LUBITSCH OU LA SATIRE ROMANESQUE Dans la même collection

Bazin, Le Cinéma de la cruauté Borde et Chaumeton, Panorama du film noir américain (1941-1953). Boujut, Wim Wenders Bourget, Lubitsch Lotte H. Eisner, Fritz Lang Fellini par Fellini Godard par Godard Les années Cahiers Les années Karina Kracauer, De Caligari à Hitler (une histoire du cinéma allemand, 1919-1933) Pasolini, Ecrits corsaires Renoir, Ma vie et mes films Rohmer, Le Goût de la beauté Rossellini, Le Cinéma révélé Laurence Schifano, Visconti (les feux de la passion) Tassone, Àkira Kurosawa Truffaut, Les Films de ma vie Truffaut, Le Plaisir des yeux Eithne et Jean-Loup Bourget

LUBITSCH ou LA SATIRE ROMANESQUE

FLAMMARION Du même auteur

ROBERT ALTMAN, Edilig, 1981. LE CINÉMA AMÉRICAIN, 1895-1980 : DE GRIFFITH À CIMINO, P. U. F., 1983. JAMES DEAN, Éditions Henri Veyrier, 1983. DOUGLAS SIRK, Edilig, 1984. LE MÉLODRAME HOLLYWOODIEN, Stock, 1985. HOLLYWOOD, ANNÉES 30 : DU KRACH À PEARL HAR- BOR. 5 Continents /Hatier, 1986.

Tous droits réservés pour tous pays.

© 1987, Éditions Stock. ISBN : 2-08-081518-0 1

FOX-TROT SUR UN PARQUET ÉTOILÉ (A BERLIN)

Lubitsch est à la mode : quarante ans après la disparition du cinéaste, des foules enthousiastes applaudissent aux reprises de Haute Pègre et de Rendez-Vous, de Sérénade à trois et de La Huitième Femme de Barbe-Bleue. Tous ces titres, cependant, qui sont ceux de comédies américaines des années trente, ne constituent, en un sens, que la partie émergée d'une œuvre que chacun sait considérable, mais qui demeure mal connue. C'est que Lubitsch, avant de devenir l'un des maîtres incontestés de la comédie américaine, exerça ses talents dans des genres fort divers, et qu'il eut, en Allemagne puis aux Etats-Unis, une longue carrière à l'époque du muet. Cette période muette de Lubitsch, moins familière que la dernière partie de l'œuvre, est malaisée à étudier. Pour certains titres, il semble ne pas subsister de copie. D'autres n'existent que sous une forme tronquée ou médiocre. Les efforts sagaces et patients des conservateurs de cinémathèques, au premier rang desquels Enno Patalas, responsable du Filmmuseum de Munich, ont toutefois permis de restituer un corpus impressionnant, rendu accessible aux ciné- philes grâce à l'action de l'Institut Goethe et notam- ment aux importantes manifestations organisées en 1985-1986 à la Cinémathèque française, à l'Institut Lumière à Lyon et à la Cinémathèque de Toulouse. Chacun voit bien que la période allemande de Lubitsch est séminale, et aperçoit la nécessité d'analy- ser — comme Lotte Eisner le faisait dès 1948 — « les origines du " style Lubitsch " ». Le consensus, notons-le, ne semble pas aller au-delà. La popularité même des comédies américaines implique, tacitement, que les films allemands sont moins réussis, qu'ils appartiennent à une période d'apprentissage, voire que l'humour en est grossier et ne laisse guère présager la finesse ultérieure de la « Lubitsch touch » ; tel est en effet le point de vue de Lotte Eisner, pour qui ces films ont un intérêt historique plus qu'esthéti- que. Là-dessus, Enno Patalas s'insurge et ne craint pas d'affirmer que l'œuvre allemande lui paraît, au total, plus riche, plus originale, plus abondante que l'américaine Et d'ailleurs, de quelle œuvre allemande s'agit-il? Celle-ci est, en vérité, fort complexe sinon hétérogène. Lubitsch a d'abord connu la notoriété, en Allemagne même, comme acteur comique ; mais il a dû la gloire internationale, et sa carrière hollywoodienne, aux films historiques à grand spectacle qu'il a mis en scène. Aujourd'hui, un Graham Petrie se veut double- ment « révisionniste » : reprochant aux exégètes amé- ricains de Lubitsch, Leland Poague naguère, puis William Paul, d'ignorer l'œuvre allemande, essentielle pour comprendre la suite, Petrie ajoute qu'à ses yeux elle vaut moins par les films historiques, Madame Dubarry, , qui lui paraissent surestimés, que par les comédies, dont la réputation pourtant ne dépassa pas, à l'époque, les frontières de l'Allemagne. Telles sont certaines des questions que soulève le Lubitsch allemand, questions auxquelles la première partie de notre étude s'efforce d'apporter quelques éléments de réponse. Les débuts : « Der Stolz der Firma », « Schuhpalast Pinkus »

Ernst Lubitsch est né à Berlin le 29 janvier 1892. Il est le quatrième enfant de Simon et Anna Lubitsch, « tous deux de religion mosaïque ». Le père, origi- naire de Russie, est tailleur pour dames; son entre- prise semble assez prospère : elle s'agrandit en 1900. Ernst fait ses études secondaires dans un lycée réputé. L'adolescent devient commis dans un magasin de tissus, puis comptable dans l'entreprise paternelle. Lotte Eisner a insisté, à juste titre, sur ces racines de Lubitsch, sur cette appartenance à un milieu berlinois très spécifique :

Il est donc issu de ce véritable clan, plein de couleur locale, qu'on appelait « Konfektion » dans cette ville soumise à une hiérarchie compliquée. Il ne s'agit pas de la haute couture mais de quelque chose comme la rue d'Hauteville plutôt que de la place Vendôme. Les grands fabricants et les grands commerçants de tissus toisaient ces « Mäntelmen » (« hommes de manteau » par opposition à « gentlemen ») avec une indulgence méprisante 2

