied much less on academic translators drawn from the universities and high schools. No doubt this reflected the differing contours of the public sphere in the two countries.39 By the end of the Ancien Régime, Bourbon France boasted a truly multi-facetted intelligentsia. Nevertheless, nearly all translators worked on a free-lance basis, to judge from the evidence accumulated for this study. François Buisson may have developed a business model dependent on a ready and reliable workforce of highly competent translators. However, it seems most unlikely that any of his translators were contracted on a permanent or semi-permanent basis.

27 If the diversity of the backgrounds of the individuals employed to translate the Travels is striking, so is their eclecticism. No one specialised very much in the world of translating in this period, any more than did enlightened practitioners and purveyors of natural philosophy. Arthur Young thought nothing of dabbling in fields as diverse as political economy, soil science, plant nutrition and veterinary medicine. Nevertheless, it is a little surprising to find men like Pierre-Bernard Lamare and Pierre-Vincent Benoist alternating between the translation of highly idiomatic English gothic and

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romantic novels, travel accounts and political theory. Lamare, it is true, had trouble finding a niche in a rapidly-changing society. Although we know very little about the first fifteen years of his adult life, it is likely that a good part of it was spent as a journeyman translator moving from job to job.

28 How far Young’s translators surmounted, or failed to surmount, such genre challenges would require a close analysis of the texts in question. We have already seen that the modern standard of literal translation was not necessarily one achieved, or even aspired to, in the eighteenth century. Translators practised ‘creative enhancement’, which might involve the taking of considerable liberties with a text in order to make it compatible with the tastes of the putative reader. Printer-booksellers did the same. Moreover, they were in business and, as such, had additional commercial imperatives to bear in mind. Much depended on the market. John Rackham, the Bury St-Edmunds printer, declined to publish Young’s supporting research evidence in a second volume because he thought that it would not sell and he would lose money on it. By the end of the century, though, Young’s French publishers had clearly drawn the opposite conclusion. The diary element of the work had no enduring significance; instead readers would – or should– only be interested in a cut-down version of the book, which had been ‘réduit à la partie de l’agriculture et de la statistique.’40

29 Our case study also sheds light on the role of the state. Governments entered the marketplace to support and channel the work of translation for a number of . The dirigisme of France’s Revolutionary Government was expressed most rigorously when, in the late autumn of 1793, the Committee of Public Safety simply requisitioned translators, as though they were no different from any other type of scarce resource, and instructed the printing presses to run off many thousands of low-cost impressions of Silvestre’s Observations.41 Although the focus and political priorities underpinning government interventionism tended to shift through the 1790s, it is clear that printer- booksellers such as Buisson worked in close and fruitful collaboration with ministers and bureaucrats. When the second edition of the Soulès translation of the Travels appeared at the start of 1794, it was issued with an ultra-patriotic preface upbraiding Arthur Young for his lukewarm comments on the early years of the Revolution and his failure to highlight the formative role played by Robespierre when a deputy in the Constituent Assembly.

NOTES

1. See Stefanie STOCKHORST (ed.), Cultural Transfer through Translation: the Circulation of Enlightened Thought in Europe by Means of Translation, Amsterdam, New York, Edns Rodopi, 2010. 2. Fania OZ-SALZBERGER, Translating the Enlightenment: Scottish Civic Discourse in Eighteenth-Century Germany, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 2. 3. OZ-SALZBERGER, Translating the Enlightenment, op. cit., p. 60. 4. Bertrand BARÈRE, Les Beautés poétiques d’Edouard Young (Paris, Buisson, 1804), p. iii. 5. OZ-SALZBERGER, Translating the Enlightenment, op. cit., p. 59.

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6. ‘La nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. On écrit des choses utiles sur l’agriculture, tout le monde les lit exceptés les laboureurs’, Georges WEULERSSE, Le Mouvement physiocratique en France, 1756-1770 (2 vols, Paris, Alcan, 1910), vol. i, p. 25. 7. Fania OZ-SALZBERGER, ‘The Enlightenment in Translation: Regional and European Aspects’, European Review of History, 13:3 (2006), 397; also Mary Bell Price and Lawrence Marsden Price, The Publication of English Literature in Germany in the Eighteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1934, pp. 13-14. 8. ‘[L’anglais]… en se dégageant de quelques une des entraves de la prose donne souvent aux idées qu’elle exprime une teinte et une énergie, non seulement inimitables dans la langue soumise à des règles sévères, mais dont le goût de la Nation Française n’admettoit pas même l’imitation en supposant qu’elle fût possible’. Bibliothèque britannique (Geneva, 1796), vol. 1. 9. See Heinz ISCHREYT, ‘Buchhandel und Buchhändler im nordosteuropäischen Kommunikationssystem (1762-1797)’, in Giles Barber and Bernhard Fabian (eds.), Buch und Buchhandel in Europa im achtzehnten Jahrhundert, Hamburg, Hauswedell, 1981, p. 261. 10. See Peter Michael JONES, ‘Arthur Young (1741-1820): For and Against’, English Historical Review, CXXVII no. 528 (October 2012), 1100-1120 and passim Peter Michael JONES, Agricultural Enlightenment: Knowledge, Technology, and Nature, 1750–1840. Oxford, Oxford University Press, 2016. 11. The newly established Paris bookseller Jean-Pierre Costard commissioned a translation of Young’s The Farmer’s Guide which appeared within months of the original in 1770. The translator was Joseph-Pierre Frenais, who also translated into French the works of Lawrence Sterne. 12. Arthur YOUNG, Political Arithmetic. Containing Observations on the Present State of Great Britain and the Principles of her Policy in the Encouragement of Agriculture, London, W. Nicoll, 1774. 13. James STEUART, An Enquiry into the Principles of Political Economy, London, A. Millar and T. Cadell, 1767, 2 vols. 14. , An Enquiry into the Nature and Causes of , London, W. Strahan and T. Cadell, 1776, 2 vols. 15. The Annales d’agriculture françoise launched by Tessier and Rougier-Labergerie in 1797 was a transparent imitation of Young’s Annals. 16. See the translation into German of the first three volumes commissioned by the Leipzig bookseller Siegfried Leberecht CRUSIUS: Annalen des Ackerbaues und andere nüzlichen Künste, Leipzig, 1791. The translators were Samuel Hahnemann and Johann Riem, with the latter also providing a commentary. 17. JONES, ‘Arthur Young (1741-1820): For and Against’, op. cit., p. 1109 and note 40. 18. Ibid. 19. BL (British Library), Add MS 35127, M. de Lazowski to A. Young, 21 June 1791. 20. Ibid., unsigned letter of Guyton de Morveau to Young, Paris, February 1793. 21. See Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789 et 1790, par Arthur Young, traduit de l’anglais par F. S., avec des notes et observations par M. de Casaux, Paris, Buisson, 1793. 22. He translated A Romance in the Forest (1791) in 1794 and The Castles of Athlin and Dunbayne: a Highland Story (1789) in 1797. 23. Arthur YOUNG, Voyages en France. Traduction, introduction et notes de Henri Sée, Paris, Tallandier, 2009, p. 62. 24. On this connection, see Carla HESSE, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, Berkeley, University of California Press, 1991, pp. 186-92. 25. AN (Archives nationales, Paris), F10 223, letter of the secrétaire-général du Département de l’Intérieur et du Bureau central d’agriculture to Messrs Bourdieu, Chollet & Bourdieu à Londres, n. d.

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26. See D.-J. GARAT, Mémoires sur la Révolution ou exposé de ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques, Paris, an III [1795]. 27. Decree of 23 Frimaire II / 13 December 1793. 28. JONES, ‘Arthur Young (1741-1820): For and Against’, op. cit., p. 1112. 29. For this paragraph, see HESSE, Publishing and Cultural Politics, op. cit., pp. 142-58. 30. Although Le Cultivateur anglais was conceived as a subscription edition in 1801, Maradan et Perlet must also have supplied the trade, for the collection was offered for sale as late as 1840 by the specialist agricultural bookseller Bouchard-Huzard. 31. See Jean-Jacques AYMÉ, Déportation et naufrage de J.-J. Aymé, ex-législateur, Paris, Maradan, 1800, p. 8. 32. The Recess (1783) by Sophia LEE and The Monk: A Romance (1796) by Matthew Graham LEWIS. 33. See Souvenirs de J.-B. Billecocq (1765-1829): en prison sous la Terreur: suivis de quatre autres textes inédits. Presented, commentated and annotated by Nicole Felkay and Hervé Favier (Paris, Société des études robespierristes, 1981). 34. ‘[Cette nouvelle traduction], … destinée principalement aux agronomes, sera sans doute précieuse aux personnes que la révolution a poussées du tourbillon des vaines occupations, vers l’activité paisible de la vie champêtre…’, Annals of Agriculture (Bury St-Edmunds, 1797), vol. 29, 481. 35. The first ten volumes were sent from Paris on 13 November 1801 to a French bookseller and binder in London, J.-C. de Boffe, for onward despatch, see B L Add MS W35128. 36. Voyage en France, fait par Arthur Young, pendant les années 1787, 88, 89, 90. Réduit à la partie de l’agriculture et de la statistique, Paris, Maradan, 1801. 37. Voyage en Italie pendant l’année 1789, par Arthur Young ; traduit de l’anglais par François Soulès, traducteur des « voyages en France » du même auteur, Paris, Fuchs, an V / 1796. 38. In this connection, see Alison Elizabeth MARTIN, ‘Paeans to Progress: Arthur Young’s Travel Accounts in German Translation’, in Stockhorst (ed.), Cultural Transfer through Translation, op. cit., pp. 297-313. 39. For an up-to-date survey of the reading public in Germany, see Michael NORTH, ‘Material Delight and the Joy of Living’: Cultural Consumption in the in Germany, Aldershot, Ashgate, 2008, chapter 1. 40. See note 37. 41. A.-F. DE SILVESTRE, Observations sur l’état de l’agriculture en France, extraites des « Voyages d’Arthur Young », n. d. [1793].

ABSTRACTS

The role played by translators in the circulation of useful knowledge during the Enlightenment has often been neglected. This article focuses on the process of “cultural transfer” in the domain of agriculture. It is suggested that the translation industry grew significantly in the second half of the eighteenth century as the reading public throughout Europe expanded to include many mono-lingual readers. The demonstration takes the form of a case study of French editions of the book Travels in France by the English agricultural writer Arthur Young.

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On the evidence of our case study, translators came from many different backgrounds. They worked, generally speaking, for printer-booksellers on a speculative basis. The multiple translations into French of the works of Arthur Young also remind us of the important role played by governments in commissioning the translation of books and in supporting networks of knowledge diffusion in the early modern era.

On a tendance à sous-estimer le rôle joué par des traducteurs dans la circulation des savoirs utiles au siècle des Lumières. Notre étude porte sur les savoirs agricoles. On sait que la traduction, véritable industrie, s'est considérablement développée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle grâce, sans doute, au nombre accru de lecteurs monolingues. La démonstration prend la forme d'une étude de cas: les traductions françaises du livre Travels in France de l'agronome britannique Arthur Young. Selon nous les traducteurs sont issus de différents milieux sociaux. Ils étaient employés en général par des libraires sur une base spéculative. Les multiples traductions de l'œuvre d'Arthur Young servent également à nous rappeler le rôle soutien du pouvoir politique dans l'entreprise de la traduction, ainsi que dans les réseaux de diffusion à l'époque moderne.

INDEX

Keywords: Translation, useful knowledge, agriculture, booksellers, Arthur Young, François Buisson, Claude-François Maradan, Revolutionary Government Mots-clés: Traduction, savoir utile, agriculture, libraires, Arthur Young, François Buisson, Claude-François Maradan, Gouvernement révolutionnaire

AUTHOR

PETER MICHAEL JONES School of History and Cultures University of Birmingham

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Helen-Maria Williams, médiatrice culturelle dans La Décade philosophique

Bernard Gainot

1 Les récits de prises de contact des Européens avec les populations autochtones présentent l’acte de traduire comme une pratique de médiation culturelle mobilisant certes les instruments usuels comme les dictionnaires, mais également des capacités autres que l’écriture : langage corporel par le geste, recours à des supports matériels. À titre d’exemple, voici comment Étienne de Flacourt, au XVIIe siècle, pose la traduction comme centrale dans le contact avec les populations de Madagascar : Nous nous appliquâmes à l’intelligence de la langue du pays, en quoi nous avons eu beaucoup de peine, car le dictionnaire qu’on nous prêta dans le navire, outre qu’il comprenait fort peu de mots, n’était ni en bon ordre, ni assuré ; et il y a grande différence de la prononciation à l’écriture ; et c’est autre chose de savoir la signification d’un mot séparé et connaître la force dans la construction, et le distinguer, et entendre dans le discours des naturels du pays. Voilà pourquoi il nous fallut avec beaucoup de peine assembler les interprètes qui se trouvaient bien empêchés à trouver des mots pour expliquer notre foi en un pays où on ne parle point de religion1.

2 La pratique de la traduction a une dimension anthropologique : c’est toute la question de la transposition, qui suppose un jeu mouvant avec l’altérité. Enfin, elle entretient un rapport ambigu avec l’information, dans le double sens de la collecte du renseignement, et de la diffusion de connaissances dans l’espace public. L’importance prise par les truchements dans l’entreprise de colonisation montre toutes ces dimensions, une pratique et des savoirs liés à un statut spécifique, portés par une personne ou un groupe de personnes. Le truchement est l’intermédiaire, attaché au service du traducteur attentif à la collecte des signes indispensables à cette double démarche d’observation et de transposition.

3 Ce bref retour sur les Relations2 des premiers voyageurs, et sur l’acculturation spécifique à l’entreprise de colonisation, peut sembler très éloigné du propos ultérieurement développé. Il a toutefois l’avantage de mettre l’accent sur l’inscription d’une pratique

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aux implications multiples (la traduction) dans une représentation mouvante des groupes humains (la ou les civilisations). Ainsi donc, l’interrogation sur la transposition des langages est-elle au cœur de la préhistoire de l’anthropologie. Dans une tout autre perspective que l’eschatologie qui portait les missionnaires et les explorateurs, un courant de pensée comme l’idéologie, dans la décennie de la Révolution française, accorde une grande attention au codage des signes écrits, en une époque où la notion de civilisation est une clef interprétative de la science de l’Homme en formation3.

4 Par là même, la question de la traduction est essentielle dans le journal des Idéologues, La Décade philosophique, littéraire et politique4. Comme il n’était pas question de présenter un tableau de l’ensemble de l’entreprise de traduction de ce journal, qui occupe une place considérable, j’ai mis l’accent sur une personnalité de premier plan au sein de ce brain-trust de la République directoriale, qui tient le rôle actif de traductrice, et le rôle passif d’auteur traduit. Elle illustre bien la position de médiatrice, par son origine anglaise en résidence française, alors que les deux nations sont engagées dans une guerre sans merci aux implications mondiales. Elle permet enfin d’interroger la lecture très fréquemment admise – c’est même devenu un lieu commun – de l’idéologie officielle de « la Grande Nation » comme expression d’une idéologie nationaliste, et non nationale. Dans l’écart, à mon sens déterminant, entre les deux qualificatifs, se tiennent véritablement tous les enjeux d’une grammaire des civilisations, qui est à l’horizon des entreprises de traduction de l’époque.

Qui est Helen-Maria Williams ?

5 Helen-Maria Williams est née à Londres le 17 juin 17615. Elle fut très tôt orpheline de père : sa mère et sa sœur animent un salon politico-littéraire à Londres, que fréquentent des personnalités « radicales » (ou dissenters) : , , Josiah Wedgwood, Granville Sharp, ou Anna Laetitia Barbauld. Ce milieu, qui milite pour la réforme électorale, la tolérance religieuse et l’abolition de la traite des noirs, manifeste un très grand intérêt pour les changements intervenus en France après 1789 et se retrouve bientôt à la « Revolution Society ». En butte aux attaques des contre-révolutionnaires, menés par , Mme Williams et ses filles s'installent définitivement sur le continent à partir de l’été 1791. C'est à Paris que se reconstitue un milieu « radical » anglo-saxon, à l’hôtel de White, chez John-Hurford Stone, qui a fondé une éphémère Société des Amis des droits de l’Homme, entre le 19 novembre 1792 et octobre 1793 ; on y trouve une cinquantaine de personnes, dont Joël Barlow, Thomas Paine, Mary Wollstonecraft et, bien entendu, Helen-Maria Williams, qui est liée à Stone depuis son premier séjour à Paris, en 1790.

6 Ces exilés sont en relations étroites avec le groupe girondin : Stone est très proche de Kersaint et de Servan, Mlle Williams fréquente le salon de Manon Roland, et le couple est en relations très intimes avec Français de Nantes, Lanthenas et Garran-Coulon. Ce qui les rend bien vite suspects à partir de l’été 1793 : le 11 octobre 1793, les dames Williams sont arrêtées lors de la grande rafle des Anglais de Paris. Elles sont libérées un mois plus tard, mais doivent de nouveau quitter Paris pour se conformer au décret du 27 germinal an II/16 avril 1794, qui éloigne de la capitale les résidents étrangers6. La famille Williams connaît une période difficile, marquée par un nouvel exil, en Suisse cette fois-ci7. Le couple Stone-Williams rétablit sa situation dès les lendemains de Thermidor, mais surtout il s’insère durablement dans les cercles dirigeants de la

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République directoriale, par ses relations qui superposent plusieurs époques, comme nous le verrons ultérieurement, grâce à une pratique renouvelée de la sociabilité littéraire, politique et philosophique (pour pasticher le titre du journal qui va être le relais d’influence de cette sociabilité). Le salon d’Helen-Maria, au 433 de la rue de Verneuil, est l’un des trois salons parisiens (avec celui de Germaine de Staël et celui de Sophie de Condorcet à Auteuil) qui brassent les élites républicaines. On y trouve Bancal des Issarts, Lanthenas, Siéyès, Servan, Griffet de Labaume, Français de Nantes, Thomas Paine et, surtout, trois personnalités de premier plan, l’abbé Grégoire, Jean-Baptiste Say, et Paul-Henri Marron, pasteur de l’ambassade de Hollande8. Fréquente également le salon d’Helen-Maria Williams, Jean-Baptiste Salaville, qui a participé à cette entreprise. Quant à Say et à Grégoire, ce sont deux très proches amis d’Helen-Maria (Grégoire se considère même comme le père de substitution de la jeune protestante). Par leur intermédiaire, des relations sont entretenues dans les centres intellectuels du pouvoir : la classe des Sciences morales et politiques de l’Institut national, la Décade dont Say est l’un des rédacteurs, et la Société des Amis des noirs et des colonies, qui apparaît comme un prolongement « philanthropique » de ce milieu. Nous allons nous efforcer d’en établir les synergies et les cohérences, par la médiation des traductions d’ouvrages.

7 Le contexte dans lequel s’insèrent les transferts linguistiques dans le journal La Décade est fortement marqué par la guerre avec l’Angleterre. L’attitude envers l’Angleterre des élites républicaines françaises est empreinte d’une forme de dépit amoureux9. On cite abondamment les ténors de l’opposition, on traite des affaires britanniques presque comme s’il s’agissait d’affaires intérieures (relations des débats aux Communes et suivi de l’actualité éditoriale). Vraisemblablement, la revue disposait d’informateurs dans le pays. Les spécialistes de l’Angleterre ne sont pas des collaborateurs de second rang ; Jean-Baptiste Say, qui a séjourné à plusieurs reprises en Angleterre à la veille de la Révolution, qui connaît bien la langue et le pays, ainsi que Antoine-Prosper Lottin dit « Lottin le jeune » (1739-1812), qui est un libraire. Il signait ses articles des initiales E. B., ce qui voulait dire Encyclopédie britannique10.

8 Enfin, Joseph-Thérèse Masclet a écrit l’article essentiel, « Oligarchie anglaise » (10 brumaire an VIII/1er novembre 1799) qui rend bien compte de l’ambivalence des libéraux français à l’égard de la sœur siamoise qui a mal tourné. Masclet, qui a vécu en Angleterre entre 1793 et 1796, est un proche de Charles-Bernard Wadström, autre médiateur essentiel, mais il renvoie surtout à l’entourage de Mirabeau, et au journal Analyse des papiers anglais, importante entreprise de traduction prérévolutionnaire, et préfiguration du projet des rédacteurs de La Décade. Jean-Baptiste Say fut le secrétaire de Mirabeau à cette époque, et l’un de ses interprètes. Les interlocuteurs privilégiés de La Décade sont donc tout naturellement les transfuges du radicalisme anglais installés sur le territoire de la République. L’intérêt porté à la Grande-Bretagne n’empêchait nullement par ailleurs les sympathies exprimées envers les Irlandais Unis (Theobald Wolfe Tone ou Nicolas Madgett, qui sont des informateurs et des interprètes auprès du Directoire) tandis que Henry Grattan ou James Napper-Tandy sont adulés comme des héros11.

9 La Décade offre en outre à ses lecteurs des traductions d’ouvrages en d’autres langues européennes : le journal présente le 30 germinal an IX/20 avril 1801 la Bibliothèque germanique, un ouvrage qui est une bibliothèque « choisie et complète » destinée à présenter « aux personnes qui ne savent pas la langue allemande la réalité des richesses

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immenses de la littérature allemande ». Parmi les initiateurs de cette expérience, on trouve Griffet-Labaume et Charles Cramer12. L’« art de la traduction » est une dimension centrale de l’entreprise de presse, et le journal se pose en modèle : ainsi fait- il en prairial an VII/juin 1799 la promotion de Phraseologica anglo-germanica , une grammaire anglaise-allemande qui est un recueil de plus de 50 000 phrases tirées des meilleurs auteurs classiques anglais, mises par ordre alphabétique et fidèlement traduites en allemand. À l’inverse d’un modèle hermétique et clos sur la sphère nationale, la « Grande Nation » se pose ainsi en médiatrice de la communication européenne. On connaît encore le rôle que joue Ginguené dans la diffusion de la littérature italienne ; c’est lui qui fait le compte-rendu de la publication des Œuvres complètes de Machiavel par Toussaint Guiraudet, qui allait renouveler entièrement la lecture républicaine du penseur florentin13.

Helen-Maria Williams, médiatrice

10 Helen-Maria Williams est donc au cœur de cette entreprise de médiation ; elle est à la fois traductrice (en anglais) et écrivain traduite en français, vecteur d’une nouvelle pratique narrative. Elle a notamment traduit Paul et Virginie14 en anglais, mais sa grande réalisation reste la traduction, à l’époque de la Restauration, des Voyages d’Alexandre de Humboldt en Amérique15. Parallèlement, les traductions de ses ouvrages font l’objet de comptes rendus approfondis et élogieux : le Nouveau voyage en Suisse qui a été traduit par Jean-Baptiste Say16, et Aperçu de l’état, des mœurs et des opinions dans la République française, vers la fin du XVIIIe siècle, traduit par Sophie Grandchamp17, que connaît Helen- Maria depuis l’époque où toutes deux fréquentaient le salon de Manon Roland. C’est Jean-Baptiste Say qui en fait un long commentaire, en deux rubriques. La première partie présente l’échec de la Révolution de Naples ; l’auteure prétend avoir recueilli ses informations auprès d’un réfugié napolitain arrivé à Marseille18. Ce témoignage relève de l’histoire immédiate : c’est l’une des premières analyses « à chaud » de l’expérience républicaine, avant même le Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli de Vincenzo Cuoco, publié en 180119. L’interprétation de la révolution de Naples est originale : Elle a été embrassée et dirigée par tout ce qu’il y avait dans tous les ordres du royaume, de gens recommandables par des talents éminents ou des vertus reconnues, contre la plus vile canaille de l’Europe, sans exception, et contre un Roi- canaille, allié naturel de cette populace. Les mœurs, les goûts révolutionnaires étaient dans ceux contre qui la révolution s’est faite, tandis que l’amour de la tranquillité, le soin des propriétés étaient dans cette portion de la noblesse, du clergé, des jurisconsultes et des gens de lettres qui l’ont embrassée ; de manière qu’elle a eu véritablement l’air d’une cessation de mesures révolutionnaires, mesures que la contre-révolution a renouvelées avec fureur.

11 C’est une lecture qui rend l’événement transposable dans la grille de lecture des républicains post-thermidoriens. Il y a une traduction du fait pour le rendre assimilable dans une autre conjoncture politique. L’enjeu de cette traduction était la transposition de la Terreur du camp républicain au camp royaliste, avec l’avertissement sous-jacent qui était déjà celui de Benjamin Constant en 179720 : toute nouvelle convulsion populaire entraînerait une réaction sanglante ; des barques viennent chercher les patriotes napolitains pour les conduire au tribunal spécial et à la mort : [...] le bruit des rames, lorsque ces barques approchaient, portait la terreur dans leurs âmes ; de même que sous le règne de Robespierre, les infortunés qui remplissaient les prisons, entendaient avec la stupeur de l’effroi, l’appel qui se

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faisait chaque soir et à la suite duquel ils étaient conduits à la Conciergerie et à l’échafaud.

12 La deuxième partie donne la clef de l’événement : le Directoire est responsable de l’échec de la République napolitaine : Si nous en croyons même l’historien que nous analysons, ces causes ne sont pas les seules qui amenèrent une sanglante catastrophe, et l’on doit regarder comme la plus décisive la volonté du Directoire français, qui ne voulait pas que la république napolitaine existât. Il faut supposer que l’auteur a de bonnes raisons pour fonder cette opinion ; mais plusieurs lignes de points dans cet endroit, indiquent au lecteur qu’il a jugé à propos de les taire21.

13 Sous prétexte d’une réplique au pamphlet de D’Ivernois22, qui vantait la stabilité du gouvernement anglais, il s’agit certes de justifier le coup d’état de brumaire, mais bien plus encore la supériorité du système républicain sur une nation atteinte de l’hybris de la puissance : Nous connaissons trop bien l’excès de l’orgueil et le manque de sagesse du gouvernement anglais, pour croire qu’il se détermine à prendre des mesures aussi salutaires. Nation guerrière et ambitieuse, puissance commerciale, la passion des conquêtes, le besoin de dominer, la soif d’un gain monopole, se réuniront pour éloigner de sa vue ses véritables intérêts, et la porter sans cesse à ces expéditions qui dépouillent les nations, dépeuplent la terre et ne peuvent manquer de lui devenir aussi funestes à la fin, que les croisades le furent à la plupart des États de l’Europe23.

14 L’histoire immédiate et la lecture politique ne sont pas les seules originalités de l’essai de Mlle Williams. Jean-Baptiste Say souligne la nouveauté du procédé narratif : Melle Williams a su ajouter un nouveau prix à l’intérêt de cette histoire, par des détails pleins de sentiment et de vérité, d’où l’on peut conjecturer que si elle ne s’était pas vouée à la poésie et à la politique, elle aurait accru la réputation que les femmes ses compatriotes se sont acquises dans la narration des romans. Nous l’invitons à s’exercer dans ce genre où brille avec tant d’avantages la délicatesse des sentiments, si naturelle à son sexe. Ses écrits ont de quoi plaire aux hommes qui pensent fortement ; mais elle n’oubliera pas sans doute que les femmes ont aussi quelques droits sur les productions d’une plume qui peut suivre les mouvements les plus fugitifs du cœur, aussi facilement qu’elle sait tracer le tableau des grands bouleversements politiques et la peinture des mœurs d’une nation.

15 Il déplace ainsi la critique sur les enjeux de la traduction, le point de vue d’une anglaise sur les événements de France : On pourrait croire qu’un tableau où sont représentés des objets que nous avons sous nos yeux, est plus propre à piquer la curiosité des étrangers que la nôtre ; cependant, nous ne sommes pas toujours placés au vrai point de vue pour bien nous juger, et il peut être piquant de connaître ce que les étrangers pensent et disent de nous.

16 Il est donc fondamental de mettre en avant l’écriture, l’effet de langue, comme témoignage des mœurs. La contribution de Helen-Maria Williams à la promotion d’une nouvelle sensibilité littéraire se remarque surtout à travers ses propres comptes rendus de romans anglais. Elle ne tarit pas d’éloges sur Eugenio et Virginia, roman de Louise Brayer de Saint-Léon24. Il est susceptible d’instruire autant que de plaire. Certes, on fait mine de cultiver un nationalisme littéraire, et de se lamenter de la vogue des romans anglais et allemands, mais c’est une position convenue, et qui n’engage pas les auteurs dans la voie d’une déconsidération du genre.

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17 Toujours dans le même extrait, il y a des considérations sur les règles de la vraisemblance. C’est ce qui fait que, selon Helen-Maria Williams, Richardson est au- dessus de Rousseau. Helen-Maria Williams rejoint absolument un petit opuscule fort peu connu, mais tout à fait intéressant du , Idée sur les romans, paru en 1799. Pour Sade, la Nouvelle Héloïse est un « livre sublime » : Puisse cette vérité faire tomber la plume des mains de cette foule d’écrivains éphémères qui, depuis trente ans, ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet éternel original. Qu’ils sentent donc que, pour l’atteindre, il faut une âme de feu comme celle de Rousseau, un esprit philosophe comme le sien – deux choses que la Nature ne réunit pas dans le même siècle25.

18 Helen-Maria Williams contribue également à la diffusion des idées de ceux qui fréquentent son salon, au premier rang desquels le philanthrope d’origine suédoise Carl-Bernhard Wadstrom, qui a passé de longues années en Angleterre, où il a publié son Essay on colonization26. Républicain dans le même sens qu’Helen-Maria Williams, Jean-Baptiste Say ou Charles Theremin, il doit également fuir le régime d’exception anglais et se réfugier en France. Cheville ouvrière de la seconde Société des Amis des Noirs, qui diffuse ses théories sur la « colonisation libre », ou « colonisation nouvelle27 », il meurt à Paris le 15 germinal an VII/4 avril 1799. C’est Helen-Maria qui rédige sa notice nécrologique28 : Wadstrom publia à Londres un gros volume in/4, renfermant le résultat de ses observations sur l’Afrique, et un grand nombre de notes, de renseignements utiles sur la colonisation en général, et sur celle de la côte d’Afrique en particulier. Des deux ou trois exemplaires de cet ouvrage qu’il avait apportés d’Angleterre à Paris, il ne lui en restait qu’un seul ; et la difficulté des communications ne lui permettait pas d’en faire venir d’autres. Bonaparte, au moment de partir pour l’Égypte, désira d’emporter cet ouvrage, et fit demander à Wadstrom de lui indiquer un moyen de se le procurer ; Wadstrom n’en connut point d’autre que de faire passer au général un hommage gratuit du dernier exemplaire qu’il possédait.

19 C'est un personnage aujourd'hui bien oublié, mais qui joua à l'époque un rôle considérable pour redéfinir une politique française de présence outre-mer, alors que, l'esclavage ayant été aboli, il faut trouver des alternatives à la traite des hommes et au commerce avec les puissants empires africains. C'est la colonisation nouvelle, dont Wadstrom a décrit les ébauches, aussi bien pour les établissements côtiers fondés sur le commerce libre, sur le modèle de la Sierra Leone, que pour les grands voyages en direction des terres inconnues de l'Afrique intérieure, à travers lesquels on cherchait à faire la jonction avec la Haute-Égypte. En outre, Helen-Maria Williams pouvait se sentir en profonde communauté d'esprit avec ce républicain suédois passé par l'Angleterre, condamné pour trahison par le gouvernement de ce pays, qui trouva en France une terre de refuge. Dans l'expérience unique de l'exil, la traduction est aussi un trait d'union entre les opprimés de tous les pays, un rappel du patriotisme de conviction, et de l'écart avec le nationalisme qui semble alors submerger l'opinion française. Mais la traduction n'est pas qu'une entreprise politique, c'est aussi une expérience unique de la langue.

L’art de la traduction

20 La civilisation, pour les Idéologues, est un processus universel qui transcende les particularismes nationaux et les différences ethniques. Mais, dans l'avancement de ce processus, l'étude des langues ne semble pas faire dans l’apprentissage des progrès

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aussi rapides que pour les sciences et les arts. « On commence à sentir que la perfection du langage est aussi nécessaire pour les opérations de l’esprit, que la perfection des instruments pour les travaux mécaniques »29. Les difficultés dans ce domaine ne tiennent pas seulement à l’insuffisante qualité des instruments ou de l’éducation, mais aussi à l’incomplétude de l’armature conceptuelle : la nomenclature grammaticale n’est encore fixée dans aucun pays. Il est bien à désirer que cette incertitude cesse, et que la science des mots, qui a tant d’influence sur la science des choses, et à laquelle tient de si près la justesse des idées, ait un type invariable. On l’a trouvé pour les mesures de toute espèce. Dans une science moins positive, la chimie, on a rencontré des mots-définitions dont un assentiment presque général a prouvé le mérite et l’exactitude. Après les travaux de Dumarsais, de Condillac, et de Sicard, on s’étonne que l’on ne soit pas parvenu encore au même résultat pour la grammaire. On entrevoit cependant qu’il serait possible de généraliser, de simplifier les principes, de manière à les rendre applicables à tous les idiomes. Toutes les langues diverses étant les interprètes des mêmes opérations de l’esprit, elles paraissent sous ce point de vue susceptibles d’être toutes ramenées à des principes généraux et communs. Ainsi considérées, ce que l’on dit de l’une s’appliquera également à l’autre, de manière qu’un travail vraiment philosophique fait sur une seule, serait, à très peu de chose près, un type pour toutes. Alors, l’arbitraire disparaîtrait nécessairement d’une nomenclature toujours fondée en raison. Alors on pourrait espérer qu’elle serait invariable ; on s’entendrait du moins ; ce qui n’arrive pas aujourd’hui, en passant dans sa propre langue d’une grammaire à une autre, et bien moins encore quand on essaie de comparer entre elles les grammaires des divers pays30.

21 Autour de la pratique de la traduction, il se construit, dans ces milieux qui se veulent porteurs des valeurs républicaines de la régénération des mœurs par le sentiment et par le langage, une véritable « grammaire des civilisations ». Instrument de médiation entre des cultures dont il s’agit de dépasser les antagonismes, pour en percevoir les signes universels, produit d’une réflexion sur la langue (« mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde » dira Camus, en digne héritier du projet des Idéologues), c’est également la pratique narrative d’une nouvelle sensibilité, qui place la subjectivité en résonance avec les sensations qui émanent d’une société et d’une nature en constant bouleversement. Cette « grammaire des civilisations » est liée à ce moment précis des années 1796-1802. Helen-Maria Williams pouvait alors se rêver en égérie des temps nouveaux, avant que l’évolution du régime en lequel elle avait placé tant d’espoirs ne la rejette vers une marginalité mélancolique. Cette mélancolie est placée sous le signe du désenchantement, et produit une forme d'autocensure. Les œuvres majeures d'Helen-Maria Williams sont publiées avant 1800, dans la décennie révolutionnaire. Sous l'Empire, elle ne prétend plus à aucun rôle public. La grammaire participe ensuite de la recomposition des savoirs31, devenant un domaine de spécialisation ; tandis que les civilisations se figent dans une échelle hiérarchique et perdent de la fluidité qui était inhérente au projet originel. En œuvrant à sa dernière grande entreprise de traduction, celle des Voyages en Amérique méridionale de Alexandre de Humbold, traduction publiée à l'époque de la Première Restauration, en 1814, Helen- Maria Williams signe son appartenance à une autre époque. Commercialement, l'entreprise est d'ailleurs un échec retentissant.

