Book

La ville-martyre: guerre, tourisme et mémoire en ex-Yougoslavie

NAEF, Patrick James

Abstract

Cet ouvrage se place à la croisée de l'anthropologie et de la géographie sociale, analysant le patrimoine culturel et le secteur touristique dans un contexte postconflit. Le cadre d'étude se limite à deux villes, célèbres pour le siège qu'elles ont vécu durant les guerres qui ont meurtri l'ex-Yougoslavie dans les années 1990 : , une ville secondaire de Slavonie, en Croatie orientale, et , la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Vingt ans après la fin des conflits, des sites sont toujours en ruines, et certains lieux de mémoire sont devenus des symboles incontournables de la guerre, au niveau local comme au niveau international. Si les immeubles détruits, les mines antipersonnel et les impacts de mortiers disparaissent progressivement du paysage, certaines traces sont encore présentes, conservées volontairement ou laissées à l'abandon. En outre, des pratiques – muséales, touristiques, artistiques – participent également à la patrimonialisation de ces conflits, à travers la mobilisation d'objets contemporains de ces événements (la muséification d'un site guerrier) ou par la [...]

Reference

NAEF, Patrick James. La ville-martyre: guerre, tourisme et mémoire en ex-Yougoslavie . Genève : Slatkine, 2016, 368 p.

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85084

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1 tus_27_couv_broche_tus_13_couv 03.05.16 08:04 Page1

Patrick Naef Patrick Naef LA VILLE MARTYRE

Cet ouvrage se place à la croisée de l’anthropologie et de la géographie sociale, analysant le patrimoine culturel et le secteur touristique dans un contexte postconflit. Le cadre d’étude se limite à deux villes, célèbres pour le siège qu’elles ont vécu durant les guerres qui ont meurtri l’ex-Yougoslavie LA VILLE MARTYRE dans les années 1990 : Vukovar, une ville secondaire de Slavonie, en Croatie orientale, et Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Vingt ans après la fin des conflits, des sites sont toujours en ruines, et certains lieux de mémoire GUERRE, TOURISME ET MÉMOIRE sont devenus des symboles incontournables de la guerre, au niveau local comme au niveau international. Si les immeubles détruits, les mines EN EX-YOUGOSLAVIE antipersonnel et les impacts de mortiers disparaissent progressivement du paysage, certaines traces sont encore présentes, conservées volontairement ou laissées à l’abandon. En outre, des pratiques – muséales, touristiques, artistiques – participent également à la patrimonialisation de ces conflits, à travers la mobilisation d’objets contemporains de ces événements (la muséification d’un site guerrier) ou par la création d’éléments a posteriori (la construction d’un mémorial). Par une intense mise en mémoire de la guerre, certaines villes en ex-Yougoslavie tendent ainsi à acquérir un statut de martyr, une construction symbolique qui répond à des agendas politiques autant que socio-économiques et qui alimente les conflits de mémoire dans la région. LA VILLE MARTYRE Patrick Naef –

ISBN 978-2-05-102764-9 Éditions Slatkine 9:HSMAPB=UW\[Y^: Genève Travaux des universités suisses N°27 2016 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page1 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page2 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page3

LA VILLE MARTYRE tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page4 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page5

Patrick Naef

LA VILLE MARTYRE

GUERRE, TOURISME ET MÉMOIRE EN EX-YOUGOSLAVIE

Éditions Slatkine GENÈVE 2016 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page6

Publié avec l’appui du Fond national suisse de la recherche scientifique, du Fond Rappard, et de la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève

© 2016. Éditions Slatkine, Genève. www.slatkine.com Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-05-102764-9 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page7

Sommaire

Liste des figures ...... 9

remerciements ...... 11

Données cartographiques ...... 13

acronymes ...... 19

introduction ...... 21

Chapitre 1: Guerre, tourisme et mémoire ...... 27

Chapitre 2: ville martyre, balkanisme et réconciliation ...... 61

Chapitre 3: Des villes et des mémoires divisées ...... 101

Chapitre 4: Le patrimoine socialiste dans le palimpseste yougoslave ...... 155

Chapitre 5: La décomposition yougoslave au musée ...... 177

Chapitre 6: «Wedon’tdobeaches» ...... 215

Chapitre 7: Construire la ville martyre ...... 245

Chapitre 8: vivre la ville martyre ...... 273

Conclusion ...... 329

références bibliographiques ...... 343

index ...... 359 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page8 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page9

LiSte deS figureS

Carte des lieux de mémoire de vukovar ...... 15

Figure 1: mémorial dédié aux soldats croates tombés durant la guerre ...... 55

Figure 2: Piste de bobsleigh détruite et abandonnée à Sarajevo ...... 57

Figure 3: Panneau aux abords de Nustar dans la région de vukovar ...... 58

Figure 4: Touristes et jeux d’enfants sur le mémorial aux juifs assassinés d’europe ...... 96

Figure 5: Un graffiti au centre de Sarajevo ...... 116

Figure 6: Panneau routier à l’entrée de la FBH ...... 125

Figure 7: Panneau routier à l’entrée de la rS ...... 126

Figure 8: Soldat autrichien (et touriste?) sur les hauteurs de Sarajevo ...... 149

Figure 9: Un buste de Franjo Tudjman ...... 158

Figure 10: représentations du maréchal Tito dans une boutique de souvenirs du centre de ...... 161

Figure 11: Statue abandonnée et vandalisée de Josep Tito ...... 165

Figure 12: Une exposition informelle à Baščaršija ...... 178 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page10

10 La viLLe marTyre

Figure 13: Construction d’un amphithéâtre dans le cadre du développement du Centre mémoriel de Kovači ...... 179

Figure 14: musée d’histoire de Sarajevo. reconstitution d’une cuisine durant le siège ...... 181

Figure 15: musée du tunnel ...... 190

Figure 16: entrée de l’ex-base de la ForProNU à côté de Srebrenica ...... 196

Figure 17: Une exposition de photos dans le centre mémoriel de Srebrenica-Potočari ...... 198

Figure 18: inscription haineuse laissée par un soldat de la DUTCHBaT ...... 201

Figure 19: Œuvre d’art basée sur cette inscription ...... 202

Figure 20: exposition d’objets personnels des victimes du massacre dans le Centre mémoriel d’ovčara ...... 206

Figure 21: Le mémorial réalisé par Slavomir Drinković ...... 207

Figure 22: L’entrepôt de velepromet ...... 209

Figure 23: Lieu de mémoire. L’hôpital de vukovar 1991 ...... 211

Figure 24: représentation de mladić ...... 255

Figure 25: Le château d’eau de vukovar ...... 263

Figure 26: Plaque mémorielle sur la bibliothèque de Sarajevo ...... 282

Figure 27: affiche exposée en 2011 au cimetière de Srebrenica ...... 288

Figure 28: vente de DvD dans le «marché des moudjahidines » ...... 310 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page11

remerciementS

Je tiens à remercier Jean-François Staszak, roderick Lawrence, Brigitte Sion, maria Gravari-Barbas et andré Ducret pour leur soutien et leurs conseils avisés tout au long de la réalisation de cet ouvrage. il convient aussi de remercier chaleureusement tous les acteurs sur le terrain qui ont accepté de m’accorder du temps et surtout de revenir sur des événements souvent traumatisants de leur existence. C’est avec émotion que je repense à mes séjours sur place entre 2006 et 2012, et je ne peux qu’exprimer mon grand respect pour l’optimisme et le courage exprimés par certains dans un tel contexte de crise. Finalement il me faut exprimer ma profonde gratitude à mes parents, ann et andré Naef, pour leur relecture, ainsi qu’à ma compagne, Jenna iodice, qui m’a inconditionnellement soutenu tout au long de ce processus. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page12 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page13

donnéeS cartographiqueS TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page14 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page15

15 Velepromet (projet de mémorial) de (projet ukoVar 9 allemand cimetière vieux 10 Tudjman de Buste 11 1991 vukovar Hôpital 12 juif cimetière vieux 13 Hangars 14 d’eau Château 15 tanks des Cimetière 16 le sur Croix V , 2014) , aef (n arte deS Lieux de mémoire de c NKRadnickiVukovar 1 football de club au mémorial 2 Dudik de mémorial 3 défenseurs des Cimetière 4 d’ovčara mémoriel Centre 5 patriotique Guerre la de musée 6 orthodoxe cimetière vieux 7 catholique cimetière vieux 8 bulgare Cimetière TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page16 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.1621:19Page17

carte deS Lieux de mémoire de SarajeVo (naef, 2014)

17 musée du tunnel 30 Cimetière juif 18 31 Cimetière Lav 19 musée d’histoire 32 Cimetière principal 20 musée national 33 Tombe d’izetbegović 21 musée izetbegović 34 mémorial du marché de makale 22 musée Sarajevo 1878-1918 35 Pont des premières victimes 23 musée du siège (projet) 36 Brasserie 24 Holiday inn 37 Hall olympique Zetla 25 mémorial pour les enfants assassinés 38 mémorial partisan de vraca 26 mémorial antifasciste – Flamme éternelle 39 Piste de bobsleigh 27 Bibliothèque vijećnica 40 mosquée du roi Fahd et «marché des moudjahidines» 28 Cimetière des martyrs de Kovači 41 arrivée du téléphérique

29 Cimetière alifakovać 17 42 Pont latin (ancien pont Gavrilo Princip) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page18 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page19

acronymeS

atBh association touristique de Bosnie-Herzégovine atfBh association touristique de la Fédération de Bosnie- Herzégovine atnuSo administration transitoire des Nations unies pour la Slavonie, la Baranja et le Srem occidental Bh Bosnie-Herzégovine Bhr Bureau du haut représentant ce Commission européenne ci Communauté internationale cij Cours internationale de justice fBh Fédération de Bosnie-Herzégovine hdZ Union démocratique croate (Hrvatzka Demokratska Zajednica) hr Haut représentant hVo Conseil de défense croate (Hrvatskovijećeobrane) icmp Commission internationale des personnes disparues iccrom Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels icomoS Conseil international des monuments et des sites jna armée populaire de yougoslavie (Jugoslovenskanarodna armija) ndh état indépendant de Croatie (NezavisnaDržavaHrvatska) ong organisation non gouvernementale onu organisation des Nations unies otan organisation du Traité de l’atlantique Nord pnud Programme des Nations unies pour le développement pnue Programme des Nations unies pour l’environnement rfSy république fédérative socialiste de yougoslavie rS république serbe de Bosnie (RepublikaSrpska) rSk république serbe de Krajina TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page20

20 La viLLe marTyre

Sda Parti d’action démocratique (Stranka demokratske akcije) SdSS Parti démocratique indépendant serbe (Samostalna demokratskasrpskastranka) ue Union européenne forpronu Force de protection des Nations unies uneSco organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture unpa UnitedNationProtectedArea(zone de protection de l’oNU) uSaid United States agency for international Development (agence des états-Unis pour le développement interna- tional) tpiy Tribunal pénal international pour l’ex-yougoslavie TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page21

introduction

L’objectif général de cet ouvrage est l’analyse du patrimoine culturel né de la guerre qui a ravagé l’ex-yougoslavie dans les années 1990, prin- cipalement par sa mobilisation dans le secteur touristique. Ce travail comprend deux études de cas principales, Sarajevo, capitale de la Bosnie, et vukovar, une ville de Croatie, ainsi qu’une troisième étude de cas, considérée ici comme secondaire, la ville bosnienne de Srebrenica. Ces trois villes connaissent aujourd’hui une effervescence dans la réalisation de mémoriaux et de musées mettant en scène l’histoire des conflits qu’elles ont vécus. De plus, certaines pratiques touristiques sont directe- ment liées à la guerre, à l’exemple d’excursions conceptualisées ici en termes de «war tours», proposées en Bosnie et, dans une moindre mesure, en Croatie. Cette réflexion se base sur l’hypothèse générale que la mobilisation du patrimoine dans ces pratiques mémorielles, que ce soit à travers l’ac- tivité touristique ou la production muséale, est un élément essentiel de la reformulation des identités postyougoslaves. en outre, ces dyna- miques patrimoniales semblent souvent guidées par des courants natio- nalistes, engendrant de nouveaux conflits sur la représentation et l’interprétation de ces guerres. La production d’un tel patrimoine n’est de loin pas du seul ressort des pouvoirs publics, car de nouveaux entre- preneurs mémoriaux (oNG, acteurs touristiques, survivants, etc.) appa- raissent sur le devant de la scène, souvent avec des objectifs divergents, voire complètement antagonistes. Cela amène à questionner le rôle de ces acteurs et à examiner les dyna- miques et les enjeux qui sous-tendent leurs démarches et leurs discours. L’analyse de ces conflits de mémoire soulève en effet de nombreuses interrogations, particulièrement en termes de cohésion sociale et de reconstruction: l’exploitation d’un tel patrimoine peut-elle être un moyen de réconciliation entre des communautés divisées ou au contraire raviver des tensions? Ce patrimoine peut-il être considéré comme un vecteur TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page22

22 La viLLe marTyre

d’expression pour certains acteurs marginalisés ou sa gestion sert-elle au contraire les structures de pouvoir?

LeS «BaLkanS »: deS pontS et un BariL de poudre on emploie ici des guillemets pour démontrer que le terme de «Balkans» est connoté et surtout dénué de fondements spatiaux; en effet personne ne s’accorde sur l’aire géographique exacte que couvre cette désignation. Cela ne l’empêche pas d’être répandue, autant dans le sens commun que dans la littérature académique, et d’être assimilée à bon nombre d’images et de métaphores. on peut mentionner celle du pont, mise en évidence dans la littérature par le célèbre roman d’ivo andrić (1945) – LepontsurlaDrina–présentant cette région comme le lien entre l’est et l’ouest. Une autre image passablement en vogue, et surtout moins flatteuse, consiste à assimiler les «Balkans» à un baril de poudre. Cette vision simpliste vise à décrire un territoire qui passerait d’une situa- tion stable et calme à un déchaînement de violence, à la suite d’un événe- ment qui en constituerait l’étincelle. Déjà en 1914, la ville de Sarajevo est comparée à un baril de poudre lorsque l’archiduc François-Ferdinand et sa femme y sont assassinés par Gavrilo Princip, un étudiant d’origine serbe. Cet incident est généralement considéré comme l’événement – autrement dit «l’étincelle» – qui conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Ces représentations, qui peuvent être consi- dérées par certains comme des stéréotypes, contribuent à construire un imaginaire, souvent déconnecté de la réalité, portant sur une région indé- finie. en outre, cette métaphore du baril de poudre a largement réapparu dans les discours, suite aux guerres des années 1990, confirmant les propos de Chastel (2008) qui souligne que la secousse des guerres rend vie aux symboles. Si une région peut susciter des images et des métaphores, certains lieux précis sont également susceptibles d’acquérir un statut de symbole ou d’icône en relation avec un contexte géographique ou historique. Ces représentations sont particulièrement en vogue dans le secteur touris- tique; des villes et des sites devenant des symboles de plage, de musique, de gastronomie, etc. De même, un trauma collectif, tel qu’une guerre, peut également constituer la base d’une image exploitée dans le secteur du tourisme. auschwitz-Birkenau ou oradour-sur-Glane sont aujourd’hui des symboles forts des massacres et des génocides perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale. ils sont en outre devenus des sites touristiques attirant chaque année des milliers de visiteurs. en ex-yougoslavie, des TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page23

iNTroDUCTioN 23

villes sont également érigées en symboles de guerre, mobilisés à diffé- rents niveaux dans leurs secteurs touristiques. L’auteur tchèque Jáchym Topol (2012), dans un roman burlesque et cynique intitulé L’atelierdudiable, revient sur le destin de sites trauma- tiques suivant une perspective de mise en tourisme. Les personnages, tels que le narrateur et son oncle Lebo, refusent de voir disparaître les vestiges du camp de concentration de Theresienstadt et misent sur le tourisme pour sa préservation. en créant un «Jurassic parc mémoriel» et en vendant des «pizzas ghetto», ils cherchent à attirer touristes et survivants sur ce lieu de mémoire. Devenant un spécialiste dans ce domaine, le narrateur se rend ensuite en Biélorussie, considérée dans cet ouvrage comme le pays le plus traumatisé de la Seconde Guerre mondiale et surtout celui dont le trauma est le moins reconnu: «on parle tout le temps des camps de la mort en Pologne. mais c’est de la blague. Tous les chemins mènent à auschwitz, mais il faut que ça change!» (Topol, 2012: 106). L’auteur décrit la compétition mémorielle – puis touristique – qui fait rage entre ces sites, concluant ironiquement que l’importance de ces nouvelles attractions touristiques devrait être proportionnelle à la souf- france qu’elles représentent. Dans cette fiction, au-delà du burlesque et de l’ironie, Topol décor- tique des enjeux contemporains encore peu explorés. De plus en plus de sites de guerre ou de massacre sont conservés suivant une dimension historique et testimoniale, et le secteur du tourisme n’échappe pas à ce processus. Ces sites s’intègrent dans un marché où des lieux iconiques tels qu’auschwitz peuvent être considérés, suivant la vision cynique de Topol, comme les plus rentables, que ce soit en termes de moyens finan- ciers ou de reconnaissance. Le tourisme s’intègre ainsi dans la patrimo- nialisation de ces sites, devenant également un enjeu dans les conflits de mémoire engendrés par une telle dynamique. Cet ouvrage vise à mettre au jour certains de ces mécanismes dans le contexte postyougoslave, en se concentrant sur trois villes qui voient les touristes progressivement revenir et surtout visiter leurs lieux de mémoire.

une approche du poStconfLit par Le touriSme Bon nombre de recherches ont été menées sur les conflits de mémoire qui font suite aux guerres des années 1990 en ex-yougoslavie, des conflits qui prennent leurs racines déjà dans les deux guerres mondiales, si ce n’est encore plus loin dans le temps. Toutefois, une approche par le secteur touristique représente un champ encore quasiment inexploré dans TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page24

24 La viLLe marTyre

ce contexte géographique. De plus, lorsque des thématiques a priori anta- gonistes, comme la guerre et le tourisme, sont mises en perspective, la recherche tend à se focaliser avant tout sur des aspects liés à la recons- truction des structures et des marchés touristiques. Une analyse de la mise en tourisme du patrimoine de guerre, impli- quant un examen attentif des interprétations, des discours et des représen- tations à cet égard, mérite d’être approfondie. en outre, les secteurs touristiques et culturels peuvent être considérés comme les parents pauvres de la reconstruction postconflit, alors qu’ils jouent un rôle essen- tiel dans la résolution, ou au contraire dans le renforcement, des conflits identitaires qui font suite à des conflits armés. on entend également ici contribuer à une meilleure compréhension des guerres et de la situation postconflit en ex-yougoslavie, dont les causes et les effets sont encore trop souvent considérés d’une façon simpliste et essentialiste, se bornant à décrire des haines ancestrales et une propension à la violence qui rédui- raient cette région à un baril de poudre. D’un point de vue théorique, l’objectif est aussi d’approfondir et d’adapter certains concepts récents à un cadre géographique spécifique, tels que celui de «memorialmania» (Doss, 2010) développé dans le contexte des états-Unis, ou de «traumascape» (Tumarkin, 2005) qui demande encore un important travail de déconstruction. on entend intro- duire de nouveaux concepts dans ce champ de recherche émergent. en premier lieu, celui de «ville martyre» et, dans un deuxième temps, dans la conclusion, celui «d’aliénation patrimoniale». De plus, l’observation de la mise en tourisme de la guerre permet de mettre en lumière une pratique, qualifiée ici de wartours, dont une analyse attentive fait encore défaut dans la recherche académique. Trois axes principaux guident cette étude. Le premier, certainement le plus classique dans un contexte postconflit, vise à établir si la mise en tourisme de la guerre dans l’espace postyougoslave peut favoriser un processus de réconciliation ou, au contraire, l’entraver. Le deuxième consiste à analyser les liens entre tourisme et guerre au regard du concept de «balkanisme» développé par maria Torodova (2009). L’objectif est de déterminer si la mise en tourisme de la guerre en ex-yougoslavie participe à la formation du «mythe balkaniste», en décrivant cette région comme un lieu où règnent la barbarie, la sauvagerie et la violence, confirmant ainsi la métaphore du baril de poudre. Finalement, comme l’indique le titre de cet ouvrage, le dernier axe vise à développer un concept encore très peu exploré dans le monde académique, celui de ville martyre. La question est ainsi d’évaluer si la mise en tourisme de la guerre contribue TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page25

iNTroDUCTioN 25

à transformer des lieux tels que Sarajevo, vukovar et Srebrenica en ville martyres. Les principales questions de cet ouvrage cherchent premièrement à éclairer certaines fonctions et certains enjeux contemporains liés à la gestion du patrimoine et sa mise en tourisme. Le patrimoine est-il mobi- lisé pour affirmer une identité nationale bouleversée par la guerre? De manière plus générale, comment ce patrimoine influe-t-il sur la recompo- sition des identités postyougoslaves? Sa mobilisation peut-elle favoriser le processus de réconciliation en ex-yougoslavie? ou au contraire contribue-t-il à exacerber des tensions mémorielles? Cela renvoie à la question de son interprétation: observe-t-on dans la gestion et la mise en tourisme de la guerre en ex-yougoslavie l’émergence de points de vue multiples ou au contraire univoques? enfin, une réflexion plus générale porte sur la recherche d’un juste milieu, s’il existe, entre oubli et mise en mémoire de la guerre. C’est un intérêt pour un environnement urbain qui guide cette recherche, plus précisément la manière dont ce milieu peut influencer l’identité de ses habitants. Dans les villes étudiées, les traces de la guerre disparaissent progressivement, mais à des rythmes différents, et certaines sont volontairement conservées et mises en évidence. Les roses de Sarajevo rendent bien compte de ce processus. Ces impacts d’obus couverts de peinture rouge, que l’on trouve un peu partout sur les trottoirs de la capitale bosnienne, disparaissent progressivement avec la recons- truction de la ville. Toutefois, certaines sont entourées d’un périmètre tracé à la craie visant à les protéger. Des habitants évitent ainsi de les piétiner, alors que d’autres passent tout droit.

LeS catégorieS nationaLeS, conStruction et déconStruction aujourd’hui, les identités des habitants de Croatie et de Bosnie tendent à se cristalliser sur la nationalité, principalement bosniaque, serbe et croate. il est clair que la guerre a sensiblement renforcé ce processus de retranchement identitaire dans des villes comme Sarajevo et vukovar, réputées avant le conflit pour leur dimension multiculturelle. Les propos des acteurs locaux – provenant du milieu politique, des médias ou de la société civile – sont les premiers révélateurs de cette dynamique identi- taire amenant un individu à se considérer exclusivement comme bosniaque, serbe ou croate. Cependant, cela ne doit pas faire oublier la fluidité qui caractérise toute construction identitaire. il est ainsi important de prendre un certain recul et de reconnaître que ces catégories nationales TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page26

26 La viLLe marTyre

sont aussi des constructions, produites non seulement par les acteurs locaux, mais aussi à l’extérieur par les travaux des chercheurs. La diffi- culté consiste donc à trouver le juste milieu entre la production de caté- gories – souvent nécessaire pour développer une certaine force d’analyse – et une réification de la réalité ne tenant pas compte de la fluidité des identités sur place. Cela semble d’autant plus sensible dans un tel contexte, en raison des nombreux enjeux de cette catégorisation dans la situation d’après-guerre (la reconnaissance des responsabilités dans le conflit, l’accès aux ressources socio-économiques, l’instrumentalisation politique de ces catégories, etc.). Cette problématique complexe a ainsi soulevé un des défis les plus importants dans ce travail. De nombreux vecteurs, dont certains sont analysés ici, contribuent à sédimenter ces catégories nationales. Le recen- sement en Bosnie en est l’un des exemples les plus évidents, les habitants étant stratégiquement poussés à s’inscrire dans l’une ou l’autre de ces catégories. Dans le cadre de cette recherche, il a été souvent très difficile de démêler la mixité des identités nationales, dans la mesure où le discours dominant sur place tend au contraire à classer les habitants dans des catégories bien définies. Ces catégories nationales ont été considérées indirectement, soit par l’étude des statistiques touristiques par nationalité, soit par l’analyse des recensements locaux et nationaux, afin de rendre en partie compte de la situation démographique des études de cas. De plus, lors des entretiens, certaines questions posées abordaient le concept de nationalité, lorsque l’on cherchait par exemple à déterminer les origines du public d’un musée ou celles des participants à un wartour. Comme on le verra plus loin, si certains interlocuteurs insistent sur l’hétérogénéité de ces identités, la plupart des réponses confirment cette catégorisation nationale. Un des objectifs de cette étude est ainsi la déconstruction des représentations de ces catégories dans les musées et dans le secteur touris- tique en général. Finalement, il importe de préciser que certains concepts et désigna- tions dans ce texte ne sont à dessein pas traduits, dans un souci de ne pas perdre en signification. Pour ne pas alourdir le texte, bon nombre de termes sont désignés par une abréviation, dont la liste figure au début de cet ouvrage. Le périmètre géographique étudié est présenté comme «l’es- pace postyougoslave» ou simplement «l’ex-yougoslavie» afin d’éviter le terme de «Balkans», qui est imprécis et connoté. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page27

CHaPiTre 1

guerre, touriSme et mémoire

Les études mettant en jeu le tourisme et la guerre représentent un champ de recherche émergent et fragmenté. il n’existe d’ailleurs pas d’études sur le tourisme postconflit à proprement parler, et les chercheurs impliqués dans cette problématique doivent adopter une perspective interdisciplinaire et se tourner vers des domaines mettant en jeu le patri- moine, le tourisme, la mémoire et les contextes d’après-guerre. Lorsque cette recherche a été initiée, les théories du darktourism, généralement traduites par «tourisme macabre» ou «tourisme sombre», liées à la mise en tourisme de sites associés à la mort, la souffrance et les catas- trophes, ont d’abord été considérées comme une ouverture théorique inté- ressante. Cependant, celles-ci, avant tout développées dans les secteurs de l’hôtellerie, de la gestion ou du marketing, ont été rapidement mises de côté, principalement en raison de leur décontextualisation culturelle, leur prédominance quantitative, ainsi que leurs tendances à la généralisa- tion. au contraire, la mise en tourisme de la guerre est attachée à des objets et des sites caractérisés par leur spécificité, remettant en question toutes théories généralisantes, telles que celles du dark tourism qui tendent à considérer également des sites comme le donjon de Londres et auschwitz-Birkenau. il importe donc de se pencher sur des champs de recherche et des concepts variés, certains liés aux sciences humaines et sociales et d’autres plutôt attachés au secteur touristique, mettant en jeu des réflexions liées à la gestion des flux, au management, à la mobilité ou à l’aménagement du territoire. Dans ce cadre interdisciplinaire, la notion de patrimoine culturel représente une composante centrale et transversale. De plus, dans un contexte postconflit, les objets et sites patrimoniaux analysés rendent compte d’un changement de paradigme récent dans les études sur le patri- moine, où une conceptualisation de celui-ci, centrée auparavant principa- lement sur le prestigieux et l’admirable, intègre progressivement des TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page28

28 La viLLe marTyre

notions opposées, telles que le trauma, la honte ou l’horreur. Cela implique d’adopter une perspective critique afin de démontrer que la gestion du patrimoine et sa mise en tourisme sont des actes politiques, mettant en jeu des relations de pouvoir, des conflits identitaires, des logiques d’exclusion ou des dynamiques d’appropriation mémorielle.

La reconStruction au-deLà de La pierre ici, l’aspect structurel qui détermine la mise en tourisme du patri- moine de guerre est mis en lumière, mobilisant des éléments liés à la reconstruction d’un appareil légal et administratif, à la gestion des musées, au développement d’un secteur touristique ou à l’influence du contexte postconflit sur les politiques culturelles. Une deuxième dimen- sion qui guide cette étude est attachée aux représentations produites dans les domaines du tourisme et de la culture, impliquant des problématiques liées à la mémoire, à l’interprétation de l’Histoire ou à la muséalisation du patrimoine de guerre. Ces deux dimensions sont intrinsèquement liées, la structure des secteurs touristique et culturel influant sur les repré- sentations qui y sont produites et, inversement, ces représentations pouvant déterminer certains aspects de la structure socio-économique dans lesquels elles s’intègrent. L’étude d’un musée consacré à la guerre, par exemple, ne peut faire l’économie de l’une ou l’autre de ces perspec- tives. L’interprétation de la mémoire du conflit, le statut du musée, son fonctionnement économique, son aménagement représentent un ensemble d’éléments interconnectés, nécessitant une approche transver- sale pour saisir les implications liées à sa muséalisation. au vietnam, les systèmes narratifs de certains musées centrés sur la guerre – souvent qualifiés de propagande antiaméricaine – ont été revus avec l’essor du tourisme américain dans les années 1980. La structure nationale des touristes influe ici sur l’interprétation du patrimoine proposée dans ces institutions. Des éléments permettant d’accroître les flux de visiteurs sont ainsi directement liés à l’interprétation de la mémoire de la guerre. D’un autre côté, des entrepreneurs peuvent volontairement purger certains sites de leur patrimoine de guerre suivant leurs intérêts en termes de dévelop- pement touristique, comme se détacher d’une image de guerre. Les repré- sentations attachées à un lieu peuvent ainsi également déterminer son aménagement et ses fonctions. Si une approche interdisciplinaire semble nécessaire pour une bonne compréhension du développement touristique après un conflit, bon nombre d’études dans ce domaine sont caractérisées au contraire par un TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page29

GUerre, ToUriSme eT mémoire 29

cloisonnement disciplinaire. Les analyses quantitatives et positivistes qui dominent généralement les études sur le tourisme ne suffisent pas à rendre compte de toute la complexité d’une telle thématique. Dans un tel contexte, l’anthropologie et la géographie culturelle semblent se profiler comme des disciplines incontournables pour permettre cette approche transversale. Dans le monde francophone, toutefois, il n’existe que peu de recherches sur le patrimoine de guerre fondées sur une dimension géographique ou anthropologique. C’est avant tout selon une perspective historique que ces sites et objets sont analysés, souvent en relation avec la notion de lieu de mémoire développée par Nora. De plus, le contexte étudié est généralement attaché à des sites français : oradour-sur-Glane, les plages de Normandie ou les nombreux musées et mémoriaux attachés aux deux guerres mondiales, dont le mémorial de Caen constitue sans doute un exemple paradigmatique. au contraire, la littérature anglo- phone est caractérisée par une variété de contextes et d’approches: géographie, science politique, anthropologie, histoire de l’art, sémio- tique, etc. Cela est bien sûr dû au fait que des chercheurs issus de tous horizons écrivent en anglais, qui est la linguafranca dans le domaine académique. Cet ouvrage se veut ainsi également un pont entre la litté- rature francophone et la littérature anglophone, considérées ici comme complémentaires, même si la seconde est caractérisée par un corpus beaucoup plus vaste. L’analyse du développement touristique dans un contexte postconflit permet également de mettre au jour l’importance, et surtout le manque d’intégration, de la sphère culturelle dans les politiques de reconstruction en général. Cela d’autant plus lorsque l’on s’intéresse au tourisme, un secteur loin d’être une priorité après une guerre. Cependant, dans des économies ravagées par des conflits armés et caractérisées par un marché de l’emploi sinistré, la relance du tourisme constitue souvent une des premières perspectives d’emploi, et celui-ci peut même être considéré comme une forme d’eldorado. Si les touristes reviennent rapidement dans un pays après la fin d’une guerre, cette pratique peut se développer dans un cadre légal et institutionnel faible, voire inexistant, laissant des marges pour d’éventuelles dérives. Dans ce sens, il importe de prendre en compte ce secteur, ainsi que les politiques culturelles dans lesquelles il s’intègre, dès le début d’un processus de reconstruction. De plus, des conflits armés peuvent se perpétuer sur un plan symbolique, et la sphère culturelle peut constituer ainsi un nouveau champ de bataille. Finale- ment, la composante culturelle dans la reconstruction postconflit peut TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page30

30 La viLLe marTyre

représenter un indicateur important en termes d’échec ou de succès dans la construction d’une nation. Cependant, comme au Cambodge dans les années 1990, le secteur touristique a été totalement négligé par l’aide internationale (Winter, 2007). Si les contextes culturels sont toujours uniques, ils ne sont que rare- ment étudiés en profondeur avant une opération de reconstruction (Beneduce, 2007) ainsi, l’approche des organisations et des agences enga- gées dans la reconstruction est souvent critiquée, présentée non seulement comme décontextualisée, mais aussi comme trop technique. Cette vision technocentrée, impliquant notamment un manque d’intégration du secteur culturel, tend ainsi à occulter certaines dynamiques identitaires qui accom- pagnent la reconstruction. La conservation du patrimoine est une forme de politique culturelle mettant en jeu des questions identitaires et politiques autant que techniques. L’hégémonie de l’approche technique dans la gestion du patrimoine est par exemple remise en question par les membres du projet de recherche CriC1, qui insistent sur l’importance des dyna- miques identitaires attachées au patrimoine, démontrant la dimension sélective que peut prendre sa gestion après une guerre. Baillie (2011), partie prenante dans ce projet, constate également ces lacunes dans la reconstruction de vukovar. Selon elle, des lieux détruits de la ville sont encore vivants et contestés, et une approche uniquement technique ne permet pas de mettre ces dynamiques en lumière. Cela nous renvoie au cadre plus large de la gestion de la mémoire d’un conflit armé, dont l’étude semble inévitablement dégager des relations de pouvoir, des conflits identitaires ou des problématiques liées à l’accès à des ressources économiques, politiques, sociales et culturelles.

une production contemporaine et une reSSource touriStique C’est essentiellement le patrimoine culturel, et plus spécifiquement celui associé aux guerres des années 1990 en ex-yougoslavie, auquel on se réfère ici. Toutefois, il importe également de prendre en compte des éléments patrimoniaux liés à des guerres qui ont précédé ces conflits armés, principalement les deux guerres mondiales. Le tourisme est avant tout considéré dans sa dimension culturelle ou historique, suivant l’ob- jectif d’évaluer les impacts de la mobilisation de ce patrimoine de guerre

1 identity and conflict. Cultural heritage and the reconstruction of identities after conflict (CriC). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page31

GUerre, ToUriSme eT mémoire 31

dans ce secteur. Cette étude vise en premier lieu à déterminer quels objets sont patrimonialisés ou au contraire laissés en marge de ce processus. il s’agit également d’évaluer par quels acteurs et pour quel public cette patrimonialisation est produite. Cela implique d’identifier les différents entrepreneurs mémoriaux investis dans ce processus en ex-yougoslavie. De plus, une attention particulière est portée aux différentes interpréta- tions attachées à ce patrimoine, ainsi qu’aux diverses représentations mises en jeu dans sa mobilisation dans le secteur touristique, mais aussi dans le domaine culturel en général. Lowenthal, en 1985, présente le patrimoine non pas comme la préser- vation d’objets, mais comme une création. ashworth (2012: 187) voit là un changement de paradigme, le patrimoine n’étant plus considéré comme un ensemble d’éléments et d’artefacts transmis du passé au présent, mais comme un processus, une création permanente visant à répondre à des besoins contemporains. Bon nombre d’auteurs (edkins, 2003; Uzzel a., 1998; Chastel & Babelon, 2008; Baillie, 2011; viejo-rose, 2011; assayag, 2007) conceptualisent aujourd’hui ainsi le patrimoine, comme une production contemporaine et dynamique, en opposition avec une vision statique, basée sur un paradigme de préservation. ainsi, les pratiques attachées à la gestion de patrimoine ne sont pas orientées seulement vers le passé, mais également vers le futur. Dans un contexte postconflit, cette conceptualisation contemporaine et dynamique du patrimoine est primordiale, sa gestion après la guerre répondant à de nombreuses problématiques ancrées dans le présent, telles que la recons- truction d’une image détériorée par un conflit ou la mise en place d’une dynamique de réconciliation. De manière plus générale, le développe- ment d’un secteur touristique comprenant des éléments du patrimoine culturel représente également un de ces enjeux contemporains. De plus, pour ashworth (2008), le patrimoine comme un produit du présent se base sur des passés et des futurs imaginés. Cela semble d’autant plus significatif dans le secteur touristique, laissant une place importante au domaine de l’imagination, que ce soit par les représentations qu’il propose ou par les imaginaires construits par les touristes eux-mêmes. Saïd (2000: 185) présente la mémoire également comme une construc- tion permanente, démontrant que les événements historiques sont sélec- tionnés et reconstitués suivant des enjeux sociopolitiques: «La mémoire collective n’est pas une chose inerte et passive, mais un champ d’activité où les événements passés sont sélectionnés, reconstruits et dotés de nouvelles significations.» Le patrimoine culturel, et indirectement le passé, deviennent ainsi des ressources stratégiques, d’autant plus dans TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page32

32 La viLLe marTyre

une situation d’après-guerre, où des conflits de mémoire peuvent suivre des conflits armés. Cette vision du passé comme une ressource s’intègre donc pleinement dans une perspective mobilisant patrimoine culturel et tourisme. De plus, dans un contexte de conflits armés engendrés par la formation de nouveaux états-nations, la composante identitaire mise en jeu dans le développement touristique est incontournable. Selon Debarbieux, Staszak et Tebbaa (2012: 1), les études sur le tourisme sont parmi celles qui le plus tôt se sont intéressées à la question des dynamiques identitaires: «Le tourisme participerait ainsi à la préservation, l’évolution (pourquoi serait- elle nécessairement négative?), voire la (ré)invention des identités locales, qu’il participerait ainsi à renforcer, ce qui est après tout assez logique, car celles-ci constituent bien une ressource pour un tourisme de plus en plus demandeur d’altérité.» il est postulé ici que la guerre représente une forme d’altérité et que le patrimoine qui en découle constitue une ressource promue dans le secteur touristique de certains sites en ex-yougoslavie. il est également avancé que la mise en tourisme de la guerre dans cette région contribue à la refonte des identités sur place. ainsi, l’analyse de la mise en tourisme de la guerre dans l’espace postyougoslave nécessite de porter une attention particulière aux divers processus de reconstruction identitaire engendrés par le morcellement de la yougoslavie. Le secteur touristique est abordé ici avant tout en tant que production, où des acteurs, tels que des opérateurs, des guides, des employés de musées ou des fonctionnaires impliqués dans la gestion du tourisme ou du patrimoine culturel participent à produire des ressources pour les touristes. L’intérêt principal de cette recherche est lié à la mise en tourisme de lieux de mémoire, tels que des musées et des ruines. Suivant cette idée, ce sont tous les visiteurs de ces sites qui sont considérés et pas uniquement les touristes. on adopte ainsi une vision large de ces visiteurs, permettant aussi d’intégrer des acteurs a priori hors du domaine touris- tique, comme des journalistes, des soldats, voire même des habitants, qui s’adonnent à un moment donné à une activité dite «touristique», en suivant un tour organisé ou en visitant un musée, voire un mémorial. Les objets d’étude abordés ici sont mis en perspective avec différents concepts issus de l’anthropologie du tourisme. Dans un contexte mettant en jeu la guerre et le tourisme, celui de trivialisation2,

2 Qui peut se traduire en français par le terme de «banalisation». on prend le parti dans cette étude d’utiliser le terme anglais afin de ne pas perdre en signification. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page33

GUerre, ToUriSme eT mémoire 33

étroitement lié à celui de commodification3, semble incontournable. La guerre représente en effet un contexte «hors normes», et sa mise en tourisme peut tendre à une certaine normalisation, voire à sa banalisa- tion. Certains auteurs (Cole, 2000; Hewison, 1987; ashworth, 2012) introduisent la notion de trivialisation pour décrire ce processus, se déroulant en parallèle à la mise en tourisme et la commodification d’ob- jets ou d’événements. Dans une vision plus critique, on parle aussi de «disneylandisation»4 (Causević, 2008; Tumarkin, 2005; alneng, 2002), voire de kitschisation (Doss, 2010). Hewison (1987) revient ainsi sur les processus de commodificationet de trivialisation engendrés par le tourisme, avançant que « l’industrie du patrimoine » remplace l’Histoire et présente une vision erronée du présent. Selon lui, on serait aujour- d’hui plus concerné par le fait de répondre aux besoins économiques et sociaux du présent que par une volonté de défendre une vision exacte de l’Histoire. De son côté, Cole s’attache à présenter le processus de trivialisationsuscité par la mise en tourisme d’auschwitz, mettant en lumière les distorsions historiques qu’il engendre. Le concept de trivia- lisationen amène un autre, central dans cette étude, celui de simplifica- tion. Dans un contexte postconflit, cette dynamique, par les distorsions historiques qu’elle suscite, peut devenir problématique en termes d’in- terprétation, voire d’instrumentalisation du patrimoine de guerre. volčič, erjavec et Peak (2013 : 2) mettent en lumière cette notion dans le contexte de Sarajevo, principalement par une analyse des reportages journalistiques à son sujet, mais aussi par l’observation du secteur touristique. Selon eux, la mémoire de la guerre à Sarajevo est présentée comme un produit et comme une image de marque destinés aux touristes. L’Histoire est simplifiée et amputée, pour s’adapter aux cadres du tourisme. Finalement, des notions a priori détachées des études sur le tourisme telles que celles de légitimation ou d’idéologie sont également mobili- sées du fait de leur importance dans un contexte postconflit. il s’agit d’une part de déterminer si la pratique touristique mettant en jeu la guerre obéit à des motivations idéologiques. D’autre part, la légitimité de présenter un conflit peut constituer un enjeu important dans un

3 Dans le secteur touristique, le processus de commodification, basé sur celui de commodity, renvoie à l’idée de transformer en bien de consommation des éléments (arte- fact, service, idée) n’entrant a priori pas dans le domaine économique. 4 Disneyfication en anglais. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page34

34 La viLLe marTyre

contexte associé à une guerre récente, qui donne lieu à des interpréta- tions diverses et souvent antagonistes.

du traumascape au touristscape Dans les études sur le tourisme, divers auteurs introduisent le concept de touristscape (Winter, 2007; metro-roland, 2011). Différentes concep- tions sont présentées; toutefois, elles se rejoignent en général pour présenter le touristscape comme un ensemble d’éléments attachés au tourisme, comprenant des ressources telles que des sites, des attractions, des centres touristiques et des services tels que des hôtels, des restaurants ou des boutiques. L’approche de metro-roland (2011), qui met en pers- pective les concepts de «cityscape» et de touristscape, est intéressante dans le contexte du développement touristique d’une ville. L’auteur démontre que, si les expériences et les pratiques attachées à ces domaines sont bien distinctes, elles se mélangent et se chevauchent. Des objets tels que des restaurants sont partagés par les habitants et les touristes, et ces derniers sont amenés à voir de nombreux éléments du quotidien et hors du domaine touristique. ainsi, dans un contexte postconflit, l’expérience quotidienne associée à la guerre et celle attachée à la période de recons- truction postconflit sont mobilisées touristiquement et constitutives du touristscape. Winter (2007) s’est intéressé à l’impact des politiques de conservation sur le site d’angkor au Cambodge. il observe que, suite à son inscription au patrimoine mondial de l’UNeSCo, ces politiques de conservation tendent à transformer ce site en un touristscapestatique et géographique- ment limité; une conception «gelée» du paysage, vue comme idéale pour la gestion d’un site classé par l’UNeSCo. Suivant cette idée, miura (2011) souligne qu’un paysage (landscape) est avant tout façonné par les individus, par leurs expériences, et que cette conception figée et gelée entre en contradiction avec la notion de «paysage vécu». De plus, citant Bender (1993), elle ajoute qu’il n’existe jamais un seul paysage, mais toujours une multitude de paysages, rejoignant ainsi la vision de metro- roland sur le chevauchement des «cityscapes»et des touristscapes.La construction du paysage constitue une dynamique culturelle, politique et économique, et l’analyse suivante vise à rendre compte du processus de chevauchement d’un paysage de guerre et d’un paysage touristique, conceptualisé ici en termes de touristscape.La vision de Winter, qui décrit la manière dont un paysage se fige et se «gèle», peut être éclairante au regard des impacts de la mise en tourisme de la guerre sur une ville. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page35

GUerre, ToUriSme eT mémoire 35

La notion de ville-muséeet le terme de «muséification» sont d’ailleurs maintenant fréquemment utilisés pour décrire, généralement de manière critique, les processus de patrimonialisation ou de mise en tourisme pouvant mener à la «pétrification» ou la «momification» d’un centre urbain ou d’une partie de celui-ci (Desvallées et mairesse, 2011). Différents sites participent à la construction des paysages susmen- tionnés, dont certains sont conceptualisés ici selon la notion de «lieux de mémoire», développée à partir de 1984 par Pierre Nora. La désigna- tion de lieu de mémoire, qui fait son entrée dans le PetitRobert en 1993, se réfère à un lieu où la mémoire se cristallise, suivant une dimension matérielle dans des sites tels que des musées ou des mémoriaux, mais également suivant une dimension immatérielle, comme dans La Marseillaise ou d’une commémoration. Pour Nora (1997: 17), il existe une distinction entre les premiers, qu’il qualifie de «lieux incontestés», et les seconds, «des lieux moins évidents, comme le calendrier révolu- tionnaire ; voire inconnus, comme une bibliothèque populaire du marais ou le Dictionnairedepédagogiede Ferdinand Buisson». Nora (1997: 37) décrit ces lieux de mémoire suivant trois dimensions: matérielle, symbolique et fonctionnelle, ajoutant que celles-ci doivent cohabiter: « même un lieu d’apparence purement matérielle comme un dépôt d’ar- chives n’est lieu de mémoire que si l’imagination l’investit d’une aura symbolique. même un lieu purement fonctionnel comme un manuel de classe, un testament, une association d’anciens combattants n’entre dans la catégorie que s’il est l’objet d’un rituel. même une minute de silence, qui paraît l’extrême d’une signification symbolique, est en même temps le découpage d’une unité temporelle et sert, périodiquement, à un rappel concentré du souvenir. » Si des auteurs remettent aujourd’hui en question la notion de «lieu de mémoire», certains arguant qu’elle se limite à décrire le contexte français et le niveau étatique (milosevic-Bijleveld, 2011), alors que d’autres ques- tionnent sa force d’analyse (Provost, 2013), le concept de lieu de mémoire est mobilisé ici pour décrire les sites analysés dans ce travail. en effet, même si les lieux de mémoire sont initialement convoqués pour aborder des initiatives et projets mémoriels issus de l’état dans le contexte français, ce concept semble également adapté dans le cadre d’un travail sur l’ex-yougoslavie. D’ailleurs, la mobilisation des lieux de mémoire dans de nombreux travaux hors du cadre français peut déjà confirmer ce postulat. Une attention particulière est premièrement portée au rôle d’acteurs locaux issus de la société civile dans la constitution de ces lieux de TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page36

36 La viLLe marTyre

mémoire, en même temps qu’une analyse des initiatives mémorielles prises par l’état et les collectivités publiques. De plus, on adopte une vision large des lieux de mémoire. Si un musée ou une commémoration peuvent être considérés comme tels, d’autres éléments «moins évidents», pour reprendre les termes de Nora, comme un graffiti élaboré en temps de guerre, peuvent constituer des lieux de mémoire s’ils passent par un processus leur apportant cette «aura symbolique». La mise en tourisme de ces lieux semble dans tous les cas présenter un vecteur parmi d’autres, amenant à les constituer en lieux de mémoire. Selon Bourgon (2013: 62), les lieux de mémoire servent principale- ment à désigner des lieux évoquant des violences engendrées par des guerres, tels que des champs de bataille ou des camps d’internement, soulignant qu’ils sont traversés par des enjeux politiques, économiques, idéologiques et identitaires. elle ajoute que, «plus que d’autres espaces, un lieu de mémoire est sujet à des logiques d’appropriation complexes, que ce soit par l’état, par les collectivités locales ou par des associations» (2013: 62). Dans cet ouvrage, l’analyse de la mise en tourisme de certains lieux de mémoire en ex-yougoslavie a pour objectif de montrer ces logiques d’appropriation et les acteurs investis dans celles-ci, ainsi que les dynamiques politiques et identitaires qui les sous-tendent. Bourgon constate qu’en France le seul guide touristique centré sur cette notion est le PetitFutédeslieuxdemémoire, dont le sous-titre – «Champs de bataille, cimetières militaires, musées, mémoriaux» – souligne le lien entre lieux de mémoire et guerre. Pour Bourgon, il existe trois types de mémoire qui influencent la construction et l’appropriation symbolique des lieux de mémoire: la mémoire officielle (l’état et les collectivités publiques), la mémoire des groupes sociaux et la mémoire individuelle, dont l’ensemble est conceptualisé en termes de «mémoire collective». Ces différents niveaux d’intérêt doivent ainsi s’articuler afin de transfor- mer un site en lieu de mémoire, ce processus impliquant à la fois l’état et la société civile. Le tourisme, mettant en jeu des dynamiques associées à l’état autant qu’à la société civile, participe pleinement à la construction de ces lieux de mémoire, amenant Bourgon (2013 : 66) à souligner le rôle de ce qu’elle qualifie de «tourisme de mémoire» dans ce processus: « Si, pour certaines collectivités, le tourisme de mémoire constitue un facteur de développement touristique indéniable, ces lieux restent avant tout pour la société des supports de remémoration du passé, parfois encore récent. Par ailleurs, la dimension éducative de tels lieux, leur rôle en termes de transmission, de construction d’une identité TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page37

GUerre, ToUriSme eT mémoire 37

partagée sur la base de valeurs communes sont importants et revendi- qués par la plupart des élus investis dans un travail de mémoire. » Les liens entre tourisme de mémoire, lieu de mémoire et identité sont donc au centre de cette étude, visant à présenter le rôle de la mise en tourisme de la guerre dans la construction d’une identité partagée ou, en opposition, ses effets sur les conflits identitaires que vit actuelle- ment l’ex-yougoslavie.

un paySage ViVant et hétérogène Les études sur le patrimoine emploient de plus en plus fréquemment différents concepts utilisant le suffixe « scape », tels que l’«heritages- cape» (Garden, 2006), le traumascape (Tumarkin, 2005), le memorials- cape(Carr, 2011), ou le «terrorscape»(van der Laarse, 2013). Certains (Garden, 2006; Carr, 2011) remettent en question la décontextualisation culturelle et sociale des sites et des objets patrimoniaux, ainsi qu’un obscurcissement des liens qu’ils entretiennent entre eux. Garden (2006) critique la tendance à considérer le patrimoine comme «statique, hors- contexte et homogène». elle décrit au contraire les sites patrimoniaux comme des espaces sociaux uniques traversés par des qualités à la fois tangibles et intangibles. au-delà de leur dimension matérielle, ils consti- tuent aussi des espaces sociaux complexes construits par la perception des individus qui les visitent. Cette approche, par la notion de paysage (landscape), propose d’analyser un ensemble de sites différents non seulement comme des objets en soi, mais aussi selon les relations qu’ils entretiennent entre eux. Plusieurs auteurs (Baillie, 2011; van der Laarse, 2013; Carr, 2011; Hartmann, 2005) adoptent cette approche dans un contexte postconflit et Carr (2011: 177), ayant étudié les mémoriaux dans les îles anglo- normandes, propose le concept de memorialscape : «Un ensemble de mémoriaux dans un paysage qui sont en relation, que ce soit en termes de temps, d’événement ou d’espace.» Jansen-verbeke et George (2012) introduisent, eux, les concepts de memoryscape et de «warscape», insis- tant également sur leurs dimensions à la fois tangibles et intangibles, ainsi que sur l’interconnexion entre les différents objets et sites patrimoniaux qui les forment. Selon eux, les warscapes, d’anciennes zones de guerre, perdent avec le temps leurs liens physiques et visibles avec la guerre. ils ne doivent donc pas être considérés comme des objets, mais comme des processus participant à la production identitaire, autant des individus que de la nation. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page38

38 La viLLe marTyre

Dans le contexte académique français, suite à l’analyse de la mise en mémoire des champs de bataille en Picardie, Hertzog (2003: 11) prône la notion de «paysage culturel», ou de «paysage historique», montrant comment certains aménagements tendent à figer leur signification: «Les nombreux aménagements symboliques (musées, mémoriaux…) contri- buent à “pétrifier” le sens de ces paysages qui pourtant évoluent, s’urba- nisent, se transforment.» Toujours dans le contexte de la Première Guerre mondiale, verkindt et Blanc (2013: 82) proposent le concept de «paysage de mémoire»: «un lieu déterminable spatialement, évolutif et vivant, rassemblant des données matérielles, mais aussi des données immaté- rielles (telles que la mémoire collective subsistant dans les lieux et dans les mémoires individuelles des habitants par exemple)». on observe ainsi le développement d’un intérêt pour des paysages produits par une guerre, autant dans la littérature francophone qu’anglophone, avec dans les deux cas une remise en question du caractère uniquement matériel du paysage, et surtout la prise en compte de sa dimension construite, évolutive, dyna- mique et vivante. Pour Turnbridge et ashworth (1996), les vestiges préservés d’un événement violent et traumatique figurent parmi les éléments patrimo- niaux ayant les impacts sociaux les plus puissants et les potentiels de marketing les plus importants. Dans cet ordre d’idées et se basant égale- ment sur une conceptualisation par le paysage au-delà du matériel, Tumarkin (2005 : 12) propose le concept de «traumascape», décrivant une catégorie distincte de lieux transformés physiquement et psychi- quement par un trauma. La ville de Sarajevo figure parmi les sept exemples utilisés par Tumarkin (2005 : 102) pour illustrer le concept de traumascape. Selon elle, en étant le lieu d’un des traumas les plus importants de l’histoire contemporaine européenne, «Sarajevo la ville a convergé avec Sarajevo l’événement». Pour Tumarkin, la capitale bosnienne représente un exemple saisissant de la manière dont un lieu peut être façonné par l’expérience et l’interprétation de la tragédie qu’il a subie. Un trauma, qu’il soit lié à une guerre, une catastrophe naturelle ou une attaque terroriste, n’est pas simplement contenu dans un lieu ou un événement, mais dans la façon dont cet événement et ce lieu sont vécus, interprétés et représentés à travers le temps. Les mémoriaux, les musées ou le tourisme deviennent ainsi des vecteurs d’expérience et d’interpré- tation du trauma et du lieu qui lui sont associés. Tumarkin souligne également que ces traumascapes contribuent à cristalliser les identités sur place et elle les décrit comme des « déclencheurs sensoriels et visuels TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page39

GUerre, ToUriSme eT mémoire 39

capables de susciter toutes sortes d’émotions». Dans ces espaces, le passé continue à habiter et modeler le présent, et Tumarkin le considère ainsi non comme un invité, mais comme un intrus. Cette conceptualisa- tion fondée sur les impacts perdurant d’un événement traumatique est aussi assimilée par assayag (2007: 1) à «l’œil de l’histoire»: «comme on dit l’œil du cyclone, une zone de perturbation violente et unique dont les effets dévastateurs perdurent longtemps après les faits ». on peut toutefois regretter chez Tumarkin le manque de développe- ment analytique de la notion de traumascape, qui relève finalement plus du néologisme et de la trouvaille rhétorique que d’une réelle réflexion théorique. en effet, tout au long de son ouvrage, Tumarkin revient sur différentes études de cas qu’elle qualifie de traumascapes, sans jamais vraiment quitter le domaine de la description, si ce n’est pour alimenter le débat sur la reconstruction après-guerre de critiques acerbes adressées aux agences internationales. ainsi, un des objectifs de cet ouvrage est de développer ce concept dans le cadre postconflit de l’ex-yougoslavie, en analysant certains sites conceptualisés ici en termes de traumascape, tels que Sarajevo, vukovar et Srebrenica. Une approche de cette notion, mobilisant le cadre conceptuel d’appadurai (1990), peut déjà constituer une ouverture théorique intéressante, en mettant notamment en relation les idées de paysage et de flux. Les approches du patrimoine par la notion de paysage, renvoyant à une large palette de concepts comprenant le suffixe « scape », partagent une vision des paysages patrimoniaux, culturels ou historiques comme étant dynamiques, socialement construits par les interprétations et les expériences qui leur sont attachées, et fondés sur l’interconnexion des sites qui les constituent. Dans cette étude, on vise donc également à intégrer une autre composante, qui ne semble encore que peu mobilisée dans ces concepts, attachée à la notion de flux. L’analyse suivante a pour objectif de mettre en lumière des flux – internationaux, régionaux ou locaux – qui influencent la circulation d’informations, d’images, d’idées, de représentations, d’idéologies, d’expériences produites par certains traumascapes en ex-yougoslavie. appadurai (1990) présente un cadre pour analyser ce qu’il conçoit comme «une nouvelle économie culturelle globale», proposant cinq dimensions de répertoires et de flux culturels: l’«ethnoscape», le «mediascape», le «technoscape», le «financescape» et l’«ideoscape». il justifie l’emploi de ce suffixe en arguant que ces dimensions – qu’il considère comme interconnectées – sont des constructions qui diffèrent selon les perspectives. De plus, ce suffixe permet de démontrer le TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page40

40 La viLLe marTyre

caractère «fluide et irrégulier» de ces paysages, qu’ils soient associés à des mouvements dans des champs aussi divers que la finance, le sport ou la mode. Les mediascapeset les «ideoscapes»décrivent ainsi des répertoires complexes, attachés à la distribution d’informations, d’images, d’inter- prétations ou d’idéologies. on conçoit ici la notion de traumascape également comme un paysage caractérisé par des flux directement liés à un trauma, rejoignant en partie la conception de de Jong (2007 : 347) qui le considère comme un système de dynamiques locales et interna- tionales mettant en jeu des représentations et des actions associées un stress extrême. La conception de traumascapeet de touristscapedécrit ici des paysages socialement construits, formés par des objets intercon- nectés et caractérisés par une circulation et une production de flux. Des cartes postales représentant un site traumatique comme auschwitz contribuent par exemple à diffuser des représentations liées à un trauma par le secteur touristique. Des images de rails symbolisant les trains de la mort ou de l’inscription «Arbeitmachtfrei», observables sur des cartes postales vendues sur le site, s’inscrivent dans des flux, participant à l’interprétation et à l’expérience de ce lieu. Dans le contexte du trau- mascape et du touristscape, ces flux peuvent être formés par de nombreux objets ou pratiques, tels que du matériel de promotion, des tours organisés, des sites internet, des films de présentation, etc. Comme l’avance ryan (2007), partageant cette vision du patrimoine comme une production contemporaine, les anciens champs de bataille sont toujours d’actualité, car ils répondent à des besoins du présent. Baillie, lorsqu’elle décrit la gestion du patrimoine culturel suite à la destruction de vukovar, le présente également comme une construction permanente: «Le patrimoine n’est pas une ressource finie dont la destruction est irréversible, mais il est plutôt constamment dans un processus de déconstruction et de reconstruction » (2011 : 304). Dans cet ouvrage, on se réfère ainsi à la notion de paysage pour décrire les contextes mémoriaux et muséaux qui composent Sarajevo, vukovar et Srebrenica. Toutefois, les termes francophones de «paysage trauma- tique» ou «paysage touristique» sont mis de côté au profit des termes anglophones de touristscapeet traumascape, traduisant une conceptua- lisation dynamique et systémique et permettant en outre de considérer les flux qui leur sont attachés. Les traumascapes, ainsi que les objets, les pratiques et les représentations qui les composent, sont des constructions en constante évolution, déterminés par un contexte contemporain. Comme le souligne Tumarkin à propos des mémoriaux: «Les morts se TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page41

GUerre, ToUriSme eT mémoire 41

foutent de nos mémoriaux […]. Toutes ces choses, funérailles incluses, sont pour les vivants »5.

muSéeS de guerre et mémoriaux Selon Sherman (1995), la signification d’un mémorial peut se communiquer visuellement, alors qu’en opposition un musée comporte une dimension scientifique plus que commémorative et doit donc fournir des explications textuelles. Williams (2007) propose la notion de «musée-mémorial» (MemorialMuseum), qui correspondrait à un type spécifique de musée dédié à des souffrances de masse. Selon lui, le musée comme nous le percevons est une institution permettant l’acqui- sition, la conservation, l’étude, l’exposition, et l’interprétation d’objets comportant une valeur scientifique, historique ou artistique. il conclut toutefois que la différence entre un musée et un mémorial est le plus souvent floue, même si «un mémorial est vu, sinon comme apolitique, au moins comme en sécurité dans le refuge de l’histoire». Selon lui, un musée au contraire propose une interprétation critique. assayag (2007: 6), au sujet des musées, pose la question de savoir «si les expositions doivent s’évertuer à produire la solidarité mécanique idéale et le consensus, ou l’examen critique des conduites problématiques qui invitent à la discorde ». La neutralité des mémoriaux, ou ce que Williams conçoit comme un «refuge dans l’Histoire», est une notion loin d’être partagée dans le champ des études mémorielles.viejo-rose (2011) admet que, lorsque les mémoriaux intègrent le paysage et que des commémorations sont incluses dans la vie quotidienne, on tend aisément à les concevoir comme immuables. Cependant, elle présente plusieurs exemples, dont le Cénotaphe6 de Londres, érigé en 1920 comme un «mémorial perma- nant » en remplacement d’une structure temporaire, démontrant l’inévi- tabilité de leur changement (viejo-rose, 2011: 472). elle souligne également le fait que différents acteurs tendent à interpréter différem- ment ces objets de mémoire, posant ainsi la question de leur potentiel de réconciliation. De plus, Dwyer et alderman (2008), comme Sion (2011),

5 interview de m. Tumarkin. robyn Williams, «okham’s razor. Traumascapes», ABC, 27 juillet 2008. (Traduction de l’auteur.) 6 Le Cénotaphe, situé dans le quartier du Whitehall à Londres, commémore la fin de la Première Guerre mondiale. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page42

42 La viLLe marTyre

décrivent les diverses fonctions des mémoriaux, dont bon nombre sont détachées de la fonction commémorative, par exemple le tourisme et les interactions sociales, et dont certaines appartiennent au domaine du loisir. viejo-rose (2011) et Dwyer et alderman (2008) s’accordent aussi sur le fait que les impacts des mémoriaux sont difficilement contrôlables. Pour Dwyer et alderman (2008: 168), la forte influence des mémoriaux est justement due à l’impression qu’ils donnent d’être des témoins impartiaux de l’Histoire: «leur pouvoir subtil est dû à la représentation non problématique et authentique de l’Histoire qu’ils semblent communiquer». D’un autre côté, viejo-rose (2011) analyse deux musées à Beyrouth, les présentant comme des miroirs de la nation libanaise et mettant en évidence leur rôle dans le processus de construction nationale. elle remet surtout en question leur fonction de témoin de l’Histoire, présen- tant le musée national de Beyrouth comme un «lieu d’amnésie», en opposition avec un lieu de mémoire. Pour viejo-rose (2011), le fait que cette institution efface de son interprétation toutes références à la guerre civile (1975-1990) participe à des dynamiques de sélection et de valo- risation, ou d’effacement, de certains éléments historiques, remettant ainsi en cause le caractère critique, scientifique, voire historique, des musées. e La fin du xx siècle, et les grands chargements qui l’accompagnent, tels que le démantèlement de l’Union soviétique et la chute du mur de Berlin, ainsi que les 50 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, voit l’apparition de nombreuses initiatives mémorielles. L’effervescence dans la construction de mémoriaux dans les années 1990 est qualifiée par Huyssen (1995) de «memoryboom», décrivant par là une obsession avec la mémoire caractérisée par une résurgence des mémoriaux, comme un des modes majeurs d’expression esthétique, historique et spatiale. Doss (2010: 2) introduit le concept de memorial mania, qu’elle définit comme une obsession avec les problèmes de mémoire et un désir urgent de les exposer dans un contexte publique et visible. elle part ainsi du principe que la production mémorielle contemporaine est excessive. rejoignant les auteurs cités plus haut, Doss soutient que les mémoriaux possèdent un énorme pouvoir et une forte influence. Prenant des exemples allant de l’allemagne nazie à l’irak, elle illustre cette affirma- tion par les nombreux mémoriaux que les forces armées américaines détruisent lorsqu’elles occupent un pays, afin d’effacer leur autorité symbolique du paysage social et politique. L’écrivain et journaliste polo- nais rysard Kapuściński (1982), revient lui sur une interview de Golam, TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page43

GUerre, ToUriSme eT mémoire 43

qu’il décrit comme un «expert en destruction de statues» à Téhéran. Ce dernier aurait, de 1941 à 1979, passé sa vie à exercer le métier de démo- lisseur de statues, en fonction des divers coups d’état et des révolutions en iran7. Doss remarque aussi qu’aux états-Unis les mémoriaux de guerre représentent la catégorie la plus large dans ce qu’elle conceptualise en termes de memorial mania. elle illustre cette obsession par de nombreux exemples, allant de monuments dédiés aux soldats tombés durant la guerre du vietnam jusqu’à d’autres consacrés aux chiens de guerre8. Pour Doss, l’objectif principal d’un mémorial de guerre est d’honorer les morts et de reconnaître une dette sociale. elle constate toutefois que les mémoriaux sont généralement érigés par les vain- queurs, soulignant que, dans le contexte de la guerre de Sécession américaine, il n’existe aucun mémorial dédié aux vaincus des états sudistes. Prenant également l’exemple de la Seconde Guerre mondiale, elle met également en lumière la dimension touristique que ceux-ci acquièrent aux états-Unis. Pour Saïd (2000), la construction d’une identité nationale implique toujours des récits sur le passé des nations concernées. Les guerres représentent souvent des événements majeurs, voire fondateurs, dans leur histoire, faisant des mémoriaux – et d’autant plus ceux rappelant le souvenir de la guerre – des vecteurs essentiels de la formation d’une identité nationale. Selon Doss (2010), l’effervescence dans l’érection de statues et autres marqueurs symboliques apparus aux états-Unis dès la e fin du xix siècle témoigne de ce que Benedict anderson (1991) qualifie de «liens affectifs de la nation». Doss ajoute, toujours dans le contexte américain, que les mémoriaux sont de nos jours encore plus engagés e qu’au xix siècle dans des problématiques idéologiques portant sur l’identité nationale. Cela est confirmé par ascherson (2005), qui, se référant également à anderson, présente le nationalisme moderne comme « la construction délibérée d’une communauté imaginée ». Selon e lui, cette dynamique s’est développée surtout au cours des xix et

7 Cette interview aurait été réalisée par un journaliste iranien pour le quotidien Kayhan de Téhéran. Si Kapuściński est avant tout un journaliste, ses ouvrages ont souvent été qualifiés de mélanges entre fiction et réalité. Dans ce contexte, c’est avant tout l’image du démolisseur de statues que l’on entend présenter, qu’elle relève ou non de la fantaisie. 8 Le WarDogMemorial, édifié en 2001 à Streamwood dans l’illinois, et le United StatesWarDogMemorial, inauguré en 2006 à Holmdel dans le New Jersey. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page44

44 La viLLe marTyre

e xx siècles, par la mobilisation et la sélection d’artefacts – architectu- raux, monumentaux et amovibles – comme des symboles d’une identité collective associée à un état-nation. Logan et reeves (2008) présentent la construction de la nation comme une des fonctions politiques princi- pales des lieux de mémoire, mettant en évidence les relations de pouvoir que cette dynamique favorise. Pour eux, les autorités étatiques tendent à inventer des traditions et à valoriser des éléments patrimoniaux selon leurs intérêts. Si les mémoriaux sont aujourd’hui toujours largement considérés comme des agents de construction d’une identité nationale, young (1993) introduit le concept de «contre-monument» (countermonu- ment), qu’il présente comme un courant mémoriel visant à remettre en question les monuments9 comme des formes totalitaires d’art et d’archi- tecture. Différents artistes allemands et étrangers sont représentatifs de ce mouvement artistique et mémoriel, tels que maya Lin, Peter 10 e eisenman ou Jochen Gertz . Jusqu’à la seconde moitié du xx siècle, les monuments visent essentiellement à glorifier des nations, des armées ou des batailles victorieuses, toutefois des traumatismes collec- tifs issus de la Seconde Guerre mondiale, représentés par exemple par les camps de concentration, la bombe atomique ou des massacres comme celui d’oradour-sur-Glane, amènent certains à remettre en question ces notions de gloire et d’héroïsme attachées aux monuments classiques. il s’agit ainsi à travers ce contre-courant mémoriel de repenser les monuments : leur production d’abord, impliquant un glissement de l’état vers la société civile, mais aussi leur interprétation, non plus imposée par le producteur, mais laissée à la libre appréciation du visiteur. Cette approche critique vise directement les mémoriaux de guerre et plusieurs des exemples analysés par young portant sur la Shoah. L’auteur contraste leurs objectifs avec ceux des mémoriaux classiques : « Non pas pour consoler, mais pour provoquer ; non pas pour rester fixe, mais pour changer; non pas pour être éternel, mais pour disparaître, non pas pour

9 Un monument est considéré ici, suivant la conception de young (1993) et Sion (2008), comme une sous-catégorie de mémoriaux, liée à des objets, une installation ou une sculpture. Un mémorial peut être attaché de manière plus large à des pratiques, des espaces ou d’autres objets sortant du champ des monuments. 10 maya Lin a réalisé le mémorial pour les vétérans du vietnam à Washington; Peter eisenman, le mémorial aux juifs assassinés d’europe à Berlin; et Jochen Gertz, le monument contre le fascisme à Hambourg. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page45

GUerre, ToUriSme eT mémoire 45

être ignoré par les passants, mais pour demander des interactions; non pas pour rester parfait, mais pour inviter à sa violation et à sa désacrali- sation; non pas pour accepter gracieusement le fardeau de la mémoire, mais pour le rejeter aux pieds de la ville » (young, 1993 : 30). Ces dernières années ont vu apparaître un nombre croissant d’ini- tiatives se démarquant de la glorification de la nation, en plus des contre-monuments décrits par young. Doss qualifie ainsi de « mémo- riaux de la honte» (shamememorial), des objets de mémoire tels que des camps de concentration ou d’internement, des sites sur l’esclavage, des expositions sur la colonisation ou des mémoriaux dédiés aux victimes du terrorisme d’état. Suivant cette idée de remise en question de l’histoire officielle, on peut par exemple citer le projet récent eyes wide open (Collins, 2013), dénonçant les pertes américaines en irak. Pour Doss (2010 : 303), dans ce contexte américain, plutôt que d’adhé- rer aux histoires de progrès national, ces récits admettent les compli- cations, les contradictions et les obligations associées à l’identité nationale américaine. Dans le champ muséal, Joly et Hertzog constatent qu’il faut attendre les années 1980 pour voir se développer des musées consacrés à la guerre en France. Hertzog (2003: 2) met ce fait sur le compte de «la disparition des acteurs du conflit, des porteurs de mémoire». Pour Joly (2001: 164), «la multiplication des musées exprime vraisemblablement aussi un déficit de commémoration monumentale, “en dur”». elle soutient qu’il existe en France environ 3000 musées et quelque 180 institutions centrées sur la guerre, en plus des nombreux musées généralistes qui y consacrent une section, ajoutant que l’état ne leur accorde qu’une place congrue dans sa politique de mémoire. Les musées sur la guerre suscitent de nombreux débats liés à leur interprétation de l’Histoire. au vietnam, ceux apparus après la guerre (1954-1975) sont souvent décrits en termes de propagande provietnamienne et antiaméricaine (alneng, 2002; Henderson, 2000; Laderman, 2013). D’ailleurs, le musée sur la guerre à Ho Chi minh-ville a changé plusieurs fois de nom en raison du nombre croissant de touristes américains, pour finalement adopter celui, plus neutre, de musée des vestiges de la Guerre11. Son interprétation actuelle de la guerre est toutefois encore univoque, présentant le conflit comme le

11 War remnants museum en anglais. Le musée s’appelait d’abord The House for Displaying War Crimes of american imperialism and the Puppet Government [of South vietnam], puis le museum of american War Crimes, avant d’adopter son nom actuel. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page46

46 La viLLe marTyre

combat de David contre Goliath et insistant principalement sur les horreurs commises par les américains. Dans un autre contexte géographique et surtout temporel, certaines institutions proposeraient une interprétation focalisée sur une vision plus civile que militaire, une approche considérée par certains (Wahnich et Tisseron, 2001; Joly, 2001) comme plus neutre et plus favorable à une dynamique de réconciliation. L’Historial de Péronne présente ainsi la Première Guerre mondiale comme une expérience partagée par tous les belligérants. Ces considérations tendent déjà à démontrer que l’opposition entre un mémorial – neutre et commémoratif – et un musée – scientifique et critique – peut être remise en question. Les mémoriaux sont loin d’être neutres et ne sont pas non plus à l’abri de changements au cours de l’Histoire. De plus, un musée peut participer à un processus de sélection historique pouvant être assimilé à une forme de propagande et remettant surtout en cause sa validité scientifique. ainsi, si les mémoriaux et les musées sont des objets distincts, ils peuvent dans certains contextes, atta- chés par exemple à une guerre, voir leurs fonctions se chevaucher. Des mémoriaux proposent aujourd’hui des expositions, certaines basées sur des dispositifs scientifiques, alors que des musées sont porteurs d’une importante dimension commémorative. De plus, les musées tout comme les mémoriaux semblent constituer une composante importante dans la formation d’une identité nationale. on adopte donc dans cette analyse une définition large des musées, fondée essentiellement sur la scénographie muséographique produite sur ces sites – expositions de photos et d’artefacts accompagnées de dispo- sitifs explicatifs – ainsi que sur un nombre significatif de visiteurs. De plus, une prise de distance par rapport à cette différence présupposée entre leurs fonctions permet d’intégrer dans une réflexion sur les musées des sites considérés a priori come des mémoriaux, tels que le Cimetière et centre mémorial de Srebrenica-Potočari et le Centre mémorial d’ovčara, tous deux désignés comme des mémoriaux, mais comprenant des expositions, accueillant des visiteurs, voire proposant des guides. De même, le concept de «muséalisation» est utilisé pour désigner de manière générale la mise au musée d’objets, de pratiques, d’idées ou d’événements nécessitant «un travail de préservation (sélection, acqui- sition, gestion, conservation), de recherche (dont le catalogage) et de communication (par le biais de l’exposition, de publications, etc.)» (Desvallées et mairesse, 2011 : 252). Finalement, il importe de mention- ner que la muséalisation, s’apparentant pour Desvallées et mairesse TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page47

GUerre, ToUriSme eT mémoire 47

(2011 : 251) « à un transfert, par la séparation opérée avec le milieu d’ori- gine, amène forcément une perte d’informations». Cette perte d’infor- mations peut s’avérer problématique dans la mesure où elle irait à l’encontre de la rigueur historique, principalement dans un contexte postconflit, où la mémoire de guerre peut être instrumentalisée.

Le patrimoine entre réconciLiation et diViSion Une problématique incontournable, lorsque l’on observe le patri- moine de guerre et sa mise en tourisme, concerne le processus de récon- ciliation. Petritsch et Dzihic (2010: 18) proposent trois approches dans l’élaboration d’un processus de réconciliation: la première liée à la justice transitionnelle – tribunaux internationaux et locaux –, la deuxième attachée à la reconstruction économique, et finalement l’ap- proche culturelle, incluant les commémorations, les musées ou les films. La construction de mémoriaux, la production muséale et la mise en tourisme de la guerre représentent ainsi des composantes essentielles dans l’approche culturelle de la réconciliation. elles sont analysées ici à la lumière des différentes interprétations proposées par des entrepreneurs mémoriaux, impliqués dans le secteur touristique et le domaine muséal, afin de déterminer comment les représentations produites par ces insti- tutions et ces pratiques peuvent devenir conflictuelles ou au contraire favoriser une dynamique de réconciliation. Parent (2010) situe la confrontation de passés conflictuels dans un processus de «réconciliation socio-émotionnelle» qu’elle différencie d’un autre processus, attaché à une «réconciliation instrumentale», impliquant des indicateurs économiques ou politiques – comme l’impor- tance des projets de coopération – qu’elle qualifie de plus objectifs. La réconciliation socio-émotionnelle serait guidée par des critères plus subjectifs liés aux relations qu’entretiennent les individus et les groupes. Le secteur touristique comprend ces deux types de réconciliation, dans la mesure où il peut être un vecteur important d’interprétation du passé, alors que son développement rapide après la guerre peut représenter un potentiel de coopération entre différents groupes, dont certains auraient été auparavant en conflit. La plupart des auteurs s’accordent aussi généralement sur la dimen- sion relative du processus de réconciliation impliquant des modalités différentes pour chaque pays et pour chaque cas. en termes de représen- tations du passé, on observe un continuum entre mémoire et oubli, dépendant entre autres des agendas politiques qui les guident. en TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page48

48 La viLLe marTyre

afrique du Sud, des commissions de vérité sont mises en place après l’abolition de l’apartheid; la vérité constitue ainsi un élément central de la réconciliation. au contraire, en espagne, une amnistie, définie comme un «pacte de l’oubli», est instaurée en 1977; elle est surtout le reflet d’une volonté de table rase qui prévaut dans la période postfran- quiste. il faut d’ailleurs attendre 2007 pour qu’une «loi sur la mémoire historique » soit votée et un hommage officiellement rendu aux victimes de la dictature franquiste. Finalement, la nature du conflit détermine également les dynamiques qui vont influer sur la réconciliation. Une victoire considérée comme complète, à l’exemple de la Seconde Guerre mondiale, ne mène pas au même processus de réconciliation que dans d’autres cas, tels que les guerres en ex-yougoslavie, où les catégories de bourreaux et de victimes, de vainqueurs et de vaincus sont plus floues, et même contestées selon les différents sites et régions touchés par les conflits. La notion d’interprétation paraît ainsi prendre d’autant plus d’impor- tance lorsque l’on quitte les bancs des tribunaux pour observer des domaines comme ceux du tourisme, des musées ou des mémoriaux. Dans un secteur tel que le tourisme, proche du loisir et dicté par des impératifs économiques, la notion de vérité peut devenir floue et on pourrait même se demander si c’est vraiment le rôle du tourisme de tendre vers la vérité. De plus, les mémoriaux, voire les musées, n’ont généralement pas comme priorité de promouvoir un quelconque proces- sus de réconciliation, et certains pourraient même, au contraire, être source de division. D’ailleurs, pour viejo-rose et Baillie, la fonction principale des mémoriaux n’est pas la réconciliation, et leurs travaux sur des situations de postconflit tendent à démontrer que ceux-ci contribuent plutôt à prolonger un contexte de violence. Wolfgang Petrish, qui fut haut représentant de l’Union européenne pour la Bosnie-Herzégovine de 1999 à 2002, est d’autant plus critique lorsqu’il observe le processus de réconciliation à la lumière des représentations mémorielles en ex- yougoslavie. Selon lui, il n’y a en ex-yougoslavie aucune trace de mémorialisation commune, et l’Histoire continue d’être un instrument de manipulation politique dans un mode continu d’opposition (Petritsch et Dzihic, 2010 : 20). après une guerre, et dans certains cas avant même sa fin, sa mise en patrimoine crée des marges pour des conflits qui, s’ils ne sont plus armés, peuvent se prolonger dans le champ des symboles. Pour Doss, le nationalisme est un mythe identitaire instable, et Hazan (2011) la rejoint en partie en affirmant que l’affaiblissement des états- nations ouvre des espaces pour l’émergence de mémoires alternatives. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page49

GUerre, ToUriSme eT mémoire 49

Selon Doss, cette dynamique peut mener à un double processus avec, d’un côté, le danger de créer un repli identitaire, et de l’autre l’espoir de voir émerger des identités ouvertes et inclusives. L’exemple des mémoriaux, et du patrimoine de guerre en général, illustre d’autre part un élargissement de cette notion, une «inflation patrimoniale», qui, comme le souligne Gravari-Barbas (2005: 11), «a tendance à couvrir des espaces de plus en plus vastes, relevant à la fois du monumental et du quotidien, de l’exceptionnel et de l’ordinaire». Si les mémoriaux de guerre sont depuis longtemps reconnus comme patrimoine, Logan et reeves soutiennent tout de même qu’un change- ment de paradigme a eu lieu ces dernières années, incluant des sites marqués par la honte, la cruauté ou la destruction, en sus de ceux exaltant le grandiose, le beau et le génie humain. en plus de cet élargissement de l’approche patrimoniale, une dimension nouvelle, apparue dans les études sur le patrimoine, est la reconnaissance de sa polysémie et sa polyvocité. Dans le contexte francophone, Bondaz et coll. (2012) font appel à la notion de multivocalité pour décrire les voix contestataires et les différentes narrations qui caractérisent le patrimoine. Turnbridge et ashworth (1996) ont développé le concept de dissonant heritage, prenant en exemple certains sites attachés à un trauma collectif, tel qu’une guerre ou l’esclavage. ils démontrent ainsi les dissonances que peuvent provoquer des objets patrimoniaux, entre les différents acteurs impliqués, et surtout leurs statuts, tels que bourreaux, témoins, victimes, ou leurs descendants. Un même objet patrimonial revêt des significations et des valeurs différentes selon les acteurs, et ses interprétations peuvent être antago- nistes, d’autant plus s’il porte sur une guerre. Les dynamiques de récon- ciliation mues par les processus mémoriaux et patrimoniaux sont en partie déterminées par des relations de pouvoir. Des groupes ou des classes dominantes peuvent ainsi promouvoir des objets, des sites, des interpré- tations et des valeurs tout en en excluant d’autres. Pour Logan et reeve (2008: 11), il existe toujours le danger que seul les lieux qui reflètent l’in- terprétation officielle des événements historiques soient commémorés. Citant le Prix Nobel de la paix elie Wiesel, ils ajoutent: «Le bourreau tue toujours deux fois, le seconde fois par le silence» (Logan et reeves, 2008: 11). ainsi, il importe que les acteurs impliqués dans la gestion du patri- moine examinent attentivement la dimension idéologique de ces sites. Stanley-Price (2007: 13) de l’iCCrom, met en évidence le potentiel de division que peuvent entraîner les politiques culturelles dans un contexte TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page50

50 La viLLe marTyre

postconflit où une seule identité nationale est reconnue: «Les institutions officielles en charge de la culture peuvent tendre à éviter de porter trop d’attention à une minorité ethnique affectée par la guerre si les politiques nationales ne reconnaissent qu’une identité nationale.» il ajoute, dans le cas d’un patrimoine contesté, «qu’une négociation discrète est plus propice qu’une tentative de modération entre des positions polarisées sous les feux de la publicité» (Stanley-Price, 2007: 15). voilà qui renvoie au contexte de reconstruction après-guerre en général. Calame (2007) démontre à cet égard que les professionnels de la gestion du patrimoine manquent encore de formation et d’expérience dans la négociation, ainsi que dans leur approche de situations extrêmes et d’environnements polarisés. Dans un tel contexte, Colin Kaiser (2000), ancien directeur du bureau de l’UNeSCo à Sarajevo, parle de «patrimoine ethnisé», constatant que sa restauration dans la région a pris une tournure politique, «qu’il n’est plus question de construire ce que l’on avait en commun, mais “ce qui nous appartenait”». Selon lui, dans l’espace postyougoslave, les problèmes techniques liés à la reconstruction sont infiniment moins graves que ceux posés par la «désethnicisation» du patrimoine.

Le mythe de La cuLpaBiLité nationaLe Les catégories d’acteurs issues d’un conflit armé sont généralement définies en termes de victimes et de bourreaux, auxquelles on peut ajouter celles proposées par Dudai (2011): bystanders (témoins), rescuers (sauveurs) et collaborators (collaborateurs). Ces typologies ont tendance à se limiter à une dimension imperméable et rigide, souvent décalée de la réalité. Dans une situation de guerre, un bourreau peut devenir ou avoir été une victime, de la même façon qu’un sauveur peut être simultanément un bourreau. Toutefois, les représentations diffusées par des mémoriaux, des musées, voire le secteur touristique, contribuent souvent à créer ce type de catégories réifiées. Ces définitions rigides de «pure victime» ou de «pur bourreau» ne rendent pas compte de la flui- dité des identités et remettent en question un éventuel processus de réconciliation. en outre, suite à certaines guerres, on a assisté au déve- loppement de mythes assimilant un groupe national dans son ensemble à l’ennemi, que ce soit le cas des américains dans le contexte vietna- mien, ou celui paradigmatique des allemands après la Seconde Guerre mondiale. Les trois principales fonctions du patrimoine après une guerre selon ashworth et Hartmann (2005) sont la production d’une identité TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page51

GUerre, ToUriSme eT mémoire 51

collective, la victimisation et la construction de la paix. Leach (2003) remarque quant à lui que la destruction du World Trade Center a conféré un nouveau sens à l’identité américaine, ajoutant que rien ne peut plus favoriser le sentiment d’une appartenance nationale qu’une menace, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Suivant la même idée, assayag (2007) conçoit le patrimoine et l’identité comme le terreau nécessaire à la compétition entre les victimes, et viejo-rose (2011) soutient que l’in- terprétation unilatérale de ce patrimoine engendre une dynamique d’ex- clusion qu’elle assimile à de la propagande: «La simplification et les représentations radicales d’héroïsme, de martyre, d’autosacrifice, la défense des nôtres face aux hordes meurtrières représentant les autres ont des conséquences désastreuses sur les identités hétérogènes.» Les différents groupes impliqués dans un conflit peuvent ainsi tendre à se présenter comme «victimes» et s’exonérer de leur propre culpabilité. Dans l’analyse qui suit, le processus de mise en catégories engendré par un conflit est étudié, principalement au travers des musées et du tourisme. il s’agit d’analyser l’interprétation proposée par ces institu- tions au lendemain des guerres de Croatie et de Bosnie. Comment sont représentés les victimes et les bourreaux par rapport à leur nationalité ? y a-t-il une volonté de les personnifier et de les détacher d’une identifi- cation nationale? ou au contraire les bourreaux sont-ils présentés comme un ennemi standardisé, lié à une nationalité précise, crédibilisant ainsi le mythe de la culpabilité nationale ? Dans un tel contexte, existe- t-il des stratégies pour promouvoir un patrimoine fédérateur qui se distancerait de ces catégories ? Dans le cadre postyougoslave, Torodova (2009: 138) démontre déjà la tendance existante à la réduction de la complexité, impliquant la production de catégories, telles que celles assimilant: «les Serbes à des violeurs particulièrement haineux». La complexité du processus de production d’un patrimoine intégrant l’ensemble des victimes d’un conflit est analysée par Sion (2008) qui cite l’exemple de la Neue Wache à Berlin. Cet ancien poste de garde, construit sous l’empereur Frédéric-Guillaume iii de Prusse en 1816, est à l’origine un monument pour les soldats tombés lors des guerres napo- léoniennes. en 1949, il devient un mémorial pour les victimes du fascisme, pour finalement commémorer en 1993 toutes les « victimes de la guerre et de la terreur». Selon Sion (2008: 110), la Neue Wache intègre la mémoire de l’ensemble des victimes, y compris les allemands. elle démontre que l’intégration de toutes les victimes, les références militaires à la Prusse ainsi que l’iconographie chrétienne de ce mémorial sont contestées par une partie de la communauté juive. Sion présente TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page52

52 La viLLe marTyre

également le mémorial aux juifs assassinés d’europe, inauguré à Berlin en 2005, comme un objet atypique parmi les mémoriaux liés à la Shoah dans la mesure où il symbolise «l’impossible divorce des bourreaux et des victimes». on peut également observer un processus semblable, visant à intégrer toutes les victimes de la guerre d’espagne dans le mausolée du valle de los Caidos, près de madrid, où se trouvent les restes de Franco. en 2011, une proposition de les transférer dans un caveau familial et d’interdire tout hommage au dictateur défunt a pour objectif de dépolitiser ce site afin d’en faire un lieu neutre, à la mémoire de toutes les victimes de la guerre civile. Dans le domaine muséal, l’Historial de la Grande Guerre à Péronne dans la Somme propose depuis 1992 une muséographie comparative impliquant les trois principaux belligérants de la Première Guerre mondiale: la France, la Grande-Bretagne et l’allemagne. Selon Wahnich et Tisseron (2001: 55), cette institution «exprime ainsi la volonté d’en finir avec une tradition d’histoire nationale au profit d’une histoire comparative, et du même mouvement affirme que l’objet d’un historial n’est pas de raviver une mémoire de guerre nécessairement divisée, mais de produire une histoire qui chercherait plutôt à saisir la guerre comme une expérience commune pour l’ensemble des belligérants, fût-elle l’ex- périence de “la haine de l’autre”». Ces auteurs introduisent la notion de «culture de la haine», qui aboutirait à une muséographie fondée sur la mise à distance de l’événement: «on surplombe les trois nations pour les unifier et les réconcilier, mais on ne sait plus rien de leur singularité qui repose sur des conceptions de la politique différentes. Le soldat britan- nique, le soldat français, le soldat allemand ne se battaient pas avec les mêmes croyances et les mêmes valeurs, l’arrière ne tenait pas pour les mêmes raisons, ici on ne pourra pas s’en rendre compte» (Wahnich et Tisseron, 2001: 79). Cette mise à distance de l’événement entraîne néan- moins un transfert du politique vers le culturel. Par la mobilisation de cette culture de la guerre, l’historial se focalise sur l’expérience partagée des belligérants, laissant ainsi place à une éventuelle dynamique de réconciliation. il ne s’agit pas ici de comparer les contextes postyougoslaves et postShoah, ou encore l’après-guerre en yougoslavie avec la période qui a suivi la Première Guerre mondiale. L’objectif est avant tout de démon- trer la complexité du processus de production d’une mémoire intégrant toutes les victimes d’un conflit, que ce soit dans les musées, les mémo- riaux ou dans le secteur touristique. D’un point de vue territorial, si la commémoration des victimes allemandes sur le sol allemand est encore TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page53

GUerre, ToUriSme eT mémoire 53

source de tensions un demi-siècle après la guerre, et s’il faut près de cent ans pour voir un musée décrivant les objectifs opposés des protagonistes de la Première Guerre mondiale, le contexte postyougoslave, vingt ans après la fin des hostilités, est particulièrement significatif. en Bosnie, et dans une moindre mesure en Croatie, des groupes nationaux impliqués dans les conflits se partagent encore le territoire après la guerre, dans un contexte de division sociale qui complique d’autant plus une éventuelle commémoration partagée des victimes. Ce contexte est institutionnalisé politiquement en Bosnie par la division du pays en deux entités: la Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBH), administrée conjointement par les Bosniaques et les Croates, et la république serbe de Bosnie (rS), aux mains des Serbes. en Croatie, une importante minorité serbe est encore présente, principalement en Slavonie où se situe vukovar, une région caractérisée par une forte division sociale entre les communautés croates et serbes. Le 26 novembre 2005 dans la ville bosnienne de mostar, une statue grandeur nature de l’acteur de kung-fu Bruce Lee est érigée. C’est là l’idée de deux natifs de la ville, un écrivain – veselin Gatalo – et un artiste – Nino raspudić –, tous deux membres d’un collectif d’artistes: The Urban movement. Cette statue, symbole ironique et critique de la paix retrouvée après les violents combats qu’a vécus cette ville, a aussi pour objectif d’illustrer les tensions intercommunautaires suscitées par un monument qui se veut dédié à la paix. Concrètement il serait impossible de se servir de l’image d’une personnalité assimilée à l’un des trois groupes nationaux impliqués dans le conflit12. De plus, l’orientation de la statue n’est pas non plus laissée au hasard. Située en direction du côté croate ou bosniaque de la ville, elle peut être interprétée comme un signe d’agression vers l’un ou l’autre de ces groupes. ainsi, une statue à l’image d’une icône globale, telle qu’une légende du kung-fu, serait la seule possibilité de promouvoir un héros acceptable pour l’ensemble des communautés de mostar (Bolton et muzurović: 2010). Toujours est-il que la statue est vandalisée peu après son inauguration, pour finalement être déboulonnée quelques mois plus tard, démontrant que, dans ce contexte hyperpolitisé, même une icône globale ne peut survivre (Bolton et muzurovic, 2010). Cet exemple relevant autant du

12 Le conflit qui s’est déroulé à mostar a surtout impliqué les forces croates et les forces bosniaques, alors que les forces serbes étaient présentes, mais moins impliquées dans les combats. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page54

54 La viLLe marTyre

comique que du tragique met en évidence la guerre des symboles qui suit celles des armes, et surtout démontre la difficulté de promouvoir un patri- moine partagé par l’ensemble des citoyens de mostar et, de manière géné- rale, par tout le pays. Dans le contexte de vukovar, Baillie (2012) décrit les destructions et les reconstructions qui suivirent l’occupation serbe de la ville et sa recon- quête par la Croatie comme «une décolonisation et une recolonisation symbolique» qu’elle assimile également à une «guérilla sémiologique». Selon elle, les monuments persistent à présenter une perspective binaire assimilant les Croates à des héros et faisant porter aux Serbes une culpa- bilité collective, et seules peu de tentatives de commémorer les victimes serbes existent en Croatie.

LeS frontièreS SymBoLiqueS danS L’eSpace poStyougoSLaVe marc augé (1992) souligne l’importance des monuments dans la structuration de l’espace, introduisant les concepts de continuité et de rupture. Dans le cas de vukovar, cette vision de l’espace déterminé par l’emplacement des monuments, et plus généralement par des lieux de mémoire, est aussi analysée par Baillie qui introduit la notion de frontière. en l’absence d’éléments normalement associés à la frontière, tels qu’un mur ou un poste de contrôle, ces lieux de mémoire formeraient une fron- tière symbolique (Baillie, 2011a). Pour illustrer cette idée, Kardov et Baillie présentent l’exemple d’une croix blanche de neuf mètres de haut qui domine la vuka et envoie selon eux un signal menaçant aux Serbes restés à vukovar autant qu’à leurs compatriotes de Serbie, de l’autre côté de la rivière (fig. 1). Ce monument est dédié aux Croates qui ont perdu leur vie au combat et porte l’inscrip- tion: «Ceux qui sont morts justement vivront pour toujours». Baillie (2011a) émet même l’idée que cette croix peut être vue comme un doigt d’honneur adressé aux Serbes habitant de l’autre côté de la vuka. D’ailleurs, de manière plus générale, on peut observer sur la carte des lieux de mémoire de vukovar analysés ici une continuité de ces sites et objets le long de la vuka, pouvant être assimilée à une frontière symbo- lique entre la Croatie et la Serbie, au même titre que la rivière qui sépare les deux pays. Dans le cas de vukovar, ces lieux de mémoire frontière ne se limitent pas aux monuments. D’autres éléments hors du cadre institutionnel de la production patrimoniale, tels que des graffitis ou les nombreux drapeaux croates sur les bâtiments de vukovar, agissent indéniablement TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page55

GUerre, ToUriSme eT mémoire 55

Figure 1: mémorial dédié aux soldats croates tombés durant la guerre. Cette croix est située sur les bords de la vuka, dans le centre de vukovar, et fait face à la Serbie. (Naef, 05.08.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page56

56 La viLLe marTyre

comme des marqueurs territoriaux. Sur les murs, les inscriptions serbes représentant les quatre C13 s’opposent aux U14 inscrits par les Croates ou encore aux nombreuses inscriptions à la gloire de personnalités croates, tels qu’ante Gotovina15 ou ante Pavelic16. À Sarajevo comme à vukovar, des associations s’efforcent d’effacer des graffitis à caractère nationaliste et incitant à la haine, comme sur l’ancienne piste de bobs- leigh de Sarajevo (fig. 2) ou sur les murs de vukovar17. on trouve égale- ment sur les routes de Slavonie, d’imposants panneaux glorifiant des combattants de l’armée croate, tel que le général ante Gotovina (Naef, 2012) (fig. 3). C’est finalement par l’écriture que les différences nationales s’ex- priment, entre l’alphabet latin utilisé par les Croates et les Bosniaques, et le cyrillique en usage dans la communauté serbe. À Sarajevo, si la séparation de la ville n’est pas matérialisée, les alphabets figurant sur les menus des restaurants ou sur les enseignes des boutiques peuvent indiquer que l’on se trouve dans l’entité croato-bosniaque ou au contraire dans celle administrée par la communauté serbe. À vukovar, après la réintégration de la ville à la Croatie, de nombreux signes en cyrillique ont été remplacés par des caractères latins. Le 2 septembre 2013, de nouveaux panneaux comportant des inscriptions en latin et en cyrillique ont été posés sur divers bâtiments administratifs de la ville.

