Lubitsch. Ou La Satire Romanesque
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LUBITSCH OU LA SATIRE ROMANESQUE Dans la même collection Bazin, Le Cinéma de la cruauté Borde et Chaumeton, Panorama du film noir américain (1941-1953). Boujut, Wim Wenders Bourget, Lubitsch Lotte H. Eisner, Fritz Lang Fellini par Fellini Godard par Godard Les années Cahiers Les années Karina Kracauer, De Caligari à Hitler (une histoire du cinéma allemand, 1919-1933) Pasolini, Ecrits corsaires Renoir, Ma vie et mes films Rohmer, Le Goût de la beauté Rossellini, Le Cinéma révélé Laurence Schifano, Visconti (les feux de la passion) Tassone, Àkira Kurosawa Truffaut, Les Films de ma vie Truffaut, Le Plaisir des yeux Eithne et Jean-Loup Bourget LUBITSCH ou LA SATIRE ROMANESQUE FLAMMARION Du même auteur ROBERT ALTMAN, Edilig, 1981. LE CINÉMA AMÉRICAIN, 1895-1980 : DE GRIFFITH À CIMINO, P. U. F., 1983. JAMES DEAN, Éditions Henri Veyrier, 1983. DOUGLAS SIRK, Edilig, 1984. LE MÉLODRAME HOLLYWOODIEN, Stock, 1985. HOLLYWOOD, ANNÉES 30 : DU KRACH À PEARL HAR- BOR. 5 Continents /Hatier, 1986. Tous droits réservés pour tous pays. © 1987, Éditions Stock. ISBN : 2-08-081518-0 1 FOX-TROT SUR UN PARQUET ÉTOILÉ (A BERLIN) Lubitsch est à la mode : quarante ans après la disparition du cinéaste, des foules enthousiastes applaudissent aux reprises de Haute Pègre et de Rendez-Vous, de Sérénade à trois et de La Huitième Femme de Barbe-Bleue. Tous ces titres, cependant, qui sont ceux de comédies américaines des années trente, ne constituent, en un sens, que la partie émergée d'une œuvre que chacun sait considérable, mais qui demeure mal connue. C'est que Lubitsch, avant de devenir l'un des maîtres incontestés de la comédie américaine, exerça ses talents dans des genres fort divers, et qu'il eut, en Allemagne puis aux Etats-Unis, une longue carrière à l'époque du muet. Cette période muette de Lubitsch, moins familière que la dernière partie de l'œuvre, est malaisée à étudier. Pour certains titres, il semble ne pas subsister de copie. D'autres n'existent que sous une forme tronquée ou médiocre. Les efforts sagaces et patients des conservateurs de cinémathèques, au premier rang desquels Enno Patalas, responsable du Filmmuseum de Munich, ont toutefois permis de restituer un corpus impressionnant, rendu accessible aux ciné- philes grâce à l'action de l'Institut Goethe et notam- ment aux importantes manifestations organisées en 1985-1986 à la Cinémathèque française, à l'Institut Lumière à Lyon et à la Cinémathèque de Toulouse. Chacun voit bien que la période allemande de Lubitsch est séminale, et aperçoit la nécessité d'analy- ser — comme Lotte Eisner le faisait dès 1948 — « les origines du " style Lubitsch " ». Le consensus, notons-le, ne semble pas aller au-delà. La popularité même des comédies américaines implique, tacitement, que les films allemands sont moins réussis, qu'ils appartiennent à une période d'apprentissage, voire que l'humour en est grossier et ne laisse guère présager la finesse ultérieure de la « Lubitsch touch » ; tel est en effet le point de vue de Lotte Eisner, pour qui ces films ont un intérêt historique plus qu'esthéti- que. Là-dessus, Enno Patalas s'insurge et ne craint pas d'affirmer que l'œuvre allemande lui paraît, au total, plus riche, plus originale, plus abondante que l'américaine Et d'ailleurs, de quelle œuvre allemande s'agit-il? Celle-ci est, en vérité, fort complexe sinon hétérogène. Lubitsch a d'abord connu la notoriété, en Allemagne même, comme acteur comique ; mais il a dû la gloire internationale, et sa carrière hollywoodienne, aux films historiques à grand spectacle qu'il a mis en scène. Aujourd'hui, un Graham Petrie se veut double- ment « révisionniste » : reprochant aux exégètes amé- ricains de Lubitsch, Leland Poague naguère, puis William Paul, d'ignorer l'œuvre allemande, essentielle pour comprendre la suite, Petrie ajoute qu'à ses yeux elle vaut moins par les films historiques, Madame Dubarry, Anna Boleyn, qui lui paraissent surestimés, que par les comédies, dont la réputation pourtant ne dépassa pas, à l'époque, les frontières de l'Allemagne. Telles sont certaines des questions que soulève le Lubitsch allemand, questions auxquelles la première partie de notre étude s'efforce d'apporter quelques éléments de réponse. Les débuts : « Der Stolz der Firma », « Schuhpalast Pinkus » Ernst Lubitsch est né à Berlin le 29 janvier 1892. Il est le quatrième enfant de Simon et Anna Lubitsch, « tous deux de religion mosaïque ». Le père, origi- naire de Russie, est tailleur pour dames; son entre- prise semble assez prospère : elle s'agrandit en 1900. Ernst fait ses études secondaires dans un lycée réputé. L'adolescent devient commis dans un magasin de tissus, puis comptable dans l'entreprise paternelle. Lotte Eisner a insisté, à juste titre, sur ces racines de Lubitsch, sur cette