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NOTES

1. Étienne DE FLACOURT, Histoire de la Grande Ile Madagascar, édition annotée, augmentée et présentée par Claude Allibert, Paris, Karthala, 2007, p. 86-87. 2. Relations des Jésuites, contenant ce qui s'est passé de plus remarquable dans les missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France : ensemble de volumes publiés à Paris chez Cramoisy entre 1641 et 1672 ; réédités en 1858 en trois volumes ; tome I (1611 - 1641), tome II (1642 - 1655), tome III (1656 - 1672). On trouve des analyses récentes de cette collection dans La mission et le sauvage, huguenots et catholiques face aux populations indiennes, sous la direction de Nicole LEMAITRE, actes du 133e Congrès du CTHS, Québec, 2008 ; Paris, éditions du CTHS, 2009. 3. Jean-Luc CHAPPEY La Société des observateurs de l’Homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002 ; id, « Entre communication et civilisation. Les langues et les dynamiques politiques entre République et Empire (1795-1808) », Colloque Le XIXe siècle et ses langues, Société des études romantiques et des dix-neuviémistes. http ://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Langues-Chappey.pdf 4. Les volumes de La Décade… consultés pour cette communication sont ceux de la Bibliothèque de l’Arsenal, cotés 8 H 26 375. 5. Cette présentation biographique doit beaucoup à l’ouvrage de Lionel D. WOODWARD, Une adhérente anglaise de la Révolution Française ; Hélène-Marie Williams et ses amis, Paris, Honoré Champion, 1930. Plus récemment, nous avons la biographie de Deborah KENNEDY, Helen-Maria Williams and the Age of Revolution, Londres, Associated University Presses, 2002. 6. Albert MATHIEZ, La Révolution française et les étrangers. Cosmopolitisme et défense nationale, Paris, la Renaissance du livre, 1918. 7. Helen-Maria WILLIAMS, Nouveau voyage en Suisse, concernant une peinture de ce pays, de ses mœurs, et de ses gouvernements actuels, avec quelques traits de comparaison entre les usages de la Suisse et ceux de Paris moderne, Paris, Charles Pougens, nivôse an VI/janvier 1798. La carrière et l’influence d’Helen-Maria Williams sont à leur apogée sous le Directoire et au début du Consulat. Curieusement, les ouvrages qui lui sont consacrés accordent une part très réduite à cette période ; Woodward insiste sur les correspondants britanniques, tandis que Kennedy ne traite ces années cruciales qu’au prisme des relations avec Bonaparte. Voir Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, La Société des amis des noirs 1788-1799. Contribution à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, Paris, Unesco, 1998, p. 351 et p. 368 ; et Bernard GAINOT, « La République et la Pastorale. Autour du Nouveau voyage en Suisse de Helen-Maria Williams (1798) », dans Gilles Bertrand et Pierre Serna (dir.), La République en voyage, 1770-1830, Rennes, PUR, 2013, p. 265-281. 8. Marron seconda Mirabeau dans la rédaction de ses pamphlets (notamment Appel aux bataves sur le stathoudérat.) et dans son entreprise de médiation entre le radicalisme anglais et la pensée révolutionnaire française. 9. Marc REGALDO, Un milieu intellectuel : la Décade philosophique (1794-1800), Paris, Honoré Champion, 1978, t. 1, p. 267 et sq. 10. Il publie, en 1790, Discussions importantes débattues au parlement d’Angleterre par les plus célèbres orateurs depuis trente ans ; puis, en 1796, Coup d’œil sur les courses de chevaux en Angleterre. Les frères Pictet fondèrent cette même année une entreprise spécialisée à Genève dans la traduction des ouvrages anglais : Bibliothèque britannique ou recueil extrait des ouvrages anglais périodiques ou autres. 11. Sylvie KLEINMAN, Translation, the French language and the United Irishmen (1792-1804), PhD thesis, Dublin City University, 2005. http ://doras.dcu.ie/17994/

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12. Sur cette entreprise éditoriale, voir Jean-Luc CHAPPEY, La Société des observateurs de l’homme, op. cit. et id., « La traduction comme pratique politique chez Antoine-Gilbert Griffet de Labaume (1756-1805) », dans Gilles Bertrand & Pierre Serna (dir.), La République en voyage (1770-1830), op. cit., p. 233-250. 13. La Décade…, n o 27 du 30 prairial an VII/18 juin 1799 ; pour l’analyse de cette entreprise éditoriale, voir Bernard GAINOT, « Lectures de Machiavel à l’époque du Directoire et du Triennio jacobin », dans Paolo Carta et Xavier Tabet (dir.), Macchiavelli nel XIXe XX secolo/ Machiavel aux XIXe et XXe siècles, dipartimento di scienze giuridiche, Università di Trento, Milan, 2007, t. 67, p. 17-48. 14. Traduction de Paul et Virginie et de La chaumière indienne, parue à Londres en 1795. Voir Anna BARKER, « Helen-Maria Williams’s Paul and Virginia and the experience of mediated alterity », dans Luise Von Flotow (ed.), Translated women, University of Ottawa Press, 2011, p. ? 15. Personnal narrative of travels to the equinoxial regions of the new continent, during the years 1799-1804, by Alexander de Humboldt and Aimé Bonpland, (en 7 volumes), Londres, 1818-1829. 16. Les extraits du Nouveau voyage en Suisse sont donnés le 10 frimaire an XI/1er décembre 1801, p. 424-427. Amaury Duval en avait par ailleurs commenté de larges extraits le 20 floréal an VI/9 mai 1798, p. 283-284, à partir de la traduction de Jean- Baptiste Say qui en est le traducteur. 17. La Décade…, no 11, 20 nivôse an IX/10 janvier 1801 ; rubrique « Livres nouveaux » ; commentaire de Jean-Baptiste Say sur cet ouvrage dans le no 13 (10 pluviôse an IX/30 janvier 1801) ; puis un second commentaire dans le no 14 (20 pluviôse an IX/9 février 1801), à la rubrique « Littérature-Histoire ». 18. Ce patriote est Amodio Ricciardi, débarqué à Marseille à la fin du mois d’août 1799, arrivé à Paris le 21 décembre 1799. Il écrivit un mémoire qui circulait dans les milieux de réfugiés napolitains et qui est la source principale de l’essai d’Helen-Maria Williams. Pour l’analyse de ce mémoire, Anna Maria RAO, Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia (1792-1802), Naples, Guida, 1992, p. 441-447. 19. Vincenzo CUOCO, Essai historique sur la Révolution de Naples, texte établi par Antonino de Francesco, édition bilingue, Les Belles Lettres, 2004. 20. Benjamin CONSTANT, Des réactions politiques, Paris, an V/1797. 21. La Décade…, Jean-Baptiste SAY, op. cit., p. 225. 22. Usurpation et chute du général Bonaparte par Sir Francis D'IVERNOIS. « Nec quies gentium sine armis, nec arma sine stipendiis, nec stipendia sine tributis », Tacite, Hist. lib. 4, Londres, décembre 1800 (frimaire an IX). Analyse du texte et contexte dans Otto KARMIN, « Sir Francis d'Ivernois (1757 – 1842). Sa vie, son œuvre et son temps, précédé d'une notice sur son père François Henri d'Ivernois et sur la situation politique à Genève (1748 – 1768) », dans Revue historique de la Révolution française et de l'Empire, 1920. 23. Usurpation et chute…, ibid., p. 280. Cette citation est en fait une réplique de à Lord Howe. 24. La Décade…, no du 20 brumaire an VIII/11 novembre 1799, p. 285–286. 25. Donatien-Alphonse-François DE SADE, Idée sur les romans, Évreux, Arlea, 1997, p. 28. 26. Compte rendu par Charles Theremin dans le numéro de La Décade… du 10 messidor an V/28 juin 1797 ; puis présentation d’un extrait du Précis sur l’établissement des colonies de Sierra-Leone et de Boulama, par Le Breton, dans le numéro du 30 ventôse an VI/20 mars 1798. 27. Bernard GAINOT, « La Décade et la colonisation nouvelle », Annales historiques de la Révolution française, 339/2005, p. 99-116. 28. La Décade…, n o 22, 10 floréal an VII/29 avril 1799, rubrique « Biographie » (« Lettre de la citoyenne Helen-Maria Williams au citoyen J.B. Say, sur la mort du philanthrope Wadstrom ») :

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« La majeure partie de la vie de ce philanthrope fut consacrée à l’affranchissement et la civilisation de cette portion du genre humain qui habite le vaste continent de l’Afrique », p. 230. 29. La Décade…, n o 15, 30 pluviôse an VII/18 février 1799, compte rendu de l’ouvrage suivant : Premiers principes de la langue anglaise par S. Baldwin. L’article est signé Masclet. Dans le no 36 du 30 fructidor an VII/16 septembre 1799, le compte rendu de l’ouvrage de Sylvestre de Sacy, Principes de grammaire générale, mis à la portée des enfants, et propres à servir d’instruction à l’étude de toutes les langues, s’inscrit dans le prolongement de ces présupposés théoriques : il faut établir une nomenclature de base pour les sciences du langage et des idées. 30. Ibid. 31. Jean-Luc CHAPPEY, « The ‘New Elites’ », dans David Andress (ed.), Oxford Handbook of the , Oxford University Press, 2013, p. ?

RÉSUMÉS

La question de la traduction est essentielle dans le journal des Idéologues, La Décade philosophique, littéraire et politique. C’est tout à la fois une extrême attention portée aux modalités du langage, et le souci délibéré de faire de celui-ci le marqueur d’un processus de civilisation. J’ai retenu une personnalité de premier plan au sein de l’équipe éditoriale de ce journal, Helen-Maria Williams, qui est tout à la fois traductrice, et auteur traduit. C’est une médiatrice essentielle au temps de la République Directoriale. Elle est alors particulièrement liée à Jean-Baptiste Say, qui consacre des comptes rendus approfondis et élogieux de deux de ses ouvrages majeurs : le Nouveau voyage en Suisse (1798) et Aperçu de l’état, des mœurs et des opinions dans la République française, vers la fin du XVIIIe siècle, (1801). L’accent est mis sur les valeurs de référence de l’auteure, qui sont en opposition complète avec le nationalisme contre-révolutionnaire anglais, dont Edmund Burke est le principal représentant. Parallèlement, la propre contribution de Helen-Maria Williams à la promotion d’une nouvelle sensibilité littéraire se remarque surtout à travers ses propres comptes rendus de romans anglais, inspirés par Laurence Sterne et le marquis de Sade. Plus largement, ces contributions participent d’une œuvre de médiation entre des cultures dont il s’agit de dépasser les antagonismes, pour en percevoir les signes universels, produit d’une réflexion sur la langue, et sur la pratique narrative d’une nouvelle sensibilité, qui place la subjectivité en résonance avec les sensations qui émanent d’une société et d’une nature en constant bouleversement. C’est une entreprise de « grammaire des civilisations ».

The issue of translation is essential in the Idéologues newspaper, La Décade philosophique, littéraire et politique. It altogether takes an extreme care of language methods and demonstrates the deliberate willingness to use language as a milestone in a civilisation process. I have chosen a leading figure within the editorial team of this newspaper, Helen-Maria Williams, who is at the same time both a translator but also a translated author. She is an essential mediator during the République Directoriale period. At the time, she is especially closed to Jean-Baptise Say, who drafted in-depth and laudatory reports on two of her major publications : le Nouveau voyage en Suisse (1798) and Aperçu de l’état, des mœurs et des opinions dans la République française, vers la fin du XVIIIe siècle, (1801). Say emphasizes Williams’ reference values, which are in total contradiction with English counter-revolutionary , embodied by Edmund Burke as the main representative. In parallel, Helen-Maria’s

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own contribution to the promotion of a new literary trend transpires particularly through her own reports on English novels, inspired by Laurence Sterne and Ideas on novels (whose author is the Marquis of Sade). More generally, these contributions lead to a mediation work between cultures, which antagonisms are overcome in order to perceive their universality, as the result of a thinking process on language as well as on narrative practice entailing a new trend, where the individual echoes both society’s lifestyle and an ever-evolving nature. It is an innovative undertaking leading to a “grammaire des civilisations” (universal system of values for dialogue between cultures).

INDEX

Keywords : La Décade philosophique et politique, the philosophical and political decade, civilisation, cultural mediation, English novels, new colonisation, Directoire, translation art Mots-clés : La Décade philosophique et politique, civilisation, médiation culturelle, romans anglais, nouvelle colonisation, Directoire, art de la traduction

AUTEUR

BERNARD GAINOT IHMC – Institut d'histoire moderne et contemporaine Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Traduire pour stabiliser. L’exemple des ouvrages américains parus en français à la veille de la République, printemps-été 1792

Antonio de Francesco

1 Dès 1776, la France est gagnée par un véritable enthousiasme pour l’Amérique, comme le prouve la publication de nombreux ouvrages rédigés en français sur les origines et les opérations militaires de la guerre d’Indépendance et, surtout, sur les enjeux politiques et institutionnels provoqués par l’insurrection des colonies anglaises. La production de textes et de documents sur la nouvelle République se maintint de manière significative jusqu’aux premières années révolutionnaires. Le bouleversement politique de 1789 confirme en grande partie l’impact, sur la France et, plus largement, sur la « vieille Europe », du message politique américain1.

2 Il est difficile de distinguer, au sein d’une production aussi vaste qu’hétérogène, les différents objectifs du foisonnement éditorial concernant les États-Unis. Néanmoins, si l’on restreint le champ d’investigation aux années postérieures à 1789 et aux seules traductions d’ouvrages politiques américains, il apparaît que l’ambition de les rendre disponibles au public français impliquait la volonté de mettre en parallèle ce qui venait de se passer en France avec le précédent américain. Cette volonté de mise en perspective des deux événements est confirmée par le fait que, dès le début des travaux parlementaires de la Constituante, les références au modèle américain se multiplièrent.

3 Certes, l’établissement de la monarchie constitutionnelle de 1791, ou encore la naissance, l’année suivante, d’une République qui se voulait Une et Indivisible, ou même, par la suite, la création du gouvernement révolutionnaire semblèrent affaiblir la valeur de cette référence, mais ces changements successifs n’arrivèrent jamais à la décrédibiliser totalement2. Preuve en est le fait que la discussion sur le parallélisme entre les deux républiques ressurgit en 1795, à l’occasion du débat constitutionnel de l’an III3.

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4 Plutôt que de considérer ce choix comme un simple repli face aux impasses du monocaméralisme, fût-il de nature monarchique ou républicaine, il convient de remarquer que la fortune du modèle politique américain en 1795 s’explique aussi par un processus de transfert et de réappropriation du modèle politique et culturel d’outre- Atlantique qui s’opéra tout au long de l’expérience révolutionnaire, et plus particulièrement en 1792. C’est en effet sous l’Assemblée Législative, à la veille même de la chute de la monarchie, que l’imprimeur parisien François Buisson publia la traduction de deux ouvrages récemment parus en Angleterre et aux États-Unis concernant la politique américaine.

5 Tout d’abord, au printemps 1792, il proposa une version abrégée du texte de John Adams, A Defence of the american constitutions, paru à Londres en 1787. Cet ouvrage prônait la cause d’un constitutionnalisme mixte, composé de deux chambres et d’un exécutif fort, en critiquant les thèses de Turgot, qui préconisait à l’inverse une solution unicamérale. Quelques mois après, pendant l’été 1792, Buisson fit suivre ce premier texte par la traduction du Federalist, le recueil d’essais écrits également en 1787 par Hamilton, Madison et Jay invitant les citoyens de l’État de New York à ratifier la constitution de Philadelphie.4

6 À première vue, les deux publications étaient en contradiction l’une avec l’autre : la version française du texte d’Adams, précédée par une note introductive du traducteur, un certain L. M., constituait un éloge monarchique du système bicaméral et souhaitait alimenter le débat qui, à cette époque, animait la lutte politique dans la France de la Législative. La traduction du Federalist, parue au lendemain de la chute de la monarchie, semblait en revanche exalter la liberté républicaine américaine et se présentait comme une véritable référence pour tous ceux qui venaient d’être élus à la Convention Nationale, chargés de donner à la France un nouvel ordre constitutionnel. Des deux, la traduction d’Adams affichait beaucoup plus clairement ses intentions politiques et idéologiques, puisque, dans l’introduction, le traducteur n’hésitait pas à proposer ouvertement une révision de la Constitution de 1791 afin d’y instaurer une deuxième chambre. Dans ce contexte, la référence à Adams était utile pour légitimer l’idée d’un sénat composé par une nouvelle aristocratie, qui réunirait la sanior pars de la société, les propriétaires fonciers et tous les « honnêtes hommes » de la Nation. En rappelant que les nombreux nobles émigrés reviendraient tôt ou tard en France et qu’ils reprendraient à nouveau la position de prééminence sociale que leur conférait la richesse, L. M. proposait de les intégrer au nouvel ordre en leur réservant une deuxième chambre, élective, sur une base départementale avec des mandats d’une durée de six ans5. Pour cette raison, le traducteur, qui revendiquait ses positions patriotes tout en affichant clairement son anti-jacobinisme, tenait à spécifier les différences entre le modèle américain et celui de l’Angleterre, à ses yeux bien trop aristocratique6.

7 Son choix ne manquait pas de courage, car, dans la polémique concernant la deuxième chambre, les partisans de la révision constitutionnelle étaient toujours accusés par leurs adversaires démocrates de vouloir introduire en France le bicaméralisme à l’anglaise, synonyme d’aristocratie, alors que la référence américaine était le plus souvent marginalisée ou passée sous silence7. D’ailleurs, Louis Sébastien Mercier, dans sa recension extrêmement critique de l’ouvrage publié par Buisson, était obligé de reconnaitre la subtilité et l’habilité du traducteur qui, tout en suggérant d’établir ces deux chambres, pouvait se targuer de l’aura démocratique du modèle américain8. Bien

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différent fut l’accueil réservé par la presse démocratique au second ouvrage, le Federalist, paru seulement quelques jours après la chute de la monarchie, le 10 août 1792. Dans le numéro du 25 septembre 1792 des Annales politiques et littéraires, Mercier une nouvelle fois tenait à souligner que « jamais ouvrage n’est venu plus à propos dans les circonstances présentes ». Néanmoins il distinguait la position des Américains par rapport à celle des Français, ces derniers se devant de fonder leur République sur le caractère moral qui leur était propre9. La position exprimée au début du mois d’octobre par le Patriote français de Jacques-Pierre Brissot était en revanche plus nuancée : il est vrai que, en faisant l’éloge de cette traduction, le journal soulignait combien le livre était « sans contredit le meilleur qui ait été publié jusqu’à ce jour sur les bases d’un gouvernement fédératif [et] doit être sans cesse entre les mains des membres de la Convention ; ce devrait être leur manuel ». Cependant, l’opinion du journal de Brissot restait ambivalente : « quoique dans certains passages, dans certaines vues, on y remarque quelque tendance à l’aristocratie, cependant en général les maximes politiques en sont excellentes et convenables à tous les gouvernements libres qui veulent acquérir quelque stabilité. On y voit les célèbres auteurs qui l’ont composé marcher avec habileté entre les deux écueils les plus dangereux d’une république, la corruption de l’aristocratie ou les fureurs hypocrites de la démagogie10. » En effet, Brissot, qui connaissait bien à la fois la discussion entre Hamilton et Madison aux États- Unis et l’univers des éditeurs parisiens, avait compris que la traduction du Federalist ne constituait pas forcément un acte patriotique, et encore moins un geste d’inspiration démocrate et républicaine. Au contraire, cette publication pouvait être le préalable du retour en puissance du spectre de deux chambres que l’insurrection populaire semblait avoir écarté à jamais.

8 La crainte de Brissot n’était pas sans fondement, comme le révèle un détail typographique extrêmement intéressant de l’édition parisienne. Les exemplaires conservés en France sont tous numérotés à partir de la page XXII. Cette numération implique l’existence d’une introduction, certes mise en page et imprimée, mais par la suite arrachée. Heureusement, il nous reste tout au moins deux exemplaires, conservés dans la Houghton Library (Harvard University) et dans la Clements Library (University of Michigan), qui disposent des cinq dernières pages de l’introduction. Il n’est pas question d’expliquer ici le détail de cette curiosité bibliographique qui révèle la véritable identité politique de l’initiative éditoriale11. Pour notre propos actuel, il suffit de souligner que les quelques pages anonymes de l’introduction conservées confirment que le traducteur, qui ne remettait pas en discussion la monarchie en France, faisait, une fois de plus, l’éloge du système politique américain, plaidant l’existence de deux chambres élues et confirmant la nécessité de réviser la Constitution française de 1791.

9 Ainsi, il est évident que, par-delà les différences qui s’esquissent dans leur réception, la vision politique qui justifie les deux traductions est la même. Qu’il s’agisse d’Adams ou bien du Federalist, les traducteurs partent du principe que le bicaméralisme américain est de nature tout à fait différente de celle du modèle anglais, en justifiant la réappropriation de la proposition issue de la Convention de Philadelphie de 1787, comme socle pour réclamer une révision de la Constitution de 1791. Toutefois, au cours de la violente lutte politique qui aboutit, en 1792, à la guerre et à l’écroulement de la monarchie, les jacobins n’avaient aucun intérêt à établir une distinction entre les modèles anglais et américain, considérant les deux propositions comme une régression par rapport aux équilibres établis en 1789. Bicaméralisme et aristocratie vont de pair dans un tel contexte politique, ce qui explique pourquoi l’accusation adressée contre

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les cercles feuillants avant le 10 août est à nouveau mobilisée, au sein même du camp démocratique, comme outil polémique contre les , notamment à l’occasion des journées insurrectionnelles du 31 mai et du 2 juin 179312. Il est vrai que l’attention à l’égard de l’exemple politique des États-Unis ne disparut pas totalement13 – encore au mois de mai 1793, dans les colonnes de l’Esprit des journaux français et étrangers parut un compte-rendu détaillé de la traduction du Federalist14 –, mais, lors du coup de force des sections de Paris, la confrontation entre républicains, provoquant les protestations d’une partie des départements contre la Convention et leur soutien aux Girondins en fuite, renforça la polémique d’inspiration montagnarde. Celle-ci établit un lien entre les royalistes et les Girondins, dont le but commun aurait été de mettre fin à la révolution. Le terme de fédéralisme signifiait parfaitement cette soi-disant entente politique, en montrant que celle-ci se fondait sur la volonté partagée de vouloir établir une deuxième chambre et « un système fédératif d’autant de petits états qu’il y avait de provinces15 ».

10 Toutefois, le triomphe de la Convention et la répression qui s’ensuivit ne furent pas suffisants pour effacer l’exemple américain, dont le modèle politique connaissait une réelle postérité après la chute de Robespierre. Sous la Convention thermidorienne, le modèle d’outre atlantique s’imposa à nouveau, notamment lors du début des travaux de la commission des Onze, chargée de préparer le nouveau texte constitutionnel. Ce n’est pas un hasard si l’imprimeur Buisson s’empressa alors de faire paraître une deuxième édition de la traduction du Federalist16. Les Annales patriotiques de Louis-Sébastien Mercier s’y intéressèrent une fois de plus, au début du mois d’avril 1795. Dans le numéro 109, il rappela que la rapidité avec laquelle le public s’était arraché la première édition de la traduction du Federalist prouvait suffisamment l’intérêt de l’ouvrage : « quoique la France ne soit pas dans la même position où se trouvait l’Amérique lorsqu’elle forma son contrat social, les gouvernements démocratiques ont entre eux tant d’analogie que le gouvernement américain doit fournir un grand nombre d’idées aux législateurs et aux philosophes qui s’occupent aujourd’hui du mode de gouvernement qui convient mieux à la France17. »

11 Cette affirmation de Mercier en 1795, comme celles de Brissot en 1792, confirment bien que l’initiative éditoriale de l’imprimeur Buisson se proposait d’accompagner le débat constitutionnel dans la France républicaine, en fournissant une sorte de référence à la Convention. Il serait cependant fallacieux d’en conclure que le retour sur le devant de la scène, en 1795, d’un texte publié en 1792 témoignait du succès éditorial de la première édition, car la seconde ne s’en différenciait que par le frontispice, où le nom d’un des auteurs avait été entretemps corrigé (cf. les figures 1 et 2).

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À gauche : Figure 1 – frontispice de la première traduction française du Federalist, Paris 1792, Milan, Bibliothèque Nationale Braidense. À droite : Figure 2 – frontispice de la deuxième édition de la traduction du Federalist, Paris an III [1795], avec l’aimable autorisation de la William Reese Company, New Haven, Connecticut

12 En revanche, la curieuse numérotation du premier tome se maintint dans la seconde édition, ce qui prouve bien qu’il n’y a eu en réalité qu’une seule impression et que, en 1795, l’imprimeur Buisson a tout simplement remis sur le marché le lot des livres restés précédemment invendus. Le moment paraissait d’ailleurs favorable à un retour en force du système politique américain. Au début du mois d’avril 1795, dans ses premiers jours de réunion, la Commission des Onze fit envoyer dans tous les départements un petit traité, l’Équipondérateur, qui faisait l’éloge de la division des pouvoirs en se fondant sur l’exemple américain18. L’auteur, Pierre Bernard Lamare, était un homme de lettres, jadis proche de Le Tourneur, ancien traducteur de Shakespeare et de nombreux autres ouvrages anglais19. Au cours des premières années de la Révolution, il avait commencé une carrière de journaliste en se rapprochant, par intérêt ou conviction, des groupes fayettistes. En 1792, c’est par les bons offices des Feuillants qu’il était passé aux Îles du Vent en qualité de commissaire civil. Après le renversement de la monarchie, il s’était converti au républicanisme, s’était rapproché des dantonistes, avant d’adhérer au gouvernement révolutionnaire, puis de devenir antirobespierriste au lendemain de Thermidor20. À ce moment précis, Lamare décida de publier son traité, l’Équiponderateur , en le présentant comme « un précis de la doctrine de John Adams, Défense des constitutions américaines », texte qu’il avait « le premier fait connaître en France et dont [il était] le traducteur21. » Cette note, qui faisait d’Adams l’un des pères fondateurs du constitutionnalisme moderne américain, s’inscrivait pleinement dans le tournant pris par la France post-robespierriste, qui voulait alors se rapprocher des États-Unis, afin de trouver un équilibre qui lui avait manqué jusque-là. Ce retour en grâce du modèle politique américain, dont les travaux de Lezay-Marnezia22 et les éloges de Boissy d’Anglas23, qui présidait la Commission des Onze, est confirmé par le fait que l’attention

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pour le système américain n’impliquait plus désormais l’accusation de vouloir renverser la République.

13 Au mois de juillet 1795, à la Convention, l’abbé Morellet, chargé de réclamer la mainlevée du séquestre des propriétés des deux frères Trudaine de la Sablière, tous deux guillotinés sous la Terreur, révéla que le cadet, Charles Michel, mort à 28 ans seulement, « avait traduit de l’anglais un ouvrage estimable et trop peu lu parmi nous, qui eût pu nous être bien utile. Le Fédéraliste écrit à la suite de la révolution américaine et dont le but était non pas de fédéraliser, au sens donné à ce mot parmi nous, les diverses parties des États-Unis, qui existaient déjà séparées et confédérées, mais de démontrer à tous la nécessité d’un gouvernement unique et central qui tint liées les parties d’un vaste empire, liaison sans laquelle il ne pouvait manquer d’être la proie de l’anarchie ou celle d’un ennemi étranger24. »

14 Ces mots étaient prononcés au moment précis de la réintégration au sein de la Convention des Girondins ayant survécu à la répression de 1793 et 1794. Ils mettaient ainsi l’accent sur l’engagement patriotique des frères Trudaine : l’attribution au cadet de la traduction du Federalist impliquait son innocence face aux accusations d’opinions contre-révolutionnaires dont il avait été victime. Mais le rapprochement ne pouvait qu’alarmer et irriter la plupart des députés. Car les deux frères, qui comptaient parmi les hommes les plus riches de France à la veille de la Révolution, n’avaient jamais caché leur sympathie pour 1789 et la monarchie constitutionnelle plutôt que pour la République. En dépit de leur réputation de bons patriotes, de leur appartenance à la Société des Amis des Noirs et de leurs prises de position en faveur de la liberté, ils avaient toujours milité aux côtés de Lafayette, dont ils partagèrent, d’une manière certes bien plus dramatique, le destin politique. En fin de compte, que le monument du républicanisme américain ait été traduit par un royaliste, bien que constitutionnel, à la veille même de l’écroulement de la monarchie de Louis XVI, semblait un contre-sens politique dont il convenait de se méfier. L’intervention de Morellet permettait de dévoiler finalement l’identité du traducteur du Federalist et l’attribution de la version française à Charles Michel Trudaine de la Sablière ne fut ainsi plus remise en cause : en 1803, à l’occasion de la mort de sa veuve, le catalogue de mise en vente de sa bibliothèque la lui attribuait, de même que, en 1809, le dictionnaire des ouvrages anonymes d’Antoine-Alexandre Barbier25. La réalité semble toutefois bien différente, car, en 1810, c’est-à-dire après la mort de Lamare, le Dictionnaire universel historique, critique et bibliographique lui consacrait une notice biographique en rappelant son activité d’homme de lettres qui l’avait conduit à traduire « une foule d’histoires, de voyages, de romans et d’ouvrages politiques ». Parmi ceux-ci, il fallait signaler non seulement la Défense de Adams, mais aussi « une partie du Fédéraliste américain26 ». Cette affirmation, qui implique la possibilité que Lamare était tout au moins associé à Trudaine dans l’entreprise éditoriale, est confirmée par une note rédigée par Lamare lui-même en l’an II : écrivant au Comité de salut public pour solliciter un poste, il ne manquait pas de rappeler alors sa traduction « d’une partie de la Refutation de Burke par Priestley, partie du Fédéraliste, ou plutôt de l’Antifédéraliste américain et autres ouvrages de politique, tous tendant directement à faire haïr le despotisme et à l’affermissement de la liberté républicaine par l’exemple de nos alliés les américains27 ».

15 Le fait que Lamare ait traduit presque au même moment les deux ouvrages, Adams et le Féderalist, montre clairement que leur publication s’inscrivait dans la même logique

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politique. Celle-ci est d’ailleurs assumée par Lamare lui-même, au lendemain de Brumaire, lorsqu’il sollicita auprès du Ministre des Affaires étrangères un poste consulaire aux États-Unis. À cette occasion, il mit en avant sa connaissance profonde de « la constitution et [des] affaires des américains », ayant déjà « fait connaître en France plusieurs de leurs écrits et notamment la Défense des constitutions américaines, de John Adams, ouvrage dont il entreprit la traduction à l’invitation de MM. Short et Lafayette28 ».

16 Ce témoignage de Lamare est précieux, car il permet de mieux retracer les motivations qui conduisirent aux traductions en les insérant au sein d’un véritable projet politique. Il s’agissait, au lendemain de l’entrée en scène de la Législative, alors que la charte monarchique et unicamérale de 1791 semblait incapable d’assurer la stabilité politique, de se tourner vers le modèle américain en tant que solution constitutionnelle pour la France révolutionnaire. Les jeux semblaient alors faits : très tôt, dès septembre 1789, la Constituante avait refusé l’hypothèse d’un Sénat, car toute séparation du pouvoir législatif semblait offrir à l’aristocratie la possibilité d’une revanche qu’il fallait à tout prix éviter pour consolider le nouveau régime naissant. Dès lors, peu importait que le Sénat fût électif ou composé par des pairs nommés par le roi. Modèle américain et modèle anglais étaient, l’un comme l’autre, et ce, malgré leurs profondes différences, voués aux gémonies. L’accusation de vouloir constituer une deuxième chambre, allant de pair avec celle d’aristocratie, était ainsi devenue l’un des lieux les plus communs de la polémique patriote. C’est pour cette raison que les Feuillants, lors de la révision constitutionnelle de juillet-août 1791, n’envisagèrent pas de remettre en question l’unité de la représentation nationale.

17 Pour autant, le modèle américain n’avait pas perdu de son attrait. Du moins pour Lafayette et pour son entourage, qui demeuraient favorables à l’exemple politique des États-Unis. La correspondance de Lafayette avec Washington et les rumeurs concernant sa personne attestent de sa cohérence sur le sujet29, mais ce n’est qu’à l’automne 1791, lorsque la Législative, sous l’impulsion des brissotins, sembla remettre en cause les équilibres approuvés quelques semaines plus tôt, que purent s’ouvrir d’étroites marges d’initiatives. Dans les milieux inquiets de la montée des Jacobins, l’hypothèse refit alors surface comme un antidote au dérapage possible du pouvoir législatif. Simple repli opportuniste, comme le dénonçait Mallet du Pan30 dans les colonnes du Mercure de France, ou bien révélation de la vraie nature aristocratique des anciens meneurs de 1789, comme le prétendait ouvertement Brissot dans le Patriote François31 ? Pour Lafayette et ses proches, la question semblait se poser différemment : face aux premières difficultés du modèle monocaméral, il s’agissait de promouvoir l’image du Sénat électif à la fois comme recours aux valeurs de 1789 et comme modèle de stabilité, capable de sauver le nouveau régime. Dans l’immédiat, il s’agissait d’accepter les institutions en place, mais, face à la menace jacobine, sans exclure la révision de la Constitution pour asseoir un autre équilibre politique, ponctué d’accents américains.

18 Dans les premiers mois de 1792, quand les deux traductions furent envisagées, il ne fait donc aucun doute que Lafayette demeurait un patriote, le chef d’un parti « américain » qui disposait d’une importante notoriété sur le plan international, notamment parmi tous ceux qui avaient partagé avec lui l’expérience de la guerre d’Indépendance. Ses rapports avec les Américains à Paris et en Europe étaient excellents : avec William Short, ambassadeur à Paris à titre provisoire dès la fin de 1789 jusqu’au début de 1792, il envisagea la traduction des ouvrages sur les constitutions américaines, mais il aborda

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aussi la question de la liquidation des dettes de guerre des États-Unis afin d’assurer un point d’appui financier au nouvel ordre de choses32. Ce qui ne l’empêcha de rester, aux yeux de tous les Américains, le vrai représentant de la Révolution : en février 1792 encore, bien que les fusillades du Champ de Mars l’aient désormais opposé au mouvement démocratique parisien, Thomas Paine lui dédie la seconde partie de ses Droits de l’homme33. Au mois de mai – la guerre avait désormais éclatée et Lafayette était chef de l’armée française – à l’occasion d’un curieux voyage de Londres à Paris passant par Coblentz, Joël Barlow lui rendit également visite au quartier général près de « to render the most essential service to France and to ourselves34 ». À l’époque, Lafayette avait rompu avec les anciens Constituants feuillants, car, lors d’une dramatique rencontre avec les frères Lameth chez Adrien Duport, la discussion en faveur d’une révision de la Constitution avait révélé au grand jour la profonde différence des positions parmi les participants. Certes, d’après le témoignage de Pellenc, « on fut d’accord sur leur nécessité, mais non sur leur formation. Un pair et un pair héréditaire est un loup-garou pour Lafayette et les siens35 ». La précision de ce compte rendu est confirmée par la correspondance entre George Washington et Lafayette lui-même, où le général français dénonçait « des étranges projets de l’aristocratie, tels que le rétablissement d’une noblesse, la création d’une chambre des pairs et autres blasphèmes politiques de ce genre, lesquels, tant que nous vivrons, ne se réaliseront pas en France36 ». Le refus d’appuyer les tentatives d’une partie du groupe feuillant se traduisirent par une prudente neutralité politique face au ministère brissotin du printemps 1792, dont Lafayette partageait les positions favorables au conflit, car, comme le notait l’abbé Salamon en décembre 1791 dans sa correspondance avec le cardinal Zelada, il était convaincu « qu’il en arriverait une explosion quelconque qui pourrait amener le but désiré, c’est-à-dire la constitution un peu mitigée37 ». Au début de 1792, le projet politique de Lafayette était donc désormais arrêté : favoriser la révision de la Constitution en s’inspirant du modèle américain. La guerre était ainsi à la fois le moyen de battre les émigrés (même par le biais d’une paix immédiate avec l’Autriche) et de combattre la menace interne des jacobins.

19 Si le projet politique était clair, il restait cependant à le promouvoir sur le plan culturel, en faisant connaître et en adaptant les termes de la politique américaine en France. Ce qui explique pourquoi, alors que les Lameth et Duport s’attachaient à échafauder des plans d’insurrection, les traductions de Adams et du Federalist furent mises en œuvre et, bien que dans des moments fort différents, virent finalement le jour. Il s’agissait d’une véritable opération de transmission et de réappropriation intellectuelle qui visait à créer un nouveau langage politique. Les traductions étaient donc un hommage à la naissance d’un nouveau système politique et elles constituaient un éloge à la modernité des législateurs de Philadelphie, ce qui n’était pas en contradiction avec le respect profond à l’égard de la monarchie. En effet, à l’initiative d’un milieu « américain », le fédéralisme conçu à Philadelphie était promu comme un système de liberté universelle, susceptible d’une brillante application en France, d’autant plus que son adoption aurait permis de stopper la montée jacobine. Nous pouvons en conclure que les traductions, plus qu’une opération culturelle, constituaient un véritable outil d’action politique pour le courant réuni autour de La Fayette. Cela est d’autant plus vrai pour la traduction du Federalist : l’éloge de la Constitution américaine de 1787, qui avait remplacé les articles de la confédération, impliquait que, en France, les bons patriotes auraient pu également réformer la charte de 1791 et se réunir, à l’instar des États-Unis,

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autour de l’introduction d’une seconde chambre qui aurait rééquilibré la prépondérance de l’Assemblée législative sur l’Exécutif.

20 Ce projet sous-jacent n’apparaît cependant pas du tout dans la traduction, car l’explication du sens politique de cette initiative éditoriale était seulement cantonnée aux pages de l’introduction, qui sont malheureusement presque entièrement perdues, puisqu’il ne nous reste – comme on l’a dit – que cinq des vingt-et-une pages dont elle se composait initialement. Toutefois, dans les rares pages conservées, la tentative de canoniser le système politique américain en tant qu’exemple de liberté, indépendamment de la forme institutionnelle de l’État, est bien évidente38. L’objectif était de s’appuyer sur le modèle américain pour relancer en France un processus révolutionnaire, obligé de se confronter aux menaces réactionnaires d’une part et démocratiques de l’autre, alors que faisait défaut un outil institutionnel capable de jouer le rôle d’intermédiaire entre la Cour et l’Assemblée. Si tel était le sens de l’opération culturelle, l’élimination de l’introduction permettait de réussir l’opération de « camouflage républicain » et de présenter l’œuvre sous un jour inattendu, car rien, l’introduction exceptée, ne pouvait susciter de soupçons.

21 La traduction se révélait en effet très respectueuse du texte, le peu d’annotations et de suppressions et les petites modifications qui y furent apportées ne cherchant nullement à l’altérer. Toutefois, si le projet est imprégné de la volonté de présenter d’une façon apparemment neutre la nouvelle théorie politique, ceci ne constitue nullement un gage de qualité pour la traduction réalisée. En 1902, en comparant le texte anglais avec l’édition de 1792 du Federalist, le juriste Gaston Jèze notait combien, à côté d’articles correctement traduits, il y en avait de nombreux où fourmillaient les négligences et les contre-sens. La valeur fort inégale de la traduction l’avait par conséquent convaincu qu’elle n’était pas l’œuvre d’un seul et même individu39. Ce qui paraît juste puisque, d’après le témoignage de Lamare précédemment cité, la traduction fut menée à terme par le travail simultané de plusieurs traducteurs – ce qui était d’ailleurs d’un usage courant tout au long du XVIIIe siècle : Lamare même avait commencé sa carrière de traducteur en travaillant en sous-main pour Le Tourneur, qui publiait les traductions sous son seul nom après les avoir éventuellement retouchées40. Il est donc fort probable que Trudaine se soit limité à prendre en charge les frais de traduction et d’impression en se réservant le droit de rédiger l’introduction. En effet, le déséquilibre, noté en son temps par Jèze, est si profond qu’il paraît impliquer deux conceptions opposées de la pratique même de la traduction : certains numéros du Federalist privilégient l’esthétique de la langue française et prennent à cet égard bien des libertés par rapport au texte anglais, tandis que d’autres demeurent fidèles à l’original au détriment de la tradition littéraire nationale. Il y a donc eu plusieurs plumes qui ont concouru à la traduction du Federalist, comme le prouve le tableau suivant, qui présente les variations de l’expression original de « federal government ».

