En Jeu En Jeu En Jeu HISTOIRE ET MÉMOIRES VIVANTES En Jeu

NOUVELLES RECHERCHES SUR LES DÉPORTATIONS ET LES CAMPS En Jeu

REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Marie-José CHOMBART DE LAUWE, directeur de recherche honoraire (CNRS) En Jeu RÉDACTEURS EN CHEF Yves LESCURE, directeur général de la Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) Frédéric ROUSSEAU, professeur d'histoire contemporaine, Univ. Paul Valéry-Montpellier

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS Jacques ARON, professeur honoraire d'histoire et théorie de l'architecture, essayiste sur la condition juive européenne Charles HEIMBERG, historien et didacticien de l'histoire, professeur ordinaire, Univ. de Genève Yannis THANASSEKOS, collaborateur scientifique en sociologie politique, Univ. de Liège En Jeu COMITÉ DE RÉDACTION HISTOIRE ET MÉMOIRES VIVANTES Jean-Michel ANDRÉ, médecin expert du ministère de la Défense, ancien médecin au CHU Pitié-Salpêtrière Corinne BENESTROFF, psychologue, docteur en littérature, chargée de cours, Univ. Paris 5 Laurence DE COCK, professeure agrégée, chargée de cours, Univ. Paris 7 / Lab. ECP, Univ. Lyon 2 Frédérik DETUE, maître de conférences en littérature générale et comparée, Univ. de Poitiers, Lab. FoReLL - B3 Henning FAUSER, docteur en histoire, enseignant à Rennes Thomas FONTAINE, historien, directeur du Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne Bertrand HAMELIN, professeur agrégé, membre associé du CRHQ, UMR 6583 (CNRS/Univ. de Caen) En Jeu Charlotte LACOSTE, maître de conférences en langue et littérature françaises, Univ. de Lorraine, CREM-Praxitexte Sébastien LEDOUX, historien (Paris 1/Centre d'histoire sociale du XXe siècle), enseignant à Sciences Po Cyrille LE QUELLEC, documentaliste, FMD Julien MARY, docteur en histoire contemporaine, Univ. Paul Valery Montpellier, EA 4424 CRISES Albert MINGELGRÜN, professeur émérite en littérature contemporaine (spécif. Shoah), Univ. Libre de Bruxelles Michel PIERRE, médecin-psychiatre des hôpitaux, médecin expert du ministère de la Défense François RASTIER, directeur de recherche (CNRS) en linguistique, rattaché à l'ER-TIM (INaLCO), Paris Serge RAYMOND, ancien psychologue (EPS Ville-Evrard), ancien expert judiciaire près la cour d'appel de Paris NOUVELLES RECHERCHES SUR Bruno VÉDRINES, formateur en didactique du français, Univ. de Genève, IUFE/Grafe LES DÉPORTATIONS ET LES CAMPS

CONSEIL SCIENTIFIQUE DE LA FONDATION Président : Serge WOLIKOW Jean-Michel ANDRÉ - Jacques ARON - Arnaud BOULLIGNY - Aleth BRIAT - Claudine CARDON-HAMET Marie José CHOMBART de LAUWE - Gaël EISMANN - Michel FABRÉGUET - Thomas FONTAINE - Patricia GILLET - Bertrand HAMELIN - Charles HEIMBERG - Peter KUON - Carole LEMÉE - Cyrille LE QUELLEC Bruno LEROUX - Yves LESCURE - Agnès MAGNIEN - François MARCOT - Michel PIERRE - Serge RAYMOND François ROUQUET - Frédéric ROUSSEAU - Robert STEEGMANN - Yannis THANASSEKOS - Jean VIGREUX

Secrétaire de rédaction : Caroline LANGLOIS

Un grand merci à Andreas Ritzer pour sa participation.

FONDATION POUR ©Fondation pour la mémoire de la déportation (FMD) LA MÉMOIRE 30, bd des Invalides - 75007 Paris DE LA DÉPORTATION email : [email protected] - tél. : 01 47 05 81 50. Diffusion : PUS. ISSN : 2269-2347 ISBN : 978-2-9557751-2-7 Décembre 2017 - N° 10 SOMMAIRE

Nouvelles recherches sur les déportations et les camps CHRONIQUE DES ENJEUX Dossier coordonné par Thomas Fontaine D'HISTOIRE SCOLAIRE L’histoire scolaire, les relativismes et le n’importe quoi ...... 101

La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin ...... 13 Laurence DE COCK et Charles HEIMBERG Agathe DEMERSSEMAN

Le Sicherungslager Schirmeck. Un camp au cœur de la germanisation ...... 31 COMPTES RENDUS Cédric NEVEU Laurence Schram, Dossin. L’antichambre d’Auschwitz ...... 107 Par Jacques ARON

Ian Kershaw, L’Europe en enfer (1914-1949) ...... 109 Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen ...... 49 Par Yves LESCURE Adeline LEE

L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes VIE ASSOCIATIVE ...... 113 de Dora en 1944 ...... 65 Paul LE GOUPIL Nouvelles du monde associatif de la déportation Rubrique coordonnée par Yves LESCURE

Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945 : la norme et le chaos concentrationnaires ...... 77 Laurent THIERY Contribuer à la revue ...... 128 Comment se procurer la revue ...... 130 Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire ...... 89 Thomas FONTAINE Nouvelles recherches sur les déportations et les camps

Dossier coordonné par Thomas Fontaine REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

Introduction au dossier

Thomas FONTAINE – docteur en histoire.

Ce nouveau numéro d’En Jeu est un dans le paysage des camps nazis, a « Varia » proposant des éclairages sur fortiori dans les mémoires des dépor- les camps nazis, leur rôle et leur fonc- tés de , mais dont l’historien tionnement, les logiques de répression Cédric Neveu nous rappelle qu’il joua et de persécution qui y conduisirent un rôle clé dans la germanisation im- des centaines de milliers d’hommes posée par les Allemands à une Alsace et de femmes, et des aspects de leurs annexée de fait en 1940 et, à une autre mémoires. échelle, dans les déportations organi- Les articles qui le composent sées depuis Paris. Si le prisme long- viennent enrichir notre connaissance temps choisi pour aborder l’histoire des crimes nazis, en détaillant plu- des camps nazis fut celui d’une lecture sieurs aspects des mécanismes mis de leur statut, cette étude rappelle en œuvre, en enrichissant notre ba- l’importance de prendre en compte les gage des sources aujourd’hui dispo- politiques répressives à l’œuvre pour nibles et en proposant des interpréta- juger de l’importance d’un camp et de tions de leurs lectures croisées. son implantation dans un dispositif et Le premier, d’Agathe Demersseman, un réseau de lieux de détention. archiviste au Musée de la Résistance Adeline Lee, auteur d’une thèse nationale, analyse le reportage pho- sur les Français déportés au camp de tographique du journal collaboration- concentration de Mauthausen, nous niste Le Matin portant sur la rafle dite propose une plongée dans les archives du billet vert, en mai 1941, à Paris, concentrationnaires, une enquête sur la première menée contre des mil- les traces du procédé mécanogra- liers de Juifs de France. Il montre le phique Hollerith, utilisé par les nazis, contrôle exercé par les autorités na- censé faciliter et optimiser la gestion zies et la propagande élaborée avec des effectifs de détenus et le suivi de l’aide de collaborationnistes français leurs dossiers. Le questionnement sur une étape essentielle du début de sur la portée de ce procédé et de son la persécution en France occupée. usage permet un autre regard sur l’ad- Le second article traite des fonc- ministration des camps et interroge le tions d’un camp, celui de Schirmeck, contrôle que la SS entend conserver à longtemps peu connu et assez anodin l’heure d’une guerre totale où les flux et

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 9 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Introduction

les objectifs stratégiques prédominent Parmi ce panel d’articles, plusieurs de l’ensemble des déportés passés un article de Paul Le Goupil, ancien de plus en plus. d’entre eux doivent beaucoup aux pro- par le camp de « Mittelbau-Dora ». déporté à Auschwitz et Buchenwald, Deux articles se répondent directe- blématiques initiées par l’élaboration Enfin, parce que l’historiographie de auteur de nombreux travaux sur les ment et se complètent parfaitement en et la publication du Livre-Mémorial ces sujets doit beaucoup à d’anciens camps, décédé le 10 septembre 2017, proposant une chronologie de convois des déportés arrêtés par mesure de déportés devenus historiens de leur et auquel nous rendons hommage. spécifiques partis du camp de Dora répression, édité en 2004 par la Fon- propre histoire, il n’est pas moins Que ce Varia sur ces thèmes en ap- en 1944 et en 1945. Ils sont signés de dation pour la mémoire de la dépor- significatif que ce numéro publie pelle d’autres ! Paul Le Goupil, ancien déporté et tation. Les recherches de plusieurs historien, aujourd’hui décédé, et de auteurs de ce numéro sont nées de ce Laurent Thiery, docteur en histoire et travail, première étape indispensable directeur scientifique du projet de dic- dans notre connaissance des méca- tionnaire biographique des déportés nismes à l’œuvre. de France passés par Mittelbau-Dora. Ces recherches ont abouti à des Ils étudient des convois « d’inaptes thèses d’histoire au sein de labora- au travail » et mettent ainsi en pers- toires universitaires. Elles ont permis pective la gestion par l’administration la découverte et la structuration de concentrationnaire des détenus très fonds d’archives, dont celui, essentiel affaiblis, devenus inutiles à l’exploita- pour beaucoup des travaux présentés tion forcée et qu’il s’agit de laisser et ici, du Service historique de la Dé- de faire mourir dans des camps spé- fense et de son pôle des Archives des cifiquement dédiés. Cela jusque dans victimes des conflits contemporains, les dernières semaines du système à Caen. concentrationnaire. Cette fois, c’est Il est aujourd’hui significatif que ces le statut des déportés de France qu’il recherches soient toujours aidées et s’agit d’interroger et de la fonction du portées par la Fondation et différentes meurtre : non plus seulement un outil structures, musées et centres d’inter- d’élimination des ennemis politiques, prétation, qui conservent, traitent et mais de détenus devenus inaptes au étudient les matériaux à disposition, travail forcé à l’heure des chantiers et enquêtent sur les déportés au départ de la production de la guerre totale. de France. La collection du fonds dit Depuis son premier numéro, En Jeu. du journal Le Matin, conservé par le Histoire et mémoires vivantes porte Musée de la Résistance nationale, et une attention particulière aux enjeux les nombreux fonds conservés par La mémoriels. Le présent opus interroge Coupole – le Centre d’histoire et de ce champ à travers l’analyse de la mémoire du Nord-Pas-de-Calais – généalogie du site d’un haut lieu de la sont aujourd’hui l’objet de deux vastes mémoire nationale installé sur le site chantiers de recherche, dont témoigne de l’ancien camp de concentration de ce numéro. Le premier met à jour un Natzweiler, avec un regard particulier corpus photographique essentiel sur sur les véritables porteurs du projet l’histoire sociale française, des années et, par conséquent, sur les construc- 1930 aux années 1950 ; le second éta- tions des mémoires de la déportation. blit la liste et élabore les biographies

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La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

Agathe DEMERSSEMAN - Archiviste au Musée de la Résistance nationale (Champigny-sur-Marne).

Résumé : En mai 1941, les forces d'occupation, grâce à la collaboration de l’État fran- çais, organisent la première arrestation massive de juifs sur le territoire français. À la demande des services allemands chargés de la propagande et du contrôle de la presse, le journal collaborationniste Le Matin réalise et publie une série de photographies prises lors du transfert puis de l'internement de ces hommes. Ces reportages interviennent alors que le journal, relais zélé des législations antisémites allemande et française, mène depuis de longs mois une campagne d'opinion insidieuse à l'encontre de la population juive. L'étude des négatifs et des tirages photographiques de presse conservés au Musée de la Résistance nationale (MRN) à Champigny-sur-Marne permet de replacer ces photo- graphies dans leur contexte de production, d'interroger les modalités de leur publication ainsi que leur impact sur l'opinion publique.

Mots-clés : antisémitisme, photographie, presse, collaboration.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 13 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

e 14 mai 1941, les services alle- UN JOURNAL COLLABORATIONNISTE, collaboration avec les autorités d’occu- français. La publication de l’ordonnance Lmands, grâce à la collaboration RELAIS ZÉLÉ DES LÉGISLATIONS pation et l’État français. Soumis à par- du 27 septembre est précédée d’un cha- de l’État français, organisent la pre- ANTISÉMITES ALLEMANDE ET FRANÇAISE tir du 22 juin à la censure allemande, peau présentant le texte comme « une mière arrestation massive de Juifs il reçoit consignes, subsides et appro- décision attendue [contre des] juifs sur le territoire français. Des images Juin 1940. Malgré un déclin marqué visionnement en papier de la Propa- particulièrement arrogants [dont les] de ces événements subsistent dans de son tirage à la fin des années 1930 ganda Abteilung ainsi que, sous cou- responsabilités [sont] lourdes dans les les archives françaises et allemandes. – consécutif à la radicalisation de sa vert de publicité, des financements de événements qui ont conduit la France Celles-ci ont souvent été utilisées ligne antisoviétique et germanophile3 – l’ambassade d’Allemagne d’Otto Abetz à la catastrophe »7. Celle du 18 octobre pour illustrer la rafle et l’ouverture Le Matin fait partie des quatre grands et de l’État français. 1940 – dont le texte officiel est repous- consécutive des camps du Loiret (Pi- journaux d’envergure nationale instal- Le titre s’attache alors à repro- sé en page 3 – est l’occasion de dénon- thiviers et Beaune-la-Rolande)sans lés à Paris. Demeuré dans la ville en duire fidèlement les principales lois cer en première page « l’influence que l’intention première de leurs au- dépit de l’ordre de repli donné par le allemandes et françaises, en parti- néfaste [des juifs] » contre laquelle la teurs ait toujours été interrogée1. ministère de l’Information, le journal culier celles posant le cadre légal de « législation française n’est pas armée Le Musée de la Résistance natio- reparaît à la demande des autorités la répression à l’encontre des juifs pour lutter utilement », nécessitant la nale (MRN) à Champigny-sur-Marne d’occupation dès le 17 juin, soit trois de France. L’ordonnance allemande mise en place d’une politique active de conserve les négatifs originaux de jours après l’entrée des troupes alle- du 27 septembre 1940 – qui définit le collaboration8. Cet engagement fort du quelques-unes de ces photographies mandes dans la capitale et cinq jours premier statut des juifs, ordonne leur Matin au service de l’occupant lui est réalisées par le journal Le Matin. Une avant la signature de l’armistice4. Cette recensement auprès des commis- propre. Ce zèle sera porté à charge à la série d’épreuves argentiques subsiste republication précoce et la chute de la sariats et instaure le marquage des Libération lors de l’instruction du pro- également, entrée dans les collections concurrence créent une brève situation commerces – donne ainsi lieu à quatre cès du journal. du MRN par l’intermédiaire de David de monopole faisant du Matin le pre- articles publiés en Une du Matin du- Diamant2. L’étude de ce corpus d’ar- mier quotidien de France au cours de rant la première semaine d’octobre TRIBUNE DE L’ANTISÉMITISME SCIENTIFIQUE chives iconographiques et des sources l’été 1940, avec 900 000 exemplaires 1940. L’ordonnance du 18 octobre 1940 imprimées permet de replacer les imprimés quotidiennement5. Tout en – prélude à l’aryanisation de l’écono- Également stipendié par des photographies de presse réalisées continuant à donner l’apparence d’un mie6 – est également reproduite, com- organisations collaborationnistes lors de la rafle de mai 1941 dans leur journal national – conservant sa ma- plétée par la parution d’un communi- d’inspiration allemande tels l'Institut contexte de production et d’interroger quette, sa langue, son personnel et qué de la Préfecture de police, qui en d'étude des questions juives (IEQJ) ou les modalités de leur publication ainsi proposant au lectorat information gé- détaille la mise en application. Les la Légion des volontaires français (LVF), que leur impact sur l’opinion publique. nérale et divertissements – Le Matin lois françaises bénéficient d’un trai- Le Matin marque son adhésion aux s’engage dans la voie d’une étroite tement similaire. Celle du 3 octobre thèses défendues par ces organismes. 1940 – qui édicte un certain nombre La proximité idéologique affichée par 1. David Diamant, Le Billet vert : la vie et la résistance à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, camps pour Juifs, camps pour chrétiens, camps pour patriotes, Paris, Renouveau, 1977 ; Klarsfeld Serge, La Rafle du billet vert, d’interdictions professionnelles et certains membres de la direction et de 14 mai 1941, Paris, FFDJF, 2011. d’exclusions – est par exemple publiée la rédaction est notoire. Maurice Bu- 2. David Diamant, pseudonyme de David Erlich (1904-1986), émigré juif polonais communiste, est responsable des actions de Résistance dans le 10e arrondissement de Paris. Membre fondateur des in extenso le 19 octobre. nau-Varilla, directeur du Matin, comme centres de documentation de l’Union des juifs pour la Résistance et l’entraide (UJRE, organisation juive La rédaction du Matin ne se contente Stéphane Lauzanne, principal éditoria- née dans la Résistance et liée à la MOI), de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP) et du Musée de la Résistance nationale, il a versé à ce dernier un important fonds cependant pas de la simple reproduc- liste du journal, se dit ouvertement pro- d’archives répertorié sous la cote MRN/DD-UJRE. tion des communiqués allemands et hitlérien9. Jacques Ménard, placé au 3. Dominique Pinsolle, Le Matin (1884-1944), une presse d’argent et de chantage, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 228-230. 6. Jungius Martin, Un vol organisé. L’État français et la spoliation des biens juifs. 1940-1944, Paris, Tallandier, 4. AN, Z6/157/360, rapport de Gaston Rey, expert-comptable près le parquet de la Seine et de Marc Wilyoski, 2012. expert-comptable près la Cour d’Appel et le Tribunal civil de la Seine, commis par le juge d’instruction o 20643, 2 octobre 1940. Raoult dans l’affaire du Matin, 13 août 1945. 7. Le Matin, n 8. Le Matin, no 20665, 24 octobre 1940, p. 1. 5. En mai 1941, le tirage du Matin est cependant retombé à 300 000 exemplaires, ce qui le place, en terme d’audience, derrière Paris-Soir (tiré à un million d’exemplaires), Le Petit Parisien ou encore Signal. 9. Dominique Pinsolle, Le Matin, op. cit, p.268.

14 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 15 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

poste de rédacteur en chef adjoint par Répertoire et filiation des noms juifs presse française : « Nous ne faillirons y sont transposés, le récit factuel du les Allemands le 17 juin 1940 et devenu d’Armand Bernardini est également à pas à notre mission d’information et de journaliste venant simplement étayer rédacteur en chef en février 1941, est noter. S’appuyant sur l’onomastique et propagande. […] Nous devons orienter les exposés scientifiques régulièrement quant à lui un fervent défenseur de la la généalogie, celui-ci entend mener et diriger l’opinion de nos lecteurs voire développés dans le quotidien. Le doctrine national-socialiste, membre « l’épuration ethnique de la France »15. même la violenter »18. 30 mars 1941, un article décrit l’atmos- du Mouvement social révolutionnaire La proximité du Matin avec ces or- phère du Marais22 : « Le ghetto n'est pas d’Eugène Deloncle et président l’As- ganismes créés et financés par les FAITS DIVERS ET REPORTAGES : dépeuplé. Israël attend recroquevillé sociation des journalistes antijuifs de autorités allemandes est d’autant L’ANTISÉMITISME CAPTIEUX DU MATIN en ses ruelles, dans son odeur d'ail et Paris (AJA)10. C’est sous sa direction plus manifeste que le journal couvre à de poisson fumé, derrière les vitres que Le Matin s’ouvre à l’antisémitisme grand renfort de propagande les nom- Depuis le 27 août 1940 – date de l’abro- crasseuses des échoppes. » Et l'auteur, de plume. Jacques Boulenger – dont breuses initiatives de ces derniers. À gation du décret-loi Marchandeau – la resté anonyme, de noter l'application la signature côtoie celle de Pierre partir de septembre 1941, l’exposition tenue de propos racistes ou antisé- de l'ordonnance allemande du 27 sep- Drieu La Rochelle, Ramon Fernandez, « Le Juif et la France » est présentée mites dans la presse n’est plus passible tembre 1940 : « Les vitrines présentent Louis-Ferdinand Céline et Robert Bra- au palais Berlitz à Paris sous le patro- de sanctions. C’est donc ouvertement […] de petites affiches jaunes “Judisches sillach dans Le Cri du Peuple et Révo- nage de l’IEQJ. La séance inaugurale que Le Matin peut mener sa campagne Geschaft”. Une seule est vierge : celle lution nationale – signe en octobre 1940 du cours d’Henri Labroue, titulaire de d’opinion contre la « gangrène judéo- du bougnat d’Auvergne – comme il se deux pamphlets11. En décembre 1940, la chaire d’histoire du judaïsme créée bolchevique » à travers une multitude de doit ». Début mai, quelques jours avant Camille Mauclair, polygraphe et cri- à la Sorbonne, est un autre exemple faits divers insidieusement montés de la rafle du billet vert, l’aryanisation des tique d’art, adhérent de l’AJA, publie un significatif de l’application zélée des manière à vilipender la population juive entreprises juives est vantée par C.E. article tendant à démontrer la dégéné- consignes des services de propagande de France. Les exemples, nombreux, Duguet dans un style qui caractérise rescence de l’art sous l’influence juive12. et de censure. Véritable échec malgré sont martelés au fil des numéros : « Le désormais Le Matin : « Peu à peu, le L’antisémitisme scientifique trouveles précautions prises par le Commis- procès du juif Jean Zay »19, « Isaac avait commerce parisien est débarrassé des également sa place dans les colonnes sariat aux questions juives16, ce cours trouvé plus voleur que lui »20, « 2 mil- éléments troubles qui, trop longtemps, du journal13. Les membres de l’IEQJ est salué comme un « vif succès » lions de marchandises saisies : de nom- ont nui à son développement, à sa sont particulièrement sollicités. En dans les colonnes du journal17. breux trafiquants sont juifs et étran- renommée de bon goût et de probité. »23 août 1941, Georges Montandon publie Jusqu’au 17 août 1944, date à laquelle gers »21, etc. À ces brèves s’ajoutent Le 10 mai 1941, l’analyse donnée par dans Le Matin « Comment reconnaître le journal se saborde, Le Matin ouvre des reportages pour lesquels Le Matin Kurt Blanke, directeur des Affaires le Juif ? », une féroce diatribe dans donc largement ses colonnes aux scrip- dépêche ses envoyés spéciaux dans les juives au département « économie » laquelle il développe sa vision eth- teurs et théoriciens antisémites faisant « ghettos » de France. Ces reportages du commandement militaire allemand no-raciale et eugénique14. La publica- sien le discours de Jean Luchaire, pré- sont parfois illustrés de photographies en France (MBF) laisse sourdre la me- tion en 1942 sous forme d’extrait du sident de la Corporation nationale de la accentuant ainsi leur caractère nace qui pèse désormais sur les juifs de prétendument ethnographique. Tous France24 : « on avait donné la possibilité 10. Michaël Lenoire, « L’association des journalistes antijuifs », dans Pierre Targuieff (dir.), L’Antisémitisme les stéréotypes de la racio-ethnologie aux juifs d'évacuer volontairement leurs de plume, 1940-1944, études et documents, Paris, Berg international, 1999, pp. 259-265. 11. Jacques Boulenger, « Quelque chose d’intolérable chez les juifs », Le Matin, no 20652, 11 octobre 1940 18. AN, Z6/48, dossier 2251 Jean Luchaire. Discours du 4 mars 1943 prononcé devant les autorités et « Israël lui-même a voulu rester une race à part », Le Matin, no 20656, 15 octobre 1940. d’occupation et les journalistes français. 12. Camille Mauclair, « Gangsters de la peinture », Le Matin, no 20710, 8 décembre 1940, pp.1-2. 19. Le Matin, no 20644, 3 octobre 1940, p.1. 13. Carole Reynaud-Paligot, « L’émergence de l’antisémitisme scientifique chez les anthropologues 20. Ibid. français », Archives juives, 2010/1 (vol. 43), pp. 66-76. 21. Le Matin, no 21086, 30 janvier 1942, p.1. o 14. Georges Montandon, « Comment reconnaître le juif ? », Le Matin, n 20935, 5 août 1941, pp.1-2. 22. « Rue des rosiers sans rose : en la pénombre, les juifs attendent on ne sait quel miracle », Le Matin, 15. Armand Bernardini, « Faisons l’inventaire des familles françaises », Le Matin, no 21187, 27 mai 1942. no 20820, 30 mars 1941, p.1. 16. Claude Singer, « L’échec du cours antisémite d’Henri Labroue à la Sorbonne (1942-1944), in Vingtième 23. C.E. Duguet, « Mesures contre le péril juif : le rôle des administrateurs aryens », Le Matin, no 20845, Siècle. Revue d’histoire, no 39, juillet-septembre 1993. pp. 3-9. 1er mai 1941, p.1. 17. Le Matin, no 21860, 16 décembre 1942, p.1. 24. Le Matin, no 208458, 10 mai 1941, pp.1 et 4.

16 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 17 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

positions économiques. La majorité ment dressé à partir de septembre 1940 fermées dans le quartier Saint-Paul, proximité de deux des grands centres ne semblant pas l'avoir compris, des par les autorités françaises sur ordre le ghetto, appelé prochainement de rassemblement permettant des mesures plus sévères seront prises qui allemand. Les personnes convoquées à disparaître. N.P.M. [notre photo arrestations massives : la caserne des les en écartent totalement ». sont invitées à se présenter pour « exa- montre] : un aspect inaccoutumé du Minimes et la caserne Napoléon. Relais zélé des autorités d’occupation men de leur situation » dans l’un des quartier Saint-Paul avec les boutiques Ce reportage photographique recèle et de collaboration, Le Matin accom- centres indiqués par le billet – caserne fermées. (Pala) Ag. Fulgur. 19.5.41 ». par ailleurs des détails qui éclairent de pagne donc la mise en place d’une légis- de Napoléon, caserne des Minimes, rue La rue est située dans le quartier manière significative le contexte dans lation xénophobe et antisémite, justifiant Édouard Pailleron, rue de la Grange- Saint-Paul, baptisé « Pletzt » (petite laquelle la rafle de mai 1941 inter- celle-ci par des exposés scientifiques et aux-Belles, gymnase Japy, caserne des place en yiddish) en raison de la forte vient. Les juifs de France, notamment des reportages en immersions dans les Tourelles – ou dans leur commissariat densité d’une population juive venue les étrangers ou apatrides, citoyens quartiers traditionnellement juifs. Ce de quartier. Près de 3 750 hommes, âgés essentiellement d’Europe centrale et respectueux de la légalité républicaine faisant, le journal prépare l’opinion pu- de 18 à 60 ans et étrangers exclusive- orientale et ayant fui l’avancée du na- et soucieux de leur assimilation, ob- blique aux premières mesures d’exclu- ment (principalement des Polonais, des zisme. Les patronymes qui ornent les servent attentivement les injonctions de sion économique et encourage l’accep- Autrichiens et des Tchèques), se pré- enseignes des boutiques sont le reflet la loi. Lors du recensement qui, institué tation des arrestations massives grâce à sentent aux autorités françaises et sont de ces migrations : Meinster, Novak, par l’ordonnance allemande du 27 sep- la haine inlassablement instiguée du juif arrêtés25. Transférés en bus à la gare [C]asiek. Les commerces de cette tembre 1940, permet l’établissement du et de l’étranger, à la dénonciation sys- d’Austerlitz puis par trains spéciaux vers rue sont également représentatifs de fichier Tulard (instrument de la convo- tématique de leur mainmise sur l’éco- les camps d’internement de Pithiviers et la variété des activités exercées par cation du 14 mai 194127), 90 % des per- nomie française, au martellement de de Beaune-la-Rolande dans le Loiret, ils ces populations : ferrailleur, tailleur, sonnes concernées se présentent aux la promesse de leur exclusion et d’une sont internés sous la responsabilité des boulanger-pâtissier, marchand de autorités, selon Serge Klarsfeld. Quant aryanisation de leurs entreprises favo- autorités françaises jusqu’en juin 1942, quatre saisons, cafetier, hôtelier, etc. à l’article 4 de cette même ordonnance, rables aux « vrais Français ». date à laquelle ils sont déportés vers le Le quartier Saint-Paul est particuliè- stipulant que « tout commerce dont le camp de concentration d’Auschwitz. rement touché par les arrestations du propriétaire ou le détenteur est juif de- LE MARAIS : UN QUARTIER AU CŒUR DE LA S’il n’existe pas, à notre connais- 14 mai, ce qui explique l’assignation à vra être désigné comme entreprise juive RAFLE DU BILLET VERT sance, de photographies de presse par une affiche spéciale en lan- prises le 14 mai aux abords immédiats gues allemande et française », C’est dans ce contexte qu’intervient des casernes et commissariats, trois son application est visible sur la première grande rafle antisémite en clichés datés du 19 mai et réalisés cette série de photographies. zone nord. Le 13 mai 1941, sur ordre du par l’agence Fulgur pour le compte Un autre détail enfin peut lieutenant SS Theodor Dannecker, chef du Matin rendent compte des effets être interprété comme un in- du service en charge de la « question de la rafle sur le quartier du Marais26. dice révélateur de la confiance, juive » à la Sipo-SD, et en application de Prises rue Nonnain-d’Hyères (au- la loi française du 4 octobre 1940 relative jourd’hui totalement rebâtie), ces pho- aux « ressortissants étrangers de race tographies non publiées sont accom- juive », la Préfecture de police de Paris pagnées de la légende suivante : « Les Affiches « er1 Mai » de l’État français remet quelque 6 500 convocations indi- boutiques juives vont disparaître. À placardées sur la devanture d’un commerce juif dans le quartier viduelles – des billets de couleur verte – la suite de la campagne d'épuration, Saint-Paul. Photo Robert Palat

établies à l’aide du fichier du recense- de nombreuses boutiques juives sont © MRN/Le Matin. pour l'agence Fulgur, 19 mai 1941. 25. Benoît Verny, « L’internement à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande des hommes juifs arrêtés dans la région parisienne le 14 mai 1941, jusqu’à leur déportation à Auschwitz en juin-juillet 1942 », in La Rafle du billet vert, 14 mai 1941, et l’ouverture des camps d’internement du Loiret, Cercle d’étude de la Déportation et 27. Laurent Joly, Enquête au cœur de la préfecture de police de Paris et du commissariat général aux questions de la Shoah-Amicale d’Auschwitz, Paris, 2012. juives (1940-1944), Paris, Grasset, 2011 ; René Remond (dir.), Le Fichier juif, rapport de la commission 26. MRN/Le Matin/F-42462-42464 présidée par René Rémond au Premier ministre, Paris, Plon, 1996.

18 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 19 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

parfois crédule, que les juifs publiées)29. Dès le 15 mai, de France ont alors pu pla- un article très informé de la cer en l’État français et en chronologie des événements, sa protection. Les affiches du nombre et de la qua- « Je tiens les promesses, lité des personnes arrêtées même celles des autres » paraît30 : « Se conformant à produites par l’État français la loi du 4 octobre 1940, du à l’occasion du 1er mai 1941 gouvernement français, aux sont placardées sur la porte termes de laquelle les juifs d’un des commerces. Cette de provenance étrangère confiance explique aussi peuvent être mis dans un en grande partie le nombre camp de concentration, la important de personnes police française a procédé, © MRN/DD-UJRE/Le Matin. s’étant volontairement ren- © MRN/Le Matin. hier matin, à une vaste rafle Arrivée des raflés du billet vert sur le quai d’embarquement dues à la convocation du Affiche « Judisches Geschaft » placardée sur la devanture d’environ 5 000 étrangers d’Austerlitz sous la supervision de gardes mobiles français. Photo d’un commerce juif dans le quartier Saint-Paul, à Paris. Maurice Le Chapelain pour « Le Matin », 14 mai 1941. billet vert. Si la crainte de Photo Robert Palat pour l'agence Fulgur, 19 mai 1941. juifs âgés de 18 à 40 ans, représailles envers les fa- ex-Polonais, surtout ex-Tchécoslo- de l’agence Trampus, prise sous un milles peut expliquer que plus de la tance. Par ailleurs, la population étant vaques et ex-Autrichiens. […] Dès angle différent, montre en revanche moitié des personnes convoquées se alors extrêmement mobile, un certain 7 heures du matin, ces juifs avaient la supervision effective de l’opération soient effectivement présentées aux nombre de convocations ne sont pas été convoqués par les commissariats par un soldat allemand. La censure, autorités françaises, beaucoup ont parvenues aux personnes auxquelles de police, dans différents endroits ». attentive, caviarde cependant cette élégamment cru qu’il ne s’agissait elles étaient adressées28. Ils sont ensuite transférés par bus de silhouette en vue d’une éventuelle là que d’une formalité administra- la Société de transports en commun publication31. tive. Nombreux sont, parmi les juifs GARE D'AUSTERLITZ : UN EMBARQUEMENT de la région parisienne (STCRP) à la Sur la série de photographies de France étrangers, des engagés SAVAMMENT ORCHESTRÉ gare d’Austerlitz, sous la conduite de prises pour Le Matin à l’arrivée à volontaires pour leur pays d’accueil gardes mobiles et de gardes républi- la gare d’Austerlitz, les hommes durant la Drôle de Guerre. Bien que Première vague d’arrestations cains, comme le souligne l’article qui qui s'avancent vers le train portent n’ayant pas été naturalisés – ou en massives sur le territoire métropoli- tait toute présence des autorités alle- de petites malles. La convocation ayant perdu le bénéfice suite à la loi de tain, préparée par une longue cam- mandes. L’arrestation comme l’inter- les invitait en effet à se présenter dénaturalisation du 22 juillet 1940 –, pagne d’opinion, le déroulement de nement des raflés sont confiés par accompagné d'un membre de leur ils se sentent pleinement français et la rafle du billet vert est, à l’instiga- celles-ci à la gestion de l’administra- famille ou d'un ami, par la suite prié ne perçoivent pas toujours la menace tion des autorités allemandes, large- tion française. Si l’une des photogra- d'aller chercher pour eux quelques qu’augure cette convocation. Enfin, si ment couverte par la presse légale. phies prise pour Le Matin et publiée effets personnels – vêtements et 42 % des personnes convoquées ne se Le Matin dépêche pour l’occasion au le 16 mai ne laisse voir, par son ca- vivres. Certains détournent la tête ou sont pas présentées, il s’agit essen- moins un journaliste et deux photo- drage initial, que la présence fran- se cachent, d’autres sourient à l’objec- tiellement d’initiatives individuelles. graphes identifiés qui couvrent toutes çaise sur le quai d’embarquement de tif. Une photographie – dont la compo- L’heure de la distribution des convo- les étapes de l’opération, à Paris la gare d’Austerlitz, une photographie sition étudiée laisse à penser qu’elle a cations, juste avant le couvre-feu, n’a (quatre photographies connues dont en effet pas permis la concertation et une publiée) puis à Pithiviers (sept 29. MRN/DD-UJRE, Le Matin (tirages argentiques), mai 1941. l’organisation d’une quelconque résis- photographies connues dont deux 30. Envoyé spécial, « Paris débarrassé de nombreux juifs étrangers. Ils sont envoyés dans des camps de concentration », Le Matin, no 20862, 15 mai 1941, pp. 1 et 3. 31. AN, Z/6/1015 scellés du dossier 1965 ; cité dans Thomas Fontaine, Denis Peschanski, La Collaboration, 28. Annette Kahn, Le Fichier, Paris, Robert Laffont, 1992. Vichy-Paris-Berlin 1940-1945, Paris, Tallandier, 2014, p. 90.

