J EAN-CHRISTOPHE S ERVANT

“Which way ?”

CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE “WHICH WAY NIGERIA?” Charia, argent, morale et autocensure : menaces sur la musique

par JEAN-CHRISTOPHE SERVANT Rapport publié par Freemuse Editeur en chef : Marie Korpe

ISSN 1601-2127

Mise en page : Sigrún Gudbrandsdóttir Couverture : Ali Bature

Imprimé au Danemark 2003 par HandyPrint

© Freemuse 2003

Les opinions émises dans ce rapport ne sont pas forcément les opinions de Freemuse.

Rapport No 04/2003

Freemuse Wilders Plads 8 H · 1403 Copenhagen K. · Denmark tel : +45 32 69 89 20 · fax : +45 32 69 89 01 e-mail : [email protected] web : www.freemuse.org

PUBLICATIONS ANTÉRIEURES DE FREEMUSE :

1st World Conference on Music and Censorship (2001, ISBN: 87-988163-0-6)

“Can you stop the birds singing?” – The Censorship of Music in Afghanistan, by John Baily (2001, ISSN: 1601-2127)

“A Little Bit Special” – Censorship and the Gypsy Musicians of Romania, by Garth Cartwright (2001, ISSN: 1601-2127)

Playing With Fire – Fear and Self-Censorship in Zimbabwean Music, by Banning Eyre (2001, ISSN: 1601-2127) TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE 4 4.6 Religion contre musique : PRÉFACE 7 autocensure, pression, et RÉSUMÉ 9 censure sur 59 AU SUJET DE L’AUTEUR 9 INTRODUCTION 10 5. FEMI KUTI : CARTE 15 l’affaire Bang Bang Bang 5.1 Biographie 62 1. LES ANNÉES DEMOCRAZY : 5.1.1 La NBC contre Femi Kuti 66 1999-2002 17 6. GANGSTA-RAP/ : 2. INFORMATIONS GÉNÉRALES la morale contre les SUR LE NIGERIA « musiques du diable » 72 2.1 Religion 19 2.2 Politique 21 7. CHARIAPHRENIA : 2.3 Justice 22 harcèlement, censure et 2.4 Liberté d’expression 24 violence au Nord-Nigeria 77 2.5 Droits des femmes 27 7.1 La musique du Nord 79

3. LA MUSIQUE NIGÉRIANE 8. LES HISBAS CONTRE LES 3.1 Introduction 29 MUSICIENS HAOUSSA : 3.2 De la palmwine à la juju : l’Affaire Alhaji Sirajo Mai Asharalle 1920-1960 30 (Etat de Katsina) 81 3.3 Du à la guerre civile : 1960-1971 33 9. SANI DAN INDO, HALADJI WABA 3.4 L’Age D’or : 1972-1976 34 YARIM ASHARALLE (ETAT DE KANO) 85 3.5 Les années 80 : la fin des Majors 37 3.6 Les années 90 : Fuji style 39 10. THE KANO CENSORSHIP BOARD : 3.7 2002 : du galala à l’afro hip-hop 41 une protection pour les musiciens haoussa ? 89 4. PAS D’ARGENT, PAS DE CHANSON : comment le capitalisme nigérian affecte 11 . SABON GARI : la liberté d’expression à Lagos la peur de l’inconnue 93 4.1 Introduction 45 4.2 Laissez-faire économique et pots de vin 46 12. CONCLUSIONS ET 4.3 Piratage : la guerre silencieuse 50 RECOMMANDATIONS 95 4.4 Peur et insécurité : la musique en état de siège 52 13 . BIBLIOGRAPHIE 98 4.5 Le dilemme de l’éloge : entre la mort économique et l’esclavage mental 55 14. REMERCIEMENTS 99 Préface

Comme le dit le dicton : ” Celui qui paie les violons choisit la musique ”

De nombreux musiciens nigérians approuveraient aujourd'hui ce dicton alors qu’ils se battent pour une survie économique et professionnelle. De plus, NTBB (Not To Be Broadcasted = A ne pas diffuser), payola, ainsi que les lois islamiques de la charia sont une atteinte à la liberté d'expression musicale au Nigeria.

Autrefois, le Nigeria était le cœur palpitant de la musique africaine. Le fameux FESTAC (Festival de la Culture Africaine) s'y tint en 1977 et des milliers de musiciens du monde entier s’y réunirent pour profiter de la musique et pour organiser une coopération au-delà des frontières. Le Nigeria est encore considéré comme un centre important et vivant de la musique populaire africaine avec ses grands artistes tels que feu , Femi Kuti, King Sunny Ade, Lagbaja! et Tony Allen, pour ne nommer que quelques-uns. Le légendaire Fela Kuti a été emprisonné un bon nombre de fois, au temps où il était une personne puissante et influente aussi bien musicalement que politiquement, et où il utilisait sa position pour critiquer ceux au pouvoir (le gouvernement) par sa musique puissante.

Ce quatrième rapport de Freemuse ”WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE, examine les différents aspects et raisons qui empêchent les musiciens de s’exprimer librement au cours de leurs représentations, leurs enregistrements, leurs retransmissions et de vivre décemment de leur profession. Comme la politique, l’argent et la religion vont de pair, nous devons comprendre la complexité du problème.

Dans le nord du pays, l’interprétation à la lettre des lois de la charia a récemment condamné à mort trois femmes pour cause d’adultère. Ce fut largement suivi par les médias internationaux au cours de l’année dernière, tout comme les meurtres tragiques survenus au cours des préparatifs de l’élection de Miss Monde.

4 La musique et les représentations musicales ont été fortement touchées, réduites et censurées par les groupes islamiques et les gouvernements locaux. En juin 2002, le gouvernement local de l’Etat de Jigawa a banni le tambour et les chants, et dans l’Etat de Kano, un bureau de censure fut créé, non pas pour censurer la musique, mais bizarrement, pour la contrôler et pour protéger les musiciens locaux en péril.

Comme Femi Kuti l’explique dans ce rapport : ” Un orchestre comme le mien ne peut pas jouer dans le nord du pays. Les danceurs se feraient lapider. Je serais poursuivi. ”

La censure sur la musique a été instaurée par les états, les religions, les systèmes éducatifs, les familles, les détaillants et les groupes de pression – et, dans la plupart des cas, ils violent les conventions internationales des droits de l’homme. Néanmoins, très peu de recherches ont été faites et peu de documents rassemblés sur le sujet de la censure en musique.

Pourquoi est-il important de rassembler de la documentation et de discuter de la censure en musique dans un monde où les guerres, la faim et les effets négatifs de la globalisation économique semblent être bien plus prioritaires ? Depuis des milliers d’années, la musique a été une des expressions culturelles les plus essentielles. La musique a été une partie importante de toutes les cultures dans la vie de tous les jours, lors des célébrations, des cérémonies, pour le plaisir, et a servi de nourriture à l’âme. Afin d’aborder le phénomène omniprésent de la censure en musique et d’enquêter sur le manque d’intérêt de ces violations de libertés d’expression, la 1ère Conférence Mondiale sur la Censure en Musique a été organisée à Copenhague, au Danemark, en 1998. A l'issue de cette conférence, FREEMUSE – (Freedom of Musical Expression = Liberté d'Expression Musicale) - le Forum Mondial de la Musique et de la Censure fut créé avec son secrétariat en l’an 2000. Freemuse reçoit des fonds du Ministère danois des Affaires étrangères et de l’Agence suédoise de Coopération internationale au Développement.

Ce rapport : ”WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE,a été rédigé par Jean-Christophe Servant, qui s’est rendu pour la première fois au Nigeria en 1998, une année après la mort de Fela Kuti. Depuis, il y est retourné cinq fois. En mai 2002, Freemuse a demandé à Jean- Christophe de se rendre à nouveau au Nigeria, pour y enquêter sur les cas de

5 censure et rassembler la documentation relative à ces cas, ainsi que de décrire la situation actuelle dans le pays.

Ce rapport est publié en anglais et en français.

Je voudrais exprimer ma reconnaissance à M. Daniel Brown pour l’examen de ce rapport et sa traduction en anglais, à Mme Isabelle Thoreson et à M. Adebayou Olukoshi pour leur aide dans ce rapport.

Marie Korpe Directrice générale de Freemuse Copenhague, 17 février 2003

6 Préface

J'ai découvert le Nigeria en automne 1998. Fela Anikulapo Kuti était décédé depuis plus d'un an. Après quinze ans de dictature militaire, le pays s'apprêtait à renouer avec la démocratie. Depuis, j'ai séjourné par cinq fois dans cette République. Nation exceptionnelle, tant par sa population (122 millions d'habitants) que par ses entrelacs ethno-religieux (250 ethnies), cette fédération de 36 états ne pouvait évidemment pas être ici abordée dans toutes ses problématiques. En fin de rapport, une bibliographie est proposée à tous ceux qui souhaiteraient en savoir plus sur l'histoire du géant africain. Reste que s'il y a bien un pays dont la Grande Histoire est intimement liée à celle, plus petite, de la musique, c'est bien celui-ci. Les hauts et les bas de l'industrie de la musique - de l'expansion qu'elle vécut durant l'âge d'or du boom pétrolier, jusqu'aux travers qu'elle endure depuis la fin des années 70 - sont ainsi une parfaite métaphore du gouffre économique dans lequel a chuté la 6ème puissance pétrolière mondiale. Les entraves à la libre expression que rencontrent les musiciens nigérians, pris aujourd'hui entre l'enclume des dieux et le marteau de l'argent, le dogme de la religion et le diktat du capitalisme sauvage, sont particulièrement emblématiques des nouvelles lignes de fractures qui menacent le devenir d'un pays qu'on considérait, il fut un temps, comme la locomotive de l'Afrique.

Aujourd'hui, ce qui fut la première puissance musicale du continent africain, ressemble à un tanker naviguant à vue dans une mer déchaînée. En trois ans et demi de régime Obasanjo, les émeutes ethno-confessionnelles, majoritairement instrumentalisées par les anciens et nouveaux tenants du pouvoir sur fond de désespoir économique, ont causé la mort de 10.000 Nigérians. Faisant leur lit sur les déceptions politiques et économiques, les nouvelles églises et courants religieux ont vécu des virages fondamentalistes, sinon irrationnels, qui menacent désormais certaines libertés individuelles. Et alors que la liberté d'entreprendre est poussée à un degré de capitalisme sauvage et de dérèglementation rarement atteint en Afrique, la liberté de manger reste, elle, un voeu pieux pour plus de 50% de la population. Comme le dit un de mes interlocuteurs : “ la démocratie est un mot, mais un mot ne se mange pas. ”

7 Sous cette météo incertaine, et qui, malheureusement, reste problématique dans les mois à venir, les conditions d'enquête se sont parfois révélées borderline. Beaucoup d'interviews ont été menés dans des no go zones, parfois d'ailleurs remportés à l'arraché, en ce qui concerne les musiciens haoussa du nord. De nombreux check-points, quelquefois musclés, ont rythmé mon voyage vers Kano, tout comme mes virées nocturnes dans Lagos. Mais les à-côtés de cette mission sont bien relatifs comparés au quotidien que continuent à endurer la plupart des interlocuteurs croisés lors de voyages. Qu'ils n'en soient donc que plus remerciés pour la franchise avec laquelle ils ont répondu à mes questions. Leurs témoignages attestent en effet que ce pays, qu'on a tant de fois cru au bord de la partition, peut encore parler d'une seule voix dès lors qu'il s'agit de libertés finalement aussi essentielles que celles de faire de la musique.

8 Résumé

“WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE est le fruit d’une enquête commandée par l’ONG FREEMUSE et menée durant l’été 2002 au Nigeria sur la scène musicale du géant africain de plus de 120 millions d’habitants. De Lagos à Kano, ce rapport met en lumière les différentes pratiques de censure qui ont pu affecter ces dernières années, et continuent à menacer, la liberté d’expression musicale, qu’il s’agisse du musicien yoruba Femi Kuti (dont la chanson Bang Bang Bang reste censurée sur les ondes nationales) ou des artistes haoussa tel qu’Alhaji Sirajo Mai Asharalle (réprimé pour avoir enfreint la charia). Quatre ans après le retour de la démocratie au Nigeria et l’élection du président Olusegun Obasanjo à la tête de la fédération aux 36 Etats, et alors que le pays retourne devant les urnes en ce mois d’avril 2003, ”WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE révèle par ailleurs la persistance des pratiques d’autocensure dans l’industrie de la musique tout comme la récurrence des pots de vin et autres sources d’oppression économique, qui affectent en partie cette même liberté de pouvoir chanter ce que l’on veut et se produire où l’on veut.

Si la situation des droits de l’Homme s’est notablement améliorée depuis la fin des régimes militaires liberticides et l’élection d’Olusegun Obasanjo, “WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE rapporte malheureusement que trop de musiciens nigérians restent aujourd’hui frustrés, harassés, voire dans certains cas menacés, pour ce qu’ils font : jouer et chanter. Et que dans ce pays, le sort trop souvent réservé aux musiciens nigérians n’est que l’écho de celui vécu par une population qui, dans sa majeure partie, attend toujours les réels dividendes du retour en démocratie du Nigeria.

Au Sujet de l’auteur Jean-Christophe Servant, journaliste français freelance, a assuré pendant dix ans la couverture des événements musicaux avant qu’il ne se tourne vers la politique internationale. Durant les quatre dernières années il a fait des reportages en Afrique anglophone (au Nigeria et en Afrique du Sud principalement) pour des journaux et magazines, tels que Le Monde Diplomatique, Libération, Nord-Sud Export, Worldpress.org.

9 Introduction

Lorsque FREEMUSE m'a demandé d'enquêter sur les cas de censure commis à l'égard des musiciens nigérians vivant et pratiquant leur art dans cette fédération de 36 états peuplés de 120 millions d'habitants, j'ai eu un moment de doute. On ne peut pas, en effet, être péremptoire, formel, et surtout exhaustif, dès lors qu'on se plonge dans un tel pays où se croisent plus de 250 ethnies, qui se frottent dans des rapports beaucoup plus complexes et moins bipolaires que ceux qui nous sont actuellement résumés par la presse internationale, à des destins de population tout autant marqués par l'influence culturelle musulmane, chrétienne, sans oublier évidemment celle de l'animisme.

Cette enquête, la quatrième commanditée par FREEMUSE concernant un pays affecté par la censure de la musique, n'a donc rien de définitive. Elle n'est pas juste une série de polaroïds jetés sur le statut et les souffrances des musiciens nigérians depuis que cette Nation a renoué avec la démocratie en mai 1999 et ce, après plus de seize années de dictature militaire. Tout comme elle est un rappel sur la manière dont l'industrie musicale, jadis bouillonnante, de ce pays - la plus importante de l'Afrique de l'Ouest, qui nous permit entre autres de découvrir Fela Kuti ou King Sunny Ade - est aujourd'hui devenue l'ombre d'elle-même. D'autres cas de harcèlement de musiciens, d'ostracisme économique, d'autocensure, sont sans doute en train de se produire au moment où vous lisez ces lignes. Ils risquent même de se développer dans les mois à venir, tant d'ailleurs à cause du climat politique dans lequel fait partie ce véritable sous-continent africain - à savoir les prochaines élections présidentielles d'avril 2003 - que du fait de l'instrumentalisation grandissante de la violence religieuse qui a été omniprésente ces dernières années.

Pour des raisons logistiques ainsi que pour des mesures de sécurité - l'enquête journalistique au Nigeria, dès lors qu'on ne se limite pas à mener des interviews dans les palaces d'Abuja, reste une chose difficile à pratiquer - tout autant que des causes liées à l'immensité culturelle d'un pays qui compte des milliers d'artistes et de groupes - aussi bien traditionnels que modernes - nous nous sommes limités à deux pôles économico-culturels de cette nation : Lagos, le gigantesque et fascinant entonnoir yoruba du Golfe de Guinée, la première mégalopole d'Afrique

10 sub-saharienne avec sa population de plus de 10 millions d'habitants; Kano, ensuite, près de 5 millions d'habitants, située à 1 200 km plus au nord de Lagos et bastion économique du monde haoussa/fulani musulman. Nous nous sommes évidemment en premier lieu préoccupés des cas flagrants de censure officielle commis depuis la fin du régime militaire : l'interdiction de la Nigerian Broadcasting Corporation qui continue ainsi à peser sur le morceau Bang Bang Bang écrit et interprété par le fils aîné du défunt chanteur/musicien Fela Kuti, soit Femi Kuti, atteste ainsi du fait que la "démilitarisation" des institutions nigérianes n'est pas encore terminée. De même, nous avons enquêté sur les violations directes des droits de l'homme commises, au nom d'une interprétation abusive de la charia - la loi islamique en vigueur dans 12 états du Nigeria du nord - à l'encontre de plusieurs artistes haoussa. Les cas du musicien/interprète Alhaji Sirajo Mai Asharalle, arrêté pour avoir pratiqué son métier dans l'Etat de Katsina ou celui de Sani Dan Indo et d'Haladji Waba Yarim Asharalle, harcelés dans l'Etat de Kano pour la même raison, témoignent de l'effrayant paradoxe qui règne dans cette région septentrionale : au nom de l'islam, ce sont les musulmans eux-mêmes, et souvent les premiers supporters de la loi islamique, qui ont d'abord été affectés par les dérives de cette charia qui menace de nouveau aujourd'hui la fédération nigériane du spectre de la sécession. Comme on le verra d'ailleurs, la chariaphrénia qui s'est emparée du nord est pleine de paradoxes, à l'image de ce bureau de censure de Kano qui se charge de protéger les musiciens dans la ligne de mire des hisbas. Mais au-delà de ces questions "spectaculaires" et qui ont souvent du mal à éviter les grilles d'analyse ethnocentriques, nous nous sommes également intéressés à des aspects troubles et plus pernicieux, plus officieux en somme, qui continuent actuellement à assourdir la voix de certains artistes nigérians, tout comme d'ailleurs à biaiser le travail de ceux qui sont chargés de les populariser : labels, radios privées ou publiques, quotidiens et magazines.

Ainsi, dans ce rapport, nous avons également consacré une large part à la manière dont la politique ultra libérale en cours au Nigeria, dernier avatar du plan d'ajustement structurel imposé par le FMI dans les années 80, affecte la créativité et la psyché des artistes locaux, tout comme, fortement marquée par une pérennisation de la corruption et la montée de la précarité, elle contribue à emprisonner les acteurs du music business nigérian dans une logique de recherche du gain à tout prix, au risque parfois, de vendre son âme, pour reprendre les propos d'un de nos interlocuteurs. Sur ce terreau de désespoir socio-économique qui a vu le Nigeria, jadis considéré comme la locomotive de l'Afrique (tant pour ses ressources du sous-sol - le pétrole - que culturelles) plonger dans l'enfer des vingt nations les plus pauvres

11 de la planète, nous abordons par ailleurs l'inquiétante montée en puissance des nouvelles sectes néo-pentecôtistes et évangélistes et, plus globalement, cette notion de morale africaine qui semble malheureusement contribuer à des actes d'autocensure, avoué dès lors qu'il s'agit de chanter ou de s'engager sur des thématiques telles que le sexe ou la religion. En fait, la conversion de nombreux artistes à une carrière religieuse, à l'image du révérend Sonny Okosun dont un des hits - ”WHICH WAY NIGERIA?” - CHARIA, ARGENT, MORALE ET AUTOCENSURE : MENACES SUR LA MUSIQUE - sert de titre à ce rapport, est particulièrement emblématique de cette dérive. Enfin, il est fait état dans ce rapport d'une question délicate où résonne toute la problématique du clash modernité/tradition qui continue à tarauder le Nigeria, et plus globalement les pays en voie de développement : la notion de praising et de money spraying. Aujourd'hui, en effet, insécurité et pauvreté poussent plus que jamais de nombreux artistes, et cet au- delà de leurs convictions personnelles, à vivre de leur art en chantant, lors de fêtes privées, les louanges d'hôtes pas forcément très recommandables plutôt qu'à se produire dans des salles de concert qui sont d'ailleurs de plus en plus délabrées et désertées par le public nigérian sous la poussée d'une criminalité délétère qui taraude les grandes métropoles économiques du pays et paralyse toute forme de vie sociale passé les dix heures du soir.

Pour mener cette enquête, nous avons donc essayé de multiplier les points de vue de la société civile, qu'ils soient musulmans ou chrétiens, ibo, yoruba ou haoussa, pour citer les trois principales ethnies de cette nation. A côté de principales figures de la musique nigériane, qu'elles viennent du passé tel que Fataï Rolling Dollar, ou incarnent le présent comme Femi Kuti, Daddy Showkey, Lagbaja!, Charlie Boy ou Alhaji Sirajo Mai Asharalle, ou annoncent le futur, telle la rappeuse Queen Chance ou l'interprète Amala, nous avons également écouté et procédé aux interviews de journalistes, du président du syndicat des musiciens, de censeurs, de diplomates, de programmateurs radio, et, bien sûr, de gens de la rue. La lecture de la presse, sans doute une des plus actives d'Afrique, tout comme le spectacle des nombreuses chaînes privées dont profite le pays, a par ailleurs nourri l'écriture de ce rapport.

Une chose est sûre, depuis mai 1999, et l'élection du président Olusegun Obasanjo à la tête de ce pays, tous nos interlocuteurs reconnaissent qu'il est plus facile de s'exprimer et de dire ce qu'on a en tête par rapport à l'époque des années de plomb militaire - en premier lieu sous les régimes Babangida et Abacha. De même, une sorte de blanc seing - sans doute d'ailleurs plus par souci de real politik que de

12 critères de bonne gouvernance - est également attribuée par les chancelleries occidentales au Gouvernement du Président Obasanjo. Mais ce rapport atteste malheureusement que la démocratie voulue par le Président Obasanjo reste pour beaucoup un simple mot qu'un bon nombre préfèrent d'ailleurs surnommer, dans un humour noir typique de ce pays, la democrazy. Tout comme il confirme la manière dont le pouvoir politique et décisionnel reste kidnappé par une oligarchie accrochée à une logique néfaste d'économie de rente et de captation des incroyables richesses sourdant pourtant dans ce pays. Le but de ce rapport, nous l'espérons, est donc, entre autre, de contribuer à mobiliser un peu plus notre société civile au chevet de ce pays, tout comme, et plus précisément en ce qui nous/vous concerne, de nous préoccuper plus attentivement du devenir de l'industrie de la musique nigériane. Mais ce rapport, au-delà des simples music-lovers qui le liront, doit être aussi, une source d'action, de réflexion et d'engagement pour tous les supporters du continent africain, qui plus est, à l'heure où celui-ci a décidé de se prendre en main, par des initiatives telles que le Nepad, faisant plus que jamais appel aux capitaux privés et aux initiatives de la société civile. D'autant que s'il est bien une nation africaine dont les hauts et les bas de sa musique sont emblématiques de son destin, c'est incontestablement la République fédérale du Nigeria. En aidant les acteurs de la musique nigériane à se sortir de leurs problématiques, en contribuant à exposer aux oreilles du monde la nouvelle scène nationale, je pense donc que nous pouvons effectivement participer à la renaissance de cette fascinante nation. A quatre mois des élections les plus importantes de l'histoire du Nigeria, j'espère en tout cas que nous ne pourrons désormais plus dire que nous n'étions pas au courant.

Je ne peux évidemment pas conclure sans revenir, une dernière fois, sur Fela. Comme beaucoup de ma génération, je n'ai malheureusement vécu que les concerts de fin de carrière de celui qu'on surnommait le Black President. Fela disait que la musique est l'arme du futur. Au Nigeria, plus que jamais, nous devons soutenir ces soldats de la paix dont le discours a malheureusement tendance à être des plus occultes/étouffés, alors que le pire, malheureusement, est sans doute encore à venir. Comme diraient les rappeurs du groupe Remedies : « Peace Nigeria ! »

Jean-Christophe Servant, 11 novembre 2002, Lodève

13 14 ORE : SOURCES Ministère des Affaires Etrangères Etats-Unis, Export Nord-Sud

LE NIGERIA EN BREF

SUPERFICIE : PRINCIPALES RESSOURCES INFLATION : 923 768 kilomètres carrés ÉCONOMIQUES : 23% pour le premier trimestre POPULATION : Pétrole (sixième puissance 2002 (18% en 2001) 123 337 822 hab. (estimation de pétrolière mondiale, 88% des COMPOSITION ETHNIQUE : l'an 2000), 44% entre 0-14 ans. revenus à l’exportation de l’Etat), Plus de 250 ethnies : 53% entre 15-64 ans agriculture (65% de la main Haoussa/fulani (29%), STATUT : d’oeuvre), textiles, biens de yoruba (21%), Ibo (18%), République fédérale. 36 états dont consommation courante, services Ijaw (10%), Kanouri ( 4%), le district d’Abuja MONNAIE : Ibibio (3,5%) CHEF DE L’ETAT : Naira (135 pour 1 US$ RELIGION : Olusegun Obasanjo, président élu - juin 2002) Musulmane (50%), de la fédération depuis le 29 mai REVENU MOYEN/ANNUEL PAR chrétienne (40%) 1999. HABITANT : TAUX DE MORTALITÉ INFANTILE : CAPITALE : 250 US dollars. 70% de la 74,18 pour 1000 Abuja (depuis décembre 1991) population vit en dessous du ESPÉRANCE DE VIE : PRINCIPALES VILLES : seuil de pauvreté 51 à 56 ans Lagos, Ibadan, Kano, Onitsha

15 16 1. Les années Democrazy : 1999-2002

« Ils ont l’argent, ils ont le pétrole et toutes les ressources naturelles pour s’en sortir. Alors quel est le foutu problème avec ce pays ? » Un diplomate occidental, Abuja, juin 2002

Trois ans et demi après l’élection du Yoruba Olusegun Obasanjo à la tête du pays, les Nigérians parlent plus facilement de Democrazy que de Democracy. Si, à l’étranger, le chef du pays le plus peuplé d’Afrique noire bénéficie du soutien de la communauté internationale et a pu provoquer le retour des principaux bailleurs de fonds occidentaux, la situation intérieure reste précaire. Pillée par les précédents régimes militaires, en premier lieu ceux des années 90, l’économie nigériane, engagée dans un vaste processus de libéralisation de l’appareil public, ne s’est pas encore relevée malgré une conjoncture pétrolière porteuse. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement (comme le passage à 13% des revenus pétrolifères redistribués aux Etats producteurs du Delta du Niger) n’ont pu jusqu’alors contenter une population paupérisée (70% de la population vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté selon le PNUD) et une classe moyenne toujours bouleversée par le programme d’ajustement structurel initié en 1986 sous le régime d’Ibrahim Babangida. En entrant en démocratie, le Nigeria, qui reste l’un des pays les plus corrompus du monde, selon l’ONG Transparency International, a aussi replongé ouvertement dans une violence ethnico- confessionnelle qui avait été jusqu’alors sévèrement réprimée par les militaires. Attisées par les anciens hommes forts et caciques des précédents régimes, nourries par le désespoir d’une population confrontée à une inéluctable hausse des prix des produits de première nécessité, les émeutes inter-ethniques et religieuses ont ainsi causé la mort de près de 10 000 Nigérians depuis 1999 et ce de Lagos à Kano en passant par Jos ou Kaduna. Alors que l’instauration - déclarée anticonstitutionnelle en mars dernier par le pouvoir central - d’une charia pénale dans 12 états du Nord a conforté la tension entre la population locale haoussa- fulani (musulmane) et les ethnies ibo (majoritairement chrétiennes) et yoruba (chrétiennes et musulmanes) venues du Sud, la montée en puissance de milices ethniques (Odudua People Congress yoruba, Bakassi Boys ibo, Arewa People Congress haoussa) tout comme la radicalisation de la jeunesse appartenant aux minorités

17 ethniques du Delta du Niger (Ogoni, Ijaw, Itsekiri) ont transformé certains états nigérians en véritables zones de non-droit. Certains gouverneurs, tels que ceux des Etats d’Anambra et d’Abia, n’hésitent pas à engager les vigilante des bakassi boys afin de suppléer la police. Pour répliquer à cette violence tout comme aux différentes menaces centrifuges pesant sur l’unité du pays, l’administration Obasanjo a plus souvent fait appel à la force qu’à la loi. L’armée, engagée dans un processus de modernisation et dont de nombreux officiers nordistes ont été mis à la retraite, a participé à deux massacres de civils qui ont causé la mort de plusieurs centaines de personnes (Odi en 2000 et Benue-Taraba en automne 2001). De son côté, et dans un climat marqué également par une dramatique montée en flèche de l’insécurité, la police fédérale (Federal Nigeria Police Force), qui s’est pour la première fois de son histoire mise en grève au printemps 2002, a régulièrement procédé à des arrestations arbitraires tout comme elle a procédé, parfois, à des exécutions sommaires de soi-disant armed robbers. Plusieurs villes nigérianes (Jos, Kano, Lagos…) ont été soumises à d'incessants couvre-feux et à la multiplication des check-points. A Lagos, haut lieu de la délinquance, quelques 900 “bandits“ auraient été tués depuis le début de l’année dans le cadre de l’opération “Fire For Fire“ initiée par les membres de la Rapid Respond Team et le nouveau chef de la Police de l’Etat. De son côté, la commission présidée par Chukwufidu Oputa (Human Rights Violations Investigation Panel) chargée en 1999 par l’Etat d’enquêter sur les crimes et atteintes aux droits de l’Homme commis depuis 1966 sous les différentes dictatures militaires (quelques 150 cas ont été entendus) n’a pas pu cependant réussir à convoquer plusieurs anciens hommes forts du pays : les généraux Ibrahim Babangida, Abdulsalami Abubakar et Muhammad Buhari. Son rapport, qui a été clôturé en juin 2002, est aujourd’hui l’objet de blocages juridiques visant à interdire sa publication. Alors que les élections générales (présidentielles, législatives, et visant à renouveler les gouverneurs et les assemblées des états) sont annoncées pour avril 2003, le Nigeria attend avec inquiétude cette période électorale. Déjà marquée par des violences politiques (l’assassinat du Ministre fédéral de la Justice Bola Ige en décembre 2001, une vingtaine de morts en mai 2002 à Jos - Etat du Plateau - lors d’un meeting), la période à venir s’annonce donc malheureusement à hauts risques et pourrait affecter tout aussi bien la reprise économique du pays que les libertés avec lesquelles les Nigérians avaient bon an mal an renoué depuis le 29 mai 1999.