Tableau 1 – Traduire le terme « Federal Government » dans le Fédéraliste (Paris, Buisson 1792)

Chapitre Original Traduction Récurrence du terme

II-XI Federal Government Gouvernement fédératif 10

XVIII Federal Government Gouvernement politique 1

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XXIII- LXXXIV Federal Government Gouvernement fédéral 64

XXV, XXVIII, XXX, XXXI Federal Government Gouvernement national 4

XLV Federal Government Administration fédérale 1

LII Federal Government Législature fédérale 2

LVII, LXXVI Federal Government Gouvernement de l’Union 2

22 À ce propos, il convient de remarquer que, dans les premiers chapitres, l’auteur utilise l’expression de « gouvernement fédératif », mais que, par la suite, dans la partie centrale de l’ouvrage, il préfère utiliser le terme de « gouvernement fédéral », distinction qu’il maintient jusqu’à la fin du livre, tout en l’accompagnant d’autres choix linguistiques, tels que « gouvernement national », « administration fédérale », « législature fédérale » et « gouvernement de l’Union ». Ces différences suggèrent que l’univers politique des traducteurs de l’ouvrage était différent et même parfois opposé. En effet, dans le langage politique du XVIIIe siècle, l’adjectif federative était le plus connu. Il avait été initialement proposé par et, par la suite, toujours avec la même signification d’union politique, repris en France par Montesquieu. En revanche, le terme de federal ne connut pas la même fortune, ayant une signification bien plus précise, car, tout au long du XVIIIe siècle, il renvoie à l’union entre plusieurs sujets étatiques, selon ce qui avait été indiqué par James Hodges en 1703 au cours du débat qui avait débouché sur l’Union Act entre l’Écosse et l’Angleterre41. William Robertson l’utilise pour sa part avec la même signification lorsqu’il traite de l’alliance des Cinq Nations indiennes des Grands Lacs42 avant de le systématiser en 1787, quand Joël Barlow lui-même, dans le discours prononcé à l’occasion de la fête nationale du 4 juillet, fit référence au débat survenu à Philadelphie en le qualifiant de « federal system.43 »

23 En d’autres termes, le mot federalist était un néologisme de la politique américaine et, en tant que tel, il n’appartenait pas à l’univers politique des révolutionnaires de 1789, qui le traduisaient par le terme, bien plus répandu, de fédératif. Même si le mot fédéraliste avait été utilisé par Demeunier dans son Amérique indépendante et, plus récemment encore, par Étienne Clavière, il n’avait pu remplacer l’adjectif fédératif, nettement privilégié, même parmi les milieux démocratiques, par la référence à la théorie politique de Montesquieu44. En revanche, dans la traduction du Federalist – contrairement à l’usage qu’en fait Brissot, qui dans son compte rendu, parle, comme on l’a vu, de gouvernement fédératif – l’expression fédéral l’emportait largement et révèle la volonté des traducteurs de distinguer par-là l’originalité du système politique mis au point à Philadelphie. En effet, la traduction rejoignait les trois auteurs américains pour considérer que le gouvernement fédéral se distinguait des exemples de l’Antiquité en ce qu’il protégeait l’intérêt public contre les factions, assurait stabilité et liberté et sauvegardait la souveraineté populaire en empêchant tout parti de s’imposer à la volonté générale.

24 Il faut donc en conclure que, dans la traduction, deux manières différentes de se confronter et d’intégrer un nouveau lexique politique ont coexisté : l’une maintenait une vision traditionnelle des transferts culturels et, curieusement, dans un contexte

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révolutionnaire où l’idée de la rupture par rapport au passé l’emportait un peu partout, ne doutait pas que l’assimilation des idées nouvelles passât, comme à l’accoutumée, par l’adaptation du texte original au contexte linguistique local ; l’autre, en revanche, assumait le choix de traduire le Federalist par une rupture avec les catégories politiques traditionnelles. Cela induisait par conséquent l’adhésion à un nouveau langage, et une fidélité au texte destinée à prendre en compte la naissance de nouveaux mots directement repris de l’anglais. En d’autres termes, dans la première édition française du Federalist, il existe une partie de la traduction empruntée à l’assimilation, où le texte original reste subordonné aux standards linguistiques et culturels du pays de réception. Mais une autre partie, tout à fait opposée à la précédente, opère en revanche une sorte de subversion des paradigmes linguistiques traditionnels en se proposant de créer une nouvelle terminologie politique. Il va de soi que, en 1792, le premier traducteur maintient un univers idéologique bien peu altéré par les bouleversements révolutionnaires, tandis que le second, conscient de la modernité politique du moment, pense que le texte traduit doit s’accorder, du point de vue linguistique, à la radicalité ambiante. Dans ce dernier cas, il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien de Lamare, parce qu’il fait usage du terme de « gouvernement fédéral » comme dans la traduction d’Adams45 et qu’il ne manque pas de faire d’autres choix en rapport avec le nouveau langage politique : par exemple, le « Bill of rights » d’origine devint « Déclaration des droits », même si, ailleurs dans la traduction, il existe aussi un « Bill des droits ». Le Department anglais devient, d’après Lamare, « Département », mais il est côtoyé par les termes de « Pouvoir » et de « Corps ». « Negative », « Absolute negative » et « Qualified Negative », bien qu’il existât le terme de refus dans la constitution de 1791, ne sont traduits qu’une seule fois par cette expression. Lamare lui préfère « veto », même s’il utilise parfois l’expression « autorité négative » ; « Congress » est traduit par « Congrès », mais aussi par « Sénat » ; « State » devient « État », mais aussi « province » ; « Republicanism » est traduit enfin par « gouvernement républicain », même si le républicanisme n’est pas un terme inconnu.

25 D’après ces exemples, il est évident que l’effort pour établir un nouveau lexique accompagne la naissance d’une culture politique visant à se distinguer nettement de celle de l’Ancien Régime. Par rapport aux fortunes diverses des textes américains en France, les historiens n’ont cependant jamais souligné cet aspect : ils ont insisté sur la réputation internationale rapidement atteinte par les deux ouvrages, et notamment par le Federalist46, mais sans pour autant s’interroger sur le processus d’adaptation au contexte de publication, qu’il s’agisse, d’une part, de la définition des nouvelles idées propagées ; d’autre part, de l’usage conséquent d’un nouveau vocabulaire ; enfin, de l’intégration (et l’adaptation) de l’ouvrage au schéma culturel du pays de réception47. En revanche, il est désormais communément admis que limiter les traductions à la réputation internationale d’un ouvrage ou en faire un instrument pour vérifier la circulation des idées empêchent toute appréhension de la dimension proprement politique qu’elles pourraient, dans un contexte précis, d’un côté, impliquer, et de l’autre, modeler. Par conséquent, il est temps de proposer une lecture différente des ouvrages politiques américains dans la France révolutionnaire : en privilégiant le but politique de l’initiative, il convient de mettre en évidence la manière dont, dès 1789, la politique entraîne la linguistique sur le terrain de l’expérimentation, avec des résultats, quant au renouvellement du vocabulaire, qui dépendent entièrement des rapports de force établis par la conjoncture révolutionnaire. Dans le cadre d’une histoire politique qui s’appuie sur l’histoire du livre et sur l’histoire des idées, l’analyse des traductions

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peut alors s’imposer comme l’objet d’un grand chantier de recherches pour comprendre l’impact de la Révolution sur la construction de l’opinion publique et des discours politiques. Dans cette perspective, les difficultés à traduire certains mots, les inégalités des valeurs d’expression, les libertés par rapport au texte original, les néologismes, les négligences et les contre-sens des traducteurs, représentent autant d’opportunités pour réfléchir aux capacités d’un espace politique donné à adapter le langage aux suggestions du moment révolutionnaire et de proposer, par conséquent, un renouvellement du discours public.

NOTES

1. Voir à ce propos B. FAY, Bibliographie critique des ouvrages français relatifs aux États-Unis, 1770-1800, Paris, Champion, 1925. Plus récemment, D. ECHEVERRIA, Mirage in the West : a history of the French image of American society to 1815, Princeton, University Press, 1957, et, pour plus de détails : D. ECHEVERRIA et E. C. WILKIE, The French Image of America : a chronological and subject bibliography of French books printed before 1816 relating to the British North American colonies and the United States, Metuchen, Scarecrow Press, 1994.

2. H. E. BOURNE, « American Constitutional Precedents in the French National Assembly », American Historical Review, 8, 1903, p. 466-486 ; J. APPLEBY, « America as a Model for the Radical French Reformers of 1789 », William and Mary Quarterly, 28, 1971, p. 267-286 ; E. H. LEMAY, « Lafitau, Démeunier and the Rejection of the American Model at the French National Assembly, 1789-1791 », dans M. R. Morris (dir.), Images of America in Revolutionary France, Washington, Georgetown University 1990, p. 171-184 ; C. Bradley THOMPSON, « The American Founding and the French Revolution », dans R. C. Hancock et L. G. Lambert (dir.), The Legacy of the French Revolution, Lanham, Rowman and Littlefield, 1996 ; V. HUNECKE, « Die Niederlage der Gemässigten. Die debatte über dir Franzosische Verfassung im Jahr 1789 », Francia, 29, 2002, p. 75-128 ; H. DIPPEL, « The ambiguities of modern bicameralism : input- vs. output-oriented concepts in the American and French revolutions », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 71, 2003, p. 409-424. 3. Voir à ce propos P. GUENIFFEY, La révolution ambiguë de l’an III : la Convention, l’élection directe et le problème des candidatures, in R. Dupuy et M. Morabito (dir.), 1795. Pour une république sans révolution, Rennes, PUR, 1996, p. 49-78, et M. TROPER, Terminer la Révolution. La constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006.

4. J. ADAMS, Défense des constitutions américaines, ou de la nécessité d’une balance dans les pouvoirs d’un gouvernement libre, avec des notes et observations de m. De La Croix, Paris, Buisson, 1792, 2 vol. ; Le fédéraliste, ou Collection de quelques Écrits en faveur de la Constitution proposée aux États-Unis de l’Amérique, par la Convention convoquée en 1787, publiés par MM. Hamilton, Madisson (sic) et Gay (sic), Paris, Buisson, 1792, 2 vol. 5. « Une portion nombreuse des habitants de la France est expatriée. Soit qu’ils réussissent ou qu’ils échouent dans le projet de nous faire la guerre, et quelle que soit la fin de la querelle, battus ou non battus, il faudra toujours qu’ils rentrent ; si ce ne sont pas les pères, ce seront les enfants ; s’ils ne reviennent pas tous, ils reviendront au moins en grande nombre. Les uns iront

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habiter les campagnes, les autres se rapprocheront du pouvoir exécutif. Ceux qui résideront dans les villages, riches et devenus populaires, ne seront-ils pas portés d’élection en élection à l’assemblée législative ? […] Nos ci-devant nobles iront donc à la législature ; et lorsqu’une fois ils y formeront majorité, on peut présager quelle seront les suites de ce ralliement. On dira peut- être encore que, dans le système proposé, les mécontents s’introduiront également dans l’une et dans l’autre chambre. Ils s’y introduiront sans doute, mais l’effet sera bien différent. Les membres de la chambre démocratique seront ex professo défenseurs des droits du peuple. Leur devoir, leurs fonctions, leurs opinions mêmes leur seront tracées en quelque sorte. Si quelque membre s’écarte de la ligne, il y sera aussitôt rappelé par la chambre entière, qui sera de plus surveillée par l’œil du peuple. Les sénateurs seront ex professo représentants et défenseurs des corps administratifs qui les auront nommés et leur ligne sera également tracée. Ce Sénat sera donc une chambre aristocratique, mais non pas une chambre patricienne. On y verra un autre Mirabeau à côté d’un ci-devant duc ; le curé de village, s’il a fait preuve de génie, à côté du plus riche propriétaire ; ce Sénat sera temporaire, chaque sénateur devant, après six ans, rentrer dans la classe commune. Ainsi, vous n’aurez à craindre, sous ce rapport, aucun des inconvénients du patriciat. » Voir J. ADAMS, Défense des constitutions américaines, vol. I, p. XVII-XX. 6. « On s’apercevra sans doute, en lisant l’ouvrage de M. Adams, que le système ici proposé n’est pas exactement le sien. Il parait même qu’admirateur zélé du gouvernement britannique, il n’était pas autant l’ennemi des nobles anglais que nous pouvons l’être de tous les nobles de la terre. Les Américains n’avaient point sur leurs frontières une horde de rebelles conjurant avec des étrangers la ruine de leur patrie. Mais que devons-nous conclure de là ? Ce qu’en ont conclu les Américains eux-mêmes : que M. Adams eût encore mieux aimé voir s’établir en Amérique la diversité d’ordres et le patriciat d’Angleterre, fortement balancé par deux autres branches, que de voir son pays livré aux horreurs d’un gouvernement simplement démocratique. » Ibid., p. XXII. 7. Voir à ce propos les Annales patriotiques et littéraires, no 84, 24 mars 1792, p. 375 : « Les feuillants d’aujourd’hui ne sont que les ci-devant monarchiens de Stanislas Clermont-Tonnerre ; mais […] les Lameths, les Barnaves et autres compères ont su grossir leur parti d’un certain nombre de badauds de bonne foi au moyen de la devise, la signifient en terme d’argot : point d’égalité, une chambre de nobles, demi contre-révolution. » 8. « On veut absolument nous faire adopter le système des deux chambres, on est assailli par les mêmes sophismes, parce que le corps législatif est divisé en deux dans les États-Unis de l’Amérique : M. John Adams propose cette forme à tout l’univers. » Ibid., Supplément au n o 93, 2 avril 1792, p. 415. 9. « […] il faut à toute nation un gouvernement national, c’est-à-dire fondé sur sa masse physique et sur son caractère moral. Ainsi telle vérité politique n’est plus la même sous telle latitude ; mais il n’en résulte pas moins que pour former parmi nous l’établissement d’un gouvernement national, nous avons besoin de consulter, pour point d’appui ou pour point de comparaison, tous les débats qui ont donné lieu aux écrits en faveur de la constitution proposés aux États-Unis de l’Amérique lors de la convention convoquée en 1787. » Ibid., no 269, suppl. du 25 septembre 1792, p. 1200. 10. Patriote françois, 4 octobre 1792, no 1151, p. 584. 11. J’ai consacré une large attention aux aventures typographiques de la première traduction française du Federalist dans mon article : « Traduzioni e rivoluzione. La storia meravigliosa della prima versione in francese del Federalist (Paris, Buisson 1792) », Rivista storica italiana, 123, 2011, p. 61-110. Je renvoie donc à cette intervention pour toute explication supplémentaire de cette anomalie bibliographique. 12. Voir à ce propos Y. AUDERSET, Transatlantischer Föderalismus : Zur politischen Sprache des Föderalismus im Zeitalter der Revolutionen, 1787-1848, Berlin, de Gruyter, 2016, notamment p. 82-104.

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13. C’est ce que prouve l’exemple d’Anacharsis Cloots, qui présente la constitution de Philadelphie comme une solution proprement unitaire à la crise qui a suivi la mise en exercice des Articles de la Confédération. A. CLOOTS, Nouvelles combinaisons de l’art social, dans La République universelle, ou adresse aux tyrannicides, Paris, chez les marchands des nouveautés, an IV de la Rédemption [1792], p. 104-5 : « Les treize états de l’Amérique ont tellement senti les inconvénients de leur agrégation fédérative et de l’inégalité des sections et du morcellement de la souveraineté qu’ils ont constamment travaillé depuis la paix à donner au congrès les principales facultés de l’autorité suprême. La convention de New York fit un grand pas vers l’unité souveraine et tous les bons esprits de l’Amérique se proposent d’imiter notre division départementale à la première convention qui aura lieu sur le continent du Mississippi. » 14. Là aussi l’approche est favorable à l’interprétation de la constitution de Philadelphie comme une solution unitaire aux problèmes des jeunes États-Unis : « Après avoir exposé très en détail les dangers auxquels des gouvernements partiels et simplement fédératifs exposeroient les États- Unis de l’Amérique, l’auteur revient à l’utilité de l’union et la fait encore envisager sous différents points de vue… ». Voir l’Esprit des journaux français et étrangers par une société de gens de lettres, 22, 1793, t. V, p. 70. Le compte-rendu se trouve aux p. 63-76. 15. Voir par exemple le compte rendu de la traduction paru dans Saggio del nuovo giornale che avrà per titolo il Genio letterario d’Europa che s’incomincierà a pubblicare nel prossimo mese di luglio 1793, Venezia, Zatta, 1793, p. 124 : « questa collezione è interessante per i Francesi nelle attuali circostanze. » 16. Le fédéraliste, ou Collection de quelques écrits en faveur de la Constitution proposée aux États-Unis de l’Amérique, par la Convention convoquée en 1787, publiés […] par MM. HAMILTON, MADISSON (sic) et JAY, Paris, Buisson, an III [1795], 2 vol. 17. Annales patriotiques et littéraires de la France ou la tribune des hommes libres, no CIX, 19 germinal an III (8 avril 1795), p. 525.

18. P. B. LAMARE, L’Équipondérateur, ou une seule manière d’organiser un gouvernement libre, Paris, Imprimerie nationale, an III.

19. Voir R. HAMMERSLEY, French Revolutionaries and English Republicans : The Cordeliers Club, 1790-1794, Rochester, Boydell Press, 2005, et, plus récemment, A. JAINCHILL, Reimagining Politics after the Terror. The Republican Origins of French , Ithaca and London, Cornell University Press, 2008. 20. Sur Lamare, voir la contribution dans ce même numéro de Jean-Luc CHAPPEY et Virginie MARTIN, « À la recherche d’une “politique de traduction” : traducteurs et traductions dans le projet républicain du Directoire (1795-1799) ». 21. L’Équipondérateur, op. cit., p. 6, note 1. 22. Voir A. LEZAY, Qu’est- ce que la constitution de 93 ? Constitution de Massachusett, Paris, Migneret, an III.

23. P. AVRIL, « Le « bicamérisme » de l’an III », dans La constitution de l’an III ou l’ordre républicain, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1998, p. 183-98 ; F. LUCHAIRE, « Boissy d’Anglas et la constitution de l’an III » et C. Courvoisier, « Boissy d’Anglas, rapporteur du projet de la constitution de l’an III », dans G. Conac et de J.-P. Machelon (dir.), La constitution de l’an III. Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel, Paris, PUF, 1999, p. 43-50 et 101-109. 24. Mémoire pour les citoyennes Trudaine veuve Micault, Micault veuve Trudaine et le citoyen Vivant Micault-Courbeton fils, Paris, Maret, an III de la République [1795], p. 74-75. Sur le

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procès qui amena, entre autres, à la condamnation à mort des deux frères Trudaine, voir L. BAKER, « The French Revolution as Local Experience : the Terror in Dijon », The Historian, 67, 2005, p. 709. Sur la grande amitié entre les frères Trudaine et Morellet, voir surtout D. MEDLIN, « André Morellet and the Trudaines », Studies on Voltaire and Eighteenth century, 12, 2005, p. 117-127. 25. Catalogue des livres et manuscrits précieux provenant de la bibliothèque de Ch. L. Trudaine, après le décès de madame sa veuve, dont la vente se fera en sa maison, rue Taitbout, au coin du boulevard des italiens, le 25 nivose an XII (16 janvier 1804), Paris, Bleuet, 1803, p. 276 : « Le Fédéraliste…, 1787, traduit de l’anglais (par Trudaine de la Sablière), Paris, Buisson, 1792, 2 vol. » Voir A.-A. BARBIER, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes composés, traduits ou publiés en français et en latin, avec les noms des auteurs, traducteurs et éditeurs, Paris, Barrois, 1822-1827. 26. Dictionnaire universel, historique, critique et bibliographique, Paris, Imprimerie des Mame frères, 1810, vol. IX, p. 464. 27. Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Personnel, vol. 22, dossier Delamare, f. 28. 28. Ibid., vol. 42, dossier Lamare, f. 231. 29. L. GOTTSCHALK (dir.) The Letters of Lafayette to Washington, 1777-1799, Philadelphia, American Philosophical Society, 1976. Parmi les ouvrages dédiés à l’amitié entre Washington et Lafayette, voir plus récemment J. R. Gaines, For Liberty and Glory : Washington, Lafayette, and Their Revolutions. New York-London, Norton & Co., 2008. 30. Voir Mercure de France, no 513, 31 décembre 1791, p. 355-357. 31. Voir à ce propos, parmi les nombreuses interventions, le Patriote François du 13 mai 1792, no 1007, p. 434-5 : « Qu’il y ait eu, depuis le 19 juin 1790, un projet pour ressusciter la noblesse, et pour l’affermir davantage, en créant les deux chambres ; Que ce projet ait été adopté par presque toute la minorité de la noblesse, même par ceux qu’on avoit regardés jusqu’alors comme les plus chauds défenseurs du peuple ; Que ce projet existe encore et ait des partisans depuis Coblentz jusqu'à Paris ; Que ce projet soit le point de ralliement de tous les aristocrates, de presque tous les nobles, des chefs de modérés ; Que ce projet serve de base à la coalition des puissances couronnées ; Que ce projet, quoique déjoué par le serment du 14 janvier, et par l'accusation du 10 mars, reprenne de nouvelles forces depuis les deux petits échecs reçus par les armes françoises, c'est ce dont on ne peut douter , lorsqu’on a que avec [sic] un œil attentif les évènements et la marche des chefs d'opinion. » 32. Voir à ce propos G. G. Shackelford, Jefferson’s Adoptive Son. The Life of William Short, 1759-1848, Lexington, University Press of Kentucky, 1993, p. 58-67. 33. « After an acquaintance of nearly fifteen years, in difficult situations in America, and various consultations in Europe, I feel a pleasure in presenting to you this small treatise, in gratitude for your services to my beloved America, and as a testimony of my esteem for the virtues, public and private, which I know you to possess […] If you make a campaign in the ensuing spring, which it is most probable there will be no occasion for, I will come and join you. Should the campaign commence, I hope it will terminate in the extinction of German despotism, and in establishing the freedom of all Germany. When France shall be surrounded with revolutions, she will be in peace and safety, and her taxes, as well as those of Germany, will consequently become less (London, Feb. 9th 1792) ». Voir T. Paine, Rights of Man. Part the Second combining Principle and Practice, London, Jordan, 1792, p. V-VI. 34. Voir à ce propos Joel Barlow Papers, 1775-1835, Ms Am 1448 (190), letter to Ruth Barlow, Dunkerque, 20 May 1792 : « I left that seat of the “Forsaken Villains” Coblentz at the 3rd of May after having concerted a good plan with my friend to render the most essential service to France

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and to ourselves. I was to make the best of my way to France to communicate our scheme to Lafayette who was there near Metz. The 4th day I had got within a mile of the frontier when I was taken up by the Austrians and sent back to Luxembourg […] From Luxembourg to Ostend is 200 miles travelling very slow […]. I am determined after all this trouble to carry this matter through, if it can be done soon as I believe it may. But these delays I am afraid will be the ruin of every thing ». Voir aussi les lettres suivantes, toutes en ligne à l’adresse http://oasis.lib.harvard.edu/ oasis/deliver/~hou01285, qui confirment que Barlow se radicalisa dès son arrivée à Paris. 35. H. GLAGAU (dir.), Die Französiscfte Legislative und der Ursprung der Revolutionskriege, 1791-1792, Berlin, Ebering, 1896, p. 299-301, et A. SODERHJELM, Marie-Antoinette et Barnave : correspondance secrète (juillet 1791-janvier 1792), Paris, A. Colin, 1934, p. 50 et 132. 36. Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette publiés par sa famille, Paris, Fournier et Londres, Saunders, 1837, vol. III, p. 424 (lettre de Paris à George Washington datée 15 mars 1792). 37. Correspondance secrète de l'abbé de Salamon chargé des affaires du Saint-Siège pendant la révolution avec le cardinal de Zelada (1791-1792), Paris, Plon 1898, p. 204. 38. Le Fédéraliste, op. cit., vol. I, p. XVII : « Il est des esprits exclusifs qui ne connaissent qu’un bon gouvernement et qui voudraient le rendre commun à tous les peuples de la terre. Les uns prétendent qu’un président du congrès suffirait à la France ; d’autres assurent qu’avant peu l’Amérique aura besoin d’un roi héréditaire. Sans prétendre à une perfection abstraite et imaginaire, sachons nous contenter du gouvernement qui sera le meilleur pour nous, comme les Athéniens avaient reçu de Solon les meilleurs loix possibles pour les Athéniens. Il faut pour qu’un gouvernement rende heureux les hommes auxquels il est destiné, qu’il soit approprié à leur mœurs, à leurs manières, à leur situation physique et politique. Mais ce n’est pas tout, il faut encore qu’il soit aimé du peuple qui doit y obéir. Dans un pays libre, l’opinion publique que l’on peut appeler aussi l’esprit national, est toujours le premier des pouvoirs, et le gouvernement ne peut avoir de force, quand il est contrarié par ce pouvoir suprême. » Également utile à ce propos, L. B. DUNBAR, A Study of « Monarchical » Tendencies in the United States from 1776 to 1801, Urbana, University of Illinois, 1923, p. 99-117, ainsi que E. NELSON, The Royalist Revolution. Monarchy and the American Founding, Cambridge Ma.-London, Belknap Press of Harvard University Press, 2014, p. 66-107. 39. « Barbier […] attribue la traduction qui parut à cette époque à M. Trudaine de la Sablière. Pour ma part, la comparaison minutieuse que j’ai faite du texte anglais et de l’édition française de 1792 m’a convaincu que la traduction n’était pas l’œuvre d’un seul et même individu. La valeur, en est, en effet, fort inégale. À côté des numéros – assez rares, d’ailleurs – correctement traduits, il en est de nombreux où fourmillent non seulement les négligences, les libertés, mais encore les contre-sens. Quoi qu’il en soit sur ce point, l’édition de 1792 eut un tel succès qu’une réimpression eut lieu la même année, et que, trois ans plus tard, en 1795, parut une seconde édition, également en deux volumes. Dans la deuxième édition française le nom de Jay est correctement orthographié : elle porte la date de l’an III de la République ». Voir Le Fédéraliste, nouvelle édition française avec une introduction bibliographique et historique par Gaston Jèze, Paris, Giard & Brière 1902, p. XIII.

40. Voir M. MERCATI-BRISSET, « Pour un portrait de Le Tourneur », dans Lettres romanes, no 3-4, 1976, p. 212-20. 41. « A Confederate or Federal Union is that, whereby distinct, free, and independent kingdoms, dominions or states, do unite their separate interests into one common interest, for the mutual benefit of both » ; « And I hope to furnish me with a fit occasion to lay before the government, the nature and qualities of that federal Union with England, which I have in view ». Voir J.

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HODGES, Rights and Interests of the Two British Monarchies, with a Special Respect to an United or Separate State, London, s. n. t., 1703, t. I, p. 3 ; 1706, t. III p. 59. 42. « If we except the celebrated league, that united the five nations in Canada into a federal republic, [...] we can discern few such traces of political wisdom among the rude american tribes ». Voir W. ROBERTSON, History of America, London, Cadell, 1777, vol. I, p. 404. 43. J. BARLOW, An Oration delivered et the north church in Hartford at the meeting of the Connecticut Society of the Cincinnati, July 4th, 1787, in Commemoration of the Independence of the United States, Hartford, Hudson and Goodwin, 1787, p. 12. Il est important de souligner que Barlow fait ici l’éloge de Lafayette et des autres militaires français et de l’ouvrage de John Adams qui venait d’être publié en Angleterre. 44. Voir notamment le pamphlet ultra-démocratique de J.-N. BILLAUD-VARENNE, L’acéphocratie ou le gouvernement féderatif,́ demontré ́ le meilleur de tous, pour un grand empire, par les principes de la politique et les faits de l'histoire, Paris, l’an second de l'acheminement à la liberté, 1791 45. J. ADAMS, Défense…, op. cit., vol. 2, p. 456.

46. J. APPLEBY, « The Jefferson-Adams Rupture and the First French Translation of John Adams’ Defence », American historical review, 73, 1968, notamment p. 1085-1088, et C. Bradley Thompson, « John Adams and the Coming of the French Revolution », Journal of the early Republic, 16, 1996, p. 361-367. 47. Il s’agit là d’une multiplicité de lacunes qui sont d’autant plus gênantes pour appréhender les ouvrages politiques au XVIIIe siècle que, à cette époque, comme Fania Oz-Salzberger l’a brillamment souligné, au moment du passage d’un texte dans d’autres dimensions linguistiques, la démocratisation de plus en plus évidente du monde intellectuel européen en favorisait une métamorphose profonde, qui l’amenait à assumer des valeurs et des significations excédant largement les intentions initiales de l’auteur même. Voir F. OZ-SALZBERGER, « The Enlightenment in Translation : Regional and European Aspects », European review of history, 13, 2006, p. 385-409.

RÉSUMÉS

La naissance d’une culture politique révolutionnaire s’est beaucoup appuyée sur le propos de développer un lexique nouveau se fondant sur la diffusion de traductions, dont le but n’était pas simplement de favoriser la circulation des idées. Un processus d’adaptation au contexte de publication caractérise en fait ces initiatives, qui se révèlent donc entièrement dépendantes de la conjoncture politique. C’est dans ce cadre de lecture qu’il convient d’inscrire la parution, dans la France révolutionnaire à la veille de la République, d’ouvrages concernant la politique américaine, tels que le texte de John Adams A Defence of the american constitutions et le recueil d’essais de Hamilton, Madison et Jay intitulé Federalist. Publiées par le même éditeur parisien entre le printemps et l’été 1792, ces deux traductions participent d’un même projet politique fayettiste, pourvu qu’elles font référence au modèle bicamérale américaine pour réclamer une révision de la constitution de 1791. Il serait donc fallacieux de déduire que la traduction du Federalist s’inscrivait dans le cadre de l’identité républicaine du nouveau système politique américain. En France, dans les cercles des feuillants proches de La Fayette, l’ouvrage incarnait par contre la possibilité de stabiliser une monarchie libérale qui semblait en proie à l’initiative

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des jacobins. La traduction du Federalist fut en effet l’œuvre de plusieurs hommes, chargés de proposer dans le nouvel langage révolutionnaire l’originalité politique américaine. Comme le prouve le nombre de variations, dans la traduction, de l’expression originale « federal government », ces hommes ne partageaient pas du tout le même imaginaire politique et réagirent par conséquent d’une manière bien différente au défi du nouveau langage politique. Ainsi, ces changements lexicaux attestent de l’existence d’un réseau à la base de cette opération et, surtout, de l’influence du politique dans le renouvellement du vocabulaire.

In the last decade of the 18th century, translations were very useful in order to spread new revolutionary ideas and to build up a new political language. Among the first works to be translated in France after 1789 were the canonical texts of the American politics John Adams’ Defence and the Federalist by Hamilton, Madison and Jay. Both were published in the first half of 1792 by the Parisian publisher Buisson. Namely the Federalist enjoyed a considerable success because the same translation was later represented in 1795, during the time of the constitutional debates regarding the institutional form of government for the newly French Republic. However, the translation was not a paean for the republican cause, because it was carried out by the Lafayette entourage who, even in 1792, deemed it possible to blend the American model with the monarchical form. A detailed study of the translation suggests how it was the work of several men, very different from each other with respect to their approach to the new political language. These differences are confirmed, for example, by the various translations of the same original expression “federal government” and they suggest that the revolutionary years were decisive in order to create a new political language.

INDEX

Mots-clés : Traductions, Federalist, bicaméralisme, Fayettistes, Pierre Bernard Lamare Keywords : Translations, Federalist, bicameral system, Fayettism, Pierre Bernard Lamare

AUTEUR

ANTONIO DE FRANCESCO Dipartimento di Studi Storici Università degli studi di Milano

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À la recherche d’une « politique de traduction » : traducteurs et traductions dans le projet républicain du Directoire (1795-1799)

Jean-Luc Chappey et Virginie Martin

Qui osera me dire : tu es pauvre, si le gouvernement de la Grande Nation me couvre de ses ailes ? — Théophile Mandar1

1 En 1800, une traduction du Voyage en Angleterre et en Irlande d’Arthur Young est publiée sous le titre Le Cultivateur anglais ou Œuvres choisies d’économie rurale et politique2. Ses traducteurs, Pierre-Bernard Lamarre (1753-1809), Jean-Baptiste Billecocq (1765-1829) et Pierre-Vincent Benoist (1758-1834), comptent parmi les plus prolixes de la décennie révolutionnaire, tant par leurs traductions de romans destinés à divertir le public, que par celles d’ouvrages « utiles » visant à l’instruire. Tous bénéficient à ce titre de subventions du ministère de l’Intérieur3. C’est précisément de ce patronage étatique dont les traducteurs se réclament comme d’un argument de vente : dès 1796, lorsqu’ils font l’annonce de cette traduction dans le Magasin encyclopédique, ils ne manquent pas de souligner que le gouvernement a soutenu leur projet jugé « d’une grande utilité aux cultivateurs, aux manufactures et aux arts4 ». De même, en 1800, c’est en citant une lettre de Young qu’ils prennent encore soin de le faire savoir : Je suis sensible, comme je le dois, nous écrit M. Young, à l’honneur que me fait le gouvernement de France en encourageant la traduction et la publication de mes écrits et je désire de tout mon cœur qu’ils puissent être utiles à une nation aussi nombreuse, située dans le plus beau pays de l’Europe. […] Je me félicite aussi de voir que le gouvernement de France a mis mes écrits en des mains habiles et je ne doute pas qu’ils ne figurent fort avantageusement étant habillés par vous à la française5.

2 Cet « habillement à la française » procède avant tout d’une coupe drastique dans l’étoffe du texte original, dont les traducteurs sont parvenus à réduire de moitié la

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taille originelle. En cela, il s’agit autant de réaliser des économies d’impression que de l’adapter au goût du public français et, surtout, aux attentes du gouvernement. Dès lors que ce dernier commande et finance les entreprises de traductions, l’acte de traduire ne relève pas que de seules logiques commerciales ou de simples logiques de transferts d’idées ou de textes6. Traduire répond aussi à des logiques politiques de promotion d’un certain type de savoir, dont les modalités de sélection, de financement et de diffusion restent encore largement à déterminer. Les acteurs et les enjeux de la traduction sous la Révolution restent en effet encore peu explorés par l’historiographie, en dépit de leur importance dans le volume général des productions imprimées et dans les dynamiques politiques et intellectuelles de la période.

3 À partir de l’an III, l’expansion militaire et politique de la République ne se solde pas seulement, sur le plan géopolitique, par l’annexion des territoires frontaliers et par la création des républiques-sœurs. Elle se manifeste aussi, en Europe, par une relance des échanges scientifiques et culturels, qui avaient été en partie empêchés, sinon interrompus, par les guerres révolutionnaires. Or, au cœur de ces échanges, les traductions commandées ou encouragées par le gouvernement s’imposent autant comme un véhicule de circulation culturelle que comme un outil de conquête militaire : si elles sont conçues comme une entrée privilégiée à la diversité culturelle des peuples européens, elles sont aussi un moyen politique d’inculquer aux peuples conquis la culture républicaine. Aux côtés des voyageurs, agents diplomatiques, commissaires et savants chargés de rapporter en France les matériaux de savoirs produits dans les territoires occupés ou républicanisés, les traducteurs participent donc à la fois à la construction d’une science générale de l’homme au service du « progrès de la civilisation » et à l’édification d’un espace républicain au service de la Grande Nation.

4 Interroger le rôle tenu par la traduction dans ce projet républicain consiste donc à examiner parallèlement la nature des traductions promues par les autorités et le statut hybride des traducteurs qui évoluent au sein ou en marge de l’administration. La porosité accrue entre le milieu des administrateurs et celui des traducteurs pose clairement la question des finalités des traductions subventionnées par l’État : l’expansion républicaine en Europe a-t-elle donné naissance à une authentique politique de la traduction qui irait de pair avec la politique de la langue initiée à l’égard des patois7 ? Ou bien a-t-elle seulement favorisé une politisation des traductions qui participerait autant de la volonté d’importer en France la culture étrangère que de la volonté d’exporter en Europe les principes républicains ?

5 Loin d’épuiser le fond de cette question, il ne s’agira ici que d’en éclairer certains aspects en interrogeant les enjeux et les usages politiques, diplomatiques et culturels de ces traductions commandées ou encouragées par le gouvernement républicain à partir de l’an III. Si l’inventaire des traductions subventionnées par le gouvernement reste à faire, l’identité de ces traducteurs rétribués, à des titres divers, par les administrations demeure elle aussi largement méconnue. Nous nous proposons seulement ici d’esquisser le profil de ces traducteurs employés ou soutenus par l’administration et d’examiner la nature de ces traductions subventionnées qui contribuent à la thésaurisation (en France) et à la diffusion (en Europe) d’un savoir qui se veut républicain.

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De l’exportation de la loi française à l’importation des œuvres étrangères : instruire ou convertir ?

6 Dès le début de la Révolution, l’Assemblée nationale a impulsé une véritable politique de la traduction en ordonnant la transcription, « dans toutes les langues » ou dans certaines langues seulement, de sa production législative. Entre 1789 et 1795, ce ne sont donc pas les productions étrangères qu’il convient prioritairement de traduire, mais l’œuvre par excellence de la Révolution : la loi.

7 Sous la monarchie constitutionnelle, on sait que la traduction de la loi s’opérait par des moyens décentralisés et était destinée à un usage strictement interne : réalisée en idiomes régionaux et généralement confiée aux départements concernés, elle n’avait pour but que de diffuser la loi dans les régions où le français n’était pas ou peu parlé8. C’est sous la Terreur qu’une double rupture s’opère : non seulement la traduction des lois se fait désormais en langue étrangère et dans le but d’être diffusée au-delà des frontières françaises, mais elle s’accompagne aussi d’une tentative de centralisation, au sein du Comité de salut public, des traducteurs jusqu’alors dispersés entre les différents ministères (reconvertis à partir du 12 germinal an II/1er avril 1794 en Commissions exécutives). Dans le Bureau de traduction qui est créé au sein du Comité de salut public, les employés se spécialisent donc dans les traductions, en langues étrangères, des décrets, discours et rapports qui ont été commanditées par la Convention, à une fin qui est pourtant moins politique que pédagogique et diplomatique. En effet, la traduction des lois n’est pas conçue comme un levier de propagande mais comme un outil diplomatique de contre-propagande : ces lois traduites doivent devenir la vitrine et le véhicule privilégiés des principes sages et conciliants de la diplomatie républicaine, dans le but avoué de démentir la propagande ennemie qui ne cesse de prêter à la France des intentions subversives et bellicistes. En l’an III, les thermidoriens n’ont donc fait que rationaliser cette entreprise de traduction de la loi initiée par leurs prédécesseurs, pour mieux en systématiser l’usage diplomatique : les décrets traduits n’ont pour vocation que de favoriser la réinsertion de la République française sur l’échiquier diplomatique européen9.