Prenons garde cependant de ne pas écrire une biographie détaillée mais imaginaire à partir des éléments peut-être autobiographiques d'un ou deux films dans lesquels Lubitsch jouera le rôle principal. Il est clair, en effet, que Lubitsch a très tôt l'ambition de faire du théâtre et le désir d'échapper à ce milieu de la « Konfektion ». C'est ainsi qu'en 1911 il obtient un petit emploi dans la troupe du Deutsche Theater, alors dirigé par le prestigieux metteur en scène Max Reinhardt. Nous reviendrons, à propos de , sur la dette éventuelle de Lubitsch envers Reinhardt ; ce n'est pourtant pas grâce à celui-ci ni comme acteur de théâtre que Lubitsch perça, mais grâce au rôle du « petit Abramowsky » qu'il tient dans Die Firma heiratet (« La compagnie se marie »), comédie en trois bobines sur le milieu de la « Konfektion », tournée fin 1913, sortie en janvier 1914, réalisée par Carl Wil- helm. Le succès du film détermine la même équipe (le réalisateur, Lubitsch, les scénaristes Walter Tur- szinsky et Jacques Burg) à lui donner une suite, Der Stolz der Firma (« L'orgueil de la compagnie »), qui, contrairement à Die Firma heiratet, nous est parvenue. En voici l'argument : Siegmund Lachmann (Lubitsch) est un employé maladroit qui, renvoyé du bazar de Rawitsch en Pologne, se rend à Berlin, où il devient commis dans la « Konfektion ». Avec sa modique avance de trente marks, il commence sa métamorphose, s'achète un costume neuf, une cra- vate, va chez le barbier, prend un bain, fait la cour aux femmes : après une aventure avec une collègue, il monte en grade, n'hésite pas à demander la main d'Isolde (la fille du patron), parvient à ses fins sans se laisser décourager par une première rebuffade. Son voyage de noces le mènera « de Berlin à Venise en passant par Rawitsch ». Ce rappel de ses origines souligne le chemin parcouru, qui nous est montré de manière encore plus éloquente dans la dernière image du film, où l'on voit côte à côte les deux Siegmund Lachmann, l'apprenti loqueteux de Rawitsch et le jeune Berlinois à l'élégance criarde. Après Moritz Abramowsky et Siegmund Lach- mann, Lubitsch interprétera d'autres avatars du même type : Moritz Rosenthal (Arme Maria), Sally Katz (Der Blusenkönig). Arrêtons-nous à Sally Pinkus, héros de Schuhpalast Pinkus (« Le Palais de la chaus- sure Pinkus »), mis en scène — comme Der Blusenkö- nig — par Lubitsch lui-même (1916). Sally est un écolier paresseux, déluré, sexuellement mûr. Avec galanterie, il accompagne une fillette dont il porte les livres de classe ; sur le chemin du retour, c'est à tout un groupe de gamines qu'il paiera des glaces, portant leurs livres à toutes après avoir goûté l'ice-cream de chacune. Il est bientôt renvoyé de l'école pour avoir triché, de façon éhontée, lors de l'examen. Apprenti chez un cordonnier, il ne tarde pas à être écœuré par la marchandise. Le voici vendeur dans un magasin de chaussures : son goût pour les femmes lui joue un nouveau tour, telle cliente n'appréciant pas qu'il lui chatouille la plante des pieds (ce qui est pourtant censé procurer à la dame une certaine jouissance) ; mais sa connaissance de la psychologie féminine et son esprit d'à-propos lancent enfin sa carrière : en modifiant l'indication d'une pointure, il se fait bien voir de la danseuse Melitta, qui lui accorde ses faveurs. Melitta parfait l'éducation de Sally, tout en lui donnant les moyens de réaliser son ambition : en lui prêtant un capital, elle lui permet de s'établir à son compte ; elle lui enseigne les bonnes manières, lui expliquant par exemple qu'on ne doit pas tremper son biscuit dans sa tasse de thé. (On aura remarqué au passage que Truffaut, admirateur souvent proclamé de Lubitsch, a repris nombre d'éléments de ce scénario dans Baisers volés.) L'art et le commerce font bon ménage : Sally « détourne » le spectacle de Melitta pour faire de la publicité à son propre « Palais de la chaussure » ; mais celui-ci, qui donne son titre au film, est en effet un temple à la gloire du pied féminin et de l'art raffiné de le chausser, une entreprise de nature esthétique autant que commerciale. C'est ce qui a permis à Jean Domarchi de considérer que dans Pinkus Lubitsch « expose son art poétique », car le film, qui « a la rigueur d'un syllogisme », « n'est pas seulement l'his- toire d'un petit arriviste, c'est l'histoire d'un petit arriviste... qui ne demande qu'à grandir et à devenir un artiste ». Schuhpalast Pinkus se termine cependant non par la présentation de mode, mais par une pirouette qui nous ramène au comique « juif » de Der Stolz der Firma ; au moment de rembourser Melitta, Sally lui suggère : « Épousez-moi ; comme ça, au lieu de partager, ça restera dans la famille ! » En quoi consiste ce « comique juif » ? On campe, on l'a vu, un personnage d'arriviste, ignorant et pares- seux, mais aussi débrouillard et entreprenant, qui ne réussit ni par les études ni par le travail, mais par le bagout, le bluff, la croyance à l'apparence au mépris de la substance, la séduction ou plus précisément la satisfaction sexuelle des femmes. Siegmund Lach- mann, Sally Pinkus réussissent, pour l'essentiel, grâce à un costume neuf et pour avoir su plaire à une femme; à partir de là, astuce et entregent leur permettent de s'élever jusqu'à l'aisance financière, sociale, matrimoniale que laissait présager leur toute fraîche aisance vestimentaire. On reconnaît là un type traditionnel, qui semble davantage façonné par un antisémitisme séculaire qu'il n'est fondé sur la réalité du milieu berlinois de la « Konfektion ». Cela est confirmé par le jeu de Lubitsch acteur, avec ses mimiques faciales, ses yeux qu'il roule, qu'il lève jusqu'au ciel, sa lippe goulue, gourmande, ses poses (jambes écartées) qui expriment tout à la fois le défi et une disposition à fuir; avec, surtout, sa gestuelle, sa main qui caresse, convainc, menace, défie — mais lorsque l'antagoniste a le dos tourné. Tel critique en a ressenti une gêne compréhensible : « l'on pourrait sans exagération aucune affirmer que Der Stolz der Firma (et sans doute la série tout entière) est l'œuvre la plus antisémite jamais réalisée, si... n'était juif lui-même ! » Le même (Comolli) voit dans Der Stolz un « film brechtien » et dans sa conclusion une « colossale manifestation du célèbre " humour juif " ». Ces deux caractérisations, qui ne paraissent guère compatibles, témoignent de l'embarras devant un phénomène au demeurant classi- que : l'active participation de juifs à certains stéréo- types d'un antisémitisme qui se voulait (ou se croyait) comique, bon enfant. Phénomène qui s'explique non par l'anachronique recours à des procédés brechtiens, mais parce que l'humour juif, comme les autres formes d'humour ethnique, est tout à fait susceptible de véhiculer les mêmes clichés, de puiser aux mêmes sources que l'antisémitisme. Le type de Siegmund-Sally et la gestuelle de Lubitsch s'inscrivent l'un et l'autre dans une tradition qui, comme l'a bien montré la fine analyse de Régine Mihal Friedman, plonge ses racines jusque dans le Moyen Age, mais s'est surtout épanouie en Alle- magne, aux XIX et XX siècles : le juif est désigné non seulement comme arriviste, mais comme « lubrique », irrésistiblement attiré par la « chair des jeunes aryennes », il est dépeint comme doté d'une gestualité propre, d'une « mobilité névrotique » (pour reprendre le mot d'un pseudo-anthropologue). Que ces types aient été reproduits, de longue date, par des artistes eux-mêmes juifs permettra à la propagande nazie de paraître avoir recours, dans sa description du juif, à d'authentiques « documents » et non à des caricatures malveillantes Qu'on nous entende bien. Il serait ridicule d'assimi- ler la gestuelle « juive » de Lubitsch, ou même l'antisémitisme de l'Allemagne wilhelmienne, à l'idéo- logie de la « solution finale ». Mais comment ne pas apercevoir l'indéniable parenté de certains ressorts de la caricature, que celle-ci soit anodine ou virulente ? C'est ainsi que l'image de Lubitsch, au début de Der Stolz der Firma, pourrait porter la même légende que celle du « petit Samuel aux jambes torses » vu par le dessinateur Wilhelm Busch (1832-1908) : Le pantalon trop court, et la veste trop longue, Le nez crochu comme sa canne, Les yeux noirs et l'âme grise, Le chapeau rejeté en arrière et la mine rusée, Tel est le petit Schmouel aux jambes torses (Nous autres quand même sommes plus beaux) De même, le plan final de Der Stolz, « lu » par un antisémite, résumerait, à lui seul, les deux griefs — parfaitement contradictoires — traditionnellement formulés contre le juif : soit d'être un « juif de l'Est » à demi sauvage, soit d'être un parvenu singeant la bonne société occidentale. Lubitsch ne devait pas tarder à abandonner ces rôles comiques pour passer tout à fait de l'autre côté de la caméra. Ironie du sort : son succès comme metteur en scène puis son départ pour Hollywood ne manqueront pas d'alimenter la propagande nazie, pour laquelle le cinéma allemand, peuplé de juifs, mérite le nom de « cinéma-Cohn » ; Lubitsch sera l'un des « hommes au cigare » de cette propagande, tout à la fois jouisseur, immoral, capitaliste, apatride Son camarade d'enfance Lothar Mendes se rendra, comme lui, à Hollywood, participant, avec lui, à (1930), mais fera surtout carrière en Angle- terre. C'est là qu'en 1934, il réalise la première version du Juif Süss, d'après le récit historique de Lion Feuchtwanger que, six ans plus tard, le nazi Veit Harlan détourne dans le sens d'un antisémitisme venimeux. Dans l'œuvre de Lubitsch, on verra reparaître deux avatars — bien différents — du type comique « juif ». Dans To Be or Not to Be, incarné par Felix Bressart, il deviendra source de pathétique profond. Dans The S hop Around the Corner, en revanche, et quoique le personnage ne soit nullement désigné, même indirec- tement, comme juif, Vadas (Joseph Schildkraut) reprend, en les stylisant, les gestes de Sally Pinkus. Lui aussi se distingue par son obséquiosité, par son élégance voyante ; lui aussi veut réussir par les femmes et, d'abord, par l'épouse du patron. Mais Sally Pinkus, maladroit et vantard, ridicule souvent, jouis- sait de la sympathie de ses collègues comme de celle du spectateur : sa vitalité, balayant tout sur son passage, emportait l'adhésion. A l'inverse, Vadas est détesté : chacun, collègues et public, se réjouit lors- qu'il est flanqué à la porte. Lubitsch, grâce à ce personnage et à Budapest, règle ses comptes avec le stéréotype du petit commis issu du milieu berlinois de la « Konfektion »