13 Les quatre C sont en fait la représentation de quatre S latins en caractères cyril- liques. ils symbolisent la devise serbe: «SamoSlogaSrbinaSpasava»qui signifie en français: «Seule l’union sauve les Serbes». 14 Le U majuscule est le symbole des oustachis. 15 en 2011, dans le cadre de l’affaire sur les crimes perpétrés sur la population serbe de la Krajina entre juillet et septembre 1995, ante Gotovina a été condamné à vingt-quatre ans de prison, mladen markač à dix-huit ans de prison et ivan Cermak a été acquitté. De plus, l’acte d’accusation concernait aussi d’autres officiers supérieurs, dont le président Tudjman, décédés entre-temps. Gotovina et markač ont finalement été acquittés de la plupart des chefs d’accusation et libérés en novembre 2012 suite à un procès en appel. 16 Le fondateur du mouvement oustachi et le dirigeant de l’état indépendant de Croatie (NDH) durant la Seconde Guerre mondiale. 17 À Sarajevo, l’ancienne piste de bobsleigh, datant des Jeux olympiques de 1984 et totalement détruite durant le siège, a été utilisée en 2007 pour une compétition de patins à roulettes organisée par la marque red Bull. Le fabriquant de boissons a encouragé la réalisation de graffitis afin de couvrir certaines inscriptions haineuses qui ornaient la piste. À vukovar en 2008, un projet intitulé «action! Graffiti removal» a rassemblé 35 volon- taires issus de la ville et de l’étranger afin de repeindre des murs et d’effacer des graffitis comportant un potentiel de division. La ville de vukovar a accordé son autorisation pour le projet, et des groupes privés ont fourni une aide financière. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page57

GUerre, ToUriSme eT mémoire 57

Figure 2: Piste de bobsleigh détruite et abandonnée à Sarajevo. L’inscription «HordeZla» – littéralement les «Hordes du mal» – est le nom des supporters ultras de l’équipe de football du FK Sarajevo, dont un certain nombre a rejoint les forces bosniaques pendant la guerre. (Naef, 22.07.2010)

Qualifiés de « bilingues », ils ont été installés durant la nuit et ont provo- qué une forte controverse le lendemain, principalement parmi les vété- rans croates, qui les ont vandalisés. Ces événements renvoient aux affirmations de ceux pour qui le bosniaque, le croate et le serbe sont désormais des langues différentes18. Pour la linguiste Snježana Kordić, cette distinction, apparue après la guerre, et la polémique concernant les panneaux « bilingues » sont absurdes. elle affirme dans une interview à la presse: «D’un côté on insiste sur le cyrillique, alors que tout le monde utilise l’écriture latine au quotidien, de l’autre on prend le cyril- lique comme excuse pour exprimer sa haine envers les Serbes. on se

18 avant la guerre, on se référait au serbo-croate, une même langue utilisée par les Bosniaques, les Croates, les Serbes et les monténégrins. Les Slovènes et les macédoniens utilisent, eux, des langues distinctes, comme les Kosovars, qui parlent albanais. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page58

58 La viLLe marTyre

Figure 3: Panneau aux abords de Nustar dans la région de vukovar arborant le slogan: «Héros plutôt que criminels». on peut observer plusieurs exemples de ce type en Slavonie. (Naef, 17.08.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page59

GUerre, ToUriSme eT mémoire 59

parle sans traducteurs, mais on continue à prétendre qu’on parle deux langues différentes. C’est aussi affligeant, parce qu’à cause de cette prétendue existence de deux langues on sépare les enfants ethniquement dans les écoles. C’est une forme d’apartheid linguistique qui s’est installée.»19 on peut tout de même observer en ex-yougoslavie certaines initia- tives mémorielles visant à dépasser le contexte de division qui caracté- rise la région. en Serbie, plus précisément dans la ville de Novi Sad (voïvodine), le projet d’un monument au déserteur mobilise une pers- pective opposée à la glorification militaire. Par cette initiative, la socio- logue serbe Janja Beč espère briser le tabou entourant la désertion de nombreux citoyens serbes, en les présentant comme les «véritables héros de cette guerre20 ». Si ce projet, initié en 2013, ne recueille encore qu’un faible écho et risque de ne jamais voir le jour, il comporte toutefois un potentiel de réconciliation intéressant, par la solidarité qu’il pourrait susciter entre les victimes tant croates que bosniaques, ainsi que la communauté serbe, symbolisée alors par ses réfractaires au combat21. Un monument au soldat inconnu existe d’ailleurs sur le mont-avala, près de Belgrade, érigé en 1938 afin de commémorer tous les soldats morts durant la Première Guerre mondiale, conformément à une volonté d’uni- fier les différents peuples yougoslaves. Dans le district de Brčko22, on découvre trois mémoriaux – dédiés aux victimes bosniaques, serbes et croates – dans un même espace public, mais c’est là manifestement une exception en Bosnie- Herzégovine. Selon moll (2013), cette représentation partagée des victimes a surtout été possible grâce à l’intervention de la communauté internationale qui a fortement soutenu ce projet. Une nouvelle initiative ambitionnerait de placer, au milieu de ces trois monuments, un quatrième mémorial dédié au citoyen disparu, sans référence à une quelconque nationalité. Les monuments susmentionnés ont ainsi la particularité

19 marjana Stevanović, «Croatie: comment la langue sert d’alibi aux thèses nationa- listes», Danas, 2 novembre 2013. 20 inconnu, «Serbie: un monument pour se souvenir de ceux qui n’ont pas voulu faire la guerre», RadioSlobodnaEuropa, 21 juin 2013. 21 Selon radio Slobodna europa, on estime que 40000 soldats mobilisés auraient évité de faire la guerre. 22 Brčko est un district autonome et neutre de Bosnie-Herzégovine, faisant à la fois partie de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de la république serbe de Bosnie. Ce territoire mixte est administré localement, indépendamment des entités. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page60

60 La viLLe marTyre

de dépasser les divisions nationales par l’affirmation d’une forme de solidarité entre déserteurs et victimes ou par la représentation partagée des victimes de toutes nationalités sur un même espace public. Ces initiatives mémorielles restent cependant des exceptions, et les mémo- riaux en ex-yougoslavie tendent plutôt à exacerber le contexte de divi- sion qui caractérise la région. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page61

CHaPiTre 2

ViLLe martyre, BaLkaniSme et réconciLiation

Cette analyse est développée selon trois axes. Si les deux premiers se basent sur un bon nombre de recherches et de théories déjà bien établies, liés au contexte de réconciliation et au mythe balkaniste, le dernier axe vise à proposer un cadre conceptuel original: l’analyse de la patrimonialisation et la mise en tourisme de la guerre selon le concept de ville martyre. on se base ici sur l’hypothèse confirmée par des études préexistantes sur la région (Baillie, 2011; Kardov, 2007; viejo-rose, 2011; Catic, 2008; moll, 2013) que les villes de Sarajevo et vukovar vivent un contexte de division sociale, perpétué et renforcé par les processus de mémorialisation et de patrimonialisation des guerres qui les ont rava- gées. L’objectif principal est moins de déterminer où est la vérité dans les interprétations de la guerre que de montrer comment ces représenta- tions s’opposent, ainsi que les impacts socioculturels que ces conflits de mémoire peuvent engendrer. Le secteur touristique sert de fil conducteur à cette analyse, permettant ainsi d’observer l’influence des mémoriaux, des musées et des politiques culturelles sur ce contexte de division. il s’agit d’abord de mettre en lumière le processus de mise en tourisme de la guerre et les représentations que cette dynamique contribue à produire, notamment celles attachées au «au mythe balkaniste» développé par Torodova. De plus, le concept de villemartyreest développé ici afin de déterminer comment un lieu peut être largement assimilé et représenté par la guerre qui l’a meurtri.

deS StratégieS touriStiqueS poSt-confLit différenciéeS La guerre ne représente sans doute pas la première image qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque le secteur touristique. Cependant, un contexte de guerre ou de postconflit constitue indéniablement une forme d’intérêt pour un marché touristique de plus en plus important. Les TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page62

62 La viLLe marTyre

médias rapportent toujours plus de cas de voyageurs se rendant dans des zones de guerre telles que l’irak ou la Syrie23, par militantisme, solidarité humanitaire, curiosité ou simple quête d’adrénaline, des motifs souvent pluriels et combinés. Cette pratique n’est pourtant pas si récente si l’on en croit Seaton (1996), qui conçoit le champ de bataille de Waterloo comme le premier du genre à devenir une attraction de tourisme de masse directement après le conflit, en 1816. Landerman (2013) parle, lui, de «fascination martiale» pour décrire l’intérêt du public pour des sites de guerre ces deux derniers siècles. Toutefois, si des tours centrés sur des zones de conflit commencent également à être organisés, la visite de pays toujours en guerre touche pour l’instant seulement une minorité de touristes. D’un autre côté, dans des contextes plus sécurisés, des régions en situation de postconflit reprennent maintenant rapidement leur place sur le marché touristique et voient très tôt des visiteurs étrangers revenir sur leur territoire, le patrimoine issu de la guerre devenant ainsi une ressource. alneng (2002: 462) analyse les représentations suscitées par la mise en tourisme de la guerre au vietnam: «ironiquement, alors que la guerre a laissé la plupart des sites patrimoniaux destinés au tourisme en ruine, la guerre a gratifié le vietnam avec d’autres sites – les tunnels de Cu Chi, la DmZ, my Lai, China Beach, Hamburger Hill, Ke Sanh, The rex –, tous avec leur aura unique et séductrice.» même le groupe punk des Sex Pistols24 revient en 1977 sur cette pratique dans un de ses morceaux, inti- tulé HolidayintheSun:«Acheapholidayinotherpeople’smisery,Idon’t wannaholidayinthesun,IwannagotothenewBelsen,Iwannaseesome history, ’cause now got a reasonable economy»25 [Des vacances pas chères dans la misère des autres. Je ne veux pas de vacances au soleil, je

23 voir par exemple: Ben Taub, «War Tourists Flock to Syria’s Front Lines», The DailyBeast, 2 novembre 2013. Florence Le méhauté, « visitez des pays en guerre est-ce bien raisonnable ? », Ouest-France, 2008. Lee Glendinning, « French tour company offers winter getaway to iraq », TheGuardian, 2008. David Chung, « an american tourist in iraq – my vacation pictures : “if it’s Ctuesday, this must be Ctesiphon” », Baghdad Bureau, 2009. Travelmail reporter, « Back to Baghdad ? recovering iraq to emerge as “exciting” new tourist destination », DailyMail, 2010. Julie Connan, « Ça va devenir normal d’aller faire du tourisme en irak », LeFigaro, 2008. 24 Sex Pistols, «Holiday in the Sun», NeverMindtheBollocks,Here’stheSexPistols, virgin records, Londres, 1977. 25 Bergen-Belsen est un camp de concentration nazi situé au sud-ouest de la ville de Bergen. D’ailleurs, toujours dans le contexte punk-rock, les Dead Kennedys ont aussi composé un morceau mettant en jeu tourisme et guerre intitulé HolidayinCambodia. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page63

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 63

veux aller à Belsen. Je veux voir de l’histoire, car maintenant nous avons une économie stable]. Les chiffres liés à la fréquentation de certains sites paradigmatiques lorsque l’on se réfère à la mise en tourisme de la guerre confirment cet intérêt. Wieviorka mentionne 25 millions de visiteurs à auschwitz depuis l’ouverture du site aux visiteurs après la guerre, et Knafou (2012: 1) constate qu’un seuil symbolique a été franchi en 2008: «avec 1,2 million d’entrées dans le camp de concentration et d’extermination d’auschwitz- Birkenau, le nombre des visiteurs en une année a dépassé celui de ceux qui y ont trouvé la mort entre 1940 et 1945 (au moins 1,1 million de victimes, juives à 90%)». il ajoute qu’en 2010 un nouveau record d’af- fluence a été dépassé dans ce qu’il considère comme «le plus grand cime- tière du monde», avec 1380000 visiteurs cette année-là. en France, les résultats d’une enquête, réalisée par atout France sur 155 sites mémoriels payants, révèlent que «6,2 millions de visites ont été observées sur ces sites en 2010 pour un chiffre d’affaires de 45 millions d’euros. La clientèle étrangère représente 45% des visites, principalement venue de Grande- Bretagne, d’allemagne, de Belgique, des Pays-Bas et des états-Unis.»26 Toujours est-il que Knafou (2012) remet en question la dimension touristique d’un site comme auschwitz, affirmant qu’il n’est pas près de le devenir, mais que «le ver est dans le fruit». Si dans le cadre de cette analyse auschwitz est considéré comme un site touristique, de par sa gestion, sa présentation et sa fréquentation, il est déjà intéressant de constater la connotation négative qui ressort des propos de Knafou, comparant cette pratique à un ver. Suivant cette idée, le tourisme mettant en jeu la guerre serait-il toujours éthiquement inacceptable? Selon Knafou, «au fur et à mesure que le lieu attire des publics moins informés, voire pas informés du tout, il est possible de parler d’une fréquentation touristique. Du coup, une (petite) partie des visiteurs ne sait pas nécessai- rement pourquoi elle se trouve là et comment s’y comporter. D’autant que les opérateurs touristiques de Cracovie ou de varsovie ont évidemment compris qu’il y avait de l’argent à prendre, en organisant des “auschwitz Tours”». Cette vision, qu’on retrouve souvent dans les médias généra- listes, décrivant les motivations des promoteurs comme fondées essen- tiellement sur le gain et celles des touristes comme inappropriées, est trop simpliste pour décrire une pratique multiforme. Celle-ci est déterminée

26 eCPaD, Lespremièresassisesdutourismedemémoire.Bilan, ministère de la Défense, 26 mai 2011. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page64

64 La viLLe marTyre

par des motivations souvent très différenciées, tant au niveau des produc- teurs que des consommateurs, les touristes. Par la mise en tourisme de la guerre, des traumascapes tendent à acquérir les caractéristiques d’un touristscape, le tourisme devenant ainsi, selon la conceptualisation de Tumarkin, un des modes d’expérimentation et d’interprétation de leur trauma. Des régions ou des pays en situation postconflit, lorsque leur secteur touristique est à nouveau opérationnel, vont proposer des stratégies de développement diverses, entre promotion de leur patrimoine de guerre et effacement, suivant une volonté de tourner une page sombre de leur histoire. Ces conceptions ne sont certainement pas homogènes et peuvent être sources de conflits selon les différentes visions des acteurs impliqués. Henderson (2000: 276) démontre les relations de pouvoir qui caracté- risent ce processus, présentant certaines approches du patrimoine de guerre au vietnam comme de la propagande. Suivant cette idée, rodriguez (2008) démontre comment le Service national du tourisme espagnol fut aussi instrumentalisé par Franco avant même la fin de la guerre d’espagne (1936-1939), afin de présenter à l’opinion publique internationale les républicains comme les responsables des ravages de la guerre. Hertzog (2003) analyse, elle, la fonction touristique des sites asso- ciés à la Première Guerre mondiale en France et constate que dès le début des années 1920 un «tourisme du souvenir» se développe, associé selon elle à «une forme de pèlerinage patriotique». D’ailleurs, avant le cente- naire de la Grande Guerre, michelin a commencé à publier depuis 2011 des guides spécialement centrés sur ses champs de bataille27. Danchin (2008) avance la notion de «pèlerinage patriotique» pour décrire les touristes se rendant dans les zones de guerre avant même la fin de la Première Guerre mondiale. elle mentionne en 1917 la parution des guides Michelinillustrédeschampsdebataille, les premiers à proposer, dans un cadre d’après-guerre immédiat, des pèlerinages patriotiques sur les champs de bataille. La mise en tourisme de la guerre peut viser non seulement la population locale, mais également une audience internationale, et ainsi constituer un vecteur important de représentation d’un pays vers l’extérieur. Toutefois, si les exemples susmentionnés révèlent plutôt une volonté de promouvoir

27 «michelin publie de nouveaux guides des champs de bataille de la Première Guerre», http://www.michelin.com/corporate/Fr/actualites/produits/article?articleiD= Nguides-grandes-batailles-1ere-guerre-mondiale. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page65

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 65

touristiquement ce patrimoine de guerre, cette dynamique n’est pas géné- ralisée. rivera (2008), se basant sur le concept de stigma développé par Goffman (1963), remet en question une vision unilatérale considérant les stratégies de gestion d’un passé stigmatisé uniquement par sa reconnais- sance, que ce soit par sa commémoration ou par sa mise en tourisme. au contraire, dans un monde globalisé où la dépendance d’un état ou d’une région au commerce international et aux investissements étrangers est de plus en plus importante, des événements stigmatisant, tels que des guerres ou des actes terroristes, peuvent avoir des effets dévastateurs sur des écono- mies locales, et ce d’autant plus dans le cadre du tourisme. Si rivera reconnaît que de nombreux états n’ont pas seulement incor- poré des épisodes de guerre dans leur offre, mais les ont activement promus, elle démontre que l’objectif des secteurs touristiques est avant tout de proposer une image attractive des pays hôtes. elle analyse ainsi la reconstruction de l’image postconflit de la Croatie et propose trois straté- gies de gestion d’un passé guerrier: la reconnaissance (publicacknow- ledgment), le recadrage culturel (culturalreframing), le recouvrement (covering). Ses conclusions révèlent que dans le cas croate c’est avant tout les deux dernières qui sont appliquées, particulièrement sur le littoral adriatique, une région qui a toujours été la plus touristique du pays, voire de l’ensemble du Sud-est de l’europe, à l’exception de la Grèce. Dans un autre cadre géographique, celui des îles anglo-normandes lors de la Seconde Guerre mondiale, certains auteurs (Foley et Lennon, 2000; Carr, 2011) constatent un processus de coveringpartiel, dans la mesure où seuls certains aspects de l’occupation allemande sont couverts, assimilant cette dynamique à une mémorialisation sélective.

entre rigueur hiStorique et « war porn » au-delà de la dimension idéologique, cette forme de sélection histo- rique attachée au tourisme et au secteur muséal peut être aussi la consé- quence d’un processus de simplification, lié en partie à une volonté de présenter des objets et des problématiques complexes dans un temps limité. De plus, dans une logique de compétitivité, l’importance de propo- ser un produit touristique attractif peut aussi entrer en conflit avec des contraintes liées à la rigueur historique, d’autant plus dans un secteur comme le tourisme, privilégiant la notion de loisir. Certains auteurs, tels que Torodova (2009), proposent la notion de réductionnisme, impliquant la réduction de phénomènes complexes à leurs composantes les plus simples, une dynamique pouvant aboutir à des stéréotypes. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page66

66 La viLLe marTyre

D’autres (Cole, 2000; Doss, 2010; Causević, 2008) utilisent le concept de trivialisation, qui s’apparente à la banalisation d’un objet, d’une pratique ou d’un événement. Cole (2000: 15) oppose ainsi la notion de trivialisation à celle de sacralisation: «La sacralisation est un moyen de donner du sens à la guerre, alors que la trivialisation implique qu’elle s’adapte à un canevas et qu’elle devienne commune, au lieu d’effarante.» L’auteur propose ainsi une vision très critique de la mise en tourisme d’auschwitz-Birkenau, associant ceux qui visitent le site à une notion paradoxale mélangeant «voyeurisme, pornographie et vertu». rejoignant Wieviorka et Szurek (1990), qui considèrent le site actuel comme un espace artificiel, il qualifie ce lieu d’«Auschwitzland», affirmant qu’il est de plus en plus déconnecté de son histoire réelle: «essayer de repré- senter la complexité de ce passé dans un parc à thème contemporain aussi morbide a des conséquences: ce tourisme de passage menace de banaliser le passé, de domestiquer le passé, et finalement de l’abandonner complè- tement.» Pour Cole, la construction d’un «auschwitz touristique», détaché de la réalité de l’histoire du site, contribue à la formation d’un mythe, ouvrant notamment la porte aux attaques des révisionnistes Les théories de Cole sur la commercialisation et la trivialisation de la Shoah sont certes provocantes, et qualifier le site actuel d’auschwitz de «parc à thème morbide» peut paraître excessif. Toutefois, le processus de commercialisation qui accompagne ce site est une réalité, et l’organisation d’excursions «d’enterrement de vie de garçon» à auschwitz est sans aucun doute un cas extrême dans la trivialisation de ce lieu. L’agence britannique Last night of freedom propose ainsi de cocher la «case culturelle» et de participer à une visite du site parmi d’autres activités traditionnellement liées à ce genre d’événements, comme le paintball et le strip-tease:

Bien que ce ne soit pas exactement la première chose à laquelle vous penseriez pour un tel week-end, beaucoup de ceux qui visitent Cracovie sentent comme une obligation de venir montrer leur empathie dans ce lieu triste et émouvant […]. Pour ceux qui souhaitent venir, les transferts, un guide professionnel, l’entrée du musée et des boissons non alcoolisées sont inclus dans le prix d’une excursion qui restera comme une expérience inoubliable, qui donnera à réfléchir et laissera chaque visiteur «engourdi» pendant toute la durée du voyage de retour en bus vers Cracovie.28

en termes de commercialisation et de trivialisation, la mise en tourisme de la guerre du vietnam a également suscité certaines réflexions

28 Last Night of Freedom, http://www.lastnightoffreedom.co.uk/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page67

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 67

(alneng, 2002; Henderson, 2000). alneng (2002) estime par exemple qu’une des attractions principales du pays, les tunnels de Cu Chi, consti- tue «la réponse vietnamienne à Disneyland»29. Les touristes ont l’oppor- tunité d’essayer des armes de l’époque, de traverser un tunnel reconstitué, voire même de revêtir les uniformes viêt-cong, et ainsi selon les propos du guide: «De vivre la guerre comme un vrai soldat!»30 Par la dérision et l’ironie, le vietnam est ainsi parvenu à transformer l’un des sites les plus traumatiques de son histoire en un parc thématique sur la guérilla «disneylandisé» (Naef, 2013). aux états-Unis, Doss qualifie de « warporn » certains mémoriaux, ainsi que les reconstitutions de guerre, les jeux vidéo, ou les films, privi- légiant cette compréhension historique simplifiée, basée sur le conflit entre le bien et le mal. Pour elle, les américains tendent ainsi à fétichiser la guerre, pas dans une dimension sexuelle, mais plutôt comme un instru- ment de consensus. Les exemples de Cu Chi et des films et jeux vidéo mentionnés par Doss démontrent l’influence de la notion de loisir sur la mise en tourisme d’éléments traumatiques tels qu’une guerre. Pour ashworth (1991: 190), le patrimoine de guerre peut ainsi passer par un processus par lequel le ton sérieux et sombre de la bataille est réduit à une atmosphère de carnaval. D’ailleurs, Pascal Plas, le directeur du service éducatif du Centre de la mémoire d’oradour-sur-Glane, remet aussi partiellement en question cette dimension de loisir: «Nous aimerions que les visiteurs arrêtent de visiter oradour comme un château fort!»31 Tournant son regard sur une autre partie de la région de Cu Chi, prin- cipalement fréquentée par la jeunesse vietnamienne durant ses loisirs, Schwenkel (2009) voit, dans la transformation de ce traumascape en objet de consommation, un moyen pour la population de se détacher du trauma. Pour elle, ce site, qu’elle conceptualise comme un paysage de souffrance vietnamienne, est maintenant doté de fonctions antimémo- rielles: «en transformant ce site en espace public de loisir, la jeunesse vietnamienne l’a imprégné avec des nouvelles fonctions et significations anti-mémorielles, qui suggèrent leur progressif détachement de l’histoire traumatique de la nation» (Schwenkel, 2009: 97). on voit ainsi naître certaines dynamiques, souvent antagonistes, qui caractérisent la mise en tourisme de la guerre, entre trauma et loisir, rigueur historique et commer- cialisation, ainsi qu’entre sacralisation (ou glorification) et trivialisation.

29 Propos recueillis lors d’une excursion à Cu Chi (en septembre 2009). 30 Idem. 31 entretien réalisé en français (oradour-sur-Glane, le 5 octobre 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page68

68 La viLLe marTyre

Un processus de simplification, attaché aux musées et au secteur touristique en général, permettrait aussi à des groupes de s’approprier l’interprétation d’événements historiques, simplifiés, commercialisés et sélectionnés selon leurs intérêts. Uzzel (1998: 19) parle d’une commer- cialisation de «tranches de passé romantisées», aux valeurs éducation- nelles réduites, engendrant des mythes et des versions aseptisées de l’Histoire. La culpabilité est ainsi expurgée et la fantaisie règne. Le tourisme, par ses dynamiques de sélection et de simplification historique, peut donc participer à la formation de mythes, permettant à certains groupes sur un territoire déterminé de s’approprier l’interprétation d’un trauma tel qu’une guerre. Pour edkins (2003: 190), un mythe se base sur la réduction d’événements traumatiques à des systèmes narratifs contrô- lés. Cette dynamique, qu’elle illustre par des musées et des mémoriaux, peut mener à la construction de discours nationalistes, ce d’autant plus dans un contexte postconflit. ashworth (1991: 191), de son côté, souligne que ce processus de simplification, de sélection et d’appropriation est d’autant plus impor- tant quand l’interprétation du patrimoine est basée sur des idéologies régionales ou nationales. Cela est d’ailleurs confirmé par Causević (2010: 5) dans son analyse de la reconstruction touristique en Bosnie qui affirme que la trivialisation dans le secteur touristique a également servi la promotion des valeurs des groupes dominants. il s’agit ainsi d’identifier dans les cas de Sarajevo, vukovar et Srebrenica si la mise en tourisme de la guerre est marquée par une dynamique de trivialisa- tion ou, au contraire, par une glorification du conflit. De plus, dans un contexte de divisions intenses, dans quelle mesure peut-on observer des formes d’appropriation par un groupe national, dans l’interprétation des guerres en ex-yougoslavie ?

LeS war tours : définition d’une pratique Un objectif important de cet ouvrage est la déconstruction d’une pratique qui n’est pas nouvelle, mais encore très peu défrichée dans le domaine académique. La définition de cette pratique, qualifiée ici de war tours32, est considérée comme un apport important et original dans des

32 Le choix du qualificatif anglais de wartour est volontairement choisi en lieu et place d’autres appellations francophones telles que «tour de guerre» et «excusions de guerre». D’une part, car dans le domaine du tourisme c’est le qualificatif anglais qui est utilisé sur le terrain, et d’autre part pour une simple et subjective question de style. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page69

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 69

champs de recherche mobilisant tourisme et guerre. Un war tour est défini comme la visite de différents sites attachés à un conflit armé, par l’intermédiaire d’un guide dont les services sont rétribués. Celui-ci a pour fonction de structurer la visite, par l’orientation des touristes, ainsi que par l’explication et l’interprétation des sites visités. Les guides peuvent être des témoins directs ou au contraire des individus n’ayant pas vécu le conflit. Si elle commence à se développer plus largement ces dernières années, cette pratique peut être illustrée par certains cas datant déjà du e milieu du xx siècle, par exemple dans le contexte des guerres d’espagne et du vietnam. actuellement, un bon nombre d’agences touristiques proposent des tours organisés en lien avec des conflits majeurs, tels que les deux guerres mondiales ou la guerre de Sécession américaine. on peut également observer ce phénomène dans d’autres régions postconflit, à l’image du Cambodge ou de l’irlande du Nord. Cependant, si cette pratique commence progressivement à être traitée dans les médias géné- ralistes, il n’existe que très peu de travaux académiques proposant une analyse en profondeur de ce phénomène. Ce dernier est en général abordé seulement de manière marginale dans certaines études touchant aux situa- tions postconflit, comme dans le contexte de la Shoah (Cole, 2000), du vietnam (Schwenkel, 2009; Laderman, 2009), de l’irlande du Nord (Causević et Lynch, 2008; Simone-Charteris et Boyd, 2010), ainsi que par une approche plus historique dans le cas de l’espagne franquiste (rodriguez, 2008). Les wartours peuvent susciter des critiques négatives. La propen- sion des producteurs à exploiter la souffrance des victimes et la dimen- sion voyeuriste, voire morbide, qui attirerait les touristes sont généralement mises en avant par les détracteurs de cette pratique, comme l’illustre cet article paru dans les médias croates: «Le trend global du tourisme sadomasochisme, où les occidentaux se plaisent à écouter des histoires d’individus massacrés, mutilés et affamés, est aussi visible à vukovar en Croatie.»33 Des critiques encore plus virulentes concernent aussi l’idéologie qui serait véhiculée par ces tours, comme le montre cette citation satirique et acerbe, tirée du blog de l’écrivaine Julia Gorin, au sujet de tours proposés à Srebrenica: «allez! allez! rencontrez les moudjahidines qui ont aidé à couper la tête des

33 inconnu, «Tourists attracted to ovcara with massacre Stories», Dalje.com, 26 août 2008. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page70

70 La viLLe marTyre

orthodoxes serbes et des catholiques croates dans les Balkans! […] achetez la vidéo! vous voulez rencontrer des moudjahidines dans un endroit sûr (pour l’instant)? C’est Jihadic Park !»34 Cette forme de tourisme, parfois qualifiée de «bloodtourism», est vue par certains touristes eux-mêmes avec réticence: «[…] je pense qu’en Serbie comme en Bosnie le tourisme de catastrophe ne sera pas très bien accueilli. enfin, ce sont des pays qui ont tellement mieux à offrir que des traces de balles, des ruines ou des champs de mines… il faut se rendre compte que la plupart des gens ont perdu un proche dans cette guerre et que c’est encore proche. ils préfèrent quand même parler de la beauté de leur pays.»35 Un psychologue à vukovar, amène, lui, la notion très critique de «blightseeing»36, faisant la différence entre ceux qui se rendent dans un contexte postconflit par nécessité et ceux qui le font pour leur loisir. même au sein de la littérature académique, Tumarkin (2005: 40) considère avec mépris ces touristes qui visitent ce qu’elle conceptua- lise en termes de traumascape: «Qu’en est-il des touristes? Les bons vieux touristes qui viennent dans ces traumascapespar curiosité plutôt que pour le deuil; pas pour chercher une signification, mais pour jeter un coup d’œil, prendre une photo ou un souvenir.» on voit déjà là un aspect central du débat sur l’éthique de cette pratique: la question de la légitimité. Des survivants ou des proches de victimes sont mis en opposition avec les touristes, les premiers étant guidés par des motifs nobles et cathartiques, alors que les seconds seraient uniquement motivés par une forme de curiosité morbide. Se fondant sur une perspective plus historique, Schwenkel (2009) observe le développement de ce phénomène après la guerre du vietnam et distingue également les touristes des vétérans, ces derniers voyageant plutôt entre eux et évitant les autres touristes. Le statut des visiteurs qui suivent ces tours semble ainsi représenter pour certains un élément d’im- portance par rapport à cette notion de légitimité. Toutefois, ce statut, entre touristes, proches de victimes, ou vétérans, est loin d’être imper- méable. Un touriste étranger qui visite différents sites de Pologne peut aussi être un proche d’une victime de la Shoah. Ce dernier statut sera peut-être plus important lors de sa visite d’auschwitz, mais il ne perdra pas pour autant son statut de touriste. De même, un ancien soldat de la

34 Julia Gorin, «republican riot», http://www.juliagorin.com/wordpress/. 35 Citation d’un touriste français recueillie sur voyage Forum, le 24 décembre 2010, http://voyageforum.com/. 36 «Blight»peut se traduire par exemple par «dévastatio». TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page71

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 71

guerre du vietnam est aussi un touriste lorsqu’il revient visiter ce pays, son statut de vétéran prenant certes plus d’importance lorsqu’il se rend dans un site lié à la guerre qu’il a vécue. Une autre dimension fondamentale de cette problématique est liée à l’idéologie qui serait transmise à travers ces tours. Se fondant également sur une optique historique, rodriguez (2008) montre qu’en 1937 déjà le Service national du tourisme lance dans l’espagne franquiste une campagne intitulée: «visiter les routes de la guerre d’espagne». L’objectif de ce projet est de diffuser une propagande très précise, et les autorités exercent un contrôle minutieux afin que les touristes ne quittent pas les sentiers battus. il s’agit en premier lieu de présenter sur un terrain encore en guerre «le climat rassurant qui règne dans les zones pacifiées par le général espagnol»37. De plus, «l’héroïsme franquiste» est exhibé en opposition avec les destructions perpétrées par les forces républicaines: «À oviedo, où les combats avaient duré quinze mois, un hommage était rendu aux soldats de Franco et, sur le front d’aragon, des villages détruits par l’adversaire républicain étaient exhibés afin de témoigner, comme l’indique l’extrait promotionnel, des “empreintes encore chaudes d’une des épopées les plus grandes de l’Histoire”» (rodriguez, 2008: 249). Dans le contexte de l’irlande du Nord, la dimension idéologique constitue également un enjeu important dans la mesure où la patrimonia- lisation du conflit comme agent de réconciliation semble encore loin d’être acquise. Toutefois, dans les villes de Derry et Belfast, des prison- niers politiques des deux bords, loyalistes et républicains, travaillent maintenant comme guides touristiques. il est actuellement possible de suivre des tours organisés, principalement centrés sur les peintures murales datant du conflit. Ces tours sont définis par Simone-Charteris et Boyd (2010) comme des «tours politiques». À Belfast, deux associations – ePiC et Coiste, la première loyaliste et la seconde républicaine – colla- borent et emmènent les visiteurs sur les traces de la guerre; l’une dans les quartiers loyalistes de Belfast-sud, l’autre dans les quartiers républicains de Belfast-ouest. il est ainsi possible pour les touristes de connaître deux interprétations antagonistes des troubles en irlande du Nord, comme le montre le site internet du tourisme nord-irlandais: «Faites l’expérience des points de vue républicains et loyalistes dans des tours authentiques délivrés par les

37 «Tourisme de guerre en espagne», JournaldeGenève, 2 juillet 1937 (rodriguez, 2008). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page72

72 La viLLe marTyre

gens qui forment nos communautés aujourd’hui. Cet échange politique aurait été impensable jusqu’à très récemment. C’est un moyen fascinant de passer quelques heures avec ceux qui ont des expériences de première main sur le conflit.»38 Une troisième option, présentée par Causević (2008) comme celle de la «neutralité», est aussi proposée par les bus rouges de Belfast, similaires à tous ceux que l’on peut voir dans les villes touristiques d’europe. Causević (2008: 148) démontre que ceux-ci sont passablement critiqués par les communautés locales, qui y voient une forme de commercialisation du conflit et une appropriation de leur histoire. Cole souligne aussi la distorsion historique que ces tours peuvent engendrer dans le contexte de la Shoa. il prend en exemple les tours proposés en Pologne, centrés sur l’histoire du ghetto de Cracovie et créés après la sortie du film LalistedeSchindler. Selon lui, les sites présentés sont plus attachés à la production du film qu’à l’histoire du ghetto. L’œuvre de Spielberg prend en conséquence «une réalité supérieure à celle de l’Holocauste». Cette remarque renvoie également au processus de commercialisation décrit plus haut, qui caractérise la mise en tourisme de la Shoah, dont le site d’auschwitz est le principal symbole. Selon le contexte de reconstruction, ces types de tours peuvent appa- raître suite à une période plus ou moins longue après la fin d’une guerre. S’il est possible de participer à des tours revenant sur l’histoire de conflits anciens, tels que les guerres mondiales ou la guerre américaine de Sécession, des wartours se développent également très rapidement après la fin d’un conflit armé comme c’est le cas en ex-yougoslavie. Dans un autre contexte, quelques mois seulement après la révolution égyptienne de 2011, l’agence Terre entière proposait déjà un tour intitulé «Le prin- temps arabe», le décrivant comme tel sur son prospectus: «Tout au long du voyage vous rencontrerez des membres des partis politiques égyptiens, des jeunes qui ont contribué à la révolution, des syndicalistes ou encore des membres d’oNG. […] au cours de vos déplacements au Caire, vous passerez bien sûr par le lieu emblématique de la révolution égyptienne: la place Tahir.»39 Certains opérateurs proposent même de visiter des pays encore en guerre, comme l’agence britannique Hinterland Travel, qui emmenait des touristes en irak ou en afghanistan dans les années 200040. Cette agence

38 http://www.discovernorthernireland.com/. 39 Terre entière, «Le Printemps arabe. voyage en égypte», 2012. 40 http://www.hinterlandtravel.com/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page73

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 73

se présente avant tout comme un voyagiste proposant des tours archéolo- giques. Toutefois, des éléments directement liés à la guerre présentent une plus-value indéniable, voire même le centre d’intérêt principal du tour pour certains. Dans un autre contexte, l’opérateur français Terre entière et l’agence Babel Travel, basée en Suisse, ont été vertement critiqués pour des séjours qu’ils organisaient en irak. La première agence axe son offre sur des voyages culturels et religieux, alors que Babel Travel proposait encore en 2010 des tours à caractère humanitaire. Le risque pour les touristes d’être pris en otage et de forcer leur gouvernement à payer des rançons en cas d’enlèvements est un élément souvent avancé par les détracteurs. De plus, la dimension «voyeurisme morbide» qui accompa- gnerait cette pratique est aussi dénoncée. Les agences précitées ne promeuvent pas directement des éléments en lien avec la guerre. S’il semble que les soldats, les armes ou les barrages représentent un certain attrait pour des touristes, c’est d’abord des motifs culturels – archéologie, religion, histoire – qui sont mis en avant par ces voyagistes. en israël cependant, des agences offrent des tours directement basés sur le conflit israélo-palestinien. alternative Tour existe depuis 1997 et propose d’emmener les visiteurs intéressés en Cisjordanie, afin de mieux connaître «la vie sous occupation» en Palestine. Ces tours journa- liers emmènent les touristes dans des villages, des villes et des camps de réfugiés et sont présentés comme des «tours politiques», où il est possible de visiter des sites touristiques tout en rencontrant des activistes palesti- niens. L’importance, dans ces tours, du patrimoine produit par la guerre peut être démontrée par l’image qui les illustre sur le site internet de l’agence: une photo du mur qui sépare israël des territoires occupés. Dans le même contexte, Breaking the silence est une organisation à vocation pacifiste, comprenant des vétérans de l’armée israélienne, dont l’objectif est de présenter la vie dans les territoires occupés et de démontrer les diffi- cultés des soldats israéliens sur le terrain. L’oNG propose également des tours à Hébron et dans sa région. Les guides sont tous des anciens soldats de l’armée israélienne, et plus de 5000 participants auraient été recensés entre 2005 et 2008 (Clark, 2011). Ces tours ont provoqué une forte contro- verse et Clark (2011) mentionne ainsi les œufs lancés et les insultes profé- rées par les colons d’Hébron à l’encontre des participants.

LeS guideS comme LeS nouVeaux amBaSSadeurS de La guerre S’il est un élément indissociable des tours présentant le patrimoine de guerre, c’est bien sûr les guides qui conduisent ces wartours. on observe TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page74

74 La viLLe marTyre

souvent, même si ce n’est pas toujours le cas, un processus de recyclage où des anciens acteurs du conflit – soldats, fixeurs41, prisonniers, etc. – assument le rôle de guide touristique, en se basant sur leur expérience directe du conflit. Hartmann (2005: 92) souligne qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale de nombreuses initiatives mémorielles dans les camps de concentration sont d’abord issues d’anciens prisonniers. C’est selon lui les organisations d’anciens prisonniers qui ont donné les impul- sions pour la création des premiers musées et sites mémoriaux. il ajoute que ceux-ci n’ont pas seulement permis l’instauration de ces lieux de mémoire, mais sont aussi devenus des guides pour les touristes, qualifiés par l’auteur de «Zeit-Zeugen», littéralement «témoins du temps». on peut également observer ce phénomène dans d’autres cas plus éloignés dans le temps, tels que dans la prison de Port arthur en Tasmanie, où d’anciens prisonniers servaient de guides aux touristes dès 1877 (Tumarkin, 2005) Un processus similaire se développe dans bien d’autres domaines; que ce soit des anciens sans-abri qui présentent la vie souterraine d’Utrecht42 ou des ex-membres de gangs faisant visiter des quartiers sensibles de Los angeles43. Dans un contexte postconflit, si en irlande du Nord d’anciens prisonniers politiques et des chauffeurs de taxis actifs pendant les troubles44 mobilisent leur expérience personnelle du conflit pour guider des touristes dans les quartiers les plus touchés, ce sont, en Cisjordanie occupée, d’ex-soldats israéliens qui assument ce nouveau statut. Holloway (2000) décrit les guides de manière générale comme des individus instruits et entraînés, et occasionnellement légitimés par les autorités. De plus, il affirme qu’ils travaillent généralement en free-lance et que les opérateurs touristiques n’ont généralement aucune obligation légale d’employer des guides licenciés. Salazar (2006) mentionne le fait que de nombreux touristes considèrent ces guides comme des «ambassa- deurs locaux». après une guerre, les guides peuvent donc devenir des vecteurs de l’histoire du conflit, et l’analyse de leur discours peut ainsi rendre compte des différentes façons dont le patrimoine produit par la guerre est interprété. Long et reeves s’intéressent à la récente mise en tourisme de la résidence de Ta mok45 à along veng au Cambodge. Les

41 Un agent de liaison. 42 http://www.utrechtunderground.com/. 43 http://lagangtours.com/. 44 http://belfastblackcabtours.co.uk/. 45 Ta mok était un des dirigeants khmers rouges les plus sanguinaires. il est mort en 2006 à Phnom Penh, au Cambodge. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page75

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 75

auteurs critiquent le manque de contrôle du discours des guides: «Les guides ne respectent pas le discours officiel, il n’y a aucune autre source d’interprétation: pas de brochures et pas de signes. Pouvez-vous imaginer suivre un tour sur le bunker d’Hitler proposé par d’anciens S.S. où l’on vous affirme que Hitler était quelqu’un de bien, car il a réussi à faire en sorte que les trains soient à l’heure?» (Long et reeves, 2009: 76). Des implications complexes sous-tendent la pratique des wartours. Premièrement, cette pratique comporte une dimension historique, ce type e de tours apparaissant déjà au milieu du xx siècle comme le démontrent les exemples vietnamiens et espagnols. Deuxièmement, le développe- ment de wartours semble loin d’être anecdotique. aujourd’hui, ces tours prolifèrent dans de nombreux pays ayant vécu une guerre proche ou loin- taine. Tumarkin (2005) note même qu’à Berlin et munich les excursions en lien avec des sites attachés au iiie reich représentent les tours les plus populaires. Du côté des producteurs – agences et guides – les motifs semblent se situer bien au-delà de simples intérêts économiques. Une forte dimension idéologique anime certains de ces entrepreneurs mémo- riels, eux-mêmes souvent directement liés à l’histoire du conflit. Les diverses interprétations de ce patrimoine peuvent être antagonistes et sources de tensions. Des stratégies tentent parfois de les neutraliser, comme en irlande du Nord où loyalistes et républicains proposent aux touristes deux interprétations opposées du conflit. Les tours dans des zones de guerre comme l’irak, présentés plus haut, ne peuvent être classés dans la même catégorie que des wartours proposés en irlande du Nord ou en Pologne. Ceux-ci sont centrés sur un patrimoine produit par la guerre, mais se déroulent dans un contexte pacifié, alors que ceux proposés par Hinterland et Babel ont lieu dans des zones à risques, mais se focalisent sur un patrimoine archéologique ou religieux. Ces catégories ne semblent cependant pas si homogènes, du moins si l’on se fie à certains touristes qui considèrent le fait d’être dans une zone de guerre comme une plus-value. Le simple fait de se trouver dans un pays peu accessible et d’être seul sur des sites d’intérêt participe à cette valeur ajoutée. D’ailleurs, les tours proposés en Cisjordanie décrits plus haut peuvent se placer à l’intersection de ces catégories, dans la mesure où le conflit israélo-palestinien constitue leur centre d’intérêt et que cette région peut être considérée, sinon en guerre, du moins sous tensions. Ces considérations sur la dimension temporelle qui conditionne et façonne le développement du tourisme après une guerre visent aussi à souligner l’intérêt d’étudier ce processus dans l’espace postyougoslave. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page76

76 La viLLe marTyre

en Croatie comme en Bosnie, moins d’une décennie après la fin de la guerre, les premiers touristes sont déjà sur place et on observe ainsi un développement rapide des wartourset de la mise en tourisme du patri- moine de guerre de manière générale. Cette dynamique doit sans doute être mise en perspective avec le phénomène d’accélération de l’Histoire que Nora (1997) assimile au glissement de plus en plus rapide du présent dans le passé, impliquant une perception que tout tend à disparaître. Cela mène selon lui à une volonté urgente de mémoire, illustrée notamment par la notion de lieu de mémoire. De plus, le développement des tech- niques d’information et de communication permet une mise en tourisme beaucoup plus rapide de ce patrimoine. Suite aux attentats du 11 septembre, des tours non officiels, intitulés «September11tour», sont déjà proposés, quelques mois seulement après l’événement.

pour une définition du touriSme poStconfLit au-deLà deS typoLogieS Dans la recherche sur le tourisme, certains comme Cohen (1972) ou Smith (2003) ont insisté sur l’importance de construire des typologies pour une bonne compréhension de cette pratique. robinson et Novelli (2005) développent la notion de «niche touristique», qui s’opposerait au tourisme de masse et serait divisée en macro-niches (culturelles, environnementales, rurales, urbaines et autres) et en microniches (patrimoniales, tribales, alpines, pornographiques, darktourism, etc.). Le tourisme et la guerre sont d’abord envisagés comme une forme de tourisme culturel, patrimonial et historique. De plus, dans un cadre postconflit, ou posttrauma en général, plusieurs chercheurs impliqués dans le courant du darktourismproposent des typologies spécifiques à ce contexte (Stone, 1996; Seaton, 1996; Dunley, 2007). Stone (1996) met par exemple en évidence les différentes nuances que peut prendre le dark sur un spectre allant du clair à l’obscur. il définit ainsi des catégories déterminées par des dimensions telles que le loisir, l’éducation, l’authenticité, l’emplacement, la distance chronolo- gique ou le degré de mise en tourisme. Selon lui, le site d’auschwitz- Birkenau serait ainsi bien plus sombre que le musée de l’Holocauste à Washington DC, qui serait, lui, plus déconnecté du génocide. La première question qui se pose, au vu de ces catégories, porte sur la pertinence des critères qui les délimitent. on voit mal ce qui pousse ces auteurs à placer un site dans une catégorie plutôt qu’une autre. Ces sites suscitent des représentations différentes suivant l’expérience des visiteurs, qui constituent en outre des groupes loin d’être homogènes. Biran et coll. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page77

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 77

(2010), dans une étude sur auschwitz-Birkenau, remettent d’ailleurs en question le courant du darktourism, soulignant la prédominance de son approche théorique et surtout la faiblesse de sa dimension empirique. ils contestent la vision homogène des touristes que ce courant propose, démontrant qu’un survivant de la Shoah, voire un membre de sa famille, n’aura pas la même expérience du lieu qu’un écolier en visite scolaire. Les théories du darktourism tendent également à limiter les motifs des visi- teurs de ces sites à la volonté de satisfaire une forme de curiosité morbide, conceptualisée par le terme allemand de «Schadenfreude»46 (Foley et Lennon, 2000). Selon cette idée, la gestion de ces sites serait guidée par cette supposée morbidité afin de satisfaire des besoins commerciaux. Les exemples présentés plus haut permettent déjà de réfuter une approche basée sur des impératifs économiques comme seul moteur de cette mise en tourisme de la guerre. De nombreuses autres composantes – politiques, idéologiques ou éducatives – animent cette pratique. Dans le panorama académique français, Hertzog (2013) démontre qu’avec l’éloignement dans le temps des guerres mondiales et la dispari- tion progressive des acteurs qui les ont vécues, on tend à passer d’un «tourisme de champs de bataille» à un «tourisme de mémoire». Urbain (2003) défend aussi cette définition du tourisme de mémoire, une concep- tualisation très peu, voire pas du tout utilisée dans le monde académique anglophone. Selon lui, la visite d’un lieu de mémoire n’est pas une attrac- tion comme les autres: «il [le lieu de mémoire] n’existe pas en soi, mais par un regard spécifique, le regard de celui qui se souvient et le fait devenir et demeurer le réceptacle d’un passé toujours vivant dans les mentalités et les sensibilités collectives» (Urbain, 2003: 4). ainsi, le regard des visiteurs, mais aussi de ceux qui produisent et gèrent ces sites, est fondamental dans l’existence de ces lieux. De cette manière, ces lieux de mémoire mis en tourisme produisent des expériences particulières qui ne peuvent être classées dans des typologies rigides telles que celles proposées dans le cadre du darktourism. Hertzog (2013) définit le tourisme de mémoire comme une pratique de valorisation et de fréquentation de sites associés aux guerres, violences ou autres passés traumatiques. Cette définition, plus limitée que celle d’Urbain qui y inclut aussi le patrimoine industriel, est, selon elle, beau- coup plus utilisée que d’autres, telles que «tourisme des champs de bataille» ou «tourisme de guerre». elle met en évidence les enjeux

46 Littéralement, «une joie liée au malheur d’autrui». TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page78

78 La viLLe marTyre

qu’implique l’intensification du tourisme de mémoire depuis les années 1980 en France, tels que ceux en lien avec l’éducation civique, la coopé- ration internationale ou la valorisation du patrimoine. Hertzog (2013: 54) souligne la dimension «diplomatique» de cette pratique, qui permettrait de «développer une rhétorique liée à la paix et à la coopération interna- tionale», comme le proclame la convention nationale signée en 2004 entre le ministère du Tourisme et le Secrétariat aux anciens combattants: «Dans une période troublée par les grands événements internationaux, le tourisme de mémoire apparaît comme un vecteur de paix, un vecteur d’échange et de respect mutuel entre les peuples.» Si en France, plusieurs décennies après la dernière grande guerre qui a marqué le pays, le tourisme de mémoire peut être envisagé comme un vecteur de paix et d’échange, qu’en est-il d’un contexte plus proche de la fin d’une guerre, comme en ex-yougoslavie? Urbain (2003: 5) introduit également un autre aspect fondamental dans la définition du tourisme de mémoire, à savoir les mécanismes iden- titaires qui le conditionnent: «À l’intérieur d’un territoire, il est un outil de consolidation d’une unité culturelle, d’une construction identitaire, d’une formation des peuples. À l’extérieur, pour le visiteur étranger à la culture d’accueil, il est un vecteur de diffusion d’une image, d’une iden- tité culturelle.» Dans le contexte postyougoslave, la composante identi- taire, considérée par Urbain comme un outil de consolidation d’une unité culturelle, pourrait au contraire constituer une source de tensions dans la mesure où plusieurs identités nationales sont en conflit sur un même terri- toire. Pour Desjonquère (2013), le tourisme de mémoire «est à manier avec précaution afin d’éviter les outrages du temps. mais il convient de s’interroger sur l’importance de ces enjeux, quelle prise de conscience pour quelle mise en lumière. et, de manière plus pragmatique, quels publics pour quelle diffusion.» Cette prudence face au tourisme de mémoire s’observe aussi chez Bouliou (2013), qui démontre les difficul- tés que peut susciter le développement d’une muséographie de plus en plus «grand public» face «aux obligations de la fiabilité du discours». Pour lui, le tourisme de mémoire représente des enjeux économiques de plus en plus importants, et «la question de l’éthique est sans doute la diffi- culté majeure de la “mise en tourisme” des musées et lieux de mémoire, dès lors que l’on sort de la stricte description de faits et que l’on entre dans l’interprétation mémorielle». Cette dimension identitaire, dont le tourisme peut devenir un vecteur, amène certains (Pretes, 2003 ; Cheal et Griffin, 2013 ; Pinteau, 2011) à proposer les termes de « tourisme nationaliste » ou de « tourisme TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page79

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 79

patriotique» et à mettre cette pratique en perspective avec celle de pèle- rinage. Cependant, pour Hertzog (2013: 60), l’introduction de la notion de «tourisme de mémoire» permet justement «de dépasser l’opposition entre tourisme et pèlerinage qui a longtemps structuré la catégorisation servant à désigner les pratiques de visite de champs de bataille». Selon elle, en France, les qualités attribuées à ce type de tourisme le rendent acceptable et même souhaitable. Pretes (2003) soutient que certains sites touristiques peuvent fournir le prétexte de discours hégémoniques natio- nalistes, au même titre que les cartes, les musées et les recensements, également considérés par Benedict anderson (1991) comme de potentiels supports nationalistes. Son analyse se fonde sur le postulat qu’il existerait une forte pression des états-nations pour se forger une identité nationale afin de maîtriser les différences et la diversité qui les caractérisent. Cette dynamique s’observe d’autant plus dans des nouveaux états tels que la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Comme le souligne mitchell (2001: 212), si une nation veut prouver qu’elle mérite une place au sein des états modernes, elle se doit de produire un passé. Pinteau confirme déjà en partie cette affirmation dans le contexte croate, démontrant comment le pays cherche à se créer un passé à travers le tourisme. S’il voit cette dynamique avant tout comme tournée vers l’extérieur dans le but d’attirer des touristes, il mentionne aussi qu’elle est également dirigée vers l’interne «comme un moyen de se créer une histoire nationale dans une optique plus géopolitique, avec même des visées franchement natio- nalistes, justifiant, par là même, la possession croate des littoraux dalmates» (Pinteau, 2011: 463). L’auteur va jusqu’à parler d’une «prise en otage» du tourisme, dans le but de promouvoir un passé commun et une unité nationale. Causević et Lynch (2010: 796) soulignent en Bosnie les difficultés et obstacles que peuvent rencontrer ceux qui veulent se construire une identité multiculturelle, en opposition avec une identité nationale: bosniaque, croate ou serbe. ils affirment ainsi que si des acteurs touristiques ont moins de pouvoirs que certains acteurs nationalistes – liés par exemple à la religion ou à la politique – ceux-ci peuvent tout de même devenir des vecteurs alternatifs de cette identité multiculturelle. Cheal et Griffin (2013), considérant les motivations de touristes australiens sur le site de Gallipoli47, analysent ce qu’ils qualifient de «battlefield tourism», démontrant que ces visiteurs sont avant tout

47 La bataille de Gallipoli, aussi appelée la «bataille des Dardanelles», a eu lieu durant la Première Guerre mondiale en Turquie. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page80

80 La viLLe marTyre

animés par des motifs nationalistes. Cependant, une fois sur place, leur conception de l’histoire de cette bataille est modifiée par l’interprétation défendue par les autorités turques. Les résultats de leur analyse amènent toutefois Cheal et Griffin à la conclusion que cette réinterprétation du conflit ne diminuait nullement la fierté nationale de ces touristes. on voit là l’importance de la distance chronologique, avec l’exemple d’un site conceptualisé en termes de tourisme nationaliste ou patriotique, autori- sant une interprétation tout à fait contraire de celle qu’attendaient ces touristes australiens. Si cela peut être envisageable cent ans après un conflit, il importe de déterminer si une telle dynamique est aussi possible en ex-yougoslavie vingt ans seulement après la fin de la guerre. Finalement, la notion de «tourisme politique» pourrait être éclairante dans cette étude, dans la mesure où cette qualification est utilisée par certains acteurs sur le terrain. Les tours organisés en Palestine par l’agence alternative Tour sont décrits en termes de tourisme politique. D’autres tours sont également qualifiés comme tels, notamment ceux organisés en irlande du Nord par l’association Coiste. Dans le contexte académique, moynagh (2008: 3) décrit cette forme de tourisme comme une catégorie particulière de voyageurs qui cherchent à participer ou être solidaire d’une lutte politique quelque part dans le monde. Si ces définitions et typologies permettent des comparaisons et des perspectives entre différents contextes et types de tourisme distincts, lorsque le patrimoine de guerre est en jeu, une catégorisation rigide de cette pratique peut être contre-productive. entre tourisme de mémoire, tourisme de guerre (ou postconflit?), tourisme nationaliste ou tourisme politique, différentes composantes de ces définitions entrent en jeu, sans que l’une d’elles soit totalement exclusive. De plus, les expériences produites par ces sites sont aussi largement dépendantes de l’expérience de ceux qui les visitent, remettant en question toutes formes de catégori- sation fixe comme celle proposée dans le darktourism, visant à définir les différents niveaux de «darkness» qu’un site peut représenter par rapport à un autre. Finalement, dans un contexte d’après-guerre, on peut aussi mentionner les notions introduites récemment de «reconciliation tourism »ou de «peacetourism»(Higgins-Desbiolles, 2003; Simone- Charteris et Boyd, 2010)

touriSme, paix et réconciLiation avec le développement du tourisme, l’importance d’en user comme d’un instrument de paix devient crucial (D’amore, 2000). Les liens entre TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page81

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 81

tourisme et paix ont ainsi suscité un certain nombre d’études récentes (Salazar, 2006; moufakkir et Kelly, 2010; Causević, 2008, 2010; Higgins-Desbiolles, 2006; D’amore, 2000) et la problématique est apparue à l’ordre du jour des institutions internationales depuis plus de trente ans. en 1980, l’organisation mondiale du tourisme présente le tourisme comme une force vitale pour la paix. en 1986, Louis D’amore fonde l’institut international pour la paix à travers le tourisme48. Celui-ci est actif sur différents fronts et propose des conférences, des programmes éducatifs, l’établissement de «peaceparks», ainsi que diverses publica- tions et déclarations mettant en lien les notions de paix et de tourisme. on peut aussi relever en 1995 la rédaction à Lanzarote d’une Charte pour le tourisme durable, postulant que le tourisme «offre la possibilité de voyager et de connaître d’autres cultures et que le développement du tourisme peut favoriser le rapprochement et la paix entre les peuples, créant une conscience respectueuse de la diversité des cultures et des modes de vie»49. on constate déjà que ces intentions relèvent plutôt de la prévention que de la guérison. Le tourisme est vu plus comme un moyen de promouvoir l’intercompréhension culturelle et le renforcement des liens entre les peuples, permettant ainsi d’éviter d’éventuels conflits, et moins comme un outil aidant à la réconciliation postconflit. Toutefois, certains, comme alneng (2002: 478), considèrent la mise en tourisme des champs de bataille comme un «message de paix». Selon lui, ces sites ne sont définitivement plus des champs de bataille une fois mis en tourisme. en outre, Kim et Crompton (1990), dans le cas des deux Corées, voient le secteur touristique comme une forme de diplomatie «alternative». Une diplomatie «non officielle», tissant des liens entre les peuples à travers le tourisme, serait ainsi complémentaire d’une diplomatie «officielle», fondée sur une relation de gouvernement à gouvernement. Plusieurs dimensions du tourisme peuvent être mises en perspective avec la promotion de la paix et le renforcement d’un processus de récon- ciliation. Premièrement, la dimension éducative généralement attribuée au tourisme est vue comme un moyen de rapprocher des peuples à travers une forme d’échange interculturel. on part ainsi du principe que

48 institut international pour la paix à travers le tourisme, http://www.iipt.org. 49 Charte du tourisme durable, http://www.tourisme-solidaire.org/ressource/pdf/ charte_ts.pdf. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page82

82 La viLLe marTyre

des éléments culturels et historiques transmis par le secteur touristique favoriseraient un climat de paix et faciliteraient la résolution de conflits. mais ce postulat ne semble pas si évident si l’on considère que certains éléments, voire leur interprétation divergente, pourraient au contraire renforcer des tensions existantes. Deuxièmement, la dimension communautaire du tourisme, en lien direct avec sa dimension éducative, permettrait, par la mise en relation d’individus et de groupes, de (re)construire des ponts entre des commu- nautés auparavant en conflit. Cela peut s’observer entre société hôte et société d’accueil, à l’image des vétérans américains qui reviennent en tant que touristes au vietnam après la guerre, mais aussi au sein même d’une société hôte, comme le montre l’exemple d’anciens prisonniers républi- cains et loyalistes travaillant maintenant sur des projets touristiques communs en irlande du Nord. Troisièmement, la dimension cathartique de cette pratique amènerait une forme d’apaisement à des survivants, à leurs descendants, voire à des descendants de victimes, lorsqu’ils se rendent ou retournent sur les lieux d’un trauma. Finalement, et cela peut paraître paradoxal dans un contexte tel que celui d’après-guerre, la dimension de loisir est fondamentale dans le tourisme. Si cette dernière composante peut sembler a priori déconnec- tée de sites liés à une guerre, elle peut toutefois donner des indications sur un processus de réconciliation. La trivialisation du patrimoine de guerre, si elle est acceptée et assumée, peut en effet représenter une certaine preuve d’apaisement. Dans le contexte bosnien, Causević (2008) soutient que le secteur du tourisme peut favoriser des contacts «qualitatifs» entre les différents groupes nationaux auparavant en conflit, permettant de forger des dyna- miques de reconnaissance et de pardon, qui constituent le cœur d’un processus de réconciliation. Pour elle, le système politique divisé du pays remet en question toutes possibilités d’identification commune, au contraire de l’irlande du Nord où certaines appartenances (classe ouvrière, prison, chômage) permettent une identification partagée. en irlande du Nord, cette identification est selon elle renforcée par des projets touristiques intercommunautaires. Suivant cette idée, Higgins-Desbiolles propose un concept encore très peu développé dans ce champ académique émergent, celui de reconcilia- tiontourism. elle s’intéresse à la façon dont le tourisme permet de récon- cilier les populations aborigènes et non indigènes en australie par la réalisation de projets communs. L’observation des liens entre tourisme et réconciliation s’opère ainsi surtout de manière structurelle et mériterait TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page83

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 83

aussi en sus une exploration de ce phénomène en termes de contenu. Quels éléments sont promus par le secteur touristique? Quels discours et quelles valeurs sont mis en avant? Quelles différentes interprétations du passé sont proposées? Le tourisme de réconciliation pourrait ainsi être mis en opposition avec certaines dynamiques nationalistes et discours hégémoniques qui servent les objectifs d’un groupe national au détriment d’un autre.

Le mythe BaLkaniSte La mise en tourisme de la guerre est un vecteur important de repré- sentations concernant une région marquée par plusieurs conflits majeurs en moins d’un siècle50 et souvent assimilée l’image d’un baril de poudre prêt à exploser à la moindre étincelle. Cela amène maria Torodova (2009), s’inspirant du concept d’orientalisme d’edward Saïd (1979), à proposer la notion de balkanisme, qui serait liée à une concep- tion occidentale de cette région, basée sur des éléments tels que la violence, le barbarisme et la sauvagerie. Les concepts de représentation et d’imaginaire permettent d’explorer la notion de balkanisme dans le secteur touristique, avec un regard précis sur l’inclusion du patrimoine de guerre dans ce domaine. Cela amène ainsi à déterminer si ce qui est qualifié par Torodova de « mythe balkaniste » est intégré dans le secteur touristique, et comment il participe à construire un imaginaire sur cette région. Selon Staszak (2003 : 793), le tournant culturel et interprétatif adopté par la géographie dès 1980 a placé les représentations au cœur de la discipline : « il [le chercheur] ne cherche pas à décrire un monde objectif déjà là, auquel il sait qu’il n’a pas accès, ou dont il doute de l’existence, ou qu’il laisse aux sciences dures, mais il tente de comprendre les repré- sentations qui motivent les pratiques de l’espace impliquées dans la production de celui-ci». C’est en partie ce que propose cet ouvrage, qui vise à analyser des représentations construites à la suite des dernières guerres en ex-yougoslavie, afin d’explorer leurs influences sur les pratiques de certains acteurs, principalement dans le domaine du tourisme, et dans le champ mémoriel d’une manière plus générale. C’est

50 Les guerres balkaniques (1912-1913), la Première Guerre mondiale (1914-1918), la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), la guerre de Bosnie (1992-1995), la guerre de Croatie (1991-1995) et la guerre du Kosovo (1999). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page84

84 La viLLe marTyre

donc une conception constructiviste qui est présentée ici, considérant que des objets inclus ou symbolisés dans des représentations ne leur préexistent pas, mais que celles-ci participent à les configurer et à les instaurer: «ceux-ci seront ensuite repris, cités, reformulés, voire réifiés dans des processus sociohistoriques ultérieurs» (mondana, 2003: 790). on voit ainsi l’importance du contexte social, culturel, historique ou politique dans la construction de ses représentations que mondana (2003) invite à prendre en compte non seulement comme des produits finis, mais également dans les pratiques qui les produisent, elles-mêmes incluses dans des contextes spécifiques. Une représentation est en somme le lien entre un objet, ce qui est représenté, et un signe, ce qui le représente (mondana, 2003). Hollinshead (2000) la situe sur un continuum entre authentique/réelle et inauthentique/irréelle. Cependant, comme le souligne Debarbieux (2003), une représentation n’est en aucun cas un double du réel, mais toujours une interprétation. Pour lui, elle peut être « stabilisée », dans des artefacts qui peuvent être matériels, ou « différenciée » selon une dimen- sion immatérielle. Debarbieux (2003 : 791) ajoute de plus une dimension temporelle qui semble fondamentale lorsque l’on s’attache à analyser des représentations construites suite à un événement historique tel qu’une guerre: «[…] la représentation suppose un temps différé, de courte (mémoire immédiate) ou de longue durée (l’histoire, les mythes fondateurs), ce qui lui confère une plus grande capacité d’autonomie culturelle par rapport au réel auquel elle se réfère». Cette analyse se focalise surtout sur ces représentations dites «stabilisées», ainsi que sur les artefacts qui contribuent à les fixer, voire à les réifier, ou comme le souligne Debarbieux (2003: 791): «qui [les] figent dans un énoncé, du moins de façon provisoire, une représentation qui devient dès lors communicable». Suivant une perspective avant tout anthropologique, c’est principale- ment dans leur dimension sociale, ou collective, que ces représentations sont approchées. De plus, ce sont aussi en partie des représentations spatiales qu’on évoque ici, qui sont pour Staszak (2003: 792) de nature à «ne pas être fidèles, pures, “exactes”»: «La qualité d’une représenta- tion tient moins à son hypothétique adéquation mimétique à un espace- référent qu’à sa pertinence dans un système cognitif, à son aptitude à remplir une fonction. ainsi, analyser une représentation spatiale, c’est tenter de comprendre pourquoi, comment et à quoi elle sert (voyager, repérer, rêver, symboliser, mesurer, maîtriser, etc.).» Finalement, Staszak mentionne la remise en question récente de l’opposition qui existerait TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page85

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 85

entre «représentations savantes» et «représentations vernaculaires». Selon lui, les premières ne sont pas plus fausses ni plus exactes que les précédentes, mais elles obéissent à une autre pertinence. Des représen- tations dites «savantes» seraient ainsi mobilisées dans un projet scien- tifique, alors que les autres seraient attachées à d’autres dynamiques, telles que le choix d’une destination par des touristes. il importe ici de garder à l’esprit que des représentations de l’espace sont avant tout des constructions sociales, largement dépendantes du contexte socioculturel dans lequel elles s’intègrent et se forment, et qui, comme le mentionne Staszak (2003: 793): «expriment un espace déjà là, en même temps qu’elles contribuent à faire exister celui-ci en tant que tel, dans un contexte social donné». ainsi, un espace marqué par des violences extrêmes constitue une base à la construction de représenta- tions impliquant des notions de violence ou de sauvagerie, alors que celles-ci contribueraient également à faire exister cet espace de violence. Ces représentations, et les discours qui les accompagnent et les consti- tuent, sont vues par Torodova (2009) comme constitutives d’un « mythe balkaniste», attaché à la violence, aux armes, à la drogue ou à l’alcool. Un mythe avant tout formé par les discours et les représentations de l’occident sur cette région.

deL’orientaLiSme au BaLkaniSme edward Saïd développe à la fin des années 1970 le concept d’orien- talisme dans un ouvrage – Orientalism (1979) – que certains voient comme un texte fondateur des études postcoloniales. il vise ainsi à déconstruire les représentations et les discours occidentaux sur ce qui est considéré comme le monde oriental. Guidé essentiellement par une vision statique, eurocentrique et romantique d’un est imaginé, on en vient à opposer un monde occidental rationnel et civilisé à un monde oriental irrationnel et sauvage. Selon Saïd, cette approche simpliste, et surtout essentialiste, est toujours d’actualité, du moins jusqu’à la fin du e xx siècle, pour justifier l’impérialisme européen et américain. Torodova propose cette conception pour une région spécifique, le Sud-est de l’europe, souvent définie comme « les Balkans ». elle vise ainsi à analy- ser les discours et les représentations en vogue en occident et attachés à ce contexte géographique, afin de démontrer que ces mécanismes participent à la construction de «Balkans imaginés», comme l’indique le titre de son ouvrage : ImaginingtheBalkans (2009). Cette conception inclut des notions telles que la violence, la guerre, la sauvagerie, l’alcool TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page86

86 La viLLe marTyre

ou la corruption, et comme dans celle de Saïd elle met en lumière une dichotomie entre un monde occidental civilisé face à ces «Balkans sauvages ». Cette vision romantique et fausse est ainsi à la base de ce «mythe balkaniste» que Torodova observe principalement dans ce qu’elle décrit comme «du journalisme ou des formes de littératures pseudo-journalis- tiques». Ce mythe se serait essentiellement cristallisé ces deux derniers siècles, notamment durant les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale, par la construction de stéréotypes et un processus réduction- niste, assimilant cette région à «l’autre» de l’europe. Torodova (2009) cherche à expliquer la formation d’une telle image «gelée», posant ainsi la question de savoir comment une appellation géographique – «les Balkans» – est devenue l’une des désignations les plus péjoratives dans les discours académiques, littéraires et journalistiques. Pour elle, ce terme géographique s’est progressivement vu attribuer des significations cultu- relles, sociales, politiques et idéologiques. Torodova (2009) déconstruit également le terme de «balkanisation», impliquant la «parcellisation d’une large et viable unité politique» (Hall et Danta, 1996), qu’elle considère aussi comme synonyme d’une «régres- sion au tribal, au barbare et au primitivisme». elle revient sur l’idée de «mentalité balkanique» – citant la notion d’«homobalcaninus»avancée par certains auteurs – qu’elle considère comme l’un des mythologèmes les plus exploités dans les discours populaires, voire même dans certains travaux académiques. elle cite les objections de Kitromilidies (Torodova, 2009) face à cette conception essentialiste, qui décrit un ensemble de caractéristiques mentales attaché à une région spécifique. Pour Kitromilidies, la mentalité balkanique n’est rien d’autre qu’une légende invérifiable que l’on peut transformer en une mythologie perverse. Jurich (2005) démontre que cette vision de la région réapparaît dans les médias dès le début des tensions qui mèneront aux conflits des années 1990. on ressert les vieilles notions de rivalités ethniques et de guerres tribales pour les opposer au monde civilisé. elle cite par exemple le NewYorkTimes en 1994: «L’idée de tuer pour quelque chose qui se serait éventuellement passé en 1495 est inimaginable dans le monde occidental. Pas dans les Balkans»51. on peut ainsi voir là une opposition affirmée entre les Balkans et l’europe occidentale, où il

51 roger Cohen, «a Balkan Gyre of War, spinning onto film», TheNewYorkTimes, 12 mars 1994. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page87

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 87

serait impensable d’imaginer de tels conflits. Kirn (2010: 2) remet en question cette vision essentialiste d’une constante réémergence de la violence, impliquant une répétition tragique des guerres dans la région. il s’oppose à cette conceptualisation qu’il qualifie d’«idéologie orien- taliste considérant l’ex-yougoslavie comme un baril de poudre». il ajoute que ces représentations ne sont pas uniquement le fait de «l’ex- térieur », mais qu’elles sont également soutenues par des forces internes. Selon lui, la société civile reproduit elle-même cette idéologie orienta- liste, spécialement par les vecteurs culturels tels que la chanson popu- laire, la poésie ou le cinéma. Torodova confirme d’ailleurs en partie cette remarque, reconnaissant que les nations balkaniques sont toutes bien conscientes de leur image extérieure. Kirn et Torodova se rejoignent ainsi sur l’importance de la sphère culturelle dans la construction de ce mythe balkaniste. Le secteur touris- tique mettant en jeu l’histoire de la région est largement lié au secteur de la culture et peut ainsi également être considéré comme un potentiel vecteur balkaniste. D’ailleurs, comme le souligne en 1991 Tzvetan Torodov, cette «sauvagerie» peut constituer une forme d’exotisme et d’attraction : « Pour les occidentaux, nos traditions… sont passionnantes par leur primitivité, la qualité élémentaire, l’état arriéré, l’exotisme du sauvage» (Torodova, 2009: 61). Torodova différencie néanmoins la réalité historique et physique associée au balkanisme de la nature seule- ment symbolique et métaphorique de l’orientalisme. Toutefois, la dimen- sion concrète attachée aux Balkans est contestée, même si Torodova (2009: 181) considère les Balkans comme une région culturelle et pas seulement, à l’instar de certains, comme une catégorie descriptive.

LeS BaLkanS exiStent-iLS ? il n’y a pas de consensus sur la zone géographique exacte que recouvre le terme de «Balkans» ou de «péninsule balkanique». Pour certains, elle englobe les états se situant au sud du Danube et de ses affluents, d’autres y incluent toute la péninsule du Sud-est de l’europe jusqu’à la frontière septentrionale de la roumanie, alors que pour d’autres encore elle se limite à l’espace postyougoslave et à l’albanie. Selon Hall et Danta, les cartographes ont largement contribué à construire différentes représentations spatiales de cette région. ils déci- dent ainsi, dans leur livre, de renoncer à proposer une seule définition de cet espace, préférant le présenter comme lié à une hiérarchie de défi- nitions, qu’ils assimilent à une poupée russe. La critique littéraire croate, TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page88

88 La viLLe marTyre

Katarina Luketić, dans une interview, remet même en question la vision de Torodova sur la réalité des Balkans en tant que région culturelle, en raison précisément de l’abus de stéréotypes à son sujet:

La spécificité des Balkans, par rapport aux autres régions d’europe, est qu’il est impossible de les définir géographiquement, même en tant qu’es- pace culturel, à cause d’une surcharge de stéréotypes et de métaphores, des plus positifs aux plus négatifs. L’espace y est dépeint comme un terrain de haine et de violence. Une région attardée, condamnée à vivre dans l’ère prémoderne et la stagnation. Une contrée primitive et barbare. Comparé aux valeurs européennes, cet espace périphérique est celui de l’altérité.52

Ces diverses représentations spatiales poussent certains spécialistes, comme Weibel (2005: 10), à avancer que cet espace est défini plus par l’Histoire que par la géographie: «Les uns y incluent tous les territoires e dominés par les ottomans au début du xix siècle, tandis que d’autres affirment qu’elle s’arrête là où cesse l’influence de l’église orthodoxe.» Des événements majeurs, tels que les guerres balkaniques du début du e xx siècle ou l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, en 1914, ont eu une influence majeure sur la recomposition géopolitique de l’europe moderne, et ce sont aussi les guerres balkaniques qui donnent lieu au néologisme de «balkanisation». Pour Torodova, une nouvelle vague d’utilisation des termes «Balkans» et «balkanisation» est apparue à la fin de la guerre froide et s’est sensiblement développée avec les guerres de yougoslavie dans les années 1990. Ces dernières ont progressivement été qualifiées de «guerres des Balkans», voire même réunie en un seul conflit, «la guerre des Balkans», alors que suivant les définitions de cette région certains pays en étaient totalement détachés. en plus de démontrer que ce proces- sus a ravivé des vieux stéréotypes et généralisations, Torodova pose la question de savoir pourquoi l’on se réfère à la «guerre des Balkans»: «La guerre civile en espagne était espagnole, et non ibérique ou sud- européenne. La guerre civile en Grèce était grecque et jamais balkanique; les troubles en irlande du Nord sont exactement localisés – ils ne sont ni irlandais ni britanniques, même pas anglais, alors qu’ils le sont précisé- ment.» Selon elle, il serait bien préférable que la crise yougoslave cesse d’être décrite en termes de «fantômes balkaniques, d’anciennes inimitiés

52 Hrvoje Šimičević, «Croatie: le fantôme de Tuđman, l’Union européenne et l’ima- ginaire des Balkans», H-Alter, 21 juin 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page89

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 89

balkaniques, de caractéristiques culturelles primordiales balkaniques ou de légendaires crises balkaniques», pour être considérée avec les mêmes critères rationnels que l’occident utilise pour lui-même. Pour les raisons susmentionnées, on prend ici le parti d’utiliser le terme «d’espace postyougoslave» ou «d’ex-yougoslavie» pour décrire la région qui fut avant la guerre la yougoslavie, et non celui de «Balkans». De plus, on se réfère à la «guerre de Croatie» et à la «guerre de Bosnie», et non aux «guerres des Balkans», et encore moins à la «guerre des Balkans». Ces Balkans imaginés, qui ne donnent même pas lieu à un consensus sur leur dimension spatiale, amènent à s’arrêter brièvement sur la notion d’imaginaire, de plus en plus présente en géographie et en anthropologie, ainsi que dans la recherche sur le tourisme où l’on parle d’«imaginaire touristique». Des anthropologues comme eliade (1949), Lévi-Strauss (1958) et Durand (1960) ont développé la notion d’imaginaire à travers les représentations, les mythes ou encore les croyances communes qui permettraient de structurer nos sociétés. Dans un entretien, Durand, co- fondateur du Centre de recherche sur l’imaginaire à Grenoble, définit l’imaginaire comme un fonds commun: «Le musée de toutes les images, qu’elles soient passées, possibles, produites ou à se produire.»53 il ajoute que, si l’imaginaire se présente dans les rêves, il peut aussi prendre des formes plus abouties comme dans les mythes, les arts, voire dans les productions télévisuelles ou cinématographiques. D’un point de vue spatial, l’imaginaire est mentionné par certains philosophes et géographes français (Castoriadis, 1975; Debarbieux, 1992), qui introduisent la notion «d’imaginaire géographique», définie par Debarbieux (2003: 489) comme: «l’ensemble d’images mentales en relation qui confèrent, pour un individu ou un groupe, une signification et une cohérence à la localisation, à la distribution, à l’interaction de phénomènes dans l’espace». Selon lui, il existerait toujours une forte réti- cence à inclure cette notion dans le champ académique, qui serait due à l’idée «très platonicienne que l’imaginaire se définit en contrepoint de la réalité» (Debarbieux, 2003: 490). Dans le domaine du tourisme, Gravari-Barbas et Graburn (2012), décrivent les imaginaires touristiques comme «une partie spécifique de la vision du monde d’individus ou de groupes sociaux, concernant des lieux autres que ceux de leur résidence principale ou se référant à des

53 «Une cartographie de l’imaginaire: entretien avec Gilbert Durand», Sciences Humaines, janvier 1999. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page90

90 La viLLe marTyre

contextes où pourraient se dérouler certains types d’activités de loisir». Ces imaginaires sont alimentés par des images matérielles, telles que des cartes postales, des guides touristiques, des brochures ou des blogs, mais aussi par d’autres, immatérielles, comme des légendes, des contes, des récits ou des mémoires. Salazar (2009) situe le tourisme dans une catégo- rie définie par David Harvey (1989) comme une «industrie de production d’images». il importe, selon lui, de déterminer comment le tourisme et les imaginaires qui lui sont associés peuvent façonner et refaçonner les cultures et les sociétés. L’analyse de l’imaginaire et de ces mécanismes de production peut ainsi permettre de déconstruire des stéréotypes, suivant une perspective sociale, culturelle et politique. Gravari-Barbas et Graburn (2012) ajoutent que, bien qu’étant dyna- miques, les rapports entre images et imaginaires peuvent être caractérisés par une grande inertie: «Car, si les images peuvent changer, l’évolution des imaginaires n’obéit pas aux mêmes temporalités. Plus lents à évoluer, ils constituent des obstacles iconiques pour appréhender les lieux. ils peuvent parfois devenir des “pièges” dans lesquels se trouvent enfermés les lieux.» Cela renvoie aux stéréotypes balkanistes et au secteur touris- tique en développement dans l’espace postyougoslave. Des images sont créées par des forces externes et, selon certains observateurs, également par des dynamiques internes, contribuant à former des imaginaires influencés par des stéréotypes tels que ceux inclus dans le «mythe balka- niste». Cette inertie, décrite plus haut, participerait ainsi à construire un imaginaire touristique sur ces stéréotypes, enfermant un lieu dans le piège des représentations attachées, par exemple, aux notions de violence ou de guerre. D’un autre côté, certains lieux peuvent devenir, notamment par la circulation d’images à leur sujet, des exemples paradigmatiques d’un trauma collectif. assman (2010) cite l’exemple d’auschwitz qu’elle consi- dère comme une icône globale, soulignant que certains, hors-occident, considèrent ce symbole comme un instrument hégémonique promouvant essentiellement des valeurs occidentales. Celles-ci seraient ainsi alimen- tées par des images qui lui sont liées, voyageant par de nombreux vecteurs de communication, qu’assman (2010: 114) considère comme «informels», «en dehors des canaux de communication étatiques»: des images, des films, des livres, des événements et des discours. en outre, dans un site tel qu’auschwitz, inscrit au patrimoine mondial de l’UNeSCo et attirant chaque année des centaines de milliers de visiteurs, le secteur touristique représente indéniablement un vecteur important dans cette mise en symbole, alimentant ainsi sa résonance globale. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page91

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 91

Dans un autre contexte, celui des routards voyageant au vietnam, alneng (2002) ne se réfère pas directement à la notion d’imaginaire, mais introduit celles de fantasme et d’aura, qui seraient, selon lui, en grande partie le fait de l’industrie cinématographique hollywoodienne. Les fantasmes des touristes voyageant dans le Sud-est asiatique seraient surtout façonnés par des films tels que Platoonou ApocalypseNow. il soutient que ces fantasmes seraient les facteurs d’attraction principaux pour ces routards visitant le vietnam, conférant ainsi une aura particulière à un pays qui a vu une grande partie de son patrimoine disparaître durant la guerre. alneng (2002: 464) situe ces fantasmes et cette aura dans le répertoire qu’appadurai définit en termes de «mediascape», caractérisé par une frontière entre réalité et fiction des plus floues. Certains auteurs (Torodova, 2010; rivera, 2005, 2008; volčič, 2013) mettent aussi en avant les notions d’image et d’imaginaire dans le cas de l’ex-yougoslavie. Pour Luketić, la question de l’imaginaire géographique est cruciale dans l’espace postyougoslave, soulignant également ce rapport trouble entre réalité et fiction. elle considère l’imaginaire comme fondé sur un système binaire de clichés et de fantasmes déconnectés de la réalité:

De toutes les péninsules d’europe, la péninsule balkanique est la plus en retard économiquement et culturellement, la plus méprisée par l’europe tout autant que par leurs habitants, qui souffrent de ce poids symbolique depuis plus de deux siècles. Dans l’imaginaire collectif dominant, ils n’ont aucune chance d’être perçus comme les autres régions d’europe, c’est-à-dire sans préjugés négatifs. […] L’europe du Sud représente une altérité désobéissante. Les gens sont des rebelles paresseux incapables de se conformer à la moindre réglementation européenne, et ils se livrent au gaspillage.54

on retrouve même cet imaginaire et les stéréotypes qui le caractérisent dans l’introduction d’une publication du Programme des Nations unies pour l’environnement (UNeP), qui cite certaines représentations asso- ciées à l’un des derniers James Bond, en l’occurrence CasinoRoyal, censé se dérouler au monténégro. L’imaginaire produit par ce film rédui- rait ainsi le pays à «un lieu d’une grande beauté et un paradis pour ceux qui veulent laver de l’argent, avec de nombreuses femmes aux longues jambes» (PNUe et GriD, 2007: 4). Le PNUe affirme également que

54 Šimičević, «Croatie: le fantôme de Tuđman, l’Union européenne et l’imaginaire des Balkans», H-Alter, 21 juin 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page92

92 La viLLe marTyre

parler de cette région pourrait s’apparenter à un autre «cocktail de pollu- tion, de conflit, de pauvreté, de crime et de sexe». Que l’on parle d’imaginaire géographique ou d’imaginaire touristique, on constate l’importance de la culture populaire et des médias qui lui sont associés dans la construction de ce processus. S’il semble acquis que ces éléments – médias, objets touristiques, créations artistiques, cinéma, litté- rature – contribuent à modeler ces imaginaires, il importe aussi d’obser- ver comment ces imaginaires façonnent et influencent une destination touristique (Naef, 2012). L’observation de la mise en tourisme des trau- mascapes que représentent vukovar et Sarajevo permet de déterminer si des représentations attachées au mythe balkaniste sont présentes dans le secteur touristique. D’un autre côté, on se pose également la question de savoir si les touristes intègrent de telles composantes dans leur imagi- naire. Cette citation tirée de Facebook, écrite par un touriste américain lors de son arrivée à Belgrade, peut dans tous les cas le laisser entendre: «À Belgrade, en train de visiter la ville et de goûter les bières. aussi en quête de bâtiments bombardés.»55

La conStruction de La ViLLe martyre Cet ouvrage, comme l’indique son titre, vise aussi à développer un cadre conceptuel, celui de ville martyre. L’objectif est d’analyser les dyna- miques qui amènent un lieu à acquérir les conditions d’une ville martyre. La qualification de «ville martyre», voire de «village martyr», est très souvent relayée dans les médias; certains lieux comme oradour-sur- Glane, ou plus récemment Homs en Syrie, ont été désignés par cette expression. Pendant la guerre d’ex-yougoslavie, cela a été également souvent le cas des villes analysées dans ce travail. Cependant, une réflexion approfondie sur ce qui amène ces lieux à acquérir les conditions d’une ville martyre fait actuellement défaut dans le domaine académique. Si l’on considère la désignation de ville martyre dans les médias, on constate tout d’abord qu’elle s’attache généralement à présenter des situa- tions de villes en guerre, en opposition avec des contextes d’après-guerre. La question ici est d’établir dans quelle mesure ces lieux, par les processus de mémorialisation qui leur sont attachés, connaissent toujours ces condi- tions de ville martyre une fois la guerre terminée. on peut déjà mentionner le cas d’oradour-sur-Glane, officiellement désigné comme «village

55 Chris, Facebook, 3 août 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page93

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 93

martyr» après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois ce sont seulement les ruines, volontairement conservées et inhabitées du village, et non la ville nouvelle reconstruite à côté, auxquelles on accorde cette dénomina- tion. C’est là une différence significative si l’on met en perspective la notion de ville martyre avec des lieux habités tels que ceux analysés ici. Dans ce cadre conceptuel, trois mécanismes principaux contribuent à faire d’un lieu une ville martyre. Le premier est lié au paysage mémoriel de ces villes, qui devrait être entièrement centré sur un trauma précis, tel qu’une guerre, un massacre ou encore un siège. en d’autres termes, les musées, les mémoriaux et autres représentations symboliques du lieu devraient être totalement orientés sur cet événement historique et trauma- tique. Deuxièmement, ces villes doivent être érigées en symboles du trauma qui leur est attaché, dans notre contexte: les guerres qui ont désin- tégré l’ex-yougoslavie. auschwitz est généralement présenté comme un exemple paradigmatique en termes de symbolisation d’un trauma collec- tif. assman démontre par exemple comment ce site, devenant un symbole global de la Shoah, se voit ainsi déconnecté de son contexte historique. elle constate que ce processus de mise en symbole vide en partie le site de sens et ouvre la porte à son instrumentalisation. Pour Nora, la guerre, le totalitarisme, les génocides et les crimes contre l’humanité sont devenus les images dominantes dans ce qu’il qualifie d’«âge de la mémoire», et c’est selon lui auschwitz qui a entraîné ce que l’on consi- dère aujourd’hui comme «un devoir de mémoire». on le voit, un lieu servant d’abord de support spatial à un trauma collectif peut devenir par la suite un symbole important associé à celui-ci. Finalement, la condition de ville martyre implique la production de représentations liées à la notion de martyre56, en opposition par exemple avec celle de résistance. Doss (2010) constate que les victimes sont aujourd’hui commémorées autant, si ce n’est plus, que les héros. Dans son ouvrage sur le village martyr d’oradour-sur-Glane, Bennett-Farmer avance que le statut de martyr implique d’être dépourvu de capacité de résistance face à l’ennemi. C’est ainsi qu’elle présente les habitants d’oradour-sur-Glane, et par extension l’image de la France propagée par la mise en mémoire du trauma de ce village meurtri: «le terme de “martyre” reflétait l’idée accablante que la France était impuissante face aux Nazis» (Bennett-Farmer, 2000 : 88).

56 La notion de martyr sans «e» désigne une personne, alors que celle de martyre avec un «e» désigne la condition (la souffrance, la peine endurée). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page94

94 La viLLe marTyre

Victime ou martyr(e)? Le lien entre cette absence de résistance et la notion de martyre mérite d’être nuancé. il semble en effet que les statuts de «victime» et de «martyr(e)», souvent utilisés dans la même conception, peuvent impliquer des représentations différentes. en effet, on pourrait avancer que la notion de martyre met en jeu, même si c’est seulement de manière limitée, une forme de volonté et une implication dans une cause, au contraire du statut de victime, qui, lui, peut s’apparenter à une absence de résistance, ou du moins de capacité de résistance. De plus, pour Bennett-Farmer dans le cas d’oradour-sur-Glane, la notion de martyre implique une faiblesse physique, mais également, en opposition, une supériorité morale, associée à une cause telle que la nation. il est postulé ici que des dynamiques atta- chées à la constitution de ville martyre peuvent ainsi conduire à un glisse- ment du statut de victime vers celui de martyr(e), afin de répondre à certains objectifs, tels que la promotion d’une identité nationale. en d’autres termes, des victimes, après leur disparition, pourraient-elles devenir des martyres contre leur volonté, ou du moins sans prise en compte de celle-ci? L’exemple d’oradour-sur-Glane semble en tout cas témoigner d’un tel glissement dans la mesure où ses habitants, majoritairement des femmes et des enfants, n’ont certainement pas choisi d’abord d’être des victimes, ainsi que d’être élevés ensuite au rang de martyrs de la nation française. Leur statut de victimes aurait été ainsi instrumentalisé après la Seconde Guerre mondiale, le transformant en statut de martyr afin de renforcer l’identité nationale d’une France en reconstruction. Cela est d’ailleurs en partie confirmé par Bennett-Farmer (2000: 10), qui démontre comment cette notion de martyre fut ensuite intégrée dans le paysage mémorial français, par les commémorations et les mémoriaux de guerre. Doss (2010) parle d’une nationalisation des corps des victimes au moyen des mémoriaux afin de répondre à des impératifs nationaux. Ces processus sont ainsi considérés ici comme une forme d’instrumentalisation de la mémoire de guerre, transformant des victimes en martyrs et en symboles d’un trauma collectif, dans le but de servir certains intérêts contempo- rains, tels que le renforcement d’une identité nationale. Ce glissement du statut de victime vers celui de martyr peut aussi être mis en lien à la dimension religieuse qui accompagne cette notion, que certains comme Bennett-Farmer assimilent principalement à la doctrine chrétienne. Baillie confirme d’ailleurs cette vision à propos de vukovar et ses nombreux symboles catholiques (croix, monuments, processions, rites), qu’elle assimile à des marqueurs territoriaux TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page95

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 95

La constitution d’une ville martyre est un processus dans lequel s’ins- crivent à différents niveaux ces lieux. Le concept de ville martyre repré- sente avant tout une abstraction – un cadre d’analyse –, dans la mesure où une ville martyre n’existe pas en soi. il est en effet impossible d’ima- giner une ville dont la totalité du paysage mémoriel est déterminé par un événement historique, aussi traumatique soit-il. ainsi, l’objectif ici est moins de définir si une ville est ou, au contraire, n’est pas une ville martyre, mais plutôt de déterminer dans quelle mesure elle s’intègre dans ce cadre conceptuel. Certains lieux, érigés en symbole de guerre, tels qu’auschwitz57, Berlin, Hiroshima ou oradour-sur-Glane, constituent déjà des illustrations paradigmatiques. Dans le contexte de Berlin et du tourisme, Neil (2001: 826) pose la question de savoir comment promouvoir une ville «jumelée avec l’enfer», qui est selon lui «labellisée comme la capitale des remords». on aperçoit ainsi déjà les tensions que peuvent engendrer des optiques de développe- ment face à ce que certains considèrent comme un devoir de mémoire. Celles-ci peuvent d’ailleurs se présenter de manière très concrète. Breindersdorfer (2011), dans un court-métrage, et Sion (2008) mettent en lumière certains conflits d’usage liés au mémorial aux juifs assassinés d’europe (fig. 4), où la tristesse exprimée par ce site entre en opposition avec l’usage qu’en font touristes et habitants, dont certains aspects peuvent être plus liés au loisir qu’au souvenir. Dans le même ordre d’idée, LeMonde58 et le NewYorkTimes59 reviennent tous deux sur les obstacles rencontrés lors du projet de construction d’une boîte de nuit et d’un super- marché aux alentours du site d’auschitz-Birkenau. Le développement de services attachés à la vie quotidienne, voire au loisir, entre ainsi en contra- diction pour certains avec l’aura de tristesse de ce site, considéré par d’autres comme le plus grand cimetière du monde. Dans les deux cas les promoteurs furent taxés d’opportunisme impitoyable pour envisager de tels développements dans de tels lieux. D’un autre côté, le NewYork Timescite une jeune habitante de la ville: «C’est normal et sain que les jeunes veuillent danser plutôt que causer des troubles. Des fois on a l’im- pression que les juifs veulent que cette ville meure.»60

57 on se réfère ici à la ville d’auschwitz, nommée oświęcim en polonais. 58 Florence évin, «auschwitz-Birkenau: la restauration programmée», LeMonde, 15 février 2011. 59 roger Cohen, «a Synagogue Next door to auschwitz», NewYorkTimes, 2000. 60 Ibid. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page96

96 La viLLe marTyre

Figure 4 : Touristes et jeux d’enfants sur le mémorial aux juifs assassinés d’europe. Des agents de sécurité patrouillent entre les stèles afin de surveiller les usages et comportements des visiteurs. (Naef, 20.07.2013)

L’objectif ici n’est pas d’entrer dans un débat moral pour déterminer quels usages ou projets de développement sont appropriés ou non dans un tel contexte. Ces exemples visent avant tout à introduire la probléma- tique posée par la mémorialisation de traumas extrêmes, constituant des lieux en icônes de massacres ou de génocides, face à l’usage que font les habitants de leur ville, également un lieu de vie. Dans le cas d’oradour- sur-Glane, Bennett-Farmer démontre aussi comment les commémora- tions développées suite à la Seconde Guerre mondiale sont initiées par des agents externes, principalement l’état français, menant à de nombreuses oppositions de la population locale.

Le concept de ViLLe martyre L’analyse des nombreux mémoriaux et musées qui constituent le patri- moine de guerre des villes de Sarajevo, vukovar et Srebrenica permet de déterminer dans quelle mesure ces lieux s’intègrent dans le cadre de la ville martyre. Si leurs touristscapes sont formés par des objets et des lieux de mémoire issus des conflits armés qui les ont marqués, leurs tourists- capes se développent en partie sur la base d’un traumascape. Le secteur touristique et ses liens spécifiques avec le patrimoine produit par la guerre TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page97

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 97

participent ainsi également à la construction de la ville martyre dans l’es- pace postyougoslave. après avoir mis en lumière la gestion et la mise en tourisme du patrimoine de guerre, notamment par une analyse des musées et des wartours, il s’agit en premier lieu de déterminer si ces villes sont effectivement érigées en symbole de guerre. De plus, après avoir examiné les leviers qui poussent un lieu à acquérir les conditions d’une ville martyre, il importe également de présenter certaines conséquences de ce processus. Le patrimoine produit par la guerre est analysé à la lumière des dynamiques de réconciliation et de division observables en ex- yougoslavie, afin d’évaluer dans quelle mesure ces conditions de ville martyre peuvent mener à une prolongation symbolique du conflit. Finalement, le concept de balkanisme est convoqué afin d’établir si la mise en tourisme de la guerre et la transformation d’un lieu en ville martyre peuvent contribuer à alimenter de telles représentations sur la région. Dans le contexte postyougoslave, Sepic, Biondic et Delic (2005) mobilisent la notion de ville martyre dans leur analyse de la reconstruc- tion de la Slavonie, la région qui comprend la ville de vukovar. ils la qualifient ainsi durant le siège de 1991, la présentant comme «une ville- fantôme, une ville martyre, symbole de toutes les destructions de la guerre de Croatie». Cette qualification de ville martyre est aussi utilisée par Baillie (2012) dans sa description de vukovar après la guerre, remet- tant en question l’opposition entre un contexte de guerre et une situation d’après-guerre. elle ajoute que la ville devient ainsi une ville martyre pour la nation croate, «un paysage urbain sanctifié par le sang de ses victimes et de ses défenseurs» (Baillie, 2013: 300). La question suscitée par cette réflexion est de déterminer dans quelle mesure la mise en mémoire du conflit permet de tourner définitivement la page de la guerre ou, au contraire, perpétue certaines conditions du contexte que Baillie définit comme les «limbes du temps en conflit» (limboofaconflicttime). Baillie remet en question la notion de paix, ou ce qu’elle conceptualise en termes de «peace time», comme une «absence de violence physique». La paix est en effet un processus actif et dynamique, et les limites qui séparent paix et conflit peuvent être ques- tionnées. après des accords de paix et le dépôt des armes, d’autant plus si ce processus est imposé de l’extérieur, le conflit peut continuer de manière très violente sur le plan symbolique, aux niveaux des mémo- riaux, des musées, du langage, voire même du tourisme. Baillie (2013) propose plutôt un continuum entre «temps de guerre», d’un côté, et «temps de paix», de l’autre. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page98

98 La viLLe marTyre

Dans des lieux où plusieurs nationalités se partagent un territoire après une guerre qui les a opposées, les villes martyres peuvent participer à la perpétuation du conflit, par un processus de mémorialisation, contribuant à cristalliser l’identité de leurs habitants sur la nationalité et limitant ainsi fortement des dynamiques de réconciliation. Toutefois, inversement, le contexte de division concourt lui aussi à façonner ces villes martyres, par la construction et le renforcement des catégories issues de la guerre, principa- lement celles de martyrs,de victimes et de bourreaux,menant à des repré- sentations conflictuelles entre un groupe martyr, symbolisé par son appartenance à la ville martyre, face à un autre, considéré comme l’agres- seur ou le bourreau. ainsi, les conflits de mémoire liés à ces statuts peuvent perpétuer des cycles de violence bien après la fin officielle d’une guerre. Finalement, aleng et Tumarkin suggèrent également que certains lieux, par les constantes références à la guerre qu’ils suscitent, passent par un processus de perte d’identité. Pour Tumarkin (2005), Sarajevo en tant qu’événement et Sarajevo en tant que lieu tendent à fusionner, alors que pour alneng (2002: 479) le vietnam est devenu lui-même une guerre, «une guerre de napalm idéologique et de propagande». il ajoute que, si la guerre du vietnam a dévasté économiquement le pays, cette nouvelle métaguerre a transformé le vietnam en l’un des pays les plus pauvres du monde en termes d’identité. L’impact d’une guerre sur l’identité d’un lieu est aussi en partie partagé par viejo-rose (2011: 54) qui soutient qu’après un siège «sa mémoire fait partie du tissu de la ville. De ses habitants, ses mémoriaux et ses ruines.» L’analyse des paysages mémoriaux de vukovar, Sarajevo et Srebrenica permet ainsi d’observer la constitution de la ville martyre afin d’évaluer son impact sur la recomposition identi- taire de ces lieux après les guerres qui les ont meurtris et, selon ce qui est avancé ici, élevés en martyrs. Finalement, on peut déjà constater que cette intense promotion du patrimoine de guerre est présente dans le secteur touristique de villes qui peuvent être mises en perspective avec le concept de ville martyre. À Phnom Penh, la capitale du Cambodge, margolin (2007: 11) remarque que, dans une cité «qui compte peu de lieux remarquables, le tourisme génocidaire est devenu un must»: «Cela vaut mieux que rien: sans les touristes, les lieux seraient peut-être totalement à l’abandon – ou livrés à la spéculation immobilière. mais on est loin d’une valeur pédagogique sûre: les principaux intéressés – les Cambodgiens – tournent le dos au musée du génocide […]». Des traumascapes peu promus sur le plan touristique semblent ainsi d’autant plus enclins à mettre en valeur ce patrimoine de guerre, tendant TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page99

viLLe marTyre, BaLKaNiSme eT réCoNCiLiaTioN 99

par là à alimenter encore plus ces représentations attachées à une ville martyre. De plus, les touristes et les habitants ne vivent et n’expérimen- tent pas de la même manière ces sites de trauma. on peut donc imaginer que, dans la gestion de la mémoire, du patrimoine et du tourisme, les inté- rêts des habitants, des touristes et de certains entrepreneurs mémoriaux peuvent différer, voire s’opposer. Cela n’empêche pas la dimension de martyre d’une ville d’intégrer la sphère du tourisme. Danchin (2008), dans une perspective historique, revient d’ailleurs sur ces touristes qui se rendent dans les zones de combats avant même la fin de la Première Guerre mondiale, dans une perspective de «pèlerinage historique» afin de visiter ce qu’elle qualifie elle-même de «villes martyres». Dans un contexte fictif, cette intégration de la notion de martyre au secteur touris- tique est revendiquée par arthur, un des personnages du roman de Jáchym Topol (2012: 124), qui veut faire de la Biélorussie «le Jurassic park de l’horreur et l’écomusée des totalitarismes»:

«Tu sais combien la Biélorussie reçoit de touristes par an?

– Trois mille cinq cent et quelques», me souffle marouchka vu que je n’en ai pas la moindre idée.

