Mably et l’ordre international à la fin du XVIIIe siècle1

Les révolutionnaires américains, puis les partisans de la construction d’un gouvernement fédéral dans la crise des années 1783-1787, se référaient à un certain nombre d’auteurs canoniques dans leur appréciation de l’ordre international de leur époque. Ces , juristes, "publicistes" des XVIIe et XVIIIe siècle étaient lus, connus, cités, utilisés par les auteurs de Federalist Papers et par leurs adversaires anti-fédéralistes. Parmi ces théoriciens de ce que l’on appelle alors le "droit des gens" (le terme de droit international est inventé en 1789 par , mais ne devient d’un usage courant que dans la deuxième moitié du XIXe siècle), on peut citer les fondateurs de l’école du droit naturel le Hollandais Grotius, l’Allemand Samuel Pufendorf, le Neuchâtelois Emer de Vattel auteur du Droit des gens en 1758, le Genevois Jean-Jacques Burlamaqui et le philosophe français Gabriel Bonnot de Mably. Mably est né à le 14 mars 1709 dans une famille de noblesse de robe. Gabriel est le deuxième frère de la famille Bonnot, son frère cadet est le philosophe Étienne de Condillac. Mably suit des études chez les Jésuites de Lyon, puis au séminaire de Saint-Sulpice. Protégé par Mme de Tencin, il est reçu dans son célèbre salon parisien où il peut rencontrer , Bolingbroke, Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, et bien d’autres représentants de la première génération des Lumières. En 1742, Mably est engagé comme secrétaire du cardinal de Tencin (frère de la précédente), nouvellement ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Fleury. C’est à cette occasion que Mably acquiert une expérience diplomatique déterminante sur l’évolution de sa pensée. Cette expérience est à l’origine de la première version du Droit Public de l’Europe, publié en 1746 à La Haye, puis en France deux années plus tard. En 1747, Mably rompt avec le cardinal de Tencin et abandonne une carrière qui semblait prometteuse. Il se consacre désormais à l’écriture et à l’étude de la politique. À sa mort le 23 avril 1785, il a publié une quinzaine d’œuvres. Ses Œuvres complètes publiées en 1794 comprennent quinze volumes dont de nombreux inédits. Son œuvre peut être divisée en trois grandes catégories. Tout d’abord, l’histoire philosophique. Puis, les dialogues philosophiques, et enfin, les œuvres plus spécifiques comme Le Droit public de l’Europe (1746, révisé en 1748 et 1764), ouvrage auquel il adjoint en 1757 les Principes des négociations ou les Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique (1784).

La "politique" comme science morale2

La première édition du Droit public de l’Europe paraît à La Haye en 1746, une deuxième édition sort en France deux ans plus tard. Cette première version est encore peu différente des recueils de traités publiés jusqu’alors. La structure de l’ouvrage est chronologique et l’essentiel du texte est constitué d’une analyse succincte des principaux articles des traités européens depuis la