8 Ce n’est qu’à l’avènement du Directoire que le bureau de traduction rejoint à nouveau le ministère des Relations extérieures. De loi à traduire, il n’est alors presque plus question : ce ne sont plus tant les décrets législatifs que les arrêtés du Directoire exécutif et les proclamations des généraux qui sont désormais prioritairement traduits. La loi traduite de la Grande Nation, c’est donc cette loi-modèle qu’il convient d’exporter et de greffer dans les républiques-sœurs, à commencer par la Constitution de l’an III dont la traduction dans la langue autochtone constitue un enjeu politique primordial et une source majeure de contentieux entre les autorités locales et les agents français10. Sous le Directoire, il s’agit donc moins de diffuser à l’étranger les principes diplomatiques républicains, que d’inculquer les normes politiques républicaines aux pays conquis ou républicanisés.

9 À ce titre, les traducteurs constituent des relais essentiels du savoir et du pouvoir républicains en Europe. Dans cet espace républicain en dilatation, c’est logiquement dans le vivier des patriotes locaux que la Grande Nation va rechercher ces traducteurs. Nombreux sont en effet les candidats qui, dans les territoires républicanisés ou annexés, proposent spontanément leurs services pour trouver de l’emploi au sein des nouvelles structures administratives, en justifiant leurs requêtes par la double

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nécessité d’instruire l’opinion publique de la teneur même de la loi et de la convertir aux bienfaits des valeurs républicaines françaises11. Dès lors, la traduction en langues étrangères des lois et catéchismes républicains participe d’une véritable entreprise d’acculturation politique indispensable à l’émergence d’un « esprit public » dans les républiques-sœurs. C’est pourtant la nécessité même de ces traductions politiques qui ne cesse de faire débat, en des termes et autour d’enjeux qui ne sont pas sans rappeler ceux qui, en août 1796, opposent les partisans de l’universalisme de la langue française (dont la cause est plaidée par Louis-Sébastien Mercier) aux partisans de la diversité linguistique européenne (soutenue par Frédéric Lamarque)12. Autour de la question récurrente de « l’unité et de l’indivisibilité de la langue », ce sont bel et bien deux modèles de républicanisation des territoires conquis qui s’affrontent : soit par l’exportation unilatérale d’un modèle français (par l’imposition de la langue française comme la langue républicaine cardinale), soit par l’adaptation de ce modèle français aux conditions locales (par la cohabitation de toutes les langues européennes dans le creuset républicain).

10 Parallèlement à cette exportation, à l’étranger, de la loi républicaine, l’importation, en France, des œuvres étrangères constitue, dès l’an III, l’une des principales missions assignées à la Commission des Relations extérieures. En effet, dans sa redéfinition thermidorienne, la diplomatie ne doit pas seulement permettre de rétablir la paix (via la traduction des lois françaises « modérées »), mais également de restaurer les relations culturelles et scientifiques en Europe (via la traduction d’œuvres étrangères). À cette fin, dès le 26 octobre 1794, ses agents en poste ou en mission à l’étranger sont chargés de transférer en France les ouvrages étrangers jugés utiles au progrès des sciences et des lettres. Le 1er janvier 1795, elle est d’ailleurs autorisée à employer certains de ses commis à la traduction de ces ouvrages importés depuis les postes diplomatiques. Ces ouvrages ont une double finalité : d’une part, ils sont appelés, comme ceux conservés dans les différents « dépôts littéraires », à être redistribués aux instances politiques (les différentes Commissions exécutives) et aux grands établissements scientifiques et culturels (Muséum national d’Histoire naturelle, Muséum central des Arts, École normale ou Bibliothèque nationale) qu’ils sont susceptibles d’intéresser ; d’autre part, ils sont destinés à alimenter les fonds de la bibliothèque diplomatique qu’André-François Miot crée alors au sein de la Commission des Relations extérieures13.

11 Sous le Directoire, le traducteur est donc autant un voyageur, chargé de faire circuler les textes entre les différentes nations européennes qu’un collecteur, destiné à enrichir les dépôts parisiens des matériaux récoltés en Europe : d’un côté, il contribue à fluidifier les échanges en Europe, de l’autre, il participe à la centralisation du savoir à Paris. L’ambivalence de ce statut du traducteur renvoie à l’ambiguïté même de cette entreprise de traduction qui participe à la fois des ambitions conquérantes et des intentions pédagogiques de la République.

Les enjeux de la traduction subventionnée : la promotion d’un savoir « utile »

12 En effet, à partir de l’an III, les traductions ne visent pas seulement à éduquer les peuples étrangers pour les convertir aux bienfaits du républicanisme : elles doivent également servir à instruire le peuple français pour l’extirper de l’ignorance dans

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laquelle il aurait été entretenu sous la Terreur. Au même titre que l’enseignement des langues étrangères, la traduction des œuvres étrangères est en effet considérée comme l’un des matériaux indispensables au progrès de l’instruction publique et au développement des sciences morales et politiques. En cela, langues et traductions participent pleinement du projet de régénération redéfini par la République thermidorienne et mis en œuvre par la République directoriale : traduire doit ainsi permettre d’enrichir la nation française de tout ce que les nations voisines ont produit de meilleur pendant qu’elle-même stagnait sous le règne « barbare » de la Terreur.

13 Si, sous le Directoire, le succès des traductions des romans gothiques anglais ne se dément pas14, il semble néanmoins que l’offre de traductions se soit à la fois diversifiée et réorientée dans le sens « utilitaire », c’est-à-dire instructif et pédagogique, recherché et subventionné par le gouvernement. C’est à ce titre qu’elles sont régulièrement recensées et commentées dans les colonnes du Magasin encyclopédique d’Aubin-Louis Millin de Grandmaison. Mais c’est aussi ce critère qui est mis en avant par les traducteurs pour justifier leurs demandes de financement. Celles-ci se multiplient dans des proportions inédites à partir de l’automne 1794, en même temps que celles des hommes de lettres, artistes et savants qui cherchent à bénéficier de la politique de secours et pensions initiée sous les auspices du député Henri Grégoire15. Il faut noter que les pétitionnaires n’arguent pas seulement de l’intérêt politique de leurs traductions, ils se targuent également de leur titre de « traducteur » pour obtenir les emplois, les souscriptions, les indemnités ou les secours nécessaires qu’ils estiment leur être dus en regard de ce qu’ils ont d’ores et déjà produit et de ce qu’ils peuvent rendre comme services à la République. C’est donc en se réclamant désormais de leur vocation de « passeur » d’un savoir qu’ils n’ont pas produit mais qu’ils ont le devoir de transmettre que la plupart revendiquent désormais ce droit au secours, contribuant en retour à la reconnaissance officielle d’un statut spécifique de « traducteur », puisque c’est à ce titre qu’ils sont encouragés ou employés par le gouvernement. La plupart n’exercent cependant leur activité de traduction qu’à titre occasionnel, en parallèle et en complément de professions liées aux lettres (instituteur, professeur, bibliothécaire) ou à l’administration (commis). Reste que, s’ils ne font pas de la traduction un métier à temps plein, ils la mettent en avant comme une compétence spécifique qui mérite d’être soutenue (financièrement) et exploitée (politiquement) par l’État.

14 Parmi les traductions recherchées et subventionnées par le gouvernement, trois genres sont plus particulièrement distingués : les ouvrages « classiques » traduits du grec et du latin ; les œuvres d’économie politique ; et, enfin, les récits de voyages. Ce sont en effet avant tout les traducteurs de langues anciennes qui bénéficient au premier chef de l’aide gouvernementale. Ce faisant, il s’agit de pallier à l’abandon dans lequel ces « érudits » ont été laissés depuis le début de la Révolution, mais également de réparer les injustices dont ils ont été victimes sous l’Ancien Régime. Paul-Jérémie Bitaubé (1732-1805) peut d’autant plus légitimement solliciter en l’an III un emploi de « conservateur d’une bibliothèque » pour subvenir à ses besoins16 qu’il a été injustement oublié des listes de pensionnés de la Maison du Roi17, en dépit de sa traduction d’Homère en douze volumes18. De même, en l’an III encore, non seulement François-Jean Gabriel de La Porte du Theil (1742-1815) est autorisé à récupérer auprès de l’imprimerie nationale « les 900 exemplaires promis par l’ancien gouvernement » de sa traduction d’Eschyle19, mais le Comité d’Instruction publique s’engage également à en faire éditer sous les presses de l’Imprimerie de la République un troisième volume

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contenant, entre autres, des notes et une Vie d’Eschyle20. Enfin, c’est en l’an III que Jean- Baptiste Gail (1755-1829), professeur de littérature grecque au collège de France, obtient enfin les subventions nécessaires à l’impression de ses traductions de Xénophon21, n’ayant jamais pu toucher ni le bénéfice de la souscription des cent exemplaires de sa traduction de Théocrite qui lui avaient été promises sous la monarchie constitutionnelle22, ni même des deux mille livres qui lui avaient été accordées le 16 avril 1793 par la Convention « pour subvenir aux premières dépenses d’impressions des œuvres morales, économiques et politiques de Xénophon23 ». Que les traducteurs de langues anciennes aient plus particulièrement bénéficié de ces encouragements de l’État ne saurait surprendre : d’une part, ils trouvent nécessairement moins d’opportunités de publications sur le marché privé de l’édition, les imprimeurs-éditeurs donnant la part belle aux traductions de romans qui « plaisent » aux lecteurs ; d’autre part, dans le contexte thermidorien, l’étude de l’histoire ancienne et, plus particulièrement, des républiques antiques est remise à l’honneur, contribuant en cela à la relance de l’enseignement des langues anciennes et à la revalorisation des auteurs gréco-latins. Pour preuve : ce sont ces traducteurs de langues anciennes qui sont les principaux bénéficiaires des trois cents mille livres de secours décrétées par la Convention le 17 vendémiaire an III/8 octobre 1794), et ce, au détriment des traducteurs de langues vivantes qui, dans la liste publiée le 14 nivôse an III/3 janvier 1795, ne sont qu’au nombre de trois seulement (Jean-Louis Blavet, Antoine- Gilbert Griffet de la Baume et Théophile Mandar) 24.

15 Ces derniers profitent en effet de l’intérêt du gouvernement pour les ouvrages de sciences morales et politiques qui sont notamment produits outre-manche25. En l’an III, Jean-Louis Blavet est ainsi autorisé à faire réimprimer, « aux frais de la nation », sa traduction amendée de la Richesse des nations d’Adam Smith : Comme il importe à la nation que la science qui intéresse le plus l’ordre social et la prospérité publique, l’économie politique, soit plus répandue et plus connue qu’elle ne l’est encore parmi nous, comme il lui importe que l’auteur qui a traité cette science avec le plus de succès, qui en a développé les vrais principes avec le plus de méthode et de clarté, soit plus fidèlement transmis dans notre langue qu’il ne l’a été, et comme la traduction corrigée par le citoyen Blavet, si elle n’est pas la meilleure qui puisse exister est au moins la plus fidèle, et par conséquent, la meilleure qui existe, la commission propose au comité d’en ordonner la réimpression à l’imprimerie du Bulletin des Lois. Ce serait à la fois une sorte d’hommage bien mérité pour l’auteur anglais et une juste récompense pour son premier traducteur qui se trouve dans l’impossibilité de faire paraître autrement son nouveau travail26.

16 L’intérêt du gouvernement pour les ouvrages anglais d’économie et de morale incite donc certains traducteurs à investir ce champ susceptible de leur octroyer des subventions. C’est notamment le cas de Bertrand Verlac (1757-1819) : après s’être signalé avant la Révolution par la traduction de plusieurs poètes et médecins anglais en tant que professeur de langue à l’École de marine de Vannes, il se reconvertit en commis au sein du ministère de la Marine et, en même temps, en traducteur de philosophes de langue anglaise : Grégory Mason, Richard Price et John Bruce, dont il fait paraître la traduction de La morale naturelle ramenée aux principes de la physique en 179427. L’année suivante, la Commission d’instruction publique lui offre un encouragement financier, en conséquence de l’intérêt pédagogique et moral de cet ouvrage qu’elle recommande aux « élèves de l’École normale28 ».

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17 Enfin, ce sont indubitablement les traductions de voyages qui ont eu la part belle, tant dans les « hommages » qui sont faits au gouvernement par leurs traducteurs ou leurs éditeurs, que dans les attributions de subventions. On peut s’étonner d’un tel choix de la part du gouvernement, les voyages bénéficiant alors des faveurs du public, et donc, de celles de l’édition privée29. En effet, si l’expansion militaire française favorise la concentration en France des œuvres étrangères, elle alimente aussi, en retour, les traductions des œuvres produites dans ou sur les territoires conquis, voire au-delà. En cela, il s’agit à la fois, de la part des éditeurs, de satisfaire la curiosité et le goût du public pour ces nouveaux horizons, et, de la part du gouvernement, de faire connaître les différentes sociétés européennes avec lesquelles les Français sont désormais en contact et en mesure d’y propager les idéaux républicains. C’est par exemple en 1796, durant la campagne d’Italie, que François Soulès (1748-1809) fait opportunément publier une traduction du Voyage en Italie pendant l’année 1789 d’Arthur Young, dans le prolongement de celle qu’il avait livrée en 1793 de ses Voyages en France30. De même, c’est la nécessité de donner les matériaux nécessaires au succès scientifique de l’expédition d’Egypte qui justifie la publication des premiers volumes de la Bibliothèque portative des voyages (1798-1819)31. Cette collection réunit en effet plusieurs récits de voyageurs qui sont présentés comme des références pour la connaissance de l’Égypte, en particulier deux d’entre eux : le Voyage d’Egypte et de Nubie du voyageur danois Frederik Ludwig Norden (réalisé en 1755) et le Voyage aux sources du Nil du voyageur écossais Henry James Bruce (réalisé entre 1768 et 1772)32. Ils sont traduits par deux spécialistes en la matière : Jean-Baptiste Breton de la Martinière (1777-1852) et Pierre- François Henry (1756-1838), qui fait figure de « forçat » de la traduction de ces récits de voyages sous le Directoire33.

18 Les « découvertes » de routes et de terres jusqu’alors inconnues ont justifié les subventions accordées par le gouvernement à certaines des traductions de ces voyages jugés profitables tant pour le progrès des sciences de l’Homme que pour le développement du commerce. C’est en jouant de cet argument que, entre 1793 et 1795, Théophile Mandar (1759-1823)34 cherche à faire financer l’impression de sa traduction du Journal of the passage from India publié à Londres en 1787-1788 par le voyageur anglais Thomas Howel. En septembre 1793, alors qu’il est juge au tribunal de Porrentruy et président du tribunal criminel du Mont-Terrible, Mandar propose au ministre de l’Intérieur de faire imprimer cet « objet utile à la patrie », ne trouvant pas à l’écouler auprès des libraires qui « achètent les manuscrits à la livre » alors que le sien « est plus utile qu’il ne pèse »35. Il peut d’autant plus légitimement escompter un secours du gouvernement qu’il s’est distingué depuis le début de la Révolution pour ses traductions de plusieurs autres récits de voyages en langue anglaise36 et, surtout, dans celle de « l’immortel ouvrage » de Marchamont Needham, De la souveraineté du peuple et de l’excellence d’un État libre37. Le ministre ayant reconnu que l’ouvrage contient « des recherches et des détails utiles », il le transmet alors à son collègue de la Marine, qu’il intéresse plus particulièrement et qui accepte d’acheter le manuscrit pour six cents livres38. Or, en décembre 1793, le Comité des finances refuse d’autoriser la Trésorerie nationale à verser cette somme à l’intéressé, arguant qu’elle doit être prélevée « sur les fonds accordés par les récompenses nationales » qui dépendent du ministère de l’Intérieur39. C’est seulement le 18 juin 1794 que la Commission temporaire des Arts, en la personne du géographe Philippe Buache, appuie sa demande d’indemnités et recommande l’impression « aux frais de la nation » de cette traduction, « en insistant sur l’utilité de cet ouvrage » qui propose une route inédite qui raccourcit le voyage

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jusqu’en Inde de soixante jours40. Par ailleurs, si elle conseille de laisser trois cents exemplaires à la disposition de l’auteur, elle préconise aussi d’en « répartir utilement » les autres exemplaires aux « administrations, ports de mer, et bibliothèques » auxquels ils doivent pouvoir servir41. En dépit de l’engagement politique marqué de Mandar en faveur de la « cause du peuple42 », le Comité d’Instruction publique thermidorien finit par y consentir, le 14 octobre 179443. Or, en décembre 1794, la Commission de la Marine propose de compléter cette publication en y ajoutant la traduction des Observations sur le passage dans l’Inde à travers l’Égypte de James Capper44, se fondant en cela encore sur l’expertise du même Buache45. À cette date, la Commission d’Instruction publique rejette pourtant encore cette demande, estimant qu’une telle traduction doit trouver un accueil favorable de la part des libraires privés, qui sont aussi « sûrs de ces sortes de nouveautés » que « le public est avide de voyages46 ». C’est donc seulement en 1797 que la traduction de ces deux ouvrages traduits par Mandar est finalement publiée, sous les presses de la République et sous les auspices du Directoire exécutif47.

19 Un tel exemple permet de comprendre l’importance des délais impartis à ces entreprises de traduction, puisqu’il n’est pas rare que la traduction d’un ouvrage dont la publication est reconnue d’intérêt public par l’État soit finalement imprimée plusieurs années plus tard (quatre ans, dans le cas présent). Ces retards chroniques s’expliquent à l’évidence par les ressources limitées dont bénéficie l’administration dans un contexte de crise financière qui s’aggrave dans des proportions inédites sous le Directoire. C’est ainsi que, en juillet 1798, le ministre de l’Intérieur annonce au ministre des Relations extérieures qu’il a été contraint « d’ajourner » la souscription de douze exemplaires de la traduction de Virgile publiée chez Didot qu’il s’était engagé à faire pour le compte de son collègue, « les circonstances n’étant point favorables pour les dépenses qui ne sont pas urgentes »48. De tels écarts entre le contexte de la traduction et celui de la publication procèdent également des priorités établies par les éditeurs privés : ces derniers privilégient les logiques commerciales du marché éditorial aux logiques utilitaires des commandes étatiques. C’est une telle hiérarchie des priorités que déplore Millin de Grandmaison dans la préface de sa traduction du Voyage en Norvège de Jean-Chrétien Fabricius, qu’il avait entamée dès 1795 mais qui ne sera finalement publiée qu’en 180249.

20 L’exemple de la publication contrariée de la traduction des voyages de Howel permet également de mettre en évidence les modalités aussi diverses que complexes du soutien financier apporté par le gouvernement au savoir relayé par les traductions. À partir de l’an III, le gouvernement dispose de trois moyens pour financer la publication des traductions dont la valeur a été reconnue d’intérêt public : premièrement, l’impression directe par l’Imprimerie nationale puisque, en vertu des articles 6 et 7 de la loi du 8 pluviôse an III/27 janvier 1795, elle se voit confier le monopole de l’impression « de tous les ouvrages de sciences et arts qui sont imprimés par ordre de la Convention et aux frais de la République » ainsi que « des éditions originales des ouvrages d’instruction publique adoptés par la Convention nationale » ; deuxièmement, l’octroi de subventions accordées sous forme de secours ou d’indemnités, prélevés sur les fonds mis à la disposition du Comité d’Instruction publique par la Convention, puis, sous le Directoire sur la caisse d’encouragement littéraire gérée par la cinquième division du ministère de l’Intérieur50 ; troisièmement, la souscription d’un certain nombre d’exemplaires des traductions publiées chez des éditeurs privés, de la part des différents ministères intéressés à leur publication. Ces deux derniers types de financement (par encouragement et par souscription) témoignent donc bien de la

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porosité entre le marché de l’édition et celui des commandes gouvernementales. C’est de cette porosité dont les traducteurs vont chercher à tirer profit en combinant à la fois les traductions d’œuvres littéraires (dont le succès commercial leur est garanti) et celles d’œuvres « utiles » (dont la valeur instructive leur assure des subventions gouvernementales).

Le traducteur : entre les impératifs du « goût » et la loi de « l’utilité »

21 Plusieurs exemples témoignent de cette polymorphie des types de champs investis par les traducteurs sous la Révolution. Nous n’en retiendrons ici que trois pour illustrer le statut hybride de ces hommes de lettres qui investissent le marché de l’édition tout en sollicitant constamment l’aide financière de l’État. S’ils ne peuvent être qualifiés à proprement parler de « professionnels » de la traduction, ils en ont du moins fait leur métier, soit pour obtenir des contrats auprès des éditeurs les plus en vue, soit pour requérir des subventions du gouvernement, soit pour solliciter des emplois de traducteur dans l’administration.

22 Ce sont les trois dimensions de ce « métier » sans lieu décidé que cumule Bernard-Henri Lamarre. Depuis les années 1770, Lamarre est une figure reconnue dans le champ de la traduction : s’il fut l’une des chevilles ouvrières de la première traduction des œuvres complètes de Shakespeare (publiées entre 1776 et 1783 sous la direction de Pierre Le Tourneur)51, il est également le traducteur, en 1786 et 1788, de deux romans anglais à succès, de Sophie et Harriet Lee52 ainsi que, en 1789, de l’Alcibiade du dramaturge allemand August Gottlieb Meissner53. Curieusement, il est l’un des rares traducteurs réputés entrés, en qualité de traducteurs-commis, au sein du Comité de salut public, qu’il rejoint dès 1793, avant d’être transféré, en la même qualité, dans les bureaux de la Commission puis du ministère des Relations extérieures, où il exerce entre 1794 et 179654. S’il perd finalement son emploi de traducteur-commis au printemps 1796, il n’en perd pas pour autant tout lien avec les administrations. Sous le Directoire, il réinvestit en effet le marché de l’édition en mêlant des traductions de deux types : d’un côté, il se relance sur le terrain des romans gothiques anglais qui ont fait sa réputation avant 1789, comme Le Moine de Lewis dont il publie la traduction en 1797 en collaboration avec trois des traducteurs majeurs de langue anglaise : Jacques- Marie Deschamps (1750-1826), Jean-Baptiste-Denis Desprès (1752-1832) et Pierre- Vincent Benoist 55 ; de l’autre, il se lance dans la traduction d’ouvrages instructifs dont il parvient à faire subventionner l’impression par le ministère de l’Intérieur. En août 1798, il remet en effet au ministre la traduction de « trois petits ouvrages » qui lui avaient été commandés, dont deux traitent de l’agriculture et l’autre est un « discours politico-moral »56. En réalité, ces commandes du ministère ne sont que le résultat des initiatives personnelles de Lamarre, qui propose spontanément le financement de la traduction de certains ouvrages en arguant de leur « utilité » soit en matière de commerce, soit en matière d’éducation. À la même date, il soumet ainsi au ministère sa traduction d’un ouvrage de John Hamilton Moore, Le navigateur anglais, qu’il estime « élémentaire et classique » pour l’apprentissage de la navigation, en prenant soin d’ajouter qu’« on a quelquefois imprimé à l’imprimerie nationale des ouvrages beaucoup moins utiles que ne le serait la traduction de celui-ci »57. En conséquence, le ministre de l’Intérieur recommande au ministre de la Marine d’en assurer le

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financement « par la souscription d’une certaine quantité d’exemplaires58 ». De même, en décembre 1798, profitant du succès de la traduction par la veuve de Condorcet de la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, Lamarre se propose de traduire le Voyage de Sophie en Prusse du protestant Johann Hermès59. S’il s’engage à en réduire le volume de six à quatre tomes, il promet également d’en faire paraître la traduction sous deux ans, exigeant seulement « à titre de prêt, sur les fonds d’encouragement des sciences et des lettres, une somme de douze cent francs payable en trois termes », ce qui lui permet effectivement de publier la traduction de cet ouvrage en 180160.

23 L’éventail large des champs mobilisés par ces savoirs promus et reconnus comme « utiles » recouvre ainsi en tous points ceux de l’économie politique puisque les traductions de Lamarre relèvent aussi bien du domaine de l’agronomie (dans le cas du Cultivateur anglais de Young, pour lequel il obtient des secours), de la morale (dans le cas du Voyage de Sophie en Prusse d’Hermès, pour lequel il obtient un prêt) ou encore de la navigation (dans le cas du Navigateur anglais de Moore, pour lequel il obtient une souscription du ministère de la Marine). Cet itinéraire témoigne donc du statut hybride de ces traducteurs dont l’activité occasionnelle se double bien souvent de celle professionnelle de commis, mais qui profitent des subventions gouvernementales pour diversifier le spectre de leurs traductions, en les rendant finalement moins tributaires des « goûts » du public et des « contrats » des éditeurs61.

24 Autre témoin de cette hétérogénéité des profils de traducteurs et de la variété des types de traductions : André-Samuel-Michel Cantwell (1744-1802). Dès 1787, il publie la traduction d’un roman anglais d’Anne Hugues62 et du petit Essai sur les mœurs des temps héroïques de la Grèce de John Gillies, en collaboration avec Benjamin Constant63. Admis en tant que bibliothécaire à l’hôpital des Invalides en 1792, il se distingue alors par ses traductions d’ouvrages historiques anglais (Edward Wortley Montagu ; ; Joseph Priestley)64, sans négliger pour autant les récits de voyage (en particulier celui d’Ann Radcliffe)65. C’est ce qui lui vaut enfin de participer en 1798, aux côtés de deux autres traducteurs réputés, François Soulès (1748-1809) et François-Joseph-Michel Noël (1756-1841), à la traduction de « l’un des meilleurs livres que l’Angleterre ait produits » selon le compte rendu qu’en livre le Magasin encyclopédique66 : la Nouvelle géographie universelle de William Guthrie67.

25 L’analyse des parcours croisés de Lamarre et de Cantwell, ou encore d’un Griffet de La Baume68, permet donc de confirmer que c’est à la croisée des milieux administratifs, savants et éditoriaux que se construit la position de traducteur. Or, à l’évidence, lorsque les ressources gouvernementales ne suffisent pas à « faire vivre » les traducteurs de leurs plumes, c’est en investissant les bureaux administratifs qu’ils développent leurs compétences linguistiques. En marge des traducteurs réputés sur le marché de l’édition (pour leurs traductions « divertissantes ») et des traducteurs subventionnés par l’État (pour leurs traductions « édifiantes » ou « savantes »), une troisième figure de traducteur émerge sous la Révolution : celle du traducteur-commis, employé et salarié par l’État69.

26 S’il est certain que, par leurs liens constants avec l’étranger, la Commission puis les ministères des Relations extérieures, de la Marine et de la Guerre constituent un foyer de recrutement privilégié pour ces traducteurs-commis, la Commission d’Instruction publique n’est cependant pas en reste, comme le prouvent les nombreuses demandes d’emploi qu’elle reçoit à partir de l’an III de la part de particuliers qui se réclament ouvertement de leurs compétences linguistiques pour obtenir un emploi de traducteur

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dans ses bureaux. Et cela d’autant plus légitimement que, dès le 24 frimaire an III/14 décembre 1794, le Comité d’Instruction publique a fait part de son intention de créer en son sein un bureau ad hoc70. C’est par exemple le cas d’un certain Wouves, qui offre ses services « pour toute traduction, interprétation ou correspondance des langues anglaise et espagnoles », conscient des perspectives inédites offertes par cette politique d’ouverture sur l’étranger : Sous tel aspect qu’on peut l’envisager, les arts ne peuvent jamais être ennemis et dans le plan de régénération que le Comité s’est proposé, il est vraisemblable qu’il entre en ses vues, sinon de faire usage, au moins d’être exactement informé des progrès, améliorations ou changements qui pourraient survenir dans le commerce, la navigation, l’agriculture etc. de nos voisins ; c’est donc aussi dans ce dessein que le proposant offre en outre, de présenter, à des époques que le comité déterminerait, un résumé ou rapport succinct de ce qui pourrait se trouver dans les journaux ou autres écrits publics anglais et espagnols de directement relatif aux objets ci-dessus mentionnés71.

27 Il n’en reste pas moins qu’une telle politique d’aide aux traducteurs ne se fait pas sans conditions : à la sélection drastique des genres et des auteurs reconnus comme pédagogiquement valables et politiquement recevables, s’ajoutent les contraintes d’aménagement des textes traduits aux attentes du lectorat et aux exigences du gouvernement.

Une traduction politisée, « francisée » ou « régénérée » ? Entre appropriation et restauration.

28 Les critiques proférées par les rédacteurs du Magasin encyclopédique à l’encontre de la « républicanisation » indue de certaines traductions sont trop nombreuses pour ne pas considérer comme monnaie courante le travestissement politique des textes étrangers ou anciens. Pour n’en donner qu’un seul exemple, citons le compte rendu virulent d’une traduction qui avait pourtant bénéficié d’une souscription gouvernementale72, celle de La Politique d’Aristote par Jean-François Champagne (1751-1813)73 : Le traducteur, pour donner sans doute plus d’intérêt à son ouvrage, y emploie fréquemment les termes d’autorités constituées, de régime, de section, de pouvoir exécutif, d’insurrection etc.., lesquels ne rendent en aucune manière ceux dont Aristote se sert, et lui font parler un langage qui dénature absolument ses idées, si différentes des nôtres74.

29 Si l’acte de traduire n’est, par définition, jamais neutre, il est, sous la Révolution, fortement marqué politiquement, au point que le texte traduit répond bien souvent à des intentions politiques, quand il n’est pas tout simplement un prétexte pour véhiculer des idées politiques.

30 En l’an III, les rapports d’expertise rendus par la Commission exécutive de l’Instruction publique sur les demandes de subventions permettent de recenser les critères qui président à la définition des « bonnes » comme des « mauvaises » traductions. Au sein de cette Commission, c’est à Pierre-Louis Ginguené (1748-1816) qu’il incombe notamment de statuer sur leur qualité, ce qu’il poursuivra sous le Directoire, au sein du ministère de l’Intérieur, en tant que directeur de l’Instruction publique. Dans les quelques rapports conservés, Ginguené insiste presque toujours sur le critère de la « fidélité » de la traduction par rapport au texte original, dont il ne faut ni dénaturer l’esprit, ni trahir la lettre. Il n’empêche qu’il recommande aussi de les « politiser » par

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le choix d’un lexique adapté aux mutations sémantiques enregistrées sous la Révolution, quitte à censurer certains passages et à transgresser le sens littéral des termes, comme en témoigne ce commentaire de la traduction du Dictionnaire de la Fable de Justin par Monnaye : Cette version fidèle de Justin, accompagnée de notes explicatives du texte et respirant le patriotisme serait fort utile pour la jeunesse, si elle était revue et que l’on y corrigeât plusieurs expressions impropres qui paraissent rendre et qui ne rendent pas en effet le terme latin. Le style en est fort simple et tout à fait convenable aux enfants. Il faudrait aussi dégager les notes des réflexions adressées aux rois sur la meilleure manière de gouverner. Les Français, en les abjurant à jamais se sont interdit le droit de les instruire. Le mot souverain (par exemple) se trouve fréquemment et presque toujours mal à propos employé pour celui de roi, prince, etc…75

31 Si la Commission insiste sur la nécessité de rendre les textes traduits « politiquement corrects », elle préconise aussi de les conformer aux habitus de lecture du public français. Elle conseille ainsi à François Dausseur de « purger des néologismes dont [il] s’est constamment servi » sa traduction de Beccaria, puisque « les oreilles françaises ne s’accoutumeraient pas aux tournures et aux inversions italiennes »76. De même, c’est pour ne pas s’être suffisamment détaché du texte original de L’Histoire des Suisses de Muller77 que Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) s’attire les foudres d’un des rédacteurs du Magasin encyclopédique, qui dénonce un « volume couvert de germanismes et d’obscurités78 ». Cette « francisation » des textes traduits est donc toujours saluée comme un effort louable pour en améliorer autant l’accessibilité (en l’adaptant au goût du public français) que la qualité (en enrichissant le contenu même du texte originel).

32 En cela, les procédés de traduction relèvent d’un véritable « rituel d’appropriation »79, qui ne se réduit pas aux techniques classiques d’adaptation française du texte, mais bel et bien à la captation assumée d’un savoir saisi sur l’étranger. À l’instar de l’entreprise qui consiste, dès 1794, à s’emparer des « trésors », objets, collections ou bibliothèques dans les territoires conquis, la pratique de la traduction est désormais revendiquée comme un moyen de conquérir le savoir produit par les populations soumises à la République. Notons ainsi que, en juin 1794, un rédacteur de la Décade philosophique présente la traduction par Jean-Baptiste-Louis Joseph Billecocq (1765-1829) du Voyage chez différentes nations sauvages de l’Amérique septentrionale de John Long80 comme une « espèce de prise sur nos ennemis »81. De même, en avril 1795, si le Comité d’instruction publique s’interroge sur l’opportunité d’acheter la traduction par La Grange des œuvres de Sénèque, c’est avant tout pour en « empêcher l’exportation » à l’étranger82. Cette entreprise de promotion d’une « conquête » du savoir étranger ne s’inscrit pas dans une simple logique d’accumulation : elle participe aussi pleinement d’une émulation, voire d’une compétition à l’échelle européenne, qui vise à donner à la France la capacité de « rivaliser » avec les productions étrangères. Ainsi, lorsque Ginguené rend compte de « la très bonne traduction » réalisée par Jean-François Thurot (1768-1832) de l’ouvrage de James Harris intitulé Hermès ou recherches philosophiques sur la grammaire universelle83 qui lui a été commandée par le Comité d’instruction publique, il souligne que la préface et les commentaires qui accompagnent cette édition font du traducteur le « rival de l’auteur »84. C’est également cet argument du rayonnement culturel de la République qu’il met en avant pour convaincre le Comité d’instruction publique de la nécessité de faire imprimer, aux frais de la nation, l’édition complète des œuvres d’Eschyle :

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Un Eschyle grec et français imprimé avec tout le luxe que comporte la typographie, est un livre qui doit être recherché dans toute l’Europe savante, et qui, par conséquent, est fait pour honorer les presses françaises. Mais si on ne laisse publier cet ouvrage qu’imparfait et morcelé, que penseront les étrangers de notre imprimerie nationale et du comité à la surveillance duquel elle est confiée85 ?

33 Si l’appropriation passe par la conquête physique des livres, la réappropriation est donc conditionnée par le réaménagement de leur forme et par l’amendement de leur contenu. Cette réappropriation passe généralement par deux opérations qui ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre et qui ne dérogent pas aux procédés « classiques » de traduction pratiqués tout au long du XVIIIe siècle.

34 La première consiste à réduire considérablement le volume du texte originel par une opération de synthèse qui équivaut à une nécessaire censure, voire à une inévitable réécriture. C’est ce que les traducteurs du Cultivateur anglais d’Arthur Young précédemment cité se sont permis de faire sous le contrôle de l’auteur, afin de rendre le texte plus digeste et donc plus lisible, même s’ils se défendent d’avoir supprimé aucun des « détails locaux » qui auraient « dénaturé l’ouvrage ». À l’inverse, c’est parce qu’il s’engage à extraire du texte traduit tous les « détails inutiles » qui l’encombrent que Lamarre obtient du ministère la subvention qu’il réclame pour la traduction du Voyage de Sophie en Prusse : L’auteur, J. F. Hermès, curé protestant à Breslau, s’est un peu trop abandonné à la démangeaison de chapitrer ses confrères les ministres du culte, ainsi qu’au plaisir de disserter sur des points de théorie ascétique, mais il est aisé d’élaguer ces superstitions étrangères au fond de l’ouvrage. Alors, resserré dans de justes bornes, il se classera à côté des chefs d’œuvres de Prévôt, Le Sage, de Richardson et de Fielding. Le citoyen Lamare ne s’est pas dissimulé ce que le goût exigeait de lui à cet égard, il annonce dans sa lettre que son intention est de réduire à quatre volumes les six dont l’original est composé86.

35 Bien plus que la valorisation esthétique ou que la stricte logique financière, ce sont bel et bien des critères politiques qui commandent la coupe du texte original : en l’expurgeant de toute considération religieuse, il s’agit d’amender le texte original en le cantonnant aux seules considérations qui prévalent pour bien former l’esprit public.