«il est temps que ça change, dit arthur. Tu sais où il y a eu le plus de morts pendant la guerre? ici! Tu sais où les communistes ont fait le plus de morts? ici! et où les gens continuent à disparaître, hein? encore ici! alors, c’est pas un pays unique peut-être? Parfaitement! Le monde globalisé, c’est la répartition des rôles bon Dieu! La Thaïlande pour le sexe, l’italie pour la mer et la peinture, la Hollande pour les sabots et les fromages, et la Biélorussie pour les horrortrips, pas vrai ?» TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page100 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page101

CHaPiTre 3

deS ViLLeS et deS mémoireS diViSéeS

La Croatie et la Bosnie-Herzégovine, qui ont des frontières communes, sont deux anciennes nations constitutives de l’ex- yougoslavie et forment depuis 1991 deux états indépendants. Si la Croatie a rejoint l’Ue en juillet 2013, la Bosnie-Herzégovine est seule- ment reconnue comme candidate potentielle et, conséquence de nombreux blocages, son adhésion future semble encore très compromise. e Durant une bonne partie du xx siècle, ces deux nations partagent une histoire commune sous administration yougoslave, mais leurs chemins se séparent de manière dramatique avec la proclamation de leur indépen- dance, en 1991, et les guerres sanglantes qui suivent.

VukoVar, SarajeVo et SreBrenica vukovar est située en Slavonie, une région à l’est de la Croatie, parta- geant une frontière avec la Serbie. Cette ville d’importance secondaire a connu une période de conflit très violente au début des années 1990. elle est toujours dans une phase de reconstruction, et à l’heure où ces lignes sont écrites plus d’un tiers des bâtiments sont encore en ruine. De plus, les habitants de nationalité croate cohabitent avec la minorité serbe restée sur place dans un contexte de division sociale. Une grande partie des habitants et des observateurs s’accordent aujourd’hui sur le fait que vukovar est une ville divisée. Sarajevo est la capitale de la Bosnie- Herzégovine et est aussi la plus grande ville du pays. De 1992 à 1995, elle a été marquée par ce qui est considéré comme le plus long siège de l’histoire récente. actuellement, Sarajevo est partagée par une ligne de démarcation qui divise aussi l’ensemble du pays. Cette séparation fait suite aux accords de Dayton mettant une fin officielle à la guerre de Bosnie en 1995. ainsi, si la ville de vukovar est socialement divisée, c’est à un niveau institutionnel que Sarajevo et la Bosnie-Herzégovine TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page102

102 La viLLe marTyre

sont partagées. Finalement, Srebrenica, située en Bosnie orientale non loin de la frontière serbe, est géographiquement rattachée à la république serbe de Bosnie. La ville est tristement connue pour le massacre d’une bonne partie de sa population – principalement bosniaque – par les forces serbes de Bosnie en 1995. en juillet 2011, la population croate s’élevait à plus de 4480000 habi- tants.61 Le dernier recensement croate a été effectué en 2011, mais les résultats détaillés ne sont pas encore publiés. Selon les résultats de 2001, les groupes nationaux se répartissent ainsi: 89,6% de Croates, 4,5% de Serbes, 3,6% d’«autres»62, 1,8% de «non-déclarés» et 0,5% de Bosniaques. Construite à la confluence du Danube et de la vuka, d’où elle tient son nom (var signifie «château» en hongrois), vukovar est le plus grand port riverain du pays. avant la guerre, cette ville était aussi le plus important centre industriel et culturel de Slavonie orientale. Le recensement de 201163 indique que la municipalité comportait au mois d’avril de la même année 29425 habitants, alors que la ville accueillait 28 033 habitants. il est intéressant de noter que selon les chiffres de 1991 – soit juste avant le début de la guerre – la population de la ville attei- gnait 44639 habitants, soit 47,2% de Croates, 32,3% de Serbes, 9,8% de yougoslaves, ainsi que de nombreuses minorités (Kardov, 2007 : 46). Selon le recensement de mars 2001, les Croates et les Serbes se répartis- saient ainsi : 57,46 % de Croates et 32,88 % de Serbes. Si de nombreux Serbes ont quitté la ville après la réintégration de vukovar à la Croatie, la minorité serbe est aujourd’hui encore bien présente. robert rapan, du HSP Dr ante Starčević64, député au Parlement de vukovar et membre de la commission sur le recensement de 2011, affirme même que les Croates seraient actuellement minori- taires à vukovar comparés au total des membres des autres groupes65. il est important de rappeler que ces recensements ne se limitent pas à leur

61 http://www.indexmundi.com/croatia/demographics_profile.html. 62 incluant les Hongrois, les Slovènes, les Tchèques et les roms. 63 Certains résultats préliminaires du recensement de 2011 sont déjà publiés, comme le nombre d’habitants et d’unités de logement par Zupanija, communes et municipalités. Selon l’article 37 de l’act on the Census of Population, Households and Dwelling, le Bureau croate des statistiques était obligé de publier les premiers résultats de 2011 avant le 30 juin 2011. Les résultats détaillés – comportant par exemple les structures en fonction des nationalités – n’étaient au jour de l’écriture de ce livre pas encore disponibles. 64 Le Parti croate des droits du Dr ante Starčević est un parti de droite nationaliste croate, http://www.hsp-ante-starcevic.hr/. 65 entretien réalisé à l’aide d’un traducteur croate-anglais (vukovar, le 18 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page103

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 103

dimension symbolique, le statut de minorité en Croatie étant soumis à une loi sur les minorités comprenant différents processus de discrimina- tion positive. De manière générale, selon un rapport publié en 2007 par le PNUe, la proportion de Serbes dans l’ensemble de la population croate serait passée de 12 % à 4 % en dix ans. il semble donc – si l’on se fie aux statistiques de vukovar et aux membres de la Commission sur le recrutement cités plus haut – que la baisse de la population serbe à vukovar serait bien moindre que la tendance générale dans l’ensemble de la Croatie. Sarajevo est la capitale de la Bosnie-Herzégovine depuis son indépen- dance en 1991, et la population totale du pays serait, en juillet 2012, de 3879296 habitants66. La Bosnie-Herzégovine est actuellement partagée en deux entités, suite à la signature des accords de Dayton. Une ligne de démarcation sépare maintenant la république serbe de Bosnie (49% du territoire) et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (51% du territoire). Un haut représentant nommé par l’Ue est en charge de chapeauter cette gouvernance bipartite. La ville de Sarajevo elle-même est partagée par cette ligne de démarcation et, si les quartiers centraux de la ville se situent dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, plusieurs faubourgs de la ville se trouvent dorénavant en république serbe, dans ce qui est qualifié de «Sarajevo-est»67, ou de manière plus informelle de « Sarajevo serbe »68. mais, si Sarajevo est la capitale de la Fédération de Bosnie-Herzégovine (l’entité croato-bosniaque) en plus d’être celle de la Bosnie-Herzégovine (l’état), c’est la ville de Banja Luka au nord du pays qui constitue la capitale de l’entité serbe: la république serbe. L’avant-dernier recensement établi en Bosnie-Herzégovine date de 1991 et les chiffres actuels à disposition se fondent essentiellement sur des estimations basées sur des rapports de l’oNU et sur les résultats partiels du dernier recensement en 2013. Les premiers résultats de 2013 mentionnent une population totale de près de 3,8 millions d’habitants, qui équivaudrait à une perte de plus d’un demi-million de personnes depuis 1991, alors que le canton de Sarajevo compterait actuellement 504000 habitants69. en 1991, la même population se montait à

66 https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/bk.html. 67 IstočnoSarajevo. 68 Srpskosarajevo. 69 asim metiljević, «Premiers résultats du recensement: la plus grande catastrophe démographique de l’histoire de la Bosnie-Herzégovine», SlobodnaBosna, 19 novembre 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page104

104 La viLLe marTyre

527049 habitants répartis ainsi selon les structures nationales: 49.2% de Bosniaques70, 29,8% de Serbes, 6,6% de Croates et 14,3% d’habitants se déclarant «yougoslaves» ou «autres». (markovitz, 2010: 83). en 2002, soit sept ans après la fin de la guerre, la population est estimée à un peu plus de 400000 habitants et l’on peut déjà constater une forte homo- généisation au niveau des structures nationales: 79,6% de Bosniaques, 11.2% de Serbes, 6,7% de Croates et 2,5% d’«autres» (markovitz, 2010: 83). Si en 2002 le nombre de Croates reste stable, on constate une diminution de la population serbe et une forte augmentation de la popu- lation bosniaque. De plus, seulement 2,5% de la population se désigne encore comme «autres», ce qui souligne l’importance de faire partie d’une des trois communautés majoritaires et ainsi de disposer d’une représentation politique71. Tratnjek (2012) décrit ainsi ce processus en terme de «bosniaquisation», se référant au départ des populations non bosniaques et à l’arrivée des déplacés bosniaques issus des régions de rS. Le premier recensement après la guerre de Bosnie-Herzégovine, en octobre 2013, a suscité de fortes polémiques, principalement entre les divers partis nationalistes. Du côté de la rS, son président Dodik soutient que «le recensement démontrera la disparition des Serbes de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, et notamment de Sarajevo»72. Pour certains observateurs, les autorités bosniennes n’ont pas réussi à prendre position contre les messages nationalistes dominants, qui ont focalisé tout le débat autour des questions 24, 25 et 26, portant sur la nationalité, la langue maternelle et la religion73. Selon Lidija Pisker, de l’oNG Diskriminacija, «le questionnaire a été élaboré pour confirmer la divi- sion du pouvoir au sein des institutions bosniennes. il suffit de regarder les questions relatives à la religion, à la langue maternelle et à l’apparte- nance ethnonationale. il n’y a que trois options [bosniaque, croate ou serbe]. on peut donc choisir de ne pas répondre ou de se définir comme

70 Le terme «Bosniaques» se différencie du terme «Bosniens». Le premier se réfère aux musulmans de BH, alors que le second désigne tous les citoyens de BH quelle que soit leur appartenance nationale. avant la guerre, les «Bosniaques» se désignaient durant les recensements par le terme de «musulmans» (Muslimani), mais dès la fin de la guerre et après l’indépendance du pays c’est le terme de «Bosniaques» (Boṧnjaci) qui est utilisé. 71 Seules les trois communautés représentées au gouvernement – à savoir les «natio- nalités constituantes»: les Bosniaques, les Croates et les Serbes – peuvent être représen- tées politiquement. 72 rodolfo Toè, «Bosnie-Herzégovine: branle-bas de combat avant le recensement», CourrierdesBalkans, 18 octobre 2013. 73 http://popismonitor.ba/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page105

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 105

ostali74, c’est-à-dire ne faisant pas partie des trois communautés “constitu- tives” du pays. Cette dernière catégorie semble être résiduelle, elle s’appa- rente à une erreur statistique.»75 Se définir au-delà de ces trois catégories nationales implique surtout de perdre toutes possibilités de représentation politique, limitée aux citoyens bosniaques, serbes ou croates. Toutefois, des recensements pilotes ont été organisés en 2012 dans différentes parties du pays, et la première surprise issue de ces résultats – qui contredit en partie ce qui a été dit plus haut – est le fait que 35% des sondés se déclarent comme «Bosno-Herzégoviniens»76. Si cette tendance est confirmée par le recensement de 2013, elle aura certainement un impact très fort sur l’image du pays et sur le panorama politique bosnien, actuellement dominé par des partis nationalistes basant leurs programmes exclusivement sur une des trois nationalités majoritaires et reconnues. La ville de Srebrenica se situe à l’est du pays et fait donc géographi- quement partie de la rS. Toutefois, le site de Potočari à quelques kilo- mètres de la ville, où se trouve maintenant le mémorial dédié aux victimes du massacre de Srebrenica, est depuis 2000 administré au niveau de l’état, une décision imposée à l’époque par le haut-commissaire euro- péen, Wolfgang Petrisch. De plus, en 2007, une résolution visant l’indé- pendance de la municipalité de Srebrenica vis-à-vis de la rS fut proposée par l’assemblée municipale, pour être finalement refusée par les membres serbes de l’assemblée77. Selon un document publié par l’institut de la statistique de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la municipalité de Srebrenica comptait, en 1991, 36666 habitants alors que la ville compre- nait 5746 habitants78. La répartition par nationalités à la même période se présentait ainsi dans l’ensemble de la municipalité: 75,2% de Bosniaques, 22,7% de Serbes, 0,1% de Croates, 1,1% de yougoslaves, et 1% d’«autres». on ne dispose d’aucune donnée précise sur la situation démographique actuelle, de nombreux réfugiés ayant encore un domicile légal à Srebrenica, mais vivant ailleurs depuis 1995. on peut toutefois avancer que la population totale de la municipalité a largement baissé – on parle officieusement de 7000 habitants – et que de nombreux Bosniaques ont quitté la ville.

74 autre en français. 75 Toè, «Bosnie-Herzégovine: branle-bas de combat avant le recensement». 76 Boris Dežulović, «Propis stanovništva u Bosni i Tobagovini», Oslobodenje, 8 novembre 2012. 77 agence de presse, «So Srebrenica: izdvajanje iz rS», B92, 25 mars 2007. 78 Federacija Bosne i Hercegovine Federalni Zavod za Statisticu, «Popis po mjesnim zajednicama», Sarajevo, 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page106

106 La viLLe marTyre

La route VerS L’indépendance Pour une bonne compréhension du processus de mémorialisation des guerres qui ont marqué l’espace postyougoslave dès 1991, il est absolu- ment indispensable de prendre un certain recul et de revenir sur certains faits liés à la Seconde Guerre mondiale, voire d’autres encore plus éloi- gnés dans l’Histoire. Des événements relatifs à cette période ont large- ment servi à justifier des actes de guerre durant les années 1990. Les Croates sont encore souvent assimilés au mouvement oustachi par leurs adversaires et détracteurs, alors qu’inversement les Serbes sont désignés comme Tchetniks. on va même chercher encore plus loin dans l’histoire de la région, lorsque l’on assimile, sans aucun fondement historique, les Bosniaques à des Turcs. Si ces désignations simplistes et souvent fantai- sistes se fondent sur le terreau nationaliste et populiste qui caractérise le paysage politique et médiatique de la région, elles s’appuient en grande partie sur certaines interprétations de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Durant les guerres des années 1990, de nombreux groupes paramili- taires serbes se sont identifiés aux Tchetniks, arborant de longues barbes en référence au mouvement, ainsi que l’étendard marqué d’une tête de mort qui le symbolise. Les crimes commis par les oustachis durant la Seconde Guerre mondiale sont ainsi souvent instrumentalisés pour justi- fier des exactions commises par ces groupes paramilitaires. De plus, les nationalistes serbes tendent à nier la présence historique des Bosniaques dans la région, leur permettant de conférer une base à leurs discours iden- titaires. C’est pour eux un moyen de réviser certains événements trauma- tiques, tel que leur célèbre défaite contre les Turcs au Kosovo en 1389 (Bevan, 2007). L’histoire, souvent réécrite, de la bataille du Kosovo à la Seconde Guerre mondiale, structure ainsi des schémas de pensée amenant à l’éclatement de nouveaux conflits moins de cinquante ans plus tard. Ces violences historiques ont créé un vaste réservoir de griefs qui vont condi- tionner les institutions postconflit (Crawford, 1998). en 1945, le maréchal Tito a pris le pouvoir et a mis sur pied la rFSy, constituée par la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la macédoine, le monténégro, la Slovénie et la Serbie, incluant aussi les régions autonomes de voïvodine et du Kosovo. Sous le slogan «Fraternité et unité», Josip Tito voulait poser les fondations d’un état où aucun groupe national ne se trouvait en position de domination, n’hésitant pas à mater toute opposition nationaliste, envoyant de nombreux prisonniers politiques sur des îles carcérales au large de l’actuelle Croatie. mais, dû à l’héritage de la guerre TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page107

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 107

et aux divisions encore fortes entre les nations constitutives, le système fédéral yougoslave se devait d’être décentralisé, accordant un large degré d’autonomie aux unités nationales qui le formaient. Si la Constitution de 1946 a assuré le contrôle de la plupart des ressources à l’état central, il n’existait que peu de champs d’action où ce dernier pouvait intervenir sans l’approbation des nations constitutives (Crawford, 1998). Dans cette fédération, cinq groupes nationaux – les Slovènes, les Serbes, les Croates, les macédoniens et les monténégrins – possédaient le statut de «nation constitutive»; les autres groupes (juifs, Tchèques, roumains, etc.) étaient considérés comme des «minorités nationales». Néanmoins, le recensement de 1971 a reconnu les Bosniaques comme une nationalité constitutive et a ainsi vu la Bosnie-Herzégovine rejoindre la Chambre des nations. La même année, une campagne de revendica- tions pour une plus grande autonomie de la Croatie intitulée le «Printemps croate» a été menée par des cadres de la ligue communiste et des nationalistes. Le poids politique des nations constitutives augmentait en parallèle avec un certain renforcement des identités nationales. Tito s’est ainsi vu contraint d’introduire des réformes constitutionnelles en 1974 afin d’apaiser les tensions. Cela a entraîné une tendance à la décen- tralisation avec notamment le détachement des régions autonomes de voïvodine et du Kosovo, qui ont de la sorte aussi acquis une représenta- tion nationale. Selon Crawford (1998: 227), la Constitution de 1974 a transformé la rFSy de facto en une confédération d’états souverains. De plus, cette nouvelle Constitution a été d’une importance cruciale pour les décennies à venir, dans la mesure où elle a accordé le droit légal à toutes nations constitutives de mettre sur pied un référendum pour son indépen- dance (Causević, 2011). après la mort de Tito en 1980, le poste de chef de l’état était assuré par un système tournant où la présidence était assumée à tour de rôle par les dirigeants de chaque république. mais dès le début des années 1980, la situation politique s’est détériorée. La yougoslavie n’avait plus de pouvoir exécutif central fort et les tensions entre les différentes nations de la république se sont accrues. en 1986, Slobodan milošević est devenu le chef de la Ligue des communistes de Serbie et a entamé une politique nationaliste proserbe en dénonçant notamment le sort des minorités serbes, d’abord au Kosovo, puis en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. Une année plus tard, milošević a accédé à la présidence et a abrogé le statut semi-autonome du Kosovo et de la voïvodine. S’arrogeant ces deux sièges, plus celui du monténégro, la Serbie de milošević détenait à ce moment la moitié des huit sièges de la présidence tournante. en 1987, le TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page108

108 La viLLe marTyre

président serbe a refusé au candidat croate – Stjepan mesić – l’accès à la présidence. Ce dernier a été remplacé à la tête de la république croate par Franjo Tudjman, un ancien partisan reconverti au nationalisme dans les années 1960, et emprisonné durant de nombreuses années sous le régime de Tito. Cet historien de profession aurait notamment minimisé les crimes des oustachis pendant la Seconde Guerre mondiale, les mettant sur le compte des exagérations des historiens serbes. Dès 1988, des appels à la démocratisation et au multipartisme se sont fait entendre en Slovénie, puis en Croatie. Les deux républiques ont léga- lisé les partis politiques en 1989. La Croatie a organisé des élections libres en 1990 et le HDZ79 de Franjo Tudjman a défait le parti communiste et pris le pouvoir. Cela a constitué un grand pas vers l’indépendance de la Croatie et de la future dissolution de la rFSy. entre 1991 et 1992, la Slovénie, la Croatie, la macédoine et la Bosnie-Herzégovine ont proclamé leur indépendance. en 1990, on estimait que la population d’origine serbe en Croatie atteignait 12% (Baillie, 2011: 122). Le Sabor80 a déclaré la même année le territoire croate comme le berceau de la nation croate, transformant le statut des Serbes de nation constitutive à celui de minorité nationale. De nombreux Serbes ont perdu leur poste et une révolution des symboles s’est mise en marche. Le drapeau frappé du damier rouge et blanc, symbole du nationalisme croate, a été adopté, des noms de rues ont progressivement été modifiés et certains anciens oustachis ont été décorés à titre posthume. Selon Hall et Danta (1996: 28), les Serbes de Croatie ont ainsi vécu une très lourde perte d’autorité, sachant qu’avant les purges dans les postes à responsabilité ils détenaient deux tiers des postes dans la police et 40% du parti communiste pour un quota de popu- lation de 12%. en mai 1991, un référendum sur l’indépendance croate a été organisé et boycotté par la plupart des Serbes de Croatie. Finalement 91% des votants se sont prononcés pour l’indépendance de la Croatie. Le 25 juin 1991, les républiques de Croatie et de Slovénie ont déclaré leur indépendance. Le 15 janvier 1992, l’Union européenne (Ue) a reconnu l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Suite à cela, la Bosnie- Herzégovine et la macédoine ont aussi choisi la séparation, craignant de continuer à vivre dans une yougoslavie tronquée sous un statut de citoyen de seconde classe.

79 HrvatzkaDemokratskaZajednica, l’Union démocratique croate en français. 80 Le Parlement croate. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page109

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 109

La fin des années 1980 a ainsi vu une forte montée des partis nationa- listes et une perte de confiance dans les institutions du gouvernement central amorcée dès la mort de Tito, voire avant. Les divisions socio- économiques se sont transformées en ressentiment envers les autres groupes nationaux, et les griefs du passé, dont de nombreux issus de la Seconde Guerre mondiale, ont été instrumentalisés par des courants nationalistes. après les déclarations d’indépendance, une large commu- nauté serbe (12%) se trouvait sur le territoire du nouvel état croate. alors que de l’autre côté de la frontière 17,3% de Croates et 31,2% de Serbes se partageaient le territoire de Bosnie-Herzégovine avec la majorité bosniaque (43,5%) et ceux qui se déclaraient soit comme yougoslaves (5,5%), soit comme «autres» (2,4%)81. ainsi, si la Slovénie, qui abritait une population beaucoup plus homogène, ne vécut qu’un conflit de dix jours, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine sont entrées dans une guerre de longue haleine contre l’armée fédérale yougoslave (JNa) à prédomi- nance serbe, ainsi que contre les troupes paramilitaires serbes. Durant cette guerre, ces deux nouveaux états étaient soit alliés, soit en guerre l’un contre l’autre, suivant leurs intérêts et le déroulement des conflits. en juillet 1990, parallèlement à ces événements, des séparatistes serbes ont unilatéralement créé un Conseil national serbe sous la direction de milan Babić, un dentiste de la ville de Knin, située en Dalmatie. en août de la même année, un référendum a été mené dans des municipalités à forte population serbe et 99% des votants se sont prononcés pour la souveraineté et l’autonomie des Serbes en Croatie. Ce référendum a été déclaré illégal et invalidé par les autorités croates. À la fin de cette même année, milan Babić a proclamé la création d’une région autonome serbe nommée la «Krajina» dont la capitale est Knin. Le choix de cette ville e fait référence à la Krajina historique, établie au xvi siècle par les Habsbourg dans le sud de la Croatie afin d’agir comme une zone tampon contre l’avancée des ottomans. Les Habsbourg avaient alors peuplé cette région avec des mercenaires et des réfugiés serbes qui s’y installèrent de manière permanente. après le référendum de 1990, les habitants serbes ont commencé à s’armer et à construire des barrages routiers à l’aide de troncs, donnant ainsi le nom de «révolution des bûches»82 à cette insurrection. Le 1er avril

81 «recensement de Bosnie-Herzégovine», http://www.fzs.ba/Podaci/nacion%20 po%20mjesnim.pdf. 82 Balvanrevolucija en croate. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page110

110 La viLLe marTyre

1991, la région autonome de Krajina faisait sécession de la Croatie, et l’in- dépendance de la «république serbe de Krajina» (rSK) fut proclamée le 19 décembre 1991. Plusieurs autres régions – la Slavonie, Baranja et Srem – ont fait sécession au début de l’année 1992. Crawford démontre comment les minorités serbes, après s’être vu retirer leurs droits, expulser de leurs emplois, voire arrêter suite à la prise de pouvoir de la HDZ de Tudjman, ont suivi la rhétorique nationaliste et sécessionniste de milošević. en outre, la dénomination de «Krajina» est loin d’être géogra- phiquement claire. Lejau (2005: 46) estime que le terme moderne de Krajina désigne un territoire flou dont la délimitation diffère selon les auteurs: «[…] certains auteurs englobent sous le terme de «Krajina» de Knin toutes les anciennes régions de Croatie où les Serbes étaient majori- taires […]. Selon d’autres représentations, la Krajina regroupait les espaces précédemment cités mais sans la Slavonie. enfin, pour d’autres auteurs, dans son sens le plus restreint, la Krajina de Knin n’inclurait que les envi- rons immédiats de cette petite ville dalmate.» il ajoute que la référence au mot «Krajina» servait avant tout de thème unificateur et identitaire.

La guerre de BoSnie et Le Siège de SarajeVo Une plaisanterie populaire dans la région porte sur le fait qu’au début des années 1990 le président serbe milošević et le président croate Tudjman se seraient donné rendez-vous à la frontière serbo-croate. milošević se serait ainsi rendu dans la ville de Novska à la frontière bosno-croate; et Tudjman, à Zemun non loin de Belgrade. La chute de la plaisanterie réside dans le fait que la vision qu’ont les deux présidents de la frontière était liée à la conception d’une «Grande Croatie» pour l’un, et d’une «Grande Serbie» pour l’autre, annihilant ainsi l’existence même de la Bosnie-Herzégovine entre les deux pays. Cette plaisanterie tire sa source d’une rencontre secrète en 1991 à Karadjordjevo entre les deux présidents, qui aurait eu pour objectif le partage de l’actuelle Bosnie- Herzégovine entre la Croatie et la Serbie. Le raisonnement derrière cette rencontre, excluant la Bosnie- Herzégovine de la table des négociations, tiendrait au fait que celle-ci serait vue à l’époque par les deux présidents, et par les nationalistes qui les soutiennent, comme appartenant de droit à la Serbie et à la Croatie. Selon eux, la Bosnie-Herzégovine ne serait pas détentrice d’une nationa- lité propre, et son existence artificielle serait seulement issue de la domi- nation ottomane et des conversions religieuses qui l’ont accompagnée, ainsi que de la volonté de Tito de la constituer en nation en 1971 afin TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page111

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 111

d’éviter sa fragmentation selon des lignes ethniques. ainsi, selon ce raisonnement, seules la Croatie et la Serbie peuvent se considérer comme des nations «naturelles» (markovitz, 2010). Cette interprétation de la rencontre de Karadjordjevo est encore contestée sur le site internet des Croates de Bosnie-Herzégovine, qui la considèrent comme «un mythe improuvable, déculpabilisant complètement les Bosniaques et faisant des Croates les boucs émissaires idéaux»83. Cependant, du côté serbe, le réseau Srpska mreza confirme cette interprétation historique qui désigne les terres bosniennes comme «naturellement serbes». en 1990, la Bosnie-Herzégovine était ainsi constituée d’un mélange complexe de nationalités et de religions, qui en faisait l’ancienne répu- blique yougoslave la plus susceptible de succomber aux pressions irré- dentistes des courants nationalistes voisins (Hall et Danta, 1996). Dun côté, les nationalistes croates ont attaqué la partie occidentale du pays, alors que les séparatistes serbes de Bosnie-Herzégovine, soutenus par Belgrade, ont revendiqué une sécession des régions du nord et de l’est. en 1991, un embargo sur les armes a été déclaré par les Nations unies sur l’ensemble de l’espace postyougoslave. Celui-ci a beaucoup plus affaibli les forces gouvernementales bosniennes que la JNa, détenant largement plus de réserves dans leurs arsenaux. Suite à l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, un nouvel état yougoslave a été déclaré, comprenant la Serbie et le monténégro. La présence de la JNa – devenue une armée étrangère – sur le territoire bosnien ne pouvait ainsi plus être justifiée. Toujours est-il que la condam- nation de l’ingérence yougoslave en Bosnie-Herzégovine par la commu- nauté internationale n’a eu que très peu d’effet, et la JNa et les groupes paramilitaires ont continué leurs actions guerrières. Selon Catic (2008), il existe deux courants explicatifs liés au conflit qui a enflammé la Bosnie-Herzégovine pendant plus de trois ans. Le premier désigne cette guerre comme une «agression serbe» et dans une moindre mesure une «agression croate». Le deuxième présente cette guerre comme un «conflit ethnique» et une «guerre civile». Toutefois, Hall et Danta (1996: 30) ne considèrent pas ce conflit comme une guerre civile conven- tionnelle, mais plutôt comme une série de conflits aux enjeux et aux ambitions territoriales variés. il est souvent difficile de déterminer la date exacte du début d’un conflit armé. La date du 6 avril 1992, qui est aussi celle de la reconnaissance de

83 «Site des Croates de Bosnie-herzégovinne», http://www.hercegbosna.org/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page112

112 La viLLe marTyre

l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine par l’Ue, est souvent citée comme la date du début des hostilités dans ce pays. Ce jour-là, lors d’une grande manifestation pour la paix, des snipers ont tiré sur la foule, et Suada Dilberović, une jeune fille de 19 ans, a été tuée. elle est considérée comme la première victime du conflit, et le pont où elle est tombée porte aujourd’hui son nom. La signature des accords de Dayton, le 21 novembre 1995, et leur ratification à Paris, le 14 décembre, sont les dates avancées pour situer la fin officielle de la guerre. Durant plus de trois ans, plusieurs armées – le JNa, l’armée croate, l’armée bosnienne, l’armée serbe de Bosnie, le Conseil croate de défense de Herzeg-Bosna84, ainsi que bon nombre de groupes paramilitaires soutenus par l’une ou l’autre de ces armées – se sont affrontés sur différents territoires du pays. Comme l’explique l’ancien général Jovan Divjak, à l’époque membre de l’état-major de la défense territoriale de Bosnie-Herzégovine:

il y avait en ex-yougoslavie deux éléments de défense nationale: la JNa et chaque république avait sa défense nationale. La défense nationale de Bosnie-Herzégovine est devenue l’armée bosnienne. L’idée de l’état- major était de créer une armée multinationale. et pour moi c’était un honneur d’être dans l’état-major d’une armée multinationale et multireli- gieuse. Par exemple, dans l’état-major, il y avait au commencement de la guerre à peu près 12% de Serbes, 18% de Croates et le reste de Bosniaques.85

on le voit, si les armées s’homogénéisaient au fil du conflit, la JNa devenant exclusivement serbe et l’armée bosnienne à forte dominance bosniaque, il n’en était pas ainsi au début de la guerre. Le général Divjak, un Serbe de Bosnie qui a décidé de rester au commandement des troupes bosniennes, en est une très bonne illustration. Dès le début du conflit, de nombreux Bosniaques ont déserté leur appel sous les drapeaux de la JNa, et certains se sont engagés dans la nouvelle armée de Bosnie- Herzégovine. D’un autre côté, beaucoup de non-Bosniaques sont restés à Sarajevo pendant le siège. il était avant tout question de défendre «sa ville» plus qu’une identité nationale en particulier. Ces remarques permettent ainsi de nuancer une théorie répandue selon laquelle les clivages ethniques constituaient le seul moteur de cette guerre. Le 26 mai 1995, les forces serbes ont pris en otage près de 400 Casques bleus, plus du personnel de l’oNU. Les derniers otages ont été libérés un

84 L’armée croate de Bosnie. 85 entretien réalisé en français (Sarajevo, le 3 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page113

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 113

mois plus tard. en juillet de la même année, les forces serbes, sous le commandement de ratko mladič, ont pris le contrôle de la ville de Srebrenica, annihilant ainsi son statut de zone de sécurité. Dès le 11 juillet, plus de 40000 habitants ont été déportés et des milliers d’hommes et d’adolescents86 ont méthodiquement été exécutés durant les jours qui suivirent. La communauté internationale et les Casques bleus, notamment le bataillon néerlandais (la DUTCHBaT) présent à Srebrenica au moment du massacre, ont sévèrement été critiqués pour leur inaction durant cette période clé de la guerre de Bosnie-Herzégovine. en août 1995, une quarantaine de civils ont été massacrés dans le marché de markale au centre de Sarajevo, suite à plusieurs tirs de mortier finale- ment attribués par l’oNU aux forces serbes, bien que celles-ci aient toujours nié leur responsabilité dans cette attaque. Suite à ces événe- ments, la communauté internationale s’est indignée et l’oTaN a décidé de bombarder les forces serbes, affaiblissant ainsi fortement leurs posi- tions, déjà mises à mal par le retournement des forces croates contre eux, après la signature d’accords entre la Bosnie et la Croatie en mars 1994. Un cessez-le-feu a finalement été décrété en octobre de la même année, précédant les accords de Dayton qui mirent fin à la guerre de Bosnie. Le nombre de victimes de cette guerre est à prendre avec un certain recul, en raison de sa forte instrumentalisation par les différentes parties engagées dans le conflit. Se basant sur des rapports établis par le TPiy, les observateurs avancent en général des chiffres oscillant entre 100000 et 150000 morts87 ou disparus, plus d’un million de réfugiés et environ 1600 bâtiments religieux détruits (dont 1200 appartenant à la communauté bosniaque)88. radovan Karadžić était le dirigeant des Serbes de Bosnie pendant la guerre, dont les forces armées étaient sous le commandement du général ratko mladić. Karadžić vivait à Sarajevo depuis 1960, date à laquelle il a commencé ses études de médecine. en 1971, il a rédigé un poème inti- tulé Sarajevo, que beaucoup considèrent maintenant comme annoncia-

86 Le nombre de morts durant le massacre de Srebrenica est sujet à de nombreuses polémiques. il se situerait entre un minimum de 5000 et un maximum de 8000 victimes. au jour où ces lignes sont écrites, 5137 personnes sont enterrées au cimetière de Potočari, à quelques kilomètres de Srebrenica. 87 Selon les estimations finales du TPiy, le nombre total de morts s’élèveraient à 104732, dont 42106 civils. 88 voir Catic (2008) et le rapport international Crisis Group. Bosnia: What Does republika Srpska Want (2011) pour les chiffres sur la guerre de BH. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page114

114 La viLLe marTyre

teur du terrible siège qu’a vécu l’actuelle capitale de Bosnie- Herzégovine: «La ville brûle comme un morceau d’encens / Dans cette fumée serpente notre conscience / Des costumes vides glissent à travers la ville / Les pierres construites en maison meurent. Peste. / […] / agresseur / marche dans nos veines / Je sais que c’est la préparation pour le hurlement.». (Skvorc, 1995)89 La ville de Sarajevo est réputée longtemps avant la guerre pour sa dimension multiculturelle, et la proximité en son sein des églises, des mosquées et des synagogues fait que certains la considèrent comme la «Jérusalem d’europe» (markovitz, 2010). Le pluralisme et le cosmopo- litisme – dont Sarajevo est le symbole le plus fort dans la région – sont principalement des caractéristiques des environnements urbains en ex- yougoslavie. ils sont marqués par une forte proportion de mariages mixtes, une certaine tolérance religieuse, des quartiers culturellement hétérogènes, ainsi que de nombreux habitants se déclarant comme «yougoslaves», en opposition avec une des nationalités constitutives90. C’est précisément ces éléments que les mouvements nationalistes des années 1990, emmenés par milošević, Tudjman et consorts, ont combat- tus, menant ainsi à la destruction de la «ville» et de la notion de «vivre ensemble», symbolisées par les différentes institutions religieuses coha- bitant dans le centre de Sarajevo. ainsi, pour les nationalistes, le village représenterait des éléments de pureté en opposition avec la ville, polluée par le cosmopolitisme et la mixité sociale. C’est donc notamment à travers la destruction des villes et des éléments symbolisant cette dimen- sion multiculturelle que les forces armées dirigées par des courants natio- nalistes ont procédé à une forme de nettoyage ethnique: «comme si la ville était l’ennemi, parce qu’elle permettait la cohabitation de popula- tions différentes et valorisait le cosmopolitisme» (Chaslin, 1997). ainsi, ce ne sont pas seulement les habitants qui sont tués ou expulsés, mais aussi l’environnement bâti qui est intentionnellement détruit. Ces destruc- tions ciblées obéissent moins à un objectif stratégique qu’à la volonté de faire disparaître les marqueurs identitaires que représentent certains

89 «Thetownburnsasalumpoffrankincense/Inthissmokeourconciseness meanders/Emptysuitsglidethroughthecity/Thestonesbuiltintohousesaredying. Plague/[…]/Aggressor/iswalking throughourveins/Iknowthatthisistheprepa- rationfortheHowl.» 90 Selon le recensement de 1991, il y avait à Sarajevo avant la guerre, 49,2% de Bosniaques, 29,8% de Serbes, 6,6% de Croates et 10,7% de yougoslaves, http://www. fzs.ba/popis.htm. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page115

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 115

éléments de l’environnement urbain. Les bombardements du pont de mostar et de la Bibliothèque vijećnica à Sarajevo sont en général cités comme des exemples les plus représentatifs de ce processus, qualifié de «warchitecture» ou d’«urbicide». Suite au siège, on observe actuellement dans la capitale de Bosnie une certaine homogénéisation au niveau des nationalités91 qui s’accompagne néanmoins d’une forte hétérogénéisation sociale. en effet, de nombreux Bosniaques sont arrivés des zones rurales, principalement issus de la rS qu’ils ont fuie après être devenus minoritaires, et cohabitent maintenant avec les citadins restés sur place. Les années d’avant-guerre semblent représenter maintenant une sorte d’âge d’or, auquel bon nombre de Sarajéviens se réfèrent avec nostalgie. Le siège de Sarajevo a duré tout au long de la guerre de Bosnie- Herzégovine et il est maintenant considéré comme le plus long de l’Histoire récente. L’armée yougoslave, qui est plus tard devenue l’armée serbe de Bosnie, s’est installée sur les collines dominant la ville et a tota- lement assiégé Sarajevo dès le mois de mai 1992. Parallèlement, les Bosniaques se sont constitués en milice, et la défense nationale de Bosnie-Herzégovine est devenue l’armée bosnienne avec l’indépendance du pays. en comparaison des forces assiégeantes, les habitants de Sarajevo n’étaient que très sommairement armés, mais la ville n’a finale- ment jamais été prise par les assaillants, comme l’explique l’ancien général Divjak:

Tous les journalistes me demandent comment nous avons pu défendre Sarajevo. D’abord, il faut savoir que, pour occuper une ville, il faut avoir deux à trois fois plus de soldats que celui qui se défend. il aurait fallu que l’armée serbe dispose d’au moins 80000 soldats. C’était impossible, car la ligne de confrontation était seulement de 1600 km [ne permettant pas un tel déploiement]. D’un autre côté, la volonté de celui qui se défend est plus forte que celle de l’attaquant.92

D’autres voix plus critiques envers l’état-major bosnien amènent l’idée que le désenclavement de Sarajevo aurait pu se faire de manière beaucoup plus rapide, mais que certains intérêts prévalaient à l’époque, amenant les forces bosniennes elles-mêmes à prolonger le siège: le déve- loppement du marché noir qui profitait à certains entrepreneurs influents

91 en 2002, on compte 79,6% de Bosniaques, 11,2% de Serbes, 6,7% de Croates, (markovitz, 2010). 92 entretien réalisé en français (Sarajevo, le 3 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page116

116 La viLLe marTyre

d’une part, et la capitalisation de la sympathie de la communauté interna- tionale pour les assiégés d’autre part. Toujours est-il que la résistance bosnienne est encore souvent comparée au combat de David contre Goliath, et de nombreux journalistes, intellectuels et hommes politiques voient dans Sarajevo assiégée le symbole d’une résistance contre les nationalismes en guerre, et celui d’un espoir de coexistence intercommu- nautaire face à la barbarie de la «purification ethnique» (Cattaruzza, 2001) (fig. 5).

Figure 5: Un graffiti au centre de Sarajevo, mettant en jeu la guerre de Bosnie et représentant la défense de la ville par ses habitants. (Naef, 12.08.2011)

C’est finalement le tunnel de Sarajevo qui constitue le symbole le plus fort de cette résistance. Construit quasiment à mains nues en quatre mois par des volontaires, il était opérationnel dès l’été 1993. Passant sous l’aé- roport, il reliait le quartier central de à celui, périphérique, de Butmir, une zone non occupée par les forces serbes. C’est grâce à cet ouvrage que les habitants assiégés ont pu s’équiper en armes, nourriture, essence et médicaments jusqu’à la libération de la ville. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page117

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 117

on estime que le nombre de morts civils durant le siège s’élève à un chiffre oscillant entre 10000 et 12000, dont plus d’un millier d’enfants. Le bombardement est quotidien et la moyenne des impacts reçus par jour s’élève à 329. Le 22 juillet 1993 représente un record avec plus de 3700 impacts en une journée.

La guerre de croatie et Le Siège de VukoVar en mars 1991, suite à l’abrogation des lois yougoslaves par le Sabor et au déni des droits des minorités serbes, le parc naturel de Plitvice a été annexé par les sécessionnistes serbes. Une opération a été lancée par la police croate le dimanche de Pâques, et un policier croate et deux Serbes ont été tués. Certains considèrent cet événement comme le premier acte de guerre et ces trois morts comme les premières victimes. Cependant, Hockenos souligne qu’il est impossible de véritablement situer la date précise du début du conflit, mettant, lui, en avant le meurtre de policiers croates dans les environs de vukovar comme un événement provoquant une irréversible escalade de violence. en effet, le 1er mai 1991, quatre poli- ciers croates ont été envoyés depuis osijek dans le village serbe de Borovo Selo où ils ont été attaqués. Deux des policiers ont été blessés et capturés alors que les deux autres sont parvenus à s’échapper. Le lendemain un bus chargé de policiers croates s’est rendu au village pour une mission de sauvetage. arrivés sur place ils ont été attaqués par les milices serbes; douze policiers ont été tués; et une vingtaine, d’autres blessés. À la suite de ces événements, les milices serbes – autoproclamées «troupes de défense territoriale serbes» – ont peu à peu pris le contrôle de la Krajina et de la Slavonie avec le soutien de la JNa, qui est progressivement devenue au cours du conflit une armée principalement serbe et sous le contrôle de Belgrade. Ce qui avait commencé comme un conflit serbo-croate circonscrit dans une république autoproclamée – la rSK – s’est progressivement transformé en une guerre internationale entre la Croatie et la Serbie, autant sur le territoire de la Krajina que sur certaines parties de la Slavonie (Hall et Danta, 1996: 28). C’est ainsi que dès 1992 l’oNU s’est engagée pour la résolution du conflit, et l’ancien secrétaire d’état améri- cain Cyrus vance a donné son nom à un plan d’évacuation de la JNa et d’implantation de forces de protection onusiennes – la ForProNU93 –

93 UNProFor en anglais. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page118

118 La viLLe marTyre

avec pour mission de sécuriser une zone tampon entre territoires croates et serbes; 14000 soldats des forces de l’oNU ont été déployés en Croatie et un cessez-le-feu a été déclaré en janvier 1992. La guerre de Croatie a ensuite pris la forme d’un conflit larvé jusqu’à la reprise du contrôle des territoires perdus par les forces croates. en mai 1995, la Croatie a mené une offensive – l’opération éclair (OperacijaBljesak) – avec l’approbation des états-Unis et de l’oTaN, afin de récupérer une partie des territoires perdus au début des années 1990. Les forces croates ont expulsé l’armée serbe de Slavonie occiden- tale qui s’est vue contrainte de rejoindre la partie de Bosnie-Herzégovine contrôlée par les Serbes de l’autre côté de la Save. Des milliers de civils serbes ont ainsi été obligés de quitter la région. Du 4 au 7 août 1995, une deuxième opération a suivi cette offensive: l’opération Tempête (Operacija Oluja). elle a permis aux forces croates de reprendre le contrôle de la Krajina, autoproclamée république serbe de Krajina plus de trois ans en arrière. Le 5 août, la région de Knin a été récupérée par les Croates. après ces deux opérations, une grande partie des territoires initialement croates a été reprise – à savoir la Krajina et la Slavonie occi- dentale – et seule la Slavonie orientale était encore sous administration serbe. Ce sont finalement les accords de Dayton, et plus précisément l’accord d’erdut – signé entre la Croatie et les représentants serbes de Slavonie orientale –, qui ont fixé la réintégration pacifique de cette région à la Croatie, dès le mois de janvier 1996. La réintégration a pris deux ans, sous contrôle de l’oNU, et la Slavonie orientale faisait à nouveau partie intégrante de la Croatie en 1998. Durant les deux opéra- tions victorieuses croates – éclair et Tempête – de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer les exactions croates contre les populations serbes. D’ailleurs, le président croate Tudjman – décédé en 1999 – fut condamné à titre posthume par le tribunal de La Haye en 2011, et le général ante Gotovina – commandant de l’opération Tempête – a été arrêté en 2005 puis acquitté en 2012. L’attaque de quatre policiers croates mentionnée plus haut, dans le village de Borovo Selo, non loin de vukovar, a poussé la JNa à prendre des mesures pour rétablir l’ordre. L’armée s’est surtout placée dans une position stratégique pour entamer ce qui est plus tard devenu le «siège de vukovar». Ce siège, qui a duré trois mois, a commencé en août 1991, et le 25 du même mois les premiers bombardements de la JNa ont touché vukovar. Selon Baillie (2011: 128), en septembre la ville était complète- ment assiégée par 600 tanks et environ 30000 soldats, un mélange de la JNa, de circonscrits des forces serbes de défense territoriale (autodéfinis TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page119

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 119

comme Tchetniks) et de milices serbes locales. D’un autre côté, plusieurs centaines d’habitants de vukovar se sont mobilisés conjointement avec des compatriotes issus d’autres régions du pays et ont organisé la défense de la ville. ils étaient nommés «branitelji» (défenseurs) et étaient appuyés par des militaires croates. La JNa a équipé en armes lourdes et a soutenu les mouvements d’in- fanterie des paramilitaires locaux serbes et des volontaires venus de Serbie, eux-mêmes opposés à moins de 2000 défenseurs croates, composés de policiers locaux et d’habitants sans expérience du combat, et surtout sous- équipés. Selon le Messagercroate, «la résistance croate s’organise autour de 700 membres de la 204e brigade de la garde nationale croate (ZNG)94 appuyés par environ 1000 volontaires»95. Dès le début du mois d’octobre, des feuilles d’appel ont été transmises aux Serbes de vukovar aptes à se battre afin qu’ils rejoignent les soldats de la JNa, mais seuls 13% ont répondu (Baillie, 2011: 129), les autres préférant quitter vukovar ou se cacher, alors que certains sont restés pour défendre leur ville. Le 14 novembre, la JNa est progressivement entrée dans vukovar en détruisant les dernières poches de résistance croate, et la ville est finale- ment tombée entre le 18 et le 20 novembre 1991. Le 18 novembre, c’est l’hôpital de la ville, dernier abri des retranchés, qui est passé dans les mains de la JNa et des paramilitaires serbes. Dans un entretien, Predrag F. matic, un ancien brigadier de l’armée croate, souligne néanmoins que la date commémorative de la chute de vukovar, le 18 novembre, est une erreur historique, cette date correspondant à la chute de l’hôpital, mais pas de la ville qui tombe véritablement selon lui le 20 novembre96. Toujours est-il que ce siège, qui devait durer quelques jours, s’est éter- nisé durant trois mois et, aux yeux de beaucoup, a permis aux forces croates ailleurs dans le pays de s’organiser, faisant de la bataille de vukovar un des symboles de la résistance croate. Bevan (2007: 35) va même jusqu’à affirmer que ce siège a préfiguré la conduite de la guerre dans l’ensemble de l’ex-yougoslavie, mettant en marche différents processus de nettoyage ethnique et de destruction ciblée. Selon les chiffres du gouvernement croate, 1556 habitants croates de vukovar seraient morts; 22061 personnes, déportées; et une dizaine de milliers de personnes, emprisonnées dans des camps. De plus, à la fin du siège,

94 Zbornarodnegardeen croate. 95 association France Croatie, «La bataille de vukovar», Lemessagercroate, date inconnue. 96 auteur inconnu, «Personne ne peut nous ôter notre fierté», Hrvatskoslovo, 2002. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page120

120 La viLLe marTyre

13852 maisons et appartements auraient été détruits97, faisant de cette ville la localité la plus dévastée de Croatie dans les années 1990 (vlada republike Hrvatske, in : Baillie, 2011 : 134). L’hôpital de vukovar a continué de fonctionner durant toute la durée du siège sous la direction du Dr vesna Bosanac, nommée directrice le 24 juillet 1991, soit quelques semaines avant le début des hostilités. Les premiers obus sont tombés dès le mois d’août sur l’hôpital, qui est ensuite devenu la cible quotidienne des bombardements de la JNa et des troupes paramilitaires serbes. À la fin du siège, des centaines de personnes s’y sont réfugiées dans l’espoir d’une évacuation contrôlée par la commu- nauté internationale (une action normalement convenue à Zagreb entre le gouvernement croate et la JNa). Cependant, les soldats de l’armée serbo- fédérale sont entrés dans l’hôpital le 19 novembre et selon un acte d’ac- cusation du TPiy:

Des unités de la JNa sont arrivées à l’hôpital de vukovar dans l’après- midi du 19 novembre 1991 et en ont pris le contrôle. Les personnes à l’in- térieur du bâtiment n’ont opposé aucune résistance. Tôt le lendemain matin, le commandant Šlivančanin a ordonné aux infirmières et médecins de participer à une réunion. Pendant que le personnel médical assistait à cette réunion, des soldats de la JNa et des forces paramilitaires serbes ont, en toute hâte, emmené quelque quatre cents hommes de l’hôpital. Parmi ces derniers se trouvaient des patients blessés, des membres du personnel hospitalier, des soldats qui avaient défendu la ville, des activistes poli- tiques croates et d’autres civils. Les soldats avaient emmené pratiquement tous les hommes qui se trouvaient à l’hôpital quand la réunion entre le personnel médical et le commandant Šlivančanin a pris fin.98

Les soldats ont ensuite conduit plus de 200 de ces personnes en autobus jusque dans un hangar situé à la ferme d’ovčara, à moins de 10 kilomètres au sud-est de la ville. Les détenus ont été battus pendant plusieurs heures et la plupart ont ensuite été emmenés en camion dans un champ situé sur la route menant d’ovčara à Grabovo. ils ont été abattus et enterrés dans un charnier situé au même endroit. Selon le même rapport du TPiy:

Sur les trois cents personnes ou plus emmenées de l’hôpital de vukovar le matin du 20 novembre 1991, deux cents au moins ont été tuées à ovčara. Plus de cinquante autres hommes sont toujours portés disparus.

97 VladaRepublikeHrvatske2003:section2 (B. Baillie, 2012). 98 Tribunal pénal international pour l’ex-yougoslavie, affaire no iT-95-13a-i, 2002. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page121

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 121

Toutes ces personnes étaient en vie après la fin des hostilités à vukovar et elles ont toutes été emmenées sous la garde de la JNa tout d’abord à la caserne de la JNa puis à la ferme d’ovčara. elles n’ont pas été vues vivantes depuis lors.99

après sa chute, vukovar est devenue la capitale de la nouvelle république serbe de Krajina orientale, autoproclamée et non reconnue, comme la république serbe de Krajina (rSK). en 1992, le plan vance, mentionné plus haut, a été accepté par la Serbie et la Croatie. Les fron- tières existantes ont été gelées pour une période de trois ans et la JNa a reçu l’obligation de se retirer des territoires croates. De plus, la force de protection de l’oNU – la ForProNU – a été déployée dans la région. Cependant, les soldats de l’oNU se sont cantonnés à leur rôle d’observa- teurs et c’était encore les paramilitaires serbes qui détenaient le pouvoir dans la région. La destruction de villages s’est poursuivie et de nombreux Croates ont continué à quitter la région. après les opérations éclair et Tempête, l’oNU a à nouveau invité les parties belligérantes à la table des négociations et l’UNTaeS a été mise sur pied. L’accord signé à erdut en novembre 1995 entre la Croatie et la rSK prévoyait la reconnaissance des frontières croates et la réintégra- tion pacifique des zones de protection de l’oNU (UNPa) sous le mandat de l’aTNUSo. Ce mandat, assuré par un peu moins de 5000 Casques bleus sous la direction du général Klein, devait durer un an et s’est fina- lement étalé sur deux ans, jusqu’en 1998 avec la réintégration de vukovar à la Croatie. C’est ainsi que la tendance s’est inversée dès 1996 avec le retour des populations croates et le départ des Serbes. La réinté- gration de vukovar a finalement entériné l’indépendance de la Croatie et la récupération de l’ensemble de ses territoires actuels. Pusich (1996: 53) assimile la Croatie à une nation qui aurait vécu la plupart de son histoire sans état. il décrit les trois régimes étatiques qu’a connus le pays: Le royaume de Croatie qui dure de 924 à 1102, l’état indépendant croate durant la Seconde Guerre mondiale et finalement la république de Croatie, déclarée indépendante en 1991, mais existante seulement dans son intégralité avec la réintégration de la Slavonie orien- tale dès 1998. Dans le contexte de cette analyse liée à vukovar, ce sont les périodes de 1991 à 1998 – de l’occupation serbe à la réintégration de la ville – et celle de 1998 à nos jours qui sont mises en exergue. Baillie

99 Op.cit. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page122

122 La viLLe marTyre

(2011: 486) démontre que le processus de reconstruction en marche depuis 1991 est passé par trois phases distinctes: «Chaque étape était façonnée pour transmettre un discours sur le passé qui répondait aux besoins politiques des autorités en place: premièrement celles de la rSK, puis l’aTNUSo et finalement le gouvernement croate; chaque groupe valorisant différents patrimoines.»

Le poStconfLit : reconStructionS et diViSionS après les conflits qui les ont meurtries, la Croatie et la Bosnie se trou- vent près de vingt ans plus tard dans une phase de reconstruction. Dans les villes de Sarajevo et vukovar, réputées avant la guerre pour leur diver- sité culturelle, les identités tendent maintenant à se cristalliser exclusive- ment en fonction des nationalités. Les termes de «nationalisme ethnique» ou «d’ethnonationalisme» (Hsab, 2003), voire même de «nationalisme ethnoconfessionnel» (Perica, 2002), sont généralement utilisés pour dési- gner ce processus où l’ethnicité commune constitue l’élément mobilisa- teur des collectivités. Selon Hsab, ces mécanismes ethnonationaux sont caractérisés par un retour à la tradition et aux valeurs ancestrales, alors que la communauté avait le contrôle exclusif de sa destinée et de sa souveraineté territoriale, ainsi que sur l’exclusion de ceux considérés comme «étrangers» (Hsab, 2003). en ex-yougoslavie, ces mécanismes sont en grande partie une consé- quence du nettoyage ethnique qui a caractérisé les conflits de la région, défini comme l’élimination par le génocide ou l’expulsion d’un groupe d’un certain territoire (Bevan, 2007). Ce processus a souvent été accom- pagné en ex-yougoslavie de la destruction de la culture matérielle du groupe expulsé ou exterminé: monuments, lieux de cultes, objets d’art, etc. Le maréchal Tito a tenté de contenir ces tensions ethnonationales par la promotion d’une identité yougoslave, mais la période après sa mort, en 1980, a vu une résurgence de ces dynamiques ethnonationales, dont les conflits des années 1990 ont été les conséquences les plus marquantes. Dans le cas de Sarajevo, on observe une division institutionnellement établie par les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre de Bosnie- Herzégovine en 1995 et ont posé les bases de sa division en deux entités. Cette territorialisation artificielle des communautés et leur séparation font de ce pays un état reposant intégralement sur des structures ethnonatio- nales. La Bosnie-Herzégovine se trouve ainsi à la merci des luttes de pouvoir ethnonationalistes entre les trois nations constituantes: la Bosnie, la Serbie et la Croatie. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page123

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 123

À la différence de la zone urbaine que constitue Sarajevo et ses alen- tours, vukovar est maintenant entièrement sous administration de l’état croate. Toutefois, une importante minorité serbe est restée dans la région après la réintégration de vukovar à la Croatie, et un climat de division règne entre les communautés serbe et croate. Dans cette ville réputée avant la guerre pour son caractère multinational, la cristallisa- tion des identités autour des nationalités s’observe déjà au vu de la multitude de drapeaux croates, des nombreux monuments, des graffitis et des inscriptions nationalistes présents dans la ville. vukovar repré- sente ainsi un espace spatialement hétérogène, mais socialement polarisé (Baillie, 2011 ; Kardov, 2007). Charles Tauber est directeur de la mission pour le Sud-est de l’europe de l’oNG Coalition For Work With Psychotrauma and Peace (CWWPP). ressortissant des Pays-Bas, il vit à vukovar depuis 1995 et présente sa vision de la division du point de vue d’un étranger:

Tout est divisé ici. […] Les pubs, les cafés, tout le reste de ces trucs… Les écoles, les restaurants… Tout est divisé ici. et les gens le savent. et pour un étranger, ils vont vous faire savoir – à cause des mots et des accents qu’ils utilisent – qui ils sont. avec un ou deux mots, ils vous feront savoir s’ils sont Serbes ou Croates.100

Divers domaines socio-économiques de vukovar et Sarajevo illustrent ce contexte de division, tels que le marché de l’emploi et les systèmes éducatifs et politiques. De plus, le paysage mémoriel de ces villes impacte également largement ces dynamiques ségrégatives. Les accords de Dayton, signés par les présidents bosniaque (izetbegovič), serbe (milosevič) et croate (Tudjman), sous la supervi- sion du négociateur américain richard Holbrooke, ont divisé la Bosnie- Herzégovine en deux entités. Une caractéristique fondamentale de ces entités tient au fait qu’elles représentent un pouvoir de gouvernance bien plus fort que celui de l’état central bosnien, personnifié par une présidence tripartite et tournante101, sous la supervision d’un haut repré- sentant nommé par l’Ue. La Constitution bosnienne, qui devait être provisoire, est une annexe aux accords de Dayton, et chaque entité

100 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 15 août 2011). 101 Un représentant serbe de la rS, un représentant croate de la FBH et un représentant bosniaque de la FBH assument une présidence tournante d’une durée de huit mois. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page124

124 La viLLe marTyre

dispose aussi de sa propre Constitution, de son propre gouvernement et de son propre Parlement, l’état central se voyant ainsi dépouillé de compétences clés telles que la justice, la police ou l’éducation102. Chaque décision et nomination doivent être validée collégialement par les représentants des trois nations constitutives, engendrant un méca- nisme de veto qui, dans un contexte de rivalités nationales, prétérite forte- ment le fonctionnement du pays. Les élections de 2010 ont d’ailleurs montré les limites de ce système, les blocages politiques ayant vu le pays sans gouvernement central pendant seize mois. De plus, seuls des membres des nationalités constituantes jouissent de droits politiques, ne laissant quasiment aucun pouvoir aux minorités non représentées (roms, juifs, etc.), ainsi qu’à ceux qui se désignent comme «Bosniens» ou «Bosno-Herzégoviniens». ainsi, des individus issus de mariages mixtes sont contraints de transiger quant à leur identité nationale s’ils désirent acquérir le moindre droit politique. Finalement, il est important de mentionner le district de Brčko, à cheval entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la république serbe, une région mixte du nord de la Bosnie-Herzégovine qui dispose d’un statut particulier et qui n’appartient à aucune des deux entités. Pendant quinze ans sous supervision du bureau du haut représentant, la région a finalement obtenu sa propre autonomie en 2012. Cette zone, durement touchée par la guerre, est considérée aujourd’hui comme une des plus stables et prospères du pays. Le mémorial de Potočari, érigé à Srebrenica suite au massacre, dispose aussi d’un statut hors entité depuis qu’il est administré au niveau de l’état, une décision imposée par le haut repré- sentant Wolfgang Petrisch, en 2000. S’il n’existe pas de frontière visible entre les deux entités, la sépara- tion est bien marquée : une grande partie de la population serbe a quitté le centre pour les collines environnantes103, et les alphabets utilisés sur les enseignes ou les menus des restaurants – latin ou cyrillique – rensei- gnent le passant sur l’entité où il se trouve. Les postes de contrôle sont

102 on dénombre ainsi en Bosnie-Herzégovine un total de 14 Premiers ministres, plus de 180 ministres, plus de 760 parlementaires, dont le financement représente un coût monstre pour ce pays considéré comme un des plus pauvres d’europe. 103 Si le centre de Sarajevo comporte encore une certaine mixité sociale, de nombreux autres quartiers se sont fortement homogénéisés. Une grande partie de la population serbe vit maintenant dans la partie orientale de la ville et dans les municipalités adjacentes, dont l’ensemble est nommé aussi «IstočnoSarajevo» (Sarajevo-est) ou «SrpskoSarajevo» (Sarajevo serbe). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page125

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 125

inexistants, mais on peut observer sur les routes des panneaux indiquant l’arrivée dans l’une ou l’autre des entités (fig. 6 et fig. 7). ainsi, si aucun statut légal n’est donné à la ligne de démarcation, elle n’agit pas moins comme une frontière. Catarruzza (2001: 7) considère même Sarajevo comme une «ville frontière» au cœur de la Bosnie: «Cette situation de ville frontière pourrait aussi avoir des conséquences poli- tiques graves à long terme, la ville se repliant sur elle-même et s’homo- généisant toujours plus sur le plan ethnique pour se protéger du danger que représente la proximité de la republika Srpska. elle deviendrait alors un “rempart bosniaque” opposé aux zones serbe et croate. »

Figure 6: Panneau routier à l’entrée de la FBH. (Naef, 24.08.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page126

126 La viLLe marTyre

Figure 7: Panneau routier à l’entrée de la rS. (Naef, 24.08.2011)

Beaucoup, principalement en Fédération de Bosnie-Herzégovine, critiquent les accords de Dayton et la partition du pays, avançant que ces derniers entérinent les politiques nationalistes et le nettoyage ethnique produit par la guerre. Les critiques les plus virulentes vont jusqu’à assi- miler les accords de Dayton et la création de la rS à une légitimation du «génocide» qu’auraient perpétré les Serbes en Bosnie. Les accords de Dayton mis en place pour arrêter la guerre proposent des solutions poli- tiques plus que précaires quinze ans après la fin du conflit. en plus de considérer les différentes nations constitutives comme incapables de vivre ensemble, les architectes des accords de Dayton ont traité la notion d’identité nationale comme un concept figé, sans prendre en compte leur caractère fluide, dynamique et évolutif. Une situation économique défavorable est également un facteur déter- minant dans les rapports qu’entretiennent des communautés. La concur- rence pour l’emploi ou l’accès à des rentes, telles que l’allocation de chômage ou des pensions d’ancien combattant, aiguisent les tensions générées par les conflits. La Bosnie-Herzégovine est considérée comme TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page127

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 127

un des pays les plus pauvres d’europe104, alors que la Croatie connaît un développement économique contrasté selon ses régions, la Slavonie étant l’une des moins développées. autant à vukovar qu’à Sarajevo le chômage et la précarité économique poussent les jeunes générations à l’émigration, et les politiques nationalistes n’hésitent pas à désigner «l’autre» comme responsable de l’accaparement des ressources écono- miques existantes. Le taux de chômage est endémique à vukovar et toucherait selon la presse locale plus de 18700 habitants105. on parle même de manière plus officieuse de 70% des actifs de vukovar, à tel point que l’on préfère souvent le terme de «taux d’emploi» à celui de «taux de chômage». Selon le maire de vukovar, Željko Sabo, l’usine Bata dans le quartier de Borovo, qui employait avant la guerre près de 23000 personnes, n’offre aujourd’hui plus que quelques centaines de postes106. en Bosnie-Herzégovine, volčič, erjavec et Peak (2013) avancent un taux de chômage de 44% en 2012, pour un salaire mensuel moyen de 415 euros. Dans la capitale, on estime un taux équivalent à cette moyenne nationale. Dans le secteur de l’administration publique, les accords de Dayton prévoient des quotas d’embauche établis sur la base du dernier recensement de 1991 proportionnellement à la population des trois natio- nalités constitutives. Toutefois, de nombreux représentants de ces commu- nautés dénoncent des discriminations encore fréquentes, affirmant même que ces accords auraient légalisé et institutionnalisé une forme d’injustice, et indirectement le nettoyage ethnique subi par les groupes qu’ils repré- sentent. Dans la presse, l’archevêque de Sarajevo, mgr vinko Puljič, parle par exemple d’une discrimination des Croates dans l’administration de la Fédération de Bosnie-Herzégovine: «en général, dans la Fédération, les principaux postes politiques sont entre les mains des musulmans, tout comme les emplois. À Sarajevo, il est toujours difficile de trouver un travail si on a un passeport avec un nom de famille croate.»107 Selon lui,

104 La Bosnie-Herzégovine est classée à la 74e place mondiale si l’on prend en consi- dération son indice de développement humain (iDH). en europe, seules la moldavie, l’Ukraine et la macédoine se trouvent derrière. L’indice de pauvreté n’est pas renseigné pour la Bosnie-Herzégovine. Source: http://hdrstats.undp.org/fr/pays/profils/BH.html. 105 S.v., «U vukovarsko-srijemskoj županiji oko 18.700 nezaposlenih», Dnevnik.hr, 2012. 106 Benoît vitkine, «Les vies parallèles de vukovar», LeMonde, 2009. 107 rodolfo Toè, »Quel avenir pour les catholiques de Bosnie-Herzégovine?», CourrierdesBalkans, 25 février 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page128

128 La viLLe marTyre

la forte émigration des Croates à l’étranger est due en grande partie aux blocages qu’ils rencontrent dans le domaine de l’emploi. À vukovar, si la nationalité semble influer sur l’intégration écono- mique, le statut d’«ancien combattant» est aussi un facteur détermi- nant. La position avantageuse que conférerait l’appartenance à la catégorie des Braniteljiest souvent critiquée du côté serbe en raison des pensions que les Croates percevraient aux dépens des Serbes. en Bosnie-Herzégovine, les vétérans ne sont pas non plus logés à la même enseigne. Si l’on se fie au Courrier des Balkans, les résidents de Fédération de Bosnie-Herzégovine, majoritairement bosniaques et dans une moindre mesure croates, perçoivent une pension de 160 euros, alors que les Serbes de rS ne touchent rien. Cela a d’ailleurs poussé les anciens combattants bosniaques et croates à créer un fonds de solidarité pour venir en aide à leurs anciens «ennemis»108. Ces quelques lignes sur la situation de l’emploi à vukovar et Sarajevo ne visent pas à établir quelle communauté est véritablement favorisée par rapport à l’autre, mais plus à mettre en lumière les conflits générés par les statuts acquis par les habitants après la guerre, ainsi que les tensions qu’entraînent l’appartenance à une nationalité spécifique. il semble dans tous les cas qu’un consensus existe dans le domaine de l’emploi et le contexte de division qu’il produit: la relance économique est essentielle pour engager un quelconque processus de réconciliation.

Le patrimoine écarteLé de L’eSpace poStyougoSLaVe La production du patrimoine et la gestion de la mémoire en ex- yougoslavie sont en général présentées comme des sujets «sensibles», souvent illustrés en termes de «réécriture de l’Histoire», de «conflits de mémoire», voire de «mythes». À travers la conservation et la protection du patrimoine culturel, un objectif de certains courants nationalistes est d’intégrer des éléments historiques à la narration nationale – pour ne pas dire nationaliste – en vigueur selon les états. Lorsque, avant le démem- brement yougoslave, milosević entame sa tournée de propagande à travers toutes les terres qu’il considère comme serbes, il emmène avec lui les ossements du roi Lazare, défait par les Turcs lors de la bataille du Champ des merles au Kosovo, le 28 juin 1389. Cet événement devient le

108 rodolpho Toè, «Bosnie: les vétérans de guerre bosniaques et croates viennent en aide aux anciens combattants serbes», CourrierdesBalkans, 12 février 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page129

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 129

mythe fondateur serbe, et les restes du souverain sont ainsi utilisés comme une preuve de l’appartenance du Kosovo à la «Grande Serbie» dont rêve milosević et ses partisans nationalistes. Le 28 juin 2012, date anniversaire de la bataille du Champ des merles, le cinéaste emir Kusturica inaugure le chantier d’un village historique à visagrad109 en rS, en l’honneur du célèbre écrivain et Prix Nobel ivo andrić. «Kamengrad»110, aussi nommé «andricgrad», propose mainte- nant une reconstitution historique exposant les différentes époques de la Bosnie-Herzégovine. La communauté bosniaque a vivement été scanda- lisée par l’absence de mosquée dans cette reconstitution, vue par ses détracteurs comme une «Disneyland historique». Cet «oubli» s’intègre précisément dans la rhétorique nationaliste en vigueur en rS, où le patri- moine musulman est soit omis, soit dénigré comme témoignage de l’oc- cupation turque. Des projets et des objets patrimoniaux sont utilisés pour suggérer une certaine lecture des événements, et les différentes interprétations de l’Histoire se développent et entrent en compétition dans ce que Deschaumes (2005) qualifie d’«excès de mémoire». observant un certain refoulement de la mémoire lié à la guerre de Bosnie, l’auteur (Deschaumes, 2005: 116) se demande si «cette lassitude de la mémoire tiendrait à trop de mémoire? ou bien viendrait-elle d’un renoncement à revendiquer en tant que mémoire collective?» elle affirme finalement que l’espace postyougoslave a de tout temps été sujet à des problèmes de mémoire historique. en ex-yougoslavie, c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que l’état central personnifié par Tito impose une mémoire historique officielle. Le 23 juillet 1945, la première loi sur le patrimoine est promulguée. Une politique culturelle visant à répondre au besoin d’établir un patri- moine partagé par l’ensemble de la république de yougoslavie est instau- rée. Les pratiques artistiques sont guidées par les canons du réalisme socialiste; et la science et l’éducation, par ceux de la dialectique et du matérialisme historique111. L’académie des sciences et des arts ouvre le premier institut de conservation en 1948, et un nombre important de

109 visegrad, au bord de la Drina, est connue pour son pont rendu mondialement célèbre par le roman d’ivo andrić UnpontsurlaDrina, dont l’auteur est lauréat du Prix Nobel de littérature en 1961. 110 La «cité de pierre». 111 Conseil de l’europe, «Compendium of cultural policies and trends in europe», http://www.culturalpolicies.net/web/croatia.php?aid=1. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page130

130 La viLLe marTyre

musées sont ouverts sous le régime du maréchal Tito, de façon à favoriser un patrimoine commun aux différentes républiques de yougoslavie (Domic, 2000). Durant cette période, le domaine de la culture est décentralisé aux niveaux des six républiques constitutives. Jusqu’aux années 1970, la gestion de la culture est le reflet de la dimension multinationale de la yougoslavie, et des influences occidentales profitent aussi d’une certaine ouverture du pays vers l’extérieur112. L’autonomie des républiques va s’accentuer pendant les années 1970 jusqu’à la crise des années 1980 qui mène à la dissolution de la yougoslavie. Durant les guerres des années 1990, la protec- tion du patrimoine n’est clairement plus une priorité, d’autant plus en Bosnie-Herzégovine où toutes les institutions de conservation se trouvent à Sarejevo, sa capitale assiégée. Cependant, après les conflits, la gestion du patrimoine prend une importance particulière, l’Histoire devenant un instru- ment pour légitimer ses actions et renvoyer la culpabilité à celui qui est perçu comme l’ennemi. Le journaliste croate Jurica Pavičić considère ainsi le goût des nationalistes pour l’Histoire comme un mensonge:

L’opération Kamengrad à visegrad n’a pas d’autre but que de «purifier» symboliquement le vieux pont, qui reste, malgré les efforts d’emir Kusturica, si incorrigiblement ottoman. Dans la ville imaginée par Kusturica, ce pont n’est plus qu’un simple accessoire scénographique, un élément intégré au nationalisme serbe. Humilier l’autre, mais aussi lui montrer qu’il n’y a plus de place pour lui: tel est aussi le but des prêtres d’Herzégovine [la partie croate et catholique de la Bosnie] qui ont «orné» mostar d’une forêt de croix et de clochers pour dépasser le nombre et la hauteur des minarets locaux.113

Le patrimoine représente ainsi un enjeu fondamental dans les relations qu’entretiennent les différents groupes nationaux en ex-yougoslavie. Près de vingt ans après la fin des conflits, Wolfgang Petrisch, un ancien haut représentant pour la Bosnie-Herzégovine, insiste sur l’importance de la distance chronologique par rapport à la gestion de ce passé brûlant: «Je suis persuadé que la relation de ce pays [la Bosnie-Herzégovine] à son passé passera par nombre de phases. Pour le moment, il est trop tôt pour que les gens puissent regarder en arrière de façon dépassionnée.»114

112 Op.cit. 113 Jurica Pavičić, «La folie des grandeurs s’empare des Balkans», JutarnjiList, 3 octobre 2011. 114 Postface, entretien avec W. Petritsch. Christophe Solioz, L’après-guerredansles Balkans, Paris, Karthala, 2003. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page131

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 131

en Croatie, suite à la guerre et sous la présidence de Tudjman, la poli- tique culturelle prend un virage nationaliste. Domic (2000: 7) présente le patrimoine promu à cette époque comme issu d’une vision romancée de l’histoire reflétée par des festivals célébrant les grandes batailles et par l’idéalisation des oustachis. Le patrimoine culturel croate dans les années 1990 sert ainsi d’instrument à la légitimation d’un état croate, présenté comme millénaire et continu, au contraire de la réalité qui a vu de longues périodes sans que la Croatie ne soit reconnue comme un état. Pinteau (2011: 24) suggère même que le patrimoine culturel croate est utilisé à l’époque dans une logique de défiance envers le voisin serbe:

[…] conformément au raisonnement ultranationaliste croate (clairement affirmé, notamment après la guerre, par les hommes politiques au pouvoir proches de Tudjman), promouvoir le patrimoine culturel ne revient-il pas, entre autres, à affirmer aux yeux du monde l’existence d’une «nation croate millénaire» et donc, de fait, à défier les pays voisins et notamment la Serbie qui, selon certains Croates, a toujours voulu nier leur identité?

La gestion et le financement du patrimoine culturel après la guerre sont ainsi largement centralisés au ministère de la Culture, au sein des différents comités d’experts mandatés par ce ministère. La planification culturelle et les financements sont guidés par la notion d’«intérêt natio- nal»115. De nombreux sites sont classés comme patrimoine national ou mondial (Šibenik, Trogir, Poreč), suivant une logique de sélection d’élé- ments vus comme purement croates, au détriment d’autres sites byzantins ou ottomans comme l’avance Cattaruzza et Sintès (2012: 79) au sujet du patrimoine ottoman: «Plus généralement le sort réservé au patrimoine ottoman, toujours relégué au second plan ou occulté, permet de comprendre que préservation rime aussi souvent avec sélection, voire amnésie.» La mort de Tudjman entraîne une rupture avec sa politique nationaliste au profit d’une volonté d’ouverture, dans un contexte de négociations pour l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne: le patrimoine cultu- rel croate est ainsi présenté comme «multiculturel et centre-européen» (rivera, 2008: 613). en parallèle d’une certaine décentralisation des institutions culturelles, une approche pluraliste et plus équilibrée du patri- moine s’instaure, même si Baillie (2011: 232) remarque que se sont

115 Conseil de l’europe, «Compendium of cultural policies and trends in europe», http://www.culturalpolicies.net/web/croatia.php?aid=1. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page132

132 La viLLe marTyre

surtout les minorités «non menaçantes» qui en bénéficient: Hongrois, Tchèques ou encore italiens. Durant cette période, un secteur culturel indépendant se met en place, financé par des oNG et des sources étran- gères, aux côtés des institutions financées par le ministère de la Culture116. À la fin de l’année 1991, vukovar est considérée comme la ville la plus détruite de Croatie117. Dans la région, certains responsables d’insti- tutions culturelles ont pu être avertis à temps du début du conflit, et le patrimoine amovible mis à l’abri dans des parties sûres du pays, comme le souligne un archéologue local, au sujet du village de : «La directrice de la bibliothèque ne croyait pas à la guerre. elle a repoussé l’évacuation des livres même si celle-ci était ordonnée. […] La biblio- thèque et les livres ont brûlé. Le musée a réagi plus rapidement. Tout le matériel a été déménagé à varaždin, une zone sécurisée dans le nord.»118 De plus, Baillie démontre très justement que les destructions à vukovar n’ont pas cessé avec la fin du siège. elle présente deux phases d’urbicide: une première période se déroulant durant le siège et la création de la rSK et une deuxième commençant avec le retour des Croates. elle ajoute que les Croates ont ainsi pu commencer leur urbicide là où les Serbes avaient laissé le leur: «en utilisant une forme de violence structurelle, les Croates ont pu restreindre des permis de construction pour des bâtiments serbes. De plus, les fonds du gouvernement central ajoutés à leur contrôle poli- tique sur la situation leur ont permis de reconstruire la ville comme “croate”» (Baillie, 2011: 326). Les symboles défendus durant ces diffé- rentes périodes s’opposent, le patrimoine des uns étant valorisé au détri- ment de celui des autres. La guerre de Croatie, vue comme une «guerre de libération» par les Serbes, est qualifiée «d’occupation» et «d’agres- sion serbe»119 par les Croates, lesquels considèrent la reconquête de leurs territoires comme résultant d’une «guerre d’indépendance» ou d’une «guerre patriotique»120. Durant la période où vukovar est sous administration serbe, une volonté de reconstruire la ville dans un style byzantin – reprenant ainsi l’architecture traditionnelle serbe au Kosovo – est affichée (Baillie, 2011a: 5). La plupart des projets ne voient pas le jour par manque de

116 Op.cit. 117 Zeljka Kraljić, «vukovar – ponos i prkos», VukovarskeNovine, 27 avril 2001. 118 entretien réalisé en anglais (vinkovci, le 17 août 2011). 119 Srpskaagresijaen croate. 120 Domovinskirat en croate. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page133

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 133

moyens et de temps. La compréhension du conflit obéit ainsi à une logique de guerre civile où les Serbes défendent leurs possessions contre l’état croate. Le discours se concentre sur le printemps de 1991 où les Serbes subissaient des attaques ciblées, et l’histoire des Serbes restés à vukovar pendant le siège en tant que résistants est expurgée (Kardov, 2007 : 60). après la réintégration de vukovar, Tudjman mène une politique de «croatisation» (Baillie, 2011a: 5) de l’espace public en détruisant les monuments serbes érigés pendant la période de la Krajina. De manière plus générale, l’indépendance de la Croatie est rapidement matérialisée par l’émission de la monnaie locale – la kuna, du même nom que la celle utilisée dès 1941 par le NDH, satellite fasciste de l’allemagne nazie – ou encore des premiers timbres. Girod (2002: 87) ajoute, prenant en exemple le nouveau drapeau frappé du damier – très controversé en raison de son lien avec la période fasciste – que des symboles anciens sont aussi réactivés, permettant ainsi au nouveau gouvernement de mettre en œuvre sa politique nationaliste. De plus, Baillie (2011a: 6) démontre au sujet des monuments serbes protégés, comme l’église orthodoxe de Saint- Nicolas à vukovar, qu’une lenteur délibérée caractérise leur rénovation. vukovar s’intègre ainsi pleinement dans la dynamique nationaliste croate par la production d’un patrimoine rendant compte de l’héroïsme croate et la destruction du patrimoine serbe. en Bosnie-Herzégovine, la gestion actuelle du patrimoine et les poli- tiques culturelles reflètent clairement le système politique tripartite du pays. Les principales institutions en charge des politiques culturelles sont situées au niveau des entités, voire à des niveaux plus petits tels que les cantons pour la Fédération de Bosnie-Herzégovine, alors qu’au niveau étatique les leviers d’action sont bien plus faibles, voire inexistants. De plus, de nombreux blocages apparaissent contre des initiatives au niveau de l’état central si elles sont jugées contraires aux intérêts d’un groupe, le domaine culturel étant souvent mobilisé dans ces luttes identitaires. Pour cette raison, la valorisation d’un patrimoine mettant en avant une identité commune à tous les citoyens bosniens se révèle complexe, voire impossible. Cette situation est issue du conflit des années 1990 où la dimension culturelle est accaparée par des courants nationalistes pour justifier leur mainmise sur certains territoires. Des éléments représentant une identité «autre» doivent être éliminés, de la même manière que les populations doivent être expulsées ou exterminées. Le patrimoine religieux des différentes communautés est la première cible de ce patrimonicide. La TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page134

134 La viLLe marTyre

destruction systématique des mosquées est ainsi un mécanisme indisso- ciable du nettoyage ethnique perpétré par les forces serbes, et dans une moindre mesure par les forces croates, durant la guerre de Bosnie. D’un autre côté, les forces bosniaques participent elles aussi à la destruction du patrimoine religieux orthodoxe et catholique dans certaines régions du pays. Toutefois, ce mécanisme de patrimonicide ne date pas des années 1990. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les destructions d’églises et de mosquées sont courantes, et ce processus se poursuit dans la période d’après-guerre suivant une volonté de laïcisation du maréchal Tito. Selon Bevan (2007: 34), dès 1950, de nombreuses mosquées sont détruites et d’autres sont transformées en musées ou en entrepôts, alors que des cime- tières musulmans sont convertis en parcs. Bevan ajoute que dans ce contexte, jusqu’à la reconnaissance officielle de leur nationalité en 1971, les Bosniaques tendent à s’identifier soit comme Croates, soit comme e Serbes. Dans la seconde partie du xx siècle, la destruction des mosquées continue de manière plus ponctuelle suivant une volonté de modernisme, alors qu’au contraire l’église orthodoxe serbe est en mesure de restaurer bon nombre de ses édifices sacrés (Bevan, 2007). L’argument culturel devient ainsi un des principaux moteurs des divisions qui mènent aux guerres d’ex-yougoslavie, et qui est encore plus que jamais instrumenta- lisé par certains acteurs nationalistes dans le contexte de fragmentation politique et sociale que connaît aujourd’hui la Bosnie-Herzégovine. Plusieurs recommandations d’institutions internationales liées à l’oNU ou à l’Ue insistent sur l’importance de promouvoir un patrimoine culturel partagé afin de surmonter ces divisions. Selon le Conseil de l’europe, les politiques culturelles sont plus importantes en Bosnie- Herzégovine que dans n’importe quel autre pays d’europe: «La culture est à la fois la cause et la solution du problème. Les arguments culturels ont été utilisés pour diviser le pays, néanmoins la culture est aussi en mesure de lier à nouveau les individus en initiant des programmes et des activités culturelles qui encouragent la compréhension et le respect mutuel.»121 La revitalisation du patrimoine culturel est également vue par le PNUD comme un outil pour «outrepasser les divisions douloureuses issues des événements passés»122 et promouvoir une forme de coopéra-

121 Conseil de l’europe, «Togetherness in difference: Culture at the crossroads in », 2002, 3. 122 PNUD, «improving Cultural Understanding in Bosnia and Herzegovina», 2011. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page135

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 135

tion aux niveaux local, régional et international. De plus, selon le même rapport, il existerait en Bosnie-Herzégovine de nombreux sites qui pour- raient jouer un rôle déterminant dans ce processus de réconciliation. Cependant, comme on l’a vu, le principe tripartite établi par les accords de Dayton tend maintenant à dominer certaines sphères de la société telles que l’éducation et le secteur culturel, entraînant une pression politique visant à renforcer la différenciation des identités et, par extension, la frag- mentation sociale du pays123. Selon le rapport cité précédemment: «Les expériences du PNUD, de l’UNiCeF et de l’UNeSCo au niveau local ont démontré que les moyens de contrer cette tendance résidaient dans la concentration sur des projets communautaires qui encouragent les activi- tés interethniques et interculturelles. Ces expériences suggèrent que les activités entreprises au niveau local sont beaucoup moins susceptibles d’être impliquées dans des problématiques ethniques.» Le patrimoine culturel est ainsi vu par certaines agences internatio- nales comme un vecteur de réconciliation, dans la mesure où il serait possible de promouvoir des éléments patrimoniaux partagés par l’en- semble de la population. il est postulé dans cette analyse que le patri- moine culturel issu des guerres des années 1990 est au contraire porteur d’un important potentiel de division. Dans ce contexte, une question qui guide ce développement est de savoir si des éléments antérieurs aux conflits, tels que ceux produits lors de la période yougoslave, pourraient conduire à une vision partagée de l’Histoire. De plus, la conception de «monument national», impliquant une interprétation du patrimoine au- delà des divisions nationales, pourrait-elle apporter des éléments de réponse au contexte de division qui caractérise l’ex-yougoslavie? Finalement, existe-t-il des sites comportant un potentiel de réconciliation en Bosnie-Herzégovine, comme l’affirme le PNUD? au niveau étatique, il n’existe pas de ministère de la Culture en Bosnie-Herzégovine et c’est le ministère des affaires civiles qui est en charge des affaires culturelles. Comme pour le reste de la structure poli- tique, le pouvoir des entités, dans le domaine culturel, est plus élevé que celui de l’état central. Dans la FBH, le patrimoine culturel est régulé par la loi sur la protection du patrimoine culturel, historique et naturel et c’est le ministère des Sports et de la Culture qui en assure la gestion. en rS, le patrimoine est sous la loi sur les propriétés culturelles et il est géré par le ministère de la Culture et de l’éducation. De plus, il existe un niveau

123 Op.cit. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page136

136 La viLLe marTyre

cantonal en Fédération de Bosnie-Herzégovine, rendant encore plus complexe cette structure. Ce système fortement décentralisé est issu des négociations qui ont mis fin aux conflits, et l’annexe 8 des accords de Dayton prévoit la constitution d’une «commission pour la préservation des monuments nationaux »124, mandatée pour répertorier l’ensemble des monuments «nationaux» et ainsi combler le vide institutionnel existant au niveau national. Par cette désignation de «monument national», il existe une volonté claire de promouvoir un patrimoine commun à l’ensemble des citoyens de Bosnie-Herzégovine et de l’utiliser ainsi comme générateur de réconciliation et de cohésion sociale. Comme le souligne Nadia Capuzzo-Ðerković (2010: 189) qui a collaboré à cette commission, «l’objectif est de “déethniser et de dépolitiser” le patrimoine afin qu’il devienne un référent identitaire pour tous les citoyens du pays et pas uniquement pour une communauté en particulier». Cependant, si les décisions de la commission de désigner un «monument national» sont élaborées au niveau de l’état central, c’est finalement l’entité concernée qui doit en assurer la protection et la gestion, et cela n’est pas sans causer certaines difficultés. Une première limite à cette désignation semble être liée au nombre élevé de monuments recensés en comparaison des moyens à disposi- tion125. en 2012, il existe 703 monuments nationaux recensés dans l’en- semble du pays, plus 446 éléments en attente de nomination sur une liste provisoire126. on recense 100 monuments nationaux dans la seule ville de Sarajevo, tels que le bâtiment abritant le musée d’histoire, le cimetière juif, le bâtiment du marché de markale ou encore le parc mémoriel de vraca. De plus, ce qui est vu comme une surreprésentation de ces monu- ments nationaux tend aussi à diluer leur importance, comme le souligne une conseillère dans le domaine du patrimoine culturel pour l’institut de protection du patrimoine culturel, historique et naturel de la rS: «La commission ne comprend pas sa mission, il n’y a aucune catégorisation. il y a beaucoup trop de monuments désignés comme “monuments natio- naux”. Cette désignation doit signifier “pour toute la Bosnie”! on pense ici que seul un petit nombre de monuments devrait être listé. C’est un

124 Commision pour la préservation des monuments nationaux, http://www.kons.gov.ba/. 125 Les fonds sont en général alloués par des organismes étrangers, gouvernementaux ou non gouvernementaux. 126 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page137

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 137

problème, et sur ce point on est en accord avec la Fédération.»127 ainsi, un bâtiment de moindre importance tel qu’une résidence privée et un élément plus remarquable tel qu’une mosquée majeure sont classés dans la même catégorie. Ce manque de priorisation pose des problèmes de financements, et c’est finalement les bailleurs de fonds, en grande partie étrangers, qui déterminent les éléments qui vont être restaurés, suivant des intérêts pas nécessairement en adéquation avec la volonté de promou- voir un patrimoine partagé comme postulé plus haut. La gestion de monuments classés comme «nationaux» est aussi mise en avant comme un moyen d’encourager la coopération entre les instituts de conservation des deux entités. Une conseillère dans le domaine du patri- moine architecturale et archéologique pour le ministère de la Culture et du Sport de la Fédération de Bosnie-Herzégovine prend en exemple le pont de mostar et le présente comme un rôle modèle en termes de restauration et surtout de coopération: «Le “vieux pont de mostar” est une bonne illus- tration de la manière dont la rénovation du patrimoine peut encourager la coopération et le retour. Ces exemples sont des rôles-modèles. Ces monu- ments sont perçus comme des monuments nationaux… Un patrimoine commun… Ni religieux ni spécifique à une communauté.»128 Toutefois, sur d’autres terrains, la réalité semble plus complexe, comme l’avance cette conseillère à l’institut de protection du patrimoine de rS citée plus haut: «il existe un projet intitulé “Cultural heritage without borders” subventionné par SiDa129. Les fonds sont destinés à un monastère à Zavala, en Herzégovine, où nous avons été mandatés comme conseillers. C’est dans la Fédération, mais c’est un monastère orthodoxe, donc nous avons travaillé sans l’institut de la Fédération… alors que c’est dans la Fédération!»130 inversement, la mosquée de Ferhadija située à Banja Luka, la capitale de la rS, appartient à la communauté islamique de la ville131, laquelle a fait appel à des architectes de Sarajevo pour entamer les travaux de restauration, sans la moindre implication de repré- sentants de la rS. Ces exemples démontrent que, si des acteurs patrimo- niaux issus d’une entité sont amenés à travailler dans l’autre entité, cela n’implique pas forcément l’inclusion de leurs partenaires locaux. il

127 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 janvier 2011). 128 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 15 juillet 2011). 129 Swedish international Development Cooperation agency, http://www.sida.se. 130 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 janvier 2011). 131 Le nom de l’association est IslamskaZajednicaBanjaluke. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page138

138 La viLLe marTyre

semble donc que, si des grands projets, tels que la reconstruction du pont de mostar – un site de plus inscrit au patrimoine de l’UNeSCo –, illus- trent un processus de collaboration, à la fois aux niveaux national et inter- national, des sites de moindre importance, et surtout ayant une visibilité moindre, tendent au contraire à remettre en question cette volonté de collaboration exprimée plus haut. Le potentiel du patrimoine culturel à outrepasser les divisions et à créer des opportunités de coopération locale et internationale semble donc loin d’être acquis, à l’exception peut-être de certains sites clés de Bosnie- Herzégovine, souvent cités comme des exemples de réussite. L’UNeSCo présente ainsi la reconstruction du vieux pont de mostar comme un symbole de réconciliation: «Le vieux pont de mostar est un symbole de réconciliation, de coopération internationale et de la coexistence de diverses communautés culturelles, ethniques et religieuses.»132 Cette affirmation peut toutefois être nuancée dans la mesure où, si cette recons- truction est certes un succès architectural, le contexte extrême de division sociale et politique que vit actuellement mostar remet quelque peu en question cette réussite en termes de réconciliation. De plus, ces sites emblématiques tendraient selon certains (Calame et Pasic, 2009) à acca- parer tous les investissements étrangers au détriment d’autres sites de moindre importance. Tumarkin (2005: 89) laisse ainsi entendre de façon très critique au sujet de Sarajevo que la reconstruction de la ville s’est déroulée selon un mode avant tout technocratique: «Les experts ont dessiné des cartes et déterminé les termes acceptables des négociations. et quand ce fut terminé ce sont encore les experts qui ont sélectionné les ruines de Sarajevo qui valaient la peine d’être rénovées.» Calame et Pasic (2009: 12) constatent aussi que la plupart des inves- tisseurs étrangers ont quitté mostar immédiatement après la cérémonie d’inauguration du pont et qu’aucune vision à long terme n’a été initiée. Les plus cyniques avancent même que la reconstruction du vieux pont ne servirait finalement que l’industrie touristique, considérée comme l’unique ressource viable de la ville. on le voit, si la reconstruction d’un pont est certes une métaphore efficace pour illustrer une dynamique de réconciliation, la réalité du terrain ne saurait être conditionnée par un seul symbole, aussi fort soit-il. Comme le souligne l’ancien haut représentant Wolfgang Petritsch, «il est plus facile de construire des ponts que d’in- fluencer les cœurs et les esprits des gens» (Solioz, 2003: postface).

132 http://whc.unesco.org. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page139

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 139

Une autre problématique incontournable lorsque l’on explore les insti- tutions culturelles de Bosnie-Herzégovine réside dans le statut plus que précaire des institutions d’état. Les deux entités détiennent la plupart des compétences de gouvernance, et les décisions et initiatives émanant de l’état central nécessitent un consensus des trois groupes nationaux consti- tutifs. De plus, les postes prévus dans l’administration centrale sont en général assignés suivant un système de quotas. en Bosnie-Herzégovine, dans le domaine culturel, il existe huit insti- tutions d’état133. après la guerre, chaque groupe national revendique ses propres institutions, et le paysage culturel de Sarajevo est considéré par certains comme surreprésentant le patrimoine bosniaque. Pour d’autres, les institutions centrales renvoient à un patrimoine commun, hérité de l’ère yougoslave, qui se placerait au-delà des démarcations nationales. Le principal obstacle à l’existence de ces institutions est lié à leur finance- ment, car elles sont un héritage de la période yougoslave, et leur statut après les conflits n’a jamais été précisé. avec un budget culturel annuel ne dépassant pas un million et demi d’euros, répartis entre ses huit insti- tutions, l’état ne peut plus assurer leur survie. mais renforcer le budget et les prérogatives de l’état dans le domaine culturel se heurte au refus des partis nationalistes, comme le SNSD134, qui ne sont nullement dispo- sés à prendre en charge des institutions exemptes de connotations natio- nales, déniant ainsi l’idée même de l’existence d’un patrimoine culturel commun. La directrice adjointe du musée national revient sur cette situa- tion en 2011, révélant que les employés du musée, à l’heure où ces propos étaient recueillis, n’avaient pas reçu de salaires depuis quatre mois:

Je pense que les accords de Dayton ont tué notre pays! La rS est unie et elle se renforce. mais la Fédération est divisée en dix cantons et chaque canton est comme un petit état. Ceci cause de nombreux problèmes. Premièrement pour les institutions d’état, car la rS ne veut pas recon- naître ces institutions au niveau de l’état. […] Nous n’avons donc aucun soutien de la rS. Depuis vingt ans nous essayons de résoudre cela, mais nous sommes fatigués… Cette année est la pire depuis la fin de la guerre.135

133 La Galerie nationale, le Théâtre national, le musée national, le musée national de littérature, la Bibliothèque universitaire nationale, la Bibliothèque pour non-voyants et le Centre pour la protection du patrimoine culturel, naturel et historique. 134 L’alliance indépendante des sociaux-démocrates est le parti nationaliste serbe de milorad Dodik, dirigeant de la rS. 135 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 26 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page140

140 La viLLe marTyre

Le Muséenational, avec un budget annuel de près de 700000 euros, a survécu grâce à des dons ponctuels avant d’être contraint de fermer ses portes en octobre 2012, dans l’incapacité de payer ses charges. Selon la directrice adjointe, il était de plus impossible pour une telle institution d’état de postuler pour des fonds étrangers, la responsabilité de son finan- cement étant du ressort du seul état. Finalement, le musée a rouvert ses portes en juillet 2015, grâce à une initiative citoyenne intitulée «Je suis le musée»: «avec notre action civile, nous voulons pousser les autorités à résoudre cette situation avant l’hiver. La situation est terrifiante pour les travailleurs, mais aussi pour les collections du musée qui, soyons honnêtes, sont en train de tomber en morceaux», affirme ines Tanović- Sijerčić, la coordinatrice du projet136. Des solutions sont proposées afin de permettre la survie de ces insti- tutions, telle que promouvoir comme «institutions d’état» des orga- nismes situés hors de Sarajevo ou de les rendre indépendants pour leur permettre de chercher des financements externes. Dans ce sens, certaines critiques ont été émises sur leur gestion, notamment par le directeur du Festival du film de Sarajevo, et une gestion privée de ces organismes a été suggérée137. on peut toutefois se poser la question du bien-fondé de ces critiques, lorsque l’on sait qu’un festival comme celui du film est largement soutenu financièrement par la Fédération de Bosnie- Herzégovine. mais plus qu’un simple problème financier le réel nerf de la guerre semble surtout politique, lié à la reconnaissance ou non d’un patrimoine commun. L’instauration d’un ministère de la Culture au niveau central pourrait-elle peut-être permettre, si ce n’est la reconnais- sance d’un patrimoine partagé, du moins une certaine coordination et coopération entre des acteurs culturels représentant les trois nations constitutives d’une part, mais aussi représentant les minorités présentes en Bosnie-Herzégovine d’autre part? Durant le siège de Sarajevo, la ville fut sévèrement bombardée, et les destructions furent nombreuses et souvent ciblées. La Bibliothèque Vijećnica, systématiquement pilonnée par les forces serbes la nuit du 25 août 1992, est aujourd’hui un symbole de la notion d’urbicide, voire de culturicide, comme le proclame la brochure sur la restauration du

136 rodolfo Toè. «Jasammuzej : des citoyens de Sarajevo redonnent vie au musée national». LecourrierdesBalkans,6août 2015. 137 marzia Bona, «Bosnia: festival rampanti e musei in bancarotta», Oservatorio BalkanieCaucaso, 6 septembre 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page141

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 141

bâtiment publiée par la ville de Sarajevo: «[…] après son destin de martyre durant le siège de la ville (1992-1995), elle a définitivement rejoint les lexiques et encyclopédies de notre temps, de même que de nombreux livres, films, articles, rapports… elle est devenue la méta- phore d’un culturicide.»138 mais la destruction dramatique de la biblio- thèque est un exemple d’édifice parmi d’autres à résonance culturelle également ciblés, tels que des mosquées ou des musées. Durant le siège, le Holiday inn, qui abritait la majorité des journalistes étrangers, fut aussi touché par des tirs d’obus, poussant la correspondante de la BBC, Kate adie, à se rendre sur les collines pour demander des explications aux soldats serbes. Ceux-ci se seraient platement excusés en prétendant que leur cible était en fait le musée national situé de l’autre côté de l’avenue (Bevan, 2007). Selon Lidja micic, directrice de l’institut pour la protection des monuments, sur 6000 monuments recensés avant la guerre, 3226 ont été touchés ou détruits. en 2011, 80 % d’entre eux auraient été recons- truits139. De plus, plusieurs nouvelles constructions apparaissent après le siège. Dans le centre historique de la ville, on voit éclore une multi- tude de mosquées, souvent subventionnées par des pays étrangers tels que la Turquie ou l’arabie saoudite. Dictées par des impératifs finan- ciers, bon nombre de ces nouvelles mosquées ne correspondent pas à la tradition architecturale de Bosnie et elles ne sont pas non plus en adéquation avec leur environnement (markovitz, 2010). Dans la partie serbe de Sarajevo, ce sont des églises orthodoxes qui apparaissent, l’en- vironnement bâti reflétant ainsi la ligne de démarcation qui sépare les deux entités. La structure décentralisée, héritée des accords de Dayton, porte forte- ment préjudice à des initiatives visant à un patrimoine partagé par l’en- semble des citoyens de Bosnie. La volonté de dépolitiser ou de «déethniser» (Cappuzo-Derkovic, 2010; Kaiser, 2000) le patrimoine par des désignations de «monument national» est elle-même remise en ques- tion par cette structure décentralisée où les acteurs patrimoniaux, même investis sur des mandats attachés à des monuments nationaux, ne colla- borent pas. À vukovar, les dynamiques nationalistes qui guident la plupart des projets liés à la mémoire du conflit ne laissent même pas

138 ville de Sarajevo, SarajevskaVijećnicaJošjednom, 2011. 139 Catherine Frammery, «Les bombes, le béton et les architectes», LeTemps, 2011. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page142

142 La viLLe marTyre

entrevoir l’idée de produire un patrimoine partagé par les Croates et les Serbes de la ville. Dans ce contexte, les ruines de la guerre et les nouveaux monuments qui surgissent en Bosnie et en Croatie reflètent les relations de pouvoir dissymétriques induites par la mémoire de la guerre. au travers des politiques culturelles, le patrimoine ne peut ainsi servir d’instrument à la formation d’une cohésion sociale et à la promotion d’un sentiment d’appartenance à un territoire partagé. La mobilisation d’une identité nationale se fait souvent au détriment de celle de «l’autre», et le patrimoine est instrumentalisé pour légitimer un lien territorial à cette identité exclusive. ainsi, comme le remarque l’ex-haut représentant Wolfgang Petritsch au sujet des Serbes de Banja Luka qui lancèrent des pierres aux Bosniaques lors de l’inauguration de la nouvelle mosquée Ferhadja: «[Ceux-ci] étaient mus par des peurs analogues: on leur a fait croire que les Serbes perdraient leur “identité” s’ils permettaient la reconstruction de cette mosquée» (Solioz, 2003: 135).

