PIERRE DU COLOMBIER - L'ARCHITECTURE FRANÇAISE EN ALLEMAGNE AU XVIIIe SIÈCLE DU MEME AUTEUR

ALBERT DURER Albin Michel, 1927 DECAMPS Rieder, 1928 L'ART FRANÇAIS DANS LES COURS RHENANES Renaissance du Livre, 1930 POUSSIN Crès, 1931 TABLEAU DU XXe SIECLE, LES ARTS en collaboration avec ROLAND-MANUEL, Denoël et Steele, 1933 LE STYLE HENRI IV-LOUIS XIII Larousse, 1941 HISTOIRE DE L'ART Fayard et Cie, 1942 L'ART DE LA RENAISSANCE EN Le Prat, 1945 LES PLUS BEAUX ECRITS DES GRANDS ARTISTES La Colombe, 1946 L'ART ALLEMAND Larousse, 1946 JEAN GOUJON Albin Michel, 1949 LES CHANTIERS DES CATHÉDRALES Picard, 1953 DE VENISE A ROME aquarelles d'Yves Brayer, Arthaud, 1954 SIENNE ET LA PEINTURE SIENNOISE Arthaud, 1955

Traductions GOETHE Werther, Hermann et Dorothée, La Cité des Livres, 1930 Poésie et Vérité, Aubier, 1941 Iphigénie en Tauride, Gallimard, 1942 Les Affinités élec^ves, Gallimard, 1954 TRAVAUX ET MÉMOIRES DES INSTITUTS FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 5

PIERRE DU COLOMBIER

L'ARCHITECTURE FRANÇAISE EN ALLEMAGNE AU XVIIIe SIECLE

1 TEXTE

1956

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE - 108, BOULEVARD S AI NT - G E RM AI N TOUS DROITS DE REPRODUCTION D'ADAPTATION CINÉMATOGRAPHIQUE, RADIOPHONIQUE OU AUTRE RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS CLICHÉS: GRAPHISCHE KUNSTANSTALT UND KLISCHEEFABRIK HAUSSMANN • DARMSTADT IMPRIMÉ EN ALLEMAGNE • IMPRIMERIE IFI-DRUCK, WERK- UND KUNSTDRUCK GMBH - )IAYENCE TABLE DES MATIÈRES Ière PARTIE : LE MILIEU CHAPITRE I. LES COURS D'ALLEMAGNE Les cours d'Allemagne en général. Le Rhin: Margraviats de Bade. - Duché de Wurtemberg. - Électorat palatin. - Duché de Deux-Ponts. - Duché de Nassau-Sarrebruck. - Électorats de Mayence, de Trèves, de Cologne 18 Le Danube : Électorat de Bavière 38 La Weser : Landgraviats de Hesse-Cassel, de Hesse-Darmstadt. - Duché de Celle. - Électorat de Hanovre 41 L Elbe: Électorat de Saxe. - Duché de Saxe-Gotha-Altenburg. - Royaume de Prusse. - Margraviat de Brandebourg-Bayreuth. - Duché de Brandebourg-Ansbach 48 CHAPITRE II. LES VOIES DE LA PÉNÉTRATION FRANÇAISE L'exemple 72 Les estampes et les livres 76 Les voyages et les commandes. Voyages d'Allemands en France: Schlù- ter; autres voyageurs. - Trois exemples: Balthasar Neumann, Simon-Louis Du Ry, Jean-Christian de Mannlich. - Les ressources de Paris. - Voyage de Boffrand en Allemagne. - Commandes aux architectes parisiens 77 L'établissement des architectes français en France. Noblesse ou roture. Les grades 9 1 Les correspondants 94 Ilème PARTIE : LES ARCHITECTES CHAPITRE III. JEAN DE BODT ET LES ARCHITECTES FRANÇAIS EN PRUSSE, PUIS EN SAXE Jean de Bodt. Sa jeunesse, son activité en Angleterre et en Prusse. - Architectes ingénieurs au service de la Prusse : Philippe de la Chieze, Jean Cayart, AbrahamQuesnay. - Architecte graveur : J. B. Broebes. - Le général de Montargues. - La Saxe : Zacharie Longuelune, Jean de Bodt ...... 101 CHAPITRE IV. LOUIS RÉMY DE LA FOSSE, ARCHITECTE VAGABOND L.-R. de la Fosse en Hanovre, en Saxe, en Hesse-Cassel et en Hesse- Darmstadt. - Le château de Mannheim en Palatinat: Jean Marot, Froimont, La Fosse(?) 122 CHAPITRE V. ROBERT DE COTTE, SA CLIENTÈLE ALLEMANDE ET SES AIDES Robert de Cotte et l'Électeur de Cologne Joseph-Clément de Bavière. - Benoît de Fortier et Guillaume Hauberat. - La résidence de Bonn et le château de Poppelsdorf. - Projets pour Godesberg et Brühl. - Palais de La Tour-et-Taxis à Francfort 132