1 Ce texte est tiré de l'introduction à mon édition des Principes des négociations de Mably, parue aux éditions Kimé en 2001. 2 Au XVIIIe siècle, le terme de "politique" possède un sens restreint qui signifie les relations entre les États. 1 paix de Westphalie. Dans les éditions ultérieures, Mably étoffe considérablement la partie "commentaire" de l’ouvrage. On distingue quatre niveaux de discours dans le texte de 17643. Les résumés des articles de traités forment le premier niveau et occupent à peu près les deux tiers du texte. Le deuxième niveau est constitué par les commentaires directs sur les articles : Mably éclaircit ce qui est obscur et apporte des précisions sur les pratiques diplomatiques. Le troisième niveau est une analyse historique et philosophique, c’est cette partie qui a été le plus développée dans les éditions successives. Enfin, le quatrième niveau fait le lien entre les pratiques diplomatiques et les principes ; ce discours n’existe dans l’édition de 1746 que sous une forme embryonnaire, il est largement développé dans celle de 1764. Cette évolution du texte montre que le projet de Mably s’est progressivement modifié. Sa courte mais précieuse expérience diplomatique lui a donné la matière pour concevoir le premier état du Droit public de l’Europe, mais ce n’est que progressivement qu’il en tire des réflexions philosophiques sur l’ordre européen. Ce travail d’élaboration trouve son aboutissement conceptuel dans Les Principes des négociations ajouté en 1757 pour former la préface du gros de l’ouvrage. L’itinéraire de Mably — du fait diplomatique à la réflexion philosophique — donne son sens au projet. Il s’agit de concevoir une science morale des négociations et non de présenter les règles en usage dans les cours européennes ou de définir les règles d’un art de négocier. L’ouvrage de Mably se démarque donc de la littérature diplomatique de son temps. Sa méthode est plus historique et philosophique qu’analytique. Le projet de Mably est de fonder une science de la "politique". Sa démarche est proche de celle de Montesquieu dans L’Esprit des Lois : il s’agit de montrer qu’au-delà des événements et de l’action des passions des hommes d’État, il existe des éléments objectifs qui déterminent les relations entre les souverains et entre les peuples, il s’agit également de chercher les règles morales du développement des États et de montrer qu’à chacun d’eux correspondent des "systèmes politiques" déterminés par des facteurs géopolitiques, institutionnels et culturels. Cette science des négociations ne peut être que fondée sur la morale. Mably rejette la conception dualiste de la Raison d’État qui sépare la politique de ses fondements éthiques. Pourtant, la méthode de Mably ne consiste pas à énoncer les "lieux communs de la morale" et à déclamer contre le machiavélisme des hommes d’État. Il entend au contraire démontrer que les principes de la justice sont compatibles avec ceux de la prudence que requiert la "politique". Il s’agit à la fois de démystifier les machiavélistes qui affirment que la morale est antithétique à la conduite des relations extérieures et de convaincre de l’efficacité de la justice et de la bonne foi sur le terrain même des passions. Un troisième élément entre en ligne de compte : le "moment" des négociations. La science morale défendue par Mably ne méconnaît pas l’importance de la dynamique des événements. S’il existe des lois objectives déterminant les relations entre les souverains, l’intuition des circonstances est elle aussi un facteur de la décision politique : une négociation engagée selon les principes de la

3 C. Ramsay, "L’Europe, atelier de Mably : deux états du Droit public de l’Europe, 1746-1764" dans La politique comme science morale, colloque Mably à Vizille, juin 1991, F. Gauthier, F. Mazzanti Pepe (dir.), 2 vols., Palomar, Bari 1995, 1997. 2 justice et de la "prudence" n’est pas pour autant garantie contre l’échec. À la dialectique des principes et des passions se superpose celle des principes et des circonstances.

Une critique de l’ordre européen d’Ancien Régime

C’est à partir d’une théorisation du développement historique de l’Europe moderne que Mably tente d’établir les principes des "systèmes politiques" des États. Dans les premiers chapitres des Principes des négociations, il analyse les traits principaux de la transition du Moyen Âge à la Renaissance. Tout d’abord, les États modernes se constituent. L’autre facteur déterminant est la découverte de l’Amérique et son pillage par les colonisateurs. L’accumulation de richesses tirées du Nouveau monde bouleverse de fond en comble les rapports de force : les États engagés dans la conquête coloniale distancent tous les autres et, comme le dit Mably, l’argent devient "le nerf de la guerre et de la politique". L’afflux des métaux précieux provoque une différenciation sociale et le passage à une civilisation commerciale qui modifient radicalement l’ordre européen. Ces deux "révolutions" sont accompagnées par l’augmentation de la taille des armées et le coût croissant de leur entretien avec pour conséquences la nécessité de la construction de l’État fisco-militaire absolutiste et la domestication de la noblesse par le souverain. Ces "révolutions" initient une période de transition décrite par Mably comme une situation chaotique pendant laquelle les puissances tentent de s’adapter à cette nouvelle donne. Le fait dominant de cette période de transition est la lutte entre les Valois et les Habsbourg en Italie, premier conflit d’envergure de l’époque moderne. La deuxième phase de construction d’un ordre européen est la guerre de Trente Ans dans laquelle on assiste à une intégration du nord de l’Europe dans le "système politique" continental. Le grand vainqueur de cette deuxième phase est la France qui parvient à supplanter l’Espagne. Les traités de Westphalie de 1648 consacrent l’abaissement espagnol, la nouvelle puissance de la France et de sa nouvelle rivale, l’Autriche, mais aussi l’existence d’un nouveau droit public qui codifie et stabilise l’ordre des puissances. Cet ordre est de nouveau modifié par les guerres de Louis XIV qui aboutissent en 1713 à la paix d’Utrecht, confirmant la montée de l’Angleterre et sa nouvelle position de puissance rivale de la France. Le tableau de l’évolution historique de l’Europe, dressé par Mably, est celui d’une lutte incessante pour l’hégémonie. Les puissances sont entraînées dans une série de conflits causés par une convoitise aveugle et une méconnaissance profonde des lois du développement des États. Les tentatives successives de "monarchie universelle" (celle de Charles Quint, puis de Louis XIV) et leur échec inévitable sont la manifestation d’un ordre européen prédateur et guerrier. La diplomatie, les relations permanentes entre les États et le développement du commerce colonial sont le fruit des passions désordonnées, de "l’ambition", de "l’avarice" et de la "crainte"4. Même quand elle semble en repos, l’Europe est travaillée par les intrigues des puissances pour s’affaiblir les unes les autres, pour s’espionner, et se nuire réciproquement. Dans ces conditions, "l’art de négocier" ne peut être que celui "d’intriguer" et les cabinets des rois ne s’occupent que des petites ruses misérables de la "politique" au lieu de s’intéresser aux véritables intérêts des nations.