Le touriSme poStyougoSLaVe entre guerre et hégémonie BaLnéaire

Si, selon Torodova (2009), il y a toujours eu des voyageurs traversant la péninsule balkanique, ils avaient en général hâte de rejoindre les pôles d’attraction tels que Constantinople et la Terre sainte, ne voyant dans les terres du sud-est européen qu’un lieu de passage. elle ajoute que c’est e surtout à la fin du xviii siècle que la région est «découverte» par des voyageurs en tant que telle. À cette époque, on observerait ainsi un accroissement de l’intérêt des voyageurs pour l’orient, certains jeunes aristocrates le préférant à la Grèce et à l’italie dans l’itinéraire de leur grand tour. (Torodova, 2009; Cattauzza et Sintès, 2012) Un secteur e touristique se met en place dès la fin du xix siècle, mais c’est surtout durant la période titiste que le tourisme prend de l’ampleur. Comme dans beaucoup de régions d’europe, le tourisme intérieur se développe de façon classique en fonction de l’accessibilité en train et l’emplacement des stations thermales, dont beaucoup se situent en Croatie (Pinteau, 2011; Baillie, 2011). Puis l’attrait des côtes stimule le développement de la région croate comme l’un des principaux secteurs touristiques de yougoslavie. ainsi, avant la Première Guerre mondiale, près d’un million de touristes visitent chaque année les plages de l’adriatique (Baillie, 2011: 197). après 1945, si les régimes communistes roumain et bulgare accueillent au bord de la mer Noire les apparatchiks du bloc de l’est, la TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page143

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 143

yougoslavie et la Grèce se focalisent sur un tourisme balnéaire occidental (Cattaruzza et Sintès, 2012). Pinteau confirme que la rFSy va adopter une voie de développement alternative au bloc de l’est, et des années 1960 aux années 1980, un phénomène de tourisme de masse s’installe: «alors que le nombre de touristes internationaux était de 32000 en 1948, il atteint le nombre de 5944000 en 1988, et a été multiplié par 185 en quarante ans. La république fédérale et socialiste de yougoslavie s’im- pose donc, durant cette période, comme une destination méditerranéenne de première importance» (Pinteau, 2011: 319). La crise des années 1990 a bien sûr un effet négatif sur le tourisme. Certaines zones touristiques, telles que le sud de la Dalmatie, sont direc- tement touchées par les combats et d’autres ne sont plus accessibles. Une fois les guerres terminées, la reprise du secteur du tourisme s’effectue de manière contrastée. La Croatie retrouve le nombre de touristes qu’elle accueillait avant la guerre, moins de dix ans après la fin des combats, alors que la Bosnie-Herzégovine vient seulement de retrouver son niveau d’avant-guerre, sensiblement plus bas que celui de son voisin. De plus, on peut noter, après la crise des années 1990, le développement d’un tourisme à caractère identitaire, composé de descendants d’immigrés ou de groupes contraints à l’exil après les violences des guerres en ex- yougoslavie, «qui viennent ranimer par leurs visites le souvenir d’un passé oublié» (Cattaruzza et Sintès, 2012: 77). Dès 1990, ce qui est communément qualifié de «révolution des bûches» est un premier gros coup dur pour l’industrie touristique croate. Les barrages routiers installés par les communautés serbes afin de proté- ger la république autoproclamée de Krajina bloquent les principales routes reliant Zagreb aux régions côtières et touristiques de Croatie. Selon les chiffres publiés par le gouvernement croate, le nombre total de touristes aurait chuté de 8,5 millions en 1990 à 2,3 millions en 1991. Le total des touristes a progressivement augmenté jusqu’en 1988, puis a commencé à diminuer jusqu’en 1990, pour finalement s’effondrer avec l’indépendance croate et le début des hostilités. Cette diminution entamée dès 1989, qui ne peut être expliquée seulement par les tensions déjà appa- rues entre les républiques, est liée, selon Pinteau, à la transition écono- mique que connaît le pays: «en effet, l’appareil productif yougoslave (et croate) a dû s’adapter à la libéralisation de l’économie, et le système d’au- togestion, qui avait été développé durant la période yougoslave, prend fin» (Pinteau, 2011: 106). Une autre rupture peut s’observer en 1995, qui correspond aux opérations Tempête et éclair, et donc à une reprise des actions guerrières. mais à partir de 1996 et jusqu’en 2008, à l’exception TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page144

144 La viLLe marTyre

d’une légère baisse en 1999 qui peut être mise en relation avec la crise du Kosovo, les effectifs n’ont cessé d’augmenter. ainsi, le tourisme ne s’est jamais totalement asséché, même s’il reste très limité durant les moments les plus intenses du conflit. Beirman (2003) démontre que les différents marchés émetteurs ont répondu diffé- remment à la guerre, principalement en fonction de la connaissance qu’ils avaient de la région et surtout de l’image renvoyée par leurs médias. Selon lui, les italiens, les Tchèques et les autrichiens ont continué à visiter les côtes d’ex-yougoslavie, alors que les Britanniques et les Français ont déserté les lieux. Pinteau met, lui, en évidence le rapide redé- marrage de l’activité touristique après la guerre et pose la question de savoir si l’on a affaire à une «crise touristique» ou à une «parenthèse de l’activité touristique». il souligne que depuis l’année 2000, qui coïncide, selon lui, avec la fin des tensions, chaque année, la Croatie bat un nouveau record, «tant du point de vue de la fréquentation que du nombre de nuitées dans le pays» (Pinteau, 2011: 103). Cette reprise rapide du tourisme est aussi qualifiée d’«exceptionnelle» par rivera (2008) qui affirme que souvent il faut des décennies à des marchés touristiques pour se remettre d’un conflit armé. elle ajoute que la Croatie a fait l’objet d’une publicité soutenue durant cette période et que le pays a même été désigné comme la «destination de l’année» par LonelyPlanet en 2005 et NationalGeographicen 2006. De plus, selon le ministre du Tourisme croate, veljko ostojić, s’appuyant sur des statistiques allant jusqu’au mois d’août, l’année 2012 serait la meilleure année de toute l’histoire du tourisme en Croatie140. il est surtout intéressant de remarquer que cette forte reprise du tourisme après la guerre est essentiellement liée aux visiteurs étrangers, six fois plus nombreux depuis 1995, alors que le tourisme local augmente de manière plus modérée. Pinteau (2011: 120) explique cette tendance par le niveau de vie des Croates, encore passablement plus faible par rapport à de nombreux pays européens, et par le fait que les Croates aisés tendraient à préférer des vacances à l’étranger. il ajoute que ce tourisme, essentiellement balnéaire, s’étale de manière saisonnière de juin à septembre et «correspond à 74% du nombre annuel des arrivées: autre- ment dit, ce sont trois touristes sur quatre qui se rendent en Croatie durant les mois d’été» (2011: 135). De plus, ce tourisme balnéaire, considéré

140 agence de presse, «Croatia records best tourism results in history», Agencede presseHINA, 10 septembre 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page145

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 145

par Pinteau comme «hégémonique» dans un pays qui a hérité de la quasi- totalité du littoral yougoslave, représenterait 96% des nuitées en 2008 (Pinteau, 2011: 159). Le tourisme intérieur, qu’il soit lié au thermalisme ou au marché encore balbutiant du tourisme urbain, représente donc une quantité négli- geable par rapport au tourisme balnéaire. autre facteur à prendre en compte: les combats ont épargné la plupart des stations balnéaires et la côte croate, à l’exception de Dubrovnik et d’une partie de la région dalmate. Dans la majorité des régions touristiques de Croatie les traces de la guerre sont maintenant quasiment invisibles, et de plus en plus de visiteurs ne sont même plus au courant du conflit qui a meurtri le pays. Si le secteur touristique croate dépend principalement des visiteurs étrangers, il est néanmoins intéressant de se pencher brièvement sur l’ap- port des touristes provenant des anciennes républiques de yougoslavie, et plus spécifiquement des pays engagés dans le conflit. il semble que la Croatie, très orientée vers l’europe occidentale et centrale, ait quelque peu négligé son traditionnel marché ex-yougoslave (Pinteau, 2011: 486). Si le nombre de nuitées des touristes slovènes en 2009 semble avoir rattrapé celui d’avant-guerre141, c’est loin d’être le cas des autres répu- bliques. Les chiffres concernant le tourisme en provenance des répu- bliques constitutives de yougoslavie en 1990 ne sont pas disponibles, mais selon Pinteau, le total des nuitées des touristes d’ex-yougoslavie – hormis les Slovènes et les Croates – se monte à 6312000 en 1990. Si l’on compare ce même chiffre pour 2009, on obtient un total de 1693000 de nuitées. on constate donc une chute chez les touristes provenant des anciennes républiques yougoslaves, à l’exception de la Slovénie, indubi- tablement le pays économiquement le plus solide. Cependant, les diffi- cultés économiques ne constituent certainement pas le seul frein pour ces touristes. Les faibles contingents de visiteurs du monténégro et de la macédoine peuvent être expliqués d’une part par une population peu élevée142 et, d’autre part, pour le monténégro, par le fait qu’il dispose déjà d’une longue bande côtière. mais si l’on compare la Serbie et la Bosnie- Herzégovine, toutes deux en grande difficulté économique, on constate que la Bosnie-Herzégovine, dont la population représente un peu plus de

141 5415000 en 1990 suivant le Bureau des statistiques croates (Pinteau, 2011: 487). 142 Un peu plus de 600000 habitants pour le monténégro et un peu plus de 2 millions d’habitants pour la macédoine. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page146

146 La viLLe marTyre

la moitié de celle de Serbie, connaît des flux touristiques bien plus impor- tants. Cela fait dire à Pinteau (2011: 487) que «la lenteur et la faiblesse de la reprise des flux expriment surtout la traduction des forts antago- nismes nationaux entre les deux pays [la Croatie et la Serbie]». Jusqu’en 2002 un régime strict de visa entre les deux pays compliquait fortement le séjour des Serbes143 en Croatie. Cette situation était d’autant plus paradoxale que les Serbes de Bosnie – titulaires d’un passeport bosnien – n’ont pas besoin de visa et peuvent se rendre en Croatie sans limitation. mais en mai 2002 des visas touristiques sont octroyés aux Serbes désirant se rendre en Croatie et réciproquement. Les représentants du secteur touristique croate sont à l’époque partagés entre le désir de voir le retour d’un marché issu du pays voisin et la crainte de tensions. Le ministère du Tourisme aurait même suggéré aux agences de voyage croates d’agir prudemment et de ne diriger les visiteurs serbes que dans des zones où les ravages de la guerre furent les moins violents, comme en istrie, région voisine de la Slovénie144. De plus, de nombreuses rési- dences secondaires appartenant à des Serbes ou à des entreprises serbes ont été détruites ou pillées, constituant un obstacle de plus au retour de cette catégorie de touristes. L’institut de tourisme croate en 1996 propose les suggestions suivantes pour le développement du tourisme après la guerre (Gosar, 2005: 203): – Développer des produits touristiques innovants et augmenter le niveau de qualité du secteur touristique. – encourager le tourisme local et le tourisme issu des pays de la région. – Développer des formes de tourisme autres que le tourisme maritime et méditerranéen, telles que le tourisme rural et urbain, et ainsi étendre l’offre touristique dans les terres.

on constate actuellement que, si les touristes de Bosnie-Herzégovine et de Slovénie sont de retour en Croatie, ce n’est pas le cas des autres pays d’ex-yougoslavie. De plus, le tourisme balnéaire représentait encore 96% des nuitées en 2008, et l’intérieur des terres croates, à l’exception de Zagreb et certains parcs nationaux, n’est que très peu développé. on peut donc en conclure qu’à l’exception d’une certaine amélioration qualitative

143 À l’époque encore habitants de la république de yougoslavie. 144 Dragutin Hedl, «Croatia: old Foes Blow Hot and Cold», Instituteforwarand peacereporting, 6 juin 2002. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page147

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 147

de l’offre en bord de mer les objectifs de 1996 ne sont pas encore atteints. Finalement, si le tourisme régional se développe par la suite, incluant des pays auparavant en conflit tels que la Bosnie-Herzégovine ou la Serbie, la question ici est d’établir si ce tourisme peut favoriser une dynamique de réconciliation.

La BoSnie « myStérieuSe et inexpLorée » Un siècle auparavant, la première excursion touristique en Bosnie est organisée par l’agence londonienne Thomas Cook & Sons, et le premier guide de voyage sur le pays est publié en 1898145. actuellement, le LonelyPlanetn’a toujours pas édité de guide consacré spécifiquement à la Bosnie-Herzégovine, et ses fidèles adeptes, désireux de s’y rendre, doivent se contenter d’éditions régionales telles que celle sur l’europe orientale. S’il existe bien sûr d’autres guides de voyage portant sur ce pays, l’absence du LonelyPlanet, considéré par beaucoup comme la «bible des voyageurs», démontre que le tourisme en Bosnie- Herzégovine n’a pas encore atteint le niveau de son voisin croate. en ce qui concerne le tourisme balnéaire, la vingtaine de kilomètres de côte, qui constitue la municipalité bosnienne de Neum, ne peut concurrencer les centaines de kilomètres du littoral croate. Jusque dans les années 1980, le tourisme n’est pas considéré comme un enjeu économique important en Bosnie. mais dès 1980 deux événements vont changer la situation touristique du pays: les Jeux olympiques d’hiver de Sarajevo, en 1984, et l’essor d’un pèlerinage catholique à medjugorje, dès 1981146. Les Jo vont entraîner le développement des sports d’hiver, alors que l’apparition de la vierge marie ouvre la voie à une forme de tourisme religieux de masse avec 3000 à 5000 visiteurs quotidiens dans les années 1980 déjà (Causević, 2011). La crise des années 1990 va stopper net toutes les activités touris- tiques avant qu’elles ne reprennent dès le début des années 2000. avec l’arrivée des premiers routards, qui prennent la relève des militaires (fig. 8), des travailleurs humanitaires et des fonctionnaires internatio- naux, on assiste aujourd’hui au développement d’un tourisme plus

145 association touristique de Bosnie-Herzégovine, BosniaandHerzegovinaforall time, 2011. 146 Plusieurs enfants du village ont déclaré avoir eu des visions de la vierge marie sur ce site. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page148

148 La viLLe marTyre

stable, et de grands bus – symboles du tourisme de masse – apparaissent progressivement dans les villes de Sarajevo et de mostar. Cependant, au- delà de la dimension historique qu’évoquent ces villes, c’est aussi le patrimoine naturel du pays qui fait l’objet du matériel de promotion, comme l’illustre cet extrait d’une brochure publiée par l’association touristique de Bosnie-Herzégovine : « La Bosnie ne représente pas seule- ment culture et tradition. Ses plus grandes richesses sont ses superbes paysages et sa nature sauvage. on peut trouver dans notre pays des rivières sauvages, des plantes rares et endémiques, des belles collines et des grottes mystérieuses.»147 Une nature sauvage et une dimension multiculturelle – la Bosnie-Herzégovine est souvent présentée comme un pont entre l’est et l’ouest – sont ainsi les atouts mis en avant par les institutions touristiques bosniennes. Cependant, un patrimoine plus récent est aussi mis en évidence dans le secteur touristique, celui en rapport avec la guerre de Bosnie. il existe actuellement à Sarajevo bon nombre de musées directement en lien avec celle-ci, et certains opéra- teurs privés proposent des tours spécifiquement orientés vers les vestiges du conflit. De plus, le mémorial de Potočari, près de Srebrenica, compte parmi les lieux les plus visités du pays. Contrairement à la Croatie où le tourisme a pu perdurer dans certaines régions, en Bosnie-Herzégovine, un conflit généralisé sur l’ensemble du territoire a totalement interrompu les activités touristiques. De plus, si le tourisme bosnien est bien inférieur au tourisme en Croatie – près de seize fois moins de touristes en 2010 – son évolution ressemble à celle de son voisin: une chute du nombre de touristes dès 1991 et un retour au niveau d’avant-guerre dès 2003. Pour ce qui est des principaux pays émetteurs, les Serbes et les Croates sont les plus nombreux, ce qui s’explique par leur proximité, mais surtout par le fait que la Bosnie-Herzégovine comprend une région à majorité croate (l’Herzégovine) et une autre à majorité serbe (la rS). Les Turcs sont en quatrième position et on peut légitimement supposer que la plupart d’entre eux se rendent surtout à Sarajevo, voire en Fédération de Bosnie-Herzégovine, à majorité bosniaque et donc de religion musulmane. Cela peut d’ailleurs être confirmé par les statistiques qui montrent qu’en 2009 plus de 13’000 touristes turcs ont visité la FBH, contre 313 seulement la rS148.

147 Bosnie-Herzégovine, BosniaandHerzegovinaforalltime. 148 republika Srpska, Statistical yearbook, 2010; Fédération de Bosnie-Herzégovine, Statistical yearbook, 2010 (brochure touristique sur la Bosnie-Herzégovine). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page149

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 149

Figure 8: Soldat autrichien (et touriste?) sur les hauteurs de Sarajevo. après une guerre, les soldats figurent souvent parmi les premiers visiteurs avant qu’un pays retrouve ses marchés touristiques. (Naef, 24.08.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page150

150 La viLLe marTyre

Finalement, un quart de ces visiteurs provient de pays occidentaux, les américains constituant un contingent non négligeable avec plus de 8000 touristes en 2010. Un rapport publié par le gouvernement en 2005 insiste sur le niveau de sécurité que connaît le pays, affirmant que depuis les accords de Dayton, pas un seul incident n’a troublé sa paix et sa stabilité. il est aussi mentionné, se basant sur des estimations de l’omT, que la Bosnie- Herzégovine est classée parmi les pays connaissant les plus fortes prévi- sions de croissance touristique pour la période 1995-2020149. Nurković (2009) confirme cette tendance et prédit une moyenne de 5,2% de crois- sance annuelle jusqu’en 2015. on peut en effet constater une forte augmentation du tourisme depuis 1995, mais quand on sait que le niveau du tourisme en Bosnie-Herzégovine était proche de zéro au lendemain de la guerre ces prévisions très optimistes devraient être quelque peu relati- visées. Cela peut être confirmé par certains acteurs travaillant sur le terrain. Un des co-fondateurs, en 1995, de l’agence touristique Green visions, juge inexistant le tourisme en Bosnie-Herzégovine: «Tu vois des touristes dans la vieille ville et dans les hôtels. mais en fait c’est un très petit nombre. Le site internet de l’aéroport de Sarajevo rapportait que 35000 étrangers sont entrés dans le pays le mois dernier. ils ont ajouté que c’était leur meilleure saison. mais c’est rien du tout! D’autant plus quand tu prends en considération la diaspora qui voyage maintenant avec un passeport étranger. Le tourisme ici est inexistant! [Tourismhereis nowhereonthemap!]»150 Zijad Jusufović, guide et président de l’association des guides de Bosnie-Herzégovine, situe les réels débuts du tourisme en 2005, se réfé- rant au nombre de lits disponibles: «avant 1999, c’était assez difficile de trouver un hébergement. La plupart des délégations que je devais héber- ger, je les mettais chez des privés. À cette époque, il y avait 600 lits à Sarajevo […]. après 2000, les hôtels ont commencé à ouvrir de manière plus soutenue. en 2005, il y avait en fait beaucoup d’hôtels… environ 3500 lits. et aujourd’hui je dirais plus de 6000.»151 Comme dans le cadre des politiques culturelles, la gestion du tourisme en Bosnie-Herzégovine est fortement influencée par la structure mise en place par les accords de

149 Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, invest in Tourism, éd. Foreign investment Promotion agency, 2005. 150 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 151 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page151

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 151

Dayton de 1995. il n’existe pas de ministère du Tourisme au niveau étatique, mais un département pour le tourisme est incorporé au ministère des affaires étrangères. Ce département, comme le souligne un chef de projet au ministère du Tourisme et du Commerce de rS, n’a aucun pouvoir décisionnel, au contraire d’organismes dépendant des entités: «ils n’ont qu’un pouvoir de représentation et de coordination; ils trans- mettent des informations à des institutions internationales, essentielle- ment l’Ue et l’omT. ils vont travailler avec les ministères, mais pas avec les organisations touristiques. Ce sont les entités qui ont le plus de pouvoir.»152 ainsi, le tourisme en rS est administré par le ministère du Tourisme et du Commerce, et en FBH par le ministère de l’environnement et du Tourisme. il existe toutefois une association touristique pour la Bosnie- Herzégovine (l’aTBH), créée en 2003 et dépendante du ministère de la Justice, mais comme beaucoup d’organismes étatiques elle ne détient qu’un pouvoir d’action limité. en rS les budgets liés au tourisme sont administrés par les municipalités via des organisations touristiques locales, alors qu’en FBH le secteur privé – hôtels et autres entreprises touristiques – verse des taxes réparties ensuite entre les associations touristiques des cantons (20%) et l’association touristique de Fédération de Bosnie-Herzégovine (80%). Cette structure semi-privée permet ainsi aux instances touristiques de Fédération de Bosnie-Herzégovine de disposer de budgets plus importants que ceux de l’entité voisine, entière- ment dépendante de fonds gouvernementaux. il est souvent mis en avant que cette gestion bicéphale du tourisme génère aux yeux d’un public international une image négative et faussée de la Bosnie-Herzégovine, présentant la FBH et la rS comme deux pays distincts. Comme le souligne une collaboratrice de l’aTBH: «Quand nous allons à un salon international, la Fédération et la republika Srpska ont des stands différents et cela donne une image négative du pays. Les gens ne comprennent pas. ils demandent par exemple s’il faut un visa pour aller d’une entité à l’autre.»153 Le bureau du haut représentant a insisté dès 2001 sur l’importance pour les entités de travailler conjointement dans le domaine touristique. Premièrement, à travers le projet «Putting BH on the Tourist map» de Willem van eekelen, qui souligne l’importance de promouvoir une image commune du pays, à la fois pour attirer des

152 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 juillet 2011). 153 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 26 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page152

152 La viLLe marTyre

touristes, mais aussi des investisseurs étrangers. Cette initiative est vue comme la première du genre ayant pour objectif de créer une demande dans le cadre du tourisme bosnien (Causević, 2011). Deuxièmement, par l’intermédiaire de l’ancien haut commissaire, Paddy ashdown, à l’origine d’une tournée européenne en 2003 destinée à présenter la Bosnie- Herzégovine comme une destination touristique «unique». Toutefois ces initiatives semblent avoir eu un impact limité, si l’on en croit les propos de cet employé du ministère du Tourisme et du Commerce de rS, déjà cité plus haut, qui voit toujours la promotion de la Bosnie-Herzégovine comme celle de deux pays distincts et qui remet en cause l’idée de transférer la gestion du tourisme au niveau de l’état central: «il y avait une initiative visant à promouvoir la coopéra- tion sur la législation du tourisme. Par exemple, pour atteindre une certaine homogénéisation des catégories d’hôtels. mais ça n’a pas marché, car la Fédération s’est retirée du processus. il y avait une forte pression de la part de la Fédération visant à mettre les problématiques touristiques au niveau de l’état. À mon avis, ce n’est pas une bonne solu- tion, car cela prétériterait le secteur. Le tourisme serait présent dans la politique et au sein des partis. Ça bloquerait tout.»154 Une autre grande différence entre les entités concerne les objets proposés par leurs secteurs touristiques respectifs. La république serbe est principalement orientée sur son patrimoine naturel et sur des activités qui lui sont attachées, telles que le rafting très populaire sur les rivières de Bosnie orientale. en Fédération de Bosnie-Herzégovine, où se situe le centre de Sarajevo et la ville de mostar, le patrimoine culturel est plus valorisé, et l’on peut aussi mentionner le patrimoine religieux, qui attire annuellement des centaines de milliers de pèlerins catholiques sur le site de medjugorje. Cette divergence entre les deux entités tend d’ailleurs à accentuer la vision de la Bosnie-Herzégovine comme deux pays, ainsi que le montre l’interlocuteur cité précédemment: «Nous allons de temps à autre à des salons internationaux ensemble, mais comme deux pays différents. Nous avons le même stand, mais nous sommes deux sujets distincts. La republika Srpska va par exemple promouvoir les parcs nationaux alors que la Fédération va promouvoir Sarajevo.»155 on se retrouve ainsi face à un paradoxe qui voit les deux entités de Bosnie entamer des collaborations avec certains pays de la région, tels que la

154 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 juillet 2011). 155 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page153

DeS viLLeS eT DeS mémoireS DiviSéeS 153

Serbie, la Croatie voire même l’italie156, alors que la coopération entre la république serbe et la Fédération de Bosnie-Herzégovine est encore loin d’être acquise. au niveau de la fréquentation touristique, on peut aussi observer un public qui semble se distinguer entre les deux entités. La FBH reçoit plus de touristes que la rS, mais la grande différence se situe au niveau de l’origine de ces touristes. La FBH accueille dès 2002 plus de touristes internationaux que de touristes locaux, alors qu’au contraire en rS c’est le tourisme local qui domine. Le territoire de Sarajevo est divisé par la ligne de démarcation qui sépare les deux entités. Cependant, le centre historique de Sarajevo est entièrement compris dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine et ce sont surtout les banlieues est de la capitale qui sont administrées par la république serbe. Celles-ci n’ont pas d’intérêt touristique, ou du moins ne sont pas promues comme telles. ainsi, le secteur touristique de la capi- tale, principalement centré sur le domaine culturel et historique, est entiè- rement administré par le canton de Sarajevo dépendant de la FBH. Les alentours de la ville comprennent quatre montagnes distinctes: Trebević et Jahorina situées en république serbe, alors que Bjelašnica et le mont- se trouvent en Fédération de Bosnie-Herzégovine. Les instances touristiques de la république serbe attachées à la région de Sarajevo concentrent ainsi leur promotion touristique sur le patrimoine naturel des deux montagnes de la rS. Le patrimoine culturel de Sarajevo est lui entiè- rement géré par la FBH, à travers le canton de Sarajevo, comme le confirme le collaborateur du ministère du Tourisme et du Commerce de la rS précité: «La plus grande partie de Sarajevo est dans la Fédération. en republika Srpska on a essentiellement les banlieues, mais le centre est dans la Fédération. […] il y a moins d’attractions touristiques dans la republika Srpska [à Sarajevo], alors on ne fait pas grand-chose. et toutes les institutions internationales et les compagnies étrangères sont dans la Fédération.»157 en Bosnie-Herzégovine, la gestion unilatérale du patrimoine histo- rique de la capitale bosnienne, et par extension celle du patrimoine issu de la guerre de Bosnie, est un élément fondamental pour analyser la mise en tourisme du conflit et son impact sur le processus de réconciliation.

156 voir par exemple le IPAAdriaticCross-borderCooperationProgramme basé sur la coopération de plusieurs pays de la région adriatique sur différents domaines, dont le tourisme. 157 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page154 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page155

CHaPiTre 4

Le patrimoine SociaLiSte danS Le paLimpSeSte yougoSLaVe

Le patrimoine en lien avec la période historique où la yougoslavie est dirigée par le maréchal Tito est qualifié en termes de patrimoine «socia- liste» ou, s’il est spécifiquement attaché à la Seconde Guerre mondiale et à la résistance yougoslave, en termes de patrimoine «partisan». Cette référence est liée aux partisans, dirigés par Tito afin de combattre l’allemagne nazie et ses alliés: l’italie fasciste et l’état indépendant de Croatie, sous influence oustachie. Ces composantes historiques induisent une conception de l’Histoire – fréquente chez les nationalistes serbes – où des éléments attachés au patrimoine partisan sont souvent mis en opposition avec références oustachies. Cette perspective nationaliste et résolument anticroate, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, assimile ainsi l’ensemble du patrimoine croate attaché à la Seconde Guerre mondiale au mouvement oustachi. Le patrimoine socialiste ou partisan est lui mis en lien avec la résistance antifasciste et la constitution de la rFSy. Cependant, les résistants antifascistes sont, durant la Seconde Guerre mondiale, représentatifs de toutes les nationalités, incluant aussi des Croates luttant contre leur propre gouvernement au nom de l’idéologie antifasciste. Des éléments emblématiques de ce patrimoine socialiste ou partisan peuvent ainsi constituer des potentiels vecteurs de cohésion, dans la mesure où ils ne se rattachent pas à une identité nationale en particulier, si ce n’est à l’identité yougoslave. ainsi, le questionnement qui guide ce chapitre est de déterminer comment la promotion d’éléments patrimo- niaux issus du contexte socialiste, qui semblent se placer au-delà des divi- sions nationales, peuvent favoriser un processus de réconciliation, notamment à travers leur mobilisation dans le secteur touristique. Si l’on croit Standley-Price (2007: 9) de l’iCCrom, la présentation d’éléments historiques antérieurs au conflit peut représenter une stratégie de déve- loppement permettant d’apaiser certaines tensions causées par la guerre: TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page156

156 La viLLe marTyre

«Cela peut prendre la forme d’expositions basées sur un patrimoine commun, par exemple en choisissant des thèmes archéologiques ou histo- riques antérieurs à l’émergence des différences culturelles qui sous- tendent le conflit.» Selon la presse locale, en 2011, le Conseil municipal de Split, deuxième ville de Croatie, approuve l’édification de deux monuments. Le premier est construit à la mémoire de Jean-Paul ii; et le second, à celle de Franjo Tudjman. Ce dernier ouvrage, qui devrait s’élever à 4 mètres de hauteur et reposer sur une surface de 12 mètres carrés, est loin de faire l’unanimité chez les habitants de la ville. Si l’édification d’une telle statue dans un centre historique classé au patrimoine de l’UNeSCo est un des motifs d’opposition, d’autres sont directement liés à la mémoire attachée au père de la nation croate, élevé en héros par certains et honni pour son passé politique par d’autres. on mentionne par exemple le fait que le premier président de Croatie aurait nui au très populaire club de football de Split, le NK Hajduk, considérant ce dernier comme un symbole socia- liste et proyougoslave, qui s’opposerait ainsi à ses visions nationalistes.158 Toujours est-il qu’après un débat très controversé sur la construction de la statue de Tudjman Željko Kerum, entrepreneur et maire de Split, annonce aussi son intention d’édifier la plus grande statue du Christ au monde, précisant qu’il prendrait tous les frais à son compte et que ce monument mesurerait 39 mètres, soit un mètre de plus que la célèbre statue du Christ de Corcovado au Brésil159. Ce Christ géant devrait être bâti sur le mont-marjan, dans les alentours de Split, où se trouvait autre- fois la résidence d’été du maréchal Tito. Ces constructions et projets illustrent la guerre des symboles que vivent la Croatie et l’espace postyougoslave en général. Si la référence catholique et surtout la dimension pharaonique d’un projet tel que cette statue du Christ semblent s’intégrer dans une dynamique nationaliste, le choix de son emplacement n’est pas laissé au hasard. Le mont-marjan, en plus d’être un ancien lieu de résidence de Tito, a inspiré une célèbre chanson partisane – Marjane,Marjane– aussi reprise par les nationa- listes croates, qui en changèrent certaines paroles160. Une volonté de

158 Predrag Lucić, «Ča je velo misto kontra velikom Trgovišću», NoviList, 5 janvier 2013. 159 Beta press, «U Splitu najveći kip isusa na svetu», B92, 6 juillet 2011. 160 Transformant par exemple les références à Tito ou Staline en des références à Jésus-Christ. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page157

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 157

promouvoir un passé catholique en lieu et place de références socialistes, symbolisées pour certains par un club de football tel que le NK Hajduk, semble ainsi s’affirmer à travers ces projets. Cette forme de palimpseste historique peut aussi s’observer sur la place de la république, au centre de vukovar, à travers l’exemple d’une statue partisane représentant deux soldats et une paysanne. Ce monu- ment, édifié dans les années 1950 pour célébrer le 10e anniversaire de la fin de l’occupation allemande, est renversé pendant le siège de vukovar, replacé sur son socle durant l’administration de la rSK et finalement remplacé par une statue de Tudjman en 2003 (fig. 9). en effet, il n’était tout simplement pas concevable pour le gouvernement nationaliste croate de l’époque d’édifier un monument à la gloire de son premier président, tout en conservant une statue partisane. Car, si Tudjman s’est battu avec les partisans durant la Seconde Guerre mondiale, il est ensuite exclu du parti communiste à cause de ses écrits critiques, puis condamné à deux ans de prison suite à sa participation au «Printemps croate». après l’indépendance croate, l’administration de Tudjman réduit les fonds destinés à la gestion du célèbre mémorial de Jasenovac161 et déclare comme parc naturel la région de Lonjsko Polje où il se situe. Selon Baillie (2011 : 221), cette institutionnalisation de la région en zone protégée tend à désacraliser le mémorial de Jasenovac, détournant ainsi l’attention du public des victimes des oustachis, pour la reporter vers la faune et la flore. Durant les guerres de yougoslavie et après, de nombreux autres monuments partisans seront détruits par des actes de vandalisme ou simplement par les autorités sur place. Pour beaucoup, ces destructions sont vues comme des mémoricides, et ces actes alimen- tent d’autant plus la rhétorique nationaliste serbe. Des constructions symboliques récemment mises en avant par les uns entrent ainsi souvent en conflit avec d’autres représentations historiques plus anciennes. Bon nombre de références partisanes sont ainsi rejetées par les nationalistes croates au profit de symboles glorifiant la nouvelle nation croate. Toutefois, des acteurs externes actifs sur le même terrain

161 Jasenovac était durant la Seconde Guerre mondiale un des plus importants camps de concentration d’europe. il était entièrement géré par l’administration du NDH (état indépendant croate durant la Seconde Guerre mondiale). Le mémorial de Jasenovac, conceptualisé par l’architecte Bogdan Bogdanovic en 1966 en souvenir des victimes des fascistes, est un des monuments partisans les plus célèbres. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page158

158 La viLLe marTyre

Figure 9: Un buste de Franjo Tudjman. (Naef, 6.08.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page159

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 159

semblent au contraire animés par une volonté de promouvoir d’autres éléments en lien avec le patrimoine socialiste, et ce dans une optique de réconciliation. Cela peut par exemple être illustré par le cas du radnički dom162 situé dans le centre de vukovar. Ce bâtiment est connu pour avoir accueilli le deuxième congrès du parti communiste yougoslave en 1920, et un musée y est installé en 1960, documentant notamment la fondation du parti. Durant la guerre de Croatie, le bâtiment est sévèrement endommagé et il est actuellement toujours en ruine. Cependant, en 2011, la délégation de la Commission européenne pour la Croatie approuve une aide financière d’un million d’euros. Cette somme s’ajoute aux 340000 euros provenant du Fond pour la reconstruction et le développement de vukovar, dans le but de rénover le bâtiment. Le PNUD qui supervise l’implantation du projet met en avant les trois objectifs que cette rénovation vise à atteindre163 : – restaurer l’apparence externe du bâtiment et contribuer à la restaura- tion du patrimoine matériel et immatériel de la ville. – Promouvoir le dialogue interethnique et interculturel. – renforcer l’attractivité de la ville pour les touristes et le développe- ment économique en général.

on le voit dans les objectifs mis en avant par le PNUD, si la recons- truction physique de la ville constitue certes une priorité, une dynamique de réconciliation est aussi un des principaux objectifs visés par ce projet. Cela est confirmé par une collaboratrice de la délégation de la Commission européenne: «Quinze ans après la guerre, il n’y a plus de projets limités à la simple reconstruction. Normalement ces projets vien- nent avec d’autres problématiques… Comme le tourisme. Le projet du ‘radnički dom’ est un bon exemple. […] il y a un projet de reconstruc- tion avec le PNUD, mais il est aussi basé sur l’idée de réconciliation. Nous voulons que ce soit un lieu de rendez-vous… Un centre commu- nautaire. Du moins on espère. »164 Une dynamique de réconciliation est ainsi promue par des acteurs externes, en l’occurrence la Ce et le PNUD, essayant de promouvoir un site au-delà des divisions nationales. Suivant cet objectif, des fonds substantiels sont alloués afin de réhabiliter un élément représentatif du

162 Le centre des travailleurs en français. 163 PNUD, «arCH-vukovar: Heritage as a means of development», 2011. 164 entretien réalisé à Zagreb en anglais (en juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page160

160 La viLLe marTyre

patrimoine socialiste de vukovar. La question maintenant est de détermi- ner dans quelle mesure ce projet permettra réellement la mise en place d’échanges interculturels entre les groupes nationaux auparavant impli- qués dans le conflit. Comme l’indique la collaboratrice de la Commission européenne susmentionnée, la simple reconstruction du bâti ne peut à elle seule permettre le développement de dynamiques de réconciliation. C’est dans l’usage de ces lieux publics reconstruits que celle-ci peut être promue, et c’est surtout la gestion future du radnički dom qui représente un défi pour les autorités de vukovar, pour autant que celles-ci soient animées par une même volonté de réconciliation que la délégation de la Ce et le PNUD.

La yougonoStaLgie au SecourS du patrimoine SociaLiSte avant de revenir en détail sur d’autres exemples illustrant la mobili- sation ou le rejet du patrimoine socialiste, certains éléments d’un courant apparu après les guerres qui ont fragmenté l’ex-yougoslavie et qualifié de «yougonostalgie» méritent d’être mentionnés. Cette notion reflète un sentiment positif et, comme son nom l’indique, une certaine nostalgie de la période socialiste yougoslave. Les «yougonostalgiques» mettent en avant un âge d’or yougoslave, caractérisé entre autres par une facilité de voyager, des salaires plus élevés et des usines prolifiques. Cela est mis en opposition avec l’insécurité économique et sociale qui caractérise le contexte d’après-guerre dans la plupart des régions d’ex-yougoslavie. Ce courant s’exprime généralement dans la sphère culturelle, plus précisément par le cinéma, la musique, l’iconographie, le théâtre et même par l’intermédiaire du secteur touristique. Les «yougonostal- giques» affirment que malgré la fragmentation géopolitique qu’a vécue l’ex-yougoslavie dans les années 1990, une certaine unité culturelle n’a jamais cessé d’exister. Le Caffe Tito situé à côté du musée d’histoire de Sarajevo illustre précisément ce phénomène à travers sa décoration kitsch où des photos d’archives, des affiches de propagande et des armes de l’époque rappellent la mémoire du maréchal. Des sites ou projets en lien avec le patrimoine socialiste apparaissent dans le panorama touris- tique de Bosnie-Herzégovine et de Croatie et pourraient être, du moins en partie, représentatifs de ce courant « yougonostalgique ». on peut déjà mentionner les nombreuses représentations de Tito, proposées sur divers supports à l’image des tee-shirts ou des affiches disponibles dans les centres touristiques du pays, vendues parmi d’autres souvenirs militaires de l’époque (fig. 10). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page161

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 161

Figure 10: représentations du maréchal Tito dans une boutique de souvenirs du centre de mostar. (Naef, 21.08.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page162

162 La viLLe marTyre

Près de la ville de Drvar en Bosnie-Herzégovine, des grottes qui abri- taient Tito à la fin de la guerre sont maintenant rouvertes au tourisme. Durant la période socialiste ce site est un lieu de pèlerinage national pour les yougoslaves et un site touristique d’une certaine importance. Pinteau (2011: 207) mentionne le culte de la personnalité qui accompagne à l’époque la figure de Tito, ajoutant que ce dernier était le seul personnage célèbre croate capable de générer des flux touristiques:

De son vivant, Tito a créé des lieux touristiques à sa propre gloire. Le plus bel exemple du culte de la personnalité est bien la création d’un centre touristique sur son lieu de naissance. […] avant la guerre d’indépen- dance, «Staro Stelo» recevait environ 500000 visiteurs par an et tous les Croates que nous avons pu interroger nous ont affirmé que des voyages scolaires étaient organisés afin que chaque élève yougoslave se rende, au moins une fois dans sa vie, sur le lieu de naissance du maréchal.

Pourtant, après la guerre, la réouverture des grottes de Drvar pour le marché touristique a d’abord rencontré une opposition des bailleurs tels que USaiD, certains y voyant une glorification du communisme, pour finalement être financée (Causević, 2011: 279). après avoir fui Drvar, Tito se rend sur l’île de vis au large de la Croatie, où les grottes qui l’abritaient sont aujourd’hui également ouvertes aux touristes. Pinteau (2011) soutient que si l’attrait pour la personne de Tito semble progressivement diminuer, voire disparaître, on observerait toutefois une augmentation d’intérêt pour des lieux représen- tant le caractère totalitaire du régime. Selon lui, cette dynamique serait à mettre en lien avec l’imaginaire que se seraient construit des touristes occidentaux durant la guerre froide. D’anciens détenus politiques ont ainsi la volonté de transformer l’ancienne île carcérale de Goli otok en mémorial165. Ce projet remplacerait celui de Josip modric, «qui souhaitait développer sur l’île un “tourisme carcéral” où les touristes auraient été soumis aux conditions des travaux forcés, mais “sans être battus”» (Pinteau, 2011: 208). Finalement, le 2 octobre 2012, une galerie de la ville de Tuzla, en Bosnie-Herzégovine, inaugure une exposition intitulée Tito dans les œuvres d’artistes, présentant une collection d’œuvres absentes de la scène artistique pendent vingt ans. Suite à cette initiative, un projet est proposé avec l’objectif de créer un circuit touristique sur les

165 József Faragó et irén Kármán, «Une journée dans le goulag de Tito. Goli otok, lieu de mémoire», Courrierinternational, 6 août 2006. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page163

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 163

thèmes de la mémoire de Tito et de la tradition antifasciste. Ce tour comprendrait différents musées en lien avec de célèbres batailles menées par les partisans, telles que celles de Sutjeska, Drvar ou encore Bihać. La promotion touristique de l’île carcérale de Goli otok semble plutôt constituer une antithèse du courant «yougonostalgique», son histoire étant liée à des éléments sombres de la période titiste. en outre, les autres sites brièvement présentés ci-dessus sont plus attachés à mettre en avant la tradition antifasciste, qui a mené à la constitution de la rFSy et donc précédé sa création. Pour cette raison, ils ne peuvent être considérés à part entière comme des éléments représentatifs du courant «yougonostal- gique». De plus, si on se fie aux propos de Pinteau, le culte de la person- nalité attaché à la personne de Tito semblerait plutôt en perte de vitesse.

Vraca et dudik, LeS monumentS fantômeS après 1945, de nombreux monuments sont érigés à la mémoire des soldats partisans, glorifiés comme des martyrs à travers les canons du réalisme socialiste. après 1950, suite à la rupture de la yougoslavie avec l’UrSS, une nouvelle vague esthétique apparaît, et les monuments réalistes qui caractérisent l’après-guerre sont remplacés par des parcs mémoriels, basés sur une conception plus métaphorique que réaliste. Durant les années 1960 et 1970, ces parcs vont vivre leur apogée, beau- coup devenant des hauts lieux de visite pour les touristes et les écoles, et certains constituant même des lieux de réception pour les dignitaires étrangers. Toutefois, après la mort de Tito, l’importance des parcs mémo- riels va fortement diminuer, et durant les années 190, nombreux sont ceux qui vont subir des destructions dues à la guerre. Ces ravages sont le fait de dommages collatéraux en fonction de la situation des parcs, mais aussi très souvent ils sont les conséquences directes d’actes ciblés visant à effacer une mémoire attachée aux partisans. Dans les collines aux alentours de Sarajevo, situées en FBH, on trouve le parc mémoriel de vraca. Ce site était d’abord une forteresse austro- hongroise édifiée en 1898. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il devient un lieu d’exécution des résistants antifascistes par les nazis. Suite à la guerre, le site est d’abord abandonné pour ensuite devenir un parc mémoriel. Lors du siège de Sarajevo, sa situation stratégique en amont de la ville constitue l’endroit en ligne de front d’où les forces serbes peuvent bombarder la capitale. Le parc mémoriel de vraca est finalement détruit à la fin du conflit ainsi que dans la période d’après-guerre, où tous les matériaux réutilisables sont progressivement volés. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page164

164 La viLLe marTyre

Quinze ans après la fin de la guerre, il est toujours en attente de réno- vation, bien qu’il soit inscrit comme monument national sur la base de l’annexe 8 des accords de Dayton. on peut encore observer, sur ce lieu aujourd’hui abandonné, les ruines du musée qui abritait autrefois quelques artefacts issus de la Seconde Guerre mondiale. il reste encore une statue à l’effigie de Tito, symbole de l’époque socialiste, quand ce site d’importance nationale constituait un lieu de visite incontournable pour les écoles du pays et pour les dignitaires étrangers en visite en yougoslavie (fig. 11). De plus, sur les murs délabrés du site, on peut toujours lire les 9901 noms des victimes exécutées sur place, représen- tants de toutes les religions et nationalités impliquées dans le conflit: Serbes, Croates, Bosniaques, juifs, etc. Si le site est encore en ruine à l’heure où ces lignes sont écrites, des projets de restauration semblent s’esquisser. Les autorités commence- raient à financer les travaux, si l’on en croit certains acteurs impliqués dans la gestion du patrimoine à Sarajevo. Une conseillère pour le minis- tère de la Culture et du Sport en FBH invoque le manque d’argent comme principal frein à la reconstruction de vraca: «Le projet est en cours. il y a toujours beaucoup de destructions et il est difficile de tout financer. Les fonds viennent du canton, de la ville et de la Fédération.»166 D’un autre côté, un conseiller bosnien pour l’UNeSCo à Sarajevo insiste sur l’im- portance de la dimension multiculturelle de ce site, un facteur détermi- nant, selon lui, pour son financement:

C’est un mémorial associé à la notion de diversité culturelle. vous avez des noms croates, serbes… mais c’est surtout un mémorial pour les juifs. L’UNeSCo essaye de le promouvoir. […] La frontière entre les entités est juste au-dessus, dans la forêt près du mémorial. […] Pendant la guerre, ce site est devenu insignifiant, mort… maintenant, ils arrivent avec cette idée de symbole de diversité culturelle, une source incontour- nable de diversité. Le gouvernement est lentement en train de mettre de l’argent.167

Des financements issus entièrement de l’entité croato-bosniaque sont débloqués pour des travaux de rénovation. La dimension multiculturelle de la mémoire qu’il représente semble même influer sur ces mécanismes, du moins du point de vue d’un acteur extérieur tel que l’UNeSCo.

166 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 15 juillet 2011). 167 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 20 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page165

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 165

Figure 11: Statue abandonnée et vandalisée de Josep Tito dans le centre mémorial de vraca. (Naef, 22.07.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page166

166 La viLLe marTyre

il importe maintenant de déterminer dans quelle mesure cette représenta- tion multiculturelle des victimes du fascisme sera préservée dans le futur, sachant que le site – situé dans la Fédération – est administré sans repré- sentation de la communauté serbe. De plus, le mémorial de vraca ne fait toujours pas partie du panorama touristique proposé à Sarajevo. Jusufović est actuellement le seul guide qui inclut la visite du site dans ses excursions. il critique d’ailleurs ouvertement le fait que ce lieu de mémoire, qu’il considère comme un des plus importants d’ex-yougoslavie, ne soit pas encore restauré. il ajoute que ce retard est surtout le résultat de l’incapacité à collaborer des acteurs culturels issus des deux entités: «Qu’ils ne puissent pas s’en- tendre sur les vingt dernières années, c’est okay. Je peux l’accepter. mais ils doivent s’entendre sur ce mémorial. il appartient à nous tous… et pas seulement à nous, mais à l’europe et au monde entier. C’est le plus grand mémorial antifasciste de Bosnie et de quasiment toute l’ex-yougoslavie. et voici le résultat… aujourd’hui on y trouve les seringues des junkies, les capotes des [fuckers], les rendez-vous de mafias… Un lieu sûr pour les dealers. »168 La Bosnie-Herzégovine est certainement l’ancienne république d’ex- yougoslavie qui compte le plus de parcs mémoriels partisans, étant la plus touchée par les combats de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, d’autres républiques, comme la Croatie ou la Serbie, hébergent également de pareils monuments. mais, si à vukovar les lieux de mémoire liés à la guerre de Croatie sont nombreux et résolument mis en valeur, les monu- ments partisans ne connaissent certainement pas la même destinée. Dans les environs proches de vukovar se situe le parc mémoriel de Dudik, qui constitue un des travaux les plus importants du célèbre architecte Bogdan Bodanović, créateur du mémorial de Jasenovac. Ce parc est constitué d’une grande étendue d’herbe, comportant un monument représentant une série de tours coniques de 18 mètres de haut. Construit en 1980, il s’inscrit clairement dans le courant architectural des parcs mémoriels partisans. il a pour objectif de commémorer les 455 victimes des fascistes – dont une majorité de Serbes – enterrées dans les 9 fosses communes mises à jour dans ce lieu après la Seconde Guerre mondiale. Suite au siège de vukovar, le parc est laissé à l’abandon faute de moyens. Pour la rSK, qui ne dispose que de très peu de fonds, la rénovation d’un

168 Propos recueillis en anglais lors d’une excursion organisée (Sarajevo, le 24 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page167

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 167

tel objet n’est pas une priorité. Depuis la réintégration de la Slavonie à la Croatie, le monument ne figure sur aucune signalétique, aucun plan, ni même sur le site de l’office du tourisme. il serait même risqué de s’y rendre durant les années qui suivent le siège, du fait de la présence éven- tuelle de mines. en 2005, les autorités locales approuvent un plan pour la construction d’un complexe sportif, empiétant sur 4800 mètres carrés de ce parc mémoriel. en réponse, la communauté locale serbe lance une initiative pour la rénovation du monument de Dudik (Baillie, 2011). Finalement, le projet de construction du complexe sportif est arrêté pour cause de «manque de fonds et par manque de volonté des autorités locales »169. Toutefois, le 28 mars 2008, l’association des vétérans et invalides de guerre croates170 de vukovar crée le club de football HNK mitnica afin de mettre en contact la jeunesse de vukovar et les vétérans de la guerre. L’image utilisée sur le site internet du club pour illustrer son premier match de championnat en 2012, une armée de chevaliers arborant des drapeaux croates, rappelle les racines militaires et nationalistes du HNK mitnica. Un sondage est mené peu avant la création du club sur les besoins d’un stade, qui aboutit finalement à la construction du stade du HNK mitnica dans le parc de Dudik. Un tournoi mémoriel y est organisé en juillet 2012 à la mémoire d’un paroissien croate disparu. Ce type de tournoi mémoriel n’est d’ailleurs pas une première. Le club du NK – dans la périphérie de vukovar – organise en 2003 un tournoi à la mémoire des braniteljis.Le comité d’organisation à l’époque refuse la participation d’un jeune Serbe sur la base de son origine natio- nale (Baillie, 2011). De plus, suite à une initiative privée, le même club édifie sur place un monument à la mémoire des joueurs tués durant la guerre de Croatie. Selon Baillie (2011 : 436), le club de Borovo Naselje, par l’édification de ce monument et le refus d’intégrer des joueurs serbes, participe à la «croatisation» de cet espace: «en construisant ce monument sur un terrain de football, le club s’est présenté comme un lieu exclusif pour les Croates. Ce terrain qui aurait pu servir la réintégra- tion des jeunes de vukovar est maintenant “sacralisé” comme un espace ethnique.» Le parc mémoriel de Dudik, qui célèbre la mémoire des victimes du fascisme – dont un bon nombre de Serbes exécutés par les

169 Site officiel du club de football HNK mitnica: http://www.hnk-mitnica.hr/o-klu bu.html, consulté le 11 septembre 2012. 170 «HrvatskihbraniteljaiHRVI» en croate. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page168

168 La viLLe marTyre

oustachis –, n’a pas de place dans le voisinage d’une ville symbole comme vukovar, emblématique de la souffrance des Croates pendant la dernière guerre. Ce site historique d’importance nationale a été progres- sivement accaparé par un club de football, qui y affiche ses aspirations nationalistes. ainsi, dans ce contexte, les différentes couches mémorielles apparues depuis la Seconde Guerre mondiale à vukovar ne peuvent tout simplement pas coexister.

gaVriLo princip entre SociaLiSme et nationaLiSme Un personnage dont les représentations à travers le siècle ont suscité des interprétations diverses selon les différents régimes politiques est sans conteste Gavrilo Princip. Cet étudiant d’origine serbe, appartenant à la main noire171, un groupe nationaliste serbe luttant contre l’oppression de l’empire austro-hongrois, assassine le 28 juin 1914 l’archiduc François- Ferdinand et sa femme Sophie. Cet événement, considéré comme l’étin- celle ayant déclenché la Première Guerre mondiale, est maintenant patrimonialisé dans une des annexes du musée de Sarajevo et représenté sur divers supports touristiques de la ville, tels que des cartes postales. Le musée érigé par le Conseil municipal de Sarajevo en 1953, sur le lieu même de l’assassinat – un quai de la ville bordant le pont latin –, prend comme premier nom celui de muzej mlada Bosna, le musée de la jeune Bosnie. mlada Bosna est une organisation politique estudiantine pan- e yougoslave du début du xx siècle; nommer ainsi ce nouveau musée permet à l’époque au gouvernement titiste d’asseoir encore plus sa rhéto- rique proyougoslave. Ce musée constitue durant la période socialiste la branche la plus visitée du musée de la ville de Sarajevo, voyant défiler dans les années 1960 environ 30000 visiteurs chaque année. (makas, 2012). Si ce musée n’est pas nommé, après le groupe de Gravrilo Princip, la main noire, trop irrédentiste et représentatif du nationalisme serbe, le nom de muzej mlada Bosna promeut tout de même à l’époque une image «de jeunes étudiants protestant et luttant pour leur autonomie face aux forces occupantes allemandes» (makas, 2012: 3). avant l’édification de ce musée, plusieurs initiatives mémorielles apparaissent sur le lieu même où l’assassinat s’est produit. en 1917, un monument est érigé en l’honneur de l’archiduc et de sa femme, alors que Sarajevo est encore sous administration austro-hongroise. il est débou-

171 CrnaRuka en serbe. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page169

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 169

lonné un an plus tard, après la chute de l’empire et l’intégration de la Bosnie au royaume de yougoslavie. Une plaque en l’honneur de Gavrilo Princip est placée sur ce lieu en 1930, avec l’inscription: «Princip proclama la liberté lors de vidovdan, le 28 juin 1914»172. Cette initiative est issue de l’organisation Narodn odbrana173 et le gouvernement, repré- senté à l’époque par le roi alexandre ier, s’en distance en la présentant comme une action privée qu’il ne peut empêcher (miller, 2007). Cette plaque est retirée en 1941 lors de l’occupation allemande et offerte à Hitler pour son 52e anniversaire. Lors de la libération en 1945, une nouvelle plaque est posée avec une nouvelle inscription: «La jeunesse de Bosnie-Herzégovine dédie cette plaque en symbole de son éternelle grati- tude envers Gavrilo Princip et ses camarades, ainsi qu’envers les combat- tants des conquérants allemands». Quand le musée ouvre en 1953, le pont latin à côté est renommé le pont Princip, et un moule en béton représentant les empreintes de pas de Princip est placé à l’endroit exact où il se trouvait lorsqu’il tira sur l’ar- chiduc et sa femme. miller (2007) constate, avec l’apparition des empreintes et du musée, l’inclusion d’une dimension touristique sur le site, autant pour les locaux que pour les étrangers. Des touristes se pren- nent en photo les pieds dans les empreintes, souvent en posant tel l’assas- sin. Une nouvelle plaque est alors inaugurée, présentant l’acte de Princip comme: «le refus national de la tyrannie et l’aspiration centenaire du peuple à la liberté». Cette dernière persiste jusqu’au début du siège en 1992, pour ensuite être stockée dans la cave d’une galerie d’art de Sarajevo, là même où sont entreposés les vestiges restants du premier monument à la gloire de François-Ferdinand et Sophie (makas, 2012). Durant cette même année, le musée ferme ses portes, les empreintes disparaissent du trottoir, et le pont Princip reprend son ancien nom. en 2004, une nouvelle plaque mémorielle est installée sur le lieu de l’assas- sinat, annonçant de manière beaucoup plus neutre: «À cet endroit, le 28 juin 1914, Gavrilo Princip a assassiné l’héritier du trône austro- hongrois François-Ferdinand et sa femme Sophie». Le musée rouvre ses portes en 2007 sous un nouveau nom: le muzej Sarajevo 1878-1918174. Quant aux empreintes de Princip, elles ont été

172 vidovdan est le nom de la fête nationale serbe, qui se déroule aussi le 28 juin du calendrier grégorien. 173 «Défense nationale» en français. 174 Le musée de Sarajevo 1878-1918. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page170

170 La viLLe marTyre

remplacées par un nouveau moule, situé actuellement à l’entrée du musée, et non plus sur le trottoir à l’endroit précis où se trouvait l’assas- sin. Le musée actuel, de taille modeste, présente de manière très factuelle la période où la Bosnie-Herzégovine est sous administration austro- hongroise. il revient sur le déroulement de l’assassinat, à travers des panneaux explicatifs et une reconstitution filmée. on trouve deux mannequins de taille réelle représentant l’archiduc et sa femme. Selon makas (2012: 5), l’interprétation actuelle s’oppose à celle de la période socialiste, ce sont maintenant les victimes – François-Ferdinand et Sophie – qui sont au centre de l’exposition, et non plus Princip. elle ajoute que le récit du musée tend à revenir sur la période austro- hongroise de manière plutôt positive. Cette représentation de la période austro-hongroise s’oppose donc à celle de la période socialiste, centrée elle sur l’oppression de l’empire, les grèves qui en découlent et la consti- tution du parti communiste. inversement, c’est aussi le personnage de Princip qui évolue au cours du siècle – entre héros et assassin – comme le démontre les différentes plaques mémorielles érigées en souvenir de sa personne et de son acte. La première plaque est installée de manière privée et surtout elle est plus tolérée qu’acceptée par le royaume de yougoslavie. Durant la période socialiste, on observe au contraire une affirmation sans ambiguïté de l’héroïsme de Princip et de ses acolytes, et cet acte est instrumentalisé suivant la rhétorique communiste comme un symbole de lutte contre l’impérialisme. Pendant la guerre de Bosnie, le musée et les empreintes de pas deviennent des symboles du nationa- lisme serbe et sont vandalisés. Finalement, après la guerre, l’interpréta- tion est neutre et factuelle; Princip est présenté comme l’assassin de l’archiduc et sa femme. La problématique autour de l’interprétation de l’assassinat de François-Ferdinand a fait couler beaucoup d’encre ces dernières décen- nies, autant dans les médias généralistes que dans les travaux acadé- miques (miller, makas, markovitz, Torodova). Dans un domaine oscillant entre Histoire et fiction, le romancier velibor Čolić (2012: 41) revient, avec SarajevoOmnibus, sur le contexte historique de Sarajevo. Situant l’assassinat de François-Ferdinand comme point d’ancrage, il décrit Princip à la fois comme: «un héros et un assassin, un ange et un démon, un monstre et un justicier, en fonction du regard que l’on pose sur lui». Ce retour sur le processus historique attaché à l’interprétation de cet événement est d’autant plus important que 2014 a marqué le centenaire de l’assassinat de François-Ferdinand et du début de la Première Guerre mondiale. miller revient sur le 50e anniversaire, célébré en 1964, et rend TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page171

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 171

compte de l’ampleur de la célébration: «[…] Sarajevo s’est préparée a l’afflux de visiteurs en rénovant le muséum; en signalant les sites asso- ciés à l’assassinat (comme la maison de Danilo ilic175); en ornant le pont Princip de fleurs; et de manière générale en ne faisant rien pour nier le fait que l’état voyait cet assassinat comme un élément incontournable de son récit fondateur.» e Toutefois, à l’aube du xxi siècle, le contexte politique est bien diffé- rent et l’organisation d’un événement commémoratif autour de l’acte considéré comme l’étincelle déclenchant la Première Guerre mondiale fut une source de tensions. Zijad Jusufović a créé des cartes postales et une brochure explicative liées à l’assassinat. il prévoyait aussi de produire des répliques miniatures du monument érigé en 1917 à la mémoire du couple assassiné. Selon lui, le contexte politique actuel ne permet pas la mise sur pied d’une célébration du centenaire. il met en avant les conflits de mémoire opposant Serbes d’un côté, élevant Princip en héros, et Bosniaques de l’autre, le qualifiant de criminel:

okay, présentons les deux [versions]. mais il faut les présenter. Peut-être que c’est un criminel, peut-être que c’est un héros. mais il faut parler de ce qui s’est passé à Sarajevo. il faut parler des conséquences, ça a tout changé. écrivons une monographie dessus. Faisons quelque chose ensemble. Pourquoi pas ?? Parce que le plus simple c’est de ne rien faire. Beaucoup de gens vont venir ici et ils seront désolés. ils vont se dire: « Ces Bosniens sont des putains d’idiot ! » on n’a rien à vendre à ce sujet. Les gens ont besoin de ramener un livre, un film, des images… Quelque chose à rapporter… ils seront sur ce lieu qui a tout produit il y a cent ans… Le point de départ ! appelons-le le point de départ.176

en 2013, des célébrations sont néanmoins agendées pour la date anni- versaire de l’assassinat, le 28 juin 2014. À Sarajevo, un concert de l’or- chestre philarmonique de vienne est prévu, en plus de conférences internationales. mais c’est surtout la réouverture de vijećnica, la biblio- thèque détruite lors du siège, qui est le point d’orgue des festivités. Du côté de la république serbe, la date du 29 juin 2014 est dédiée à l’inau- guration de Kamengrad, aussi désigné commme andricgrad, le parc historique construit par emir Kusturica, qualifié par certains de «Disneyland balkanique». Les autorités de la république serbe ont

175 Danilo illic était un membre de la main noire, ayant aidé Gavrilo Princip dans l’as- sassinat de François-Ferdinand. il est exécuté en 1915. 176 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page172

172 La viLLe marTyre

boudé l’événement à Sarajevo, pour célébrer à la place l’inauguration du village historique de Kusturica. La date anniversaire du centenaire de l’assassinat de François-Ferdinand est ainsi représentée par deux symboles antagonistes. Du côté de la Fédération, l’ouverture de vijećnica constitue un rappel cinglant des exactions commises par les forces serbes de Bosnie durant le siège de Sarajevo, alors que du côté de la république serbe l’inauguration de Kamengrad, fortement critiqué pour sa dimension nationaliste proserbe, peut être considérée comme une forme de provo- cation. Dans le musée national de Banja Luka, capitale de la république serbe, l’assassinat de l’archiduc est mentionné seulement de manière factuelle, et aucune forme d’héroïsation n’est évoquée à l’égard de Princip. Toutefois, une des rues de Banja Luka porte son nom. D’autre part, une médaille célébrant le courage des vétérans issus de la république serbe était gravée à son effigie durant la guerre de Bosnie, avec l’inscription: «Gavrilo Princip pour le courage, république serbe»177. en Serbie, une rue et certains établissements publics sont déjà baptisés en son honneur. De plus, le 28 juin 2015, un premier monument dedié à Princip est construit à Belgrade, marquant donc les 101 ans de l’attentat, mais aussi la fête de vidovdan. Goran večić, porte-parole de cette initiative, a affirmé que, «par l’érection de ce monument, Belgrade rend hommage de manière appropriée à un homme qui, par son action, est entré dans l’histoire serbe et [s’est] sacrifié pour la liberté»178. Finalement, on peut mentionner aussi deux projets audiovisuels dédiés à Princip. Le premier, si l’on en croit les médias de la république serbe, serait mené par le réalisateur igor Tešić, issu de l’académie des arts de Banja Luka.179 L’autre a été annoncé en 2013 et consisterait en un docu- mentaire réalisé par Kusturica, qui entend, selon ses déclarations à la presse, «rétablir la vérité contre les historiens occidentaux», en innocen- tant Princip180.

177 GavriloPrincipzahrabrost,RepublikaSrpska!, en serbe. Slavisa Bajic, «medalja “Gavrilo Princip za hrabrost, republika Srpska” prodaje se na PiK.ba», Frontal, 23 mars 2013. 178 Julia Druelle, «Serbie: un monument à Gavrilo Princip bientôt érigé à Belgrade», LecourrierdesBalkans, 14 juin 2015. 179 aleksandra madžar, «Priča o Principu na filmskom platnu», banjaluka.com, 24 avril 2013. 180 agence de presse, «Sarajevo 1914: emir Kusturica monte au créneau pour défendre Gavrilo Princip», Blic, 7 décembre 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page173

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 173

Les considérations évoquées ci-dessus peuvent être mises en perspec- tive avec le postulat de makas (2012: 13) qui conçoit les musées de Sarajevo comme des vecteurs d’une image multiculturelle de la ville, y compris le musée dédié à Princip et François-Ferdinand: «Les musées de Sarajevo présentent l’évolution des communautés religieuses et des cultures, ainsi que les églises, les mosquées et les synagogues construites durant la période austro-hongroise.» Cependant, cette image multicul- turelle semble en partie en décalage avec la réalité, si l’on considère que les conflits de mémoire liés à l’événement fondateur du musée engen- drent toujours des tensions, comme on peut le voir au sujet de la célé- bration du centenaire de l’assassinat. Pour ce représentant de l’UNeSCo basé à Sarajevo, un lieu tel que celui de l’assassinat de François- Ferdinand est trop chargé en émotions pour qu’il mène à un quelconque processus de réconciliation, même cent ans après: «avant la guerre de Bosnie, le lieu où François-Ferdinand a été assassiné était considéré comme un mémorial. Puis ils l’ont détruit durant la guerre et ils ont déplacé les empreintes. C’est associé à beaucoup d’émotions. Ce n’est pas accepté par tout le monde à Sarajevo, alors qu’un mémorial doit aider le processus de réconciliation. »181

Le patrimoine SociaLiSte : miSe entre parenthèSeS et « yougonoStaLgie » markovitz décrit dans un ouvrage comment ernest, son hôte lors d’un séjour à Sarajevo en 2002, l’emmène avant toute chose visiter la flamme éternelle sur l’avenue maršala Tita au centre de la capitale. il lui explique que cette flamme, commémorant les partisans et la libération de Sarajevo à la fin de la Seconde Guerre mondiale, représente pour lui réellement la Bosnie: «Ceci est la flamme éternelle des partisans – tous ceux en yougoslavie, issus de chaque groupe et nation, qui ont combattu le fascisme durant la Seconde Guerre mondiale, qui ont combattu avec Tito contre l’occupation nazie. Ça c’est la Bosnie pour moi: chaque groupe, chaque nation est gravée sur cette pierre; ensemble ils ont vaincu» (markovitz, 2010: 39). La citation d’ernest présente une vision fédéra- trice du patrimoine socialiste qui n’est pas partagée par tous dans l’espace postyougoslave, et encore moins par des acteurs cherchant à légitimer des

181 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 20 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page174

174 La viLLe marTyre

positions nationalistes exclusives. Comme on a pu le constater avec les exemples de parcs mémoriels partisans présentés plus haut, leur mise en valeur se heurte à de nombreux obstacles, autant financiers qu’identi- taires. Si des acteurs externes, tels que l’UNeSCo ou la Commission européenne, incitent à promouvoir des éléments issus du patrimoine socialiste, mettant en avant leur potentiel fédérateur, les processus visant à leur réhabilitation sont encore loin d’être achevés. Les parcs mémoriels de vraca et Dudik, s’ils ne sont pas détruits, peuvent illustrer ce que Frykman (2003) qualifie de «culturalbracke- ting». Ce concept, traduit littéralement comme une «mise entre paren- thèses culturelle», décrit la manière dont certains objets sont mis en «mode d’attente». Le mémorial de Dudik n’a certes pas été détruit comme ce fut le cas pour beaucoup de monuments partisans après l’indé- pendance croate, mais il est laissé en total abandon. en outre, bien que représentant l’une des réalisations les plus importantes de Bogdan Bogdanović, sa promotion est absolument inexistante, au contraire des nombreux monuments commémorant la «Guerre patriotique», systéma- tiquement mis en exergue dans le secteur touristique de vukovar. C’est finalement un terrain de sport, attribué à un club de football de vétérans croates, qui participe à la croatisation de ce lieu de mémoire. Baillie et Frykman soulignent ainsi que l’administration croate adopte après la mort de Tudjman une attitude plus ambiguë envers ces lieux de mémoire, sans les détruire, mais sans leur rendre leur usage non plus. Frykman (2003: 49), prenant l’exemple des monuments partisans en istrie, démontre que ce processus de mise entre parenthèses peut s’obser- ver dès lors qu’une «mémoire politiquement risquée remonte à la surface». Selon lui, des épisodes noirs du passé socialiste, tels que les exécutions sommaires d’individus soupçonnés de collaboration avec les fascistes, sont devenus des arguments dans le débat sur les horreurs cachées du socialisme. Cela permettrait ainsi de justifier le besoin du nouvel état croate de prendre une certaine distance avec le passé socia- liste yougoslave. ainsi, un monument partisan comme Dudik, commé- morant d’autant plus une majorité de victimes serbes, n’a que des chances minimes d’être mis en avant par les autorités locales croates. De la même manière, la remise en cause du statut de héros attribué à Gavrilo Princip pendant la rFSy peut être vue en Bosnie comme une prise de distance avec certains éléments de la rhétorique socialiste, d’au- tant plus si elle est représentée par un nationaliste serbe. Toutefois, il ne faudrait pas considérer l’ensemble du passé socialiste comme « mis entre parenthèses » dans l’espace postyougoslave. Ce patrimoine ne comporte TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page175

Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe DaNS Le PaLimPSeSTe yoUGoSLave 175

pas la même signification suivant le contexte et les objets mis en avant. Certains éléments, tel le parc mémoriel de Dudik, tendent à être «mis entre parenthèses» selon les termes de Frykman. D’autres, au contraire, à l’image du radnicki Dom, sont réhabilités dans l’optique de produire un patrimoine commun, un lieu d’échange renforçant le processus de réconciliation et l’attractivité touristique de la ville. il faut tout de même souligner, dans l’exemple du radnicki Dom, l’importance de l’aide financière accordée par l’Ue dans l’acceptation d’un tel projet. De plus, la Croatie était encore en train de travailler à sa candidature à l’Ue en 2011, cela pouvant également favoriser la réhabilitation d’un site promu par la Commission européenne. Cependant, on peut légitimement se poser la question de savoir quelle aurait été la réaction du gouvernement local si l’Ue avait proposé une aide financière pour rénover le parc mémoriel de Dudik. Si le parc mémoriel de Dudik illustre les tensions que peuvent produire les différentes couches mémorielles qui caractérisent l’espace postyougoslave, le parc de vraca en Bosnie-Herzégovine semble comporter en revanche un certain potentiel fédérateur. Ce symbole de la résistance antifasciste représente la dimension multiculturelle de la région par la diversité des victimes qu’il commémore. il symbolise égale- ment une yougoslavie forte à travers le souvenir des dignitaires étrangers qui s’y rendaient jusque dans les années 1970. Cependant, ce lieu est toujours dans l’oubli vingt ans après la fin de la guerre, déserté par les touristes et absent de toutes promotions. Cela amène à s’interroger sur la différence qu’il existerait entre le patrimoine socialiste et le patrimoine partisan. Si le deuxième semble inclus dans le premier, tous les éléments attachés au patrimoine socialiste ne peuvent être considérés comme parti- sans. Cette dénomination se limite ici à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et à la résistance antifasciste, alors que le patrimoine socialiste englobe l’ensemble de l’histoire de la yougoslavie titiste, incluant par exemple aussi le passé industriel de la rFSy. Pour cette raison, des éléments partisans semblent comporter un plus grand potentiel de divi- sion dû à leurs liens avec la Seconde Guerre mondiale, et surtout à l’op- position souvent mise en avant entre oustachis et partisans. Cela peut expliquer l’acceptation de la réhabilitation d’un objet patrimonial tel que le radnicki Dom, antérieur à la Seconde Guerre mondiale, et le rejet d’un site tel que vraca, intrinsèquement lié à l’antagonisme entre oustachis et partisans. De plus, on l’a vu plus haut, le site touristique de Dvar, présen- tant les grottes où se cachait le maréchal Tito pendant la Seconde Guerre mondiale, se voit initialement refuser une aide financière de l’USaiD, TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page176

176 La viLLe marTyre

arguant que ce site glorifiait le communisme. ainsi, des acteurs externes peuvent aussi émettre des réticences à promouvoir un site représentatif du patrimoine partisan, pour des raisons politiques. il semble donc que le patrimoine socialiste, lié à un contexte histo- rique plus global et moins centré sur la seule dimension politique, s’insère plus volontiers dans la logique «yougonostalgique». mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer le potentiel «yougonostalgique» de certains éléments de l’histoire partisane, surtout le fait que des individus de toutes nationalités confondues se sont battus ensemble contre le fascisme. Finalement, on peut se demander si la promotion d’objets patrimoniaux socialistes, tels que le radnicki Dom, ne pourrait pas amener des éléments de réponse à la problématique liée au potentiel de division induit par la gestion du patrimoine dans l’espace postyougoslave. La «yougo- nostalgie» pourrait-elle devenir un moyen d’attirer des touristes, locaux et internationaux, dans des sites qui seraient l’expression d’une des reven- dications principales des «yougonostalgiques»: l’égalité des citoyens indépendamment de leur origine nationale ? TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page177

CHaPiTre 5

La décompoSition yougoSLaVe au muSée

Les musées constituent une dimension incontournable dans le tourist- scsaped’un lieu, ainsi que dans son paysage mémoriel de manière géné- rale. Les lignes qui suivent visent à démontrer que le patrimoine de guerre représente le thème principal des musées de Sarajevo et vukovar. De plus, il est postulé que les diverses représentations et interprétations produites dans ces institutions influent sur le processus de réconciliation et partici- pent à la constitution de la ville martyre. À vukovar, deux musées traitent de l’histoire de la guerre de Croatie: le musée de la guerre patriotique et l’Hôpital de vukovar 1991. il faut également mentionner le Centre mémo- rial d’ovčara, qui propose un espace muséal. Sarajevo était déjà considérée avant l’indépendance de la Bosnie comme la capitale culturelle de la yougoslavie et héberge en conséquence de nombreux musées. on l’a vu précédemment avec les déboires du musée national, la situation des insti- tutions étatiques est plus que précaire en Bosnie-Herzégovine. Toutefois, à Sarajevo, plusieurs musées administrés aux niveaux de la ville et du canton, ou de manière privée, se sont développés après la guerre (fig. 12). il existe plusieurs projets muséaux mettant spécifiquement en scène l’histoire du siège de Sarajevo. Premièrement, le musée izetbegović est centré sur la personne du premier président de Bosnie et sur son rôle lors du conflit et dans la constitution du pays. Deuxièmement, le musée du tunnel et le musée d’histoire traitent directement de cette thématique. Finalement, l’association Fama182 international travaille actuellement sur la mise sur pied d’un musée du siège dont l’ouverture est normale- ment prévue dans les années à venir, et divers projets virtuels ou ponc- tuels ont encore eu lieu ces quinze dernières années. Dans la capitale, sur les quinze musées recensés par le site de l’office du tourisme du canton de Sarajevo, près d’un tiers traite directement ou indirectement de

182 http://www.famacollection.org/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page178

178 La viLLe marTyre

Figure 12: Une exposition informelle à Baščaršija dans la cour d’un café internet de Sarajevo. (Naef, 21.07.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page179

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 179

la thématique de la guerre. D’ailleurs, deux de ces musées – le musée du tunnel et le musée d’histoire – figurent parmi les plus visités de la ville.

Le muSée aLija iZetBegoVić Le musée à la mémoire du premier président de Bosnie-Herzégovine a ouvert ses portes le 19 octobre 2007, une date qui marque le 4e anniver- saire de sa mort. il est installé dans les tours de Ploča et de Širokac, reliées entre elles par des murailles et situées à côté du cimetière de Kovači, en bordure du centre historique. il fait initialement partie du musée de la ville de Sarajevo, à l’instar du musée Sarajevo 1878-1918, et reçoit des subven- tions de la ville et du ministère de la Culture et du Sport du canton. il devient une entité indépendante en 2012 et fonctionne maintenant unique- ment grâce aux produits des entrées et aux donations. Le musée collabore aussi actuellement avec le cimetière de Kovači, destiné aux combattants musulmans, où izetbegović est enterré. Un grand projet est en cours, le Centre mémoriel de Kovači, qui devrait regrouper un auditorium, un mémorial sous la forme d’un mur comportant les noms de toutes les victimes du siège, ainsi qu’une exposition sur la guerre de Bosnie (fig. 13).

Figure 13: Construction d’un amphithéâtre dans le cadre du développement du Centre mémoriel de Kovači, à côté du cimetière du même nom. (Naef, 23.08.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page180

180 La viLLe marTyre

Le musée est exclusivement centré sur la personne d’alija izetbegović, retraçant sa vie, son implication dans le conflit et son acti- vité politique, par des panneaux explicatifs et quelques objets person- nels. Certains éléments participent à un culte de la personnalité façonné autour du personnage, même si un consultant engagé dans la réalisation de l’exposition soutient que l’objectif n’est pas de présenter une image idéale du président: «Nous voulons partager une histoire vraie sur sa personne. Habituellement, chaque président dans l’Union européenne et à l’est avait des commentaires positifs à son sujet. Nous avons besoin d’avoir une vision objective. »183 Cependant, izetbegović est glorifié par l’ensemble de l’exposition, et la dimension multiculturelle de sa poli- tique et de sa philosophie est sans cesse mise en avant. on peut voir parmi tous ses objets personnels présentés – le béret dont il ne se sépa- rait jamais, ses lunettes, sa montre, son Coran – les nombreuses médailles et récompenses qu’il a reçues184. De plus, une section de l’ex- position est entièrement dédiée à tous les commentaires positifs des personnalités publiques à son sujet pendant et après la guerre. aucune critique négative du président n’est répertoriée, laissant croire qu’il suscitait la sympathie et le respect de toute la communauté internatio- nale185.

un muSée par et pour LeS haBitantS Le musée d’histoire a ouvert ses portes le 13 novembre 1945 dans le bâtiment de vijećnica (la célèbre bibliothèque incendiée par les forces assaillantes en août 1992). il a déménagé en 1963 dans son bâtiment actuel, à côté du musée national, en bordure du centre-ville. Le musée a changé plusieurs fois de nom. il était d’abord nommé le «musée de la révolution nationale de Bosnie-Herzégovine», puis en 1967, il est rebap- tisé «musée de la révolution de Bosnie-Herzégovine». il est finalement

183 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 184 médaille d’état de la république de Croatie, médaille de l’ordre de Jelena, récompense annuelle du Centre américain pour la démocratie, médaille de la liberté de la république de Turquie, ordre de l’indépendance de l’état du Qatar, Prix du forum de Crans-montana, Prix international du roi Fayçal, Prix de la personnalité islamique de l’année, les remerciements de Jean-Paul ii, etc. 185 izetbegović a par exemple souvent été critiqué par la communauté internationale pour ses liens supposés avec des organisations fondamentalistes. il aurait notamment rencontré à plusieurs reprises oussama Ben Laden durant la guerre. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page181

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 181

renommé «musée d’histoire de Bosnie-Herzégovine» en juin 1993. Si l’on en croit son site internet186, il serait le seul du pays à traiter l’intégra- lité de l’histoire de Bosnie. Toutefois la majeure partie de son contenu est directement liée à l’histoire du siège des années 1990. L’exposition Sarajevoencerclée, centrée sur le siège et inaugurée en novembre 2003, est composée d’articles de presse, d’affiches et de photo- graphies d’époque. mais les éléments centraux de l’exposition sont surtout les différents objets improvisés par les assiégés afin d’alléger leur vie quotidienne, désignés en tant qu’«outils de survie» et preuves matérielles de l’ingéniosité des habitants à assurer leur survie. Des fusils archaïques sont également exposés, illustrant leurs faibles moyens de défense, et des reconstitutions de l’espace de vie des habitants sont présentés (fig. 14).

Figure 14: musée d’histoire de Sarajevo. reconstitution d’une cuisine durant le siège, la pièce la plus importante et la plus utilisée pendant la guerre. (Naef, 29.07.2010)

186 «Historijski muzej Bosne i Hercegovine», http://www.muzej.ba/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page182

182 La viLLe marTyre

on peut aussi voir les différentes animations culturelles organisées pendant le siège, telles que le Théâtre de guerre de Sarajevo187, ou encore le Festival du film de Sarajevo, représentant maintenant un événement reconnu dans le milieu cinématographique européen. Les éléments centraux de l’exposition du musée d’histoire – les «outils de survie» – sont maintenant aussi inclus dans un nouveau secteur, celui de la digitalisation du patrimoine culturel, aussi qualifié de «musée virtuel». en 2010, le musée d’histoire a collaboré avec la Faculté d’ingénierie électrique de Sarajevo, dont un groupe d’étudiants en fin de cursus, afin de mettre sur pied cette exposition digitale188.À l’heure actuelle, 46 éléments sont recensés. Chacun de ces objets carac- téristiques du siège, allant d’une simple bouteille de Tabasco à une lampe improvisée fonctionnant au gaz naturel, est présenté par une fiche tech- nique, comprenant un texte d’introduction, des photos, une représenta- tion en trois dimensions et un minifilm explicatif. La coordinatrice du projet insiste sur les nouvelles dimensions qu’apporte un projet multi- média comme celui-ci: «Dans une exposition muséale, tu n’as pas les histoires derrière les objets. Tu ne peux pas les retourner. Nous voulions apporter plus d’atmosphère à cette exposition. Le bruit caractéristique des bombardements par exemple… Pendant le siège, le bruit était la chose la plus effrayante. maintenant, on est systématiquement effrayé par le bruit des feux d’artifice. »189 De plus, la coordinatrice souligne que tous les acteurs impliqués dans le projet ont personnellement vécu le siège : « […] ils sont tous très connectés émotionnellement. on voulait faire quelque chose de perma- nent, quelque chose qui resterait. Les étudiants étaient des enfants durant le siège et ils ont des liens spéciaux avec cet événement ; ils ont donc été très enthousiastes pour participer. Ceux qui travaillaient sur les effets sonores, ceux qui travaillaient sur les traductions, tous ont vécu le siège. Personne n’a demandé d’argent. »190 L’importance d’avoir vécu personnellement le siège se retrouve aussi dans l’introduction du site

187 Le Sarajevski ratni teatar. il est né en 1992, à travers une recentralisation des théâtres de la ville qui avaient cessé de fonctionner avec le début des hostilités. Près de 2000 pièces auraient été présentées durant le siège et certains metteurs en scène et acteurs internationaux sont venus s’y produire, à l’image de Susan Sontag et sa représentation de EnattendantGodot. 188 «Sarajevo Survival Tools», http://h.etf.unsa.ba/srp/index.htm. 189 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 9 août 2011). 190 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page183

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 183

internet dédié au projet: «Un des intérêts particuliers réside dans les films, qui, au-delà de fournir des détails sur les objets, présentent la perception de chaque étudiant sur cette période de guerre qu’il a vécue en tant qu’enfant.»191 La virtualisation de l’exposition du musée d’histoire a plusieurs avantages. Premièrement, elle permet d’amener une certaine sécurité dans un contexte où les problèmes de financement peuvent rapidement contraindre un musée à fermer ses portes. D’ailleurs, le musée d’his- toire a dû lui-même fermer temporairement pour cause de manque de fonds en 2004 et 2005. L’exposition Sarajevoencerclée, à l’époque de taille plus réduite, avait dû être déplacée en Suède durant quinze mois (makas, 2012). Deuxièmement, les objets exposés sur internet peuvent être présentés à un public mondial en mesure d’observer une partie du contenu de l’exposition sans être physiquement à Sarajevo, élargissant ainsi considérablement le nombre de visiteurs potentiels ainsi que leur provenance. Cela est d’ailleurs confirmé par une collaboratrice du projet qui parle de plus de 200000 visites depuis la création du site internet.

fama ou L’art de La guerre en 2012, un consortium composé de quatre organisations et guidé par l’association Fama international192 annonce officiellement l’ouver- ture en 2014 d’un musée du siège. Fama, une institution clé dans la patrimonialisation du siège de Sarajevo, se compose de journalistes, d’intellectuels et d’artistes. Cette organisation est établie en 1990 et s’autodéfinit alors comme la première compagnie de médias indépen- dante en yougoslavie. L’idée de base est de créer une « CNN du Sud-est de l’europe ». Cependant, le début de la guerre en Bosnie va mettre un frein à ce projet et l’association va se réorienter vers une documentation minutieuse de l’histoire du siège, visant à mettre sur pied une vaste banque de connaissances. Cela donne lieu à de nombreux projets origi- naux, dont certains sont déjà mis en œuvre pendant le conflit. Présenter tous les projets de Fama nous emmènerait au-delà du contexte de cette étude, toutefois certains d’entre eux méritent que l’on

191 SarajevoSurvivalTools. 192 http://www.famacollection.org/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page184

184 La viLLe marTyre

s’y arrête brièvement. Une de leurs réalisations majeures consiste par exemple en la publication d’une encyclopédie du siège de Sarajevo de près de 1300 pages193. Un autre projet, le Survival art museum, est construit en 1994 grâce à des matériaux de fortune, alors que la ville est encore assiégée. Le thème de ce musée est lié à la période de 1992 à 1994, définie en ces termes par les membres de Fama: «le temps de la résis- tance spirituelle et de la survie physique et culturelle»194. Une partie du muséum exposait les différents artefacts conçus par les habitants afin de survivre au siège, alors qu’une autre se concentrait sur les nombreuses réalisations artistiques – sculptures, peintures, dessins, théâtre, publica- tions – créées durant le siège. en 1996, lors de l’exposition nationale, la ville de Tokyo invite Fama à reproduire au Japon l’expérience éphémère du Survival art museum. Selon le site internet de Fama, les commis- saires de l’exposition et les autorités japonaises ont vu, dans ces expé- riences de survie, un modèle applicable à d’autres villes. Un certain nombre de ces «objets de survie» ont été envoyés au Japon pour y être exposés, et selon Fama près de 2,5 millions de personnes auraient visité cette exposition. Une autre production significative de l’association Fama peut se trouver dans les librairies et les échoppes de souvenirs de Sarajevo. au milieu des guides de voyage et de randonnée classiques, un ouvrage semble se démarquer: TheSarajevoSurvivalGuide. Cet ouvrage est présenté par FAMA comme un guide de style michelin contenant 30 thématiques liées à la survie. Derrière l’accroche «Greetings from Sunny Sarajevo!», il est structuré comme un guide de voyage classique avec différents chapitres tels que: «Getting around», «Sarajevo by night», ou «Where to dine». Toutefois, le chapitre «Sarajevo by night» ne propose en aucun cas les discothèques à la mode, mais plutôt les diffé- rentes techniques utilisées à l’époque du siège pour produire de l’électri- cité. De la même manière, le chapitre «Transportation» n’offre pas d’inventaire des transports publics, mais présente les moyens utilisés par les habitants pour se déplacer en évitant les tirs de snipers. Le chapitre sur la nourriture comporte des «recettes de guerre», basées sur les aliments issus des packs humanitaires ou permettant par exemple de réaliser des frites sans pomme de terre. Cette parodie de guide touristique constitue

193 Suada Kapic, TheSiegeofSarajevo,1992-1996, Sarajevo: Fama, 2000. 194 Fama, http://www.famacollection.org/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page185

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 185

ainsi un objet de mémoire comme l’attestent ces propos tirés de la préface de l’ouvrage:

Le guide sur Sarajevo vise à être une version de Michelin, amenant des visiteurs à travers la ville en leur apprenant comment survivre sans trans- ports, hôtels, taxis, téléphone, nourriture, magasins, chauffage, eau, infor- mation, électricité. C’est une chronique, un guide de survie, une partie d’une archive future qui montre la ville de Sarajevo non comme une victime, mais comme un lieu d’expérience où l’esprit peut encore l’em- porter sur la terreur. 195

Ce guide est aussi introduit sur le site de Fama comme le catalogue du SurvivialMuseum: «une leçon sur les moyens de survie en période postcataclysme»196. Suivant l’idée du guide voyage, Fama a également publié une carte de la ville, sur le mode d’une carte touristique, représen- tant tous les sites d’intérêt. Toutefois, à la différence d’une carte clas- sique, les lieux mis en évidence sont directement liés au siège, tels que le bâtiment de la poste, le Holiday inn – refuge des journalistes pendant le conflit – ou encore l’usine de tabac qui n’a jamais cessé de fonctionner durant le siège. Cette dernière est décrite ainsi sur le verso de la carte:

Les cigarettes marlboro produites à l’usine sous la licence de Philip morris étaient les cigarettes les plus prisées en ex-yougoslavie. il y a un culte de la cigarette à Sarajevo. même si de larges quantités de tabac furent détruites, l’usine réussit à produire de petites quantités de cigarettes durant le siège. Bien que de qualité inferieure, elles étaient achetées des fois à 100 Dm (70 $) par cartouche. Les cigarettes étaient parmi les marchandises les plus valorisées. Pour un paquet de cigarettes, on pouvait obtenir plusieurs boîtes humanitaires de nourriture. Dû au manque de papier à cigarette, elles étaient roulées dans des manuels, des livres et des documents officiels. on ne pouvait pas lire les mises en garde habituelles sur les dégâts de la fumée, mais on pouvait par exemple connaître le processus de production du cuivre. Les habitants racontent souvent des histoires expliquant comment ils se seraient rendus sans les cigarettes.

De plus, Fama propose une carte géopolitique de l’ensemble des républiques d’ex-yougoslavie, représentant les haut lieux de la guerre (Sarajevo, vukovar, mostar, Srebrenica, etc.), les différentes armées, les camps de réfugiés, les mouvements de population. De la même manière que la parodie de guide touristique décrite plus haut, ces cartes de guerre

195 Fama, TheSarajevosurvivalguide, Sarajevo: Fama, 1993. 196 Fama, http://www.famacollection.org/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page186

186 La viLLe marTyre

sont vendues parmi des cartes routières et des cartes de randonnée, dans des librairies et des commerces destinés aux touristes. elles sont aussi présentées comme des objets de mémoire à l’instar du SurvivalGuide : «Cette carte est un témoignage de la survie de la ville, d’une nouvelle civilisation créée sur les ruines de l’ancienne.»197 La fondatrice et direc- trice de Fama révèle que le projet de musée du siège est la conclusion de tout le travail de documentation conduit ces vingt dernières années. elle ajoute qu’aucune demande de subventions n’a été adressée aux auto- rités publiques afin de conserver une certaine indépendance politique et de ne pas entrer en concurrence avec le musée national, qui lutte alors encore pour sa survie198. Si aucun fonds public n’a été alloué, la municipalité de Sarajevo a tout de même offert au consortium en charge du projet199 une parcelle de 5000 mètres carrés dans le quartier de au cœur de la ville. De plus, la ville de Sarajevo patronne officiel- lement le projet, et de nombreuses subventions en nature sont attribuées par des compagnies publiques200, telles que l’électricité, le gaz, l’eau, les services postaux, téléphoniques et internet, ainsi que la gestion des déchets. Le musée sera nommé «The museum – The art of Living 1992-1996», mais la plupart des collections sont déjà disponibles dans sa version virtuelle. Comme dans le contexte de l’exposition Survival Tools, le Survival art museum, créé pendant le siège, est présenté comme le projet original qui inspire la conceptualisation du futur musée du siège. Celui-ci comprendra trois étages. Le premier regroupera l’exposition permanente et les services aux visiteurs. Le deuxième présentera les collections virtuelles de Fama, et le troisième proposera une «Travelling“pop-up” SurvivalHomeexhibit».Une exposition nomade sera ainsi installée dans un container, prête à être envoyée et déployée dans une ville hôte comme exposition temporaire. Comme l’explique Fama, l’objectif est de renfor- cer la visibilité du musée et de forger des liens transnationationaux. au premier étage, à côté d’une boutique où les visiteurs pourront acquérir les

197 Fama, http://www.famacollection.org/. 198 Propos recueillis en anglais lors d’une discussion informelle (Sarajevo, en août 2011). 199 Les quatre associations formant le consortium sont Fama international, international Theatre Festival (meSS), education Builds Bosnia (oGBH) et youth initiative for Human right in Bosnia and herzegovina (yiHr BH). 200 Les compagnies impliquées sont elektroprivreda BiH (électricité), Sarajevo Gas (gaz), BH Telecom (internet, téléphone), BiH Post (services postaux), vodoprivreda (eau), JP rad (paysagisme). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page187

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 187

différents objets décrits ci-dessus – SurvivalGuide, SurvivalMaps–une cafétéria proposera des menus inspirés du SurvivalCookbook, ainsi que du café réalisé sans grains de café et des gâteaux sans sucre. Le deuxième étage, dédié aux collections de Fama, constituera la partie multimédia du musée, avec en plus de divers modules interactifs 987 interviews représentant trente heures de vidéo. Cette collection est présentée comme un «instantané de patrimoine postcataclysmique.» Le musée étant encore au stade de projet à l’heure où ces lignes sont écrites, il est un peu tôt pour faire une analyse définitive de son interpré- tation. Toutefois, en se basant sur la proposition de projet éditée par Fama et sur la description ci-dessus, on peut proposer quelques pistes de réflexion. en premier lieu, à l’instar de l’exposition Sarajevoencerclée au musée d’histoire, ce sont bien les habitants de Sarajevo et leurs moyens de survie qui constituent le centre d’intérêt de ce projet, davan- tage que les stratégies militaires ou le contexte politique lié à la guerre. Des productions artistiques développées pendant le siège, des éléments de la vie quotidienne adaptés aux conditions de la guerre, des témoi- gnages des habitants sont prévus dans l’offre du musée. Finalement, l’in- dépendance de cette initiative est mise en avant dans ce même document, la présentant comme non alignée avec des partis politiques ou autres mouvements idéologiques.

Le muSée du tunneL, SymBoLe de réSiStance Le musée le plus visité de Sarajevo est sans conteste le musée du tunnel, aussi dénommé «Tunel Spasa»201 et situé en périphérie de la ville. il n’existe pas de statistiques sur le nombre d’entrées quotidiennes, mais Bajro Kolar, le fondateur, estime un nombre de visiteurs oscillant entre 100 à 200 par jour, un chiffre largement supérieur aux autres musées présentés ci-dessus. Ce site fut reconverti en musée lorsque l’armée bosniaque abandonna les lieux à la fin du siège, rendant ainsi la maison qui abritait l’entrée du tunnel à son propriétaire, Bajro Kolar. Ce dernier, plutôt que de réinvestir son ancien habitat, décida de le transformer en musée et s’installa dans une maison voisine. Toute cette opération fut effectuée sans le moindre soutien des autorités et constitua ainsi une entreprise totalement privée et familiale, le site étant géré par son proprié- taire et sa famille jusqu’en 2013. Ce lieu représente maintenant un des

201 Tunnel de survie. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page188

188 La viLLe marTyre

symboles majeurs de la guerre, et surtout de la résistance livrée par l’armée bosniaque et les habitants de la ville. au début des hostilités, Bajro Kolar réside avec sa famille dans le quartier de Butmir non loin de l’aéroport alors contrôlé par l’oTaN. en avril 1993, les autorités bosniaques réquisitionnent sa maison afin d’y abriter l’une des extrémités d’un tunnel qui rejoindra le quartier plus central de Dobrinja, en passant sous l’aéroport:

Le premier à me rendre visite a été le fils du président izetbegovic: Bakir. […] Je lui ai dit: «Je te donne tout, fais ce que tu veux. J’essayerai de t’aider.» alors après des ingénieurs sont arrivés. Un des ingénieurs – Nedzad Brankovic – fut même Premier ministre jusqu’à l’année dernière. Certains ne l’aiment pas trop à cause d’histoires de corruption et il a dû démissionner, mais il était très important durant cette époque. il a couru de nombreuses fois à travers l’aéroport en risquant sa vie.

Ce tunnel a été creusé en quatre mois de travail quasiment à mains nues et terminé le 30 juin 1993. Sa construction s’est effectuée dans le plus grand secret. L’ex-général Jovan Divjak, alors membre de l’état- major, explique que même lui n’était pas au courant de son existence deux mois déjà après sa réalisation:

Je me souviens, c’était le mois de janvier 1993. Une équipe d’officiers iraniens m’a demandé pourquoi on ne construisait pas un tunnel. ils m’ont dit: «vous vous souvenez quand Basra était bloquée, on a fait un tunnel.» J’ai parlé avec le commandant du premier corps et je lui ai ordonné de contacter des ingénieurs de différentes entreprises à Sarajevo. après quelques jours, il m’a dit que c’était impossible. […] mais durant les mois de mai et de juin, quand on a eu la conférence avec mladić et la délégation de l’armée serbe, ils insistaient chaque fois, de jour en jour, sur le fait qu’il fallait arrêter la construction de ce tunnel. mon commandant a dit: «Non, ça n’existe pas!» À la fin, c’était le 1er août ou le 2 août, un journaliste de France est venu. il m’a demandé une interview. À la fin il m’a demandé: «vous avez un tunnel?» Je lui ai dit non. […] il a ri et il a dit: «voilà je suis passé par le tunnel il y a deux heures.» voilà, moi j’étais à l’état- major et je ne savais pas qu’il y avait ce tunnel.202

L’objectif principal du tunnel est le ravitaillement de la ville en armes, essence, vivres et médicaments, et non de permettre aux assiégés de quitter la ville. il est très compliqué pour les non-combattants d’utiliser le tunnel; des permis spéciaux sont nécessaires pour y accéder. Certains, à l’image

202 entretien réalisé en français (Sarajevo, le 3 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page189

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 189

de ce guide travaillant pour l’agence Sarajevo insider, parlent d’un double blocage, d’un côté provoqué par les forces assiégeantes, mais d’un autre par l’armée bosniaque elle-même: «on ne pouvait pas quitter Sarajevo. ils ne voulaient pas que les familles des soldats partent, car si les familles partaient les soldait suivraient.»203 Cette idée est d’ailleurs partagée par un autre guide, Jusufović: «Notre police militaire ne nous permettait pas de quitter Sarajevo. Ça paraît stupide, mais je suis sûr que mon gouvernement était en pourparlers avec la Serbie pour ne pas ouvrir Sarajevo.»204 Toutefois, pour l’ex-général Jovan Divjak c’est bien le manque de moyens militaires qui a empêché l’ouverture d’une route depuis Sarajevo: «on a essayé plusieurs fois de débloquer Sarajevo. mais nous n’avions pas d’ar- tillerie lourde, nous n’avions pas un bon commandement. […] L’armée croate ne voulait pas nous aider. C’était moi qui avais demandé à l’artille- rie croate de tirer sur Sarajevo. ils n’ont pas voulu nous soutenir. et quel- qu’un a dit – c’était un journaliste au commencement de la guerre – que la conserve ne peut s’ouvrir que de l’extérieur.»205 Selon la brochure de présentation du musée206, le tunnel mesure 800 mètres de long pour une largeur moyenne d’un mètre et demi. au début, les passages se font seulement à pied, puis un système de wagonnet est mis en place. Les traversées ne peuvent se faire que dans un sens à la fois et des groupes de 20 à 100 personnes sont envoyés alternativement, soit environ 4000 passages quotidiens. Chaque individu porte une moyenne de 50 kilos de nourriture, et près de 20 tonnes de matériel sont acheminées chaque jour. Le plus grand risque est lié aux transports de matériaux inflammables, tels que l’essence et les munitions. Un projet de construction d’un deuxième tunnel, pouvant accueillir des véhicules, est finalement avorté lorsque les combats cessent en 1995. aujourd’hui, seule une vingtaine de mètres du tunnel est reconstituée pour l’usage des touristes (fig. 15) qui se rendent en général sur place avec des tours orga- nisés, en raison de la situation décentrée du site. Un film présente le lieu, et un certain nombre d’artefacts datant du siège sont exposés. De plus, on trouve une revue de presse et des photos des nombreuses célébrités ayant visité le musée, telles que Kevin Spacey, orlando Bloom, emanuelle Béart ou Sean Penn.