18 2. Informations générales sur le Nigeria

2.1 RELIGION

« Les Nigérians ont perdu confiance dans la démocratie. Et comme ils n’ont plus confiance en leurs leaders politiques, ils se tournent vers leurs dieux en espérant que leurs églises, leurs mosquées pourront résoudre leurs problèmes. Vous savez, la religion s’étend ici comme un incendie. » Chief Gani Fawehinmi, avocat, défenseur des droits de l’homme.

La constitution de 1999 garantit la liberté de culte, tout comme la possibilité de changer de confession. Mais le prosélytisme est aujourd’hui restreint dans les états touchés par la charia. Pays de tous les dieux, panthéon du vaudou et du syncrétisme, le Nigeria est tout à la fois le premier pays musulman d’Afrique noire tout comme le plus important foyer des églises pentecôtistes et évangélistes. Musulman mais soumis à différents courants qui vont du wahhabisme saoudien au tidjanisme sénégalais, le nord haoussa-fulani, à majorité sunnite, reste marqué par le Djihad qu’Ousman Dan Fodio mena au 19ème siècle dans le nord du Nigéria avant l’arrivée des troupes coloniales britanniques. Au sud, les myriades de congrégations born again ont littéralement explosé avec la crise économique du tournant des années 80. De Lagos à Onitsha, cinémas et clubs ont pour la plupart été remplacés par des temples. Abuja, où flamboient côte à côte une cathédrale et une mosquée, est la capitale fédérale d’un état à priori laïc. Mais le gouvernement doit plus que jamais tenir compte de la pression morale des religions qui affectent entre autre, comme nous le verrons plus loin, la liberté d’expression musicale.

Annoncée le 27 octobre 1999 par le gouverneur de l’Etat de Zamfara, instaurée en janvier 2000, la charia a depuis été mise en place dans 12 états du Nord Nigeria. La loi islamique, qui avait déjà été l’objet de précédents bras de fer entre le pouvoir fédéral et les états haoussa/fulani, n’a rien à proprement parler de nouveau. Au nom de l’indirect rule, pronant l’utilisation des chefferies locales plutôt que l’envoi massif d’expatriés, les colons britanniques la toléraient au

19 nord et, depuis l’indépendance du pays, celle-ci continua à réguler de facto le quotidien (divorce, mariage...) de la population autochtone sans affecter pour autant le quotidien des “non indigènes“ vivant dans des enclaves réservées, telle que le Sabon Gari de Kano. C’est son passage du civil au pénal, et les premières condamnations qui suivirent, qui commença à affecter les relations inter- ethniques tout comme à mettre en danger la fragile mosaïque nigériane. Alors que le président Obasanjo, converti au rosicrucianisme, critiquait une “charia politique“ orchestrée en sous-main par d’anciens caciques nordistes cherchant à conserver leurs prérogatives, la mise en place de la loi islamique a débouché dès la fin 1999 sur les premiers conflits inter-ethniques entre nordistes et sudistes. A Kaduna, en février 2000, plus de 3.000 personnes périssaient suite à une manifestation chrétienne s’opposant à l’instauration de la charia. Depuis, la loi islamique et ses nombreuses atteintes aux droits de l’Homme a été l’un des principaux catalyseurs des différentes tensions ayant enflammé le pays, qu’il s’agisse de Jos (septembre 2001, près de 3.000 morts) jusqu’aux récentes émeutes d’Idi Araba survenues à Lagos (début février 2002 - une centaine de morts). Au Sud, dans le yoruba et l’iboland, la montée en flèche des églises pentecôtistes et des pasteurs fondamentalistes, qui utilisent aussi le même désespoir socio- économique de la population, n’a fait que renforcer les tensions avec le Nord. Mais il faut se méfier de n’éclairer et de n’expliquer les récentes crises du géant nigérian que sous l’angle religieux.. Eglises et mosquées, qui régissent de plus en plus le quotidien de la population nigériane et qui se font une véritable compétition commerciale, sont de fait aujourd’hui pour la plupart, instrumentalisées par l’oligarchie nigériane. L’administration Obasanjo, qui peine de plus en plus à garantir la laïcité de l’Etat et qui s’est finalement résolue à déclarer la charia anticonstitutionnelle en mars dernier, hésite d’autant plus à aborder cette question que le vaste programme libéral dans lequel elle est engagée - en premier lieu la privatisation des enseignements primaire et secondaire - se fait au profit d’institutions religieuses. Autre exemple emblématique de cette confessionalisation inquiétante du quotidien nigérian, la place considérable prise par la religion sur les chaînes télés, publiques ou privées. Reste que l’islam et le christianisme ne sont pas les seules religions à s’être considérablement développées sur le mal-être de la population nigériane. Attisées par les guerres civiles du Sierra Leone et du Liberia du début des années 90 (où le Nigeria a fourni l’essentiel des troupes de l’Ecomog) qui furent le théâtre de nombreux actes de crimes rituels mélangeant animisme et magie noire, la sorcellerie et les croyances irrationnelles se sont développées ces dernières années. La presse nationale se fait régulièrement l’objet de crimes rituels visant à

20 enrichir leur commanditaire. Les milices ethniques telle que l’OPC, qui porte le nom d’un des dieux originel du panthéon yoruba, Oduduwa, utilisent aussi l’irrationnel (cérémonie d’initiation, gris-gris) pour mobiliser et catalyser leurs troupes.

2.2 POLITIQUE

« Une fois qu’ils sont installés sur Abuja, ils ne savent plus ce qui se passe dans le pays. Ces gens qui sont en haut, ils ne réalisent plus ce que nous vivons, nous les gens d’en bas. Ils ne savent rien de nos problèmes. Ils cherchent juste à être réélus. » Charlie Boy Oputa, chanteur, producteur TV

La fédération nigériane repose sur un système politique complexe, qui entremêle pouvoir des chefferies traditionnelles et clientélisme ethnique. Du local government aux plus hautes instances fédérales, le monde politique continue à utiliser la coercition, la corruption, les alliances contre nature, voire l’assassinat, afin de maintenir ses prérogatives et de garder la mainmise sur ce qu’on appelle ici le National Cake. L’investiture d’un chef d’état yoruba le 29 mai 1999, qui permit au Nigeria de mettre officiellement fin au long règne de l’oligarchie nordiste haoussa/fulani sur les affaires politiques du pays, n’a fait en revanche que soulever le couvercle des revendications régionales tout comme attiser les convoitises ethniques et les rancoeurs. Le Nord (qui garde le contrôle des postes de vice-président et de porte-parole du parlement) et le Sud-est ibo s’estiment ainsi marginalisés par la politique menée par le gouvernement Obasanjo. Mais les griefs sont aussi présents dans le monde yoruba. Toujours traumatisé par l’annulation des élections du 12 juin 1993 et la mort en détention, en 1998, du héros controversé que fut le milliardaire MKO Abiola, le Sud-ouest juge en effet que l’actuel gouvernement continue à montrer implicitement sa préférence pour le Nord, tout comme il ralentit l’action de la justice à l’égard des anciens dictateurs. Dans ce contexte où les intérêts économiques priment souvent sur l’ethnie ou la religion, le PDP (People’s Democratic Party), au pouvoir dans vingt états a ainsi plutôt bénéficié lors des élections générales du soutien tacite d’une partie de l’oligarchie nordiste plutôt que de l’électorat yoruba. Ce dernier a ainsi désavoué le candidat Obasanjo jusque dans son bastion natal d’Abeokuta et voté pour l’AD, Alliance for Democracy, qui contrôle les gouvernorats des six états du Sud-ouest. Le troisième parti se partageant les sièges de la chambre haute (Parlement) et basse (Sénat) de l’appareil central ainsi que les assemblées locales,

21 le All People Party (à la tête de 10 états) représente le plus clairement l’opinion haoussa-fulani, au point d’avoir été surnommé, dans un de ces acronymes dont les Nigérians sont si friands, Abacha’s People Party. Le 23 juin 2002, la décision de l’INEC (Independent National Electoral Commission), la commission nationale électorale indépendante, de n’enregistrer que trois nouveaux partis; United Nigeria Peoples Party (UNPP), All Progressives Grand Alliance (APGA) et National Democratic Party (NDP) parmi les 27 demandes qui lui avaient été faites, n’a fait que renforcer le discrédit de la classe politique auprès d’une partie de la population nigériane. En amont des primaires et des conventions nationales destinées à élire les nouveaux bureaux politiques de chaque parti, ces perspectives électorales ont par ailleurs intensifié les tensions politiciennes. L’assassinat toujours inexpliqué du Ministre fédéral de la Justice, Boa Ige, survenu fin décembre 2001, pourrait avoir été causé par des luttes d’intérêts entre plusieurs hauts responsables locaux de l’AD dans l’Etat d’Osun. Un éclairage ethnique ou religieux n’explique donc qu’en surface l’âpreté et la violence de la vie politique nigériane et, pour cette raison, il reste difficile de prévoir la tournure que prendront les prochaines élections. Même si Olusegun Obasanjo restait assuré en cette fin 2002 du soutien des chancelleries occidentales - qui estiment qu’un second mandat permettra au pays de se stabiliser et de s’engager dans de plus profondes réformes - le rôle que continuent à jouer plusieurs anciens dictateurs sur la vie politique nigériane pourrait troubler la période politique à venir.

2.3 JUSTICE

« Dans ces Etats, ce sont les bakassi boys qui font aujourd’hui la loi. » Carina Tersakian, Human Rights Watch

La constitution de 1999 garantit l’indépendance de la justice. Néanmoins, en pratique, l’application de la justice reste sujette à des pressions aussi bien exercées par le pouvoir législatif que l’exécutif. Que ce soit au niveau fédéral ou au niveau des états, la justice reste par ailleurs influencée par le monde politique. Corruption, lenteur, sous-effectifs tout comme l’état désastreux de nombreux tribunaux (où l’on continue à 95% d' utiliser des machines à écrire datant d'avant l'indépendance) compliquent, qui plus est, l’application de la loi. 75% des 45 000 détenus nigérians, dont de nombreux inculpés retenus sans charge d’accusation, attendraient toujours de passer en justice, selon le contrôleur général des prisons nigérianes. Le fonctionnement de la justice nigériane repose sur un système

22 composé de cours locales et fédérales. En dernier appel, on trouve une cour suprême fédérale. Chaque état dispose par ailleurs de deux tribunaux : un coutumier et un autre dédié au droit islamique. Le retour du Nigeria dans le giron des démocraties africaines a été paradoxalement accompagné par une inquiétante montée en puissance des milices ethniques. L’apparition et le développement de ces mouvements vigilante sont autant de raisons socio-économiques (insécurité, corruption et laxisme de la police, lenteur de la justice) que politiques (exacerbation des revendications régionales, luttes d’intérêt.) Deux groupes principaux sont dans la ligne de mire des organisations internationales de défense des droits de l’Homme : L’Opc et les bakassi boys. Nous traiterons par ailleurs, plus loin, du cas des hisbas (vigilante chargés de superviser l’introduction de la charia) et la manière dont ces derniers affectent la vie sociale des grandes villes du Nord.

- L’Odudua People Congress, groupe yoruba principalement actif dans le Sud-ouest, est la dissidence extrémiste d’une organisation née dans les affres de l’annulation des présidentielles du 12 juin 1993, sous le régime Abacha. A cette époque, l’OPC est alors l’une des nombreuses organisations démocratiques gravitant autour du Nadeco (National Democratic Coalition), collectif pan-yoruba demandant le retour de la démocratie, la fin de l’état d’urgence et la reconnaissance du résultat électoral du 12 juin : la victoire du milliardaire yoruba Moshood Abiola. Avec l’élection d’Olusegun Obasanjo, l’OPC se scinde en deux courants : le courant historique et relativement clément à Olesegun Obasanjo, incarné par Frederick Fasheun et le radical, mené par Ganiyu Adams. Au discours politique et de réconciliation du premier, succède chez l’autre une phraséologie populiste mêlant mystique yoruba et idéologie sécuritaire attisée par l’insécurité régnant dans les grandes villes yoruba, tout comme l’incurie et la corruption de la police. Les actions musclées de cette branche de l’OPC, qui recrute principalement chez les area-boys et le lumpen-prolétariat de Lagos, rencontrent l’adhésion du petit peuple des quartiers populaires de la plus grande ville d’Afrique noire. Mais ces opérations de jungle-justice et de neck-lacing tournent rapidement en représailles ethniques contre la population haoussa, considérée comme la principale responsable de l’insécurité régnant sur Lagos. En juillet 1999, à Shagamu (50 km de Lagos), une rixe entre OPC et haoussa (une cinquantaine de morts) provoque la première grande crise ethnique du Nigeria de l’après-dictature. Depuis, l’OPC a régulièrement enflammé les quartiers populaires et les marchés de la mégalopole aux 12 millions d'habitants, où se croisent les principales ethnies du pays : de Mushin à Ketu en passant par Mile 2, Ajegunle, et plus récemment Ide Araba, plusieurs centaines de personnes sont mortes durant ces véritables guerres

23 de quartiers entre OPC yoruba et haoussa, tout comme d’ailleurs lors des répliques survenues à Kano (vengeance haoussa à l’encontre des yoruba) ou Aba (représailles ibo contre les haoussa). La police fédérale, engagée fin 1999 dans une opération “Shot at Sight“ (tirer à vue) contre les membres de l’OPC a depuis procédé à de nombreuses arrestations et emprisonnements arbitraires sous prétexte de désamorcer cette milice. Ganiyu Adams a, lui-même, été emprisonné quelques semaines en automne 2000 avant d’être finalement remis en liberté sous caution.

- Version Ibo de l’OPC, le mouvement des bakassi boys est né en 1999 dans la ville d’Aba, Etat d’Abia, au Sud-Est du pays. Initialement rémunérée par les commerçants ibo du plus grand marché d’Afrique de l’Ouest afin de les protéger des voleurs qui attaquent régulièrement leurs convois, la milice bakassi commence à multiplier les exactions (liquidations à coups de machettes, décapitation, torture et détention arbitraire) avant de traverser quelques mois plus tard les frontières de l’Etat d’Anambra, autre haut lieu, avec Onitsha, du commerce nigérian. En août 2000, c’est l’escalade : le Gouverneur de l’Etat d’Anambra reconnaît ce mouvement et promulgue une loi transformant officiellement les bakassi boys en Anambra State Vigilante Service. Depuis, selon Human Rights Watch et Amnesty International qui ont tous deux mené une enquête sur le terrain, l’ASVS aurait procédé à plus de 1.000 exécutions, tout comme elle aurait été régulièrement utilisée pour intimider, voire éliminer, des opposants politiques au Gouverneur de l’Etat d’Anambra. Malgré l’interdiction fédérale lancée contre cette organisation, rien n’a été jusqu’alors officiellement entrepris par Abuja pour mettre un terme à ses exactions. Avec le Massob (Movement for the Actualization of the Sovereign State of Biafra), jouissant d’une inquiétante popularité dans le Sud-est du pays, bénéficiant de collusions prônant l’indépendance du Biafra, et régulièrement réprimé par la police, les Bakassi ont été chantés par le comique Julius Agwu tout comme ils ont fait l’objet de plusieurs home-videos locales à leur gloire (Issakaba 1 et 2) que l’on trouve dans tout le sud du pays.

2.4 LIBERTÉ D’EXPRESSION

« Bien sûr que l’on est plus libre aujourd’hui. Il n’y a plus de cas de censure flagrante. Mais en revanche, d’autres styles de censure, différentes de celles qui prédominaient autrefois, continuent à exister. » Lagbaja!, chanteur, musicien

24 Les amendements effectués dans le cadre de la constitution de 1999 sont très clairs à l’égard de la liberté d’expression. Maintes fois bafouée sous les régimes militaires, la demi-liberté de presse est garantie par l’article 22 : « La presse, la radio, la télévision et d’autres agences des mass médias doivent rester libres » . De son côté, l’article 38 de la constitution notifie que : «Toute personne a le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion y compris la liberté de changer de religion ou de conviction » alors que l’article 39 confirme que : «Tout individu a droit à la liberté d’expression y inclus la liberté d’opinion ainsi que celui de recevoir et de répandre les idées et les informations sans intervention. » En pratique cependant, il continue à exister de nombreuses restrictions tant au niveau du droit syndical (une seule centrale est tolérée, le Nigerian Labour Congress) qu’associatif.

« Tu ne peux pas être objectif dans le Nord lorsque tu es correspondant d’un journal du Sud. Le Sud a sa propre grille de décodage politique des évènements qui surviennent au Nord. Un exemple : après l’annonce en mai 2000 du futur lancement de la charia à Kano, il y avait partout la peur que la ville allait brûler. Qu’il y allait avoir une crise. Or il n’y a pas eu de problèmes. Lorsque mon rédacteur en chef de Lagos m’a contacté, il s’attendait à voir Kano en flammes, tout le monde partir, les banques fermées, l’exode des non-indigènes. Mais en tournant dans Kano, j’ai vu que la vie normale continuait. Et c’est ce que j’ai dit à mon rédacteur en chef. Le jour suivant, il me télephonait pour me dire que mon article ne repondait pas à ses attentes. Qu’il était trop bon pour être compris. Et cette histoire n’est jamais sortie. » Yusuf Ozi Usman, correspondant du quotidien The Comet à Kano

La presse nigériane, l’une des plus modernes et dynamiques du continent africain (des quotidiens nationaux, tels que : The Guardian, Vanguard, This Day, Punch, aux newsmagazines : Newswatch ou Tell, pour ne citer que ces principaux titres), n’a pas hésité à être très critique avec le gouvernement Obasanjo sans subir pour autant de restrictions particulières. Le décret 60, promulgué aux dernières heures du régime militaire (26 mai 1999) et qui limite la liberté de la presse en instituant un Nigerian Press Council rétribué par le gouvernement et chargé entre autres d’accréditer ou de suspendre les journalistes, n’a pour l’heure jamais mené d’actions coercitives. Mais à nouveau, l’âpre contexte économique nigérian qui limite les sources de financement publicitaires privées au profit de nombreux publi-rédactionnels institutionnels vantant les progrès effectués dans un état ou les mérites d’un ministère fédéral pèsent parfois sur la liberté de manoeuvre

25 éditoriale. De même, la présence de la plupart des rédactions dans le Sud du pays (Lagos en premier lieu) et la coloration ethnique des équipes rédactionnelles (qui restent en premier lieu yoruba et ibo) affecte également la manière dont est traitée l’actualité du Nord. Un cas parmi d’autres : l’affaire Safya Husseini, qui souleva au printemps dernier une vaste campagne de réprobation internationale est presque passée inaperçue dans la presse nigériane. Pratiquer le journalisme au Nigeria reste également un métier à risques : les bureaux de la rue de la presse de Kano, siège des correspondants des principaux quotidiens nigérians, ont été incendiés lors des émeutes d’octobre 2002 et lors de notre visite sur place, fin mai 2002, restaient pour la plupart fermés. La commission Oputa a, par ailleurs, entendu des témoins concernant l’assassinat de Dele Giwa, créateur du magazine Newswatch, le 19 octobre 1986. L’ancien homme fort Ibrahim Babangida, qui redoute la publication du rapport Oputa, en partie à cause de ce dossier particulièrement sensible pour lui, bataille actuellement avec l’Etat afin d’empêcher sa diffusion.

« La NBC est un chien de garde. La mesure NTTB (Not To Be Broadcasted) “A ne pas diffuser“ continue à toucher certaines chansons. Si un artiste sort un disque, il doit d’abord l’envoyer à leur discothèque. Et s’ils trouvent quelque chose qui est moralement inacceptable, ils émettront un avis “A ne pas diffuser“. Si une station de radio se fait repérer à force de passer des chansons immorales, c’est la radio elle- même qui sera interdite. Résultat : on en arrive au point où une FM préfère jouer le même jeu que la NBC plutôt que de se retrouver interdite de diffusion. » Jahman Oladejo Anikulapo, The Guardian

Le paysage audiovisuel nigérian compte une radio nationale, la Federal Radio Corporation of Nigeria, qui diffuse des programmes F.M/A.M en anglais, haoussa, yoruba, ibo. 51 State Radios émettent en anglais puis dans la principale langue parlée localement. Six radios privées (Raypower, Rythm FM, Kool FM pour ne citer que les principales) émettant de Lagos complètent le tableau. Au côté de la National Television Station, télévision fédérale, on trouve 30 télévisions d’état, de même que neuf chaînes privées : MBI, Minaj TV, Galaxy TV, AIT... Deux autres télévisions privées émettent via satellite. De par ses investissements beaucoup plus lourds que ceux induits par la presse écrite, tout comme son véritable impact national dans un pays où 57,1% de la population reste illettrée , l’audiovisuel est encore plus dépendant du pouvoir économique. Les télés privées sont prises en tenaille entre les impératifs de survie (qui passent entre autres par une généralisation du piratage et l’achat de programmes entièrement sponsorisés) et

26 les lignes politiques de leurs investisseurs. De par la précarité de leurs salaires, les radios, comme nous le verrons plus loin, continuent à être touchées par la corruption et préfèrent programmer en général du hip-hop et du R&B américain essentiellement piratés, plutôt que de la musique nationale. La National Broadcasting Commission, conseil supérieur de l’audiovisuel nigérian, accorde et retire de son côté les licences d’émission, selon un code de conduite édicté en 1992. Deux types de sanction (Grade A ou B) allant de la fermeture immédiate de la station au paiement d’une amende montant jusqu’à 250 000 nairas punissent F.M. et télévisions qui auront entre autres contrevenu aux « good taste and decency » tout comme aux «morality and social values « ! Comme nous le verrons plus loin, ce sont ces points qui ont amené la NBC à interdire de programmation en automne 1998 le morceau Bang Bang Bang de Femi tout comme à limiter la diffusion de gangsta rap sur les ondes radio.

2.5 DROITS DES FEMMES

« J’ai été mariée à 12 ans. Lorsque j’ai commencé à écrire des scénarios, j’ai commencé à rencontrer beaucoup de reporters et à devenir une femme publique. Mon mari ne l’a pas supporté, alors il a divorcé. C’est le gros problème que nous avons dans le Nord. L’islam tel qu’il est pratiqué ici nous oblige à rester à la maison, et même les femmes que nous utilisons dans nos films ont parfois du mal à venir sur le plateau : elles risquent d’avoir mauvaise réputation et d’être raillées, sinon menacées par des gens. Et pourtant elles se font de l’argent et une réputation, tout le monde le sait, mais les gens de la vieille-ville ne l’entendent pas de cette oreille. » Balaraba Ramat, réalisatrice de home-video, Kano

Avec l’affaire Safya Husseini, condamnée à la lapidation pour adultère avant d’être finalement acquittée en appel le 21 mars dernier par un tribunal islamique de l’Etat de Sokoto, l’opinion internationale a découvert la situation des femmes haoussa vivant dans les états du Nord Nigeria régis par la charia. Depuis, et quasiment en même temps, une autre femme a été identiquement condamnée à mort par un tribunal islamique de l’Etat voisin de Katsina : Amina Lawal, 30 ans, est coupable d’avoir eu un enfant alors qu’elle était divorcée. Selon la charia, une femme mariée une première fois, même si elle a ensuite divorcé, commet de facto un adultère en ayant des relations sexuelles. Sa grossesse est alors la seule preuve requise. Au-delà des états du Nord, le statut de la femme nigériane

27 demeure globalement préoccupant dans l’ensemble de la fédération. Malgré les critiques gouvernementales faisant écho à la campagne internationale lancée contre les mutilations sexuelles, aucune action légale n’a été ainsi entreprise pour réprimer ces pratiques qui toucheraient, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, près de 60% des Nigérianes, sinon 100% chez certaines minorités ethniques du Sud du pays. De même, l’annonce par le président Obasanjo, le 4 avril 2001, de lancer un programme national visant à stopper les discriminations à l’égard des citoyennes nigérianes est pour l’instant restée lettre morte. Principal pourvoyeur en prostituées africaines, le Nigeria abrite plusieurs réseaux internationaux de traite organisés à partir du Sud-est ibo (en premier lieu ). Selon une organisation locale de défense des droits de la femme, 20% des femmes mariées seraient également victimes de violences domestiques. Fait également inquiétant : l’augmentation des cas de viols sur Lagos. Alors que la réclusion à domicile des épouses reste fréquente au nord, la polygamie continue en revanche à être pratiquée dans toutes les confessions. De nombreuses entraves légales continuent par ailleurs à bloquer l’avancement des femmes dans la société nigériane. Devant une cour d’assises, leurs témoignages restent généralement moins bien pris en considération que ceux des hommes et la loi les oblige toujours à demander l’autorisation d’un membre masculin de leur famille afin d’obtenir un passeport. La discrimination reste enfin d’usage, tant dans le service public qu’au sein des entreprises privées ou dans l’exercice de la politique. Chiffres qui en disent long : sur les 500 postes (Parlement, Sénat, Ministères) du gouvernement fédéral, on ne trouve que 6 femmes ministre, 3 sénatrices et 12 députées.