4 Chapitre I des Principes des négociations. 3 Les Principes des négociations peuvent donc se lire comme une longue critique de l’ordre européen d’Ancien Régime. La force de la démonstration de Mably est qu’il ne se contente pas des lieux communs sur l’ambition des rois, la médiocrité des courtisans ou l’influence des maîtresses royales dans le sort des hommes : il met en cause la forme des gouvernements des États et leur politique commerciale prédatrice. Les fondements de la société européenne des souverains sont la cause profonde de la succession des conflits qui ensanglantent le continent. L’ignorance des "véritables principes de la politique" n’est pas seulement le fait de l’éducation vicieuse de ceux qui gouvernent les hommes, mais surtout d’une organisation politique dans laquelle les "nations" ne sont comptées pour rien et les peuples sont échangés comme de vulgaires "troupeaux de moutons". La société européenne qui aime à se définir comme civilisée et policée est donc structurellement belligène : les traités de paix ne semblent servir qu’à préparer de nouvelles guerres. Selon Mably, "chaque État tient de ses lois, de ses mœurs et de sa position topographique, une manière d’être qui lui est propre, et qui décide seule de ses vrais intérêts. Et s’y conformant, il s’agrandit, se conserve ou retarde sa ruine, suivant qu’il est constitué pour s’accroître, se conserver ou ne pas subsister longtemps. Si l’objet qu’il se propose dans ses négociations est contraire à cet intérêt fondamental, il demeure, malgré tous ses efforts et quelques succès passagers, dans l’impuissance de franchir l’intervalle qui le sépare de la fin qu’il veut atteindre5." Traduit dans notre langage, Mably affirme que la politique extérieure des États est déterminée par leurs organisations politiques, leurs structures sociales et culturelles et leurs positions géopolitiques respectives. Toute puissance qui méconnaît ces facteurs fondamentaux s’affaiblit au lieu de se renforcer. Partant de ce postulat, Mably établit une typologie des puissances (dominante, rivale, de second ordre, du troisième ordre) à laquelle correspond une série de "systèmes politiques" propre à chacune d’entre elles. À la typologie des puissances, Mably fait correspondre une classification des alliances : une alliance est naturelle lorsqu’elle engage deux puissances qui ne peuvent se faire aucun mal et qui ont les mêmes ennemis naturels. Mais les alliances ne sont pas entièrement déterminées par la position des puissances, d’autres facteurs (historiques, économiques, culturels, dynastiques) interviennent. Deux États naturellement ennemis peuvent également décider d’en finir avec leurs antagonismes séculaires en constituant une fédération. L’idée fédérale — très présente dans le débat sur les relations entre les peuples à l’époque moderne — est le moyen de sortir de l’état de guerre perpétuel entre puissances ennemies. Ainsi, Mably fait l’apologie du modèle de l’amphictyonie grecque et des Cantons suisses qui forment une sorte de société civile entre les peuples. Les puissances forment un système qui tend toujours au désordre du fait du jeu des passions de chacune d’entre elles, l’ordre européen a donc besoin d’un principe régulateur qui ordonne les passions. Selon les apologistes de la diplomatie des souverains, ce principe est celui de l’équilibre. Mably est beaucoup plus critique, il est vrai qu’il écrit après la guerre de Succession d’Autriche et dans les premières années de la guerre de Sept Ans, alors que le principe de l’équilibre, consacré dans le droit public de l’Europe lors de la paix d’Utrecht, a, d’une certaine manière, prouvé son