La naissance de la « Lubitsch touch » : « La Princesse aux huîtres » Pendant son bref apprentissage chez le cordonnier, Sally Pinkus avait pour partenaire une gamine blonde et délurée, un peu boulotte, pas spécialement jolie, mais débordant de la même vitalité que Lubitsch lui- même : Ossi Oswalda. On a souvent comparé cette star du muet allemand à Mary Pickford, qu'elle n'évoque qu'au physique, tandis que son personnage la rapprocherait plutôt de celui qu'à la même époque incarne, sous la direction de Mack Sennett, Mabel Normand. De Schuhpalast Pinkus à La Poupée, elle allait faire équipe avec Lubitsch à onze reprises, jouant le plus souvent, à la manière des comiques américains, le même personnage identifié sous son propre nom d' « Ossi ». Six de ces films dont Ossi's Tagebuch (« Le journal d'Ossi »), et Meine Frau, die Filmschauspielerin (« Ma femme, l'actrice de cinéma »), sont malheureusement considérés comme perdus. Mais trois autres titres, qui nous sont parve- nus, nous donnent une idée assez précise de la maîtrise à laquelle, dès 1917-1919, avait atteint Lubitsch dans le registre satirique. Voici d'abord Wenn vier dasselbe tun (« Quand quatre font la même chose », 1917). Lubitsch a collaboré au scénario, où déjà s'affirme le goût moins de l'originalité que d'une construction dramatique rigoureuse et symétrique : un veuf veut se consacrer au bonheur de sa fille (Ossi). Celle-ci est courtisée par un jeune homme, apprenti chez une libraire, qui le gronde parce que, amoureux, il n'a pas la tête à son travail. Mais le père d'Ossi à son tour, portant beau, s'éprend de la libraire, veuve assez plantureuse, capable de romantisme sous son allure revêche. La symétrie du scénario est prétexte à des gags de répétition ou plutôt de parallélisme visuel : le père répond au téléphone, mais c'est sa fille que l'on demande, pour une conversation qui est manifeste- ment de caractère intime. Quelques instants plus tard, Ossi décroche : c'est maintenant à son père que l'on veut parler, sur un sujet également intime. Le charme du film n'opérerait pas sans la qualité de l'interprétation. En particulier, , dans le rôle du père, réussit une composition parfaitement stylisée, dont la caricature est dessinée d'un trait qui ne tremble pas, moustaches lissées, fesses proémi- nentes. Plus audacieux, plus piquant, apparaît Ich möchte kein Mann sein (« Je n'aimerais pas être un homme », 1918). Tout ici est subordonné au personnage d'Ossi, sorte de garçonne qui a soif de liberté (pas nécessaire- ment sexuelle) et souhaite secouer la tutelle de sa très conservatrice gouvernante (interprétée par , qui jouait le rôle de la libraire dans le film précédent). Persuadée que c'est à sa condition fémi- nine qu'elle doit d'être ainsi tenue en lisière, Ossi décide de se travestir afin de bénéficier de tous les avantages habituellement réservés au sexe fort. Sa chevelure dissimulée sous une perruque, vêtue d'un frac et coiffée d'un haut-de-forme, elle part pour le bal, demande, avec une parfaite aisance, du feu à un passant. Mais elle ne tarde pas à déchanter : elle se fait sermonner parce que, dans le métro, elle n'a pas cédé son siège à une dame, on lui marche sur les pieds, on la bouscule dans la queue du vestiaire ; elle s'aperçoit à ses dépens que les hommes entre eux n'observent nullement les égards de la courtoisie. Dépitée, elle se console en compagnie de son précepteur, présent lui aussi au bal où l'a abandonné son amie volage : les deux « hommes » noient leur chagrin dans le cham- pagne et, au petit matin, se retrouvent enlacés, s'embrassant sur la bouche, pareils à un couple de noceurs homosexuels. On le devine, tout rentre bientôt dans l'ordre, qu'il s'agisse de l'attraction entre les sexes ou de la division traditionnelle entre leurs rôles dans la société. Sur ce dernier point, Ich möchte... se contente de notations amusantes mais superficielles (ainsi la gouvernante, « ne comprenant pas » quel plaisir une femme peut éprouver à fumer, confisque la cigarette d'Ossi, puis en tire bouffée sur bouffée, avec un plaisir croissant) ; un certain trouble se dégage, en revanche, des séquences d'apparente homosexualité, qui, dépour- vues du caractère de bouffonnerie caricaturale fré- quemment associé à ce thème, semblent dès lors exprimer une tentation somme toute naturelle. A cet égard, Ich möchte... préfigure non seulement le sujet, mais aussi le ton de Victor, Victoria de Blake Edwards, remake, on le sait, d'un film allemand de Reinhold Schünzel (1933). Voici enfin Die Austernprinzessin (1919). Ossi Oswalda, la « Princesse aux huîtres » d'un titre en soi délicieux, y interprète d'abord le même rôle à peu près que dans I ch möchte... : une gamine montée en graine, sujette à de violents caprices, qui casse tout dès qu'on n'obtempère pas au moindre de ses désirs et qui, pour l'heure, exige un mari aristocratique Son père, le « Roi des huîtres », décide qu'en effet, il est temps de la marier. Un agent matrimonial propose le prince Nucki; celui-ci envoie en éclaireur son ami Josef, qui, après avoir fait longuement antichambre, est pris pour Nucki. Le quiproquo se poursuit jusqu'à la célébra- tion du mariage, mais non jusqu'à sa consommation. Le véritable prince, ivre mort comme Ossi et le précepteur à la fin de Ich möchte..., est récupéré par la jeune femme, militante d'une ligue antialcoolique; puisqu'elle est d'ores et déjà l'épouse légale de Nucki, seule demeure la formalité de la consommation du mariage, cette fois-ci accomplie à la satisfaction du Roi des huîtres. Ce passage à l'acte se confond avec la fin du film, le noir se faisant sur l'écran comme dans la chambre nuptiale. La satire va bon train. Deux classes sociales sont en présence : des parvenus et des aristocrates désargen- tés. Quaker, le Roi des huîtres, a quelque chose du mollusque. Il a des favoris en nageoires. Rien de l'activité débordante et nerveuse qu'on attend du capitaliste : son immense fortune lui permet de satis- faire, en accomplissant le minimum d'effort, les besoins d'une vie quasiment végétative. Il bâfre de manière bovine. Des escouades de serviteurs noirs lui sont attachées, attentives à lui faire