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été mise en scène – figure un L’OUVERTURE DU CAMP D’INTERNEMENT viduellement et internés au motif de simulacre de visite médicale DE PITHIVIERS leur « surnombre dans l’économie précédant l’embarquement. nationale »35. Une photographie de Légendée au verso « Un juif Une seconde série de clichés du l’enregistrement est publiée le 18 mai passe la visite médicale sur le Matin conservée par le Musée de la dans Le Matin accompagnée de la lé- quai, avant le départ », cette Résistance nationale compte sept gende suivante : « À l’arrivée, les juifs photographie n’a cependant photographies, exclusivement consa- sont contrôlés soigneusement par la pas été publiée par le journal. crées à l’ouverture du camp d’inter- police française »36. La surveillance Elle peut être vue comme le nement de Pithiviers. En l’état actuel du camp est en effet assurée par des média d’une propagande sa- du traitement des négatifs du Matin, gendarmes de la région parisienne, vamment orchestrée. il ne semble pas y avoir eu de repor- des douaniers repliés du Sud-Ouest Enfin, le lecteur est informé tages photographiques réalisés par et des gardiens auxiliaires recrutés

de la destination des convois. © MRN/DD-UJRE/Le Matin. ce journal à Beaune-la-Rolande ou localement. L’enregistrement est par L’article du 15 mai note ainsi : Visite médicale sur le quai d’embarquement d’Austerlitz avant dans le cadre des chantiers exté- ailleurs un épisode marquant pour « 12 h 17. Le train s’ébranle, le transfert des raflés vers Pithiviers et Beaune-la-Rolande (Loiret). rieurs au camp (fermes de la Beauce nombre d’internés qui reviennent sur Photo Maurice Le Chapelain pour « Le Matin », 14 mai 1941. emportant vers leur nouvelle et Sologne, sucrerie de Pithiviers, cette scène à travers leurs témoi- résidence 1 080 juifs, loin de râperie à betterave d’Engenville et gnages et leurs créations37. ce Paris dont ils abusèrent si facile- préparés pour recevoir les futurs in- Mainvilliers, etc.) où les internés ont ment. […] L’opinion publique a noté ternés : « Gurs (Basses-Pyrénées) […]. servi de main-d’œuvre. avec satisfaction cette première me- Deux autres, non loin d’Orléans »32. Le À l’arrivée dans la ville sure d’assainissement qui en appelle camp de Gurs n’a pourtant pas servi de Pithiviers, dont la gare d’autres. » Tout comme les légendes à l’internement des raflés du 14 mai est éloignée de 200 mètres des photographies conservées au Mu- 1941. Cinq trains relient les gares environ de l'entrée du sée de la Résistance nationale, l’article de Pithiviers et Beaune-la-Rolande camp, la distance est fait cependant mention de trois camps dans le Loiret en quatre à six heures. parcourue à pied sous L’envoyé spécial du Matin, l'escorte des gendarmes resté anonyme, embarque français. La colonne dans l’un d’entre eux : des captifs – que le « Nous venions de pas- journaliste compare à un ser Chamarande. Dans « caravansérail »34 – croise le train qui nous emme- le chemin de quelques

nait, des juifs pensifs ou habitants de la commune. © MRN/DD-UJRE/Le Matin 33 hilares… » À l’entrée du camp, les Enregistrement des raflés à l’entrée du camp d’internement de raflés sont inscrits indi- Pithiviers. Photo Maurice Zalewski pour « Le Matin », 14 mai 1941.

34. Ibid. : « On y entend toutes les langues, tous les dialectes : le yiddish naturellement est roi ». Arrivée des raflés à Pithiviers. 35. AN, F/9/5632 à 5668 : fiches individuelles des internés des camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers Photo Maurice Zalewski (Loiret) établies par la préfecture de police (déposées au Mémorial de la Shoah).

© MRN/DD-UJRE/Le Matin. pour « Le Matin », 14 mai 1941. 36. Le Matin, no 20865, 18 mai 1941, p. 1. 37. Claude Ungar, « La vie dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande entre mai 1941 et juin-juillet o 1942 vue par trois artistes : Mosek Scheiner, Arthur Weisz et Lipa Zdrojewicz » dans La Rafle du billet vert, 32. Le Matin, n 20862, ibid. 14 mai 1941, et l’ouverture des camps d’internement du Loiret, Cercle d’étude de la Déportation et de la 33. Envoyé spécial, « Chez les juifs au camp de Pithiviers », Le Matin, no 20863, 16 mai 1941, p. 1. Shoah-Amicale d’Auschwitz, Paris, 2012, pp. 27-44.

22 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 23 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

indigence que laisse deviner mère salon de coiffure. La cette photographie – qui ne légende qui accompagne semble d’ailleurs pas avoir ce cliché révèle l’intention été publiée – le journaliste antisémite de son auteur : note : « Le camp, pour au- « Chez les juifs, au camp tant que j’ai pu en juger, ne de Pithiviers. Dès l’arrivée s’annonce pas comme bien au camp, le coiffeur com- terrible. Des baraquements mence déjà à faire… des sans doute, la soupe comme affaires. » à la caserne, mais un service de garde débonnaire, de l’air, TRAVAIL DE COMMANDE voire un certain confort… »39 ET EXCLUSIVITÉ © MRN/DD-UJRE/Le Matin Et de poursuivre : « Puis on DE L’INFORMATION © MRN/DD-UJRE/Le Matin Vue du camp d’internement de Pithiviers. les a envoyés à la soupe. Camp de Pithiviers, assis sur une table renversée, un homme Photo Maurice Zalewski pour « Le Matin », 16 [?] mai 1941. Bien des sinistrés de guerre, Il est bien évident que si se fait couper les cheveux par un autre interné. Ils sont entourés Datée du 16 mai, une autre photo- en nos provinces du Nord, bien des Le Matin a pu réaliser un d'une foule curieuse posant pour le photographe. Photo Maurice Zalewski pour « Le Matin », 16 [?] mai 1941. graphie réalisée pour le journal Le prisonniers, n’ont pas ce confort… » tel reportage, c’est uni- Matin représente une vue générale du Illustrant les propos du journaliste, quement avec l’aval des services de dans la façon dont la rafle de mai 1941 camp depuis une position surélevée. une photographie légendée au verso censure et de propagande allemands. est traitée. Chacun des deux titres Au-delà des barbelés, sur le chemin du tirage argentique « Chez les juifs, Chaque semaine, la section Presse de consacre deux articles au sujet. Le vicinal, des habitants vaquent à leurs au camp de Pithiviers. La première la Propaganda-Staffel organise à l’hô- premier porte sur le transfert et l’iden- occupations. L’épreuve argentique est corvée de soupe » est publiée le 18 tel Majestic, siège du MBF, des confé- tité des raflés. Le papier du Petit Pari- porteuse d’instructions de recadrage mai40. Enfin, deux photographies, non rences auxquelles doivent se rendre sien est à peu de chose près identique qui oblitèrent sciemment la proximité publiées, saisissent des instants de vie ou se faire représenter les directeurs à celui du Matin44. Le second reportage de la ville et de sa population. Ainsi dans le camp. Intitulée « Les joueurs des journaux. Ils y reçoivent les direc- porte sur l’ouverture des camps du centrée sur le camp, la photographie de cartes », la première fait écho aux tives et les communiqués officiels. Un Loiret. Si l’envoyé spécial du Matin est donne un aperçu des installations au témoignages de certains internés. censeur est par ailleurs détaché par la envoyé à Pithiviers, celui du Petit Pari- moment de l’ouverture de celui-ci : Lipa Zdrojewicz représente ainsi dans Propaganda-Staffel auprès de chaque sien fait quant à lui paraître, « en exclu- bâtiment en maçonnerie abritant la son carnet de dessins les internés, journal paraissant en zone nord. Dès sivité », un reportage sur le camp de cuisine, baraques en bois offrant un dans l’attente, jouant aux cartes41. juillet 1940, un certain Pistaffa-Hein- Beaune-la-Rolande45. Les services de abri précaire aux internés, marquage L’article du 16 mai s’achève du reste richs43 est placé auprès des services propagande allemands, secondés par au sol des sept structures encore à bâ- sur cette image : « Quand ils ont fini, du Matin pour contrôler étroitement la les rédactions de journaux collabora- tir38. Les installations sanitaires ­– no- les enfants de Judas, en attendant les rédaction. tionnistes zélés, choisissent donc de tamment les latrines – ne semblent travaux auxquels ils sont destinés, En comparant les publications du faire largement connaître au lectorat pas avoir été fonctionnelles à l’arrivée s'en vont jouer à la belote »42. La se- Matin et du Petit Parisien, on constate les premières mesures d’arrestation des 1 600 internés. Malgré l’extrême conde scène immortalise un éphé- par ailleurs une grande similitude et d’internement des juifs étrangers.

38. Sur l’organisation postérieure du camp, voir, aux Archives départementales du Loiret, 175W3411L - 43. AN, 1AR/109, liste des membres de la rédaction, juillet 1940. plan du camp d’hébergement de Pithiviers, 1943. 44.. « 5 000 juifs habitant Paris ont été envoyés hier dans des camps », Le Petit Parisien, no 23436, 15 mai 39. Le Matin, no 20863. 1941, p.1. 40. Le Matin, no 20865. 45. Hubert Bouchet (envoyé spécial), « Entre les barbelés, les juifs nettoient leur cantonnement. Beaune- o 41. Claude Ungar, op. cit., p. 44. la-Rolande, 17 mai », Le Petit Parisien (édition de Paris), n 23439,18 mai 1941, pp.1 et 3. « Exclusivité Petit Parisien ». Article illustré d’une photographie de l’agence Fulgur : « des juifs étrangers […] au camp de 42. Le Matin, no 20863. concentration de Pithiviers ».

24 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 25 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

Ils ménagent les journaux collabo- vers Auschwitz-Birkenau le 5 juin. fasse certains reportages et rationnistes à grande audience en Trois autres convois partent vers Au- l’on envoie des reporters à cer- leur réservant, à chacun, la primauté schwitz : le 25 juin et le 17 juillet de- taines cérémonies »48. d’une information46. Signe manifeste puis Pithiviers ; le 28 juin de Beaune- Comme pour les textes, une de l’échec de l’opération et de la mau- la-Rolande. censure préalable s’applique vaise réception par l’opinion de cette aux photographies avant toute annonce, la rafle du 20 août 1941 et PUBLIER DE LA PHOTOGRAPHIE : publication. Au verso de cer- l’internement à Drancy de juifs français ACCRÉDITATION, VISAS ET MISE EN PAGE tains tirages argentiques ne font l’objet d’aucune mention dans conservés au Musée de la Ré- Le Matin – ce qui contraste fortement La photographie de presse, comme sistance nationale, un tampon avec la couverture médiatique offerte les écrits, est contrôlée très en amont de censure – traduit en alle-

à la rafle du billet vert quelques mois du reportage. Pour accéder au quai mand et français à la manière © MRN/DD-UJRE/Le Matin plus tôt – et seules quelques lignes lui d’embarquement et au camp d’in- des « Avis » – est apposé : Verso d' un tirage de presse légendé par le photographe sont consacrées dans Le Petit Parisien. ternement, l’opérateur – salarié ou « Freigegeben [...] / Auto- du « Matin », estampillé par la censure allemande. . Les reporters-photographes du Matin pigiste d’un journal légal ou d’une risé pour la publication sous ont pourtant bien été admis à pénétrer agence de presse – a dû présenter une réserve de rappel ultérieur. Censure initialement deux internés s’acquit- dans la cité de la Muette et à y photo- accréditation. Celle-ci a été obtenue photographique. Paris, le 15 mai 1941. tant de la corvée de soupe et accom- graphier les vexations subies par les au terme d’une enquête personnelle I. A. » D’autres ne sont porteurs que pagnés d’un troisième homme portant internés. Le Musée de la Résistance menée par la Propaganda-Staffel et de la mention manuscrite « Visé » et le pain – la photographie est réduite à nationale conserve en effet plusieurs les services de la Gestapo47. Le but : des lettres « AJ », paraphe très certai- moins d’un tiers de sa taille et au sujet photographies prises par le repor- restreindre le nombre de personnes nement du censeur assigné au Matin. auxiliaire afin d’être publiée sur une ter-photographe René Saint-Paul le habilitées à prendre des photogra- Les photographies sont par ailleurs colonne. Pour les besoins de l’impres- 9 septembre 1941 dans l’enceinte du phies en extérieur, limiter la produc- retravaillées et recadrées. Si cer- sion (procédé photomécanique), les camp, figurant des hommes alignés tion d’images pour mieux en contrô- taines interventions semblent relever contours et les ombres portées sont à la manière d’un cliché anthropo- ler la diffusion, conditionner, enfin, d’un caviardage opéré par la censure rehaussés à la gouache noire et grise. métrique sur lesquelles est portée le photographe à ne prendre que des – c’est le cas des stries rouges dissi- À l’arrière-plan, baraques et inter- la mention manuscrite « Types de images conformes à la ligne définie mulant la proximité des Pithivériens –, nés disparaissent sous une couche Juifs ». Quant à la rafle du Vel’ d’Hiv’, par les services de censure. Omni- d’autres indications de recadrage, plus de peinture blanche. Publiée en Une en juillet 1942, conformément aux présente et omnipotente, la Propa- techniques – cadre noir, dimensions le 18 mai 1941 et accompagnée d’un directives allemandes, elle est passée ganda-Staffel impose également la ou indications de maquettage (« filet seul titre « à Pithiviers, les juifs font sous silence par l’ensemble des titres publication de contenus produits ou noir ; 2 colonnes ») –, sont davantage du camping… forcé » et de la légende paraissant légalement. commandés par les services de pro- le fait du service illustration du Matin. « La première corvée de pain »49, ce Le sort des près de 4 000 raflés de pagande. En juin 1946, le photographe Il peut s’agir d’une simple nécessité fragment soutient par ailleurs plus mai 1941 n’est pas davantage évo- Robert Palat témoigne : « la censure de mise en forme en vue de la publi- évidemment les thèses du Matin que qué. Le 8 mai 1942, 289 d’entre eux allemande peu à peu, au bout de trois cation comme d’une forme d’autocen- l’image originelle (voir pages suivantes). sont transférés au Frontstalag 122 de ou quatre mois, ne se contenta plus sure. Parfois, ce découpage se nourrit Si l’iconographie proposée en première Royallieu à Compiègne (Oise), d’où d’interdire la publication de certaines d’une intention manifeste de modifier page sert généralement de document ils sont majoritairement déportés photos mais demanda même que l’on le sens de l’image et le fait historique à d’illustration, produit non pour rendre des fins de propagande. Représentant compte de l’actualité mais pour l’évoquer, 46. Il est cependant à noter que Paris-Soir ne publie aucun article relatif à la rafle de mai 1941. 47. AN, F/41/1414, ministère de l’Information – Presse : dossiers des autorisations de paraître – 48. AN, Z/6/731, dossier 5467 Fulgur. Pièces 183-188 : déposition de Robert Palat devant Eugène Weill, déclarations individuelles à la Propaganda-Staffel Paris Gruppe Presse Zensur : Le Matin – La Semaine, juge d’instruction près la Cour de justice du département de la Seine, 21 février 1946. septembre-octobre 1940. 49. Le Matin, no 20865, p.1.

26 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 27 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION La rafle du billet vert et les campagnes antisémites du journal Le Matin

dispositif de l’opinion par la presse, les affiches, articles constituant les éléments du propagande. les expositions de propagande. La re- crime de trahison ou d’indignité natio- D’une com- présentation du « juif » donnée dans nale. On peut estimer que les proprié- préhension le cadre des reportages sur la rafle de taires, directeur […] sont conjointe- immédiate, mai 1941 fait ainsi écho aux nombreux ment responsables, avec le rédacteur accessible écrits antisémites et thèses ethno-ra- en chef de tout ce qui dans le journal à toutes les ciales développées notamment par le est en quelque sorte anonyme comme couches de la journal. les titres, manchettes, photographies, population, la Cette démonstration d’authenticité éditoriaux, informations et commen- photographie de la photographie – simple élément taires non signés […] »52 © MRN/DD-UJRE/Le Matin. est largement d’illustration non porteur de sens Ce n’est donc que grâce à la conser- « La corvée de soupe », épreuve argentique retravaillée en vue de sa publication. utilisée par politique – sous-tend, à la Libéra- vation des quelques épreuves argen- les autorités tion, toute la dialectique des repor- tiques de presse ou matériel d’agence la publication de la « corvée » en Une allemandes ters-photographes face aux instances que les photographes ayant réalisé les du 18 mai 1941 poursuit vraisemblable- qui, plus en- juridiques et professionnelles jugeant reportages sur la rafle du billet vert ment un autre objectif. Le choix de re- core que les des faits de collaboration. Ceux-ci, se pour Le Matin ont pu être identifiés. cadrage, la force évocatrice de l’image, services de considérant comme de simples opéra- Le nom de Robert Palat, photographe l’absence d’exégèse et la confrontation l’État fran- teurs, font de la photographie un ins- et actionnaire de l’agence photogra- au reste de l’actualité servent la dia- çais, ont bien trument de discours tout à fait secon- phique de presse Fulgur, auteur du lectique antisémite du journal. Alors saisi la po- daire51. Les cours de justice ont par reportage sur le quartier Saint-Paul,

que dans l’économie de cette seule tentialité du © Bibliothèque nationale de France – Gallica ailleurs bien du mal à juger ce type de est crédité sur la légende dactylo- page quatre brèves rappellent aux médium. Car, Extrait de la Une du « Matin » collaboration. Le statut professionnel graphiée accompagnant l’envoi du lecteurs les difficiles conditions de vie dans l’ima- du 16 mai 1941. du reporter-photographe n’étant pas négatif sur plaque de verre au journal. auxquelles ils sont quotidiennement ginaire populaire, la photographie ne encore pleinement assimilé à celui Les noms de Maurice Le Chapelain et confrontés50, la photographie semble peut mentir ; elle saisit le réel en toute du journaliste défini en 1935 par la loi Maurice Zalewski, photographes sala- être une métaphore de l’abondance à transparence. Pourtant, sans même Bachard, les publications demeurent riés du Matin, apparaissent au verso laquelle auraient droit ces juifs étran- faire l’objet d’un montage, la photo- anonymes. C’est ce que relève le des épreuves argentiques visées par gers « goguenards », reprenant ainsi graphie ne montre pas tout. Elle dé- 31 décembre 1944 la note sur la res- la censure et exceptionnellement pré- tous les poncifs du « complot juif » laisse la temporalité – le placement et ponsabilité pénale du Matin présentée servés de la destruction53. Pour ces développés par Le Matin et les milieux l’orchestrastion de la scène de l’aus- à la cour de justice de la Seine qui, deux noms, il n’existe pas de dossiers collaborationnistes. cultation sur le quai avant embarque- si elle engage la responsabilité de la d’épuration judiciaire, soit que la cour ment par exemple – et l’espace de la direction et du rédacteur en chef, ne de justice de la Seine ait instruit en LE POIDS DE L’IMAGE ET LA RESPONSABILITÉ prise de vue – la présence allemande cherche guère à définir celle du photo- premier le procès des journaux et des DU PHOTOGRAPHE hors champ sur le quai ou celle, cen- graphe : « Il convient de se demander si rédacteurs, donnant un moindre cré- surée, des villageois à proximité du l'on trouve dans les colonnes du Matin dit à l’image de presse (dessin comme L’analyse de ce reportage photo- camp de Pithiviers. Par ailleurs, la lec- des titres, des photographies et des photographie) et à la responsabilité de graphique montre indéniablement ture d’image est induite et condition- 51. Il en va de même des dessinateurs de presse, poursuivis à la Libération pour leurs activités d’affichistes le rôle actif que joue l’image dans le née par les discours martelés dans sans être pour autant inquiétés pour les dessins ou bandes dessinées qu’ils publient dans la presse d’information générale ou illustrée à destination de la jeunesse. Voir Xavier Aumage, Traits résistants : la Résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours [exposition MRN-CHRD, mars-septembre 2011], 50. Ibid. « La viande n’est pas indispensable, sachez composer de nourrissants menus végétariens » ; Lyon, Libel, 2014. « L’Amérique n’envoie plus de vivres à la France » ; « Le goûter dans les écoles [distribué par le] Secours 52. AN, Z/6/587 dossier 4991 : Le Matin. national d’entr’aide d’hiver du Maréchal » ; « UN très grave incendie s’est déclaré au centre de stockage de ravitaillement général ». 53. MRN/DD-UJRE, Le Matin (tirages argentiques), mai 1941.

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ses producteurs ; soit que ces dos- professionnelle statue, au vu des élé- LE SICHERUNGSLAGER SCHIRMECK siers aient été perdus ou détruits ments communiqués, sur une suspen- UN CAMP AU CŒUR DE LA GERMANISATION suite à la loi d’amnistie d’août 1953. sion, théorique, de huit mois à compter Maurice Le Chapelain et Maurice du 1er septembre 1944. S’il est démon- Zalewski doivent cependant répondre tré que l’utilisation de l’image et en au questionnaire de leur commission particulier de la photographie dans Cédric NEVEU - Historien, enseignant. d’épuration professionnelle afin d’ob- la presse de la Collaboration n’est ni tenir leur carte de presse en 1945 et neutre ni anodine, la responsabilité du pouvoir poursuivre leurs activités54. À photographe est cependant minimisée la différence de l’épuration judiciaire, par celui-ci à la Libération et imputée l’épuration professionnelle ne sus- à la direction politique et éditoriale du cite pas de contre-enquête et repose journal et aux services de propagande uniquement sur les éléments four- allemands. Résumé : Camp peu connu – en comparaison du camp de concentration de Natzweiler tout nis, à décharge, par le demandeur de La complétude du corpus de photo- proche –, Schirmeck est pourtant au cœur des politiques répressives à l’œuvre en Alsace et l’accréditation de presse. Aucun des graphies réalisées pour Le Matin sur la en Moselle annexées. Créé à l’initiative du Gauleiter Robert Wagner, ce camp devient l’ins- deux reporters-photographes salariés rafle du billet vert et sa confrontation trument privilégié pour « mettre au pas » les récalcitrants à la politique de germanisation et du Matin ne fournit à la commission aux sources imprimées permettent de nazification. Schirmeck cumule ainsi les fonctions répressives entre 1940 et 1944 : camp les coupures de presse des photogra- l’étude de la première arrestation de d’internement et de rééducation, annexe des prisons d’Alsace, camp de rééducation par le phies produites pendant la guerre. Ils masse en zone nord et de son traite- travail (AEL), outil de pression pour les réfractaires aux mesures d’incorporation, lieu de minorent également la portée poli- ment par un journal collaborationniste transit avant les camps de concentration. En parallèle, il occupe une place non négligeable tique de leur contribution, se prévalant ouvertement antisémite. Elles per- dans la répression mise en œuvre en zone occupée, que ce soit lors de la destruction du en outre de sentiments « anticollabo- mettent surtout de considérer l’objet réseau Alliance ou au moment des opérations « terroristes » menées par les Kommandos rationnistes » ou d’activités de résis- photographique en replaçant celui-ci de la Sipo et des unités de la Wehrmacht à l’automne 1944 dans les départements vosgiens. tance lors de l’insurrection parisienne. dans son contexte de production et Au total, de 10 000 à 15 000 détenus y sont incarcérés. Dans le champ « justifications person- en interrogeant sa portée auprès de nelles » pour la période 1940-1944, l’opinion publique. Largement utilisée Mots-clés : Alliance, Alsace, Annexion, , Moselle, Natzweiler, Schirmeck, Wagner. l’un d’eux écrit : « ai conservé pendant à des fins de propagande, la photogra- toute l'Occupation l’appartement et phie de presse a longtemps été délais- les affaires d’un israélite ; ai fait reve- sée par l’historiographie en raison de nir d’Allemagne avec de faux papiers sources lacunaires ou partiellement un Français requis pour le STO ». En ouvertes. De nombreuses études sont avril 1945, lorsque le questionnaire encore à mener pour analyser plus auprès de la commission est établi, finement l’usage de la photographie l’un œuvre auprès du journal issu de dans le dispositif d’information et de la Résistance Front national, l’autre au- propagande dont la Seconde Guerre près du service de presse des armées mondiale et l’occupation de la France interalliées. En juin 1945, la commission proposent des exemples significatifs.

54. Commission de la carte d’identité des journalistes de presse (CCIJP)/dossiers 1433 et 1448.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 31 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le Sicherungslager Schirmeck : un camp au cœur de la germanisation

chirmeck, connais pas ! » Le titre le camp des « NN » a effacé le camp Alsace-Moselle annexée. Sde cet article rédigé par Jacques des Alsaciens-Mosellans. Camp d’en Carte extraite de l'ouvrage Granier résume à lui seul le relatif haut, il a occulté le camp d’en bas. Le Déportations et Génocide (Éd. FNDIRP-Tallandier) vide historiographique demeurant sur Mémorial d’Alsace-Moselle, inauguré ce camp1. En Alsace, le camp de Tam- à Schirmeck en 2005, tente de pallier bov pour les incorporés de force ou le ce vide concernant le Sicherungslager camp de concentration de Natzweiler Schirmeck en rassemblant la documen- sont largement connus et sont l’objet tation la plus large (archives originales, d’une riche bibliographie. « L’enfer témoignages, photographies…) conser- du Struthof et le Purgatoire de Schir- vée tant en France qu’en Allemagne. meck », pour reprendre l’expression Mais il s’agit avant tout d’un musée sur de Jacques Granier, traduisent à eux l’annexion, dont « l’aura » ne dépasse seuls le sort subi par l’Alsace et la pas le cadre régional2. Moselle pendant la Seconde Guerre Pourtant, le Sicherungslager (SL) mondiale : d’un côté Natzweiler, camp Vorbruck bei Schirmeck occupe une de concentration intégré dans l’hor- place importante dans le processus reur du système concentrationnaire et de germanisation et de nazification à lieu emblématique de la déportation l’œuvre dans ces trois départements « NN, » ; de l’autre français (le Bas-Rhin et le Haut-Rhin, Schirmeck, traduction sous la forme qui constituent l’Alsace, et la Moselle). répressive du projet d’annexion nazie. Rappelons qu’ils ne sont pas occupés Tous deux à quelques kilomètres l'un par une puissance étrangère avec la- Tenter d’écrire l’histoire du camp sont les seules sources encore à dis- de l’autre, au sud-ouest de Strasbourg. quelle le gouvernement légal installé de Schirmeck, c’est se heurter à une position. Heureusement, les milliers Cependant, le traitement réservé à à Vichy collabore, mais qu’il s’agit de difficulté de taille, en l’occurrence les de dossiers individuels conservés ces deux camps, Natzweiler, où a été zones qui ont été annexées de fait sources s’offrant à la disposition du dans la série 21 P à la DAVCC per- installé le Centre européen du résistant de façon illégale par le Reich et qui chercheur. La Division des archives mettent de compléter très utilement déporté, et Schirmeck, qui a presque sont gérées administrativement par des victimes des conflits contempo- le parcours des internés. Les Archives totalement disparu sous un ensemble un pouvoir civil. Des milliers de per- rains (DAVCC) à Caen possède une nationales ne conservent que peu de de maisons individuelles, exprime de sonnes, Alsaciens et Mosellans bien documentation fragmentaire sur le choses ; les fonds dans les archives façon éloquente le peu d’intérêt porté sûr, mais aussi « Français de l’Inté- camp. En effet, seul une partie du départementales sont plus riches au sort spécifique de l’Alsace et de la rieur » [c’est-à-dire de la France hors fichier original du magasin d’habil- – fonds Kleinmann, archives carcérales Moselle annexées dans l’historiogra- Alsace-Moselle], Allemands, Polo- lement (Effktenkammer)3, quelques des prisons de Moselle et d’Alsace, phie. Il ne reste à Schirmeck qu’une nais, Italiens, Russes, Tchèques… sont listes de détenus ou de transports en fonds de la Sipo-SD. Les archives de plaque sur l’ancienne Kommandantur internés dans ce camp au statut et au particulier vers les camps de concen- l’épuration se révèlent une source aux et une rue du Souvenir. À Natzweiler, fonctionnement singuliers. tration de Dachau4 et de Natzweiler5 grandes possibilités comme les fonds

1. Jacques Granier, Schirmeck, Sicherungslager Vorbruck bei Schirmeck im Elsass, Éd. Les Dernières nouvelles de Strasbourg, 1968 ; « Schirmeck, connais-pas ! », in Saisons d’Alsace, n° 114, Strasbourg, 3. DAVCC : 25 P 1295-1296 - Fichier original du magasin d’habillement de Schirmeck. Il s’agit d’environ Éd. La Nuée Bleue, 1991, pp. 267-279. Citons encore Le Camp d’internement de Schirmeck, Essor, 1994, 6 000 fiches individuelles avec nom, prénom, date de naissance, date de remise des effets et de restitution. Coll. Documents, T. 1. Un livre de Jean-Laurent Vonau intitulé Le Sicherungslager Vorbruck-Schirmeck vient 4. DAVCC : LA 6819 à 6886 - Liste des internés de Schirmeck déportés à Dachau. LA 9878-9880 - Liste des d’être publié en juillet 2017 aux Éditions du Signe. Ne l’ayant pas encore lu, nous ne pouvons l’intégrer détenus du camp de Schirmeck transférés à Dachau entre le 15 et le 22 novembre 1944. dans le présent article. 5. À titre d’exemple, citons SCH 2/1 - Liste de Français internés au camp de Schirmeck-Vorbruck et 2. En se rendant à Schirmeck, la signalétique du camp de concentration est nombreuse et précise ; elle transférés au camp du Struthof ; SCH 2/2 - Liste de 61 Français internés à Schirmeck baraque 10 et est quasiment absente pour le Mémorial d’Alsace-Moselle. Se référer au site du musée www.memorial- transférés au Struthof (liste transmise par le ministère de l’Intérieur.) ; SCH 2/3 - Liste des hommes et alsace-moselle.com. femmes internés au Sicherungslager Schirmeck transférés au Struthof le 2 septembre 1944.

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de la justice militaire conservés à Le l’ordre à l’Einsatzkommando (com- vaudra le surnom de « commandant à murales. Mais derrière cette façade, le Blanc, où se trouve conservé le procès mando d’intervention) I/III de la Sipo- la jambe de bois ». Adhérent du parti rez-de-chaussée ou « Bunker » cache du commandant du camp de Schir- SD de Strasbourg, appartenant à l’Ein- nazi depuis 1931, membre de la SS et vingt-six cellules d’un mètre sur deux meck Karl Buck6. En Allemagne, la satzgruppe (groupe d’intervention) III de la Gestapo, il a servi auparavant où le commandant enferme les déte- documentation semble également peu Elsass, d’installer un camp de passage dans différents camps notamment à nus récalcitrants. importante7. Afin de reconstituer les pour 150 personnes et un camp de Heuberg (Wurtemberg), à Ulm-Kuhberg effectifs passés par le camp, le cher- concentration pouvant accueillir 200 ou encore Welzheim10. Un statut spécifique lié à la situation cheur doit partir de ces listes frag- personnes à proximité de leur lieu de Le camp, qui ne cesse d’être modi- particulière de l’annexion mentaires, complétées par la consul- garnison. Ce dernier camp doit pou- fié pendant toute l’Annexion, est orga- La double mission souhaitée dès tation d’archives individuelles comme voir détenir les catégories suivantes : nisé selon le modèle bien connu des l’origine et le flou sur le statut exact les dossiers de victimes conservés les combattants allemands des Bri- camps d’internement nazis (miradors, du camp sont résumés dans la double à Caen ou, pour les résistants, le gades internationales, les personnes barbelés, baraques, Kommandantur appellation rencontrée dans les docu- fonds 16 P au Service historique de la susceptibles par leur comportement du camp, lieu d’interrogatoire pour ments officiels, qu’ils émanent des Défense, à Vincennes. L’exploitation ou leurs opinions d’entraver l’œuvre la Gestapo) mais avec quelques par- services de police ou de la Komman- des archives carcérales allemandes, d’intégration de l’Alsace dans le Reich, ticularités. Tout d’abord, le camp est dantur du camp : Erziehungslager comme les registres d’écrou originaux et toutes personnes s’étant livrées à mixte et la partie réservée pour les (camp de rééducation) et Sicherungs- des prisons d’Alsace et de Moselle, des voies de fait sur des soldats alle- femmes est isolée du reste du camp. lager (camp de sûreté). La première où les mentions de transferts vers le mands ou des ressortissants du Reich. La surveillance n’est pas confiée à dénomination correspond à la mis- camp de Schirmeck sont nombreuses, Les Allemands trouvent à Schirmeck, une unité de SS mais à 60 hommes sion du camp telle que la conçoit le et les listes de transports constituées à environ 70 kilomètres de Strasbourg, de l’Ordnungspolizei (police d’ordre), Gauleiter de l’Alsace Robert Wagner. au départ de ces prisons8, s’avère très au sein de la vallée de la Bruche, un renouvelés toutes les six semaines Ce dernier a une vision bien particu- utile. À travers l’exemple alsacien- camp de six baraques édifiées par tandis que quatre gardiennes, dirigées lière de sa fonction. Véritable « soldat mosellan, le but de cet article est donc les autorités françaises en 1939 par une Alsacienne, s’occupent des politique »11, il pense que la popula- de dresser un historique de ce camp pour accueillir d’éventuels réfugiés. femmes. Le camp exerce également tion alsacienne doit être rééduquée largement méconnu et surtout de ten- Le 15 juillet, le Dr Scheel annonce une fonction sociale avec la présence pour retrouver les racines germa- ter d’en présenter l’évolution. au RSHA (Office central de sécurité d’une cantine extérieure ouverte à la niques que vingt années de domina- du Reich) que le camp est prêt9. Le population dans l’avant-camp (Vorhof) tion française ont fortement mises à SCHIRMECK : ORGANISATION ET STATUT 17 juillet 1940, le camp est placé sous aux côtés de la Kommandantur et d’un mal. Pour cela, il n’envisage pas, dans l’autorité du SS-Hauptsturmführer poste de garde qui contrôle l’accès à un premier temps, le recours à des La création du camp Karl Buck. Né à Stuttgart le 17 no- l’avant-camp. Enfin, en 1943, le com- dispositions radicales comme l’envoi Le 2 juillet 1940, le commandant vembre 1894, Karl Buck sert comme mandant fait édifier une vaste salle massif en camp de concentration mais en chef de la Sipo (Befehlshaber der lieutenant dans l’armée allemande des fêtes pouvant contenir jusqu’à estime qu’une structure spécifique à Sipo-SD, ou BdS) pour l’Alsace, le pendant la Première Guerre mondiale. deux mille personnes, décorée de dra- la situation de l’Alsace doit être créée. Dr Gustav-Adolf Scheel, ancien chef Blessé à la jambe, il doit être amputé peaux nazis, d’emblèmes et de fresques Les éléments les plus récalcitrants des Jeunesses hitlériennes, donne en 1930. La prothèse qu’on lui pose lui 10. Archives de la justice militaire (AJM), Le Blanc : procès de Karl Buck. 6. Un livre a été publié sur ce procès. Jean-Laurent Vonau, Profession bourreau. Struthof Schirmeck, les 11. Robert Wagner est né le 13 octobre 1895 près d’Eberbach, dans la vallée du Neckar, au sein d’une gardiens face à leurs juges, Strasbourg, Éd. La Nuée Bleue, 2013. famille paysanne. En 1914, il est élève-maître à l’École normale d’instituteurs d’Heidelberg. Mobilisé, il est 7. À Berlin-Lichterfelde, fonds R 83 Elsass. A Ludwigsbourg ou encore à Arolsen, seules quelques listes envoyé en France où il reçoit dès 1915 la Croix de Fer. L’armistice est un choc. Désœuvré, il se rapproche du sont conservées. NSDAP naissant, motivé par sa haine des communistes. Il reste dans l’armée au sein de l’école d’infanterie er 8. Pour la Moselle, signalons les cartons 27 P 10 et 11. Ces cartons contiennent en particulier des centaines de Munich. Après sa participation au putsch manqué de 1923, il est condamné le 1 avril 1924 à 18 mois de listes de transports de détenus constitués par les services de la Sipo au départ de la prison de police de forteresse. Interné à Landsberg avec Adolf Hitler, il se met dès sa libération à la disposition de celui- de Metz. ci. Robert Wagner gravit rapidement les échelons du parti en pays de Bade pour atteindre la fonction de Gauleiter puis, à partir de 1933, celle de Reichsstatthalter pour le pays de Bade. Lothar Kettenacker, « La 9. BABL : R 83/Els./Vorl. 4 : lettre du Befehlshaber der Sipo-SD au RSHA, 15 juillet 1940. Politique de nazification en Alsace », Saisons d’Alsace, n° 65, 1978, pp. 67-70.