5 Chapitre II des Principes des négociations. 4 inefficacité, du moins en tant que mécanisme de la pacification des relations entre les États. Il remarque notamment que le système de l’équilibre ne garantit pas la paix, mais fait au contraire le jeu des puissances rivales qui aspirent à devenir dominantes. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, la critique philosophique de l’équilibre gagne du terrain. Le premier partage de la Pologne en 1772 — qui s’effectue au nom d’une application de la balance des forces entre les puissances de l’est — prouve à l’opinion éclairée que l’équilibre s’est progressivement transformé en un mécanisme prédateur6. Si les États méconnaissent les véritables principes de la politique, c’est avant toute chose parce que l’organisation des gouvernements est fondamentalement "vicieuse". La critique de l’ordre européen est donc aussi celle des monarchies. Il faut rappeler qu’au XVIIIe siècle l’organisation des États européens est encore largement patrimoniale malgré les tendances à la transformation des monarchies traditionnelles en monarchies administratives. La décision en matière de politique extérieure est le monopole des monarques et de leur entourage. Le jeu de la "politique" européenne est en grande partie déterminé, non par les intérêts des "nations", mais par ceux des dynasties régnantes. Le droit semi-privé des successions a un impact déterminant sur la guerre et la paix : chaque prince possède des "droits", des "prétentions" sur telle ou telle partie des États de ses voisins. Dans une société qui ne distingue qu’à peine le monarque de l’État, la "politique" ne peut qu’apparaître comme une émanation de la volonté personnelle du roi. La parenté, la gloire militaire personnelle du monarque, l’agenda des naissances et des décès princiers, jouaient un rôle prépondérant. Le droit patrimonial introduisait dans les relations entre les États une "volatilité" qui renforçait le poids des décisions individuelles. Une idée revient souvent dans les Principes des négociations : les gouvernements monarchiques qui dépendent étroitement du caractère du roi sont structurellement incapables d’élaborer et de suivre un plan de politique étrangère. Seules des "républiques bien constituées" — c’est-à-dire les États dans lesquels les pouvoirs sont soigneusement délimités — peuvent suivre une stratégie déterminée et choisir les hommes compétents pour la mener à bien. Pour Mably, seuls Venise et les Cantons suisses remplissent cette condition. Il n’excepte même pas les monarchies limitées anglaise, suédoise et polonaise de cette critique, car dans ces États, l’existence de "partis" — c’est-à-dire de groupements défendant des intérêts "privés" — rend la direction des affaires extérieures aussi volatile que dans les monarchies soumises aux caprices des ministres et des courtisans. Pour Mably, le fait que dans la plupart des États européens, les peuples ne "soient comptés pour rien" dans la politique extérieure, est en soi un facteur belligène. Cette idée était un lieu commun des Lumières. Ainsi, dans sa critique du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau estime que tant que les gouvernements n’auront pas été "républicanisés", l’objectif de la paix européenne reste une chimère, car les monarques ont des intérêts structurellement opposés à ceux des peuples. Le pouvoir exécutif — qu’il soit de forme

6 M. Belissa, "Les Lumières, le premier partage de la Pologne et le système politique de l’Europe" dans Annales Historiques de la Révolution française, n° 2, 2009, p. 57-92. 5 monarchique ou républicaine — a toujours intérêt à fomenter la guerre, car elle lui permet de contrôler la puissance militaire pour construire un despotisme intérieur. D’où la nécessité de mettre des obstacles à la puissance extérieure de l’exécutif, à l’image de ce qui se fait à Venise. L’ambition, la "constitution" des gouvernements, l’ignorance des véritables lois de la morale et de la politique ne sont pas les seuls facteurs du caractère guerrier de l’ordre européen, l’originalité de l’analyse de Mably est qu’il met aussi en cause le système d’accumulation primitive mercantiliste à l’œuvre dans la politique des puissances.