203 Propos recueillis lors du tour TimeofMissfortune(Sarajevo, le 26 juillet 2010). 204 Propos recueillis lors du tour MissionImpossible(Sarajevo, le 24 juillet 2010). 205 entretien réalisé en français (Sarajevo, le 3 août 2010). 206 Bajro Kolar et edis Kolar, Tunel, Sarajevo. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page190

190 La viLLe marTyre

Figure 15: musée du tunnel. Section conservée du tunnel ouverte aux touristes. (Naef, 22.07.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page191

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 191

Bajro Kollar décide de transformer ce site en musée dès son abandon par l’armée bosniaque. il fut lui-même impliqué dans la construction et l’organisation du tunnel pendant la guerre, d’abord intégré dans l’équipe de construction, puis transféré dans le centre de logistique afin de contri- buer à la gestion du transport du matériel. Son fils edis Kolar était lui mobilisé dans le bataillon du 1er corps de la police militaire, chargé d’as- surer la sécurité du tunnel. La mère de Bajro Kolar, Šida, a aussi connu une certaine notoriété pendant le siège, accueillant chaque personne avec un verre d’eau à la sortie du tunnel. Une fois le cessez-le-feu proclamé, la maison ainsi que Bajro et edis Kolar sont démobilisés. ils prennent alors la décision de transformer ce site en objet de mémoire, comme il est expli- qué sur la brochure du musée: «Du fait du manque d’emplois et pour conserver ce tunnel légendaire, la famille Kolar a décidé de préserver tout ce qui était utilisé durant la construction et l’utilisation du tunnel.»207 Bajro et son fils peuvent garder le wagonnet, les outils de construc- tion et certains autres artefacts en lien avec l’histoire du lieu. mais à part ces dons aucune forme de partenariat n’est instaurée avec les autorités publiques, malgré plusieurs demandes écrites de Bajro. Toutefois le projet de musée devient vite une entreprise profitable et permet grâce aux cinq marks208 d’entrée de faire vivre et prospérer la famille. Le succès grandit avec l’apparition progressive d’un marché touristique et, dès 2004, on envisage la reconstruction complète du tunnel. Le minis- tère de la Défense – un ministère d’état – engage des négociations avec la famille Kolar, mais comme l’explique Zijad Jusufović: «ils [la famille Kolar] savent que dans l’armée il y aura des problèmes dans la mesure où l’état-major est composé de Serbes, de Croates et de musul- mans. et s’ils doivent décider ensemble les problèmes vont durer encore plus longtemps.»209 C’est finalement le canton de Sarajevo qui récupère le musée en 2012, comme cela était déjà avancé par edis Kolar, le fils de Bajro, en 2011 : « C’est toujours un business familial. il y a des plans pour reconstruire le tunnel en entier. […] Le gouvernement le recons- truirait et nous on continuerait à travailler pour le musée. avant, ils n’étaient pas intéressés. mais ce ne sont que des plans et cela prendra du temps. Tout est très lent ici en Bosnie.»210 Le musée du tunnel est

207 Bajro Kolar et edis Kolar, Tunel, Sarajevo, 18. 208 2,5 euros. 209 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2011). 210 Discussion informelle en anglais (Sarajevo, le 10 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page192

192 La viLLe marTyre

actuellement administré par le canton, par l’intermédiaire d’une fonda- tion représentée par un conseil exécutif de cinq membres désignés par le canton de Sarajevo. Si la récupération du musée par les autorités publiques a lieu plus rapi- dement qu’edis le prévoyait, la reconstruction complète du tunnel ne semble pas encore à l’ordre du jour. Certains obstacles sont à surmonter; d’abord, la demande d’autorisation d’utiliser le terrain actuel de l’aéro- port sous lequel passait le tunnel au temps du siège. De plus il est aussi envisagé d’incorporer au projet le bâtiment qui abritait l’autre extrémité du tunnel, dans le quartier de Dobrinja. À l’image de l’exposition Sarajevoencerclée, il existe d’ailleurs aussi une volonté de reconstruire virtuellement le tunnel, comme l’explique la conceptrice de l’exposition Survival tools décrite plus haut: «on aimerait aussi monter un projet de reconstruction virtuelle du tunnel. La reconstruction du tunnel en entier. on ajouterait aussi les sons des bombardements et de la guerre.»211 Finalement, on peut aussi mentionner une seconde entrée du tunnel inconnue du public. Celle-ci se trouve dans une maison voisine de celle de la famille Kolar. elle abritait la police militaire pendant la guerre. N’ayant pas eu le même esprit d’initiative que Bajro, le propriétaire est passé à côté de son exploitation touristique et mémorielle, et aujourd’hui seule une inscription murale témoigne de son passé guerrier: «entrée principale du tunnel. ici se trouvait la police.»212 La situation du musée du tunnel est encore en pleine évolution, et il reste à voir dans quelle mesure les projets de développement cités ci- dessus pourront voir le jour et permettre ainsi à ce site de devenir un monu- ment d’importance comme il est espéré dans la brochure de présentation du site: «Nous espérons que dans un futur proche ce petit tunnel puisse devenir un grand monument pour Sarajevo et pour que les futures généra- tions apprennent, afin que le mal ne se reproduise plus.»213 en 2005, alors que le site est toujours géré de manière privée, Tumarkin (2005: 208) décrit ce lieu non seulement comme un musée privé, mais aussi comme un «mémorial privé». Bajro confirme encore cette idée en 2010, lorsqu’il revendique clairement la propriété de ce lieu de mémoire: «C’était le directeur de la Banque mondiale… il m’a demandé: “vous êtes le succes- seur du musée du tunnel?” Je lui a répondu: “Je suis le propriétaire, pas

211 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 9 août 2011). 212 GlavniulazuTuneli.Ovdjejebilapolicija en bosniaque. 213 Bajro Kolar et edis Kolar, Tunel, Sarajevo, 20. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page193

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 193

seulement le successeur”.»214 Cette gestion privée du lieu est aussi présen- tée par le fondateur du musée comme un moyen de se soustraire aux diffé- rentes influences politiques et de préserver ainsi son indepandence: «Le problème réside dans les différentes influences des différentes poli- tiques… Des Croates, des Serbes et des autres. Si le gouvernement officiel l’avait fait, beaucoup de Croates et de Serbes auraient réagi différemment. mais maintenant c’est privé!»215 il ajoute même, faisant allusion au discours d’ouverture du 15e anniversaire du musée en 2010: «Je n’aime pas quand tout le monde parle du tunnel. Certains politiciens essayent de l’instrumentaliser pour leur propre publicité. Je ne laisserai pas les politi- ciens faire le discours; ça sera un étudiant qui le lira.»216 il serait intéressant d’observer l’évolution de ce musée, maintenant qu’il est géré par les autorités du canton, que ce soit du point de vue de son développement commercial ou de son instrumentalisation politique; de son indépendance ou de sa récupération par des groupes politiques. Bien sûr, il est encore trop tôt pour constater de réels changements, d’autant plus que le système bureaucratique qui caractérise le pays ralentit le dévelop- pement d’un tel projet. Toutefois une question qui peut se poser concerne l’évolution de l’interprétation du conflit parallèlement à la reprise du site par le canton, sous administration bosniaque. va-t-on assister à un renfor- cement du symbole de résistance et du martyre bosniaque, qui pourrait s’accompagner d’une certaine stigmatisation du groupe national serbe? Cela amène à considérer plus en détail l’interprétation du conflit que propose ce musée et les représentations qu’il suscite chez ses visiteurs. Une dimension de l’histoire du tunnel qui n’apparaît dans aucune des descriptions du musée est liée au marché noir et au fait que certains indi- vidus ont amassé des fortunes rapides en monopolisant le tunnel pendant quelques heures. Ces derniers, qualifiés de «profiteurs de guerre», sont en revanche mentionnés par certains guides. Zijad Jusufović, l’actuel président de l’association des guides de Sarajevo, n’hésite pas à criti- quer ouvertement cette omission de l’histoire: «avec ce tunnel, nous sommes coupables de présenter seulement des histoires positives. et, après tout ça, les hauts représentants étrangers le voient comme un miracle. mais pour acheter un kilo de bananes c’était au moins 40 euros ! […] Les autres guides n’aiment pas ma manière de présenter. ils veulent

214 entretien réalisé à l’aide d’un traducteur bosniaque-anglais (Sarajevo, le 28 juillet 2010). 215 Idem. 216 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page194

194 La viLLe marTyre

juste présenter le côté positif. C’est pour ça que je suis devenu un guide quelque peu non grata. »217 Ce musée constitue l’une des attractions touristiques principales de Sarajevo. Selon l’ex-général Divjak: «C’est seulement là qu’on peut sentir, voir comment c’était pendant la guerre!» Tim Clancy, cofondateur de l’agence touristique Green visions, a traversé plusieurs fois le tunnel pendant la guerre. il présente ce musée comme un témoignage réel de l’expérience de guerre à Sarajevo: «[…] même si c’est juste une légère ressemblance avec ce que c’était “à l’époque”, cela décrit néanmoins les triomphes et les tribulations de l’unique voie de survie de la ville. C’est mon premier choix, non pas parce que c’est entretenu en beauté, mais parce que c’est réel et cru et que ça décrit ce que Sarajevo en guerre était pour moi – le vrai esprit de l’endurance humaine.»218 Les touristes insis- tent, eux, sur l’importance d’avoir affaire à des individus – la famille Kolar ou certains des guides – ayant eux-mêmes vécu le conflit, comme le démontrent les extraits de blogs touristiques suivants:

J’étais particulièrement intéressé par les histoires de la famille qui habite la maison. (Jetgirly, 3 novembre 2012)219

Le père et le fils de la famille Kolar, qui travaillaient dans le musée durant le siège, sont là pour raconter leurs histoires. (Sabsi, 20 juin 2007)220

La meilleure partie du tour était le guide, qui était passé plusieurs fois dans le tunnel pendant la guerre. (Krumlovgirl, 13 avril 2004)221

Le musée raconte l’histoire du tunnel, et les propriétaires de la maison sont toujours là, ce qui est émouvant. (Patojo, date inconnue)222

Durant l’utilisation du tunnel, les citoyens assiégés qui le traversaient se faisaient servir un verre d’eau par une vieille dame, la propriétaire de la maison. J’étais heureux de savoir qu’elle était encore en vie. […] Je suis content d’avoir une photo avec elle. (Herman_munster, 9 octobre 2009)223

217 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2010). 218 http://www.sarajevotimes.com/sarajevos-top-6-museums/. 219 http://www.virtualtourist.com/travel/europe/Bosnia_and_Herzegovina/Sarajevo- 359732/Things_To_Do-Sarajevo-Tunnel_museum-Br-1.html. 220 Ibid. 221 Ibid. 222 http://www.monnuage.fr/point-d-interet/musee-du-tunnel-a2816. 223 http://www.travbuddy.com/travel-blogs/60642/Sarajevo-rose-Tunnel-Hope-5. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page195

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 195

Le musée du tunnel est donc devenu avec le temps un site incontour- nable du paysage touristique de la capitale bosnienne. il figure sur le programme de la quasi-totalité des tours organisés à Sarajevo et constitue l’élément central de la visite lorsque ces excursions concernent l’histoire du siège. Comme dans le cas de l’exposition Sarajevoencercléeet des projets de Fama, ce sont les habitants qui jouent les premiers rôles. Cela contribue au succès du musée, et le fait que les visiteurs puissent interagir avec la famille Kolar, ayant vécu au cœur du siège, constitue un atout fondamental du site. Causević (2008: 246) voit dans ce lieu une opportu- nité de vivre un moment cathartique pour des touristes en quête de sens: «Le tunnel de Sarajevo est le site le plus visité, car le conflit est expliqué par des personnes ordinaires, des personnes en tous sens similaires aux touristes eux-mêmes […].» avec la reprise du musée par les autorités cantonales, il serait intéressant d’observer son évolution en termes d’in- terprétation. La question serait ainsi de déterminer si ce symbole de la résistance de Sarajevo, en devenant un monument national, conservera cette dimension de proximité avec les acteurs du conflit.

nož, žica, SreBrenica La traduction du titre de ce chapitre signifie littéralement «Couteau, barbelé, Srebrenica». Ce slogan à la gloire du massacre qui s’est déroulé aux alentours de la ville de Srebrenica est encore très souvent scandé dans les stades de football par des groupes extrémistes serbes, illustrant les tensions encore vives attachées au souvenir de cet événement. L’ex-base militaire de Potočari, une ancienne fabrique de piles recon- vertie en 1995 pour héberger les Casques bleus néerlandais, est maintenant un lieu de mémoire visité chaque année par plus de 100000 personnes. avant le massacre, entre 20000 et 30000 habitants et réfugiés de Srebrenica, sentant leur vie menacée, tentent de chercher refuge dans cette base provisoire, mais seuls quelques milliers y parviennent avant que la ForProNU ne ferme les portes. Le vaste entrepôt qui servait à l’époque de quartier général aux Casques bleus est maintenant muséifié. Une exposition regroupant des photos sur le massacre ainsi que divers objets personnels appartenant aux victimes est proposée aux visiteurs, dont certains se rendent ensuite au cimetière de Potočari, situé de l’autre côté de la route. Le reste de la base est laissé en l’état depuis son abandon par la ForProNU et les bâtiments tombent doucement en ruine (fig. 16). Les murs des baraquements où logeaient les Casques bleus sont encore couverts de graffitis et de peintures murales réalisés par les soldats, puis TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page196

196 La viLLe marTyre

par des habitants. Trois guides officiels, tous survivants du drame, propo- sent leurs services aux visiteurs. Selon l’actuel directeur, il y aurait une moyenne de 200 visiteurs quotidiens, dont environ un quart d’étrangers. Ce chiffre tend à s’amplifier lors des visites d’écoles. Selon lui, le total avoisinerait les 120000 visiteurs annuels224. Le processus qui a mené à la constitution du Centre mémoriel et cime- tière de Srebrenica-Potočari est profondément influencé par la commu- nauté internationale en raison des décisions des hauts représentants en place à cette époque. il est souvent sous-entendu que l’impulsion lancée au niveau international pour fonder ce centre de mémoire est en grande partie liée à la culpabilité de la Communauté internationale suite au massacre de Srebrenica (viejo-rose, di Giovanni, morrow). Le centre mémoriel construit en 2007, qui occupe maintenant l’ancienne base des Casques bleus néerlandais, est d’ailleurs cofinancé par la Grande-Bretagne

Figure 16: entrée de l’ex-base de la ForProNU à côté de Srebrenica. Le site est maintenant muséifié et ouvert aux visiteurs. (Naef, 27.08.2011)

224 entretien réalisé en anglais (Srebrenica, le 27 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page197

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 197

et les Pays-Bas225. mais la raison principale d’une telle implication semble surtout liée à une volonté de médiation et d’arbitrage attachée aux conflits de mémoire opposant les communautés bosniaque et serbe. Dès la fin du conflit, des survivants et des proches des victimes, notam- ment l’association des mères de Srebrenica, exercent une forte pression pour qu’un mémorial voie le jour. ils se trouvent rapidement confrontés à la résistance de la communauté serbe et des autorités locales, Srebrenica étant située en rS. Dès 1998, certains proches, principalement des femmes, se rendent à Srebrenica pour rendre hommage aux victimes. ils sont accueillis par des extrémistes serbes, arborant des slogans haineux et chantant des hymnes nationalistes. Certains rôtissent même un cochon devant l’ancienne base de la ForProNU (Forster, 2012). Suite à un sondage des survivants et des proches des victimes, le site de Potočari est choisi pour la construc- tion d’un mémorial. C’est finalement le haut représentant Wolfgang Petritsch qui décide, le 25 octobre 2000, d’édifier un centre mémoriel à cet endroit. Les travaux commencent en 2001. La construction est estimée à plus de 5 millions de dollars, et le gouvernement de la république serbe accepte de contribuer à hauteur d’un million d’euros pour ses frais de gestion (viejo-rose, 2011). Les 600 premiers corps exhumés sont enterrés dans le nouveau cime- tière en 2003 et, le 20 septembre de la même année, Bill Clinton inaugure officiellement le centre mémoriel de Srebrenica-Potočari. en 2007, le haut représentant Christian Schwarz-Schilling transmet la gestion du site au gouvernement de Bosnie-Herzégovine. Dès lors, le centre mémoriel est administré par l’état bosnien. Chaque année, lors de la cérémonie commémorative du 11 juillet, de nouveaux corps identifiés sont enterrés au cimetière. Ce site est ainsi constitué de deux parties: le cimetière et le centre mémoriel, dans l’ancienne base de la ForProNU (fig. 17). au bord de la route, située entre ces deux espaces, une boutique de souvenirs propose de la documentation et de l’artisanat. Dans le cimetière sont situées les nombreuses tombes226, un espace couvert dédié à la prière, un obélisque et un mur comprenant les noms des personnes disparues lors du massacre. Une inscription indique le nombre de disparus, suivie de trois points de

225 «memorijalni Centar Srebrenica-Potočari», http://www.potocarimc.org. 226 Les cérémonies funèbres se déroulent de manière commune le 11 juillet. Dans les tombes vertes reposent des corps récemment identifiés en attente de la cérémonie, alors que dans les blanches gisent des corps pour lesquels une cérémonie a déjà eu lieu. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page198

198 La viLLe marTyre

suspension, soulignant qu’il n’est pas définitif: «8372… Nombre total et non définitif des victimes»227. Le nombre de disparus représente un enjeu important au regard des mécanismes de victimisation et de stigmatisation qui l’accompagnent. Certains, généralement assimilés à des révisionnistes ou des négation- nistes, affirment que le nombre de victimes avancé est volontairement exagéré dans le but de renforcer le martyre bosniaque. D’autres avancent même l’idée que toutes les victimes étaient des combattants et non des civils, remettant ainsi en question la désignation de génocide. Finalement, les plus extrémistes contestent l’existence même du massacre. L’identification des corps est très complexe pour l’iCmP228, car les forces serbes ont d’abord enterré les victimes dans des fosses communes sur les lieux d’exécution aux alentours de Srebrenica. Dans un second temps, les corps ont été déplacés dans d’autres fosses; et les ossements, mélangés.

Figure 17 : Une exposition de photos dans le centre mémoriel de Srebrenica-Potočari dans l’ex-base de la ForProNU. (Naef, 27.07.2011)

227 «8372…UkupanBrojžrtavapremakojinijekonačan» en bosniaque. 228 Commission internationale pour les personnes disparues. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page199

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 199

au-delà d’une volonté de minimiser le massacre, d’autres arguments sont mis en avant pour justifier d’un nombre de disparus trop élevé: des individus réfugiés à l’étranger qui auraient oublié de s’annoncer seraient comptabilisés comme «disparus», ou encore des «disparus» toujours vivants et profitant d’une rente. Certains Bosniaques eux-mêmes évoquent la possibilité de revoir ce nombre à la baisse, à l’image de Zijad Jusufović: «La liste de 8273 n’est plus à jour. Ce sera moins. Ce sera environ 7500, car ils ont découvert des survivants. il n’y avait qu’un membre dans la famille et ce fut donc difficile de le trouver et de déter- miner s’il était vivant ou non. Le nombre va se réduire et il va falloir enlever des noms dans la liste.»229 on peut également noter, comme le fait Sion (2011: 68) au sujet des disparus (desaparecidos)en argentine, le pouvoir visuel plus fort de la liste de noms par rapport à la simple mention du nombre: «C’est une chose de dire huit mille, c’est une autre chose de voir huit mille noms écrits sur une pierre.»

mémoriaLiSationS aLternatiVeS et contre-mémoriaLiSationS La mémoire liée aux événements de Srebrenica peut sans aucun doute être considérée comme une mémoire contestée. La médiatisation et la reconnaissance internationale attachées au Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari, causent une forte rancœur chez certains membres de la communauté serbe, qui voient dans cette dynamique une stigmati- sation de leur groupe national et une non-reconnaissance de leurs victimes. Un contre-mémorial a été construit dans le village de Kravica à la mémoire des Serbes tués par les forces bosniaques. Cette croix de 7 mètres de haut, stratégiquement située sur la route de la Fédération à Srebrenica, se veut ainsi un rappel du martyre serbe à l’intention des Bosniaques se rendant à Potočari. D’un autre côté, pour certains, comme le directeur du centre, la mémoire du massacre de 1995 n’est pas encore assez mise en évidence. Selon lui, sur les sites où les secondes fosses communes ont été découvertes – dans une zone officieusement nommée la «vallée des Tombes» –, des mémoriaux officiels devraient être édifiés comme le prévoit la loi bosnienne: «il n’y a pas de mémoriaux. Pourtant il y a une loi au niveau de l’état pour la préservation de ces sites, mais elle n’est pas appliquée. C’est une loi morte.»230

229 entretien réalisé en anglais (Srebrenica, le 26 août 2011). 230 entretien réalisé en anglais (Srebrenica, le 26 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page200

200 La viLLe marTyre

Un troisième acteur joue un rôle fondamental dans ce conflit de mémoire: la communauté internationale. on a vu précédemment sa posi- tion dans la construction du centre de Srebrenica-Potočari, mais elle a aussi une place sur le banc des accusés. Les événements de Srebrenica constituent l’un des pires massacres depuis la Seconde Guerre mondiale, mais ils symbolisent aussi pour certains l’échec de l’intervention de la Ci, en grande partie représentée par les Nations unies et ses Casques bleus. Un rapport autocritique publié en 1999 par l’oNU reconnaît d’ailleurs le rôle de l’institution dans cette tragédie. C’est surtout l’insuffisance de contingents envoyés sur place pour protéger des zones de sécurité (safe areas)231 telles que Srebrenica qui est critiquée dans ce rapport décrivant le massacre comme un événement qui hantera éternellement les Nations unies: «L’expérience des Nations unies en Bosnie fut une des plus diffi- ciles et douloureuses de notre histoire. C’est avec les regrets et les remords les plus profonds que nous revenons sur nos propres actions et décisions face à cet assaut sur Srebrenica. Du fait des erreurs, des mauvais jugements et de notre incapacité à évaluer l’ampleur du mal auquel nous étions confrontés, nous avons échoué à sauver le peuple de Srebrenica de la campagne serbe de meurtres en masse.»232 morrow (2012: 55) présente à plusieurs reprises des extraits qu’il qualifie d’«accusateurs» dans le système narratif du centre de mémoire de Srebrenica-Potočari. Une première fois destiné à la Ci en général: «Les forces de l’oNU les ont abandonnés»; et une seconde fois spécifiquement dirigé contre les Casques bleus néerlandais: «La DUTCHBaT n’a pas tiré un seul coup de feu en direction des troupes serbes.» Plusieurs initiatives mémorielles mettant en exergue l’implication de la Ci dans les événements de Srebrenica ont apparu ces dernières années. Une oNG allemande – The centre for Political Beauty –, en collaboration avec l’association des mères de Srebrenica, a proposé en 2010 l’édifica- tion d’un pilier de la honte sur les hauteurs de Potočari, un monument qui serait dédié aux Nations unies. L’idée est de réunir 16744 chaussures (correspondant à 8372 victimes) qui seraient placées dans deux structures en plexiglas de 8 mètres de haut, formant un U et un N, marqués par 3 impacts de balle. L’association des mères de Srebrenica aurait ensuite la

231 Des zones de sécurité établies en 1993 suite à des résolutions du Conseil de sécurité. l’oNU dans différentes localités de Bosnie-Herzégovine (Srebrenica, Goradze, Zepa…). 232 assemblée générale des Nations unies, «report of the Secretary General pursuant to General assembly resolution 53/35. The Fall of Srebrenica», 1999, 108. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page201

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 201

tâche de sélectionner des personnalités de la Ci dont les noms figureraient sur le monument, en rapport avec leur responsabilité dans le massacre. L’oNG allemande, qui a déjà proposé une intervention similaire à moindre échelle devant la porte de Brandebourg à Berlin, a aussi réalisé un documentaire intitulé HimmelüberSrebrenica.Sur son site internet, Philipp ruch, l’initiateur du projet, affirme que le rapport de l’oNU est loin d’être suffisant. De plus, le fait que l’oNU n’ait pas la volonté d’en- voyer de représentants au procès intenté contre l’institution par des survi- vants de Srebrenica est inacceptable: «S’il est impossible d’amener les Nations unies au tribunal, alors il faut trouver un moyen moins conven- tionnel, et peut-être aussi plus efficace. L’arrogance des Nations unies face aux survivants est au-delà de la compréhension. Ce pilier de la honte représente donc une réponse à cette arrogance.»233 Des artistes locaux ont aussi illustré à leur manière les critiques adres- sées à la Ci. Le photographe bosnien Tarik Samarah est connu pour son projet photographique Srebrenica–ungénocideaucœurdel’Europe exposé entre autres au musée de l’holocauste à Washington DC, ainsi que pour ses panneaux décri- vant le massacre de Srebrenica, placés dans plusieurs villes de Serbie, dont Belgrade. Dans le cadre d’un projet intitulé 11 Juillet, en référence à la date anniversaire du massacre, le photographe s’est associé à l’artiste bosnienne Šejla Kamerić. Dans un but de pro- vocation, ils ont immortalisé une inscription haineuse laissée par les Casques bleus néerlan- dais sur les murs de l’ancienne base: «Pas de dents…? Une Figure 18: inscription haineuse moustache…? Ça sent comme laissée par un soldat de la DUTCHBaT de la merde…? Une fille bos- sur un mur de l’ancienne base 234 nienne!» (fig. 18 et fig. 19). de la ForProNU (Naef, 27.07.2011)

233 Centre for political beauty, «16744 Shoes. The United Nations in Court», http://fr.scribd.com/doc/31645054/The-Pillar-of-Shame-Project-UN-Srebrenica-Genocide. 234 «Noteeth…?Amustache…?Smellikeshit…?Bosniangirl!» TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page202

202 La viLLe marTyre

Figure 19: Œuvre d’art basée sur cette inscription, exposée en 2010 à la Galerie d’art contemporain de Bosnie-Herzégovine. (S. Kamerić) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page203

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 203

VukoVar et LeS muSéeS de La «guerre patriotique » À vukovar, on dénombre deux musées centrés sur la guerre de Croatie, auxquels on peut ajouter le centre mémoriel d’ovčara qui contient un espace conçu sur un modèle muséographique. Ce dernier et le musée nommé Hôpital de vukovar 1991 sont les plus visités de la ville, alors que le musée de la Guerre patriotique est quant à lui beaucoup moins promu dans le secteur touristique. en 2003, l’association croate des prisonniers des camps de concentra- tion serbes235 lance une initiative pour la construction d’un musée de la Guerre patriotique, selon la désignation attribuée par les Croates à la guerre de Croatie. Différents projets sont imaginés, tels qu’un amphithéâtre et une piscine spécialement destinée aux invalides de guerre. Le colonel général Slavko Barić propose en novembre 2006 au ministère de la Défense un projet de centre mémoriel, documentaire et éducatif, sur la guerre de Croatie236. C’est finalement en 2007 que ce projet est lancé sous la supervi- sion de l’armée et du ministère de la Défense, qui y alloue une somme de 20 millions de kunas237, 238. La partie intérieure prend la forme d’un espace muséal situé dans les baraquements de la 204e brigade de vukovar, où un centre documentaire relate l’histoire de la guerre de Croatie239. L’exposition permanente, intitulée LabatailledeVukovar–mémoiresdelaGuerre patriotique240 revient précisément sur le siège de vukovar. La partie externe du centre consiste en une reproduction d’un champ de bataille, où des chars, des avions et autres véhicules de guerre sont exposés. Selon le magazine militaire Cromil, publié par le ministère de la Défense, cette reproduction est réalisée par des troupes de l’armée de terre croate en avril 2007. Le brigadier Petar Ćavar, chef du département multimédia du centre, affirme que 12 500 visiteurs se rendent annuelle- ment au centre, dont une majorité est issue du domaine militaire (cadets ou soldats de l’armée, étudiants de l’école militaire, associations de vétérans et délégations militaires étrangères)241. De plus, depuis 2007,

235 Hrvatskodruštvologorašasrpskihkoncentracijkih logora. 236 marija alvir, «Where you can meet the past and the future», Cromil, 2009. 237 environ 2700000 euros. 238 J. vrdoljak, «U krugu vojarne uredit ce se aleja gardijskih brigada iz Domovinskog rata», Vokovarskenovine, 20 avril 2007. 239 La 204e brigade est le bataillon, composé de soldats et de citoyens volontaires, qui a défendu la ville de vukovar de septembre à novembre 1991. 240 ThebattleofVukovar–memoriesoftheHomelandWar. 241 alvir, op.cit. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page204

204 La viLLe marTyre

toutes les cérémonies de remise des diplômes des étudiants de l’école militaire se déroulent sur ce lieu. mais si l’on en croit la revue militaire croate: «L’objectif du centre est de mettre en contact les militaires et la société civile, principalement par des moyens éducatifs […].»242 Le but serait à terme de prévoir restaurants, logements, stand de tir, cinéma et même un espace de paintball. Toujours est-il qu’en 2013 ce centre n’est pas mentionné sur le site ou par les publications de l’office du tourisme, compromettant ainsi son attrait pour d’éventuels touristes. Ce genre de centre muséal et mémoriel n’est pas unique à vukovar. La ville de Turanj, au sud de Karlovać, offre aussi un petit musée à ciel ouvert créé en 2003 par un ancien officier de l’armée croate, sous le nom de musée des armes de la Guerre patriotique243. Comme à vukovar, des tanks, des avions et autres engins de combat sont exposés. Un troisième site de ce type est situé dans un fort napoléonien des alentours de Dubrovnik défendu par l’armée croate en 1991. accessible en téléphérique, l’endroit propose des artefacts et de la documentation sur le siège de cette ville.

oVčara ou Le SymBoLe du martyre croate Le hangar de la ferme d’ovčara fut d’abord un camp de détention, avant d’être le théâtre de l’exécution de plus de 200 prisonniers, aupara- vant réfugiés dans l’hôpital. en 1992, un an après le massacre, alors que vukovar est toujours sous administration de la rSK, les traces de la présence de corps sous terre apparaissent à la surface, comme l’explique un guide sur place: «Les Serbes n’avaient pas bien préparé les choses. Les tranchées n’étaient pas assez profondes. Quand les os ont commencé à pourrir, de l’ammoniac s’est évacué et des bulles sont apparues dans l’eau.»244 Une commission est alors mise sur pied par les Nations unies avec pour objectif de mettre rapidement au jour la fosse commune. mais si la création d’une équipe scientifique ne pose pas de problèmes il est en revanche très compliqué d’obtenir un appui militaire sur place, nécessaire à la logistique de l’opération245. De plus, dans un contexte administratif très flou, il est complexe d’identifier clairement les organes décisionnels, entre vukovar, Knin, et même Belgrade. Finalement, après plusieurs voyages entre les trois villes, la commission décide, dans une volonté

242 ministère de la Défense, CroatianMilitaryMagazine, Zagreb, 2009, 45. 243 MuzejskazbirkanaoruzanjaDomovinskograta en croate. 244 entretien réalisé à vukovar en anglais (en août 2010). 245 William J. Fenrick, Massgraves–OvcaranearVukovar,UNPAsectoreast, 1993. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page205

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 205

d’équité, de mettre au jour en même temps que la tombe d’ovčara une autre fosse commune qui contiendrait des corps de victimes serbes. La commission reçoit l’autorisation de commencer l’exhumation le 14 octobre 1992, mais une semaine plus tard elle est informée par l’ad- ministration de la rSK qu’elle doit cesser toutes activités «jusqu’à ce qu’une solution politique soit trouvée pour l’ex-yougoslavie»246. C’est finalement seulement en septembre 1996 que l’exhumation de la fosse commune d’ovčara peut commencer. après quarante jours de travail, 198 corps d’hommes et deux corps de femmes sont exhumés247. À l’heure actuelle, 192 ont été identifiés et plus de 50 personnes sont encore consi- dérées comme disparues. en novembre 2003, une exposition provisoire présente «les détails des souffrances des victimes et des détenus»248 dans le hangar d’ovčara. Selon les termes d’un journaliste local à l’époque: «L’objectif de cette exposition était de présenter tous les détails horribles associés à la période allant du début de l’agression serbe sur vukovar jusqu’à la libération des détenus des camps de concentration.»249 L’exposition consiste en une collection d’artefacts endommagés provenant de différents édifices sacrés de la ville, en une série de photographies et en diverses expositions secon- daires proposées par des associations de vétérans. Le site devient un centre mémoriel permanent en 2006, soit quinze ans après le massacre. C’est la branche de vukovar de l’association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes qui conduit le projet avec un soutien financier du gouvernement croate d’un montant de 2 millions de kunas250. Zdravko Komšič, président de l’association à vukovar et actuel directeur du mémorial, a lui-même passé du temps dans ce lieu, alors que ce n’était encore qu’un camp de détention: «après avoir été capturé, j’ai passé du temps à ovčara, qui était à l’époque une prison. après, j’ai été emmené à Srpska mitrovica, un camp en Serbie. Donc il y a des liens émotionnels… une relation avec le lieu.»251 À l’entrée du centre mémoriel, une lourde porte de bois coulissante est ouverte en permanence. À l’intérieur, l’obscurité règne, toutes les victimes ayant été tuées la nuit. Sur le sol, des munitions sont incrustées dans le

246 Op.cit. 247 Tribunal pénal international pour l’ex-yougoslavie, Cas iT-95-13a-i, 1997. 248 amalija Lovrić, «Svjedočenje istine o patnji», Vokovarskenovine, 21 novembre 2003. 249 Ibid. 250 Un peu plus de 270000 euros. 251 entretien réalisé à vukovar avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (en août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page206

206 La viLLe marTyre

béton. Le toit comporte 200 étoiles qui brillent en hommage aux 200 victimes dont les corps ont été exhumés. Leurs photos et leurs identi- tés sont projetées sur les murs. De multiples objets personnels des victimes sont exposés sur de la paille et sous verre; des montres, des lunettes ou encore des passeports (fig. 20).

Figure 20: exposition d’objets personnels des victimes du massacre dans le Centre mémoriel d’ovčara. (Naef, 7.08.2010)

Le site de la fosse commune, situé à la lisière d’un champ à moins d’un kilomètre du centre mémoriel, abrite maintenant 200 buissons, qui, comme les étoiles, représentent les corps exhumés. au fond, on aperçoit la sculpture noire, réalisée par Slavomir Drinković252, qu’on retrouve sous la même forme sur tous les sites de Croatie où une tombe commune a été découverte (fig. 21). en 2007, on dénombrerait 49 de ces sculptures dans tout le pays253. À ovčara, le chemin qui mène à la sculpture est composé de dalles cassées, représentant « les vies brisées des victimes ».

252 Ce sculpteur, doyen de l’académie des beaux-arts, est aussi connu pour avoir réalisé la tombe de Franjo Tudjman. 253 marina Biluš, «Slavomir Drinković, kipar patriot na čelu stoljetne akademije», 19 juin 2007. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page207

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 207

Figure 21: Le mémorial réalisé par Slavomir Drinković, présent sous la même forme sur tous les sites où une tombe commune a été découverte en Croatie. (Naef, 7.08.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page208

208 La viLLe marTyre

Dans ce cas, la dimension symbolique entre en conflit avec une dimen- sion plus pratique; les dalles brisées rendent l’accès très difficile pour les fauteuils roulants, dont certains vétérans de guerre ne peuvent se passer. Une hot-line est maintenant en service pour toute information concernant la soixantaine de personnes encore considérées comme disparues. L’entrée du centre mémoriel est gratuite et les services d’un guide – la seule personne rémunérée du site – sont à la disposition des visiteurs. Huit autres personnes travaillent bénévolement pour l’entretien du site. Si l’as- sociation fondatrice a bénéficié d’un soutien financier conséquent du gouvernement pour la construction du centre, c’est maintenant grâce aux recettes de la boutique et aux dons privés que celui-ci fonctionne. Le directeur note toutefois que le gouvernement croate aurait promis un soutien annuel de 200000 kunas, une promesse pour l’instant non tenue en raison de la précarité de l’économie croate. Selon les chiffres de l’office du tourisme de vukovar, il y aurait eu en 2010 à ovčara 100000 visiteurs et, en 2011, 120400. il n’existe pas de statistiques détaillant les touristes suivant leur nationalité, mais quand on l’interroge sur l’intérêt que susciterait le centre pour d’éventuels visiteurs de nationalité serbe, qu’ils soient de Serbie ou de vukovar, le directeur est sceptique: il y en a eu, mais juste quelques-uns. mais après la visite du président serbe Tadić, quand un journaliste a écrit sur sa visite, les choses sont deve- nues un peu plus actives. Pour ce qui est des membres locaux de la communauté serbe, je n’en sais rien. S’il y en a eu, c’est seulement quelques-uns. en parlant de la visite de Serbes, s’il y en a qui veulent venir, rien de mauvais ne leur arrivera. Je le garantis moi-même person- nellement. on serait en fait ravi de les avoir ici. 254 Finalement, quand on lui pose la question du potentiel d’un tel mémo- rial à favoriser un climat de réconciliation, le directeur n’y croit pas: «Honnêtement, je ne pense pas. À mon avis, la seule chose qui puisse radicalement améliorer ou influencer le processus de réconciliation est en ce moment entre les mains de la minorité serbe. Quand ils reconnaîtront et accepteront la Croatie sans croiser les doigts dans leur poche.»255 Si le centre mémoriel décrit précédemment est pour l’instant l’unique lieu de mémoire lié spécifiquement au massacre d’ovčara, d’autres projets seraient à l’agenda. À mitnica, un quartier de vukovar, des fondations

254 entretien réalisé à vukovar avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (en août 2011). 255 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page209

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 209

ont été établies pour la construction d’un mémorial commémorant les victimes d’ovčara (Baillie, 2012). De plus, selon les propos de Zdravko Komšič, un projet de «chemin de croix» qui relierait le cimetière des défenseurs au centre d’ovčara, le tout guidé par une signalétique de 14 panneaux explicatifs, est en cours de réflexion. Finalement, les entre- pôts de l’entreprise commerciale velepromet, aussi transformés en camp de détention de septembre 1991 à mars 1992, devraient constituer un centre mémoriel prochainement si l’on en croit les propos du directeur d’ovčara: «Nous avons aussi l’idée de les transformer en une sorte de mémorial, car c’est aussi un lieu d’exécution où environ 700 personnes ont été tuées. on pourrait l’appeler l’auschwitz serbe»256 (fig. 22). après le siège, les entrepôts ont repris leurs fonctions commerciales d’avant- guerre. Toutefois en 2010 le gouvernement croate aurait banni toutes activités commerciales sur ce site et versé compensation à la société Velepromet, afin de préparer la transformation du site en mémorial.

Figure 22: L’entrepôt de velepromet, transformé en centre de détention durant la guerre. Ce lieu pourrait également devenir un centre mémoriel dans un futur proche. (Naef, 7.08.2010)

256 entretien réalisé à vukovar avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (en août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page210

210 La viLLe marTyre

L’hôpitaL de VukoVar 1991 entre SoinS, mémoire et touriSme Si vukovar est largement considérée comme un symbole fort de la résistance croate, l’hôpital de la ville constitue incontestablement un symbole de la résistance au sein même de la cité. Le texte de présentation d’un DvD en vente dans la boutique de souvenirs, intitulé Lieu de mémoire,l’HôpitaldeVukovar1991 et édité par le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, présente ainsi ce site: «vukovar est un symbole de la Guerre patriotique, un symbole de la survie et de la force du peuple croate, un symbole de victoire, l’hôpital de vukovar […] fut une source de vie pour beaucoup de blessés et de victimes, mais aussi malheureuse- ment le dernier refuge de beaucoup.»257 Cet hôpital a maintenant un double statut: centre de soins et lieu de mémoire. en effet, un espace muséal a été construit dans son sous-sol, et les visiteurs intéressés par l’histoire du conflit côtoient les ambulances et les soignants. Ce centre hospitalier n’a jamais cessé de fonctionner, que ce soit pendant le siège, durant la rSK et bien sûr après la réintégration de la ville à la Croatie. on ne peut pas décrire ce lieu sans mentionner son actuelle directrice, aussi en fonction pendant le siège: vesna Bosanac. après la chute de vukovar en 1991, le Dr Bosanac est incarcérée trois semaines dans la prison de mitrovica avant d’être remise aux autorités croates. elle revient en 1997, reprend ses fonctions et recompose une équipe médicale mixte. elle est elle-même accusée de crimes de guerre, surnommée par la presse serbe «l’infirmière vampire», pour avoir prétendument volé du sang provenant de blessés serbes. Ces accusations sont vite abandonnées, et elle est même nommée en 1992 pour le Prix Nobel de la paix. C’est elle qui est l’instigatrice du projet de musée dans les sous-sols de l’hôpital, un musée qui ouvre ses portes en 2005, comme elle l’explique:

Peu après notre retour à vukovar, il y avait beaucoup de gens qui nous visitaient, qui venaient visiter l’hôpital et qui étaient curieux d’apprendre comment nous fonctionnions durant la guerre. ils voulaient aussi voir les chambres où nous traitions et opérions nos patients. […] J’ai amené mon idée [de créer un musée] au ministère de la Santé et des affaires sociales, et le ministre a décidé de former une commission qui a travaillé sur le projet de musée.258

257 ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, «mjesto sjećanja. vukovarska bolnica 1991», 2007. 258 entretien réalisé à vukovar avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (en août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page211

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 211

Le musée est aujourd’hui privé et son budget est inclus dans le fonc- tionnement de l’hôpital, comme le confirme une employée au ministère de la Culture: «L’hôpital de vukovar gère le musée. ils ne nous deman- dent pas vraiment de soutien, même s’ils pourraient postuler comme un musée public s’ils le désiraient.»259 Différentes salles composent l’espace muséal, comportant des artefacts de l’époque et des mannequins représentant le personnel soignant et les blessés. Une salle est aussi spécialement dédiée au recueillement. Le logo du musée de l’hôpital représente une croix rouge marquée de trous, en référence à la croix située sur le toit de l’hôpital, utilisée comme cible par les assaillants (fig. 23).

Figure 23: Lieu de mémoire. L’Hôpital de vukovar 1991. Logo du musée situé dans l’hôpital. (Naef, 7.08.2010)

259 entretien réalisé à Zagreb en anglais (en juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page212

212 La viLLe marTyre

Sur les murs d’un des couloirs, des extraits du journal du Dr Bosanac sont exposés. Ces textes sont les seules sources historiques en possession des Croates relatant la situation de l’hôpital pendant la guerre. De nombreux documents auraient été envoyés à Belgrade après la chute de la ville, comme l’explique un guide: «C’est l’histoire du siège et de l’hôpital. C’est basé sur le journal de la directrice de l’hôpital durant le siège, vesna Bosinac. C’est tout ce que nous avons, parce que le reste de la documen- tation a été prise par la JNa. on a demandé aux Serbes de nous rendre le reste, mais on attend toujours.»260 Toutefois, si l’on en croit la plateforme médiatique B92, lors de la dernière rencontre entre les anciens dirigeants croates et serbes, Boris Tadić et ivo Josipović, certains de ces documents auraient été restitués au cours d’un entretien réalisé à huis clos dans la mairie de vukovar. L’office du tourisme de vukovar a recensé la visite de 39500 visiteurs en 2010 et un peu moins du double en 2011, soit 63180 personnes. Ces chiffres sont confirmés par vesna Bosanac, qui estime que plus de 95% des visiteurs sont des locaux. Les visites sont en général organisées en groupe afin qu’elles n’interfèrent pas avec le fonctionnement de l’hôpital. vesna Bosanac insiste sur la dimension éducative de son musée en mentionnant la venue de nombreuses classes d’école:

Des enfants des écoles de vukovar viennent et visitent le musée, et parmi eux il y a beaucoup d’enfants serbes ou des enfants avec des origines serbes. […] même aujourd’hui dans les questionnaires professionnels tous les individus sont libres de décider s’ils veulent mettre leur origine nationale ou non. officiellement aucun groupe serbe [n’a visité le musée]. Je veux dire «officiellement»… en termes de partis politiques, aucune association politique n’a visité le musée. et je ne sais pas si des individus d’origine serbe ont déjà visité ce musée. 261

on constate une fois de plus que la communauté serbe, qu’elle soit locale ou provenant de Serbie, ne constitue pas un public cible de ce lieu de mémoire. Cette observation peut d’ailleurs s’appliquer aux trois musées croates présentés ci-dessus. Si leurs gestionnaires affichent une certaine ouverture d’esprit concernant d’éventuels visiteurs d’origine serbe, les faits semblent plutôt mettre en évidence leur quasi totale absence. Le musée de la Guerre patriotique n’est que très faiblement

260 Propos recueillis lors d’un tour réalisé à vukovar (en août 2010). 261 entretien réalisé avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (vukovar, les 11- 17 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page213

La DéComPoSiTioN yoUGoSLave aU mUSée 213

promu au niveau international et c’est avant tout le public croate qui est visé, avec une priorité aux militaires. Quant au Centre mémoriel d’ovčara et l’Hôpital de vukovar 1991, le public est composé essentiellement de Croates, accompagnés d’une minorité de visiteurs internationaux. L’absence de visiteurs serbes à ovčara s’explique en grande partie par le fait que le massacre qu’il commémore représente encore un puissant tabou et un événement contesté par certains Serbes de vukovar. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page214 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page215

CHaPiTre 6

«we don’t do beaches »

Les villes de Sarajevo et vukovar ne connaissaient pas le même développement touristique avant la guerre et vivent des dynamiques différenciées dans la reconstruction de ce secteur après le conflit. Toujours est-il que la fin de la guerre et la reprise du tourisme en ex- yougoslavie ont donné lieu au développement d’une pratique visant à inclure le patrimoine produit par les guerres de Bosnie et de Croatie dans l’offre touristique de ces deux pays. Les villes de vukovar et Sarajevo, fortement marquées par ces conflits, voient aujourd’hui bon nombre de visiteurs se rendre sur place afin d’explorer les traces de la guerre et de visiter les nombreux musées exposant ce patrimoine postconflit. De plus, divers entrepreneurs touristiques – guides privés ou agences – proposent des excursions menant les visiteurs sur différents lieux clés des conflits, tels que des ruines, des sites d’exécutions ou encore des anciennes lignes de front. Si Sarajevo est sans nul doute la ville qui propose l’offre la plus large en matière de tours présentant le patrimoine de guerre, incluant notamment des excursions à Srebrenica, vukovar voit aussi ce type de tours se développer. Ces excursions sont en général qualifiées sur le terrain de wartours, et c’est cette appellation qui est utilisée dans cet ouvrage.

touriSme danS La «jéruSaLem d’europe » Sarajevo représente incontestablement un des centres touristiques du pays. Ce statut est partagé avec la cité historique de mostar, qui accueille un grand nombre de touristes, dont beaucoup viennent de Croatie pour la journée. La capitale de la Bosnie, présentée sur le site de l’office du tourisme du canton comme la «Jérusalem d’europe», est célébrée pour son multiculturalisme et son ancestrale tolérance religieuse: «Des citoyens de différentes nationalités et de diverses religions ont vécu et travaillé ensemble pour forger une ville multiculturelle qui absorbe les TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page216

216 La viLLe marTyre

différents patrimoines de l’est et de l’ouest. C’est pourquoi on se réfère aujourd’hui à la “Jérusalem d’europe”.»262 Le visiteur qui prend les services d’un guide ne passera que rarement à côté de cette phrase introductive lui signalant que Sarajevo abrite dans un périmètre de 300 mètres une synagogue, une mosquée, une église catholique et une église orthodoxe. Cette représentation multiculturelle de la ville est aussi largement présente sur le matériel de promotion et les produits touristiques de la ville, telles les cartes postales proposées aux visiteurs. De plus, les médias internationaux commencent également à relayer cette dimension multiculturelle: «il y a plus de “carrefours de l’europe” que l’on peut compter, plus de “l’est rencontre l’ouest” où les cultures des villes se rencontrent et, avec chance, se mélangent. À Sarajevo, ces phrases vont au-delà du jargon touristique officiel.»263 makas (2012) constate à ce sujet que cette insistance sur la dimension multiculturelle de Sarajevo date surtout de l’après-guerre. elle ajoute que cette représentation se base sur un passé réel, mais sélectif. Selon elle, e l’appellation de «Jérusalem d’europe» tire son origine du xvi siècle, lorsque les juifs sépharades s’installent dans la ville et la nomment ainsi en référence au refuge qu’elle représente pour leur communauté, et non pour mettre en avant sa dimension multiculturelle. Sarajevo connaît un certain succès touristique depuis la fin des années 2000 et la ville est même classée dans le top 10 des destinations recommandées par le Lonely Planet en 2009. Le vieux quartier de Baščaršija et son style ottoman constituent l’épicentre touristique de la capitale, regroupant la plupart des hôtels, pensions, boutiques et agences touristiques. De nombreux éléments du patrimoine culturel de la ville représentent des sites d’intérêt, et plus d’une dizaine de musées sont ouverts aux touristes. De plus, quelques événements culturels sont agendés tout au long de l’année, dont le Festival du film de Sarajevo – créé en 1995 pendant le siège – est certainement le point d’orgue. Le nombre de touristes visitant le canton de Sarajevo suit une évolution constante dès 2003. en 2010, on compte, sur un total de 210000 tou- ristes, une grande majorité de touristes étrangers: plus de 167000 touristes internationaux contre un peu moins de 43000 locaux264. Ces touristes

262 Tourism association of , http://www.sarajevo-tourism.com/eng/. 263 mary Novakovich, «Sarajevo: a crossroads of culture and history», The Independent, 2 novembre 2013. 264 Tourism association of BH, 2011, www.bhtourism.ba. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page217

«WE DON’T DO BEACHES » 217

séjournent une durée moyenne d’un peu moins de deux jours (1,7 pour les locaux et 1,9 pour les internationaux en 2010)265. Les chiffres sur les origines de ces touristes internationaux montrent que les contin- gents les plus importants viennent des pays voisins, à l’exception des Turcs qui représentent le deuxième plus grand groupe. De plus le tourisme international est concentré en grande majorité à Sarajevo, et seuls très peu de visiteurs étrangers se rendent dans la république serbe de Bosnie. Un certain nombre de touristes hébergés à Sarajevo effectuent aussi une visite dans la ville de Srebrenica à environ trois heures de route, souvent par l’intermédiaire d’un tour organisé. La ville est fréquem- ment présentée comme florissante avant la guerre. elle aurait accueilli alors un bon nombre de touristes attirés notamment par ses sources d’eau minérale et leur caractère curatif. À l’heure actuelle, seuls le cimetière et le centre mémoriel semblent constituer un motif de visite, même si l’office du tourisme a rouvert il y a peu, proposant différentes activités telles que la chasse, le canyoning, la pêche ou le rafting, et vantant ainsi les ressources de la région : « Ses richesses naturelles et sa beauté contribuent à faire de Srebrenica une destination touristique. La ville est fameuse pour ses reliefs montagneux, son climat plaisant, ses cours d’eau, ses sources minérales, etc. […]. Le relief de la municipalité représente une des potentielles attractions touristiques les plus remar- quables de la région. » Comme on peut le constater dans les citations ci- dessous, c’est surtout le caractère «spécial» de la ville qui pousse les visiteurs étrangers à se rendre dans ce haut lieu de trauma: «J’étais à Srebrenica et c’était très sûr. Le lieu en soi est calme et petit; il n’y a pas grand-chose à faire. Deux jours de visite sont suffisants si vous voulez juste voir ce qui s’est passé et ressentir le quotidien de Srebrenica aujourd’hui. […] Finalement, Srebrenica vaut la peine d’être visitée, parce c’est un peu spécial [kinda special].»266 Pour ce jeune touriste hollandais, il faut se rendre dans ce lieu, même s’il est décrit comme «ennuyeux»: «J’aimerais aller à Srebrenica, mais c’est assez loin et compliqué. et j’ai entendu qu’à part le mémorial et les tombes c’est un endroit très ennuyeux.»267

265 Op.cit. 266 Propos de WorldT recueillis sur le forum de voyageurs Tripadvisor (31 août 2011). 267 Propos recueillis lors du tour TimeofMissfortune(Sarajevo, le 26 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page218

218 La viLLe marTyre

VukoVar, de La ViLLe Baroque à La ViLLe poStconfLit vukovar n’est certainement pas une ville associée dans le sens commun à ce l’on pourrait qualifier de ville touristique. Toujours est-il que Pinteau (2011: 440) mentionne que, si vukovar ne représente pas avant la guerre un des centres du tourisme yougoslave, elle est tout de même citée dans de nombreux guides comme une ville baroque sur les bords du Danube. De plus, la ville est lauréate de la Pomme d’or en 2011 pour «la recherche sur le site archéologique de vučedol268 et sa promotion en Croatie et à l’étranger». Ce prix fut décerné à vukovar, après Dubrovnik en 1992 et Split en 1996, par la Fédération mondiale des jour- nalistes et écrivains du tourisme (FiJeT)269. Toute la documentation concernant la fréquentation touristique de vukovar avant 1991 a disparu pendant la guerre, et seules les arrivées depuis 2006 sont répertoriées. Si les touristes locaux, qui constituent encore une forte majorité en 2006, connaissent un recul tout au long des années, c’est une tendance plutôt inverse qui est observée pour les touristes étrangers, oscillant entre augmentation et stabilisation. Cela peut être mis en relation avec une éventuelle baisse d’intérêt des Croates pour leur patrimoine de guerre proportionnellement à la distance chronolo- gique qui les sépare du conflit. Comme le démontre Baillie (2011: 40), les monuments nés du conflit représentent encore au début des années 2000 un motif de visite important pour les Croates «qui venaient en apprendre sur le siège, commémorer les morts et ressentir un peu ce lieu devenu si important dans le récit national». D’un autre côté, à l’inverse d’une éventuelle baisse d’intérêt des touristes croates pour ce patrimoine dû à l’éloignement du conflit, l’image internationale de la ville se renfor- cerait peu à peu avec les années. Si l’on observe les arrivées des touristes en fonction de leur nationalité sur la même période, on constate que ceux provenant de Serbie représen- tent un public quasiment insignifiant, avec un maximum de 287 arrivées en 2008 et un minimum de 26 en 2010. Cela s’inscrit bien sûr dans le contexte postconflit inhérent à la Croatie en général, où les touristes serbes potentiels évitent de se rendre dans un pays encore considéré par beaucoup comme «l’ennemi». De plus, on l’a vu plus haut, un système restrictif de visas pour les citoyens de Serbie, encore en vigueur il y a peu,

268 vučedol est un parc archéologique sur les bords du Danube à 5 kilomètres de vukovar. 269 Croatian national tourist board, «vukovar receives FiJeT’s award», 2011. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page219

«WE DON’T DO BEACHES » 219

est un autre facteur limitant d’éventuels voyages en Croatie. Par ailleurs, rivera (2008: 621) démontre que le secteur touristique croate tend à se démarquer de son passé et de sa culture slave:

La mention d’églises comme attractions touristiques a augmenté de presque quatre fois depuis la guerre, et les descriptions de la Croatie comme un pays avec un profond héritage catholique a aussi significati- vement augmenté. D’un autre côté, la mention des influences isla- miques et orthodoxes est absente du matériel de promotion touristique postconflit. De la même manière, après 1995, le passé du pays est réécrit dans les brochures – la mention des personnages historiques et des événements slaves et islamiques est virtuellement effacée, et la mention de l’histoire locale non associée à des puissances européennes majeures a diminué de moitié.

Baillie (2011: 224), prenant l’exemple d’une carte touristique publiée par l’office du tourisme croate, va même jusqu’à parler d’un effacement de son voisin, «l’agresseur serbe»: «Dans certaines publications, les agresseurs serbes sont effacés de la carte cognitive touristique qui ne décrit que la Croatie et l’italie.» il est important de rappeler que la Croatie n’a pas été exposée à la guerre sur l’ensemble de son territoire, comme ce fut le cas de la Bosnie. Selon un rapport du Conseil de l’europe rédigé en 1993, Zagreb n’aurait été attaquée qu’une seule fois, et seuls deux tiers du territoire croate auraient été touchés par la guerre: «64 des 102 districts administratifs du territoire croate ont été exposés à la guerre. Ces districts sont presque tous des districts avec une importante minorité serbe, ou alors bordent ces zones.» 270 La répartition des zones de conflit a bien sûr une influence sur le processus de reconstruction et sur l’organisation territoriale du secteur touristique. Si l’on en croit rivera, Pinteau et Beirman, les signes de la guerre sont principalement localisés dans la partie orientale du pays et dans les régions frontières. De plus, à l’exception de Dubrovnik et d’une partie de la région dalmate, la plupart des sites touristiques auraient été épargnés par le conflit. Selon Pinteau (2011: 113):

L’essentiel des opérations militaires sur le territoire croate a eu lieu en Slavonie. Ce sont d’ailleurs des images de ces régions (de vukovar en particulier) qui ont inondé les médias occidentaux. or, ces espaces inté- rieurs étaient très peu touristiques […]. en somme, seules les opérations

270 Conseil de l’europe, The destruction by war of the cultural heritage in Croatia and Bosnia-Herzegovina presented by the Comittee on Culture and education, 1993. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page220

220 La viLLe marTyre

menées sur le littoral dalmate (régions de Zadar, de Šibenik et de Dubrovnik) ont pu avoir de réels impacts sur les infrastructures touris- tiques, ce qui a laissé une grande partie de l’espace exploitable.

Beirman (2003: 234) confirme en ajoutant que la plupart des dégâts étaient perpétrés dans l’est, une région beaucoup moins visitée par les touristes. rivera souligne, elle, que les stigmates de la guerre en Croatie sont très peu visibles et qu’actuellement un touriste «non averti» ne se rendrait même pas compte que le pays a connu un conflit récemment. Si cette remarque est tout à fait pertinente pour le cas de Dubrovnik, totale- ment reconstruite, vukovar représente un exemple atypique. en effet, l’intensité des ravages est encore bien visible, et les stigmates de la guerre passent par un processus de mise en mémoire. Cela s’accompagne d’une mise en tourisme des nombreux lieux de mémoire de vukovar. ainsi, la ville, bien que proposant d’autres attraits touristiques271, semble se dési- gner progressivement comme un haut lieu du tourisme de mémoire croate, voire, comme certains l’affirment, comme un haut lieu du «tourisme de guerre».

LeS war tours en ex-yougoSLaVie en ex-yougoslavie, les wartours connaissent très vite un essor après la fin du conflit. Si les premiers clients sont surtout des professionnels (journalistes, diplomates, écrivains), dès 2005, des touristes ont égale- ment la possibilité de suivre un guide sur les traces de la guerre. C’est surtout le cas de Sarajevo où certaines agences proposent aussi d’emme- ner leurs clients à Srebrenica. La plupart des wartoursde Sarajevo sont centrés sur le musée du tunnel, mais certains incluent également la visite d’autres sites. À vukovar, une agence propose également un tour très complet, comprenant le musée de l’hôpital 1991, le centre d’ovčara et d’autres sites en lien direct avec le siège de la ville. Dans la capitale bosnienne, plusieurs agences et guides proposent des tours centrés sur le siège qui a retenu prisonniers les habitants pendant quatre ans. Différents acteurs se sont reconvertis en guides, certains présents durant la guerre et d’autres absents. Zijad Jusufović est le premier à avoir développé cette offre et il propose actuellement les tours

271 La région de Slavonie promeut entre autres: le tourisme viticole, le tourisme ornithologique et le tourisme archéologique, avec notamment le parc archéologique de vučedol. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page221

«WE DON’T DO BEACHES » 221

privés les plus complets. L’agence locale Sarajevo insider offre, elle, des tours en petit groupes, se limitant au musée du tunnel et à un rapide tour de la ville en minibus. Une autre agence – Sarajevo Funky Tour272 – fut fondée en 2010 par Skender, un étudiant en sciences économiques. il assume lui-même le rôle de guide et amène ses clients sur différents sites de Sarajevo et Srebrenica. De plus, Nicholas Wood, un ancien correspon- dant du NewYorkTimes, est maintenant à la tête d’une agence nommée Political Tour, qui se spécialise dans des destinations marquées par l’ac- tualité politique. Le premier tour organisé par cette compagnie s’intitule Mladic’sLegacy et se déroule entre Sarajevo et Belgrade. Dans un autre registre, on peut aussi brièvement mentionner les visites que l’ex-général Divjak propose gracieusement à des personnalités, comme les acteurs qui visitent Sarajevo lors du festival du film: «J’étais avec [morgan] Freeman. Je suis allé avec lui, il était très intéressé. […] mais je ne sais pas comment est organisé le bureau du tourisme. Je sais qu’il y en a deux ou trois [des guides] qui sont professionnels, mais les autres… Ce sont des gens qui ont vu des reportages. Je pense qu’il n’y en a pas beaucoup qui peuvent expliquer comment c’était pendant la guerre comme moi.» Cette dernière citation rappelle déjà l’importance de la notion de légiti- mité dans la pratique des war tours. Pour un soldat comme l’ancien général Divjak, il importe d’avoir vécu le conflit de l’intérieur pour pouvoir ensuite le raconter. Le secteur du tourisme à Sarajevo et son cadre légal sont encore à un stade embryonnaire. il en résulte que la législation concernant les guides est toujours très limitée, et beaucoup s’improvisent guides, ou sont engagés comme tels, sans avoir subi un contrôle rigoureux de leurs compétences. il existe toutefois un séminaire de formation pour les guides, mais Zijad Jusufović fait remarquer que, suite à une recomman- dation du bureau du haut représentant, tous les éléments historiques en lien à la guerre des années 1990 ont été expurgés. Cela explique selon lui la facilité avec laquelle des jeunes de retour en Bosnie-Herzégovine après la guerre acquièrent leur licence, mettant en avant de meilleures connais- sances linguistiques que ceux restés au pays:

La plupart reviennent de l’étranger avec des bonnes connaissances et ils passent tous les examens linguistiques. C’est facile de passer l’examen pour être guide, car on ne parle pas de la guerre. C’est interdit. Dans le programme du ministère du Tourisme de la Fédération il n’y a rien sur la

272 entretien réalisé en français (Sarajevo, le 3 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page222

222 La viLLe marTyre

guerre, il n’y aucune statistique, aucun chiffre… aucun nombre de victimes, aucun nombre de blessés, aucun nombre d’enfants qui ont perdu la vie… C’est juste de l’histoire basique. […] Selon le haut représentant, la période 1992-19996 est propre.273

Les guides qui désirent transmettre aux touristes l’histoire de la guerre doivent donc se baser soit sur leur expérience personnelle, soit sur un apprentissage personnel et non officiel, au moyen de sites internet et de livres.

Le mission impossible tour Ce tour, mis sur pied par Zijad Jusufović, propose la visite la plus détaillée des sites en lien avec le siège de Sarajevo. Jusufović devient un guide touristique professionnel en 1989, mais son activité est très vite interrompue par la guerre. il passe les quatre ans du siège à Sarajevo où il propose ses services comme fixeur; d’abord pour la Croix-rouge où il devient président d’une section locale, puis pour les Casques bleus. Son premier wartourest intitulé le RadovanKaradžićTour. il propose de suivre les traces du controversé président des Serbes de Bosnie, égale- ment surnommé le «Boucher de Bosnie». Les participants sont à l’époque invités à se rendre dans différents lieux attachés à la trajectoire de l’ex-dirigeant serbe: son village natal au monténégro, sa maison à Sarajevo ou son quartier général dans la ville voisine de Pale. Selon les propos de Jusufović, ce tour a été supprimé en raison du désintérêt des touristes après l’arrestation de Karadžić. en 2003, alors que les partici- pants sont encore avant tout des journalistes en quête d’informations sur la cache de radovan Karadžić, le bibliographe andreas riedlmayer fait part de son enthousiasme sur la liste électronique de l’international Human Watch: «Ce tour, complété par un coup de prune avec l’oncle de Karadžić, vaut chaque euro dépensé. Dommage que les bonnes personnes ne s’inscrivent pas.» Ce tour est proposé à l’époque pour un somme de 350 euros. Jusufović se présente comme le premier guide du pays légitimé de manière officielle dans la période postconflit et comme l’initiateur des war tours en Bosnie: «il y a sept ans tout le monde était contre mes “war tours”. J’étais un guide “noir” qui gagnait de l’argent sur le sang

273 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page223

«WE DON’T DO BEACHES » 223

de mon peuple. […] Tout le monde me détestait. Tout le monde me disait: “Pourquoi tu fais ces Karadžić tour? Tu contribue à sa réputa- tion”. Je leur répondais: “Désolé, quelqu’un doit le faire.” Finalement le résultat est qu’il a été capturé. Sans des gens comme moi, l’intérêt pour Karadžić serait tombé. »274 Jusufović organise maintenant des tours à Srebrenica et Sarajevo. Dans la capitale bosnienne, le Missionimpos- sible Tour emmène les touristes dans de nombreux sites tels que le musée du tunnel, les ruines du monument antifasciste de vraca, un lieu qu’il qualifie de « marché des moudjahidines » au bas de la mosquée du roi Fahd, ou encore les anciennes lignes de front sur les collines envi- ronnantes. Toutes ces attractions figurent sur son prospectus décrivant ce tour :

Durant ce tour privé vous pourrez voir: la bibliothèque, la colline de Zuc, le pont roméo-et-Juliette, les ruines de la piste de bobsleigh, la maternité, la rédaction du journal Oslobodenje, les ruines de maisons de retraite, les positions des snipers, les lignes de front, l’ancien parlement, le tunnel, les champs de mines, les ruines du cimetière juif, un ancien camp de la JNa, la frontière avec la republika Srpska, la mosquée du roi Fahd, le marché, le pont des premières victimes, le village des orphelins et encore plein d’autres choses. vous pouvez demander n’importe quoi je répondrai (la politiques, les statistiques, les chiffres de Sarajevo, le passé et le futur de Sarajevo, la situation aujourd’hui). Pause-café de vingt minutes.

Le guide conduit deux à trois MissionimpossibleTourpar semaine en été, et un seul en hiver. il faut compter environ une centaine d’euros par personne pour une excursion de cinq heures. en dehors des tours centrés sur la guerre de Bosnie, Jusufović en propose également d’autres, en lien avec l’histoire générale de la ville, ou encore axés sur les musées ou sur les Jeux olympiques de 1984. mais, comme il le souligne lui-même, le Mission impossible Tour constitue son offre la plus populaire. il a construit de manière autonome son corpus d’informations durant les premières années d’après-guerre, à travers ses enquêtes personnelles et ses lectures:

Je connais beaucoup l’histoire, car j’étais guide avant la guerre. mais jamais je ne pensais que la guerre serait intéressante. mais après de nombreuses questions j’ai commencé à apprendre et à parler aux gens. et je voulais parler à tout le monde, avec des soldats serbes, avec des soldats croates, avec la police, avec des journalistes, avec des habitants stupides,

274 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page224

224 La viLLe marTyre

avec des gens pas éduqués, avec des gens traumatisés. J’avais l’habitude de me poser à des cafés avec des fous. J’avais l’habitude de me poser avec la mafia. Je me posais avec tout le monde! […] et pas à pas, j’ai finale- ment eu une histoire que personne en Bosnie n’aime. Personne n’aime mon interprétation, et il n’est pas compliqué de comprendre pourquoi. Parce que j’accuse les Bosniaques pour les moudjahidines. Parce que j’accuse les Tchetniks pour avoir tué des bébés à Srebrenica. mais en même temps j’accuse le régime, parce que les gens ne sont pas éduqués et qu’ils croient la propagande… Si tu répètes 100 fois la même chose à quelqu’un il va finir par le croire. et avec tout ça je suis devenu une personne non grata. mais grâce aux étrangers je suis devenu assez puis- sant pour qu’ils me laissent tranquille. 275

il collabore d’ailleurs à plusieurs reprises avec différents médias, tels que l’agence SeNSe276, ou le réalisateur canadien manfred Becker pour la réalisation du documentaire DarkTourism277. il participe aussi à la production de divers matériaux de promotion: cartes touristiques, cartes postales ou livrets d’information. L’interprétation critique qui ressort du discours de Zijad Jusufović semble tolérée en partie grâce à la légitimité que lui apportent ses clients étrangers. Selon ses propres dires, la plupart de ceux-ci sont occidentaux, dont une majorité d’américains, mais quasi- ment aucun n’est originaire d’europe de l’est: «Les européens de l’est n’ont pas besoin de mon histoire. ils ne veulent pas entendre des histoires de guerre. ils vont généralement en hiver à Jahorina dans les montagnes de la partie serbe. ou alors ils iront dans la Sarajevo serbe, et des guides le republika Srpska les prendront en charge.»278 L’origine des touristes semble ainsi être un facteur déterminant dans la pratique de ces war tours. Cela est d’autant plus manifeste lorsque le guide mentionne des touristes du monde arabe, dont certains pays tels que l’arabie saoudite et le Koweït sont des bailleurs de fonds importants de la capitale bosnienne: «Je ne dirais jamais non. mais ils ne me demandent jamais. Parce que les arabes sont en général contrôlés par mes partis et mes ministères […]. Tous les arabes aident la Bosnie, alors ils ne veulent pas voir un stupide guide touristique comme moi leur gâcher leurs idées et parler négativement. Ce sont des tours contrôlés et ils sont généralement contrôlés par les ministères, les leaders du côté

275 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 14 juillet 2010). 276 SeNSe est une agence multimédia basée à La Haye, dans le Tribunal pour les crimes de guerre en ex-yougoslavie. 277 manfred Becker, DarkTourism, 2007. 278 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 23 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page225

«WE DON’T DO BEACHES » 225

musulman. et ils ne me donneront jamais cette chance.»279 vingt ans après, l’interprétation du conflit est encore très sensible et, suivant la nature du public, il n’est apparemment pas question de laisser les discours sur la guerre sans contrôle. Jusufović essuie également le refus des auto- rités lorsqu’il propose au ministère de l’éducation des tours hebdoma- daires gratuits pour les écoles primaires et secondaires du pays.

Le time of missfortune tour Sarajevo insider280 est l’une des principales agences touristiques de la capitale. Parmi les différentes excursions proposées, il existe trois tours directement liés à l’histoire du conflit: le TunnelTour, le Timesof misfortune Touret une excursion dans la ville de Srebrenica. Le premier, comme son nom l’indique, se limite à une visite du tunnel, alors que la visite de Srebrenica inclut un tour du cimetière et du centre mémoriel. Le TimesofmisfortuneTour, propose, comme le Missionimpossible Tour, une visite de différents sites en lien avec le conflit. Toutefois, à la différence du tour de Zijad Jusufović, il ne dure que deux à trois heures et son prix en 2011 se limitait encore à 25 euros. Le Timesofmisfortune Tourest le wartour le plus populaire à Sarajevo. De plus, si l’on en croit le site internet de l’agence, il est même le plus demandé par rapport aux autres offres de l’agence, voire même de l’ensemble de l’offre touris- tique de Sarajevo. Une des raisons tient au fait que les prospectus du TimesofmisfortuneToursont proposés dans tous les centres d’informa- tion touristique et dans bon nombre d’hôtels de la ville, ce qui n’est pas le cas des autres wartours. Ce tour, comprenant entre cinq et dix participants, propose tout d’abord une brève visite de la ville en minibus et se termine dans le musée du tunnel. Sur le site de l’agence, il est décrit comme une expé- rience «spéciale», permettant de se confronter avec les «expériences personnelles» d’individus ayant vécu le siège: «Durant ce tour vous aurez l’occasion de connaître les expériences personnelles des guides, ce qui sera quelque chose de spécial. […] Pendant que l’on vous conduira au musée du tunnel et le long de Snipper alley, vous pourrez entendre les histoires et les commentaires d’insiders. » Toutefois, bon nombre de guides engagés par l’agence sont des étudiants travaillant en marge de

279 Idem. 280 http://www.sarajevoinsider.com/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page226

226 La viLLe marTyre

leurs études. Beaucoup d’entre eux étaient réfugiés à l’étranger lors du siège ou alors encore de très jeunes enfants. Si certains sont revenus en Bosnie avec l’avantage de maîtriser une ou plusieurs langues euro- péennes et de pouvoir ainsi dialoguer avec les touristes, leur expérience du siège est plutôt limitée. D’ailleurs, des touristes eux-mêmes critiquent leur présentation:

Nous avons pris ce tour par l’intermédiaire du bureau d’information touristique et je ne le recommanderai pas! […] Si vous cherchez à connaître en profondeur des faits sur la guerre, cela n’est pas le bon tour. Ce tour était conduit par un gamin de 17 ans qui a utilisé ce tour comme une plateforme pour diffuser ses opinions personnelles. il pouvait rappor- ter des faits généraux appris à l’école, mais il était seulement né pendant la guerre et n’avait aucune connaissance personnelle et n’était certaine- ment pas en mesure d’aborder les aspects tactiques des combats. (JS1Napoli_italy, 2011)281 SarajevoInsiderpropose également la visite Srebrenica, qualifiée sur le site de l’agence de «Guernica bosnienne», parmi d’autres offres plus classiques, telles que du rafting ou la visite de mostar. Cependant, arrivés sur le site du mémorial, les visiteurs sont redirigés vers des guides locaux, survivants du massacre, officiellement engagés pour présenter ce site.

Le total siege tour Une autre agence a ouvert ces portes en 2010 sous le nom de Sarajevo Funky Tours282. Skender, un étudiant en fin de cursus, est le fondateur, le gérant et le guide de cette nouvelle agence. encore enfant à l’époque, il a vécu l’intégralité du siège à Sarajevo. Comme Sarejevo insider, cette agence propose aussi les mêmes thématiques aux touristes, incluant trois tours en lien avec la guerre: le WarTunnelTour, le SrebrenicaTouret le TotalSiegeTour. Ce dernier inclut différents sites, et s’il est plus fourni que le TimesofMisfortuneTour, son offre n’est pas aussi dense que le MissionimpossibleTour. Comme pour les deux exemples précédents, le TotalSiegeTourest le plus populaire parmi ses offres: «Je fais un tour par jour. La guerre est le sujet le plus courant. Je fais aussi beaucoup de SrebrenicaTours. Des fois, mon père fait le tour. C’était un soldat durant la guerre alors il connaît aussi le sujet.»283

281 http://www.tripadvisor.com/. 282 http://www.sarajevofunkytours.com/. 283 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 12 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page227

«WE DON’T DO BEACHES » 227

Le tour comprend en général six à huit participants et coûte 20 euros par personne. C’est lorsque son père ouvre un hôtel en 2004 que Skender prend conscience de l’intérêt de l’histoire de la guerre pour le tourisme. il commence par emmener des touristes de manière informelle au musée du tunnel, se rendant compte du potentiel de tels tours et il crée un site internet, puis une agence en 2010. Selon ses dires, 95% des participants sont des touristes occidentaux, et une minorité seulement provient de pays voisins tels que la Slovénie ou la Croatie. il mentionne quelques touristes bosniaques et précise qu’aucun Serbe n’a encore participé à ses tours. en 2011, Skender terminait sa formation de guide et devait passer encore son examen final. Skender, comme Zijad Jusufović, a acquis ses connaissances grâce à des ouvrages et internet, et les faits historiques qu’il présente s’appuient aussi sur ses expériences personnelles. Lorsqu’il décrit le siège, il utilise souvent le pronom personnel «nous» afin de bien rappeler qu’il était présent lors du conflit. Durant le tour, il décrit l’assassinat par des snipers de l’oncle d’un de ses amis, la vie dans la cave de la maison de ses parents ou une fête d’anniversaire durant le siège, faisant ainsi appel à ses senti- ments et ses impressions personnelles: «La guerre était une expérience positive. Si tu dois vivre une guerre, il vaut mieux avoir 8 ans! Tu ne la ressens pas en tant qu’enfant. en plus, les gens étaient unis pendant la guerre. il y avait une grande solidarité, tu partageais tout ce que tu avais. et tout ça s’est arrêté après la guerre. Je me souviens avoir été invité à l’anniversaire d’un ami et tout le monde avait amené ce qu’il avait… un oignon, un morceau de savon, une moitié de ration…»284 La description du TotalSiegeTour met d’ailleurs l’accent sur la dimen- sion personnelle qui caractérise ce tour: «Conduit par la véritable expé- rience personnelle d’un guide classe, toujours prêt à répondre aux questions, quelles qu’elles soient. […] Nous irons voir les vestiges de bunkers, des champs de mines, des traces de tanks, des tranchées, des impacts de balles et de grenades, et encore plein d’autres sites de destruc- tion intéressants.» Cette dimension personnelle est d’ailleurs souvent mise en avant comme une des forces de ce tour par les touristes: «Tout du long, Skender était en mesure de raconter des histoires de la vie quotidienne tout en décrivant le contexte global, rendant ce tour à la fois intéressant et touchant. Le plus important est que ce tour ne donne pas l’impression d’un tour commercial. C’est plus comme un tour avec un ami.»285

284 Propos recueillis lors d’un TotalSiegeTour (Sarajevo, le 12 août 2011). 285 Sarajevo Funky Tour (Travelerreviews). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page228

228 La viLLe marTyre

Le tour organisé à Srebrenica s’intitule Never Forget Srebrenica 11.07.1995 et il est illustré par un crâne déterré lors de la fouille de l’une des fosses communes. il est aussi décrit comme «le meilleur moyen de voir et de sentir le génocide bosnien»: «Nous pensons honnêtement qu’une visite à Srebrenica peut, un jour, être un sommet de salut infini dans la vallée des âmes» [apeakofinfinitesalvationforthelostvalleys ofhumansouls]286. Des programmes spéciaux peuvent également être arrangés pour les oNG ou des groupes universitaires, démontrant la dimension éducative promue à travers la visite de ce site.

LimonoV, touriSte de guerre Un personnage ambigu, édouard Limonov, est plusieurs fois cité dans le MissionimpossibleTouret le TotalSiegeTour. Cet individu multifa- cette – écrivain franco-russe et politicien opposant au régime de Poutine – est connu dans la région pour les liens qu’il entretenait avec Karadžić et ses sympathies avérées pour les nationalistes serbes. il se rend plusieurs fois à Sarajevo et vukovar, en soutien aux forces serbes. il laisse volon- tairement planer le doute sur son implication réelle dans les combats. Cependant, des images filmées par la BBC le montrant en train de tirer au fusil-mitrailleur sur Sarajevo depuis une base serbe créent un scandale. il est en fait personnellement accompagné par radovan Karadžić qui admire son œuvre, et c’est en tant qu’invité de marque qu’il fait feu sur la capitale de la Bosnie. Pour ce geste, Zijad Jusufović le présente comme un «vrai touriste de guerre» lorsque ces images apparaissent sur le film d’introduction du musée du tunnel: «voici le poète russe Limonov. il admirait Karadžić. il est venu visiter les positions serbes et il a tiré sur la ville. C’était un véritable touriste de guerre [wartourism]. […] ouais! Ça c’est du tourisme, du véritable tourisme sombre [darktourism]! ‘Paye deux heures de fusil… on fournit les munitions, pas de problèmes!’ il y a des gens à Sarajevo qui ont été tués par des touristes !»287 Skender confirme ces propos et prétend même qu’une offre spécifique visait des touristes fortunés prêts à se rendre sur place pour tirer sur la ville:

C’était un fait avéré: des gens de Serbie, Belgrade, Zemun, russie, Grèce venaient pendant le week-end pour tirer. Nous savions qu’il y aurait plus de tirs durant le week-end et que ça se calmerait lundi. Ça c’est du

286 Op.cit. 287 Propos recueillis lors d’un MissionImpossibleTour(Sarajevo, le 24 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page229

«WE DON’T DO BEACHES » 229

tourisme de guerre! Je suis sûr que vous aimeriez faire ce genre de tourisme… Tirer depuis des tanks… ici [sur les collines] on était très en sécurité. on pouvait voir les Serbes, un en train de tirer et l’autre en train de préparer le barbecue. Le poète Limonov a été filmé. on peut le voir en train de sourire quand il tire. il est en ce moment en russie. il n’a jamais été poursuivi… Je veux dire, il a juste tiré quelques balles.288

Le lieu d’où Limonov a tiré sur Sarajevo acquiert même un statut d’at- traction touristique dans les représentations de certains touristes: «Soyez sûr de combiner ce tour avec une visite sur les montagnes de Sarajevo afin de voir le lieu d’où Limonov a tiré sur les citoyens de Sarajevo.»289 Le geste de Limonov, relayé par les médias et le secteur du tourisme, s’inscrit ainsi dans la mémoire du conflit, et l’écrivain bosniaque mehmedinović le qualifie de moment «grotesque», mais en même temps «mémorable» (Tumarkin, 2005).

Le mladić legacy tour Les tours présentés ci-dessus sont tous organisés par des citoyens bosniens, la plupart se présentant comme bosniaques. L’agence Political Tours290 est fondée elle par un Britannique, Nicholas Wood, ancien correspondant du New york Times. Ses tours ne se limitent pas à l’es- pace postyougoslave, mais selon les dires d’une collaboratrice de l’agence: «C’est peut-être la région que nous connaissons le mieux et nous avons un très bon accès à la fois aux politiciens et aux situations que des gens ordinaires ne voient pas. C’est essentiellement là que Political Tours a commencé.»291 on voit déjà là l’accent porté sur l’as- pect non ordinaire de l’offre. Le site internet – intitulé PoliticalTours: IntelligentTravelforInquiringMinds – présente de plus ce concept comme «révolutionnaire» :«Political Tours est un concept révolution- naire pour les voyageurs passionnés par la politique et les affaires inter- nationales. Nous offrons des tours en groupe sur des itinéraires faits sur mesure dans des destinations tout autour du monde.»292 Ces tours sont directement liés à l’actualité: la Grèce pendant la crise financière, la

288 Propos recueillis lors d’un TotalSiegeTour (Sarajevo, le 12 août 2011). 289 Sarajevo Funky Tour (Travelerreviews). 290 “Political Tours”, http://www.politicaltours.com/. 291 extrait d’un courrier électronique reçu de l’agence le 29 juin 2012. 292 http://www.politicaltours.com/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page230

230 La viLLe marTyre

Libye suite à la révolution anti-Kadhafi ou la Corée du Nord après la mort de Kim Jong-il. Le Mladić legacy Tour se focalise sur la situation postconflit en Bosnie-Herzégovine et en Serbie, mettant en avant des thématiques telles que la crise politique en Bosnie ou les tensions liées aux arrestations commandées par le TPy. il dure huit jours, comprend 8 à 18 participants et coûte 2600 livres sterling293 par personne. Les sites visités sont le musée du tunnel, les lignes de front autour de Sarajevo, le bunker de Konjić, le centre mémoriel de Srebrenica, la résidence d’un individu ayant perdu 23 membres de sa famille, ainsi que le tribunal où mladić était détenu avant son transfert à La Haye. Une rencontre avec des «groupes nationalistes serbes opposés à la coopération entre leur gouver- nement et le TPy» est même prévue et présentée comme l’une des attrac- tions majeures. Des spécialistes – analystes, journalistes, diplomates, économistes – sont invités pour des conférences et des discussions, à l’image de Kate adie, correspondante étrangère de la BBC lors du siège de Sarajevo. La visite de la capitale est décrite en ces termes: «Sarajevo assiégée: une introduction à Sarajevo à la veille de la guerre. visitez la ville avec Kate adie et explorez les endroits d’où elle a rapporté les événements durant un siège de trois ans. Déjeuner suivi par la visite du musée du tunnel […]. Dîner avec des invités sélectionnés.» Ce tour a reçu un accueil mitigé en Bosnie si l’on en croit un article de l’institute for War and Peace reporting. C’est surtout le mélange de visites liées au patrimoine de guerre et d’autres activités directement assi- milées à la notion de loisir qui est critiqué, comme le montrent ces propos de l’analyste politique bosnien esad Baijtal qui qualifie ces tours d’«hédonistes»: «Cependant, le Mladic’s Legacy est d’une certaine manière problématique, car c’est un mélange de visites à des sites de guerre, où des tragédies terribles ont pris place, avec des éléments “fun” comme du rafting, du “sightseeing”et des matchs de football. Cela me fait penser que le but principal de ceux qui ont créé ce tour était de le rendre attractif pour les touristes et de faire de l’argent rapidement.»294 Wood répond à la critique en mettant en avant le fait que, si la Bosnie offre de nombreuses potentialités en termes d’histoire et de ressources naturelles, la guerre ne peut être ignorée dans le domaine du tourisme: «Je pense

293 environ 3700 CHF. 294 Zana Kovacevic, «“mladić Legacy” Tour sparks Controversy», institute for War and Peace reporting, 5 avril 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page231

«WE DON’T DO BEACHES » 231

que c’est le devoir de la plupart des touristes d’apprendre à la fois sur le passé terrible et sur ce que le pays offre maintenant.»295 De plus, la dimension «hédoniste» dénoncée par les critiques est également contes- tée par le directeur de l’agence: «Nous visitons Gorazde et examinons les relations entre les Serbes et les Bosniaques. À Belgrade, nous obser- vons comment les ultra-nationalistes serbes utilisent le sport, le football en particulier, pour promouvoir leur image – de arkan aux Ultras.» en d’autres termes, le football est utilisé plus pour sa dimension politique que ludique. Nicholas Wood conteste d’autant plus cette caractéristique hédoniste, source de critique, en affirmant: «Nous ne faisons pas dans la plage» [Wedon’tdobeaches]296. Ces tours sont destinés à un type de touriste spécifique, muni d’un haut niveau d’éducation et de revenus, et le prix constitue un critère de sélec- tion déterminant. De plus, les participants sont en partie assimilés à des experts et invités à consulter de nombreuses ressources documentaires avant leur départ. Toutefois, cette initiative n’échappe pas pour autant aux critiques et, dans ce contexte, le fait qu’elle provienne d’acteurs étrangers contribue largement à sa remise en cause.