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au processus de germanisation se- Toutefois, l’étude attentive des ar- À l’origine, le camp est créé d’un com- manque d’éducation de la population raient mis à l’écart, rééduqués selon chives carcérales allemandes nous mun accord entre le Gauleiter Wagner alsacienne, il est nécessaire de dispo- les principes du national-socialisme permet de penser que les Allemands et le Reichsführer-SS . ser d’une structure capable de réédu- fondés essentiellement sur le tra- eux-mêmes n’ont pas une idée pré- Si le commandant en chef de la Sipo quer les éléments hostiles sans aucune vail et la discipline puis libérés pour cise du statut du camp. Ainsi, sur les (BdS) pour l’Alsace en assure l’admi- limite d’internement15. retrouver toute leur place dans le registres des prisons de Moselle, les nistration et la gestion, c’est le Gaulei- corps social alsacien. Wagner résume Allemands désignent le camp de Schir- ter qui a le dernier mot. De ce fait, la SS L’entrée au camp lui-même sa conception : « inculquer meck comme un Sicherungslager (SL) tente à plusieurs reprises de mettre la À l’arrivée au camp, les nouveaux aux Alsaciens difficiles à éduquer mais également comme un Konzen- main sur ce camp hors de tout cadre. arrivants sont dirigés vers l’Effekten- l’attitude qu’il [convient] d’avoir face trationslager (camp de concentration). La première tentative apparaît à l’été kammer sous les coups et les in- au travail et à l’organisation politique À de nombreuses reprises, le camp 1941 lors de son agrandissement. À sultes, tout le trajet se faisant au pas du Grand Reich12 ». est également appelé Arbeitslager la suite d’un décret interdisant désor- de course, la marche étant interdite à Les détenus de sécurité (Sicher- (camp de travail) ou Arbeitserzieh- mais aux unités de police chargées du l’intérieur de l’enceinte du camp. Les ungshäftlingen) sont des personnes ungslager (camp de rééducation par maintien de l’ordre d’être utilisées pour détenus doivent alors remettre tous considérées comme dangereuses et le travail). L’étude des motifs d'arres- la garde des camps, le BdS Dr Fischer, leurs effets personnels, passent à la qui, de ce fait, doivent être écartées tations, lorsqu’ils nous sont connus, successeur du Dr Scheel, milite auprès fouille, sont douchés et tondus. Une du reste de la population. Au bout permet de dégager une certaine cohé- du Gauleiter pour le maintien du camp fois cette étape passée, les prison- d’une période de détention à voca- rence derrière cette variété d’appel- sous sa forme actuelle, expliquant niers sont regroupés dans la baraque tion dissuasive variant de quelques lation. Ainsi, des personnes arrêtées que le transfert des détenus dans des n° 7 pour les « novices » où ils sont jours à six mois, les internés sont pour des infractions sur la législa- KL mettrait en danger « les succès mis en condition, pour une quinzaine soit libérés, soit traduits devant la tion du travail (Arbeitsvertragsbruch, en matière de rééducation obtenus de jours en moyenne16. Passé ce délai, justice ou, pour les plus dangereux, Arbeitsbummelei…) sont transférées à jusqu’ici à Schirmeck mais encore, le commandant les reçoit un à un et transférés vers un camp de concen- l’Arbeitserziehungslager (AEL) Schir- ce qui est bien plus grave, entraîne- procède à leur interrogatoire. C’est tration. En réalité, il est difficile de meck. Dans le même ordre d’idée, rait […] des répercussions politiques seulement après cet interrogatoire faire la distinction entre les détenus des personnes incarcérées pour des fâcheuses en Alsace.14 » Une nouvelle que le Sicherungshäftling intègre aux fins de rééducation et ceux aux motifs politiques (manifestations anti- tentative a lieu au printemps 1944 de pleinement la « société » du camp. fins de sécurité, les Allemands utili- allemandes, passage de la frontière…) la part du chef de la Gestapo, le SS- Les détenus reçoivent alors un signe sant indifféremment l’une ou l’autre sont quant à elles transférées au SL Gruppenführer Müller. Le BdS Dr Erich distinctif de leur catégorie, dont la no- des dénominations. Cependant, dans Schirmeck. Enfin, dans les affaires Isselhorst – qui a succédé à Fischer fin menclature diffère des triangles des les premières semaines, la distinc- les plus graves mettant en cause des 1943 – insiste sur le rôle initial indis- camps de concentration : certes rouge tion semble avoir été respectée. Ain- membres de la Résistance ou des ré- pensable du camp. Mais le Gauleiter pour les politiques, mais vert pour les si, une soixantaine de détenus ayant cidivistes, la mention sur le registre Wagner répond, dans une lettre du passages illégaux de frontière, jaune manifesté leur comportement anti- d’écrou est celle du Konzentrationsla- 21 avril 1944, que le camp de Schir- pour les Polonais, les Russes, les allemand avant l’Annexion ou étant ger (KL). Il semble donc que, pour les meck ne se veut pas une copie d’une Juifs…, bleu pour les homosexuels et connus comme déserteurs pendant autorités allemandes elles-mêmes, le formule existante dans le Reich, que les religieux, écossais pour les droits la Première Guerre mondiale sont rôle du camp ne soit pas bien défini et ce soit camp de concentration ou camp communs et les asociaux. Les prison- internés pour une période de réédu- que celles-ci lui attribuent un statut de travail. Il explique qu’en raison du niers sont ensuite dirigés vers leurs cation de six semaines puis renvoyés spécifique en fonction de la catégorie à leur travail13. du détenu qui doit y être interné. 14. Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde : R 83 Elsass/1 : Lettre du Befehlshaber der Sipo-SD Strasburg au chef de l’administration civile, Gauleiter et gouverneur du Reich Wagner, 13 août 1941. 12. Lothar Kettenacker, op.cit., p. 124. 15. Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde : R 83 Elsass/1 : Lettre du chef de l’administration civile en Alsace au 13. Ainsi en août 1940 à Kintzheim, dans le Bas-Rhin, cinq habitants sont appréhendés pour avoir fait SS-Gruppenführer Müller, 21 avril 1944. prisonniers des parachutistes allemands dans la forêt locale avant le début de l’annexion. 16. Témoignage d’Eugène Kurtz, in Le Camp d’internement de Schirmeck, op.cit., pp. 17-19.

36 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 37 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le Sicherungslager Schirmeck : un camp au cœur de la germanisation

baraques. La baraque n° 14 est quant plus facilement. Très rapidement, l’ex- Schirmeck et la mise au pas formés du risque qu’ils encourent en à elle exclusivement attribuée aux pression de « voyages à Schirmeck » de la population alsacienne 1940-1941 cas de récidive. Mais, malgré la peur femmes17. s’impose au sein de la population Dans les premiers mois de l’an- du « voyage à Schirmeck », les actes La journée du détenu est rythmée pour désigner l’internement au camp. nexion, la politique du Gauleiter hostiles se multiplient, véritable désa- par le travail. Ceux-ci sont employés En moyenne, la population du camp cherche à obtenir l’adhésion de la veu à la politique du Gauleiter. La ma- dans des chantiers forestiers aux s’établit à environ 1 000 hommes et population en jouant sur la persua- nifestation de Hochfelden (au nord de abords du camp, dans des carrières 400 femmes20. Ce tableau rapide des sion et la contrainte. Des manifesta- Strasbourg) en est un exemple criant. notamment à Hersbach, à la base conditions de détention au camp, mal- tions de masse sont organisées, la Le 14 juillet 1941, deux cents jeunes aérienne de Entzheim, à des travaux gré leur dureté, n’est en rien compa- population est embrigadée dans de gens entonnent des chants patrio- de terrassement en tirant un énorme rable avec la vie des détenus internés multiples organisations (Opferring, tiques dans les rues et déposent un rouleau compresseur, dans des entre- dans les camps de concentration. Les NSDAP, Frauenschaft…) alors que bouquet tricolore au Monument aux prises locales et à l’entretien du camp. 76 décès officiels recensés, même si différentes mesures comme la ger- morts. La Gestapo proclame l’état de La nourriture largement insuffisante18 on peut penser qu’ils furent plus nom- manisation des noms, des rues, la siège le 19 juillet et transfère 108 ha- ne subvient pas aux besoins journa- breux, n’atteignent pas les pourcen- destruction de statues ou de monu- bitants à Schirmeck22. Tous sont libé- liers. Les coups et les brimades qui tages de mortalité des KL21. ments aux morts s’efforcent d’effacer rés au bout de quelques semaines à pleuvent sur ceux qui ont le malheur toute trace de la présence française. l’exception des plus jeunes qui, après de déplaire aux gardiens, notamment SCHIRMECK ET LA GERMANISATION Dans le même temps, les autorités leur libération sont incorporés au les ecclésiastiques ou les Polonais, nazies s’efforcent de dissuader toute Reichsarbeitsdienst (RAD), service de contribuent à l’affaiblissement pro- Après cette présentation rapide du manifestation d’opposition par un travail du Reich introduit par une or- gressif des prisonniers. Seule conso- camp et de son fonctionnement, es- système policier et judiciaire omni- donnance du 8 mai 1941. Le camp se lation, les détenus sont autorisés à sayons de mener une réflexion sur présent. Le camp de Schirmeck joue voit ainsi confier une nouvelle tâche, recevoir un colis par mois. Des exer- l’évolution comparée du camp et de un rôle central dans ce filet répressif. à savoir participer à l’effort du Reich cices physiques de quatre à six heures la politique d’annexion. Notre analyse Par la violence physique et morale qui dans la guerre qu’il mène, en l’occur- de suite sont régulièrement organisés s’appuie sur un échantillon de 3 636 dé- s’y exerce, tout foyer d’opposition doit rence par le travail. sur la place de rassemblement et le tenus recensés par nos soins, Alsa- être circonscrit et chaque Alsacien Outre cette fonction répressive, le dimanche matin, le commandant se ciens, Mosellans mais aussi étrangers est prévenu de ce qu’il encourt s’il camp accueille une population en livre à des sermons devant les prison- et Français de l’Intérieur, pour lesquels refuse la mise au pas. transit vers un camp de concentration. niers rassemblés. Appelé le « Zirkus nous disposons d’informations assez Pendant ces deux premières an- Ce sont des personnes considérées Buck » [« Cirque Buck », du nom du précises. Bien qu’incomplet, au regard nées, la majorité des internements le comme particulièrement dangereuses commandant du camp], ces sermons du total présumé de 10 000 à 15 000 dé- sont pour l’aide apportée à des prison- qu’il convient absolument de sépa- fustigent les vieilles opinions du passé tenus, cet échantillon permet de cerner niers de guerre, l’écoute de la radio rer du reste de la population : Alle- et vantent les mérites du national-so- les processus policiers et carcéraux à étrangère mais surtout pour des ma- mands connus pour leurs sentiments cialisme19. Toutes ces mesures visent l’œuvre dans les zones annexées et la nifestations anti-allemandes : paroles antinazis, criminels de droit commun, à l’épuisement physique et surtout place du camp de Schirmeck dans ces insultantes à l’égard de personnalités témoins de Jéhovah, membres des moral de l’interné afin de le rééduquer circuits répressifs. du régime, manifestations à caractère Brigades internationales. Une tren- francophile, dégradation de symboles taine de « Rotspänienkampfer » (com- 17. AN : F 9 5569 - dossier Schirmeck : rapport de Pierre Mouchenik sur le camp de Vorbruck à Schirmeck, 25 janvier 1945. du nouveau régime… Les coupables battants espagnols rouges), arrêtés 18. AN : F 9 5569 - dossier Schirmeck : compte-rendu de Victor Marbler sur son séjour au camp de sont internés au camp pour une durée à l’été et à l’automne 1940, sont ainsi Schirmeck du 16 juin 1943 au 4 août 1943. de trois mois en moyenne puis libérés regroupés au camp avant de prendre 19. Témoignage du chanoine Charles Pabst, in Le Camp d’internement de Schirmeck, op.cit., p. 74. sans jugement non sans avoir été in- la direction de Dachau fin novembre- 20. Robert Heitz, À Mort ! (Souvenirs), Paris, Éd. de Minuit, 1946, p. 55. 21. Nous insistons particulièrement sur cette question, plusieurs auteurs utilisant de manière inappropriée 22. Sur cette affaire, voir François Entz, « L’affaire de Hochfelden », in Saisons d’Alsace n° 114, Strasbourg, le terme de camp de concentration pour désigner le camp de Schirmeck. 1991, pp. 239-248.

38 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 39 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le Sicherungslager Schirmeck : un camp au cœur de la germanisation

début décembre 194023. Citons encore ont été condamnés par le Sonderge- de rééducation par le travail (AEL) de Gestapo en Moselle disposant ainsi l’exemple des Tchèques engagés dans richt (tribunal spécial) de Strasbourg Guénange, où l’internement ne pou- de camps plus proches et relevant la Légion tchèque, raflés le 24 no- mais la détention subie à Schirmeck vait excéder 56 jours. Les services exclusivement de ses services27. vembre 1941 sur ordre du RSHA, après est imputée sur la peine prononcée, de la Gestapo en Moselle se tournent l’exploitation des archives du consulat le camp de Schirmeck jouant dans alors vers le SL Schirmeck, qui per- Le tournant de l’incorporation de force tchèque à Strasbourg, saisies à l’été ce cas de figure le rôle de centre de met des détentions plus longues – Le 25 août 1942, le service militaire 1940. En Moselle, c’est 52 personnes détention préventive intégré dans un jusqu’à six mois, durée suffisante obligatoire est instauré pour tous les qui sont victimes de cette opération, processus judiciaire. pour corriger les « fortes têtes ». jeunes de 20 à 24 ans et la citoyen- toutes transférées à Schirmeck. La En parallèle de cette fonction ré- Schirmeck devient alors l’AEL du BdS neté allemande est conférée à tous les plupart sont libérées entre mars et pressive à l’égard des populations en Lorraine pour les travailleurs des Alsaciens jugés dignes de la recevoir. septembre 1942, à l’issue de négocia- locales, le camp sert également de deux sexes. Chaque semaine, des pe- Les mêmes dispositions sont prises tions entre le Gauleiter de la Sarre- camp de rééducation par le travail. tits convois de quelques dizaines de en Moselle par le Gauleiter Bürckel. Palatinat et de la Moselle annexée, Comme nous l’avons déjà expliqué, travailleurs étrangers – essentielle- Cette mesure, qui marque pour ce Josef Bürckel, et le BdS en Lorraine, des transports constitués de travail- ment polonais, soviétiques et « fran- dernier l’aboutissement de sa poli- Anton Dunckern. Trois d’entre elles leurs étrangers (travailleurs civils çais de l’intérieur » – quittent Metz, tique de germanisation, provoque un sont cependant transférées au camp polonais et russes raflés à l’est, tra- prennent d’autres détenus à Sarre- choc dans la population. Face aux de Dachau en raison de leur passé vailleurs requis à l’ouest) quittent les bourg, avant de poursuivre leur route mesures d’incorporation, la résis- politique chargé24. prisons d’Alsace et, surtout, de Moselle. vers la gare de Rothau et à Schirmeck. tance des populations s’accélère. Des L’année 1941 voit le démantèle- Certains ont tenté de passer la fron- Citons par exemple le transport du solidarités locales s’organisent pour ment des premiers groupes de Résis- tière vers la France, se sont enfuis de 9 juin 1943, parti de Metz, compre- soustraire les jeunes gens au service tance. Ainsi, le groupe dit de La Main leur lieu de travail ou encore se sont nant soixante requis du STO français. dans la Wehrmacht. Les filières de noire, créé en septembre 1940 par le rendus coupables d’actes délictueux Ces détenus à rééduquer restent à passage de la frontière organisées dès jeune Marcel Weinum, est déman- relevant du droit commun (vols, recel, Schirmeck de quelques semaines les débuts de l’Annexion pour aider telé les 18 et 28 juillet 1941 à la suite coups et blessures…). Cette main- à quelques mois puis, à l’issue d’un les prisonniers de guerre évadés puis de l’attentat du 8 mai 1941 contre la d’œuvre est primordiale pour le fonc- dialogue entre Buck et le service de les jeunes Alsaciens et Mosellans in- voiture de Bürckel25. Dix-huit jeunes tionnement de l’économie de guerre, la Sipo-SD compétent, sont libérés soumis au RAD, se développent pour gens sont transférés en octobre au notamment dans les bassins miniers et renvoyés immédiatement sur leur pouvoir répondre aux demandes tou- camp de Schirmeck, tandis que les et sidérurgiques de Lorraine, mais lieu de travail. Les irrécupérables ou jours plus nombreuses. Face à cela, la plus impliqués sont incarcérés à aussi comme main-d’œuvre agri- les récidivistes sont transférés en répression se radicalise. Au cours de Heilbronn et Mannheim. La plupart, cole dans les milliers d’exploita- camp de concentration, à l’instar de l’année 1943, les tribunaux d’Alsace âgés de moins de 18 ans, sont libé- tions laissées à l’abandon après les ces vingt travailleurs slaves transfé- prononcent 67 condamnations à mort. rés du camp en avril 1942 après six expulsions de 1940. En Moselle, la rés, le 24 avril 1943, de Schirmeck Dans la presse, les titres d’une rare mois de détention pour être incor- police avait privilégié jusqu’à l’été à Natzweiler sur ordre de la Sipo- agressivité fleurissent : « Éradication porés dans le RAD26. Six d’entre eux 1942 les prisons locales et le camp SD de Metz. L’ouverture des camps sans merci de la trahison », « Pas de Woippy (au nord de Metz) et de la de grâces pour les traîtres ». C’est 23. DAVCC : LA 6819-6886 - Liste des internés de Schirmeck déportés à Dachau. Neue Bremm (au sud de Sarrebruck) ainsi que, le 23 janvier 1943, le tri- 24. Cédric Neveu, La Gestapo en Moselle, une police au cœur de la répression nazie, Metz, ÉD. Serpenoise, 2012 (réed. 2015 Les Éditions du quotidien), pp. 30-32. à l’été 1943 entraîne une baisse im- bunal du peuple (Volksgerichtshof) 25. Une grenade est jetée dans sa voiture alors que celui-ci déjeune à quelques mètres de là dans une portante des transferts de travail- vient siéger pour la première fois en brasserie. La voiture est pulvérisée mais le Gauleiter est indemne. DAVCC : dossiers des membres de la « Main noire ». leurs étrangers vers Schirmeck, la zone annexée, à Strasbourg. Sur six 26. Dix membres du groupe sont traduits le 31 mars 1942 devant le Sondergericht de Strasbourg dont six viennent de Schirmeck. Des peines de 6 mois à 4 ans de prison sont prononcées et la peine de mort à 27. Sur cette question, nous renvoyons à nos ouvrages Trous de Mémoire : Prisonniers de guerre et l’encontre de Marcel Weinum qui est décapité le 14 avril 1942 à Stuttgart. Ceslav Sieradski, Polonais du travailleurs forcés d’Europe de l’Est (1941-1945) en Moselle, Metz, Éd. serpenoise, 2011 (co-écrit avec Olivier groupe, est exécuté à Natzweiler le 12 décembre 1941. Jarrige, Christine Leclercq et Alexandre Méaux) et La Gestapo en Moselle, op. cit, pp. 89-92.

40 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 41 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le Sicherungslager Schirmeck : un camp au cœur de la germanisation

accusés appartenant à « une bande D’après notre échantillon, l’évolution corpus, 12 % sont incorporés dès Aussi la Gestapo transfère-t-elle de illégale bolchevique » qui avait distri- des entrées au camp de Schirmeck est qu’ils sont libérés. La radicalisation plus en plus massivement au camp bué des tracts et collecté des armes conforme à cette radicalisation de la répressive ne modifie en rien le rôle de de Natzweiler des personnes qui, abandonnées par l’armée française en répression : 329 en 1941, 616 en 1942, centre d’internement administratif lo- jusque-là, étaient dirigées vers Schir- 1940, quatre sont condamnés à mort. 1 393 en 1943 et 1 034 en 1944. S’il n’y cal du camp, basé sur un internement meck (criminels de droit commun Les deux autres sont condamnés à a pas différence dans les objectifs à de deux à six mois suivi d’une libé- récidivistes, travailleurs soviétiques, six et douze ans de travaux forcés28. atteindre entre l’Alsace et la Moselle ration ou d’un transfert vers une pri- réfractaires à l’incorporation dans la En mars 1943, c’est au tour du tribu- – la mise au pas définitive après l’in- son. Ainsi, le taux de détenus libérés Wehrmacht)33. nal de guerre du Reich de venir siéger troduction du service militaire et l’en- sur l’ensemble de la période s’établit à Strasbourg. Treize peines capitales trée du Reich dans la guerre totale –, à environ 50 % : 42 % depuis le camp Un camp au croisement de plusieurs sont prononcées pour espionnage les moyens divergent. L’étude des in- même, les 8 % restants principalement logiques répressives : la situation contre une organisation de Résistance, ternés d’Alsace-Moselle montre qu’au après un séjour de quelques semaines nouvelle du printemps et de l’été 1944 le mouvement Bareiss, qui avait diffusé KL Natzweiler32, 98 % sont des Mosel- dans une prison alsacienne comme À partir du printemps 1944, puis en France un rapport d’information sur lans, alors qu’au SL Schirmeck, 80 % Haguenau, Strasbourg ou Ensisheim surtout à l’été 1944, le camp de la situation de l’Alsace annexée basé sont des Alsaciens, les deux camps (près de Mulhouse). Le reste des déte- Schirmeck est choisi comme lieu notamment sur des rapports secrets n’étant qu’à quelques kilomètres de nus sont transférés vers des prisons d’arrivée pour des transports partis allemands. La lourdeur des condam- distance l’un de l’autre. Malgré la radi- du Reich pour y purger une peine de de la zone occupée. nations provoque la réaction de Vichy, calisation de la répression, le camp de quelques mois mais 10 % sont dépor- L’exemple le plus connu est celui des de plusieurs hauts responsables nazis Schirmeck ne voit donc pas son rôle tés vers des camps de concentration, résistants du réseau Alliance, regrou- et même de Josef Bürckel qui déclare dans le cadre de l’Alsace annexée être essentiellement Dachau et Natzweiler. pés à Schirmeck (où ils commencent que gouverner à grand renfort d’exé- remis en cause, bien au contraire. Des La place de Schirmeck dans les poli- à arriver en avril 1944) par la Sipo de cutions est une preuve de faillite poli- réfractaires, des personnes apportant tiques répressives à partir de 1943 est Strasbourg qui instruit alors l’affaire tique. Finalement, Hitler décide de une aide aux insoumis, sont arrêtés par une illustration des divergences de policière en vue de la comparution des commuer les peines29. Au total, au mois centaines puis transférés à Schirmeck. stratégie entre le Gauleiter d’Alsace et résistants devant le tribunal de guerre de mars 1944, 112 condamnations ont Les jeunes insoumis sont alors l’objet de le Gauleiter de Moselle pour « mater » du Reich ou encore devant le tribunal été prononcées30. En parallèle, à l’issue pressions psychologiques et physiques les oppositions et maintenir l’ordre. du peuple. Schirmeck est choisi du fait de discussions avec le Reichsführer, il pour accepter leur incorporation ; des Pour le premier, Robert Wagner, pas de la surpopulation des prisons alsa- est décidé que les « éléments » les plus réfractaires au RAD sont internés le question de laisser la direction de la ciennes et du pays de Bade. Dans la récalcitrants seraient envoyés vers des temps d’atteindre l’âge nécessaire pour répression à la SS en Alsace – envoi nuit du 1er au 2 septembre 1944, 107 de camps de concentration à l’image de ce être incorporés dans la Wehrmacht. dans un camp de concentration –, ces résistants d’Alliance sont conduits qui est en vigueur dans le Reich31. Ainsi, sur les 3 636 personnes de notre Schirmeck devant poursuivre sa mis- vers le KL Natzweiler pour être exécu- sion « rééducative », d’où le nombre tés d’une balle dans la tête. 28. DAVCC : dossiers personnels des victimes. faible d’internement d’Alsaciens à Mais c’est à la fin du mois d’août 29. Sur cette affaire, se référer au livre de Robert Heitz, l’un des condamnés à mort. Robert Heitz, A Mort ! (Souvenirs), Paris, Éd. de Minuit, 1946 ; DAVCC : dossiers personnels des victimes. Natzweiler. Il privilégie les condamna- 1944 que de sérieux bouleversements 30. Sur les condamnations à mort en Alsace, voir Alphonse Irjud, « Pas de grâce pour les traîtres ! » in tions à mort lors de procès-spectacles sont constatés dans les missions que Saisons d’Alsace, 1943 : La guerre totale, n° 121, Strasbourg, 1993, pp. 25-33. En comparaison, les tribunaux pour frapper l’opinion. En revanche, le le SL Schirmeck a eues à assumer civils siégeant en Moselle prononcent durant toute l’annexion cinq peines de mort, toutes pour de graves affaires de droits communs. Gauleiter de la Moselle Josef Bürckel, jusque-là. L’évolution de la situation 31. Lothar Kettenacker, op.cit., n° 68, pp. 135-136. qui ne veut pas de ces procès-spec- militaire défavorable aux armées alle- 32. A partir du mois de mai 1941, un camp de concentration commence à être construit à Natzweiler. tacles – les jugeant contre-productifs –, mandes met l’Alsace et la Moselle en Jusqu’en août 1942, le KL Natzweiler est un « geschlossenes Lager », c’est-à-dire qu’il ne peut recevoir d’autres détenus que ceux provenant de camps de concentration. À l’été 1942, il est transformé en laisse les coudées franches à la SS. première ligne. Einweisungslager. Robert Steegmann, Le KL-Natzweiler et ses Kommandos (1941-1945), Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Pierre Ayçoberry, soutenue le 13 décembre 2003, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2003, p. 90. 33. Cédric Neveu, La Gestapo en Moselle, op.cit.

42 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 43 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le Sicherungslager Schirmeck : un camp au cœur de la germanisation

C’est tout d’abord le système répres- actions sont menées contre les ma- combats, attendront la libération pour 21 janvier 1953. Le jugement est cassé sif local qui est bouleversé par cette quis vosgiens, au combat depuis la regagner leurs foyers. Dans le même pour vice de forme en juin 1953. Buck nouvelle situation. Ainsi, en Moselle, percée de la 3e armée de Patton vers temps, des transports sont organisés est de nouveau présenté devant le tri- une vague d’évacuations de détenus cette région. Les troupes allemandes vers les camps de Rastatt, Gaggenau bunal militaire de Metz et condamné commence à la mi-août. Le 17 août lancent des opérations contre les et Haslach, tous trois situés dans le à mort. Mais le jugement est cassé 1944, un transport de 104 femmes maquis mais aussi de vastes actions Bade-Wurtemberg. Le 20 novembre à nouveau et l’ancien commandant quitte le Fort de Queuleu (au sud-est de représailles contre la population 1944, le commandant du camp, Karl du camp est libéré le 6 avril 1955. Il de Metz) en direction de Schirmeck34. locale à Raon-l’Etape, Saint-Dié, Gé- Buck, quitte définitivement Schirmeck. mourra en 1977, à l’âge de 82 ans. Dans le même temps, Natzweiler pré- rardmer ou encore Senones, dans le Le 22 novembre, le dernier transport pare son évacuation, effective à partir cadre des actions « Waldfest I et II ». est organisé vers Gaggenau empor- Aujourd’hui, il est encore impossible du début du mois de septembre vers Ainsi, 1 120 personnes sont inter- tant presque tous les hommes. Le de donner un chiffre précis du nombre Dachau. Ainsi, à la mi-septembre, les nées au camp de Schirmeck en sep- 23 novembre, les quelque trois cents d’internés du camp de Schirmeck : autorités allemandes n’ont plus que tembre 1944. Près de 90 % d’entre détenus encore présents qui n’ont pu de 10 à 15 000, jusqu’à 25 000 selon les camps de Schirmeck et de la Neue elles sont transférées à Dachau. être transportés – en grande majorité certains auteurs. Ce n’est que par un Bremm à disposition pour interner les En octobre, ce sont 813 personnes des femmes – s’aperçoivent que les patient dépouillement des archives personnes arrêtées dans les zones qui font leur entrée au camp, dont gardiens ont déserté les lieux. Parmi existantes qu’il sera possible un jour annexées. À cette date, des centaines 352 Vosgiens de Senones, qui ont été eux, de nombreuses détenues du Fort de répondre aux nombreuses questions de personnes, jugées en raison de leur arrêtés le 4 octobre 1944 dans l’opé- de Queuleu, évacuées sur Schirmeck qui demeurent. Comme nous avons ten- attitude ou de leurs fonctions dange- ration de nettoyage du maquis local. le 17 août 1944. Beaucoup se réfugient té de le montrer, le camp de Schirmeck reuses sur le plan politique et arrêtées Le 18 octobre 1944, ils sont déportés à chez l’habitant, les Allemands étant assume plusieurs fonctions à la fois : dans le cadre d’une Sonderaktion (ac- Dachau35. La proximité géographique encore tout proches. Le lendemain, le centre d’internement administratif ré- tion spéciale) décidée par le Gauleiter et la capacité du site à organiser le premier char américain fait son entrée gional, centre de détention préventive, d’Alsace, entrent ainsi à Schirmeck pour transfert des personnes arrêtées vers dans le camp. camp de rééducation par le travail, lieu quelques jours avant d’être transférées les camps de concentration expliquent Le camp de Schirmeck est défini- de transit… Il se trouve ainsi au croi- vers les camps de Rastatt et Haslach, ce choix, alors que le camp de transit tivement libéré le 23 novembre 1944. sement de plusieurs logiques, à la fois dans le Bade-Wurtemberg. de Compiègne, dans l’Oise (en zone Mais son histoire n’est pas pour autant outil d’une politique de germanisation occupée), n’accueille plus de détenus terminée. Au moment de l’épuration, de territoires destinés à être annexés Durant la même période, le camp de depuis la mi-août. alors que les prisons strasbourgeoises au Reich et lieu de destination pour Schirmeck devient un camp hybride, sont surpeuplées, le ministère de la des déportations organisées depuis pour répondre à la nouvelle situa- La fin du camp de Schirmeck Justice décide d’utiliser à partir du la France occupée. La difficulté prin- tion posée par le reflux des armées L’afflux toujours plus important de 1er janvier 1945 les sites de Schirmeck cipale est de déterminer précisément allemandes. En effet, à partir de l’été détenus et, surtout, les bombardements et de Natzweiler pour y interner les quels internements relèvent de ces 1944, si le site poursuit sa mission alliés opérés dans la vallée conduisent miliciens français. Puis, en l’absence logiques multiples. Plus largement, de camp de sécurité pour les popula- les autorités du camp à procéder à de volontés politiques, l’ancien camp la question centrale est celle des pro- tions autochtones, il joue également des vagues de libération au mois de de Schirmeck disparaît au cours des cessus d’entrée dans les camps et le rôle d’un camp de transit pour les novembre 1944, essentiellement des années 1950 sous un lotissement pa- prisons des zones annexées en raison victimes des rafles vosgiennes. Ces femmes. Celles-ci, bloquées par les villonnaire. Le SS-Hauptsturmführer de l’évolution permanente de leurs Karl Buck est quant à lui traduit avec statuts et de leur utilisation. Un autre 34. Cédric Neveu, La Résistance en Moselle annexée. Le groupe « Mario », Metz, Éd. du Quotidien, 2015, p. 269. plusieurs autres gardiens du camp et camp, le KL Natzweiler, reçoit ainsi les 35. Nous renvoyons pour l’histoire de ces différents transports au Livre-Mémorial, Fondation pour la condamnés à mort par le tribunal mili- détenus NN venant de toute l’Europe, mémoire de la déportation, op.cit., T. II, ainsi qu’à Thomas Fontaine, Déporter. Politiques de déportation et répression en France occupée, 1940-1944, thèse de doctorat sous la direction de Denis Peschanski, 1940- taire de Rastatt, en février-mars 1947, mais également des personnes arrê- 1944, Université Paris I-Sorbonne, 2013, pp. 1 099-1 119. et par le tribunal militaire de Metz, le tées en zone annexée. Le camp de la

44 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 45 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

Neue Bremm, de la même manière, interaction avec le reste du système joue un rôle régional dans la répres- carcéral, notamment le KL Natzweiler sion en Moselle annexée mais aussi ou le camp de la Neue Bremm36. dans les transports de déportation Une meilleure connaissance de ces partant de la France occupée. Il serait processus permettra sans doute de également intéressant de se pencher mieux envisager la complexité des sur la question de la place du camp phénomènes répressifs, à la fois dans au sein des zones annexées d’Alsace- les zones annexées, objet particulier Moselle : rapports avec la population de nos recherches, mais aussi pour ce environnante, spécificités ou non des qui concerne l’ensemble de la France arrivées de détenus desdites zones, sous l’Occupation.

36. Les recherches que nous avons déjà entreprises notamment sur le cas particulier de la Moselle laisse entrevoir à partir de l’année 1943 une interaction entre le camp de Schirmeck et celui de la Neue Bremm. Ainsi, pour la question des ruptures de contrats de travail, les travailleurs étrangers sont le plus souvent transférés au camp de Schirmeck, soit pour un séjour de quelques semaines, soit avant un transfert vers le KL Natzweiler. Dans le cas de Mosellans, surtout s’ils sont arrêtés dans l’est du département (régions de Forbach et Sarreguemines), la détention est effectuée au camp de la Neue Bremm avant une libération ou un transfert, notamment pour les femmes, vers le camp de Schirmeck. Des Sarrois sont également extraits du camp ou de la prison Lerchesflur pour être conduits au camp de Schirmeck.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

Adeline LEE - Docteur en histoire

Résumé : Au tout début du XXe siècle, Herman Hollerith, un Américain d’origine alle- mande, fonde l’International Business Machines (IBM). La Dehomag, filiale allemande de la firme créée en 1934, fournira, quelques années plus tard, trieuses et cartes perforées aux nazis afin de faciliter la gestion des effectifs concentrationnaires. Les archives large- ment préservées du camp de Mauthausen portent les traces de l’utilisation du procédé mécanographique par l’administration du KL autrichien. À partir de 1944 tout au moins, les caractéristiques sociologiques des détenus sont scrupuleusement enregistrées et codées, de même que le profil de ces ennemis du Reich et chaque étape de leurs par- cours concentrationnaires. L’anonymisation apparente des hommes dissimulait une indi- vidualisation extrême permettant, sur un plan répressif, d’identifier et de localiser à tout moment les adversaires de l’Allemagne nazie et, sur un plan économique, d’optimiser la corrélation entre les besoins des entreprises bénéficiant de la main-d’œuvre concentra- tionnaire et les compétences disponibles parmi les détenus

Mots-clés : Mauthausen, Hollerith, IBM, mécanographie.