siroter, comme en cadence, une gorgée de café, à lui faire tirer une bouffée de son énorme cigare. Après un jogging au ralenti, il dort, douillettement calé sur de multiples coussins. Pas de besoins sexuels : il se contente de s'inquiéter, en regardant par le trou de la serrure, du bonheur conjugal de sa fille. Son activité intellectuelle se borne à la lecture d'un journal ; Ossi le lui arrache, il en sort un autre de sa poche de manière automati- que, machinale ; il vit, comme d'autres travaillent, à la chaîne, mais avec une sorte de lenteur qu'imposent sa dignité et sa carrure. En face de lui, l'aristocrate, le prince Nucki, a la minceur requise, mais parce qu'il crève de faim (on le voit manger un hareng saur tandis que ses noces, ou plutôt celles de sa fiancée et de son aide de camp, sont célébrées par de plantureuses agapes); et s'il fait preuve de davantage de souplesse et de prestesse que Quaker, c'est, semble-t-il, à seule fin d'emprunter de l'argent à ses camarades et de s'enivrer. L'ami Josef, lui aussi doté de sveltesse (comme en témoigne la scène qui le voit, las de faire antichambre, dessiner des entrechats sur la rosace d'un dallage), n'en est pas moins une caricature aussi monstrueuse à sa façon émaciée que Quaker l'huître grasse : avec son museau pointu, il tient du rongeur ou de la fouine, il a une mine salace sous son crâne chauve, ne pense qu'à boire et à s'empiffrer. L'opposition du parvenu au luxe ostentatoire et du prince famélique est traduite par celle de deux décors. Avec ses vitraux, son dallage à damier, ses motifs de festons et guirlandes, ses couloirs et ses escaliers bordés de lions, ses statues japonaises, la résidence de Quaker a quelque chose du style Sécession. Au contraire, la mansarde où nichent Nucki et Josef évoque tout à fait le Paris des étudiants balzaciens, celui de La Bohème que Vidor portera à l'écran quelques années plus tard, ou encore celui des artistes impécunieux qu'on reverra, chez Lubitsch lui-même, dans Design for Living. Cette satire sociale, avec la sauvagerie de sa charge, peut faire songer à Stroheim. De La Princesse aux huîtres, rapprochons The Wedding March (1926-1928) : au « Roi des huîtres » correspond Schweisser, le « Roi des zinopads », qui marie sa fille au prince Nicki, paresseux et taré (Stroheim lui-même). Rien de commun, en revanche, entre la souffreteuse héritière Cecelia (ZaSu Pitts) et l'insolente énergie d'Ossi Oswalda, qui n'hésite pas à boxer pour gagner un mari. C'est dire combien les deux satires diffèrent par le ton ; avec Lubitsch, on a affaire de bout en bout à une comédie, tandis que Stroheim travaille dans le mode qui lui était — génialement — propre : accumu- latif et caricatural, mais aussi naturaliste et mélodra- matique. L'accumulation n'est pas inconnue de Lubitsch, comme en témoigne, avec sa surabondance de serviteurs, d'invités et de mets, la séquence du banquet ; et pourtant cet excès même est soumis à une stylisation proprement comique qui fait défaut à Stroheim et qui annonce paradoxalement le Lubitsch, certes épuré, des comédies américaines. En outre, et surtout, quel que soit le mauvais goût — réel — de cette abondance, elle n'en est pas moins dotée pour Lubitsch d'un signe positif, celui de la santé vitale, alors que chez Stroheim le morbide et le sentiment de la mort imprègnent le récit. A nos yeux, Patrick Brion se fourvoie lorsqu'il qualifie Lubitsch d'auteur tragi- que, dans l'œuvre de qui « l'imminence de la mort a fortement été présente » ; la différence de nature entre l'inspiration de Lubitsch et celle de Stroheim éclatera de nouveau dans leur traitement respectif de La Veuve joyeuse. Contrairement à La Symphonie nuptiale, datée et localisée avec une grande précision (l'action commence à Vienne le jour de la Fête-Dieu 1914), La Princesse aux huîtres n'a pas pour cadre un lieu bien déterminé. Rien ne semble viser à indiquer avec certitude, par exemple dans le style de la résidence Quaker, que nous nous trouvons aux États-Unis, ou inversement dans une capitale européenne où nous assisterions au mariage de Boni de Castellane avec Anna Gould Sans doute les domestiques noirs désignent-ils, en tant que tels, un exotisme; on les reverra ailleurs, au service de maîtres eux aussi étrangers, les Russes de Das fidele Gefängnis, Madame Dubarry. Il n'en reste pas moins que, par le sujet (le mariage d'une riche héritière avec un aristocrate, ou si l'on préfère de la vieille Europe et de la jeune Amérique) comme par le style, La Princesse aux huîtres annonce la comédie américaine, la « comédie loufoque » des années trente : mêmes contrastes de rythme entre les personnages, l'huître Quaker s'opposant à la vibrion- nante Ossi ; même « mixte » équilibré de satire sociale et de burlesque, au contraire de Die Bergkatze (égale- ment qualifiée de « comédie grotesque » par son générique) et de Die Puppe, films dans lesquels le burlesque physique et visuel domine davantage. Un contemporain au moins ne s'y est pas trompé. Un formaliste russe, A. Piotrovskij, distingua, dès les années vingt, entre deux types de comédie : la « ciné- comédie » de Chaplin, Harold Lloyd et Buster Keaton a pour ressort essentiel le jeu du personnage, comique ou clown, aux prises avec les objets (il s'agit là bien sûr de notre « burlesque » ou du slapstick de l'anglais) ; la « comédie sociale » ou de mœurs, d'origine théâtrale, est soucieuse de psychologie et volontiers caractérisée par une intrigue complexe. Piotrovskij, ainsi qu'il était alors courant, préfère de loin la comédie de la première manière, que seule il juge purement cinéma- tographique ; mais il a le mérite de percevoir l'émer- gence d'un type hybride, dont il cite justement comme exemple La Princesse aux huîtres Pour nous, ce type est intéressant précisément parce qu'il est hybride. C'est d'ailleurs de La Princesse aux huîtres qu'on pourrait dater l'existence de la « Lubitsch touch », disons provisoirement : d'un gag burlesque, mais qui vise à exprimer une vérité d'ordre psychologique. Donnons-en deux exemples. Le plus spectaculaire est constitué par la scène où Josef, pour tromper son attente, dessine des figures sur le dallage. Dans