CHAPITRE VI. FRANÇOIS DE CUVILLIÉS ET LE ROCOCO BAVAROIS Formation de François de Cuvilliés. - Ses travaux à Brühl, puis à Munich : Les «riches salles», l'Amalienburg, le théâtre de le rési- dence. - L'ornemaniste. - Cuvilliés au service des landgraves de Hesse- Cassel : la Galerie de Cassel, le château de Wilhelmstal. - Le voyage de Paris et l'église des Théatins. - Architectes de la fin du siècle : Ch. A. de Lespilliez, François de Cuvilliés le Jeune, Puille, Héri- goyen, Métivier 147

CHAPITRE VII. NICOLAS DE PIGAGE ET L'ARCHITECTURE PALATINE Sa carrière. - Pierre-Antoine de Verschaffelt. - Les jardins de Schwetzin- gen. - Travaux à Mannheim, à Heidelberg, à Benrath, à Dusseldorf. - Travaux en dehors du Palatinat: Francfort 162

CHAPITRE VIII. PIERRE-LOUIS-PHILIPPE DE LA GU ÉPI ÈRE ET L'ARCHITECTURE FRANÇAISE DANS LE DUCHÉ DE WURTEMBERG Retti recommande La Guépière au margrave de Bade-Durlach. - Après la mort de Retti, il entre au service du Wurtemberg. - Son activité au château de Stuttgart. — Ses projets de théâtre. - Les châteaux de Mon-Repos et de la Solitude. - Ses démêlés avec le chapitre de Constance et son retour en France 178