36 La seconde opération de réappropriation passe par son enrichissement tant quantitatif que qualitatif. Cela passe généralement par un agencement différent de la structure d’ensemble du texte, qui permet une meilleure lisibilité du texte par un classement inédit, voire par une hiérarchie nouvelle, des thèmes ou des idées. Le Magasin encyclopédique avalise ainsi les choix de refonte qu’a opérés le conservateur des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale, Louis Langlès (1763-1824), dans sa traduction des Voyages de Carl Peter Thunberg au Japon. Ce dernier « s’est permis non pas des changements dans l’ouvrage, mais de ranger quelquefois les articles dans un ordre plus méthodique afin d’éviter les répétitions87 ». C’est dans cette même logique qu’est saluée en 1797 la nouvelle édition de la traduction par André Morellet du Traité des délits et des peines de Beccaria : comme en avait convenu l’auteur lui-même lors de la première publication en 1766, « l’ordre dans lequel il a rangé les différentes parties de l’ouvrage est plus régulier que celui de l’original88 ». L’amélioration d’un ouvrage dépend également de l’adjonction de notes, de textes, voire d’écrits supplétifs qui en relèvent la qualité : dans le premier cas, Langlès a augmenté le voyage de Thunberg « de notes particulièrement sur le Javan et le Malai », tout en faisant vérifier la partie d’histoire naturelle par Lamarck89 ; dans le second, le texte de Beccaria est accompagné d’une traduction par Saint-Aubin de la Théorie des lois pénales de Jérémie Bentham, en

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sus de la correspondance entre Morellet et Beccaria et des notes de Diderot90. Quant à la Nouvelle géographie universelle de William Guthrie, traduite en 1799 par Noël, Soulès et Cantwell, elle constitue une illustration parfaite des traductions aussi bien enrichies qu’amendées qui doivent permettre à la République des savants de supplanter toutes les nations étrangères, y compris celles dont émanent les textes originaux (en l’occurrence, l’Angleterre) : Seize éditions consécutives d’un tel ouvrage, qui s’est amélioré visiblement à mesure qu’elles se sont succédées, avaient déjà prouvé toute l’estime qu’il méritait. Cette première traduction française, pour avoir tant tardé, n’en aura que plus de prix, par la raison que les éditeurs anglais, dans leur 16ème et dernière édition, paraissaient être parvenus à toute la perfection qu’on pouvait y désirer. Les traducteurs français, déjà très avantageusement connus dans la république des lettres (les citoyens Noël, Soulès et Cantwel) beaucoup plus difficiles, ont jugé bien différemment l’ouvrage original : ils n’ont pas cru devoir se contenter d’un fonds déjà si riche ; ils ont su le perfectionner encore et augmenter d’un tiers, par une multitude de rapprochements les plus importants un ouvrage déjà si estimable. Les traducteurs français, disons mieux, les nouveaux éditeurs, à raison de tout ce qu’ils ont donné et ajouté à l’ouvrage anglais, ont de plus augmenté le nombre des cartes qui se trouvaient dans l’édition originale ; ils en ont ajouté plusieurs où elles ont été jugées nécessaires pour l’intelligence du texte. D’après ces simples aperçus, on peut dire que c’est ici un des meilleurs livres que l’Angleterre ait produits, et tellement augmenté et amélioré dans notre langue que les traducteurs français à leur tour, mériteront l’honneur d’être traduits en anglais91. (soulignements par les auteurs)

37 Plus encore que la fidélité au texte original, c’est l’alchimie opérée par le traducteur pour le perfectionner qui est saluée par la critique – que cette alchimie passe par la réduction ou l’augmentation de sa taille, par le remodelage de la forme ou par la réécriture du fond. En leur conférant une sorte de « peau neuve » par cet « habillement français », les traducteurs confèrent donc aux textes une sorte de « seconde vie », qui, si elle n’est pas en tant que telle techniquement nouvelle, participe pleinement de l’entreprise de régénération recherchée par la République directoriale. À ce titre, la traduction peut être comparée au travail réalisé par les restaurateurs sur les œuvres d’art confisquées et rapportées à Paris sous le Directoire. Ce travail de restauration peut être considéré comme une véritable entreprise de régénération de l’œuvre d’art, qui permet à la fois de marquer et de cautionner son appropriation par les Français : en restaurant l’œuvre, il s’agit en effet de démontrer l’utilité de son déplacement à Paris92. De même, les procédés de traduction permettent autant de conforter la réputation de l’auteur que de consolider la position de Paris comme capitale d’un patrimoine universel. Aux côtés des collections naturalistes et des œuvres d’art, les œuvres traduites contribuent donc à construire et à légitimer le projet d’expansion d’une nation qui se veut d’autant plus grande qu’elle contribue à la fois à la circulation des savoirs en Europe et à leur thésaurisation en France.

38 La période directoriale constitue indéniablement un moment privilégié de la traduction, tant du point de vue de la production éditoriale que de l’activité administrative. Si ce moment suscite alors beaucoup de vocations et permet de consolider certaines réputations, c’est parce qu’il offre des débouchés auprès d’un public qui les réclame, ainsi que des moyens financiers de la part du gouvernement qui les soutient. C’est bien dans cet entre-deux, entre les enjeux politiques et les intérêts commerciaux, que se construisent les trajectoires incertaines de ces traducteurs. En effet, si l’hétérogénéité des profils et des pratiques des quelques traducteurs ici envisagés dissuade d’en brosser un portrait-type, il n’en reste pas moins qu’ils

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permettent de dégager une tendance qui procède incontestablement d’une évolution : s’ils demeurent plus occasionnels que professionnels, ces traducteurs n’en revendiquent pas moins, en sus de leur statut d’homme de lettres ou de leur métiers de professeurs ou de commis, une « spécialité » linguistique qui les autorise à s’ériger en « spécialistes » de la traduction orale ou écrite, administrative ou littéraire. Reste que, en dépit des encouragements dont ils bénéficient de la part du gouvernement et des ressources du marché de l’édition, le statut de traducteur est particulièrement fragile, puisqu’il reste exposé aux aléas de la conjoncture économique et des reconfigurations institutionnelles.

39 S’il y eut bel et bien une politique d’encouragement aux savants, artistes et hommes de lettres, les traducteurs n’en ont pourtant bénéficié que ponctuellement. Il n’y eut donc pas de véritable « politique de la traduction » sous la Ire République, sinon sous une forme balbutiante qui s’explique essentiellement par les difficultés financières qui, dans ce domaine comme dans d’autres, ont compromis l’accomplissement d’un projet qui visait autant à régénérer la nation française en l’ouvrant aux cultures européennes qu’à véhiculer auprès des nations étrangères la culture républicaine. Il n’empêche que, en dépit des moyens financiers limités dont ces traducteurs ont bénéficié de la part de l’État, leurs traductions ont largement contribué à actualiser ce projet. En cela, la République a incontestablement permis à la fois d’orienter et d’alimenter l’offre de l’édition : elle a créé le marché inédit des actes législatifs ; elle a fait renaître celui, moribond, des auteurs antiques ; elle a perpétué celui, florissant, des récits de voyages. Par les genres et les auteurs traduits, le marché a donc su adapter son offre à la demande gouvernementale et, ce faisant, a satisfait au « bien public » autant qu’au goût d’un large public. Si les œuvres traduites sous la Révolution ne permettent sans doute pas de parler d’une traduction « politisée », un grand nombre n’en répondent cependant pas moins à la vocation politique qui leur a été assignée par le gouvernement à partir de l’an III : toutes les traductions subventionnées qui embrassent les champs de la morale, de l’économie politique ou de l’histoire ancienne sont bel et bien marquées politiquement, puisqu’elles sont estampillées du sceau de cette « utilité » qui leur donne des titres à l’encouragement et donc à la reconnaissance de l’État. « Politiques », elles le sont donc en tant que rouages et relais d’un projet d’éducation défini, promu et secondé par l’État républicain.

NOTES

1. Archives nationales (AN), F17 1215, d. 2 : Théophile Mandar au président du Directoire Exécutif, 5 floréal an VI/24 avril 1798. 2. Le Cultivateur anglais, ou Œuvres choisies d’agriculture et d’économie rurale et politique d’Arthur Young, traduit de l’anglais par les citoyens Lamarre, Benoist et Billecocq, avec des notes par le citoyen Delalauze, coopérateur du cours d’agriculture de l’abbé Rozier, Paris, Maradan, 1800, 6 vol. 3. AN, F17 1021/A, d. 7 : Rapport présenté au ministre de l’Intérieur par le bureau pour l’encouragement des sciences et des lettres, 1er brumaire an VII/22 octobre 1798.

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4. Le Magasin Encyclopédique ou Journal des sciences, des lettres et des arts, Paris, imprimerie du Magasin encyclopédique, t. 8 [1796], p. 564-568. 5. Le Cultivateur anglais, op. cit., t. 1, 1800, « Préface des Traducteurs », p. 17-18. 6. Pascale CASANOVA, La République mondiale des lettres [1999], Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 43. 7. Michel DE CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL, Une politique de la langue : la Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1986. 8. Anne SIMONIN, « La République en ses provinces : la traduction des lois, histoire d’un échec révolutionnaire (1790-1792 et au-delà) », dans Gilles Bertrand et Pierre Serna (dir.), La République en voyage (1770-1830), Rennes, PUR, 2013, p. 197-220. 9. Virginie MARTIN, La diplomatie en Révolution. Structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques, thèse de doctorat sous la direction de Jean-Clément Martin (Université de Paris 1 – IHRF), 2011, 3 vol., t. 2, p. 658-676. 10. Sur les conflits occasionnés par exemple par la traduction de la Constitution batave, voir Annie JOURDAN, « Le rôle des agents français dans la constitution batave de 1798 », AHRF, no 351, 1998, p. 107-108 ; Arthur ELIAS, « La néerlandicité de la Constitution de 1798 », AHRF, no 326, 2001, p. 48. 11. AN, F17 1356, d. 1432, fol. 18 : « Vues de J. C. Deschodt, domicilié à Steenbecque, près de Hazebrouck », adressées à la Commission d’instruction publique, 30 pluviôse an III (18 février 1795) : « Citoyens, j’ose vous […] présenter [un plan] que je crois le plus essentiel et le plus indispensable de tous, c’est celui des traductions. À mon idée, c’est le vrai et le seul moyen auxiliaire dont on puisse avec fruit faire usage dans les écoles primaires, mais pour tirer toute l’utilité dont ce mode est susceptible, il faut que ces traductions soient claires, exactes et tout à fait littérales ; il faut encore que le texte original soit à côté, que tous les mots se trouvent à la même place dans les deux idiomes et que de deux côtés ils se correspondent avec toute la précision possible les uns aux autres. Ce moyen me paraît bien propre à franciser la langue de nos flamands, et à meubler leur mémoire de nouveaux termes qui, avec le temps, doivent remplacer ceux de l’idiome du pays qui y sont encore si profondément enracinés. D’ailleurs ce mode a encore cela d’utile qu’en familiarisant nos jeunes élèves avec la langue française, il ornera en même temps leur esprit de connaissances utiles et agréables et formera leur cœur aux vertus républicaines selon le choix qu’on fera des ouvrages à traduire ». 12. Jean-Luc CHAPPEY, « Entre communication et civilisation. Les langues et les dynamiques politiques entre République et Empire (1795-1808) », dans Sarga Moussa (dir.), Le XIXe siècle et ses langues, Ve congrès de la SERD, p. 5-8 [en ligne]. http ://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/ wa_files/Langues-Chappey.pdf 13. Virginie MARTIN, La diplomatie en Révolution, op. cit., t. 2, p. 232-250. 14. Maurice LÉVY, Le roman gothique anglais (1764-1824) [1968], Paris, Albin Michel, 1995 ; Jean DELISLE, Judith WOODSWORTH (dir.), Les traducteurs dans l’histoire, University of Ottawa Press, 1995, p. 207-213. 15. Jean-Luc CHAPPEY, Antoine LILTI, « L’écrivain face à l’État : les demandes de secours et pensions des hommes de lettres (1780-1820) », RHMC, octobre-décembre 2010, p. 168-176. 16. AN, F17 1021/B, d. 6 : Pétition de Bitaubé à la Commission exécutive de l’Instruction publique, s. d. [an III]. 17. AN, F17 1021/B, d. 2 : voir le dossier constitué par la Commission de l’Instruction publique à partir de la demande de pension faite par Bitaubé auprès de la Maison du Roi en 1788. 18. L’Iliade d’Homère, avec des remarques, précédée de réflexions sur Homère et sur la traduction des poètes, suivie de l’Odyssée d’Homère […], Paris, Didot aîné, 1787-1788, 12 vol. 19. AN, F17 1214/A, d. 12 : Arrêté du Comité d’instruction publique, 14 ventôse an III/4 mars 1795.

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20. AN, F17 1214/A, d. 12 : Rapport au Comité d’instruction publique par la Commission exécutive de l’Instruction publique, ventôse an III/mars 1795 – approuvé le 14 mars 1795. 21. James GUILLAUME (dir.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale [PVCIP], Paris, Imprimerie nationale, 1889-1907, 6 vol., t. 5, p. 186 : séance du 11 brumaire an V/30 octobre 1794. 22. AN, F17 1024, d. 2 : Rapport du ministre de l’Intérieur (Garat) au Conseil exécutif provisoire, 31 juillet 1793. 23. AN, F17 1024, d. 2 : Note du ministre de l’Intérieur au commissaire de la Trésorerie nationale, 16 août 1793. 24. Marie-Joseph CHÉNIER, Rapport fait à la Convention nationale au nom du Comité d’Instruction publique, suivi du décret rendu en conséquence à la séance du 14 nivôse an III, Paris, Imprimerie nationale, nivôse an III. 25. Raymonde MONNIER, « Les enjeux de la traduction sous la Révolution française. La transmission des textes du républicanisme anglais », La Revue Historique, vol. 12, 2015, p. 13-46. 26. Adam SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Yverdon, 1781, 6 vol., réédité chez Poinçoit en 1786 (en 6 vol.) et chez Duplain en 1788 (en 2 vol.), avant de l’être chez Laran en 1800 (en 4 vol.). 27. John MASON, La connaissance de soi-même, considérée comme la base du bonheur de l’homme sous le rapport de la religion, de la morale et de la société, suivie d’un traité de l’homme, traduit de l’anglais, Paris, Briand, 1789 ; Bertrand Verlac, Nouveau plan d’éducation pour toutes les classes de citoyens, par M. Verlac, avec un Traité sur la nature de la liberté en général et de la liberté civile et des principes du gouvernement, ouvrage extrait d’un auteur anglais [Richard Price], Vannes, Bizette et Paris, Denfer de Maisonneuve, 1789 ; John Bruce, La Morale naturelle, ramenée aux principes de la physique, traduit de l’anglais par Verlac, Paris, Le Traducteur, an II. 28. AN, F17 1331/B, d. 6 : Rapport sur la traduction par Verlac de l’ouvrage de Bruce, professeur de philosophie d’Edimbourg, 21 pluviôse an III/9 février 1795. 29. Lucile ARNOUX-FARNOUX, Alex DEMEULENAERE, Muriel DETRIE, « Récits de voyage », dans Yves Chevrel, Lieven d’Hulst et Christine Lombez (dir.), Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914), Lagrasse, Verdier, 2012, p. 1107-1148. 30. Voyage en Italie pendant l’année 1789 par Arthur Young, traduit de l’anglais par François Soulès, traducteur des Voyages en France du même auteur, Paris, J. J. Fuchs, an V/1796 ; Voyages en France, pendant les années 1787, 88, 89 et 90, par Arthur Young, traduit de l'anglais par F. S., Paris, Buisson, 1793, 3 vol. [réédité en 1794]. 31. Bibliothèque portative des voyages, Paris, Veuve Petit, 1798-1819. 32. L’ouvrage avait déjà été traduit par Jean-Henri CASTÉRA, Voyage aux sources du Nil, en Nubie et en Abyssinie pendant les années 1768, 1769, 1770, 1771 et 1772, Paris, Hôtel du Thou, 1790-1791, 10 vol. 33. Route de l’Inde ou description géographique de l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse et l’Inde (…), Paris, Caretret, an V ; Sidney PARKINSON, Voyage autour du monde sur le vaisseau de sa majesté britannique l’Endeavour (…), Paris, impr. de Guillaume, an V, 2 vol. ; Andrew SWINTON, Voyage en Norvège, en Danemark et en Russie dans les années 1788, 89, 90 et 91 (…), Paris, F. Josse, 1798, 2 vol. ; John Gabriel STEDMAN, Voyage à Surinam et dans l’intérieur de la Guyane, Paris, F. Buisson, an VII, 3 vol. ; James BRUCE, Voyage aux sources du Nil, Paris, Lepetit, an VII-an VIII, 13 vol. ; George VANCOUVER, Voyages de découvertes à l’Océan pacifique du nord et autour du monde entrepris par ordre de sa majesté britannique, exécuté pendant les années 1790, 1791, 1792, 1793, 1794, 1795, Paris, Didot jeune, an X, 6 vol. 34. Sur Mandar, voir Raymonde MONNIER, « Nedham, Machiavel ou Rousseau ? Autour de la traduction par Mandar de The Excellency of a free state », dans Marc Belissa, Yannick Bosc, Florence Gauthier (dir.), Républicanismes et droit naturel à l’époque moderne, Paris, dir. Kimé, 2009, p. 119-134 ; voir également Pierre SERNA, « L’insurrection, l’abolition de l’esclavage et le pouvoir

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exécutif ou les trois fondements originaux de la République des droits naturels selon Théophile Mandar », ibid. 35. AN, F17 1023, d. 2 : Théophile Mandar au ministre de l’Intérieur, 19 septembre 1793. 36. William COWE, Voyage en Suisse, Lausanne, F. Grasset, 1790 ; John KNOX, Voyage dans les montagnes de l’Ecosse et dans les îles Hébrides, fait en 1786, Paris, Defer de Maisonneuve, 1790, 2 vol. ; William PATTERSON, Relation de quatre voyages au pays des Hottentots et dans la Caffrerie, pendant les années 1777, 1778 et 1779, Paris, Letellier, 1790. 37. Marchamont NEEDHAM, De la souveraineté du peuple et de l’excellence d’un état libre, traduit de l’anglais et enrichi de notes de J.-J. Rousseau, Mably, Bossuet, Condillac, Paris, Lavillette, 1790. 38. AN, F17 1023, d. 2 : Note du ministre de l’Intérieur au ministre de la Marine, s. d. [brumaire an II]. 39. AN, F17 1024, d. 2 : Le ministre de la Marine au ministre de l’Intérieur, 19 frimaire an II/9 décembre 1793. 40. AN, F17 1356 : Rapport remis au Comité d’Instruction publique par la Commission temporaire des arts, 7 messidor an II/25 juin 1794. 41. AN, F17 1356 : Extrait des délibérations du Comité d’instruction publique, 3 messidor an II/21 juin 1794. 42. Entre 1793 et 1794, Mandar produit plusieurs ouvrages qui ne laissent aucun doute sur ses sympathies politiques montagnardes : Des insurrections, ouvrage sur les rapports des insurrections avec la liberté et la prospérité des empires, Paris, Masson, 1793 ; Essai pindarique ou Chants pithiques sur la liberté, Paris, Imprimerie des Écoles républicaines, an II. Il annonce également son intention de publier une traduction des « lettres publiées en anglais sur les crimes de Georges III » ainsi qu’un recueil de poésie intitulé L’inauguration du Panthéon français. Voir AN F17 1214/A, d. 12, Mandar à la Commission d’Instruction publique, s. d. [1793] 43. PVCIP, t. 5, 24 vendémiaire an III/14 octobre 1794. 44. AN, F17 1214/B, d. 11 : Lettre de la Commission de la marine et des colonies à la Commission d’agriculture et des arts [remise aux citoyens composant la Commission d’Instruction publique], 11 frimaire an III/1er décembre 1794. 45. Louis TUETEY (dir.), Procès-verbaux de la Commission temporaire des arts, Paris, Imprimerie nationale, 1912-1917, 2 vol., t. 1, p. 458 et p. 481, séances du 13 et 16 octobre 1794. 46. AN, F17 1214/B, d. 11 : Réponse de la Commission de l’Instruction publique, 8 nivôse an II/28 décembre 1794 : « Si l’ouvrage est digne d’enrichir la littérature française, il n’est pas douteux que le citoyen Mandar trouvera des libraires qui s’empresseront d’acquérir sa traduction. Ils savent par expérience combien le public est avide de voyages et ils sont sûrs de ces sortes de nouveautés. » 47. Voyage en retour de l’Inde, par terre et par une route en partie inconnue jusqu’ici par Thomas Howel, suivi d’observations sur le passage dans l’Inde par l’Égypte et le grand désert par James Capper, traduit de l’anglais par Théophile Mandar, à Paris, imprimerie de la République, an V. Voir la « Préface du Traducteur », p. XVI. 48. AN, F17 1215, d. 2 : Le ministre de l’Intérieur au ministre des Relations extérieures, 15 messidor an VI/3 juillet 1798. 49. Voyage en Norvège, avec des observations sur l’histoire naturelle, l’économie par Jean-Chrétien Fabricius, Paris, Levrault, an X/1802, p. X : « Après ma sortie de prison en 1795, les éditeurs traitèrent avec moi du manuscrit, en devinrent propriétaires, et se hâtèrent d’annoncer dans leur catalogue cette nouvelle publication ; mais d’autres entreprises les ont successivement détournées de celle-ci, à laquelle je ne songeais plus moi-même, parce que je m’étais livré à des travaux d’un autre genre lorsqu’ils sont venus réclamer, après neuf ans, l’exécution du traité ». 50. Catherine KAWA, Ronds de cuir en Révolution : étude prosopographique des employés du ministère de l’Intérieur sous la Première République (1792-1800), Paris, Éditions du CTHS, 1996.

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51. AN, AF III 28, d. 97, fol. 112, Mémoire justificatif de Pierre-Bernard Lamarre, remis à la Commission des Onze le 25 brumaire an IV/17 octobre 1795. 52. Harriet LEE, Herbert, ou Adieu richesse, ou les Mariages..., Édimbourg, Paris, Buisson, 1788, 3 vol. ; Sophie LEE, Le Souterrain ou Mathilde, traduit de l'anglais sur la 2de édition par P. B de La Mare, Paris, t. Barrois, 1786, 3 vol. Cet ouvrage est réédité chez le même éditeur en 1787, et chez Lepetit, en 1793 et 1799. 53. August Gottlieb MEISSNER, Alcibiade, Paris, Buisson, 1789 [publié en quatre parties]. 54. Le principal vivier de recrutement des traducteurs de ce ministère n’est pas celui des hommes de lettres, mais des patriotes étrangers réfugiés en France et des professeurs de langues vivantes qui ont perdu leur emploi. 55. Lewis Matthew GREGORY, Le Moine, Paris, Maradan, 1797, 3 tomes en 2 vol. in-12. Une nouvelle édition en est donnée en 1798, à Hambourg, par l’éditeur P. F. Fauche. 56. AN, F17 1023, d. 7, fol. 12 : Lamarre à François de Neufchâteau, 8 fructidor an VI/25 août 1798. 57. AN, F17 1023, d. 13, fol. 10 : Lamarre à François de Neufchâteau, 25 thermidor an VI/12 août 1798. 58. AN, F17 1023, d. 7, fol. 11 : Le ministre de l’Intérieur au ministre de la Marine, 8 fructidor an VI/25 août 1798 ; fol. 13 : Le ministre de la Marine au ministre de l’Intérieur, 12 fructidor an VI/ 29 août 1798. 59. AN, F17 1331/A, Rapport au ministre de l’Intérieur, 25 frimaire an VII/15 décembre 1798 : « L’ouvrage dont il s’agit a pour titre Voyage de Sophie depuis Meurel jusqu’en Saxe. Il est compté parmi les productions originales dont s’honore la littérature allemande. La morale en est excellente ; on y trouve une profonde connaissance du cœur humain, de vives sorties contre les préjugés nobiliaires, la peinture exacte des mœurs et des usages de diverses contrées de l’Allemagne, et, sous deux noms différents, le plus bel idéal de l’homme ami de la vertu et de ses semblables ». 60. Johann Timotheus HERMES, Voyage de Sophie en Prusse, traduit de l'allemand sur la 12e édition, par P. B. Lamare, Paris, impr. de Poignée, an IX. 61. Sabine JURATIC, « D’une langue à l’autre, traduction et édition en France au XVIIIe siècle », dans Vincent Millot, Philippe Minard et Michel Porret (dir.), La grande chevauchée. Faire de l’histoire avec Daniel Roche, Genève, Droz, 2011, p. 313-326. 62. Anne HUGUES, Isabella et Henry, Paris, Letellier, 1789. 63. John GILLIES, Essai sur les mœurs des temps héroïques de la Grèce, Londres et Paris, Le Jay, 1787, 35 p. 64. Edward WORTLEY Montagu, De la naissance et de la chute des anciennes républiques, Paris, Maradan, 1793 ; William Alexander, Histoire des femmes de la plus haute antiquité jusqu’à nos jours avec des anecdotes curieuses et des détails très intéressants sur leur état civil et politique chez tous les peuples barbares et civilisés, anciens et modernes, Paris, Pierre-César Briand, 1794 ; Joseph PRIESTLEY, Discours sur l’histoire et la politique en général, Paris, H. J. Jansen, an IV, 2 vol. ; Hugh Blair, Leçons de rhétorique et de belles-lettres, Paris, Gide, 1797, 4 vol. 65. Ann RADCLIFF, Voyage en Hollande et sur les frontières occidentales de l’Allemagne, fait en 1794, suivi d’un voyage dans les comtés de Lancastre, le Westmoreland et le Cumberland…, Paris, an V/1797, 2 t. en 1 vol. 66. Le Magasin Encyclopédique, t. 24, 1798, p. 131-135. 67. William GUTHRIE, Nouvelle géographie universelle, descriptive, industrielle et commerciale des quatre parties du monde […], ouvrage traduit sur la dix-septième édition par les citoyens Noël, Soulès et le traducteur des leçons de Blair sur la République, Paris, H. Langlois, an VII, 3 vol. 68. Jean-Luc CHAPPEY, « La traduction comme pratique politique chez Antoine-Gilbert Griffet de Labaume (1756-1805) », dans Gilles Bertrand et Pierre Serna (dir), La République en voyage, op. cit., p. 233-250.

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69. Sur cette figure du traducteur et sur l’entreprise éditoriale menée par le recueil de traductions utiles commandité par François de Neufchâteau, et qui paraît de 1799 à 1804, sous la coordination du traducteur Adrien-Cyprien Duquesnoy, voir Mariana SAAD, « Le réseau franco- britannique du Recueil Duquesnoy », dans A. Thomson, S. Burrows et E. Dziembowski (dir.), Cultural Transfers : France and Britain in the long eighteenth century, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, p. 103-114. 70. Procès verbaux du Comité d’instruction publique, t. 5, Troisième rapport sur le vandalisme par Grégoire, 24 frimaire an III/14 décembre 1794, p. 294-297. 71. AN, F 17 1214/B, d. 11 : Rezard Wouves à la Commission d’agriculture et des arts [renvoyée à la Commission d’Instruction publique], 11 brumaire an III/1er novembre 1794. 72. AN, F17, 1021B, d. 7 : Rapport au ministre sur la traduction de La Politique d’Aristote par Champagne, s. d. [an V] : « C’est un service important que cet habile helléniste a rendu à sa patrie et aux lettres, en mettant à la portée de tous les citoyens un ouvrage où l’un des plus beaux génies qui aient existé s’est plu à rassembler les notions dont se composait de son temps la science de la politique et à les orner de toutes les vues nouvelles que lui fournissait en abondance son esprit sagace et élevé ». 73. La Politique d’Aristote ou la science des gouvernements, ouvrage traduit du grec avec des notes historiques et critiques par le citoyen Champagne, Paris, Imprimerie A. Bailleul, an V. 74. Le Magasin Encyclopédique, t. 16, 1797, p. 347. 75. AN, F17 1023, d. 3 : Rapport de la Commission exécutive de l’Instruction publique sur la traduction de Justin par le citoyen Monnaye [Ginguené], s. d. [an III]. 76. AN, F17 1331/B : Rapport au Comité d’Instruction publique sur deux ouvrages de Beccaria traduits en français par Dausseur, s. d. [an III] : « En un mot, la République a bien le droit d’exiger que dans les ouvrages qu’elle juge capables d’instruire les Français, le goût s’allie à la bonté des principes ». 77. De l’Association des princes et du corps germanique, ouvrage traduit de l’allemand de M. Müller par les soins de M. Mercier, Mayence et Paris, Gattey, 1789. 78. Le Magasin encyclopédique, t. 14, 1797, p. 360. 79. Selon l’expression de Bénédicte SAVOY, Patrimoine annexé, les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800, Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2003, 2 vol. 80. John LONG, Voyages chez les différentes nations sauvages de l’Amérique septentrionale […], par J. Long, trafiquant et interprète de langues indiennes, traduits de l’anglais avec des notes intéressantes par Billecocq, citoyen français, à Paris, Fuchs, 1794, 320 p. 81. Décade philosophique, t. 1, no 8, 20 messidor an II/8 juillet 1794, p. 479. 82. AN, F17 1331/B, d. 6 : Extrait du registre de délibération du Comité d’Instruction publique, 24 germinal an III/13 avril 1795. 83. James HARRIS, Hermès ou recherches philosophiques sur la grammaire universelle, ouvrage traduit de l’anglais avec des remarques et des additions par François Thurot, Paris, Imprimerie de la République, an IV. La traduction de cet ouvrage a été arrêtée, sur rapport de Garat, par le Comité d’instruction publique le 4 brumaire an III/25 octobre 1794 et Jean-François Thurot a été nommé à cet effet le 28 nivôse an III/17 janvier 1795. 84. AN, F17 1023, d. 3 : Rapport de la Commission exécutive de l’Instruction publique [par Ginguené], 29 vendémiaire an IV/21 octobre 1795. 85. AN, F17 1214/A, d. 12, Rapport au Comité d’instruction publique, s. d. [ventôse an III/février 1795]. 86. AN, F17 1331/A, Rapport au ministre de l’Intérieur, 25 frimaire an VII/15 décembre 1798. 87. Le Magasin Encyclopédique, t. 6, 1796, p. 370-371. 88. Le Magasin Encyclopédique, t. 13, 1797, p. 560-561.

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89. Voyages de C. P. Thunberg au Japon, par le Cap de Bonne-Espérance, les ils de la Sonde, etc.., traduits, rédigés et augmentés de notes particulièrement sur le Javan et le Malai par L. Langlès et revus quant à la partie d’histoire naturelle par J.-B. Lamarck, Paris, B. Dandré, an IV. 90. Traité des délits et des peines, par Beccaria, traduit de l’italien par André Morellet, nouvelle édition corrigée, précédée d’une correspondance de l’auteur avec le traducteur, accompagnée de notes de Diderot et suivie d’une Théorie des lois pénales, par Jérémie Bentham, traduite de l’anglais par Saint-Aubin, Paris, de l’imprimerie du Journal d’économie publique, de morale, de politique, an V. 91. Le Magasin encyclopédique, t. 24, 1799, p. 131-135. 92. Noémie ÉTIENNE, La restauration des peintures à Paris, 1750-1815. Pratiques et discours sur la matérialité des œuvres d’art, Rennes, PUR, 2012, p. 231 et suiv.

RÉSUMÉS

Loin d’en réduire l’importance et la portée, la période révolutionnaire renforce encore la place prise par les traductions dans le volume des productions imprimées. Du livre au journal, les traductions permettent de diversifier les catalogues des libraires de productions étrangères et d’offrir des opportunités de ressources nouvelles à des traducteurs en quête de revenus et de reconnaissance. L’objet de cette contribution est de questionner les enjeux politiques de ces traductions en analysant les différents acteurs et institutions mobilisés par les autorités pour favoriser le travail et le publication de ces productions : de la volonté de diffuser les lois et les nouveaux principes politiques à l’intérieur puis à l’extérieur des frontières à celle de, faire connaître en français les productions étrangères jugées « utiles » à l’instruction publique, les autorités ont, entre 1789 et 1800, joué un rôle majeur dans les dynamiques intellectuelles, économiques et éditoriales mobilisées autour du marché des traductions. En se focalisant plus précisément sur la période du Directoire et de l’expansion de la Grande Nation, il s’agit ainsi de s’interroger sur les conditions, les modalités et les limites de cette « politique » des traductions initiée et financée par le gouvernement (sous la forme de subventions et / ou de souscriptions).

Far from reducing its importance and its scope, the revolutionary period reinforces further the place taken by translations in the volume of printed productions. From the book to the newspaper, translations allow to diversify the catalogs of booksellers of foreign productions and to offer opportunities of new resources to translators in search of reputation. The purpose of this contribution is to question the political stakes of these translations by analyzing the various actors and institutions mobilized by the authorities to promote the work and publication of these productions: the desire to disseminate laws and new political principles to inside and outside the borders of France, conversely, making known in French the foreign productions judged "useful", the authorities played, between 1789 and 1800, a major role in the intellectual, economic and editorial dynamics mobilized around the market of translations. By concentrating more precisely on the period of the Directory and the expansion of the Grande Nation, it’s thus necessary to question the conditions, the modalities and the effectiveness of a "policy" of translations in this context particular.

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INDEX

Mots-clés : Grande Nation, Comités, Bureau des traductions, Traducteurs, Commission d’Instruction publique Keywords : Grande Nation, Committees, Bureau des traductions, Office of Translation, Translators, Commission d’Instruction publique

AUTEURS

JEAN-LUC CHAPPEY IHMC – Institut d'histoire moderne et contemporaine Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

VIRGINIE MARTIN IHMC – Institut d'histoire moderne et contemporaine Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Varias

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L’assassinat de l’Intendant de Paris le 22 juillet 1789, un prélude à la Grande Peur The assassination of the last Intendant of Paris on the 22nd July 1789 : A prelude to the “Great Fear”

Alain Cohen

1 Quelques huit jours après le 14 juillet 1789, l’Intendant de Paris, Bertier de Sauvigny, et son beau-père, Foullon, sont assassinés sur la Place de l’Hôtel de Ville (anciennement Place de Grève) par une foule incontrôlée, alors que les forces de l’ordre sont incapables de conduire ces deux hommes à l’Abbaye de Saint-Germain pour y être emprisonnés, au moins à titre préventif ou de protection de leur vie, à défaut d’une inculpation en bonne et due forme. Ces deux actes successifs exécutés à l’encontre de deux très importantes personnalités politiques, frappent de stupeur les nombreux témoins et autorités, comme le Maire de Paris, Bailly, et le Commandant de la Garde nationale parisienne, le marquis de La Fayette, ainsi que les membres du Comité permanent des Électeurs de Paris qui siègent à l’Hôtel de Ville de Paris.

2 Certes, les évènements du 14 juillet 1789 peuvent expliquer ce double assassinat, qui ne fut d’ailleurs pas le seul (autre victime : le prévôt des marchands, Flesselles, le même jour). Mais il convient de s’interroger sur les causes profondes de cette violente explosion populaire1. Une thèse soutenue en janvier 2015 souligne l’importance des « crises de subsistance, qui jouent toujours le premier rôle », notamment entre mars et mai 1789 autour de la capitale2. L’intérêt majeur de cette thèse repose sur la mise en lumière de l’idée défendue par les fermiers généraux d’enfermer Paris au moyen d’un mur afin de contrôler les entrées de marchandises et ainsi combattre la fraude fiscale. L’étude des problèmes de subsistance de la population parisienne et des réactions populaires dans les années qui précèdent la Révolution constituera le premier point de cet article. Ensuite, sera examinée la description des circonstances ayant conduit à l’arrestation à Compiègne de l’Intendant de Paris, puis son transfert à Paris, après une traversée des plus périlleuses de plusieurs villes de l’Oise et des communes avoisinantes

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de Paris. Cet aspect sera le deuxième point de cette étude. Et enfin, il s’agira de rechercher les conséquences de ce double assassinat sur le plan du maintien de l’ordre et de la formation définitive de la Garde nationale parisienne.

3 En préambule à cet évènement, dont la survenance est presque concomitante au 14 juillet, il nous paraît indispensable de savoir qui étaient ces deux hauts dirigeants de la monarchie française.

Préambule : Rappel de la biographie de Louis Bénigne Bertier de Sauvigny et de Joseph-François Foullon

4 Louis Bénigne Bertier de Sauvigny, né le 23 mars 1737, appartenait à une famille de magistrats. Son père, Jean, né en 1709 et mort en 1787, fut Intendant de Moulins, Grenoble et Paris, doyen du Conseil d’État et premier président du Parlement de Paris en 1771. La mère du dernier Intendant de Paris, née Durey d’Harnoncourt, était la fille d’un des plus riches fermiers généraux de l’époque. Le grand-père de Louis Bénigne fut président de la 5e chambre des requêtes du Parlement de Paris et sa grand-mère, Jeanne Ory, était la sœur du Contrôleur général du même nom.

5 La famille Bertier de Sauvigny était originaire de Bourgogne : Thomas de Bertier, Maître d’Hôtel du roi, s’y était fixé en 1654 où il avait acheté la terre de Sauvigny. Louis Bénigne Bertier épousa en 1763 Marie-Josèphe Foullon, fille de l’Intendant de la guerre qui fut pressenti pour devenir Contrôleur général des finances. Bertier fut nommé adjoint à l’Intendance de Paris, dont le poste appartenait à son père. Il succéda à son père et devint en 1776 Intendant de Paris en titre, jusqu’à sa mort le 22 juillet 1789. L’Intendant de Paris étudia le seul cadastre existant en Europe, celui de Toscane. Il l’introduisit dans sa généralité et parvint à réaliser cette gigantesque opération avant 1789. Elle fut approuvée par le roi, qui en ordonna l’extension aux généralités d’Orléans et Chalon-sur-Saône.

6 Dans les années 1775-1776, il obtint la charge de surintendant des finances de la Maison de la reine Marie-Antoinette. En 1775, il affronta les émeutes dénommées « guerre des farines ». Il obtint du roi les autorisations requises pour réprimer la mendicité dans sa généralité en vue de rassembler les mendiants dans un dépôt à Saint-Denis. Il put en extraire les jeunes gens valides pour former un corps de pionniers organisé militairement. En 1780, il fut chargé de l’administration des écoles vétérinaires et les bâtiments d’Alfort purent ainsi être entièrement reconstruits.

7 Il œuvra également en faveur du développement de l’agriculture, au moyen notamment de la création, en 1784, de comices agricoles dans chaque élection. L’Intendant de Paris était persuadé que l’augmentation des bestiaux et des engrais contribuerait à l’amélioration de la productivité agricole. Il encouragea toutes les manufactures existantes de sa généralité et aida à la création d’autres établissements. Il fit importer d’Angleterre les premières machines à filer et carder le coton, qui furent mises en activité au moulin de l’Épine, près de Corbeil.