28 3. La Musique nigériane

3.1 INTRODUCTION

« Je pense que la situation est pire que sous Abacha. Regarde le naira. A l’époque, son taux de change était de 82 pour un Dollar, et maintenant, il est de 140. La vie est donc 140 fois pire qu’avant. Pareil pour les artistes. » Femi Kuti, chanteur, musicien

Le Nigeria est sans doute le pays africain le plus nostalgique du continent. Impossible, pour les musiciens que nous avons rencontrés durant cette enquête, de ne pas se rappeler l’époque où le pays faisait danser tout le continent africain, à l’instar du tube highlife Sweet Mother du Camerouno-nigérian, Prince Nico M’barga, qui reste à ce jour le plus grand hit de l’histoire musicale du continent : plus de 13 millions de copies de son album, sorti en 1976, se sont vendues en Afrique. Gigantesque réservoir en rythmes catalysés et brassés sous l’effet des migrations internes de ses myriades d’ethnies, le pays fut, durant les années 70, une extraordinaire matrice en syncrétismes musicaux mêlant influences afro- américaines, pop anglaise et tradition locale que signaient et pressaient dans un climat euphorisé par le boom pétrolier et la fin de la guerre civile du Biafra les majors du disque alors basés dans le pays. Impossible non plus, dans la fureur des rues lagotiennes, de ne pas penser à Fela Anikulapo Kuti, décédé des suites du sida le 2 août 1997, et dont l’afrobeat et le preaching révolutionnaire initièrent de nombreuses oreilles occidentales post 68 à la musique moderne nigériane. De ces années de gloire, cette époque où Lagos rivalisait avec Kinshasa au titre de capitale des nuits africaines, il ne reste pratiquement plus rien, à l’image de ces vinyles rayés et moisis que l’on ne trouve plus que dans les rues du marché populaire d’Oshodi ou dans de trop rares échoppes qui les utilisent comme matrices pour cassettes old-school vendues à des policiers retraités. La débacle économique de la fin des années 80, le renfermement sur lui-même du pays durant la décennie de plomb que furent les années 90, l’insécurité délétère limitant l’activité nocturne tout comme l’affect de la religion, le piratage autant que le capitalisme sauvage, ont accouché d’une industrie anémiée, sans aucun cadre législatif, où la survie économique affecte la créativité autant que la liberté

29 d’expression chez la plupart des artistes. Echo dans les années 60 de l’insouciance et de la fébrilité culturelle qui régnaient dans les capitales régionales, puis dans les années 70 du panafricanisme et des revendications populaires, la musique d’aujourd’hui reste finalement, et tristement, emblématique de l’état mental autant que socio-économique de ce véritable sous-continent musical. De par la dimension impressionnante de la musique nigériane - chaque ethnie possède sa propre musique traditionnelle - il ne sera fait état ici; que de l’histoire des musiques modernes nigérianes tout comme des principales figures nées dans ce pays clef pour l’histoire de la musique noire contemporaine. Nous aborderons par ailleurs la musique traditionnelle du Nord haussa dans le chapitre consacré aux effets de la charia.

3.2 DE LA PALMWINE À LA JUJU : 1920-1960

«Al’origine, la juju music s’inspire d’un style que nous appelions la musique du vin de palme et qui fut pratiquée de 1939 à 1946. On avait une guitare palmwine, en fait une simple caisse, et on chantait en yoruba en s’accompagnant du sekere. Un des grands interprètes de ce style se nommait Babatunde King. Un jour, il a eu un problème, et il est parti à Freetown, en Sierra Leone. C’est là qu’il a trouvé l’idée qui donnera naissance à la juju. » Fataï Rolling Dollar, musicien, chanteur

Au début du 20ème siècle, le golfe de Guinée est le théâtre d’un intense va et vient musical entre les principaux ports de la côte. Dans la ville cosmopolite de Lagos, principal pôle économique de la sous-région, le quartier historique d’Isale Eko, installé sur Victoria Island, commence à résonner d’improbables mélanges, brassant percussions traditionnelles yoruba (dundun et gudugu), influences européennes (apportées par les marins des lignes transatlantiques), apports brésiliens et cubains (careta et tambours samba ramenés par les esclaves yoruba - les aguda et amaro - affranchis des plantations de canne à sucre), mais aussi gigues irlandaise et écossaise, ragtime et blues antillais, ainsi que valse, foxtrot et swing introduits par les saro (du nom des créoles sierra leonais) venus s’installer à Lagos. Alors que les premières guitares et instruments à corde commencent à débarquer dans les entrepôts de l’United Trading Company, la palmwine music, en référence à la boisson que l’on pouvait boire dans les gargottes de la Marina, est la première musique moderne à jaillir de la côte des esclaves. De ce style hybride, d’abord colporté par les musiciens ambulants (tel que le mythique Irewole Denge qui

30 enregistra dès 1929 sur le label Odeon Records les premiers morceaux de musique populaire yoruba), vont naître deux courants historiques qui vont bouleverser la musique régionale : le highlife (voir la partie suivante) qui rajoute des cuivres sur les percussions, et la juju music. Première star : Tunde King, qui sort en 1936, sous le label Parlophone, le mythique morceau Eko Akete. Banjo, tambourin (juju), sekere et triangle, la formule développée par ce pionnier rencontre rapidement l’adhésion du public lagotien. N’hésitant pas à rajouter sur ses disques des instruments aussi étonnants que le violon, sans doute sur les conseils des ingénieurs du son allemands qui travaillent alors pour Parlophone, Tunde King multiplie les apparitions tant dans les bars, les hôtels qu'au cours de cérémonies traditionnelles comme les enterrements ou les baptêmes. Portée par ses textes, la nouvelle société lagotienne où se croisent Ghanéens, marins antillais, fonctionnaires chrétiens yoruba, riches commerçants musulmans et membres de l’élite “occidentalisée“ saro (qu’on surnommait alors les Oyinbo Dudu - les Européens noirs - et d’où sortirent les premiers nationalistes nigérians), commence à danser sur la juju qui était jusqu’alors plutôt considérée comme une musique d’écoute. A la fin des années 40, l’arrivée des amplificateurs et de la guitare électrique contribue à développer le caractère dansant de cette musique. Les groupes de cette époque y adjoignent les talkin’ drums gangan et adamo. Le tempo se ralentit. Les influences afro-cubaines (conga, bongo, bouteilles clave) commencent à se faire sentir. Les formations, reposant jusqu’alors sur un chanteur, commencent à s’ouvrir au chant-réponse des choristes. En 1949, Ayinde Bakare, qui a démarré à la fin des années 30, est le premier à introduire la guitare et les talkin’drums et à généraliser lors de fêtes privées la mode des prières chantées (praise songs) . Destinées à vanter les talents de l’hôte, elles sont fortement influencées par l’islam et les chants griotiques sahéliens. Les années 50 vont voir la juju s’imbiber de nouvelles influences locales, telle que l’agidigbo (un gros piano à pouce qui sert de basse) et extérieures. Tunde Nightingale développe un style de juju surnommé owambe (c’est ici), qui laisse place à de longs solos de guitare et dont le pattern rythmique est fortement marqué par les programmes de musique latine que commencent à diffuser les radios dans la foulée de la vogue rumba arrivée du Congo Brazzaville. De leurs côtés, Julius Araba, tout comme J.O Oyesiku, installé à Ibadan, la cité intellectuelle du monde yoruba et dont les clubs rivalisaient alors avec ceux de Lagos, développent un style nommé toy motion juju reposant sur de plus petites formations qui ont tronqué les percussions traditionnelles pour les batteries occidentales. C’est au sein du groupe de Julius Araba, les Afro Skiffle, que l’on retrouve Fataï Rolling Dollar, âgé aujourd’hui de 76 ans. Ce dernier, malheureusement injustement oublié par la jeunesse nigériane, sera le tuteur et

31 l’inspirateur indirect des stars de la juju moderne que restent aujourd’hui Ebenezer Obey, King Sunny Ade (qui lui doit le classique Easy Motion Tourist), mais aussi d’un jeune artiste alors nommé Fela Ransome Kuti. Comme il nous l’expliquait cet été « Fela avait l’habitude de nous observer et d’acheter nos disques pour s’entraîner dessus. Il nous posait tout le temps des questions sur notre musique et ça, depuis son plus jeune âge. Je crois bien même qu’il était encore à l’école. » La modernisation de la juju, tout comme les succès ultérieurs rencontrés par King Sunny Ade, doivent aussi pour beaucoup au rôle joué par le défunt IK Dairo et ce, depuis les premières années de l’indépendance nigériane jusqu'à la fin des années 70. Intronisé en 1963 membre de l’Empire Britannique (MBE) par la Reine Elizabeth, Ik Dairo et ses Morning Stars, puis ses Blue Spots, ont occidentalisé un peu plus cette musique en y introduisant entre autres l’accordéon tout comme en poussant la guitare encore plus en avant. Ik Dairo, qui fut le premier artiste nigérian à tourner en Afrique (lors du Festival de Dakar en 1965) tout comme à se produire au Japon (lors du World Music Festival de Tokyo en 1972) est grandement responsable du succès régional rencontré par le label Decca West Africa durant les années 60/70. Il est surtout le premier musicien juju à être rentré ouvertement en religion. Comme le rappelle Andrew Frankel sur un des disques qui lui avait été consacré par le label Original Music (1990) : « En 1975, sa carrière prit un tournant brutal. Profondément religieux, IK Dairo s’impliqua encore plus intensément dans le mouvement des Chérubins et des Séraphins dont il était une figure connue. Il se mit à prêcher régulièrement dans l’église bâtie dans sa résidence principale de Kehinde Dairo Street, une des nombreuses rues de Lagos portant son nom, et commença à intégrer dans ses services de la juju music. Quand Dieu lui fit comprendre que les hôtels et les night- clubs qu’il gérait étaient des repères de voleurs et de prostituées, il les ferma tous, y compris le Kakadu, l’un des hauts lieux de la vie musicale de Lagos. »

Depuis, qu’il s’agisse d’Ebebezer Obey ou de Sonny Okosuns en passant par Oliver De Coque, nombreux sont les musiciens à être tombés en religion au point de devenir pasteurs. Pour le meilleur, mais plus souvent pour le pire. Comme nous le verrons plus loin, ce phénomène affecte en effet aujourd’hui la liberté d’expression musicale tout comme la vie sociale de Lagos.

32 3.3 DU HIGHLIFE À LA GUERRE CIVILE : 1960-1971

« Si la juju, qui était alors une musique détestée par le Sud-ouest du Nigeria, est finalement devenue le son de cette région, c’est sans aucun doute à cause de la tentative de sécession du Biafra. Que cette guerre ait été largement une révolte ibo n’a en rien aidé la carrière des groupes de highlife ibo. » John Storm Roberts, notes de pochette du disque Heavy On the Highlife (Original Music, 1990)

Inspiré par un même brassage d’influences transatlantiques que la juju, mais aussi par les brass-band de l’armée coloniale comme ceux de l’Armée du Salut, le highlife nigérian fut d’abord popularisé dès la fin des années 40 par Bobby Benson. Alors que la juju déferle sur le pays, les années 50 sont celles en revanche des groupes ghanéens, tels ceux des Tempos, d’Et Mensah ou des Uhurus, qui tournent régulièrement au Nigeria. C’est de cette émulation que jaillissent les grands groupes de l’après-indépendance : Victor Olaiya, Eddy Okonta ou Chief Bill Friday. Si la juju music a été popularisée par les yoruba, le highlife doit son essor aux musiciens ibo venus tenter leur chance à Lagos dans des clubs tels que le Caban Bamboo, le Liddo Bar ou l’Empire Hotel. La présence, depuis les années 30, de nombreuses formations de cuivres dans la région orientale (frontalière avec le Cameroun) tout comme celle de nombreux ibo dans les orchestres de l’armée fédérale de la première république nigériane (seul moyen alors d’apprendre la musique sans débourser un kobo) explique pour partie l’impact qu’eut cette musique sur cette communauté ethnique. L’image sociale et désinvolte incarnée par cette musique de danse (prisée par l’intelligentsia et la haute société de l’époque, en l’occurrence les Chrétiens), tout comme le rôle joué par les marketers ibo d’Onitsha dans la diffusion de ces nouvelles musiques nigérianes, fournissent d’autres éclairages à la passion que développa le peuple biafrais pour le highlife. Une chose est sûre en revanche. Associé aux ibo, le highlife nigérian est l’une des victimes oubliées de la guerre civile qui ravagea le pays de 1967 à 1971. A la veille de la première grande guerre africaine des après-indépendances, les émeutes anti-ibo de Jos débouchent ainsi sur la destruction des usines de pressage EMI installées depuis deux ans dans cette ville d’altitude située sur les plateaux nigérians. Alors que de nombreux musiciens/militaires ibo périront durant ce conflit, l’armée fédérale, lors de son offensive finale sur le Biafra, ira jusqu’à bombarder l’usine de pressage Phillips d’Onitsha considérée comme le label phare du highlife. Avec la fin de la guerre, en 1971, une page de l’histoire de la

33 musique nigériane se tourne. Alors que la scène ibo reprend vie dans le Sud-est pour donner naissance à des groupes privilégiant, pour des raisons économiques, la guitare plutôt que les cuivres, la jeunesse yoruba de Lagos profite du vide laissé par les musiciens ibo pour occuper le terrain et élaborer de nouveaux mélanges afro, inspirés tant de la musique traditionnelle, du highlife, mais aussi du rock britannique comme de la soul et du funk américains. C’est de ce bouillonnement musical, tout comme d’un contexte socio-économique mêlant reconstruction du pays et boom pétrolier que va surgir ce qu’il est désormais coutume de considérer comme l’âge d’or de la musique nigériane. Une période allant de 1972 à 1977 qui va non seulement attirer les musiciens occidentaux (de Paul MacCartney à Mike Fleetwood) vers les studios - dont le premier 16 pistes africaines - de Lagos mais aussi vers les nouveaux hauts lieux de la nuit nigériane : Shrine de Fela, Ariya de Sunny Ade.

3.4 L’AGE D’OR : 1972-1976

«Vous pouvez vous inspirer de la musique américaine ou européenne sans compromettre vos racines africaines. Ce ne sont pas les notes que vous jouez qui comptent mais la manière dont vous chantez les chansons. » John Amstrong, notes de pochettes du LP Nigeria 70, Afrostrut/2001

Quatre styles de musique résument cette époque clôturée le 13 février 1976 par l’assassinat du Genéral Murtala Mohamed, l’unique militaire qui continue à être respecté aujourd’hui par le peuple nigérian. L’afrobeat révolutionnaire de Fela Ransome Kuti ( qui ne s’est pas encore renommé Anikulapo) et de ses Africa 70; la juju occidentalisée et courtisane de King Sunny Ade et ses Green Spots; l’Ozzidi music de Sonny Okosuns; le highlife de Prince Nico Mbarga et du Roccafil Jazz. En s’inspirant autant du funk que de l’idéologie black power qu’il a découvert fin 60 aux Etats Unis, du panafricanisme incarné par le chef d’état ghanéen, Kwame Nkrumah, comme d’un libertaire afrocentriste, l’intellectuel Fela, homme de haut lignage yoruba « qui porte la mort dans son carquois » va signer durant cette période ses morceaux les plus célèbres et emblématiques du fossé qui commence à se creuser entre l’élite (gradée et civile) comprador et enrichie par le boom pétrolier, et le peuple nigérian confronté à la corruption exponentielle de ses puissants, tout comme à la montée en flèche du harcèlement militaire. Yellow Fever, Expensive Shit, Upside Down, ces brûlots chantés en pidgin English - donc accessibles par tous les Nigérians - vont rapidement faire de Fela la bête noire

34 du système. Le 30 avril 1974, celui-ci est pour la première fois arrêté et emprisonné pour deux semaines à Alagbon Close pour « détournement de mineures et détention de racines supposées être du chanvre indien ». De là naîtra le morceau éponyme Alagbon Close. Le 23 novembre 1974, soit sept jours avant le verdict de son procès, trois camions policiers de la brigade spéciale descendent sur la République de Kalakuta, sa propre maison phalanstère transformée en camp retranché qu’il a rebaptisée ainsi en hommage à sa geôle d’Alagbon. Bilan pour Fela : 11 points de suture à la tête, un bras cassé, et une nouvelle chanson qui résonne dans tout le pays : Kalakuta Show. Le paroxysme de cet harassement policier est atteint en 1977, sous le règne du Général Olusegun Obasanjo, quelques jours après l’organisation du Festac 77 (Festival des Cultures Africaines) que Fela a boycotté en contre-programmant son propre festival dans son club le Shrine. Le 13 février 1977, alors que vient de sortir son morceau Zombie qui dénonce violemment la junte militaire, mille soldats nigérians attaquent, puis brûlent la République de Kalakuta. Alors que sa mère, défenestrée par la soldatesque, finira par succomber à ses blessures, Fela passe 27 jours en prison. Le régime militaire tente d’interdire la parution des quotidiens Punch et Daily Sketch qui racontent le siège. Fela est finalement jugé dans une salle du nouveau Théâtre National construit à l’occasion du Festac pendant que le correspondant du New York Times, qui suivait ce procès théoriquement ouvert au public, est expulsé du pays. La junte décide de fermer le Shrine, fait évacuer 5 000 habitants du quartier de la Kalakuta Republic, et interdit au musicien de se produire pendant deux ans. Aux antipodes de la musique abrasive de Fela, King Sunny Ade s’est lui imposé rapidement comme la voix de la nouvelle élite nigériane qui flambe ses nairas (1 dollar vaut alors 55 kobos) dans une capitale passée de 400 000 habitants en 1958 à 3,5 millions d’habitants en 1978. Dopant sa juju à coups d’emprunts (lues traditionnel yoruba d’inspiration musulmane popularisé par Aruna Ishola) mais aussi de guitares hawaïennes et de synthétiseurs (introduits au Nigeria par son “rival“ Ebenezer Obey), King Sunny Ade multiplie concerts dans son club (L’Ariya) de Lagos, fêtes privées et cérémonies traditionnelles propices au money-spraying (pluies de billets de banque) au point de devenir le musicien le plus riche du Nigéria. Collègue de label de Fela (EMI), Sonny Okosuns, originaire de la ville d’ (Est du pays), rejoint Lagos durant la guerre civile avant de devenir le second guitariste du groupe highlife/akwete du grand Sir Victor Uwaifo. Fasciné par l’afrobeat de Fela, mais aussi par les Beatles et le , Sonny Okosuns développe son propre son, nommé ozzidi, où l’on retrouve aussi les influences de son ethnie Bini (Oleke, Ugho). Panafricain, soutenant les guerres de libération

35 continentales (ce qui lui vaudra l’un de ses plus grands tubes internationaux, Fire In Soweto - tout comme de chanter pour la plupart des chefs d’états africains de l’époque), Okosuns peut être considérée comme la version politiquement correcte de Fela. Comme il nous l’a lui-même expliqué durant notre enquête : « Je n’ai jamais subi de harcèlement parce que mon esprit était sain. J’étais vraiment, vraiment sain. Cela veut dire que lorsque je m’adressais à quelqu’un, c’était un vrai dialogue. Je ne le traitais pas d’animal, je ne cherchais pas à le provoquer. » En cela, Sonny Okosun annonce la langue de bois qui va saisir de plus en plus de musiciens alors que la dictature s’installe tout comme il témoigne du rapport ambigu qu’entretiennent aujourd’hui de nombreux interprètes avec le pouvoir. Nous aborderons cette question dans les chapitres suivants.

C’est à un outsider que l’on doit cependant le plus grand tube de l’histoire du continent africain : le défunt Prince Nico M’barga à la tête de ses Rocaffil Jazz. Alors que de nouveaux groupes highlife (Oriental Brothers d’Owerri, chief Oliver de Coque, Super Bantous) cautérisent les plaies laissées par la guerre du Biafra en développant de nouvelles formules privilégiant les guitares et les influences akossa/assiko/soukouss/rumba perçantes d’Afrique équatoriale, ce musicien d’origine camerounaise, installé à Onitsha, signe en 1976 sur le label Roger All Stars le morceau Sweet Mother qui s’écoulera à plus de 16 millions d’exemplaires, sans compter les nombreuses copies pirate qui continuent toujours à circuler dans le pays. Avec ce tube panafricain, l’industrie de la musique nigériane atteint alors son apogée. L’émulation est au maximum. Derrière ces figures mythiques du Nigeria des années 70, des centaines de groupes vont connaître une gloire plus ou moins éphémère au sein des major-companies tout comme sur les 45 tours et les LP’s que commencent à presser une myriade de petits labels nigérians : les Funkees, où l’on retrouve le futur grand producteur ibo de la home-video, Harry Mosco, les Lijadu Sisters, sans doute les plus belles voix féminines de l’époque, et qui finiront par tourner avec le groupe Salt du jazzman britannique Ginger Baker (l’un des premiers à avoir osé l’aventure nigériane) mais aussi The Wings, les Sweet Breeze, Segun Bucknor and his revolution, Balla Miller, The Clusters... Autant de noms aujourd’hui particulièrement recherchés par les collectionneurs, et qui, suivant leurs régions d’origine, fusionnent afro-beat, afro-soul ou afro- rock avec leurs propres influences traditionnelles.

36 3.5 LES ANNÉES 80 : LA FIN DES MAJORS

« La dernière major à s’être retirée du Nigeria, c’était Polygram. Ils m’ont signé en 1989. Un jour, le responsable m’a appelé à son bureau et m’a dit, écoute Femi, je m’en vais. Je lui demandais pourquoi, je venais juste d’être signé. Il m’a répondu, cela n’a rien à voir avec toi : dans mon entreprise, mon comptable me vole de l’argent. Mon directeur artistique me vole. Ils me volent même sur les budgets vidéo et toutes les factures qu’ils me montrent, ce n’est que du vol. Le pire, en plus, c’est qu’ils sont en manigance avec les pirates qui sont juste en bas d’ici. Ils ont la copie exacte de ce que nous sortons, sans doute même meilleure que ce que nous produisons, ce qui fait que nous ne faisons aucun profit et je ne peux même pas expliquer à mes supérieurs dans quoi je dépense mon argent. Donc je me tire la semaine prochaine. Ils ont donc vendu Polygram à Premier Music et immédiatement après qu’ils sont partis, l’industrie de la musique a commencé à chuter. Jusqu’à ce qu’elle touche le fond. » Femi Kuti

Avec le tournant des années 80, l’économie nigériane commence à plonger. Alors que le taux de change commence à se déprécier (entre 1981 et 1986, celui-ci passera de 64 Kobos pour un dollar à 2,02 Nairas pour 1 dollar) , le prix du litre d’essence, qui a entamé sa hausse sous le régime Obasanjo, subit durant la même période plus de 120% d’augmentation.

«Toutes les compagnies de disques ont quitté le Nigeria. Depuis, nous vivons dans un climat économique - attisé par le programme d’ajustement structurel introduit sous le régime Babangida - qui a vraiment affecté les dépenses des consommateurs tout en contribuant à l’intensification du piratage. » Obafemi Lasode, président du PMAN (Performing Musicians Association of Nigeria)

La prise du pouvoir, le 27 août 1985, par le Général Ibrahim Badamasi Babangida accélère la crise. Dans la foulée de l’instauration d’un programme d’urgence économique (National Economic Emergency) qui donne au régime militaire les pleins pouvoirs sur l’appareil économique du pays, l’application, en juillet 1986 d’un programme d’ajustement structurel (SAP, Structural Adjustment Program) imposé par le FMI, brise l’essor de la nouvelle classe moyenne nigériane, principale consommatrice de musique. Le revenu annuel par habitant chute de

37 778 dollars en 1985 à 175 dollars en 1988 ! Comme le rappelle l’historien Eghosa E. Osaghae, dans “Crippled Nigeria“ (Hurst & Company, London, 1998), «la plupart des foyers commencèrent à développer différentes stratégies afin de survivre. Cela alla du travail au noir aux fonctionnaires pratiquant une seconde source d’activités, au retrait des enfants de l’école, à une réduction drastique des dépenses en nourriture, jusqu’à la visite chez les herboristes, médecins traditionnels et guérisseurs plutôt que dans les hôpitaux et les cliniques, sans parler de la montée de la religion et de la fuite des cerveaux. » Les majors installées sur Lagos avaient entamé leur désengagement stratégique du pays dès la fin des années 1970, dixit Mike Wells, Directeur régional de l’Afrique de l’Ouest pour Emi en 1978, en poste au Nigeria depuis 1964. « Les instructions venues du siège d’Emi étaient simples : désinvestissez autant que possible. L’un des problèmes cruciaux pour nous était le manque de retour sur royalties. Par ailleurs, la politique de nigérianisation de l’industrie rendait la vie encore plus difficile pour les entreprises étrangères. Il suffisait de prendre un Nigérian, même un employé de bureau, et avant de vous en apercevoir, vous étiez obligé de lui transmettre 49% des parts de l’entreprise. » Alors qu’Emi transfère son siège régional à Abidjan, en Côte d’Ivoire, Sony-CBS s’expatrie en Afrique du Sud à Johannesburg.

« Les studios commencèrent à être saccagés. Il n’y eut plus de promotion à l’étranger. Et c’est comme cela que tout s’écroula. » Mike Wells

Dans ce contexte de paupérisation, les plus connus des musiciens nigérians, Fela, Sunny Ade, et Sonny Okosuns, vont profiter de leur réseau international pour multiplier les tournées à l’étranger. Signé sur Island, consacré par le public international avec son album Synchro System, Sunny Ade court les festivals naissants de world-music. Le Black President Fela, qui tourne désormais avec l’Egypt 80, voit sa carrière internationale brutalement freinée : le 8 novembre 1984, il est condamné à une peine de dix ans de prison pour avoir contrevenu au décret numéro 7 sur le contrôle des changes. Deux mois auparavant, en partance pour une tournée américaine, le chanteur avait été arrêté en possession de 1 600 livres sterling. Passeport supprimé et avocats entravés, Fela restera en prison jusqu’au 24 avril 1986. Un long séjour qui, cumulé aux précédentes peines et violences dont il avait été l’objet, a sans doute contribué à détériorer sa santé.