CHAPITRE IX. TROIS ARCHITECTES LOUIS XVI SUR LE RHIN Pierre-Michel d'Ixnard: Ses origines. - Travaux dans le sud-ouest de l'Allemagne : Hohenzollern-Hechingen, Koenigsegg Aulendorf, Buchau, Donaurieden, Ellingen, Donauwoerth, Fribourg-en-Bris- gau. - Abbaye de Saint-Blaise en Forêt-Noire. - Intervention de Pigage. - Château de Coblence. - Congédiement d'Ixnard. - A. -F. Peyre le Jeune. - Derniers travaux à Strasbourg 191 François Mangin: Ses origines lorraines. - Travaux dans la région de Trèves: Château de Mon-Aise. - Travaux divers à Mayence: la Grande Prévôté. - Le siège de Mayence. - Fin obscure de Mangin 208 Nicolas-Alexander Salins: Ses débuts en Alsace : le château de Saverne. - Collaboration avec P.-M. d'Ixnard. - La Révolution: Salins infor- mateur et soldat des Princes. - Emigration à Francfort : première période francfortoise (1797-1806). - Salins au service de l'état pri- matial, puis de la Bavière: travaux à Wurtzbourg. - Mise à la retraite en 1814. - Seconde période francfortoise. - Retour de Salins en France. - Sa mort à Nantes 213 CHAPITRE X. LES DU RY ET L'ARCHITECTURE FRANÇAISE EN HESSE-CASSEL Paul Du Ry: Sa formation en France. - Son passage en Hollande. - La colonie française réformée à Cassel. - Construction de la Haute- Ville-Neuve. - L'église et l'Orangerie. - Travaux pour les colonies de Réformés français 226 Charles Louis Du Ry: La Galerie de Cassel. — Travaux à la Haute-Ville- Neuve 230 Simon Louis Du Ry: Ses voyages en Suède, en France, en Italie. - Trans- formation de Cassel : Friedrichplatz et Kœnigsplatz. - Le Doux et Charles de Wailly à Cassel. - Châteaux de Wilhelmstal et Wilhehns- hôhe. - Travaux en dehors de la Hesse-Cassel ...... 231 Notes 244 Figures 273 Table alphabétique des noms propres ...... 327 AVANT-PROPOS Une partie de la matière que l'on trouvera ici a déjà paru en 1930 dans un petit volume qui avait pour titre: «Les artistes français dans les cours rhénanes.» Un auteur ne se croit point deshonoré s'il confesse qu'en vingt-cinq ans ses idées se sont passablement modifiées. Je connaissais alors trop peu la merveilleuse floraison d'architecture religieuse baroque dans les pays catholiques d'Allemagne, une archi- tecture qui doit très peu à la France, presque tout à l'Italie. Le succès en a été plus franchement populaire que celui de la nôtre, restée plus ou moins princière. Mais l'histoire de l'influence italienne est en dehors du sujet de cette étude. Qu'il me suffise d'écrire que je sais aujourd'hui mieux lui faire sa place. Si elle ne m'apparaissait pas, en ce temps-là, avec autant de netteté, j'y avais une excuse: les Allemands eux-mêmes en étaient à la période de découverte. Ceux qui possèdent encore quelque guide de l'époque n'ont qu'à se référer aux lignes succinctes, presque dénigrantes, consacrées à des monuments qui nous semblent aujourd 'hui capitaux. Dans le domaine de l'architecture civile, la part de la France n'en reste pas moins essentielle et l'on ne saurait écrire l'histoire de notre civilisation au XVIIIème siècle sans tenir compte des artistes, parfois des enfants perdus, qui l'ont portée dans toute l'Europe centrale. Dans un exposé de ce genre, on se trouve forcément pris entre deux dangers : insister trop sur le facteur politique ou sur le facteur indivi- duel dont l'importance est presque égale. J'ai tenté d'y parer en com- mençant par deux chapitres généraux destinés à donner au lecteur, et surtout au lecteur français, une idée des cours d'Allemagne au XVIIIème siècle et de l'activité constructive qui y a régné, ainsi qu'à découvrir les voies par lesquelles s'est introduite et a triomphé notre influence. Après quoi seulement j'ai retracé, autant que faire se peut dans l'état actuel de nos connaissances, la carrière des principaux artisans de ce succès : les architectes. Ce qui n'allait pas sans quelques redites et sans que je fusse contraint de paraître d'abord pousser au premier rang des hommes secondaires qui ne méritaient point une monographie. Mais quoi, aucune méthode n'est parfaite. 1ère PARTIE LE MILIEU

CHAPITRE I LES COURS D'ALLEMAGNE Les cours d'Allemagne en général.