Carte individuelle de détenu de Jean Cayrol avec la mention « Hollerith-Erfasst » tamponnée. Source : SHD, AVCC.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 49 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

ollerith erfasst » : « enregistré fit d’emblée l’objet de vives critiques, des fichiers mécanographiques aient hypothèses de Pierre Serge Choumoff HHollerith ». Ces deux termes dont celle d’Annette Wieviorka dans pu jouer un rôle déterminant dans la et de revoir plusieurs des conclusions constituent un leitmotiv pour un article publié dans Le Monde dès gestion du camp. » sur l’utilisation mineure du procédé qui se penche sur les archives le lendemain et intitulé « Un beau Pourtant, l’omniprésence de la Hollerith, et à en interroger sa portée. largement préservées du complexe sujet gâché ». L’historienne y met mention « Hollerith », tant sur la Dans sa synthèse récente sur le sys- concentrationnaire autrichien de en doute l’utilisation du procédé, documentation individuelle que sur tème concentrationnaire, l’historien Mauthausen. s’appuyant notamment sur le fait que diverses listes de transport ou de Nikolaus Wachsmann évoque un outil Au tout début du XXe siècle, Herman son homologue Michel Fabréguet n’en décès, ainsi que son utilisation par la de la SS contre l’emprise du ministère Hollerith, un Américain d’origine alle- fait nullement état dans sa thèse sur majorité, sinon la totalité des camps de l’Armement de Speer, une « tenta- mande, fonde l’International Business Mauthausen. Pierre Serge Choumoff, centraux, questionne la thèse selon tive ambitieuse du WVHA pour piloter Machines (IBM). Les nombreuses fi- déporté NN en Autriche en 1943, ob- laquelle le procédé n’aurait joué qu’un le déploiement des prisonniers en liales qui composaient le groupe « pro- servateur et historien de Mauthausen, rôle secondaire dans la gestion des créant en 1944 une base moderne de posaient à leurs clients des applica- lui répond le 18 février dans le cour- effectifs concentrationnaires et inter- données lisibles par une machine qui tions personnalisées », IBM ayant « la rier des lecteurs : roge le degré de ce recours. À l’étude utilisait des cartes perforées et des solution à tous les problèmes »1. La « J’ai, depuis 1969, une certaine pra- des sources, dont la totalité n’avait codes numériques […] [qui] fut rapide- branche allemande Dehomag (Deutsche tique des archives du camp de Mau- pas été utilisée ni croisée, tout porte à ment abandonnée et ne contribua en Hollerith Maschinen Gesellschaft) est thausen. Et j’ai remarqué dans ces ar- croire que cette minutie administrative rien à redonner l’initiative au WVHA3. » créée en 1934. chives les mentions "Hollerith-erfasst" avait une utilité certaine, au moins du- Pour confirmer cette utilisation, en L’omniprésence de la mention Hollerith sur de nombreux documents, associés rant les mois cruciaux de 1944. Chaque prendre la mesure et réfléchir à sa sur plusieurs milliers de documents souvent au recours à certains codes. […] détenu est alors l’objet de multiples portée, tentons de suivre ses traces originaux issus des camps de concen- Il est regrettable que Mme Wieviorka ait enregistrements : à l’arrivée, lors de dans les archives de Mauthausen. tration, et tout particulièrement de appuyé son commentaire sur la non- chaque déplacement, d’un change- celui de Mauthausen, témoigne de utilisation de cartes perforées dans ment d’affectation, en cas de maladie, ENREGISTREMENT ET SUIVI DES DÉTENUS l’usage des trieuses et des cartes per- les camps […] en se basant notam- de décès, pour que tous les services du forées de la Dehomag dans la gestion ment sur la thèse de M. Fabréguet sur camp concernés par ces changements À leur entrée dans le système des effectifs concentrationnaires. Le Mauthausen, qui n’en fait pas état… ! (Politische Abteilung, Arbeitseinsatz) concentrationnaire, les détenus sont fonctionnement était relativement Malheureusement, cet ouvrage com- disposent d’informations. Cette ges- enregistrés collectivement sur les simple : à chaque caractéristique un porte des insuffisances et ne peut ser- tion a été facilitée, voire peut-être registres matriculaires, les Zugangs- code, qui lui-même se traduisait par vir de référence sans contrôle2. » optimisée, grâce à l’utilisation du pro- bücher 4 (livres d'arrivées), et indivi- des perforations sur des cartes indi- Utilisant son droit de réponse, Michel cédé Hollerith dont les traces sont duellement sur des Häftlings-Personal- viduelles lesquelles, placées dans Fabréguet indique, toujours dans Le visibles sur la plupart des documents Karten (cartes individuelles de détenu), les trieuses d’IBM, ressortaient selon Monde, le 25 février, que « contraire- administratifs du KL Mauthausen. comportant notamment leur état civil, les critères choisis par l’opérateur en ment à ce qu’insinue M. Pierre Serge Notre recherche sur les archives de leur provenance, une description phy- charge de la machine. Choumoff, […] [il a] bien rencontré la ce camp amène ainsi à prolonger les sique. La plupart de ces cartes sont La première étude sur le sujet a été mention “Hollerith” dans les archives 3. Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017. proposée par l’écrivain et journaliste du camp de Mauthausen comme dans 4. Contrairement à la première analyse de Michel Fabréguet, ces livres n’ont pas été « reconstitués par Edwin Black. Son livre, sorti en France certains témoignages et [et qu’il] ne un service administratif du KL à la fin de la guerre, ce qui pourrait expliquer le caractère défectueux [des] registres pour les années 1938-1942. » Sont conservés au Service historique de la Défense à Caen les chez Robert Laffont le 12 février 2001, [lui] est pourtant jamais apparu que registres originaux pour les séries matriculaires allant de 1 à 18 526, de 50 667 à 82 000 (25 janvier – 3 août 1944) et de 82 001 à 120 400 (4 août – 25 janvier 1945) pour les hommes, et l’unique registre des femmes. 1. Edwin Black, IBM et l’Holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante Pour les matricules allant de 18 527 à 50 666 et supérieurs à 120 400, des copies des registres sont multinationale américaine, Paris, Robert Laffont, 2001, pp. 11 et 14. Voir notamment p. 94 et suivantes pour e obtenus par le ministère des Anciens Combattants en avril 1953 auprès du chef de la mission française les relations entre IBM et le III Reich. de liaison auprès du Service international de recherches (SIR) à Arolsen, à l’exception de la série 30 436 à 2. Le Monde, 18 février 2001 ; archives privées Pierre Serge Choumoff où la totalité de la lettre adressée au 50 000, qui est manquante. Quant au caractère « défectueux » du premier registre, il s’explique aisément Monde, qui a été coupée pour la publication, est conservée. par la pratique de redistribution matriculaire en vigueur dans les premières années du camp.

50 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 51 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

marquées d’un gros tampon rouge : code. Ces cartes permettent de ren- Case Information Codage « Hollerith Erfasst ». D’autres cartes seigner les codes Hollerith 2 à 27. Les 19 KL d'internement 1 : Auschwitz de détenu (Häftlingskarten) sont spéci- indications étaient portées manuelle- 2 : Buchenwald fiquement dévolues à l’enregistrement ment au crayon, en clair et encodées 3 : Dachau selon les règles du procédé mécano- dans la partie supérieure droite des 4 : Flossenbürg graphique : une caractéristique, un cases délimitées par des pointillés : 5 : Gross Rosen 6 : Herzogenbusch 7 : Mauthausen Case Information Codage 8 : Natzweiler 2 Service à l'origine 00 : cas inconnus ("Nicht angegeben") 9 : Neuengamme de l'internement en KL 01 : Sipo 10 : Ravensbrück 02 : Kripo 11 : Sachsenhausen 12 : Stutthof 3 Date d'internement 13 : Dora 4 Catégorie de détention 01 : Schutzhäftlinge 20 Parcours concentrationnaire5 "Type" d'entrée 02 : Témoins de Jéhovah 21&26 Parcours concentrationnaire KL d'internement (cf codage case 19) 03 : Homosexuels (& 175) 22&27 Parcours concentrationnaire Numéro matricule (précédé d'un 0 06 : Rotspanier 6 07 : Travailleurs civils étrangers quand inférieur à 6 chiffres) 08 : Juifs 23 Parcours concentrationnaire Affectation du détenu (poste occupé) 09 : AZR (Asoziale-Reich) 24 Parcours concentrationnaire "Type" de sortie 10 : BV (Berufsverbrecher) 25 Parcours concentrationnaire Date de sortie 12 : Tziganes 14 : Détenus de l'opération Meerschaum 5 Date de naissance 6 Sexe 1 : Hommes 2 : Femmes 7 Situation familiale 1 : Célibataire 2 : Marié 3 : Veuf 4 : Divorcé 8 Nombre d'enfants Deux colonnes suivant le sexe 9 Nationalité du détenu 315 : Français 314 : Belges 323 : Russes 332 : Polonais Carte de détenu d'Étienne Musso, 10 Profession principale avec les codes 11-13 Profession(s) secondaire(s) Hollerith indiqués. Source : SHD, AVCC. 14-15 Service militaire accompli 16 Condamnation(s) 5. Six lignes du recto et seize du verso permettent de détailler le parcours concentrationnaire avec, en bout de ligne, l’abréviation « Holl. Verm. » (« annotation Hollerith ») permettant de comptabiliser les entrées et 17-18 Mois de prison ou de travaux forcés les sorties. 6. Six chiffres étaient nécessaires au bon fonctionnement du procédé mécanographique, d’où la confusion d’Edwin Black entre numérotation Hollerith et les systèmes matriculaires des différents camps. Edwin Black, op. cit., p. 408 notamment.

52 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 53 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

Enfin, étaient également présentes Mauthausen de Buchenwald le 25 février 1er chiffre : 2e chiffre : 3e chiffre : sur les cartes, en bas à droite du recto précédent, enregistrés comme Français secteur d'activité secteur d’activité profession et du verso, une case Kontrollvermerk et dont la nationalité est ici rectifiée. Dans 2 : métiers 0 : fabrication 201 : couleurs de métaux (contrôle effectué) comprenant trois par- les cas où le Häftling (détenu) est déjà dé- de la métallurgie 1 et 2 : transformation 210 : tourneurs ; 211 : fraiseurs ties : Ausgestellt (établi), Verschlüsselt cédé, une croix est portée à côté de son et applications 215 : soudeurs ; 220 : plombiers (codé) et Lochk. Geprüft (carte vérifiée), nom. Dans d’autres cas, c’est la catégo- 226 : forgerons où était apposé le numéro attribué au rie de détenus qui est corrigée. Sur l’avis 3 : professions 231 : mécaniciens automobiles vérificateur. Se trouvait enfin en bas une du 31 décembre 1944, il est indiqué que de mécanique automobile, 233 : outilleurs ; 238 : électriciens, d'électricité et d'outillage radio-électriciens case Bemerkungen (remarques) dans 9 Français portant des matricules entre laquelle était écrit, au crayon à papier, le 108542 et 108744 et enregistrés comme 3 : professions du 358 : cordeurs nom en clair du détenu pour les cartes « Ziv. Franz » (internés français civils) cuir et du textile 359 : employés du textile connues. sont en réalité des « Franz. Schutz. » au sens large 375 : cordonniers Les documents administratifs sont (détenus de sécurité français), tandis 4 : métiers 3 : artisans 430 : meuniers ; 431 : boulangers par ailleurs soumis à des corrections que 18 autres immatriculés dans les de l'alimentation 432 : bouchers régulières. Les modifications appor- 111400 et 113300 et 113400 sont corrigés 5 : métiers de 452 : serveurs tées au dossier d’un détenu font l’objet à l’inverse. Cette pratique témoigne du la restauration 453 : cuisiniers le dernier jour de chaque mois d’un caractère extrêmement pointilleux de 5 : commerçants 0 : professions 502 : chauffeurs ; 504 : cheminots Veränderungsmeldung (avis de change- l’administration du camp, mais égale- et employés liées aux transports 505 : employés de poste ment) permettant de mettre à jour la ment de la permanence de sa fonction 5 : employés de bureaux 551 : commerçants composition de l’effectif total du com- punitive, l’exploitation économique des et commerçants plexe de Mauthausen. L’essentiel des détenus ne nécessitant pas de telles cor- 6 : Enseignement, 0 : artisans 600 : coiffeurs rectifications porte sur la nationalité des rections. certaines professions 3 : enseignement 630 : professeurs internés ou leur catégorie de détention artisanales 6 : professions 661 : musiciens ou artistiques artistiques 664 : professions du cinéma et, dans une moindre mesure, sur l’or- L’EXPLOITATION ÉCONOMIQUE DES DÉTENUS thographe exacte de certains noms. Le 7 : autres 701 : géomètres ; 714 : architectes Veränderungsmeldung du 31 mars 1944 L’enregistrement et le codage des pro- 723 : électrotechniciens ou apporte par exemple des corrections fessions fait l’objet d’une attention toute ingénieurs électriciens pour 54 détenus portant des matricules particulière dans le procédé Hollerith. 790 : ouvriers non qualifiés entre les numéros 25060 et 57502. Se Le codage, à trois chiffres, permet une 793 : écoliers et étudiants 798 : gendarmes trouvent parmi eux 6 détenus arrivés à grande précision :

1er chiffre : 2e chiffre : 3e chiffre : Lors des transferts de détenus en groupe comprenait des travailleurs secteur d'activité secteur d’activité profession vue de la mise au travail forcé des dé- spécialisés, par profession (avec un 0 : secteur primaire 1 : professions agricoles 010 : ouvriers agricoles tenus, depuis le camp central vers les classement alphabétique ou matricu- 7 : forêts 013 : agriculteurs ; 050 : jardiniers camps annexes le plus souvent, des laire à l’intérieur de chacune de ces 071 : gardes forestiers listes étaient dressées en plusieurs sous-catégories), comprenant en fin de 1 : métiers de Nature du matériau 101 : tailleurs de pierre ; exemplaires, destinés aux différents liste les non spécialistes. Or, certaines transformation des 0 = terres et roches 104 : granitiers ;106 : céramistes services administratifs concernés de ces listes sont chargées de men- matières premières 109 : souffleurs de verre par la mutation. On trouve fréquem- tions au crayon : le plus souvent des 2 : bois 120 : ébénistes ; 121 : menuisiers ment pour un même groupe une liste nombres composés de trois chiffres 4 : métiers 140 : maçons ; 141 : plâtriers dressée par ordre alphabétique (ou qui suivent les noms de certains déte- de la construction 145 : carreleurs ; 149 : charpentiers matriculaire) et une autre, lorsque ce nus et correspondent au code indiqué

54 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 55 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

en case 10 de la Häftlingskarte (carte de pour autant des autorités allemandes spécialistes d’Ebensee et de Redl-Zipf Enfin, rappelons qu’en raison des détenu), concernant la profession prin- des devins. Il est évident que la dési- provenaient le plus souvent d’un autre conditions d’existence extrêmes et de cipale. Parfois, ce nombre est remplacé gnation des détenus n’a pu se faire kommando de Mauthausen, et il était la volonté manifestée par la plupart par la mention O.E. qui est l’abréviation qu’au vu des éléments de leur dossier parfois difficile pour la SS de faire alors des détenus de servir le moins pos- de Ohne Einsatz (sans affectation), indi- arrivé jusqu’au camp ou de la profes- coïncider ses besoins avec les effectifs sible les intérêts du Reich, l’aptitude quant que le détenu n’a finalement pas sion déclarée lors de leur arrivée. De disponibles. D’une manière générale, au travail demandé n’était pas syno- été retenu. Ces indications sont ajou- la même manière, ce choix effectué les hommes issus des grands transports nyme de bons résultats en matière de tées quand l’emploi exercé ne figure lors de l’affectation n’était pas irréver- – ou qui sont arrivés quelques jours avant production. Dans certains cas même, pas sur la liste, ou pour certains déte- sible, tant il est vrai que les détenus, à ou après – ont pu être placés plus faci- le fait de maîtriser le travail demandé nus transférés comme manœuvres, mesure que les fonctions administra- lement dans leur domaine de compé- facilitait le sabotage et le rendait plus et parfois pour certains Facharbeiter tives ont été attribuées aux « triangles tence. Il en est de même pour ceux arri- efficace, donc moins risqué pour son (travailleurs spécialisés). Or, la men- rouges » (détenus politiques) ont pu vés dans les jours précédant la création auteur qui pouvait faire en sorte que tion Hollerith est apposée sur ces influer sur les affectations, à l’image, d’un nouveau camp annexe. De plus, au la malfaçon volontaire ne soit pas listes, qu’elle soit manuscrite ou sous par exemple, du rôle d’André Ulmann regard cette fois des luttes de pouvoir immédiatement détectée. L’aptitude la forme d’un tampon identique à celui pour le kommando de Melk. au sein des sphères nazies, entre les au travail augmentait par ailleurs les apposé sur les Häftlings-Personal- Dès lors, quels degrés de prise en services du ministère de l’Armement chances de survivre, diminuant les Karten, ou bien encore mentionnée par compte des aptitudes professionnelles de Speer et de la SS qui déterminent risques de prendre des coups pour un le paraphe « W » associée à un tam- peut-on établir ? Prenons le cas des la création de nouveaux kommandos, travail mal exécuté, de blessures, ou pon « Erledigt » (fait)7, identique à celui Français transférés comme spécialistes on ne constate par exemple pas réel- permettant d’économiser ses maigres figurant sur des listes de détenus en- vers les camps annexes de Mauthausen. lement de différence entre les camps- forces par l’emploi de gestes et de voyées au Zentralinstitut, Block F, 129 On constate que plus de la moitié des usines devant produire pour l’économie postures adéquats. Friedrichstrasse à Berlin. Selon les re- Français ainsi envoyés comme spécia- de guerre et les camps dépendants de cherches d’Edwin Black, cet office cen- listes ont été affectés dans leur métier, l’état-major spécial de Kammler (des LES TRANSFERTS ENTRE CAMPS tral aurait vu le jour en janvier 1944 afin près des deux tiers ayant une aptitude chantiers d’enfouissement des chaînes de centraliser les effectifs concentra- au travail demandé. Si on ne se base de production). On ajoutera que plus Lorsque le dossier de transfert d’un tionnaires et le mouvement des déte- que sur les cas qui ont pu être tranchés, le poste était qualifié et pointu, plus le détenu est complet, il est composé de nus entre les différents camps8. C’est à ce sont alors 60 % des hommes qui ont choix du détenu était minutieux. trois parties. La « couverture » fournit cette adresse qu’étaient conservées les été affectés dans leur profession, les Néanmoins, toutes les qualifica- déjà plusieurs indications, notamment cartes perforées Hollerith permettant à trois quarts possédant une aptitude à tions ne trouvaient pas d’utilité dans le s’il s’agit de départs (Abgänge) ou d’arri- chaque instant de connaître les carac- leur nouvelle fonction. Les taux les plus monde concentrationnaire, où les pro- vées (Zugänge), avec la période couverte téristiques de la population concentra- forts sont à mettre à l’actif des kom- fessions du secteur tertiaire, ainsi que par les mouvements ainsi que le nom tionnaire au moyen des machines de mandos de Melk et de Loibl Pass, où les la plupart des emplois du monde agri- du camp central bénéficiaire, qui figure la Dehomag et, ainsi, de déterminer Français ont été affectés en masse lors cole, n’étaient pas recherchées. La sous son numéro dans la codification certaines affectations. Dans certains de la création de ces deux importantes plupart des hommes qui occupaient Hollerith. Les transferts de femmes sont cas, ce vérificateur a apposé la date à annexes de Mauthausen. Viennent en- au camp des postes pour lesquels ils contenus dans un dossier spécifique laquelle le contrôle a été effectué, date suite Gusen et Passau II, qui constituent n’étaient pas qualifiés étaient issus de portant la lettre « W » (pour Weibliche, souvent postérieure de quelques jours souvent la seule et unique affectation de ces secteurs d’activité et plus parti- femme). S’y trouve la liste nominative à celle du Veränderungsmeldung. bon nombre de Français. L’adéquation culièrement des classes supérieures des détenus transférés, avec leurs nom, L’usage de ce système et l’optimi- est ainsi particulièrement forte pour les – ils bénéficièrent de plus d’appuis prénom, date et lieu de naissance, leurs sation de la main-d’œuvre ne font pas premières affectations. À l’inverse, les que les hommes issus du monde pay- matricules ainsi que leur nationalité et 7. Première page de la liste d’envoi de 1 080 Hilfsarbeiter à « Quarz » (Melk) le 21 septembre 1944. san lors de l’attribution des postes leur catégorie de détention. Cette liste 8. Edwin Black, op. cit., p. 417. moins exposés. se présente sous la forme d’un avis de

56 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 57 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

changement ou, plus rarement, d’une profession, « spécialistes » ou non, quitte Hanomag, au sud de Hanovre. Le arrivé en Autriche le 16 septembre liste de transport. L’on trouve ensuite l’Autriche en direction d’Auschwitz, où transport comprend 500 nouveaux 1944 en provenance de Dachau, quitte une Überstellungsliste (liste de transfert) le besoin de main-d’œuvre est encore détenus, presque tous juifs, imma- Mauthausen pour Mittelbau. Il narre le numérotée, suivie de la mention du KL dense à cette période. Sans revenir en triculés à Mauthausen le 28 jan- déroulement de son transfert : de départ et du KL d’arrivée, tous deux détail sur la composition de ce trans- vier 1945 entre les numéros 122572 « Le 13 janvier, on demande un mé- suivis de leur numéro Hollerith et de port, étudiée par Henri Clogenson et 123380 en provenance d’Auschwitz. decin français ou italien pour faire des l’indication de la date. Chaque page était et Paul Le Goupil à partir de la liste Plusieurs éléments (dont la forme travaux de pathologie. Je me présente composée de trois parties. D’une part, de transfert conservée par le musée inhabituelle de la liste) laissent à et je suis retenu. C’est ainsi que le cinq colonnes réservées au KL de pro- d’Auschwitz9, signalons que ce convoi, penser qu’il s’agit sinon d’une erreur 29 janvier [en réalité le 1er février] je venance des détenus, qui indiquait les qui ne transporte aucun détenu juif, d’aiguillage, du moins d’une arrivée quitte Mauthausen pour Dora. Je pars matricules à perforer dans la case 22 comprend un nombre important de improvisée. Si la présence de détenus vers 15 heures, seul avec un SS, à pied des cartes Hollerith, suivis de la date « vieux » concentrationnaires, repé- porteurs d’une même série de matri- dans la neige fondante, en portant un de naissance à renseigner en case 5, le rables à leurs petits matricules, qui cules n’était pas chose inhabituelle, carton de vêtements, vers la gare de sexe à indiquer en 6 et la date du trans- ont été choisis pour beaucoup parmi le caractère particulièrement suivi de Mauthausen. Vers 17 heures, nous fert en case 25. La dernière case était à les hommes ramenés au camp central la série suggère quant à lui une ab- montons dans un train bondé de civils, cocher lorsque la carte individuelle du depuis les kommandos quelques jours sence de sélection des détenus. Or, le qui s’étonnent de ma présence et du détenu avait été renseignée. En bas de seulement avant le départ. Parmi eux bureau Hollerith de Mauthausen écrit revolver dirigé vers moi dans la main la colonne, une case Anzahl (nombre) se trouvent 246 hommes enregistrés à son homologue de Neuengamme droite du SS, prêt à tirer10. » servait à mentionner le sous-total des comme Schutzhäftlinge (détenus de pour préciser que ces hommes étant Le bureau Hollerith de Mauthausen détenus, deux autres cases servant à sécurité) français. Pour ce convoi, on arrivés d’Auschwitz depuis peu de ne manque pas de signaler à son ho- indiquer que la liste avait été vérifiée ; constate un taux d’aptitude au travail temps, l’enregistrement Hollerith n’a mologue de Mittelbau que sa fiche l’a une dernière enfin, très rarement uti- particulièrement faible : seulement pu être effectué car les documents suivi11. lisée, permettait de noter un commen- 30 % des Français sont notés dans administratifs n’étaient pas parvenus taire. Les trois colonnes situées à droite leur profession, 14 % dans un domaine et qu’il reviendra donc à l’administra- NOTIFICATION DES ÉVASIONS étaient réservées au KL de destination, similaire et 37 % n’ont aucune qualifi- tion de Neuengamme d’effectuer cet qui reportait le matricule, mentionnait cation antérieure à leur internement enregistrement. Comme tous les mouvements de l’emploi du détenu, reporté en case 23 pour ce qui va leur être demandé. La Les transferts individuels sont éga- détenus, les évasions font elles aussi sur les cartes Hollerith, et mettait une plupart des membres de ce dernier lement significatifs. Dans la majorité l’objet de procédures administratives. marque en dernière colonne lorsque les groupe (394 hommes) sont toutefois des cas, les compétences spécifiques Elles représentent une très faible cartes avaient été vérifiées. Le bas de mentionnés comme aptes à ce tra- des détenus concernés ou les fonc- proportion des sorties enregistrées ces trois colonnes servait à indiquer le vail après avoir été « formés » : une tions qu’ils ont été amenés à exercer par l’administration nazie. Les tenta- nombre de détenus arrivés, le nombre précision particulière de cette liste qui au camp expliquent leur changement tives furent exceptionnellement peu de manquants, suivi de la signature du n’a pas été retrouvée ailleurs. En effet, d’affectation. C'et ainsi que la profes- nombreuses, surtout si l’on considère vérificateur. Là encore, des remarques ils viennent de passer de longs mois au sion de chirurgien assistant de Jacques que la plupart des cas enregistrés ne pouvaient être ajoutées. Loibl Pass, où ils ont participé au per- Ballanger, arrivé le 6 juillet 1944 à Mau- constituaient pas de réelles tenta- Certains transferts entre camps s’ex- cement du tunnel. D’où, selon les SS, thausen, n’est sans doute pas étran- tives d’évasion mais des exécutions pliquent par des besoins spécifiques de leurs compétences ! gère à son transfert à Auschwitz le sommaires maquillées. Rares furent main-d’œuvre. C’est le cas par exemple Autre exemple significatif, celui 3 janvier 1945. De même, le 1er février les évasions couronnées de succès. le 2 décembre 1944, lorsqu’un transport d’un départ le 6 février 1945 de Gusen 1945, le pathologiste Jean Durand, L’on retrouve notamment une fiche de 1 112 détenus, tous notés avec une vers le kommando de Neuengamme 10. Témoignage de Jean Durand in André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 1998, 9. Henri Clogenson et Paul Le Goupil, Mémorial des Français non-juifs déportés à auschwitz, Birkenau et pp. 274-275. Monowitz. Ces 45000 tatoués oubliés de l’Histoire, Luneray, Impr. Bertout, 2000, pp. 137-150. 11. SHD, DAVCC, 26 P 1162.

58 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 59 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

réservée spécifiquement à l’enregis- étaient individuels ou collectifs. Sur les informations se trouvant sur les avis ouvrage Schlier, et l’a confié aux Ar- trement des évasions, sur laquelle documents individuels sont indiqués la individuels (la date, l’heure, le lieu exact chives nationales13. Enfin, dans le cas figure l’état civil de l’évadé, son ma- catégorie de détention et la nationalité et la cause de la mort). Le Lagerführer d’Hartheim, remarquons notamment tricule, sa nationalité et sa catégorie du défunt, ses nom, prénom, date et lieu signe également ces documents, de au dos du Todesmeldung du 9 sep- de détention, la date de son arrivée de naissance ainsi que son matricule même cette fois que le Rapportführer, tembre 194414 le tampon « Hollerith au camp et le service responsable de et sa date d’entrée à Mauthausen. Sont avant de les adresser à la Politische Erfasst » attestant de la mécanisation ce transfert, ainsi que les date et lieu également renseignés la date, l’heure Abteilung de Mauthausen. Après avoir de l’enregistrement des décès surve- de son évasion. Ces fiches reprennent et le lieu de la mort. Pour les décès reçu les listes, la Politische Abteilung nus dans ce centre de gazage. également la description physique du survenus dans les kommandos, seul le dressait des Todesmeldungen quoti- détenu, établie à partir de la Häft- nom de ce dernier est indiqué en haut diens classés par kommando sur les- UNE GESTION GLOBALE DES EFFECTIFS lings-Personal-Karte, ainsi que les du document, remplacé par le numéro quels les causes de décès n’étaient langues qu’il parlait. On peut aisé- de block pour les morts dans le camp pas mentionnées. Tous ces registres et ces listes ment penser que ces fiches – ou une central. Pour les décès survenus au Ces différents documents servaient montrent l’impérieuse nécessité aux copie de celles-ci – étaient destinées Sanitätslager, c’est ce terme que l’on à tenir les livres de décès ou Totenbü- yeux des nazis de connaître précisé- aux gardes en charge de retrouver les trouvera en lieu et place du numéro cher, parmi lesquels sont conservés ment le nombre des détenus sous leur fuyards. Là encore, le procédé Hollerith de block. Ce document est signé dans sept Totenbücher de Mauthausen et coupe, à l’échelle des camps annexes est mis en œuvre. presque tous les cas par le Blockführer cinq de Gusen. La liste de ces registres comme du complexe entier, grâce Un dossier Hollerith, portant sur et, pour les décès à Mauthausen et à a été établie dès le 7 mai 1945 par le ca- à la remontée des rapports jusqu’à la couverture le nom de Mauthausen Gusen essentiellement, le Blockälteste pitaine de l’US Navy Jack Taylor, qui en l’administration centrale. L’évolution du et le chiffre 7, est constitué pour les apposait également sa signature. fait un premier bilan statistique par na- nombre et la localisation des détenus « Änderungen. Von der Flucht zurück » À partir de ces avis de décès indi- tionalité. Ces livres avaient été dérobés à l’échelle du système concentration- (changements. Repris après tentative viduels étaient dressés des Todes- à la libération par les détenus Ulbrecht naire étaient tenues à jour par le Zen- de fuite) pour la période 1944-1945. On meldungen collectifs, sous forme de et Martin, secrétaires affectés aux ins- tralinstitut, auquel Mauthausen envoyait trouve trace de l’enregistrement sur listes, aux fins d’enregistrement au criptions, qui les avaient rédigés à la chaque semaine une Abgangsliste (liste les machines Hollerith des évasions. camp central. Ces listes étaient repor- main – entre 1941 et 1943 pour Mar- des départs) dont les champs du for- Par exemple, la fiche individuelle de tées notamment sur le bilan journa- tin, qui se chargea par la suite de les mulaire étaient renseignés à la main détenu du Français Camille Becquer lier des effectifs, sur lequel figurait présenter au procès Roth12. Dans les et sur laquelle étaient indiqués les porte la mention G7, code employé un bilan numérique des entrées, avec Totenbücher de Mauthausen, rensei- matricule, date de naissance et date pour les évasions dans le langage Hol- parfois des mentions nominatives gnés à partir des Todesmeldungen, de décès ou d’évasion des détenus lerith – inscrit au crayon bleu s’agis- dans les cas de détenus repris après étaient inscrits les décès survenus au « sortis » du camp. La colonne 24 per- sant d’une sortie. Sur le verso de cette une évasion notamment, un bilan des camp central et dans tous ses camps mettait d’enregistrer les causes du fiche figure en remarque dans la par- sorties, numérique pour les transferts annexes – à l’exception de Gusen. décès ou les raisons de l’absence du tie « Strafen im Lager » (punition dans et nominatif pour les décès, précédant Certains registres de décès de kom- détenu : A1 pour les libérés, B2 pour le camp) la mention d’une évasion le le Bestand, c’est-à-dire le nombre de mandos ont également été préservés, les transferts, C3 pour les morts natu- 23 novembre 1944. détenus présents par catégorie et par pour Ebensee et pour Redl-Zipf, ce relles, D4 pour les exécutions, E5 pour nationalité. dernier document ayant été ramené les suicides, F6 pour les rectifications ENREGISTREMENT DES DÉCÈS D’autres registres de décès indivi- en France par Paul Le Caër, qui l’a d’état civil – et non pour le traitement duels et collectifs établis par certains reproduit dans sa totalité dans son spécial (Sonderbehandlung) comme Tout comme les arrivées de détenus, kommandos ont été conservés. Chaque 12. Pierre Serge Choumoff, Les Assassinats nationaux-socialistes par gaz en territoire autrichien, 1940-1945, les décès sont également enregistrés jour ou presque, les kommandos éta- Wien, BMI, Mauthausen-Studien Band 1, 2000, p. 132. à plusieurs reprises. Tout d’abord les blissent un bilan des morts, sous forme 13. AN 72/AJ/2032, dossier 9. Todesmeldungen (avis de décès), qui de listes cette fois, qui reprennent les 14. Jean-Marie Winkler, Gazages de concentrationnaires au château de Hartheim, Paris, Tirésias, 2010, pp. 76-77.

60 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 61 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Sur les traces du procédé Hollerith, dans les archives du KL Mauthausen

l’indique Black – et, enfin, G7 pour les officielle du décès, en réalité antidatées Rosette » bien des détails de l’usage sein du système concentrationnaire évasions, comme nous l’avons vu pré- de plusieurs jours à plusieurs mois. d’Hollerith demeurent encore obs- dans le cadre de la poursuite de pro- cédemment. Les guillemets étaient curs, on ne peut, au jour d’aujourd’hui, cédures judiciaires ou d’extermina- utilisés par commodité afin d’éviter CONCLUSION nier son usage et on doit en question- tion de certaines catégories de déte- la réinscription du code. Une marque ner sa portée. Des comparaisons avec nus. Sur le plan économique, il devait devait être portée dans la dernière Si le système est absurde, c’est par les archives d’autres camps du sys- optimiser la corrélation entre les colonne lorsque la carte avait été reti- son obsession de tout enregistrer, en tème concentrationnaire, lorsqu’elles besoins des entreprises travaillant rée du fichier, alors que l’on y trouve théorie jusqu’au moindre détail. Si existent encore, seraient utiles pour au bénéfice de l’économie du Reich parfois le dernier lieu de détention on dépersonnalise l’homme plongé prolonger cette étude. Le procédé et les compétences disponibles par- du détenu. Les codes A1, B2, F6 et dans le système, on enregistre ses pourrait avoir été particulièrement mi les internés concentrationnaires. G7 ne présentent pas de difficultés différentes caractéristiques. Dans utilisé à Sachsenhausen – notamment Seul le recours à ce type de procédé d’interprétation. Ont été enregistrés la masse indistincte, anonyme, des pour les détenus affectés au kommando issu de la science permettait de gérer comme suicide les décès enregistrés détenus concentrationnaires, décrite Heinkel (celui du chef de la SS Heinrich des masses importantes de détenus sous la cause « Freitod durch Erhän- dès la libération par David Rousset, Himmler) –, contrairement à Dora, où sans noyer les individualités. gen » (suicide par pendaison), notam- l’administration nazie se dote donc de il semble pour ainsi dire absent des Quant au procédé mécanogra- ment tous les cas où les détenus ont moyens pour être capable de retrou- archives [Dora était le site des « armes phique proprement dit, il connut de été contraints de se donner la mort ver un homme ciblé parmi des mil- secrètes » (VI, V2) au cœur d’une guerre beaux jours après guerre : gestion sous la menace des gardiens. Le code liers d’autres. Le procédé Hollerith y totale désormais largement dirigée des trains, des effectifs universi- D4 est réservé aux exécutions « offi- contribue grandement ; les archives par l'administration Speer, au service taires, des bulletins de paie… Et ce cielles », pratiquées sur ordre (notées de Mauthausen le démontrent lar- de l'économie du Reich16]. Cela vien- n’est qu’à partir des années 1960, « auf Befehl des RF [Reichsführer) SS » gement. En 1944 tout du moins, les drait renforcer la thèse de Nikolaus et surtout de la décennie suivante, sur le registre des décès de Mauthau- étapes du parcours concentration- Wachsmann de l'existence d’un pro- qu’il sera supplanté par l’ordinateur, sen). Elles concernent le plus souvent naire sont codées, pour mieux mettre cédé de la SS, qui n’a pas été appliqué dont les premiers moniteurs, afin de des groupes de détenus visés par une en œuvre la gestion des effectifs, indi- dans tous les camps du système et pouvoir traiter les cartes perforées, même opération répressive. Les vic- viduelle et collective, les recherches tout le temps. S’agissant du KL autri- comportaient 80 colonnes par ligne, times de l’opération Kugel ne sont par des informations sur les détenus, les chien, si l’usage économique du pro- nombre que l’on retrouve encore dans contre pas enregistrées. Les hommes enregistrements, affectations et mou- cédé mécanographique a été inégal certains programmes informatiques qui en furent les victimes ont été vements, tris et sélections. S’il est dif- suivant les lieux d’affectation des dé- modernes (Fortran, PL/I). L’utilisation conduits à Mauthausen uniquement en ficile de dater les débuts de l’usage du tenus et les entreprises bénéficiaires des cartes perforées n’a toutefois pas vue de leur exécution et n’ont jamais système Hollerith dans les camps, la de la main-d’œuvre concentration- complètement disparu : elles ont été été immatriculés. Reste enfin le code période fin 1943-début 1944 semble la naire, il a été presque général en ce au centre d’une polémique sur le dé- C3, qui recouvre les morts considérées plus probable15. L’utilisation du codage qui concerne l’enregistrement des compte des voix lors de l’élection pré- comme « naturelles » par l’administra- Hollerith a perduré jusque dans les détenus. Le procédé Hollerith devait sidentielle américaine de 2000 ! Et les tion nazie. Sont classés dans cette ca- derniers jours de l’existence du camp remédier à la difficulté de gérer des petits trous pourraient bien constituer tégorie les détenus morts de maladies, de Mauthausen, qui fut libéré le 5 mai effectifs sans cesse en croissance. l’avenir du traitement de l’information mais aussi lors des bombardements 1945 par les Américains. Sur le plan répressif, il permettait au vu des axes de développement aériens ou encore suite à des accidents Ainsi, si les témoignages des détenus d’identifier, de caractériser et de lo- d’IBM qui « réinvente la carte perfo- lors du travail forcé. C’est également n’évoquent pas un procédé réservé aux caliser chaque personne présente au rée… à l’échelle nanoscopique »17 ! sous le code C3 que sont enregis- arcanes de l’administration des camps, trées les morts d’Hartheim, à la date et si en l’absence d’une « pierre de 16. Nos remerciements à Laurent Thiery pour cette précision. 15. Les fiches individuelles des Français arrivés à Mauthausen en 1943 portent également la mention 17. http://www.rtflash.fr/ibm-reinvente-carte-perforee-l-echelle-nanoscopique/article consulté le 15 décembre « Hollerith Erfasst », mais l’apposition du tampon est sans doute postérieure à l’établissement de la carte. 2017.

62 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

Paul LE GOUPIL - Ancien déporté, historien.

Résumé : Avec la multiplication des kommandos extérieurs de travail dépendant des prin- cipaux camps de concentration, la gestion des détenus malades, blessés et invalides pose rapidement d’importants problèmes à l’administration SS. Dans les camps, sans que l’on soit sûr de l’origine de ce mot, on appelle un détenu à bout de forces, incapable de réa- gir et proche de la mort, un « musulman ». Dans les mois qui suivaient la création d’un kommando, en attendant que soient créées des structures adéquates (Revier et crématoire notamment), ils étaient renvoyés au camp central. Toutefois, dans certains camps, face au nombre grandissant de personnes concernées, il est décidé de former des transports vers d’autres camps, en fait des mouroirs. Le détenu était devenu inutile, « rebut », il était sorti du système, « jeté » dans un endroit où sa mort ne poserait plus de problème. C’est ce qui arrive à plusieurs milliers de détenus de Dora, transférés en trois convois entre janvier et mars 1944. Ils sont le symbole de l’évolution d’un système concentrationnaire où, désor- mais, l’élimination n’est plus seulement le résultat d’un statut d’ennemi du Reich, mais d’une incapacité à travailler.