« Les régimes militaires ont poussé les gens à fuir cet environnement coercitif. Les night-clubs ont été fermés. Les mesures visant à interdire les importations de biens

38 occidentaux ont également touché les instruments de musique. Quant aux relations bilatérales avec les autres pays, elles furent tellement affectées que seul un petit groupe de musiciens pouvaient encore se permettre le luxe d’aller promouvoir sa musique à l’étranger. » Orlando Julius, musicien

Quand ils n’ont pas la chance de bénéficier de réseaux internationaux, nombreux sont également les musiciens à contribuer au brain-drain qui assèche le Nigeria durant cette époque. Les Lijadu Sisters émigrent à Brooklyn qui, avec la Caroline du Sud, était le haut lieu de la diaspora nigériane américaine (on compte aujourd’hui trois millions de Nigérians aux Etats Unis). Tony Allen, premier batteur de Fela, finit par rejoindre Paris. D’autres rejoignent Londres. Quant à Orlando Julius, précurseur afro-beat, auteur entre autres, du tube séminal de la soul nigériane que fut le single Jagua Nana (Phillips, 1963), il tente sa chance aux Etats Unis. Tournant avec les grands groupe afro-américains de l’époque, il y signera entre autres avec Lamon Dozier le premier tube américain serti d’un couplet en yoruba (Going Back To My Roots) avant de retrouver le Nigeria en décembre 1998.

3.6 LES ANNÉES 90 : LE FUJI STYLE

« Les gars qui pratiquent le fuji sont sans doute les plus futés des musiciens nigérians. Ils auraient pu se cantonner à une musique spirituelle, religieuse, un peu comme ce qu’a développé Ayinde Barrister, mais les plus jeunes, ils ont tout de suite voulu que le fuji devienne un truc distrayant qui ramène de l’argent. Ils ne sont pas spécialement concernés par la politique, tout ce qui compte pour eux c’est les chansons d’éloge et celles qui parlent du sexe ou du quotidien. » Jahman Oladejo Anikulapo

« Le fuji, c’est du commentaire social. C’est branché. C’est brut. C’est sexy. C’est des histoires de voleur. En fait, c’est du hip-hop, dans le sens originel. C’est à la fois un sound-system et du DJ’ing. Malheureusement, cela n’a pas encore explosé au-delà de la scène locale et personne ne s’est suffisamment plongé là-dedans pour comprendre le potentiel de cette musique. » Kunle Tejuoso, Glendora Review

39 Avec les années 90, le Nigeria se referme sur lui-même. Placé au ban des nations après les élections avortées du 12 juin 1993, transformé en dictature paranoïaque et fermé aux visiteurs étrangers sous le régime Abacha, le pays vit alors en autarcie musicale. A la surface, les parrains et nouvelles stars de la juju (dont Shina Peters et sa disco-juju) animent les soirées organisées par les kleptocrates de la nouvelle capitale fédérale Abuja. Et alors que le reggae nigérian, plus consensuel que véritablement révolutionnaire, s’enferre dans une relation ambiguë avec le pouvoir, qui n’est pas sans rappeler celle qu’eut l’Ivoirien Alpha Blondy avec son président. Dans ce cas, Majek Fashek ira jusqu’à chanter pour Abacha les ghettos de Lagos - Ajegunle-Mushin-Oshodi bougent sur un tout autre style beaucoup plus roots et hermétique, craché par des sound-systems grésillant de percussions : le fuji. Le fuji, expliquent Sola Oluronyomi et Sanya Osha dans le numéro un de la revue Yoruba Ideas (Lagos, 1997) vient « de la were music. Ce style antérieur au fuji accompagnait le ramadan. C’était une forme de musique destinée à satisfaire le soir les jeunes musulmans après qu’ils ont rompu le jeune. Accompagné de percussions, le chanteur, improvisant, et s’inspirant du contexte, citait alors régulièrement le Coran dans le texte. Le virage menant au fuji a eu lieu dans les années 70. Le boum pétrolier et la prolifération des nouveaux riches ont poussé les interprètes à célébrer ces nouvelles fortunes. Le fuji est alors devenu une musique profane. »

Tirant également son inspiration de la musique de prière apala (représentée par le défunt Aruna Ishola, le fuji devient finalement dans les années 80 une musique à la fois laïque et de prière touchant toutes les confessions yoruba, qu’il s’agisse des fonctionnaires chrétiens ou des nouveaux businessmen musulmans. Mais avec les années 90 et la montée de l’économie informelle, le ton change. Le fuji se transforme en une sorte de gansta rap local à la gloire de ceux qui se sont sortis du ghetto. L’évolution de Sikiru Ayinde Barrister, première super-star du genre, qui explique avoir baptisé cette musique après avoir vu un poster du Mont Fuji- Yama, est emblématique de la mutation survenue durant les années Abacha. Dixit Sola Oluronyomi et Sanya Osha à cette époque : « Afin de séduire le jeune public, les plus orthodoxes des vieux maîtres se sont eux aussi ouverts à des textes plus chauds tels que ceux chantés par le maître du fuji hardcore, Abas Akandé Obesere. » Pour le journaliste Sola Oluronyomi, l’explication de cette dérive slackness découle du fait, qu’aujourd’hui, « l’hôte dont on chante les louanges n’est plus seulement le politicien ou le puissant. Non plus le nouveau-riche. Les nouveaux bénéficiaires des louanges fuji incluent aussi désormais les parrains de quartiers. » Apparus durant les années 90, Pasuma Wonder, Adewale Ayuba ou Wasiu Ayinde restent ainsi

40 aujourd’hui les artistes les plus populaires du petit peuple de Lagos, tout comme ils ont la réputation d’avoir les fans les plus violents. Leur langage codé, réservé aux yoruba affranchis tout comme leur statut de porte-parole des ghettos - milieux hautement instables et explosifs dès lors qu’on s’attaque à ses représentants – ce qui explique sans doute pourquoi les artistes fuji restent paradoxalement épargnés, tant par la censure militaire qui stérilisa la culture yoruba des années 90, que par l’actuelle vague de moralisation. Mais comme le rappelle Olakunle Tejuoso du magazine Glendora: « au Nigeria, et en premier lieu dans le monde yoruba, il y a plein de manières codées d’exprimer des critiques. Prenez la poésie ewi par exemple. Ce mode d’expression était très important sous le régime Abacha. Tout y était codé et le message filait aux quatres coins de la ville en l’espace d’un instant. La poésie était diffusée sur cassette et tout le monde en achetait, que l’on soit de la haute ou du ghetto. C’est juste un exemple pour vous montrer comment les gens de la rue sont conscients ici. »

3.7 2002 : DU GALALA À L’AFRO HIP-HOP

« Dans le Nigeria d’aujourd’hui, c’est vraiment difficile d’être un musicien. D’un côté, vous avez un marché qui n’est pas vraiment professionnel et de l’autre, si vous sortez un album qui plaît au public, hé bien ! ne vous attendez pas à ce que votre label vous rétribue sur la base des vraies chiffres de vente. En plus, vous avez un gouvernement qui ne reconnaît pas à sa juste valeur le business de la musique. Aucune loi ne protège les musiciens, qu’il s’agisse de leur métier comme de leurs droits. Il y en a qui vont à Singapour, copient nos disques, puis les vendent ici sans que nous ayons été avisés. Bref, c’est vraiment dur d’être un musicien aujourd’hui. Mais on survit. » Daddy Showkey, star de la scène galala

« Aujourd’hui, à supposer que ce soit vraiment une industrie, et bien cette industrie de la musique doit être totalement restructurée afin qu’elle soit enfin gérée comme une véritable industrie. » Jacob Akinyemi-Johnson, responsable des programmes de Rhythm FM.

Comme le pays, la musique sort blessée, pillée et anémiée par seize ans de dictature. Nous nous étendrons, dans les chapitres suivants, sur la manière dont la dramatique situation socio-économique du pays affecte l’expression artistique, la diffusion de la musique, tout comme elle a conforté des pratiques de survie

41 qui conduisent à l’autocensure. Ce contexte de crise privilégiant l’essor du piratage et un ultra libéralisme asservissant économiquement les artistes, n’a cependant pas empêché, à l’ombre des toujours aussi populaires musiques fuji, highlife et juju (diffusées par des labels tel que Premier Music ou Ivory Music) l’émergence d’une nouvelle génération d’interprètes/musiciens. Relevant l’héritage de leurs aînés (dans l’afrobeat en premier lieu) ou inventant de nouveau d’autres formes de fusions afro-occidentales (du galala à l’afro hip-hop) cette nouvelle vague a d’abord pris son essor à partir de Lagos, qui reste, malgré la progressive disparition de ses infrastructures (des salles de concert aux studios d’enregistrement) le haut lieu de la création artistique nigériane alors qu’Onitsha, à l’Est, demeure le principal carrefour de commercialisation des productions nationales.

« Même la Sacem britannique a arrêté de reverser des droits à la Nigerian Broadcasting Corporation. Cela explique pourquoi nos radios préfèrent programmer de la musique étrangère. Ils ne reversent aucun droit. » Orlando Julius

Au milieu des années 90, dans le ghetto d’Ajegunle (un million d’habitants), considéré comme la principale no-go zone de Lagos, la défunte femme d’affaires Comfort Oboh, propriétaire du Comfort Hotel et mère du toaster local Mighty Mouse, décide d’investir sur les jeunes talents locaux du ghetto. Inspirée tant par le rap américain (Tupac Shakur reste l’une des icônes de la jeunesse nigériane) que par la nouvelle scène ragga qui perce alors (Blakky, Daniel Wilson, Arthur Pepple, Lt Shotgun), l’Ajegunle musicmint commence à animer les sound-systems du ghetto. La création d’un petit studio par Mighty Mouse (Jahooha Studios), puis d’un label (Felin Records) destiné à commercialiser les productions d’Ajegunle imposent rapidement le son ragga/rap (qu’on surnomme galala music) des “Ghetto soldiers“ d’Ajegunle : Daddy Showkey, Daddy Fresh, Mighty Mouse, Father U Turn, Baba Fryo. A la même époque, Lagos est la première métropole à accueillir une radio privée : Raypower. « Raypower est la première radio privée de l’histoire du Nigeria. Elle a commencé à émettre durant six mois sous le régime Abacha avant de se voir retirer sa licence », précise l’un de ses initiateurs, Kenny Ogungbe. « Finalement, après six mois de silence, nous sommes revenus sur les ondes le 15 août 1994. Et le 1er septembre de cette même année, nous commencions à émettre 24 heures sur 24. » Figure clef du nouveau music-business qui tente actuellement de relancer l’industrie nationale, tout comme de la nigérianisation de la nouvelle musique occidentale (avec le label Even Ezra de l’actuel directeur

42 du PMAN, Obafemi Lasode), Kenny Ogunbe démarre sa carrière en tant que Manager de Daar Communications, groupe contrôlant la télé privée, African Independent Television et la F.M Raypower. En animant tous les vendredis soirs sur cette chaîne, l’émission rap AIT Jamz, il est l’un des premiers à contribuer à l’ouverture du Nigeria au hip-hop américain (passé sans verser de royalties, donc particulièrement économique) avant de lancer son propre label nommé Kenny’s Music. Du rap/R&B américain programmé à l’oeil, des hommes d’affaires des deux côtés du robinet à musique (la programmation comme la production), l’émulation de la scène galala, la soif d’occidentalisation d’une jeunesse abandonnée par la dictature Abacha, tous ces éléments finissent par donner naissance fin 90 à la scène afro hip-hop nigériane. Se contentant d’abord de copier les modèles américains, « les jeunes commencèrent finalement à sampler les vieux rythmes nigérians - apala, fuji, kalangu, highlife, fuji - pour donner naissance à de nouvelles sonorités », résume Jahman Oladejo Anikulapo.

« Lorsqu’ il sera parfaitement maîtrisé, le hip-hop nigérian aura alors tout pour donner naissance à un futur de la musique nationale, quoiqu’en pensent certains sceptiques. » Le quotidien This Day, 26 juin 2002

En 1999, l’album Jealousy des Remedies, trio de toasters et rappers, aux paroles prônant l’unité du Nigeria et fortement influencées par le gospel, s’impose sur les ondes tout comme sur les radio-cassettes des jeunes Nigérians chrétiens et ce, du Nord au Sud de la Fédération. Kenny’s Music, à l’origine de ce succès, compte aujourd’hui 80% de ce qu’on appelle ici les afro hip-hop kids. Outre les Remedies, qui ont entamé chacun (Eddy, Idriss et Tony) une carrière solo (My Car de Tony Tetuola, énorme hit du printemps 2002, s’est d’ores et déjà officiellement vendu à 135 000 exemplaires), les Trybesmen, Plantation Boyz, Azadus, Queen Change sont aujourd’hui les modèles de la jeunesse ibo et yoruba issue des classes moyennes. Si leurs paroles consensuelles, marquées par le christianisme, évitent de s’aventurer sur les terrains plus risqués de la politique comme du sexe (nous aborderons plus loin la manière dont le rap hardcore est censuré sur les FM) cette génération constitue indubitablement, et malgré ses faiblesses, la première preuve tangible de la renaissance musicale nigériane. Autre signe d’espoir : la régénérescence d’un afrobeat qu’on croyait disparu avec Fela. Outre les héritiers génétiques du Black President (le jeune Seun Kuti et surtout l’aîné Femi Kuti, seul artiste nigérian signé sur une major - Universal - et sur lequel nous nous pencherons plus longuement dans les chapitres suivants), la plus audacieuse de

43 ces nouvelles voix afro-beat est sans aucun doute Lagbaja! Se produisant masqué, possédant son propre club (le Motherland) à Lagos, celui qui commença sa carrière au milieu des années 90 vient de signer l’un des autres tubes nigérians de l’année 2002 : Koko Bellow, tiré de son troisième album We and Me. Mais comme il l’avoue, « C’est la première fois cette année que je gagne de l’argent grâce à mes disques. » Lorsque nous l’avons rencontré, Lagbaja! s’apprêtait à mener sa seconde tournée européenne (après celle de 2001) et comptait bien signer avec une major du disque. Ce tour d’horizon actuel ne saurait être bouclé sans aborder l’essor de la musique gospel. Qu’elle soit bâtie sur des emprunts highlife, juju, voire rap, celle-ci est l’incontournable bande son de l’Est nigérian. Dans une logique d’essaimage commercial visant à encadrer et à accompagner 24/24 heures le quotidien de leurs fidèles (livres scolaires pour les enfants, manuels spirituels pour les adultes, guides domestiques pour les épouses), chaque église/secte /congrégation d’importance diffuse ses propres cassettes immortalisant les chansons de son choeur local.

44 4. Pas d’argent, pas de chanson : COMMENT LE CAPITALISME NIGÉRIAN AFFECTE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION À LAGOS

4.1 INTRODUCTION

« Tout concourt à restreindre la liberté - sinon censurer - les musiciens : la récession économique, le comportement du public, et même les églises. » Jahman Oladejo Anikulapo

Si l’on peut accorder une chose à la nouvelle démocratie nigériane, c’est le retour de la liberté d’expression. Comme l’explique le chanteur Charlie Boy, fils du Président de la Commission Oputa chargée d’enquêter sur les crimes et atteintes aux droits de l’homme commis sous les différentes dictatures militaires, et qui demeure l’une des “stars“ les plus critiques du Gouvernement Obasanjo, « Désormais, tu peux parler de ce que tu veux. A l’époque des militaires, tu ne pouvais pas tout exprimer. Je devais trouver d’autres manières de faire passer le message. Enfin, cela ne les empêchait pas de vous harceler et de vous mettre en taule. Je ne compte plus le nombre de fois où ils m’ont emprisonné trois ou quatre jours avant de me relâcher en me disant de faire attention la prochaine fois à ce que je chante. » Au quotidien The Guardian, fleuron de la presse nigériane qui fut fermé par le régime Abacha de 1994 à 1995, l’équipe du service culturel (Art Section) confirme : « A cette époque, nous n’avons pas pu chroniquer un concert organisé à Warri en hommage à des ogoni qui avaient été tués dans le Delta du Niger. Même chose en ce qui concerne la pendaison de l’écrivain-militant ogoni Ken Saro Wiwa en 1996. Normalement, en tant que responsable d’un service culture, nous étions censés écrire un article sur cette histoire. Or nous devions être prudents, arrondir notre manière d’écrire. En fait, nous ne pouvions pas dire toute la vérité ». « Il n’y a plus de policiers dans le studio », précise Kenny Ogungbe de la radio Raypower. « Nous en avions un à une époque. Et si tu parlais trop, ils appelaient la SSS. » Si elle existe toujours, la terrible State Security Service, chargée de la sécurité intérieure dans la fédération, semble aujourd’hui être rentrée dans le rang. Tout comme il est aujourd’hui relativement plus facile, à condition de bénéficier d’une lettre d’invitation adressée par un citoyen nigérian, de se rendre au Nigeria en tant que journaliste. Il n’empêche. Dans cette

45 fédération de 36 états, ce relatif climat de liberté d’expression reste contrasté suivant les régions. Comme le résume l’avocat et défenseur des droits de l’homme, Gani Fawehinmi : « Beaucoup ont encore peur de s’exprimer. Il y a des groupes de miliciens qui ont été montés dans certaines parties du pays, les bakassi boys par exemple, qui effraient vraiment les gens. En fait aujourd’hui, tout dépend à qui vous parlez et pourquoi vous vous exprimez ». « Notre démocratie est faite de faux-semblants » précise Kunle Tejuoso du magazine Glendora. « A un moment, tu penses que tout va bien, que tout est au beau fixe et puis soudainement, comme en ce moment, tout s’écroule et tu ne sais plus ce qui peux t’arriver demain. » En fait, confirme-t-on au Guardian: « Maintenant, nous sommes plus dans le domaine de la censure socio-économique. En revanche, il n’y a plus de restrictions directement initiées par le gouvernement comme il était de coutume autrefois. »

Ce chapitre est basé sur des témoignages recueillis sur Lagos, capitale économique du monde yoruba.

4.2 LAISSEZ-FAIRE ÉCONOMIQUE ET POTS DE VIN

« Les plus pauvres de notre société peuvent être aussi les plus talentueux des artistes. Mais la conséquence logique de ce malheureux accident de la nature est que ceux qui sont brillants mais pauvres sont par-dessus tout contraints d’exprimer leur créativité via des intermédiaires qui se comportent souvent en exploiteurs. La philosophie économique du laissez- faire et de la libre entreprise a ainsi un impact négatif sur les artistes les plus pauvres. Elle neutralise toutes possibilités pour ces derniers de jouir de revenus qui, dans une certaine mesure, leur permettraient de développer leur créativité. L’autre conséquence de cet environnement économique est de faire passer l’artiste auprès de l’opinion publique comme un marginal, voire dans certains cercles, comme un exclu du système scolaire, sinon un personnage aux moeurs bizarres. En fait, comme le dit le proverbe : celui qui paie, décide. » Projet de loi (Bill act) sur la régulation de l’industrie musicale nigériane présentée par le PMAN au gouvernement fédéral, mai 2002.

La crise économique qui continue à tarauder la population nigériane nuit sérieusement au renouvellement de sa scène musicale et à la mise en orbite

46 internationale d’une nouvelle génération d’artistes. A l’exception de quelques stars apparues durant les années 90 (Lagbaja!, Daddy Showkey, Femi Kuti….) , la nouvelle vague (du musicien afrobeat Amala à la jeune rappeuse Queen Chance) reste relativement méconnue du grand public nigérian malgré la qualité de ses oeuvres et la réputation dont elle jouit déjà au niveau local (quartier, voire région). L’industrie musicale (des labels aux sociétés de distribution), gérée principalement par des affairistes soucieux de rentabiliser rapidement leurs mises de départ plutôt que de s’engager dans une politique de développement, contribue à ostraciser une véritable génération sacrifiée de jeunes musiciens alors que plus que jamais, « la musique pourrait redevenir l’autre pétrole de ce pays », pour reprendre une expression récurrente chez tous les artistes que nous avons rencontrés.

Amala, musicien afrobeat : « Au Nigeria, l’investisseur moyen est un homme d’affaires qui veut que l’argent placé aujourd’hui dans un business lui revienne dès le jour suivant. Il n’aime pas les dettes à long terme. C’est d’autant plus vrai que nous n’avons pas de véritables professionnels dans l’industrie de la musique. Ce sont plutôt des marchands du coin qui ont eu l’opportunité de se faire de l’argent et qui ont décidé de l’investir dans ce domaine. »

Obafemi Lasode : « En Europe, normalement, les distributeurs ont un rôle bien déterminé dans le circuit de la musique. Ils participent à leur manière au développement de cette industrie tout comme au bien-être matériel des artistes. Mais ici, au Nigeria, c’est tout autre. Les distributeurs attendent que ce soient les artistes eux-mêmes qui fassent tout le travail. Ils sont du genre à dire au musicien : Ok, tu t’occupes de nous dupliquer ton disque et de nous amener 10 000 cassettes, on te les distribue, et tu recevras les gains après qu’on les a vendues. »

Tous les jeunes musiciens que nous avons pu rencontrer durant notre enquête reconnaissent que le contexte ultralibéral et de capitalisme sauvage dans lequel ils évoluent nuit, voire paralyse, le développement de leur carrière.

Queen Change, jeune rappeuse : « C’est vraiment dur de vivre de la musique au Nigeria. Avant qu’un jeune, qui a du talent puisse rentrer en studio, il doit d’abord se battre pour trouver de l’argent. Et même dans ce cas, s’il a trouvé de l’argent et qu’il soit allé en studio,

47 il va encore devoir se battre pour presser son disque. Et lorsque tu en es arrivé à ce point, tu devras encore faire face aux radios. Car là aussi tu devras payer. Je te jure, je plains les jeunes, c’est vraiment trop dur. Je suis passée par là. J’ai payé des radios, et elles n’ont même pas joué mes morceaux. Tu peux imaginer ça ? Plein de fois j’ai voulu abandonner tellement cette situation me stressait. »

Kunle Tejuoso : « Tu as plein de musiciens ici qui se lancent avec toute leur énergie dans ce secteur et, un an après, quand ils voient qu’ils ne réussissent pas comme Lagbaja!, qu’ils ne trouvent pas de concert, hé bien, ils s’effondrent ou ils se tirent du pays. »

Peterson Agu, jeune musicien highlife se produisant au club O’Jez : « Je te le dis. Qu’importe la sagesse qu’ a un pauvre musicien. Personne ne l’entendra parce qu’il est pauvre. »

Amala : «L’argent qu’ils te donnent en guise de royalties, c’est tellement minable que la plupart des artistes préfèrent oublier. Tu dois toucher dans les 15-20 Nairas par passage radio, ce qui fait que même s’ils t’ont joué 1000 fois, tu ne toucheras que 2 000 Nairas. En fait, cela t’arrive souvent de dépenser plus en transport pour venir chercher ce qu’ils te doivent. »

Autre aspect pointé par la nouvelle vague d’artistes nigérians, la corruption qui continue à régner au sein des médias (FM, journaux, télé) incarnée par le phénomène du payola.

Projet de loi du PMAN : « Dans l’industrie de la musique, le payola - pot de vin - se réfère aux paiements secrets destinés et acceptés par les employés d’une radio (en général les DJs, les responsables de la discothèque, les responsables de programmes ou les directeurs). Ils sont versés en liquide ou en échange de services afin qu’une chanson ou un morceau particulier soit diffusé. Au fil des années, cette pratique a contribué à ralentir le développement de l’industrie de la musique nigériane. Des demandes constantes en gratification financière, tant par les présentateurs radio que T.V., ont créé d’énormes freins au développement de la musique nigériane. Cette pratique est aussi commune chez les journalistes spécialisés, parmi lesquels nombreux attendent une rétribution avant d’écrire un article. La survie de l’industrie de la musique nigériane étant en jeu, cette problématique doit être immédiatement prise

48 en compte. Pour l’artiste nigérian, déjà confronté à une déchirante liste de dépenses afin de faire connaître sa musique, le pot de vin contribue à le précariser un peu plus. »

Obafemi Lasode : «Al’origine, lorsque furent créées les radios privées, vous aviez encore une chance d’être joué sur leurs ondes. Mais désormais, tout le monde demande un petit cadeau et le pot de vin est généralisé. C’est même devenu une institution. Par exemple, si vous voulez vous imposer sur les ondes, vous aurez à payer le directeur des programmes. Il ou elle programmera alors votre musique. Mais si vous ne le faites pas, à moins que vous soyez déjà connu du public...hé bien....On en arrive donc à un point ou les artistes qui n’ont pas de ressources financières, les plus pauvres d’entre eux, et qui doivent déjà trouver l’argent pour produire, sortir et diffuser leur oeuvre, doivent également se battre pour trouver l’argent qui leur permettra de promouvoir leur musique. »

Femi Kuti : « J’ai été confronté aux pots de vin lors de la sortie de mon disque Shoki Shoki. Le DJ voulait de l’argent afin qu’il soit joué, car si tu ne paies pas, on ne te programme pas. J’ai par ailleurs payé beaucoup de journalistes. J’en étais même arrivé à un point où c’est moi qui m’occupais de régler leurs problèmes quotidiens. Par exemple lorsqu’ils se mariaient, hé bien, c’est moi qui réglais les frais de cérémonie. Lorsque je me suis aperçu qu’en plus de m’extorquer de l’argent, ils n’écrivaient que des articles négatifs sur moi, j’ai décidé de ne plus accorder aucune interview au Nigeria. De toute façon, quand ils écrivent aujourd’hui quelque chose sur moi, ils changent régulièrement mes phrases de façon à me faire passer pour quelqu’un qui ne raconte que des saloperies. »

Interrogés sur cette pratique, les différents programmateurs radio que nous avons rencontrés pondèrent ce phénomène tout en le reconnaissant à demi-mots.

Kenny Ogungbe : « Je ne dis pas que les pots de vin n’existent pas, mais vous savez, dans certaines stations de radio, ils ne paient pas les salaires à temps, alors, quand un artiste débarque avec un nouveau morceau, donner de l’argent au DJ, c’est en quelque sorte l’aider un peu. Vous savez, le DJ a une famille, il a des enfants, il doit s’occuper du bien-être de son foyer et comme l’artiste sait que c’est dur pour lui, et si cet artiste a de l’argent, hé bien, il va lui dire : - Ok, prends ces 2 000 ou 5000 Nairas, cela va te faciliter la vie. »

49 Amala : « En fait, chez nous, ce sont les artistes qui paient les stations de télé afin qu’elles programment leurs clips alors qu’on devrait assister au contraire. Voilà pourquoi tu ne verras au sommet que des artistes qui ont des moyens financiers. Ils amènent leurs clips à la station de télé, ils donnent 1 500 - 2 000 Nairas au présentateur, et leur musique est programmée en permanence. »

Dans ces conditions de survie, de nombreux artistes reconnaissent privilégier des chansons commerciales susceptibles d’être poussées par un label ou une radio, plutôt qu’un morceau à contenu politique.