Le Rhin:- Duché Margraviats de Deux-Ponts. de Bade. - -Duché Duché de Wurtemberg.Nassau-Sarrebruck. - Électorat - Electorats palatin. Le Danube:de Mayence, Électorat de Trèves, de Bavière. de Cologne. La Weser:Celle. -Landgraviats Électorat de Hanovre.de Hesse-Cassel, de Hesse-Darmstadt. - Duché de L'Elbe: Électorat de Saxe. - Duché de Saxe-Gotha-Altenburg. - Royaume de Prusse. - Margraviat de Brandebourg-Bayreuth. - Duché de Brande- bourg-Ansbach. Dans un petit livre où il a ramassé son expérience incomparable de la Renaissance française, M. François Gébelin ne recule pas devant un au- dacieux raccourci: elle a été proprement, dit-il, le «fait du prince ». Il serait plus juste encore d'écrire que le succès de l'architecture fran- çaise, dans l'Allemagne du XVIIIème siècle, a été le fait des princes. Elle n'a eu d'abord dans le pays aucune racine sérieuse, au rebours de l'archi- tecture italienne, art d'importation également, mais qui bénéficiait d'une tradition continue et qui connut aussitôt, du moins sous sa forme reli- gieuse, une vraie popularité. Jusqu'au milieu du siècle, en revanche, les * architectes français n'ont trouvé que très exceptionnellement une clien- tèle privée. Si l'on prétend donc comprendre l'histoire de la pénétration de notre art en Allemagne, c'est premièrement avec les princes qu'il sied de faire connaissance. Pour un Français, dont le pays est peu ou prou centralisé depuis le XVIème siècle au moins, le spectacle qu'il découvre est sur- prenant. Lorsque le chevalier Tannhaeuser, dans le poème de Heine, revient de Rome, il entend, dès qu'il se trouve sur le Saint-Gothard, ronfler l'Alle- magne: Elle dormait là, en-dessous de lui, sous la gracieuse garde de trente-six monarques. Mais Heine écrit à une époque où la tourmente napoléonienne a déjà extraordinairement simplifié la situation. Au dix-huitième siècle, ce n'est point de trente-six monarques qu'il convient de parler. Le Saint-Empire romain, qui, d'après Voltaire, n'était ni saint, ni romain, ni même un empire, comprend trois cent vingt territoires inscrits dans ses dix cercles. «On peut même, dit Auguste Himlyl, se donner le plaisir de grossir ce nombre jusqu'à dix-huit ou dix-neuf cents états en énumérant à part chacun des fiefs de la noblesse d'empire» - «Il y avait, ajoute cet auteur, un royaume et un archiduché, des électorats et des duchés, des land- graviats et des margraviats, des comtés-princiers et des principautés, des comtés et seigneuries, des archevêchés et des évêchés, des abbayes et des prévôtés, des villes libres et des villages d'empire, des terres de noblesse immédiate et des ganerbinats»2. Ils ont ceci de commun que leurs sou- verains sont quasi indépendants à l'égard de leur maître théorique, l'em- pereur, mais en revanche absolus à l'égard de leurs sujets, exception faite, bien entendu, pour les villes d'empire, dont l'importance, d'ailleurs, n'a cessé de diminuer depuis la fin du XVème siècle. Naturellement, ils pèsent de poids fort inégaux dans la balance. Il n'y a guère de commune mesure entre les grands électorats, les sept de la Bulle d'Or, qui seront huit par le rétablissement de l'électorat palatin lors du traité de Westphalie, en 1648, et neuf, à partir de 1708 par l'adjonction de l'électorat de Hanovre, et les infimes bourgades que sont devenus certains villages d'empire. Néanmoins on verra, pour les bâtiments, certaines principautés fort médiocres rivaliser avec les plus grandes. Qui dit souverain, dit, au XVIIlème siècle, cour. L'exemple de Louis XIV a tourné les têtes. Il n'est pas un de ces petits potentats qui ne s'entoure d'un essaim de dignitaires et de serviteurs, qui n'ait ses maî- tresses, même s'il n'en ressent pas extraordinairement le besoin, («maî- tresse en titre » est une sorte de grade dans la hiérarchie) qui n'élève de somptueux bâtiments, le plus souvent très disproportionnés à ses ressour- ces. Il est fort malaisé, tant les diversités sont grandes, de porter un juge- ment d'ensemble sur ces