8 Mais l’Intendant de Paris ne fut pas seulement un proche collaborateur du roi. Il était, en effet, à la tête d’un immense patrimoine foncier composé de biens seigneuriaux situés en Bourgogne, en Champagne, et dans l’Auxois et le Nivernais. En 1788, il acquit pour un prix de 500 000 livres des terres situées en Bourgogne. La valeur des acquisitions faites par l’Intendant de Paris s’élevait en juillet 1789 à 1 719 978 livres. Les

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relations de Bertier de Sauvigny avec les fermiers de ses terres de Bourgogne étaient conflictuelles, d’où de nombreux procès. En 1789, lorsque la situation économique et sociale devint très tendue, l’Intendant fut appelé à d’importantes responsabilités militaires et devint Intendant d’armée. À ce titre, il était chargé d’assurer le maintien de l’ordre à Paris et dans les communes avoisinantes. Il eut l’obligation d’assurer la subsistance d’au moins 20 000 hommes de troupe dans un contexte de disette et de fermentation.

9 La description faite par Jules Michelet de la personnalité de l’ancien Intendant de Paris mérite d’être relatée : « Il savait bien qu’il était détesté des Parisiens et fut trop heureux de trouver l’occasion de leur faire la guerre. Berthier montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches […] Ce qui exaspéra aussi toute la population des environs de Paris, c’est que, au milieu de la disette, la cavalerie rassemblée par Foullon et Berthier avait détruit, mangé en vert, une grande quantité de jeune blé. On attribuait ces dégâts aux ordres de l’intendant, à une ferme résolution d’empêcher toute récolte et de faire mourir le peuple3. »

10 En ce qui concerne la biographie de Foullon, nous nous limiterons à quelques lignes, puisque notre sujet porte surtout sur l’ancien Intendant de Paris. Joseph François Foullon, Baron de Doué, était Conseiller d’État, Intendant Général de la Guerre, de la Marine et des Finances. L’image de Foullon était au moins aussi dégradée que celle de son gendre. En juillet 1789, il se terra à Viry, près de Paris, chez un de ses amis, pour échapper à son arrestation. Et, pour brouiller les pistes des recherches entreprises, il répandit le faux bruit de sa mort. La supercherie fut découverte et il fut arrêté. Les paroles qu’il prononça furent empreintes d’un rare cynisme : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe. Patience ! Que je sois ministre, je leur ferai manger du foin, mes chevaux en mangent […] Il faut faucher la France. »

11 La personnalité de ces deux cibles de la colère populaire qui s’abattit sur elles n’explique pas tout. Il faut, en effet, tenir compte du climat économique et social des années précédant 1789 et des réactions que les disettes produisirent.

1. Les causes de l’effervescence populaire

12 Cette explosion de colère populaire est liée au contexte économique et social du XVIIIe siècle dominé par la fréquence des disettes qui jalonnent ce siècle et, donc, par les problèmes de l’approvisionnement (surtout en pain, élément de base de la consommation populaire) de la population parisienne. Les disettes furent, en effet, très fréquentes tout au long du siècle. On peut, par exemple, citer celles des années 1725-1726, 1738, 1741, 1747, 1751-1752, 1765, 1770 et, bien sûr, l’année cruciale de 1774. Edgar Faure, qui fut un brillant économiste et habile président du Conseil en 1955, a étudié, dans le cadre d’une biographie consacrée au rôle clé de l’ancien intendant Turgot, la crise des années 1774-1775, qui a abouti à la « guerre des farines ». Selon Edgar Faure : « L’administration est accusée à la fois de gagner par un monopole odieux et de décourager le commerce en vendant à perte4. » Et l’auteur de conclure en ces termes : « La guerre des Farines offre donc un objet exceptionnel d’observation : la naissance d’un complexe révolutionnaire. On peut considérer qu’elle fixe la borne frontière de l’Ancien Régime5. » Edgar Faure ne fut pas le seul à avoir souligné le rôle majeur de la guerre des Farines dans l’amorce de ce qu’il appela le complexe

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révolutionnaire. L’historien Steven Kaplan évoque même l’idée de complot de famine, qui est d’ailleurs le titre d’un de ses ouvrages (cf. ci-après).

13 L’auteur précise ce qu’il faut entendre par complot de famine : « Pendant la période qui précède la réunion des États généraux, des bruits circulent selon lesquels les princes chercheraient à provoquer une famine pour obliger Necker à démissionner, cependant que d’autres rumeurs le désignent comme le premier accapareur avec l’approbation du roi6. » Steven Kaplan lie le renvoi de Necker à l’assassinat de Foullon, un des candidats à sa succession, et à « une foule vengeresse, furieuse, convaincue qu’il est responsable d’une manœuvre qui vise à affamer le peuple ». Un autre ouvrage doit être cité, celui de Cynthia Bouton7.

14 Même si la polémique s’est emparée de cette question avec un personnage contemporain des évènements, comme le Prévost de Beaumont8, qui liait le « complot tramé par Bertier et Foulon et la conspiration ourdie par L’Averdy », il n’en reste pas moins établi que la spéculation sévit gravement dans les années 1788-1789, objets de la présente étude. Les « blatiers », c’est-à-dire les négociants qui assurent le grand commerce des blés, comme les Leleu et Doumerc, sont « accusés de dominer le marché, de faire hausser les cours, de spéculer sur la misère pour gonfler leur fortune. La tension était extrême au printemps 17899. »

15 Pour tenter de résoudre les problèmes d’approvisionnement de la population parisienne, les autorités étaient confrontées à deux préoccupations contradictoires : soit il fallait favoriser la libre circulation des grains, les marchés permettant de réguler les prix ; soit les autorités intervenaient sur les marchés pour qu’ils fussent pourvus en quantités suffisantes de grains. Ces moyens coercitifs consistaient à obliger les fermiers, propriétaires, dépositaires de grains à garnir les marchés. D’où le recours à la maréchaussée pour s’assurer de l’approvisionnement des marchés en grains. Les couches populaires exigeaient ces mesures coercitives, alors qu’elles soupçonnaient la Cour de vouloir affamer « le peuple ». L’obsession du complot était telle que certains « suspects » furent malmenés le 15 juillet 1789 ou même exécutés. Ainsi, on apprit à Pontoise à cette dernière date qu’une troupe de gens pillait les villages des environs. Cette hantise de l’accaparement des blés était telle que, le 18 juillet 1789, courut le bruit que de grandes quantités de grains étaient cachées à Pontoise, ce qui était faux. À cet égard, « la mentalité populaire se sépare du paternalisme monarchique, en matière d’approvisionnement, sur un point essentiel ; le contrôle économique ne se réduit pas à une sorte de charité publique, qui, tout en secourant les plus pauvres, les retranche, en fait, du corps social, il doit exprimer le droit de tous à vivre de leur travail10 ».

16 Les contemporains de la période étaient conscients de ces faits, au moins de la disette, comme les boulangers parisiens, qui, toutefois, cherchaient à en rejeter la responsabilité sur des organismes plus importants comme les monopoleurs11. Pour alléguer de leur bonne foi, le plus grand nombre de boulangers de Paris « n’a-t-il pas, mais inutilement, parcouru et visité les campagnes ? Plusieurs ont été chassés des marchés, les bleds qu’ils avoient achetés, revendus trois et quatre fois. Quelques-uns ont été obligés de se cacher dans les bois pour éviter la fureur du petit peuple, et depuis ces grandes permissions qui nous sont accordées, des Boulangers de Paris se sont présentés ; il y a eu samedi huit jours, chez un Fermier pour lui acheter son bled. Il leur a répondu qu’il n’en avoit pas à vendre, et que sa vie seroit exposée s’il leur en vendoit12. » Mais, selon des plaintes portées par plusieurs particuliers recueillies par le Bureau des Subsistances, les boulangers ne « cuisent pas tout le pain qu’ils pourraient

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débiter, sous prétexte d’une insuffisance de quantité de farine qui leur était attribuée à la halle13 ».

17 Il était aisé, pour les boulangers, de rejeter la responsabilité de la disette sur les gros marchands et fermiers auxquels incombait la rétention des stocks de grains. Cette pratique n’était pas seulement connue des professionnels : « la population de Paris était parfaitement au fait de cette pratique et pouvait se montrer meurtrière quand elle soupçonnait ce type de spéculation14. »

18 Donc, les pratiques spéculatives étaient assez répandues et perçues comme telles par la population parisienne la plus démunie. Elles furent à l’origine des disettes successives (dont la liste est rappelée supra) et notamment de la dernière, qui précéda la Révolution, une des causes directes de l’assassinat de l’Intendant de Paris Bertier et de son beau-père Foullon. Cette analyse, qui est bien fondée à notre avis, n’est pas partagée par des auteurs, comme Gustave Bord, auteur de l’ouvrage La conspiration révolutionnaire de 1789, les complices, les victimes15.

a. La Conspiration révolutionnaire, selon G.Bord

19 L’analyse de cet auteur peut ainsi être résumée : « Recherchés avec soin, Bertier de Sauvigny et Foullon furent, en effet, livrés avec préméditation à une populace spéciale qu’un travail savant prépara, dès le jour de leur arrestation, au rôle qu’on voulait leur faire jouer16. » L’historien s’appuie sur un témoignage d’un des gendres de Bertier ( le comte de la Myre-Mory), qui a consigné le récit du maréchal de Bouzols, selon lequel le duc d’Orléans aurait financé, moyennant une somme de 400 000 livres, une sédition contre Bertier et Foullon pour se venger des propos tenus par l’Intendant à Louis XVI lors d’un conseil tenu le 15 juillet 1789, à savoir que : « Le duc d’Orléans étant la cheville ouvrière de tous les troubles de la veille, il fallait l’arrêter17. » Selon ce même témoignage du maréchal de Bouzols, le duc d’Orléans aurait fait venir Choderlos de Laclos et lui aurait remis le 16 juillet 1789 cette somme qui vient d’être indiquée.

20 Le rôle du duc d’Orléans a fait l’objet d’autres études plus récentes et aussi d’ouvrages polémiques contemporains de la période révolutionnaire qu’il convient de bien distinguer des premières. En effet, l’historien Galart de Montjoie a publié en 1796 un ouvrage très volumineux dont le titre est très évocateur18, puisqu’il est question d’une conjuration de ce prince de sang, cousin du roi Louis XVI. Les accusations proférées par cet historien, pour le moins engagé, sont très graves. La citation suivante illustre la thèse du complot : « Il imagina d’accaparer lui-même tout le bled de France ; de se rendre maître de la subsistance de la nation entière, de produire une famine générale ; de concerter si bien intrigues à cet égard qu’il pût persuader au peuple que le gouvernement seul étoit coupable et cause de cette terrible calamité. Il trouvait l’avantage […] de conduire [les habitants] au désespoir, à l’insurrection […] De plus, si par suite du bouleversement qu’amènerait la disette il parvenait à se saisir de l’autorité suprême il serait assuré de se maintenir dans son usurpation en faisant renaître tout à coup l’abondance19. » Nous avons souligné quatre mots qui nous paraissent essentiels. D’après l’auteur, il aurait cherché à convaincre Réveillon en avril 1789 de participer à des mouvements de sédition, mais l’industriel refusa les propositions du duc d’Orléans.

21 Ces accusations sont des plus discutables. Des auteurs, comme Evelyne Lever, soulignent l’ambiguïté du personnage20. Certes, en janvier 1789, le duc d’Orléans entendait se poser comme prince patriote. Il demanda alors à Choderlos de Laclos de

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rédiger des Instructions destinées aux représentants aux assemblées des bailliages de son apanage. Dans ce texte étaient affirmés un certain nombre de principes, comme le consentement à l’impôt des États généraux, sans distinction de classe. Le texte préparé par Choderlos de Laclos ne fut pas accepté par le duc d’Orléans. En ce qui concerne l’affaire Réveillon, « l’enquête ne prouva rien quant à la responsabilité du duc d’Orléans21 ».

22 Cette thèse d’un complot révolutionnaire à l’origine de l’arrestation de Bertier de Sauvigny et Foullon est sujette à caution. Certes, l’inimitié du duc d’Orléans à l’égard du roi est bien connue. N’a-t-il pas voté la mort du roi lors du procès de ce dernier en décembre 1792-janvier 1793 ? L’arrestation de Bertier et Foullon peut-elle être imputable au duc d’Orléans sur la base de documents entachés de partialité ? Quelle est la valeur de mémoires privés, voire de simples déclarations verbales (comme celles du marquis de Bouzols, Maréchal de camp).

b. Le rapport de Garran de Coulon22.

23 À l’opposé de la prétendue conspiration révolutionnaire, une autre version des faits est alléguée dans un rapport de novembre 1789, donc postérieur à ces faits, établi par un certain Garran de Coulon, au nom d’un « Comité des recherches des représentans de la Commune de Paris ». Selon Momcilo Marcovic23, ce comité est calqué sur celui de l’Assemblée nationale établi à la fin du mois de juillet 1789. La naissance du Comité des recherches de la Commune de Paris suit le lynchage du boulanger Denis François commis le 22 octobre 1789. Il fallait donc, pour les représentants de la ville, rétablir l’ordre. Le comité devait recevoir les dénonciations et conspirations imputées à des gens malintentionnés. Il était composé de six membres : Agier, Lacretelle, Perron, Oudart, Garran de Coulon et Brissot de Warville. Il agissait en étroite liaison avec le Comité de police de la municipalité parisienne. Garran de Coulon est un membre important du Comité de recherches, d’où le rapport du même nom, dont la rédaction lui est confié en novembre 1789 pour enquêter « sur la conspiration des mois de mai, juin et juillet 1789 ».

24 Le rapporteur de ce comité met en exergue le rôle clé de Bertier, en tant qu’Intendant d’armée, et responsable à ce titre de l’approvisionnement des troupes en balles, poudres et aliments (voir note de Bertier du 8 mai 1789). Comme l’intendant est également en charge de l’approvisionnement en vivres de la population civile, Garran de Colon en déduit un détournement de l’approvisionnement en vivres (et donc de pain) au profit de l’armée, aggravant ainsi la disette frappant le peuple de Paris. Bertier est cité comme un des auteurs de la conspiration des mois de mai, juin et juillet 1789 « contre la Liberté du Peuple François, celle de l’Assemblée nationale et celle de la Ville de Paris en particulier », composée du Garde des Sceaux, Barentin, du Secrétaire d’Etat à la Guerre, le comte de Puységur, du maréchal de Broglie et du baron de Besenval (chefs militaires). Le rapporteur cite les évènements qui ont amené la convocation des États généraux, les remontrances des parlements, la première Assemblée des Notables, la formation des Assemblées-Provinciales, autant de faits politiques qui avaient appris au Roi « de grandes vérités ». Il est ajouté qu’ont été commises « des erreurs et mesures fausses dans lesquelles des Ministres ont souvent engagé le Roi ».

25 Fait aggravant pour la responsabilité de l’Intendant : « C’est lui qui a distribué aux Troupes le mauvais bled qui faisoit la dernière ressource du Peuple. » Le rapport cite

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une lettre du Bureau intermédiaire de Montereau du 9 juillet 1789 adressée à la Commission intermédiaire de l’Assemblée Provinciale de l’Île-de-France. Il est ainsi précisé : « Le marché étoit absolument dépourvu de grains, les Boulangers n’auroient pu cuire, si les Officiers de Police n’avoient élevé le prix du pain (c’est-à-dire à 5 sols la livre) au lieu de 1 livre 9 qu’il étoit. Ils y ont été déterminés par le prix excessif de la Farine, dont la vente s’est faite, en leur présence, à 120 livres le sac de 325, ne pouvant employer les grains envoyés par l’Intendant qui ne consistent qu’en seigle et orge de la plus mauvaise qualité et pourris, étant dans le cas de causer des maladies dangereuses. Cependant, la plupart des petits consommateurs sont réduits à la dure nécessité de faire usage de grains gâtés. »

26 D’autres lettres font état de la mauvaise qualité de l’orge, comme celle adressée le 10 juillet 1789 par le sieur Baudry de Sens à l’Intendant Bertier. Une autre, écrite le lendemain par le sieur Jamain de Fontainebleau, mentionne, cette fois, du seigle « à moitié mangé, produit beaucoup plus de son que de farine, si bien qu’il est impossible de continuer la livraison ». Il est à noter que ces lettres que nous venons de citer sont antérieures à l’assassinat de Bertier et Foullon. Il est probable que la population en ait eu connaissance en juillet 1789, d’autant plus que les incidents avec les boulangers furent fréquents dès le mois de mai 1789, attestant de l’extrême sensibilité aux problèmes de subsistance.

27 Et, pour en revenir au contenu du rapport de Garran de Coulon, Bertier abandonna l’administration de la généralité pour prendre au Champ-de-Mars l’intendance de l’Armée qui, en juillet 1789, assiégeait la capitale. Dès lors, il ne s’occupait que de préparatifs de guerre. Pendant la journée du 14 juillet 1789, l’Intendant est « l’associé du baron de Besenval dans tous les détails du siège de Paris […] C’est lui […] qui a fourni les balles, la poudre, les cartouches dès le commencement de mai, qui a donné l’ordre d’en fournir 175 000 le 2 juillet24. » Le rôle de l’intendant est considéré comme très important, notamment pendant cette journée si cruciale du 14 juillet 1789. Selon le rapport, il s’occupait de l’armée et seulement de cette dernière.

28 La conclusion du rapport Garran de Coulon sur la responsabilité de Bertier est sans aménité : « Il ne se seroit pas contenté d’exécuter les ordres atroces que les Ministres lui avoient donnés contre le Peuple de la première généralité du Royaume. Comme tous les mauvais conseillers, il en auroit sollicité de nouveaux en cachant autant qu’il étoit en lui la vérité à un Prince de qui l’on pouvoit obtenir rien d’injuste que de cette manière25. » L’intendant Bertier est reconnu « coupable de crime de lèse-nation, comme partie prenante d’une conspiration contre la Liberté du Peuple François, l’Assemblée- Nationale et la Ville de Paris, en particulier26 ». Il est bien évident qu’un tel rapport est plutôt un réquisitoire, voire une sentence de tribunal, alors qu’il date de novembre 1789, donc postérieur à la mort de l’intendant et de son beau-père. En tout cas, la responsabilité de l’intendant au titre des opérations militaires est prouvée au moyen de son portefeuille contenant des papiers confidentiels, trouvés dans la nuit du 16 juillet 1789 ; le portefeuille est diffusé entre cette date et le jour de son exécution. Ce portefeuille contient des pièces importantes concernant l’approvisionnement en armes des troupes royales par l’intermédiaire de l’intendant, question sur laquelle nous reviendrons infra, lorsque seront examinées les conditions d’arrestation de l’intendant Bertier.

29 Timothy Tackett évoque aussi la tentative de complot en juin 1791 à l’initiative du roi au moment de Varennes27.

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30 Ces documents, que nous venons de rappeler, nous permettent de mieux cerner les causes du double assassinat le 22 juillet 1789 de Bertier et Foullon. Cependant, ils ne sont pas totalement exhaustifs. C’est la raison pour laquelle il est indispensable de connaître les conditions de l’arrestation de l’Intendant Bertier et de l’ancien ministre Foulon afin de mieux comprendre les motifs ayant conduit à ce double assassinat.

2. L’arrestation et l’exécution de Bertier et Foulon : des actes prémédités ou improvisés

31 Le procès-verbal des travaux de l’Assemblée des Électeurs du Tiers État de la Ville de Paris décrit avec une grande précision le « film » de ces évènements, dont ont été témoins les deux délégués dépêchés par l’Assemblée parisienne à Compiègne pour emmener l’Intendant arrêté dans cette dernière Ville28. L’arrestation de l’Intendant de Paris, survenue à Compiègne le 18 juillet 1789, est indissociable de l’émeute du 14 juillet 1789. La foule parisienne est consciente du risque d’affrontement avec les troupes royales qui encerclent Paris. En outre, la disette est très présente, si bien que l’intendant est considéré comme responsable des graves insuffisances de l’approvisionnement en pain de la population parisienne. Le désaccord entre Bertier et Necker à propos de cet approvisionnement explique non seulement l’arrestation de l’Intendant, mais aussi son exécution par la foule parisienne29. Necker demande à Bertier de ne plus mettre d’obstacle à l’expédition des blés et farines vers Paris, alors que l’Intendant craint que les directives ministérielles ne portent préjudice à l’approvisionnement des communes autour de Paris. Necker considère que l’alimentation de la population de Paris est prioritaire pour des raisons purement politiques, alors que Bertier craint que la population des communes autour de Paris ne se rebelle si elle ne peut trouver une alimentation suffisante, d’autant que les effets de la disette se font sentir durant le premier semestre 1789. C’est bien ce qui se produit d’ailleurs dans les deux dernières semaines de juillet 1789 (renchérissement des prix, marchés vides, désordres aggravés). Mais les efforts de Bertier pour veiller à l’approvisionnement des populations civiles des communes situées autour de Paris sont vains parce que déformés par l’image exécrable de l’intendant répandue dans l’opinion publique, autant comme responsable politique de l’approvisionnement de la population parisienne que comme Intendant d’Armée, chargé des opérations militaires dans la capitale. À ce dernier titre, sa présence à l’École militaire est symptomatique de son rôle stratégique comme intendant d’Armée.

a. L’arrestation de Bertier à Compiègne

32 Entre le 15 et le 18 juillet 1789, Bertier effectue une tournée qui l’amène successivement de Versailles à Mantes, où il arrive le 16 juillet. Il est à Meulan le 17 juillet et à Meaux dans la nuit du 17 au 18 juillet. Il doit, en effet, s’assurer que ces villes reçoivent le pain dont elles manquent, d’autant plus qu’elles sont proches de Paris et pourraient menacer la capitale. Dans la ville de Meaux, un incident grave se produit, fait qui a été signalé supra : le portefeuille de Bertier, contenant des papiers officiels de la plus haute importance, lui est dérobé30. Il contenait des informations militaires, notamment sur les armes et munitions qui étaient demandées à l’Intendant d’Armée, Bertier, par des commandants de camps militaires. Ainsi, le lieutenant des Suisses de Bezenval se

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plaignait de n’avoir point de cartouches. Le prince de Lambesc accusait réception de trois mille cartouches reçues à une heure du matin. Le Comte de Bar demandait à l’Intendant s’il pouvait chercher des balles. Mais, surtout, une des lettres contenues dans le portefeuille de Bertier donnait une information capitale relative à l’installation d’un camp à Saint-Denis qui mit Paris en effervescence. D’autres dommages étaient relevés, comme la coupure de seigle et d’orge31.

33 L’intendant continue sa tournée autour de Paris et se rend ensuite à Soissons, chez son gendre de La Bourdonnaye de Blossac, également intendant. Ensuite, il arrive à Compiègne le 18 juillet 1789. En dépit d’un déguisement, il est arrêté alors qu’il veut s’enfuir de la demeure de son subdélégué, De Pronnay. Bertier est placé sous la sauvegarde de la municipalité de Compiègne, qui l’incarcère pour éviter le pire. Cette dernière écrit alors à l’Assemblée des Électeurs de Paris en ces termes : « Messieurs les habitans de Compiègne ayant été informés que M.Berthier de Sauvigny, Intendant de Paris, étant ici, l'ont arrêté sur le bruit que la capitale le faisait chercher. En conséquence, Messieurs les citoyens vous dépêchent la présente et vous prient de les éclairer sur la conduite qu'ils ont à tenir32. », signé les officiers municipaux et citoyens de Compiègne. L’Assemblée des Électeurs de Paris répond le 21 juillet à la municipalité de Compiègne qu’elle « ne fait point chercher M. Berthier de Sauvigny (…), cet ancien intendant n’étant ni accusé, ni décrété par justice, il seroit répondu aux habitans de Compiègne qu’il n’existoit aucune raison légitime de le retenir prisonnier ». La Ville de Paris ajoute : « Les députés de cette ville (Compiègne) ont observé que le peuple étoit extrêmement animé contre M.Berthier, qu’il étoit impossible de répondre de sa vie à laquelle peut-être on avoit attenté depuis leur départ, et qu’il n’existoit qu’un moyen de la lui conserver, celui de le faire conduire dans les prisons de Paris33. » Il est donc décidé que la personne de Bertier sera mise sous la garde des tribunaux et confié « soit à la justice publique, s’il est coupable, soit à son intérêt particulier, s’il est innocent ».

34 Les Mémoires de Bailly apportent une précision intéressante sur le plan juridique. Le maire de Paris indique en effet que l’Assemblée « considéra que M. Foullon, comme M. Berthier, était poursuivi par d’anciennes inculpations et par une sorte de clameur publique qui autorisait à s’assurer de leurs personnes, pour leur procès leur être fait, s’il y avait lieu, et si la nation les accusait34 ». Ces anciennes inculpations ne sont pas précisées. Il est même douteux qu’elles aient un fondement juridique quelconque. Par contre, la notion de clameur publique mérite d’être clarifiée parce qu’elle est à l’origine de l’arrestation de l’intendant Bertier. Que signifie ce concept ? Paolo Viola donne une explication dans son ouvrage Il trono vuoto35. La clameur publique peut être assimilée à la fureur populaire, fondement de la justice elle-même populaire. Est ainsi sanctionné le crime de lèse-nation, dont se serait rendu coupable l’Intendant de Paris, comme la foule du 22 juillet allait le proférer dans toute sa dureté. Crime de lèse-nation, n’était-ce pas la traduction révolutionnaire du crime de lèse-majesté ? En tout état de cause, la clameur publique ne peut être assimilée à une preuve permettant l’inculpation de l’Intendant. S’agit-il de rumeurs circulant, surtout à cette époque, concernant ce dernier, alors qu’il ne fait l’objet d’aucun décret d’inculpation par une autorité exécutive ou par décision de justice ? Il est significatif que l’arrêté de l’Assemblée des Électeurs reprenne ces termes. Cherchant à dérober des actes à venir à la fureur publique, en les mettant sous la main de la nation, l’Assemblée des Électeurs de Paris arrêta : « Toutes les personnes soupçonnées de crimes de lèse-nation et saisies à la clameur publique ou qui pourront l’être seront conduites et renfermées dans les

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prisons de l’Abbaye Saint-Germain36. » Cet arrêté devait être porté à l’Assemblée nationale afin qu’elle décidât de la nature ou de l’espèce de tribunal qu’elle constituerait pour juger les personnes déjà arrêtées ou qui pourraient l’être. La municipalité de Compiègne est bien consciente des risques qu’encourt l’Intendant de Paris durant son parcours jusqu’à Paris puisqu’elle réclame pour ce dernier protection et justice et les mêmes égards que ceux dispensés à Bertier pendant son séjour à Compiègne.

b. Le parcours emprunté par Bertier de Compiègne à Paris

35 L’Assemblée des Électeurs de Paris décida de l’envoi à Compiègne d’une troupe de deux cents quarante hommes à cheval. Chaque district devait désigner quatre hommes. La troupe devait être dirigée dans ses mouvements par deux Électeurs parisiens (Delarivière et De La Presles). Elle ferait le voyage de Paris à Compiègne pour ramener l’Intendant. Elle quitte Compiègne vers 6 heures du matin le 22 juillet 1789. Entre- temps, Foullon est arrêté à Viry et conduit à Paris à 5 heures du matin à l’Hôtel de Ville pour y être jugé, non par des juges ordinaires, mais par La Fayette et Bailly (le Maire de Paris). Le président de l’Assemblée des Électeurs, Moreau de Sainte-Méry, est désigné comme juge, ainsi que deux autres personnes. Le jugement n’étant pas possible et La Fayette s’étant vainement interposé, la foule s’empara de Foullon et le pendit. Dans l’Oise, notamment à Senlis, la tension montait au passage de l’escorte emmenant Bertier vers Paris, car la foule était déjà assez nombreuse. Avant la ville de Louvres, l’escorte reçut des renforts. Les cavaliers sont à présent au nombre de six cents. Impossible pour cette troupe de passer inaperçue, d’autant plus que la foule s’accroît au fur et à mesure que l’escorte se rapproche de Paris. En arrivant à Louvres, plusieurs personnes montent dans la chambre de l’auberge où séjourne Bertier et l’obligent à descendre. Les auvents qui protègent le cabriolet sont brisés. Un particulier, armé d’un sabre, cherche à pénétrer dans le cabriolet. Delarivière couvre l’intendant de son corps et sauve la vie de ce dernier. Le journal de la Compagnie des citoyens arquebusiers royaux de Paris confirme la violence de la foule envers Bertier. Elle veut « arracher M. l’Intendant de sa voiture pour le faire monter dans une charrette entourée de quelques gerbes de bled sans dessus-dessous37 ». Selon le témoignage du délégué Delarivière : « Des cris de mort, de supplice se confondoient avec les accusations d’accaparement des bleds. » L’Assemblée avait donné un ordre aux deux Électeurs accompagnant Bertier de stopper leur trajet, car il ne fallait pas que Bertier arrivât de nuit, de crainte que le « peuple » crût qu’on lui cachait la vérité. Or, cet ordre ne parvint pas à leurs destinataires, si bien que le cortège poursuivit sa route jusqu’au Bourget. L’Assemblée décida d’envoyer un exprès à Delarivière et De La Presles pour les engager à faire coucher Bertier au Bourget. Usant de la dernière ressource qui lui restait afin d’écarter le danger menaçant Bertier, l’Assemblée dépêcha un courrier porteur d’un ordre en vertu duquel Bertier devait être conduit dans les prisons de l’Abbaye de St Germain. Cet ordre arriva trop tard parce que la voiture était déjà arrivée Porte de St Martin, donc déjà dans Paris, le courrier ayant été empêché d’accéder à la voiture. À l’entrée de Paris, le cortège est littéralement aspiré par la foule immense qui est massée sur les bas-côtés de la route. Le cortège doit alors se rendre place de l’Hôtel de Ville, où siège l’Assemblée des Électeurs de Paris. Il est 20 h 45 lorsque des clameurs retentirent annonçant l’arrivée de Bertier à l’Hôtel-de-Ville38. Juste avant d’arriver à l’Hôtel-de- Ville, dans la rue St-Martin, des manifestants portent sur une pique la tête de Foullon.

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Delarivière a juste le temps de détourner l’attention de Bertier pour empêcher ce dernier de voir la tête de son beau-père.

c. L’assassinat de l’Intendant de Paris et de Foullon

36 Pour la description de l’exécution de l’Intendant de Paris, les sources sont nombreuses. Le numéro 2 de l’année 1789 du journal Révolution de Paris (édition du 23 juillet 1789) établit la relation des derniers moments de la vie de l’Intendant de Paris. Interrogé par l’Assemblée des Électeurs de Paris sur sa conduite et ses desseins, il répond : « J’ai obéi à des ordres supérieurs, vous avez mes papiers et ma correspondance ; vous êtes aussi instruits que moi. » L’Assemblée des Électeurs décide de renvoyer le prévenu dans les prisons de l’abbaye de Saint-Germain. Il y consent. Mais des cris appelant à la mort de Bertier se font entendre. Le maire de Paris, Bailly, donne l’ordre de conduire Bertier en prison. Celui-ci traverse la salle, encadré par des soldats, mais sans résistance et sans incident. « Mais, à peine l'a-t-on apperçu que cette escorte est forcée, on le traîne au même gibet où son beau-père venoit d'expirer. Il vomit mille imprécations contre ceux qui l'environnent ; il se défend contr'eux avec une rage inexprimable. On parvient enfin à lui passer le lacet final ; il le saisit avec force et continue d'insulter la multitude ; on lui porte plusieurs coups ; la corde est coupée deux fois et deux fois on la remplace. Enfin, il tombe percé de mille coups par une foule en colère. « Son corps, pourtant sans vie, est pendu. » On lui arrache la tête plutôt qu’on ne la coupe ; on la mutile après l’avoir arrachée. Ses membres sont mis en pièces. Une main furieuse fouille ses entrailles ; on en sépare le cœur. […] Ses vêtemens même ne sont point à l’abri ; ils sont mis en un instant en lambeaux. »39

37 Des torches éclairent ce spectacle d’horreur ; les restes de ce cadavre sanglant sont traînés dans les rues. Le constat du décès de l’Intendant est authentifié le 23 juillet 1789 afin de permettre l’inhumation des restes des deux victimes en présence des héritiers des défunts, et également pour l’ouverture des deux successions40. L’assassinat de l’intendant et de son beau-père Foulon provoque des réactions en chaîne, en raison surtout de la violation des droits de la défense, de l’absence de procès et, enfin, de l’atteinte aux obligations du maintien de l’ordre à un moment où la Garde nationale parisienne se met en place sur les lieux à proximité de l’Hôtel de Ville. Ce sont ces conséquences qui doivent être à présent examinées.

3. Les conséquences du double assassinat de l’Intendant Bertier et de son beau-père

38 Ces conséquences sont à examiner selon trois angles : les débats à l’Assemblée nationale, les problèmes du maintien de l’ordre et les prémices de la Grande Peur.

a. Les débats à l’Assemblée nationale

39 Ce double assassinat provoque une très vive émotion au sein de l’Assemblée nationale. Le député Lally-Tolendal soumet le 23 juillet 1789 à cette dernière un projet de Proclamation. Il rappelle les faits récents depuis le 14 juillet, et notamment le rôle du roi, comme père de la nation, auteur de la décision d’éloignement de Paris des troupes royales dans la nuit du 15 au 16 juillet 1789. Il évoque les troubles et leurs suites pour

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l’ordre économique et social41. Le ton employé par le député est solennel : « J’invite tous les François à la paix, au maintien de l’ordre et à la tranquillité publique, à la confiance qu’ils doivent à leur Roi et leurs représentans, à la fidélité qu’ils doivent au Souverain et au respect pour les loix sans lequel il n‘est point de vertueuse liberté, dont il est plus important que jamais de se pénétrer. »

40 Le député ajoute que tout dépositaire du peuple qui aurait causé, par ses crimes, les malheurs du peuple ne peut être accusé, convaincu et puni que par la sanction de la loi. La poursuite des crimes de lèse-nation appartient aux représentants de la Nation. L’assemblée désignera le Tribunal devant lequel sera traduite toute personne accusée de ces sortes de crimes pour être jugée suivant la loi et après une instruction publique. Un additif à cette Proclamation précise : « L’Assemblée nationale, en rédigeant la Constitution, établit un Tribunal Suprême qui jugera les sinistres prévaricateurs ou les agens de l’administration, accusés par le Corps national, et si dans les circonstances actuelles, on arrêtoit des hommes coupables de délits contre la Nation, il seroit injuste et cruel de les condamner avant l’établissement de ce Tribunal. »

41 Les débats à l’Assemblée nationale traduisent les interrogations des députés sur les raisons conduisant le « peuple à se faire justice à lui-même42 ». Il faut donc « calmer le peuple43 » pour éviter le recours aux violences incontrôlées qui viennent de se produire. D’autres députés ajoutent leur contribution, comme le député Anthoine, qui recommande la nomination d’une Commission, à laquelle le Procureur général aura à communiquer l’identité des auteurs et complices des crimes d’État. Curieusement, le député Anthoine croit salutaire de confier à l’Assemblée nationale une partie du pouvoir judiciaire en vue de permettre le maintien de l’ordre. Ce qui est, évidemment, totalement contraire à la règle de la séparation des pouvoirs, encore que toute autorité légale devienne évanescente en ces temps troublés des débuts de la Révolution. Ces débats illustrent la panique qui s’est emparée des élites après le 22 juillet 1789, et dont la presse s’est largement fait l’écho. Elle n’était pas, d’ailleurs, la seule à être ébranlée. Gracchus Babeuf a écrit une lettre à son épouse le 23 juillet 1789 décrivant l’effroi qu’il ressentit après les crimes perpétrés la veille à l’encontre de Foullon et Bertier44 : « Les maîtres, au lieu de nous policer, nous auront rendus barbares parce qu’ils le sont eux- mêmes. » D’autres députés expriment un point de vue plus réaliste, comme Sentelz, qui fait appel, pour assurer le maintien de l’ordre, à la milice parisienne. Celle-ci doit arrêter ceux qui sont dénoncés par la clameur publique et les remettre dans les prisons des tribunaux compétents. Ce sont eux qui instruisent les procès et infligent les sanctions prévues par les lois. Mais c’est l’intervention du député Barnave qui suscite les critiques les plus acerbes de ses Confrères, quand il affirme que les emportements du peuple sont « des orages ordinaires pendant les révolutions ; la multitude pouvoit avoir eu raison de se faire justice ; peut-être le sang versé n’étoit pas pur45 ».

42 Finalement le texte voté par l’Assemblée nationale est globalement conforme au projet de Proclamation proposé par le député Lally-Tolendal, sauf sur un point essentiel, celui de la fidélité que les Français doivent à leur Souverain, dont la mention est supprimée dans le texte voté. L’intervention de la justice pour sanctionner les crimes et délits ne peut suffire à protéger l’ordre public. C’est, en effet, ce que pensent les représentants du peuple : il faut s’appuyer aussi sur la Garde nationale parisienne. Un projet d’arrêté est lu en séance de l’assemblée en vue de lever des milices bourgeoises. Selon le Mercure de France, ces derniers mots suscitèrent alors de vives réactions, notamment de la part de certains députés, très choqués par les violences du 22 juillet, comme les députés

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Malouet et de Volney. Ce dernier s’est récrié sur ce qu’il avait vu la veille au Palais Royal au moment où l’on y a trouvé les restes des victimes : « On devrait prendre les moyens les plus prompts, faire connoître au Peuple l’improbation de l’Assemblée et réunir les moyens proposés46. »

b. Maintien de l’ordre et rôle clé de la Garde nationale parisienne

43 La question du maintien de l’ordre ne s’est évidemment pas seulement posée lors des journées des 14 et 22 juillet 1789. L’émeute contre Réveillon, qui éclate le 22 avril 1789, est un important précédent, dont le retentissement est considérable. Les industriels estimant excessif le taux des salaires, la réaction des salariés du faubourg Saint-Antoine est très violente et la répression des forces de l’ordre tout autant. Le nombre de victimes est compris entre cinquante et cent, sans compter les poursuites judiciaires contre les manifestants. La presse parisienne traditionnelle et les autorités évoquent un complot révolutionnaire, alors qu’il s’agit d’un conflit social47.Ces journées de révolte sont l’occasion pour les « bourgeois » de rejeter toute la responsabilité sur les « brigands soldés » et repris de justice. Georges Carrot évoque les préparatifs, dès le 12 juillet 1789, des Électeurs du second degré, élus par les soixante districts parisiens, qui siégeaient à l’Hôtel-de-Ville de Paris, cherchant « les moyens aptes à freiner l’explosion populaire qui menaçait déjà les propriétés bourgeoises48 ».