la célèbre « Lettre à Herman G. Weinberg » où il retrace l'ensemble de sa carrière, Lubitsch, citant Die Austernprinzessin comme l'une des plus impor- tantes de ses comédies allemandes, en a retenu cette séquence : La Princesse aux huîtres fut la première de mes comédies à montrer l'ébauche d'un style personnel. Je me souviens d'une scène qui, à l'époque, avait suscité de nombreux commentaires. Un homme pauvre devait attendre dans le magnifique vestibule de la résidence d'un milliardaire. Le parquet avait un dessin très compliqué. L'homme pauvre, afin d'oublier son impa- tience et l'humiliation d'avoir attendu pendant des heures, marchait en suivant les lignes de ce dessin. C'est une nuance très difficile à décrire, et je ne sais pas si j'y suis parvenu, mais c'est la première fois que j'abandonnais la comédie pour la satire Par sa longueur, son abondance, sa gratuité, la séquence n'en reste pas moins très « allemande ». Beaucoup moins spectaculaire, mais en un sens plus efficace, est la « touche » que l'on voit à la fin du film : sous la table du repas, le pied de Nucki avance vers ceux d'Ossi, heurte par mégarde le pied de Quaker (qui se retire), puis reprend sa progression. Cette façon à la fois indiscrète et indirecte de nous révéler les préoccupations d'un personnage se retrou- vera, avec un bien plus grand raffinement, dans Angel par exemple. Revenons deux ans en arrière pour dire quelques mots de Das fidele Gefängnis (« La joyeuse prison », 1917). Ossi n'apparaît pas dans cette première adapta- tion de La Chauve-Souris (la même source fournira neuf ans plus tard l'argument des Surprises de la T.S.F.), mais on y remarque deux actrices subtile- ment contrastées : Kitty Dewall dans le rôle de l'épouse élégante, flirteuse, légèrement vénale; Agda Nilsson dans celui d'une femme de chambre effrontée, qui fume le cigare et siffle le champagne sans complexe — rôle qui, on le voit, aurait pu échoir à Ossi Oswalda. Das fidele Gefängnis est déjà, à l'instar de La Princesse aux huîtres, une comédie hybride qui mêle burlesque et comédie de mœurs. La satire prend pour cible un couple moderne, passablement immo- ral, mais dont la jeunesse et l'humour, sinon la tendresse, tempèrent le cynisme. Aux côtés de Kitty Dewall, , qui sera le jeune premier des films historiques, complète ce « mariage à la mode ». Il regagne son domicile à l'aube, ivre mort ; et, au lieu d'aller purger une peine de prison, il se rend à un bal costumé où il flirte avec deux masques qui sont en réalité ses partenaires habituelles : sa femme et la femme de chambre. Mais il s'agit, ne l'oublions pas, d'une intrigue d'opérette et, les luxueux et douillets décors Sécession ou proto-Art déco aidant, on est plus près de DeMille (qui signerait bientôt en Amérique des comédies mondaines témoignant de la même « audace », comme Why Change Your Wife? ou The Affairs of Anatol) que de Hogarth L'intégration d'éléments « ciné-comiques », pour reprendre la terminologie de Piotrovskij, est réussie dans l'ouverture (Alice est effrayée par son mari endormi à ses pieds et qu'elle croit être une souris) ; mais les séquences de la prison (où l'on a envoyé l'admirateur d'Alice, arrêté au domicile conjugal et confondu avec le mari) souffrent de l'interprétation outrancière de Jannings. Contrairement à son jeu stylisé dans Wenn vier... il semble avoir eu ici la bride sur le cou pour composer un gardien de prison affligé d'un strabisme à la Ben Turpin et dont l'alcoolisme très sentimental le pousse à embrasser tout un chacun sur la bouche avec effusion. Malgré le succès de La Princesse aux huîtres et de La Poupée (dont nous réservons pour l'instant la discus- sion), Lubitsch revient à une inspiration plus conven- tionnelle avec Kohlhiesels Töchter et Romeo und Julia im Schnee, tous deux de 1920. Ces films marquent le retour à un comique stéréotypé à base ethnique, ou plutôt régionale (comique rustique d'Allemagne du Sud), qu'ils plaquent sur un canevas emprunté à Shakespeare (La Mégère apprivoisée; Roméo et Juliette). Ce sont, comme La Princesse aux huîtres, des œuvres très physiques, mais d'une étoffe plus gros- sière. « Les filles de Kohlhiesel », qui remportèrent, selon Lubitsch, un grand succès, demeurent remar- quables surtout grâce à la double interprétation de Henny Porten dans le rôle des deux sœurs, la senti- mentale et coquette Gretel et la « mégère » Liesl, un vrai dragon. A « leurs » côtés, on retrouve Emil Jannings (Xaver), qui danse avec entrain pour séduire Gretel et se sert de son proéminent postérieur pour faire le vide autour de lui. Les baisers ont une saveur qui permet de distinguer l'identité du partenaire. Dans Das fïdele Gefängnis déjà, le mari reconnaissait la soubrette déguisée grâce au goût qu'elle lui laissait sur les lèvres. Ici, Xaver, dupé par son ami, a accepté d'épouser la mégère alors qu'il aime Gretel; mais, goûtant aux baisers de Liesl, il décide qu'en définitive « ils sont bien meilleurs » que ceux de sa sœur. Dans un autre bal masqué, Romeo embrasse d'autorité Julia, qui d'abord se débat, croyant qu'il s'agit de son imbécile fiancé, Paris; puis, savourant la trace du baiser qu'elle a sur les lèvres, elle comprend et sourit Ici et là, les saucisses servent d'accessoire burles- que. Au début de Romeo, le juge pèse, sur une très littérale balance, les mérites respectifs, pardon, les saucisses que lui ont offertes les plaideurs Capuletho- fer et Montekugerl. Dans Kohlhiesels Töchter, Seppl, amoureux provisoirement transi de Gretel, mange, l'air absent, une énorme saucisse. « Tu es peut-être malheureux, observe la demoiselle, mais tu ne man- ques pas d'appétit... » Cet appétit de nourriture fait office de dérivatif, mais aussi de métaphore, au désir sexuel. Juste auparavant, on a vu Gretel, en compa- gnie de Seppl, baratter avec ardeur, d'un mouvement fort suggestif, puis goûter le beurre, le faire goûter au jeune homme, et reprendre son barattage tout en se pâmant de jouissance (dans Design for Living, Miriam Hopkins, sous prétexte de décrire la « naissance de l'amour » à Edward Everett Horton, mimera deux variantes de l'orgasme). « Madame Dubarry » et le film à grand spectacle