cours princières. On doit observer cependant que les condamnations ont été impitoyables. L'histoire des cours princières d'Allemagne a été faite à une époque où les idées libérales avaient pénétré partout et où l'on n'avait plus aucune- ment le sens du «despotisme éclairé» qui fut le credo du XVIIlème siècle. Il s'est ajouté à cela un facteur confessionnel. Ce siècle a vu une «reconquête» catholique considérable aux dépens du protestantisme. Il y eut alors beaucoup de conversions princières. Nous ne prétendons point qu'elles aient toujours eu des motifs très respectables, mais de là à noircir systématiquement, comme l'ont fait beaucoup d'auteurs, tous les con- vertis, il devrait y avoir loin3. En vérité, on ne saurait nuancer avec trop de soin le tableau que l'on peint. Il est certainement facile de se tailler un succès en faisant ressortir les côtés ridicules et parfois odieux de ces petites cours et de leurs sou- verains. Il est aisé de se gausser du Grand-Amiral de l'électeur palatin, qui commande à une flottille sur le Rhin, des 250 Myrmidons de l'électeur de Mayence qui, pour 3.000 soldats, n'a pas moins de douze généraux. Les moralistes ont le droit de gémir sur les trois cent cinquante-quatre enfants naturels qu'avait, de ses maîtresses, Auguste le Fort, électeur de Saxe4, sur l'immoralité d'un Charles-Eugène de Wurtemberg qui «essayait » presque toutes les danseuses de sa cour, ou sur celle du mar- grave Charles III-Guillaume de Bade-Durlach que l'on appelait le Grand- Turc de l'Allemagne, et dont le service était fait, dans son pavillon de chasse de Carlsruhe, par cent soixante jolies filles déguisées en hussards qui, chaque jour, tiraient au tarot l'honneur de partager sa couche. Ce ne sont encore que d'amusantes anecdotes. Plus justement on blâmerait l'exécrable coutume qu'avaient un certain nombre de ces princes, et notamment les ducs de Wurtemberg et de Hanovre, le landgrave de Hesse, de vendre leurs sujets comme soldats aux souverains étrangers. Les dépenses inconsidérées des princes allemands pour leurs plaisirs, pour leurs bâtiments, les mirent plus d'une fois sur le bord de la faillite, et leurs emprunts étaient rarement remboursés aux dates convenues. Les difficultés financières furent pour beaucoup dans le revirement du duc Charles-Eugène de Wurtemberg. Cependant une première considération majeure devrait faire réfléchir. La guerre de Trente Ans avait laissé une Allemagne exsangue, dépeuplée, ruinée matériellement et moralement, tombée au dernier degré de la grossièreté. Celle de la fin du XVIIIème siècle fait une autre figure. Il y règne un bien-être assez généralisé. Assurément les estampes de Chodo- wiecki, qui représentent non un milieu de grands privilégiés et de para- sites, mais une modeste société bourgeoise, aux confins de l'artisanat, ne donnent point l'impression de la brutalité des mœurs. La culture s'est répandue et toute la littérature allemande sortira de l'une de ces cours minuscules, celle de Weimar, dont la capitale, à la fin du XVIIIème siècle, n'a pas encore 7.000 habitants. Il ne faut donc pas que le gouvernement des ces petits princes ait été aussi uniformément néfaste qu'on veut souvent le faire croire. Avant de les condamner, il sied de se débarrasser d'un certain nombre d'idées qui sont les nôtres. Il est assuré qu'aucun d'entre eux n'imaginait qu'un progrès quelconque pût venir d'ailleurs que du prince. Charles III- Guillaume de Bade-Durlach, avait pour maxime «qu'il faut agir du haut en bas». Mais au fond, dans les Affinités électives, Goethe ne s'ex- prime pas autrement par l'un de ses porte-parole: «Tout ce qui a trait au bien commun doit être soutenu par un droit de souveraineté illimité», et Voltaire aurait certainement souscrit à ces principes. Cette précaution prise, il convient de préciser que, s'il y eut, parmi ces petits souverains, des fous et même des monstres, ce n'est pas le cas général. Certains se considèrent comme les serviteurs de leur pays. Le plus majestueux