Daddy Showkey : «Aforce de ne programmer que de la musique inepte, ils tuent la créativité et l’engagement politique. Moi, actuellement, je prépare des morceaux qui disent ce qui se passe dans le pays et comment mon peuple est en train de souffrir. Mais je doute que mon label sorte ces chansons, tout simplement parce qu’ils veulent continuer à recevoir des gratifications financières du gouvernement. »

Kunle Tejuoso : «Tu trouves actuellement beaucoup de musiciens qui singent l’afrobeat mais qui ne sont pas authentiques question idées. Il n’y a plus beaucoup d’idéaux propagés par la musique. C’est finalement un miroir des effets de la situation économique sur l’esprit des gens. Tout ce qui compte pour les gens, c’est d’essayer de survivre. »

4.3 PIRATAGE : LA GUERRE SILENCIEUSE

Apparu avec les années 80, le piratage a aujourd’hui atteint un stade dramatique : 65% des oeuvres vendues dans la rue seraient des produits piratés. Malgré la campagne initiée par le Nari, Nigerian Association of Recording Artists, présidée par la star juju Ebenezer Obey, cette pratique affecte le quotidien des plus célèbres artistes tout comme la survie économique des labels les plus “professionnels“. Conforté par un public, qui, malheureusement reconnaît le musicien Paul Dairo, fils de IK Dairo, les gens « se préoccupent peu de savoir si le disque qu’ils ont acheté est une copie ou un original », les pirates nigérians, qui pressent leurs disques à Singapour, ou sur place, bénéficient, toujours selon cet artiste, du dernier cri en la matière pour copier les productions locales et internationales : « Ce qu’ils font,

50 c’est récupérer la cassette, scanner la pochette, transférer la musique sur P.C., et après, ils n’ont plus qu’à copier le tout. » Résultat : des CD vendus pour 350 Nairas contre 1 200 Nairas pour un disque original.

Un musicien souhaitant rester anonyme : « Le gouvernement sait très bien qui sont ceux qui pratiquent le piratage tout comme l’emplacement de certains ateliers de pressage. Mais personne n’a envie de mourir en s’attaquant à eux. Car c’est du très gros business. D’ailleurs, les rares pirates qui ont été arrêtés ont été rapidement relâchés. »

Kenny Ogungbe : « C’est facile de se réveiller soudainement et de dire, hé, mais ils piratent ma musique. C’est une toute autre paire de manche quand vous avez, en ce qui nous concerne, plus de 24 albums qui marchent et qui sont tous piratés. Et quand je vous dis que 75% de notre production est piratée, franchement, je ne blague pas. »

Lagbaja! : « Récemment, je me suis aperçu que mes vidéos avaient été piratées alors que je ne les avais même pas sorties encore sur le marché. Ils ont arrêté un homme à l’aéroport international de Lagos qui avait des bagages contenant 4 000 copies d’un VCD que je n’avais pas encore commercialisé ! »

Pour l’industrie nigériane du disque, les pertes sont énormes. Selon le projet de loi établi par le PMAN : « Si l’on se réfère à une estimation plancher, l’industrie de la musique nigériane devrait être capable, et ce, pour le bonheur des pirates, de produire et de diffuser plus de 30 millions d’unités, que ce soit sous forme de cassettes ou de CDs. Toujours selon ces estimations de base, en vendant ces trente millions d’unités à 60 Nairas/pièce, les revenus de la musique nigériane devraient pouvoir dégager 140 millions de Nairas par an. La guerre contre la piraterie est donc aussi cruciale qu’essentielle afin de contribuer à sortir l’artiste du cercle vicieux de la pauvreté. Les artistes nigérians doivent être soutenus dans leurs combats contre le piratage, tant moralement que financièrement par le gouvernement. »

51 4.4 PEUR ET INSÉCURITÉ : LA MUSIQUE EN ÉTAT DE SIÈGE

Dans ce contexte d’âpreté économique, où la « mort cotoie en permanence la vie », la quête de l’argent débouche régulièrement sur des actes de violence. Alors que les musiciens n’hésitent pas parfois à utiliser des hommes de main (comme Fela le faisait parfois avec ses Fela Boys) pour arracher leurs rémunérations à des sponsors/labels/tourneurs qui renâclent à les payer, il n’est pas rare que des histoires de contrats “foireux“ finissent en faits divers nourrissant les nombreux tabloïds nigérians spécialisés dans les faits et gestes des “Rich and Beautiful“. Charlie Boy, extrèmement populaire auprès des Okada (moto-taxi) et du petit peuple de Lagos (sa maison/studio est installée sur l’une des principales artères de la mégalopole) garde ainsi un souvenir cuisant de son passage au bureau de la NDLEA (National Drug Law Enforcement Agency) le 13 mars 2002 : « Il y a trois ans, le patron de l’agence nationale chargée de la lutte contre les stupéfiants m’a contacté afin que je participe à une campagne contre la drogue : je lui ai répondu que j’étais partant. J’ai un cousin qui est mort de cela, j’ai un fils qui a été confronté à cela à un moment, il avait alors 28 ans, donc je connais les dangers de la drogue. Ils ont donc utilisé mon image sur des panneaux publicitaires, pour des spots radio, un peu partout quoi, sauf qu’ils ne m’ont jamais rétribué. Ils étaient d’accord sur le principe d’une rémunération, mais, entre-temps, le responsable de la NDLEA avec qui j’avais fait affaire avait été changé. Pendant deux ans, je n’ai cessé d’aller et venir à leur bureau afin de récupérer ce qu’ils me devaient et chaque fois, j’avais droit à une nouvelle excuse. Ce qui nous amène à ce qui m’est arrivé en mars dernier. Ce jour-là, je n’avais pas spécialement l’intention d’aller les voir. En revanche, il y avait 3 000 okada qui m’attendaient à la porte de la maison. Ils m’ont expliqué que le gouvernement local de Lagos avait l’intention de leur faire acheter des uniformes et qu’ils n’avaient pas les moyens de sortir les 1 000 Nairas requis. Après discussion, je me suis retrouvé à les accompagner à travers différents quartiers de Lagos afin que le peuple sache leur mécontentement. Au moment où nous passions dans le quartier Falomo, je leur ai dit : - Tiens, il faut que je passe à la NDLEA, histoire de voir ce qu’ils foutent avec mon argent, et tout le monde a décidé de me suivre (il rigole). Tu sais, ici, les gens prennent tout au sérieux. C’est pas qu’ils sont bêtes, mais ils sont tellement frustrés, ils ont tellement faim, ils sont tellement remontés, que c’était difficile de leur refuser cela. Donc on y va. A l’entrée de la NDLEA, on m’ouvre la porte afin que je pénètre seul dans les lieux, mais ce n’est pas du tout cela qui se passe : une centaine d’okada m’ accompagnent. Il faut dire que ce n’est pas évident de gérer une foule au Nigeria. Quand je me suis retrouvé carrément au guidon de ma moto

52 dans le bureau du comptable, celui-ci s’est carrément planqué sous la table. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, que je voulais juste qu’il me paie ce qu’il me devait, mais ses collègues ont commencé à faire des histoires avant que lui-même n’avertisse la sécurité en leur disant que j’avais l’intention de le tuer. Vu que dans ce pays personne ne se pose de questions, cela a alors dégénéré. Ils ont commencé à tirer, blesser des gens, mon Dieu c’était vraiment terrible. Et puis après, ils s’en sont pris à moi. A plus de trente, ils m’ont d’abord foutu une méchante dérouillée, j’avais des blessures partout, et puis ensuite, ils m’ont mis à poil et ils m’ont forcé à marcher sur l’avenue afin que tout le monde puisse me voir. Franchement, ça a eu plus tendance à me blinder qu’à me donner la haine. Car c’est notre style de démocratie ici. Beaucoup de gens pensent toujours que nous sommes sous un régime militaire et je pense qu’il faudra encore beaucoup de temps pour que tout cela disparaisse. En fait, c’est comme si rien n’avait finalement changé. Les responsables ont changé, mais au fond, c’est toujours la même chose. Nos vies n’ont pas été améliorées, c’est toujours la même merde. Pour revenir à cette histoire, ils m’ont finalement convoqué au tribunal et expliqué que si j’étais venu ce jour là à la NDLEA, c’était pour piquer de la drogue qu’ils avaient en stock et libérer des détenus. Ouais mon frère, rien n’a changé ici. »

On comprend que dans ce contexte les empêchant de vivre de la vente de leurs disques, tous les grands artistes que nous avons rencontrés reconnaissent tirer exclusivement leur profit de la prestation live.

Kunle Tejuoso : « A Lagos, l’unique ambition d’un musicien, c’est de jouer pour les fêtes privées. Si t’es un mec connu, tu peux te faire jusqu’à 400 à 500 000 Nairas par soirée. Je te le dis, 4 000 à 5 000 Dollars juste pour une fête privée. C’est beaucoup de fric, et c’est un aspect important de la musique nigériane. Si tu arrives à gagner autant d’argent, tu ne te préoccupes plus alors des ventes de tes disques comme tu te fiches du marché international. Et ça c’est un truc qu’il faut aussi prendre en compte dans l’industrie de la musique nigériane. Un mec comme Fela, il se foutait complètement du monde extérieur. Il avait son propre empire ici, au Nigeria. Idem pour Sunny Ade. Ce gars peut jouer dans plus d’une centaine de fêtes privées par an, tu ne peux pas imaginer les sommes qu’il se fait. D’abord, tu auras à payer pour qu’il vienne. Ensuite, tu auras à le couvrir de billets durant sa performance. Oui, les fêtes privées, c’est un aspect important de la culture musicale nigériane. Et c’est beaucoup, beaucoup d’argent. »

53 Nous verrons dans le chapitre suivant les relations ambiguës que sont parfois obligés de tisser les artistes nigérians afin de continuer à vivre de leur art. Reste que l’insécurité délétère règnant sur Lagos tout comme dans les grandes métropoles du Sud - sans parler de la peur d’aller aujourd’hui se produire dans les Etats du Nord (voir notre partie consacrée à la charia) - a là-aussi, considérablement contribué à tarir cette source de revenus. Lagos, autrefois haut lieu des nuits nigérianes, a perdu 60% de ses clubs, pour la plupart rachetés par des églises. Lagbaja! l’un des rares jeunes musiciens de Lagos ( tout comme Femi Kuti et son nouveau Shrine) à avoir lancé son propre club - le Motherland - reconnaît la difficulté à gérer un tel lieu dans le contexte socio-économique actuel :

« C’est de plus en plus difficile d’avoir son propre club. Mais je n’avais pas d’autre choix. Je ne voulais chanter les louanges de personne, je ne voulais pas dépendre des fêtes privées, j’ai donc dû me trouver un endroit où jouer. J’ai réuni un groupe d’amis qui croyaient dans ce que je faisais et on a donc lancé le Motherland en faisant attention à une autre donnée : A Lagos, il faut que ton endroit soit bien placé à cause de l’insécurité. Il y a des zones où le public n’ira jamais parce qu’il a tout simplement peur de s’y rendre. D’ailleurs, même quand les gens viennent chez moi, hé bien, ils y restent jusqu’à l’aube car ils ont peur de se faire attaquer sur le chemin du retour. »

The Guv’nor, patron du Night Shift Coliseum : « La vie nocturne de Lagos s’est effondrée à cause de l’insécurité. Par exemple, si vous jetez un oeil sur les cartons d’invitation lancés à l’occasion d’un mariage ou l’intronisation d’un chef, vous remarquerez que les organisateurs précisent toujours que tout sera fini avant le soir. C’est un détail qui en dit long sur la manière dont les gens sont effrayés ici. Plus personne ne veut organiser de soirées parce que personne ne voudra s’y rendre. »

Quant ils ne sont pas désertés par le public suite aux couvre-feux qui ont touché Lagos depuis 1999 (liés aux différentes émeutes inter-ethniques qui ont ensanglanté la capitale économique), ces clubs sont par ailleurs régulièrement l’objet de harcèlement policier ou de descentes de bandits.

Lagbaja! : « La dernière fois que le Motherland a eu des histoires, on venait juste de l’ouvrir. Le gouvernement de Lagos avait instauré une taxe et chargé une unité spéciale de s’en occuper. Un jour des policiers ont débarqué chez nous en déclarant qu’ils

54 venaient récupérer celle-ci. Ils avaient des flingues, et ils ont commencé à tirer en l’air en faisant un foin pas possible. Ils ont compté l’argent de notre caisse et, après avoir insisté pour récupérer 60% des gains de la soirée, ils sont partis avec. Le lundi matin, nous sommes allés à leur bureau et nous n'en sommes pas sortis avant que nous ayons rencontré le responsable. Ça se passe comme cela ici. Il faut bétonner au maximum. Si tu ne leur donnes aucune opportunité pour t’embrouiller, ça leur est plus difficile de venir t’embêter. Ça ne veut pas dire non plus que tu es protégé en permanence des ennuis. Chaque concert réussi que nous faisons, nous remercions Dieu de nous avoir une nouvelle fois évité des problèmes. Car dès qu’un ennui arrive, ils utilisent cette brèche pour venir t’extorquer de l’argent. »

Pour avoir plusieurs fois traversé les nuits de Lagos, et ce, depuis 1998, je confirme qu’un véritable climat de paranoïa s’est aujourd’hui installé sur la ville dès 22 heures. Saturées durant la journée, bouchonnant sous les monstrueux et mythiques go-slows chantés entre autre par Fela, les autoroutes de la mégalopole sont désespérement vides. Les nombreux check points policiers qui filtrent les accès aux principaux quartiers de Lagos sont toujours abordés avec crainte.

4.5 LE DILEMME DE L’ÉLOGE : ENTRE LA MORT ÉCONOMIQUE ET L’ESCLAVAGE MENTAL

Amala : « Le système créé par les politiques est un univers où les artistes sont de plus en plus demandeurs d’argent. La situation économique est si désastreuse qu’ils recherchent désespérement des ressources financières. Résultat : ils sont prêts à chanter pour n’importe qui, et pour n’importe quoi. Et lorsque ce n’est pas la faim qui te pousse à ça, alors c’est la cupidité. Abacha avait beau être horrible, tu avais pleins de musiciens qui chantaient ses éloges. Et c’est la même chose qui se passe aujourd’hui. Pleins de musiciens vendent leur âme aux gros chefs. »

Comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré à l’histoire de la musique moderne nigériane, les praise songs font partie de la culture nationale nigériane comme elles continuent, plus globalement, dans leurs diverses formes griotiques, à influencer de nombreux styles de musiques africaines. Depuis les chanteurs des rues des années 20, cette activité consistant à chanter pour les puissants, et plus globalement pour tous ceux qui ont aujourd’hui de l’argent (de l’homme

55 politique à l’affairiste en passant par le kingpin) a rythmé la carrière et assis la fortune des grands chanteurs juju du Sud du pays tout comme celle des grands musiciens haoussa.

« Dans le Nord, lorsque tu chantes devant un hôte fortuné et que tu l’impressionnes, il peut vraiment te donner beaucoup. Tu peux même recevoir des voitures, voire les clefs d’une maison. Tout dépend de la taille du rassemblement. Si tu chantes devant des gens venus d’Abuja, de Kaduna, si tu pries bien tous ces gros politiciens, alors là, oui, tu vas te faire beaucoup d’argent. » Bayo Ohu, ancien correspondant du Guardian dans l’Etat de Katsina

Avec le déclin économique des années 80, l’autarcie forcée du pays, tout comme la difficulté grandissante à se produire en dehors des fêtes privées et des cérémonies institutionnelles, la course aux notables s’est encore faite plus pressante sous l’effet de musiciens que l’on surnomme les jobbers : « Ce ne sont pas vraiment des artistes », explique Jahman Oladejo Anikulapo. « Ils se disent juste, il y a de l’argent à se faire ici, alors on y va. Beaucoup de musiciens fuji par exemple, ils ne cherchent que ça, l’opportunité de se faire de l’argent. Même récemment, lorsqu’Obasanjo a déclaré qu’il se représenterait aux prochaines présidentielles de 2003, il y avait plein de musiciens qui étaient venus le voir afin de pouvoir se faire de l’argent sur le dos de la démocratie. »

Dans un pays qui renoue, violemment, avec la démocratie, et où la vengeance reste malheureusement monnaie courante, certains musiciens ayant trop abusé de cette carte de la prière sous les précédents régimes restent aujourd’hui marqués à vie par cette expérience. Toujours selon Jahman Oladejo Anikulapo, «Tu en as qui ont chanté pour Abacha et qui continuent à souffrir de cette réputation. Car depuis, les gens sont devenus plus conscients de cette pratique. » Cas parmi des dizaines d’autres, l’évangéliste Ebenezer Obey. « Un jour, il a chanté pour un gros propriétaire foncier qui était connu pour être également un parrain. Ebenezer lui fit de telles éloges qu’il gagna beaucoup d’argent. Sauf que plus tard, l’homme fut arrêté pour avoir été impliqué dans des rackets. Obey dut alors platement s’excuser pour ce qu’il avait fait. Depuis, il est rentré en religion et il reste marqué par cette expérience ». « Même les musiciens qui font l’éloge de mauvais leaders peuvent aussi subir les conséquences de leurs acte », concède Amala. « Ils peuvent très bien se faire attaquer par des jeunes en colère qui n’hésiteront pas à braquer leur voiture. »

56 « Lorsque Bill Clinton s’est rendu en visite au Nigeria (en 1999), je faisais partie de ceux qu’ils avaient choisi pour chanter en son honneur. Vous savez, si vous jouez de la bonne musique, avec des bonnes paroles, hé bien, vous vous produirez dans les bons endroits, les lieux qui comptent. Vous comprenez ce que je veux dire ? En revanche, si vous jouez de la musique de gangster, si vous interprétez des chansons sales, hé bien, vous ne vous retrouverez seulement que dans les endroits et les lieux interlopes. C’est la vie et c’est à vous de choisir dans quel camp vous voulez être. » Zakki, rappeur, vice-président du PMAN

« Je fais des chansons contestataires, mais je ne veux blesser personne avec mes paroles. » Pasteur Sonny Okosuns

Si de nombreux musiciens que nous avons rencontrés - en premier dans la scène yoruba juju et celle haoussa du nord - reconnaîssent pratiquer ouvertement le praising pour des raisons économiques (survie ou enrichissement), d’autres se retrouvent confrontés à un cruel dilemme éthique : l’intégrité ou l’argent. C’est chez les plus politiques, en premier lieu, au sein de la scène afrobeat, que se pose le plus cette question : jusqu’où chanter sans vendre son âme ?

Femi Kuti : « J’étais assez naïf après la mort de mon père. Il y avait tellement de gens autour de moi qui disaient être l’ami de Fela. Pourtant, je ne les avais jamais vus auparavant. Je ne les avais jamais vus intervenir au moment où mon père était confronté à des problèmes. D’où surgissaient-ils ? Est-ce qu’ils n’utilisaient pas finalement son enterrement comme une manière de se blanchir et de passer pour des héros de la démocratie ? Il y en avait même un qui avait appelé mon manager pour lui dire que, désormais, il était mon nouveau père. J’ai alors réfléchi, et je me suis aperçu que j’étais entouré par une bande d’hypocrites, que c’était une partie de poker menteur, et que ces gens voulaient tout simplement me manipuler et me faire passer pour un débile. J’ai donc décidé de couper les ponts, même avec mes propres amis. Depuis, je ne veux plus appartenir à ce monde. Ces gens qui chantent pour l’élite vendent leurs âmes aux corrompus et aux malfaisants. Le mal envahit ce pays. Les gens sont complètement lobotomisés, on leur ferme les yeux, et ils foncent dans le mur. Tant que je pourrai, je tenterai de mener une vie honnête. Jamais plus je ne me compromettrai. »

57 Gani Fawehinmi, avocat : « Désormais, vous avez des gens qui cherchent à utiliser la popularité de Fela afin de récolter plus de votes. Sauf que les problèmes qui ont nourri les textes de Fela sont toujours d’actualité. Je veux dire que, lorsque Fela chantait Confusion Breakbone, hé bien il parlait de quelque chose qui existe toujours aujourd’hui. Quand il chantait que nous n’avions pas d’eau, hé bien nous n’avons toujours pas accès à l’eau potable, quand il chantait Teacher Don’t Teach Me Nonsense, hé bien, nos enseignants sont toujours autant désillusionnés. En fait, si Fela était toujours de ce monde, il continuerait à chanter les mêmes choses. »

Charlie Boy : « Tu sais, je pourrais être un artiste juju, je pourrais chanter leurs louanges. Mais quand tu n’appartiens pas à cette catégorie d’artistes, tu es condamné à affronter le système. »

Lagbaja! : « Je ne chante les louanges de personne. C’est un point de principe, la philosophie de ma musique, l’afrobeat. Il ne peut y avoir qu'un conflit, si tu commences à te produire et à chanter pour des hôtes. Donc, jusqu’à maintenant, je n’ai jamais eu de mécènes. Je n’ai jamais vanté les mérites de quelqu’un. C’est compliqué, c’est vrai, parce que que cela te rend la vie encore plus dure, économiquement parlant. Mais c’est mon choix, et ma volonté. Je ne peux blâmer ceux qui font cela. Mais personnellement, je sais que quand tu fais cela, tu commences à compromettre ton image et ton message. Or pour moi, ce qui compte le plus, c’est justement le message. J’avoue que cela ne m’empêche pas d’être invité à des fêtes privées, de me produire durant celles-ci, mais même là, je n’ai jamais chanté les louanges de quelqu’un. Je me fais payer, je prends le tarif normal, c’est tout. Par exemple, je reviens juste d’une fête organisée par le Gouverneur de l’Etat d’Edo, à Benin City. Hé bien, juste après avoir interprété ma première chanson, j’ai dit au public qu’effectivement, nous étions invités à cette fête, mais qu’il ne s’attende pas à quelque chose de différent : Lagbaja! continuera toujours à chanter au sujet des problèmes des Nigérians, spécialement devant des leaders politiques qui ne leur disent pas toute la vérité. Donc même devant un gouverneur qui est votre ami, qui vous a invité, je continue à lui parler des choses qui se passent autour de chez lui, et comment nous devons continuer à être vigilants et à veiller à ce que des intérêts égoïstes ne cherchent pas à détruire notre démocratie. »

58 Une chose est sûre en tout cas pour le musicien masqué : les élections présidentielles d’avril 2003 - crucial test politique pour la jeune démocratie nigériane - vont clairement affecter la musique : « La politique influence la musique. Ça a toujours été ici. D’un côté, avec le processus électoral dans lequel nous rentrons, ceux qui chantent les louanges du système recueilleront sans doute encore plus d’argent. De l’autre, à cause du climat ambiant, le peuple sera encore plus forcé de se battre pour survivre et il aura sans doute moins de possibilités matérielles pour acheter de la musique. En fait, nous ne savons pas encore vraiment ce qu’est l’indépendance ou la liberté ici. Même au sein des soi-disant radio indépendantes ou privées, c’est une notion qu’on ne connaît pas. Elles ont toujours besoin de rouler pour le pouvoir. Et dans la période où nous rentrons, chaque radio essaiera de maintenir au mieux de bonnes relations avec ceux qui auront la possibilité d’être au prochain gouvernement. Oui, il y a encore beaucoup de choses à faire ici pour être vraiment indépendant et que l’on mette un terme à cette peur qui nous tenaille d’être liquidé économiquement. » Jahman Oladejo, The Guardian

4.6 RELIGION CONTRE MUSIQUE : AUTOCENSURE, PRESSION, ET CENSURE SUR LAGOS

« Nous ne sommes pas en Amérique. Nous sommes en Afrique. Au Nigeria. Et il y a toujours des sujets très sensibles. » Kenny Ogungbe

« Les Nigérians ont perdu confiance dans la démocratie, et comme ils attendaient des avancées, des dividendes positifs, ils se sont rabattus sur les dieux, ils ont confié tous leurs problèmes aux églises et aux mosquées, et vous savez, leur influence s’étend à la vitesse d’un incendie. » Chief Gani Fawehinmi

«Venez et obtenez votre miracle. Les aveugles verront. Les boiteux marcheront. » Pasteur Reinhald Bonke, publicité annonçant la venue de la Great Millenium Crusade

C’était en automne 1998 durant les derniers mois du Shrine. Cette nuit là, vers quatre heures du matin, alors que les cuivres du dernier groupe de Fela faisaient

59 trembler les fondations du mythique club de Lagos, une vision fulgurante détourna notre attention de la scène où se produisaient les musiciens. Juste au- dessus du toit de tôle protégeant l’Egypt 80, une fenêtre de l’immeuble contigu brillait comme un phare dans la nuit noire. Eclairée comme à giorno, la fenêtre révéla un spectacle fascinant : dans le climax des cuivres montant du Shrine, un pasteur était en train de calmer un de ses fidèles en pleine crise de possession. « Une église » me souffla un voisin « elles envahissent le quartier ». Quelques mois plus tard, je ne fus donc pas véritablement surpris d’apprendre que le Shrine avait été démoli pour être remplacé par une nouvelle église pentecôtiste. Après les cinémas, qui avaient déjà subi le même sort, les terrains jadis occupés par les salles de concert constituaient tout simplement la nouvelle étape de cette partie de monopoly religieux qui, des faubourgs populaires d’ et de Mushin, aux quartiers chics d’Ikoyi, avait progressivement fait de Lagos l’une des villes comptant le plus de lieux de cultes en Afrique.

Evangéliste ou messianique, oecuménique ou pentecôtiste, born again, ou prophétique, le poids des Salvation of Soul Apostolic Church, First Baptist Church, Holy Temple of Christ, New Life Gospel Church, Evangelical Church of Yaweh Worldwide, New Holy Church of Christ, Cherubim and Seraphim, Mount Zion Light House Full Gospel Church, Fishers Evangelical Bible Church, Grace of God Mission, Celestial Church of Christ, Redeemed Christian Church of God, ou New Begining Gospel Ministry... pour ne citer qu’une poignée de noms recensés dans une simple rue populaire de Lagos, n’a fait que s’intensifier depuis le retour de la démocratie. Entre peur de l’insécurité et désespoir lié à la crise économique, désaveu de la classe politique et soucis de soigner une maladie “incurable“, ces endroits, allant de la simple bicoque à l’entrepôt géant pouvant accueillir plusieurs dizaines de milliers de fidèles, sont aujourd’hui devenus les principaux lieux de socialisation et de conscientisation de la population du Sud-Nigeria, aujourd’hui à majorité chrétienne. A Lagos, où les yorubas étaient encore à 80% musulmans dans les années 1920, de plus en plus de familles vont ainsi jusqu’à passer leurs nuits dans ces endroits afin de se protéger des descentes d’armed robbers. Quant au National Stadium de - le plus grand stade du pays - s’il continue à accueillir épisodiquement quelques concerts géants sponsorisés par Benson and Hedges ou les Nigerian Breweries, il abrite surtout aujourd’hui les grandes croisades trans- continentales réunissant les stars de la prêche et du miracle. Si le syncrétisme de ces nouvelles églises mêlant transes, chants de libération, gospel et preaching incantatoire, reste toujours aussi fascinant pour les journalistes occidentaux en quête d’articles “exotiques“, certains de ces lieux de culte résonnent

60 malheureusement aujourd’hui de sermons beaucoup plus inquiétants. Au nom d’une moralisation de la vie publique et d’un encadrement spirituel forcené du quotidien - qui dépasse désormais largement le cadre des “tabous“ traditionnels - certains styles de musique tel que le gangsta rap ou le makossa sont désormais ouvertement voués aux gémonies par les églises néopentecôtistes et évangélistes. De même, certains artistes seraient aujourd’hui, selon certaines sources officieuses, les victimes directes ou indirectes du lobbying intense organisé par les plus virulentes de ces sectes auprès de la National Broadcasting Commission, la haute autorité audiovisuelle nigériane. Enfin, dans ce contexte d’embrigadement religieux de la société nigériane, nombreux sont les musiciens qui avouent pratiquer l’autocensure.