La notoriété de Lubitsch auteur comique resta confinée à l'Allemagne. Aucune de ses comédies ne fut distribuée aux États-Unis. Mais, dès 1918, il s'était essayé au film exotique ou historique, et il allait, grâce à Carmen, à Madame Dubarry surtout, à Sumurun et Anna Boleyn enfin, connaître le succès international. Commençons donc par Madame Dubarry (1919), qui demeure l'ouvrage le plus connu de cette série. Il suscita bien des controverses et, aujourd'hui encore, lorsqu'il est montré dans les cinémathèques, il provo- que des réactions fort contrastées. Ce fut le premier film allemand distribué aux États-Unis après la guerre, et il valut à Lubitsch la flatteuse réputation d'être, selon le mot du Motion Picture Magazine de février 1921, le « Griffith européen » : un metteur en scène capable non seulement, à l'instar des Italiens, de diriger des foules de figurants, mais aussi de restituer à l'Histoire sa dimension humaine. Nous suivons l'ascension et la chute de Jeanne Vaubernier, petite ouvrière chez une modiste, « midi- nette » devenue, en quelques étapes rapides, la maî- tresse d'un ambassadeur, puis d'un Dubarry, l'épouse légitime d'un autre Dubarry, la favorite enfin du roi Louis XV, mais aussi l'objet de la haine successive de Choiseul, de Louis XVI, des révolutionnaires qui la font périr sur l'échafaud. Selon un procédé qui fera florès, l'Histoire est donc vue tour à tour ou simulta- nément dans sa splendeur et par le petit bout de la lorgnette, les deux points de vue étant intimement mêlés et non, comme il est plus habituel, séparés ou simplement juxtaposés. Car il est clair que le specta- teur est invité à s'identifier à l'héroïne, à gravir avec elle les degrés qui conduisent à un pouvoir morganati- que mais absolu (puis à l'échafaud), à porter sur les fastes de la monarchie le regard même de Jeanne Vaubernier. C'est en ce sens qu'en effet Lubitsch « humanise l'Histoire ». Dans une société qui nous est étrangère par son éloignement dans le temps, sa pompe exotique, ses mœurs inconnues, s'introduit une midinette qui est l'une d'entre nous, qui est notre sœur ou notre petite amie, et qui, nous dévoilant l'envers du décor, nous le rend familier. Comme Lubitsch humanise l'Histoire, la Dubarry, admirablement interprétée par , humanise le roi Louis XV ; elle se jette dans ses bras avec une innocence enfantine et une spontanéité qui contrastent autant avec les machinations des autres personnages (qu'ils soient ses protecteurs ou ses ennemis) qu'avec la passion idéologique qui anime les révolutionnaires et que l'héroïne ne saurait partager, car, même fondée sur de trop réelles injustices, cette passion est une abstraction. Notre opinion du personnage évolue avec sa situa- tion. Peu à peu, après qu'elle nous est apparue sous un jour volage mais sympathique, nous sommes amenés à porter sur sa conduite un jugement sévère ; mais, dès la mort de son protecteur, elle devient une pathétique victime qui méritera notre pitié. Elle bénéficie à nos yeux de larges circonstances atténuantes, non seule- ment parce que, manipulée par des hommes puis- sants, elle n'est qu'en partie responsable de son sort, mais, plus profondément, parce qu'elle est motivée moins par un répréhensible désir de lucre ou par l'arrivisme que par cet élan vital qui est la qualité fondamentale des héros et des héroïnes de Lubitsch. Le rapport avec l'Histoire est plus complexe qu'il n'y paraît. A première vue, on a affaire à une conception archaïque, de caractère moral, non scienti- fique : pour l'essentiel, la Révolution française s'expli- querait, à l'exclusion de causes proprement politiques, sociales, économiques, par la conduite excessive d'une favorite. Conception à laquelle il est fait écho dans le film même : « Tout cela à cause d'une maîtresse ! » s'exclame Armand de Foix, qui à ce moment ne sait pas que la jeune femme dont il parle fut sa maîtresse à lui avant d'être celle du roi. L'épilogue, en faisant de Madame Dubarry une victime broyée par les forces qu'elle a mises en branle, ne contredit nullement cette vue; mais il amène à s'interroger à nouveau sur la manière dont la Dubarry a été agent de l'Histoire : agent certes involontaire (les véritables apprentis sorciers sont bien plutôt Choiseul et la duchesse de Gramont), mais surtout agent inconscient, exprimant un désir d'ascension sociale en tant que tel parfaite- ment légitime, et apparenté, à sa manière, à l'aspira- tion révolutionnaire. Ce dernier point nous éloigne d'une autre explication possible, celle qui ferait appel aux causes accidentelles, du type le « nez de Cléopâ- tre » ; dans une scène admirable, Lubitsch explicite ce rejet de la pure contingence. On pourrait considérer en effet que la cause pre- mière, celle qui déclenche la série d'événements historiques à laquelle nous fait assister le film, c'est que le cheval de Don Diego piétine le chapeau de Jeanne Vaubernier. Mais on aurait tort : la scène clé à cet égard est plutôt celle qui montre Jeanne déclinant, sur les boutons de son corsage, « Armand... Don Diego... Armand... Don Diego », comme pour laisser au hasard le soin de décider auquel de ses deux soupirants elle va rendre visite ; mais soudain, passant outre aux signes aléatoires, elle choisit, souveraine- ment, de rejoindre Don Diego. Pour résumer : elle est responsable, mais non coupable, car elle est mue par la passion de vivre17. Au regard de l'histoire événementielle, Madame Dubarry souffre, surtout pour le spectateur français, d'un grave défaut, de nature pour ainsi dire structu- rale : le règne de Louis XVI, pratiquement, disparaît ; à la mort de Louis XV succèdent presque aussitôt la Révolution, les cocardes tricolores, la prise de la Bastille, l'émeute aux Tuileries... A notre sens, le film aurait été beaucoup plus fort s'il était demeuré au seuil du septième acte, c'est-à-dire s'il s'était clos sur la pompe funèbre du roi Louis XV. Dès cet instant, le destin de la Dubarry est scellé. Il est clair que Lubitsch n'a pas résisté à la tentation de montrer la Révolution : c'était l'occasion de nouvelles scènes à grand spectacle et, à coup sûr, un atout maître pour la carrière du film. Contrairement à ce qu'affirme Wein- berg (op. cit., p. 33), l'ouvrage n'est pas « le premier à dépeindre la Révolution française » : il avait notam- ment été précédé par deux adaptations de A Tale of Two Cities réalisées aux États-Unis en 1911 et 1917 ; mais sa dénonciation successive de l'Ancien Régime et de la Terreur cadre parfaitement avec la conception anglo-saxonne