44 Le problème du maintien de l’ordre est à nouveau posé les 13 et 14 juillet 1789. Mais, à présent, il ne s’agit plus d’un conflit local et social. L’émeute (en réalité, ce n’est plus seulement une révolte) est liée au problème des subsistances. À vrai dire, comme nous l’avons écrit supra en commentant la thèse de Momcilo Marcovic, « les habitants qui s’insurgent contre le prix élevé des grains ou contre la lourde fiscalité » associent ces deux manifestations de la politique de l’État. D’où l’attaque des barrières de l’octroi parisien, comme si la destruction de ce mur des Fermiers allait résoudre les problèmes sociaux et économiques49.

45 Entre-temps, durant ces journées des 13 et 14 juillet 1789, les gardes françaises appelées à maintenir l’ordre font défection. D’où l’idée de la création d’une milice bourgeoise demandée quelques jours auparavant par les Électeurs du second degré. Ils envisageaient le recours à la formation d’une milice bourgeoise et ce sont eux, précisément, qui furent convoqués pour veiller sur la sécurité de la ville. La milice bourgeoise, qui était en cours de formation, était composée d’un très important effectif de quarante-huit mille hommes, appuyé par une députation du corps des gardes françaises. La Fayette fut élu Commandant de cette milice, devenue Garde nationale parisienne. Il fut réélu le 25 juillet 1789 par l’Assemblée générale des représentants de la Commune de Paris (rappelons qu’il avait démissionné après le double assassinat de Bertier et Foullon du 22 juillet 1789). Face à l’insistance des représentants des districts, qui le prièrent ardemment de rester en poste, La Fayette fut reconduit dans ses fonctions avec acclamation. Il fut alors considéré comme un sauveur apte à canaliser les violences populaires.

46 Le Commandant de la Garde nationale parisienne organisa cette force sur la base des principes qui consacraient la prééminence d’une seule Armée parisienne et d’un seul Commandant. La Garde nationale parisienne vit alors son emprise militaire renforcée par le retrait, dans la nuit du 15 au 16 juillet 1789, des troupes royales massées autour de Paris et Versailles (cf. supra)50. Les effectifs de la Garde nationale s’accrurent, avec le

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renfort des gardes françaises, jusqu’à atteindre un effectif d’environ cent mille hommes. Toutefois, il était encore trop tôt pour que ce corps contrôlât réellement les mouvements de la foule qui avait manifesté le 22 juillet 1789 en assassinant l’Intendant de Paris et son beau-père. Mais, alors que les atteintes à l’ordre public se multiplièrent dans les provinces (vols, violences de tous ordres), la nécessité de structurer la Garde nationale parisienne se fit plus pressante, d’où l’arrêté pris le 26 juillet 1789 par le Comité provisoire de Paris qui astreignit chaque bourgeois à assurer personnellement le service de la Garde nationale parisienne51.

47 Ce texte prévoit les dispositions suivantes : « 1) Le service de la garde parisienne sera considéré comme une obligation personnelle. 2) Tout bourgeois domicilié à Paris, de quelque condition, qualité ou état qu’il soit, sera obligé personnellement à ce service. 3) Ceux qui, dans les districts, sont chargés d’indiquer et d’avertir les citoyens, qui sont au tour de faire le service, enverront les avertissements chez les présents, comme chez les absents. 4) Les Districts sont autorisés à faire faire le service aux frais des citoyens absents ou qui pourraient s’absenter, sans avoir pris les précautions de se faire représenter convenablement par une personne chargée par eux de faire le service. 5) Le présent arrêté sera imprimé, affiché et envoyé à chaque District. »

48 Mais, l’utilisation de moyens militaires importants dans Paris ne pouvait suffire à contrôler un mouvement profond de remise en question de la structure sociale de tout le territoire national, comme ce fut le cas dans la nuit du 4 août 1789. C’est à ce moment critique de l’histoire des débuts de la Révolution qu’apparut la question de savoir s’il existait des liens entre la Grande Peur52 et le double assassinat du 22 juillet 1789.

c. Les liens entre le double assassinat de Bertier et Foulon et la Grande Peur

49 Face à la multiplication des délits et crimes, le pouvoir fit appel aux forces militaires. Bientôt, de nombreuses villes autour de Paris créèrent, dès le 16 juillet 1789, des milices bourgeoises, comme Compiègne et Senlis, villes que traversa le 22 juillet 1789 l’escorte emmenant Bertier vers son supplice à Paris. Deux lettres du 18 juillet 1789, l’une adressée par le grand bailli, le duc de Levis, et l’autre par un maire, firent état de la nécessité de former une garde bourgeoise pour s’opposer à « l’invasion d’une grande quantité de bandits » ou pour réprimer des désordres continuels commis aux environs de Paris par des « gens sans aveu et mal intentionnés ». Valérie Sottocasa établit une distinction entre brigands et bandits53. Les brigands apparaissent tantôt comme des voleurs en bande, des pirates ou des rebelles. Le banditisme social correspond à « des bandes ayant recours à la violence et pratiquant le vol à main armée, mais qui ne relèvent pas de la simple criminalité54 ». Lors de la séance du Comité permanent de Senlis du 27 juillet 1789, était évoqué le « bruit alarmant que des brigands, en très grand nombre, coupoient les bleds en vert dans la plaine avoisinante de Pont Sainte- Maxence ». D’où la réaction des habitants, qui prirent les armes : un détachement de cavaliers de la milice bourgeoise se porta en diligence à Pont Sainte-Maxence (près de Senlis).

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Conclusion

50 Le double assassinat de l’Intendant de Paris, Bertier de Sauvigny, et de son beau-père, l’ancien ministre Foullon, ne fut pas un simple fait divers comme il y en eut tant durant les deux premières années de la Révolution. Il fut l’illustration de la violence du peuple parisien (mais pas seulement parisien), marqué par cette disette qui alimenta les frustrations et la hantise du complot de famine (supposé ou réel). La pression des forces militaires durant la première quinzaine de juillet 1789 aggrava la situation. Les actions de violence, dont l’exemple de l’exécution de l’Intendant et de son beau-père, s’expliquent par ce contexte des débuts de la Révolution. La Grande Peur amplifia les réactions populaires avec les menaces des brigands ou des bandits, pour reprendre la distinction indiquée supra.

NOTES

1. Voir l’ouvrage de référence de Jean Nicolas, La rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Gallimard, Collection folio Histoire, 2008. 2. Thèse soutenue par Momcilo Marcovic le 31 janvier 2015 à l’Université de Paris 1, sous la direction de M. le Professeur Pierre Serna, sous le titre de La Révolution aux barrières : la fraude et l’octroi à Paris (1785-1791). 3. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Publications Jules Rouff & Cie, 1902, T 1er, p. 167. 4. Edgar Faure, La disgrâce de Turgot, Paris, Gallimard, 1961, T1, p. 266. 5. Ibid, T2, p. 68. 6. Steve Kaplan, Le complot de famine, histoire d’une rumeur au XVIIIème siècle, Paris, Cahier des Annales, A. Colin, 1982, p. 9. 7. Cynthia Bouton, La Guerre des Farines 1774-1777, la répression des cours prévôtales 1774-1777, thèse. 8. Dénonciation, pétition et rogation du Sieur Le Prévost de Beaumont aux représentans de l’Assemblée nationale du 21 mars 1791, sl.sn. C’est ce polémiste qui employa le premier le terme de « Pacte de famine ». 9. Marcel Reinhard, Nouvelle histoire de Paris. La Révolution 1789-1799, Paris, Association pour la publication d’une histoire de Paris, Presses de l’Imprimerie municipale de Paris, 1971, p. 56 et s. 10. Guy-Robert IKNI, L’État de la France pendant la Révolution (1789-1799), sous la direction de Michel VOVELLE, Paris, La Découverte, 1989, p. 237. 11. Mémoire des boulangers parisiens adressé à l’Assemblée des Électeurs parisiens le 22 septembre 1789, Archives nationales, Y//10002/A. 12. Mémoire des boulangers parisiens, op. cit. 13. Déclaration de M. Deleutre, Électeur de Paris. Voir délibération de l’Assemblée générale des Électeurs de Paris du 29 juillet 1789, Archives nationales, C//I/1/1. 14. David Garrioch, La fabrique du Paris révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2013, p. 127. 15. Gustave Bord, La conspiration révolutionnaire de 1789, les complices, les victimes. Paris, Bibliothèque d’histoire moderne, 1909. 16. G. Bord, La conspiration révolutionnaire, op. cit., p. 195.

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17. Ibidem, p. 195. 18. Histoire de la conjuration de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, Coll. Les Archives de la Révolution française, Pergamon, 1796. 19. Ibid., Livre Second, p. 128. 20. Evelyne Lever, Le complot orléaniste, Philippe Égalité, Paris, Fayard, 1996. Voir aussi l'ouvrage de Béatrice F. Hyslop, L’apanage de Philippe Égalité, CNRS, Paris, Société des Études Robespierristes, 1965. 21. Ibid., p. 305. 22. Rapport de novembre 1789 fait au Comité des recherches des représentans de la Commune de Paris par M.Garran de Coulon sur la conspiration des mois de mai, juin et juillet 1789. 23. Momcilo Marcovic, thèse du 31 janvier 2015, op. cit. 24. Rapport Garran de Coulon, op. cit., p. 42. 25. Ibidem, p. 52. 26. Ibidem, p. 59-60. 27. Timothy Tackett, Le roi s’enfuit, Varennes et l’origine de la Terreur, Paris, La Découverte, 2004. 28. Délibération de l’Assemblée générale des Électeurs de Paris du 22 juillet 1789, A.N., C/I/1/1. 29. Lettre de Bertier à Necker du 18 mai 1789, A.N., 80AP/81. 30. Voir lettre du Sieur Cousin du 20 juin 1791 contenant envoi d’une lettre du 10 juin 1791 du valet de chambre de l’Intendant Bertier, D’Entremeuze, adressée par le Comité des recherches de la Ville de Paris à son homologue de l’Assemblée nationale et qui confirme la perte d’une boite par l’intendant contenant des papiers, 6 000 louis d’or, 100 000 livres en billets de caisse d’escompte, A.N. /DXXIX bis/33, pièce 345. 31. Voir Acte de dépôt au greffe de l’Hôtel-de-Ville le 22/07/1789 par le sieur Gaspard, Joseph, Cuchet, libraire à Paris et second électeur du district de St André des Arts, de deux paquets cachetés aux armes de la Ville de Paris et à celles de M. Moreau de Ste Méry, président des Électeurs de Paris. Un des deux paquets renferme des lettres et papiers concernant M. Berthier de Sauvigny, A.N., Z/1/h352, folios 64 à 68. 32. Bailly, Mémoires, Premier Maire de Paris : 15 juillet-2 octobre 1789, t. II, Clermont-Ferrand, Éditions Paléo, Sources de l’Histoire de France, 2004, p. 66. 33. Arrêté de l’Assemblée des Électeurs de Paris, A.N., C/1/*/1, folios 472-476. 34. Bailly, Mémoires, op. cit., p. 73. 35. Il trono vuoto. La transizione della sovranità nella rivoluzione francese, Torino, Editore Giulio Einaudi, 1989. Le titre en français de cet ouvrage écrit en italien (non traduit) correspond à « la Révolution du trône vide ». 36. Bailly, Mémoires, op. cit., p. 73-74. 37. Journal de la Compagnie des citoyens arquebusiers royaux de Paris du 3 juillet au 3 septembre 1789 sur la Révolution actuelle, Paris, Imprimerie Baudouin, 1789. 38. Séance de l’Assemblée des Électeurs de Paris du 23 juillet 1789, A.N., C/I/1. 39. Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles du 23 juillet 1789, n° XVI, p.274. 40. On peut s’étonner que de tels crimes aient pu être perpétrés avec de très nombreux témoins présents dans l’Assemblée des Électeurs de Paris. Les Mémoires du maire Bailly nous prouvent que celui-ci fut totalement dépassé et qu’il n’a pu imposer le transfert de Foullon et Bertier dans les prisons de l’Abbaye Saint-Germain. Le Commandant de la Garde nationale de Paris, La Fayette, ne put agir sur ses troupes afin d’empêcher, dans un premier temps, l’exécution de Foullon, puis celle de Bertier. Son discours pour convaincre l’Assemblée d’empêcher le meurtre de Foullon fut absolument sans effet. D’ailleurs, La Fayette démissionna peu après. 41. Déclaration à l’Assemblée nationale présentée par le député Lally-Tolendal le 23 juillet 1789, A.N., C28, MIC/C/28/1, n°12. 42. Amendement de M. Anthoine à la motion de M. Lally-Tolendal, A.N., C28, n°220, 1. 43. Ibid.

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44. Lettre découverte par Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1969-1973, t. I. Voir aussi la scène décrite et jugée par Babeuf, dans Michel Vovelle, La Révolution française, image et récit, Livre-Club Diderot, 1985, t. I, pp. 186-190. 45. Mercure de France : travaux de l’Assemblée nationale en sa séance du 23 juillet 1789, édition du Mercure de France du 29 août 1789, p.45. 46. Mercure de France, op. cit., p.48. 47. Marcel Reinhard, Nouvelle histoire de Paris. La Révolution 1789-1799, Paris, Association pour la publication d’une histoire de Paris, 1971, p. 115. 48. Georges Carrot, Révolution et maintien de l’ordre, Paris, SPM, 1995, p. 65. 49. Thèse de Momcilo Marcovic, La Révolution aux barrières, op. cit., p. 219. 50. M. D… C…, Révolutions de Paris : « Récit exact de ce qui s’est passé dans la capitale et particulièrement de la prise de la Bastille jusqu’au 23 du même mois », s.l., s.n., 1789, voir BnF, Lb, 39 2049. 51. Procès-verbal de délibération de l’Assemblée générale des Électeurs de Paris, en sa séance du 26 juillet 1789, A.N., C/1/I/1/1. 52. Georges Lefebvre, La Grande Peur, Paris, A. Colin, 1932, 2e éd. 1953. Voir aussi Pierre Conard, La Peur en Dauphiné, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1904. 53. Valérie Sottocasa, Les brigands. Criminalité et protestation politique (1750-1850). Actes du colloque de Toulouse, mai 2007, ouvrage publié aux Presses Universitaires de Rennes, Collection Histoire, février 2013. 54. Eric. J. Hobsbawn, Les bandits, Londres, Paris Maspéro, 1999.

RÉSUMÉS

L’assassinat du dernier Intendant de Paris, Bertier de Sauvigny, le 22 juillet 1789, constitue une date qui marqua les débuts de la Révolution française. Mais, dans le récit des premiers mois de cette dernière, ce fait fut quelque peu occulté par le retentissement au moins européen, sinon mondial, du 14 juillet 1789, pas seulement dans les analyses de beaucoup d’historiens, mais aussi dans la vision des contemporains de la Révolution et des générations suivantes. Il nous est apparu intéressant d’expliquer cet évènement à la lumière du comportement des autorités monarchiques face aux actions de la population parisienne. En juillet 1789, au moins à Paris, ces actions constituèrent même une véritable effervescence populaire, dont les causes font l’objet de la première partie. Cette violence populaire s’explique par le contexte économique et social subi par la population parisienne. D’où, dans une deuxième partie, l’arrestation à Compiègne de l’intendant de Paris, qui incarnait les maux de la population et la pression des troupes royales, et ensuite son exécution par la foule déchaînée sur la place de l’Hôtel-de-Ville à Paris. Cet assassinat eut des conséquences importantes sur le plan politique et pénal, objets de la troisième partie. La conclusion de ce fait dramatique illustre les frustrations de la population parisienne nées des disettes successives durant une grande partie du XVIIIe siècle, à l’origine de ce que l’historien américain Steve Kaplan a dénommé un complot de famine.

The assassination of the last Intendant of Paris, Bertier de Sauvigny, which happened on the 22nd July 1789, was a milestone in the French Revolution. Because of the 14th July 1789’s stir, in Europe and worldwide, this murder was overshadowed not only in historians’ analysis but also in the

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minds of coevals and the following generations. We thought interesting to explain this event in the light of the monarchist authorities’ behaviour confronted to the Parisian people’s actions. The Parisian people reacted amply and violently during the month of July 1789: these popular reactions will be studied in a first part. This civil commotion was the result of a harsh social and economic context. In a second part, a focus will be made on the Intendant of Paris, considered as the embodiment of the people’s troubles, and of the pressure from the royal troops. The Intendant was arrested in Compiègne, then executed by the riotous crowd on the Place de l’Hôtel-de-Ville in Paris. This assassination had important political and penal consequences, studied in part three. The tragic end of the Intendant shows how successive dearths during the 18th century aroused the Parisian people’s frustrations. An American historian–Steve Kaplan–called it the famine plot.

INDEX

Mots-clés : clameur publique, Complot de famine, Conspiration, Crime de lèse-nation, Tribunal Suprême Keywords : public clamour, famine plot, conspiracy, crime against the nation, Supreme Court

AUTEUR

ALAIN COHEN GRHis - Groupe de Recherche d'Histoire

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Francastel, représentant en mission dans la guerre de Vendée

Anne Louise Le Cossec

Puissions-nous nous rencontrer quelque jour dans une retraite paisible, dans une obscurité vertueuse, jouissant du bonheur des Français libres, régénérés. Car après le bonheur d’avoir servi la patrie, il n’en est point de plus grand que celui de vivre ignoré1.

1 Ces quelques lignes sont de la plume de Marie-Pierre-Adrien Francastel et sont adressées à son ancien collègue Michel Beaupuy, général de l’armée de l’Ouest, le 10 mars 1795. Cela fait alors moins d’un an que Francastel a retiré ses habits de représentant du peuple en mission près de l’armée de l’Ouest, ayant entretemps traversé, avec succès, l’épreuve des dénonciations liées au procès de la Terreur locale et de la direction de la guerre en Vendée. Il aspire alors à retrouver l’anonymat dans lequel il a vécu la plus grande partie de la période révolutionnaire. L’obscurité le recouvre effectivement en partie dans les décennies suivantes, notamment dans l’historiographie. Il est ainsi quasi-absent des grands ouvrages consacrés à la Révolution française. Adolphe Thiers n’en fait pas mention dans son Histoire de la Révolution française, même lorsqu’il évoque la guerre de Vendée. Michelet le cite au détour d’une phrase où il appelle à re-contextualiser la Terreur locale2. Albert Mathiez ne l’évoque pas et Georges Lefebvre n’en fait qu’une mention. À l’inverse, il apparaît peu à peu comme un acteur important de la Terreur dans la mémoire locale attachée à la guerre de Vendée. Chez les mémorialistes « bleus », il est présenté sous un jour généralement défavorable, ainsi chez Jean-Julien-Michel Savary3 dans les années 1820, puis chez Charles-Louis Chassin4 à l’extrême fin du siècle. Mais sa légende noire est surtout l’œuvre de clercs, dont l’abbé Félix Uzureau est l’un des principaux représentants à travers ses deux revues, Andegavania et l’Anjou historique, à la fin du XIXe siècle. À une période où l’histoire acquiert le statut de discipline scientifique, l’abbé Uzureau utilise les sources contemporaines à la guerre de Vendée pour appuyer son propos, consacrant plusieurs articles à Francastel. Il a lui-même son interprétation

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concernant le peu de notoriété du représentant : « L’effroyable célébrité que Carrier s’est conquise a fait pâlir, par son voisinage, la gloire révolutionnaire de Francastel5. »

2 Comment expliquer cette différence entre histoire et mémoire locale ? Michel Biard s’interroge effectivement sur le peu de notoriété de certains acteurs de la Terreur locale au regard de leur action. Dans son ouvrage Missionnaires de la République, il écrit ainsi qu’il est frappant « de constater que l’histoire n’a guère retenu leurs noms, alors que certains ont fait preuve d’une impitoyable rigueur, assortie de discours incendiaires », et il cite alors Francastel6. Il est indéniable que la proximité de Carrier et son rôle de bouc-émissaire de la Terreur l’explique en partie. Au-delà de cette interrogation, Francastel offre un cas intéressant pour qui étudie la période de la Terreur, la manière dont les révolutionnaires la pensent et la mettent en œuvre, et les conflits que cela provoque. Il est ainsi possible de voir, à travers les sources, le basculement qui s’opère chez Francastel à l’hiver de l’an II. Le terme de basculement est ici entendu comme une évolution concernant son langage, la politique qu’il met en place et les relations qu’il entretient avec les autorités locales. Il se « radicalise », au sens où il refuse peu à peu de prendre en compte la complexité du terrain vendéen, et les conflits apparaissent alors avec les acteurs locaux, avec lesquels il était pourtant en bons termes dans les premières semaines de sa mission.

3 Administrateur du district d’Évreux, Francastel devient député de la Convention à la suite de l’élimination des Girondins en juin 1793, en remplacement de François Buzot7. Le 13 octobre 1793, il est nommé représentant du peuple en mission près de l’armée de l’Ouest8 aux côtés de Carrier, Bourbotte, Turreau et Pinet aîné. Il est celui qui a le moins d’expérience dans cette charge, mais il connait bien l’administration révolutionnaire et c’est sans doute pourquoi il est chargé, entre autres, d’assurer les communications entre les représentants, les autorités locales, et Paris. La guerre de Vendée se déroulant sur quatre départements – le Maine-et-Loire, la Loire-Inférieure, les Deux-Sèvres et la Vendée –, Francastel doit en effet être le point de ralliement de ces différents acteurs depuis la ville d’Angers. Après un passage à Nantes aux côtés de Carrier, où il participe à la mise en place d’institutions appelées à devenir le symbole de la Terreur à Nantes, à savoir la compagnie Marat et la section révolutionnaire du tribunal criminel de Loire- Inférieure, il rejoint Angers, où il remplit donc ce rôle d’administrateur. Il s’occupe de la question des subsistances, des armes et des munitions qui doivent être transférées de Vendée vers les autres départements en vue d’alimenter l’armée de l’Ouest, tout cela de concert avec les autorités locales. Ponctuellement, il est sollicité pour ratifier des nominations ou destituer des membres des différentes administrations locales et d’institutions révolutionnaires. Parallèlement, il tient le rôle de « chroniqueur » des événements auprès du Comité de salut public, décrivant l’évolution de la situation militaire et annonçant les mesures prises9. Il résume ainsi sa mission dans une lettre à ses collègues représentants en mission près de l’armée de l’Ouest : « Je paperasse, et vous vous battez10. »

4 Les choses commencent à évoluer mi-novembre lorsque l’inquiétude le saisit à la suite de la défaite des Vendéens devant Granville qui entraîne leur reflux vers la Loire. Les troupes républicaines les poursuivent, mais sont incapables de profiter de cette déroute pour les arrêter et, le 21 novembre, l’armée de l’Ouest connaît une déroute autour d’Antrain et doit rejoindre Rennes pour être réorganisée. Angers devient une cible possible. Malgré l’usage de formules rassurantes sur l’engagement républicain des habitants de la ville, Francastel se plaint du manque de fusils et de l’absence de

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troupes : « Il est beau de mourir pour sa patrie, mais il faut tâcher que cette mort lui soit vraiment utile », écrit-il ainsi au Comité de salut public11. Il estime alors que la principale cause des victoires vendéennes est un problème militaire : « On ne croira pas que des fanatiques, sans munitions, sans vivres, ayent battu tant de fois une armée bien pourvue et bien nombreuse. Il ne faut pas croire que leur nombre soit aussi considérable qu’on se le figure, mais ils ont une irruption soudaine, du courage, et savent souffrir de privations […] qu’il est à regretter qu’on n’ait pu renouveler presqu’entier toute cette armée qui s’est familiarisée avec les déroutes, et surtout le nombre de généraux12 ! » Les moyens matériels de la victoire sont là, ce sont donc, selon lui, les hommes qu’il faut changer. Les courriers à ses collègues, le 27 novembre, révèlent une inquiétude grandissante liée à un sentiment d’isolement : « Je vous ai envoyé courrier sur courrier ; pas de nouvelles ; cette incertitude est affreuse […] Je n’ai aucune notion exacte sur votre position13. », « nous sommes ici dans une inquiétude affreuse […] quoi ! Pas un mot de vous, ni de Guimberteau (…). Je vous demande en grace, mes amis, ne me laissez pas ainsi en proye à des calculs sinistre, tourmentans. Rien ne parvient par Laval ni par Nantes14 ». Le lendemain, la ville est déclarée en état de siège et Francastel, avec le représentant du peuple Esnué-Lavallée, bientôt rejoint par Guimberteau, organise la défense avec les autorités locales. La fin de son isolement semble lui redonner confiance, aussi peut-il annoncer à ses collègues, le 1er décembre que « ce pays ci se montre bien, et nous nous battrons avec courage ; tout me l’annonce15 ». Deux jours plus tard, les Vendéens arrivent aux portes d’Angers, qu’ils échouent à prendre. Francastel s’empresse d’en faire l’écho au Comité. Il loue le courage des Angevins et des femmes qui les secondaient en oubliant « la faiblesse de leur sexe et les dangers dont elles étaient environnées16 ». Ce récit victorieux et célébrant l’unité des troupes et des civils est cependant terni par celui de l’administration départementale du Maine-et-Loire, qui rappelle l’attente vaine de renforts militaires, bloqués à Châteaubriant, qui est, selon elle, imputable aux généraux. Le récit insiste surtout sur la conduite du général Danican à l’intérieur de la ville, resté à l’abri pendant le siège à la suite d’une chute de cheval, « on l’auroit cru fort incommodé (…) si le lendemain, lorsque le danger fut passé, il n’avoit reparu sain et sauf17 ». Dans une adresse à la Convention, l’un des administrateurs évoque même un complot qui a empêché que les Vendéens ne soient éliminés définitivement dans leur fuite18. Les administrateurs reprennent donc la critique de Francastel vis-à-vis de la direction des opérations militaires, mais vont plus loin en évoquant un complot, quand il dénonçait de l’incompétence. Il n’en fait d’ailleurs écho auprès du Comité et il y a donc là une première prise de distance entre les deux autorités.

5 C’est à la suite de cet épisode que sa vision de la guerre et son action évoluent. Dans sa correspondance, les rebelles vendéens prennent de plus en plus de place. Il évoque ainsi régulièrement la question des prisonniers. Il parle d’un « surcroît de gêne, pour les subsistances, et pour la garde », jugeant que « le fer et la flamme n’ont pas encore été assez employés dans ce maudit pays, malgré les ordres réitérés19 ». Alors qu’au début du mois sa correspondance sur ce sujet concernait la recherche de locaux, la prise en charge des frais de détenus pauvres par les plus riches20, des problèmes finalement davantage logistiques, Francastel évoque désormais essentiellement les moyens de leur élimination physique. Il craint en effet une connivence entre l’armée vendéenne et les prisonniers, et souhaite donc qu’une commission militaire juge sans délai les plus coupables des « criminels21 ». En raison des opérations militaires en cours après la déroute d’Angers, les prisonniers vendéens affluent et les administrateurs du

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département informent Francastel du risque de contagion lié aux maladies dont sont porteurs les « brigands », ajouté à celui de soulèvement si les convois continuent d’arriver22. Dans sa correspondance, le député est très clair quant au sort à réserver aux prisonniers. Il faut, écrit-il, « débarrasser nos prisons de tous les infâmes fanatiques qui s’étoient échappés de l’Armée catholique. Pas de mollesse ; que le torrent révolutionnaire entraîne tout ce qui lui résiste scandaleusement ; purgeons, mes amis, saignons jusqu’au blanc ; il ne faut pas qu’il reste aucun germe de rébellion23. » Le même jour, au Comité de salut public, il précise toutefois que les enfants sont extraits de la répression24. Puis le 6 décembre, il crée une seconde commission militaire près de l’armée de l’Ouest, appelée commission Proust du nom de son président, afin de juger les rebelles sur le terrain, mais qui reste finalement à Angers quelques temps25. La première commission, appelée commission Félix, est quant à elle appelée à revenir à Angers, fin décembre, afin de régler le problème des prisons26.

6 L’avancée du front vers la Loire explique bien sûr ces afflux de prisonniers, et le fait que Francastel, avec les autorités locales qui lui écrivent beaucoup à ce sujet, encourage leur jugement et exécution n’est pas surprenant dans le contexte de la guerre. Là où il se démarque, c’est au sujet des Vendéens « repentants », envers qui une politique d’amnistie est souvent évoquée par d’autres. Le général en chef de l’armée de l’Ouest Turreau a par exemple fait une proposition en ce sens au mois de décembre, tandis que le Comité de salut public, le 6 février, appelle à la protection des citoyens « égarés » ayant rendu les armes. Francastel, au contraire, se montre intraitable quant à l’attitude à avoir à leur égard et garde cette posture jusqu’au bout, ne croyant pas à leur repentance. Ainsi, le même 18 décembre, il écrit au Comité : « Il n’est point de commune d’ici à Ancenis où il ne se soit réfugié de ces coquins, demandant à déposer leurs armes. Beaucoup ont été amenés à Angers ; ils restent provisoirement en prison, mais la justice sera faite27. » À ses collègues Prieur, Bourbotte et Turreau, le 20 décembre, il rapporte que « quelques-uns de ceux qui ont passé la Loire se sont rendus bénévolement à leur municipalité ; du moins j’ai la certitude de deux qui ont été conduits à Cholet. Nous avons ici 5 à 600 de ces prétendus repentans. Il est tems que nous conférions ensemble sur le parti à prendre : provisoirement arrêtés, la politique le veut ; mais définitivement et sous peu fusillés. Est-ce là votre avis ? Ou pensez vous même qu’il nous soit permis d’agir autrement ? Ils ne nous ont pas livré les chefs, ils viennent attérés par le succès de nos armes et réduits à la nécessité de périr d’une manière ou d’une autre28. »

7 Cette position concernant les rebelles qui se rendent s’inscrit plus globalement dans une démarche de soutien à la Terreur. C’est dans une lettre à la Société des Jacobins de Paris, le 28 décembre, que Francastel affiche clairement sa position. Il réagit à la venue d’une délégation lyonnaise à la Convention, le 20 décembre, qui dénonçait l’action des représentants du peuple dans la ville. Or, parallèlement, un membre de l’administration départementale de Maine-et-Loire a engagé une démarche pour empêcher le plan de destruction physique de la Vendée29. L’intervention de Francastel peut donc sans doute se comprendre ainsi. Dans sa lettre, il appelle les Jacobins à ne pas s’opposer aux « grandes mesures » qui ont selon lui permis de lutter contre la guerre civile. Il affirme que, pour sa part, il remplira sa mission « avec la même inflexibilité ; la Vendée sera dépeuplée, mais la République sera vengée et tranquille30 ». Il tient le même discours à Angers où il se plaint de la pitié qui saisit les membres de la commission militaire Proust. Il appelle d’ailleurs la commission Félix à revenir rapidement à Angers, car « il nous faut des hommes révolutionnaires, qu’une fausse

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pitié n’amollit pas, et dont la main est conduite par le seul et pur sentiment de délivrer son pays d’un des fléaux les plus terribles. Qu’il est peu d’hommes de cette trempe ! Indulgence, oubli du passé, compassion, sensibilité, tous ces beaux noms ne couvrent que faiblesse, modérantisme et perfidie31. » Il reproche en effet à la commission militaire Proust de se montrer indulgente envers les femmes vendéennes faites prisonnières lors de la bataille du Mans les 12 et 13 décembre. La commission se réclamant des représentants du peuple Prieur, Bourbotte et Turreau dans cette affaire, Francastel explique à ses collègues qu’il est nécessaire de faire un exemple « aussi nécessaire que celui de Lyon ; ou craignez qu’un jour la Bretagne ne veuille aussi tenter même chance32 ».

8 Ces tensions entre Francastel et la commission militaire Proust marquent en fait le début de la dégradation de ses relations avec les autorités locales relativement à la question de la répression. Ainsi le représentant intervient-il dans l’affaire qui oppose la commission militaire Félix, arrivée à Angers autour du 26 décembre, et les autres organisations locales, dont le comité révolutionnaire d’Angers. La commission dénonce au représentant des libérations de « fédéralistes » et d’autres prisonniers par le comité. Francastel exige alors des explications33. Le comité se justifie en évoquant le contexte dans lequel il a réalisé ces libérations : l’afflux de prisonniers sans procès-verbaux, sans même une liste de noms, et les nombreuses lettres d’autorités locales réclamant la libération de citoyens amenés à Angers. La commission est également en conflit avec le tribunal criminel du département de Maine-et-Loire sur une question de juridiction. Le président du tribunal criminel se plaint du traitement de certaines affaires par la commission qui devraient revenir au tribunal criminel. Mais, là aussi, Francastel soutient la commission34, affirmant donc la primauté de la justice révolutionnaire sur la justice ordinaire. Cette opposition entre Francastel et les autorités locales dépasse le simple cas d’Angers, elle concerne bientôt d’autres localités qui remettent en cause la campagne militaire de Turreau.

9 A la même période en effet, la guerre renaît en Vendée malgré la mise en place, en janvier 1794, d’un nouveau plan du général Turreau. Ce plan consistait à évacuer les populations du pays révolté, à en enlever les ressources, à détruire les lieux pouvant servir d’abri aux rebelles, et à désarmer les communes proches. À l’intérieur de la zone, huit colonnes devaient parcourir le terrain à la recherche des rebelles, détruire ce qui pouvait leur être d’une aide quelconque, et permettre l’extraction des ressources. Cependant les résultats escomptés n’arrivent pas et le Comité s’impatiente auprès des missionnaires : « Que font les généraux ? Que faites-vous vous-mêmes ? [...] Il faut que la Vendée finisse ! [...] Partez donc, frappez ; qu’ils aient vécu35 ! » Dans ce but, deux représentants habitués aux missions près des armées sont envoyés auprès du général en chef Turreau, il s’agit de Nicolas Hentz et Pierre-Anselme Garrau. Francastel a, lui, officiellement changé de mission. Il est désormais chargé de l’organisation du gouvernement révolutionnaire en Maine-et-Loire et Indre-et-Loire, c’est à dire d’épurer et de réorganiser les autorités constituées. Il n’a donc plus à intervenir auprès de l’armée de l’Ouest, mais lui ne l’entend pas ainsi. Bien qu’Hentz et Garrau soient censés suivre le général, ces derniers annoncent en effet au Comité de salut public que seul Garrau va l’accompagner tandis qu’Hentz restera à Nantes avec Francastel en attendant l’arrivée d’un représentant dans cette ville (Prieur de la Marne), et que les deux se déplaceront ensuite en plusieurs endroits du territoire36.

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10 Le 15 février, les trois représentants sont à Angers et s’empressent d’écrire au Comité pour le rassurer sur l’état de la guerre, parlant de récits exagérés concernant les forces vendéennes37 et soutenant le général Turreau en évoquant son mérite et sa franchise. Quant aux Vendéens, ce « sont des rebelles très acharnés ; c’est que les femmes, les filles, les garçons au-dessus de douze ans sont les plus cruels ; ils exercent des cruautés inouïes sur nos volontaires : les uns sont coupés en morceaux et les autres brûlés, et ce sont des femmes qui commettent des atrocités38 ». Ce genre de discours était absent de la correspondance de Francastel jusque-là, puisqu'il avait justement tendance à appuyer les critiques envers le commandement militaire. Désormais donc, la transformation en monstres des Vendéens, auparavant qualifiés de « fanatiques » ayant du « courage » et savant souffrir des privations39, doit permettre de justifier la répression. Le sexe ou l’âge des rebelles ne doit plus être pris en compte. La Terreur est une réponse adaptée à la monstruosité des ennemis de la République.

11 Ils prennent donc différentes mesures dans la droite ligne du plan Turreau, dont un arrêté le 20 février qui organise l’évacuation des réfugiés encore présents dans les régions où a eu lieu la révolte. Le préambule de l’arrêté reflète bien la vision qu’ont les représentants des habitants de ces régions. Suspectés d’être des « mitoyens », c’est-à- dire voulant se ménager les deux causes, ils sont jugés responsables du renouveau de la guerre. Ils doivent en conséquence se faire enregistrer sous trois jours dans leur municipalité et déclarer une localité, à au moins vingt lieues du théâtre de la guerre, où ils souhaitent résider. Ils devront ensuite se manifester tous les dix jours auprès des autorités40. Cela répond à une demande du Comité, mais la mesure suscite rapidement des réactions et les représentants, devant tenir compte des problèmes posés par leur arrêté, acceptent quelques exceptions (les fonctionnaires publics qui ne sont pas remplacés, les personnes âgés et les enfants de moins de 12 ans)41. Ils réaffirment cependant leur vision au Comité le 26 février : « La race d’hommes qui habite la Vendée est mauvaise ; elle est composée de fanatiques, qui sont le peuple, ou de fédéralistes, qui sont les messieurs42. » Ils constituent donc un obstacle à la fin de la guerre. D’ailleurs, sachant que le Comité s’occupe des modalités d’installation d’un gouvernement provisoire en Vendée, ils jugent que ses habitants devront partir s’installer ailleurs et qu’il faudra la peupler de « républicains ». Le 6 mars cependant, le Comité, au fait des inquiétudes suscitées par cet arrêté, appelle les députés à la prudence, à user de leur « sagesse et [...] expérience pour les mesures ultérieures [...] et les considérations que peuvent mériter le patriotisme bien reconnu et les malheurs soufferts pour un attachement sincère à la cause républicaine43 ».