61 5. Femi Kuti : L’AFFAIRE BANG BANG BANG

En automne 1988, Bang Bang Bang, sans doute pourtant le morceau le moins politique du fils aîné de Fela, est interdit de programmation par la Nigerian Broadcasting Commission alors que le pays, dirigé par le gouvernement de transition du Général Abubakar, s’apprête quelques mois plus tard à élire librement son premier gouvernement civil après seize années de dictature militaire. La censure de Bang Bang Bang, morceau festif dont le titre métaphorique invoque l’acte sexuel, est particulièrement emblématique de la vague de moralisation qui, depuis cette époque, n’a fait que s’intensifier.

5.1 BIOGRAPHIE

« Parfois j’aimerais chanter des morceaux sucrés et anodins, du style : - Oh ma chérie je t’aime! Mais comment voulez-vous faire autre chose que des chansons engagées lorsque vous vivez au Nigeria. Autour de moi, je ne vois que des gens qui souffrent. Ma musique est le reflet de cet environnement. » Femi Kuti

Femi Kuti, fils aîné de Fela Anikulapo Kuti, n’a pas choisi la facilité. A l’instar des internationaux de foot nigérian à la Jay Jay Okocha qui optent pour une juteuse carrière à l’étranger, celui-ci aurait très bien pu mener sa vie de musicien à New York ou à Londres au sein de la diaspora du plus peuplé pays d’Afrique. En quatre albums internationaux, ce gémeaux yoruba de 40 ans s’est en effet tissé une réputation internationale qui lui aurait facilement permis de couler une confortable vie de musicien expatrié. Mais le fils du tigre demeure un tigre rappelle le proverbe yoruba, et lorsqu’on est le descendant du défunt Black President, l’héritier spirituel et musical d’un héros du tiers-monde des années 70 le combat, même s’il est risqué, ne peut qu’être mené sur place. Lorsqu’il naît en juin 1962 à Londres, son père est un étudiant de 22 ans, fils d’une noble lignée d’Abeokuta. Sa mère, Remi Taylor, a tout juste 18 ans. Voilà deux ans que le Nigeria a entamé son indépendance, et personne ne se doute encore que la vie de la famille Kuti

62 sera si intimement liée aux hauts et bas de la fédération aux 120 millions d’habitants. Encore moins que le chef de famille, celui qui se rebaptisera ultérieurement l’homme qui porte la mort dans son carquois, épousera quelques années plus tard, en une seule noce ghanéenne, quelques 27 épouses. Vivant entre Londres et Lagos, les Kuti incarnent alors la nouvelle modernité africaine. L’avenir de l’Afrique apparaît radieux. Avec l’explosion de la guerre du Biafra en 1967, ce rêve commence à voler en éclats. Et alors que Fela, de retour de sa tournée initiatique auprès des Black Panthers américains, entame sa mutation musicale qui le fera passer d’ambianceur highlife Koola Lobitos au statut de prophète afrobeat de l’Africa 70, Femi commence à ouvrir les yeux et les oreilles. Durant les années 70, le jeune homme vit l’histoire du Nigeria en direct, par l’entremise des brûlots de plus en plus révolutionnaires interprétés par son père. Lorsqu’en 1977, la soldatesque nigériane s’attaque violemment à la République de Kalakuta, le phalanstère d’Ikeja où vit le clan Kuti, l’adolescent troque la nonchalance enfumée pour entamer son propre combat idéologique et créatif. Pas évident de s’assumer lorsqu’on vit dans l’ombre d’un tel personnage. D’autant que Fela fait sans doute encore moins de cadeaux à son fils qu’à sa troupe de musiciens. Femi s’accroche, entame une carrière de saxophoniste autodidacte et s’enfonce, de moins en moins timide mais de plus en plus convaincu de sa destinée, dans les longues nuits de l’Afrika Shrine où prêche son paternel. Avec le début des années 80, terrible période qui verra Fela multiplier les séjours en prison et le pays s’enfoncer dans la dictature militaire, Femi s’affirme comme nouveau chef de clan. Et comme musicien. Pour devenir finalement le second saxophone de l’Egypt 80. Là, entre les nuits sans sommeil et les jours sans soleil, sur fond de successions de coups d’état, Femi s’impose, jusqu’à finalement prendre en 1986 la tête de son propre groupe : les Positive Force. Et créer sa propre soirée au Shrine : les Sunday Jump. Face à l’un des publics les plus chauds du monde, Femi impose sa réputation de showman. Le Nigeria qui désespère de renouer avec la stabilité, adopte ce nouveau porte-parole qui commence à tourner dans tout le pays.

1991 : Femi Kuti joue en France au New Morning. La planète « world music » découvre un Africain fin de siècle. Un homme à l’aise entre la culture du Nord et celle du Sud, moins porté sur les diatribes anti-occidentales chères à son père mais tout aussi panafricain. Et plus que jamais engagé contre les maux qui continuent à plomber le continent : la corruption, les déchirements inter- ethniques, la cupidité, la bigoterie. L’Amérique, par l’entremise du label Tabu, sous-division de Motown, signe Femi. En 1995, lorsque sort Wonder Wonder -

63 premier signe du revival afrobeat qui s’apprête à envahir les dancefloors internationaux - supervisé par Timmy Regisford, le nouveau clan Kuti est définitivement rodé. Autour du chanteur, trois danseuses : sa femme Funke et ses soeurs Yeni et Sola. Le 2 août 1997 : Fela meurt du SIDA. Le long de la highway qui relie le Lagos insulaire aux faubourgs populeux du continent, plus d’un million de personnes regardent défiler le catafalque du Black President. Une boucle se ferme. Une autre s’ouvre avec la sortie de Shoki Shoki en 1998. Femi, désormais signé chez Barclay- Universal y impose son prénom. Et son style. S’il fait de l’afrobeat, il l’interprète désormais, pleinement, à sa manière. Le verbe fait mouche, la musique se fait sans frontières, du dub à la house, à l’occasion d’un album de remixes dancefloor signés par les pointures du revival afro qui souffle sur les clubs occidentaux : Joe Claussell, Kerry Chandler, Masters At Work. Sur scène, Femi électrise les festivals européens. A Lagos, il exorcise le signe indien de 1997 en organisant l’automne 1998 un festival marquant le premier anniversaire du décès de son père. Femi est désormais plus qu’un chanteur. Il est l’ambassadeur du nouveau Nigeria. Haut-parleur de la nouvelle société civile qui s’apprête à voter librement, pour la première fois depuis 16 ans, Femi crée sa propre association : le MAAS, (Movement Against Second Slavery), vise à contribuer au réveil de la population africaine afin qu’elle trouve elle-même les solutions à ses problèmes. L’organisation, qui bénéficie d’un site Web, reprend les bases du combat initié quelques années plus tôt par le MOP (Movement of The People) créé par Fela : « Avec notre culture de plusieurs millions d’années, nous devons maintenant réfléchir. L’Afrique n’a pratiquement contribué à rien en ce monde. Elle doit enfin croire en elle- même, en sa propre technologie, médecine, culture, afin d’améliorer la société. » Le 31 janvier 1999 : après un ultime Sunday Jump, l’Afrikan Shrine ferme définitivement ses portes. Olusegun Obasanjo, qui avait supervisé la descente de 1977 sur Kalakuta, est investi Président de la Fédération nigériane. Alors que le pays redécouvre la liberté d’expression sur fond de montée, parfois violente, des revendications régionales, Femi s’embarque dans une tournée au long cours qui l’amène à resserrer les liens avec la communauté afro-américaine. Le monde hip- hop, qui redécouvre la discographie de son père, adoube le musicien. Femi participe à l’album du rappeur Common (Like Water And Chocolate) avant de planter son sax sur celui du français Rachid Taha (Medina). Le 13 octobre 2000, entre deux sessions pour son nouvel album qu’il enregistre aux studios Zarma à Paris, Femi dévoile une nouvelle facette à la presse occidentale, venue le rejoindre à Lagos : celui d’entrepreneur qui prend aussi des risques financiers. Un nouveau club Afrikan Shrine est inauguré ce jour-là

64 sous la pleine lune. Femi y chauffe quelques uns de ses nouveaux morceaux et surtout accueille, en chef de file d’une génération qui a repris à son compte le moto paternel La musique est l’arme du futur, la nouvelle vague musicale de Lagos : Galala de Daddy Showkey, afro hip-hop des Remedies, le nouvel Afrikan Shrine devient le rendez-vous obligé de tous ceux qui se battent pour l’avancée de la nouvelle démocratie au Nigeria. L’ébauche d’un club que Femi espère bien, un jour, voir autant rayonner que l’Appolo Theatre d’Harlem. Alors que le pays s’enfonce dans un nouveau cycle d’émeutes inter-ethniques, Femi s’envole pour Rio, où il participe à un festival aux côtés de D’angelo. La fin de siècle le voit repasser par Lagos avant qu’il ne redescende sur la France pour boucler l’enregistrement de son nouveau disque. Octobre 2001 : Homme de toutes les latitudes, mais d’une seule attitude, Femi attaque le second millénaire sur tous les fronts : humanitaire, politique, créatif. Alors que Londres inaugure des soirées baptisées tout simplement Shrine, on l’entend au club parisien, le Queen, boeufer avec le DJ, Derrick Carter. On le croise à la Fnac, dans le cadre de l’inauguration d’une exposition itinérante dédiée à son père, puis au Festival Banlieue Bleue de St Denis. On le retrouve en juin à Lagos, à l’occasion d’un bref passage à domicile. On l’entr’aperçoit en juillet aux Etats Unis pour une nouvelle tournée. On le voit, auprès de Maci Gray et des Roots dans le cadre de l’enregistrement d’un album de reprises de Fela initié par l’association Red Hot, engagé dans la lutte contre la pandémie du sida. On le piste jusqu’à Cuba, où il met en boîte le clip de son nouveau single - Fight To Win - sous la direction du photographe Thierry Le Goues. On le saisit - une nouveauté - tirant sur les notes discordées d’un orgue et supervisant les cours de trompette de son fils. On l’aborde désormais, et plus que jamais, comme le chef du nouveau clan Kuti. « La mort d’un homme est la naissance d’un ancêtre » rappelle le proverbe yoruba. Et celle d’un héritier pourrait-on rajouter. Interlocuteur privilégié des journalistes africains dès lors qu’il s’agit de commenter les dernières nouvelles en provenance du Nigeria, Femi n’hésite pas pour autant à répondre vertement à la presse de Lagos qui estime, souvent à coups de gros titres racoleurs, qu’il ne consacre pas suffisamment de temps à son pays. Fight To Win, son nouvel album sorti fin 2001, une nouvelle fois produit par le français Sodi, est à ce propos la plus belle réponse que ce petit enfant des indépendances africaines pouvait donner à tous ceux qui désespéraient de le voir abandonner le combat pour l’Afrique. Alors que l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) entame sa mutation en Union Africaine, Fight To Win redessine la carte de l’afrobeat en tissant des connexions avec la scène hip-hop américaine mais aussi en se parant d’électronique. Le combat peut continuer : « Cela me prendra sans

65 doute toute ma vie pour voir mon rêve enfin exaucé : assister à la naissance de la Nouvelle Afrique. Mais si ce n’est pas moi, je transmettrai alors cette mission à mon fils. Et si ce n’est pas lui, ce sera alors son enfant. Les années à venir risquent d’être difficiles pour l’Afrique. Mais que voulez-vous que je fasse ? C’est mon pays. Mon continent. Et ce n’est pas à partir d’ici qu’on peut commencer à le changer. »

5.1.1 LA NBC CONTRE FEMI KUTI

« Il est plus difficile aujourd’hui de parler de sexe ou de religion que de politique. La religion est aujourd’hui si présente dans les affaires de la nation que l’on ne peut plus rien faire sans elle. Si vous êtes contre un des corps religieux, qu’il s’agisse de l’Islam ou du Christianisme, vous êtes automatiquement considéré comme un paria. Comme je les ai toujours critiqués, à l’image de ce que faisait mon père, j’ai pu voir les problèmes auxquels j’ai été depuis confronté. A la fin du régime militaire, il y avait une église pas très loin du Shrine où l’on disait que notre club devait brûler. On y disait que Femi avait une influence néfaste sur la jeunesse. Jusqu’au jour où l’on vint me réveiller à trois heures du matin pour un début d’incendie au Shrine. Ils ont dit que c’était dû à un problème électrique mais ça m’a vraiment rendu parano. Et depuis, je suis sur mes gardes. » Femi Kuti

Au début des années 90, deux artistes ont été censurés par le gouvernement Babangida pour des questions d’atteinte à la moralité nationale. Comme le rappelle Obafemi Lasode dans son livre “Television Broadcasting, The Nigerian Experience, 1959-1992“ (Caltop Publications Limited), « en 1990, le clip Choices, duo entre King Sunny Ade et la chanteuse Onyeka Onwenu, est censuré par la Nigerian Television Authority et ce en raison, semble-t-il, d’avoir encouragé les relations sexuelles avant le mariage. Bien que les producteurs aient tenté d’aborder la question du planning familial dans leur vidéo, la NTA estima qu’en dépit de son aspect éducatif, le casting des intervenants utilisé pour ce clip faisait preuve d’irresponsabilité. »

A la même époque, le morceau “Big Bottom“ de Charlie Boy Oputa est identiquement censuré.

66 Charlie Boy : « Ce n’était pas une chanson originale mais une version adaptée d’un morceau dont je ne me souviens plus d’ailleurs l’interprète. Je l’avais entendue à New York et j’avais envie de la refaire à ma façon parce que je l’aimais tout simplement et qu’elle avait un énorme potentiel. Je n’ai rien gagné dessus mais elle plaisait aux gens, c’est indubitable. Les Africains aiment les gros derrières, les femmes avec des formes, et pourtant, c’est devenu un problème. On a commencé à me demander pourquoi je parlais de ça. Les journaux, la T.V., tout le monde me tirait dessus en disant que j’essayais de corrompre la jeunesse. Pourtant, je ne parlais même pas explicitement de sexe, je disais juste que les hommes aiment les femmes avec des grosses poitrines et un gros cul. Moi aussi d’ailleurs. »

En 1998, l’affaire Bang Bang Bang prend Femi Kuti par surprise.

Femi Kuti : « Cette interdiction m’a profondément choqué. Selon le gouvernement militaire de l’époque, on l’avait interdit parce que c’était trop sexuel pour passer à la radio. Pourtant, à la même époque, les radios passaient des morceaux pires que ça, en premier lieu du rap américain où l’on n’arrêtait pas de se traiter de bitch et de motherfucker. Pareil à la télé. Elles étaient envahies de clips américains et européens avec plein de filles en maillot de bain. Je n’ai aucun problème personnel avec ça, mais je me demande pourquoi si on censure Bang Bang Bang, on n’interdit pas alors toutes ces musiques ? Lorsqu’un gouvernement civil a été élu, ils ont insisté pour que cette interdiction demeure. En plus, le gars de la NBC qui a pris cette décision était un ami personnel ! Et lorsque je lui ai demandé pourquoi il faisait cela, il m’a expliqué que la charité commençait par soi-même. Donc l’interdiction a été maintenue, et pendant ce temps ils jouaient Let’s Talk About Sex Baby. On le passait dans tout le pays ! En fait, je pense que, comme ils ne pouvaient pas interdire Sorry Sorry ou les chansons les plus politiques de l’album Shoki Shoki, ils avaient donc décidé d’interdire ce morceau, histoire de me mettre la pression. Depuis, j’ai d’ailleurs noté que beaucoup de choses - et pas seulement liées à cette interdiction de morceau - ont changé à mon égard. A l’Ambassade des Etats Unis par exemple. Quand je viens pour déposer une demande de visa, ils me rétorquent qu’ils ne me connaissent pas. Récemment, en tournée, la BBC m’a demandé si tout cela n’était pas finalement politique. Ce qui est sûr c’est que je n’ai pas l’intention de me taire. Mes paroles sont politiques et je continuerai à me battre contre ce que Fela a combattu. Je reste une menace pour tous les régimes corrompus qui ne feront pas ce que les gens attendent d’eux. Oui, il y a sans doute des personnes qui

67 n’aiment pas mes idées, qui n’apprécient pas ce que je dis, et je pense que c’est à cause de cela que j’ai des problèmes. Reste que comparé à ce qu’a vécu mon père, qui s’est battu pour des causes qu’aucun autre musicien africain n’a osé embrasser, c’est bien peu de choses. »

Charlie Boy : « Si Femi vivait ici 24/24 heures et 365 jours par an, je suis sûr qu’ils trouveraient d’autres manières de lui mettre la pression. Dans ce contexte, je comprends aussi pourquoi certains de mes collègues ne veulent pas trop jouer les empêcheurs de danser en rond. »

Femi Kuti : « Il y a eu beaucoup de papiers négatifs depuis que le nouveau Shrine a été ouvert. On a dit que c’était un repaire de voleurs, qu’on y pratiquait le vaudou. Plus récemment, on a même utilisé des gars pour qu’ils viennent y planquer des flingues. C’était juste au moment où Bola Tinubu, le Gouverneur de l’Etat de Lagos, avait acquis de nouvelles armes pour la police. J’étais aux Etats Unis, mais par chance, un des jeunes qui garde le Shrine a été suffisamment futé pour les trouver : neuf carabines et un sac de balles. Les jeunes les ont déposés en dehors du club juste avant que la police ne fasse une descente et se retrouve gros-jean. Cela n’a pas empêché les journaux de raconter qu’on avait trouvé des armes dans le Shrine de Femi. »

Politique mais aussi entrepreneur, Femi Kuti reste l’un des artistes les plus “vulnérables“ du Nigeria. De par l’héritage qu’il représente, il est une cible par excellence. Dans le climat d’actuelle politisation et d’instrumentalisation de la religion (comme nous le verrons dans le chapitre suivant consacré aux effets de la charia sur les musiciens haoussa), le chanteur a pu très bien être la victime, dans le cas de l’affaire Bang Bang Bang, d’une vengeance indirectement orchestrée par une église. Et plus récemment, dans le contexte de pression immobilière que vit Lagos, de “sabotages“ visant à fermer son Shrine afin qu’il soit éventuellement remplacé par une “affaire“ religieuse.

Obafemi Lasode : « Les églises font beaucoup d’argent. Si vous zappez sur les chaînes T.V. nigérianes, vous constaterez que la plupart des publicités sont financées par des églises. La religion est en train de prendre le contrôle du pays. »

68 Jahman Oladejo Anikulapo : « Je pense que l’acte de censure dont a été victime le morceau de Femi vient d’un excès de zèle commis par la NBC. Un jour, un de ses employés s’est réveillé en se disant que cette chanson était dépravée. Sans doute aussi quelqu’un cherchait à punir Femi en tant que fils de Fela. Peut-être même quelqu’un proche du pouvoir. Vous savez, les églises n’aimaient pas Fela et vu le poids qu’elles prennent aujourd’hui dans notre quotidien, les campagnes qu’elles initient tant contre le sexe, le vaudou ou les soi-disant danses du diable, il peut y avoir effectivement un rapport de cause à effet. Vous ne pouvez pas imaginer le pouvoir des églises au Nigeria. Dans notre édition de samedi dernier, par exemple, nous avons publié un article au sujet de certaines églises qui détruisent les temples vaudou et pillent leurs objets afin de les vendre à l’étranger, tout cela, disent-elles, au nom de Dieu. Ils disent que ces temples vont à l’encontre du christianisme alors que c’est juste du pillage ! Un autre cas dont nous avons parlé récemment est celui d’un prêtre réputé de l’église anglicane du Nigeria, un haut responsable, et cet homme disait que c’est l’organisation du Festac qui avait commencé à plonger le Nigeria dans la guerre. Qu’avec le Festac, les diables et les démons étaient arrivés au Nigeria. »

Politique ou religion, aujourd’hui encore, le monde des radios privées se demande quelle mouche a piqué la NBC.

Jacob Akinyemi Johnson, Rhythm FM : « Lorsque la NBC a interdit de diffusion Bang Bang Bang, nous leur avons rétorqué que nous ne voyions rien d’inconvenant dans ce morceau. Je pensais qu’ils auraient pu tout simplement nous demander d’éditer le morceau, mais en fait, ils n’ont rien voulu entendre. Ils se sont juste contentés de lui coller une interdiction de diffusion pour des raisons floues. Mais c’est comme ça. La NBC est notre organisme régulateur. Elle édicte le code de diffusion, et cela lui arrive régulièrement de nous écrire dès lors qu’elle pense que nous avons fait quelque chose de préjudiciable. Et comme elle a la législation fédérale avec elle, tout comme le pouvoir de sortir son artillerie contre toute station qui contrevient à sa régulation, nous sommes dans une situation où nous sommes obligés, dans la mesure de nos possibilités, de jongler avec les cas qu’elle conteste plutôt que de les attaquer directement de front et nous opposer à ses décisions. »

Un spécialiste étranger de l’audiovisuel nigérian : « Je pense que dans le cas de Bang Bang Bang, la National Broadcasting Commission n’y est pour rien directement. Il faut les comprendre. Ils sont assaillis

69 et harcelés eux-mêmes par des organisations religieuses qui leur demandent d’intervenir pour censurer telle ou telle chanson qui va à l’encontre de la morale. Et l’administration Obasanjo, qui ne veut surtout pas faire de vague dès lors qu’il s’agit de religion - regardez le temps mis pour condamner l’instauration de la charia - préfère lâcher du lest à ces organisations plutôt que de s’impliquer dans la défense de quelqu’un de contesté et de créer une nouvelle crise religieuse. »

Jahman Oladejo Anikulapo : «La société africaine est très codée. Il y a des choses que vous ne pouvez pas faire car cela va à l’encontre des normes en vigueur dans la société. Si vous franchissez certaines lignes, on ne dira pas que vous êtes un rebelle ou un anticonformiste, vous serez tout simplement un paria qu’on ne cessera de stigmatiser. En tant qu'artiste, vous devez donc tenir compte de ces mêmes restrictions. Elles n’ont rien de fixées ou d’écrites, mais elles sont bien présentes. La NBC est une organisation qui est toujours prise en tenaille entre la psyché de l’époque militaire et celle de la démocratie. Et on retrouve aussi la même chose à la NTA, la presse et tous les autres médias. Par exemple, moi, ici, au Guardian, je ne peux me permettre de publier certaines photos, parce qu’elles vont à l’encontre des normes en vigueur dans notre société, mais aussi du fait que nous sommes toujours dans une époque de transition, une période où l’on sort du régime militaire. Car la psyché militaire reste toujours présente. Avant que je n’écrive un article, je dois toujours y penser deux fois. Franchement, je souhaiterais tant m’affranchir de cet état d’esprit, mais il est toujours au plus profond de moi. Et cela prendra du temps avant qu’on ne s’en débarrasse définitivement. Donc, plus globalement, si vous contemplez la société nigériane, vous allez vous apercevoir que beaucoup de gens sont toujours dans cet état d’esprit. »

Jacob Akinyemi-Johson : « Lors de toutes les réunions que j’ai eues avec la NBC, ils se référaient toujours à la notion de culture africaine. Tout comme ils parlaient aussi de la religion. »

Kenny Ogungbe : « C’est une affaire de moralité. De moralité africaine. Une moralité africaine bien ancrée au fond de nous et qui est complètement différente de celle en vigueur chez nos frères américains. »

70 Kunle Tejuoso : « Ce serait très bien s’il y avait une vraie volonté de moraliser la société, mais est- ce qu’il y a de la sincérité dans les discours que l’on entend ? Parfois, c’est vrai, il vous faut un électrochoc, une sorte de révolution culturelle. Mais est-ce que c’est pratiqué sincèrement au Nigeria ? Pour moi, la manière dont cela fonctionne ici, ça a plus à voir avec le fait que certains veulent étendre leur emprise sur l’esprit du peuple nigérian. Ce qui affecte non seulement la liberté culturelle mais place tout le monde sur le fil du rasoir. »

Charlie Boy Oputa : « La religion, c’est du business, c’est tout ce que c’est. C’est juste une histoire de domination. La nouvelle vague des églises pentecôtistes qui envahissent notre pays, se contente juste de jouer sur le désespoir et l’impuissance de notre peuple. Je comprends pourquoi la plupart des Nigérians s’enferrent dans cette merde, moi- même je crois dans un être suprême, mais, en revanche, je n’ai pas besoin de me balader en permanence avec une bible ou d’aller à l’église tous les dimanches pour me convaincre que je suis un bon chrétien. Pour moi, ça a d’abord à voir avec les relations que vous tissez avec les autres et le principe d’aider son prochain. Je pense que la plupart des gens qui créent aujourd’hui des églises et de nouvelles congrégations ne sont même pas des bons Chrétiens. Vous avez tellement d’églises ici, et en même temps, tellement de sales choses. Les gens commettent ici des trucs tellement diaboliques à cause de la religion que je pense vraiment que c’est du pur business monté par des personnes qui veulent capitaliser sur la pauvreté, la frustration et le désespoir. »

71 6. Gangsta-Rap/Makossa : LA MORALE CONTRE LES « MUSIQUES DU DIABLE »

« Le gangsta-rap ne te fera jamais de bien. Le gansta-rap ne t’aidera jamais. Le gangsta-rap, c’est le Diable et je veux te dire mon point de vue en tant qu’homme de Dieu : tu dois renaître, tu dois te libérer, tu dois te libérer du gangstérisme. Le Diable essaie de t’avoir mais Dieu t’aime. Donc tu dois t’affranchir du gangstérisme et faire quelque chose pour Dieu. » FFD, Bless Sound Records, producteur de rap gospel

Depuis l’affaire Bang Bang Bang, il est incontestable qu’un pernicieux et inquiétant vent de salubrité publique souffle sur la culture nigériane. Celui-ci affecte d’ailleurs les deux principaux secteurs culturels du pays : non seulement la musique, mais aussi la home-video, ces films locaux nigérians (quelques 600 par an mêlant histoires de juju, de gangsters, de combat du bien contre le mal !) tournés en vidéo et directement diffusés dans les principaux centres commerciaux de la fédération nigeriane sous forme de video K7. Lors de notre visite, plusieurs productions (Outkast, Night Out) où des actrices se montraient en tenue légère étaient ainsi ouvertement critiquées par certaines églises pentecôtistes.

Shan George, actrice d’Outkast : « Pourquoi je devrais être censurée ? Je suis une artiste après tout. Pourquoi veulent- ils cela ? Regardez Femi Anikulapo Kuti lorsqu’ils ont interdit son Bang Bang Bang, ça ne l’a pas empêché de recevoir un Kora pour le même morceau. Au nom de Dieu, je pense que les Nigérians devraient être plus larges d’esprit. Ils ont une mentalité trop étriquée. Ils ne veulent pas en fait que vous réussissiez. Est-ce que ce n’est pas le même Bang Bang Bang que l’on a interdit au Nigeria qui a permis à Femi de devenir aujourd’hui un musicien reconnu internationalement ? »

Jusqu’alors ouvertes - tant par rentabilité économique (aucun versement de royalties) que par volonté de coller à la nouvelle génération urbaine - à tous les courants du rap américain - du R&B de R Kelly au gangsta-rap de 2 Pac Shakur - les FM privées nigérianes ont depuis nettoyé leur programmation alors que les

72 radios d’état ont tout bonnement interdit cette musique comme témoigne cette dépêche de la South African Press Agency (SAPA) du 5 décembre 2001 :

Le mauvais rap nigérian « Après que les conservateurs chrétiens et musulmans l’ont considéré comme une musique immorale, la radio nationale nigériane a interdit la programmation de rap sur ses ondes. D’après une directive dont l’Agence France Presse s’est procurée une copie, la Federal Radio Corporation of Nigeria (FRCN) a averti ses programmateurs que le rap était désormais « interdit sur toutes les stations de la FRCN. » Selon le Civil Rights Congress, une association spécialisée dans la défense des libertés civiles : « cette directive, émise en octobre 2001, viole le droit des jeunes Nigérians à écouter les musiques de leurs choix. » « Etant donné, précise le Civil Rights Congress, qu’un nombre croissant de jeunes Nigérians apprécient le rap et voient chez les rappeurs de véritables héros modernes, cette interdiction affecte leurs droits fondamentaux. » Le rap est largement programmé sur les radios privées qui émettent à partir de Lagos mais est rarement entendu en dehors de cette ville, l’Etat conservant un quasi-monopole sur la diffusion nationale. »

Un étonnant paradoxe - la chaîne sud-africaine Channel O, qui a remplacé MTV chez le jeune public nigérian - programme de nombreux clips chauds, visibles juste dans les fast- food d’états touchés par la charia - justifié par un mot fourre- tout - la morale africaine - qui pousse même les programmateurs les plus ouvertement hip-hop de la F.M à s’autocensurer sous peine de subir les foudres de la NBC.