de la Révolution. De cette conception, popularisée précisément par le Dickens d'Un conte de deux villes, témoigneront bientôt Les Deux Orphelines de Griffith (1922). Nombre de films historiques à venir sont en germe dans Madame Dubarry. La scène de l'escalier des Tuileries (le 10 août) prélude à La Marseillaise de Renoir. Le roi joue à colin-maillard, comme il le fera chez Rossellini (La Prise du pouvoir par Louis XIV). Cette séquence a plus d'une fonction. En montrant le roi occupé à un divertissement enfantin, elle est de celles qui contribuent à « humaniser l'Histoire ». Elle a une valeur politique et morale, puisqu'elle permet d'opposer l'insouciance du souverain aux préoccupa- tions des délégués venus lui faire part de la misère du peuple ; en même temps qu'une valeur symbolique (le roi est aveugle); enfin une valeur dramatique de contraste successif et non plus simultané : le roi soudain s'effondre, terrassé par la petite vérole. De Madame Dubarry, on rapprochera plus spéciale- ment Barry Lyndon de Kubrick. Même soin apporté au choix des décors : bien sûr, les extérieurs font davantage songer à Sans-Souci (dans le parc duquel ils ont été tournés) qu'à Versailles, mais le caractère intime du style Louis XV, par opposition au Louis XIV, est fort bien rendu, par exemple dans le salon chinois de la Dubarry. Costumes et tissus sont l'objet d'un traitement particulièrement attentif : un panora- mique ascendant souligne l'éclat de la robe à longue traîne que porte la comtesse pour sa présentation à la cour, tandis que le serviteur noir Zamore la lisse pour en effacer tout faux pli ; la dentelle du drap, dans le lit royal, fait, avec le visage du mourant grêlé par la variole, un saisissant contraste. Dans Naissance d'une nation ou America, Griffith fige l'Histoire en « tableaux vivants », en fac-similés; comme agira Kubrick plus de cinquante ans après, Lubitsch et ses directeurs de la photographie (Theo- dor Sparkuhl, Fritz Arno Wagner) s'inspirent ici, plus subtilement, des peintres du XVIII siècle pour régler leurs éclairages, et ces citations ne sont pas de simples ornements. Si la rencontre des conspirateurs à Gour- dan reproduit le ténébrisme violent de Wright of Derby, Greuze a, sans conteste, suggéré le doux clair- obscur et le pathos familial des scènes qui décrivent les humbles, surtout le cordonnier Paillet. Comme chez Kubrick encore, notons la structure d'ascension et de chute, l'accent mis sur les thèmes à la fois conjugués et contrastés du hasard et de la nécessité, la solennité funèbre enfin qui mue la mort en spectacle en même temps qu'en leçon morale. Après que l'archevêque et ses acolytes, bizarrement coiffés de perruques, ont donné l'extrême-onction à Louis XV, son cercueil est porté en grande pompe, parmi des torches qui fument. L'interprétation est dominée par Pola Negri et, dans le rôle de Louis XV, par Emil Jannings, à côté duquel le jeune premier Harry Liedtke ne fait pas le poids. Il convient de signaler, parmi les seconds rôles, la remarquable composition de Reinhold Schünzel, qui, pour incarner Choiseul, s'est fait une tête de chat à la Robespierre Dans la carrière de Lubitsch, Madame Dubarry est encadrée par deux autres films historiques ou en costume, avec certaines des mêmes stars pour protago- nistes. Dans Carmen (1918), Pola Negri incarne l'héroïne de Mérimée et Harry Liedtke est Don José. L'œuvre ne jouit que d'une réputation médiocre, mais cela s'explique en grande partie par l'absence d'ac- compagnement musical. On le sait, l'esthétique du cinéma muet — c'est-à-dire non parlant, mais certai- nement pas silencieux — et celle de l'opéra sont, à certains égards, apparentées, les nuances ici du jeu, là de la voix, combinées avec la musique, suppléant à nombre d'éléments de la communication qui, dans le cinéma parlant comme dans le théâtre non musical, sont transmis par le dialogue. Cette ressemblance est patente dans le cas de Carmen, et une improvisation inspirée à partir des thèmes de Bizet (comme celle du pianiste Luis Bacalov à la Cinémathèque de Toulouse, en mars 1986) contribue à redonner toute sa splendeur à ce qui ne paraissait qu'un film d'aventures un peu terni . Sans doute les signes de l'hispanité demeurent-ils bien convenus, qu'il s'agisse des crucifix, des arches en fer à cheval, des éventails, de l'accroche-cœur de Pola Negri ; sans doute la manière dont Lubitsch, par commodité autant que par choix stylistique, utilise le hors-champ est-elle inégalement convaincante : si l'on admet volontiers qu'une voile et quelques lampadaires se détachant en silhouette sur le ciel composent un port sans que l'on aperçoive la mer, on est frustré qu'une corrida soit tout à fait dépourvue de « toro ». Mais références picturales au XVII siècle et natura- lisme à la Stroheim se mêlent avec efficacité pour camper l'entourage de Carmen, picaros, gueux et maritornes dont les guenilles contrastent avec l'uni- forme impeccable et chamarré d'une ordonnance. L'intrigue d'Anna Boleyn (1920) rappelle, à plu- sieurs titres, celle de Madame Dubarry : l'héroïne, pourtant fiancée à un jeune homme qu'elle aime, se laisse séduire par le roi, dont elle devient la maîtresse, puis l'épouse. Le peuple gronde. Victime d'un complot, Anne périt sur l'échafaud. En outre, Emil Jannings, qui jouait Louis XV, prête maintenant son imposante carrure au roi Henri VIII. Mais certaines de ces ressemblances sont superficielles. Le parallèle entre la Révolution française et l'émeute attisée par Marie Tudor est fugitif ; quant à l'interprétation de Jannings, elle ne fait écho à celle du film précédent que par intermittence. L'acteur a su calquer son apparence sur le célèbre portrait du roi par Holbein ; son Henri VIII est entièrement physique, colosse chasseur, buveur de bière et coureur de jupons, dont les désirs impérieux doivent être satisfaits dans l'ins- tant ; et, si cette composition ne rend évidemment pas compte du fin politique que fut aussi le souverain, elle est fort éloignée du caractère plus pusillanime que Lubitsch et Jannings avaient, de séduisante manière, prêté à Louis XV. D'autre part, Anne Boleyn est, de façon beaucoup moins équivoque que la Dubarry ou Carmen, une victime à peu près innocente. Cela s'explique bien sûr par le scénario, mais davantage encore par le type de l'actrice : à la brune Pola Negri, avec sa vitalité, sa sexualité ardente, s'est substituée la douce Henny Porten, plus crédible, malgré l'éclat malicieux de son regard, en mère aimante qu'en favorite royale.