Mots-clés : inaptes au travail forcé, camp mouroir, évacuation, morts dans le système concentrationnaire, Dora.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 65 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

e vais commencer par une anec- est portée en marge de l’acte de nais- Paul le Goupil est décédé le 10 sep- par La Coupole, le centre d’histoire et Jdote. À la suite d’une conférence sance, avec souvent une date fantai- tembre 2017. de mémoire du Nord-Pas-de-Calais. à Cherbourg à l’occasion du 50e anni- siste lorsqu’il y a un acte déclaratif de Pendant l’Occupation, c’était un des Le texte présenté ici est sa commu- versaire de la libération des camps, je décès délivré par le tribunal d’instance responsables des groupes de jeunes nication. Il n’avait jamais été édité. reçus un message téléphonique d’une à la demande des familles. communistes de Seine-Inférieure. C’est un nouvel exemple de la qualité vieille dame qui désirait savoir ce Raymond Lecavelier avait quitté Arrêté le 13 octobre 1943, il est dé- des recherches de cet ancien déporté qu’était devenu son jeune frère parti Dora pour Majdanek dans le convoi du porté le 27 avril 1944 dans les camps devenu historien de sa propre histoire. en Allemagne en 1943, l’un de ceux 6 février 1944. Il s’agissait d’un convoi d’Auschwitz puis de Buchenwald et Paul le Goupil commence cet article portant la mention officielle « Disparu de malades et de détenus devenus au Kommando de Langenstein. Ren- par un « Je » évidemment extrême- en Allemagne ». Il travaillait à l’arse- inaptes au travail à force d’avoir été tré en 1945, il devient instituteur et ment significatif de son statut, mais nal de Cherbourg quand il a été arrêté exploités dans des conditions atroces. secrétaire de mairie à Valcanville, qui est aussi la marque d’un enquêteur parce que les Allemands trouvèrent Au départ de Dora, on compte trois dans la Manche. Il publie un premier qui, de témoin, se fit historien pour dans sa musette quelques morceaux convois du même type : le 15 jan- témoignage de sa déportation en 1962, tenter de mieux raconter la déporta- de bois, ce qui était strictement inter- vier et 6 février 1944 vers Majdanek, La Route des crématoires, à L’amitié tion et « l’enfer » des camps. Son texte dit. Il lui fut signifié qu’il partirait en le 27 mars pour Bergen-Belsen5. En par le livre ; puis un second en 1991 n’en est que plus intéressant, utilisant Allemagne dans le prochain convoi 1945, les survivants de ces transports Un Normand dans… Itinéraire d’une les mots justes pour décrire une si- de requis. Mais au cours du trajet, il y sont rares. Étudions l’origine de ces guerre, aux éditions Tirésias. Une ver- tuation méconnue, loin peut-être d’un eut des manifestations, des cris, des convois et leurs spécificités dans le sion profondément remaniée de ce discours collectif, et non pour confor- chants, qui amenèrent une manifes- système concentrationnaire nazi. second livre est éditée en 2017, Résis- ter une connaissance commune faite tation de soutien de la population tance et marche de la mort1. Sa lecture d’approximations, mais pour écrire un en gare de Sotteville-lès-Rouen. En Je me suis personnellement inté- assidue des récits d’anciens déportés récit précis qui ne manque pourtant représailles, les Allemands prirent ressé à ces convois que j’appelle l’amena rapidement à l’histoire et aux pas d’empathie. un otage par wagon pour l’envoyer à « d’extermination » lorsque, avec recherches dans les archives concen- Paul le Goupil n’usait pas beaucoup Buchenwald. C’est ainsi que le frère Henri Clogenson, j’ai réalisé en 1995 trationnaires. de citations d’historiens pour ses de cette dame, Raymond Lecavelier, un mémorial des Français non juifs im- Avec son ami ancien déporté, Henri textes, allant le plus souvent unique- prit la route de Buchenwald, de Dora matriculés à Auschwitz. Je m’étais lié Clogenson, il recense et éclaire le ment aux sources, de première main puis de Majdanek, beaucoup plus à d’amitié au kommando de Langenstein parcours depuis la France des non- de préférence, en les comparant avec l’Est, où il décéda le 8 mars 1944. et au retour, avec plusieurs camarades juifs déportés à Auschwitz2. Ce pre- les témoignages de ses camarades. La plupart des familles ignorèrent vosgiens immatriculés à Auschwitz mier travail de recherche en amène Mais en publiant son article inédit, le sort de leurs parents décédés après dans les numéros 200000, notamment d’autres, dont une monographie pré- celui donc d’un ancien déporté qui fit avoir suivi le même parcours. Dans avec Henri Clogenson. Jusqu’ici seuls cise du kommando de Gandersheim3. de l’histoire son outil premier pour la plupart des cas, la mention « Dis- avaient été recensés et avaient fait l’ob- Il contribua beaucoup au Livre-Mémo- décrire son expérience et la trans- paru » ou « Disparu en Allemagne » jet d’ouvrages le convoi d’Auschwitz rial des déportés arrêtés par mesure de mettre, rappelons la phrase de Marc répression publié en 2004 par la Fon- Bloch : « Il n’y a donc qu’une science 1. Paul Le Goupil, Résistance et marche de la mort. Un Normand dans la tourmente. Auschwitz, Buchenwald et dation pour la mémoire de la déporta- des hommes dans le temps et qui sans Langenstein, Condé-sur-Noireau, Éd. Charles Corlet, 2017. tion et aida plusieurs des recherches cesse a besoin d’unir l’étude des morts 2. Henri Clogenson, Paul Le Goupil, Mémorial des Français non-juifs déportés à Auschwitz, Birkenau et Monowitz. Ces 4500 tatoués oubliés de l’Histoire, édité par les auteurs, s.d. (1983). 4 qui le suivirent. à celle des vivants . » 3. Paul Le Goupil, Gigi et Pierre Texier, Bad Gandersheim, autopsie d’un Kommando de Buchenwald, En 2008, il participait à une journée autoédition, 2003. d’études sur le camp de Dora organisé Thomas Fontaine 4. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien in Cahiers des Annales, Paris, Armand Colin, 1949, rééd. 1993, p. 65. 5. Un quatrième convoi quitte Nordhausen le 6 mars 1945 : il est étudié par Laurent Thiery dans un article publié dans ce numéro (voir p. 79).

66 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 67 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

des 450006, celui des 310007 et le mien, camps –, et qui représentent entre 55 jets militaro-économiques du Reich : il Lorsque, le 5 février, les partants celui des 185000 dit « Le convoi des et 65 % de l’ensemble des morts de n’était plus utile. Rebut, il était sorti du pour le deuxième convoi furent tatoués », qui étaient les trois seuls Buchenwald et de ses kommandos. système, « jeté ». appelés, Fraipont était au revier, à convois de non-juifs partis directe- À ces chiffres des morts il faut ajou- C’est ainsi qu’à trois semaines d’in- l’extérieur du tunnel, hospitalisé ment de France pour Auschwitz. Nous ter un nombre croissant d’invalides tervalle deux transports de malades pour des coups reçus. Il indique que avons ainsi pu répertorier sept autres blessés au travail, de malades qui ne et invalides en principe irrécupé- furent couchés sur les listes tous convois partis de différents camps de sont plus capables de retourner au rables pour le travail furent formés les malades non convalescents, concentration allemands, pour un to- Tunnel sans des soins appropriés. Au les 15 janvier et 6 février 1944 pour sauf les prisonniers de guerre ita- tal d’un peu plus de 4 600 français non cours de cette période les détenus ne officiellement un « camp de repos » : liens12. Rogerie, lui, était retourné juifs tatoués à Auschwitz. Dans cet en- sortaient pas du Tunnel et, dans ce Majdanek. au tunnel après 13 jours de repos semble il y avait deux convois arrivés milieu fermé la tuberculose faisait des par manque de place au revier. Je le de Majdanek en avril 1944, compre- ravages, alors que le manque d’eau LES DEUX CONVOIS DE JANVIER cite : « Tout ce qui n’est absolument nant 68 survivants français des deux potable provoquait une dysenterie ET FÉVRIER 1944 VERS MAJDANEK pas apte au travail doit quitter les convois partis de Dora le 15 janvier endémique. Bien que nous n’ayons lieux dans la nuit : le revier, le scho- et le 6 février 1944. Pour comprendre pas de chiffres précis, on peut estimer Pour le deuxième convoi, nous avons la nung, les malades, tous doivent, les choses, commençons par détail- qu’à un mort correspondaient plu- chance d’avoir deux témoignages écrits demain dimanche, prendre le train ler leur origine et par suivre leur par- sieurs invalides. Les deux blocks éri- dès le retour, celui d’André Rogerie : Vivre, pour une destination inconnue, pour cours. gés en surface pour servir de Revier c’est Vaincre rédigé en 19459, et celui un camp meilleur, paraît-il… »13 De étaient saturés. moins connu de Jules Fraipont, un fait, le lendemain matin tous les par- LA SITUATION À DORA Habituellement, dans les mois qui Belge parti de France dans le convoi tants sont habillés pour le transport AU COURS DE L’HIVER 1943-1944 suivaient la création d’un Kommando, des 38000 : Deux ans à l’ombre des cré- avec la stricte tenue réglementaire : les malades et invalides et même les matoires édité en Belgique en 194610. outre la chemise et l’uniforme rayé, J’invite le lecteur à lire le travail morts étaient renvoyés au camp cen- Tous deux avaient été arrêtés en ten- le pull, le manteau, le calot et les d’André Sellier8. Il en ressort que les tral en attendant que soient créées tant de franchir la frontière espagnole. sabots. Une trentaine d’agonisants pertes en vies humaines au cours des structures adéquates. Ce ne fut Pour illustrer notre propos nous puise- sont allongés sur la place d’appel de l’hiver 1943-44 devinrent rapi- le cas à Dora que pour les morts, pas rons dans ces textes qui se complètent en attente des camions et, lors du dement effroyables : 633 morts en pour les malades, sauf cas excep- d’ailleurs parfaitement. départ du train, une vingtaine de décembre 1943 sur un effectif d’envi- tionnels comme celui du professeur Nous ne dissocierons pas ces deux morts restent en gare14. Le voyage ron 10 750 détenus, 669 morts en Alfred Balachowsky. Cela avait sûre- convois qui ont eu une histoire com- qui s’effectue dans des conditions janvier 1944 sur un total de près de ment pour but de préserver le secret mune, au départ de Dora et dès leur épouvantables de maltraitance et de 12 700 détenus, 570 en février 1944 de la fabrication des V1 et V2. Mais, arrivée à Majdanek. Le premier comp- froid15 dure trois jours au cours des- sur un effectif de 12 100 détenus en- du même coup, se posait la question tait 994 déportés dont 217 partis de quels meurent de nombreux agoni- viron, 721 en mars 1944 sur un total du devenir de ces inaptes au travail : France et le deuxième 995 déportés sants. Sur les 54 déportés du wagon de 12 300 détenus. Soit une moyenne la solution trouvée fut de former des dont 173 partis de France, soit un total de Fraipont, à l’arrivée à Lublin il d’environ 5 à 6 % de morts par mois à transports vers des camps mouroirs. de 390 déportés partis de France11. y a 16 cadavres et 9 impotents ou Dora – ce qui est beaucoup comparé Le détenu était arrivé au bout du cycle à d’autres situations dans d’autres concentrationnaire alimentant les pro- 9. André Rogerie, Vivre, c’est vaincre, Hérault-Éditions, 1946, rééd. 1992. 10. Jules Fraipont, Deux ans à l’ombre des crématoires, Éd. Marc Foncoux, Huy, 1946. 11. Dont 371 Français, 5 Belges, 9 Hollandais, 3 Polonais, 1 Russe et un de nationalité non connue. 6. Mille otages pour Auschwitz. Le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45000 », Paris, Fondation pour la mémoire de la déportation-Graphein, 1997, 2000 et Triangles rouges à Auschwitz. Le convoi politique du 6 juillet 1942, 12. Jules Fraipont, op. cit., p. 122. Paris, Autrement, 2005. 13. André Rogerie, op. cit., p. 56. 7. , Le Convoi du 24 janvier, Paris, Éd. de Minuit, 1965. 14. Jules Fraipont, op. cit., pp. 122 et123. 8. André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 1998. 15. André Rogerie, op. cit., p. 58.

68 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 69 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

agonisants16. Le pire arrivera durant en 45 pages21, décrivant les cinq felds moyen, c’est d’évacuer au lit […]. Je historique de la Défense26. De cette le trajet de la gare au camp pendant (ou parties) du camp, les blocks ana- découvre alors un vieux bout de chiffon liste nous avons pu extraire 70 noms lequel ceux qui ne peuvent suivre logues à ceux d’Auschwitz et du petit et de mon mieux je recueille la saleté du convoi du 15 janvier 1944 et 61 du seront massacrés. Rogerie écrit que camp de Buchenwald, relatant même afin que le malheureux ne se salisse convoi du 6 février, soit 131 noms. « les cadavres jonchent la route […], des épisodes auxquels il n’a pas assis- pas entièrement […], mais je n’ai pas les SS tuent à coups de fusil, à coups té comme le massacre des 18 000 juifs à aider longtemps mon pauvre cama- DEVENIR DES DÉPORTÉS DES DEUX CONVOIS de cravache, à coups de pied »17. Frai- de novembre 1943. rade car il meurt bientôt24. » APRÈS L’ÉVACUATION DE MAJDANEK pont se rappelle que « des coups de Il est vrai que leur situation diffère Quant à Fraipont, avec des panse- crosse relèvent ceux qui tombent considérablement : alors que Rogerie ments en papier, quelques pommades, Que reste–t-il de ces deux convois […]. S’ils sont inefficaces, une sèche croupit dans son block écurie infecte son horizon est bouché, il écrit : « pan- lorsque arrive l’ordre d’évacuation détonation claque, un pied pousse au milieu de ce qui reste de la masse sements, constats de décès, voilà toute vers Auschwitz, devant la poussée le nouveau cadavre dans le fossé, un des déportés arrivés de Dora, Frai- mon activité. Cadavres décharnés […], soviétique, le 15 avril 1944 ? : un peu camion suit et le ramasse18 ». pont, avec l’appui du docteur fran- matières fécales, chairs grillées ou plus de 800 déportés dont 167 partis On peut avoir une idée de la dimen- çais Guerreau22, a pu se faire passer en putréfaction, mon atmosphère25. » de France, soit 44 % des partants de sion du massacre perpétré pendant pour un étudiant en médecine et est Le typhus se déclare, emportant le Dora quelques semaines plus tôt. Les le voyage et à l’arrivée au camp car considéré comme médecin avec tous docteur Guerreau et nombre de sur- conditions du transfert de Lublin à nous avons retrouvé les deux listes de les avantages attachés au titre. Il est vivants. Auschwitz ne diffèrent pas avec ce que départ de Dora et la liste des dépor- d’abord affecté au feld IV, camp de Lorsque l’armée soviétique libéra Rogerie et Fraipont ont connu depuis tés immatriculés à Majdanek dans les quarantaine, puis au feld V, hôpital23, le camp de Majdanek, le 24 juillet janvier-février. Citons Rogerie : « Il y a archives du Service historique de la pour revenir ensuite au feld IV. Au 1944, quelques listes de morts furent là un pauvre Français qui est mourant, Défense à Caen19. Sur les 390 dépor- cours de ce séjour de moins de deux retrouvées et les noms de 168 décé- il gémit d’une façon lamentable et son tés partis de France dans ces deux mois dans le camp, étant donné les dés français furent lus à la radio de cri plaintif est si triste, si horripilant convois, nous n’avons retrouvé que conditions sanitaires et le froid, le Moscou le 17 août par Maurice Thorez que l’un de nous, exaspéré, l’étouffe 308 immatriculations à Lublin, 82 dé- nombre de décédés va s’amplifier. et cette énumération fut suivie d’un pour hâter sa mort. J’ai honte de la portés partis de France sont donc La courte description de Rogerie discours patriotique qui se terminait dire, personne ne bouge, personne morts pendant le voyage ou à l’arrivée n’en révèle pas moins l’horreur de par ces mots : « Debout pour venger ne se lève pour défendre ce moribond soit 21 %. Si on étend ce pourcentage la situation. Il écrit ainsi à propos de les 168 et les milliers d’autres Fran- […]. Notre chef de wagon en a tué deux à l’ensemble des deux convois, on ses retrouvailles avec un camarade de çais massacrés à Lublin ! Debout pour à coups de sabots pour leur apprendre comptabilise 417 morts rien que pour Dora qui a eu les deux jambes brisées venger la France ! Mort aux envahis- à faire de la place27. » les trois premiers jours ! au tunnel : « On l’a transporté ainsi seurs allemands ! Mort aux traîtres ! » A l’arrivée à Auschwitz, on compte Rogerie ne consacre seulement que jusqu’à Lublin […]. Il m’explique qu’il L’ensemble fut publié dans L’Humanité encore des morts, comme le laisse cinq pages à son passage à Majdanek20, veut aller aux cabinets mais qu’il lui du 25 août 1944. Cette même liste fut penser la reconstitution des évène- alors que Fraipont donne force détails est impossible de bouger. Il n’y a qu’un communiquée à Londres dès le dé- ments qui se sont passés à Auschwitz28. but d’août 1944 par Ilya Ehrenbourg A la date du 10 avril, est indiqué : « On 16. Jules Fraipont, op. cit., p. 127. et transmise à Paris le 9 septembre prévoit 1 846 numéros pour les détenus 17. André Rogerie, op. cit., p. 58. 1944 avec les dates de décès. J’en ai qui ont été, la veille, envoyés du camp 18. Jules Fraipont, op. cit., p. 128. trouvé copie aux archives du Service de concentration Lublin-Majdanek. […] 19. SHD, DAVCC, documentation Majdanek. 20. André Rogerie, op. cit., pp. 58 à 62. 24. André Rogerie, op. cit., pp. 59-60. 21. Jules Fraipont, op. cit., pp. 130 à 174. 25. Jules Fraipont, op. cit., p. 162. 22. Décédé à Majdanek. 26. SHD, DAVCC, documentation Majdanek. 23. Le Feld I est un camp de femmes, le Feld II un hôpital pour prisonniers de guerre russes, le Feld III un 27. André Rogerie, op. cit., pp. 62-63. camp de travailleurs. Chaque Feld comprend 22 blocks. 28. Danuta Czech, Auschwitz chronicle, 1939-1945, New-York, 1990, consultation de l’édition allemande.

70 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 71 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

On a réservé 130 numéros de trop. la quarantaine puis mis en convales- LE TROISIÈME CONVOI DIRIGÉ VERS BERGEN- parti le 27 mars 1944, 325 déportés Ils seront attribués plus tard à des cence au B 18. Il a pu correspondre BELSEN. UN NOUVEAU CAMP « MOUROIR » partis de France (dont 301 de nationa- détenus »29. Au 16 avril : « Dans ces avec sa famille et se faire envoyer des lité française). Le processus de recru- transports d’évacuation de Lublin, se colis de cigares et de cigarettes, ce En février-mars 1944, la situation tement du convoi avait été le même trouvent beaucoup de malades, par qui lui permettra de vivre « à l’aise », sanitaire ne s’était pas améliorée à que celui des 15 janvier et 6 février. conséquent on transforme au camp parce que si les détenus polonais re- Dora : on compte au moins 721 morts Après avoir été habillés de l’uniforme BII A à Birkenau – pour les hommes en çoivent des envois riches en vivres, ils dont 215 Français en mars 1944 par rayé et enfermés dans les lavabos de quarantaine – quelques blocks en in- n’ont pas de tabac31. Mais son séjour exemple ; ce qui implique un nombre Dora, ils sont, raconte Fliecx, « un mil- firmerie provisoire. Les blocks 9 et 10 à l’hôpital a une fin et il est ensuite d’invalides encore plus important. lier là-dedans, un millier de concur- aux hommes souffrant de diarrhée, le obligé de travailler : d’abord dans La direction du camp va donc pro- rents pour une nouvelle épreuve dont block 11 est pour les convalescents et un kommando de récupération de céder à une troisième évacuation de je suis un des plus handicapés. Là sont faibles, les blocks 12,13 et 14 pour les pièces sur les avions abattus ; puis malades. Avec l’avancée de l’armée amenés les malades du shonung, ceux tuberculeux, le block 15 pour le ser- il fait fonction de Vorarbeiter dans russe en territoire polonais, les du revier qu’on descend en brancard vice gastro-entérite et de chirurgie et un Kommando de maçons juifs qui camps de l’Est ne sont plus sûrs, et d’autres qui viennent du tunnel34. » le block 16 pour ceux qui souffrent de construisent le camp « Mexique » ; aussi, cette fois, le convoi sera dirigé Fliecx comme Blanc indiquent qu’ils maladies contagieuses. » enfin il se met en cheville avec des vers Bergen-Belsen qui est en la cir- étaient 50 par wagon et ne signalent Rogerie reçoit le matricule 183070 détenus russes pour faire du marché constance baptisé « Camp de repos ». pas d’incidents notoires pendant ce et Fraipont le 182973 ; ils sont arri- noir, avant de devenir Stubendienst. Il Il va devenir le trop-plein, la nouvelle trajet de 24 heures. À l’arrivée, ils sont vés dans le même convoi. Après de échappera à l’évacuation du 18 jan- destination des inaptes au travail for- répartis dans quatre blocks du camp très longues recherches en collabo- vier 1945 et sera libéré par l’armée cé des autres camps. des hommes, soit dans deux baraques. ration avec le musée d’Auschwitz, russe. Cette fois encore nous avons la Blanc reçoit le matricule 75. Les autres je n’ai pu trouver que 48 matricules D’après mes recherches, il ne chance de disposer de deux excellents blocks sont occupés par des juifs et de de Français correspondant aux deux revient que 10 déportés partis de livres écrits dès le retour par deux l’autre côté des barbelés se trouve un listes des déportés de Dora partis France sur les 390 authentifiés, témoins : « Français, n’oubliez pas » camp de prisonniers de guerre russes pour Majdanek. soit moins de 3 % : cinq du convoi d’Aimé Blanc33, édité au début de 1947 qui, en janvier 1945, seront remplacés Après la quarantaine, Rogerie va du 15 janvier et cinq du convoi du et « Pour délit d’espérance » de Michel par des femmes venant de Ravens- passer quatre mois au revier au B 6 février. Six des 10 survivants ont Fliecx écrit dès le retour et non publié. brück35. Les rations de nourriture sont 15, ce qui lui permettra de survivre, été libérés à Auschwitz, un à Flos- Nos deux témoins étant restés à Ber- très faibles et de plus pillée par les stu- son poids passant de 43 à 60 kg30. senburg et trois seulement ont dû gen-Belsen jusqu’à la libération du bendienst : la boule de pain pour dix Après divers mauvais kommandos il subir l’évacuation d’Auschwitz : un camp par les troupes anglaises, leur le matin et soir, et une soupe claire le se retrouvera à la cuisine pour laver vers Mauthausen et deux vers Dora, témoignage se confond avec l’histoire midi36. Le 8 avril, par erreur, ils sont mi- les tonneaux destinés à recevoir la dont Rogerie qui y revient donc. Suc- de cette partie du camp puisqu’ils en traillés par un avion américain ; ce qui soupe ; les kommandos liés à la cui- cessivement transporté à Gross Ro- ont été les premiers détenus poli- entraîne une quarantaine de morts et sine étaient de « bons » kommandos. sen, Harzungen, la Boelcke Kaserne tiques et immatriculés, avec leurs de blessés. Le pire attend les survivants Fraipont, lui, a perdu avec son mentor puis de nouveau Dora, il subit une compagnons, à partir du n° 1. avec l’arrivée de Karl, un V.B. allemand37 son brassard de docteur. Arrivé en très dernière marche de la mort dont il Selon la liste originale, on compte qui réorganise le camp selon l’état de mauvais état il est hospitalisé après s’évade près de Halberstadt32. dans ce convoi formé de 1 000 détenus santé de chacun : les « normaux » vont

29. Cela pourrait correspondre aux détenus assassinés pendant le transport ou envoyés à la chambre à 33. Réédité en 2004 par le conseil général de Haute-Savoie, édition que nous utiliserons. gaz. 34. Michel Fliecx, manuscrit p. 118. 30. André Rogerie, op. cit., p. 79. 35. Aimé Blanc, op. cit., pp. 71 et 72. 31. Jules Fraipont, op. cit., p. 199. 36. Michel Fliecx p. 126 ; Aimé Blanc, op. cit., p. 72. 32. André Rogerie, op. cit., pp. 90 à 102. 37. Porteur du triangle vert, un « droit commun ».

72 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 73 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’élimination des inaptes au travail forcé : les trois convois de victimes de Dora en 1944

au BI, les tuberculeux au B2, les grands si, citer d’autres pages des livres de séjour dans des baraques la plupart 400 autres de celui de Brabag et plu- malades et blessés au 4, le 3 est réser- Blanc et de Fliecx qui décrivent l’ago- du temps sans meubles, sans feux, sieurs milliers des kommandos S III vé à l’infirmerie. nie des détenus du convoi, minés par sans couvertures et sans nourriture (Ohrdruf) et Wille (Tröglitz) en jan- Or, si la période connue sous le nom la tuberculose puis le typhus. Fliecx appropriée. vier 1945. « d’Enfer de Dora », celle du Tun- survivra en devenant secrétaire du La comparaison avec d’autres Pour Ravensbrück, Bernhard Srebel nel, s’est globalement terminée fin block 5 et Aimé Blanc secrétaire infir- camps et d’autres situations est éclai- cite un convoi de 800 malades dont mars 1944, les chantiers souterrains mier au revier. rante sur ce sort des malades et des 30 enfants arrivés à Majdanek le 3 février font alors de très nombreuses victimes Sur les 325 déportés partis de invalides. 1944, dont il ne revint que 12 personnes dans d’autres camps. Ainsi, des pre- France de ce convoi Dora/Bergen- Il faudrait d’abord développer lon- après un passage à Birkenau. D’autres miers transports de malades arrivent Belsen, 11 repartiront à Buchenwald guement les sélections dans les trois transports partirent pour Auschwitz et de Laura en mai 1944, d’Oranienburg dans un petit convoi le 29 juillet 1944 camps d’Auschwitz : je n’y reviens pas, Bergen-Belsen41. Germaine Tillion en juillet, de Neuengamme le 3 août. et 7 survivront après un nouveau pas- la bibliographie est riche. et Anise Postel-Vinay ont décrit les Pour faire de la place, Karl « com- sage à Dora ; 15 seront dirigés vers À Langenstein, kommando de « transports noirs » et les extermina- mence un matin à piquer les malades Neuengamme en septembre et no- Buchenwald de 7 000 détenus, les tions des inaptes au travail gazés au qui ont un coin spécial dans le block et vembre 1944 et 5 reverront la France. malades retournèrent d’abord à Bu- début de 194542. qui ne vont pas à l’appel, ce sont tous Mais sur les 299 restés à Bergen-Bel- chenwald (275 dont 44 Français). Puis Pour Mauthausen et Gusen, d’après des tuberculeux au dernier degré […]. sen, 17 seulement reviendront, soit tous furent admis dans les 4 reviers le livre très documenté de Serge Chou- Nous voyons par la fenêtre Karl aller 5 %. D’après Eberhard Kolb qui a fait du kommando. Il n’y eut aucun convoi moff43, environ 11 000 détenus, la plu- et venir avec sa seringue, tranquille une étude remarquable sur Bergen- d’extermination, bien qu’à l’arrivée part invalides, passèrent à la chambre comme s’il s’agissait de piqûres salva- Belsen, il n’y a eu que 57 rescapés de des Américains il y eût 1 638 malades à gaz de Hartheim. trices […]. Il en tue 75 en trois nuits38. » la totalité des 1 000 du convoi, toutes au shonung, soit 32 % de l’effectif40. Moi-même, au cours de mes re- La mort continue ses ravages : « Au 5 nationalités confondues. Il dénombre Pour le camp central de Buchenwald, cherches, j’ai trouvé pour Dachau trois se trouvent beaucoup de tuberculeux 820 morts dans cette seule partie je n’ai trouvé aucun transport impor- convois vers Majdanek arrivés les et lorsqu’ils commencent à approcher du camp, ce seul « camp de prison- tant d’évacuation de malades, sauf 93 3, 10, et 28 janvier, soit en tout 1 664 de la mort, ils sont envoyés au B6 qui niers », entre avril et juillet 1944, soit en juillet 1941 et 235 autres, la plupart détenus dont 24 Français : aucun n’est est le block réservé aux tuberculeux très rapidement, dont 200 par piqûre juifs, en novembre et décembre 1942 revenu après un passage à Birkenau. mourants. À la fin de chaque mois au cœur par l’infirmier-chef Karl. gazés à Bernburg dans le cadre de il est presque vide et il y règne une l’opération 14f13 qui prévoyait préci- Mais l’exemple des malades du odeur atroce […] ; ici c’est le royaume Conclusion et comparaisons sément l’exécution des inaptes au tra- camp de Dora est sans doute le plus des nécrophages, c’est-à-dire ceux vail. Les mourants, entassés au petit effrayant et malheureusement le plus qui se nourrissent des portions des C’est la direction III du WVHA (Office camp, dans les blocks 60 à 63, étaient éclairant sur la barbarie nazie et les mourants. Pour salaire des quelques central de la gestion économique de la traités sur place, principalement à choix opérés pour se débarrasser services qu’ils leur rendent (vider leur SS) qui était en charge de ces trans- partir de janvier 1945, par une piqûre des malades et des inaptes au travail crachoir, les accompagner aux W.-C.), ferts de malades et d’inaptes au tra- de phénol au cœur. Par contre 154 in- forcé. En aucun camp de concentra- les nécrophages absorbent ce que vail forcé, en tant que responsable des valides arrivèrent à Bergen-Belsen de tion ou kommando, sauf à Auschwitz- les tuberculeux, généralement sans questions sanitaires dans les camps. son kommando de Laura en mai 1944, Birkenau avec les sélections, on a appétit, laissent dans leur gamelle et Elle n’avait nullement l’intention de quand l’un est mort ils s’occupent d’un remettre ces malades sur pied étant 40. Paul le Goupil et Roger Leroyer, Mémorial de Langenstein, édité à compte d’auteur, 1994. 1 100 furent autre39. » Je pourrais continuer ain- donné les conditions de transport, de hospitalisés par les Américains. 41. Bernhard Strebel, Ravensbrück, un complexe concentrationnaire, Paris, Fayard, 2005, p. 321. 42. Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Gallimard, 1988 ; avec un texte en annexe d’Anise Postel-Vinay. 38. Michel Fliecx, pp. 143 à 148. 43. Pierre-Serge Choumoff, Les Assassinats nationaux-socialistes par gaz en territoire autrichien, 1940-1945, 39. Ibid., p. 161. Vienne, Bundesministerium für Inneres, 2000.

74 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 75 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

l’exemple de 3 000 détenus rayés du qu’un pâle reflet de ces dramatiques Le quatrième et ultime convoi d’inaptes au contrôle en moins de trois mois pour odyssées, prélude des évacuations de travail parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945 : être transférés dans des mouroirs. masse et des massacres des marches la norme et le chaos concentrationnaires Au-delà des chiffres et des statis- de la mort. tiques, les quelques passages cités Mon dernier mot sera le titre du livre des livres des rares témoins ne sont de Blanc : « Français, n’oubliez pas. » Laurent THIERY - Docteur en histoire. Directeur scientifique du projet « Mittelbau-Dora » à La Coupole, Centre d'histoire et de mémoire du Nord-Pas-de-Calais.

Résumé : Le 6 mars 1945, un convoi de 2 252 déportés jugés « inaptes au travail » par les SS quitte Nordhausen pour atteindre Bergen-Belsen le lendemain. La quasi-totalité des hommes de ce transport qui compte près de 500 Français disparaît ensuite. Tous étaient issus des kommandos particulièrement meurtriers de Dora, d’Ellrich et d’Harzungen qui forment, depuis novembre 1944, le cœur du complexe concentrationnaire de Mittelbau ; dernier né des camps nazis, selon une finalité principalement économique et stratégique. Dès la libération des camps, le sort de ce « convoi fantôme » prend une dimension inédite et conduit à des hypothèses quant à son destin. Les recherches menées depuis plusieurs années dans le cadre d’un projet scientifique sur les 9 000 déportés de France passés par Mittelbau-Dora apportent des réponses nouvelles, plaçant ce transport à la croisée des politiques de gestion des invalides par les SS et du drame des évacuations meurtrières.

Mots-clés : Mittelbau-Dora, A4-V2, Boelcke Kaserne, inaptes au travail.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 77 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945

omme André Sellier l’a magni- n’est pas encore terminé. On installe En effet, en février 1945, les an- totalité de ces hommes. On peut affir- C fiquement démontré1, l’histoire donc des empilements de châlits dans ciennes casernes de réparation de mer aujourd’hui que le transport at- du camp de concentration de Dora certaines galeries du tunnel, qui de- chars de Nordhausen, devenues teignit Bergen-Belsen 24 heures plus est très différente de celle des autres viennent des « dortoirs » insalubres. depuis janvier le kommando de la tard, soit le 7 mars 1945. Le parcours camps. Elle a été déterminée par trois Il n’y a pas d’eau pour la toilette. Les Boelcke Kaserne, concentrent les a pu également être reconstitué et ces décisions successives au plus haut poux pullulent. Dans ce camp – qui n’a détenus du complexe Mittelbau-Dora itinéraires sont riches d’enseigne- niveau du régime nazi : la fabrication encore que le statut de kommando – inaptes au travail. Il s’agit en parti- ments quant aux normes qui conti- en série, comme « arme secrète », ouvert le 27 août 1943, la mortalité est culier des rescapés des convois arri- nuent, dans les dernières semaines de de la fusée A4, appelée ensuite V2 ; le importante dès novembre 1943. Les vés de l’Est, mais aussi des malades la guerre, de régir le système concen- recours massif pour cette fabrication à cadavres sont incinérés à Buchenwald des kommandos de Mittelbau. Parmi trationnaire, mais aussi quant au une main-d’œuvre concentrationnaire, et, dès 1944, les malades qui ne sont ceux-ci, Harzungen et d’Ellrich sont chaos qui entraîne la mort de dizaines en plus des Allemands normalement plus en état de travailler sont envoyés alors encombrés de détenus « inac- de milliers de détenus. requis ; le choix d’un site souterrain dans des « camps mouroirs ». tifs ». Selon le mouvement d’effectifs spécial pour établir l’usine de fabrica- d’Ellrich, en date du 29 janvier 1945, Un projet de recherche qu’a dirigé tion de la fusée. Le site choisi est situé Au début de l’année 1945, les SS sont 467 détenus sont comptabilisés au Re- le Centre d’histoire et de mémoire du au sud du Harz, dans le nord de la toujours confrontés à ce problème de vier (infirmerie), 983 en Blockshonung Nord–Pas-de-Calais La Coupole7 et Thuringe. Il s’agit d’une très vaste ex- la gestion d’une masse importante de (block de « repos ») et 203 en Kranken- qui a été lancé en 2004 portait sur les ploitation minière qui avait été creusée détenus jugés « inaptes au travail » transport (transport de malades)5. 9 000 déportés de France passés par à la base de la colline du Kohnstein. – et donc inutiles. Pour régler cette Plus de 1 600 détenus sont ainsi « inu- le complexe Mittelbau-Dora8. Il s’est Elle consiste en un réseau de gale- question, il est décidé de « renouveler tilisables » pour le travail. « C’est notamment penché sur l’histoire de ries presque terminé. Deux tunnels A la purge réalisée par les deux “trans- dans ces conditions qu’un convoi est ce quatrième convoi d’inaptes au tra- et B traversent parallèlement la col- ports” de Lublin-Majdanek et le trans- organisé le 3 mars 1945 pour évacuer vail, resté énigmatique tant pour les line du nord au sud, et sont reliés par port de Bergen-Belsen, entre janvier d’Ellrich par train 1 602 détenus de familles des disparus que pour la com- des galeries transversales régulière- et mars 1944 »2. Si, en mars 1944, toutes nationalités »6, conduits à la munauté scientifique. De nouvelles ment espacées. On a donné à cet en- Bergen-Belsen a été choisi par le Boelcke Kaserne. archives et une recherche prosopo- semble le nom de « Tunnel de Dora », WVHA3 pour accueillir les prisonniers Trois jours plus tard, le 6 mars, un graphique systématique apportent un quand ce nom de code a été attribué des autres camps de concentration convoi y est formé qui quitte Nord- éclairage neuf sur ce drame qui inter- à l’ensemble du projet. Les conditions en incapacité de travailler4, il est tou- hausen avec 2 252 malades rassem- roge les politiques de gestion des déte- de travail et de survie y sont très vite jours, nous allons le montrer, la des- blés le jour même. Il part à quelques nus « inaptes » appliquées par les SS terribles et le Tunnel de Dora devient tination du convoi d’inaptes du 6 mars semaines du début de l’évacuation du dans le système concentrationnaire. pour les détenus concentrationnaires 1945 du camp de Dora dont il est camp de Mittelbau-Dora. Jusque très qui y sont envoyés l'« Enfer de Dora ». question ici, et qui partira de la gare récemment, nul ne semblait savoir AU SORTIR DE LA GUERRE, QUE SAIT-ON Jusqu’au début du printemps 1944, le de Nordhausen, après avoir transité à ce qui était advenu de ce convoi, qui DU CONVOI DU 6 MARS 1945 ? camp proprement dit, fait de baraques, la Boelcke Kaserne. comptabilisait pas loin de 500 Fran- çais. André Sellier avait déjà pointé Un article intitulé « Ce que nous sa- 1. André Sellier, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 1998. le doigt sur la disparition de la quasi vons du convoi Ellrich-Nordhausen du 2. André Sellier, Histoire du camp de Dora, op. cit., p. 280. Près de 3 000 hommes dont plus de 700 issus du contexte français partent dans ces trois convois. Moins de 10 % y survivront. Nous renvoyons à l’article de 5. ADE/1, Centre de ressources de La Coupole, désormais CRLC. Paul Le Goupil concernant ces convois, en page 67. 6. André Sellier, Histoire du camp de Dora, op. cit., pp. 234-235. 3. Wirtschaftsverwaltungshauptamt ou office principal SS de l’administration économique, créé, en février 7. Le Centre de ressources de La Coupole conserve notamment les archives de l’Amicale Dora-Ellrich, ainsi 1942 afin de centraliser et d’unifier le réseau des camps dans une finalité économique. que les fonds constitués par André Sellier, Lucien Fayman ou Jean Mialet. 4. Voir, Bergen-Belsen, Kriegsgefangenenlager 1940-1945, Konzentrationslager 1943-1945, Dispaced Persons 8. Il est placé sous la direction scientifique de l’auteur et a notamment pour objectif la réalisation d’un Camp 1945-1950, Stiftung niedersächsische Gedenkstätten, Wallstein, 2009, p. 194-195. À noter que Dictionnaire biographique à paraître en 2020. Pour plus d’informations, se référer au site internet de La l’ouvrage ne fait pas référence au convoi arrivé le 7 mars 1945 à Bergen-Belsen depuis Nordhausen. Coupole : http://www.lacoupole-france.com.