Jacob Akinyemi-Johnson : « Nous sommes plus concernés par les injures que par le message lui-même. On peut programmer du gangsta-rap tant qu’il n’y pas d’injures, sinon on joue la clean version. Et si nous sommes plus concernés par les jurons c’est parce que la NBC, notre corps régulateur, est très tatillonne à ce sujet. Il y a des disques qui ne sont pas clean, et donc, dans certains cas, ce que nous faisons, c’est d’aller en studio et de nettoyer nous-mêmes les morceaux. Il y en a beaucoup, par exemple des morceaux de DMX ou de Jah Rule si vous voyez ce que je veux dire, des morceaux d’Eminem aussi, oui, beaucoup de morceaux sont réédités dans nos studios. Il y a aussi des petits nouveaux dans le hip-hop nigérian, un jeune comme Coded par exemple, on a dû rééditer son morceau. Donc, effectivement, si vous voulez, on peut dire que c’est, heu, une forme d’autocensure. Il faut dire malheureusement qu’il y en a en haut qui ne semble pas avoir réalisé que le monde a changé. »

73 Jahman Oladejo Anikulapo : « La NBC est un chien de garde. La mesure “A ne pas diffuser“ continue à toucher certaines chansons. Si un artiste sort un disque, il doit d’abord l’envoyer à leur discothèque. Et s’ils trouvent quelque chose qui est moralement inacceptable, ils émettront un avis “ne pas diffuser“. Si une station de radio se fait repérer à force de passer des chansons immorales, c’est la radio elle-même qui sera interdite. Résultat : on en arrive au point ou une FM préfère jouer le même jeu que la NBC plutôt que de se retrouver interdite de diffusion. »

Outre le gangsta-rap, le makossa, qui eut un énorme succès en l’an 2000 avec le tube du camerounais Awilo « Comment tu t’appelles », slogan repris par toutes les prostituées du Nigeria, est aujourd’hui régulièrement pourfendu par certains prédicateurs qui n’hésitent pas à le décrire comme une véritable musique du diable.

FFD, producteur de rap gospel : « Lorsque le Christ m’est apparu, il m’a dirigé vers une église nommée Rock Christian Mission. Mais désormais, je suis dans une plus grande église, la Rhythm Gospel Church. Et je veux que le monde entier sache ceci : la musique, c’est le bien et le mal. Pourquoi c’est le bien et le mal ? Parce que Lucifer jouait de la musique au ciel avant que Dieu ne l’expulse sur Terre. Dieu l’a expulsé, et Dieu a alors demandé à quelqu’un d’autre de lui jouer de la musique. Il faut donc que vous sachiez que la musique que vous pratiquez, hé bien, elle peut être démoniaque ou divine. Par exemple, le makossa, cette manière d’ouvrir les jambes, et bien c’est terrible. Oui, il faut se méfier de tout cela. La Bible dit, il est venu, il a volé, et il a détruit. Le Diable est après nous, il cherche à nous défier. Et il s’immisce en nous par la musique parce qu’elle est le moyen le plus efficace pour nous pénétrer, donc cette danse du makossa, cette façon d’ouvrir ses jambes et ces autres choses, c’est le Diable. C’est maléfique. La musique ne devrait pas être quelque chose qui nous corrompt. »

Aj Dagga Tolla, journaliste, artiste de reggae “conscious“ : «L’influence des idées musulmanes dans l’industrie de la musique n’est pas aussi forte que celle du christianisme. C’est un aspect que l’on néglige dès que l’on aborde la question de savoir qui contrôle vraiment cette industrie. Et pourtant, c’est clair : les affairistes qui la tiennent ont tous une tendance à embrasser le christianisme. Il faut dire également que les forces vives de cette industrie vivent pour la plupart

74 dans le Sud du pays. Donc, pour revenir à cette question de la religion dans la musique, je pense que c’est une notion sur laquelle tout artiste contestataire doit avoir une position très ferme. Fela a ouvert la voie avec un morceau tel que Shuffering and Smiling, mais beaucoup de choses doivent encore être entreprises afin que nous aidions le peuple à clarifier le rôle que doit vraiment avoir la religion dans son quotidien. Il faudrait que nous, les artistes, réfléchissions tous ensemble à la manière dont nous pouvons nous affranchir de ces entraves conservatrices. »

Dans ce contexte de pression religieuse, même un artiste tel que Lagbaja! reconnaît avoir des problèmes de conscience dès lors qu’il s’agit d’aborder la question de la religion ou du sexe.

Lagbaja! : « C’est un sujet qui continue à me faire gamberger. Est-ce que je peux être absolument libre de dire ce que je veux en ce qui concerne la religion ou le sexe ? Je ne sais toujours pas. Lorsqu’on aborde la question de la religion ou des sujets d’ordre spirituel, spécialement ici en Afrique, les gens ont de très fortes convictions par rapport à ce qu’ils croient. Or je ne cherche pas à imposer mes croyances à quelqu’un d’autre tout comme j’accepte ce à quoi il croit. Il m’arrive donc, effectivement, de me censurer dès lors que j’aborde le sujet de la religion. Mais en même temps, il m’est arrivé plusieurs fois de dire ce que j’avais clairement en tête au sujet de la manière dont certains méprennent le peuple. Il y a des personnes qui se contentent juste de trouver un intérêt économique dans la religion et qui déçoivent le peuple qui les suit comme des illuminés en pensant qu’ils sont leur salut. Le salut n’a pas besoin d’intermédiaire, c’est une affaire entre vous et Dieu. C’est la même chose avec la charia, c’est une autre manipulation religieuse. Pourtant, en dépit du fait que je conçois que l’artiste devrait être libre de toute entrave, je suis toujours confronté à ces lignes de force qui me poussent à m’autocensurer. C’est un combat mental extrêmement difficile que de s’affranchir de ces notions. »

Daddy Showkey : « Si tu grandis dans un quartier comme Ajegunle - un quartier où il y a le crime - et que tu démarres comme un vrai bad boy, dans la rue, si tu vois ensuite tes amis mourir pendant que toi tu survis, hé bien, tu comprends Dieu. La musique, dans ce cas, c’est peu de chose. Je vais rarement à l’église mais je suis un homme religieux. Je suis catholique et je crois en Dieu. Je ne suis sans doute pas meilleur que mes amis qui ont disparu, mais je me dis que peut-être Dieu m’a élu pour une mission

75 spéciale et qu’un jour il fera appel à moi. Même si je sors un million de disques, il y aura donc toujours un ou deux morceaux où je rendrai grâce à Dieu. »

Jahman Oladejo Anikulapo : « Lorsque les gens commencent à croire aux miracles, c’est le signe que l’ordre social est en train de se disloquer. Cela veut dire que plus personne ne rêve, plus personne n’aspire au changement, plus personne n’imagine un futur pour son pays. »

Femi Kuti : « Je me demande souvent pourquoi je continue à rester au Nigeria. Lorsqu’ils ont écrit que j’étais devenu fou, je crois que j’ai atteint le sommet de cette interrogation. Je voulais vraiment me tirer d’ici, je pensais que vue que cette nation en était arrivée à ce point, il n’y avait plus aucune raison pour moi de rester ici. Mais ma mère m’a rétorqué que si j’écrivais un morceau tel que Blackman Know Yourself et que je croyais vraiment dans ce que je chante, il n’y avait aucune raison pour moi de fuir. Ce jour-là, ma mère m’a donc convaincu de rester et je pense que, depuis, j’ai changé mon opinion. Car je suis ce que je chante et je ne peux fuir les problèmes qui touchent ce pays, quelle que soit leur gravité. »

76 7. Chariaphrenia : HARCÈLEMENT, CENSURE ET VIOLENCE AU NORD-NIGERIA

« L'Islam a depuis interdit à ses femmes de s'adresser aux hommes en prenant une voix douce et tendre. Nos femmes osent chanter d'une façon mélodieuse qui ne fait que libérer des vagues de passion sexuelle. Jabir, relate le Saint Prophète, dit que les chants génèrent l'hypocrisie dans le cœur comme l'eau aide à faire pousser la récolte. Il n'y a pas de doute que la musique moderne a une forte tendance à susciter la passion sexuelle. Des chants accompagnés de musique sont des tremplins vers l'immoralité: un homme obéira à sa femme et désobeira à sa mère; il gardera ses amis autour de lui mais tiendra son père éloigné. Des filles chantantes et des instruments musicaux apparaîtront, les femmes seront ivres. La frivolité de la musique jette un sort hypocrite dans le cœur de l'auditeur et le - ou la - transporte du royaume de la réalité dans un monde imaginaire. Le Saint Prophère a encore dit que dans chaque cloche se cache un démon. Et de nouveau les Anges ne rentrent pas dans une maison où se trouve un instrument de musique. La musique et l'indulgence ont été décrites comme « fisq » : péché pur et simple selon la terminologie islamique. En fait, la musique et la danse se sont révélées être de grands stimulants de sexe charnel, un tremplin vers la fornication et l'adultère. C'est pourquoi, il est essentiel que tous les Musulmans, hommes et femmes, fassent attention de se corriger et d'éviter de s'y adonner. » Shun Music, extrait de « Who are the Sinful women, according to the Quran and Hadith » (transl. « Qui sont les femmes pécheresses, selon le Coran et l’hadith ») , ed. Islamic books, Illorin. Livre acheté sur le marché de Kano.

Le premier janvier 2000, le Gouverneur de Zamfara, Ahmad Sani Yeriman Bakura, introduisait la loi coranique - la charia - dans son état. La loi divine qui ne régissait depuis l’indépendance du Nigeria que les affaires civiles (divorce, successions, querelles...) d’une région peuplée par les haoussa/fulani et musulmane à plus de 90% (à l’exception de la capitale commerciale du Nord, Kano et de son pendant administratif Kaduna, comptant une forte minorité de Chrétiens issus du sud de la fédération), a été ensuite instaurée dans les autres 11 états septentrionaux du

77 pays, malgré la réticence de certains gouverneurs locaux, membres du PDP, le parti au pouvoir. La politisation de la charia - objet d’un bras de fer entre l’administration Obasanjo soucieuse de préserver le caractère laïque de la fédération et des notables nordistes, fréquemment liés aux anciens dictateurs militaires issus du Nord, et utilisant celle-ci pour mettre Abuja sous pression - a allumé de graves crises inter-ethniques qui ont rebondi, dans une terrible théorie des dominos, sur l’ensemble du pays. Les deux plus sanglantes étant celle de Kaduna (au printemps 2000, plus de 3 000 personnes périssaient suite à une manifestation chrétienne organisée contre l’instauration de la charia) et de Jos. En septembre 2001, la capitale de l’Etat du Plateau, vers laquelle de nombreux non-houssa/fulani étaient descendus du Nord par peur des effets de la loi islamique sur leur communauté, était le théâtre d’une sanglante vendetta contre la population musulmane. Survenue en pleine crise du 11 septembre, les émeutes de Jos auraient officieusement fait plus de 3 000 morts. Des foyers récurrents de tension, tel que Kano, qui compte la plus grande communauté non- indigène essentiellement installée dans son Sabon Gari - une enclave du centre ville traditionnellement réservée aux populations yoruba, ibo et autres ethnies venues du Sud - ont été également touchés par plusieurs émeutes. La dernière en date, semble-t-il attisée par les bombardements américains sur l’Afghanistan, étant survenue en automne dernier : près de 300 personnes seraient mortes des suites d’une manifestation organisée par des groupes de Musulmans fondamentalistes. Si l’opinion occidentale s’est particulièrement focalisée sur le sort réservé aux femmes, et en premier lieu à Safya Husseini, condamnée - puis finalement acquittée en mars dernier - à mort par lapidation pour cause d’adultère, et, plus récemment, au cas d’Amina Lawal, des dizaines d’autres personnes ont malheureusement subi des sorts aussi iniques que barbares. Depuis la première condamnation en 2001 (Maniru Abdullahi, condamné dans l’Etat de Zamfara à 126 coups de fouets pour avoir transporté une femme musulmane sur son taxi-moto), 34 autres personnes ont été punies par les alkalis - les juges islamiques. Graves atteintes aux droits de l’homme, ces peines, qui sont allées de l’amputation aux coups de fouet, et ce pour des raisons aussi diverses qu’avoir bu de l’alcool, volé, joué, pratiqué la sodomie, avoir eu des actes contre nature avec un adolescent, ou avoir fait l’amour avec une folle, ont souvent atteint de tristes sommets surréalistes. Témoin le cas de Sule Sale, citoyen de l’Etat de Katsina, condamné en 2001 à 80 coups de fouets pour avoir volé trois paquets de cigarettes. La communauté chrétienne, à qui les gouverneurs de ces états avaient pourtant promis qu’ils ne seraient pas affectés par une loi touchant les Musulmans, a aussi,

78 dans de fréquents cas, été directement affectée par la charia. Si officiellement on ne compte qu’un cas, celui d’un commerçant ibo, Livinus Obi, condamné en 2001 dans l’Etat de Kano à 100 coups de fouets pour avoir consommé de l’alcool, les “non-indigènes“ continuent à être régulièrement harcelés par les hisbas et se plaignent régulièrement d’être désormais considérés comme des « citoyens de seconde zone. » Recrutés parmi le lumpen-prolétariat musulman, voire les voyous (yandaba) qui se chargent de vendre l’essence au noir dans une région où les pompes restent pour la plupart fermées, ces nouveaux suppléants de l’islam, chargés de veiller au strict respect de l’application de la charia, sont souvent instrumentalisés par certaines mosquées fondamentalistes. Ces dernières roulant elles-mêmes pour des parrains locaux, généralement liés à l’APP, le parti nordiste, en concurence avec certains gouverneurs locaux élus sur la liste PDP. Basée sur un séjour à Kano, capitale économique et historique du Nord-Nigeria, cette partie de notre enquête traite les cas de plusieurs artistes haoussa, pourtant favorables à la charia, ayant été directement victimes des hisbas dans cette région. Nous verrons par ailleurs comment la charia a contribué à dégrader la vie sociale - et musicale - du Sabon Gari de Kano, qui était encore connu en 1999 pour être l’un des hauts lieux des nuits nigérianes. Mais aussi comment, paradoxalement, le comité de censure installé dans l’Etat de Kano - le seul à avoir été créé par un état nigérian - se charge plutôt de protéger ce qui reste de vie artistique que réprimer celle-ci. Menés en haoussa, ces interviews ont été pour la plupart traduits en français avec l’aide d’étudiants francophones de l’Alliance Française de Kano.

7.1 LA MUSIQUE DU NORD

Moins ouvert aux influences occidentales que le Sud, le quotidien des habitants du Nord-Nigeria continue à être rythmé par la musique traditionnelle haoussa- fulani. D’inspiration sahelo-griotique, souvent réduits à leur plus simple expression (un chanteur lead, des percussionnistes choristes et parfois un joueur de goge - un violon monocorde), ces styles profondément marqués par la religion musulmane (Kalengu, Goge, Molo, Asharalle) n’ont que très rarement percés à l’étranger. A l’exception de la défunte star haoussa, le chanteur Muhamman Shata, dont la réputation rayonnait sur toute la sous-région sahélienne, la plupart des artistes haoussa jouissent aujourd’hui d’une réputation exclusivement communautaire. Jadis cantonnés à chanter pour les Emirs et chefs traditionnels haoussa/fulani, ces musiciens continuent à tirer exclusivement leurs ressources

79 des fêtes privées (les mariages en premier lieu) et publiques (cérémonies officielles) auxquelles ils sont conviés. Le spraying y est encore plus pratiqué que dans le Sud, et, dans cette région beaucoup plus sous-développée que la côte, il n’est pas rare que les artistes soient rémunérés en nature : voitures, voire maisons pour les hôtes les plus fortunés. Bétail, dans les plus modestes des réceptions. Profondément respectueux du Coran, dont ils n’hésitent pas à citer les sourates dans leurs chansons généralement improvisées suivant le statut social de leur hôte, ces chanteurs ne bénéficient pas, qui plus est, d’organisation syndicale structurée, à la différence de leurs collègues du Sud yoruba/ibo. Comme l’explique Obafemi Lasode, le président du PMAN, « le PMAN n’a pas vraiment séduit les musiciens haoussa du Nord. Nous avons des sections syndicales dans le Nord, mais ceux qui les dirigent ne sont pas nécessairement des nordistes. Il faut dire que là- bas, ils ne jouent pas spécialement dans les clubs mais essentiellement dans les fêtes privées. Et étant plus des figures de la vie sociale que des vrais professionnels de la musique, ces gens ne sont pas particulièrement inclinés à se syndiquer. » Une seule musique non-nigériane est profondément appréciée par les nordistes celle des films indiens de Bollywood qui constituaient l’essentiel de la programmation des rares cinémas du Nord avant que la charia ne soit instaurée. Il n’y a que dans les Sabon Gari des principales métropoles nordistes, où vivent donc les ethnies originaires du Sud, que l’on peut entendre les succès méridionaux, qu’il s’agisse du rap des Remedies aux derniers tubes highlife.

80 8. Les Hisbas contre les musiciens haoussa L’AFFAIRE ALHAJI SIRAJO MAI ASHARALLE (ETAT DE KATSINA)

«Vous savez, ces hisbas, ils se comportent un peu comme des miliciens. Ils disent, c’est la charia, c’est notre loi, et donc on doit l’appliquer. Outre les musiciens, ils chassent aussi les prostituées que l’on trouve dans les bordels et les motels. Mais en fait, ils ne savent pas vraiment ce qu’est réellement le Coran. S’ils agissent comme cela, c’est d’abord parce qu’ils pensent qu’ils ont le pouvoir de le faire. Normalement, lorsque vous arrêtez quelqu’un qui enfreint la charia, vous l’amenez à un tribunal islamique afin qu’il soit jugé. Vous passez devant l’alkali, et si le juge islamique vous estime coupable, on vous condamne en accord avec la loi. Mais ces hisbas, c’est comme s’ils faisaient leur propre loi, ils ne se préoccupent pas de la procédure juridique. Ils roulent pour d’autres personnes, des fondamentalistes fanatiques de la charia, et il leur arrive même de s’opposer au gouvernement de l’état. Par exemple, ici, dans l’Etat de Katsina, ou même dans celui voisin de Kano, vous avez des gouverneurs qui étaient très pondérés en ce qui concerne l’application de la charia. Hé bien, vous avez des gens qui n’ont cessé de les harceler afin que la charia soit instaurée totalement. » Bayo Ohu, correspondant du Guardian en 2001 dans l’Etat de Katsina

« Suite au retour progressif des tambours, de la danse, des chants et de la prostitution dans l'Etat de Katsina, les Musulmans en sont venus aux prières pour la sauvegarde du système légal de la charia, appliqué dans cette région contre les ennemis de la loi divine. L'Agence de Presse du Nigeria rapporte qu'une prière spéciale connue sous le nom de ‘Al Kunut’ est récitée par les croyants dans les mosquées, à travers tout l'état, pour supplier Allah de pourvoir à la bonne réussite du respect des lois de la charia. Pendant les prières, les Musulmans récitent ‘Al Kunut’ plusieurs fois, demandant à Allah de « renverser cette tendance inquiétante et qu'Il se charge des saboteurs de la religion d'Allah. » The Triumph, quotidien haoussa, 8 juillet 2001

81 Avec l’instauration de la charia, les cas d’atteinte aux droits de l’homme n’ont cessé de se multiplier dans le Nord-Nigeria. Alors que de nombreuses prostituées fuyaient de l’autre côté de la frontière - vers le Niger - ou descendaient vers la zone du plateau (Jos) voire Lagos (quartier d’Obalende), les musiciens haoussa ont commencé à être inquiétés par certains hisbas engagés par des mosquées fondamentalistes. Au printemps 2001, Alhadji Sirajo Mai Asharalle, musicien haoussa de Katsina, spécialisé dans les animations de mariages, est arrêté alors par un groupe local de hisbas (Rundunar Aldaci) alors qu’il se produisait dans une fête organisée hors de la métropole. Il passe sept jours en prison avant d’être finalement acquitté par l’alkali de la Sharia-Court locale. Bayo Ohu, correspondant local du Guardian, répercute l’affaire au niveau national.

Bayo Ohu, The Guardian : « Cet homme est un musicien très populaire à Katsina tout autant que dans les autres états du Nord-Nigeria. A l’origine de ses problèmes, il y a la charia. Il y avait des fondamentalistes qui pensaient que la charia interdisait la musique tout comme ces interprètes d’éloges qui se produisent pour de l’argent. Jusqu’alors, le groupe de Asharalle allait et venait et se produisait uniquement dans les fêtes privées afin de récolter de l’argent : mariages, crémaillères, et même parfois les bordels. Des gens très riches l’invitaient aussi. En tout cas, lorsque la charia fut instaurée à Katsina, certains lettrés commencèrent à dire que la charia interdisait la musique et les chansons, sauf que Asharalle ne savait pas que la loi islamique interdisait de telles pratiques. Il continua donc à se produire jusqu’au jour où il fut arrêté et ligoté par des hisbas chargés de superviser l’instauration de la charia. Sauf qu’on ne le conduisit pas devant un tribunal islamique. Son groupe et d’autres collègues musiciens commencèrent à se battre et à s’organiser. Ils créèrent une forme d’association et ils rentrèrent en contact avec nous, les journalistes, après avoir sorti un communiqué dans lequel ils critiquaient le gouvernement de Katsina en expliquant que la charia n’interdisait pas de chanter. Car après tout, ils chantent même en Arabie Saoudite, non ? Ils chantent même dans les autres pays islamiques ? Alors pourquoi la charia nigériane interdirait- t'elle la musique ? Asharalle fut détenu quelques jours jusqu’à ce que la pression populaire les pousse à le libérer. Je crois même que le gouverneur de l’état est intervenu. En tout cas, depuis, Asharalle a recommencé à chanter et même la commission chargée de superviser l’instauration de la charia dans l’Etat de Katsina a organisé une conférence de presse afin de dire clairement que la loi islamique n’interdisait pas la chanson. »

82 Alhaji Sirajo Mai Asharalle, chanteur : « Honnêtement parlant, cette situation m’a beaucoup peiné. Pourquoi on m’a fait ca ? Je dirais que c’est dû à un excès de jalousie. Et à l’argent que je gagne. Ils se demandent, comment se fait-il qu’un simple chanteur puisse acheter des voitures, des maisons. Pourtant, ce qui fait avancer et reconnaître notre culture, ce sont bien les chanteurs et les griots. Heureusement que le Tout-Puissant est derrière ceux qui apportent la vérité : le complot de ces hisbas s’est avéré sans succès. Les hisbas de Katsina ne travaillent pas pour le bien de la population, ils la terrorisent. Et ce sont les pauvres, les déshérités, qui en souffrent le plus. Rendez-vous compte, pour se venger de ma libération, durant 17 jours, ces gens ont placardé des affiches qui me condamnaient à mort dans toutes les villes de l’état. Mais Dieu m’a sauvé. Le gouvernement s’est rendu compte que si ça continuait, les conséquences seraient graves. Car j’ai eu mon histoire dans un local government de Katsina. Mais à Katsina même, la où j’habite, le gouverneur est équitable. Il me respecte. Je le respecte. Voilà pourquoi ces hisbas ne sont même pas reconnus par le Gouverneur de Katsina. »

Quotidien This Day, numéro spécial - l’Etat des états, 8 juin 2002 : « La question qui influencera le plus les votes en 2003 dans l’Etat de Katsina est celle de la charia. Les ulemas de l’Etat sont contre le Gouverneur Yar’adua pour son support mitigé à l’instauration de la charia tout comme son soutien sans faille au Président Obasanjo. »

Bayo Ohu : « Il est du PDP, c’est un libéral qui croit à l’équité de la loi. Pour lui, la charia ne sous-entend pas qu’il faut harceler le peuple. Mais nous avons des lettrés qui veulent une charia radicale, sans concessions. Je veux dire que si vous faites quelque chose contre leurs principes, ils interviennent. Ils estiment que le Gouverneur de l’Etat est trop mou, ils pensent même que ce dernier n’est pas habilité en matière de charia, donc, en représailles, ils harcèlent des gens tels que les musiciens. C’est ce qui me fait penser que cette histoire de charia n’a pas seulement à voir avec la jalousie. C’est aussi politique. »

Alhaji Sirajo Mai Asharalle : « La politique n’a rien à faire avec la charia. Et la charia n’a rien à faire avec la politique si tu es un vrai musulman. C’est quand tu mélanges les deux que les choses se gâtent. Or comme l’a dit le Chef de l’Etat, Olusegun Obasanjo, la charia

83 nigériane est politique. Raison pour laquelle il y a des escroqueries. Tout Musulman a la charia comme guide. Je suis né dans cette culture. J’ai grandi dedans et jamais je ne me passerai de ça. Tout Musulman qui connaît les piliers de la sagesse islamique ne peut jamais abandonner cette voie. D’ailleurs, nous-mêmes chantons les sourates du Coran dans nos chansons. Même les marabouts respectent ceux qui sont nés artistes. Ils savent que c’est l’inspiration divine. Si ces hisbas voulaient vraiment une vrai charia, alors il y a des choses plus coriaces auxquelles ils devraient s’attaquer plutôt qu’aux chanteurs. Des gens m’ont soutenu durant mon procès. Mais ce sont des amis, une association d’amis, pas un vrai syndicat. Créer un vrai syndicat, si cela était possible, ce serait la meilleure solution. Cela permettrait aux local governors de se rendre compte de notre existence. Mais nous, haoussa, vivons dans le mépris des uns et des autres. Nous ne défendons pas notre culture. Les yoruba et ibo, eux, ils défendent notre culture. Ils l’exportent. Nous, nous n’avons jamais été capables de nous produire dans le monde. Regardez Obasanjo. Partout où il va dans le monde, il se produit toujours avec un chanteur yoruba, mais jamais un chanteur haoussa. Ici, beaucoup de choses doivent changer. »

84 9. Sani Dan Indo, Haladji Waba Yarim Asharalle (ETAT DE KANO)