appartenance à un milieu berlinois très spécifique : Il est donc issu de ce véritable clan, plein de couleur locale, qu'on appelait « Konfektion » dans cette ville soumise à une hiérarchie compliquée. Il ne s'agit pas de la haute couture mais de quelque chose comme la rue d'Hauteville plutôt que de la place Vendôme. Les grands fabricants et les grands commerçants de tissus toisaient ces « Mäntelmen » (« hommes de manteau » par opposition à « gentlemen ») avec une indulgence méprisante 2 Prenons garde cependant de ne pas écrire une biographie détaillée mais imaginaire à partir des éléments peut-être autobiographiques d'un ou deux films dans lesquels Lubitsch jouera le rôle principal. Il est clair, en effet, que Lubitsch a très tôt l'ambition de faire du théâtre et le désir d'échapper à ce milieu de la « Konfektion ». C'est ainsi qu'en 1911 il obtient un petit emploi dans la troupe du Deutsche Theater, alors dirigé par le prestigieux metteur en scène Max Reinhardt. Nous reviendrons, à propos de Sumurun, sur la dette éventuelle de Lubitsch envers Reinhardt ; ce n'est pourtant pas grâce à celui-ci ni comme acteur de théâtre que Lubitsch perça, mais grâce au rôle du « petit Abramowsky » qu'il tient dans Die Firma heiratet (« La compagnie se marie »), comédie en trois bobines sur le milieu de la « Konfektion », tournée fin 1913, sortie en janvier 1914, réalisée par Carl Wil- helm. Le succès du film détermine la même équipe (le réalisateur, Lubitsch, les scénaristes Walter Tur- szinsky et Jacques Burg) à lui donner une suite, Der Stolz der Firma (« L'orgueil de la compagnie »), qui, contrairement à Die Firma heiratet, nous est parvenue. En voici l'argument : Siegmund Lachmann (Lubitsch) est un employé maladroit qui, renvoyé du bazar de Rawitsch en Pologne, se rend à Berlin, où il devient commis dans la « Konfektion ». Avec sa modique avance de trente marks, il commence sa métamorphose, s'achète un costume neuf, une cra- vate, va chez le barbier, prend un bain, fait la cour aux femmes : après une aventure avec une collègue, il monte en grade, n'hésite pas à demander la main d'Isolde (la fille du patron), parvient à ses fins sans se laisser décourager par une première rebuffade. Son voyage de noces le mènera « de Berlin à Venise en passant par Rawitsch ». Ce rappel de ses origines souligne le chemin parcouru, qui nous est montré de manière encore plus éloquente dans la dernière image du film, où l'on voit côte à côte les deux Siegmund Lachmann, l'apprenti loqueteux de Rawitsch et le jeune Berlinois à l'élégance criarde. Après Moritz Abramowsky et Siegmund Lach- mann, Lubitsch interprétera d'autres avatars du même type : Moritz Rosenthal (Arme Maria), Sally Katz (Der Blusenkönig). Arrêtons-nous à Sally Pinkus, héros de Schuhpalast Pinkus (« Le Palais de la chaus- sure Pinkus »), mis en scène — comme Der Blusenkö- nig — par Lubitsch lui-même (1916). Sally est un écolier paresseux, déluré, sexuellement mûr. Avec galanterie, il accompagne une fillette dont il porte les livres de classe ; sur le chemin du retour, c'est à tout un groupe de gamines qu'il paiera des glaces, portant leurs livres à toutes après avoir goûté l'ice-cream de chacune. Il est bientôt renvoyé de l'école pour avoir triché, de façon éhontée, lors de l'examen. Apprenti chez un cordonnier, il ne tarde pas à être écœuré par la marchandise. Le voici vendeur dans un magasin de chaussures : son goût pour les femmes lui joue un nouveau tour, telle cliente n'appréciant pas qu'il lui chatouille la plante des pieds (ce qui est pourtant censé procurer à la dame une certaine jouissance) ; mais sa connaissance de la psychologie féminine et son esprit d'à-propos lancent enfin sa carrière : en modifiant l'indication d'une pointure, il se fait bien voir de la danseuse Melitta, qui lui accorde ses faveurs. Melitta parfait l'éducation de Sally, tout en lui donnant les moyens de réaliser son ambition : en lui prêtant un capital, elle lui permet de s'établir à son compte ; elle lui enseigne les bonnes manières, lui expliquant par exemple qu'on ne doit pas tremper son biscuit dans sa tasse de thé. (On aura remarqué au passage que Truffaut, admirateur souvent proclamé de Lubitsch, a repris nombre d'éléments de ce scénario dans Baisers volés.) L'art et le commerce font bon ménage : Sally « détourne » le spectacle de Melitta pour faire de la publicité à son propre « Palais de la chaussure » ; mais celui-ci, qui donne son titre au film, est en effet un temple à la gloire du pied féminin et de l'art raffiné de le chausser, une entreprise de nature esthétique autant que commerciale. C'est ce qui a permis à Jean Domarchi de considérer que dans Pinkus Lubitsch « expose son art poétique », car le film, qui « a la rigueur d'un syllogisme », « n'est pas seulement l'his- toire d'un petit arriviste, c'est l'histoire d'un petit arriviste..