12 Les représentants n’écoutent pas cet appel et entrent en conflit avec les autorités locales rencontrées lors de leur tournée dans les régions concernées par le conflit. Leur vision politique de la situation empêche toute nuance, ils voient dans toute critique de la conduite de la guerre et des mesures qu’ils prennent une remise en cause de la Terreur en général. Cela est illustré par deux affaires. Le 24 mars, le poste de Mortagne est évacué à la suite d’une attaque des Vendéens. La troupe et les habitants de Cholet (qui s’y étaient réfugiés après l’évacuation de leur ville) rejoignent péniblement Nantes. Ils apprennent alors que le général Cordellier était au courant de leur situation, mais n’avait pas agi pour leur venir en aide. La garnison de Mortagne, qui a abandonné son poste, prend les devants et rédige un compte-rendu pour exposer les faits, avec le soutien de la société populaire de Nantes. Il est envoyé à la Convention. Apprenant cela, les représentants, qui n’ont donc pas été sollicités, sont très mécontents. Évoquant des

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calomnies, ils destituent les militaires ayant signé l’imprimé et les font arrêter. La commission militaire à Nantes est chargée d’instruire l’affaire. Les missionnaires en informent immédiatement le Comité, défendent les généraux « vigoureux » qui sont attaqués par les « philippotins », et le mettent en garde contre les informations qui lui parviendraient par d’autres biais44.

13 Les choses ne s’arrangent pas lorsqu’ils se rendent en Vendée, où l’opposition à la marche des colonnes de Turreau est vive. La société populaire de Fontenay-le-Peuple se plaint de l’incendie planifié d’un certain nombre de communes pourtant réputées patriotes et du gâchis des subsistances ainsi détruites. Mais les représentants n’y entendent rien et leur irritation grandit, ainsi que leurs courriers au Comité le révèlent. Évoquant la « Philippotinerie » générale, ils accusent les sociétés populaires de la Vendée d’être des « foyers de la contre-révolution45 ». Les choses empirent encore lorsqu’ils apprennent que le général Huché a été arrêté par le comité révolutionnaire de Luçon pour avoir exécuté trois hommes46, de même que le commandant Goy- Martinière, accusé de vols et viols, qui a été exécuté par la commission militaire de Fontenay-le-Peuple le 11 avril47. Hentz et Francastel avaient bien reçu une lettre de la société populaire de Luçon dénonçant Huché le 30 mars, mais ils n’avaient pas donné suite. Aussi les autorités locales ont décidé d’agir de leur propre chef, ce qui créé évidemment l’ire des représentants. Arrivés à Fontenay le 15 avril, ils suppriment la commission militaire, dissolvent la société populaire et destituent le maire de la ville, procédant également à diverses arrestations48. À Luçon, deux jours plus tard, ils suspendent le comité révolutionnaire et la société populaire, interdisent les communications entre soldats et officiers et la ville49, et procèdent à l’arrestation d’une cinquantaine d’individus50. Ils ne remettent cependant pas Huché en liberté et chargent un comité de recueillir tous les renseignements relatifs à son arrestation, d’ouvrir les lettres adressées au comité et de leur transmettre les informations ainsi qu’au Comité de salut public51. Ce dernier demande au tribunal de Rochefort, où Huché a été transféré, de surseoir à son jugement en attendant52. Dans cette affaire, l’autorité politique, représentée par Hentz et Francastel, a été remise en cause, en plus de l’autorité militaire. Les représentants, ne tenant pas compte des particularités de la situation, trouvent ici une confirmation de ce qu’ils dénonçaient dans leur correspondance et peuvent désormais assurer au Comité que, dans ces régions, on « méconnaît le gouvernement53 ». Dans les dernières semaines de leur mission – les deux hommes sont de retour à Paris début mai, sans avoir été officiellement rappelés – ils mettent en garde le Comité contre toute mesure d’amnistie en Vendée. Ils critiquent clairement les députés qui soutiennent les différentes plaintes des autorités locales, Fayau, Goupilleau, Bourdon de l’Oise, mais aussi le « crédule Lequinio ». Ils conseillent, alors qu’il est question d’envoyer ce dernier en Vendée avec Laignelot, de choisir Carrier qui, assurent-ils, « a sauvé Nantes par la vigueur de ses mesures, ou quelqu’un de semblable à lui54 ». Ils continuent de soutenir les généraux décriés en rappelant la difficulté de leur tâche. La Terreur continue donc d’être nécessaire. Ils défendent par-là la politique qui a été la leur depuis le départ.

14 L’étude de la mission de Francastel révèle ainsi qu’il a bien été l’artisan, avec ses collègues et particulièrement Hentz, de toutes ces mesures. Son action a été maintes fois justifiée auprès de ses collègues, auprès du Comité, auprès des Jacobins. Il ne s’en est pas caché et l’a totalement assumé, y compris quand le Comité l’appelait à la mesure. Cela met en évidence la marge de manœuvre des représentants en mission dans la mise en œuvre et l’orientation de la Terreur à l’échelle locale. Dans le cas de

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Francastel, le siège d’Angers paraît avoir été un tournant, puisque c’est à partir de là que son discours comme son action prennent un tournant radical. La rencontre avec Hentz le conforte dans cette orientation qu’ils assument jusqu’au bout de leur mission et encore après, lorsqu’ils publient des mémoires en réponse à des dénonciations arrivées à la Convention. Le Comité de salut public laissait bien les représentants agir selon le contexte local, leur accordant sa confiance tant qu’ils poursuivaient l’objectif principal, à savoir la fin d’une guerre civile, quitte à les rappeler à l’ordre si nécessaire. C’est d’ailleurs le caractère très assumé de sa politique et les nombreux conflits avec les autorités locales qui expliquent la présence de Francastel chez les mémorialistes vendéens. Au contraire, l’importance prise par Carrier et le rôle resté très secondaire de Francastel sur la scène politique parisienne, puisqu’il ne passe que quelques semaines à la Convention entre juillet et octobre 1793 et reste absent de l’assemblée après sa mission, semblent justifier son relatif anonymat dans l’historiographie. Cette absence est d’ailleurs l’un des moteurs des dénonciations des mémorialistes « blancs » de la guerre de Vendée, qui recourent sans cesse à Carrier pour dénoncer l’action de Francastel. On l’a vu chez l’abbé Uzureau, on le retrouve chez un autre clerc, Dom Joseph Roux, qui lui consacre quelques vers en 1898 : Quand à Nantes, Carrier, de sinistre mémoire, Du sang des Vendéens rendait rouge la Loire, Dans la ville d’Angers, un loup non moins cruel, Les dévorait aussi...c’était de Francastel ! À la mort, chaque jour, avec d’affreux blasphèmes, Il envoyait vieillards, femmes, enfants eux-mêmes, Sans les murs des prisons, le sang coulait à flot, On n’entendait partout que plaintes et sanglots55.

15 Carrier lui-même, lorsqu’il est appelé à répondre de son action à la Convention, cite à plusieurs reprises Francastel pour légitimer son action. Dans une ultime intervention avant le vote de sa mise en accusation, il assure que, « quoiqu’on en ait dit, on a commis à Angers, à Saumur, à Laval, etc., les mêmes horreurs qu’à Nantes ; qu’il est bien éloigné de croire que ses collègues soient plus coupables des unes que lui des autres ; mais il demande pourquoi on lui donne cette horrible initiative de diffamation56 ». Francastel fait effectivement l’objet de dénonciations, à son retour de mission, puis lors des procès faits à la Terreur, et il rédige un mémoire avec Hentz pour justifier leur action. Sans jamais la renier, ils l’expliquent par les circonstances57. Il n’est cependant pas sérieusement inquiété, et peut donc légitimement, en mars 1795, espérer retrouver une « obscurité vertueuse ».

NOTES

1. Phrases retranscrites par Auguste KUSCINSKI dans son Dictionnaire des Conventionnels, Société de l’histoire de la Révolution française, Paris, 1916, p. 270. 2. Jules MICHELET, Histoire de la Révolution française, Paris, La Pléiade-Gallimard, tome 2, 1852, p. 750.

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3. Jean-Julien-Michel SAVARY, Guerre des Vendéens et des Chouans contre la République française, Paris, Beaudoin frères, 1824-1827. 4. Charles-Louis CHASSIN, Études documentaires sur la Révolution française, Paris, Paul Dupont, 1892-1900. 5. « Carrier, Francastel et Moulin », Anjou historique, tome 2, p. 657-658. 6. Michel BIARD, Missionnaires de la République : les représentants du peuple en mission 1793-1796, Paris, CTHS, 2002, p. 333. 7. Il entre à la Convention le 27 juin 1793. 8. Archives Parlementaires, tome 76, 13 octobre 1793, p. 502. 9. Anne-Louise LE COSSEC, Une mission en guerre de Vendée. Francastel, représentant du peuple près de l’armée de l’Ouest. 1793 et au-delà, mémoire de master 2, Paris, IHRF, 2011, p. 218 à 232. 10. Archives nationales (AN), AF II 273, dossier 2294, Angers. 25 brumaire an II. 11. Recueil des Actes du Comité de Salut Public (RACSP), tome 9, Francastel au Comité de salut public, 29 novembre 1793, p. 50-51. 12. Service Historique de la Défense (SHD), B5 7/56, Francastel au ministre de la guerre. 26 novembre 1793. 13. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à Bourbotte, Turreau à Rennes, Prieur, Pocholle, etc, Angers, 7 frimaire an II. 14. AN, AF II 273, dossier 2294, Les Représentants du peuple à l’armée de l’Ouest à ses collègues, Angers. 7 frimaire an II. 15. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à ses collègues, Angers, 11 frimaire an II. 16. RACSP, tome 9, Les représentants du peuple à l’armée de l’Ouest, les représentants dans les départements du Centre et de l’Ouest, un des représentants du peuple à Brest, au Comité de salut public. 5 décembre 1793, p. 208. 17. Récit historique de ce qui s’est passé à l’attaque d’Angers, par les brigands de la Vendée, les 13 et 14 frimaire, procès-verbal fait par Vial, Villier et Letourneau, Angers, Mame, 16 frimaire an II, p. 6. 18. Jean-Antoine Vial, procureur général syndic du département de Maine-et-Loire. Au président de la Convention nationale, Angers, Mame, 23 frimaire an II, p. 1 à 7. 19. RACSP, tome 8, Francastel au Comité de salut public. Angers. 26 novembre 1793, p. 721 à 723. 20. AN, AF II 119, dossier 897, Le comité révolutionnaire d’Angers au représentant du peuple. 18 brumaire an II ; AN, D III 348, 3 liasses, Francastel au comité de surveillance et révolutionnaire d’Angers. Angers. 24 brumaire an II ; Affiches d’Angers, 13 novembre 1793 ; Arrêté du directoire du département approuvé par les représentants du peuple près l’armée de l’Ouest, Angers, 19 brumaire an II. 21. AN, AF II 273, dossier 2295, Esnué-Lavallée et Francastel aux administrateurs de Maine-et- Loire. 9 frimaire an II. 22. Archives départementales de Maine-et-Loire, 1 L 131, Les administrateurs aux représentants du peuple près l’armée de l’Ouest. 14 frimaire an II. 23. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à Turreau et Prieur. Angers. 5 nivôse an II. 24. RACSP, tome 9, Francastel au Comité de salut public. Angers. 25 décembre 1793, p. 669-670. 25. AA, 9 décembre 1793, Arrêté des représentants du peuple près l’armée de l’Ouest et des côtes de Brest. 26. « Les représentants du peuple et la commission militaire Félix », AH, tome 38, p. 33-34. 27. RACSP, tome 9, Francastel au Comité de salut public. Angers. 18 décembre 1793, p. 491-492. 28. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à Prieur, Bourbotte, Turreau. Angers 30 frimaire an II. 29. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à Prieur, Bourbotte et Turreau, Angers, 23 frimaire an II. 30. Le Moniteur, tome 19, 16 nivôse an II, Société des Amis de la Liberté et l’Égalité, séant aux Jacobins de Paris, suite de la séance du 11 nivôse an II, p. 125-126. 31. « Les représentants du peuple et la commission militaire », A.H., tome 38, p. 33. 32. AN, AF II 273, dossier 2294, Francastel à Prieur, Bourbotte, Turreau, Angers, 30 frimaire an II. 33. AN, AF II 119, dossier 898, Francastel, Angers, 17 pluviôse an II. 34. AH, tome 4, p. 288

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35. RACSP, tome 11, Le Comité de salut public à Bourbotte et Turreau, représentant du peuple près l’armée de l’Ouest, 11 février 1794, p. 75-76. 36. RACSP, tome 11, Garrau, Hentz et Francastel, Nantes, 1er ventôse an II, p. 278 à 280. 37. RACSP, tome 11, Hentz et Garrau au Comité de salut public, Saumur, 15 février 1794, p. 170. 38. RACSP, tome 11, Garrau, Hentz et Francastel, Nantes, 1er ventôse an II, p. 278 à 280. 39. SHD, B5 7/56, Francastel au ministre de la guerre, 26 novembre 1793. 40. AN, AF II 93, 2 ventôse. Arrêté des représentants du peuple près l’armée de l’Ouest concernant les réfugiés des pays révoltés, Nantes, 2 ventôse. 41. AA, 6 mars 1794, Arrêté supplétif concernant les exceptions à l’arrêté sur les réfugiés, Nantes, 12 ventôse an II. Suivi de l’extrait de la lettre des représentants du peuple près l’armée de l’Ouest à Nantes, le 13 ventôse an II, aux administrateurs du département de Maine-et-Loire. 42. RACSP, tome 11, Hentz et Francastel, Nantes, 26 février 1794, p. 424 à 426. 43. RACSP, tome 11, Le Comité de salut public aux représentants à Nantes, 16 ventôse an II, p. 571. 44. AN, D III 348, 2 liasses, Hentz, Francastel, Garrau et Prieur au Comité de salut public, Nantes, 16 germinal an II. 45. RACSP, tome 12, Hentz et Francastel au Comité de salut public, Angers, 20 germinal an II, p. 490- 492 46. Jean-Julien-Michel SAVARY, op.cit., tome 3, p. 386. 47. Charles-Louis CHASSIN, op.cit., volume 2, tome 4, p. 428. 48. AN, AF II 146 A, dossier 1166, deux arrêtés des représentants du peuple, Fontenay-le-Peuple. 28 germinal an II. 49. AN, AF II 279, dossier 2332, Arrêté d’Hentz et Francastel, Luçon, 28 germinal an II. 50. AN, AF II 279, dossier 2332, Arrêté d’Hentz et Francastel, Luçon, 28 germinal an II ; 5 arrêtés d’Hentz et Francastel, Luçon, 29 germinal an II. 51. Jean-Julien-Michel SAVARY, op.cit., tome 3, p. 416. 52. Charles-Louis CHASSIN, op.cit., volume 2, tome 4, p. 459 ; Anne ROLLAND-BOULESTREAU, « Micro- histoire et terreur en province : itinéraire d’un “général incendiaire” en Vendée militaire (mars- juillet 1794) », Annales historiques de la Révolution française, 380 | juin 2015. [En ligne] http :// ahrf.revues.org/13495 [consulté le 25 juillet 2017] 53. RACSP, tome 12. Hentz et Francastel au Comité de salut public, Luçon, 29 germinal an II, p. 670-671. 54. RACSP, tome 13. Hentz et Francastel au Comité de salut public, La Rochelle, 5 floréal an II, p. 36-37 55. Dom Joseph ROUX, Souvenirs du bocage vendéen, Ligugé, Saint Martin, 1898, p. 52 à 54. 56. Le Moniteur, tome 22, 5 frimaire an III, séance de la C.N. du 3 frimaire an III, p. 578. 57. Rapport de Hentz et Francastel sur leur mission près l’armée de l’Ouest, conjointement avec leurs collègues Prieur et Garrau, délégués près de la même armée, imprimé par ordre de la Convention nationale, vendémiaire an III, 37 p.

RÉSUMÉS

S’ajoutant aux nombreuses études consacrées aux représentants en mission, cet article s’intéresse à la manière dont l’un d’entre eux, intégré dans la guerre civile en Vendée, bascule dans la politique de terreur et la manière dont il la justifie. Situé à l’arrière du front, il fait d’abord office de correspondant entre les différents acteurs de la scène politique et militaire sur

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le terrain vendéen. Puis, à l’hiver 1793-1794, il prend une série de mesures de soutien au plan Turreau, s’attirant les foudres de l’administration locale, et qui lui valent des appels à la mesure de la part du Comité de salut public. Étonnamment, malgré les dénonciations, il parvient à échapper à la vague épuratoire de l’an III, créant une frustration chez un certain nombre de mémorialistes vendéens qui répondent au silence judiciaire en multipliant les références à son action de représentant en mission.

This article is about one representant en mission who, confronted with the civil war, adopts the politic of Terror and how he justifies it. He is first dedicated to be the link between all the actors in the field (politics and militaries) but from winter of 1793-1794, he takes numerous decisions relative to the plan Turreau, creating opposition from locals authorities, whereas the Comité de salut public asks him to be careful. Interestingly, he is not involved, despite the denunciations, in the purge of the an III, creating frustration in some Vendée memorialists. In reaction, they wrote a lot about his mission.

INDEX

Mots-clés : guerre civile, Vendée, représentant en mission, la Terreur Keywords : civil war, Vendée, représentant en mission, the Terror

AUTEUR

ANNE LOUISE LE COSSEC IHMC – Institut d'histoire moderne et contemporaine

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Position de thèse

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République Atlantique. Double conscience, liminalité et modernité/ colonialité à la fin du XVIIIe siècle (1754-1788) Thèse soutenue sous la direction de André C. Drainville (Université Laval, Canada) le 11 octobre 2016.

Régis Coursin

1 Ce travail est né d'une surprenante correspondance entre deux hommes : William E. B. Du Bois, un Noir américain vivant dans la société post-Reconstruction, et Jacques-Pierre Brissot de Warville, un fils de bourgeois de province évoluant dans la société française au crépuscule de l'Ancien Régime. Du Bois avait tiré de sa propre expérience le concept de « double conscience », lui qui ne se sentait ni Noir, ni Américain, tout en étant les deux à la fois. Il se décrivait comme un être amphibie, vivant une vie double, pris en étau entre les deux mondes de sa conscience. Il s'était rendu compte qu'il existait entre son désir d'être un Américain à part entière et sa réalité un « voile », qu'il appelait la « ligne de partage des couleurs »1. Cette ligne l'empêchait de faire coïncider l'image positive et éminemment inclusive qu'il se faisait de lui (être Américain), avec l'image négative et résolument excluante que la société lui renvoyait (être Noir). Il me semblait de prime abord revoir les traits de cette double conscience chez Brissot, d'où ma question : peut-on dire que Brissot est atteint de « double conscience », et si oui, laquelle ?

2 Sans perdre de vue les variantes et variations de la société d'Ancien Régime sur le long court, on ne peut la penser au temps de Brissot, et ce en dépit des mutations profondes qui l'ont affectée, en dehors de la ligne de fracture qui la traverse, fondée sur l'honneur (et ses déclinaisons, le sang, la lignée, etc.), l'apanage de la noblesse. Cette dernière répond à deux critères essentiels : elle renvoie à une qualité inhérente et à un style de vie qui en découlent, ce qui fait du noble à la fois un homme de qualité et de condition2. En deçà de cet ordre, il y a le commun et, de ce dernier, une frange se distingue tout particulièrement : la bourgeoisie. Ce qu’il est important de souligner dans notre cas,

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c'est sa position liminale. Michel Vovelle définit le bourgeois comme un propriétaire, « un oisif vivant de ses rentes3 » et, plus encore, « un roturier vivant noblement4 ». Le bourgeois n'est ni noble, car il n'en a pas les qualités, ni roturier, car il n'en a pas la condition. Guy Chaussinand-Nogaret élargit la perspective, puisqu'il considère le bourgeois du XVIIIe siècle comme un noble en puissance5. Mais, pour gagner ses lettres, il doit passer par l'épreuve des faits. Et le fils de bourgeois qu'est Brissot, fort de son éducation et attiré par les Lumières de son temps, choisit pour terrain de consécration le champ littéraire.

3 Le monde des lettres dans lequel Brissot prend place contraste avec celui de ses devanciers. Un siècle auparavant, Pierre Bayle le décrit comme un « État extrêmement libre », un « Empire de la vérité et de la raison […] où chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun6 ». Au XVIIIe siècle, la République des lettres avait subi un changement majeur, inauguré au siècle précédent : elle avait été incorporée, ce qui voulait dire qu'elle reproduisait en son sein, et à sa manière, la ligne de fracture de la société d'Ancien Régime. Brissot avait en tête cette république dépeinte par Bayle qui, à son époque, n'en avait plus du tout les allures. Son histoire est celle d'une tentative d'ascension manquée, dans laquelle ses désirs d'intégration à la République des lettres et à sa modernité butent sur la réalité. Lui qui se voyait comme un noble d'esprit, et lui qui voyait Paris comme un « théâtre digne de [lui]7 », se voyait exclu du Parnasse littéraire, cantonné à habiter la partie basse et exceptée de la République des lettres8. Brissot était une des victimes de son mensonge d'intégration, de ce refus d'intégrer en acte des êtres qu'elle a assimilés en principe. Lui, l'homme du peuple cultivé qui aspirait à devenir un homme de lettres en place, était un aventurier littéraire : ni noble, ni vulgaire littérateur.

4 Brissot n'était pas le seul à souffrir de double conscience. D'autres avaient comme lui succombé au mirage des hauteurs. Ils étaient des « méclassés », des hommes du peuple en quête de fortune et de gloire, mais vivant dans la misère et dans l'indifférence des plus grands. Ils avaient le mérite sans la position, étaient des hommes du peuple dignes des honneurs, actés dans les faits mais non en droit. Parmi eux, il avait connu Marat, Mercier ou Gorsas. D'autres, comme Pelleport, Palissot de Montenoy ou Mirabeau, étaient menacés par le vertige de la chute. Ils faisaient partie quant à eux des « déclassés » : hommes de qualité, ils ne parvenaient pas à maintenir leur rang et à faire l'épreuve de leur éminence dans le champ littéraire. Nobles en qualité, ils ne l'étaient plus en condition, en dépit des efforts pour gagner une place dans leur monde.

5 La cohabitation d'une bourgeoisie méclassée et d'une noblesse déclassée dans les marges du champ littéraire venait confirmer l'hypothèse d'une réactualisation de la ligne de fracture, dans laquelle le mérite venait percoler l'honneur jusqu'à troubler la netteté des ordres et des distinctions, la limite de l'intérieur et de l'extérieur, du haut et du bas de la hiérarchie sociale. Mais elle nous montrait également comment l'ensemble de ces hommes de lettres appartenait à une seule et même frange, qualifiée de « méplacée ». Pierre Serna avait restitué les premiers contours de cette frange duale à travers la figure d'un « noble démocrate », Pierre Antoine (d')Antonelle, qu'il analysait par le prisme du « déclassement9 ». La particularité du « méplacement » est de réunir en concept deux pans de l'échelle sociale qui l'étaient en fait dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Qu'ils soient bourgeois ou nobles, chacun à sa façon faisait l'expérience de la liminalité psycho-sociale : ni noble, ni vulgaire, appartenant à ces deux mondes à la fois tout en n'étant effectivement d'aucuns. Leur défaut d'identité

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découlait d'un défaut de position, d'un manquement de liens (intersubjectifs et symboliques) et d'un manquement de lieu (écart entre le lieu vécu et le lieu imaginé). Ils étaient des « méplacés », des inopportuns, des étrangers de l'intérieur, dans leur société et dans leur propre conscience. C'est dans cette frange que Brissot cultive ses amitiés et qu'il y puise la grande majorité de ses relations : Gaillard, Linguet, Pelleport, Swinton, Serres de La Tour, Court de Gébelin, Pahin de la Blancherie, Mirabeau. Mais sa communauté allait bien au-delà des murs étroits de la « bohème littéraire ». Elle comprenait également en son sein l'aéronaute Pilâtre de Rozier, l'ingénieur Bottineau, le médecin Mesmer, le sourcier Bléton, mais aussi les républicains exilés de Genève, les esclaves noirs… Dans son Mot à l'oreille des Académiciens de Paris, Brissot énonce clairement leur dénominateur commun : « Je me range toujours du côté des persécutés10, » disait-il.

6 À cette première facette de sa communauté, résolument pathique, et, disons-le, passive – puisque tous subissent le « despotisme monarchique », qu'il soit académique, ministériel, ecclésiastique ou mercantile –, se superpose une communauté praxique, dans laquelle transformation de soi et transformation de la société emboîtent le pas à l'élucidation des rapports sociaux de domination. Cet espace social liminal n'est donc pas uniquement un espace négatif, celui de l'indétermination première, de l'impasse positionnelle et identitaire. Il est aussi un espace de réflexivité sociale, un espace dans lequel se joue la résolution psycho-sociale de ses membres, où lutte de classement et élan de subjectivation vont de pair. Brissot nous montre pour sa part comment il passe de la douleur du mensonge à la réalisation de sa promesse. Si la République demeure un vœu pieux dans le monde des lettres de la France d'Ancien Régime, elle n'est pas moins perdue à ses yeux. Il cherche au contraire à la réaliser, car c'est en elle qu'il entrevoit son salut, et celui de l'humanité dans son entier. Cette République renaissante prend l'Atlantique pour terrain. C'est dans cet espace de déplacement qu'il subvertit son méplacement et que se joue son replacement. Sa République Atlantique était traversée par ce que j'appelle les milieux du passage, milieux de sa résolution identitaire et de communion affective. Ces milieux, témoins de sa communauté retrouvée, sont pour lui la République franc-maçonne, la République commerçante et la République abolitionniste. Si l'aventurier littéraire qu'il était habitait dans les galetas, évoluait dans les cafés, les musées et quelques salons, la subjectivité voyageuse qu'il devenait prenait place dans l'Atlantique. De lieu d'emprise, la liminalité devenait espace de la déprise psycho-sociale, espace où l'exception souveraine était elle-même exceptée.

7 Mais, derrière les idéaux grands et généreux, Brissot projetait inconsciemment à d'autres figures le mensonge d'intégration dont il avait été lui-même la victime : c'était le peuple, ce « sauvage qu'il faut éclairer11 », vivant dans une « éternelle ignorance », « perpétuellement l'esclave […] des gens qui l'entourent, qui lui sont supérieurs et qui maîtrisent son opinion12 » ; c'était les femmes, d'abord littéraires, qu'il avait « en horreur13 », parce qu'elles étaient meublées de « préjugés et d'une science de tradition14 », puis politiques, car elles lui paraissaient « un monstre, ou tout au moins une précieuse ridicule d'un nouveau genre15 », et enfin les femmes tout court, « qu'on doit plutôt traiter comme des êtres faibles16 » ; c'étaient les Nègres, cette « malheureuse et intéressante portion de l'espèce humaine » qu'il est possible d'« élever par l'instruction au rang des hommes » et qui, une fois affranchie, montre « combien le bras libre est supérieur au bras esclave »17 ; c'étaient les Amérindiens, à travers Peter Ostiquette, un « jeune sauvage » de la tribu des Oneida, qu'il décrit comme un « grand enfant », ce qui était d'ailleurs à ses yeux « un trait caractéristique des sauvages », tout aussi capables

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d'éducation que les Nègres, et donc à même de « mettre à portée de civiliser »18 leurs semblables ; c'étaient enfin les Indiens, qui « n'ont pas même une idée de la liberté », et dont le « despotisme est pour eux le plus sublime des gouvernements »19. Si la République Atlantique de Brissot rend compte de l'ampleur de l'Atlantique républicaine dans l'entre-deux Révolutions, lieu de convergence des « néo- whigs » anglais, des patriotes genevois, bataves ou américains, elle restitue tout autant la nature de son cosmopolitisme, ce « sentiment de bienfaisance et de liberté universelle20 » tant loué par Brissot. Mais à qui sert au final cette République Atlantique, ses idéaux, ses sociétés, ses savoir-faire, sa modernité ? Ces républicains se donnaient pour mission de relancer le Progrès, de conduire le peuple et le genre humain en avant. Ils représentaient la main et l'esprit de la modernité. Ils avaient désenclavé les Lumières du champ littéraire pour les réaliser. C'est pour cela que le portrait des républicains atlantiques est le contrepoint du tableau de l'humanité mineure imaginée par Kant en 1784 dans son fameux Qu'est-ce que les Lumières ? Elle est l'humanité réflexive par excellence et, par extension, la représentante, l'élite du peuple et du genre humain, celle qui parle et agit pour eux, œuvrant simultanément dans les deux dimensions de la société humaine, au niveau domestique et cosmopolite. Dans cette République universelle, il y avait les républicains atlantiques et les autres, des égaux puis des semblables. Il existait donc une humanité majeure, mûre et mature, dont Brissot faisait partie, et une humanité mineure, ignorante et enfantine, qu'il fallait faire avancer. Une nouvelle ligne de fracture assurait l'éminence de Brissot, sanctionnait sa différence, et venait le séparer, lui l'Homme Blanc Cultivé d'Occident, de la part agreste, simple, puérile, arriérée et irrationnelle de l'humanité, ce « non-moi » dont il parvenait à se décharger. Dès lors « qu'on y admet une distinction d'hommes » disait Brissot, « il n'y a plus de République21 ». Il n'existait donc plus de République, ou plutôt la République Atlantique se doublait d'une République coloniale, la modernité républicaine d'une nouvelle colonialité, tout comme la serviabilité réciproque et consciente de Brissot se doublait d'un assujettissement inconscient de l'un par l'autre, où ce n'était plus l'autre qui était servi, mais bien soi.

8 Il m'a été possible de bâtir cette thèse grâce à la masse de documents réunis dans le « fonds Brissot » des Archives Nationales de Paris, aux études biographiques menées par Jean-François Primo, Eloise Ellery, Suzanne d'Huart et Leonore Loft, ainsi qu'aux analyses plus circonstanciées de Simon Burrows, Sébastien Charles, Robert Darnton, Frederick A. de Luna, Marcel Dorigny, Bernard Gainot, Annie Jordan, Jeremy Popkin, Marie-Jeanne Rossignol, et Richard Whatmore, aux Mémoires et aux Correspondances de Brissot éditées par Claude Perroud, ainsi qu'à la presque totalité de ses ouvrages publiés de 1777 à 1788, en plus de son Mémoire sur les Noirs (1789) et de son Nouveau voyage dans les États-Unis de l'Amérique septentrionale, Fait en 1788.

9 Ce travail s'inscrit dans la tradition des études post/décoloniales (celles de Walter Mignolo en particulier22 – avec un fort accent psycho-social, Lacan vu par Fanon 23), teintées par la perspective culturelle de Paul Gilroy24 et celle de l'histoire atlantique de David Armitage25. Il prend pour méthodologie l'« ethnographie multi-située » de Georges E. Marcus26, ainsi que la démarche historique processuelle de Norbert Elias27, le tout traçant les contours d'une « sociologie historique globale28. » C'est en cela qu'il m'a été possible de faire une histoire globale (ou trajective) de Brissot, et de poser les bases d'une « White Atlantic » à la fin du XVIIIe siècle. Théoriquement, il s'agissait de poursuivre le travail entreprit par Césaire et Du Bois sur le déploiement analytique de la « race » et la « dé-provincialisation » du problème noir29, et ce, en pensant le

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« colonial » en dehors de l'histoire impériale euro-occidentale et de sa périphérie, à partir du concept charnière de « colonialisme interne » tel que développé par Robert Blauner30.

NOTES

1. William E. B. DU BOIS, Les âmes du peuple noir (trad. fr. Magali BESSONE), Paris, La Découverte, 2007, p. 20. 2. Roland MOUSNIER, « Les concepts d'ʽordresʼ, d'ʽétatsʼ, de ʽfidélitéʼ et de ʽmonarchie absolueʼ en France de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe », in Revue historique, vol. 247, n°2, 1972, p. 295. 3. Michel VOVELLE, Ville et campagne au XVIIIe siècle, Chartres et la Beauce, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 137. 4. Ibid., p. 135. 5. Guy CHAUSSINAND-NOGARET, La noblesse au XVIIIe siècle. De la féodalité aux Lumières, Bruxelles, Éditions Complexes, 1984, pp. 49-50. 6. Pierre BAYLE, Dictionnaire historique et critique, Tome I, Volume 2, Rotterdam, Reinier Leers, 1702, p. 859. 7. Claude PERROUD (éd.), J.-P. Brissot. Mémoires (1754-1784), Tome I, Paris, Librairie Alphonse Picard & Fils, 1911, p. 66. 8. Robert DARNTON, « Dans la France pré-révolutionnaire : des philosophes des Lumières aux “Rousseau des ruisseaux” », in Bohème littéraire et Révolution, Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2010, pp. 60-82. Je tiens d'ailleurs à souligner que cette thèse ne compte pas alimenter le « Darnton debate », mais s'y positionner clairement à la lumière de la mise en perspective historique du concept de « double conscience ». 9. Pierre SERNA, Antonelle, aristocrate révolutionnaire. 1747-1817, Paris, Éditions du Félin, 1997. 10. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Un Mot à l'oreille des Académiciens de Paris, 1786, p. 8. 11. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Le sang innocent vengé, ou discours sur les réparations dues aux accusés innocents. Couronné par l'Académie des Sciences et Belles-Lettres de Châlons-sur-Marne, le 25 août 1781, Berlin, 1781, p. 61. 12. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, De la vérité, ou méditations sur les moyens de parvenir à la vérité dans toutes les connaissances humaines, Neuchâtel, 1782, pp. 265-266. 13. Claude PERROUD (éd.), J.-P. Brissot. Mémoires, op.cit., tome I, p. 126. 14. Op.cit., p. 52. 15. Op.cit., p. 273. 16. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Théorie des lois criminelles, tome I, Utrecht, 1781, p. 120. 17. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Mémoire sur les noirs de l'Amérique septentrionale, lu à l'Assemblée de la Société des Amis des Noirs, le 9 février 1789, Paris, 1789, p. 4, p. 26 et p. 24. 18. Jacques Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Nouveau Voyage dans les États-Unis de l'Amérique Septentrionale, Fait en 1788, Tome II, Paris, Buisson, 1791, p. 107. 19. Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Tableau de la situation actuelle des anglais dans les Indes orientales, et de l'État de l'Inde en général, n°1, Londres, Cox, 1784, p. 57. 20. Ibid., p. 14.

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21. Anonyme [Jacques-Pierre BRISSOT], « Troisième lettre à un créancier de l'État, sur les moyens de soutenir le crédit de la France au milieu des troubles actuels de l'Europe », in Point de Banqueroute, ou lettre à un créancier de l'État, sur l'impossibilité de la Banqueroute Nationale, et sur les moyens de ramener le Crédit et la Paix, Londres, 1787, p. 37. 22. Voir notamment Walter MIGNOLO, Local Histories/Global Designs. Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press, 2012, et Walter MIGNOLO, The Darker Side of Western Modernity. Global Futures, Decolonial Options, Durham et Londres, Duke University Press, 2011. 23. Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952. 24. Paul GILROY, L'Atlantique noir. Modernité et double conscience (trad. Charlotte NORDMANN), Paris, Éditions Amsterdam, 2010. 25. Voir surtout David ARMITAGE, « Three Concepts of Atlantic History », in David Armitage et Michael J. Braddick (ed.), The British Atlantic World, 1500-1800, New York, Palgrave Macmillan, 2002, pp. 11-27. 26. George E. MARCUS, « Ethnography in/of the World System : The Emergence of Multi-Sited Ethnography », in Annual Review of Anthropology, vol. 24, 1995, pp. 95-117. 27. Sabine DELZESCAUX, Norbert Elias : une sociologie des processus, Paris, L'Harmattan, 2001. 28. Voir notamment Julian GO et George LAWSON (dir.), Global Historical Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 et Gennera ASCIONE et Iain CHAMBERS, « Global Historical Sociology : Theoretical and Methodological Issues », in Cultural Sociology, vol. 10, n°3, 2016, pp. 301-316. 29. Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, suivi de discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine, 2004 et William E. B. DU BOIS, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie (1949) », in Raisons politiques, vol. 1, n°21, 2006, pp. 131-135. 30. Robert BLAUNER, Racial Oppression in America, New York, Harper & Row, 1972.

RÉSUMÉS

Né en 1754 à Chartres, Jacques-Pierre Brissot est un homme du peuple qui s'est fait homme de lettres, attiré par les Hautes Lumières et sa modernité. Il aspirait à suivre l'itinéraire d'un Voltaire ou d'un d'Alembert, à devenir un homme de lettres en place. Mais la société d'ordres lui rappelait qu'entre ses désirs et sa position, il existait une ligne de fracture qui s'appelait « privilège ». L'histoire de Brissot est celle de sa double conscience, issue psychique de sa liminalité sociale, pris entre une couche supérieure qui ne veut l'admettre en son sein et une couche inférieure dont il souhaite prendre ses distances. Cela faisait de lui un « méplacé », aussi étranger à lui-même qu'il l'était envers sa propre société. Son histoire est celle d'une « subjectivité voyageuse », tâchant de subvertir sa position et son identité fracturée depuis sa « République Atlantique ». Mais au-delà de cette déprise apparente, cette République élémentaire fut également l'espace-temps d'une nouvelle emprise : derrière les paroles et les gestes de la modernité réalisée de Brissot, se cachaient ceux d'une autre colonialité qui se constituait en deçà et à l'image de son sujet.

Jacques-Pierre Brissot, born in 1754 in Chartres, was a commoner attracted by Hight Enlightenment and its modernity. He longed to follow in the footsteps of Voltaire and d'Alembert

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and become recognized as a man of letters. But French Monarchic society was there to remind him that there was a threshold called “privilege”, which kept him from fulfilling his desire of being recognized as a man of letters, acquiring the position he craved for. The story of Brissot is that one of the double consciousness, generated by the psycho-social tension of being caught between two social classes, a superior one which rejected him and an inferior one from which he was trying to escape. He felt “misplaced”, a stranger to himself and within his own society. His story is one of a “travelling subjectivity”, trying to undermine his lack of position and his fractured identity from his “Atlantic Republic”. But this elementary Republic was also the time- space of a new ascendancy: an another world tainted by colonialism and its many repercussions, emerging from Brissot's vision on the modern world lying behind his words and gestures.

INDEX

Mots-clés : Brissot de Warville, double conscience, République Atlantique, modernité, colonialité, liminalité

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