« Je suis un Musulman. Je veux la charia. Mais la charia est hautement politique. Elle n’est pas instaurée avec la foi qu’elle nécessiterait. Et ce n’est pas ceux qui ont instauré la loi qui auront des problèmes. Ce sera ceux qui auront affaire aux yandaba (voyous locaux) et almajirai (mendiants musulmans) qu’on aura chargés de superviser l’application de la loi. Au nom de la charia, ces gens commenceront à molester les gens. Ce qui annonce beaucoup de problèmes. Car les confréries sont aussi utilisées politiquement. Chaque confrérie a son public, son parrain. Quand un enfant arrive en ville, il va chez le malam qui lui apprend le Coran. Et le malam, dont la mosquée est financée par un parrain politique, intègre le garçon dans son système. Et le garçon lui appartient. Ce garçon devient alors un nouveau messager chargé de répandre son discours. Ce garçon devient une nouvelle arme. Or, il y a des milliers de ces garçons dans les rues de Kano tout comme il y a ici des milliers de mosquées. » Yusuf Ozi Usman, correspondant du quotidien The Comet à Kano (interview réalisé en octobre 2000, deux mois avant l’instauration de la charia dans l’état)

Kano, dans l’Etat voisin de Katsina, n’a pas non plus été épargnée par cette vague de répression visant les musiciens, et cela dans un même contexte de religion politisée, de luttes intestines pour le pouvoir, tout comme d’instrumentalisation des hisbas. Haladji Waba Yarim Asharalle, ancien du groupe de Sirajo Mai Asharalle, aujourd’hui à son compte dans l’état :

« Je ne fais que de la musique pour les femmes. Je suis juste un musicien haoussa tout ce qu’il y a de plus normal. Généralement, je me produis durant les mariages, mais ça m’est aussi arrivé d’avoir été invité pour des occasions officielles et des cérémonies telles que par exemple l’inauguration d’une école. En tout cas, ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’il y a des gens qui dérangent ma profession. Nous

85 sommes beaucoup moins heureux avec la charia. A Kano, vous avez trois types de public : les pauvres, ceux qui ont de l’argent, et ceux qui ont de l’argent et des relations. Ceux qui ont de l’argent, ils peuvent toujours louer de grands lieux et inviter les musiciens à se produire. Les puissants, pareils. Même dans la vieille ville personne ne viendra les harceler ou leur parler. Mais les pauvres, les gens de la rue, ils ne peuvent plus faire ça. En conséquence, j’ai perdu un tiers de mes clients à cause de cette situation. Les fêtes qu’ils organisaient devant leur maison ne peuvent plus se dérouler. Maintenant, vous pouvez inviter des musiciens seulement si vous êtes riches et si vous avez des relations. Je me suis fait trop harceler par les hisbas. Je me suis même battu avec certains d’entre eux car ils estimaient que je n’avais pas le droit de me produire dans certains endroits. Un jour, on m’a même sérieusement molesté avant de casser tout mon équipement de sonorisation, je veux dire les haut-parleurs et tout le reste. Car il y a un problème : il y a certains hisbas qui ne comprennent rien à la religion. Pour moi, la charia, ça devrait permettre d’arrêter la corruption, de stopper la prostitution tout comme l’homosexualité. Mais ces gars-là, leur but est juste de vous prendre de l’argent en vous mettant la pression. Ils sont là, assis dans un coin, ne faisant rien, et ils attendent juste l’opportunité d’intervenir. Je dis que c’est une sorte de revanche sociale. Ils pensent sans doute que la musique génère beaucoup d’argent et donc, depuis que la charia a été instaurée, la haine n’a cessé de grimper entre ces gens et nous les musiciens. Voilà pourquoi aujourd’hui, je préfère principalement me produire dans le Sud, même si, en bas, ce n’est pas paisible et qu’il y a de l’insécurité. En tout cas, je ne m’arrêterai jamais de chanter, quoiqu’ils disent ou qu’ils fassent, car je sais que mes chansons sont bonnes pour mon peuple. »

Bayo Ohu, The Guardian : « Le gouverneur de Kano, Kwankwazo, il est du PDP. Et comme à Katsina, on lui a forcé la main pour qu’il instaure la charia. Vous savez, vous avez ici des politiciens qui sont de drôles de personnages. Ils peuvent très bien employer cette question de la charia afin d’envoyer des hisbas punir des opposants. C’est très facile de faire cela, surtout sur Kano. Tout peut arriver dans cette ville, il y règne un climat très volatile. Ces gens, en un rien de temps, ils peuvent décider de réagir et avant même que vous ne vous en aperceviez, il se sera passé quelque chose. Il y a tellement de mosquées sur Kano, qui ont leur propre groupe d’hisbas. C’est un peu comme dans le Sud-Est. Là bas, chacun a ses propres Bakassi Boys, ici, chacun a ses hisbas. Ça ne devrait pas se passer comme cela, mais vous connaissez la nature humaine dès lors qu’il s’agit d’une question de pouvoir et d’argent. »

86 A 20 kilomètres de Kano, sur la route de Zaria, un village étonnant : Tambarawa. Le soir, prostituées et musique attirent les fêtards haoussa sous l’oeil de hisbas locaux, étonnamment conciliants. On y vient de toute la région. Sani Dan Indo, chanteur de musique Kalengu, s’y est installé : « Ici, tu ne te fais par embêter. Les haoussas viennent de tout le Nigeria. C’est un village lié aux loisirs. On peut s’y “détendre“ sans problémes. » Dan Indo a également été harcelé par les hisbas.

Sani Dan Indo : « Mes chansons parlent de la vie à la campagne. Elles ont aussi un aspect social. Je lance des messages aux jeunes. Je flatte mon hôte. Je fais aussi des chansons publicitaires. Mais je ne suis pas un politique. Si je dois chanter pour la femme d’un conseiller municipal, c’est parce que l’on m’a invité et cela n’est pas synonyme d’engagement politique. Et dans le cas où je chante pour la politique, alors les gens sauront pourquoi j’ai fait ça. Depuis l’introduction de la charia dans l’Etat de Kano, ma profession est mal vue. Avant, j’arrivais à vivre comme je voulais. Mais maintenant, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai pas mal d’ennemis.. Ailleurs, à Lagos ou Abuja, je peux gagner jusqu’à 500.000 Nairas par fête, mais c’est à peine si je peux aujourd’hui gagner 50.000 Nairas sur Kano. Lorsque la charia a été introduite, ni le Gouverneur ni l’Emir ne m’ont dit d’arrêter de faire de la musique. Malheureusement, certains ont poussé des invidus à m’attaquer. En juillet 2001, je me produisais au Central Hotel avec 1,7 millions de Nairas de matériel pour jouer ma musique. On a cassé mon matériel. Comme j’ai des protecteurs, ils m’ont donné 500.000 Nairas pour en racheter. Mais jamais on ne m’a remboursé cette destruction. Maintenant que j’ai vécu cela, je me dis qu’il faut que j’utilise encore plus mon esprit pour éviter à nouveau ce genre de choses. Faire attention. Mais tout est gâté. Et encore, j’ai de la chance d’être connu. C’est sans doute encore plus difficile pour les plus jeunes. Ça va même les bloquer. Je ne suis jamais allé me plaindre aux autorités. C’est la première fois que j’en parle publiquement. Ça ne sert à rien de vouloir se plaindre. Mieux vaut se taire, réflechir et être patient. De hautes personnalités m’ont même proposé d’aller chercher un avocat. Je leur ai dit de laisser tomber. Je veux la paix. Je ne veux pas créer d’autres problèmes. Je ne veux pas qu’on salisse un peu plus mon image. Si je me plains, on va en effet croire que j’associe la musique à la religion et que je ne suis pas un bon croyant. Et donc je peux avoir d’autres ennemis même plus loin, en dehors de l’Etat, que ce soit à Kaduna ou Sokoto. Je laisse cela aux bons soins du Tout- Puissant. Mais tout ce qui se passe à l’heure actuelle, ce n’est que de la politique. Reste qu’ici, maintenant, tous les musiciens sont sur la réserve. Il y a toujours un peu la peur qui flotte ici dès que l’on fait de la musique. Maintenant, si tu reçois

87 une maison, une voiture ou 1,5 millions de Nairas, il y trop de gens mécontents. Mais si on nous fait ces cadeaux, c’est que l’on fait bien notre travail et que nous avons le savoir-faire. Même dans les pays arabes, en Arabie Saoudite, je n’ai jamais entendu dire que des musiciens y avaient été aussi maltraités qu’au Nigeria. Mais je dis que c’est une situation qui ne sera pas éternelle. Et que cela se retournera contre les jaloux, à un moment ou à un autre. »

88 10. The Kano Censorship Board : UNE PROTECTION POUR LES MUSICIENS HAOUSSA ?

« Je n’ai jamais été embêté par le Kano Censorship Board. Ils savent que je ne fais rien de répréhensible. C’est bien que ce bureau existe, car il nous assiste et nous aide. » Haladji Waba Yarim Asharalle, musicien de Kano

Depuis le début de l’année 2002, l’Etat de Kano - où la charia est appliquée depuis la fin 2000 - s’est doté d’un bureau de censure : « Le rôle de ce bureau, explique Ali Bature, du Kano State Art and Culture Bureau et membre du Kano Censorship Board, ...est de préserver et de protéger la culture du peuple de Kano. Nous préservons la population des aspects moraux qu’ils ne pourraient pas aimer, que ce soit dans le domaine des arts, du spectacle, du cinéma, de la musique, de la danse ou de l’écriture. Pour constituer ce bureau, nous avons dû organiser beaucoup de réunions et de discussions, tout comme il nous a fallu réunir les points de vue de différentes organisations, qu’il s’agisse des groupes religieux ou des agences chargées de la sécurité de l’Etat. Un membre de notre bureau est un représentant du Ulema Council of Nigeria - qui est l’organisation musulmane la plus haute du Nigeria - et nous avons l’agrément d’un des grands juges islamiques de Kano. »

Première au niveau fédéral - l’Etat de Kano est le seul des 36 états nigérians à s’être doté d’une telle organisation - la création de ce bureau, s’est finalement, et paradoxalement, révélée être salutaire pour les musiciens haoussa de Kano !

Ali Bature : « C’est ce qui fait le caractère unique du Censorship Board of Kano. Il a été créé pour protéger les artistes. Peut-être que dans d’autres pays de tels comités sont montés pour couper plein de choses, et même pour agir directement de manière politique. Mais ici, c’est différent. Nous sommes au courant de ces états nigérians, où l’on assiste, depuis l’introduction de la charia, à des violences et des harcèlements à l’encontre des musiciens.. Et justement, contrairement à ces états, l’introduction de la charia nous a plutôt aidés à garder les choses en ordre. Par exemple, nous avons regardé dans notre propre histoire, et nous avons constaté que les musiciens

89 ont toujours fait partie de notre culture, qu’ils faisaient partie intégrante du système de la royauté. Donc nous ne pouvons pas les interdire, parce que ce serait une mauvaise interprétation de la religion. Notre but, c’est donc en premier lieu d’amener les gens à prendre conscience que la musique était reconnue et acceptée même à l’époque du Prophète : à certaines occasions, il est même arrivé au Prophète d’ assister à de telles pratiques - de la musique, du chant - sans qu’il ne se plaigne jamais de cela. Nous devons aussi protéger les musiciens, les empêcher d’être harcelés et molestés. Vous savez, il y a des gens ici qui se prennent pour la loi. Spécialement quand on leur a donné un uniforme. Ils pensent qu’ils sont une organisation paramilitaire et donc, en conséquence, pour parer à ces dérives, nous avons à convoquer les chefs de ces hisbas afin de leur expliquer qu’ils ne doivent ni harceler ou agresser un artiste. S’ils ont des remontrances à leur faire, ils n’ont qu’à écrire au gouvernement. Jusqu’à maintenant, ça reste relativement calme. On a juste entendu parler de quelques rixes, vous voyez, des incidents épars. »

Le Kano Censorship Board est tout aussi paradoxal qu’une charia appliquée malgré son anticonstitutionnalité. Même inspiré par la loi islamique, ce bureau de censure est en tout cas apprécié par tous les musiciens haoussa que nous avons rencontrés durant notre séjour sur Kano. De même, des réalisateurs haoussa de home video, qui craignaient, lors de notre précédent séjour en l'an 2000, que l’instauration de la charia ne tue cette industrie, reconnaissent qu’il est aujourd’hui beaucoup plus facile de travailler depuis la création de ce bureau. Au Centre Culturel Français de Kano, unique vitrine culturelle occidentale présente dans cette ville de plus de trois millions d’habitants, Jean-Michel Rousset, son responsable, estime lui que «le bureau de censure est sans doute la moins pire des choses qui pouvait arriver aux artistes de Kano. Nous ne sommes plus à une contradiction près à Kano. Après tout, malgré la charia, il y a bien des endroits où l’on peut continuer à boire de l’alcool ! »

Ali Bature : « Le seul vrai défi que nous avons eu jusqu’à maintenant est celui des danses traditionnelles qui accompagnent la musique. Vous savez, depuis l’introduction de la charia, il y a des gens qui n’apprécient pas la mixité dans la danse, mais on a quand même réussi à maintenir cela. Nous avons toujours des spectacles mixtes sur Kano. Et c’est d’ailleurs le seul état nigérian sous charia où de telles choses sont autorisées. »

90 Durant notre séjour, nous avons pu effectivement assister à deux mariages. Protégés par des hisbas “officiels“ filtrant l’entrée aux lieux, pour éviter, apparemment, tout sabotage des cérémonies, ces deux fêtes accueillaient un public haoussa mixte qui n’hésitait pas, effectivement, à danser. La particularité de Kano, ville la plus ethniquement mélangée du Nord-Nigeria, explique sans doute la relative tolérance officielle dont jouissent aujourd’hui les artistes locaux. Comme l’explique Ali Bature, « Kano est une ville commerciale et nous avons beaucoup d’étrangers qui viennent ici. Nous aimerions qu’ils continuent à s’y sentir à l’aise. Parce que, lorsque vous encouragez la vie sociale, vous aidez aussi la vie commerciale.»

Ces belles intentions tout comme cette vision “progressiste“ de la charia restent cependant difficile à appliquer/expliquer en dehors de la métropole, dans les 44 local government de l’état où les hisbas sont spécialement instrumentalisés par des potentats locaux. La campagne pour les élections générales d’avril 2003 dans laquelle la fédération s’apprête à rentrer ne devrait pas atténuer le climat de peur qui apparaît au creux de tous les interviews que nous avons menés. De Katsina à Kano, les musiciens, plutôt favorables aux gouverneurs PDP en place, restent particulièrement menacés de par leur statut d’acteurs essentiels de la vie sociale locale. Surtout dans Kano, ville connue pour ses brusques explosions de violence, la manipulation de son prolétariat musulman, et la lutte souterraine pour le pouvoir - et l’argent - à laquelle se livrent ses notables, dont de nombreux liés à l’ancien régime de Sani Abacha, lui-même originaire de la métropole. Et même si la capitale nordique apparaît, toute proportion gardée, comme une exception culturelle dans ce climat régional de harcèlement insidieux des musiciens, cette exception confirme malheureusement la règle. Le phénomène de censure musicale ne cesse effectivement de gagner du terrain dans les Etats du Nord.

« De telles histoires peuvent toujours survenir dans le Nord. Ça peut arriver même au moment où je vous parle. » Bayo Ohu, The Guardian

Plusieurs faits alarmants se sont ainsi produits à la fin de notre enquête au Nigeria. Voilà ce qu’on pouvait lire le 11 juin 2002, dans le quotidien haoussa The Triumph :

«L’Etat de Jigawa interdit les chants et les percussions en public. Toutes les formes de musiques utilisant les percussions et réunissant tout à la fois des hommes et

91 des femmes - kalangu, molo, goge - ont été interdites dans l’Etat de Jigawa. Dans un communiqué rendu public à l’issue d’une réunion mensuelle réunissant le conseil des oulémas de l’Etat de Jigawa, Uztaz Yusha’u Abubakar Dutse, son secrétaire, a expliqué que cette interdiction s’était avérée nécessaire à la suite des nuisances publiques créées par ces musiques et la manière dont elles contrevenaient à l’enseignement de l’Islam. Celui-ci a par ailleurs précisé que le Conseil des Oulémas avait remarqué avec dégoût l’influence grandissante des percussions, en premier lieu durant les cérémonies de mariage et de baptême. Dans ce communiqué, il est également fait état de l’interdiction des fêtes, pique-niques et réceptions au cours desquelles les deux sexes pourraient se cotoyer. «

92 11. Sabon Gari : LA PEUR DE L’INCONNUE

Il y a deux ans, lors de mon premier passage sur Kano, un mois avant l’instauration de la charia, le Sabon Gari demeurait, avec le Centre Culturel Français et l’hôtel Central, les seuls endroits où l’on pouvait assister à des concerts de musiciens venus du Sud. Les Saint Peters, le groupe qui jouait makossa-reggae au Central, expliquent aujourd’hui avoir fui la ville « par peur de la charia » . Après une tentative sur Jos, et un nouvel exode consécutif aux troubles ethniques de septembre 2002, ils se produisent désormais à l’Ikoyi Hotel de Lagos. De son côté, le Centre Culturel Français, s’il continue à voir passer l’orchestre de la police de Kano et des musiciens haoussa (à l’occasion de mariages utilisant l’infrastructure du CCF), il n’organise plus de concerts de groupes venus du Sud depuis la fin 2000. Jean-Michel Rousset, son directeur, s’apprêtait à quitter la ville après trois ans passés sur Kano. Quand au Sabon Gari, qui était jadis le haut lieu des nuits de Kano, il est désormais vide à partir de 22 heures. Les dernières émeutes d’octobre 2002 qui se sont déroulées aux portes de ce quartier n’ont fait qu’intensifier le sentiment de peur ambiant.

Un patron ibo de bar, installé depuis 20 ans dans le Sabon Gari : «Avant, le Sabon Gari tournait 24 heures sur 24. Mais désormais, la vie sociale s’est complètement désagrégée à cause de la peur de l’inconnu. Dès dix heures du soir, tout le monde doit partir. Et même s’il existe encore des endroits pour jouer de la musique, il n’y a en revanche plus de groupes. Qui voudrait risquer son investissement, venir ici avec son équipement, pour le retrouver saccagé ? C’est de plus en plus difficile de convaincre quelqu’un du Sud de venir jouer ici. »

Lagbaja! : « Je ne me donne pas la peine d’aller dans le Nord. A quoi ça vous sert d’aller là- bas pour vous retrouver plongé dans des controverses inutiles ? Ça n’a aucun sens. De toute façon, presque toujours, dès qu’on aborde le sujet de la religion, c’est de la manipulation pure et simple. Vous vous retrouvez face à des millions d’âmes qui ont été abusées par cela, et qui pensent que c’est pour leur bien, leur salut, s’ils peuvent vous tuer parce que vous êtes venus les dénigrer. Et ces âmes sont vraiment

93 convaincues, elles croient dans ce qu’elles font. Alors pourquoi vous prendriez- vous la tête à vouloir monter dans le Nord ? »

Femi Kuti : « Un groupe comme le mien ne peut plus jouer dans le Nord. Les danseuses seraient lapidées à mort. Je serai poursuivi en justice. »

L’ostracisme des musiciens sudistes à l’égard du Nord-Nigeria ne facilite pas l’échange avec des acteurs culturels haoussa qui tentent de préserver un semblant de vie sociale entre dogme religieux et nécessité économique. Mais la culture haoussa, déjà largement défavorisée au niveau national, paie son soutien tacite à une charia que tout le monde s’accorde aujourd’hui à décrire comme une « arme politique ».

94 12. Conclusions et recommandations

Rentrant dans une période politique hautement incertaine qui se clôturera en avril 2003 avec les élections générales (présidentielles, législatives, et scrutins visant à renouveler les gouvernorats et leurs parlements), le Nigeria continuera à peu se préoccuper de son vivier culturel - et en premier lieu de sa musique et de sa home video - d’ici le courant de l’année 2003. En cas de réélection, vraisemblable, d’Olusegun Obasanjo à la tête de la Fédération - celui-ci bénéficie du soutien sans faille de la plupart des chancelleries occidentales - on peut cependant espérer que son futur ministre de la culture et du tourisme commence à s’engager dans de profondes réformes, initiatives qui n’ont jamais été entreprises depuis le retour de la démocratie dans le pays. En premier lieu, en soutenant et défendant le salutaire projet de loi, proposé par le PMAN auprès du corps législatif.

- Alors que la mise en branle du NEPAD confirme le désir du continent africain de faire plus que jamais appel aux opérateurs privés, il semble vraiment nécessaire que nos Majors de la culture contribuent à la renaissance d’une industrie de la musique qui, comme tous mes interlocuteurs l'ont rappelé durant cette enquête, pourrait redevenir le second “pétrole“ du pays. Le facteur risque qui pèse en défaveur d’une augmentation des investissements directs étrangers au Nigeria - hors secteur pétrole - pourrait être atténué en mettant à contribution les filiales continentales, en premier lieu celles d’Afrique du Sud (Sony, EMI, BMG ), qui disposent de studios d’enregistrement tout comme de professionnels capables d’assister la nouvelle vague émergeant actuellement dans la fédération. D’autant que la prégnance au Nigeria de la chaîne musicale sud-africaine Channel O - qui a désormais supplanté la chaîne MTV - n’a fait que renforcer une certaine forme de connivence culturelle entre ces deux géants africains, qui sont aussi les locomotives de la jeunesse continentale. Par ailleurs, après la récente organisation - une première - de plusieurs concerts de rap/ragga internationaux (Shaggy, Naughty By Nature, Eve) sur Lagos, il s’avère crucial que les décideurs culturels africains-américains (labels, directeurs artistiques indépendants, journalistes) osent le voyage au Nigeria malgré les difficultés inhérentes au pays, et portent

95 tout autant leur attention sur le vivier musical du Sud que celui du Nord-Nigéria. Il est en effet vital de contribuer à la remise en orbite internationale - l’exportation - de la musique nigériane. Plus les artistes du pays auront la possibilité de se produire à l’étranger, plus ces derniers y ramèneront contacts et visions, assurances, émulation et savoir-faire qui contribueront à conforter leur indépendance tant économique que mentale à l’égard des fondamentales économico-religieuses nationales que nous avons abordées durant ce rapport. A ce propos, je tenais à signaler le lancement du site www.nigeria-arts.net d’Andrew C. Frankel. Permettant à la scène nigériane (de la musique à la home video en passant par le théâtre) d’y présenter ses créations, c’est la première pile d’un pont digital qui mérite le soutien des fondations internationales.

- A l’instar de la Jamaïque, qui, avec le musée Bob Marley, a contribué à faire de la pourtant très dangereuse Kingston une étape incontournable pour tous les music lovers de la planète, il serait judicieux que le Gouvernement de l’Etat de Lagos puisse faire de la dernière demeure de Fela Anikulapo Kuti un musée dédié à la figure la plus mythique de la musique nigériane. La création d’une telle vitrine contribuerait incontestablement au retour sur la scène culturelle internationale du pays. Face à l’oubli qui menace le patrimoine discographique nigérian (en premier lieu son incroyable production de vinyles durant les années 70 dont, la plupart, n’ont jamais été réédités), il s’avère par ailleurs urgent de contribuer à la réflexion d’un véritable musée de la musique nigériane.

- Pour le piratage, qui contribue pour une grande part à la mise au banc économique des artistes nigérians tout comme à l’ostracisme des investisseurs étrangers, une vraie réflexion sous-régionale doit être initiée. Le Nigeria, qui joue un rôle moteur au sein de l’Ecowas (Cedeao), doit pouvoir organiser d’ici l’année prochaine un véritable sommet sur cette question cruciale pour le devenir économique de l’industrie de la musique. Il serait par ailleurs de bon ton que nos radios occidentales (mais aussi sud-africaines, qui disposent des meilleurs programmes continentaux) puissent établir des collaborations (échanges de programmes) avec les opérateurs privés nationaux à l’instar du programme que le label français Comet (qui a signé Tony Allen, l’ancien batteur de Fela) fournisse à la radio Eko F.M. Ceci permettrait tout autant aux artistes nigérians programmés de bénéficier enfin d’un certain cadre contractuel qu'aux professionnels des médias nigérians d’ébaucher des passerelles avec leurs pairs d’Afrique anglophone et, plus globalement, avec la diaspora.

96 - Face à l’éclairage ethnocentrique projeté trop souvent sur le Nigeria par nos médias (depuis le 11 septembre, il semble seulement reposer sur une analyse visant à opposer les Musulmans nordistes aux yoruba/ibo du sud malgré l’entrelacs beaucoup plus complexe de ces relations), il est également salutaire que les personnes intéréssées par ce rapport - les journalistes musicaux en premier lieu - contribuent à une vision objective de la situation régnant au Nigeria et affectant, entre autre, les artistes nationaux. Il est en effet à craindre que la désinformation tout comme une rhétorique tronquée fassent plus que jamais rage avec la période politique qui s’annonce pour le Nigeria, mais aussi du fait de la conjoncture internationale qui pousse par exemple les Etats Unis à se désengager du Golfe Persique pour renforcer leur présence dans la zone pétrolifère du Golfe de Guinée. La musique n’a ni couleur, ni ethnie, ni religion. Le cas d’un artiste musulman, en faveur de la charia, mais réprimé par des hisbas vaut tout autant que celui d’un artiste yoruba, contre le FMI, mais menacé par des fondamentalistes chrétiens. A cet effet, suivre la complexe actualité nigériane s’avère plus que jamais nécessaire. Un site tel que odili.net, qui multiplie les sources d’information et les analyses, permet d’y voir plus clair tout comme de comprendre qui sont vraiment les forces obscures qui pèsent actuellement sur l’avenir du Nigeria. (http://odili.net/nigeria.html)

- Du futur de l’industrie de la musique nigériane, de la liberté économique et mentale de ses artistes, découle aussi celui de notre manière d’entendre et de répondre, non seulement à cette formidable matrice en musiques modernes africaines, mais tout simplement à sa société civile. Au Nigeria, la musique reste plus que jamais l’arme du futur.

97 13. Bibliographie

Marc Antoine de Montclos : Wolfgang Bender : Le Nigeria Sweet Mother. Modern African Music (Karthala/Ifra, 1992) (The University of Chicago Press, 1991)

Karl Maier : Christopher Alan Waterman : This House has fallen. Juju: A Social History and Ethnography Midnight in Nigeria of an (Public Affairs, 2000) (The University of Chicago Press, 1990)

Olakunle Tejuoso (ed. ): Simon Broughton (ed.) : Glendora Review, The Rough Guide to World Music African Quarterly on the Arts (Penguin, 2000) (htttp://www.glendora-eculture.com) Carlos Moore : Frank Tenaille : Fela Fela : cette putain de vie Le Swing du Caméléon, (Karthala, 1992) musiques et chansons africaines, 1950-2000 (Actes Sud, 2000) Quotidiens : This Day, The Guardian, The Comet, Mabinuori Kayodé Idowu : Vanguard Fela : Why Blackman Carry Shit (Florent Massot, 1996) Magazines : Newswatch, Tell John Storm Roberts : Black Music of Two Worlds (Original Music, 1989)

98 14. Remerciements

Pour mener cette enquête, souvent pratiquée en terrain difficile, je tenais avant tout à saluer ma compagne Mbalia et son fiston Jerome Tidiane. Sur Lagos, dédicaces à Chokoto et David Hivet. Sur Kano, respect à Jean-Michel Rousset et Raymond. Et pour le Nigeria, peace à Thomas Dorn et Patrice Monfort.

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