VukoVar et LeS war tours vukovar devient dès la fin des années 1990 un haut lieu du tourisme de mémoire en Croatie. Certains acteurs sur place n’hésitent pas à mettre en lien cette forme de tourisme avec la notion de wartour, à l’image de cette employée de l’office du tourisme de la ville: «Nous avons principalement du tourisme journalier. Neuf sur dix viennent pour ces mémoriaux… Pour faire que l’on appelle stupidement des “war tours”.»297 Comme dans le cas de Sarajevo, cette pratique semble ici aussi sujette à la controverse. Pinteau (2011 : 208), qui remarque que cette forme de tourisme peut être localement qualifiée de voyeuriste, mentionne aussi qu’elle est animée par une «volonté de se distinguer de l’ancienne fédération et de rappeler à tous que la Croatie est née d’une guerre “de libération”». Toutefois, à vukovar, ces pratiques ne constituent pas uniquement une spécificité croate, du moins si on les considère avec un certain recul

295 Nicholas Wood, «“mladic Legacy” Tour – response», institute fo War and Peace reporting, 12 avril 2012. 296 Op.cit. 297 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 6 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page232

232 La viLLe marTyre

historique. Pendant la période sous administration de la rSK, les forces serbes ont mis en scène des tours à l’intention des journalistes pour leur présenter les ravages qu’auraient commis les Croates dans une ville «libérée par les Serbes». Puis un tour opérateur de Belgrade a proposé des tours intitulés ToursofWarning, afin de démontrer aux visiteurs comment la JNa aurait été contrainte de détruire la ville (Baillie, 2011). Une exposition, intitulée Vukovar1991:GenocideagainsttheCultural HeritageoftheSerbianNation est aussi organisée du 26 au 29 mai 1992 à Paris afin de justifier la destruction de la ville, présentant cela comme des dommages collatéraux inévitables dans toutes actions militaires. mais cette exposition aurait très rapidement fermé ses portes devant l’indigna- tion de la communauté internationale (Baillie, 2011). Finalement, Baillie (2011: 280) mentionne également l’ouverture d’un musée des victimes du génocide en 1992 à Belgrade, afin de documenter tous les génocides qui auraient été commis contre les Serbes en ex-yougoslavie.298 Zoran Šesto, un vétéran de l’armée croate, et sa femme Zrinka, tous deux réfugiés à Zagreb après le siège, ont monté en 2000 une agence baptisée Danubiumtours. Celle-ci est la première structure touristique présentant la mémoire du conflit suivant le point de vue croate. L’agence propose un tour intitulé Lechemindesdéfenseurs(Thepathsofdefen- ders), qui emmène les touristes sur les stigmates du siège. Les lieux visités sont le musée de l’hôpital vukovar 1991, le cimetière des défen- seurs et le centre d’ovčara, ainsi que plusieurs autres sites secondaires. Ce tour a très vite rencontré un succès grandissant, et selon un de ses insti- gateurs la plupart des touristes contactant l’agence le font pour le réserver spécifiquement. Le sujet est sensible, mais selon Zoran Šesto, cette pratique aurait été bien acceptée localement, malgré certaines réticences initiales: «Nous savions que beaucoup de gens désiraient connaître la guerre. mais c’était difficile de vendre ce programme. Beaucoup de gens ont demandé: “Comment pouvez-vous faire cela?! mon fils est mort! ma maison a été détruite!” mais nous ne vendons pas d’histoires privées. Je ne suis pas en train de pointer du doigt pour dire: “il est coupable!” Ce n’est pas politique.»299 il ajoute que tous les guides engagés ont vécu la guerre, conférant ainsi une certaine légitimité à cette initiative. De plus, lorsqu’il conduit lui-même ces tours, il agrémente son récit d’anecdotes personnelles, expliquant par exemple comment l’oncle de sa femme fut

298 Des génocides qui, s’ils ont existé, n’ont jamais été reconnus par la Ci. 299 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 7 août 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page233

«WE DON’T DO BEACHES » 233

exécuté dans son jardin pour avoir été en possession d’un briquet orné des couleurs croates. Selon Zoran Šesto, les premiers clients étaient essentiellement croates, mais des touristes étrangers ont commencé à participer au tour un ou deux ans déjà après sa création. Les touristes qui constituent la première clientèle de Danubiumtours font partie de ces nombreux citoyens croates ayant visité la ville après sa réintégration à la Croatie, afin de découvrir ce lieu symbolique, et pour beaucoup dans le but de lui rendre hommage. Kardov (2007 : 67) affirme qu’il était important que la ville soit présentée comme une pierre fondatrice de l’état croate: «vukovar est devenue un lieu où le peuple croate pouvait se rendre et ramener un peu de la mémoire et de l’expérience de la guerre; où les jeunes générations pouvaient non seulement comprendre l’expérience de la guerre, mais aussi ressentir la souffrance du peuple croate. Selon le directeur de l’organisation du tourisme croate, les touristes devraient être mis au courant de la naissance de l’état croate. » Dans cette optique, certains, comme Charles Tauber, comparent ces touristes à des pèlerins : « vukovar a ce statut iconique de lieu fameu où les Croates ont supposé- ment soufferts. Je veux dire, tout le monde a souffert ici. Ce n’était pas juste les Croates… C’était les Serbes et tous les autres groupes […]. maintenant la majorité du tourisme – à l’exception des croisières sur le Danube – est très nationaliste. ils vont venir ici en groupe… presque comme en pèlerinage. »300 La ville est d’ailleurs présentée en termes héroïques sur le site de l’agence: «Une ville de héros, un symbole de la liberté croate. L’histoire du triomphe de l’esprit humain est certainement une histoire qui va durer pour toujours.»301 et quand en 2011 Zoran Šesto décrit le nouveau logo de son agence, on constate encore l’omniprésence de la guerre et l’impor- tance de la nation croate dans cette image: «Le carré représente le drapeau croate, et ses bords dentelés, les dégâts de la guerre. Le bleu représente le Danube, et le vert, les champs de Slavonie.»302 Les wartours, s’ils n’apparaissent que récemment en ex-yougoslavie, ne représentent pas un phénomène totalement nouveau comme le démon- trent par exemple les tours organisés par le régime franquiste après la guerre civile d’espagne. on peut néanmoins avancer que cette pratique

300 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 15 août 2011). 301 www.danubiumtours.hr 302 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 15 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page234

234 La viLLe marTyre

e se développe surtout dans la seconde partie du xx siècle. Les progrès des techniques d’information et de communication ont largement contribué à leur émergence, permettant à des touristes potentiels d’acquérir des connaissances et de se forger un intérêt, et même un certain imaginaire, à l’égard d’un conflit. La forte médiatisation des guerres en yougoslavie a ainsi entraîné le développement de ces tours pour répondre à une demande, d’abord de professionnels, puis des touristes. en Bosnie- Herzégovine, c’est le tourisme international, et principalement occiden- tal, qui constitue le gros de la clientèle, alors qu’en Croatie c’est d’abord essentiellement un marché local qui se développe, suivi ensuite par des touristes étrangers.

idéoLogie, Légitimité et commerciaLiSation en ex-yougoslavie, des dynamiques, parfois conflictuelles, caractéri- sent cette pratique. Premièrement, une composante idéologique peut guider l’interprétation du patrimoine de guerre proposée dans ces war tours, mettant en jeu des éléments directement attachés au processus de réconciliation promu dans cette région. Deuxièmement, la question de la légitimité – en premier lieu celle des opérateurs, mais aussi dans une moindre mesure celle des touristes – est fondamentale pour une bonne compréhension de ce phénomène. Finalement, la rétribution financière qui caractérise les wartours pose aussi la question de la commercialisa- tion d’un patrimoine sensible, tel que celui produit par une guerre. on a brièvement abordé plus haut la question de la légitimité des visi- teurs qui se rendent sur des sites liés à un trauma récent. entre touristes internationaux et locaux, vétérans de guerre ou proches de victimes, ces statuts engendrent des représentations différentes, autant pour les hôtes que pour les visiteurs eux-mêmes. L’éthique liée aux motifs des touristes est en général définie sur un continuum mêlant voyeurisme et souci de mieux comprendre l’Histoire, mettant en jeu différents niveaux de légiti- mité. on se bornera ici à constater que les statuts de ces visiteurs sont loin d’être imperméables, remettant ainsi en question les typologies qui les définissent et les niveaux de légitimité qui leur seraient attachés. Toutefois, si la légitimité des visiteurs peut être questionnée, voire criti- quée par certains, qu’en est-il des guides qui présentent un tel patri- moine? La nature sensible du patrimoine lié à une guerre récente et la dimension idéologique qui sous-tend son interprétation amènent ainsi certains à questionner la légitimité de ceux qui seraient en droit d’en parler. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page235

«WE DON’T DO BEACHES » 235

Premièrement, des guides n’ayant pas vécu le siège de Sarajevo peuvent être soumis à la critique, basée sur le fait qu’ils présentent des événements qu’ils n’ont pas directement vécus. Les étudiants travaillant pour Sarajevo insider, certains ayant vécu le siège à l’étranger, sont criti- qués pour leur manque de connaissance et pour le fait que leur fonction de guide découlerait exclusivement de leur maîtrise de langues étran- gères. Un guide estime ainsi que ces guides personnellement déconnectés du trauma ne peuvent apporter aux touristes des informations originales qu’ils auraient acquises en vivant le siège: «Ce n’est pas qu’ils cachent quelque chose, mais c’est plutôt la manière dont ils apprennent les choses et comment ils les présentent. D’une certaine manière ils le font d’une façon très classique. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’aime pas ça. J’aime dire les choses comme elles sont. on n’est pas un pays de miel et de lait, ça c’est clair! on est plutôt un pays de… on est très riche en poli- ticiens corrompus, on est riche en profiteurs de guerre aussi… on est aussi très fort pour exporter des criminels.»303 Keats (2005) propose une distinction entre ce qu’il qualifie de «témoi- gnage de première main» (firsthandwitnessing)et de «témoignage par procuration» (vicariouswitnessing). Le premier concept caractériserait un individu en position d’affirmer qu’il a vu donc qu’il sait, alors que le second concept mettrait en jeu des connaissances basées sur des récits, des images et des artefacts. il souligne, dans le cas de la Shoah, la légiti- mité des «témoins par procuration», mentionnant qu’ils portent la mémoire du trauma dans le futur dès lors que tous les témoins directs auraient disparu. Cependant, dans le cas de Sarajevo, vingt ans après le trauma, leur légitimité est remise en cause par des «témoins de première main» encore présents et surtout toujours actifs dans l’interprétation de ce trauma. D’autres critiques concernent la nationalité des guides. Dans le cadre de la Bosnie-Herzégovine et ses trois nationalités constitutives, celles-ci mettent en évidence toute la complexité du processus lié aux dynamiques de réconciliation et de division induites par ce type de tourisme. Causević (2008: 197) démontre ainsi que les autorités locales de mostar ont décidé de réguler la pratique des guides afin de contrôler l’interprétation issue de ceux de nationalité croate: «Cela fut imposé après que certains infor- mateurs notèrent que des guides venant de Croatie interprétaient les

303 entretien realisé en anglais. (Sarajevo, le 24 juillet 2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page236

236 La viLLe marTyre

événements historiques de manière offensante pour ceux qui vivaient à mostar.» Dans le contexte de mostar, où Croates et Bosniaques cohabi- tent, l’interprétation issue d’un des groupes nationaux porterait préjudice à l’autre groupe et doit ainsi être contrôlée. La critique peut être d’autant plus virulente si les guides sont d’une autre nationalité que celles de la Bosnie-Herzégovine. mirko Sagolj, journaliste au quotidien de Sarajevo Oslobodjenje, critique les tours proposés par Political Tours, soulignant le fait que l’histoire du conflit est présentée par des experts internatio- naux n’ayant pas vécu la totalité de la guerre : « alors comment peuvent- ils interpréter légitimement ce qui c’est passé dans les années 1990? Seulement ceux qui ont vécu la guerre et qui y ont survécu peuvent faire cela. Je pense que c’est une commercialisation illégitime et immorale des événements en Bosnie, et particulièrement à Sarajevo. »304 Si le directeur de l’agence, Nicolas Wood, se défend en répondant que de nombreux interlocuteurs locaux sont impliqués dans les tours qu’il propose, on voit comme l’interprétation du conflit bosnien par un acteur étranger peut être sujette à controverse. Finalement, la totalité des guides interrogés soulignent que, lorsqu’ils emmènent des visiteurs à Srebrenica, ils laissent la tâche de présenter le site à l’un des trois guides locaux, tous survivants du massacre. Ces critiques et considérations introduisent un élément fondamental dans l’in- terprétation du conflit: l’importance du témoignage personnel. Ce dernier apporte non seulement une certaine légitimité à l’interprétation du conflit, mais aussi une forte plus-value pour les visiteurs, comme le démontrent les citations des touristes ci-dessous:

À Srebrenica il m’a présenté à un survivant du génocide qui m’a décrit tous les événements. […] Ce fut une expérience précieuse que je n’ou- blierai jamais. (Pooyousir, 18 novembre 2012)305

La visite du musée était géniale, le cimetière aussi, mais plus que tout c’est la discussion avec un survivant. (Peter T, 1er novembre 2012)306

en Bosnie-Herzégovine, dans les villes qui attirent des touristes, comme Sarajevo, Srebrenica ou mostar, la légitimité des guides est ainsi conditionnée par plusieurs facteurs. il importe en premier lieu d’avoir

304 Kovacevic, «“mladić Legacy” Tour sparks Controversy», institute for war and peace reporting. 305 Trip advisor. 306 Sarajevo Funky Tour. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page237

«WE DON’T DO BEACHES » 237

personnellement vécu le conflit pour en parler en connaissance de cause et apporter ainsi au public un corpus d’informations qui se situe au-delà du matériel disponible dans les médias et autres sources historiques. De plus, l’intégration d’anecdotes et d’histoires personnelles représente une plus-value certaine pour les visiteurs en termes d’expérience, ces derniers se sentant investis d’un contact privilégié avec l’histoire du conflit. Deuxièmement, la nationalité peut être un obstacle pour qui veut interpréter et présenter l’histoire de la guerre dans le cadre du tourisme. Des acteurs non originaires de la région, tels que ceux investis dans Political Tours, voient leur légitimité remise en cause alors que la plupart ont vécu personnellement la guerre, à l’image de Nicholas Wood ou Kate adie. Cependant, des origines nationales issues de l’espace postyougo- slave peuvent générer des conflits d’autant plus problématiques. Les guides croates de mostar sont accusés d’exposer une vision partiale de la guerre par les autorités bosniaques locales, alors qu’à Sarajevo la présentation de l’histoire du siège par des guides serbes semble compro- mise. La situation de vukovar est d’autant plus nette dans la mesure où la communauté serbe n’a que très peu d’influence, voire aucune, sur le développement touristique de la région en général. La problématique qui touche la légitimité des guides à présenter et interpréter le patrimoine issu des guerres de yougoslavie peut être obser- vée à la lumière du processus de réconciliation. Certains entrepreneurs mémoriels se voient ainsi largement restreints dans la diffusion de l’in- terprétation de leur histoire, une situation qui pourrait s’apparenter à une forme d’embargo mémoriel. Ce phénomène peut également être consi- déré comme un indicateur sur l’état des relations entre les communautés auparavant en conflit. Si différentes interprétations ne peuvent cohabiter dans le secteur touristique, le niveau de réconciliation peut être considéré comme très faible. Le cas de l’irlande du Nord – dont le processus de réconciliation est encore loin d’être achevé – semble néanmoins illustrer la possibilité de développer des interprétations antagonistes dans le cadre du tourisme. autre conséquence de la nature du secteur touristique, basé en partie sur des impératifs de profit, la mise en tourisme d’un objet ou d’un événement pose aussi la question de sa commercialisation. Une critique qui revient fréquemment chez les détracteurs des wartours est liée au fait que les acteurs qui les proposent s’enrichiraient sur le sang des victimes de la guerre. autant dans le contexte bosnien que croate, si les musées attachés à la guerre peuvent être directement ou indirectement gérés par des pouvoirs publics, tous les wartours décrits ci-dessus sont TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page238

238 La viLLe marTyre

le produit d’initiatives privées. D’ailleurs, l’association touristique de Bosnie-Herzégovine se distancie de la pratique mettant en lien tourisme et guerre, comme le démontrent les propos de l’assistante de son prési- dent: «en général nous ne promouvons que le musée du tunnel, parce que c’est une attraction. Nous n’avons pas de tourisme de guerre, ça ne fait pas encore partie de notre histoire. mais il y a des gens qui veulent aller voir les lieux où les juifs on été tués. même si je trouve ça glauque, il y a une demande. Le secteur privé va toujours s’adapter à la demande. L’offre dépend de la demande. il y a même des gens qui demandent à aller voir les champs de mines. »307 Ces propos démontrent l’importance de la distance chronologique. Pour cette représentante du tourisme, à la différence de la Shoah, le conflit n’est toujours pas entré dans l’Histoire et il ne peut en conséquence être mis en tourisme. De plus, elle insiste sur une tendance économique naturelle qui pousse des entrepreneurs mémoriels privés à répondre à une demande, en l’occurrence de connaître les événements qui ont marqué la région dans les années 1990. Un guide dans le tourisme d’aventure va plus loin en affirmant qu’actuellement la thématique de la guerre ne peut tout simplement pas être évitée : « Quand les gens viennent en Bosnie, même si c’est pour un tour à vélo ou de la randonnée, ils veulent connaître la guerre… ce concept de génocide. il y a une opportunité de business et il y a une demande. Les gens en demandent. au début, on s’est dit qu’on ne parle- rait pas de ça, qu’on resterait positif. mais les gens demandent.»308 Cette remarque démontre ainsi que même dans des tours a priori décon- nectés du conflit, associés par exemple au sport ou à l’aventure, le thème de la guerre est incontournable. Causević (2008 : 241) confirme en partie ces propos, remarquant que les tours centrés sur la guerre et ceux liés à l’histoire générale tendent à fusionner. Les références à la guerre font partie des tours sur l’histoire générale, et les références à l’histoire générale sont nécessaires dans les wartours. Les wartours sont aussi présentés comme bénéfiques par des acteurs n’étant pas impliqués dans le secteur touristique, à l’exemple de la secrétaire de l’association des parents des enfants assassinés pendant le siège. Selon elle, ces tours permettent d’offrir une certaine visibilité à des objets de mémoire, tels que le monument pour les enfants assassinés, dont elle est l’une des instigatrices principales : « Le tourisme et le patrimoine de

307 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 26 juillet 2011). 308 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page239

«WE DON’T DO BEACHES » 239

guerre peuvent être positifs. Des guides présentent par exemple le monument aux touristes.»309 L’offre des wartours est guidée par des dynamiques diverses, dont le profit, mais aussi d’autres facteurs, comme la diffusion de connais- sances, qui constitue un aspect essentiel dans leur production. Ces deux dynamiques – basées sur les connaissances et le profit – ne sont d’ailleurs pas contradictoires, comme l’affirme un guide touristique: «Je pense que c’est okay de parler de la guerre, de diffuser un message… et si en faisant ça tu gagnes de l’argent, pourquoi pas ?»310 La simple volonté de gagner de l’argent sur le sang des victimes par des entrepreneurs qui exploiteraient le voyeurisme macabre de certains touristes ne peut ainsi pas résumer cette pratique complexe. Une volonté de présenter son interprétation de la guerre anime tous les acteurs de ces tours. Cependant, dans les cas de vukovar et Sarajevo, l’interprétation du conflit à travers ces tours est en grande partie mono- polisée par la communauté croate dans le premier cas, et bosniaque dans le second. Ce processus, décrit plus haut comme un embargo mémoriel, voit ainsi un ou plusieurs groupes nationaux dans l’impossibilité de diffuser leur interprétation du conflit à travers le vecteur touristique. Cet embargo mémoriel ne peut que prétériter le processus de réconciliation, dans la mesure où un groupe stigmatisé ne dispose même pas d’un droit de réponse. La question ici n’est finalement pas de déterminer qui sont les bourreaux et les victimes, cela relève du domaine du droit interna- tional, mais plutôt de mettre en évidence, dans une perspective de réconciliation, les leviers et les obstacles induits par l’interprétation du patrimoine de guerre diffusé par le secteur touristique.

une pratique définie aVant tout par Son contexte afin d’établir dans quelle mesure ce type de tours, et de manière plus générale la mise en tourisme de la guerre, influe sur le processus de réconciliation en Bosnie-Herzégovine et en Croatie, un retour sur les typologies introduites dans le cadre théorique peut apporter un certain éclairage. L’objectif ici n’est pas de classer cette pratique dans une catégorie rigide, mais plutôt d’observer certaines dimensions de ces

309 entretien réalisé avec l’aide d’un traducteur anglais-bosniaque (Sarajevo, le 20 juillet 2011). 310 entretien realisé en anglais (Sarajevo, le 24 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page240

240 La viLLe marTyre

typologies afin de les mettre en perspective avec la définition des war tours introduite ici. Les chercheurs investis dans le courant du darktourismsituent géné- ralement la mise en tourisme de la guerre dans le cadre du battlefield tourism, considéré comme une sous-catégorie du darktourism(Cheal et Griffin, 2013). Cette typologie obscurcit déjà la différence existant entre une pratique visant à visiter des régions encore en guerre, comme cela peut être le cas dans des pays comme l’afghanistan, l’irak, la Syrie ou dans une moindre mesure la Palestine, et une autre basée sur du tourisme dans un pays en postconflit tel que la Bosnie ou la Croatie. La distinction entre ces deux pratiques, que l’on pourrait qualifier de «tourisme de guerre» et de «tourisme postconflit», est également convoquée ici pour introduire un élément fondamental dans les liens entre tourisme et guerre, à savoir la distance chronologique. L’interprétation d’un conflit vieux de plus d’un demi-siècle, tel que la Seconde Guerre mondiale, se distingue de celle liée à une guerre terminée il y a moins de vingt ans, comme c’est le cas en Bosnie-Herzégovine ou en Croatie. Piekarz (2009) déconstruit le concept de battlefieldtourismen démontrant que son développement diffère large- ment suivant le degré de résolution du conflit. Selon lui, ce type de tourisme peut se situer sur un continuum allant du chaud au froid, en se basant sur des critères tels que la «crudité du visuel» (rawnessofthe visualaesthetic)et le «degré d’ordre» (degreeoftidyingup). Le premier critère est lié au déplacement des restes du conflit (carcasses de voitures, bâtiments détruits, corps, etc.). et le second touche plus à la reconstruction (construction de cimetières et de mémoriaux, sécurisation des sites, etc.) Selon ces critères, des villes telles que Sarajevo, Srebrenica ou vukovar se situeraient quelque part entre du hotet du coldbattlefield tourism. Si la paix a été entérinée il y a près de vingt ans avec les accords de Dayton, en Bosnie-Herzégovine de nombreux bâtiments sont encore en ruine et certaines zones comportent toujours beaucoup de mines. De plus, le cimetière de Srebrenica continue d’accueillir des corps, et de nombreux mémoriaux sont toujours en construction ou à l’état de projets. Si l’on se fie à certains auteurs (Pinteau, rivera) et leur analyse de la reconstruction rapide du secteur touristique croate, le tourisme dans ce pays semble représenter une dimension plus froide qu’en Bosnie. Cependant, la ville de vukovar, toujours à moitié détruite, pourrait être considérée, imitant en cela un modèle énergétique, comme un îlot de chaleur dans le paysage touristique croate. Dans le contexte francophone et celui de la mémoire, Urbain (2003: 6) considère le tourisme de mémoire comme un tourisme éthique, fondé sur TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page241

«WE DON’T DO BEACHES » 241

la notion de morale: «Le tourisme de mémoire est au temps ce que le tourisme écologique est à l’espace; il est au passé ce que le tourisme humanitaire est au présent.» il serait en outre un travail – un travail de mémoire et indirectement un travail de deuil – permettant d’atteindre une certaine paix sociale. Toutefois, il ajoute que cela ne doit pas obscurcir les risques de dérive et de manipulation inhérents à la notion même de morale (Urbain, 2003). Comme on le voit en ex-yougoslavie, certaines dynamiques nationalistes qui peuvent accompagner la mise en tourisme de la guerre constituent au contraire des freins importants à la paix sociale. en Bosnie comme en Croatie, la guerre est un élément fondateur qui a mené à la constitution de ces deux nouveaux états. Que ce soit par la visite de sites emblématiques des conflits par l’intermédiaire de wartours ou par la création de musées mettant en jeu le patrimoine de la guerre, il existe une volonté certaine de se créer un passé national. Cette dynamique peut engendrer des tensions, lorsque certains groupes sont exclus de ce passé ou y sont stigmatisés, comme c’est le cas en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. À vukovar, certains aspects du tourisme visent à glorifier la nation croate et peuvent également entraîner une stigmatisation serbe; dans ce cas, la mise en tourisme de la guerre peut être envisagée dans une perspective nationaliste. À Sarajevo, des forces contradictoires s’oppo- sent, avec d’un côté la promotion du multiculturalisme et de la nation bosnienne, et d’un autre une glorification de la nationalité bosniaque mettant en avant certaines valeurs en opposition avec cette identité bosnienne partagée. Si des tours en ex-yougoslavie proposent une approche critique de l’histoire de la guerre, et même en Bosnie des politiques postconflit, la définition du tourisme politique proposée par certains (moynagh, 2008 ; Simone-Charteris et Boyd, 2010) diffère quelque peu de la pratique observée en ex-yougoslavie. en irlande du Nord comme en Palestine, la dimension partisane de ces tours est clairement assumée dans les discours des agences qui les proposent, en opposition avec Sarajevo où la plupart des guides visent une interprétation neutre, ou du moins l’af- firment. De plus, dans la définition de moynagh, de même que dans les tours proposés par alternative Tours, un sentiment de solidarité envers un groupe ou une lutte est mobilisé. Si dans le cas des war tours en Bosnie ou en Croatie on peut observer une forme de solidarité avec la communauté bosniaque ou croate, cela ne constitue de loin pas le motif central pour ces touristes. Certains visiteurs croates se rendant à vukovar après la guerre pour rendre hommage à cette ville pourraient néanmoins TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page242

242 La viLLe marTyre

entrer dans cette catégorie. De plus, on pourrait également citer le touriste Limonov, qui se rend à vukovar et Sarajevo animé par un profond sentiment de solidarité envers les forces serbes alors en plein conflit. Celui-ci pourrait ainsi être en partie considéré comme un «touriste politique» en opposition avec les visiteurs internationaux, qui suivent actuellement ces wartoursavant tout pour répondre à un motif de curiosité sur le conflit de manière générale. Certaines dimensions des définitions proposées – tourisme des champs de bataille, tourisme de mémoire, tourisme politique – peuvent s’intégrer dans la pratique des wartours en ex-yougoslavie. Le tourisme de mémoire, qui représente sans doute l’approche la plus large et la plus englobante, est aussi la plus à même de décrire cette pratique. Toutefois, situer la mise en tourisme de la guerre dans une typologie à défaut d’une autre paraît plutôt réducteur au vu de la complexité qui caractérise ce phénomène. Une pratique telle que les wartoursest déterminée par des éléments inclus dans plusieurs de ces définitions. Une dynamique natio- naliste caractérise sans équivoque le tourisme croate, alors qu’elle est plus nuancée en Bosnie, principalement en raison de la structure politique du pays. La dimension politique de ces tours, si elle est incontournable dans leur analyse, ne constitue pas l’élément central, autant pour les touristes que pour les agences et les guides. La notion de tourisme de mémoire permet en outre d’intégrer un regard sur les dynamiques identitaires qui animent le développement de cette pratique, un élément fondamental pour une bonne compréhension des wartours. on peut dans tous les cas remettre en question l’approche du dark tourism, qui conçoit cette pratique surtout en termes de curiosité macabre, de Schadenfreudeet de commercialisation de la souffrance humaine. Les observations de ce phénomène en Bosnie ou en Croatie démontrent que les motifs des agences et des guides liés aux wartours ne se limitent pas à des impératifs financiers; la volonté d’apporter des connaissances originales sur la guerre représente également un objectif essentiel. Finalement, on rejette les typologies proposées dans le cadre du darktourism, car elles ne prennent pas en compte le contexte poli- tique et socioculturel qui détermine la mise en tourisme de la guerre. Cette recherche démontre clairement que ce phénomène ne peut être analysé sans une observation pointue du contexte. Dans le cas de vukovar, les représentations produites par un site comme ovčara diffè- rent largement selon que l’on a affaire à un survivant du siège, un visi- teur local, un écolier ou un touriste étranger. De même, celles issues du musée du tunnel à Sarajevo se différencient et peuvent même s’opposer TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page243

«WE DON’T DO BEACHES » 243

en fonction d’un habitant – bosniaque ou serbe –, d’un touriste ou d’un vétéran. Dans ce contexte, dans quelle catégorie situer le centre mémo- riel d’ovčara, l’Hôpital de vukovar 1991, le musée du tunnel ou le Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari ? on peut ainsi souligner l’importance du contexte, autant géographique que temporel, fortement différent entre la France, le vietnam, l’irlande du Nord ou l’ex-yougoslavie, voire même entre les nouveaux états qui forment ce territoire. Si le tourisme de mémoire peut sans doute être considéré comme un vecteur de paix et d’échange en France, la même dynamique est loin d’être acquise en ex-yougoslavie où cette forme de tourisme tend plus à exacerber certaines tensions identitaires. Considérée dans une optique de paix en France cent ans après la Première Guerre mondiale, animée par une forte composante politique à Belfast et Derry ou guidée par des forces nationalistes à vukovar, l’étude de la mise en tourisme de la guerre ne peut ainsi faire l’impasse sur le contexte social, culturel et politique dans lequel se phénomène s’intègre. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page244 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page245

CHaPiTre 7

conStruire La ViLLe martyre

Par leur mise en tourisme et leur muséalisation, les traumascapes de Sarajevo et vukovar s’intègrent largement dans le paysage mémoriel de ces lieux, participant à les constituer en villes martyres. en outre, dès la fin des hostilités et même durant les conflits, les villes de Sarajevo, vukovar et Srebrenica sont élevées en symboles de guerre. Dans le contexte croate, vukovar symbolise également largement l’indépendance du pays. La production et la diffusion de ces symboles peuvent s’observer dans de nombreux secteurs, comme le tourisme, la gestion du patrimoine culturel ou l’aménagement urbain, mais aussi dans d’autres domaines, tels que l’art ou le cinéma. vukovar et Sarajevo acquièrent ce statut en raison de l’intensité du siège qui a marqué leur histoire, alors que le massacre de Srebrenica, vu comme l’un des plus dramatiques depuis la Seconde Guerre mondiale, fait aussi de cette ville un symbole important de la guerre.

de La ViLLe au SymBoLe vukovar et sa région deviennent déjà des symboles de la guerre de Croatie en 1991, alors que les habitants subissent toujours le siège des forces serbes et de la JNa, comme l’affirme Ferdinand meder, le direc- teur de l’institut de conservation croate: «vukovar et les villages autour sont devenus des lieux spéciaux pour tous les citoyens croates. Nous suivions les nouvelles, chaque centimètre cube de destruction était suivi avec beaucoup d’émotion. même des petits villages que personne ne connaissait avant la guerre sont devenus des symboles de la guerre.»311

311 entretien réalisé avec l’aide d’un traducteur anglais-croate (Zagreb, le 28 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page246

246 La viLLe marTyre

Confirmant cette idée, Baker (2009: 40) souligne que la Slavonie a inspiré le plus grand répertoire de musique de guerre et que les médias croates ont rapidement fait de Dubrovnik et de vukovar deux «sites jumeaux de victimisation nationale». Selon elle, à vukovar, la souffrance, le déplacement, la nostalgie, la tristesse et le retour ont fortement impré- gné les discours politiques, les manuels scolaires et les chants populaires. Si durant la guerre Dubrovnik représente aussi un symbole important du conflit, notamment en raison de sa renommée internationale et de son inscription à l’UNeSCo, c’est l’ampleur de la destruction et de la violence qui a frappé vukovar qui fait de cette ville un symbole de guerre. en 1991, Dubrovnik est déjà surnommée la «Perle de l’adriatique» depuis des années, et les attaques qu’elle subit sont très vite considérées comme un scandale par la communauté internationale. De plus, comme le souligne Ferdinand meder: «Des collaborateurs de l’UNeSCo étaient à Dubrovnik lors de l’attaque majeure qui a eu lieu le 6 décembre 1991. Donc quelques jours après ces lourdes destructions les travaux de restauration et de rénovation ont commencé. »312

en opposition avec vukovar, la ville de Dubrovnik est maintenant totalement reconstruite et, excepté un panneau explicatif détaillant les destructions causées en 1991 et le musée de la Guerre patriotique décrit plus haut, aucun signe ou mémorial ne rappelle au visiteur le siège que la ville a aussi subi. L’importance de Dubrovnik, en termes de patrimoine culturel et de ressource touristique, entraîne sa reconstruction rapide, au contraire d’une ville secondaire comme vukovar. macdonald (2003: 105) va même jusqu’à avancer que Franjo Tudjman aurait délibérément laissé vukovar tomber afin de capitaliser sur la sympathie de la commu- nauté internationale. Selon lui, les nationalistes visaient également à promouvoir un sentiment de cohésion nationale et à créer du soutien local pour le président croate, par peur d’une attaque externe. De son côté, Kardov présente la manière dont cette ville est passée d’un état d’«urgence» à celui de «lieu de mémoire». il ajoute qu’avant la réintégration de la ville à la Croatie le pays ne pouvait être considéré comme un état souverain sans l’intégralité de son territoire. Pour lui, ce nouveau lieu mythique a contribué à la stabilisation de l’identité croate. vukovar devient ainsi un lieu imaginé, désincarné de l’espace et du temps,

312 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page247

CoNSTrUire La viLLe marTyre 247

un symbole permettant d’affirmer l’identité croate. Cela est d’autant plus remarquable dans les propos du président du Parlement de vukovar, Tomislav Džanak, qui propose la construction d’un lieu central dédié au siège de vukovar et à la guerre de Croatie. il insiste sur l’importance qu’aurait ce lieu, suggérant que tous les écoliers devraient le visiter, avan- çant même l’idée d’obligation et de devoir: «Nous soutenons aussi l’idée de créer un lieu, “la maison de la Guerre patriotique”, où tous les enfants de 8 ans devraient venir deux ou trois jours… un week-end. où ça serait un devoir et une obligation pour tous les écoliers partout en Croatie. Un lieu où ils pourraient apprendre des choses sur la guerre et sur le rôle de vukovar qui était crucial pour la création de la république de Croatie.»313 De tout le pays, vukovar et la Slavonie sont considérées comme la ville et la région qui comporteraient le plus de monuments en lien avec la guerre de Croatie (Baillie, 2011a). on peut également dénombrer sept cimetières différents pour une localité de moins de 30 000 habitants. au niveau national, la dimension symbolique de vukovar peut également s’observer à bien des égards, que ce soit sur les plaques des nombreuses rues en Croatie rebaptisées vukovarska, sur les timbres ou encore sur les billets de banque. Selon Baker (2009), la symbolisation de vukovar est le fait autant de l’état que d’acteurs non étatiques tels que des écri- vains, des musiciens ou des propriétaires de cafés. Les nombreux cimetières de la ville contribuent également à faire de vukovar un symbole de guerre. Un certain antagonisme existe entre les cimetières préexistant à la guerre et ceux construits après, les premiers représentant la dimension multiculturelle de la ville avant le siège314, alors que les seconds symbolisent avant tout l’héroïsme croate. La plupart des cimetières préexistant au siège ont subi de lourds dommages en 1991 et, si le cimetière catholique est en partie rénové, le cimetière orthodoxe est toujours en ruine. Dans le quartier de Stajmiste, un cimetière militaire serbe est établi sur une propriété privée pour y enterrer les combattants serbes après le siège. Kardov (2007) présente

313 entretien réalisé avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (vukovar, le 18 août 2011). 314 Les cimetières antérieurs à la guerre sont précédés de l’adjectif stari, les désignant comme des «vieux» cimetières. Ces anciens cimetières sont spécifiquement liés à un groupe national ou religieux. on peut ainsi recenser le vieux cimetière juif, le vieux cime- tière allemand, le vieux cimetière catholique, le vieux cimetière orthodoxe et finalement le cimetière bulgare, nommé ainsi en raison des soldats bulgares qui y sont enterrés durant la Seconde Guerre mondiale. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page248

248 La viLLe marTyre

ce cimetière comme l’unique expression officielle de la mémoire serbe, alors que Baillie (2011) note qu’au début des années 2000 encore les Serbes se rendaient dans ce cimetière uniquement la nuit, par crainte de représailles. À Dubrava, à l’est de vukovar, on trouve deux cimetières côte à côte: l’ancien cimetière bulgare – nationalement mixte et encore ouvert aux exhumations – et le nouveau Cimetière des défenseurs croates315 – réservé aux braniteljis et aux civils retrouvés dans les fosses communes aux alen- tours de vukovar. Le cimetière des défenseurs consiste en un terrain où 938 croix blanches représentent les 938 victimes exhumées sur place, dans 13 fosses communes. Une de ces fosses est considérée comme la plus grande découverte en europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon la presse locale, le ministère des vétérans de la Guerre patriotique aurait investi près de 20 millions de kunas316 dans l’aménagement de ce nouveau cimetière, dont 6 millions317 auraient servi à la construction d’un monument en bronze de cinq mètres et demi, situé sur l’emplacement exact de la principale fosse commune318. Une flamme éternelle brûle à la base de la sculpture. Les tombes du cimetière sont attribuées aux civils exhumés et aux braniteljis: les noires pour les défenseurs et les blanches pour les civils. Un guide touristique sur place explique que les tombes sont placées face à face, suivant la volonté du ministère des vétérans de la guerre patriotique, afin de mettre en avant la solidarité de victimes: «unies durant le siège et jusqu’à la mort.»319 Deux tombes sont isolées: l’une pour la plus jeune victime, un nourrisson de 7 mois, et l’autre pour la victime la plus âgée. Charles Tauber parle de manipulation quand il se réfère à l’aménagement du cimetière des défenseurs, citant la disparition éclaire d’une chapelle orthodoxe située auparavant sur le site: «ils l’ont fait très vite, et miraculeusement c’est devenu un cimetière pour les héros de la Guerre patriotique.»320 on peut également identifier un huitième cimetière à vukovar, ou du moins un autre site nommé comme tel: le Cimetière des tanks321 de

315 MemorijalnogrobljeHrvaskihbraniteljaen croate. 316 Un peu plus de 2,7 millions d’euros. 317 Un peu plus de 800000 euros. 318 Zeljka Kraljić, «Gospodo iz haaškog suda, dosta je ovoga što nam činite!», Vukovarskenovine, 11 août 2000. 319 Propos recueillis lors d’un tour organisé (vukovar, le 7 août 2010). 320 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 15 août 2011). 321 Grobljetenkova en croate. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page249

CoNSTrUire La viLLe marTyre 249

la rue Trpinjska. Cette rue menant au centre de vukovar est maintenant célèbre pour les combats qui ont opposé les braniteljis aux tanks de la JNa322. Le groupe des braniteljis de la rue Trpinjska envisage mainte- nant la construction d’un musée à la gloire de Blago Zadro, un ancien ouvrier dépourvu d’expérience militaire qui devint un des défenseurs les plus renommés de vukovar, après avoir dirigé trois unités de brani- teljis dans cette zone. Blago Zadro est mort au combat le 16 octobre 1991. il est enterré au cimetière des défenseurs et sa tombe noire est la première depuis l’entrée. en outre, on trouve maintenant la carcasse d’un tank et un buste de Blago Zadro à la rue Trpinjska.en 2003, le journal de vukovar mentionne que, dans la nuit du 9 août, un citoyen croate de nationalité serbe323 vandalise le buste de Blago Zadro en y inscrivant «les oustachis m’ont tué »324 à la peinture grise. De plus, il met le feu à un drapeau croate placé derrière le monument. Le suspect est finalement inculpé pour atteinte à la réputation de la Croatie et à la paix des morts.325 La liste des mémoriaux et autres lieux de mémoire cités dans ce travail n’est pas exhaustive: d’autres objets participent à la production du paysage mémoriel de vukovar et ses environs. on peut citer parmi d’autres: le monument Zrinski pour les chasseurs tués durant le siège, le monument pour le journaliste Siniša Glavašević, le mémorial de la radio croate ou encore le mémorial pour les douze policiers tués à Borovo. L’omniprésence des symboles et monuments attachés à la guerre de Croatie à vukovar peut ainsi être assimilée au concept de memorial mania développé par Doss. on peut y observer une certaine obsession pour les questions de mémoire, marquée par cette volonté urgente de les exprimer dans un contexte public. De plus, ce contexte de mémorialisa- tion intense met unilatéralement en jeu la perspective croate, produisant un paysage mémoriel glorifiant l’identité croate, particulièrement celle des braniteljis.

322 Lorsque ceux-ci étaient engagés dans cette rue relativement étroite, les braniteljis détruisaient le premier et le dernier tank de la colonne, piégeant ainsi les autres pour les attaquer ensuite un par un. 323 amalija Lovrić, «Napad na Hrvatsku i vrijednosti Domovinskog rata», Vokovarskenovine, 22 août 2003. 324 Ustašemeubioen croate. 325 Lovrić, «Napad na Hrvatsku i vrijednosti Domovinskog rata». TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page250

250 La viLLe marTyre

deS payS de mieL et de Sang Sarajevo est sans doute moins marquée par le contexte de memorial mania décrit par Doss. Dans la capitale bosnienne, la mise en mémoire de la guerre n’est pas aussi manifeste qu’à vukovar. mais on compte tout de même à Sarajevo un grand nombre de cimetières et de mémoriaux, ainsi qu’une demi-douzaine de musées liés au conflit. D’un autre côté, dans une ville secondaire comme Srebrenica, la taille et l’importance du Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari orientent principa- lement le paysage mémoriel de cette ville sur la guerre de Bosnie. en outre, la renommée internationale acquise par les deux villes permet des éclairages intéressants sur les vecteurs de diffusion des symboles de guerre qu’elles sont devenues. Ce sont premièrement les médias, locaux et internationaux, qui contri- buent déjà pendant la guerre à constituer des lieux en symboles de guerre. Hasic (2004: 74) décrit la propagande, les exagérations et les mensonges des médias pendant la guerre de Bosnie en termes de «guerre des médias». Pour lui, les médias ont diffusé des images invoquant le patriotisme, la peur ou la haine; les journalistes sélectionnant les sources qui renforceraient leurs propres perceptions. volćić, erjavec et Peak (2013: 3) analysent comment les médias ont contribué à archiver la mémoire collective liée au siège de Sarajevo, mais également comment ils ont participé à la construire en interprétant les événements en fonction des idéologies dominantes. Selon eux, les journalistes tendent souvent à ajuster leurs représentations des événements passés au contexte social et politique contemporain. on peut déjà constater l’importance des médias dans la construction des représentations de ces touristes en visite au musée d’histoire de Sarajevo, qui reviennent sur leurs souvenirs de la guerre en Bosnie diffusés par les médias internationaux: «mon passage dans ce musée et dans la ville m’a ouvert les yeux sur des choses que j’avais seulement vue à la T.v. quand j’avais 20 ans.» De la même manière, un touriste allemand note: «J’étais presque un adolescent quand j’ai vu des images de cette guerre terrifiante à la T.v. C’était tellement impressionnant que cela m’a donné envie de venir.»326 ainsi, la volonté de comprendre et surtout de voir de ses propres yeux un lieu dont le traumatisme a fait la une des médias inter- nationaux durant les années 1990 est un motif non négligeable pour ces

326 Les deux citations suivantes sont tirées du livre d’or de l’exposition Surrounded Sarajevo du musée d’histoire de Sarajevo (juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page251

CoNSTrUire La viLLe marTyre 251

visiteurs internationaux. Suivant cette idée, des médias tels que CNN ou euronews peuvent être considérés comme des agents participant, si ce n’est à la construction d’un (ou des) imaginaire(s), dans tous les cas à des représentations d’un lieu marqué par une telle sauvagerie, que des indivi- dus du monde entier s’y rendent pour tenter de comprendre (Naef, 2012). Causević (2008 : 282) note que, dès la fin de la guerre, Sarajevo perd sa place dans les médias. Pour elle, la ville est citée uniquement en rapport avec la guerre et jamais en fonction d’aspects plus positifs comme la reconstruction ou le retour des refugiés. Sur le terrain, un guide rejoint en partie les propos de Causević, constatant que si la Bosnie est encore citée dans les médias après le conflit c’est toujours en référence à la guerre, que ce soit celle de Bosnie ou une autre: «La Bosnie continue à apparaître dans les médias. Le Daily Telegraph a par exemple intitulé un de ses articles: “Les frontières sauvages. Des touristes britanniques vont dans des zones de guerre” [wildfrontiers. Britisharegoingtowarzone] en citant des pays comme le Soudan ou la Bosnie dans les premières lignes. mais quand tu lis l’article il n’y a rien sur la Bosnie. et le Guardian a fait un parallèle avec ce qui se passe en ce moment en Libye327 et le siège de Sarajevo. Ça n’a rien à voir, mais c’est simple d’utiliser la Bosnie comme titre. »328 Les médias, pendant la guerre de Bosnie, de par la propagande qu’ils véhiculent, sont considérés par certains comme une arme; «le dernier coup de canon qui précède l’attaque», au dire du journaliste Boro Kontić329. De plus, après la guerre, certaines représentations subsistent et les médias participent à véhiculer un symbole figé de Sarajevo. La ville peine ainsi à se distancer de l’image de guerre qui lui est attachée. Le cinéma est également un puissant vecteur d’images et la guerre constitue sans doute l’un des thèmes majeurs à cet égard. Le contexte d’après-guerre yougoslave n’échappe pas à cette règle: certains n’hési- tent pas à parler d’un nouveau genre – le nouveau film de guerre postyou- goslave – recensant plus de 300 films documentaires et fictions traitant de l’éclatement de l’ex-yougoslavie330. Des productions locales, telles que Noman’slandde Danis Tanović ou Undergoundd’emir Kusturica,

327 L’interlocuteur fait ici référence à la prise d’otages de journalistes en Libye en 2011. 328 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 329 Barbara matejčić, «Journalisme en temps de guerre: ces médias qui répandaient la haine», H-alter, 22 mars 2011. 330 Nevena Dakovic, «La guerre sur grand écran: filmographie de l’éclatement yougoslave», Vreme, 10 avril 2004. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page252

252 La viLLe marTyre

ont d’ailleurs connu un certain succès international331. Le cinéma interna- tional a aussi contribué au patrimoine cinématographique lié à l’éclate- ment yougoslave par des productions telles que WelcometoSarajevo ou Harrison’sFlowers.Ces films dépeignent de manière très simpliste et stéréotypée le conflit à vukovar et Sarajevo, reflétant la perspective de journalistes occidentaux. Ces derniers sont représentés comme des héros issus d’un monde civilisé – l’occident – confrontés aux tribus sauvages et barbares qui peupleraient l’ex-yougoslavie. Causević et anleng démontrent tous deux comment l’industrie holly- woodienne tend à amener à la guerre une dimension triviale, en la présen- tant comme une lutte entre le bien et le mal, où le bien triomphe toujours. Le film américain Harrison’sFlowers, qui décrit la descente aux enfers d’une journaliste (interprétée par andie macDowell) à la recherche de son mari, photographe disparu à vukovar, est très représentatif de cette vision stéréotypée des guerres en yougoslavie. Les soldats serbes sont tous présentés comme des barbares sanguinaires; la population locale, comme des victimes dénuées de toute capacité d’action; et les journa- listes occidentaux, comme les véritables héros. De plus, à l’exemple du vietnam dans ApocalypseNowou du Congo dans HeartofDarkness, vukovar et sa région sont dépeints comme l’enfer sur terre, où les prota- gonistes s’enfoncent peu à peu. Harrison’sFlowers se conclut néanmoins par une fin heureuse et totalement irréaliste. angelina Jolie a également réalisé en 2012 son premier long métrage intitulé Aupaysdusangetdumiel. Par cette production, la réalisatrice a clairement visé un ancrage régional, en n’engageant que des acteurs issus d’ex-yougoslavie et en axant exclusivement la promotion du film sur cette région. Cette réalisation, relatant une histoire d’amour entre un commandant serbe et une prisonnière bosniaque d’un camp de viol (rapecamp), a suscité des polémiques avant même le début du tour- nage. Des associations de victimes de guerre332 montent dès 2010 au créneau pour dénoncer «la vision étonnante de l’histoire», ainsi que l’arrogance et l’ignorance de sa réalisatrice333. il en résulte la révocation

331 Underground remporte la Palme d’or du meilleur film en 1995; et NoMan’sLand, celle du meilleur scénario en 2001. 332 on peut citer l’association des femmes victimes de viol durant la guerre de Bosnie-Herzégovine, l’association des mères de Srebrenica, ou encore l’association des anciens prisonniers des camps de Bosnie-Herzégovine. 333 Jean-arnault Dérens, «angelina Jolie, la guerre et l’illusion du témoignage», Les blogsduDiplo(Mondediplomatique), 13 février 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page253

CoNSTrUire La viLLe marTyre 253

de son permis de tourner en Fédération de Bosnie-Herzégovine par le ministère de la Culture. Une grande partie du film est finalement réali- sée en Hongrie. en 2011, une avant-première est organisée spéciale- ment pour les associations de victimes bosniaques et renverse l’opinion générale; le film est perçu comme un hommage puissant aux victimes de la guerre de Bosnie. Cependant, du côté de la rS, on critique la non- reconnaissance des victimes serbes. Cette production est qualifiée de propagande bosniaque antiserbe et sa diffusion est interdite dans l’entité serbe. Jean-arnault Dérens voit dans ce film un best of de la guerre, reprenant tous ses épisodes les plus tragiques et télévisuels, qui emmè- nerait ses spectateurs comme dans un parc d’attractions: «[en] deux heures de temps, à auschwitz, à oradour-sur-Glane et à Hiroshima, tout en omettant d’ailleurs de préciser que la première de ces localités se trouve en Pologne, la seconde dans le Limousin et la troisième au Japon… »334 revenir sur l’ensemble du patrimoine cinématographique lié aux guerres de yougoslavie dépasse largement le cadre de ce travail. Toutefois, les quelques exemples susmentionnés démontrent la fonction de vecteur d’images et de représentations attachée au cinéma. Comme dans le cas des médias, ces exemples illustrent à nouveau la diffusion d’un symbole de guerre figé et stéréotypé, et souvent décontextualisé. Les représentations balkanistes mettant en jeu une région primitive et barbare sont évidentes dans les productions internationales les plus importantes sur le sujet que sont WelcometoSarajevoet Harrison’s Flowers. De plus, si angelina Jolie tente de se soustraire au cliché en mobilisant notamment des ressources locales, son film, considéré par Dérens comme un best of de la guerre de Bosnie, n’échappe pas non plus au mythe balkaniste. Le cinéma, ou du moins certaines grosses produc- tions hollywoodiennes, n’apporte que des réponses simplistes aux inter- rogations d’un public international sur les guerres d’ex-yougoslavie. Le symbole diffusé est alimenté par les stéréotypes sur la région, renforçant les mythes balkanistes qui lui sont attachés. Comme le souligne un guide lorsqu’il répond aux questions de certains touristes sur la guerre: «Je pense que ce qu’ils attendent vraiment c’est des réponses simples… Je leur demande toujours : “vous avez vu SauvezlesoldatRyan? et bien ce n’est pas comme ça !” »335

334 Op.cit. 335 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 24 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page254

254 La viLLe marTyre

La perSonnaLiSation du SymBoLe Dans un autre contexte, si l’on peut fréquemment observer dans les rues de Sarajevo et de mostar des boutiques proposant des tee-shirts à l’effigie du maréchal Tito, dans la capitale de l’entité serbe, Banja Luka, ce sont des représentations du général mladić (fig. 24) qui sont proposées parmi d’autres objets nationalistes tels que des drapeaux arborant la croix serbe ou des écharpes du Partizan Belgrade336. en opposition, la figure de mladić est également disponible sur d’autres artefacts vendus en Fédé- ration de Bosnie-Herzégovine (casquettes, tee-shirts, porte-clés, etc.), mentionnant cette fois sa responsabilité dans le massacre de Srebrenica. Certains objets le présentent par exemple au centre d’une cible. Des acteurs clés du conflit deviennent ainsi également des symboles de la guerre, de la même manière qu’une figure comme celle du maréchal Tito symbolise aujourd’hui la défunte yougoslavie. il pourrait être inté- ressant de revenir sur la destinée historique de figures telles que mladić et Karadžić dans une cinquantaine d’années, afin d’observer quelles représentations et interprétations ils suscitent, s’ils en suscitent encore. Ces exemples démontrent dans tous les cas la force symbolique qui carac- térise des personnages tels que Tito, Karadžić ou mladić, d’autant plus si ces symboles sont associés à des identités collectives ou nationales, comme cela peut être le cas dans des pratiques et des discours attachés à des courants nationalistes. D’un autre côté, le journaliste Keranov constate aussi la dimension ironique que comportent, pour une certaine partie de la population, les images de Karadžić placardées après la guerre dans les rues de Belgrade. Dans l’atmosphère cosmopolite et sophistiquée de Belgrade, il n’était pas rare ou moralement déplacé de traiter Karadžić sur le ton de la blague. épargnés par la guerre, les gens pouvaient se permettre de considérer les criminels de guerre avec un détachement ironique. Les milliers d’affiches de son visage, collées de manière obsessive partout dans la ville, avaient peut-être l’objectif de stimuler le sentiment nationaliste, mais entre les signes lumineux de Coca Cola et Costa Coffe ils rappellent plus les dessins de mao par Wahrol. Selon lui, dans ce contexte, des objets tels que des tee-shirts à l’effigie de Karadžić, initialement vendus comme des symboles du nationalisme serbe, ont exactement l’effet inverse: la parodie et la caricature.

336 Le Partizan Belgrade, fondé en 1945, était initialement le club de l’armée popu- laire yougoslave. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page255

CoNSTrUire La viLLe marTyre 255

Figure 24: représentation de mladić. (Naef, 22.07.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page256

256 La viLLe marTyre

Le cinéma, principalement hollywoodien par l’ampleur du public qu’il touche, mais aussi les médias, les artefacts ainsi que l’art d’une manière générale contribuent à la diffusion et à la production des symboles de guerre que sont devenues ces villes. Les représentations véhiculées par ces symboles sont très souvent liées à des notions de souffrance, d’hé- roïsme ou de victimisation lorsqu’ils sont issus du contexte local. Du côté de productions internationales, telles que les films susmentionnés, des stéréotypes balkanistes peuvent les caractériser. Le sculpteur bosnien mladen miljanović, représentant la Bosnie- Herzégovine à la Biennale de venise en 2013, parle d’art «sociopathé- tique», lorsqu’il se réfère à l’exploitation constante des traumatismes de guerre par les artistes locaux ces quinze dernières années. il affirme dans une interview que, si un artiste de la région ne véhicule pas les stéréotypes liés à la guerre, il court le risque d’être incompris: «J’ai donc cherché à utiliser cette énergie sociopathétique comme dans l’aïkido, c’est-à-dire que je l’ai l’utilisée pour mieux la repousser. J’ai pensé que le concept idéal pour le pavillon bosnien à la 55e Biennale de venise était le “Jardin des délices”, soit tout à fait le contraire de ce que le public pense de la Bosnie-Herzégovine: quelque chose de bon, que l’on a envie de décou- vrir, de goûter.»337 on peut voir là-dedans un mécanisme de résistance au symbole dominant véhiculé à propos de la Bosnie et de l’ex-yougoslavie. on peut aussi l’observer dans des productions cinématographiques locales telles que NoMan’sLand ou Gorivatra338, qui traitent le sujet de la guerre avec un humour noir, prenant ainsi à contre-pied les représenta- tions dominantes liées aux notions d’héroïsme et de victimisation. Toutefois, leur impact sur le public reste plus limité que les productions internationales mentionnées plus haut. De plus, bien que traités avec humour et un certain cynisme, les thèmes de la violence, du sexe ou de la corruption, qui constituent les éléments centraux de ces films, alimentent également les mythes balkanistes sur la région. S’il est un cinéaste local jouissant d’une reconnaissance internationale assez importante pour alimenter la construction d’un imaginaire au sein d’un public étranger, c’est bien emir Kusturica. La plupart de ses films sur la région, dont Undergroundest sans doute le plus connu, sont forte- ment imprégnés des stéréotypes balkanistes liés à la musique gitane, à

337 andrea rossini, «Bosnie-Herzégovine: le “Jardin des délices” s’expose à la Biennale de venise», OsservatorioBalcanieCaucaso, 17 mai 2013. 338 Aufeu, en français, un film de Pjer Zalica. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page257

CoNSTrUire La viLLe marTyre 257

l’alcool, à la drogue et aux armes à feu. Kusturica est sujet à de nombreuses critiques dans sa terre d’origine – la Bosnie – en raison notamment des subventions qu’il aurait reçues du gouvernement nationa- liste serbe de Slobodan milošević, ou encore du contenu de ses films et de quelques prises de position, que certains qualifient de proserbe, taxant ainsi le réalisateur de «traître». Si l’objectif ici n’est pas de revenir en détail sur la polémique autour de Kusturica, il est tout de même intéres- sant de noter qu’au cœur des critiques qui lui sont adressés certains mettent en avant l’image fantaisiste, et souvent vue comme dénigrante, qu’il présente de la région à travers ses films. il existerait ainsi un fossé entre ce qui est perçu localement comme la réalité de cette région et le mythe véhiculé entre autres par Kusturica, comme le soutient le philo- sophe slovène Slavoj Žižek, dans une interview réalisée lors du Festival du film de Sarajevo en 2008:

Nous avons des films authentiques, mais malheureusement les plus grands succès ne le sont pas. Par exemple, Underground de Kusturica. Je pense que ce film est presque tragique, pour ne pas dire une falsification. Quelle image de l’ex-yougoslavie vous tirez de ce film? Une partie du monde complètement barrée où les gens forniquent, boivent et se battent tout le temps; il met en scène un certain mythe que l’occident aime voir ici dans les Balkans: l’autre mythique […].339

Pour Žižek, les Balkans sont construits comme l’inconscient de l’europe, qui tend à y projeter tous ses obscénités et ses sombres secrets. ainsi, les Balkans ne seraient pas pris au piège dans leurs propres rêves, mais dans ceux de l’europe occidentale. D’un autre côté, également dans une interview, Tanović, le réalisateur de Noman’sland, insiste sur l’im- portance de la guerre dans la réalisation de films sur la région, avouant qu’il est impossible pour lui de l’oublier: «on ne peut jamais oublier une guerre. Pour survivre à un conflit, il faut qu’on s’habitue. La guerre devient toute notre existence. Une fois qu’on apprend à cohabiter avec elle, c’est pour toujours. J’aimerais bien réaliser Spiderman16. mais je ne peux pas, vraiment.»340 Causević, en examinant la diffusion des représentations sur la région à travers les médias, considère la Bosnie comme un pays peu touché par

339 Wolfgang Spindler, «Zizek: Les Balkans sont comme l’inconscient de l’europe» Euronews, 2008. 340 rodolfo Toè, «Danis Tanović: “on ne peut jamais oublier une guerre”», Le CourrierdesBalkans, 26 janvier 2011. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page258

258 La viLLe marTyre

l’industrie cinématographique. elle introduit la notion du «CNNfactor» pour décrire les représentations négatives de la Bosnie. Dans le cadre de cette analyse, mettant en lien tourisme et patrimoine de guerre, que l’on parle de «CNNfactor» ou de «HollywoodFactor», la question est de savoir si les représentations liées à ces Balkans mythiques ou imaginés sont également utilisées dans le champ du tourisme. il s’agit donc d’éta- blir dans quelle mesure des objets, des institutions ou des pratiques liées au tourisme – tels que les wartours et les musées décrits dans les chapitres précédents – alimentent la construction d’un imaginaire lié à la région, au même titre que les films cités plus haut. Finalement, le symbole de ville martyre doit être observé à la lumière du secteur touristique afin d’établir dans quelle mesure il est aussi utilisé par les acteurs du tourisme. en outre, des éléments et des représentations liés au symbole de ville martyre peuvent également être assimilés à certains aspects du mythe balkaniste.

La miSe en touriSme du SymBoLe Le village martyr d’oradour-sur-Glane peut illustrer la mise en tourisme d’un lieu symbolisé par la notion de martyre. Si c’est d’abord dans une logique de témoignage historique et de commémoration que l’état français décide de préserver comme telles les ruines du village détruit d’oradour-sur-Glane, les touristes affluent relativement rapide- ment après la guerre, comme le souligne Pascal Plas, directeur du service éducatif du Centre de la mémoire d’oradour-sur-Glane: «Depuis cin- quante ans nous avons le même nombre de visiteurs annuels sur le site. entre 90000 et 110000 visiteurs par an avec environ 50000 issus de visites scolaires.»341 on voit donc déjà la forte dimension touristique que peut acquérir un tel lieu, symbole du drame vécu par sa population. Toutefois, la grande différence entre cet exemple et ceux issus du contexte postyougoslave réside dans le fait que le village-martyr d’oradour-sur- Glane est inhabité lors de sa constitution en village martyr342. De plus, sa dimension touristique s’est développée après sa désignation en village martyr, contrairement aux villes étudiées ici, où il est postulé que c’est leur mise en tourisme, et plus spécifiquement celle de leur patrimoine de guerre, qui contribue à les constituer en villes martyres.

341 entretien réalisé en français (oradour-sur-Glane, le 5 octobre 2011). 342 Un nouveau village a été construit pour les résidents à côté des ruines du village martyr. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page259

CoNSTrUire La viLLe marTyre 259

Kardov (2007: 66) signale qu’entre 1993 et 1994 des citoyens croates proposent de laisser vukovar en ruine comme monument, à l’image du village d’oradour-sur-Glane, ajoutant qu’à cette époque la place incon- tournable de vukovar dans la mémoire nationale était déjà entérinée. D’un autre côté, le directeur de l’institut de conservation croate, Ferdinand meder, souligne au contraire la volonté qu’avait le maire de reconstruire la ville au plus vite afin d’offrir aux visiteurs une image de vukovar autre que celle d’une ruine. Cette vision semble partagée par Bogdan Boro rkman, le président local du SDSS343, le parti serbe de Croatie:

Le secteur touristique est en train de s’améliorer, mais lentement. Je ne suis pas un expert, mais j’ai l’impression que juste quelques bateaux de croisière passent par ici et c’est juste pour quelques jours. C’est une histoire de marketing… C’est notre responsabilité de faire plus, de garder ces gens ici et de leur faire passer plus de temps ici. Le marketing ne devrait pas se concentrer uniquement sur la guerre et sur les choses liées à la guerre. il devrait y avoir d’autres choses mises en avant. Nous savons qu’il y a d’autres choses.

il confirme aussi que le patrimoine de guerre lié à la mémoire serbe n’est pas du tout exploité: «il y a quelques sites, des trucs du côté serbe, que l’on pourrait montrer, mais on ne les exploite pas.»344 Pour d’autres, comme robert rapan, du parti nationaliste croate HSP Dr ante Starčević, si la mémoire de guerre est incontournable dans le panorama touristique de vukovar, il importe tout de même d’éviter que les autres ressources (vignobles, parcs archéologiques, parcs ornithologiques, etc.) soient tota- lement éclipsées par l’exploitation de la mémoire de guerre et par ce que certains sur place qualifient déjà de «tourisme de guerre»:

Je suis d’accord… oui! Du tourisme de guerre oui! mais pas uniquement du tourisme de guerre, parce qu’il y a d’autres activités importantes asso- ciées au tourisme […]. on peut mentionner les bateaux de croisière qui arrivent à vukovar. Tous les visiteurs passent un temps limité ici et après ils vont autre part et mangent autre part. Nous devons améliorer toutes nos autres activités pour faire en sorte que les touristes restent pour au moins un jour ou deux. et ne pas oublier le Danube… Ces activités doivent être mises en lien avec le Danube.

343 Parti serbe démocratique et indépendant (Samostalnademokratskasrpskastrank). 344 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page260

260 La viLLe marTyre

au-delà des conflits de mémoire qui opposent citoyens de nationalité serbe et croate, ces dernières remarques illustrent aussi les antagonismes existant entre la volonté de valoriser un patrimoine essentiellement guer- rier, alliant promotion des mémoriaux et musées de guerre, voire même la préservation de certaines ruines, et une autre vision misant plutôt sur la promotion d’un patrimoine se démarquant de la guerre. entre ces deux pôles, quelle est la stratégie qui permettra à vukovar, sans oublier son passé, de retrouver sa place de ville européenne, suivant les propres termes de la brochure de son office du tourisme: «[…] La ville est en reconstruction et elle est progressivement en train de retrouver l’aspect d’une ville européenne; l’aspect qu’elle avait avant»345 ? Toutefois, si vukovar ne peut être représentée sans faire référence à la guerre qui l’a meurtrie, ne serait-elle pas aussi d’une certaine façon piégée dans un passé sombre, comme l’avance Baillie (2008: 164): «Les habitants des Balkans sont vus en europe comme piégés dans le passé, perpétuellement en train de revivre les conflits religieux qui ont dominé l’europe moderne, incapables de se libérer des fers de l’histoire e et d’atteindre le xx siècle»? S’il existe d’autres musées de la Guerre patriotique en Croatie, vukovar comprend clairement la plus grande concentration de musées liés à la guerre de Croatie, avec l’Hôpital de vukovar 1991, le musée de la Guerre patriotique, ainsi que l’espace muséal situé dans le Centre mémoriel d’ovćara. on peut aussi ajouter certains projets avancés par les associations de vétérans, tels que la construction d’un musée à la mémoire de Blago Zadro, ou encore un chemin de croix entre l’hôpital et ovćara. il faut également mentionner Le chemin des défenseurs, le war tour organisé par l’agence Danubiumtours, qui serait l’excursion la plus demandée en ville. Le patrimoine de guerre est également incontournable dans le matériel de promotion touristique de vukovar et sa région. Sur le plan internatio- nal, on peut déjà le voir dans cet extrait du chapitre sur la Slavonie du LonelyPlanet : «vukovar panse ses plaies et renaît de ses cendres; les visiteurs sont invités à visiter ses mémoriaux de guerre» (mutić et Stewart, 2008: 106). La visite des mémoriaux fait ainsi partie des attrac- tions majeures (highlights) proposées par le guide de voyage, au même titre que les caves à vin d’ilok ou l’observation des oiseaux dans le parc de Kopački. De plus, la Slavonie est considérée comme «une destination idéale pour ceux qui veulent autre chose qu’une expérience standard».

345 Turistička zajednica grada vukovara, «vukovar», 2000. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page261

CoNSTrUire La viLLe marTyre 261

au sujet de vukovar, le guide mentionne que c’est un véritable défi pour les visiteurs de visualiser la ville comme elle était avant la guerre. Les sites importants de vukovar cités dans le LonelyPlanetsont le cimetière des défenseurs, le centre d’ovčara et l’Hôpital de vukovar 1991. Le guide s’attache aussi à décrire brièvement la situation sociale de la ville, présen- tant la population comme vivant «dans un univers parallèle et hostile»: «La ville a besoin de renforcer son économie, vous pouvez donc contri- buer en visitant, dépensant et rendant hommage» (mutić et Stewart, 2008: 115). La plateforme de voyage wikitravel propose aux visiteurs de simplement marcher dans la ville: «Promenez-vous dans les rues. C’est aussi émouvant que n’importe quel musée de guerre.»346 Cette remarque suggère ainsi une vision statique de la ville, assimilée à un musée, engen- drée par sa transformation en ville martyre. Sur le plan de la promotion locale, les acteurs touristiques participent explicitement à la construction du symbole de ville martyre en assimilant vukovar à la notion de sacrifice, comme l’illustre cet extrait tiré d’un site internet géré par l’office du tourisme croate: «vukovar est aujourd’hui considérée comme un symbole de la résistance croate, une ville héroïque et invincible, ainsi qu’un symbole de paix reflétant la bravoure de ses défenseurs. C’est le sacrifice altruiste des défenseurs de vukovar dans la lutte pour l’indépendance croate qui a apporté à la ville ce statut sacré.»347 L’office du tourisme propose également une brochure décrivant la ville selon des thématiques telles que l’histoire, l’architecture et la nature. Une page est dédiée aux lieux de mémoire attachés à la guerre, où des photos des sites illustrent un poème à la gloire de la ville: «vukovar est une ville miraculeuse… vukovar est fierté… vukovar est résistance… C’est une larme dans un œil, du chagrin dans un cœur… et un sourire sur des lèvres… vukovar est à la fois le passé et le futur.»348 De plus, la quatrième de couverture de cette brochure est illustrée par un drapeau croate flottant à la poupe d’un bateau. Finalement, les plans de la ville distribués par l’office du tourisme soulignent la dimension touristique que revêtent tous les lieux de mémoire de vukovar. La page de couverture présente les différents mémo- riaux, et la quatrième de couverture est illustrée par le logo de l’asso- ciation croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes.

346 Wikitravel, «vukovar», http://wikitravel.org/en/vukovar. 347 «Croatia at a glance», http://onecroatia.info/en/destinacije/vukovar-2/. 348 «vukovar», Tourism office of vukovar, 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page262

262 La viLLe marTyre

Sur les 20 sites touristiques cartographiés sur ce plan, 13 sont directe- ment liés au conflit des années 1990, que ce soit des mémoriaux ou des ruines.

un château d’eau entre martyre et réSiStance Une ruine, criblée d’impacts de balles, a d’ailleurs acquis le statut de lieu de mémoire pendant la guerre de Croatie et commence à être incorporée dans le secteur touristique. Sur la route principale, à l’entrée de la ville, un château d’eau de 50 mètres de haut, est laissé en ruine (fig. 25). Une plaque commémorative a été placée en remerciement des fonds publics alloués par le président Franjo Tudjman, la république de Croatie et les citoyens de Zadar, au nom du département de vukovar- Syrrmie et de la commune de vukovar. Ce château d’eau a été construit en 1968 et à l’époque constitue, avec ces 2 200 mètres cubes de volume, l’un des plus grands réservoirs d’europe349. Selon l’office du tourisme de vukovar, il existait un restaurant dans le réservoir jusqu’au début de la guerre. Un branitelji explique que le château d’eau était systémati- quement pris pour cible par les assaillants: «Les Serbes essayaient toujours de bombarder le château d’eau pour descendre le drapeau croate, mais à chaque fois un branitelji montait pour en hisser un nouveau. »350 Selon la presse locale, le château d’eau est officiellement mentionné comme «monument» seulement après le siège de vukovar. en 2005, un appel d’offres aurait été lancé autour d’une somme de 400000 à 500000 kunas351 pour transformer cet objet en symbole de la guerre de Croatie, considérant «sa haute valeur pour vukovar, mais aussi pour la Croatie en général»352. Si à l’époque l’appel d’offres reste vague, diffé- rentes suggestions sont avancées: un restaurant, un ascenseur, un musée, une chambre mémorielle et le réaménagement des alentours353. Selon Nediljko Bešlić, du Département municipal pour la restauration et la déco- ration de la ville, un des objectifs est d’attirer de nombreux touristes354.

349 office du tourisme de vukovar, 2012. 350 Propos recueillis informellement à vukovar (en août 2010). 351 entre 50000 et 70000 euros. 352 Drazan Bockaj, «o novom izgledu vodotornja odluku donose ubrzo vrhunsi arhi- tekti», Vukoverskenovine, 17 novembre 2005. 353 Ibid. 354 Ibid. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page263

CoNSTrUire La viLLe marTyre 263

Figure 25 : Le château d’eau de vukovar, un des symboles les plus importants de la résistance croate. (Naef, 6.08.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:19 Page264

264 La viLLe marTyre

Sur le site du ministère, l’ex-ministre du Tourisme croate, veljko ostojic, rappelle encore en 2012 que ce site important sera préservé et que toutes les demandes de financement pour des projets touristiques à vukovar seraient sujettes à une attention spéciale de la part du ministère355.À l’heure actuelle, si le château d’eau est sécurisé et une échelle a été construite, aucun de ces projets n’a vu le jour. Dans le journal de vukovar, le responsable du réaménagement du château d’eau, emil Kolar, explique en 2007 que les travaux ont été stoppés vu la nécessité de constituer une documentation préliminaire, liée à la construction d’une chambre mémo- rielle à la base de la tour356. malgré le statu quo actuel de son développement, l’exemple du château d’eau illustre encore l’importance que le secteur du tourisme porte à des sites liés à la guerre de Croatie. L’attention spéciale accordée par le gouvernement croate aux projets touristiques de vukovar s’inten- sifie quand ces derniers sont attachés au patrimoine produit par la dernière guerre. Le château d’eau est aussi l’un des symboles les plus représentés dans le matériel de promotion de vukovar, lié au tourisme ou à la ville de manière générale. on peut l’observer sur les cartes postales, le site internet de la municipalité, les bus publics ou le logo du club de football du NHK mitnica. Le site de l’office du tourisme le décrit comme un symbole de victoire et d’une vie nouvelle: «Le château d’eau ne retrouvera pas sa fonction initiale, mais il deviendra un espace mémoriel rappelant la peine et la souffrance que vukovar a endurées.»357 La dimension symbolique de vukovar n’échappe pas non plus aux représentations que s’en font certains touristes, comme on peut le voir dans cet extrait tiré d’ideoz, un forum de voyageurs, où la ville est comparée à oradour-sur-Glane: «vukovar est l’oradour-sur-Glane de la Croatie… Les hordes serbo-yougoslaves n’ont pas hésité à massacrer la population civile, y compris tous les patients de l’hôpital… à méditer!»358 Si, peu après le conflit, le statut iconique de vukovar est clairement dirigé à l’in- terne, ou du moins vers un public essentiellement croate, la reconnais- sance internationale qu’acquiert progressivement la ville semble peu à peu

355 ministère du Tourisme de la république de Croatie, http://www.mint.hr/default. aspx?id=8265. 356 Zoran Goman, «U tijeku izrada projektene dokumentacije buduceg spomen podrucja», Vukovarskenovine, 8 avril 2005. 357 office du Tourisme de vukovar, http://www.turizamvukovar.hr/index.php?lang =en. 358 http://voyages.ideoz.fr/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page265

CoNSTrUire La viLLe marTyre 265

lui conférer un statut de symbole international. Baillie (2011: 18) remarque déjà au début des années 2000 la «connotation magique» que comporte cette ville pour certains touristes étrangers qu’elle a l’occasion de guider durant cette période: «Certains touristes issus des bateaux de croisière que j’ai guidés dans la ville n’étaient même pas certains du pays dans lequel ils se trouvaient, et encore moins dans quelle ville. Pour d’autres, le mot “vukovar” avait presque une connotation magique de sacrifice, de martyre et d’héroïsme.» Toujours sur le plan international, un film de promotion touristique sur la Croatie réalisé pour le compte de TF1 insiste aussi sur l’importance de vukovar pour la nation359. Une partie du reportage est consacrée à sa présentation, essentiellement centrée sur ses mémoriaux et ses ruines. Selon Pinteau (2011: 440), «le choix des images qui sont ici retenues tend uniquement à engendrer une certaine victimisation, celle que souhaite souligner la promotion officielle, en érigeant cette ville comme symbole de la guerre subie par la Croatie. Celle-ci est d’ailleurs présentée comme la victime de l’agression serbe.» Le symbole de guerre que représente maintenant vukovar est ainsi largement valorisé par le secteur touristique, la majorité des attractions proposées dans la ville étant en lien avec la guerre de Croatie. De plus, les associations de vétérans sont indissociables du secteur touristique local. D’abord en tant que promoteurs de sites, comme c’est le cas pour le centre d’ovčara et pour d’autres projets, mais aussi par leur intégration au matériel de promotion touristique, comme on peut le voir avec l’inclu- sion de leur logo sur la carte de la ville proposée en 2011 par l’office du tourisme. vukovar est également souvent présentée comme une pierre fondatrice du nouvel état croate. Cette construction symbolique est aussi relayée au niveau international, comme on peut le voir notamment avec les exemples du LonelyPlanetet de l’émission de TF1, contribuant à forger un imaginaire lié à la guerre pour de potentiels visiteurs étrangers. La dimension de martyre est également incontournable dans le secteur touristique de vukovar. on peut tout d’abord mentionner les constantes références aux notions de sacrifice, de miracle ou d’héroïsme dans les descriptions des lieux de mémoire proposées par les acteurs touristiques locaux. mais c’est avant tout les deux sites touristiques les plus impor- tants de la ville en termes de promotion et d’affluence – le Centre mémo- riel d’ovćara et l’Hôpital de vukovar 1991 – qui symbolisent le martyre

359 Pierre Brouwers, «Croatie le pays nouveau», Découvrirlemonde, Paris, TF1, 2005. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page266

266 La viLLe marTyre

de la ville, voire de l’ensemble de la Croatie face à ce qui est vu locale- ment comme «l’agression serbe». La gestion et la promotion du tourisme peut ainsi être considérée comme un vecteur contribuant à la constitution de vukovar en ville martyre.

deS ViLLeS entre touriSme et commémoration Les trois villes de Sarajevo, vukovar et Srebrenica proposent des céré- monies commémorant les guerres qui les ont meurtries. Si ces événe- ments semblent a priori détachés du secteur touristique, de nombreux visiteurs – locaux et étrangers – se rendent sur place lors de ces cérémo- nies. De plus, dans le cadre de Srebrenica, une marche commémorative de trois jours est organisée avant la commémoration du massacre le 11 juillet, regroupant de nombreux participants: habitants de la région, proches de victimes et touristes étrangers. À vukovar, le mois de novembre constitue la période des cérémonies commémoratives. Durant la première quinzaine, différents événements liés à la mémoire du conflit sont mis sur pied dans divers lieux de mémoire. Le 18 novembre, qui marque la fin du siège et la chute de vukovar, constitue la date clé de cette période. vukovar est l’unique loca- lité de Croatie où les victimes sont officiellement commémorées au niveau national suite à une décision du Parlement, proclamant le 18 novembre comme «Jour du souvenir du sacrifice de vukovar en 1991» (Kardov, 2007). Cette exception nationale renforce le statut symbolique acquis par la ville. Ce jour-là, une marche mémorielle de 6 kilomètres est organisée chaque année, commençant à l’hôpital et se terminant au cimetière des défenseurs. en 2010, on estime qu’entre 15000 et 20000 personnes participent à la marche, mêlant citoyens, poli- ticiens, associations de vétérans, ou soldats, provenant de la région et de l’ensemble du pays360. Kardov (2007: 80) décrit vukovar à cette date comme un lieu «submergé par la douleur»: «[…] on atteint l’apogée avec tous ces événements traumatisants reconstitués en si peu de temps. La pression devient tellement intense que les contacts sociaux sont bloqués. Les magasins ferment, les activités en extérieur sont extrêmement réduites. Certains Croates de la ville évitent les nouvelles et ne regardent même

360 Nicole Corritore, «vukovar, 19 years later», Osservatoriobalcaniecaucaso, 29 novembre 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page267

CoNSTrUire La viLLe marTyre 267

pas la T.v., car les reportages sont si bouleversants.» Baillie (2011: 434) ajoute que, le 18 novembre, le cimetière des défenseurs devient un lieu «hors limite» pour les Serbes, dont certains commémorent leurs morts au cimetière militaire serbe le jour précédent. Toutefois, il n’existe aucune alternative pour le deuil des habitants serbes qui n’ont pas soutenu les assiégeants et, selon Baillie, durant ces jours la polarisation de la ville atteint son paroxysme. Ces dernières remarques peuvent être en partie confirmées par les propos de ce guide local, qui souligne aussi l’absence de Serbes durant la marche du 18 novembre:

Les Serbes ne font pas de cérémonies. ils restent à la maison et silen- cieux. mais dans leurs yeux tu peux voir la culpabilité. vingt ans après la guerre ils n’ont toujours rien dit, à part. «C’était la guerre.» Les Serbes utilisent cette image, cette idée «d’être ensemble» essentielle- ment pour les subventions européennes. mais quand on parle de la guerre… rien ! on doit parler de la guerre. en Croatie [durant la guerre], on savait que nos politiciens étaient mauvais… mais nous ne sommes pas allés en Serbie. C’est un fait.361

Charles Tauber, lui, met en avant la dimension nationaliste qui ressort des discours des politiciens durant cette période de commémoration: «[…] des commentaires extrêmement nationalistes ont été avancés, qui en passant vont à l’encontre du tribunal362. et toute la journée les politi- ciens promettent tout et n’importe quoi aux gens, leur montent la tête négativement. et le lendemain qu’est-ce qu’il se passe? ils sont tous partis… et le soir même ils sont partis. et la ville retourne à son… à l’état dans lequel elle était.»363 Les cérémonies commémoratives comme sources de tension ne se limitent pas à vukovar et au 18 novembre. Le 5 août, anniversaire de l’opération Tempête datant de 1995, est aussi vu comme une date clé dans le processus d’indépendance du pays, représentant la «libération» de la ville de Knin, ex-capitale de la rSK, par les forces croates. il est célébré en grande pompe chaque année dans cette ville. Cette opération est vue au contraire par bon nombre de Serbes comme une «entreprise crimi- nelle» menant à l’assassinat et à l’expulsion de nombreux Serbes de Croatie. Le TPiy a d’ailleurs reconnu que, si l’opération en tant que telle ne pouvait être considérée comme une opération criminelle, certaines

361 entretien réalisé en anglais (vukovar, en août 2010). 362 Le Tribunal pénal international. 363 entretien réalisé en anglais (vukovar, en août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page268

268 La viLLe marTyre

actions militaires comprises dans l’opération Tempête constituaient des entreprises criminelles communes. Néanmoins, les acquittements des généraux Gotovina et markač font dire au président croate ivo Josipović en 2012 que «la guerre pour libérer notre territoire est enfin reconnue comme juste et légitime»364. Son homologue serbe, Tomislav Nikolić, qualifie en revanche cet acquittement de légitimation du plus grand pogrom au monde après la Seconde Guerre mondiale365. La cérémonie de commémoration du 11 juillet à Srebrenica est égale- ment source de fortes tensions. en 2015, lors du 20e anniversaire, le Premier ministre serbe aleksandar vučić, doit s’enfuir du mémorial de Potočari, après avoir essuyé des jets de pierres, et la délégation serbe reprend directement la route de Belgrade. Dix ans plus tôt, deux bombes sont désamorcées sur le site quelques jours avant la cérémonie. Depuis l’instauration d’une date souvenir pour les victimes bosniaques, un processus similaire est mis sur pied du côté serbe. Du 7 au 12 juillet, des membres de la communauté serbe de Srebrenica organisent les journées de Petrovdan366 afin de commémorer les victimes serbes de la guerre – une initiative vue comme une provocation par de nombreux bosniaques. Ces dernières remarques sur les conflits de mémoire entre représentants des communautés serbe et bosniaque ne doivent pas obscurcir le fait que la commémoration bosniaque de Srebrenica est de loin celle qui a le plus d’envergure, que ce soit en termes d’affluence ou de représentation poli- tique. en 2012, on dénombre environ 30000 personnes et en 2010, lors du 15e anniversaire du massacre, elles sont près de 50000. Sahovic (CriC, 2011) explique comment les commémorations du 15e anniversaire du massacre, qui coïncidaient avec les élections en Bosnie, sont devenues des arguments politiques pour les différents partis. Cette forme d’instru- mentalisation est vertement critiquée par un guide touristique en 2011:

[…] 170 personnes sont enterrées et ensuite les politiciens arrivent pour donner un speech. Ça me rend malade! il fait 40 degrés et de temps en temps tu vois une dame qui s’évanouit. Pourquoi? Parce qu’ils sont debout au soleil et que les politiciens sont à l’ombre quand ils donnent leur speech d’une heure. et tu vois ces gens, ils sont comme des moutons,

364 Claire vallet, «acquittement de Gotovina: retour au pays en fanfare pour les “héros”», LeCourrierdesBalkans, 17 novembre 2012. 365 Beta Press, «Hague Tribunal verdict is scandalous», B92, 16 novembre 2012. 366 Célébration en l’honneur des apôtres Pierre et Paul. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page269

CoNSTrUire La viLLe marTyre 269

ils ne peuvent rien voir, mais ils font toujours confiance à ces politiciens. et c’est vraiment triste de voir ça. Je ne sais pas… 170 personnes sont enterrées et il y a un ponte de la communauté qui donne un speech pour soutenir un Bosnien arrêté et accusé de crimes de guerre. Je me fous de ce mec! C’est un des gars les plus riches de Bosnie.

Une collaboratrice de Napredak à Sarajevo, l’association culturelle croate, rejoint ces propos et met en avant la surmédiatisation attachée aux cérémonies de commémoration: «Le jour de Srebrenica est pour les familles, mais maintenant il y a tellement de médias. Je sais que les gens veulent comprendre… mais c’est pour les médias, pour l’argent… on parle de Srebrenica ce jour-là et pas le reste de l’année. Ça devrait être l’opposé.»367 vingt ans après le massacre de Srebrenica, la mémoire liée au drame est encore source de fortes tensions entre les diverses commu- nautés. L’instrumentalisation politique des événements et du lieu porte un fort préjudice à une quelconque dynamique de réconciliation. La distance chronologique devrait permettre en partie d’apaiser les tensions, et une étape est primordiale dans ce contexte: la clôture du processus d’identi- fication des victimes. Comme à vukovar, une marche reliant Nezuk à Potočari est instaurée en 1995, reprenant en sens inverse le trajet effectué par les hommes fuyant leurs assaillants vers Tuzla. Ces 71 kilomètres sont effectués en trois jours afin que les marcheurs arrivent sur le site de Potočari à la veille de la cérémonie. on compte depuis 2010 entre 5000 et 7000 participants, bosniaques ou étrangers. Un projet de Chemin européen de la mémoire pourrait voir le jour, impliquant une signalétique et une organisation plus élaborées et donnant surtout la possibilité à ceux qui le désirent d’effec- tuer ce trajet durant toute l’année. Cette initiative est bien sûr motivée par une volonté de renforcer la mémoire du massacre, mais des considéra- tions structurelles et économiques interviennent aussi, telles que l’amé- lioration des sentiers, de la signalétique et de la gestion des déchets. De plus, la pérennisation de ce chemin permettrait aussi le développement de structures d’accueil dans une région rurale sinistrée. Cela pose la question de la mise en tourisme et de la commercialisation d’un lieu de mémoire comme Srebrenica. Causević affirme en 2008 que Srebrenica n’est pas encore prête pour le tourisme et que les guides de Bosnie sont toujours très mal à l’aise quand il s’agit d’y emmener des touristes. Selon elle, il en sera ainsi tant

367 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 15 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page270

270 La viLLe marTyre

que tous les criminels de guerre n’auront pas été arrêtés et que tous les corps n’auront pas été déterrés. Citant l’un d’eux, elle ajoute que cette ville est une «émotion» où il est juste possible de prendre un café, contempler et écrire des poèmes. Toujours est-il que quelques années après ces constatations, si bon nombre de corps doivent encore être trouvés et identifiés, plus de 100000 visiteurs se rendent annuellement sur le site. De plus, la visite de Srebrenica est proposée par plusieurs agences de Sarajevo, même s’il est vrai que les touristes sont ensuite dirigés vers des guides locaux à leur arrivée sur le site. au-delà de la mise en tourisme du site, certains produits dérivés associés à Srebrenica participent aussi à une forme de commercialisa- tion du lieu et de la mémoire qui lui est attachée. on peut maintenant se procurer sur internet ou dans des boutiques de souvenirs différents objets avec la phrase «RememberSrebrenicaGenocide» : tee-shirts, cartes de vœux, aimants, tasses, cravates, housses pour iPhone, voire même des habits pour les nouveau-nés et des manteaux pour les chiens. Certains, à l’image du secrétaire de l’association des parents des enfants assassinés pendant le siège, remettent aussi en question la commercialisation de la célébration du 11 juillet, l’assimilant à une foire: «Je pense que le tourisme lié à la guerre peut être positif. […] C’est positif de diffuser de l’information sur ce qui s’est passé. D’un autre côté ça peut devenir négatif si ça devient une foire. Par exemple, à Potočari durant les commémorations ça peut devenir comme une foire publique, où ils vendent des ćevapčići et des grillades devant le cime- tière. »368 À Sarajevo, une célébration d’envergure a eu lieu le 6 avril 2012 pour commémorer les 20 ans du début du siège. Un concert intitulé «La ligne rouge de Sarajevo»369 s’est déroulé devant 11541 chaises vides, repré- sentant les victimes du siège, dont 643 petites chaises symbolisaient les enfants disparus. Un chœur a exécuté des chansons composées durant le siège et de nombreuses boutiques placardaient sur leurs vitrines des affiches présentant des événements culturels organisés entre 1992 et 1995. Ni la rS ni la Serbie ne se sont associées à la cérémonie, et aucun représentant officiel n’y a assisté. Kusturica a même fait scandale, souli- gnant sur sa page Facebook que les chaises étaient importées de Serbie.

368 entretien réalisé à l’aide d’un traducteur anglais-bosniaque (Sarajevo, le 20 juillet 2011). 369 SarajevskaCrvenaLinija en bosniaque. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page271

CoNSTrUire La viLLe marTyre 271

il a qualifié cette célébration de «jour de la chaise rouge» et a poussé l’ironie jusqu’à accompagner cette affirmation d’un slogan: «achetons nos produits!» À Banja Luka, on a célébré, le 9 janvier 2012, la création de la république serbe de Bosnie. Si le président serbe de l’époque Boris Tadić s’y est rendu, aucune représentation de la Fédération de Bosnie- Herzégovine n’était présente. Du côté de la Fédération, l’événement était vu par beaucoup comme la reconnaissance par les autorités de rS des crimes de guerre et du génocide qui auraient mené à la création de cette entité. Dans les villes analysées ici, des dynamiques propres au tourisme cohabitent avec d’autres, telles que la construction de nouveaux états et la commémoration de la guerre. Le développement du tourisme contribue à alimenter le statut de symbole de guerre et celui de ville martyre qui caractérisent à différents niveaux ces lieux. Cette dynamique est la plus marquée à vukovar, où les notions de sacrifice et de souffrance sont omniprésentes dans la promotion touristique de la ville. en outre, les sites les plus visités commémorent le massacre de plus de 200 personnes, et par extension le martyre de toute la nation croate, un acte localisé de destruction devenant ainsi un symbole national. Ce statut est d’autant plus important que vukovar est vue comme un lieu incontournable dans les représentations liées à la construction du nouvel état croate. Srebrenica représente également un lieu de martyre pour l’ensemble des Bosniaques de Bosnie-Herzégovine. Si certains, comme Causević, tendent à remettre en question la dimension touristique qu’aurait acquise cette ville, force est de constater qu’avec plus de 100000 visiteurs annuels le Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari est devenu un des lieux les plus visités du pays. Si bon nombre de ces visiteurs sont locaux et viennent avant tout pour rendre hommage à des proches ou des compa- triotes, des touristes a priori déconnectés du trauma composent aussi une importante tranche dans la fréquentation du site. on est confronté ici à l’opposition qui existerait entre commémoration et tourisme. Cependant, si l’on observe la marche pour la paix reliant Nezuk à Potočari, on peut constater l’importance de sa dimension touristique, que ce soit dans sa fréquentation par des étrangers ou par la volonté d’organiser des struc- tures pérennes. Le projet de mettre sur pied un chemin signalisé ouvert toute l’année afin de développer des structures d’accueil renforce l’inté- gration de la dimension touristique dans un lieu de mémoire tel que Srebrenica. Ce type de tourisme, qui pourrait être qualifié de «commé- moratif», s’intègre aussi dans la définition du tourisme de mémoire proposée par Urbain (2003). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page272

272 La viLLe marTyre

Les villes de Srebrenica et vukovar sont largement marquées par ces dynamiques qui les transforment en villes martyres. en premier lieu, par les représentations produites par des acteurs étatiques et issus de la société civile, amenant ces lieux à devenir des symboles de guerre. ensuite par l’ampleur de la présence matérielle et immatérielle de la mémoire de guerre qui les caractérisent. on observe à vukovar une forme de memo- rialmania, qui voit un grand nombre de mémoriaux s’y développer, alors qu’à Srebrenica c’est l’importance du Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari, qui constitue la quasi-totalité du paysage mémoriel de la ville. À cela s’ajoute des cérémonies commémoratives qui représen- tent encore d’importantes sources de tension dans les deux villes, vingt ans après la fin des guerres. De plus, le tourisme dans ces villes est pour l’instant toujours indissociable de la mémoire de guerre, contribuant ainsi largement à transformer ces lieux en villes martyres. Sarajevo constitue un exemple un peu plus complexe, si l’on examine cette ville sous l’angle de la ville martyre. S’il existe des mémoriaux et bon nombre de cimetières liés à la guerre de Bosnie, ceux-ci ne consti- tuent de loin pas l’ensemble du paysage mémoriel de la ville, comme on pourrait l’observer à vukovar. De plus, si les nombreux musées sur la guerre et les wartours proposés contribuent à faire de Sarajevo une ville martyre, ils ne représentent pas non plus l’ensemble de son offre touris- tique. Cela est clairement à mettre en lien avec la taille de la ville et son statut de capitale. Sarajevo connaît un dynamisme culturel et touristique bien plus important que les deux autres villes, permettant le développe- ment de pratiques et d’institutions détachées de la mémoire de guerre, que l’on peut considérer ici comme des mécanismes de résistance à ce proces- sus. Cependant, cela n’empêche pas la capitale bosnienne d’être encore largement caractérisée par une image de guerre près de vingt ans après la fin du conflit. Si on a vu l’importance d’éléments comme les médias et le cinéma dans cette dynamique, le tourisme participe également à la construction de cette image, dont certains éléments peuvent être intégrés au mythe balkaniste. D’autres ressources touristiques que celles liées au patrimoine de guerre sont proposées, mais c’est toujours la guerre qui constitue l’attraction majeure à Sarajevo, confirmant en partie l’idée du PNUe que les Balkans représentent un «lieu où le “côté obscur” éclipse souvent des opportunités basées sur des qualités autant naturelles qu’hu- maines, riches et variées, le “côté clair”» (PNUe et GriD, 2007: 4). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page273

CHaPiTre 8

ViVre La ViLLe martyre

Les nouvelles nations que représentent la Bosnie et la Croatie sont caractérisées par un mythe fondateur lié directement à la guerre dont les villes de Sarajevo, Srebrenica et vukovar sont des symboles majeurs. Ces lieux sont habités, à la différence d’oradour-sur-Glane, dont le village détruit est maintenant muséifié. Suivant cette idée, verkindt et Blanc (2013) rappellent qu’un lieu de mémoire est aussi souvent un lieu de vie. Dans le contexte bosnien et croate, des groupes nationaux se partagent ce territoire, entraînant de nombreux conflits sociaux. Le processus lié à la transformation de ces lieux en villes martyres doit ainsi être mis en pers- pective avec celui de la réconciliation engagé en ex-yougoslavie après la guerre, afin de déterminer l’influence de la ville martyre sur les divisions qui les caractérisent. Des lieux tendant vers la condition de villes martyres sont imprégnés d’une importante dimension politique, comme le souligne Baillie (2011: 509) à propos de vukovar et ses politiques de conservation. Celles-ci deviennent souvent plus l’expression des problèmes d’une ville divisée plutôt que sa solution. Cette vision politique de la conservation est confir- mée par Bennett-Farmer (2000: 81) qui met en lumière, dans son ouvrage sur oradour-sur-Glane, la visée politique de la préservation des ruines, qui se situe, selon elle, au-delà du seul témoignage historique. Pour elle, le général de Gaulle cherchait à l’époque à légitimer la France, la présen- tant comme une nation ayant souffert et méritant sa place au rang des grandes nations. ainsi, l’intensité du paysage mémoriel centré sur la guerre qui caractérise des lieux assimilés à la notion de ville martyre tend à guider les représentations postconflit et à reproduire des tensions vécues lors de la guerre. Dans le contexte postyougoslave, la production mémo- rielle est en grande partie monopolisée par un groupe national, et ces dynamiques nationalistes conduisent à la reproduction de représentations imposées pendant la guerre, comme le remarque Herscher (1998: 4) à TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page274

274 La viLLe marTyre

propos de mostar. Sans l’implication des citoyens des deux côtés de la ville, la reconstruction de mostar reproduit les mécanismes de division imposés durant la guerre. Dans ces conflits de mémoire, le patrimoine devient un outil, voire une arme, lorsqu’il est aligné exclusivement sur les valeurs des groupes dominants et marginalise les minorités. Un paysage mémoriel, centré sur une guerre, peut aussi mener à une forme de perte d’identité du lieu, comme alneng (2002) le démontre au sujet d’un pays entier: le vietnam. Dans ce contexte de perte identitaire, des dynamiques nationalistes peuvent ainsi venir combler les brèches. Si les paysages mémoriaux de Sarajevo, Srebrenica et vukovar permettent d’affirmer des identités nationales fortes, en l’occurrence bosniaque et croate, c’est au détriment de celle considérée pendant la guerre comme l’ennemi, l’identité serbe. Selon Doss (2010: 54), le nationalisme est liée à une identité profondément instable. elle ajoute, citant Duara (Doss, 2010), que les identités nationales apparaissent lorsque des groupes mobi- lisent certaines représentations de la communauté en opposition avec d’autres, s’appropriant en même temps différents passés. La promotion d’une identité nationale en opposition avec une autre s’observe en ex- yougoslavie à bien des égards. Un processus de catégorisation se déve- loppe sur la base de la mémoire et du patrimoine produit par la guerre. Par l’interprétation du passé, que ce soit à travers le tourisme, les mémoriaux, les musées ou d’autres représentations du conflit, les catégories de victimes et de bourreaux sont souvent assimilées à des catégories nationales. Dans le contexte de la ville martyre, cette dynamique est d’autant plus prononcée du fait de l’importance du paysage mémoriel, de la mise en symbole de la ville, ainsi que de la volonté d’assimiler le lieu à un statut de martyre.

Bourreaux, VictimeS et braniteljis Dans le contexte de la Shoah, en dehors de certains discours révision- nistes ou fondamentalistes, les catégories de victimesou bourreaux sont généralement acceptées. on observe même une tendance à présenter les nazis et les victimes juives comme des cas paradigmatiques, dans la caté- gorie des bourreaux pour les premiers et des victimes pour les seconds. Cela fait dire à Catic (2008: 230) que ce manque d’ambiguïté était quelque chose de souhaité en Bosnie. Tumarkin (2005: 96) va encore plus loin en affirmant de manière extrême que, dans le cas du siège de Sarajevo, la communauté internationale a contribué à mettre bourreaux et victimes sur le même plan. Pour elle, la communauté internationale a apporté une équivalence morale et politique aux meurtriers et à leurs TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page275

vivre La viLLe marTyre 275

victimes, au contraire de la Seconde Guerre mondiale qui aurait vu des criminels et des justes vainqueurs. Cependant, si les catégories issues des guerres des années 1990 en ex- yougoslavie sont présentées par Catic comme plus ambiguës que celles liées à la Shoah, l’analyse des paysages mémoriels de Sarajevo, Srebrenica et vukovar tend à démontrer plutôt une interprétation basée sur des catégories clairement définies: les Serbes sont généralement assi- milés aux bourreaux, alors que les Bosniaques et les Croates sont présen- tés comme des victimes ou des résistants.ainsi, les catégories produites par le conflit tendent à se perpétuer vingt ans après celui-ci. Les bour- reaux ne sont que rarement individualisés et souvent assimilés à l’en- semble de la communauté serbe, par des qualifications telles que «criminels serbes» ou «agresseurs serbes». De plus, comme le souligne très justement Baillie (2012) à propos de vukovar, les catégories telles que sauveurs (rescuers), spectateurs (bystanders), collaborateurs (colla- borators),et ce qu’elle qualifie elle-même «d’autres», sont totalement absentes du paysage mémorielle.370 Sitôt après la chute de vukovar, la ville entière est érigée en symbole de guerre, mais aussi de victime, sur lequel le président Tudjman peut cristalliser la sympathie et la compassion de l’opinion publique. en outre, les habitants de vukovar et d’autres régions de Croatie, qui ont rejoint les forces croates pour défendre la ville, sont aussi classés dans la catégorie des braniteljis, impliquant là une notion de résistance. Les braniteljis qui sont restés à vukovar ou revenus après sa reconquête, et qui sont toujours dénommés ainsi, bénéficieraient d’un statut valorisé, par comparaison avec la communauté serbe demeurée sur place. Les candidatures pour l’emploi ne seraient par exemple pas jugées sur un plan d’égalité selon les différents groupes nationaux, si l’on en croit Bogdan rkman, prési- dent local du SDSS371 : «il est impossible pour les Serbes de trouver du travail. Quand il y a une offre d’emploi, les conditions… les critères demandés sont toujours élaborés d’une façon qui fait qu’un Serbe ne peut pas les remplir. Souvent, les offres mentionnent des critères liés au statut de défenseur croate, ou alors d’être l’enfant d’un défenseur.»372 au

370 Dans les lignes qui suivent, les termes de «bourreau» et «agresseur», souvent utilisés sur le terrain, sont utilisés de manière équivalente. 371 Samostalna demokratska srpska stranka, le Parti démocratique indépendant serbe représentant les Serbes de Croatie. 372 entretien réalisé avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (vukovar, le 18 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page276

276 La viLLe marTyre

contraire, Tomislav Džanak, président du Parlement de vukovar et membre d’un des principaux partis nationalistes croates373, présente, lui, la loi sur les minorités comme un obstacle à l’engagement des Croates: «C’est une sorte d’injustice envers la majorité croate. […] en particulier envers les défenseurs croates. S’il y a une offre d’emploi, si les qualifica- tions sont égales, un enfant issu de la minorité serbe sera dans une posi- tion avantageuse. La loi sur les minorités les avantage.»374 au-delà de la problématique de savoir quelle communauté est favorisée, cet exemple démontre l’impact de la catégorisation produite par le conflit sur un domaine socio-économique, en l’occurrence celui de l’emploi. Baillie (2011: 312) suggère que cette vision antagoniste des commu- nautés est à la base des mythes nationalistes véhiculés à vukovar et en Croatie. Ceux-ci présentent les Serbes et les Croates comme des groupes ethniques qui auraient toujours été distincts et antagonistes. elle ajoute qu’une pléthore de monuments est construite à la gloire des braniteljis par la municipalité ou par les associations de vétérans, convertissant une république qui avait un certain niveau d’équité en un état-nation «où la minorité serbe est à la merci des Croates, un groupe lui-même lésé aupa- ravant» (Baillie, 2011: 218). La mise en mémoire de la guerre de Croatie a ainsi pour conséquence d’homogénéiser la majorité ethnique autour d’un récit fondateur de la nation croate présentant une interprétation unilatérale du conflit. Deschaumes (2005: 127), prenant l’exemple du Cimetière des défenseurs croates, parle d’une «instrumentalisation verti- gineuse des victimes du siège», qui organiserait le sens de la mémoire:

À vukovar, l’organisation de la mémoire commune par l’état et la muni- cipalité nationaliste croate passe par une instrumentalisation vertigineuse des victimes du siège de la ville et de son anéantissement. Tandis que la ville est entretenue en son état de ruines, au mépris des enfants qui y jouent, le cimetière de la guerre, édifié sur un terrain appartenant à l’armée croate, offre l’exemple vertigineux de la segmentation de la mémoire collective. Les victimes y sont classées par catégories, mili- taires, habitants «normaux», etc. Le cimetière est si bien ordonnancé que son contraste avec les ruines de la ville est quasi intenable.

Une catégorisation peut d’ailleurs aussi s’observer au sein même des braniteljis, également composés durant le siège de quelques habitants de nationalité serbe, qui intègrent ce groupe afin de défendre leur ville.

373 Parti croate des droits du Dr ante Starčević. 374 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page277

vivre La viLLe marTyre 277

Predrag Gagić, un prêtre orthodoxe de vukovar, est de ceux-là. Selon la presse, il décide de rester aux côtés des défenseurs et se bat en première ligne en compagnie de son frère qui l’a rejoint375. ils seront finalement arrêtés et emprisonnés dans un camp serbe après le siège. Predrag Gagic meurt quelques années plus tard et repose maintenant au Cimetière des défenseurs aux côtés des branitelji croates. Lorsque, en 2007, l’associa- tion d’anciens prisonniers vukovar 1991 lance une initiative visant à donner son nom à une rue de vukovar, une autre association de vétérans – L’association croate pour les invalides de la Guerre patriotique376 – s’oppose fermement au projet. Pour les uns, il s’agit de montrer que «la guerre de vukovar n’est pas en noir et blanc, mais compte beaucoup de nuances»377. Pour les opposants, il n’existe que très peu de rues compor- tant des noms de braniteljis croates et la proportionnalité ne serait pas respectée avec un nom de rue à la mémoire d’un défenseur serbe. De plus, il est avancé que Predrag Gagić n’est pas mort au combat, mais quelques années plus tard378. vu les difficultés rencontrées à rappeler le souvenir d’un Serbe qui s’est battu aux côtés des Croates, on peut imaginer celles qui se dressent quant aux tentatives de commémorer les victimes serbes de manière géné- rale. Baillie (2011a: 7) présente le cas de Borovo, un village voisin de vukovar, où un monument pour les victimes serbes de 1991 à 1996 reste vierge de toute indication de noms jusqu’en 2011: «Les Serbes [de vukovar] n’osaient pas mettre de noms par peur de représailles croates. il n’est pas possible d’avoir un monument similaire dans la ville même. Les victimes serbes sont “non reconnues”, de même que les habitants serbes sont indésirables.»379 Kardov (2007) cite, lui, le cas du cimetière serbe de Stajmiste, prenant l’exemple des ṧajkača380 qui ornent encore le haut des tombes dans les années 1990. L’auteur rappelle que ces orne- ments sont assimilés par beaucoup à des symboles tchetniks. ainsi, après de nombreux actes de vandalisme suite à la reprise de vukovar, politi- ciens serbes et dignitaires orthodoxes décident de réaménager le cimetière

375 Drago Hedl, «vukovar: jedna ulica podijelila grad», OsservatorioBalkanie Caucaso, 24 mai 2007. 376 HrvatskihInvalidaDomoviskogRataen croate. 377 Drago Hedl, «vukovar: jedna ulica podijelila grad», OsservatorioBalkanie Caucaso, 24 mai 2007. 378 Ibid. 379 Les noms ont commencé à être inscrits sur le monument après l’écriture de ces lignes. 380 Chapeaux militaires serbes. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page278

278 La viLLe marTyre

sans les ṧajkača. Pour Kardov cela représente le passage d’une concep- tion militaire à une représentation civile des victimes serbes. La notion même de victimes est souvent présentée comme inappro- priée pour qualifier les morts du côté serbe, à l’image de cette affirma- tion de Zdrako Komšič, directeur du Centre mémoriel d’ovčara, lui-même un branitelji : « il y a un cimetière nommé le “cimetière serbe” pour ceux qui ont été tués. mais pour les défenseurs, ceux qui se sont opposés… qui se sont battus contre eux, ce sont des “occupants” et des Tchetniks. et leurs morts sont les conséquences de la guerre. ils sont morts au combat.»381 il ajoute aussi que de nombreuses victimes serbes ont été tuées par les Serbes eux-mêmes : « Nous ne représentons pas juste nous-mêmes. mais il faut comprendre que cette ville était une victime! Quand nous regardions la ville durant la guerre, on ne faisait pas la diffé- rence entre les résidents croates et serbes qui étaient restés dans la ville. Des bombardements non ciblés ont causé de nombreuses victimes, dont de nombreuses étaient serbes… Des Serbes ont été tués par des Serbes. » Dans le domaine du tourisme et des musées, la dichotomie entre Serbes et Croates, reflétant les notions de bourreaux et de victimes, peut aussi s’observer à bien des égards. La version française du prospectus présen- tant le Centre mémoriel d’ovčara, publiée par de l’association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes382, décrit ainsi l’histoire du site : Les agresseurs serbes ont transformé ces hangars en camp de concentra- tion pour les personnes d’origine non serbe, emprisonnées sur le territoire de vukovar. Dans ce camp, déchaînés et ivres, des hommes en uniforme de l’armée nationale yougoslave (JNa) et des groupes paramilitaires et tchetniks, sous le commandement d’officiers de la JNa (mrkšič, radić, Šlivančanin et consorts), ont commis nombre d’atrocités sur les prison- niers, les frappant avec des battes de baseball, des barres métalliques, des chaînes, à coups de crosse et autres objets. Le maire de vukovar lui-même, le Serbe S. Dokmanović, n’a pas hésité à rouer de coups ses concitoyens.383 on voit que la nationalité serbe du maire de l’époque est explicitement mentionnée, alors que les agresseurs sont assimilés à des Tchetniks. Du côté des victimes, on utilise le terme de «non-Serbe» pour les désigner, alors que le directeur du centre lui-même rappelle que, «parmi ceux qui

381 entretien réalisé en croate avec l’aide d’un traducteur croate-anglais (en août 2011). 382 Hrvatskodruštvologorašasrpskihkoncentracijkih logora. 383 association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes, «ovčara, vukovar», 2006. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page279

vivre La viLLe marTyre 279

ont été tués à ovčara, il y avait 5 individus serbes… 5 Serbes ont été exécutés ici.»384 Cette remarque illustre d’ailleurs aussi le fait que certains habitants serbes de vukovar se trouvent face à un statut de doubles-victimes; premièrement victimes des paramilitaires qui détrui- sent leur ville et deuxièmement de la stigmatisation qu’ils subissent par la mise en mémoire de la guerre. À ovčara, aucune image originale du massacre n’est disponible. Les paramilitaires serbes auraient filmé les exécutions, mais n’auraient pas pris de photos. L’association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes a publié un livret intitulé Ovčara–Uncridansla nuit, disponible dans la boutique du centre de mémoire, où le récit du massacre est raconté par des dessins et des textes réalisés par deux membres de l’association. Ce livret, décrivant les paramilitaires serbes comme des «vampires assoiffés de sang», affirme que les événements d’ovčara étaient connus de la population avant la découverte des corps: «Presque tout se savait. Beaucoup connaissaient le secret des 260 enlevés et des 200 corps exhumés de la tombe d’ovčara… Cependant, seules quelques personnes ont été punies pour ces crimes. Que ce livre éveille les consciences.»385 Le système narratif qui ressort de ce livret assimile l’ensemble de la population serbe de vukovar à la culpabilité des parami- litaires, laissant entendre que la plupart des habitants serbes de la ville étaient au courant du drame avant même la découverte des corps. on peut aussi observer un panneau explicatif situé au centre-ville, revenant sur l’histoire de vukovar et mentionnant clairement le conflit des années 1990 en termes d’«agression serbe»: «Le début de l’agression militaire serbe et de la guerre contre la Croatie avait pour objectif la création de la Grande Serbie.» on voit là un mécanisme de simplification permettant de limiter les causes de la guerre à la seule volonté des nationalistes serbes menés par milosević et son idée de «Grande Serbie». on occulte ainsi tous les autres motifs de guerre, dont l’un est lié à l’idée de «Grande Croatie», promue par Tudjman et les nationalistes croates. Ces quelques exemples illustrent un système narratif et des représen- tations qui catégorisent les Serbes comme des agresseurs dans le paysage mémorial et le touristscapede vukovar. De plus, l’analyse des musées de la ville démontre plutôt l’absence d’un public d’origine serbe, qu’ils

384 Op.cit. 385 association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes, ovčara – Scream in the night (osijek: CiP, 2007). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page280

280 La viLLe marTyre

proviennent de Croatie ou de Serbie. Dans ce contexte, où les acteurs touristiques promeuvent pour l’instant essentiellement des ruines et des mémoriaux, le tourisme semble encore loin de pouvoir constituer un vecteur de réconciliation. Les lignes qui précèdent n’ont pas pour objectif de réhabiliter les victimes serbes ni d’établir dans quelle mesure les Croates ont eux-mêmes commis des crimes. Le but est de présenter la manière dont la guerre est mise en mémoire et en tourisme, afin d’illustrer certains obstacles rencontrés par la communauté serbe dans la commé- moration et la représentation de ses victimes. Le statut même de victime lui semble refusé, ou alors ce dernier est dilué dans la victimisation de vukovar de manière générale. La ville de vukovar s’est transformée en memorialscape exclusivement croate, et seules de très rares initiatives existent pour commémorer les victimes serbes. Cette dynamique est d’au- tant plus marquée lors des commémorations du mois de novembre. il est intéressant de noter que cette monopolisation mémorielle ne se réalise pas uniquement au détriment de la communauté serbe, si l’on en croit Charles Tauber. Ce dernier a récemment lancé une initiative pour reconstruire la synagogue de vukovar et s’est heurté au manque de coopération des autorités: «Les seuls mémoriaux qui sont mis en avant sont les mémoriaux croates. avec la communauté juive d’osijek, nous voulions reconstruire la synagogue qui était avant un bâtiment magni- fique. Nous n’avons pas eu l’argent. À nouveau, il y a eu une opposition passive de la ville.»386 Finalement, si on observe ce processus de commémoration en dehors des frontières croates, une dynamique inverse semble s’instaurer. Des camps de détention en Serbie ont accueilli des prisonniers croates, dont un grand nombre provenaient de vukovar et sa région. Le 3 octobre 2009, l’association vukovar 1991 lance une initiative pour poser une plaque commémorative sur les sites de Stajitćevo et Begejci, dans la municipalité serbe de Zrenjanin, en souvenir des camps qui s’y trouvaient. Le prési- dent de l’association Zoran Sangut affirme à l’époque que cette initiative se voulait porteuse «de paix et de tolérance, tendant la main pour la réconciliation»387. Si l’on en croit le youth initiative for Human rights, lorsque cette initiative est favorablement accueillie par le président de l’assemblée de

386 entretien réalisé en anglais (vukovar, le 15 août 2011). 387 mario mazic, «vukovar. a divided town», Vukovar.18yearsafter, éd. youth initiative for Human rights (2009). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page281

vivre La viLLe marTyre 281

Zrenjanin, les membres de l’association serbe des vétérans et invalides de guerre388 entament une grève de la faim pour que le président soit desti- tué. Leur argument soutient que de nombreux camps existaient en Croatie et qu’aucune plaque ne commémore les victimes serbes qui y étaient déte- nues. Finalement, le président de l’assemblée n’est pas destitué, mais les membres de l’association serbe se rassembleront dans les rues de la ville, empêchant la venue des membres de vukovar 1991 et mettant ainsi un terme à leur projet de commémoration. Dans les frontières du nouvel état croate, les catégories de victimes et bourreaux sont clairement définies, au détriment de la minorité serbe, fortement stigmatisée et restreinte dans la représentation de ses victimes. inversement, en Serbie, la mise en mémoire de sites attachés aux victimes croates semble également confrontée à une forte opposition locale.