de tous est certainement le Grand Frédéric. En 1785, lors de sa dernière revue en Silésie, prévoyant tristement l'avenir, il disait a son ministre Hoym: «Adieu, vous ne me reverrez plus. Je vais vous dire ce qui se passera après ma mort. On mènera joyeuse vie a la cour. Mon neveu gaspillera le Trésor, laissera dégénérer l'armée. Les femmes règne- ront et l'Etat ira aux abîmes. Alors avancez-vous et dites au roi: «Voilà qui ne va pas, le Trésor est au pays et non à vous.» Mais il ne lui serait pas venu à l'esprit que ses sujets pussent en être juges. Naturellement on ne saurait mesurer tous les princes à l'aune de Fré- déric II qui poussait jusqu'à l'héroïsme la passion de l'État. Sans aller aussi loin, il en est beaucoup d'autres qui ont tenu à honneur de faire de leur mieux leur métier de souverains. Charles-Frédéric de Bade, économe et bon ménager du bien de ses sujets, abolit la torture et la peine de mort. L'électeur palatin Charles-Théodore s'y prend avec une certaine maladresse, mais enfin il fonde des manufactures, plante des mûriers pour introduire dans ses états l'industrie de la soie, entretient un troupeau de chèvres angoras. Les intentions sont bonnes: «C'est le premier souverain, écrit l'auteur du Voyage philosophique, dont je n'aye entendu dire que du bien à ceux qui lui obéissent »5. Et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s'attendrait le plus qui donnent le meilleur exemple. Le margrave de Bade-Durlach, le fameux Grand-Turc, prend le soin le plus exact de rester accessible à tous ses sujets, il rend la justice, accommode les querelles, et les annotations dont il revêt les suppliques ont la verdeur et le bon sens de Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, avec un caractère bien plus humain. Ayant mené une vie de dissipation, Charles-Eugène de Wurtemberg, sous l'influence d'une femme charmante, Francisca de Hohenheim, et aussi peut-être sous la menace de la faillite, multiplie les institutions utiles et fonde la fameuse école, la Karlsschule, d'où s'échappera Schiller qui en a laissé une image plutôt sinistre, mais la Karlsschule n'en a pas moins formé des sujets éminents. Certes il y a de l'inconséquence chez des princes, et qui est l'effet d'un pouvoir sans frein; cependant beaucoup d'entre eux n'oublient point, dans leurs plai- sirs, qu'ils ont charge d'âmes. On en sait qui sont animés d'une véritable bienveillance naturelle et qui trouve d'autant mieux à s'employer que, dans ces petits états, le prince est beaucoup moins loin de ses sujets qu'un roi de France par exemple. Les rapports de Christian IV des Deux-Ponts avec ses serviteurs, tels qu'ils résultent des mémoires de Mannlich, respirent une familiarité pleine de bonhomie. Guillaume-Henri de Nassau-Sarrebruck a choisi comme devise pour son château de Mon Plaisir, la devise: «Je veux que mon plaisir soit le plaisir de mes sujets. » Il fait des niches à ses sujettes lorsqu'il rapporte, par exemple, de Paris, en cadeau, des robes identiques à toutes ses maîtresses, pour jouir de leur fureur, quand elles arrivent le dimanche suivant, semblablement costumées, à l'office divin. L'électeur de Mayence, Joseph Breitbach de DÜITesheim, est la tolérance en per- sonne et Jean-Philippe de Walderdorf, archevêque de Trèves, a pour maxi- mes : «Vivre et laisser vivre » et «Tout comprendre, c'est tout pardonner ». Aussi bien dans les principautés ecclésiastiques, l'existence doit être assez tolérable puisqu'il s'est popularisé un dicton: «Sous la crosse il fait bon vivre. » L'une des meilleures preuves que l'on puisse trouver du souci qu'avaient certains princes allemands de leurs devoirs, est le succès prodigieux que remporta dans ces cours la philosophie française, la philosophie des «lumières», l'Aufklaerung pour lui donner son nom allemand. Sans doute y a-t-il eu là affaire de mode, de snobisme mais il est impossible que pareil snobisme ne produise des effets. Le culte de Voltaire a été poussé, en Alle- magne, à un point que l'on ne