Le Droit public de l’Europe et la paix

Mably assigne un impératif moral de civilité aux conventions diplomatiques. Les traités sont des "instruments publics de bonne foi". Quand ils concluent un traité juste, les États forment entre eux un lien juridique qui crée un espace public de réciprocité, objectivement favorable à la société des peuples. Certes, la "politique" réelle des rois est très éloignée de cet idéal. Les réserves mentales et écrites, les articles additionnels qui contredisent le corps du traité, les ruses de langage et le flou savamment entretenu pour nourrir des "prétentions" ou pour se réserver des moyens de rupture dans l’avenir, toutes ces pratiques sont opposées à l’esprit qui doit présider aux rapports entre les peuples. Selon Mably, tout article de traité doit avoir pour but d’éclairer et non d’obscurcir les droits et les prétentions, les engagements doivent être clairs. Le langage volontairement confus de certaines conventions n’est pas pour Mably une simple manœuvre, il est l’expression des méthodes machiavéliques avec lesquelles une nation consciente de ses forces devrait rompre. Mably est particulièrement critique vis-à-vis des pratiques de la diplomatie secrète. En effet, elles s’opposent à la nécessaire transparence de l’espace public des relations entre les peuples. Cette transparence doit se manifester par une proclamation claire des buts de guerre et par des négociations ouvertes dans des Congrès généraux où les intérêts de tous les protagonistes sont évoqués. Ces discussions doivent aboutir à des textes qui contribuent à établir des "principes fixes entre les nations" et à "perfectionner notre droit des gens, où l’on trouve encore des restes de notre ancienne barbarie". Les traités secrets contribuent "à introduire la fraude et la mauvaise foi dans la négociation et les engagements". L’usage du secret "est contraire aux règles de la politique qui se propose de faire le bonheur des peuples", il est contraire aux véritables principes du droit des gens, même si la coutume le tolère car "le droit des gens n’est pas ce qui se pratique, mais ce qui doit se pratiquer". Mably voit encore plus loin puisqu’il appelle de ses vœux une modification radicale des pratiques diplomatiques : "Il serait bien digne de la sagesse des peuples dont le gouvernement n’admet aucun engagement secret, d’en proscrire l’usage de l’Europe entière. Sans doute, que la politique, débarrassée des soupçons, des défiances et des incertitudes qui l’environnent, se conduirait avec plus de bonne foi, et se hasarderait moins souvent à commettre des fraudes, parce qu’elle en craindrait moins de la part de ses alliés"7.

7 G. B. de Mably, Le Droit public de l’Europe, Paris an III, tome 7 des Œuvres complètes, p. 91. 6 La critique mablienne de l’ordre européen des souverains est donc une remise en cause globale de la "politique" de son temps. Elle ne se contente pas d’une condamnation morale des pratiques de la diplomatie, mais cherche en profondeur les causes structurelles des conflits qui ensanglantent l’Europe et le monde.

L’influence des Principes des négociations sur les débats révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle

La critique mablienne de l’ordre européen marque en profondeur les générations intellectuelles de la fin des Lumières. On la rencontre notamment dans les débats suscités par les révolutions américaine et française. Dans ses Observations sur le gouvernement et les lois des États Unis d’Amérique, paru un an après la signature du traité de Paris, Mably met en garde les Insurgents contre la tentation d’importer dans le Nouveau monde les vices de l’Ancien, et notamment "l’avarice" et la manie des conquêtes8. Il reproche aux législateurs américains de n’avoir rien fait pour limiter les risques de transformation des États-Unis en puissance commerciale ambitieuse à l’imitation de l’Angleterre et des Provinces-Unies, ces nations, qui devenues libres par des révolutions, se sont empressées de devenir elles-mêmes les oppresseurs d’autres peuples : "Ayant nos vices, vous aurez bientôt notre politique […] l’avarice est une passion impérieuse et sotte. Elle vous persuadera qu’il faut faire la guerre pour augmenter vos richesses : vous aurez une Carthage commerçante et guerrière à la fois, et son ambition, entée sur l’avarice, voudra dominer sur ses voisins, et les traiter en sujets […] Vous aurez notre politique trompeuse de l’équilibre ; les traités ne conserveront aucune autorité ; toutes les alliances seront incertaines et flottantes9". Cette mise en garde rejoint les préoccupations des Américains eux-mêmes puisque trois années plus tard, en 1787, fédéralistes et anti-fédéralistes s’opposent dans le débat constitutionnel sur la nature du gouvernement qu’il s’agit de construire. Les anti-fédéralistes insistent notamment sur les dangers potentiels de la politique de puissance commerciale défendue par certains fédéralistes comme Alexander Hamilton et John Jay. Un ouvrage entier serait nécessaire pour repérer les références indirectes à Mably dans les Federalist Papers10 et dans les textes des anti- fédéralistes, mais il est certain que la description de l’ordre européen despotique par Mably fonctionne comme un contre-modèle pour tous les intervenants dans le débat constitutionnel. L’accent mis par les fédéralistes, et en particulier Hamilton, sur la défense nationale et le commerce dissimule pour les anti-fédéralistes un glissement dangereux des buts du gouvernement. La conservation des droits de l’homme et le bonheur du peuple laisseraient la place à la poursuite de la richesse et de la "gloire nationale". Le bonheur du peuple "depends infinitely more on this than it does upon all that glory and respect which nations achieve by the most brilliant martial achievements" 11. Dans son discours devant la Convention de ratification de Virginie, Patrick Henry

8 M. Belissa, "Agrandir le cercle de la civilisation : le débat sur les conséquences de la Révolution américaine" dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1999. 9 G. B. de Mably, Observations sur le gouvernement et les lois des États Unis d’Amérique, dans Œuvres complètes, tome VIII, Paris, an III, pp. 483-484. 10 Il n'existe que deux références explicites à Mably dans les Federalist Papers et elles sont consacrées plutôt à la question des dangers qui menacent les fédérations. 11 H. Storing, What the antifederalist were for ?, Chicago University Press, 1981, p. 32, notre traduction. 7 interpelle les fédéralistes en les accusant de renoncer à la construction d’une société nouvelle pour imiter la "politique" des Européens. Ce texte mérite d’être cité longuement, car il résume parfaitement le refus de la politique de puissance des anti-fédéralistes. On y retrouve les mêmes préoccupations que chez Mably : "You are not to inquire how your trade may be increased, nor how you are to become a great and powerful people, but how your liberties can be secured ; for liberty ought to be the direct end of your government […] My great objection to this government is, that it does not leave us the means of defending our rights ; or, of waging war against tyrants : it is urged by some Gentlemen, that this new plan will bring us an acquisition of strength, an army, and the militia of the States […] This acquisition will trample on your fallen liberty : let my beloved Americans guard against that fatal lethargy that has perverted the Universe : Have we the means of resisting disciplined armies, when our only defence is in the hand of Congress ? […] Shall we imitate the example of those nations who have gone from a simple to a splendid government ? Are those nations more worthy of our imitation ? What can make an adequate satisfaction to them for the loss they have suffered in attaining such a government, for the loss of their liberty ? If we admit this consolidated government, it will be because we like a great splendid one. Some way or an other we must be a great and mighty empire ; we must have a navy, an army, and a number of things. When the american spirit was in his youth, the langage of America was different ; Liberty, Sir, was then the primary object […] That country is become a great, mighty and splendid nation ; not because their government is strong and energic ; but, Sir, because liberty is its direct end and foundation 12." "Être craint par les étrangers", "faire trembler les nations" n’assurent ni le bonheur ni la liberté. Le danger pour l’Amérique ne vient pas de l’extérieur, mais de la dégénérescence des mœurs républicaines et de "l’avarice". Patrick Henry n’est pas le seul à se référer aux mises en garde de Mably. On peut également les repérer chez d’autres anti-fédéralistes comme ceux qui signent "De Witt" ou "Philadelphiensis". Pour les anti-fédéralistes, leurs adversaires présentent la nouvelle Constitution comme nécessaire à la nation, elle n’est en réalité utile qu’à la construction d’un "Empire du Nouveau monde" qui risque d’être fatal à l’esprit de la liberté13. La façon dont les partisans du nouveau gouvernement ont présenté leur projet est une véritable duperie selon "Philadelphiensis"14. Ils ont cherché à faire croire qu’un tel gouvernement "élèverait l’Amérique à un rang éminent parmi les nations". Les Américains ont plongé dans le piège fédéraliste de "l’orgueil national" car, bien que beaucoup trouvent des défauts à la nouvelle constitution, ils donneraient tout pour la "respectabilité" de la nation. Mais en recherchant une place honorable entre les nations, les États-Unis risquent de perdre cette "petite portion de caractère national que nous avons aujourd’hui". Philadelphiensis oppose de manière significative "respectabilité nationale" et "caractère national". La "respectabilité" consiste à prendre une place parmi les nations, à devenir comme elles. Or le "caractère national" est fondé sur