LeS muSéeS de SarajeVo entre martyre et réSiStance L’iCCrom389 et l’iCom390, des organismes internationaux associés à la conservation du patrimoine culturel et à la gestion des musées, expo- sent certaines problématiques liées au rôle des musées dans un contexte postconflit (Stanley-Price: 2007). Les experts soulignent leur potentiel de division et insistent sur le fait que ces institutions devraient avant tout se concentrer sur un patrimoine partagé, en opposition avec des musées de guerre, qui commémorent, eux, des victoires militaires et tendent à perpétuer des mythes et des stéréotypes. À Sarajevo, la présence incon- tournable du patrimoine de guerre dans le paysage culturel, représentée notamment par de nombreux musées sur la guerre, influe sur les recom- positions identitaires générées par le conflit et participe également à la perpétuation des catégories qui en sont issues. on peut déjà voir la dési- gnation de «criminel» assimilée à la nationalité serbe sur cette plaque posée en souvenir de la destruction de la bibliothèque de Sarajevo391 (fig. 26).

388 RatnihVeteranaIInvalida en serbe. 389 Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels. 390 Conseil international des musées. 391 La destruction ciblée de la bibliothèque de Sarajevo, causée par les tirs d’artillerie des assiégeants les 25 et 26 août 1992, a été qualifiée d’urbicide par la communauté inter- nationale. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page282

282 La viLLe marTyre

Figure 26: Plaque mémorielle sur la bibliothèque de Sarajevo. (Naef, 22.07.2010)

L’interprétation du conflit que proposent certains musées de Sarajevo participe ainsi largement au processus de catégorisation. Un rapport à l’intention du Conseil de l’europe souligne la surreprésenta- tion des Bosniaques dans les institutions culturelles de la capitale. L’accent est mis sur l’importance pour les acteurs culturels de construire une identité civique propre à l’ensemble de la Bosnie- Herzégovine : « Pour construire un sentiment de fierté et d’appartenance commune, il importe de construire des stratégies pour une identité civique. La Bosnie-Herzégovine doit être activement construite et il importe de soutenir une identification civique globale – qui rassemble tous ceux qui vivent dans le pays au-delà de leur background culturel et social. »392 Selon ce même rapport, les musées devraient participer à cette dynamique en proposant des expositions et des performances

392 Charles Landry, «Cultural Policy in Bosnia Herzegovina: experts report. Togetherness in difference: Culture at the crossroads in Bosnia Herzegovina», Conseil de l’europe, 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page283

vivre La viLLe marTyre 283

axées sur la dimension multiculturelle du pays: «Par exemple, on pourrait imaginer la mise sur pied d’une pièce communautaire qui reviendrait sur un aspect de l’histoire à travers des points de vue multiples.»393 Suivant cette idée, makas (2012: 13) soutient qu’en réaction aux nationalismes bosniaques, croates et serbes les musées de la ville tendent au contraire à renforcer la notion de multiculturalisme: «même dans des expositions se focalisant spécialement sur ces ruptures violentes et sur le conflit, les conservateurs des musées de Sarajevo ont réussi, cette dernière décennie, à intégrer du contenu renforçant l’idée d’une Sarajevo multiculturelle.» Cependant, si une image multiculturelle semble en effet promue à travers les contenus et les systèmes narratifs de certains de ces musées, cela ne devrait pas occulter des mécanismes qui tendent au contraire à promouvoir une seule interprétation de l’Histoire. La structure même du paysage culturel et touristique de Sarajevo restreint la diffusion d’un point de vue lié à la communauté serbe, dans la mesure où tous les musées de Sarajevo sont situés dans la Fédération et donc administrés sans le concours des autorités serbes. Pour makas (2012: 13) la dimension multiculturelle de la ville repré- sente par exemple un thème privilégié du musée izetbegović, malgré le fait qu’il soit centré une personnalité controversée en Bosnie. Confirmant cette vision, un consultant pour ce musée insiste sur l’importance de présenter la politique multiculturelle du premier président bosnien: «C’est la personne la plus importante dans la création de la Bosnie et c’était un président multiethnique, représentant les trois communau- tés.»394 Le matériel de promotion du musée reflète également clairement une volonté de démontrer la philosophie multiculturelle d’izetbegović: «Le symbolisme des tours et des murailles reflète la lutte du bien contre le mal; ce sentiment qui imprègne l’ouvrage d’izetbegović. Ce symbo- lisme parle de son engagement constant pour connecter les peuples, les nations et les cultures.»395 on voit toutefois que le «bien» et le «mal» sont clairement définis. Cette asymétrie caractérise également le processus narratif du musée, comme le démontrent les extraits suivants des citations du président:

393 Op.cit. 394 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 395 ministère du Sport et de la Culture de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, Muzej AlijaIzetbegović, 2007. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page284

284 La viLLe marTyre

«[…] la guerre de Bosnie n’était pas une guerre classique, si on consi- dère la confrontation de deux armées. C’était l’attaque d’une machinerie militaire puissante contre un peuple désarmé. Le but: la création de la Grande Serbie.» La citation suivante mentionne sans ambiguïté que les forces bosniaques sont les vainqueurs moraux de cette guerre: «Nous sommes les vainqueurs moraux! il n’y a pas de vainqueurs militaires. Nous avons tous deux perdu.» en opposition, les Serbes sont toujours présentés comme des «Tchetniks», «une menace génocidaire» ou encore des «agresseurs motivés par une propagande de style nazie»396. S’il est vrai que la majorité des forces armées ayant encerclé Sarajevo étaient composées de soldats serbes, cela ne doit pas faire oublier que, dans l’en- semble du pays, des populations serbes ont également été persécutées par les forces bosniaques et croates. De même, de nombreux citoyens serbes de Sarajevo – on parle officieusement de 12% – sont restés pour défendre la ville. mais l’évocation des exactions commises par les forces bosniaques ne semble pas avoir sa place dans un musée à la gloire du premier président de Bosnie, tout comme les défenseurs serbes de Sarajevo. De plus, l’explication des causes du conflit est une fois de plus limitée à la volonté de créer une «Grande Serbie». ainsi, s’il est vrai, comme le souligne makas, que le thème du multi- culturalisme est incontournable dans ce musée, il semble davantage servir le culte de la personnalité associé à izetbegović qu’une réelle volonté de promouvoir la coexistence des nationalités en Bosnie. La condamnation univoque des Serbes et la glorification inconditionnelle des Bosniaques ne favorisent en tout cas pas la promotion d’une dynamique permettant un travail de réconciliation. mon propos n’est pas de stigmatiser izetbegović, un président et un chef de guerre agissant dans un contexte hors norme, qui a certainement fait preuve de courage dans cette guerre sanglante. L’objectif est surtout de démontrer qu’un travail de réflexivité allant au-delà de la glorification de celui que certains considèrent comme le père de la Bosnie n’est pas l’objectif premier de ce musée. Le musée du tunnel, de par la gestion privée qui le caractérise avant sa reprise par le canton, est présenté par son ancien propriétaire, Bajro Kolar, comme une institution se soustrayant aux enjeux nationalistes propres à la Bosnie. il est en général décrit comme le symbole de la résis- tance bosniaque, voire de l’ensemble des habitants de Sarajevo. Causević

396 extraits tirés des textes de présentation de certains panneaux explicatifs du musée. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page285

vivre La viLLe marTyre 285

(2011: 313) le présente comme tel, ajoutant que ce site décrit aussi l’his- toire des habitants «ordinaires», évitant ainsi d’entrer dans le jeu des nationalismes. Pour elle, des visiteurs issus de Serbie ou du monténégro s’y rendraient afin d’entrer en contact avec les habitants de Sarajevo et de ressentir leur souffrance. Cette vision du tunnel comme vecteur de réconciliation semble quelque peu idéaliste, et s’il est impossible de déterminer avec précision la nationalité des visiteurs le public serbe ou monténégrin représente sans aucun doute une faible proportion par rapport aux Bosniaques et aux touristes étrangers. Un représentant de l’UNeSCo à Sarajevo rappelle d’ailleurs que ce lieu n’a peut-être pas la même signification pour un public serbe, remettant ainsi en cause sa condition de mémorial: «Le tunnel est une attraction touristique. Un mémorial? Je ne sais pas… Ce n’est pas accepté par tout le monde. Pour certains Serbes, c’est un symbole d’assassinat. Peut-être que ça sera un mémorial dans cinquante ans.»397 De plus, quand on observe le système narratif du musée, on constate que les Serbes sont aussi à de nombreuses reprises désignés comme les agresseurs. La description du conflit propose une approche assez simpliste, basée encore une fois uniquement sur l’idée de la constitution d’une «Grande Serbie»: «assistés par des forces paramilitaires sous le commandement direct d’arkan et Šeṧelj, le SDS398 a aisément convaincu les Serbes locaux que la Bosnie était une terre serbe pour laquelle ils devaient se battre.»399 Les Serbes de Bosnie, dans leur ensemble, sont ainsi assimilés à des individus facilement persuadés de prendre les armes contre leurs voisins. D’un autre côté, aucun commentaire ne mentionne les habitants serbes restés sur place pendant le siège, loin des aspirations nationalistes de certains de leurs compatriotes. L’exposition Sarajevoencercléedu musée d’histoire met l’accent, elle, sur la présentation des objets quotidiens des habitants. Ceux-ci, célé- brés pour leur ingéniosité, leur courage et leur créativité, sont présentés comme les acteurs principaux de l’exposition qui est assimilée à «un musée vivant». Le panneau d’introduction confirme cette constatation: «même si elle est arrangée par les conservateurs du musée, cela est l’œuvre des habitants de Sarajevo. […] même si nous n’avons pas réussi

397 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 20 juillet 2011). 398 SrpskaDemokratskaStranka, le parti démocratique serbe. 399 Kolar et Kolar, Tunel, 1. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page286

286 La viLLe marTyre

à récolter tous les artefacts qui illustrent “le cercle infernal de Sarajevo”, nous croyons que cette exposition, même si elle ne présente qu’une image partielle, donne une expression directe du danger que représentait la ville. »400 Une autre indication apportée aux visiteurs concerne directe- ment l’interprétation des faits et met en avant une volonté claire d’éviter tout parti pris idéologique: «Dans cette exposition, nous avons évité de poser des jugements finaux, des opinions idéologiques et des qualifica- tions. Nous laissons cela à l’histoire et au temps. Nous avons principale- ment choisi d’être des témoins.»401 en effet, les acteurs du conflit ne sont que très rarement désignés par leur nationalité. Les assiégés sont présen- tés comme des «habitants», et les agresseurs ne sont pas identifiés comme des «Serbes» ou des «Tchetniks», mais par des qualifications plus neutres, telles que «snipers». Le musée du siège prévu par l’association Fama international étant encore au stade de projet402, il est un peu tôt pour analyser l’interpréta- tion du conflit qui en découlera. Toutefois, si l’on se base sur la proposition de projet éditée par Fama et sur la description ci-dessous, on peut tout de même proposer quelques pistes de réflexion. en premier lieu, à l’instar de l’exposition Sarajevoencerclée, ce sont bien les habi- tants de Sarajevo et leurs moyens de survie qui constituent le centre d’intérêt du projet, davantage que les stratégies militaires ou le contexte politique lié à la guerre. Des productions artistiques développées pendant le siège, des éléments de la vie quotidienne adaptés aux conditions de la guerre, des témoignages des habitants sont prévus. De plus, la proposition de projet mentionne, dans 7 pages sur un total de 30, l’importance de sa dimension réconciliatrice. Bien sûr, le document analysé vise avant tout à décrire le projet dans une optique de promotion et de récolte de fonds; il reste à voir dans quelle mesure cette dyna- mique de réconciliation constitue effectivement un objectif prioritaire. Finalement, le document souligne l’indépendance de cette initiative: « il est important de souligner que c’est une initiative indépendante, qui n’est pas alignée sur des partis politiques, des gouvernements ou des mouvements idéologiques.»403

400 extrait tiré du panneau de présentation de l’exposition Sarajevoencerclée. 401 Idem. 402 Les dernières informations recueillies cet automne 2013 font état de retard dû à des problèmes de financement. 403 Op.cit., 20. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page287

vivre La viLLe marTyre 287

SreBrenica ou L’arène commémoratiVe Pour Sion (2011), un mémorial se distingue d’un cimetière par l’ab- sence de corps, le mémorial jouant un rôle de substitution. Le cimetière de Srebrenica représenterait donc un cas hybride dans la mesure où des corps sont encore absents du site. Sion souligne également que les mémo- riaux fondés sur des crimes de masse sont dans une situation de tension entre déficit et surplus, entre un manque de mémoire et un excès d’inter- prétation. Suivant cette idée, l’immensité d’une tragédie comme celle de Srebrenica exclurait toute tentative d’individualiser les victimes, même par un mur contenant leurs noms. D’un autre côté, pour le guide Jusufović, le site de Srebrenica pourra être considéré comme un mémorial seulement le jour où la liste des victimes sera fixée, mettant un terme aux polémiques et à l’instrumen- talisation du drame, rejoignant ainsi cette idée d’«excès d’interpréta- tion» exprimée plus haut: «Plus de discussions sur de nouvelles funérailles. Ça sera un nombre final. et après ça les gens pourront venir et voir quelque chose d’éternel. […] J’espère que dans cinq ans on en aura terminé avec le processus d’enquête et de découverte. Là, ce n’est pas encore un mémorial, parce que des changements sont encore possibles. il peut y avoir des nouveaux noms sur la liste.»404 Pour d’autres, comme ce représentant de l’UNeSCo, un mémorial peut être considéré comme tel uniquement lorsqu’il est partagé par l’ensemble de la population : « il n’y a qu’un seul mémorial en Bosnie : Srebrenica. Un mémorial doit être reconnu par l’ensemble de la population; sinon un groupe essayera de le promouvoir. Un mémorial ne devrait pas créer de tensions. Pour des gens qui ont vécu la guerre, ce n’est pas bon. Ça encourage à la haine.»405 Cependant, la mise en mémoire du massacre de Srebrenica est loin d’être exempte de tensions et partagée par l’ensemble de la population. La mémoire divisée et les commémorations séparées liées au massacre sont conceptualisées en termes d’«arène commémorative» par certains (Duijzings, 2007). Dans cette arène, différents acteurs sont guidés par des motifs divergents. D’un côté, les proches des victimes cherchent avant tout à enterrer leurs morts. Pour d’autres, plus engagés politiquement, le site de Srebrenica-Potočari est aussi un moyen de revendiquer un

404 entretien réalisé en anglais (Srebrenica, le 25 août 2011). 405 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 20 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page288

288 La viLLe marTyre

territoire perdu pendant la guerre, par le rapatriement des corps bosniaques (Duijzings, 2007). Cette revendication territoriale est d’ailleurs en grande partie institutionnalisée par la décision du bureau du haut représentant de retirer la juridiction de Potočari au gouvernement de rS. De plus, pour certains groupes, comme l’association des mères de Srebrenica, le site constitue aussi une arène pour appuyer des poursuites juridiques menées contre la communauté internationale, plus précisément les Nations unies. Finalement, le site devient également une arène poli- tique où certains groupes nationalistes mènent des luttes de mémoire à coup commémorations et de contre-commémorations. Le site de Srebrenica-Potočari joue aussi le rôle de rappel, adressé en premier lieu à la communauté serbe et à la communauté internationale, d’un massacre qui pour certains est à la base de la constitution de la rS. Cela est d’ailleurs clairement symbolisé par une banderole placée dans le cimetière de Potočari-Srebrenica en 2011 (fig. 27). Selon Forster (2012), la gestion de ce lieu de mémoire amène à la création d’une enclave musulmane en république serbe, un site visant uniquement des visiteurs bosniaques. il cite en exemple les bassins pour le lavage rituel

Figure 27: affiche exposée en 2011 au cimetière de Srebrenica. «Serbie = agression = Génocide = Dayton = république serbe». (Naef, 27.07.2011) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page289

vivre La viLLe marTyre 289

des pieds, l’absence d’explications en cyrillique et la présence du drapeau bosnien, très rare en rS. Le site de Srebrenica-Potočari donne lieu à des représentations et des interprétations diverses et souvent conflictuelles. Du côté serbe, on observe encore une forte propension au déni. Premièrement, un déni total du massacre, même si cette interprétation est de moins en moins courante, même chez les plus nationalistes. Deuxièmement, un déni sur le nombre des victimes, et troisièmement une acceptation du massacre qui s’accom- pagne toutefois d’une mise en opposition avec les victimes serbes. Du côté bosniaque, le site permet d’exprimer un deuil à la fois individuel et collectif. mais, au-delà de cette dimension, le site devient un élément incontournable dans les politiques liées à la construction de la nation bosnienne. Selon Duijzings (2007), bon nombre de politiciens bosniaques ont décontextualisé le massacre de Srebrenica afin de le constituer en un symbole générique de toutes les victimes bosniaques, une représentation du massacre des Serbes perpétré contre l’ensemble de la population bosniaque. Cette dynamique s’observe d’ailleurs aussi en partie à un niveau international, lorsque le Parlement européen vote pour l’institution du 11 juillet comme journée commémorative du massacre de Srebrenica. Cette annonce suscite de nombreuses réactions dans la sphère politique, principalement du côté serbe, dont certains critiquent le manque d’équité et la non-reconnaissance des victimes serbes. De plus, cette même date est désignée en 1996 par le gouvernement bosnien comme jour du souve- nir pour les victimes civiles de l’agression fasciste (Duijzings, 2007). on observe encore là un transfert symbolique des victimes du massacre de Srebrenica à l’ensemble des victimes de Bosnie, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux guerres des années 1990. Duijzings va plus loin en soutenant que cette représentation de Srebrenica comme symbole global des victimes bosniaques permet aussi une diversion vis-à-vis du rôle de résistance que joue la ville avant la massacre: «Pendant la guerre, c’est la première ville que les forces musulmanes ont reconquise. C’était aussi une base pour des attaques contre des villages serbes, même après la démilitarisation officielle de l’enclave.» Selon lui, cela peut aussi s’observer par le fait que les membres du SDa406 sont en général réticents à utiliser le terme de

406 Stranka demokratske akcije (Parti d’action démocratique), le principal parti bosniaque, fondé par alija izetbegović. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page290

290 La viLLe marTyre

«šehidi», qui évoque l’idée de martyrs tués au combat, lorsqu’ils s’adres- sent à un public international:

L’élément de résistance est effacé du récit afin d’éviter d’attirer des ques- tions douloureuses et controversées sur le massacre. […] La réticence à utiliser le terme «šehidi»a aussi beaucoup à faire avec le niveau impor- tant d’internationalisation des commémorations du massacre. Les leaders musulmans cherchent à réduire les aspects militaires de Srebrenica quand ils s’adressent à une audience internationale, et à insister sur la notion de résistance quand ils parlent à un public local. (Duijzings, 2007: 164)

Ces commentaires illustrent clairement la dimension politique atta- chée à la représentation des statuts issus de la guerre – victimes, bour- reaux, résistants – qui va au-delà de la simple reconnaissance des victimes. Finalement, dans ce contexte, on peut aussi mettre en évidence une autre catégorie, attachée à la communauté internationale et symboli- sée avant tout par l’oNU. Les illustrations artistiques et filmographiques présentées dans le chapitre 5 rendent clairement compte de la désignation de la responsabilité de la communauté internationale dans le massacre de Srebrenica. Cette catégorie peut s’apparenter à celle de spectateur (bystander), dans la mesure où elle illustre la passivité reprochée aux Casques bleus durant le massacre, source des critiques et des accusations des proches de victimes. on peut tout de même observer depuis quelques années une certaine détente dans les relations entre ces derniers et les Casques bleus néerlandais. Si l’on se fie au quotidien DnevniAvaz, le 18 octobre 2007, des anciens soldats du bataillon néerlandais de la ForProNU, présents lors du massacre, se sont rendus à Srebrenica et ont rencontré l’association des mères de Srebrenica, participant ensuite à une visite commune du mémorial407.

nationaLiSme et muLticuLturaLiSme danS LeS muSéeS poStyougoSLaVeS

en Bosnie, le niveau de gouvernance (état, entité, canton, municipa- lité) et le statut (privé, public) influent dans une large mesure sur le fonc- tionnement des musées et sur l’interprétation de l’Histoire qu’ils présentent. Dans le secteur public bosnien, suivant les niveaux de gouver- nance, le pouvoir décisionnel est soit partagé entre les trois nationalités

407 agence de presse, «Les anciens soldats hollandais rencontrent les mères de Srebrenica», DnevniAvaz, 2007. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page291

vivre La viLLe marTyre 291

constitutives (état), soit divisé entre représentants croates et bosniaques (cantons et municipalités en Fédération de Bosnie-Herzégovine), soit administré uniquement par une représentation serbe (municipalités en rS). Une telle configuration politique a une importance fondamentale pour la gestion des musées de la guerre bosniens. Le conservateur d’un musée de la capitale résume ainsi les obstacles rencontrés lors de l’élabo- ration de projets liés à l’histoire de la guerre, principalement au niveau étatique:

Le problème avec des projets sur le siège est dû aux politiques issues de Dayton. L’état est très réticent à soutenir ces projets, parce que la moitié de notre état a été donnée à ceux qui nous ont attaqués. et ils ne veulent rien accepter au sujet de l’histoire du siège. […] Le musée du tunnel pourrait être géré au niveau cantonal, mais jamais au niveau de l’état, les serbes ne l’accepteraient jamais.408

Le guide Jusufović remet aussi en question le projet de développe- ment du centre mémoriel prévu à côté du cimetière de Kovači, affirmant qu’un musée sur la guerre ne pourra jamais créer un consensus au niveau national : « Un grand musée sur la guerre ne se fera jamais, car les Serbes ne l’autoriserons pas. J’appelle ça du blanchiment d’argent. Des projets, des projets et encore des projets…»409 C’est donc d’un côté le dévelop- pement de ces musées qui est tributaire des conflits politiques minant le pays, mais aussi leur contenu. Si le musée d’histoire de Sarajevo est dans une large mesure centré sur le siège, le musée national de Banja Luka, du côté serbe, traite l’histoire de la yougoslavie uniquement jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, évitant tout retour sur la guerre de Bosnie. en Croatie, les politiques culturelles sont plus simples et moins conflictuelles, dans la mesure où les musées sont généralement adminis- trés au niveau national par le ministère de la Culture ou de manière privée, comme c’est le cas pour l’Hôpital de vukovar 1991. on remarque toutefois l’apparition, en Croatie comme en Bosnie, d’un acteur singulier dans le domaine de la gestion muséale: l’armée. À vukovar, le musée de la Guerre patriotique dépend du domaine militaire, alors qu’à Sarajevo le ministère des vétérans est maintenant un partenaire dans la gestion du musée du tunnel.410

408 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 9 août 2011). 409 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 410 Un des 5 membres du conseil représente le ministère des vétérans. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page292

292 La viLLe marTyre

Si makas (2012) reconnaît que la guerre de Bosnie représente une thématique privilégiée dans le cadre des musées de Sarajevo, elle souligne que, paradoxalement, ces derniers présentent la capitale bosnienne comme un exemple de coexistence culturelle. Cette affirma- tion peut éventuellement être vérifiée dans les cas des annexes du musée de la ville de Sarajevo, détachées de l’histoire de la guerre (le musée juif, les maisons Bursa Bezistan, Despić et Svrzo), mais force est de constater que les musées qui présentent le conflit ne peuvent que difficilement se soustraire au jeu des nationalismes. Le musée alija izetbegović, malgré les propos d’un de ses consultants qui affirme sa dimension multicultu- relle, promeut davantage la glorification du premier président bosnien, accompagnée d’une stigmatisation des Serbes. on retrouve cette dicho- tomie, mettant en jeu d’un côté la glorification et le martyre des Bosniaques, et, d’un autre côté, une forte stigmatisation de la commu- nauté serbe dans d’autres musées, comme le musée du tunnel, et de manière très virulente dans le centre de Srebrenica-Potoćari. La question ici n’est pas de déterminer si cette opposition est justifiée ou non, mais surtout de mettre en évidence qu’elle contredit la dynamique multicultu- relle observée par makas dans les musées bosniens. aucun musée ne mentionne le fait qu’une large communauté serbe est restée à Sarajevo durant le siège. De plus, la reconnaissance, même partielle, du fait que toutes les armées, forces bosniaques incluses, ont commis des exactions, est totalement absente du système narratif de ces musées. il semble ainsi que l’on passe là encore à côté d’un éventuel potentiel de réconciliation. À vukovar, les propos des directeurs du centre d’ovčara et du musée de l’hôpital qui encouragent le public serbe à visiter ces lieux ne sont pas matérialisés sur le terrain. en Bosnie-Herzégovine, sur une page internet du centre de Srebrenica-Potočari, le manque de signification d’un tel site pour le public serbe est explicitement mentionné: «Depuis la guerre, peu de musulmans vivent dans la zone autour de Srebrenica, et le cimetière semble signifier peu de choses pour les Serbes qui y vivent.»411 Cette absence doit bien sûr s’envisager en parallèle avec la stigmatisation de leur groupe national, exprimée de manière très soutenue dans des sites comme ovčara ou Srebrenica. Dans les villes étudiées, les institutions muséales ne semblent donc pas destinées au public serbe. il en résulte que la dynamique multiculturelle mise en avant par makas et soulignée par

411 «memorijalni Centar Srebrenica-Potočari», www.potocarimc.org. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page293

vivre La viLLe marTyre 293

certains acteurs sur le terrain doit être remise en question. De plus, quand miller et makas affirment que le processus de mémorialisation à Sarajevo s’insère maintenant dans la sphère touristique et non politique, une ques- tion peut se poser au vu du développement proposé dans ce chapitre: dans un contexte postconflit, peut-on vraiment soustraire le touristique du politique? La distance chronologique qui sépare un conflit de sa muséalisation constitue clairement un élément fondamental dans son interprétation, dans la production des catégories qui en découlent, et surtout dans le potentiel d’une telle institution à intégrer des points de vue différenciés. après la Première Guerre mondiale par exemple, il faut près d’un siècle avant la production d’une muséographie où des interprétations diver- gentes cohabitent. Joly (2001) parle de révolution «copernicienne» quand elle décrit le projet d’Historial de la Grande Guerre à Péronne, inauguré en 1992, où les trois principales nations belligérantes s’expri- ment sur un même plan412. De plus, elle ajoute qu’au sein même de la France la mémoire nationale de la Seconde Guerre mondiale est encore divisée et conflictuelle. Selon elle, la conséquence est la multiplication des réponses: «même s’il y a eu consensus politique à la Libération pour gérer l’héritage de la résistance, il ne pouvait y avoir de mémoire natio- nale unanime sur l’événement. Les voix qui n’ont pas pu s’exprimer suffi- samment ont dû trouver des modes d’expression propres […]» (Joly, 2001: 164). Dans le contexte de la Bosnie-Herzégovine, moins de vingt ans après la fin de la guerre, la structure issue des accords de Dayton participe d’autant plus à cette dynamique de division, par la fragmentation des poli- tiques culturelles qu’elle implique. on peut toutefois noter que des projets centrés sur les civils tels que l’exposition Sarajevoencerclée ou le futur musée du siège lié à l’association Fama, mettant en avant la vie quoti- dienne des habitants, leurs moyens de survie ou encore les productions culturelles développées pendant la guerre, en opposition avec des institu- tions centrées essentiellement sur la dimension militaire, comme le musée du tunnel et le musée izetbegović, engendrent des représentations moins conflictuelles. ainsi, des musées mettant en jeu une interprétation basée plus sur la dimension civile que militaire du conflit semblent avoir un plus grand potentiel de réconciliation.

412 À savoir l’allemagne, la France et la Grande-Bretagne. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page294

294 La viLLe marTyre

LeS war tours face au proceSSuS de catégoriSation Les wartours, en Croatie comme en Bosnie-Herzégovine sont en général présentés comme objectifs et basés sur des faits, et surtout sans influence politique. Comme le rappelle Nicholas Wood au sujet de son agence, Political Tours: «Ce n’est pas notre job de promouvoir une poli- tique ou une autre, mais j’espère que nous arrivons à combler les lacunes de certains politiciens sur la région.»413 De plus, les guides touristiques tendent souvent à remettre en cause la dichotomie simpliste situant les Bosniaques comme des victimes et les Serbes comme des bourreaux. Les guides de Sarajevo mentionnent les nombreux Serbes restés au côté de la population pour défendre la ville, et certains n’hésitent pas à souligner des actes de bravoure attribués à des citoyens serbes. De plus, ils invite- ront fréquemment les touristes à s’intéresser aussi à l’interprétation du conflit de «l’autre côté», du côté serbe. Causević et Lynch (2010) rappellent qu’en Bosnie toutes les compo- santes de la vie quotidienne sont intrinsèquement liées au politique, que ce soit l’éducation ou l’emploi, conditionnés avant tout par la nationalité. ils soutiennent néanmoins que, si l’on peut s’attendre à une forte coloration politique et ethnique dans la pratique des guides touristiques en général, cette dimension est beaucoup moins importante que prévue. au contraire, selon eux, les guides bosniens évitent la politique dans leurs tours et trans- mettent plutôt l’expérience du citoyen ordinaire. ils ajoutent que les guides de Sarajevo cherchent avant tout à se distancer du contexte de division pour atteindre une forme de catharsis sociale. Sur le site de Sarajevo insider, la description du TimesofMisfortuneTour confirme cette observation, dans la mesure où le siège est présenté comme celui vécu par les «habitants de Sarajevo», assiégés par des «agresseurs», sans mention d’une quelconque nationalité. La seule désignation précise concerne les Nations unies: «apprenez-en plus sur le rôle des forces de l’oNU à Sarajevo et sur les nombreuses erreurs qu’elles ont commises durant cette guerre.»414 D’un autre côté, si l’on observe l’interprétation du conflit dans la présentation des tours proposés par l’agence Sarajevo Funky Tours, la prise de distance entre le statut de bourreau et la nationalité serbe est plus relative. Dans la description du Srebrenica Tour, les agresseurs sont présentés comme des «unités de l’armée de la rS», distinguant ainsi les militaires engagés dans le conflit du reste de la population serbe.

413 Political Tours. 414 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page295

vivre La viLLe marTyre 295

Toutefois, dans l’introduction du TotalSiegeTour, cette distinction tend à disparaître progressivement. Si au début le texte fait référence aux rêves des «dirigeants serbes réussissant à séduire un grand nombre de nationa- listes serbes», la suite assimile l’ensemble des Serbes à l’échec de la prise de Sarajevo: «[Du haut de la montagne Trebević], vous verrez comment les Serbes, même avec un tel avantage, n’ont jamais eu une vraie chance de prendre Sarajevo.»415 Finalement, comme dans l’exemple précédent, les Nations unies sont également à plusieurs reprises accusées d’avoir échoué à protéger la population civile: «La ForProNU, représentée sur le terrain par un puissant contingent hollandais de 400 Casques bleus armés, a échoué à empêcher la prise de la ville par l’armée serbe de Bosnie, ainsi que le massacre qui a suivi où les Serbes de Bosnie ont tué 8000 civils et prisonniers, principalement des hommes et des garçons.»416 en outre, une fois de plus, l’ennemi est assimilé à l’ensemble des Serbes de Bosnie. Si certains de ces exemples mettent en évidence une volonté de promouvoir un discours impartial qui pourrait favoriser une dynamique de réconciliation, des éléments du contexte sociopolitique ne devraient pas non plus être ignorés. Dans le domaine du tourisme en Bosnie, l’in- terprétation serbe du conflit est quasiment inexistante. Les agences touris- tiques mettant en avant l’histoire de la ville et du pays sont toutes situées dans le centre de Sarajevo, en Fédération de Bosnie-Herzégovine, donc sous l’unique administration croato-bosniaque. Cela implique que les acteurs touristiques dépendant de la rS ne peuvent mener d’activités offi- cielles au centre de la ville; il en résulte que la présentation du patrimoine historique de la capitale est entièrement sous la gestion de la Fédération, comme le confirme le président de l’association des guides de Sarajevo:

Les guides de la republika Srpska ne peuvent pas travailler à Sarajevo. ils n’ont pas la licence, juste des licences de la republika Srpska. mais ce n’est pas seulement ça. ils doivent être tout le temps nerveux et tendus. et crois-moi, c’est très difficile pour eux d’expliquer ce qui s’est passé, parce que les gens sont au courant du siège. Les gens voient les ruines. et ils ne peuvent pas dire que tout a été fait par les musulmans, parce qu’ils voulaient des frappes aériennes contre les Serbes. […] il y a assez de preuves pour dire que les Serbes ont fait ça. Des mauvais Serbes, des criminels serbes… Pas tous les Serbes. Je sais que c’est difficile pour eux. C’est mieux de ne rien faire.417

415 SarajevoFunkyTour. 416 Ibid. 417 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page296

296 La viLLe marTyre

Cela amène l’écrivaine Julia Gorin à écrire de manière extrême sur son blog que la communauté serbe est complètement désarmée face à ces tours qu’elle qualifie de «propagande»: «en d’autres termes, les musul- mans et les Croates organisent des tours de propagande profitables, alors que les Serbes restent sur leur cul; même la dévastation causée par la blitzkrieg de l’oTaN ne fait “pas partie d’un plan de développe- ment”. »418 Un accès très limité, voire inexistant, de la communauté serbe au discours sur la guerre ainsi qu’une réticence à mettre en avant un patri- moine traumatisant lié aux exactions commises par certains de leurs compatriotes remettent ainsi en question les possibilités qu’auraient des touristes de connaître leur interprétation du conflit. Cependant, le prési- dent de l’association des guides nuance quelque peu ces considérations et ses propres propos. Selon lui, bien qu’en situation illégale des guides d’origine serbe proposent aussi ponctuellement des tours à Sarajevo, dans la partie rattachée à la Fédération de Bosnie-Herzégovine: «Je vois souvent qu’ils disent des trucs stupides sur Sarajevo. mais je sais que si je me plains – si je demande une licence, une permission – la police ne me protégera pas. malheureusement je dois les tolérer, et des informa- tions erronées quittent la ville.»419 Toujours est-il que ces tours informels ne sont pas proposés au-delà de la communauté serbe et s’ils ont un impact sur le processus de réconciliation, celui-ci serait plutôt négatif si l’on en croit les propos du président des guides. ainsi, si l’on constate chez certains guides bosniaques une volonté de placer leur discours au-delà des divisions nationales qui caractérisent le pays, ils ne peuvent se soustraire au contexte sociopolitique bosnien. Les ressources historiques de la capitale, et par extension celles attachées au patrimoine produit par la guerre, étant sous la seule administration croato- bosniaque, la communauté serbe de Sarajevo est placée en marge de la mise en tourisme de la guerre et des discours et représentations qui lui sont attachés. Cette vision est d’ailleurs présente dans les propos d’un collaborateur du ministère du Tourisme de rS: «il y a beaucoup de promotion du patrimoine de guerre. Que pouvons-nous dire? Si tu as la chance de le faire, fais-le! Je pense néanmoins qu’il y a beaucoup d’autres choses à promouvoir. Je pense que c’est okay d’utiliser le patri- moine de guerre du moment que tu n’inventes pas d’histoires. mais, nous, nous ne pouvons rien dire sur la guerre et nous ne pouvons pas la nier.

418 Gorin, «republican riot», www.juliagorin.com/wordpress. 419 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 27 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page297

vivre La viLLe marTyre 297

Je pense que c’est okay de faire du business avec le patrimoine de guerre du moment que tu ne renforces pas des tensions existantes.»420 Finalement, le seul tour qui intègre un point de vue de la communauté serbe est le MladićLegacyTour, organisé par l’agence Political Tours. Ce tour emmène les participants non seulement à Sarajevo, mais aussi à Belgrade, et des rencontres sont organisées avec des représentants des communautés bosniaques et serbes. Toutefois, ce tour, dont le prix est élevé, est surtout destiné à une élite restreinte. De plus, il n’est organisé que de manière très ponctuelle, une ou deux fois par année, et son impact reste donc très limité. La problématique exposée ci-dessus renvoie encore une fois aux rela- tions de pouvoir qui caractérisent les échelles de gouvernance en Bosnie- Herzégovine. Le domaine du tourisme étant administré au niveau des entités, voire à des échelons encore inférieurs (canton, municipalité), les acteurs touristiques travaillent sans collaborer. Cela entraîne le dévelop- pement de discours univoques sur l’interprétation du conflit, malgré la volonté de certains guides de se placer au-delà des divisions nationales. La question serait finalement de déterminer si une gestion du tourisme et du patrimoine culturel au niveau de l’état central, impliquant une colla- boration entre les trois nationalités constitutives, permettrait de présenter au contraire les diverses interprétations concurrentes du conflit, comme cela semble être le cas en irlande du Nord. on peut ainsi constater un décalage entre la vision proposée par les autorités touristiques du canton de Sarajevo, présentant la capitale bosnienne comme un symbole de multiculturalisme, et la réalité sur le terrain. Si la référence multiculturelle attribuée à la ville n’est pas dénuée de fondement historique, le conflit des années 1990 a eu un impact négatif sur la gestion et la mise en tourisme de son patrimoine culturel. La communauté serbe en est exclue et ne peut ainsi agir sur les représenta- tions et l’interprétation de l’histoire contemporaine de Sarajevo propo- sées aux touristes dans la capitale. À vukovar, la communauté serbe est également exclue des processus liés à la gestion du tourisme et du patrimoine culturel. Si des tours basés sur la propagande proserbe, et surtout anticroate, se développent durant les années 1990, le seul war tour proposé actuellement est géré de manière privée par l’agence croate Danubiumtour. De plus, le secteur touristique local est fortement influencé par l’interprétation nationaliste

420 entretien réalisé en anglais (Banja Luka, le 22 juillet 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page298

298 La viLLe marTyre

de la guerre de Croatie, comme le démontre l’importance accordée aux mémoriaux croates dans l’offre, ainsi que l’iconographie autoglorifica- trice du matériel de promotion. Dans ce contexte, il semble plus qu’im- probable qu’une initiative visant à mettre en avant l’interprétation serbe du conflit soit développée dans la région. on peut ainsi conclure qu’à vukovar la dynamique de réconciliation que favoriserait une telle forme de tourisme est d’autant plus remise en question. il faut tout de même mentionner que la pratique des wartours, bien que déterminée essentiellement par l’interprétation des guides, permet, de par sa dimension personnelle, un échange entre les visiteurs et le guide, qui peut mener à approfondir certaines informations, au contraire de systèmes narratifs plus figés comme ceux des musées. De plus, cette dimension personnelle, basée sur l’expérience quotidienne du conflit vécue par les guides, tend à orienter l’interprétation de la guerre d’une conception militaire vers une autre plus civile. Une dynamique qui, comme dans le cas de l’exposition Sarajevoencerclée et du futur musée du siège de Sarajevo, semble plus à même de dépasser la stigmatisation univoque d’une communauté. L’analyse de la pratique des war tours démontre que l’interprétation du patrimoine de guerre n’est jamais neutre. Des émotions telles que la fierté, la culpabilité, la haine, la tristesse sont mobilisées dans la mise en tourisme de la guerre. Le discours des guides se construit en fonction de ces émotions, mais dépend aussi de l’audience touristique intéressée par ce patrimoine. Dans le contexte de Sarajevo, les visiteurs sont pour la plupart des étrangers, alors qu’à vukovar ils consti- tuent à la fois un public local (de nationalité croate) et étranger. La présentation du conflit en irlande du Nord par d’anciens prison- niers politiques des deux bords, loyalistes et républicains, constitue un exemple que certains (Causević et Lynch, 2010; Simone-Charteris et Boyd, 2010) définissent comme favorable à une dynamique de réconci- liation. Pour Causević et Lynch (2010) cette interprétation partagée de l’histoire des troubles en irlande du Nord répond à deux motivations prin- cipales. Premièrement à une demande de l’audience touristique et deuxiè- mement à un contexte social sinistré – exclusion sociale et économique des anciens prisonniers politiques – similaires pour les deux communau- tés. Selon les auteurs, le secteur touristique a ainsi permis à ces commu- nautés auparavant en conflit de créer des partenariats, favorisant le dialogue et le processus de réconciliation. Dans le contexte postyougo- slave, les différentes communautés partagent également un environne- ment socio-économique sinistré, pouvant entraîner une certaine solidarité, comme c’est le cas à Belfast. De plus, s’il n’existe pas une TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page299

vivre La viLLe marTyre 299

réelle demande des visiteurs pour une interprétation multiple du conflit, le public étranger pourrait sans doute être intéressé par cette offre si elle était proposée à Sarajevo ou vukovar. Cependant, le développement du tourisme en ex-yougoslavie semble être tributaire d’asymétries politiques et sociales entre les communautés plus importantes qu’en irlande du Nord, prétéritant ainsi fortement des possibilités de partenariat. De plus, l’interprétation du conflit par certains war tours en ex-yougoslavie, tendant à assimiler l’ensemble d’un groupe national à l’ennemi, est égale- ment un obstacle à des collaborations potentielles. en termes de représentation des bourreaux et des victimes, la présen- tation du patrimoine attaché à la guerre du vietnam oppose depuis quelques années déjà les partis auparavant en conflit – américain et nord- vietnamien – par la mise en tourisme de sites emblématiques de la guerre, tels que les tunnels de Cu Chi. Bien que la majorité des visiteurs étrangers soient américains, les systèmes narratifs présentés sur ce site déroulent un discours simpliste et manichéen présentant les américains et leurs «marionnettes»421 comme des agresseurs; et les Nord-vietnamiens, comme des victimes et des héros. Le film projeté en introduction du tour des tunnels est représentatif de cette vision stéréotypée. Les «héros de guerre viêt-cong» sont constamment célébrés comme des champions dans leur catégorie, celle de «l’anéantissement des américains». au contraire, en Bosnie et en Croatie, si les discours des guides se veulent plus nuancés, la catégorie présentée comme celle des agresseurs, assimilée à la nationalité serbe, est totalement absente tant au niveau de la production touristique que des touristes eux-mêmes. en termes de réconciliation, on remarque ainsi que, bien que comprenant des discours plus partiaux et souvent très nationalistes sur le conflit, le patrimoine attaché à la guerre du vietnam semble être progressivement partagé par les deux camps, comme le montre le succès international, et surtout américain, d’un site comme celui de Cu Chi. ainsi, en ex-yougoslavie, malgré une certaine prudence sur l’interprétation des faits, l’absence totale de visiteurs serbes remet fortement en question la dimension récon- ciliatrice que pourrait amener une telle pratique touristique. La distance chronologique qui caractérise ces conflits est bien sûr fondamentale dans l’interprétation de ce patrimoine, mais le contexte sociopolitique dans lequel ce dernier est produit doit aussi être pris en considération. après la

421 Une référence au gouvernement sud-vietnamien de l’époque, allié des états-Unis durant la guerre. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page300

300 La viLLe marTyre

guerre du vietnam, une politique touristique relativement libérale et prag- matique a permis le retour assez rapide des américains sur le sol vietna- mien, favorisant ainsi un certain climat d’apaisement. mais, avant tout, les vietnamiens ne doivent pas partager leur pays avec leurs anciens ennemis, et le processus de réconciliation s’en trouve bien sûr plus aisé. Finalement, le contexte culturel vietnamien doit être pris en compte, et la dimension ironique qui accompagne l’interprétation d’un site comme Cu Chi participe d’une forme de trivialisation de ce patrimoine, une dynamique qui peut être vue comme un indicateur de réconciliation. Toujours est-il que les observations qui suivent démontrent la complexité entourant la création d’un tourisme de réconciliation, permettant des partenariats, des rencontres et des échanges entre les communautés aupa- ravant ennemies, un processus dépendant de facteurs qui se situent bien au-delà du seul domaine du tourisme, mais touchent à l’ensemble des champs de la société.

Le mythe de La cuLpaBiLité nationaLe Les secteurs culturels et touristiques des villes analysées ci-dessus participent au contexte de division dans l’espace postyougoslave. en opposition avec les recommandations avancées par certaines institutions internationales (principalement l’iCCrom et l’iCom), remettant en cause le développement des musées centrés sur un conflit récent, on dénombre dans ces lieux de nombreux musées sur la guerre. Ces institu- tions proposent des interprétations assez diverses du conflit, certaines guidées par une conception civile; et d’autres, orientées vers une vision plus militaire. L’accent sur la dimension civile permet une interprétation plus partagée, mettant par exemple en avant la souffrance commune de tous les citoyens, alors qu’une vision militaire tend à renforcer les caté- gories issues de la guerre. D’un autre côté, la pratique des wartours propose une interprétation moins rigide, qui peut, par sa dimension inter- personnelle, s’adapter à la demande des visiteurs et permettre une certaine remise en question de ces catégories. Toutefois, dans le cas des musées comme dans celui des wartours, certaines caractéristiques des contextes bosnien et croate, telles que la structure politique post-Dayton, la main- mise d’une communauté sur le patrimoine culturel, ainsi que l’absence quasi totale de touristes serbes, tendent au contraire à créer un monopole mémoriel, entraînant une interprétation univoque des conflits. Cela mène à la perpétuation de stéréotypes et de mythes entravant le processus de réconciliation, dont l’un des plus importants tend à assimiler TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page301

vivre La viLLe marTyre 301

l’ensemble de la population serbe à la catégorie de bourreau ou d’agres- seur. on voit, par l’illustration de ces pratiques et institutions, les méca- nismes de stigmatisation qu’entraîne l’emploi de termes comme «serbe» pour désigner l’ennemi, en opposition avec celui de «paramilitaire serbe», voire à celui encore plus neutre de « sniper » ou de «paramili- taire», sans référence nationale. De plus, le patrimoine issu des deux guerres mondiales présente un terreau propice au renforcement de ces catégories, en décontextualisant les désignations de Tchetniks et d’oustachis afin de les assimiler aujourd’hui à des catégories nationales. Selon Bartov (1998: 165), en période de crise, la chronologie et l’histo- riographie ne jouent qu’un rôle très limité dans la perception qu’ont les individus de la réalité: «Les héros et les martyrs des jours passés réappa- e raissent sur les champs de bataille de la fin du xx siècle, reproduisant les sacrifices et les atrocités de leurs ancêtres.» en ex-yougoslavie, une certaine remise en question du mythe de la culpabilité nationale serbe n’est pas inexistante, on peut l’observer dans les propos de certains guides de Sarajevo. Toutefois, des exemples concrets déconstruisant ce mythe, tels que les manifestations pour la paix à Belgrade ou la population d’origine serbe ayant défendu vukovar ou Sarajevo, sont totalement absents de la muséographie réalisée aujourd’hui en ex-yougoslavie. D’autant plus que les exactions commises à l’en- contre de la population serbe en Bosnie ou en Croatie, ainsi que les entraves au retour des réfugiés serbes, n’ont pas leur place dans ces musées. L’incidence de l’interprétation du conflit qui découle de ces pratiques et institutions dépend bien sûr du public qu’elles touchent. Les wartours comprennent essentiellement un public international, alors que les visiteurs des musées représentent un public à la fois local et interna- tional. D’un point de vue local, l’interprétation proposée par ces musées prétérite d’éventuelles dynamiques de réconciliation par le renforcement des catégories issues du conflit et par la stigmatisation d’un groupe natio- nal. De plus, cette dynamique remet en cause les potentialités de collabo- ration entre les communautés dans les secteurs culturels et touristiques. D’un autre côté, pour un public étranger, les wartourscomme les musées participent à la construction d’un imaginaire basé sur ces catégories figées, assimilant l’identité des habitants à leur nationalité et attachant celle-ci au statut de bourreaux ou de victimes. Dans le cadre de Sarajevo, markowitz (2010: 52) insiste sur le déca- lage entre ces catégories qui, estime-t-il, sont souvent obscurcies par une emphase omniprésente sur la nationalité: «Comme ses bâtiments et ses ponts, les habitants de Sarajevo sont de tailles, de formes, d’âges et de TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page302

302 La viLLe marTyre

styles divers. […] À certains moments ils traversent ces divisions en se catégorisant selon leur religion, leur quartier, leurs réalisations écono- miques, éducatives, artistiques ou sportives.» Le mythe de la culpabilité nationale se construit néanmoins suivant un double processus: par une réification de l’identité sur la seule notion de nationalité et par l’assimi- lation de cette nationalité à la catégorie de bourreau. L’exemple de la Neue Wache, développé par Sion (2011) et briève- ment présenté plus haut, met en partie en évidence les controverses engendrées par la représentation partagée des victimes d’un conflit: dans ce contexte, les victimes allemandes et juives. en outre, dans le domaine muséal associé à la Première Guerre mondiale, l’Historial de Péronne est défini comme un exemple atypique en regard du champ des musées de la guerre, de par son approche comparatiste, engageant les trois principaux belligérants impliqués dans la Première Guerre mondiale. Wahnich et Tisseron (2001) démontrent qu’à travers cette muséographie comparatiste l’objectif est d’interpréter la guerre comme une expérience commune, indépendamment du statut des belligérants. Dans le contexte postyougo- slave, cette approche basée sur l’expérience du conflit, plus orientée vers la sphère culturelle que politique, peut être mise en perspective avec l’in- terprétation civile du conflit telle qu’on peut l’observer dans certains projets de Sarajevo, impliquant également une expérience partagée de la guerre. Des initiatives telles que celles du groupe Fama international, ou l’exposition Sarajevoencerclée, prônant cette approche centrée sur le vécu partagé des habitants au-delà de leur origine nationale, peuvent ainsi constituer des vecteurs de réconciliation. au vu de ces considérations, on peut se demander dans quelle mesure il importe de se soustraire au politique pour que des objets de mémoire tels que des musées ou des mémoriaux favorisent un processus de récon- ciliation. Wahnich et Tisseron (2001: 81) soulignent d’ailleurs qu’une institution telle que l’Historial de Péronne court le risque de totalement occulter la dimension politique et ainsi de ne plus représenter une pratique critique: «le musée devient, en ces temps propices à l’apitoie- ment vertueux humanitaire mais impuissant, un lieu commun de plus pour des européens qui non seulement ne se soucieraient plus de faire de la politique, mais encore se réjouiraient d’être pacifiés par une gestion sans souveraineté». on rejoint là en partie le questionnement de Williams (2007) sur la supposée différence entre un mémorial, qui tendrait vers une concep- tion apolitique, et un musée, qui serait orienté, lui, vers une dimension plus critique. Les exemples précédents et ceux liés au contexte TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page303

vivre La viLLe marTyre 303

postyougoslave permettent dans tous les cas de remettre en question cette dichotomie. Des mémoriaux, qu’ils soient attachés au massacre de Srebrenica ou à la Shoah, sont investis d’une forte composante poli- tique, même de nombreuses années après le trauma qu’ils symbolisent. De plus, si Williams présente les mémoriaux comme des objets figés « en sécurité dans le refuge de l’Histoire » – l’évolution des représenta- tions induites par des lieux de mémoire tels que Dudik, vraca, voire les différentes interprétations attachées à la mise en mémoire d’un person- nage comme Gavrilo Princip, démontre au contraire que des mémoriaux sont constamment sujets au changement et nécessitent une analyse qui tient compte du contexte contemporain dans lequel ils s’intègrent. on rejoint dans tous les cas ici le postulat de ceux (ashworth, Lowenthal, Uzzel, Baillie) qui considèrent le patrimoine culturel de manière géné- rale comme une production dynamique répondant à des besoins contemporains. Des exemples liés aux deux guerres mondiales sont caractérisés par une distance chronologique bien plus importante que les objets de mémoire attachés au contexte postyougoslave. De plus, ils s’inscrivent dans un projet de construction européenne amorcé après la Seconde Guerre mondiale et impliquant une importante dynamique de réconcilia- tion. en ex-yougoslavie et plus précisément dans la sphère politique bosnienne, Kirn (2010) met au jour deux approches mémorielles. il présente la première comme une « relativisation de l’Histoire face à des politiques mémorielles rigoureuses ». C’est, selon lui, cette approche qui est adoptée par certains politiciens modérés après avoir reconnu la nécessité d’engager un processus de réconciliation: «Le message était que tous devaient accepter leur culpabilité et qu’il devait y avoir une responsabilité collective au sujet des atrocités passées. Tout le monde devrait s’excuser envers les autres sur le passé afin de continuer à construire la nation sur la base d’un passé purifié. Ce type de réconcilia- tion place au même niveau les agresseurs (les forces serbes et dans certains cas les forces croates) et les attaqués (le peuple bosnien) » (Kirn, 2010: 4). L’auteur mentionne ensuite une seconde approche, opposée, préconisant des politiques mémorielles plus strictes, visant à inscrire le trauma dans le processus de construction de la nation afin de ne jamais l’oublier: «même si cette solution est plus proche de l’Histoire réelle, elle focalise uniquement sur le côté traumatique les atrocités de la guerre. elle produit divers effets sur les futures communautés, le plus apparent étant la construction d’un ennemi (les Serbes), ségrégé dans la nouvelle communauté » (Kirn, 2010 : 4). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page304

304 La viLLe marTyre

on voit là deux conceptions, l’une diffusant la culpabilité sur l’en- semble des belligérants et l’autre participant à la stigmatisation d’un ennemi déterminé. Dans le contexte des villes analysées ici, c’est cette seconde conception qui guide la production de leurs paysages mémoriels, se focalisant essentiellement sur la dimension traumatique du conflit et participant ainsi à la construction de ces lieux en villes martyres. Cependant, si Kirn présente cette seconde approche comme la «plus proche de l’histoire réelle», il réaffirme néanmoins cette réalité par la stigmatisation sans nuances de l’ennemi serbe. L’auteur lui-même dans son texte semble présenter les «agresseurs» comme les «Serbes (et dans une certaine mesure les Croates)» et les «agressés» comme les «Bosniens», négligeant ainsi les victimes serbes et croates. Les résultats de cette recherche démontrent que les musées de vukovar sont guidés uniquement par une perspective croate, souvent accompagnée d’une forte stigmatisation de la communauté serbe. À Srebrenica, qualifiée par Duijzings (2007) d’«arène commémorative», se déroule une guerre des symboles entre les communautés bosniaque et serbe, mettant également en jeu la communauté internationale. À Sarajevo, de tous les musées de la guerre, seul le musée d’histoire et son exposition Sarajevoencerclée proposent une interprétation englobant toutes les victimes du siège, en tant que civils, indépendamment de leur origine nationale. Le patrimoine de guerre attaché à la période socialiste et à la nationalité yougoslave pourrait éventuellement se placer au-delà des divisions nationales. Toutefois, l’exemple du parc mémoriel de vraca, tombé dans l’oubli ou dans ce que Frykman qualifie de «culturalbrac- keting », ne permet certainement pas de confirmer cette hypothèse. au contraire, l’intégration d’éléments nationalistes croates sur celui de Dudik tend plutôt à l’infirmer. Finalement, les mécanismes de catégorisation et de stigmatisation décrits ci-dessus s’intègrent également dans une dynamique propre au tourisme, à savoir le processus de simplification qui caractérise ce secteur. Comme le démontrent volčič, erjavec et Peak (2013), au sujet du développement du tourisme dans la capitale bosnienne:

La simplification du passé et du présent à Sarajevo participe à présenter les problématiques à travers le spectre dépolitisé de la reconstruction et de la responsabilité personnelle, ne laissant que des moyens très limités pour les touristes de connaître la mémoire de guerre à Sarajevo et de comprendre les impacts du conflit. il est important de considérer ce qui a été perdu dans la simplification, particulièrement en termes d’éducation et de compréhension de la violence. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page305

vivre La viLLe marTyre 305

Cette citation rend bien compte des ambiguïtés qui peuvent caractéri- ser la mise en tourisme de la guerre, permettant d’un côté la diffusion d’un corpus de connaissances souvent lié à des informations de première main issues d’acteurs directement impliqués dans le conflit, tels que des soldats, des fixeurs ou de simples habitants. Cependant, d’un autre côté, cette mise en tourisme engendre un processus de simplification entraînant des distorsions historiques comme le démontre la construction du mythe de la culpabilité nationale serbe. en ex-yougoslave, les nuances liées aux statuts de bourreau et de victime sont souvent perdues dans le processus de simplification. Torodova (2009) démontre tout au long de son ouvrage la complexité induite par la construction d’une identité nationale dans le cadre de la reformation de l’espace postyougoslave. elle affirme ainsi que le processus d’homogénéisation ethnique de la région est lié non pas à la complexité ethnique qui la caractérise, mais plutôt à une volonté d’inté- grer cette composante dans le cadre d’un état-nation idéal. Dans ces mécanismes de catégorisation, avec la construction des statuts de bour- reau et de victime, c’est aussi la représentation des catégories nationales qui est réaffirmée par le secteur touristique.

La ViLLe martyre àL’épreuVe du mythe BaLkaniSte La mise en perspective du concept de balkanisme avec certains méca- nismes qui guident la conception de la ville martyre est également éclai- rante. Comme dans le processus de catégorisation décrit ci-dessus, les mécanismes de simplification attachés au secteur touristique participent aussi à la production de représentations balkanistes. Torodova démontre principalement la formation de cette dynamique par des agents externes; le secteur touristique implique, lui, des acteurs à la fois externes et internes. Si une intense promotion du patrimoine de guerre dans le secteur touristique contribue à la construction de la ville martyre, elle participe également à alimenter certaines représentations balkanistes, dont la guerre est un élément central. Selon Torodova (2009: 19), la dynamique balkaniste s’est développée progressivement durant les deux derniers siècles, largement influencée par les guerres balkaniques422 et la Première Guerre mondiale. elle

422 Les guerres balkaniques ont eu lieu en 1912 et 1913, suivant une volonté de certains peuples de s’émanciper de la domination de l’empire ottoman afin de se consti- tuer en états indépendants. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page306

306 La viLLe marTyre

mentionne également certains propos apparus dans les années 1990, qui assimilaient alors le début des hostilités à un retour du discours sur les Balkans: «Le quotidien de Sarajevo Oslobođenjepublia un article avec la mention des “Balkans”, une notion qui avait disparu du vocabulaire yougoslave depuis des décennies.» elle cite le journal: «Nous sommes en train de redevenir les Balkans, nous sommes en train de nous y noyer de la même manière à Lubljana qu’à Zagreb, Belgrade, Stara Pazova et Foča; à velika Kladuša, Priština et Skopje.» Pour certains médias, en parallèle avec l’émergence d’un contexte de violence, la région se «noie- rait» à nouveau dans les Balkans. Lors d’une interview, la critique litté- raire Katarina Luketić souligne quant à elle l’importance des guerres des années 1990 dans le développement des identités postyougoslaves, assi- milant aussi en partie cette construction identitaire à des composantes balkanistes, telles que la barbarie et la violence:

Les années 1990 sont essentielles pour comprendre notre identité contem- poraine et assimiler ce qu’on appelle aujourd’hui l’identité nationale. La construction binaire europe-Balkans, civilisation-barbarie est centrale. Les Balkans sont l’égal de la Serbie, de la yougoslavie, de la violence, du primitivisme et de toute autre idée à connotation négative soi-disant intrinsèque. insister sur les différences et la dualité, créer des catégories inconciliables, construire des identités rigides, c’est un parti pris politique dangereux.423

Une dynamique balkaniste, par le processus de réification qu’elle engendre, participe également à la construction de catégories identitaires rigides. Dans notre contexte, le tourisme et ses mécanismes de simplifi- cation peuvent être vus comme des vecteurs dans la production de mythes balkanistes postconflit. De plus, comme l’avance Luketić, ces représen- tations balkanistes tendent aussi à produire une dichotomie entre l’europe, symbole de civilisation, et ces Balkans imaginaires, représen- tant, eux, la barbarie. ainsi, dans les secteurs culturel et touristique, des dynamiques antagonistes cohabitent, entre promotion du patrimoine de guerre et distanciation d’une image de violence, voire, pour reprendre les propos de Torodova et Luketić, une distanciation des Balkans pour se rapprocher d’une image européenne. L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand peut être considéré comme un élément constitutif important du mythe balkaniste. miller et

423 Hrvoje Šimičević, «Croatie: le fantôme de Tuđman, l’Union européenne et l’ima- ginaire des Balkans», H-Alter, 21 juin 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page307

vivre La viLLe marTyre 307

Torodova présentent tous deux comment cet événement participe à la construction d’un imaginaire occidental associant la région à des stéréo- types tels que la sauvagerie et le primitivisme. miller (2007: 2) décrit les nombreuses critiques provenant de l’occident à propos de la mise en mémoire de Princip durant la période du royaume de yougoslavie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et surtout sur l’incapacité des diri- geants de l’époque à s’en démarquer. Torodova (2009) présente quant à elle l’assassinat de François-Ferdinand comme «le grand crime des Balkans», qui aurait laissé une marque indélébile sur les représentations liées à la région. elle cite John Gunther et son ouvrage InsideEuropeparu à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, où il exprime un sentiment partagé par beaucoup d’américains à l’époque: «il y a cent ans, 50000 jeunes américains moururent à cause d’une événement en 1914 dans un village primitif et bouseux, Sarajevo; les grognements obscènes et répugnants des politiques des Balkans, inintelligibles pour un occidental, sont toujours des forces vitales pour la paix en europe, et peut-être dans le monde» (Gunther, in Torodova, 2009). Si ces simplifi- cations et stéréotypes sont moins exprimés aujourd’hui qu’au temps de la Seconde Guerre mondiale, ces représentations balkanistes n’ont certaine- ment pas totalement disparu. La conception actuelle du musée Sarajevo 1878-1918 reflète sans doute aussi une volonté de se démarquer d’une telle image, à travers notamment une interprétation plus neutre de l’Histoire, et surtout une vision assimilant Gavrilo Princip à un criminel plutôt qu’à un héros. on peut dans tous les cas constater que dans les textes de présentation de l’exposition, qui se départissent une seule fois de leur ton neutre pour déplorer l’impact de l’assassinat sur l’intégration européenne de la ville, et par extension de la Bosnie-Herzégovine: «Les coups de feu à Sarajevo ont interrompu le voyage de la ville vers l’europe et annoncé le début de la Première Guerre mondiale.»424

touriSme danS Le « trou noir de L’europe » Le nombre de musées et de wartours atteste de l’importance du patri- moine de guerre dans l’offre touristique de Sarajevo. Le musée du tunnel, qui constitue le site le plus visité de la ville, est présenté par le Lonely Planet comme «l’ultime expérience de guerre, ne manquez pas une visite au musée du tunnel, qui pousse à réfléchir, ou alors déambulez sur

424 Sarajevo assassination, http://h.etf.unsa.ba/vmuzej-atentata/galerija/galerija.htm. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page308

308 La viLLe marTyre

“SniperAlley” avec un survivant de la guerre» (vorhees et coll., 2009: 74). La guerre représente souvent la première image que se forge un public étranger sur Sarajevo et sur la Bosnie. De plus, un sondage effectué dans la ville auprès des touristes par l’aTBH en 2011 les interroge entre autres sur l’image qu’ils ont du pays. Sur les sept réponses à choix, trois portent directement sur la guerre: des batiments en ruine (ruinedbuil- dings), la guerre (war), les criminels de guerre (warcriminals). Si près du tiers des musées de la ville sont directement ou indirecte- ment liés à la guerre, on peut également mentionner tous les objets atta- chés au siège proposés dans les boutiques de souvenirs, tels que les nombreux ouvrages sur le conflit, l’artisanat à base de munitions ou d’obus, les vêtements arborant des protagonistes du conflit, les cartes militaires et le survivalguide, et même, si l’on en croit volčič, erjavec et Peak (2013), la possibilité de déguster des «siegedinners» à base de corned-beef fournis par l’oNU. Dans le quartier de Baščaršija, le bazar et le centre historique de la capitale, des cartes postales directement liées à la guerre de Bosnie sont proposées au milieu de cartes plus classiques. L’une d’elles représente une réunion de l’état-major bosniaque pendant le siège. Une autre illustre la mise en terre de plusieurs cercueils, et une troisième présente quatre moments clés de l’histoire de la ville: l’assas- sinat de l’archiduc François-Ferdinand, l’âge d’or de la capitale bosnienne symbolisé par les Jeux olympiques en 1984, les cinq ans de siège de 1991 à 1995 et la période actuelle ironiquement décrite sous l’égide: «Noproblems». il faut aussi ajouter à ces éléments le témoignage d’habitants ayant vécu le siège, qui constitue un apport essentiel à l’expérience des touristes. on le constate déjà en lisant cette citation tirée du récit d’un visiteur à Sarajevo, présentée ici comme une ville allant au-delà d’une simple desti- nation de voyage: «[…] il est quasiment impossible de passer quelques jours à Sarajevo – ou en Bosnie – et ne pas rencontrer des gens avec des histoires de première main sur le siège. C’est une des excentricités irré- sistibles de la ville, elle a la rare capacité à changer votre perspective. Dans ce sens, c’est plus un tournant que juste une destination de voyage.»425 Les témoignages des différents guides impliqués dans les war tours de Sarajevo sont sans doute les plus diffusés. Cette pratique peut aussi être mise en perspective avec la notion de balkanisme, comme on le constate déjà à la lumière du discours du guide Jusufović, lorsqu’il

425 ryan o’rourke, http://www.treksplorer.com/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page309

vivre La viLLe marTyre 309

présente son MissionImpossibleTour : «Tu vois des gens souriants, de beaux habits, des étrangers heureux. C’est bien. mais maintenant tu vas voir le mauvais côté de la ville. Les lieux qui ne sont pas sur les cartes. Les lieux qui ne sont pas recommandés. Les lieux qui sont cachés.»426 Lors de la visite de ce qui est présenté comme le «marché des moud- jahidines», le guide mentionne le fait que la mosquée du roi Fahd qui l’abrite hébergerait aussi des centres de logistique et des madrasa orientés vers la pratique du djihad (fig. 28). De plus, une pause-café est organisée à l’hôtel Casa Grande, dans la banlieue de la ville. La principale caracté- ristique de cet établissement serait d’être géré par la mafia locale et d’être un lieu de réunion pour des groupes liés au crime organisé. Dans cet hôtel, qui semble la plupart du temps vide de clients, l’imaginaire touristique est largement mobilisé, conférant à ce lieu une aura de crime et de mystère. Qu’il s’agisse de la mosquée du roi Fahd ou de l’hôtel Casa Grande, aucune preuve d’activités criminelles ou terroristes n’est avancée par le guide. on se limite donc à un discours basé sur des rumeurs et des légendes urbaines. Néanmoins, le terrorisme islamique, les mafias post- conflit ou encore les bâtiments en ruine présentés dans ce tour constituent des composantes balkaniques, orientant l’imaginaire des touristes et participant à la formation de l’identité de ces lieux. D’une certaine manière, les propos du guide sur les supposées activités criminelles atta- chées à ces sites peuvent être considérés comme des éléments participant à la construction du mythe balkaniste à travers la pratique touristique. D’autres éléments, tels que l’iconographie postapocalyptique associée à la promotion de ces tours, peuvent aussi alimenter ces représentations. De plus, la simple désignation de certaines attractions proposées, comme «Sarajevo Hiroshima» ou le «marché des moudjahidines», ou encore la mise en lien de personnages comme Limonov avec la région, voire les tours centrés sur des personnages comme Karadžić, peuvent également constituer des vecteurs touristiques alimentant le mythe balkaniste. robert Pelton, l’auteur du guide TheWorld’sMostDangerousPlaces, adhère d’autant plus à cette image balkaniste de la Bosnie lorsqu’il place en 1998 le pays dans sa liste des prochaines attractions (Comingattrac- tions)427, des pays bientôt assez dangereux pour figurer dans son guide:

426 MissionImpossibleTour(Sarajevo, le 24 juillet 2010). 427 Les pays recensés par Pelton sont classés avec des étoiles en fonction du danger qu’ils représentent et il existe une liste intitulée Comingattractionsdes pays bientôt assez dangereux pour figurer dans son ouvrage et obtenir ces étoiles. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page310

310 La viLLe marTyre

«on peut assumer que les Balkans vont à nouveau exploser pour reprendre leur droit divin à être les Balkans. Pour l’instant, la tension est à couper au couteau, alors que les troupes américaines font semblant de ne pas voir les criminels de guerre. La bonne nouvelle c’est que 7 millions de personnes sont en train de visiter le voisin, la Croatie, après qu’ils ont

Figure 28: vente de DvD dans le «marché des moudjahidines»: Hattab,quinzeansdeJihad; L’Irak,lavalléedesloups; Tchétchénie; Similitudesentreislamethindouisme… (Naef, 22.07.2010) TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page311

vivre La viLLe marTyre 311

dépensé 167 millions de dollars pour réparer les dégâts de la guerre. est- ce que Sarajevo sera le nouveau “hot spot” des vacances?» (Pelton, 1998: 894). Derrière le ton ironique, les propos de Pelton n’échappent pas aux représentations balkanistes décrites par Torodova; les Balkans vont à nouveau exploser et mériter leur «droit divin» à être nommés comme tels. La dénomination de «Balkans» est dans ce contexte intrin- sèquement attachée à la notion de violence et de guerre. Ces constatations rejoignent les propos de Žižek, qui déconstruit cette vision simpliste et stéréotypée, assimilant la Bosnie au «trou noir de l’europe». Toutefois, dans le contexte du secteur touristique, on peut aussi avancer que cet imaginaire balkaniste, également teinté de mystère et d’inconnu, peut représenter un facteur d’attraction pour certains touristes. C’est dans tous les cas une hypothèse de Causević (2008: 302), qui affirme que la visite d’un pays comme la Bosnie peut être une forme d’«ego boost» pour les premiers routards qui se rendent dans le pays, exposant ainsi leur supériorité occidentale. elle souligne que certains de ces touristes se rendent après la guerre en Bosnie uniquement pour avoir leur passeport tamponné. Cette forme d’«ego boost» est ainsi attachée au fait d’être compté parmi les premiers touristes du pays. D’ailleurs, dans un autre contexte postconflit, mais suivant la même idée, la Sierra-Leone en 2012 utilise comme slogan promotionnel: «visitez la Sierra Leone avant que tout le monde ne le fasse!» Si certains touristes sont peut-être guidés par leur ego et un sentiment de supériorité occidentale, il importe tout de même de ne pas verser dans des généralisations trop simplistes. Les notions de mystère et d’inconnu peuvent représenter un motif d’attraction dans la mesure où un pays comme la Bosnie n’était tout simplement pas accessible durant la guerre pour d’éventuels touristes. L’ouverture du pays après un conflit armé suscite ainsi une certaine curiosité chez des visiteurs étrangers, comme le confirme cette touriste française: «on était partis en Croatie, on a poussé jusqu’à mostar et on s’est finalement dit Sarajevo. on trouve les gens en Bosnie plus spontanés, moins portés sur le commercial. et en plus c’est chargé d’histoire et c’est très intéressant de voir un pays qui se remet de ses stigmates.»428 on peut ainsi mettre une représentation de la Croatie comme «commerciale» en opposition avec une autre basée sur des notions de «mystère et d’inconnu» attachée à la Bosnie, et plus spécifiquement à

428 Propos recueillis lors d’un TimesofMisfortuneTour(Sarajevo, le 26 juillet 2010). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page312

312 La viLLe marTyre

Sarajevo. Le développement touristique rapide d’une région comme le littoral croate entraîne ainsi en partie la perte de sa dimension inexplorée et donc mystérieuse, amenant certains touristes à la taxer de «commer- ciale». on peut encore le voir dans cette déclaration d’un autre touriste français, qui considère, en Bosnie-Herzégovine, la ville de mostar comme trop commerciale et touristique: «Je me sens mieux ici à Sarajevo. À mostar, c’était très touristique et ce côté touristique gâchait un peu l’Histoire.»429 D’autres avancent également l’idée qu’une guerre permet- trait de préserver certaines ressources, comme l’affirme cet article de presse: «Des fois, de bonnes choses naissent de la guerre. La Bosnie possède ce que le reste de l’europe a perdu, ses ressources naturelles n’ayant pas été exploitées pendant les conflits. Le résultat: l’eau et l’air le plus pur d’europe; la plus grande forêt préservée; et une faune riche.»430 Ces ressources naturelles ne commencent à être promues que depuis peu et, si on se fie aux acteurs du tourisme interrogés ci-dessus, c’est toujours le patrimoine de guerre qui constitue l’attraction principale. Toutefois, les autorités touristiques bosniennes, en plus d’entamer un travail de coopération entre les deux entités, expriment également une volonté de changer l’image de guerre attachée à leur pays, un défi qui semble loin d’être acquis. L’assistante du président de l’aTBH mentionne l’image biaisée issue du Département des affaires étrangères américain: «après la guerre, jusqu’en 2009, certains pays avaient une mauvaise image de la Bosnie. Le Département des affaires étrangères américain parlait de guerres tribales dans le pays. C’était très perturbant pour les touristes.»431 elle ajoute que, pour se démarquer de cette image, il importe que les deux entités travaillent ensemble afin de présenter une vision d’un pays à nouveau uni après la guerre. Toutefois, du côté d’ac- teurs privés tels que ce collaborateur de Green visions, le constat est plus pessimiste: «ici en matière de tourisme il n’y a aucune stratégie natio- nale, alors qu’en Croatie ou au monténégro ils en ont une. okay, c’est juste autour du soleil et de la mer, mais c’est une stratégie. il y a d’abord ces sentiments négatifs [sur la Bosnie] et ensuite il y a le manque de message unifié pour y répondre. »432 Selon lui, la guerre est toujours en

429 Idem. 430 richard Bangs, «13 Greatest adventures For 2013 (and a Free Trip To one of Them)», TheHuffingtonPost, 1er octobre 2012. 431 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 26 juillet 2011). 432 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page313

vivre La viLLe marTyre 313

train d’obscurcir d’autres potentialités touristiques et rien n’est mis en œuvre pour changer: «il y a un préconcept sur la guerre, une sorte de filtre. Une sorte de sensationnalisme. C’est pour cette raison que la guerre est gardée artificiellement. À travers notre inconscient, à travers les médias… Toutes ces organisations et les médias sont en train de façonner ce lieu pour nous en site de postconflit. et on est tellement niais qu’on ne fait rien pour changer cette image négative.»433 D’ailleurs, même du côté de promoteurs de wartours comme Zijad Jusufović, on remet aussi en question cette image uniquement centrée sur la guerre: «Des fois j’ai honte de montrer tout ça. Parce qu’il y a tellement de potentiel dans ce pays. on a tellement d’histoire. Tout pour le tourisme!»434 Près de vingt ans après la fin du conflit, l’image de guerre qu’évoque la Bosnie est encore très ancrée dans le secteur du tourisme, malgré une volonté de certains de ses acteurs de s’en démarquer. Des dynamiques antagonistes existent: une volonté de se détacher de la guerre pour promouvoir des ressources alternatives d’un côté, et de l’autre le nombre de pratiques touristiques et de musées centrés sur le conflit dans la capi- tale. L’importance du patrimoine de guerre dans le secteur touristique alimente ainsi certaines représentations balkanistes attachées à Sarajevo et perpétue les représentations de la ville – et indirectement du pays – comme l’un des trous noirs de l’europe. Cette désignation est d’ailleurs explicitement mentionnée sur un panneau du musée d’histoire de la capi- tale: «[…] ceux qui étaient en dehors de ce cercle atroce, ceux qui partout dans le monde connaîtront les trous noirs de la civilisation à la fin du e xx siècle.» Si Srebrenica voit bon nombre de touristes étrangers visiter son mémorial, la plupart dans le cadre d’une excursion journalière depuis Sarajevo, la ville de vukovar est, elle, moins touchée par le développe- ment du tourisme international et ainsi moins sujette à la construction de représentations balkanistes par le secteur touristique. Cependant, on a vu précédemment dans le contexte de vukovar le rôle du patrimoine culturel et de sa mise en tourisme dans le développement d’un mythe – celui de la culpabilité nationale serbe – également basé sur un processus de simplification, de catégorisation et de réification. on peut ainsi observer des mécanismes proches de la dynamique balkaniste, par la constitution de stéréotypes assimilant la nationalité serbe aux notions de violence et

433 entretien réalisé en anglais (Sarajevo, le 25 août 2011). 434 Idem. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page314

314 La viLLe marTyre

de barbarisme. on peut le voir dans certains systèmes narratifs des mémo- riaux et musées de la ville qui, par un processus de simplification carac- téristique du secteur touristique, assimilent souvent l’ennemi à la nationalité serbe. Cette vision des Serbes en tant que barbares est d’ailleurs représentée de manière illustrée dans le livret Uncridansla nuit vendu à ovčara, où ces derniers sont décrits notamment comme des «vampires assoiffés de sang». Le mythe de la culpabilité nationale serbe peut s’intégrer à cette dynamique balkaniste par la représentation des Serbes comme des bourreaux, mais aussi en les réduisant à des stéréo- types incarnant la sauvagerie et le barbarisme. D’où l’apparition à l’in- terne d’un mythe balkaniste, voire d’un sous-mythe, mettant en avant non pas des représentations occidentales sur la région, mais des représenta- tions produites au sein même de l’espace postyougoslave, opposant les Croates, vus comme des victimes civilisées, aux Serbes, assimilés à des bourreaux sauvages et barbares. Torodova décrit, dans la construction du mythe balkaniste, l’agent – la source d’influence – et la cible – le destinataire. Si ce sont avant tout des sources d’influence occidentale qui génèrent de telles représentations, et ce qui est défini comme les «Balkans» qui en constitue la source, Torodova (2009: 39) se garde bien de considérer les habitants de la région comme des «destinataires passifs»: «même s’ils sont les objets passifs de la construction de leur image à l’extérieur […] les gens des Balkans n’ont pas été les destinataires passifs de ce label et de cette étiquette.» Cette perception externe a ainsi été internalisée dans la région. Dans la sphère touristique, Debarbieux, Staszak et Tebbaa (2012) décrivent cette internalisation en termes de capacité d’«agency»: Les études de terrain menées depuis une vingtaine d’années ont particu- lièrement mis l’accent sur cette capacité d’«agency» des acteurs locaux, qui ne sont plus décrits comme les objets passifs du «regard touristique» (Urry, 1990), mais comme des sujets actifs façonnant des représentations de leur culture et d’eux-mêmes à l’intention des touristes – des représen- tations fondées à la fois sur leurs propres systèmes de référence et sur leur interprétation du désir des touristes, dans un contexte où la relation du local au global a radicalement changé. Le secteur touristique est représentatif de cette intériorisation des représentations balkanistes. Si le patrimoine de guerre, largement utilisé dans des domaines tels que le tourisme, les médias ou le cinéma, participe à la construction des imaginaires touristiques – ou de leurs fantasmes pour reprendre les termes d’alneng –, inversement, ces repré- sentations tendent à influencer l’exploitation de ce patrimoine dans le TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page315

vivre La viLLe marTyre 315

secteur touristique, comme le suggère encore alneng (2002: 165) au sujet du vietnam: «Pour ces touristes, le degré de satisfaction correspond dans une large mesure au degré auquel leurs fantasmes peuvent être transfor- més en expérience. […] L’industrie du tourisme cherche à structurer l’ex- périence des touristes en accord avec leurs fantasmes.» Certains acteurs touristiques misent largement sur le patrimoine de guerre dans le déve- loppement de leur pratique; ils participent à la construction de l’image d’un pays qui est intrinsèquement attaché à la guerre, reproduisant ainsi une composante centrale des représentations balkanistes. Dans le contexte vietnamien, lorsqu’il observe l’intense mise en tourisme de la guerre et son intégration dans la culture populaire, alneng (2002: 485) décrit un «pays renvoyé à l’âge de pierre». Cette remarque rejoint en partie les liens déconstruits ici, mettant en jeu une intense promotion du patrimoine de guerre dans le secteur touristique et la construction de représentations balkanistes fondées sur la sauvagerie et le barbarisme.

pLutôt La ScandinaVie que ByZance S’il existe une tendance démontrée par certains acteurs du tourisme bosnien de dissocier l’image du pays de celle de la guerre, les politiques touristiques croates ont été résolument plus actives à cet égard. À l’ex- ception de vukovar et de sa région, le patrimoine de guerre est quasiment absent du touristscape croate, et rivera (2008) va jusqu’à avancer l’idée d’une omission de la guerre. elle démontre que les brochures publiées par l’office national du tourisme ne raconte l’histoire du pays que jusqu’à son indépendance, en 1991, évitant ainsi la période de la guerre de Croatie. Selon elle (2008: 620), cette omission s’intègre dans un contexte marqué par l’absence de musées et de monuments sur la guerre au niveau national. Que ce soit dans leurs touristscapes ou leurs paysages mémo- riaux de manière générale, on voit là deux approches opposées de la gestion du patrimoine de guerre. Si en Bosnie on assiste, dans le domaine des musées, du tourisme et des commémorations, à une mobilisation intense de ce patrimoine, ce n’est pas le cas de la Croatie, à l’exception de la région slavonne. S’inspirant de la théorie des stigmas de Goffman, rivera définit (2008: 624) la stratégie des autorités touristiques croates comme un processus de coveringvisant à regagner une réputation posi- tive au niveau international. Si cette gestion de l’image du pays par le secteur touristique répond à une volonté de se distancer d’éléments direc- tement liés à la guerre, elle ne peut se développer que dans un contexte particulier à la Croatie et distinct de la Bosnie. À la différence de la TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page316

316 La viLLe marTyre

Bosnie-Herzégovine, seule une partie des territoires croates a été touchée par la guerre. De plus, la majorité des régions touristiques, principalement situées sur la côte adriatique, ont été épargnées. ainsi, si Dubrovnik – une des seules villes côtières bombardées – devient pendant les hostilités un symbole important de la guerre, sa reconstruction rapide et la gestion du patrimoine de guerre spécifique à la Croatie entraînent la perte de ce statut, à la différence de vukovar ou, de l’autre côté de la frontière, Sarajevo et Srebrenica. en regard de la notion de ville martyre, on peut ainsi voir une opposition nette entre ces lieux, qui tous symbolisaient la guerre durant le conflit, mais qui connaissaient des destinées distinctes une fois celui-ci terminé. en outre, si les politiques touristiques croates sont caractérisées par une nette distanciation par rapport au patrimoine de guerre, Baillie, comme rivera, démontre que cette distanciation s’observe aussi par rapport à des éléments patrimoniaux considérés comme non européens. Pour ces deux auteurs, on assiste en Croatie à une promotion du pays comme essentiellement européenne, en insistant sur des composantes historiques romaines ou austro-hongroises en opposition avec d’autres attachées à la culture byzantine, socialiste ou slave. Selon rivera, cette stratégie vise plusieurs objectifs: premièrement, la quête de touristes européens ; deuxièmement, la distanciation d’une image de guerre ; troi- sièmement, l’intégration du pays à l’europe et, finalement, une prise de distance avec des «associations balkaniques». Comme dans la concep- tualisation de Torodova, l’europe est clairement mise en opposition avec les Balkans, caractérisés par des visions de primitivisme et de sauvagerie. Pour Luketić, le concept de «Balkans» n’est autre qu’une coquille vide permettant de «répéter un thème de l’orientalisme unifor- misant orient-Balkans-Byzance-ancienne yougoslavie-europe de l’est». elle cite milanović, le Premier ministre croate en 2011, qui affirme au sujet de l’intégration européenne: «Nous voulons la Scandinavie; que celui qui veut Byzance aille à Byzance»435. Selon elle, «tant que les élites reproduiront ce discours, on ne s’étonnera pas d’entendre les lycéens dire des Balkaniques qu’ils sont barbares, arriérés, dépravés, corrompus et sales, et qu’ils ont tendance à ne rien faire, sinon boire du café durant des heures…»436

435 Hrvoje Šimičević, «Croatie: le fantôme de Tuđman, l’Union européenne et l’ima- ginaire des Balkans», H-Alter, 21 juin 2013. 436 Ibid. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page317

vivre La viLLe marTyre 317

Conséquence d’une intense promotion du patrimoine de guerre en Bosnie-Herzégovine et en Slavonie, les villes analysées ici sont devenues des symboles importants des conflits armés des années 1990, alimentant ainsi certaines représentations balkanistes attachées à la région. Dans le reste de la Croatie, on observe au contraire un processus de covering de ce patrimoine, qui répond à une volonté de se distancer non seulement d’une image de guerre, mais également de ces représentations balka- nistes, afin de promouvoir au contraire une image européenne. Le contexte antérieur à la guerre est aussi à prendre en compte. La Croatie se base sur un secteur touristique préexistant au conflit et déjà très déve- loppé, et peut miser sur le tourisme balnéaire, présenté par Pinteau (2011) comme «hégémonique». La Bosnie-Herzégovine, par contre, dont le secteur touristique était relativement faible avant la guerre, fonde son offre en grande partie sur sa dimension «inexplorée» et «sauvage». Cette conception romantique de la Bosnie s’insère pleinement dans le mythe balkaniste. Le patrimoine de guerre est intégré par certains acteurs touris- tiques, et la Bosnie «sauvage et inexplorée» fusionne en quelque sorte avec la Bosnie «sauvage et barbare». La construction de la ville martyre et la production de représentations balkanistes sont des processus distincts. Toutefois, la guerre, et plus spécifiquement la mémoire et le patrimoine qui lui sont attachés, repré- sentent des composantes centrales dans ces deux dynamiques, qui ainsi se rejoignent. Certaines productions cinématographiques contribuent à transformer des lieux en symboles, tout en alimentant des représentations qui leur sont attachées. Dans le secteur du tourisme, la promotion du patrimoine de guerre peut contribuer à l’image de la ville martyre, en même temps qu’au mythe balkaniste. Dans les deux contextes, un prin- cipe de réductionnisme, caractéristique du secteur touristique, participe à ces dynamiques: par la production de stéréotypes balkanistes et par la réduction du paysage mémoriel à la notion de guerre.

diViSionS et ViLLe martyre, LeS mécaniSmeS de réSiStance Plusieurs leviers participent à la construction de la ville martyre. Certains objets de mémoire peuvent en revanche être considérés comme des mécanismes de résistance. Dans les domaines de la production mémorielle et des secteurs culturel et touristique, des forces contraires à la constitution de la ville martyre se développent, dont certaines condui- sent à une remise en question des catégories nées de la guerre. La taille et le statut du lieu ont une influence sur ce processus. Le dynamisme TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page318

318 La viLLe marTyre

culturel d’une capitale comme Sarajevo constitue un contexte moins propice à la construction de la ville martyre,car il favorise le développe- ment de projets liés à des thématiques alternatives à la guerre. De plus, la dimension temporelle présente sans doute la résistance la plus importante à la constitution de la ville martyre. en parallèle à l’augmentation de la distance chronologique, l’importance du patrimoine de guerre tend à diminuer. Cela peut s’expliquer en premier lieu par la disparition progres- sive d’acteurs contemporains du conflit. Comme le constate Pascal Plas au sujet d’oradour-sur-Glane, de tels lieux «se polissent» avec le temps: «en 1990, nous sommes partis du constat que le monument historique ne faisait plus sens pour les visiteurs. il devenait une sorte d’écomusée. on ne lisait plus le drame. Par exemple on voyait des visiteurs s’extasier devant des fils électriques. on assistait à une sorte d’esthétisation… avec le temps les lieux se polissent.»437 De plus, si les mémoriaux participent largement à la construction de la ville martyre, paradoxalement, certains de ces lieux de mémoire peuvent également devenir des mécanismes de résistance. on a vu lors de la construction d’un mémorial pour la paix à mostar, personnifié par Bruce Lee, le recours à un acteur externe au contexte postyougoslave. Suivant une perspective ironique, l’objectif est de placer ce monument au-delà des tensions nationales. Toujours marquée par une forme de déri- sion, une construction symbolisant l’aide internationale sous la forme d’une boîte de conserve de corned-beef, mesurant un mètre de haut, est érigée à Sarajevo en 2008 par des artistes du Centre d’art contemporain. Une inscription dédie ce monument à la communauté internationale, par les «citoyens reconnaissants de Sarajevo». on voit là toute la dimension ironique de cet objet, représentant l’aide alimentaire souvent périmée et généralement assimilée par les habitants à de la nourriture pour chien. on peut observer premièrement un mécanisme de résistance au contexte de division, avec la mise en avant d’un symbole reconnu par tous les habi- tants de la ville, indépendamment de leur origine nationale, comme le suggère Baillie (2011: 489): «Un souvenir des souffrances de tous les habitants de Sarajevo, au-delà de l’ethnicité, endurées pendant la guerre – tous étaient obligés de compter sur les conserves de l’aide internatio- nale.» De plus, comme dans certains projets mémoriaux analysés dans le contexte de Srebrenica, on se retrouve également face à la représentation d’un ennemi alternatif et commun: la communauté internationale. en

437 entretien réalisé en français (oradour-sur-Glane, le 5 octobre 2011). TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page319

vivre La viLLe marTyre 319

effet à Sarajevo, celle-ci est avant tout considérée comme responsable de l’abandon des assiégés, en raison de l’embargo sur les armes pénalisant les forces bosniaques. mais elle est aussi vue par bon nombre de Serbes comme un ennemi, suite au bombardement par l’oTaN des positions serbes en rS, ainsi que l’embargo commercial décrété contre la Serbie et le monténégro durant les années 1990. Dans un contexte totalement détaché de la perspective ironique qui caractérise les monuments précédents, le mémorial pour les enfants assassinés, érigé en 2009 à Sarajevo suite à une initiative citoyenne, comporte les noms de 521 enfants tués durant le siège de Sarajevo438. Cet objet de mémoire constitue également un mécanisme de résistance au contexte de division engendré par le patrimoine de guerre en symbolisant la disparition des enfants pendant le siège, indépendamment de leur origine nationale. À vukovar, Baillie cite l’exemple d’une sculpture – The Fallen House – reflétant la souffrance commune des Serbes et des Croates. Toutefois, ce projet artistique n’est pas reconnu comme monu- ment par les locaux et les autorités, et il ne figure dans aucun matériel de promotion touristique. Finalement, en 2013, diverses oNG de Sarajevo lancent le projet d’un monument en l’honneur de Tvrtko Kotromanić (1338-1391), premier roi de Bosnie, et surtout associé à une période de prospérité et de stabilité régionale. Ce monarque symbolise une Bosnie unie et puissante, et si une statue à sa mémoire voyait le jour elle permet- trait, selon les propos du président de la Chambre des représentants du Parlement, Denis Bećirović, de ressusciter un passé «appartenant à tous les peuples et à tous les citoyens»439. Les monuments susmentionnés ont la particularité de se placer au-delà des divisions nationales, que ce soit par la désignation d’un ennemi alter- natif et commun, tel que la communauté internationale, ou par la commé- moration partagée de victimes de toutes nationalités, représentée par exemple par des enfants. on revient aussi très loin dans le passé du pays pour symboliser, par son premier roi, une époque dont on garde l’image d’une Bosnie stable et unie. Toutefois, si ces objets peuvent constituer des mécanismes de résistance au contexte de division, ils ne mobilisent pas pour autant les mêmes représentations par rapport au concept de ville martyre.

438 Ce chiffre représente les enfants identifiés à ce jour. on estime à plus d’un millier les enfants disparus durant le siège. 439 marija arnautović, «Sarajevo: bientôt un monument en l’honneur de Tvrtko Kotromanić, premier roi de Bosnie?», RadioSlobodnaEuropa, 30 octobre 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page320

320 La viLLe marTyre

Les monuments symbolisés par Bruce Lee ou par une boîte de conserve présentent les habitants de Sarajevo et de mostar aussi comme des résistants, que ce soit par le force et la volonté nécessaires pour survivre grâce à une nourriture infecte et périmée, ou par le symbole d’une figure cinématographique représentant le combat du bien contre le mal. Dans les deux cas, le procédé ironique participe à ce mécanisme de résistance par une remise en question d’une conception mémorielle basée uniquement sur la notion de martyre.au contraire, le mémorial pour les enfants assassinés participe, lui, à la constitution de la capitale bosnienne en ville martyre, par le souvenir de victimes innocentes et sans capacité de résistance. Les enfants disparus de Sarajevo passent par un processus de mémorialisation publique, infléchissant leur statut de victimes vers celui de martyr. Certains objets constitutifs de la ville martyre peuvent ainsi se placer aussi au-delà du contexte de division nationale qui carac- térise l’espace postyougoslave. il faut aussi souligner le statut des acteurs à la base de ces projets, tous issus de la société civile: artistes, oNG et associations de parents de victimes. Toutes ces initiatives peuvent consti- tuer des mécanismes de résistance au contexte de division, et certaines, – la statue de Bruce Lee ou la boîte de corned-beef – impliquent également une notion de résistance, une force d’opposition à la construc- tion de la ville martyre. il faut néanmoins relativiser l’impact de ces objets. Si le mémorial pour les enfants assassinés constitue un monument important à Sarajevo, ce n’est pas le cas des autres exemples, dont certains sont d’ailleurs encore au stade de projet. Finalement, des objets tels que la statue de Bruce Lee ou la boîte de corned-beef doivent être mis en perspective avec le concept de «contre- monument». Une représentation géante d’une boîte de conserve peut par exemple être vue comme une critique de l’autorité symbolique de certains mémoriaux de la région. ainsi, comme dans la conceptualisation de young (1993), ces deux monuments issus de la société civile sont investis d’une forme d’engagement, par la remise en question du totalitarisme de la production mémorielle en ex-yougoslavie et par la critique des conflits de mémoire qu’elle implique. Pour reprendre les termes de young, cet engagement s’inscrit dans le paysage mémoriel postyougoslave par un processus de «provocation et de désacralisation». Toutefois, si les contre- monuments impliquent, en opposition avec une quelconque consolation ou solution, une volonté de s’engager face au trauma, les objets de mémoire susmentionnés demandent aussi au contraire une prise de distance face aux tensions qu’ils peuvent provoquer. Dans ce sens, quand les contre-mouvements cherchent à échapper à la zone de confort qu’un TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page321

vivre La viLLe marTyre 321

mémorial peut produire, ce que young qualifie de «closure», les mémo- riaux de Bruce Lee et du corned-beef visent, eux, une forme d’apaise- ment, en tout cas pour ce qui est du contexte de division sociale qui caractérise leur environnement. on voit là l’importance du contexte, avec d’une part l’engagement des contre-mouvements associés à la Seconde Guerre mondiale ou à la guerre du vietnam qui plaident pour une remise en cause du mémorial comme une solution, et d’autre part certains mémo- riaux postyougoslaves qui tentent de proposer, si ce n’est une solution, du moins une forme d’apaisement – de «closure»–au contexte de tensions mémorielles dans lequel ils s’inscrivent.