Deux films égyptiens

On rapproche parfois Die Augen der Mumie Ma (« Les yeux de la momie Ma », 1918) et Das Weib des Pharao (La Femme du pharaon, tournée en 1921, sortie en 1922) : ce sont deux films, et deux titres, égyp- tiens. Rapprochement plus commode que probant, tant est grande la variété des films historiques ou exotiques de Lubitsch comme de ses comédies. Mais il est vrai que les deux œuvres manifestent une nouvelle poussée de cette égyptomanie dont on a quelquefois attribué la responsabilité à la découverte du tombeau de Toutankhamon, qui leur est légèrement posté- rieure (1922). En réalité, comme l'a admirablement montré Jurgis Baltrusaitis dans sa Quête d'Isis, l'égyp- tomanie date de l'Antiquité ; elle n'a pas épargné les Romains, et a connu dès lors une série de résurgences, dont les plus familières sont sans doute pour nous celles de la première moitié du XIX siècle, à la suite de l'expédition de Bonaparte, et de l'Art déco, dans les années vingt et trente de ce siècle. Cette dernière phase a semé ses témoignages non seulement dans les arts décoratifs proprement dits (le mobilier de Pierre Legrain, les laques de Jean Dunand), mais aussi dans l'architecture, notamment celle des cinémas (le Louxor à Paris) et, au cinéma même, chez Lubitsch comme chez DeMille et son collaborateur Paul Iribe (Male and Female, 1919; Les Dix Commandements, 1923). Depuis, l'Égypte ancienne n'a cessé d'être à la mode, s'annexant la bande dessinée avec Hergé et Edgar P. Jacobs, agglutinant les foules d'Europe et d'Amérique autour des dépouilles de Toutankhamon et de Ramsès II, alimentant une veine variée du cinéma populaire, du film d'épouvante (La Momie de Karl Freund, 1932) à Steven Spielberg (Les Aventu- riers de l'arche perdue). Certaines recettes, comme le thème de la malédic- tion des pharaons, ne changent guère, et apparaissent dès Mumie Ma, où l'on trouve déjà le trio, et le triangle, de Madame Dubarry : Ma (Pola Negri) est aimée du peintre Wendland (Harry Liedtke), mais elle succombe à la jalousie du farouche Radu (Emil Jannings). Certes, l'ouverture du film, seule située en Egypte, nous dévoile une flagrante imposture, les yeux « vivants » de la pseudo-momie n'étant destinés qu'à berner les touristes ; il n'en est pas moins vrai que Radu, le gardien du tombeau, est motivé par le fanatisme religieux autant que par la passion amou- reuse. Il jure « par Osiris » et, lorsqu'il poursuit Ma jusqu'à Berlin, on le voit prier devant une statue de son dieu. Le plus intéressant, dans ce premier ouvrage non comique de Lubitsch, est moins le canevas, à la fois schématique et invraisemblable, que la caractéri- sation psychologique de Ma : innocente, délivrée du monstre qui la gardait prisonnière, elle éprouve pour- tant le mal du pays, et presque un sentiment de culpabilité. Le chaton qui la distrait pendant la leçon de sa préceptrice, la robe arabe dont elle s'habille, le vase de terre qu'elle admire chez le prince Hohenfels : autant d'indices désignant la nostalgie d'une culture à laquelle, en la sauvant, on a arraché Ma ; une culture plus « vitale » que celle de l'Allemagne. La danse aître de la comédie sophistiquée, du clin d'œil M ironique, du sous-entendu sexuel, Lubitsch a signé des films pétillants et capiteux comme des cocktails : Haute Pègre et Sérénade à trois, et Jeux dangereux (To be or not to be), Rendez-vous et La Folle ingénue ne cessent de séduire et de surprendre, de faire rire et d'émouvoir. Ces titres, familiers aux cinéphiles et aux téléspectateurs, constituent le sujet principal de Lubitsch ou La Satire romanesque. L'œuvre est ici, pour la première fois, restituée dans sa plénitude : à l'évolution de son style et de ses techniques répond l'unité foncière de sa veine satirique et même de son engagement idéologique. Lubitsch prend pour cibles les militaires, les publicitaires, les capitalistes, les communistes et les nazis. Il exalte les marginaux, les bohèmes, les roués, et surtout les femmes belles et spirituelles, incarnées par Pola Negri, Miriam Hopkins, Marlène Dietrich ou Carole Lombard, qui usent librement d'un corps parfumé, svelte et soyeux.

Eithne et Jean-Loup Bourget, historien du cinéma, collaborent régulièrement à la revue "Positif". Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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