12 Discours de P. Henry dans R. Ketcham (ed.), The anti-federalist papers and the constitutional debates, New York, 1986.p. 200. 13 "John De Witt n° 3" dans H. Storing, The complete anti-federalist Chicago,1981, 7 vol., tome IV, p. 36-40. 14 "Philadelphiensis" dans Idem, tome III, p. 111-115, 119-123. 8 ce qui distingue l’Amérique, à savoir la vertu et la liberté. La seule "respectabilité" acceptable pour les Américains, c’est le fait de jouir des libertés les plus étendues. La force, l’honneur et l’esprit national de l’Amérique, c’est la liberté. C’est elle qui a permis de vaincre la Grande-Bretagne et d’ériger un temple pour être l’asile des pauvres et des opprimés de toutes les nations. Elle est toujours l’arme décisive des peuples contre le despotisme. La grandeur de l’Amérique ne peut être celle de son Empire "if America is to be great, she must be free". C’est explicitement le projet de construction de la puissance commerciale que rejettent certains anti-fédéralistes comme "Alfred". L’Amérique est libre et déjà prospère : "rich within itself, she ought less to regard the politics, the manufactures, and the interests of distant nations"15. Se référant à la critique du radical anglais Richard Price et de Mably, "Alfred" pense que le seul danger pour les États-Unis ne vient pas de l’extérieur, mais de la dégénérescence des mœurs républicaines et de l’attachement au commerce étranger et au luxe. C’est la vertu qu’il faut encourager plutôt que le goût des richesses. L’objectif du "superb Empire" doit être rejeté : "cannot we be a number of confederated states, confederated for the purpose of defence and commerce, without erecting a fabric, more like an empire, than a republic 16?"

Conclusion

La critique de l’ordre international par Mably n’est évidemment pas la seule référence des fédéralistes et des anti-fédéralistes, mais elle est incontestablement un des éléments qui fondent leur vision d’un ordre européen despotique et menaçant, justifiant en grande partie la construction d’un gouvernement fédéral. Les dirigeants américains rejettent dans leur grande majorité la "politique" despotique et "machiavélique" des cours européennes. Ils souhaitent rester le plus possible à l’écart des "intrigues" de la diplomatie des rois, car ils considèrent, à l’instar de Mably que la condition de survie du républicanisme est liée au rejet des "vices" de la "politique" européenne. Pourtant, fédéralistes et anti-fédéralistes divergent sur la manière de répondre aux enjeux posés par l’intégration des États-Unis dans l’ordre international des années 1780. Pour les premiers, le gouvernement fédéral est une des réponses pour éviter de reproduire sur le sol américain la "politique" des monarques de l’Ancien Monde et empêcher l’explosion de l’Union, pour les autres, la création d’un gouvernement central est au contraire une manière d’importer en Amérique les travers des gouvernements européens, notamment dans leurs relations diplomatiques réciproques.

15 "Alfred" dans Ibid., tome III, p. 141-143. 16 Ibid. 9