L’eSprit de SarajeVo face à La ViLLe martyre Le dynamisme culturel d’un lieu, par la multitude et la diversité des projets qu’il encourage, favorise la formation de mécanismes de résis- tance à la ville martyre. Cette diversité permet le développement de productions alternatives du patrimoine de guerre, entraînant un paysage mémoriel et culturel composé d’éléments détachés de la mémoire de guerre. La dimension temporelle est bien sûr fondamentale pour permettre l’émergence de thématiques alternatives à la guerre dans le paysage culturel d’un lieu. Quelque temps après la fin du conflit, les structures se reconstruisent, avec la réouverture des musées, des théâtres et des cinémas. ainsi, un lieu comme Sarajevo, réputé pour son dyna- misme culturel avant la guerre, voit de nombreux éléments détachés de son traumascape progressivement renaître, à l’exemple des musées, centres culturels, mosquées et autres églises que compte aujourd’hui la capitale bosnienne. Ces éléments offrent ainsi des alternatives culturelles et touristiques aux nombreux musées de la guerre et autres objets direc- tement liés au traumascape de Sarajevo. Le NewYorkTimes, dans ses pages touristiques, mentionne par exemple en 2013 «l’esprit créatif des habitants menant à la renaissance culturelle de la ville»440. Si on doit toutefois relativiser ces considérations, au vu des nombreux problèmes administratifs et politiques liés aux institutions culturelles de Sarajevo, la capitale bosnienne est néanmoins un centre culturel important dans l’es- pace postyougoslave, ce qui n’est pas le cas de vukovar et de Srebrenica. Dans la ville slavonne, on dénombre également certains projets culturels

440 alex Crevar, «36 Hours in Sarajevo, Bosnia and Herzegovina», TheNewYork Times, 9 octobre 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page322

322 La viLLe marTyre

détachés du patrimoine de guerre441, mais leur fréquentation et leur promotion sont très limitées, comparées à des institutions liées directe- ment à son traumascape, comme le centre d’ovčara ou l’Hôpital de vukovar 1991. Quant à Srebrenica, elle ne comporte aucun objet culturel d’importance qui peut concurrencer le Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari. Cependant, au-delà de la composition du paysage culturel, les repré- sentations issues d’une institution directement liée à un traumascape peuvent aussi constituer des mécanismes de résistance à la ville martyre. en opposition avec la notion de martyre, certains musées mettent en exergue des éléments représentant la résistance déployée par les habitants durant la guerre. Le musée du tunnel peut être assimilé à un symbole de résistance, par la représentation de la bravoure et de l’ingéniosité des habitants de la ville. Dans le même ordre d’idées, cette notion de résis- tance est également incontournable dans le musée izetbegović, qui symbolise, lui, la naissance de la nation bosnienne et la lutte menée par son premier président pour accéder à cette indépendance. L’exposition Sarajevoencerclée et les projets développés par Fama mobilisent aussi des éléments de résistance, mais détachés du contexte militaire et orientés vers une dimension civile, et surtout citoyenne. Cette forme de résistance renvoie à ce que certains (volčič et coll., 2013: 7) qualifient d’«esprit de Sarajevo», qui serait basée sur la capacité des habitants à vivre ensemble, malgré les différences culturelles et reli- gieuses: «Ce discours célèbre les citoyens de Sarajevo comme tolérants, multiculturels et capables de coexister dans des contextes divers. […] Les habitants de Sarajevo ont démontré leur capacité et leur volonté de revi- taliser cette ville et préserver son héritage de diversité.» Par la présenta- tion d’éléments comme les outils de survie ou les différentes productions artistiques réalisées durant le conflit, comme le concours de miss Sarajevo, l’organisation du Festival du film ou encore les nombreuses pièces de théâtre, c’est toute la résistance citoyenne – basée sur cet «esprit de Sarajevo» – qui se manifeste. Les affiches des premières éditions du Festival du film présentées dans l’exposition Sarajevoencer- clée sont représentatives de cette dimension de résistance. Celle de 1993 est illustrée par une célèbre photo du violoncelliste vedran Smailović (au

441 on peut mentionner le site archéologique de vučedol et le château de Helz comme objets culturels détachés du contexte postconflit et promus dans le secteur touristique à vukovar. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page323

vivre La viLLe marTyre 323

milieu de la bibliothèque en ruine), reconnu pour ses concerts dans des bâtiments détruits durant le siège, symbolisant ainsi la résistance des artistes, autant par la musique que par le cinéma. en 1994, le festival est organisé sous le slogan «ToBeornottobe», le «nottobe» étant barré d’un trait et accompagné de l’expression: «Noquestion!». Cette citation décontextualisée de William Shakespeare est d’ailleurs devenue l’en- seigne d’un restaurant touristique de Baščaršija. Le Théâtre de guerre de Sarajevo442, créé un mois après le début du siège et largement promu par Fama, est toujours en activité. il peut ainsi illustrer un objet culturel directement attaché au traumascape de Sarajevo, mais présentant un mécanisme de résistance à la ville martyre. en effet, déjà durant la guerre, il symbolise une volonté de se soustraire au contexte de celle-ci, par la poursuite de l’animation culturelle de la ville pendant le siège. De la même manière que le tunnel de Sarajevo permettait de répondre à des besoins vitaux, tels que l’accès à la nourri- ture ou aux médicaments, ce théâtre symbolise l’accès à un autre besoin vu comme vital durant le siège: la culture. Le SarajevoSurvivalGuide édité par Fama décrit ainsi la capitale bosnienne non comme une «victime», mais comme «un lieu d’expérience». Les résultats de volčič, erjavec et Peak, basés sur des entretiens avec des journalistes, dont certains spécialisés dans le tourisme révèlent une volonté de promouvoir cet «esprit de Sarajevo» afin de présenter la ville comme une destination attractive. Toutefois, ils soulignent aussi une fascination pour la violence et le conflit dans la transformation de sites d’horreur en attractions touristiques. ils illustrent cette dynamique par la possibilité pour les touristes de se procurer des stylos confection- nés avec des munitions, des vases faits d’obus, voire même des chaus- sures de victimes. il y a là un paradoxe lié à la mise en tourisme de la guerre, qui se base d’une part sur la promotion de l’«esprit de Sarajevo», une composante considérée comme réconciliatrice et opposée à la construction de la ville martyre,et d’autre part, une fascination pour la violence et le conflit, une dynamique alimentant des représentations balkanistes, et dans certains cas constitutive de la ville martyre. Toutefois, la présentation d’événements et de productions culturels réalisés durant le siège constitue également un mécanisme de résistance au mythe balkaniste, la culture s’opposant ici au barbarisme et à la sauvagerie.

442 Sarajevskiratniteatar. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page324

324 La viLLe marTyre

La promotion d’un touriSme détaché de La guerre Le secteur touristique analysé ici se focalise en grande partie sur le patrimoine de guerre, mais les touristscapes de Sarajevo, et dans une moindre mesure de vukovar, se basent aussi sur des ressources alterna- tives. Causević (2008: 328) conclut ainsi sa thèse en présentant le tourisme de manière générale, et surtout la promotion du patrimoine naturel bosnien, comme un vecteur de réconciliation: il y a plusieurs raisons qui font que le tourisme est une part importante du processus de réconciliation. Le tourisme en Bosnie est un succès grâce à ses attractions naturelles. Les montagnes et les rivières ne sont pas faciles à diviser. Les frontières naturelles sont toujours plus fortes que les fron- tières politiques. il est difficile de réussir à créer un produit touristique s’il n’y a pas de coopération. Les gens qui travaillent ensemble mainte- nant travaillaient ensemble pendant la guerre. ils essayent d’éduquer (informellement) les jeunes générations, en amenant l’idée que les «autres» ne sont pas si mauvais. Le tourisme crée moins de divisions, car il facilite les contacts. Si le système soutenait le tourisme, des résultats positifs pourraient émerger. Cette vision réconciliatrice du tourisme semble quelque peu décalée de la réalité au vu des observations qui alimentent le présent ouvrage. Toutefois, il est vrai que la mise en tourisme du patrimoine naturel est sans doute moins sujette aux tensions que d’autres types de tourisme peuvent engendrer, de par leurs liens avec l’histoire de la guerre. De plus, le développement de ressources touristiques naturelles, vues comme plus neutres, pourraient aussi favoriser des formes de coopération entre les entités, ce qui semble beaucoup plus compromis lorsque l’on se réfère au patrimoine culturel. Toujours est-il que, si l’on se fie à certains interlocu- teurs interrogés ci-dessus, on prend la mesure des difficultés de dévelop- per des types de tourisme détachés de la guerre, poussant certains acteurs à miser essentiellement sur le patrimoine de guerre. D’un autre côté, cette offre semble aussi en partie répondre à la demande de touristes dont l’imaginaire se construit largement sur des représentations attachées à la guerre. Cela n’empêche pas le PNUD, dans un rapport sur les politiques cultu- relles en Bosnie-Herzégovine, de présenter le tourisme culturel comme un potentiel important pour le développement économique local et surtout pour réduire les tensions interculturelles: «Le tourisme culturel comporte un potentiel significatif et inexploité dans le pays; un potentiel de développement économique local certain. Ce type de développement économique a aussi la capacité de réduire les tensions multiculturelles et TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page325

vivre La viLLe marTyre 325

de transformer la diversité en quelque chose à entretenir et à valoriser» (PNUD, 2011). Les projets touristiques étudiés ici présentent effective- ment une dynamique de développement économique, mais la réduction des tensions par le tourisme culturel est néanmoins sujette à contestation. Si certaines initiatives liées par exemple à la promotion de l’«esprit de Sarajevo» peuvent comporter une dimension réconciliatrice, la plupart des projets mettant en jeu la guerre ont plutôt tendance à exacerber les tensions existantes par des mécanismes de simplification, de catégorisa- tion et de stigmatisation. Cependant, si la guerre représente un objet incontournable dans les touristscapede Sarajevo, des projets alternatifs commencent tout de même à se profiler. L’exemple de la reconstruction d’un funiculaire reliant auparavant la ville au mont-Trebević peut représenter un exemple comportant un certain potentiel de collaboration. Ce service touristique existait avant la guerre et connaissait surtout un large succès, autant pour les touristes que les habitants. Situé à proximité des lignes de front, il fut détruit durant la guerre, et sa reconstruction est actuellement remise en question, principalement du fait que cette infrastructure est partagée entre les deux entités, son point de départ étant dans la Fédération, et son arrivée, en république serbe. en 2010, lors d’un war tour, le guide Jusufović présente cette problématique, soulignant que ce téléphérique ne reverrait selon lui jamais le jour, « parce que la Fédération aurait juste les bénéfices des tickets, alors que tous les bénéfices du restaurant iraient dans la poche des Serbes…»443 Toutefois, si le partage entre les deux entités de cette infrastructure constitue après la guerre un obstacle, son réaménagement futur, comme il est officiellement annoncé par le maire d’istočno Sarajevo444 dans le magazine Buka445, pourrait maintenant en revanche présenter une intéressante opportunité de collaboration inter- entités. Ce funiculaire symbolise dans tous les cas un âge d’or touris- tique, un temps où le secteur pouvait se développer au-delà des divisions politiques. en outre, si l’année 2014 marque le centenaire de la Première Guerre mondiale, c’est aussi le 30e anniversaire des Jeux olympiques de Sarajevo, qui symbolisent l’âge d’or d’une yougoslavie unifiée. Durant la guerre

443 Propos recueillis lors d’un wartour(Sarajevo, le 24 juillet 2010). 444 Sarajevo est ou Sarajevo serbe. 445 mladen Lakić, «Bosnie-Herzégovine: à la frontière des “deux” Sarajevo», Buka, 9 décembre 2013. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page326

326 La viLLe marTyre

de Bosnie, la plupart des infrastructures olympiques ont été détruites, et le stade de Kosevo, lieu de la cérémonie d’ouverture, a été transformé en cimetière. moll (2013) pose ainsi la question de savoir si la promotion touristique du patrimoine olympique dans le cadre de ce 30e anniversaire pourrait favoriser le processus de réconciliation. Selon lui, un tel projet pourrait constituer un défi intéressant dans ce contexte, car les anciens sites olympiques sont également partagés entre les deux entités. Finalement,la question est de déterminer si le développement de types de tourisme hors du cadre culturel permet une dynamique réconci- liatrice, par des collaborations interentités. Dans des contexte transna- tionaux, Cattaruzza et Sintès (2012: 78) soutiennent que «les zones de protection transfrontalières aident à réduire les tensions, reconstruire des communautés divisées, promouvoir la liberté de mouvement en créant des perspectives de développement ». L’inclusion de la dimension touris- tique dans ces espaces transfrontaliers peut être illustrée par un projet apparu récemment dans l’espace postyougoslave, intitulé Peaksofthe Balkans446, un chemin de randonnée traversant le monténégro, l’albanie et le Kosovo. Une volonté de coopération entre ces états constitue le moteur du projet, une dynamique confirmée par la création d’un peace park dans cette région transfrontalière. Dans ce cadre, le tourisme, quali- fié ici d’«écotourisme», est vu comme favorisant la collaboration entre des communautés historiquement caractérisées par de fortes tensions447. Cependant, selon Tamminen (2012: 16), dans une telle région, le concept même de peaceparkpose problème: «il présuppose qu’il y a eu un conflit dans la région auparavant. Les responsables locaux préfè- rent plutôt souligner que cette région n’était pas une scène de conflit au cours des années 1990. » on constate ainsi un paradoxe, une initiative de promotion de la paix est remise en question par les représentations rela- tives à la guerre qu’elle mobilise. on retrouve aussi une dynamique réconciliatrice attachée au patrimoine naturel dans la plateforme Via Dinarica dont le slogan est: «Connect naturally».448 Soutenue par l’USaiD et le PNUD, cette initiative promeut le développement de communautés locales par l’entremise d’un tourisme transfrontalier, impliquant le monténégro, la Bosnie, la Croatie, l’albanie, le Kosovo, la Slovénie et la Serbie.

446 http://peaksofthebalkans.com. 447 Jusqu’à la mort du dictateur albanais enver Hoxha en 1985, la frontière albano- yougoslave constituait une des zones les plus militarisées au monde. 448 http://viadinarica.com/. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page327

vivre La viLLe marTyre 327

il existerait donc un éventuel potentiel de réconciliation dans le tourisme, lié à certaines de ses formes spécifiques et surtout détachées de la sphère culturelle, permettant de promouvoir des collaborations trans- nationales. il importe néanmoins de mener une étude plus approfondie pour voir si, au-delà des bonnes intentions des agences internationales, de réelles collaborations sont construites sur la base de ces projets. on peut dans tous les cas constater que le vecteur de réconciliation que Causević voit dans le tourisme présente ses limites dès lors qu’on se réfère à l’histoire de la région. L’exemple du tourisme de randonnée, voire de l’écotourisme, permettrait cependant de dissocier l’image de la région de celle de la guerre et ainsi de se distancer de représentations balkanistes et d’autres composantes constitutives de la ville martyre. on se retrouve ainsi devant un défi propre au contexte postconflit qui consiste à trouver un juste milieu entre devoir de mémoire, d’une part, et volonté d’un développement hors d’un contexte de guerre, d’autre part. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page328 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page329

concLuSion

Depuis les années 1980, le tourisme est cité comme un potentiel vecteur de paix par certains organismes internationaux, et quelques spécialistes mentionnés plus haut recommandent son développement dans une optique de réconciliation. Toutefois, l’analyse de la mise en tourisme et de la muséalisation du patrimoine de guerre à Sarajevo, vukovar et Srebrenica tend à relativiser cette conception du secteur touristique comme instrument de paix. il semble que dans certains cas, suivant les pratiques et les interprétations des conflits, le secteur du tourisme peut au contraire contribuer à exacerber des tensions. en outre, cette analyse a aussi démontré l’importance d’examiner attentivement la sphère culturelle et de l’inclure à part entière dans les politiques de reconstruction postconflit. La culture, à travers le tourisme, les musées ou les mémoriaux, représente peut-être le terreau le plus important pour les reformulations identitaires d’après-guerre, pouvant ainsi être source de nouveaux conflits. Un des questionnements importants de cet ouvrage était de déterminer dans quelle mesure les dynamiques mémorielles, patrimoniales et touris- tiques peuvent favoriser le processus de paix en ex-yougoslavie, ou au contraire perpétuer le conflit sur un plan symbolique. L’analyse menée ici vingt ans après la fin de ces guerres tend plutôt à démontrer une continua- tion de ce conflit, par des interprétations univoques du patrimoine, ainsi que par des dynamiques de catégorisation et de stigmatisation. De plus, certaines représentations produites dans le secteur touristique peuvent participer à construire des imaginaires, assimilant une région dans son ensemble à la guerre, mettant en jeu des notions de sauvagerie, de violence et de primitivisme. Sur le plan théorique, le but était d’approfon- dir et d’appliquer des concepts récents, tels que ceux de traumascape et de touristscape, à des lieux de mémoire en ex-yougoslavie. De plus, le développement du concept de ville martyre a pour objectif d’illustrer comment des lieux associés à un trauma collectif important peuvent avoir, TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page330

330 La viLLe marTyre

dans leurs politiques culturelles et mémorielles, une tendance à capitaliser essentiellement sur celui-ci, suivant différents intérêts économiques ou politiques. Si des domaines comme la politique ou la culture populaire ont été abordés ici, ce ne fut pas le cas de la religion, une dimension qui néces- siterait sans doute un ouvrage en soi. Une étude sur la mobilisation de la sphère religieuse dans la mise en tourisme de la guerre pourrait égale- ment être instructive, par exemple par rapport au concept de ville martyre. La notion de martyre étant en effet largement répandue dans la doctrine chrétienne, le contexte religieux a indubitablement influencé cette représentation dans une ville comme vukovar. De nombreux symboles catholiques caractérisent le paysage de la ville, que certains auteurs (Baillie, Kardov) considèrent comme des marqueurs territoriaux au même titre que les mémoriaux et les drapeaux croates qui prédomi- nent. Dans ce sens, la notion de martyre peut se développer sur un terreau propice, dans une ville, voire un pays, où religion et identité nationale sont souvent confondues. D’un autre côté, la notion de martyre est égale- ment centrale dans certaines conceptions de l’islam, influençant ainsi également cette dynamique dans le contexte bosnien. De manière géné- rale, la convocation de la sphère religieuse constitue donc un apport substantiel dans un tel domaine de recherche. Finalement, on a abordé ici le tourisme avant tout par rapport à la guerre, au détriment de certaines autres pratiques touristiques. Si l’objectif est de démontrer son impor- tance dans un tel secteur, il importe de mentionner que les touristscapes étudiés proposent aussi d’autres éléments, surtout dans la ville de Sarajevo, qui offre également des tours et des musées totalement détachés de la guerre. en outre, cette étude s’est concentrée en partie sur l’examen de la production et de la diffusion du mythe balkaniste, mettant en lumière un certain nombre de ses composantes. Celles-ci représentent bien sûr un tableau partiel qui ne recouvre pas la totalité du corpus d’images attachées à cette région.

traumascape et touristscape, une approche du patrimoine par Le paySage

D’un point de vue territorial, la patrimonialisation et la mise en tourisme de la guerre en Croatie et en Bosnie ne se confondent pas avec les frontières des états. Une comparaison qui décrirait les secteurs cultu- rel et touristique croates comme réticents à exploiter le patrimoine de guerre en opposition avec ceux de leur voisin, qui, eux, capitalisent essen- TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page331

CoNCLUSioN 331

tiellement sur la guerre, serait bien trop réductrice. Si le rôle des poli- tiques publiques est bien sûr déterminant, la mise en tourisme de la guerre dépend également largement de la territorialisation des conflits armés. Certains lieux de mémoire peuvent être spatialement déconnectés, mais la plupart se trouvent in situ et sont d’ailleurs souvent des sites reconver- tis, comme le musée du tunnel de Sarajevo ou l’Hôpital de vukovar 1991. De plus, les différents contextes dans lesquels s’inscrivent ces lieux sont déterminants. La ville de Dubrovnik fut reconstruite immédiatement après son bombardement, et les traces de la guerre, effacées, mais c’est loin d’être le cas de vukovar, dont de nombreuses parties sont toujours en ruine et dont le patrimoine de guerre est activement mobilisé dans le tourisme. en outre, cette intense promotion du patrimoine de guerre dans le secteur local est également fortement soutenue au niveau national, contredisant une vision selon laquelle le secteur touristique national croate couvrirait entièrement son patrimoine de guerre. au contraire, vukovar, de par son statut de martyre, occupe une place importante dans la politique touristique du pays. Les trois villes analysées voient depuis quelques années leurs trau- mascapes prendre progressivement les dimensions d’un touristscape. Ce processus n’est pas considéré ici comme le passage d’un état à un autre, mais plutôt comme la fusion, voire le chevauchement, de paysages trau- matiques et touristiques. en effet, si par sa mise en tourisme un traumas- cape peut perdre certains éléments traumatiques, par exemple par un processus de trivialisation, ce n’est pas toujours le cas. au contraire, dans les villes étudiées, on observe plutôt une dynamique opposée. Plutôt qu’une trivialisation du patrimoine de guerre, on assiste à une forme de glorification de celui-ci, déclenchant des mécanismes de stigmatisation qui ajoutent au trauma collectif du groupe visé. De plus, pour reprendre la conceptualisation d’appadurai, lorsque traumascape et touristscape fusionnent, de nouveaux vecteurs apparaissent, permettant un élargisse- ment des flux qui leur sont attachés: sites internet, musées virtuels, cartes postales, matériel de promotion, voire les touristes eux-mêmes, par les représentations qu’ils construisent et diffusent. Cette analyse démontre ainsi l’intérêt qu’il y a à considérer le patri- moine culturel en se fondant sur la notion de paysage. Que l’on se réfère au traumascape ou au touristscape, l’analyse d’un ensemble de sites patrimoniaux selon une dimension transversale telle que la guerre permet d’éclairer des dynamiques qui seraient peut-être négligées dans l’étude spécifique d’un seul objet. À vukovar, des sites comme le centre ovčara ou l’Hôpital de vukovar 1991 sont largement connectés, que ce soit par TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page332

332 La viLLe marTyre

leur histoire ou par leur promotion touristique. Les acteurs de cette patri- monialisation, tels que les associations de vétérans, sont actifs dans plusieurs sites et projets, contribuant à diffuser une certaine interprétation du conflit et à construire un paysage mémoriel spécifique, dominé par le point de vue croate. Sarajevo présente en revanche un paysage mémoriel plus contrasté, où différentes conceptualisations de la guerre, voire diffé- rentes interprétations, peuvent se concurrencer. Dans ce contexte, on voit toute l’importance d’observer le patrimoine culturel en fonction du paysage. L’analyse d’un seul site patrimonial de Sarajevo ne peut rendre compte des dynamiques qui sous-tendent la gestion du patrimoine et du tourisme dans l’ensemble de la capitale. Des entrepreneurs mémoriels sont engagés sur plusieurs sites, et une pratique comme les wartours, par les différents éléments qu’elle propose, peut mener à la construction d’un paysage spécifique, attaché à une interprétation précise. Si certains objets patrimoniaux peuvent présenter une dimension multiculturelle de la capi- tale, l’observation du paysage mémoriel dans son ensemble démontre plutôt une interprétation univoque de la guerre de Bosnie. Une telle approche systémique permet aussi de rendre compte des enjeux de pouvoir qui guident la patrimonialisation de Srebrenica, dont l’arène commémorative s’étend au-delà du centre mémoriel et de la ville. on peut citer le village voisin de Kravica, où certains membres de la communauté serbe proposent une interprétation antagoniste comparée au Centre mémoriel et cimetière de Srebrenica-Potočari. Cette conception du patrimoine selon le paysage peut d’ailleurs s’étendre à une échelle plus large. Sur le plan national, le paysage de vukovar est en partie déterminé à Zagreb, la capitale, que ce soit par la promotion de ses sites, au moyen des subventions, ou par l’institutionna- lisation du symbole qu’est devenue la ville. en Bosnie, à l’échelle du pays, Srebrenica et Sarajevo sont également largement connectées, à la fois par leur traumascape et leur touristscape.Les agences organisent des excursions quotidiennes depuis la capitale, et les discours des guides à Sarajevo se réfèrent souvent à Srebrenica. on retrouve même une inscrip- tion laissée par un soldat néerlandais sur un mur de Srebrenica jusque dans une galerie d’art de Sarajevo. Cette approche systémique permet de prendre du recul pour mettre ou jour des mécanismes produits par ces sites dans leur ensemble, tels que la construction d’un paysage mémoriel univoque. Dans le secteur touristique et muséal de vukovar, l’interprétation du conflit est très homo- gène, présentant la communauté croate comme victime et martyre, alors que la nationalité serbe est stigmatisée dans son ensemble et condamnée TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page333

CoNCLUSioN 333

comme bourreau. en Bosnie, le cimetière et le centre mémoriel de Srebrenica représentent la quasi-totalité du touristscapede la ville, et la violence du traumatisme dans lequel ils s’inscrivent engendre une inter- prétation de la guerre qui ne laisse pas non plus de place aux nuances et à la réflexivité. Cela est source de conflits dans cette région de la république serbe à dominance serbe, où des contre-mémoriaux apparais- sent dans les villages voisins. Le cas de Sarajevo, de par son histoire, sa taille et son statut, constitue un exemple plus complexe, et les lieux de mémoire analysés dans cette ville présentent des interprétations contras- tées. Quelques initiatives peuvent même être considérées comme fédéra- trices, telles que la conceptualisation du conflit selon une perspective civile, et surtout dépourvue de références nationales, que proposent certaines institutions comme Fama international ou le musée d’histoire. Toutefois, le tourisme culturel proposé dans la capitale est géré de manière unilatérale, ne concédant à la république serbe qu’une partie du patrimoine naturel, et menant au bout du compte à une interprétation quasiment univoque de la guerre. La structure touristique de Sarajevo, divisée entre les deux entités, détermine ainsi en partie son paysage mémoriel. Cette approche par le paysage permet aussi de mettre en évidence des imaginaires liés à une région telle que celle-ci, souvent qualifiée de «Balkans». Les traumascapes analysés ici mettent en jeu de nombreuses représentations, dont certaines sont considérées comme participant au mythe balkaniste. Selon cette perspective, les touristscapes peuvent constituer d’importants vecteurs de diffusion et de production. Comme pour les dynamiques de catégorisation nationale et de stigmatisation, les principes de simplification attachés au tourisme peuvent entraîner la formation de stéréotypes largement propagés. Torodova (2009: 184) voit même dans ce phénomène plus que des stéréotypes; la perpétuation des discours sur les Balkans inchangés depuis un siècle: «L’image gelée des Balkans, construite autour de certains paramètres généraux associés la Première Guerre mondiale, a été reproduite avec quasiment aucune varia- tion depuis des décennies et opère maintenant comme un discours.» on pourrait ainsi discerner dans ce processus la formation d’un «balkans- cape», déconnecté de la réalité et construit essentiellement sur des repré- sentations fondées sur des images de barbarie, de guerre et de violence. Cette analyse a en tout cas démontré que ce «balkanscape» n’est pas géré de manière uniforme, les politiques culturelles croates cherchant active- ment à s’en soustraire, ce qui semble moins le cas de la Bosnie. on peut même observer des productions dites «balkanistes» au sein même de la TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page334

334 La viLLe marTyre

région, dans l’apparition de stéréotypes visant la communauté serbe, représentée comme les «nouveaux Huns», pour reprendre les propos de Bogdan Bogdanović: «C’est précisément le côté serbe dont on se souviendra comme les destructeurs de la ville, les nouveaux Huns» (Popović, 2009: 2).

déconStruire La ViLLe martyre Sarajevo, vukovar et Srebrenica s’intègrent à différents niveaux dans le cadre conceptuel de la ville martyre développé dans cette étude. Toutes trois représentent des symboles incontournables des guerres de Bosnie et de Croatie, sinon les plus importants. C’est sans doute à vukovar que cette mise en symbole est la plus développée, ou en tout cas la plus insti- tutionnalisée. Les pouvoirs publics sont les plus impliqués dans ce processus, en émettant par exemple, au niveau national, des timbres et des billets de banque à l’image de cette ville. Dans le contexte bosnien, le symbole que représente Sarajevo a été principalement diffusé par les médias durant la guerre, puis dans la culture populaire, comme l’illustrent certains exemples cinématographiques présentés ci-dessus. À Srebrenica, on observe une forte instrumentalisation politique du symbole qu’elle est devenue, en fonction des intérêts des acteurs: associations de proches de victimes ou partis politiques. Ces conflits de mémoire peuvent être consi- dérés dans le cadre d’une arène commémorative, où les victimes du massacre deviennent des moyens pour légitimer les positions des groupes en opposition. on peut ainsi avancer que la construction de la ville martyre dépend largement des divers agendas qui déterminent l’organisation politique, économique, culturelle et sociale de ces lieux. Comme on l’a démontré, les secteurs touristiques et muséaux peuvent se baser en grande partie sur cette image de ville martyre afin de développer une offre spécifique qui répondrait à la demande d’un certain public. Les guides de Sarajevo font ainsi de plus en plus appel au patrimoine de guerre dans leur pratique, répondant à des intérêts qui dépassent la seule sphère économique, comme une volonté d’exprimer une certaine interprétation du conflit. Du côté des musées, à Sarajevo comme à vukovar, c’est clairement le thème de la guerre qui favorise l’obtention de moyens – financements ou terrains – nécessaires à leur développement. Dans la ville croate, on peut même avancer qu’une interprétation pro-croate, basée sur cette notion de martyre, est d’autant plus favorable à des projets muséaux ou touristiques qu’ils proviennent d’initiatives locales ou nationales. au-delà du tourisme TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page335

CoNCLUSioN 335

et des musées, le statut de ville martyre permet aussi à certaines associa- tions de vétérans de légitimer des droits concernant leur reconnaissance ou leurs pensions. Des artistes peuvent également être tentés d’utiliser cette image de martyre pour répondre à une demande essentiellement orientée sur celle-ci, qu’elle provienne du public ou de mandataires potentiels. on retrouve le même phénomène dans le cinéma, où de nombreuses productions postyougoslaves mettent en scène la guerre. Dans la sphère politique, la ville martyre peut constituer un terreau propice aux discours nationalistes de certains partis. De plus, dans ce domaine, on tend à miser beaucoup sur ces lieux pour engranger un capital de sympathie dans l’opinion publique. Ces différents agendas influencent donc les politiques culturelles, touristiques et mémorielles d’un lieu au moyen de cette image de martyre, participant ainsi à la construction d’un paysage urbain dominé par les notions de tristesse et de douleur. De plus, quand la ville martyre appartient à un contexte où des communautés auparavant en conflit se partagent le territoire, cela peut aboutir à une situation où un groupe est considéré comme martyr, face à un autre qui est réduit à l’image de bourreau. Les habitants semblent ainsi pris en otage dans ces villes martyres. Premièrement, un groupe désigné comme bourreau, comme c’est le cas de la communauté serbe à vukovar, peut devenir victime d’une forme d’embargo mémoriel, lui déniant toute voix au chapitre quant à l’inter- prétation du conflit. mais, d’un autre côté, le «groupe martyr» peut également être considéré comme otage, étant assimilé au martyr d’une cause qui n’est pas forcément la sienne. en effet, le fait de mourir à vukovar ou Sarajevo pendant la guerre n’implique pas naturellement une volonté de sacrifice pour la Croatie ou la Bosnie. Cette dynamique peut devenir d’autant plus forte, voire problématique, dans le cas de Srebrenica, où les victimes du massacre constituent actuellement un enjeu politique et mémoriel de première importance. Celles-ci sont instrumentalisées dans les conflits de mémoire, autant par les partis politiques que les associations de victimes et les oNG. De plus, au-delà des représentations et du symbole, la ville martyre peut aussi avoir des répercussions très concrètes, comme des contraintes lors du développe- ment de projets – artistiques, patrimoniaux ou touristiques – qui sont détachés de cette notion de martyre, voire de la guerre en général. C’est donc le fait même de vivre et d’interagir dans une ville martyre qui peut être problématique. Si le concept de ville-musée est convoqué quand on décrit des centres urbains figés par leur patrimo- nialisation et leur mise en tourisme, celui de ville martyre peut décrire TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page336

336 La viLLe marTyre

des « villes cimetières», réifiées et figées dans un contexte de douleur, de tristesse et de victimisation. Cette vision est sans doute extrême, et comme il a été précisé au début de cette analyse la ville martyre constitue plus un cadre conceptuel qu’une réalité matérielle. en outre, les villes étudiées ici ne correspondent pas toutes au même degré à cette définition. Toutefois, elle permet d’éclairer certaines problématiques et conflits à l’origine de la production intense de lieux de mémoire, assimilée ici au concept de memorialmania, qui peut participer, du moins en partie, à la construction d’un paysage figé sur la notion de martyre. Cette conception statique de la mémoire et du patrimoine est d’ailleurs mise en évidence par Pierre Nora lui-même (1997), qui voit dans les lieux de mémoire l’arrêt du temps, l’immortalisation de la mort et la matérialisation de l’im- matériel. on constate ainsi comment la réalisation de nombreux lieux de mémoire dans une même ville peut contribuer à la cristalliser et la figer en fonction d’un événement historique et traumatique. Bennett-Farmer (2000: 10) remet également en question ce processus de gel de la mémoire dans le cas d’oradour-sur-Glane, démontrant l’inhérente impos- sibilité d’arrêter le temps et la mémoire: «avec le temps, la pluie a lavé les vestiges noircis d’oradour […].» De plus, si l’on considère l’identité d’un lieu en perspective avec cette fixation de la mémoire par les mémo- riaux, les musées, voire la pratique touristique, on peut assister à une forme de fusion du lieu et de l’événement traumatique, comme l’affir- ment alneng et Tumarkin au sujet du vietnam et de Sarajevo. Ces auteurs considèrent cette dynamique, sinon comme une perte d’identité du lieu, du moins comme une perte de toutes formes d’identités détachées de la guerre. voilà qui amène à introduire, en conclusion de cet ouvrage, un dernier concept, celui d’aliénation patrimoniale.

L’aLiénation patrimoniaLe Les villes étudiées ici sont toutes caractérisées par un trauma collectif qui, par son intense patrimonialisation, tend à déterminer fortement l’identité du lieu et contribue à alimenter certaines tensions mémorielles. Ce processus entraîne une reproduction du conflit qui s’inscrit dans le territoire, à travers les représentations proposées par les musées, les mémoriaux et le secteur touristique. Si cette constatation mériterait d’être étayée par des entretiens approfondis avec les habitants de ces villes martyres, on peut tout de même se demander si ceux-ci ne pour- raient pas être considérés comme aliénés dans ce paysage mémorial figé, traumatique et polarisé. S’agissant du massacre des habitants d’oradour- TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page337

CoNCLUSioN 337

sur-Glane, on peut déjà en partie mettre en perspective cette aliénation patrimoniale avec le glissement, décrit plus haut, de leur statut de victimes vers celui de martyrs, indépendamment de leur volonté et de leurs affiliations. Dans le contexte postyougoslave, les résultats de cette analyse tendent à démontrer que les victimes de Sarajevo, vukovar et Srebrenica connaissent un processus similaire, en étant souvent repré- sentées comme des martyres, comme c’est par exemple le cas dans la promotion touristique des lieux de mémoire de vukovar. Pour Paul ricœur (2013: 1), une application majeure du terme «alié- nation» se situe sur le plan des relations qu’entretiennent les travailleurs «avec le produit de leur travail, et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en disposent»: «il désigne à la fois le fait que le travailleur est réellement dessaisi, privé au profit d’un autre (alienus) de la possession et de la jouissance d’une partie de son ouvrage, et le fait que le travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa personnalité qui a été engagée dans l’activité de production. on peut dire alors qu’il n’est plus lui-même, mais qu’il est devenu un autre.» Selon lui, ce terme est carac- térisé par un double sens, «être dessaisi par» et «devenir un autre». Si ricœur voit dans ce terme une surcharge sémantique, ses différentes significations peuvent néanmoins être intéressantes dans ce contexte. en plus de la dépossession, certains auteurs, à l’exemple de rousseau, parlent d’une perte de liberté, voire d’identité, rejoignant la vision de ricœur sur le fait de devenir un autre. Selon cette idée, les habitants d’une ville martyre peuvent être consi- dérés comme dessaisis de leur patrimoine, lorsqu’il est confondu avec à la notion de martyre, conformément à des agendas dont ils n’ont pas la maîtrise. Les politiques patrimoniales tendent à produire une image de martyre dans laquelle elles intègrent les victimes et la population, souvent malgré elles. on peut voir là une forme d’aliénation de leur patrimoine et de leur identité, et cela est d’autant plus évident quand les victimes deviennent des martyres suivant des agendas spécifiques. De plus, quand le patrimoine lié à la guerre est détourné pour servir les intérêts particu- liers d’un groupe national en opposition à un autre, il peut également être considéré comme aliéné. mais au-delà des oppositions nationalistes, quand le patrimoine produit par la guerre contribue à exacerber les tensions mémorielles, c’est la population tout entière qui devient aliénée et otage de ces conflits de mémoire. Le statut symbolique – ou selon alneng «l’aura» – que possèdent maintenant ces villes, est une compo- sante fondamentale pour bien saisir cette vision du patrimoine comme aliénant. en Croatie, les habitants de Dubrovnik échappent à ce processus TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page338

338 La viLLe marTyre

d’aliénation par le fait que leur ville perd rapidement sa dimension de symbole de guerre suite à sa reconstruction. Par contre, les traumas affec- tant vukovar, Sarajevo et Srebrenica, comme auschwitz ou oradour-sur- Glane, sont souvent décontextualisés afin de les présenter comme des symboles du martyre de tous les Croates ou de tous les Bosniaques. mais comme le souligne Tumarkin (2005: 93): «Sarajevo est comme ses habi- tants, ce n’est pas un symbole ou une métaphore, c’est une ville normale – aimée, vécue, quittée, ridiculisée.» Dans des villes comme vukovar ou Sarajevo, les ruines deviennent néanmoins une image iconique à laquelle les habitants ne peuvent se soustraire. Comme le constate Deschaumes (2005: 118), ils sont plongés dans «une tension tragique entre la répugnance […] à construire leur propre mémoire du siège de la ville, qui dure quatre ans, et l’urgence de briser un certain poids de la mémoire instrumentalisée à des fins nationa- listes». C’est le poids de cette mémoire qui est mis ici en perspective avec la notion d’aliénation. Comme le constate assman au sujet d’auschwitz, lorsqu’un lieu est élevé au rang d’icône d’un trauma, il peut passer par un processus réductionniste, par sa banalisation et l’évacuation de sa signi- fication historique, mais aussi en opposition: «cela peut impliquer une intensification de son image, en la chargeant d’une gravité extraordi- naire». en ex-yougoslavie, la patrimonialisation de la guerre et la mise en symbole des villes analysées relèvent plutôt de cette seconde optique. C’est en effet plus une intensification de cette image de guerre, en lui conférant une dimension dramatique ou glorificatrice, qu’un processus de banalisation qui caractérise ces villes. Le poids de cette mémoire et du symbole accentue ainsi l’aliénation des habitants de leur patrimoine, en le décontextualisant et en orientant sa gestion principalement vers la mémoire de guerre, ce qui contribue à la production d’une image figée de ville martyre et alimente du coup les conflits de mémoire. au-delà de la symbolisation précise d’un lieu, c’est l’image de l’en- semble de la région produite par la mémorialisation et la mise en tourisme de la guerre qui peut devenir aliénante pour ses habitants. Le concept de balkanisme peut illustrer cette dynamique, par laquelle les habitants d’ex-yougoslavie se retrouvent piégés dans des représenta- tions figées, les présentant comme des sauvages violents et primitifs. Dans ce contexte, le tourisme, par la promotion intense de la guerre, contribue à renforcer ce mythe balkaniste, que Torodova compare à une « camisole de force cognitive », rendant compte de cette dimension alié- nante. Ces stéréotypes produits et diffusés par le tourisme, les médias, les politiques et la culture populaire dépossèdent les habitants de la TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page339

CoNCLUSioN 339

maîtrise de leur image, un mécanisme conceptualisé ici par le terme d’«aliénation patrimoniale». Si Torodova décrit la construction du mythe balkaniste au travers de la littérature, du journalisme et de la rhétorique politique, cette recherche a aussi mis en évidence des méca- nismes similaires dans les domaines du tourisme, de la gestion du patri- moine et de la culture populaire. Sur un plan socio-économique, ce processus d’aliénation s’observe à différents égards dans les villes martyres que représentent en partie Sarajevo, vukovar et Srebrenica. on le voit par exemple dans les obstacles rencontrés par certains entrepreneurs qui affichent la volonté de promouvoir des formes de tourisme détachées de la guerre. Ces parti- sans d’une autre forme de tourisme peuvent ainsi être considérés comme aliénés du patrimoine qui constitue leur ressource. en outre, dans ces villes, c’est souvent la production même de discours alternatifs sur la guerre qui est remise en question, contribuant ainsi à l’aliénation d’un groupe dans l’interprétation de son patrimoine. Ces contraintes peuvent d’ailleurs s’observer au-delà du secteur touristique, par exemple lors de projets de reconstruction qui n’entrent pas dans les plans de la ville martyre, tels les parcs mémoriels de vraca et de Dudik. Cette dimension aliénante n’épargne pas les artistes, produisant ce que d’aucuns qualifient d’«art sociopathétique», induit en partie par les obstacles rencontrés par la création – ou plutôt la diffusion – d’œuvres détachées du trauma. il importe néanmoins de ne pas entrer dans des descriptions trop abstraites. La ville martyre est avant tout un cadre d’analyse permettant d’éclairer certains leviers et certaines résistances suscités par la patrimo- nialisation de la guerre. Toutefois, ce concept ne rend pas compte de la réalité dans toute sa complexité. Si les paysages mémoriels de ces villes sont largement influencés par le patrimoine de guerre, ils n’en constituent pas la totalité, particulièrement dans une ville de la taille de Sarajevo. Par ailleurs, même dans le contexte de la patrimonialisation de la guerre, certaines initiatives présentées ici défendent des interprétations claire- ment dissociées de la notion de martyre. Dans le cadre du tourisme, il importe également d’éviter des schémas rigides qui assimileraient l’en- semble des touristscapes analysés aux traumascapes qui les caractérisent, comme tend à le faire alneng lorsqu’il considère le vietnam non plus comme un pays, mais comme une guerre. Si au vietnam les vestiges de la guerre ne constituent de loin pas les seules ressources touristiques exploitées, c’est aussi le cas de la Bosnie et encore davantage de la Croatie. Cette analyse a néanmoins démontré que la mémoire de la guerre TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page340

340 La viLLe marTyre

est incontournable dans les secteurs touristiques de Sarajevo et de vukovar. Que l’on se réfère aux concepts de ville martyre, de balkanisme ou d’aliénation patrimoniale, les acteurs de la région ne sont pas non plus passifs face à ces dynamiques. Certains exemples de résistance à ces processus ont été mis en lumière dans cet ouvrage. en outre, on ne peut considérer la notion de memorialmania, uniquement sous l’angle de l’aliénation patrimoniale. Ce processus participe à l’intense patrimonia- lisation de la guerre en ex-yougoslavie, mais d’autres dynamiques entrent aussi en jeu. Si des acteurs – guides touristiques, directeurs de musées, artistes, vétérans, cinéastes, écrivains, etc. – se servent d’un tel patrimoine dans leur pratique quotidienne, c’est que la guerre représente pour eux une expérience hors du commun, qui occupe une place essentielle dans leur histoire personnelle et leur identité. on ne peut pas non plus ignorer la dimension cathartique que représentent pour certains ces pratiques et institutions. Comme les mémoriaux, les musées et le tourisme peuvent contribuer à la reconnaissance d’un trauma et de ses victimes; ce sont des mécanismes que certains jugent indispensables pour le travail de deuil. Lorsque l’on observe un processus de réconciliation, la notion de distance chronologique, présentée ici comme la résistance principale à la ville martyre, est fondamentale. Dans le contexte d’oradour-sur-Glane, Bennett-Farmer remarque que soixante ans après les discours changent et la ville devient même un symbole de réconciliation, comme peut l’illus- trer la visite commune, en 2013, des présidents français et allemand, François Hollande et Joachim Gauck. Le cas du vietnam représente aussi une forme de réconciliation, dont le tourisme peut être un indicateur, à en juger par le retour des touristes américains sur les sites de guerre. Toutefois, la mise en tourisme du patrimoine de guerre ne peut être abordée de la même manière dans des cas aussi distincts que le vietnam, la France ou l’ex-yougoslavie. L’histoire spécifique de chaque conflit et les agendas politiques qui déterminent les processus de reconstruction doivent être envisagés dans toute leur complexité. Le cadre dans lequel le secteur du tourisme se développe doit aussi être soigneusement examiné afin de déterminer dans quelle mesure ce patrimoine est partagé par la population ou si, au contraire, il contribue à renforcer un contexte de division sociale. il importe donc de déterminer si les acteurs auparavant impliqués dans le conflit sont représentés sur un pied d’égalité dans la mise en tourisme de cette guerre. est-ce que la réconciliation est imposée par les vain- queurs aux vaincus? est-ce que le secteur touristique renvoie l’image de TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page341

CoNCLUSioN 341

cette dissymétrie? ainsi, que l’on parle de tourisme de mémoire, de tourisme politique ou de tourisme de réconciliation, ce secteur ne peut être mobilisé systématiquement comme un facteur de paix sans prendre en compte la complexité de chaque situation postconflit et la diversité des acteurs impliqués dans le processus de réconciliation. en effet, suivant le contexte et sa gestion, le développement du tourisme suite à une guerre peut avoir des effets négatifs pour une éventuelle réconciliation. ainsi, si le temps peut naturellement apaiser les tensions et progressi- vement détacher un lieu de son image de guerre, il importe que les acteurs investis dans sa mémorialisation soient également proactifs afin de limiter la transmission et la perpétuation du trauma. Ces mécanismes impliquent des domaines tels que l’éducation, la politique, les médias ou la religion, mais également, comme on l’a démontré, les secteurs du tourisme et du patrimoine, voire la sphère culturelle en général. Ce processus est en outre fondamental dans l’espace postyougoslave, les résultats présentés ici révélant que les traumatismes de guerre remontent souvent jusqu’aux deux guerres mondiales et même avant. on a vu par ailleurs l’importance des forces externes dans la perpétuation de cette image de guerre attachée à un lieu, comme l’illustre par exemple le mythe balkaniste. Les habitants d’ex-yougoslavie sont donc face à de nombreux défis qu’ils doivent surmonter s’ils veulent démentir le jugement de ceux qui les voient piégés pour toujours dans leur sombre passé. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page342 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page343

référenceS BiBLiographiqueS

alderman, D. H., et Dwyer, o. J., «memorial landscapes: analytic ques- tions and metaphors», GeoJournal73, no 3, 2008: 165-78. almond, m., Europe’s Backyard War: War in the Balkans, Londres, mandarin Press, 1994. alneng, v., «“What the Fuck is a vietnam?”: Touristic Phantasms and the Popcolonization of (the) vietnam (War)», Critique of Anthropology22, no 4, 2002: 461-89. amnesty international, Behindawallofsilence.Prosecutionofwar crimesinCroatia, Londres, 2010. anderson, B., Imagined communities: reflections on the origin and spreadofnationalism, Londres, verso, 1991. andrić, i., LepontsurlaDrina, Paris, Le Livre de Poche, 1945. appadurai, a., «Disjuncture and difference in the Global Cultural economy», Theory,CultureandSociety7, 1990: 295-310. arendt, H., AuschwitzetJérusalem, Deux temps Tierce, 1991. ascherson, N., «Cultural destruction by War and its impacts on Group identity», Cultural Heritage in postwar Recovery, publié sous la direction de Nicholas Standley-Price, rome, iCCrom, 2005. ashworth, G. J., WarandtheCity, Londres, New york, routledge, 1991. ashworth, G., «in search of place-identity dividend: using heritage land- scapes to create place identity», SenseofPlace,HealthandQuality ofLife, publié sous la direction de John eyles et allison Williams, ashgate, 2008: 185-95. –, «The Heritage as the Built environment as development. Paradigms, Possibilities, and Problems», RequalifyingtheBuiltEnvironment: Challenges and Responses, publié sous la direction de roderick J. Lawrence, Hulya Turgut et Peter Kellett, Hogrefe Publishing, 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page344

344 La viLLe marTyre

– et Hartmann, r., «The management of Horror and Human Tragedy», CognizantCommunicationCorp, publié sous la direction de Gregory ashworth et rudi Hartmann, Putnam valley, 2005. assayag, J., «Le spectre des génocides. Traumatisme, muséographie et violences extrêmes», Gradhiva5, 2007: 1-19. assman, a., «The holocaust a global memory? extensions and limits of a New memory Community», MemoryinaGlobalAgeDiscourses, Practices and Trajectories, publié sous la direction de aleida assmann et Sebastian Conrad, Basingstoke, Palgrave macmillan, 2010. association croate des prisonniers dans les camps de concentration serbes, Ovčara,Vukovar, 2006. –, Ovčara–Screaminthenight, osijek, CiP, 2007. association touristique de Bosnie-Herzégovine, BosniaandHerzegovina foralltime, 2011. augé, m., Non-lieux:introductionàuneanthropologiedelasurmoder- nité, Paris, Seuil, 1992. Baillie, B., Thewoundedchurch:War,DestructionandReconstruction ofVukovar’sReligiousHeritage, Cambridge, 2011. –, «Staking claim: monuments and the making (and breaking?) of a border matrix in vukovar», Urban Conflict Conference Belfast, 2011a. –, «memorializing the “martyred city”: Negotiating “conflict time” in vukovar», Conflictsinthecityandthecontestedstate, Cambridge, University of Cambridge, 2012. –, «Capturing Facades in “Conflict-Time”: Structural violence and the (re)construction vukovar’s Churches», SpaceandPolity17, no 3, 2013: 200-319. –, «“Serb aggressors”, “NaTo aggressors” and the Competing memories of the individual and the Collective “other’ in the Former- yugoslavia”», document présenté aux Competing memories, amsterdam, 2013. Baker, C., «War memory and musical Tradition: Commemorating Croatia’s Homeland War through Popular music and rap in eastern Slavonia», Journal of Contemporary European Studies 17, no 1, 2009: 35-45. Bartov, o., «Defining enemies, making victims: Germans, Jews, and the Holocaust», AmericanHistoricalReview103, no 3, 1998: 771-816. Becker, m., DarkTourism, 2007. Beirman, D., «Croatia: The Croatia-yugoslav war, 1991-95. postwar recovery and tourism development», RestoringTourismDestinations TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page345

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 345

inCrisis:AStrategicMarketingApproach, oxon, Cambridge, Cabi, 2003. Bender, B., Landscape: Politics and Perspectives, Londres, Berg Publishers, 1993. Beneduce, r., «Contested memories: Peace-building and community rehabilitation after violence and mass crimes. a medico-anthropolo- gical approach», Aftermasscrime:Rebuildingstatesandcommuni- ties, publié sous la direction de Beatrice Pouligny, Simon Chesterman et albrecht Schnabel, New york, United Nations University Press, 2007: 19-40. Bennett-Farmer, S., Martyred Village: Commemorating the 1944 MassacreatOradour-Sur-Glane, Berkeley, University of California Press, 2000. Bevan, r., TheDestructionofMemory:ArchitectureatWar, Londres, reaktion Books, 2007. Biran, a., Poria, y. et oren, G., «Sought experiences at (dark) heritage sites», AnnalsofTourismResearch38, no 3, 2010: 820-41. Bolton, G., et muzurovic, N., «Globalizing memory in a Divided City: Bruce Lee in mostar», Memory in a Global Age. Discourses, Practices and Trajectories, publié sous la direction de aleida assmann et Sebastian Conrad, Palgrave macmillan, 2010. Bondaz, J., isnart, C., et Leblon, a., «au-delà du consensus patrimonial. résistances et usages contestataires du patrimoine», Civilisations61, no 1, 2012: 9-20. Bourgon, a., «Les lieux de mémoire, une valeur sociale plus que touris- tique», CahierTourismedeMémoire, 2013: 62-67. Breindersdorfer, F., Astimegoes, 2011. Brouwers, P., «Croatie le pays nouveau», Découvrirlemonde, Paris, TF1, 2005. Calame, J., «Divided cities and ethnic conflict in the urban domain», CulturalHeritageinpostwarRecovery, publié sous la direction de Nicholas Stanley-Price, rome, iCCrom, 2007: 40-50. –, et Pasic, a., «Post-conflict reconstruction in mostar: Cart before the Horse», DividedCities/ContestedStatesWorkingPaperSeries, 2009. Capuzzo-Ðerkovic, N., «Dealing With the Past: The role of Cultural Heritage Preservation and monuments in a postConflict Society», WorldHeritageandCulturalDiversity, publié sous la direction de Dieter offenhäußer, Walther Ch. Zimmerli et marie-Thérèse albert, Commision allemande pour l’UNeSCo, 2010. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page346

346 La viLLe marTyre

Carr, G., «examining the memorialscape of occupation and liberation: a case study from the Channel islands, international Journal of Heritage Studies », InternationalJournalofHeritageStudies18, no 2, 2011 : 174-93. Castoriadis, C., L’institutionimaginairedelasociété, Paris, Seuil, 1975. Catic, m., «a Tale of two reconciliations: Germans and Jews after World War ii and Bosnia after Dayton», Genocides Studies and Prevention3, no 2, 2008: 213-42. Cattaruzza, a., «Sarajevo, capitale incertaine», Balkanologie.Revues d’étudespluridisciplinaires1-2, 2001. –, et Sintès, P., Atlas géopolitique des Balkans. Un autre visage de l’Europe, Paris, autrement, 2012. Causević, S., Post-ConflictTourismDevelopmentinBosniaandHerzego- vina:theConceptofPhoenixTourism, University of Strathclyde, 2008. –, «Phoenix Tourism. Post-Conflict Tourism role», AnnalsofTourism Research20, 2011. –, et Lynch, D., «Phoenix Tourism. Post-conflict tourism role», Annals ofTourismResearch38, no 3, 2010: 780-800. Chaslin, F., Unehainemonumentale,essaisurladestructiondesvilles enex-Yougoslavie, Paris, Descartes, 1997. Chastel, a., et Babelon, J.-P., Lanotiondepatrimoine, Paris, Liana Levi, 2008. Cheal, F., et Griffin, T., «Pilgrims and patriots: australian tourist expe- riences at Gallipoli», Internationaljournalofculture,tourismand hospitalityresearch7, no 3, 2013: 227-41. Clark, J. e., «Breaking the Silence: victimage, Trauma, and identity», SpeakingtheUnspeakable, publié sous la direction de Catherine anne Collins et Jeanne ellen Clark, oxford, inter-disciplinary Press, 2011. Cohen, e., «Towards a Sociology of international Tourism», Social Research39, 1972: 164-82. Cole, T., Selling the Holocaust: From Auschwitz to Schindler. How HistoryIsBought,PackagedandSold, Londres, routledge, 2000. Čolić, v., Sarajevoomnibus, Paris, Gallimard, 2012. Collins, C. a., «War, trauma and memory in the eyes Wide open memorial», SpeakingtheUnspeakable, publié sous la direction de Catherine ann Collins et Jeane ellen Clark, oxford, inter-disciplinary Press, 2013. Conseil de l’europe, Thedestructionbywaroftheculturalheritagein Croatia and Bosnia-Herzegovina presented by the Committee on CultureandEducation, 1993. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page347

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 347

–, Togethernessindifference:CultureatthecrossroadsinBosniaand herzegovina, 2002. Conseil des ministres de Bosnie-Herzégovine, InvestinTourism, édité par Foreign investment Promotion agency, 2005. Coward, m., «Urbicide in Bosnia», Cities,WarandTerrorism, publié sous la direction de Stephen Graham, Chichester, Blackwell, 2003. Crawford, B., «explaining cultural conflict in ex-yugoslavia: institutional weakness, economic crisis, and identity politics», The mythof«ethnicconflict»:Politics,EconomicsandPoliticalViolence, publié sous la direction de Beverly Crawford et ronnie D., Liepschutz, Berkeley, University of California at Berkeley, 1998: 198-260. CriC, interview de Dzenan Sahovic, 2011. D’amore, L., «Peace», EncyclopediaofTourism, publié sous la direction de Jafar Jafari, 430, New york, routledge, 2000. Danchin, e., «Héroïsation des ruines et des combattants: la mise en place d’un tourisme de champ de bataille (1914-1921)», Traumatisme collectifpourpatrimoine.Regardssurunmouvementtransnational, publié sous la direction de vincent auzas et Bogumil Jewsiewicki, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2008: 237-60. Danta, D., et Hall, D., «Contemporary Balkan questions: The geographic and historic context», ReconstructingtheBalkans:ageographyofthe new Southeast Europe, publié sous la direction de Derek Hall et Darrick Danta, Chichester, New york, Wiley, 1996a: 15-33. –, «Contemporary Balkan questions: The geographic and historic context », Reconstructing the Balkans: a geography of the new SoutheastEurope, publié sous la direction de Derek Hall et Darrick Danta, Chichester, New york, Wiley, 1996b. –, «The Balkans: perceptions and realities», Reconstructing the Balkans:ageographyofthenewSoutheastEurope, publié sous la direction de Derek Hall et Darrick Danta, Chichester New york, Wiley, 1996: 3-13. Debarbieux, B., «imagination et imaginaire géographique», Encyclo- pédiedegéographie, édité par Jacques Lévy et michel Lussault, Paris, Belin, 2003: 489-91. –, «représentation (ii)», Dictionnairedelagéographie,etdel’espace dessociétés, édité par Jacques Lévy et michel Lussault, Paris, Belin, 2003: 791-92. –, Staszak, J.-F., et Tebbaa, o., «Tourismes et dynamiques identitaires», Via@,Revueinternationaleinterdisciplinairedetourisme2, 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page348

348 La viLLe marTyre

Dedijer, v., The Yugoslav Auschwitz and the Vatican: The Croatian MassacreoftheSerbsDuringtheSecondWorldWarBuffalo, New york, Prometheus Books, 1992. Deschaumes, G. G., «mémoires en excès, mémoires en creux dans les pays de l’ex-yougoslavie», Europeetmémoire:uneliaisondangereuse?, Genève, institut européen de l’Université de Genève, 2005: 115-41. Desjonquère, m., «Développer un tourisme de mémoire sur son terri- toire», iDeaL Connaissances, 2013. Desvallées, a., et mairesse, F., «muséalisation», Dictionnaireencyclo- pédiquedemuséologie, Paris, armand Colin, 2011. Domic, D., «Heritage consumption, identity formation and interpretation of the past within post war Croatia», Working Paper Series, University of Wolverhampton, 2000. Doss, e., MemorialMania.PublicFeelinginAmericaChicago, Londres, The University of Chicago Press, 2010. Dudai, r., «memories of kindness, memories of betrayal: rescuers, Collaborators, and Dealing with the Past in the aftermath of Genocides and Conflicts», irmgard Coninx Stiftung, Berlin roundtables, Berlin, 2011. Duijzings, G., «Commemorating Srebrenica: Histories of violence and the politics of memory in eastern Bosnia», Chap. 7, In The new Bosnianmosaic.Identities,memoriesandmoralclaimsinapostwar society, publié sous la direction de xavier Bougarel, ashgate, 2007: 141-66. Durand, G., Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1960. Dwyer, o. J., et alderman, D. H., «memorial landscapes: analytic ques- tions and metaphors», GeoJournal73, no 3, 2008: 165-78. eCPaD, «Les premières assises du tourisme de mémoire. Bilan», minis- tère de la Défense, 26 mai 2011. edkins, J., TraumaandtheMemoryofPolitics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. eliade, m., Lemythedel’éternelretour, Paris, Gallimard, 1949. Fama international, The Sarajevo survival guide, Sarajevo, Fama, 1993. –, TheSiegeofSarajevoMuseum–TheArtofLiving1992-1996, 2012. Fédération de Bosnie-Herzégovine, StatisticalYearbook, 2010. Fenrick, W. J., Massgraves–OvcaranearVukovar,UNPAsectoreast, 1993. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page349

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 349

Foley, m., et Lennon, J., DarkTourism.TheAttractionofDeathand Disaster, Londres-New york, Continuum, 2000. Forster, C., «Commemorating Srebrenica, Perpetuating Difference: an analysis of Commemorative Practices in Srebrenica, Bosnia- Herzegovina», Identity,BelongingandOthers, University of Saint- andrews, 2012. Frykman, J., «Bracketing», Offtheedge:experimentsinculturalanaly- sis, publié sous la direction de orvar Löfgren et richard Wilk, Copenhague, museum Tusculanum Press, 2003: 47-52. Garden, m.-C. e., «The Heritagescape: Looking at landscapes of the Past», InternationalJournalofHeritageStudies12, no 5, 2006: 394-411. Girod, i., «Le choix emblématique de la Croatie: Un domaine en effer- vescence», EthnologiaBalkanica6, 2002: 81-94. Goffman, e., Stigma:NotesontheManagementofSpoiledIdentity, Upper Saddle river, Prentice Hall, 1963. Gosar, a., «The recovery and the transition of tourism to market economy in Southeastern europe», Horrorandhumantragedyrevi- sited:themanagementofsitesofatrocitiesfortourism, publié sous la direction de Gregory ashworth et rudi Hartmann, New york, Cognizant Communication Corporation, 2005. Gravari-Barbas, m., «introduction générale», Habiter le patrimoine. Enjeux,approches,vécu, édité par maria Gravari-Barbas, rennes, Presses universitaires de rennes, 2005: 11-18. –, et Graburn, N., «imaginaires touristiques», Via@,Revueinternatio- naleinterdisciplinairedetourisme1, 2012. Hall, D., TourismandWelfare:Ethics,Responsibility,andSustained Well-being, oxfordshire, Cabi, 1996. Hartmann, r., «Holocaust memorials Without Holocaust Survivors: The management of museums and memorials to victims of Nazi in 21st Century europe», Horror and Human Tragedy Revisited, publié sous la direction de Gregory ashworth et rudi Hartmann, Putnam valley, Cognizant Communication Corp, 2005: 89-107. Harvey, D., TheConditionofPostmodernity:AnEnquiryintotheOrigins ofCultural, oxford, Blackwell, 1989 Hasic, T., Reconstruction planning in postconflict zones. Bosnia- Herzegovina and the international community, royal institute of Technology, 2004. Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCr), Human rights questions: Human rights situations and reports of specialrapporteursandrepresentatives, 1994 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page350

350 La viLLe marTyre

Hazan, P., «Table ronde. Comment l’état met-il en scène sa culpabilité passée ? », Construire la mémoire des crimes contre l’humanité: Interventionsartistiquesetpolitiquesmémorielles, document présenté par un modérateur, Genève, 9 décembre 2011. Henderson, J. C., «War as a tourist attraction: The Case of vietnam», InternationalJournalofTourismResearch2, 2000: 269-80. Herscher a., «remembering and rebuiling in Bosnia», Transitions, 1998. Hertzog, a., Musées de la Grande Guerre et identité territoriale en Picardie: les territoires pétrifiés, document présenté aux 6e ren- contres de Théo Quant, Besançon, 2003. –, «Quand le tourisme de mémoire bouleverse le travail de mémoire», CahiersTourismedemémoire, 2013: 52-61. Hewison, r., TheHeritageIndustry:BritaininaClimateofDecline, methuen Publishing, 1987. Higgins-Desbiolles, F., «reconciliation tourism: Tourism healing divided societies?, Tourismrecreationresearch28(3), 2003: 35-44. Hockenos, P., HomelandCalling:ExilePatriotismandtheBalkanWars NewYork, Cornell University Press, 2003. Hollinshead, K., «representation», Encyclopedia of Tourism, publié sous la direction de Jafar Jafari, Londres, New york, routledge, 2000: 501. Holloway, C. J., «Tour guide», EncyclopediaofTourism, publié sous la direction de Jafar Jafari, Londres, New york, routledge, 2000. Hsab, G., Ethnonationalisme et mondialisation: interdépendances et particularitéshistoriques, Commposite 1, 2003. Huyssen, a., TwilightMemories:MarkingTimeinaCultureofAmnesia, oxon routledge, 1995. institut de statistiques de la Fédération de Bosnie-Herzégonine, Popispo mjesnimzajednicama, Sarajevo, 2010. Jansen-verbeke, m., et George, W., «reflections on the Great War cente- nary. From warscapes to memoryscapes in 100 year», Tourismand War(ContemporaryGeographiesofLeisure,TourismandMobility), publié sous la direction de richard Butler et Wantanee Suntikul, oxon routledge, 2012: 273-87. Joly, m.-H., «L’état et les musée de guerre en France: indifférence ou impuissance?», Tumultes16, 2001: 163-83. Jong, J. T. v. m. de, «Traumascape: an ecological-cultural-historical model for extreme stress», TextbookofCulturalPsychiatry, publié sous la direction de Dinesh Bhugra et Kamaldeep Bhu, Cambridge, Cambridge University Press, 2007: 347-63. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page351

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 351

Jurich, J., «remembering to remember: Three Photojournalism icons of the », Afterimage39, no 1-2, 2005. Kaiser, C., «en ex-yougoslavie, la destruction du patrimoine culturel a brisé l’identité commune des citadins et satisfait un rêve archaïque dans les campagnes», LeCourrierdel’UNESCO, 2000: 41-42. Kapic, S., TheSiegeofSarajevo,1992-1996, Sarajevo, Fama, 2000. Kapuściński, r., Leshah, Paris, Flammarion, 1982. Kardov, K., «remember vukovar. memory, Sense of Place, and the national tradition in Croatia», Democratic Trandision in Croatia. ValueTransformation,EducationandMedia, publié sous la direction de Sabrina P. ramet et Davorka matic, austin, Texas University Press, 2007. Keats, P. a., «vicarious Witnessing in european Concentration Camps: imagining the Trauma of another», Traumatology11, no 3, 2005 : 171-87. Keranov, D., «Pop-art radovan», TheVirginiaQuarterlyReview, 2009. Kim, y.-K., et Crompton, J. L., «role of Tourism in Unifying the Two Koreas», AnnalsorTourismResearch17, 1990: 353-66. Kirn, G., «The “reconciliation” discourse in the postyugoslav context», imgard Coninx Stifung – memorials and museums, Berlin, 2010. Knafou, r., «auschwitz, lieu touristique?», Via@,Revueinternationale interdisciplinairedetourisme, 2012. –, et Stock, m., «Tourisme», Dictionnairedelagéographieetdel’es- pacedessociétés, publié sous la direction de Jacques Lévy et michel Lussault, Paris, Belin, 2003: 931-33. Kolar, B., et Kolar, e. Tunel, Sarajevo. Kovacevic, Z., «“mladić Legacy” Tour sparks Controversy», institute for War and Peace reporting, 5 avril 2012. Laarse, r. v. d., «Terrorscapes and Competing memories: The Politics of Heritage and memory», document présenté aux Competing memories, amsterdam, 2013. Laderman, S., «From the vietnam War to the “War on Terror”: Tourism and the martial Fascination», TourismandWar, publié sous la direc- tion de richard Butler et Wantanee Suntikul, Londres, routledge, 2013: 26-35. Landry, C., CulturalPolicyinBosniaHerzegovina:ExpertsReport. Togetherness in difference: Culture at the crossroads in Bosnia Herzegovina, Conseil de l’europe, 2010. Leach, N., «9/11», Diacritics33, no 3/4, 2003: 75-92 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page352

352 La viLLe marTyre

Lejeau, N., «Le nettoyage ethnique en ex-yougoslavie: le cas de la Krajina de Knin», RevueGéographiquedel’Est, vol. 45/1, 2005: 45-53. Lévi-Strauss, C., «anthropologie Structurale», Pocket, 1958. Logan, W., et reeves, K., «introduction. remembering Places of Pain and Shame», PlacesofPainandShame:Dealingwith«Difficult Heritage», publié sous la direction de William Logan et Keir reeves, oxon, routledge, 2008. Long, C., et reeves, K., «“Dig a Hole and bury the past in it”. reconci- liation and the heritage of genocide in Cambodia», PlacesofPainand Shame:Dealingwith«DifficultHeritage», publié sous la direction de William Logan et Keir reeves, oxford, routledge, 2009: 68-81. macdonald, D. B., BalkanHolocausts, manchester, manchester Uni- versity Press, 2003. makas, e., «Dreams of multiculturalism: imagining Sarajevo in the late 20th centuary», document présenté à la 6e Biennal Urban History association Conference, New york, 25-28 octobre 2012. –, «museums and the History and identity of Sarajevo», document présenté aux Cities and Societies in Comparative Perspectives, Prague, 2012. margolin, J.-L., «L’Histoire brouillée. musées et mémoriaux du génocide cambodgien», Gradhiva5, 2007: 84-95. markovitz, F., Sarajevo,abosniankaleidoscope, Chicago, University of illinois Press, 2010. mazic, m., «vukovar. a divided town», Vukovar.18yearsafter, publié sous la direction de youth initiative for Human rights, Zagreb, 2009. metro-roland, m. m., TouristsSignsandtheCity:TheSemioticsof CultureinanUrbanLandscape, Surrey, ashgate, 2011. ministère du Sport et de la Culture de la Fédération de Bosnie- Herzégovine, MuzejAlijaIzetbegović, 2007. ministère de la Santé et de la Sécurité sociale de Croatie, Mjestosjećanja. Vukovarskabolnica1991, 2007. miller, P., «Compromising memory: The Site of the Sarajevo assassination», document présenté à la east european Studies Noon Discussion, 7 janvier 2007. milosevic-Bijleveld, S., Thebattlefieldofmemory.CulturalHeritageand re-imaginationoftheNationinAfghanistan, Université de Genève, 2011. mitchell, T., «making the Nation: The Politics of Heritage in egypt», ConsumingTradition,ManufacturingHeritage:GlobalNormsand TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page353

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 353

UrbanFormsintheAgeofTourism, publié sous la direction de Nezar alSayyad, Londres, routledge, 2001: 212-39. miura, K., «Sustainable Development in angkor. Conservation regime of the old villagescape and Developement», WorldHeritageAngkor andBeyond:CircumstancesandImplicationsofUNESCOlistingsin Cambodia, publié sous la direction de Brigitta Hauser-Schäublin, Göttingen, Universitätsverlag Göttingen, 2011: 121-46. moll, N., «“These were the good times”: The heritage of the Winter olympics 1984 in postwar Sarajevo as a tool for developing tourism and for reconnecting divided territories? (résumé proposé pour la confé- rence)», remembering in a Globalizing World: The Play and interplay of Tourism, memory and Place, Le Chambon-sur-Lignon, 2013. mondana, L., «représentation (i)», Dictionairedelagéographie,etde l’espacedessociétés, publié sous la direction de Jacques Lévy et michel Lussault, Paris, Belin, 2003: 790. morrow, e., How(Not)toremember.WarCrimes,Memorialisationand ReconciliationinBosnia-Herzegovina, University of york, 2012. moynagh, m., PoliticalTourismandItsTexts, Toronto, University of Toronto Press, 2008. mutić, a., et Stewart, i., «Croatia. melbourne», LonelyPlanet, 2008. Naef, P., «voyage à travers un baril de poudre: Guerre et imaginaire touristique à Sarajevo», Via@,Revueinternationaleinterdisciplinaire detourisme1, 2012. –, «Le tourisme de mémoire, instrument de paix et de réconciliation? regards croisés sur le vietnam et la Bosnie», Quandletourismeques- tionnelamémoire, Bruxelles, 2013. –, «1991-2011: Traces iconographiques des “Guerres balkaniques”», TSANTSA–RevuedelaSociétéSuissed’Ethnologie17, 2012: 28-47. Neil, W. J. v., «marketing the Urban experience: reflections on the Place of Fear in promotional Strategies of Belfast, Detroit and Berlin», UrbanStudies38, no 5-6, 2001: 815-28. Nora, P., «entre mémoire et Histoire. La problématique des lieux», Lieux demémoire, publié sous la direction de Charles-robert ageron et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1997. –, «Présentation», Lieuxdemémoire, édité par Charles-robert ageron et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1997. Nurković, r., «New urban development of Sarajevo in 2009», présenté au symposium scientifique de géographie et développement durable, ohrid, octobre 2009. office du tourisme de la ville de vukovar, vukovar, 2000. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page354

354 La viLLe marTyre

organisation mondiale du tourisme (omT), Comprendreletourisme: Glossairedebase, 2013. organisation des Nations unies (oNU), report of the Secretary General pursuant to General assembly resolution 53/35. The Fall of Srebrenica, 1999. organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNeSCo), Éducationàl’Holocauste:uneexpositionpermanenteà Auschwitz, Service de presse de l’UNeSCo, 4 décembre 2012. Parent, G., «reconciliation and Justice after Genocide: a Theoretical exploration», GenocideStudiesandPrevention5, no 3, 2010: 277-92. Pelton, r. y., The World Most Dangerous Places Redondo Beach, Fielding, 1998. Perica, v., BalkanIdols.ReligionandNationalisminYugoslavStates, New york, oxford University Press, 2002. Petritsch, W., et Dzihic, v., «Confronting conflictual memories in (South east) europe: an introduction», ConflictandMemory:BridgingPast and Future in (South East) Europe, publié sous la direction de Wolfgang Petritsch et vedran Dzihic, Baden-Baden, Nomos, 2010: 15-27. Piekarz, m., «Hot war tourism: The live Battlefield and the Ultimate adventure holiday?», Battlefield Tourism: History, Place and Interpretation, publié sous la direction de Chris ryan, amsterdam, elsevier, 2009: 153-69. Pinteau, F., LetourismeenCroatie.Delacréationd’uneimagetouris- tiqueàsoninstrumentalisation, Université Blaise Pascal, 2011. Popović, D., Vukovar.18yearsafter, youth initiative for Human rights, 2009. Pretes, m., «Tourism and nationalism», AnnalsofTourismResearch30, no 1, 2003: 125-42. Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), ImprovingCulturalUnderstandinginBosniaandHerzegovina, 2011. –, ARCH–Vukovar:Heritageasameansofdevelopment, 2011. Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUe) et Global resource information Databas (GriD), Balkans. Vital Graphics. Environmentwithoutborders, Zemun, 2007. Provost, a., «Les lieux de mémoire», encyclopoedia Universalis, 2013. Pusich, S. m., «The case of regionalisme in Croatia», Chap. 4, Recons- tructing the Balkans: a geography of the new Southeast Europe, publié sous la direction de Hall Derek et Danta Darrick, New york, John Wiley & sons Ltd., 1996. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page355

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 355

république serbe de Bosnie, StatisticalYearbook, 2010. ricœur, P., «aliénation», encyclopédie Universalis, 2013. rivera, L., «after nationalism: tourism and the production of postwar Croatian identity», TheannualmeetingoftheAmericanSociological Association, Philadelphia, american Sociological association, 2005. –, «managing “spoiled” national identity: war, tourism, and memory in Croatia», AmericanSociologicalReview73, 2008: 613-34. robinson, m., et Novelli, m., «Niche Tourism: an introduction», Niche Tourism: Contemporary Issues, Trends and Cases, publié sous la direction de marina Novelli, oxford, elsevier, 2005: 1-15. rodriguez, m. C., «La mémoire du franquisme dans l’espagne postfran- quiste», CultureetMémoire.Représentationscontemporainesdela mémoire dans les espaces mémoriels, édité par Carola Hähnel- mesnard, marie Liénard-yeterian et Cristina marinas, Palaiseau, école polytechnique, 2008: 143-52. ryan, C., «acts of imagination. introduction», Battlefield Tourism. History,PlaceandInterpretation, publié sous la direction de Chris ryan, amsterdam, elsevier, 2007: 173-75. Saïd, e. W., «invention, memory, and Place», CriticalInquiry, 26, no 2, 2000: 175-92. –, Orientalism, New york, vintage, 1979. Salazar, N., «Building a “Culture of Peace” through Tourism: reflexive and analytical notes and queries», Universitashumanistica63, 2006: 319-33. –, «images or imagined? Cultural representations and the “Tourismification” of Peoples and Places», Cahiersd’étudesafri- caines193-194, 2009: 49-72. Schwenkel, C., TheAmericanWarincontemporaryVietnam.Traditional RemeberenceandRepresentation, Bloomington, indiana University Press, 2009. Seaton, T., «Guided by the Dark: From Thanatopsis to Thanatourism», InternationalJournalofHeritageStudies2, 1996: 234-44. Sepic, L., Biondic, L., et Delic, a., «Housing reconstruction of war damaged towns and villages in eastern Croatia», document présenté au World Congress on Housing, Transforming Housing environments through Design, Pretoria, 27-30 septembre 2005. Sherman, D. J., «objects of memory: History and Narrative in French War museums», SocietyofFrenchHistoricalStudies19, no 1, 1995: 49-74. Sex Pistols, «Holiday in the Sun.», NeverMindtheBollocks,Here’sthe SexPistols, publié sous la direction de virgin records, Londres, 1977. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page356

356 La viLLe marTyre

Simone-Charteris, m., et Boyd, S. W., «Northern ireland re-emerges from the ashes: the contribution of political tourism towards a more visited and peaceful environment», Tourism,ProgressandPeace, publié sous la direction de omar moufakkir and ian Kelly, oxfordshire Cabi, 2010: 179-97. Sion, B., «missing Bodies, Conflicted rituals: Performing memory in Germany, argentina, and Cambodia», AfterViolence:TheDynamics ofReligion,Trauma,andReconciliation, publié sous la direction de andrea Bieler et Hans-martin Gutmann, Frankfort-sur-le-main, otto Lembeck, 2011. –, AbsentBodies,UncertainMemorials:PerformingMemoryinBerlin andBuenosAires, University of New york, 2008. Skvorc, B., «The Question of yugoslav Cultural identity: an artificial Problem », TheConflictinFormerYugoslavia.WasitAvoidable?, Sydney, macquarie University, 1995. Smith, m. K., IssuesinCulturalTourismStudies, Londres, New york- routledge, 2003. Smith, v., «War and Tourism: an american ethnography», Annalsof TourismResearch25, no 1, 1998: 202-27. Solioz, C., L’après-guerredanslesBalkans, Paris, Karthala, 2003. Stanley-Price, N., «The thread of continuity: Cultural Heritage in postwar recovery», CulturalHeritageinPostwarrecovery, publié sous la direction de Nicholas Stanley-Price, iCCrom Conservation Studies, 2007: 1-17. Staszak, J.-F., «représentation de l’espace», Dictionairedelagéogra- phie,etdel’espacedessociétés, publié sous la direction de Jacques Lévy et michel Lussault, Paris, Belin, 2003: 792-93. Stone, P., «a dark tourism spectrum: Towards a typology of death and macabre related tourist sites, attractions and exhibitions», Tourism: AnInterdisciplinaryInternationalJournal54, no 2, 1996: 145-60. Szurek, J.-C., «Pologne: le camp-musée d’auschwitz», À l’Est, la mémoireretrouvée, édité par alain Brossat, Sonia Combe, Jean-yves Potel et Jean-Charles Szurek, Paris, La Découverte, 1990: 535-65. Tamminen, T., «Le village d’origine, la coopération transfrontalière et la construction de l’identité albanaise aujourd’hui dans la région entre le monténégro, l’albanie et le Kosovo», Habiterl’espacepostyougo- slave, Tours, 2012. Terre entière, Leprintempsarabe.VoyageenÉgypte, 2012. Topol, J., L’atelierduDiable, Lausanne, Noir sur Blanc, 2012. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page357

réFéreNCeS BiBLioGraPHiQUeS 357

Torodova, m., «The Balkans: From discovery to invention», Slavic Review53, 1994: 453-82. –, ImaginingtheBalkan, New york, oxford University Press, 2009. Tratnjek, B., «La destruction du “vivre ensemble” à Sarajevo: penser la guerre par le prisme de l’urbicide», HAl–archivesouvertes, 2012. Tumarkin, m., Traumascapes, Carlton, melbourne University Press, 2005. Turnbridge, J. e., et ashworth, G. J., Dissonant Heritage: The ManagementofthePastAsaResourceinConflictHoboken, John Wiley & Sons, 1996. Urbain, J.-D., «Tourisme de mémoire. Un travail de deuil positif», CahiersEspaces80, 2003: 5-7. Urry, J., Thetouristgaze:leisureandtravelinContemporanySocieties, Londres, Sage, 2000. Uzzell, D. L., «The hot interpretation of the Cold War», Monumentsof War: The Evaluation, Recording And Management of Twentieth- CenturyMilitarySites, publié sous la direction de english Heritage, Londres, english Heritage, 1998: 18-21. verkindt, e., et Blanc, H., «Le “paysage de mémoire”, un concept en construction», Espaces313, 2013: 80-86. viejo-rose, D., «Destruction and reconstruction of Heritage: impacts on memory and identity», Heritage,MemoryandIdentity, publié sous la direction de Helmut anheier et yudhishthir raj isar, Londres, Sage, 2011. –, «memorial finctions: intent, impact and the right to rmember», MemoryStudies4, no 4, 2011: 465-80. ville de Sarajevo, SarajevskaVijećnicaJošjednom, 2011. volčič, Z., erjavec, K., et Peak, m., «Branding postwar Sarajevo», JournalismStudies, 2013. vorhees, m., atkinson, B., Bedford, N., Dunford, L., maric, v., masters, T., Pettersen, L., et coll., eastern europe, LonelyPlanet, 2009. Wahnich, S., et Tisseron, a., «“Disposer des corps” ou mettre la guerre au musée: L’historial de Péronne, un musée d’histoire européenne de e la guerre de 1914-1918», Lesmuséesdesguerresduxx siècle:lieux du politique?, édité par Sophie Wahnich et mireille Gueissaz, Tumultes, 2001: 55-81. Weibel, e., HistoireetgéopolitiquedesBalkansde1800ànosjours, Paris, ellipses, 2005. Wieviorka, a., Auschwitz.Lamémoired’unlieu, Paris, Hachette, 2005. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page358

358 La viLLe marTyre

Williams, P., MemorialMuseums.TheGlobalRushtoCommemorate Atrocities, New york, Berg, 2007. Wood, N., «“MladicLegacy»Tour–Response, institute fo War and Peace reporting, 12 avril 2012. Winter, T., Post-conflict Heritage, Postcolonial Tourism, oxon routledge, 2007. young, K., «auschwitz-Birkenau: the Challenges of Heritage mana- gement Following the Cold War», Placesofpainandshame, publié sous la direction de William Logan et Keir reeves, Londres, routledge, 2009. young, J. e,. Thetextureofmemory.HolocaustmemorialandMeaning NewHaven, Londres, yale University Press, 1993. TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page359

index

a Catholique: 70, 94, 127, 130, 134, 147, 152, 156, 157, 216, 219, 247, apartheid: 48, 59 330 appadurai (arjun): 39, 91, 331 Château d’eau: 262-264 auschwitz: 22, 23, 27, 33, 40, 63, 66, Cyrillique: 56, 57, 125, 289 70, 72, 76, 77, 90, 93, 95, 209, 253, 338 Commercialisation: 66, 67, 72, 234, 236, 237, 242, 269, 270 Commodification: 33 B Balkanisation: 86, 88 d Balkanisme: 24, 61, 83, 97, 305, 308, 338, 340 Dark Tourism: 27, 76, 77, 80, 224, Banja Luka: 103, 137, 142, 172, 254, 228, 239, 242 271, 291 Disneyland: 33, 67, 129, 171 Baril de poudre: 22, 24, 83, 87 Dissonant Heritage: 49 Baščaršija: 178, 216, 308, 323 Dudik: 163, 166, 167, 174, 175, 303, Belfast: 71, 72, 243, 298 304, 339 Belgrade: 59, 92, 110, 111, 117, 172, Dutchbat: 113, 200 201, 204, 212, 221, 228, 230-232, Dvar: 162, 163 254, 268, 297, 301, 306 Berlin: 42, 44, 51, 52, 75, 95, 201 e Bogdanović (Bogdan): 157, 174, 334 Bourreau: 48-52, 98, 239, 274, 275, exotisme: 87 278, 281, 294, 299, 301, 302, 305, 314, 333, 335 f Branitelji: 119, 128, 167, 248, 249, 262, 274-278 Fama: 177, 184-187, 195, 286, 293, Brčko: 59, 124 302, 322, 323, 333 Bruce Lee: 53, 318-321 Festival du film de Sarajevo: 140, 182, 216, 221, 257, 322 France: 36, 45, 52, 63, 64, 78, 79,93, c 96, 188, 243, 273, 293, 340 Cambodge: 30, 34, 69, 74, 98 Franco (Francisco): 52, 64, 71, 72 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page360

360 La viLLe marTyre

François-Ferdinand: 22, 88, 168- Krajina: 56, 109-110, 117, 118, 121, 173, 306-308 133, 143 Frontière: 54, 87, 91, 101, 102, 109, Kusturica (emir): 129, 130, 171, 110, 121, 124, 125, 164, 219, 223, 172, 252, 256, 257, 270 251, 280, 316, 324, 326, 330 L g Légitimité: 33, 70, 224, 232, 234-237 Goli otok: 163-164 Limonov (édouard): 228, 229, 241, 309 Gotovina (ante): 56, 118, 268 Guerre froide: 88, 162 m Graffiti: 36, 54, 56, 116, 123, 195 Grande Croatie: 110 main noire: 168, 171 Grande Serbie: 110, 129, 279, 284, 285 markale (marché de): 113, 136 medjugorje: 147, 153 h memorialscape: 37, 280 memorial mania: 24, 42, 43, 249, Hiroshima: 95, 253, 309 250, 336, 340 Holiday inn: 141, 185 milosević (Slobodan): 107, 128, 129, 279 i mission impossible: 222-226, 228, 309 idéologie: 33, 39, 40, 68, 69, 71, 87, mladić (ratko): 113, 188, 221, 229, 155, 234, 250 230, 254, 297 irlande du Nord: 69, 71, 74, 75, 80, mostar: 53, 54, 115, 130, 137, 138, 82, 88, 237, 241, 242, 297-299 148, 152, 161, 185, 215, 226, 235- izetbegović (alija): 123, 177, 179, 237, 254, 274, 311, 312, 318, 320 180, 188, 283, 284, 289, 292, 293, moudjahidines: 70, 223, 309 322 multiculturalisme: 215, 231, 283, 290, 297 j musulman: 104, 127, 129, 134, 148, 179, 191, 224, 288-290, 292, 295, Jasenovac: 157, 166 296 Jeux olympiques: 56, 147, 223, 308, 325 n Jolie (angelina): 252-253 Nationalisme: 43, 48, 108, 116, 122, 130, 168, 254, 274, 283, 285, 290, k 292 Kamengrad: 129, 130, 171, 172 Neue Wache: 51, 302 Kapuściński (rysard): 42 Nora (Pierre): 29, 35, 36, 76, 77, 93, Karadžić (radovan): 113, 222, 228, 105, 160, 166, 252, 259, 336 254, 309 Knin: 109, 110, 118, 204, 267 o Kosovo: 106, 107, 128, 129, 132, 144, 326, 327 oradour: 22, 29, 44, 67, 92-96, 253, Kovači: 180, 291 258, 259, 264, 273, 318, 336-340 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page361

iNDex 361

orientalisme: 83, 85, 87, 316 t orthodoxe: 70, 88, 133, 134, 137, 142, 216, 219, 247, 248, 277 Tanović (Danis): 251, 257 oTaN: 113, 118, 188, 296, 319 Tchetnik: 106, 119, 223, 277, 278, ottoman: 88, 109, 110, 130, 131, 216, 284, 286, 301 305 Tito (Josip): 106-110, 122, 129, 130, oustachi: 56, 106, 108, 131, 155, 134, 155, 156, 160-166, 173, 175, 157, 168, 175, 249, 301 254 Topol (Jáchym): 23, 99 Torodova (maria): 24, 51, 61, 65, 83- p 88, 91, 142, 170, 305-307, 311, Partisan: 108, 129, 155-157, 163, 314, 316, 333 166, 173-176, 241 Total Siege Tour: 226-228, 295 Pavelic (ante): 56 Touristscape: 34, 40, 64, 96, 279, Péronne: 46, 52, 293, 302 315, 324, 325, 329-333, 339 Political Tour: 221, 229, 235, 237, Trivialisation: 32, 33, 66-68, 82, 300, 294, 297 331 Pont: 22, 29, 82, 112, 115, 129, 130, Tudjman (Franjo): 56, 108, 110, 114, 137, 138, 148, 168, 169, 171, 223, 118, 123, 131, 133, 156-158, 174, 301 246, 262, 275, 279 Princip (Gavrilo): 22, 168-174, 307 u r UNeSCo: 34, 50, 90, 135, 138, 156, 164, 173, 174, 246, 285, 287 radnicki Dom: 159, 160, 175, 176 V S vietnam: 28, 43-45, 62, 64, 67, 69, Sarajevo encerclée: 181, 183, 192, 70, 75, 82, 91, 98, 242, 252, 274, 195, 285, 286, 293, 298, 302, 304, 299, 300, 315, 321, 336, 339, 340 322 vijećnica: 115, 140, 171, 172, 180 Sarajevo Funky Tour: 221, 226-229, visegrad: 129, 130 236, 294, 295 vraca: 136, 163-166, 174, 175, 223, Sarajevo insider: 189, 220, 225, 226, 303, 304, 339 234, 294 vuka: 64, 102 Sarajevo survival guide: 184-187, 323 Shoah: 44, 52, 66, 69, 70, 72, 77, 93, W 235, 238, 274, 275, 303 Simplification: 51, 65, 68, 279, 304- Warscape: 37 307, 313, 314, 325, 333 Slavonie: 53, 56, 58, 97, 101, 102, y 110, 117, 118, 122, 127, 167, 219, yougonostalgie: 160, 163, 173, 176 220, 233, 246, 247, 260, 317, Socialisme: 168, 174 Survival art museum: 186 Z Survival tools: 182-183, 186, 192 Zagreb: 120, 143, 146, 219, 232, 332 Sutjeska: 163 Žižek (Slavoj): 257, 311 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page362 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page363

taBLe deS matièreS

Sommaire ...... 7

LiSte deS figureS ...... 9

remerciementS ...... 11

donnéeS cartographiqueS ...... 13

acronymeS ...... 19

introduction ...... 21 LeS «BaLKaNS »: DeS PoNTS eT UN BariL De PoUDre ...... 22 UNe aPProCHe DU PoSTCoNFLiT Par Le ToUriSme ...... 23 LeS CaTéGorieS NaTioNaLeS, CoNSTrUCTioN eT DéCoNSTrUCTioN ...... 25

CHaPiTre 1 guerre, touriSme et mémoire ...... 27 La reCoNSTrUCTioN aU-DeLÀ De La Pierre ...... 28 UNe ProDUCTioN CoNTemPoraiNe eT UNe reSSoUrCe ToUriSTiQUe ...... 30 DU TRAUMASCAPE aU TOURISTSCAPE ...... 34 UN PaySaGe vivaNT eT HéTéroGèNe ...... 37 mUSéeS De GUerre eT mémoriaUx ...... 41 Le PaTrimoiNe eNTre réCoNCiLiaTioN eT DiviSioN ...... 47 Le myTHe De La CULPaBiLiTé NaTioNaLe ...... 50 LeS FroNTièreS SymBoLiQUeS DaNS L’eSPaCe PoSTyoUGoSLave . . 54 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page364

364 La viLLe marTyre

CHaPiTre 2 ViLLe martyre, BaLkaniSme et réconciLiation ...... 61 DeS STraTéGieS ToUriSTiQUeS PoST-CoNFLiT DiFFéreNCiéeS . . . . . 61 eNTre riGUeUr HiSToriQUe eT « WAR PORN » ...... 65 LeS WAR TOURS : DéFiNiTioN D’UNe PraTiQUe ...... 68 LeS GUiDeS Comme LeS NoUveaUx amBaSSaDeUrS De La GUerre ...... 73 PoUr UNe DéFiNiTioN DU ToUriSme PoSTCoNFLiT aU-DeLÀ DeS TyPoLoGieS ...... 76 ToUriSme, Paix eT réCoNCiLiaTioN ...... 80 Le myTHe BaLKaNiSTe ...... 83 DeL’orieNTaLiSme aU BaLKaNiSme ...... 85 LeS BaLKaNS exiSTeNT-iLS ? ...... 87 La CoNSTrUCTioN De La viLLe marTyre ...... 92 viCTime oU marTyr(e)? ...... 94 Le CoNCePT De viLLe marTyre ...... 96

CHaPiTre 3 deS ViLLeS et deS mémoireS diViSéeS ...... 101 vUKovar, SaraJevo eT SreBreNiCa ...... 101 La roUTe verS L’iNDéPeNDaNCe ...... 106 La GUerre De BoSNie eT Le SièGe De SaraJevo ...... 110 La GUerre De CroaTie eT Le SièGe De vUKovar ...... 117 Le PoSTCoNFLiT : reCoNSTrUCTioNS eT DiviSioNS ...... 122 Le PaTrimoiNe éCarTeLé De L’eSPaCe PoSTyoUGoSLave ...... 128 Le ToUriSme PoSTyoUGoSLave eNTre GUerre eT HéGémoNie BaLNéaire ...... 142 La BoSNie « mySTérieUSe eT iNexPLorée » ...... 147

CHaPiTre 4 Le patrimoine SociaLiSte danS Le paLimpSeSte yougoSLaVe . . . 155 La yoUGoNoSTaLGie aU SeCoUrS DU PaTrimoiNe SoCiaLiSTe . . . 160 vraCa eT DUDiK, LeS moNUmeNTS FaNTômeS ...... 163 GavriLo PriNCiP eNTre SoCiaLiSme eT NaTioNaLiSme ...... 168 Le PaTrimoiNe SoCiaLiSTe : miSe eNTre PareNTHèSeS eT « yoUGoNoSTaLGie » ...... 173 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page365

TaBLe DeS maTièreS 365

CHaPiTre 5 La décompoSition yougoSLaVe au muSée ...... 177 Le mUSée aLiJa iZeTBeGoviĆ ...... 179 UN mUSée Par eT PoUr LeS HaBiTaNTS ...... 180 Fama oU L’arT De La GUerre ...... 183 Le mUSée DU TUNNeL, SymBoLe De réSiSTaNCe ...... 187 NoŽ, ŽiCa, SreBreNiCa ...... 195 mémoriaLiSaTioNS aLTerNaTiveS eT CoNTre-mémoriaLiSaTioNS ...... 199 vUKovar eT LeS mUSéeS De La «GUerre PaTrioTiQUe » ...... 203 ovČara oU Le SymBoLe DU marTyre CroaTe ...... 204 L’HôPiTaL De vUKovar 1991 eNTre SoiNS, mémoire eT ToUriSme ...... 210

CHaPiTre 6 «we don’t do beaches » ...... 215 ToUriSme DaNS La «JérUSaLem D’eUroPe » ...... 215 vUKovar, De La viLLe BaroQUe À La viLLe PoSTCoNFLiT ...... 218 LeS WAR TOURS eN ex-yoUGoSLavie ...... 220 Le MISSION IMPOSSIBLE TOUR ...... 222 Le TIME OF MISSFORTUNE TOUR ...... 225 Le TOTAL SIEGE TOUR ...... 226 LimoNov, ToUriSTe De GUerre ...... 228 Le MLADIć LEGACY TOUR ...... 229 vUKovar eT LeS WAR TOURS ...... 231 iDéoLoGie, LéGiTimiTé eT CommerCiaLiSaTioN ...... 234 UNe PraTiQUe DéFiNie avaNT ToUT Par SoN CoNTexTe ...... 239

CHaPiTre 7 conStruire La ViLLe martyre ...... 245 De La viLLe aU SymBoLe ...... 245 DeS PayS De mieL eT De SaNG ...... 250 La PerSoNNaLiSaTioN DU SymBoLe ...... 254 La miSe eN ToUriSme DU SymBoLe ...... 258 UN CHâTeaU D’eaU eNTre marTyre eT réSiSTaNCe ...... 262 DeS viLLeS eNTre ToUriSme eT CommémoraTioN ...... 266 TUS_27_sarajevo_naef.qxp_MB_base_155x235 02.05.16 21:20 Page366

366 La viLLe marTyre

CHaPiTre 8 ViVre La ViLLe martyre ...... 273 BoUrreaUx, viCTimeS eT BRANITELJIS ...... 274 LeS mUSéeS De SaraJevo eNTre marTyre eT réSiSTaNCe ...... 281 SreBreNiCa oU L’arèNe CommémoraTive ...... 287 NaTioNaLiSme eT mULTiCULTUraLiSme DaNS LeS mUSéeS PoSTyoUGoSLaveS ...... 290 LeS WAR TOURS FaCe aU ProCeSSUS De CaTéGoriSaTioN ...... 294 Le myTHe De La CULPaBiLiTé NaTioNaLe ...... 300 La viLLe marTyre ÀL’éPreUve DU myTHe BaLKaNiSTe ...... 305 ToUriSme DaNS Le « TroU Noir De L’eUroPe » ...... 307 PLUTôT La SCaNDiNavie QUe ByZaNCe ...... 315 DiviSioNS eT viLLe marTyre, LeS méCaNiSmeS De réSiSTaNCe ...... 317 L’eSPriT De SaraJevo FaCe À La viLLe marTyre ...... 321 La PromoTioN D’UN ToUriSme DéTaCHé De La GUerre ...... 324

concLuSion ...... 329 TRAUMASCAPE eT TOURISTSCAPE, UNe aPProCHe DU PaTrimoiNe Par Le PaySaGe ...... 330 DéCoNSTrUire La viLLe marTyre ...... 334 L’aLiéNaTioN PaTrimoNiaLe ...... 336

référenceS BiBLiographiqueS ...... 343

index ...... 359

taBLe deS matièreS ...... 363 tus_27_titres_tus_13_titres 03.03.16 08:33 Page7

Achevé d’imprimer en 2016 sur les presses de l’Imprimerie Slatkine à Genève (Suisse) pe_21_titres_dr_000_titres.qxd 06.11.14 08:39 Page1 tus_27_couv_broche_tus_13_couv 03.05.16 08:04 Page1

Patrick Naef Patrick Naef LA VILLE MARTYRE

Cet ouvrage se place à la croisée de l’anthropologie et de la géographie sociale, analysant le patrimoine culturel et le secteur touristique dans un contexte postconflit. Le cadre d’étude se limite à deux villes, célèbres pour le siège qu’elles ont vécu durant les guerres qui ont meurtri l’ex-Yougoslavie LA VILLE MARTYRE dans les années 1990 : Vukovar, une ville secondaire de Slavonie, en Croatie orientale, et Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Vingt ans après la fin des conflits, des sites sont toujours en ruines, et certains lieux de mémoire GUERRE, TOURISME ET MÉMOIRE sont devenus des symboles incontournables de la guerre, au niveau local comme au niveau international. Si les immeubles détruits, les mines EN EX-YOUGOSLAVIE antipersonnel et les impacts de mortiers disparaissent progressivement du paysage, certaines traces sont encore présentes, conservées volontairement ou laissées à l’abandon. En outre, des pratiques – muséales, touristiques, artistiques – participent également à la patrimonialisation de ces conflits, à travers la mobilisation d’objets contemporains de ces événements (la muséification d’un site guerrier) ou par la création d’éléments a posteriori (la construction d’un mémorial). Par une intense mise en mémoire de la guerre, certaines villes en ex-Yougoslavie tendent ainsi à acquérir un statut de martyr, une construction symbolique qui répond à des agendas politiques autant que socio-économiques et qui alimente les conflits de mémoire dans la région. LA VILLE MARTYRE Patrick Naef –

ISBN 978-2-05-102764-9 Éditions Slatkine 9:HSMAPB=UW\[Y^: Genève Travaux des universités suisses N°27 2016