78 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 79 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945

3 mars 1945 », paru dans le bulletin remonter en amont, c’est-à-dire à Ce document d’archive confirme reusement pas d’estimer précisé- de l’Amicale des déportés politiques la liste du transport qui achemine le récit d’Henri Maubert, paru en ment le nombre de ceux qui ont quitté et de la Résistance de Dora-Ellrich et 1 602 « inaptes au travail » d’Ellrich avril 1946 dans le bulletin de l’amicale Nordhausen pour Bergen-Belsen le kommandos de novembre-décembre à la Boelcke Kaserne le 3 mars 1945. (n° 4). Ce dernier précisait dans son té- 6 mars, sauf pour 23 Français qui ont 1946 (n° 8), amène davantage d’in- Cette liste est en effet la seule qui moignage que le convoi parti d’Ellrich le pu être identifiés. terrogations que de réponses. Il est a pu être retrouvée, et ce dès l’été 3 mars 1945 (dont il faisait partie) était C’est à partir de la liste du 3 mars signé par un certain Jean de Buigne, 1945, grâce à l’opiniâtreté de Jean arrivé le jour même à Nordhausen vers 1945, de 83 pages, archive de pre- qui s’avère être le père d’un disparu de Buigne. Cet ancien administrateur 14 heures ; il est quant à lui ensuite resté mière main, que l’identification des du « convoi du 6 mars » et qui ne ces- d’une compagnie de chemin de fer en à la Boelcke Kaserne. Ce document allait déportés de France a pu véritable- sera de multiplier les démarches en Algérie [devenu par la suite directeur longtemps servir à l’Amicale et aux ser- ment commencer, malgré l’anony- quête de la vérité. Devenu président de maison d’éditions] lance alors des vices du ministère Frenay pour attester mat que confère cette liste. En effet, de l’Association française des familles recherches pour retrouver la trace de de la présence d’un déporté à Nordhau- seules les neuf premières pages sont de déportés disparus, Jean de Buigne son fils Francis. Il se rend à Wiesbaden, sen le 3 mars, supposé ensuite être resté complètes et contiennent les noms interpellait encore, en 1956, le pré- entre en contact avec les autorités au camp jusqu’aux bombardements des des déportés, leurs prénoms, dates de sident de la « Commission chargée américaines et obtient l’autorisation 3 et 4 avril 1945, sans jamais tenir compte naissance et nationalités soit, au total, de l’étude des questions relatives à de photographier des archives sau- du départ du « convoi du 6 mars ». Cette 198 déportés. Les 74 autres pages ne la recherche et au rapatriement des vées des destructions. Quelques mois erreur d’analyse allait conduire à de précisent – sauf exception – que le Français se trouvant en URSS » sur plus tard, l’Amicale des déportés po- nombreuses incertitudes et, in fine, à matricule du détenu. Seuls 82 noms y la question du transport du 6 mars litiques et de la résistance de Dora- l’établissement d’actes de disparition ne sont effectivement inscrits en toutes 19459. Cette ultime initiative n’a pas Ellrich et kommandos – dans son bul- correspondant pas à la réalité. lettres et tous sont soit morts avant le permis de nouvelles avancées et a letin daté du 3 février 1946 – annonce Les recherches dirigées depuis une 6 mars 1945, soit restés à la Boelcke marqué la fin des recherches en la avoir récupéré un microfilm tiré à quinzaine d’années sur les dépor- Kaserne après le départ du convoi pour matière. Wiesbaden. Le microfilm constitue tés partis de France permettent au- Bergen-Belsen11. Ils n’ont donc pas pu À l’issue de la Seconde Guerre en réalité la liste des 1 602 déportés jourd’hui d’affiner nos connaissances. faire partie du « train fantôme ». On mondiale, les sources sont très frag- transférés, le 3 mars 1945, d’Ellrich vers dispose donc de l’identité de 280 pri- mentaires pour tenter de retrouver la Boelcke Kaserne, à Nordhausen. À la L’IDENTIFICATION sonniers sur les 1 602 arrivés d’Ellrich l’identité et de reconstituer le par- page 11 de cette liste figure le matri- DES DÉPORTÉS DE FRANCE le 3 mars. Pour le reste des déportés cours de ces 2 252 hommes partis de cule de Francis de Buigne, 31083, sui- de la liste (soit 1 322 hommes), ne sont Nordhausen. La liste du « convoi du vi d’un grand « B » et biffé d’un petit L’identification des déportés de précisés que le numéro matricule et 6 mars » n’a pas pu être retrouvée, si « v » indiquant un pointage. La liste France partis le 6 mars 1945 à Bergen- le code précisant le block, la mort, le tant est qu’elle ait existé un jour. Les originale se trouve dans les archives Belsen a été menée en s’intéressant transfert vers un kommando ou encore archives du camp de Bergen-Belsen américaines du War Crimes Branch à aux parcours antérieurs des détenus le départ dans le convoi du 6 mars pour sont quasi inexistantes pour cette Wiesbaden, où elle fut microfilmée par arrivés à Nordhausen. une majorité d’entre eux. Pour 342 cas, période et il s’avère extrêmement le Service de documentation du minis- On sait d’abord que 444 détenus le décès est signifié par une croix et, difficile d’identifier près de la moi- tère Frenay. L’original a été établi sur « inaptes au travail » ont été transfé- parfois, les date et lieu de disparition. tié des hommes partis le 6 mars de deux cahiers, à couverture bleue, de rés le 26 février 1945 depuis le Revier Parmi les 1 260 survivants, 76 sont res- Nordhausen. Aussi, afin de reconsti- format 210 x 150 mm. Le premier d’Harzungen à la Boelcke Kaserne. tés à Nordhausen, 59 d’entre eux se tuer une partie de l’effectif du convoi, cahier porte comme titre « Zugange v. Mais le caractère extrêmement lacu- sont vus affecter à la Boelcke Kaserne le chercheur est donc contraint de Kdo Erich 2-3-45 »10. naire des archives ne permet malheu- des numéros de block12, 17 autres

9. ADE/57, CRLC. 10. « Entrées en provenance du Kommando Erich [nom de code d’Ellrich] ». Une copie de cette liste 11. Ces informations ont donc été ajoutées par la suite à la Boelcke Kaserne par un nouveau scribe. originale est déposée à la DAVCC de Caen, Mi 15. 12. Beaucoup périront ensuite dans les bombardements des 3 et 4 avril 1945 sur Nordhausen.

80 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 81 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945

repartent dans des kommandos de aux nouveaux entrants. Ainsi, le transport17. 377 noms sont suivis de la les scénarios les plus invraisem- Mittelbau13 et, enfin, 1 184 matricules numéro 43303 indiqué sur la liste lettre « B » et biffés d’un « v », ce qui blables sont élaborés pour essayer sont suivis de la lettre « B » (certai- du 3 mars 1945 a bien été attribué, signifie que ces personnes ont été de comprendre le destin de ce groupe nement pour Bergen) et biffés d’un le 24 janvier 1944, à Francis Martel, embarquées le 6 mars 1945 dans le d’hommes. Du massacre de l’ensemble « v » (correspondant à un pointage). un Français arrivé de Compiègne. Or, train pour Bergen-Belsen. Il convient du train au lance-flammes par les SS18 Ces derniers partent donc le 6 mars en date du 3 mars 1945, ce matricule d’y ajouter 23 autres Français arri- à l’enlèvement par les Soviétiques 1945, soit trois jours après leur arri- est celui de Franz Reinhardt, un tsi- vés à la Boelcke Kaserne le 26 février des rescapés, aucune hypothèse n’a vée à Nordhausen, vers Bergen-Bel- gane allemand arrivé à Buchenwald 1945 depuis le Revier d’Harzungen et pu être vérifiée ou confirmée par les sen et sont intégrés au groupe de le 17 avril 1944. dont le transfert vers Bergen-Belsen différentes missions de recherches. 2 252 hommes qui forment le « train La fin de la liste comprend 28 pages a pu être attesté. Au total, au moins La notion de « train fantôme » est née fantôme ». En somme, grâce à cette dont les matricules ont été attri- 400 Français sont intégrés au convoi en 1946, notamment après la paru- source essentielle, nous connais- bués au camp de Mittelbau après le des 2 252 malades qui a eu lieu au dé- tion de l’article de Jean de Buigne en sons les matricules de 1 184 détenus 30 novembre 1944. Compris entre part de la Boelcke Kaserne le 6 mars décembre de la même année19. Les d’Ellrich – dont 280 seulement sont 100499 et 114987, ils concernent 1945 en direction de Bergen-Belsen. témoignages des quelques survivants clairement identifiés – qui ont fait un peu plus de 600 détenus. Depuis À partir de ce recensement, 359 dos- viennent alors confirmer l’arrivée partie de ce transport. l’automne 1944, Dora a cessé d’être siers individuels conservés au Ser- des 2 252 hommes à Bergen-Belsen Parmi les matricules anonymes un kommando dépendant de Bu- vice historique de la Défense, dans le 7 mars 1945. Très vite, l’hypothèse de la liste, les 56 premières pages chenwald pour devenir le KL Mittel- les archives des victimes des conflits d’un nouveau départ pour une des- (matricules 929 à 90538) corres- bau, qui possède son propre système contemporains à Caen, ont pu être re- tination inconnue émerge, sans qu’il pondent à des numéros attribués à d’immatriculation15. Les détenus déjà trouvés et exploités. Le terrible bilan qui soit possible de l’étayer avec certitude Buchenwald, qui ont été conservés présents dans le complexe Mittelbau- ressort de cette étude confirme l’image encore aujourd’hui. par les détenus lors de leur transfert Dora conservent leurs matricules de conférée dès la Libération à ce convoi : L’arrivée du convoi à Bergen-Belsen au kommando d’Ellrich. Le système Buchenwald et les nouveaux entrants 96,5 % des hommes ont disparu sans peut, en effet, être attestée. Le re- des réattributions de matricules reçoivent des matricules supérieurs à qu’il soit possible de connaître précisé- gistre des mouvements des effectifs appliqué à Buchenwald impose tou- 10000016. Désormais autonome, le KL ment le lieu et la date de leur décès. de Mittelbau20 le confirme et précise tefois un recours systématique aux Mittelbau accueille des prisonniers que 9 déportés sont morts au cours registres matriculaires originaux de de l’ensemble des autres camps, CE QUE L’ON PEUT DIRE AUJOURD’HUI du transport alors que 2 243 d’entre ce camp14. L’attribution d’un numéro sans passer systématiquement par DU CONVOI DU 6 MARS 1945 eux sont enregistrés au camp21. En à chaque nouvel entrant dans ce KL Buchenwald. outre, les feuilles de route pour le (KonzentrationsLager) ne répond Au final, la reconstitution méthodique Dès 1946, lorsqu'il y a eu une prise retour à Nordhausen, dans la journée pas en effet à une suite logique et de la liste du convoi du 3 mars 1945, de conscience de ce drame, et no- du 8 mars, du groupe de SS chargés chronologique. Les matricules des depuis Ellrich vers la Boelcke Kaserne, tamment par les familles des disparus, de l’accompagnement du convoi ont détenus décédés, libérés ou trans- a permis d’identifier 451 Français et férés dans un autre camp sont ré- 17 étrangers partis de l’Hexagone, 17. Sur la liste du 3 mars 1945, parmi les matricules anonymes, 22 noms seulement n’ont pu être identifiés attribués, et parfois plusieurs fois, soit près de 30 % de l’effectif total du avec précision, soit moins de 4 %. 18. Voir notamment dans le dossier de Paul Letablier un rapport des RG de 1950, qui indique qu’il « aurait 13. Ainsi, douze hommes sont transférés le 15 mars 1945 au Kommando de Blankenburg, quatre autres été tué en gare de Bergen-Belsen au cours d’un transfert de détenus de Nordhausen à Hambourg. Tous sont dirigés vers le camp de Dora à la même date alors qu’un dernier est envoyé au Revier. les détenus politiques de ce convoi auraient été exterminés au lance-flamme par une compagnie de SS », 14. Bu 21 : registres matriculaires de Buchenwald, copies d’originaux, DAVCC Caen. 21p476910, DAVCC Caen. 15. Cet ensemble rassemble les camps de Dora, d’Ellrich et d’Harzungen, auxquels s’ajoutent les 19. Amicale des déportés politiques et de la Résistance de Dora-Ellrich et Kommandos, bulletin n°8, novembre- Kommandos de Rossla, Kleinbodungen, Rottleberode, Blankenburg et Osterode, ainsi que trois Baubrigaden décembre 1946 (CRLC). et trois Eisenbahnbaubrigaden. Au total, en 1945, près d’une quarantaine de Kommandos relèvent du KL 20. Mouvements d’effectifs du KL Dora du 30 septembre 1944 au 27 mars 1945 (CRLC). Mittelbau. 21. Veränderungsmeldung, Waffen-SS, Konzentrationslager Mittelbau Abteilung III, Abgangs vom „Transport“ 16. Mi 3, Listes numériques de détenus arrivés au KL Mittelbau du n° 100 000 au 121 585, DAVCC. durch KL Bergen-Belsen übernommen 2 243 Häftlinge, 13 mars 1945, dossier de Léon Arcambal, DAVCC, Caen.

82 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 83 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945

également été conservées22. Enfin, de Dora en avril 1945 vers le camp de Camp de Bergen-Belsen. 4 Français du convoi ont été libérés de Bergen et dont le frère était dans le Arrivée le 7 mars 1945 Itinéraire reconstitué du convoi parti de Nordhausen le 6 mars 1945 Bergen-Belsen le 15 avril par les Bri- convoi du 6 mars, a pu s’entretenir avec Parcours attesté Parcours présumé tanniques23, alors que 12 autres sont un ancien infirmier du tunnel B 12, du décédés dans ce même camp entre même convoi. Il lui a confirmé que le 15 mars et le 25 mai, comme l’at- son frère était bien reparti le 8 mars testent des actes de décès originaux24. avec de nombreux autres détenus en 23 avril 1945

Jusqu’à son arrivée à Bergen-Belsen, direction de l’est pour des travaux de Départ le 6 mars 1945 ce transport est dans la lignée de ceux, « reboisement »26. Il se pourrait que ce déjà évoqués, qui sont à destination de témoin soit Georges Dobrowolski, un Corps de Georges Meublat Lublin-Majdanek et Bergen-Belsen ancien journaliste russe et Schreiber 8 avril 1945 en 1944. Décidé et organisé au début au Revier de Dora. 12 avril 1945 mars 1945, l’événement s’inscrit bien davantage dans la politique de ges- Entre le 6 et le 11 mars 1945, trois tion des détenus jugés « inaptes » au convois quittent effectivement Bergen- 27 travail par les SS que dans la logique Belsen avec environ 7 000 détenus . 40 km si spécifique des évacuations qui dé- Selon Eberhard Kolb, ces trains cor- marrent le 4 avril 1945 à Mittelbau25. respondent à l’évacuation du camp L’objectif principal est bien ici de de « l’étoile », du camp des Hongrois partie du convoi du 6 mars 1945 vers 1945, permet de confirmer le passage se débarrasser des malades et des et du camp spécial28. Il est probable Bergen-Belsen – confirmerait cette du convoi dans cette ville. Le frère dé- « inaptes » au travail. que les prisonniers les plus valides hypothèse. D’autres éléments tendent clare en effet qu’il a vu passer Maurice Les témoignages de quelques res- du convoi du 6 mars aient pris place à montrer que le convoi a pris ensuite avec un convoi de déportés politiques capés confirment le départ d’un nou- dans les trains dont la destination la direction du sud de l’Allemagne, vers « évacués par les Allemands en gare veau convoi depuis Bergen-Belsen, était Theresienstadt. La découverte du la Tchécoslovaquie, lieu de disparition d’Altenburg, le 12 avril 1945 ». Il « a pu dont l’objet aurait été de former un corps de Georges Meublat29 à Eschwe- d’un bon nombre d’évacuations de [lui] faire dire qu’il était en bonne san- kommando de travail pour effectuer du ge, au sud-ouest de Nordhausen et au camps de concentration. Ce n’est qu’à té ». Il ajoute enfin qu’il ne connaît pas reboisement. Maurice Porchon, évacué nord-ouest d’Eisenach – il faisait bien ce moment-là que le convoi prend la la destination du train mais subodore forme d’une évacuation. Le 8 avril, il est que « c’était du côté de la Tchécoslo-

22. Des copies de ces feuilles de route sont présentes dans le dossier individuel de Léon Arcambal, DAVCC, signalé dans la région du sud de Leip- vaquie car c’était la seule voie de libre Caen. zig, et notamment à Wintersdorf, où pour les Allemands ». Mais Maurice 23. Il s’agit de Jules Miline, Alfred Bessard, Albert Sephar et Jean Barquissau. Ce dernier est toutefois sera retrouvé le corps de Jean-Pierre Brunet est ensuite porté disparu, tout décédé le 30 juillet 1945 à Paris après son rapatriement. Granger, arrivé lui aussi à Bergen- comme le reste du convoi. 24. Voir notamment les dossiers de Pierre Jourdannas, déporté dans le convoi du 15 août 1944, transféré à Ellrich le 7 septembre et décédé à Bergen le 18 mars 1945 ou celui de Roger Demy arrivé à Buchenwald le Belsen le 7 mars30. Enfin, le 12 avril, le Le parcours de l’un des trains par- 14 mai 1944, transféré à Ellrich le 5 août et décédé à Bergen-Belsen le 21 mars 1945, actes originales de décès du camp de Bergen-Belsen, dossiers individuels, DAVCC. convoi atteint Altenburg, entre Leipzig tis de Bergen-Belsen entre le 6 et le 25. Sur les évacuations de Mittelbau, voir Zwischen Harz und Heide, Todesmärsche und Räumungstransporte et la frontière avec la Tchécoslovaquie. 11 mars et destiné à Theresienstadt im April 1945, Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und Mittelbau-Dora, Wallstein, 2015. Un témoignage précis du frère de prend fin le 23 avril 1945 dans le village 26. Amicale des déportés politiques et de la Résistance de Dora-Ellrich et Kommandos, bulletin mensuel, n° 8, 31 32 novembre-décembre 1946, p. 8, (CRLC). Maurice Brunet , prisonnier de guerre de Tröbitz, dans la Niederlausitz , au 27. Eberhard Kolb, Bergen-Belsen. Du « camp d’hébergement » au camp de concentration, 1943-1945, 1985, dans cette ville, relevé le 4 septembre nord-est de Leipzig. Abandonnés par Vandenhoeck et Ruprecht, Göttingen, traduit de l’Allemand par François Manfrass, p. 41. 28. Ibid. 30. Dossier 21 P 458244, DAVCC, Caen. 29. Selon une enquête menée par le service de recherches d’Arolsen, son corps reposait à Eschwege dans la tombe 106 du champ 12 A, et fut exhumé et transféré en France le 22 août 1949 par les soins du service 31. Dossier 21 P 431307, DAVCC, Caen. de restitution en zone américaines à Idstein sur Taunus, dossier « Mort pour la France », DAVCC. 32. Eberhard Kolb, Bergen-Belsen. Du « camp d’hébergement » au camp de concentration, 1943-1945, op. cit., p. 42.

84 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 85 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Le quatrième et ultime convoi « d’inaptes au travail » parti de Mittelbau-Dora le 6 mars 1945

leurs gardiens, les rescapés de ce avant le 15 avril 194533. Selon les ser- servile qui conduit à la formation d’une se développent le typhus et autres épi- « train fantôme » sont pris en charge vices britanniques en charge du camp, population d’inaptes au travail « encom- démies ; enfin, les évacuations meur- par les troupes russes et américaines pas moins de 947 Français décèdent brant » les chantiers ; la concentration trières au travers de l’Allemagne diri- sur les bords de la Petite Elster. Aucun entre la libération du camp et le de dizaines de milliers de prisonniers gées vers les derniers réduits encore des déportés partis depuis la France 27 avril, soit en à peine quinze jours. déjà affaiblis dans un camp mouroir, où placés sous la domination du Reich. ne faisait partie des survivants et les C’est le cas d’Antoine Pietri, parti dans matricules relevés sur les morts ne le convoi du 6 mars 1945, qui est libéré permettent malheureusement pas de Bergen-Belsen le 15 avril 1945, lors d’établir un lien direct avec le convoi de l’arrivée des troupes britanniques. du 6 mars 1945. Début juin 1945, son père François reçoit une lettre du ministère des Pri- CONCLUSION sonniers l’informant de la libération de son fils et de son rapatriement La disparition des hommes du prochain. Ce seront les dernières nou- convoi du 6 mars 1945 intervient dans velles. Antoine Pietri apparaît encore un contexte particulier et unique, à la sur une liste de survivants au camp croisée des politiques de gestion des de Bergen-Belsen à la date du 19 avril détenus jugés invalides – et donc inu- 1945 ; on perd ensuite sa trace, comme tiles par les SS – et du chaos qui règne la quasi totalité des 2 252 hommes du au moment de l’évacuation des camps. convoi du 6 mars 194534. Combien de La comparaison avec la situation ces hommes, déjà extrêmement affai- des trois premiers convois de « ma- blis avant leur départ de Nordhausen, lades » partis de Dora entre janvier et ont eu la force de résister jusqu’à l’ar- mars 1944 vers les camps de Lublin rivée des Alliés ? Combien sont morts et de Bergen-Belsen est à cet égard après leur arrivée et avant leur rapa- significative. Sur les 3 000 dépor- triement ? La très grande majorité fi- tés concernés, 715 étaient issus du gure très probablement parmi ces di- contexte français et plus des deux zaines de milliers d’inconnus envoyés tiers de ces derniers ont disparu. Pour au crématoire de Bergen-Belsen ou la très grande majorité, la mort est inhumés anonymement. Une étude intervenue durant le trajet sans qu’au- similaire sur les autres nationalités cun document ne permette de certifier présentes dans le convoi confirmerait les date et lieu de décès. sans doute cette hypothèse. En mars 1945, lors de l’arrivée des La disparition des déportés du 2 252 malades de Mittelbau à Bergen- « convoi du 6 mars » est l’illustration Belsen, la situation y est bien pire de l’application à un même groupe des encore. Rien que sur le mois de mars, principaux facteurs destructeurs du 18 168 prisonniers vont y trouver la système concentrationnaire nazi : l’uti- mort et 35 000 autres y disparaîtront lisation à outrance d’une main-d’œuvre

33. Eberhard Kolb, Bergen-Belsen. Du « camp d’hébergement » au camp de concentration, 1943-1945, op. cit., p. 40. Selon l’auteur, encore 14 000 prisonniers allaient mourir après la libération du camp. 34. Dossier 21 P 525718, DAVCC Caen.

86 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

Thomas FONTAINE - Docteur en histoire.

Résumé : Le 23 juillet 1960, le Mémorial national de la déportation et sa nécropole natio- nale, installés sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler sont inaugurés par le général de Gaulle. Le site devient un des hauts lieux de la mémoire nationale, ces sites gérés en permanence par l’État pour perpétuer le souvenir de plusieurs événements de notre mémoire, des guerres mondiales et de la décolonisation. L’analyse de la généa- logie du site de Natzweiler et un regard sur les porteurs du projet mémoriel indiquent que ce haut lieu de la déportation résistante est avant tout le résultat d’actions de mémoires de groupe, à vocation « militante », davantage que d’un programme pensé et porté par l’Etat. Cette construction se fait lentement, l’inauguration intervenant en 1960, « seulement ». Cette histoire permet d’interroger la force du rite commémoratif de la déportation résis- tante et donc d’interroger sa portée dans notre mémoire collective.

Mots-clés : haut lieu de mémoire, « gardiens de la mémoire », commémoration, Natzweiler, déportation.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 89 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

e 23 juillet 1960, le Mémorial comprendre enfin comment cette patrie. Le Struthof sera la grande né- Mais la majesté de ces objectifs (et L national de la déportation et sa construction mémorielle d’un haut cropole nationale où seront réunis les du site) ne doit pas faire oublier une nécropole nationale, installés sur le lieu s’inscrit dans un « rite commé- corps et les cendres de ceux qui périrent généalogie finalement moins évidente site de l’ancien camp de concentration moratif » que l’on décrit généralement en terre lointaine et ennemie pour la et plus lente qu’il n’y semble. En effet, de Natzweiler sont inaugurés par le comme celui d’une mémoire hégémo- cause de la liberté ; ainsi, les victimes ce n’est qu’au début des années 1950 général de Gaulle. Le site devient un nique de la déportation résistante. du régime concentrationnaire auront que l’idée d’un Mémorial installé sur des hauts lieux de la mémoire natio- Nous commencerons par rappeler Natzwiller comme les héros de Verdun le site de l’ancien camp de concentra- nale, ces sites gérés en permanence les étapes de l’édification du haut lieu, eurent l’ossuaire de Douaumont3. » tion germe, portée finalement par peu par l’État pour perpétuer le souvenir pour mieux mettre en avant ceux qui Avec cette référence aux Poilus de de personnes. de plusieurs événements de notre mé- en sont à l’origine : finalement, non la Première Guerre mondiale et à la Jusqu’en 1948, l’ancien camp avait moire, des guerres mondiales et de la pas l’Etat mais avant tout une partie, nécropole de Douaumont, on ne sau- été utilisé par le ministère de l’Inté- décolonisation. et une partie seulement, de ceux que rait mieux poser l’idée d’une mémoire rieur pour y interner des criminels Le guide de visite de 2007 du site, le sociologue Gérard Namer appelle nationale et essentielle, patriotique et de guerre, notamment d’anciens mi- présentant le haut lieu de mémoire et les « gardiens de la mémoire »1, ces héroïque, d’une Déportation résumée liciens. En janvier 1949 seulement, son histoire, insiste sur cette généa- anciens déportés qui cherchent à dès lors à sa seule dimension résis- la gestion du site est confiée par le logie d’une mémoire officielle : « c’est commémorer leur mémoire. Nous tante et à ses « martyrs ». préfet du Bas-Rhin à l’amicale des en 1949 que la conservation du camp détaillerons ensuite comment ce haut Le « Comité national pour l’érec- Internés et Déportés politiques des est confiée au ministère des anciens lieu s’insère dans la commémoration tion et la conservation d’un Mémorial camps de Schirmeck et du Struthof, combattants et victimes de guerre. d’une mémoire résistante, avant et de la Déportation au Struthof » qui va majoritairement composée de mili- L’architecte en chef des monuments après le retour au pouvoir du général être mis en place pour mener le pro- tants et sympathisants communistes. historiques du Bas-Rhin est chargé de Gaulle2. jet fait une présentation identique aux Mais l’amicale n’a pas les moyens de d’un projet d’aménagement. » Une accents résistants : « Dédié à tous ses ambitions. Aussi, face au risque mémoire officielle donc, qui se charge UN HAUT LIEU D’UNE PARTIE les déportés, [le Mémorial] perpé- évident de dégradation du camp, le de réunir les mémoires de groupes DES « GARDIENS DE LA MÉMOIRE » tuera leur mémoire, et avec elle leur préfet propose au gouvernement un des anciens déportés survivants : héroïsme et leur martyre4. » : « Hier classement d’une partie du site, le « Une commission exécutive, compo- Une circulaire de 1954 d’André Mut- l’héroïsme militaire des anciens de reste pouvant être rendu à la com- sée d’anciens résistants et déportés, ter, le ministre des Anciens combat- Verdun était consacré à Douaumont, mune5. Le 7 octobre 1949, le gouver- est créée en 1954 afin de veiller au tants et victimes de guerre, décrit par- aujourd’hui c’est dans l’altière séré- nement confie le lieu au ministère des respect du site. » faitement le haut lieu que doit devenir nité de cette merveilleuse montagne Anciens Combattants pour « conser- Mais il faut interroger cette généalo- le site de l’ancien camp de Natzweiler hantée par les ombres des disparus, ver le souvenir de ce camp où reposent gie pour décrire d’abord quel haut lieu porté par l’Etat : des pendus, des fusillés, que nos en- les cendres de dizaines de milliers a été créé et la mémoire qu’il porte ; [Le Struthof sera] « le monument de fants viendront se recueillir et honorer de Français et étrangers ». Des pre- connaître ensuite les porteurs de ce la reconnaissance et de la piété de toute l’héroïsme civique des Résistants qui miers travaux de conservation sont projet et s’il est bien le résultat d’une la nation française. Dédié à l’ensemble ont souffert et qui sont morts pour que réalisés en 1950-1951. De nombreux forte mémoire d’Etat sur ce thème de des déportés de la Résistance, il perpé- l’amour de la liberté soit et demeure problèmes de droit de propriété sont la déportation ; déterminer quel fut le tuera la mémoire de ceux qui, par leur la loi des hommes. » encore à régler, notamment avec la rôle des anciens déportés réunis en sacrifice, sauvegardèrent la conscience 3. Circulaire du 30 mars 1954 d’André Mutter, ministre des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, associations, amicales et fédérations ; nationale et sauvèrent l’honneur de la dossier de la création du Centre européen du résistant déporté, Direction des patrimoines, de la mémoire et des Archives, ministère des Armées. 1. Gérard Namer, La Commémoration en France de 1945 à nos jours. Paris, Éd. L’Harmattan, 1987. 4. Brochure du Comité réalisée en 1955, préface du docteur Léon Boutbien, vice-président de la 2. Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque sur le camp de Natzweiler-Struthof Commission exécutive, ancien déporté à Natzweiler, p. 13. organisé les 2 et 3 décembre 2015 à l’institut historique allemand par le Centre européen du résistant déporté et l’Office national des Anciens Combattants. Je remercie Frédérique Neau-Dufour, la directrice 5. Lettre du 27 août 1949 du préfet du Bas-Rhin au président du Conseil. SHD, DAVCC, série sur le camp de du Centre, pour m’avoir invité à ce colloque et pour nos échanges sur ce sujet. Natzweiler, carton 1. Les éléments qui suivent, sauf mention différente, en sont tirés. Nouvelle cotation en cours.

90 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 91 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

commune de Natzwiller. Le 31 janvier que l’instauration d’une « croix peu prévoit le lancement d’une souscrip- des déportés et internés, résistants 1950, le sol de l’ancien camp est classé haute, reposant sur un mur gravé de tion, organisée par un Comité national et patriotes) d’obédience communiste aux monuments historiques. Le 7 août noms (le mur des lamentations) ». « pour l’érection et la conservation sont d’anciens déportés de Natzwei- 1951, c’est au tour du bâtiment de la L’idée fait visiblement son chemin, d’un Mémorial de la Déportation au ler : Roger Linet ou le Dr Ragot par chambre à gaz de l’être. C’est l’archi- alors que Mme Frère multiplie les Struthof. » C’est à ce comité que l’État exemple. tecte Bertrand Monnet qui est chargé prises de contact. Aussi, la proposition confie la réalisation du projet. Le Co- La coloration de la Commission exé- d’un projet qui débute donc lentement. de résolution de l’Assemblée natio- mité national voit donc officiellement cutive restreinte chargée de réaliser Toutefois, la pression des associa- nale du 6 septembre 1951, présentée le jour à cette date, en remplacement concrètement le projet – où figurent tions d’anciens déportés fait avancer notamment par la députée gaulliste du comité officieux en place depuis surtout d’anciens déportés à côté le projet de manière décisive, et mo- Irène de Lipkowski, la présidente de 1952, à l’origine du lancement du pro- des représentants du ministère des dèle celui qui va voir le jour. l’association nationale des Familles jet. S’il est présidé par le ministre des Anciens combattants – accentue ce La première initiative revient à la de victimes et otages de la Résistance Anciens combattants, la vice-prési- constat : les membres de la FNDIRP sphère communiste, majoritaire au (ANFROMF), a plus de succès que celle dence est confiée à un ancien déporté. y sont largement absents. Cette der- sein de l’amicale : le 3 février 1950, portée précédemment par le groupe Ainsi, à l’instar de ce qui se passe nière structure est nommée par une proposition de loi présentée à communiste. Elle fait de l’ancien camp pour la journée nationale de la Dé- décret le 2 décembre 1954. Degois, l’assemblée par le groupe du PCF de- la « nécropole nationale des déportés portation, un petit groupe d’anciens vice-président de l’UNADIF, en est le mande la remise en état du site, ainsi et internés de la Résistance ». Le mi- déportés influents, essentiellement président ; le préfet et ancien déporté que la remise d’une partie des ba- nistère des Anciens combattants est portés par l’entité UNADIF-FNDIR, Richard Pouzet le secrétaire géné- raques « aux organisations nationales logiquement chargé du projet. est à l’initiative et obtient de gérer une ral. Berthe Thiriart est chargée de de déportés » ou aux amicales étran- Dès le 2 août 1951, une réunion avait réalisation essentielle de la mémoire la « propagande ». Mme Frère en est gères concernées pour y créer des été organisée au ministère en pré- officielle de la Déportation. Derrière membre : le 29 juin 1955, en recon- « musées nationaux » sur le modèle sence notamment de Mme Frère, de la présence des « officiels7 », les pre- naissance de son rôle initial, elle est de ceux déjà existants à Auschwitz ou Berthe Thiriart de l’UNADIF (l’Union mières compositions du Comité natio- nommée conservateur du futur Mé- à Lublin, en Pologne. nationale des Associations de dépor- nal entre 1953 et 1955 sont en effet morial. C’est elle la cheville ouvrière La réaction de la « sphère non com- tés, internés et familles des disparus, assez unicolores ! On y retrouve la d’un projet qu’elle mène à bien jusqu’à muniste » est en fait d’abord indivi- une fédération de droite) et d’Irène plupart des principaux représentants son inauguration par le général de duelle, portée par la veuve du général de Lipkowski, pour réfléchir au pro- de l’UNADIF-FNDIR : les présidents Gaulle les 23-24 juillet 1960. Frère, résistant mort à Natzweiler. jet et à la création d’un Comité natio- Emile-Louis Lambert, Eugène Tho- Après l’aboutissement et la réussite Depuis la Libération, elle s’intéresse nal chargé de le mener à bien avec mas ou André Mutter, les vice-prési- du projet à cette date, et l’ouverture au devenir de l’ancien camp. Le 13 dé- l’appui du ministère. Des désaccords dents Michel Riquet ou Jean Kreher, au public du site ainsi transformé en cembre 1950, elle écrit au ministre étant apparus avec les propositions de des membres du secrétariat général Mémorial, la Commission exécutive des Anciens combattants : « Au cours l’architecte, ce n’est qu’en juillet 1952 de l’UNADIF (M. Teyssandier ou Berthe perdure toutefois – ses statuts sont d’un […] pèlerinage, quelle ne fut pas qu’un projet définitif est adopté autour Thiriart). Irène de Lipkowski est là modifiés pour cela en 1964 –, pour en- ma surprise de voir à la boutonnière de deux idées directrices : l’érection au nom de l’ANFROMF. On compte tretenir l’endroit et organiser des cé- du gardien un insigne communiste. » d’un monument sur la partie élevée aussi des membres de l’amicale de rémonies annuelles qu’elle verrouille « Bouleversée », elle propose au mi- du camp, et l’aménagement autour de Natzweiler : le colonel Faure, son pré- ainsi : en pleine « guerre froide », les nistre un plan d’aménagement per- lui d’un cimetière national6. Le décret sident, et le Dr Léon Boutbien, son demandes de cérémonies particulières mettant de « respecter au maximum n’est pris qu’en octobre 1953 puis vice-président. Les seuls membres de la FNDIRP sont par exemple refu- ce qui existe et qui est sacré », ainsi il est modifié le 2 décembre 1954 : il de la FNDIRP (Fédération nationale sées. Sa tâche est aussi d’envisager

6. Plus de 1 100 corps de déportés non réclamés par des familles vont y être inhumés, selon une 7. L’archevêque de Paris, le président du Conseil de la fédération protestante de Paris, le Grand Rabbin organisation qui suit le modèle des cimetières militaires. Sur proposition du R. P. Riquet, il est décidé par de France, des représentants du ministère des Anciens combattants, un pour celui des PTT, un autre de le Comité national du 24 mars 1955 de placer un signe religieux distinctif sur les tombes. l’Éducation nationale, et enfin un du Budget.

92 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 93 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

la création d’un musée sur le site. historique de tous les autres camps l’oppression et l’affreux anonymat, Le premier, voté le 6 août 1948, compte Richard Pouzet devient le président de de même espèce qui furent les lieux sont sans commune mesure avec les davantage que le second. Il consacre cette commission, Mme Frère est vice- d’épreuve où souffrirent et périrent épreuves endurées par les combat- le modèle du « déporté résistant » or- présidente avec le Dr Léon Boutbien. des dizaines de milliers de héros de tants traditionnels. » ganisé et armé. Le statut du « déporté la Résistance » : il « représentera la Mais, s’il est essentiel, le site de politique » entériné un mois plus tard, UN ÉLÉMENT ESSENTIEL DU RITE matérialisation synthétisée de tout Natzweiler n’est pas le seul élément le 9 septembre, ne s’applique qu’à COMMÉMORATIF DE LA MÉMOIRE le «régime concentrationnaire», il en constitutif du rite commémoratif qui ceux qui ne pouvaient être « déporté DE LA DÉPORTATION RÉSISTANTE constituera l’évocation monumentale se met en place dans les années 1950 résistant ». Cette première étape du unique », un « camp-témoin10 ». En et 1960 pour perpétuer la mémoire « rite », qui en définit les acteurs, est À travers ce projet du Struthof, bien mars 1955, écrivant aux différentes de la Déportation résistante. En ef- importante, tant elle modèle les défi- plus sans doute que dans l’image associations et amicales en vue de la fet, ce rite prend différentes formes : nitions du déporté et la prééminence également véhiculée du camp de Bu- souscription nationale, Berthe Thiriart par l’élaboration de statuts officiels attribuée au résistant12. chenwald, souvent évoquée, se lit le précisait alors que « les éléments d’anciens déportés, attribuant une Une journée ensuite : c’est la deu- message de la commémoration de la principaux des camps allemands reconnaissance nationale ; l’instaura- xième étape, en avril 1954, avec le vote déportation résistante. L’audience est de concentration y sont rassemblés tion d’une journée nationale de com- d’une journée nationale de la Déporta- d’abord sans commune mesure : les jusqu’à la place d’appel où pendant mémoration ; la mise en place d’une tion. C’est une initiative de l’UNADIF et visites annuelles du site sont impor- des heures, les malheureux déportés pédagogie du sujet ; l’érection d’une du Réseau du Souvenir, prise à l’occa- tantes8, la brochure du Comité natio- étaient exposés au froid et aux sévices « mémoire de pierre » incarnée en fait sion des cérémonies du 10e anniver- nal s’est déjà vendue à 40 000 exem- de leurs gardiens ». Dans cette op- par deux hauts lieux : l’inauguration saire de la libération des camps. Le plaires en mars 1966. Le contenu est tique, le Comité a décidé de conserver du site du Struthof étant suivie de celle 12 novembre 1953, un groupe de séna- aussi sans équivoque : « Aux héros et et de remettre en état deux baraques du Mémorial des martyrs de la Dépor- teurs anciens déportés, conduits par martyrs de la déportation, la France types, le four crématoire, des cellules, tation, sur l’île de la Cité, à Paris. Rap- Edmond Michelet, dépose une propo- reconnaissante » est la seule inscrip- une potence, des miradors ainsi que pelons rapidement ces différents élé- sition de loi « tendant à consacrer le tion gravée sur le monument9. Quant la carrière ou encore la chambre à ments, qui sont autant d’étapes et qui dernier dimanche du mois d’avril au à l’image souvent citée du « camp gaz11. Quant au musée, comme l’in- révèlent encore une fois le rôle et l’ac- souvenir des victimes de la dépor- unique », mêlant les différents cas de dique un texte de la Commission du tion des « gardiens de la mémoire », tation et morts dans les camps de déportation, occultant le génocide des 27 avril 1965, sa « raison d’être […] et notamment l’importance tenue par concentration du IIIe Reich, au cours Juifs, elle est sans conteste illustrée est d’apporter à ceux qui le visiteront, le Réseau du Souvenir, une structure de la guerre 1939-194513 ». Discutée par ce mémorial. Dès 1954, le ministre si ignorants soient-ils en y pénétrant, qui œuvre pour le souvenir, la pédago- en mars 1954, la loi, adoptée à l’una- André Mutter indiquait dans sa circu- la certitude que la Résistance a sauvé gie et l’édification de l’autre haut lieu nimité, est publiée au Journal officiel laire pour l’instauration des comités l’honneur et que les souffrances su- de la Déportation à Paris, en l’occur- le 15 avril 1954. départementaux déjà évoquée, que bies par les déportés allant souvent rence. Tous ces aspects du rite com- La pédagogie du sujet, la transmis- le site devait être « un témoignage jusqu’à la mort dans la dégradation, mémoratif de la déportation résistante sion auprès du public et des plus jeunes éclairent l’émergence du haut lieu de en particulier, est largement portée par 8. Les chiffres manquent toutefois pour vérifier cette assertion régulièrement affirmée par le Comité. la mémoire de Natzweiler-Struthof. le Réseau du Souvenir, avant l’inscrip- 9. La proposition initiale l’était encore plus : « À la gloire de la déportation française. À la mémoire de ses tion de la Seconde Guerre mondiale héroïques victimes ». Le représentant du ministère des Anciens Combattants l’a fait modifier lors de la réunion de la commission exécutive du 20 janvier 1955. Deux statuts d’abord : trois ans après aux programmes de l’éducation natio- 10. Archives conservées à la DMPA, op. cit. la libération des camps, deux lois nale. En 1954, c’est la sortie du livre 11. À l’inverse, comme l’indique l’architecte Bertrand Monnet dans le journal Le Monde, le jour de consacrent deux statuts de « déportés ». Tragédie de la Déportation, confié l’inauguration, l’empreinte du déporté sur le monument « est volontairement dépouillée de tout réalisme ». « Le cercle définissant la base du monument explique la captivité ; l’ascension continue des lignes dit l’évasion de l’esprit, seule évasion possible pour le déporté ; le monument est ouvert vers la France, terre 12. Cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992. de liberté ». Cité par Serge Barcellini et Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! Les lieux du souvenir de 13. Serge Barcellini, « Les cérémonies du 11 novembre 1945. Une apothéose commémorative gaulliste », la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, pp. 415-416. in La France de 1945. Résistances. Retours. Renaissances, Caen, 1996, pp. 81-82.

94 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 95 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Natzweiler-Struthof. L’émergence du haut lieu de mémoire

aux deux historiens du Comité d’his- à celle du héros de la résistance et du Ils font face à un Etat qui, s’il suit et mémoires politiques plongées dans toire de la Deuxième Guerre mon- combat pour la libération nationale. Le active le projet de Natzweiler et les une lutte aux accents souvent durs et diale, Henri Michel et Olga Wormser, site de Natzweiler ne déroge pas au autres initiatives du rite commémora- polémiques, des commémorations de qui proposent un « Mémorial » faits modèle et s’y intègre donc parfaitement. tif, n’en est pas l’initiateur. la déportation qui se mettent progres- de récits de déportés14. En 1956, le L’aménagement sur place et l’inaugu- Du coup, il faut faire le constat sivement en place, fondent-elles une Réseau du Souvenir finance la réalisa- ration en 2005 d’un centre européen d’une lente émergence du rite, dont mémoire collective dominante de la tion du film Nuit et Brouillard d’Alain du résistant déporté poursuit en partie, témoigne la généalogie du haut lieu déportation résistante ? Le regard que Resnais15, montré dès lors régulière- sous une autre forme, cette filiation. de mémoire sur le site de Natwei- nous avons porté sur la généalogie ment dans les classes. En 1961-1962, ler inauguré en 1960, « seulement » de l’émergence du site de Natzweiler c’est le lancement du concours de CONCLUSION aurait-on tendance à ajouter. La jour- ne tend pas à une conclusion positive la Résistance et de la Déportation, née de la Déportation ne date que sur cette portée. Mais il faudrait ajou- devenu depuis national et porté par Le haut lieu d’une mémoire de la de 1954. Les deux lieux phares de la ter d’autres études de cas, sur diffé- l’Education nationale. Déportation résistante est donc avant mémoire de la déportation résistante rents aspects, pour faire émerger un Enfin, c’est l’érection d’un second tout le résultat d’actions de mémoires ne sont officiellement inaugurés que tableau d’ensemble sur ce point ; et lieu de la commémoration de la dé- de groupe, à vocation « militante », sous la Ve République, en 1960 et en comparer avec les autres mémoires portation résistante : le mémorial aux davantage que d’un programme pensé 1962. Beaucoup des jalons du rite sont de la Seconde Guerre mondiale et « martyrs de la Déportation », sur l’île et porté par l’Etat. Ces « gardiens » lancés au début des années 1950 et, des déportations – à commencer par de la Cité, à Paris. Le 11 avril 1962, la sont d’abord des anciens déportés si les différents gouvernements de la celle des Juifs de France déportés18. veille de son inauguration officielle, résistants, les plus proches du pou- IVe République les soutiennent, il est Ce qu’illustre le cas du haut lieu de « le corps d’un déporté inconnu pro- voir – ceux qui disposent de leviers aussi important de constater qu’ils ne Natzweiler, c’est que, quelle que soit venant de la nécropole nationale du susceptibles d’activer leurs projets les portent pas suffisamment pour les la force mise par les « gardiens de la Struthof est inhumé dans la crypte mémoriels – qui mettent en place le accélérer. Hormis la journée mise en mémoire » pour porter et inscrire leur du Mémorial16 ». Le site s’intègre dès premier des deux grands sites de la place en 1954, tous aboutissent après message dans la mémoire nationale, 1963 comme l’étape essentielle de la mémoire nationale de la Déportation. le retour au pouvoir du général de leurs combats n’en sont pas moins cérémonie annuelle qui se déroule à La FNDIRP, proche du PCF, est exclue Gaulle. Mais l’inauguration – sa prépa- longs et pas toujours couronnés de l’occasion de la journée de la Dépor- de ce schéma : la force qu’on lui prête ration comme ses suites – du haut lieu succès – rappelons par exemple tation à Paris. Encore une fois, comme souvent ne se trouve pas dans son à Natzweiler ne permet pas non plus l’échec de la création d’un musée au Struthof, selon la formule de Jean rapport victorieux à la mémoire offi- d’y lire une particulière accélération national de la Résistance. Dès lors, Cassou, membre du réseau du Souve- cielle. Le paysage des « gardiens de la par le pouvoir gaulliste. alors qu’aujourd’hui la Shoah tient nir, il s’agissait bien de « transformer mémoire » de la déportation est donc Reste les actions qui ont permis une forte place dans notre mémoire le souvenir en monument » et « la mé- évidemment clairement divisé – ce de créer un site mémoriel doulou- collective ainsi que dans la mémoire moire en Mémorial17 ». n’est pas une surprise – et seule une reux et majestueux, un élément d’un des déportations, il faut interroger la À chaque étape du rite commémo- partie d’entre eux ont la possibilité rite national légitimé par ce statut de force passée et laissée en héritage par ratif, dans chacune de ses modalités, de toucher les gouvernements de la « haut lieu » ; un élément essentiel ces éléments d’un rite commémoratif le résultat est le même : l’image de la IVe puis de la nouvelle Ve République du rite commémoratif de la mémoire qui n’a que peu évolué depuis que les victime de la barbarie nazie est associée – une évidence, à rappeler cependant. de la déportation résistante. Mais des gardiens de la mémoire l’ont créé.

14. Olga Wormser, Henri Michel (textes choisis et présentés par), Tragédie de la déportation, 1940-1945, Témoignages de survivants des camps de concentration allemands, Paris, Hachette, 1954. 15. Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire. Paris, Odile Jacob, 2007. 18. Je renvoie notamment à mon article « Qu’est-ce qu’un déporté ? Les figures mémorielles des déportés 16. Serge Barcellini, « Sur deux journées nationales commémorant la déportation et les persécutions des de France », in Jacqueline Saintclivier, Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie, Images des comportements « années noires », in Vingtième Siècle, n° 45, 1995, pp. 76-98 et 85-86. sous l’Occupation. Mémoires, transmission, idées reçues, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016, 17. AN, série 72AJ, inventaire des archives du Réseau du Souvenir. pp. 79-89.

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CHRONIQUE DES ENJEUX D'HISTOIRE SCOLAIRE

Laurence De Cock et Charles Heimberg

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

L’histoire scolaire, les relativismes et le n’importe quoi

Laurence DE COCK - Professeure agrégée dans un lycée parisien, chargée de cours à l’université Paris VII, université Lyon II. Charles HEIMBERG - Professeur de didactique de l’histoire et de la citoyenneté, université de Genève.

« La mémoire et la destruction de la mémoire sont des éléments récurrents dans l’histoire. » Carlo Ginzburg, Un seul témoin, Paris, Bayard, 2007, p. 68.

ébut 2018, pour les 70 ans de le pire beaucoup plus souvent que le Dl’entrée en vigueur de la Consti- meilleur. Ce constat est d’autant plus tution italienne, fondée sur les va- vrai que nous traversons une crise leurs de l’antifascisme, la commune latente du rapport à la vérité, mani- martyre de Sant’Anna di Stazzema, au festée de la manière la plus criante nord de la Toscane, a lancé une décla- par les fake news qui caractérisent ration à laquelle d’autres communes l’environnement médiatique contem- ou toute personne peuvent adhérer porain, constituant elles-mêmes une par le biais d’un registre virtuel. Elle amplification de discours développés y affirme notamment « le droit de antérieurement autour de la notion de chacun et en particulier des enfants post-vérité, ce qui mène trop souvent à vivre en sécurité en disposant à des postures relativistes, au côtoie- des instruments nécessaires pour ment indistinct de travaux scienti- connaître le passé et se construire fiques et de propos manipulateurs et un avenir »1. Parmi ces instruments, idéologiques sur tel ou tel aspect du il y a bien sûr l’apprentissage de l’his- passé allant parfois jusqu’au n’im- toire. La proposition est belle, son porte quoi. application est hélas menacée. Prenons un seul exemple, survenu L’analyse des usages et mésusages sur une grande chaîne radiophonique publics de l’histoire est désormais de service public, dans une émis- entrée parmi les thématiques abor- sion matinale qui connaît une forte dées par les historiennes et les histo- audience. Le 21 novembre 2017, sur riens. Elle met en évidence, outre leur France Inter, , directeur ampleur et leur grande diversité, le d’une chaîne de télévision consacrée à fait que ces usages peuvent produire l’histoire, a ainsi déclaré qu’il y avait à

1. Voir http://www.globalist.it/politics/articolo/2017/12/28/stazzema-crea-una-anagrafe-antifascista- aperta-a-tutti-2017032.html. Le 12 août 1944, des Waffen-SS y ont massacré 560 civils, hommes, femmes et enfants.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 101 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION L’histoire scolaire, les relativismes et le n’importe quoi

ses yeux « un rapport évident entre la noncent un dossier de Jean Sévillia pourrions citer encore bien d’autres de mémoire7 pourraient s’étendre à Terreur et le terrorisme d’aujourd’hui comprenant d’autres troublantes « vé- innombrables exemples. cette problématique : une école qui dans la mesure où ce fut, d’ailleurs rités » à propos de Marie-Antoinette, Ce constat peut inquiéter les prota- diffuserait des savoirs rigoureux et Lénine s’y réfère constamment, la Colbert, la Vendée, les mutins de 1917, gonistes de la transmission scolaire développerait en même temps un sens matrice de toutes les idéologies tota- l’Algérie : ni plus, ni moins. d’une intelligibilité du passé si l’on critique et une capacité de discerne- litaires. D’une certaine manière, l’isla- Cette banalisation du n’importe tient compte du fait que, désormais, ment ne verrait pas moins son action misme est une idéologie totalitaire qui quoi et ce relativisme qui met côte à et sans doute de plus en plus, les être bridée dans l’espace social si ces reprend ces méthodes qui sont celles côte dans les offres éditoriales de connaissances des élèves et des nou- éléments ne sont pas suffisamment de toutes les inquisitions et de tous vrais ouvrages d’histoire et des pam- velles générations en matière d’his- valorisés et relayés dans les autres les fanatismes. Et notre démocratie phlets idéologiques s’observent mal- toire ne s’acquièrent plus seulement strates de la société, mondes sociaux est née dans ce contexte-là, il ne faut heureusement dans de nombreux dans la classe. Certes, et encore une et espaces familiaux8. pas l’oublier. Et le rapport me paraît autres pays. Cela fait longtemps, par fois, il ne s’agit pas de l’évoquer dans Ce constat devient particulièrement aujourd’hui évident. » exemple, que des librairies espagnoles une posture de déploration un peu trop alarmant si l’on songe au succès ac- Terreur, matrice, Lénine, totali- tout à fait sérieuses exposent les mé- convenue, dans le sens d’une forme de tuel des scénarios du complot chez les tarisme, terrorisme, islamisme : ni diocres récits d’occultation des crimes sanctuarisation de l’école qui n’a pas élèves9, véritable stratégie de résis- plus, ni moins. Ces termes mis bout du franquisme d’un Pio Moa à côté lieu d’être, tant ces apports peuvent se tance à ce que certains considèrent à bout et assimilés à des processus des plus sérieux livres d’histoire de révéler variés et parfois positifs. Une comme des « vérités officielles » or- analogues relèvent d’un extraordi- la guerre civile et de la dictature. Des enquête récente auprès de plusieurs chestrées par l’État et les médias. Le naire enfumage du passé qui rend ouvrages insensés niant totalement milliers d’élèves appelés à rédiger glissement du relativisme au néga- impossible la moindre compréhension les problèmes posés par l’attitude des librement leur version de l’histoire tionnisme n’est pas un risque négli- scientifique de l’histoire. Mais cette autorités et des élites économiques de leur pays5 a ainsi mis en évidence geable, et même si nous manquons de personnalité d’une droite de plus en suisses vis-à-vis de l’Allemagne nazie, que leurs sources d’information se données objectives sur ce sujet, force plus extrême2 est aussi l’auteur d’un à propos des réfugiés et des relations situaient grosso modo pour moitié en est de considérer que les conditions de ouvrage récent sur La grande histoire économiques, n’ont jamais manqué dehors de la classe6. C’est là un fait possibilité sont en partie construites des guerres de Vendée, préfacé par non plus dans les rayons des librai- qu’il nous faut enregistrer, accepter, par la banalisation d’un relativisme l’inévitable Philippe de Villiers, dont le ries helvétiques, à la suite notamment mais qu’il nous faut aussi prendre en quand il ne s’agit pas de sa promotion propos essentiel consiste à affirmer des travaux critiques de la Commis- considération compte tenu des relati- par quelques élites. Dans ce contexte l’existence d’un génocide perpétré par sion d’experts Suisse-Seconde Guerre vismes exprimés dans l’espace public. on voit mal comment, à sa petite la Révolution française contre les Ven- mondiale présidée par Jean-François Il est d’autant moins rassurant que les échelle, l’école pourrait s’interposer déens3. La promotion de cette thèse Bergier. En Grande-Bretagne, l’émer- réflexions éclairantes de Sarah Gens- pour contrer cette lame de fond ; mais sans aucun fondement scientifique a gence des History Wars, ces recompo- burger et Sandrine Lefranc portant au moins aurait-elle sa place dans encore été tout récemment assurée sitions de l’histoire contemporaine dé- sur l’efficience limitée des politiques la redéfinition d’un registre de vérité par un numéro du Figaro Magazine veloppées dans le cadre très actuel de (30 décembre 2017) à la couverture la légitimation du Brexit4, sème aussi 5. Voir Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau (dir.), Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée tapageuse : « Histoire de France. le trouble entre l’histoire scientifique par les élèves, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016. 6. Vincent Chambarlhac, « D’où viennent les savoirs des élèves ? », in ibid., pp. 39-47. Arrêtons les mensonges », qui an- et ses usages politiques. Et nous 7. Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Les Presses de SciencesPo/FNSP, 2017. 2. Dont les thèses constituent une version exacerbée d’un relativisme conservateur notoire déjà engagé 8. Voir à ce propos les enquêtes présentés dans Solène Billaud et al., Histoires de famille. Les récits du passé depuis longtemps par des historiens de métier comme François Furet ou Ernst Nolte. dans la parenté contemporaine, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2015 ; notamment la contribution d’Alexandra Oeser 3. L’historien Jean-Clément Martin a notamment réfuté cette thèse dans L’Obs du 26 novembre 2017 ; sur « Le Mur dans la famille. Émotions et appropriations historiques dans la fratrie entre RDA et RFA », voir https://www.nouvelobs.com/histoire/20171124.OBS7800/guerre-de-vendee-il-n-est-pas-possible- pp. 121-139. de-parler-de-genocide.html. 9. Nous préférons la formule « scénario du complot » à « théorie du complot », laquelle appelle une 4. Clarisse Berthezène, « History Wars : les débats sur le récit de l’histoire nationale en Grande-Bretagne », adhésion systémique qui n’est souvent pas celle des élèves. Voir Servane Marzin, « l’enjeu du complotisme » Écrire l’histoire, Paris, Éd. CNRS, n° 17, 2017, pp. 223-227. in Laurence De Cock (dir), La Fabrique scolaire de l’histoire II, Marseille, Agone, 2017.

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reposant sur la méthode rigoureuse ce que l’emprise de relativismes met- d’administration de la preuve et, à ce tant toutes les souffrances et toutes propos, la méthode historique peut les luttes du passé sur un même plan, trouver là toute sa raison d’être. en dehors de toute interprétation his- Les enjeux sans cesse renouvelés torienne sérieuse, ne permet pas. De de la transmission scolaire de l’his- fait, les enjeux d’intelligibilité de notre toire et des mémoires rendent encore temps rendent toujours plus indispen- plus nécessaire le développement sable de proposer aux élèves non plus d’une école qui sache faire accéder les de l’histoire édifiante, mais l’exercice élèves à des savoirs rigoureux, savou- raisonné d’une pensée propre à l’his- reux10, mais en même temps discu- toire comme science sociale ; ou au- tables parce que soumis à la critique. Il trement dit, pour faire écho à la décla- est ainsi indispensable que les élèves ration toscane susmentionnée, de leur apprennent à se poser des questions proposer des « instruments néces- sur les faits comme sur les possibles, saires pour connaître le passé ». COMPTES RENDUS

10. Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2008.

DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Comptes rendus

LE CENTRE DE RASSEMBLEMENT la voie tracée par Maxime Steinberg, CASERNE DOSSIN POUR LES JUIFS ET pionnier de cette matière historique TSIGANES DE BELGIQUE DÉPORTÉS dans de nombreux ouvrages qui font à VERS AUSCHWITZ (1942-1944) présent autorité. En dehors de tout esprit partisan ou Laurence Schram, Dossin. L’anti- polémique, l’historienne se contente chambre d’Auschwitz, Bruxelles, Ed. Ra- de laisser parler les innombrables do- cine, 2017, 352 p.,19,95 €. cuments et témoignages du quotidien d’un lieu de transit qui, pour la grande Transmettre la mémoire des majorité des victimes, n’aura duré que crimes du nazisme est à peu près le temps de former un convoi d’environ reconnu aujourd’hui comme un de- 1000 personnes destinées pour une voir civique de nos démocraties euro- part à la mise au travail forcé, pour péennes. Malgré cela, et à l’heure où une autre à l’assassinat immédiat. disparaissent les derniers témoins Pour l’essentiel, cette mission est des événements tragiques qui ont remplie par des SS, assistés de colla- succédé à la Première Guerre mon- borateurs belges, dans une ancienne diale, l’accomplissement de ce devoir caserne isolée pour la circonstance, mémoriel resterait malaisé, si nos bien qu’elle se situe dans un quartier pédagogues – parents, enseignants, populaire de la ville, non loin du centre gouvernants, associations de la so- et du siège de l’Archevêché du pays. ciété civile, etc. – ne recevaient l’aide Dans leur ensemble, les faits sont permanente d’historiens sérieux et déjà éloquents : ce sont 25.273 Juifs et documentés, qui, par un travail objec- 354 Tsiganes, des bébés aux vieillards, tif de longue haleine, complètent peu qui transiteront, de l’été 1942 à l’au- à peu l’image que nous pouvons nous tomne 1944, par cette « antichambre faire de la réalité de ces crimes. d’Auschwitz » ; 15.700 (62%) seront Aussi est-ce avec la reconnaissance éliminés à leur arrivée, le reste sera qu’elle mérite, que nous aimerions at- mis « au travail ». 1218 Juifs et 33 Tsi- tirer l’attention sur cette étude exem- ganes seulement survivront jusqu’en plaire d’un chaînon « banal » de la 1945. Ce sombre bilan de l’application machine génocidaire. L’auteure y fait de la « Solution finale de la Question la synthèse des années de recherches juive » et du racisme nazi représente qu’elle a consacrées au Centre de ras- à lui seul environ la moitié de toutes semblement (SS-Sammellager) des les victimes de la guerre en Belgique, Juifs et des Tsiganes de Belgique en toutes causes confondues. partance pour Auschwitz. Laurence Ce n’est évidemment pas ce dé- Schram, chercheuse principale au Mu- compte macabre qui constitue la pro- sée Juif de la Résistance et de la Dé- fonde originalité de l’étude, mais la portation, devenu depuis Kazerne Dos- description systématique des méca- sin, à Mechelen (Malines) en Belgique, nismes d’humiliation et de déshu- y poursuit de manière remarquable manisation, à l’occasion de sadisme

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et de cruauté, qui attendent les déte- l’éventail des réactions et motivations, Ian Kershaw, L’Europe en enfer (1914- précédée, les crises économiques, so- nus dès leur entrée en ce lieu. Il ne tant des victimes que de leurs bourreaux 1949), Éd. du Seuil, 2016, 640 p., 26 €. ciétales et culturelles, les motivations s’agit pour la plupart d’entre eux, ni dans leurs engagements de toutes na- des belligérants et les buts de guerre, de Belges (moins de 10% des Juifs tures, religieuse, politique, idéologique Ian Kershaw, dont les publications rien n’échappe à cette vaste étude. possèdent cette nationalité) ni de ou simplement existentielles. sur la Seconde Guerre mondiale et Après avoir montré que les fonde- résistants, raison principale pour L’œuvre de Laurence Schram est le nazisme font école, se livre avec ments intellectuels des crises à venir laquelle il fallut environ 35 ans après pionnière en la matière et sera certai- cette nouvelle publication de L’Europe et la violence déjà présente dans l’em- la capitulation du Reich, pour que nement suivie d’études comparables en enfer 1914-1949 à un travail précis pire ottoman, en Russie et dans les soient enfin reconnues comme telles sur les Centres de rassemblement d’explication d’une période particu- Balkans, ou celle exportée par les im- de simples victimes d’une barbarie que l’occupant avait ouverts dans lièrement complexe de l’histoire de périalismes à travers le monde (Chine, arbitraire. Sans dramatiser inutile- d’autres pays. On pense évidemment l’Europe et du monde. Afrique), constituent les ferments ment leur situation, on peut considé- à Westerbork (Pays-Bas) ou à Drancy. L’Europe en enfer ne se limite pas du conflit à venir, Kershaw décrit le rer avec le recul dont nous disposons, Mais il en est encore d’autres qu’il aux seuls événements. Il explore tous cheminement des puissances euro- que le nombre de ces victimes aurait importe à présent de sortir de l’oubli, les secteurs, idéologique, politique, péennes vers la déflagration de 1914- été bien plus élevé encore si une simples rouages d’une économie de économique, culturel, militaro-stra- 1918, au cours de laquelle pas moins série de circonstances locales ne s’y guerre totale annoncée et soigneuse- tégique et humains qui ont marqué de quatre classes d’âge seront anéan- étaient opposées. Les priorités de la ment programmée. ce demi siècle, dans leur interaction, ties dans des combats d’une sauva- guerre se situent sur le front de l’Est Bien que la prétendue « Question dont évidemment les deux conflits gerie sans précédent, le plus souvent et les autorités militaires se montrent juive » ne puisse se limiter à l’addition mondiaux, abordés dans leurs causes, vains et terriblement meurtriers. constamment soucieuses d’une oc- de ces études de cas, celles-ci, quand leur déroulement, leurs conséquences Il explique ensuite les difficultés de cupation « à moindre coût ». Elles elles sont menées avec une telle so- et leurs prolongements, tels qu’ils ont la construction, sur les ruines de la réagissent au moindre frémissement briété et une telle rigueur, sont à nos façonné l’Europe et au-delà le monde guerre, d’un monde nouveau bien fra- de l’opinion, et seul l’isolement d’une yeux l’apport le plus précieux pour contemporain. gile, issu de la dislocation des grands grande quantité de réfugiés récents, combattre, dès leurs moindres signes, Pour qui veut comprendre les lignes empires, et dont la complexité eth- apatrides ou de diverses nationalités toutes les velléités de pouvoirs auto- de forces qui ont régi les rapports entre nico-religieuse échappe à ses archi- explique le succès des premières ritaires exploitant sans scrupules les les peuples et les États de la fin XIXe tectes, qui ignorent, en outre, les frus- rafles et le ralentissement progressif disparités et inégalités sociales, avec siècle à l’après Seconde Guerre mon- trations nationalistes provoquées par des suivantes. La résistance passive une stratégie toujours recommencée : diale, ce livre est un passage obligé. les traités de Versailles et de Sèvres, et active s’organise, avec aussi ses isoler et culpabiliser les victimes, La fresque, volontairement chrono- si rapidement exploitées dans le camp formes spécifiques au milieu concer- boucs émissaires des tensions logique, est impressionnante par son des vaincus. La fragilité économique né. Le livre nous montre bien toute la sociales irrésolues. ampleur, sa profondeur d’analyse et des nations, le désarroi des soldats disparité des situations individuelles, Jacques Aron ses synthèses magistrales. psychiquement atteints, peu préparés La psychologie des peuples, de leurs à leur retour à la vie civile, souvent dirigeants, les doctrines politiques, les confrontés à une misère sociale in- causes des grands massacres et dé- comprise autant qu’imméritée, proies placements de populations, le bouil- faciles pour les mouvements natio- lonnement des ethno-nationalismes nalistes extrêmes, puis la révolution nés de la désagrégation des grands bolchevique séduisante pour les uns, empires ou les ayant précédé ou pré- redoutée par les autres, mais source cipité, les luttes de classes et l’effer- de polarisation politique extrême, fe- vescence révolutionnaire initiée par la ront finalement de ce monde nouveau Révolution russe de 1917 ou qui l’ont un mélange encore plus explosif que

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le précédent, en dépit des tentatives (comme en France), la monstruosité de populations, et bientôt la chute du formateront ce siècle d’une particu- d’une Société des Nations pleine de de la croisade anti-juive génocidaire rideau de fer scellant la séparation lière complexité, depuis la Première bonnes intentions mais rapidement secondée par ces mêmes régimes de du monde en deux blocs rivaux, dont Guerre mondiale, en passant par bol- impuissante, voire moribonde. complaisance et par les alliés à l’Alle- l’Allemagne constitue le maillon cen- chevisme, l’avènement du nazisme, L’étude de l’entre-deux-guerres magne nazie, la barbarie de la guerre tral, conduira au rapprochement fran- le génocide des Juifs, l’avènement de est introduite par une série de ques- à l’Est et ses sommets d’inhumanité, co-allemand et la création du Marché l’ère nucléaire et la décolonisation. Il tionnements que nous croyons devoir la victoire finale la coalition des Alliés Commun ; l’étonnant, constate Ker- nous fait pénétrer en même temps au transcrire in extenso: « Pourquoi cette qui laisse une Europe exsangue et shaw, étant la rapidité avec lequel se cœur des problèmes de sociétés et guerre qui a détruit les systèmes poli- ruinée, déjà otage de la rivalité nais- produit le redressement économique des évolutions à la fois culturelles (au tiques, ruiné les économies, divisé les sante entre les Etats-Unis et l’Union de cette Europe, et sa volonté d’orga- sens large du terme), économiques, sociétés et inspiré une vision utopique soviétique. Au total la Seconde Guerre nisation politique et de plus grande politiques et militaires qui ont marqué d’un avenir meilleur, débouche-t-elle mondiale aura fait quatre fois plus de solidarité, destinée à préserver cette le siècle. sur une conflagration encore plus victimes que la Première. fois durablement la paix. Les quelque six cents pages qu’il dévastatrice ? Pourquoi les espoirs Le chapitre « transitions discrètes Ce livre mérite d’être lu et même comporte se lisent facilement d’un de paix et d’avènement d’une société dans les décennies noires » traite des travaillé. Sans forcément apporter de trait, mais tout autant par parties se- plus juste s’évaporent-ils si rapide- aspects économiques et culturels de la connaissances nouvelles, il les met lon les centres d’intérêt que l’on choi- ment ? Pourquoi la triade idéologique période de guerre et d’après-guerre, en ordre et surtout fait ressortir les sit de privilégier. de systèmes politiques incompatibles de l’organisation de l’Europe où com- interactions entre les événements qui Yves Lescure et rivaux, communisme, fascisme mence à percer l’idée de fédération, et démocratie libérale porte-t-elle de la fin des régimes de collabora- en elle les germes d’une nouvelle tion, de l’évolution des société à l’ère guerre ? » Il n’est pas dans notre d’une culture de masse, de l’attitude intention de résumer les réponses contrastée des Églises chrétiennes apportées par l’auteur, mais seule- vis à vis du fascisme et du nazisme, ment d’inciter à aller les chercher comme à l’égard de la persécution dans les chapitres intitulés « zone de des Juifs et du génocide, dont celle, danger » et « vers l’abîme », où sont énigmatique et ambiguë du Vatican, abordés entre autres, la montée des de l’évolution du sentiment religieux fascismes, les conditions de leur arri- dans les différents États de l’Ouest et vée au pouvoir, l’avènement du régime de l’Est et du poids des Églises dans la soviétique et de la dictature de Staline, sphère politique. la guerre civile d’Espagne, le pacte Le dernier volet, intitulé « L’Eu- germano-soviétique, les frilosités des rope renaît de ses cendres » évoque démocraties occidentales devant les la fin du conflit et les règlements de coups de poker successifs de Hitler, comptes auxquels il donne lieu un de Munich à l’Anschluss et à l’invasion peu partout après l’effondrement des de la Pologne. régimes nazi et fasciste. La création Le chapitre consacré à la guerre, des Nations Unies et du Conseil de intitulé « de l’enfer sur terre », explore Sécurité, le partage de l’Allemagne en chacun des belligérants, ses rapports zones d’occupation, la dénazification aux autres pays, les régimes de col- et l’exercice de la justice contre les laboration, nés d’une défaite militaire grands criminels, les déplacements

110 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION

VIE ASSOCIATIVE

Nouvelles du monde associatif de la déportation

JUIN 2016 - N° 7 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

Fondation pour la mémoire Carte Blanche aux Rendez-vous Semprun auquel elle s’est livrée dans et au-delà, ses autres écrits, romans de la déportation de l’histoire à Blois le 7 octobre 2017 : le cadre de sa thèse, en dévoilant ses policiers, romans d’espionnage ou Les mots du mal observations, ses découvertes et ses préfaces d’auteurs, parlent aussi de Plusieurs journées thématiques ont Le rôle du langage occupe une place conclusions. Buchenwald et toujours de résistance enrichi l’année 2017 de la Fondation. Il centrale dans les sciences sociales. Partant du caractère déconcertant et de fraternité, thèmes omniprésents en sera rendu compte plus complète- Pour désigner les maux du passé, de l’œuvre de Semprun que ses fré- et récurrents dans la pensée et l’écri- ment dans les prochains numéros de la notamment les crimes de masse, les quents changements de registres et de ture de Semprun. revue. Ce qui suit n’est qu’un résumé usages sémantiques demeurent im- centres d’intérêt narratifs pourraient Elle a cherché également à contex- destiné à appeler l’attention de notre précis et soumis à des surenchères. Si faire passer pour un travail décousu, tualiser les écrits de Semprun, en les lectorat sur leur contenu et leur intérêt. cet état de fait brouille notre compré- elle montre qu’au contraire il s’en dé- confrontant aux témoignages d’autres hension du passé, son dépassement gage une unité et une émotion d’une déportés du même convoi, moins La déportation au prisme du retour ne va pas de soi tant il est difficile de profondeur intense. Elle interprète ce connus, et à des interviews de dépor- des déportés, Journée du 9 mars 2017, concilier besoin légitime de reconnais- mode narratif comme un moyen pour tés qu’elle a réalisées pour tenter de MRSH Caen sance des souffrances et nécessaires l’auteur d’affronter la réalité trauma- comprendre la réalité de certaines À l’initiative des médecins de la distinctions entre ces crimes, du triple tique de sa propre expérience concen- idées reçues : commission médico-sociale et de son point de vue des victimes, agresseurs trationnaire, une sorte d’approche – celle de « la culpabilité du survivant », président le Dr Jean-Michel André, une et éventuels témoins. Cette question, « thérapeutique » du récit de l’horreur, par exemple, que les témoins vont journée d’étude s’est déroulée le 9 mars soulevée par la revue En Jeu N° 8 a été distillé au fil du récit, ce qui lui per- réfuter pour lui préférer les notions 2017, à la Maison de la recherche en discutée au cours d’une table ronde met de surmonter sa propre angoisse de tristesse, de douleur intense, de sciences humaines (MRSH) de Caen, réunissant les historiens Charles mais aussi de l’épargner à son lecteur. regrets de n’avoir pu faire plus pour grâce à l’accueil de son directeur Pas- Heimberg, Sébastien Ledoux et Cécile Il faut en effet parcourir parfois cin- sauver leurs camarades ; cal Buléon. Elle se proposait d’aborder Vast, autour de Serge Wolikow, modé- quante ou soixante pages avant d’arri- – celle du « silence » au retour, réfutée les aspects archivistiques traitant des rateur. L’enregistrement de cette table ver au bout d’un récit, entrecoupé de elle aussi par ces mêmes déportés, retours de déportation, la vision qu’en ronde est accessible sur le site de la souvenirs d’enfance, de portraits de qui considèrent que c’est plutôt le re- ont gardée les déportés eux-mêmes Fondation. personnages ou de conversations. fus de leur entourage de les entendre et celle du médecin-clinicien analy- Corinne Benestroff explique ensuite qui a pu laisser cette fausse impres- sant les fiches descriptives de l’état Littérature, psychologie et déportation, comment elle a procédé à l’étude de sion, les gens souhaitant n’entendre sanitaire des déportés à leur retour. autour de l’œuvre de Semprun, soirée l’œuvre de Semprun, en notant tous qu’un récit conforme à leur attente Au-delà de ces aspects, la journée a littéraire le 29 novembre 2017, FMD les détails sur lesquels un lecteur et à leur capacité de représentation, été l’occasion de s’interroger sur les Sur la proposition de l’Association ordinaire aurait eu plutôt tendance à sans rapport avec la réalité du vécu conséquences post-traumatiques pos- des amis de Jorge Semprun, la Fonda- passer rapidement, tels que noms de qu’ils voulaient faire passer. sibles de la déportation sur la géné- tion a accueilli, le 29 novembre 2017, personnes, de lieux, numéros de rue, ration suivante, vues par la science une soirée littéraire consacrée à la patronymes, dates, couleurs, etc., Enfin, elle a expliqué le choix du titre de l’épigénétique et, soixante-dix ans présentation par Corinne Benestroff puis les a croisés pour mettre au point de son livre Entre résistance et rési- après, par les enfants de déportés eux- de son livre Jorge Semprun. Entre ré- un « paradigme indiciaire », c’est-à- lience, par le fait qu’elle a voulu rendre mêmes qui, au cours d’une table ronde, sistance et résilience (Éd. CNRS, 2017, dire un ensemble d’indices qui fasse compte de la complexité du person- ont analysé l’empreinte laissée sur eux 436 p.). Avec infiniment de finesse, sens. Ainsi par exemple, constate-t- nage de Semprun. Multi-traumatisé, par la déportation de leurs parents. malicieuse et drôle, toujours claire elle, Semprun parle toujours du camp par la guerre d’Espagne, la torture, Les communications de cette jour- et scientifique, Corinne Benestroff, de Buchenwald. Tous ses ouvrages la déportation, l’exil, dont il réus- née seront publiées dans le numéro psychologue et littéraire, a capté son majeurs – Le Grand Voyage, L’ Écri- sit chaque fois à se sortir, « le grand de juin 2018 de la revue En Jeu. public et décrit le patient travail de ture ou la Vie, Le Mort qu’il faut, Quel amour de sa vie, écrivait-il, a été la ré- décodage-décryptage de l’écriture de beau dimanche – évoquent le camp ; sistance dans la clandestinité ». Alors

114 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 115 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

pourquoi résilience? Parce que, dit- sociaux. Partant de ces réalités, il faut était nécessaire pour permettre aux d’après-guerre, de la réalité des hor- elle, Semprun transforme cette expé- trouver le moyen de développer une politiques mémorielles conduites reurs nazies commises en son nom, rience mortifère en quelque chose de politique de « conscientisation » qui dans les différents délégations puis analyse comment la génération vivant, de dynamique, de revitalisant ; ne soit pas prescrite, mais mise à la départementales de se développer en suivante a interrogé et fouillé le passé plus qu’il ne surmonte son épreuve, il disposition des élèves et de la popu- harmonie. Enrichie par les travaux de de ses parents pour l’intégrer à son se métamorphose et transmute l’ef- lation en général, pour aller dans le Pierre Laborie et d’Henry Rousso, elle histoire familiale et comment cette froi vécu en force nouvelle et positive ; sens de ce qui fait la finalité du travail entend expliquer comment les enjeux réalité a permis de faire émerger une il fabrique de la vie avec la mort. de mémoire : la prévention des crimes politiques de la guerre froide ou les nouvelle conscientisation dans les ins- Son parti pris pour le roman de fic- contre l’humanité. concurrences victimaires ont conduit titutions et la société, la police en par- tion vient de là et de ce qu’il ne vou- Sont intervenus lors de cette jour- les acteurs historiques sur des che- ticulier, appelée à l’exemplarité par des lait pas livrer un simple récit de sa vie née d’étude : mins distincts voire divergents, reflétés pratiques civiquement irréprochables. passée, mais bien plus, transmettre Laurence de Cock (chargée de cours par et au sein de leurs associations. Sous la plume de Pierre-Louis Eme- une expérience. à l'Université Paris-Diderot), Bertrand Convaincus qu’il est temps de dé- ry, président du cercle Jean Zay, on lira Hamelin (professeur agrégé d’his- passer certains clivages idéologiqes et un rappel du rôle clé de Jean Zay, mi- Journée d’étude sur la transmission toire), Charles Heimberg (professeur mémoriels pour porter un regard his- nistre de l’Éducation nationale et des et la réception de l’enseignement de la de didactique de l’histoire à l’Uni- torique dépassionné sur cette période, Beaux-Arts du Front populaire, dans criminalité nazie, 8 décembre 2017, FMD versité de Genève), Alexandra Oeser les auteurs de cette réflexion n’ont la création d’un festival international Cette journée a été organisée à la (Université Paris-Nanterre), Kerstin d’autre objectif que de baliser le fon- du cinéma de Cannes en 1939, annulé Fondation pour préparer le numéro de Stubenvoll (Maison de la Conférence dement commun de leur engagement par la guerre, repris dès 1946, et qui juin 2018 de la revue En Jeu. Histoire de Wannsee), Bruno Védrines (chargé mémoriel associatif. dure toujours. et mémoires vivantes. Laurence de d’enseignement et de recherche à 31, bd Saint-Germain Cock, Cécile Vast et Charles Heimberg l’Université de Genève). 75005 Paris Le Patriote Résistant coordonneront ce numéro autour de la 30, bd des Invalides www.afmd.asso.fr N° 920 problématique de la transmission de 75007 Paris Tél. : 01 43 25 84 98 Ce numéro est consacré au quaran- la criminalité du national-socialisme fondationmemoiredeportation.com tième congrès de la Fédération qui a eu dans l’espace public en général, et Tél. : 01 47 05 81 50 ou 01 47 05 81 27 FNDIRP lieu à Avignon les 12, 13 et 14 mai 2017, plus particulièrement dans l’espace placé sous le signe de l’actualité des scolaire. Association des Amis Le Patriote Résistant serments prononcés par les détenus À partir d’un argumentaire dans de la Fondation pour la mémoire N° 919 des camps de concentration en 1945. lequel ont été exprimées plusieurs de la déportation Jean-Luc Bellanger aborde la publi- interrogations et inquiétudes sur la cation d’un travail remarquable (non Le Patriote Résistant question du sens d’un travail de mé- Mémoire et Vigilance traduit hélas) de deux historiens du N° 921 moire, parfois intitulé « devoir de mé- N° 81, octobre décembre 2017 Mémorial de Neuengamme, Oliver Ce numéro évoque la figure de moire », il s’agit de mesurer la réalité Avec ce numéro de la revue Mémoire Von Wrochem et Christine Eckel, inti- Francesco Boix, républicain espagnol de sa réception, et pour faire suite à et Vigilance, l’Association des Amis de tulé Nationalsozialistische Täterschaf- déporté au camp de Mauthausen, em- la récente publication d’un ouvrage de la Fondation inaugure une réflexion ten, Nachwirkungen in Gesellschaft und ployé au laboratoire photo du camp en Sandrine Lefranc et Sarah Ginsbur- d’ensemble sur la problématique de Familie (Criminalité national-socialiste, 1942, qui remit à la Résistance inté- ger, intitulé À quoi servent les politiques la mémoire telle qu’elle s’est présen- Répercussions sociales et familiales), rieure clandestine les archives pho- de mémoire ? de réfléchir à la pro- tée au sortir de la Seconde Guerre publié aux Éditions Metropol (Berlin) tographiques de la SS. Il fut l’un des blématique de cette réception, avec mondiale, puis a évolué à travers des en 2016. Les auteurs de cet ouvrage témoins sur l’horreur des camps au la nécessaire prise en considération organisations associatives qui se sont étudient les différents temps de prise procès de Nuremberg. Décédé à 31 ans, des réalités sociétales et des cadres créées au fil du temps. Cette réflexion de conscience par la société allemande en juillet 1951 à Paris, il fut inhumé

116 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 117 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

au cimetière de Thiais. La division du l’Espagne, touchée par les attentats Le Patriote Résistant Ensuite l’auteur évoque successi- cimetière où il reposait étant mena- du 17 août 2017 à Barcelone. Il se N° 923 vement les mémoires de la Shoah cée, ses restes ont été transférés au poursuit par un hommage à l’œuvre La FNDIRP rend un hommage ap- (qui semble n’être curieusement cimetière du Père Lachaise en 2017. de l’historien Pierre Laborie, décédé puyé à son président délégué, Walter pas concernée par la notion de gé- Jean-Michel Gaussot, secrétaire gé- en 2017, dont les travaux ont permis Bassan, ancien déporté à Dachau, nocide...), du génocide arménien néral de l’Amicale de Neuengamme, de rétablir une vision dépassionnée décédé le 5 septembre 2017 en Haute- (curieuse chronologie historique de évoque les rencontres internationales et scientifique du comportement des Savoie. présentation des événements...), des organisées à l’initiative du Comité in- Français sous l’Occupation et le ré- Dans ce numéro du Patriote Résis- déportation tsiganes (il n’y a pas eu de ternational du camp de Neuengamme, gime de Vichy. tant, le texte signé Serge Barcellini, génocide de ce côté-là ?), les déportés entre descendants de victimes du na- Pierre Laborie est notamment l'au- président du Souvenir Français, dont homosexuels, les fusillés de la Grande zisme et descendants de bourreaux. teur de : L’Opinion française sous Vichy, la revue En Jeu a déjà eu l’occasion de Guerre, bref un ensemble hétéroclite L’une des questions auxquelles les Les Français et la crise d’identité natio- commenter les prises de position dans qui aurait selon lui « introduit un nou- participants ont été appelés à débattre nale, 1936-1944 (Seuil, 1997) et Le Cha- son numéro 8, a de nouveau retenu veau type de héros »... nous plongeant portait sur « Qu’est-ce que résister grin et le Venin : la France sous l’occupa- notre attention et appelé les réactions dans la confusion et l’amalgame des aujourd’hui ? » tion, mémoire et idées reçues (Bayard, et commentaires qui suivent. victimes et des héros. Simone Veil, La constitution d’un Comité de sau- 2011). Plus que la définition de la Nation lors du procès Barbie, avait tranché vegarde du Fort de Romainville, des- Autre hommage international, celui et de sa mémoire selon Renan – déjà (assez brutalement) cette question en tiné à préserver la mémoire de ce rendu le 29 juin 2017 par le Premier débattue dans le numéro 8 donc –, opposant victimes (juives) et (héros) lieu emblématique de la répression ministre, Édouard Philippe, à Tallin c’est en effet la construction même de la Résistance : « Nous n’avons exercée en France par le Reich, donne en Estonie, aux victimes déportées du raisonnement de l’auteur que nous jamais revendiqué le statut de héros, l’alerte avant que ne soient enga- du convoi 73, unique convoi envoyé entendons contester. pourquoi revendiquent-ils celui de vic- gées les opérations immobilières par de France vers les États Baltes, une Il commence par introduire comme times ? », avait-elle déclaré à propos les communes qui ont acquis ce site, partie de ce convoi ayant été desti- une évidence un nouveau concept des résistants qui entendaient être anciennement propriété des Armées. née au camp de Kaunas en Lituanie mémoriel, le concept des « droits de partie civile pour crime contre l’huma- Il est demandé aux décideurs nou- et l’autre à celui de Tallin en Estonie. l’homme », alors que les droits de nité au procès Barbie (les crimes de veaux que soient préservées les ca- Sur 878 déportés, 22 seulement sur- l’homme procèdent d’une construc- guerre étant prescrits au moment de semates comportant des graffitis de vécurent et purent rejoindre la France tion héritée de la Révolution et intro- l’ouverture du procès). Victimes, hé- prisonniers, conservés et entretenus en 1945. duite dans la Constitution. Comment ros, on ne sait plus très bien qui est l’arbre de la vie et l’espace planté de Sous le titre « Détenus soviétiques en faire un objet mémoriel ? Ils sont qui, et Serge Barcellini ne contribue roses « résurrection » de l’amicale de en Résistance », Jean-Luc Bellanger intemporels, posent des règles de pas à clarifier les choses. Ravensbrück en souvenir des femmes évoque le comportement des prison- droit qui régissent les rapports entre Ce qui suit renforce encore cette internées là avant leur déportation, niers de guerre soviétiques et montre, les hommes, entre le pouvoir éta- impression générale : « Mort à cause créé enfin un musée de la Résistance en s’appuyant sur le travail de Silke tique et l’individu, entre les peuples de... » ou « mort à cause de la France ». féminine en France, en hommage aux Petry publié dans le rapport annuel entre eux. L’ONU a codifié ces droits Derrière ces notions, que l’on peut convoi des déportées politiques de de la Fondation des mémoriaux de dans une déclaration universelle, bien supposer liées aux fusillés de 1917, Janvier 1944, appelé convoi des 31000, Basse-Saxe, « Oberstes Gebot war que souvent impuissante à les faire des différences fondamentales de vers Auschwitz. strengste Geheimhaltung » (la Règle respecter. Mais ramener ce concept nature apparaissent. Les hécatombes, fondamentale était le secret le plus intemporel au rang de concept mémo- souvent vaines, des combats de la Le Patriote Résistant absolu), qu’ils ne sont jamais restés riel procède d’un curieux raccourci Première Guerre mondiale ont conduit N°922 inactifs dans les camps, cherchant et le vide de son sens. La démocratie à juste titre à poser la question de sa- Le numéro commence par un mes- toutes les opportunités de résister ou est-elle un concept mémoriel ? C’est voir si ces morts l’avaient été « pour la sage de solidarité de la FNDIRP à de s’évader. un peu comparable. Patrie », ou « à cause de la Patrie ».

118 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 119 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

Questionnement légitime, mais qui re- Chine est différent : elle hérite d’évé- et dénoncer le prêt-à-penser politi- réflexion pour quelle coordination, par lève de l’ordre éthique, politique et phi- nements historiques, géopolitiques co-médiatique. Négliger cet aspect, exemple entre l’Ossuaire de Douau- losophique, non de l’ordre mémoriel. et politiques qui ont présidé à son oublier les interactions historiques mont, la Résistance et la Déportation, Sans transition, on passe « du héros émancipation et à son mode de fonc- qui donnent sens et consistance à la voire entre ces deux dernières fonda- mort à cause de » au phénomène de tionnement politique. Elle entend les démarche mémorielle est bien plus tions qui couvrent des champs histo- mondialisation mémorielle, source de préserver comme elle perpétue aussi grave pour l’avenir qu’un trop plein riques différents ? On ne finit pas de dénationalisation de la mémoire : une le souvenir de ses luttes anti-impéria- associatif. D’autant qu’il n’appartient à s’interroger... Quant à la marginalisa- internationale de la mémoire opposée listes contre l’Europe et le Japon. Ces personne d’en limiter le périmètre. tion, il appartient aux responsables aux mémoires nationales. À l’appui de mémoires « imposées » répondent La disparition inéluctable des ac- de ces organismes, aux historiens qui ce constat, l’auteur cite le monument plus qu’on ne le pense à une demande teurs historiques ne clôt pas pour au- œuvrent avec eux et au réseau asso- à la mémoire de la déportation ho- sociale. À l’opposé, dans notre pays, ce tant le chapitre historique et anthro- ciatif qui les soutient et les relaie de mosexuelle érigé aux Pays-Bas, pays seraient les associations qui auraient pologique qu’ils ont ouvert. prouver le contraire à la société civile. qui n’a pas connu de persécutions le monopole de la mémoire imposée Question de sémantique enfin : l’ex- Le regroupement-disparition annon- homophobes. Est-ce le signe d’une à l’État et aux collectivités. Voire. La pression « déportation résistante » cé laisserait l’histoire et la mémoire en internationalisation de la mémoire dualité « associations impulseuses » employée par Serge Barcellini (comme France aux mains d’un « Grand Souve- ou le simple reflet du caractère uni- et « État/collectivités suiveurs » par d’autres responsables dans l’ad- nir français ». CQFD. Nous voilà reve- versel des droits de l’homme, dont le s’inscrit dans le jeu démocratique ministration et le monde politique) nus au cœur du rêve barcellinien... respect de l’homosexualité fait par- de nos institutions par les synergies fait partie de ces raccourcis séman- On peut légitimement s’inquiéter du tie intégrante, qui a guidé ce choix ? qu’elle génère, en matière mémorielle tiques vides de sens qu’il convient de salmigondis historico-mémoriel qui La démarche des Pays-Bas répon- comme dans d’autres domaines de rejeter. S’il y a bien eu répressions des en résulterait. drait davantage à ce type de logique la vie sociale, économique ou socié- résistances, suivies le plus souvent de [commentaire rédigé par Yves Lescure] plutôt qu’à une mémoire qui ne les tale du pays. La demande de mémoire déportations, parler de déportation 10, rue Leroux concernerait pas. exprimée par ces associations se résistante n’a aucun sens historique. 75116 Paris Évoquant ensuite les politiques traduit par un débat, local ou natio- Le champ de la déportation est autre, www.fndirp.asso.fr mémorielles des pays à régime au- nal, souvent source d’approfondisse- infiniment plus vaste et complexe. Il est Tél. : 01 44 17 37 38 toritaire, il cite le cas de la Russie, ments historiques et les décisions qui lié au destin même des déportés dans de la Chine et de la Turquie, comme suivent en découlent. Les associations un univers concentrationnaire où il n’y UNADIF-FNDIR exemple de politique mémorielle im- dites mémorielles peuvent en être les avait pas, et de loin, que des résistants. posée par l’État à la société civile, à protagonistes parfois bruyants et re- Au terme de ce discours, Serge Le Déporté l’inverse de ce qui se passerait dans muants, elles n’en reflètent pas moins Barcellini reprend les préconisations N° 593, octobre 2017 nos démocraties. Sans doute serait-il la richesse de notre vie démocratique. récentes de l’Administration, qu’il a Dans ce numéro de la revue, on lira utile de questionner les synergies exis- Voilà maintenant le déclin démo- d’ailleurs peut-être contribué à inspi- une interview que Mme Geneviève tantes entre ces États et leur société graphique des acteurs associatifs histo- rer, en faveur d’un regroupement des Darrieusecq a accordée aux repré- civile : le cas russe comme celui de la riques, conjugué à celui des capacités associations (euphémisme qui cache sentants de l’UNADIF-FNDIR, où la Turquie permettrait alors d’établir un de financements de l’État et des collec- en réalité les Fondations), « pour se Secrétaire d’État auprès de la ministre lien entre mémoire officielle et attente tivités, qui imposerait un redimension- rassembler et coordonner leur ré- des Armées redit tout l’intérêt qu’elle ou demande sociale, dont le fait natio- nement du modèle mémoriel français. flexion », évitant le piège d’un affron- porte au soutien de l’État pour la mé- nal et le fait religieux ne sont pas ab- Ce processus ignore ce qui fait le socle, tement (imaginaire), entre mémoire moire des déportés résistants repré- sents. Ce qui vaudrait d’ailleurs pour voire la raison d’être des structures identitaire et mémoire des droits de sentés par l’UNADIF-FNDIR. Inter- les États-Unis, fortement influencés mémorielles pérennes : leur travail l’homme ». Avec, à terme, le risque rogée sur le devenir du Concours par les courants évangélistes, et pour historique, alimenté par la recherche, d’une marginalisation de la Résistance national de la Résistance et de la Dé- bien d’autres encore. Le cas de la qui peut seul donner sens à la mémoire et de la Déportation. Mais quel type de portation, elle est attachée à inscrire

120 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 121 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

l’action de son ministère dans la ligne son droit à exister. Ce qui donne sens et des intellectuels en général, dans lutter contre le racisme et les discri- tracée par la réforme du Concours et actualité à cette page d’histoire, la construction négative de l’image de minations sous toutes leurs formes. décidée en 2016, qui va dans le sens c’est la réapparition dans le monde l’autre, à l’origine de la plupart de ces Avec ce maire, le ville d’Orly était très d’une plus grande participation de la de nouveaux appels à supprimer des types de violences. impliquée dans les actions de mé- communauté éducative et des élèves êtres humains, différents par leur 39, bd Beaumarchais moire et le Concours national de la à ce concours. mode de vie, leur culture, leur religion 75003 Paris Résistance et de la Déportation. La Fondation est toutefois surprise ou leur appartenance ethnique. Tél. : 01 49 96 48 48 3-5, rue de Vincennes que des questions sur son avenir Aucune communauté humaine, www.uda-France.fr 93100 Montreuil propre aient été posées à la ministre qu’elle soit ethnique, religieuse ou po- Tél. : 01 43 62 62 04 par le président de l’UNADIF, alors litique, ne peut disposer de la faculté Association française asso-buchenwald-dora.com même que la demande d’audience de s’ériger en tribunal de vie ou de Buchenwald–Dora et Kommandos adressée à son directeur de cabinet mort à l’égard d’une autre. Amicale le 15 novembre 2017 n’a toujours reçu Tel est le sens universel dont est Le Serment d’Oranienburg-Sachsenhausen aucune réponse. Or nul n’est mieux porteuse la mémoire des crimes com- N° 367, décembre 2017 placé qu’elle pour évoquer ces ques- mis contre les Juifs et d’autres popu- Après avoir rendu compte des acti- Souvenons-nous tions avec la ministre. lations et que la communauté inter- vités de l’année 2017, ce numéro de N° 224, décembre 2017 L’UNADIF-FNDIR annonce qu’elle a nationale a codifié par la Déclaration la revue présente l’exposition des Le bulletin passe en revue les activi- édité un livret consacré au thème 2018 universelle des droits de l’homme. œuvres du peintre Boris Taslitzky vi- tés importantes de l’Amicale au cours du CNRD « S’engager pour libérer la La revue Après Auschwitz évoque un sible au Musée d’art et d’histoire du deuxième semestre de l’année passée. France ». colloque qui s’est déroulé à l’EHESS judaïsme, à Paris, jusqu’en avril 2018. Parmi elles, retenons sa présence en 49, rue du Faubourg du Temple à l’initiative de la mission d’étude en Comme d’autres, l’Association de octobre aux Rendez-vous de l’histoire 75010 Paris France sur la recherche et l’enseigne- Buchenwald fait entendre sa voix au de Blois, marqués par une table ronde Tél. : 01 53 70 47 00 ment des génocides et des crimes de sujet du devenir du fort de Romainville. organisée par plusieurs amicales, en www.unadif.fr masse, qui répondait à une commande Elle a adhéré au comité de soutien pour adéquation avec le thème général des gouvernementale. Elle reproduit l’ex- obtenir que les parties les plus signifi- journées de Blois 2017 « Euréka, inven- Union des déportés d’Auschwitz posé de Raphaël Esrail, invité à s’ex- catives de la mémoire de ce site soient ter, découvrir, innover », où ont été exa- (UDA) primer le 4 octobre 2017 à l’EHESS. préservées et qu’une partie des bâti- minés quelques exemples de mise en L’initiative de cette réflexion fait ments existants devienne un musée de pratique par la SS de techniques mo- Après Auschwitz toutefois étrangement silence sur le la Résistance des femmes, en mémoire dernes de gestion des détenus ou de N° 343, octobre-novembre 2017 travail considérable entrepris depuis de celles qui furent internées avant leur utilisation comme main-d’œuvre Dans son éditorial, le président des années par l’historien Jacques leur déportation au fort de Romainville. dans la production d’armes de très de l’UDA, Raphaël Esrail, écrit : « La Semelin, directeur de recherche au Le bulletin signale l’inauguration à haut niveau scientifique et technolo- Shoah est à la fois mémoire juive, mé- CNRS-CERI, fondateur d’une encyclo- Orly du centre administratif et de la gique. Les intervenants en étaient les moire de l’Europe et s’inscrit comme pédie des violences de masse mise en place Gaston Viens, ancien déporté historiens Thomas Fontaine, Johann d’autres événements, dans la sphère ligne sur internet au début de la décen- à Buchenwald, maire de cette ville Chapoutot et Adeline Lee. de l’Universel par les valeurs fonda- nie 2000. Ses analyses sont pourtant de 1965 à 2009, figure charismatique Autre moment intéressant du tra- mentales bafouées ». de précieuses pistes pédagogiques et emblématique de l’après-guerre, vail commun des amicales, la journée Il nous semble que c’est plutôt l’at- à explorer, tant les mécanismes qui tout au service de ses idées et de ses consacrée à l’étude des procès des diri- teinte suprême à l’être humain que conduisent à ces violences sont dissé- compatriotes, qui n’avait de cesse que geants des camps nazis et de leur im- le génocide a concrétisée qui est de qués avec méthode et rigueur scienti- d’améliorer les conditions de vie de pact chez les déportés et dans l’opinion. l’ordre de l’universel, parce qu’une fique, laissant apparaître le rôle fonda- ses administrés, d’embellir sa ville, de À lire également le récit de Jean partie de l’humanité a dénié à l’autre mental du discours politique, religieux la doter d’équipements sociaux et de Remlinger, déporté à Sachsenhausen à

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21 ans et affecté au kommando de Küs- Amicale de Neuengamme Amicale de Ravensbrück Rousseaux, membre du conseil d’ad- trin, qui raconte sa tentative échouée ministration pour y inclure de nom- d’évasion, consistant à échapper à la N’oublions jamais Ravensbrück breux documents photographiques vigilance de ses gardiens et à traverser N° 236, octobre 2017 N° 197, 4e trimestre 2017 encore inédits. Il fait part à ses lec- l’Oder à la nage. Ayant présumé de ses Comme hélas bien des associa- L’amicale a réuni son assemblée teurs de ses vifs griefs à l’encontre du forces, il fut retrouvé, ramené au camp, tions, l’Amicale de Neuengamme rend générale les 13 et 14 octobre 2017 au Dr Goppel, président du Conseil des bastonné, mais ni fusillé ni pendu. hommage à ses membres récemment siège de la FMD. Marie-France Cabeza- monuments historiques de Bavière, 77, av. Jean Jaurès décédés. Deux noms retiennent Marnet, coprésidente de l’amicale, qui a nié de façon scandaleuse la réa- 75019 Paris l’attention dans son dernier bulletin, décrit ces deux journées et leurs diffé- lité historique du périmètre protégé Tél. : 01 42 45 74 88 ceux de Raymond Gourlin et Pierre rents centres d’intérêt, dont nous rete- de la carrière de Flossenbürg où tant www.campsachsenhausen.org Lecomte. Raymond Gourlin, arrêté nons l’exposé d’Anne Savigneux, histo- de détenus ont souffert ou péri, la comme résistant, fut déporté à rienne, sur les prostituées déportées livrant à une entreprise qui a enfoui Amicale de Dachau Neuengamme en septembre 1944 et à Ravensbrück, que l’historiographie sous des tonnes de gravats des lieux dirigé aussitôt vers le camp annexe de avait quelque peu oubliées et qu’elle a de mémoire jusque-là épargnés. Dachau Wilhelmshafen d’où il partit en marche fait revivre à travers des témoignages N.-B. : La présidente de la FMD a adres- n° 743, septembre-décembre 2017 de la mort pour finir à Malmö, en croisés d’autres déportées et par ses sé un courrier de protestation, resté Le dernier bulletin de l’amicale Suède, en 1945. Figure sympathique, propres recherches biographiques. sans réponse, au président du Land. évoque les hommages multiples et souriante, plein d’humour, orateur ex- À l’annonce de la prise de contrôle 30, bd des Invalides unanimes à la figure de Jean Thomas, ceptionnel, il savait faire vibrer son au- de l’entreprise Alstom, fleuron de 75007 Paris résistant (réseau Charette), déporté ditoire lorsqu’il évoquait sa résistance l’industrie française, par le groupe www.deportes-flossenburg.com à Dachau, qui fut l’un des rares sur- et sa déportaton et a marqué des géné- allemand Siemens, l’amicale rappelle vivants du train de la mort du 2 juillet rations d’élèves par ses interventions. dans un bref communiqué que cette Commission Dora Ellrich 1944 (536 morts !), transféré à l’annexe Pierre Lecomte, fils de déporté, ac- entreprise allemande avait exploité Les activités de la Commission se de Neckargerach, puis à Vaihingen, teur infatigable de la transmission lui la main-d’œuvre concentrationnaire, sont centrées en 2017 sur l’aména- l’un des mouroirs de la fin du système aussi, et figure consensuelle, présidait féminine en particulier, sur le site de gement de la muséographie du site concentrationnaire, libéré par la 1re l’ADIF du Calvados, la délégation de Ravensbrück, pour faire fructifier ses Peenemünde, dont les responsables Armée française au printemps 1945. Normandie des Amis de la Fondation capitaux « au détriment des vies vo- peinent à vouloir rappeler l’existence Son fils Jean-Michel Thomas préside le pour la mémoire de la déportation, qu’il lées par les responsables nazis ». de déportés sur le site, au milieu d’une Comité international de Dachau. avait contribué à créer, le comité local 10, rue Leroux main-d’œuvre étrangère contrainte Le congrès de l’amicale s’est déroulé d’animation du CNRD de Caen. Il était 75116 Paris déjà nombreuse, avant le bombarde- du 15 au 17 septembre 2017 à Cholet. membre du conseil d’administration de Tél. : 01 44 17 38 29 ment des 17 et 18 août 1943. Il en est rendu compte en détail. Ce l’Amicale de Neuengamme. En mars 30, bd des Invalides congrès a donné lieu à une journée 2017, il avait tenu à participer à la table Amicale de Flossenbürg 75007 Paris d’étude sur le thème de la complémen- ronde des descendants de déporté(e)s et Kommandos www.dora-ellrich.fr tarité des actions de mémoire entre organisée à la MRSH de Caen par la l’Éducation nationale et les associations Fondation (voir plus haut dans la ru- Message Amicale du camp de Gurs mémorielles, dont les conclusions se- brique Fondation) et témoigné de son N° 80, janvier 2018 ront communiquées ultérieurement. lien parental avec la déportation en des En présentant ses vœux pour la nou- 1939-1944, Gurs souvenez-vous 2, rue Chauchat termes particulièrement forts. velle année, Michel Clisson fait le point Nos147, 148 et 149, 2017 75009 Paris 25, rue Marius Lacroix de la refonte du site internet de son as- – Devenir du site de l’ancien camp de Tél. 01 45 23 39 99 17000 La Rochelle sociation et souligne l’important travail Gurs : les nouveaux aménagements www.facebook.com/amicaledachau www.campneuengamme.org historique effectué par Jean-Jacques du site de Gurs qui doivent en faire

124 DÉCEMBRE 2017 - N° 10 125 REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION Vie associative

un mémorial se heurtent encore à pas vers la création d’un véritable histoire à l’université d’Angers, qui se 21e Rendez-vous de l’histoire, de pro- des questions d’harmonisation et de Mémorial, ouvert au public. En 2018, propose de faire sa thèse sur le camp céder à un jumelage avec une école coordination des décisionnaires poli- sera inauguré le pôle mémoire de la de Rawa-Ruska, camp de représailles d'Ukraine pour initier un travail sur tiques locaux avec l’État. Ils avancent gare de Penne d’Agenais. pour prisonniers de guerre évadés, Rawa-Ruska et tenter de faire classer néanmoins et l’horizon semble se déga- Les cérémonies marquant le soixante placé au cœur du dispositif génocidaire le site de l’ancien camp au patrimoine ger pour le lancement d’une deuxième quatorzième anniversaire de l’insur- nazi, à 12 km du site de Belzec, dans de l’humanité par l’Unesco. tranche des travaux. rection d’Eysses sont prévues pour le des conditions de vie proches de celles Sous la plume de Martine Ray- – Activités de l’amicale : elles se répar- dernier week-end de février 2018. des camps de concentration. mond-Vaudry (Basse-Normandie et tissent entre médiation mémorielle www.eysses.fr L’association envisage de réaliser Mayenne), on trouvera une chronique auprès des établissements scolaires 10, rue Leroux une exposition incluant la partie belge sur la vie des femmes de prisonniers (de la périphérie), enrichissement 75116 Paris des anciens prisonniers du camp et de guerre sous l’Occupation. du site internet, édition d’un bulletin Tél. : 01 44 17 38 27 (le jeudi matin) leurs descendants, de s’associer à la 17, rue des Petits-Hôtels périodique toujours attrayant par ses Journée nationale de la Résistance 75010 Paris récits et ses découvertes de nouvelles Association Mémoire vive des convois le 27 mai 2018, de tenir un stand au Tél. : 01 42 46 75 54 figures et descendants d’internés des 31000 et 45000 vers Auschwitz (souvent espagnols) et la reconsti- tution de biographies témoignant de Mémoire Vive la complexité et de la spécificité de N° 65, novembre 2017 chaque histoire. Ce bulletin est consacré en grande Un projet novateur intitulé « Terres partie à des récits de voyage-mé- de Mémoire » va voir le jour avec la moire sur les sites d’Auschwitz I et de constitution d’un réseau groupant onze Birkenau. communes de la Région Occitanie où Un compte rendu détaillé de l’action ont existé des camps d’internement : du Comité pour la sauvegarde du Fort Le Récébédou, Noé, Rieucros, Agde, de Romainville fait suite. Bram, Brens, Le Vernet d’Ariège, Sept- www.memoirevive.org fonds, Argelès-sur-Mer, et Gurs. L’objectif du réseau est de Association Ceux de Rawa-Ruska promouvoir des activités artistiques et culturelles, en rapport avec le passé Envols des internés. N° 262, 2e semestre 2017 www.campgurs.com L’assemblée générale de l’associa- tion a eu lieu le 20 octobre 2017 à la Association nationale pour la Mémoire mairie du 20e arrondissement de Paris. des Résistants et Patriotes emprison- Parmi les informations délivrées par nés à Eysses ce numéro, retenons l’installation du siège national au 10 rue Leroux, dans Unis comme à Eysses un local loué par la FNDIRP, et l’ouver- N° 283, janvier 2018 ture d’un compte bancaire spécial des- Ce bulletin annonce l’ouverture tiné à financer la recherche historique d’un accès direct à la cour du Mur des initiée grâce à un jeune chercheur doc- Fusillés à la prison d’Eysses, premier torant, Alexandre Millet, étudiant en

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