soupçonne pas chez nous. Il faut lire dans les souvenirs de Collini l'impression que celui-ci ressentit en 1750 à Berlin, lorsqu'il vit pour la première fois l'idole du jour, à l'occasion d'un carrousel donné en l'honneur du margrave et de la margrave de Bayreuth : «Peu de temps avant l'arrivée du roi, il s'éleva tout à coup, parmi les spectateurs, un murmure d'admiration, et j'entendis répéter autour de moi : Voltaire ! Voltaire !. Je le vis en effet au milieu d'une troupe de seigneurs qui traver- saient à pied l'arène pour se rendre dans une des loges de la cour»6. Nous restons sous l'impression de sa brouille avec Frédéric et du fameux incident du milieu de l'année 1753, lorsqu'il fut arrêté à Francfort par Freytag, rési- dent du roi de Prusse, qui lui enjoignait de restituer l'œuvre de poëshie du roi son maître. Mais ce n'est justement qu'un incident, et il convient plutôt de s'arrêter à la véritable adoration que lui portait le prince royal avant son avènement, et surtout à la tournée du même Voltaire, la même année, à demi, puis entièrement disgrâcié par le roi de Prusse. Au printemps de 1753 il passe plus d'un mois à Gotha où le duc et la duchesse l'arrachent à l'auberge où il était descendu, pour lui donner un appartement au châ- teau, à la suite de quoi il reste constamment en correspondance avec la duchesse à laquelle il n'a pas écrit moins de centquarante lettres7. Le 26 mai il est à Cassel et le landgrave, qui se trouve à Wabern, l'invite à y venir. Après l'affaire de Francfort il esi à Mayence, principauté ecclé- siastique où on l'accueille triomphalement. Mais ce n'est rien auprès du Palatinat dont l'électeur Charles-Théodore, pourtant favori des Jésuites, l'héberge pendant tout le début du mois d'août à Schwetzingen, multi- pliant pour lui les fêtes, les chasses, les représentations théâtrales en français, les concerts. Sur la scène de Schwetzingen on joue Zaïre et l'Orphelin de la Chine. Encore l'origine d'une abondante correspondance avec l'électeur dont la langue française n'était pas indigne de celle de l'écrivain. On notera à titre d'amusement que la fréquentation des cours d'Allemagne ne servit pas seulement à Voltaire pour inculquer à ses amis princiers les principes d'une bonne philosophie, mais qu'elle devint une source de profits. Toujours très attentif aux questions d'argent, il fut le créancier du duc de Wurtemberg, sur les biens alsaciens duquel il prit hypothèque, et servit d'intermédiaire officieux auprès de la duchesse de Gotha pour lui permettre de contracter un emprunt en Suisse8. Les encyclopédistes, les physi ocrâtes rencontrèrent un succès qui ne fut guère moindre; le baron de Riesbeck, ou plutôt l'aventurier qui se cache sous ce nom, s'étonne de ce que, dans la principauté ecclésiastique de Mayence, Bayle et Helvétius soient entre les mains des étudiants en logique9. Mannlich nous a peint un vif tableau des visites que faisait à Diderot, lequel l'accueillait d'ailleurs avec un certain sans-gêne, la com- tesse de Forbach, française de naissance, à vrai dire, épouse morganatique de Christian IV des Deux-Ponts10; et Caroline-Louise de Hesse-Darm- stadt, margrave de Bade-Durlach, était en correspondance constante avec Mirabeau, l'ami des hommes et avec Du Pont de Nemoursll. Nous voilà loin déjà du jugement sommaire que l'on porte en général sur ces princes, souvent enivrés d'un pouvoir sans limites, souvent incon- séquents, mais qui ne méritent pas toutes les condamnations dont on les accable. Et ce qui les environne, leurs cours, leurs fêtes, leurs bâtiments, a droit aussi à plus d'équité. Il y a là autre chose qu'une simple caricature de la cour de France. Sans doute ils attirèrent comme des aimants bon nombre d'aventuriers, d'aigrefins, de flagorneurs de toutes les nations, parmi lesquels les Français ne demeurent point en reste. En pouvait-il être autrement quand on considère la faveur avec laquelle on les accueil- lait en ce siècle? «Tout Français établi en pays étranger, écrit la mar- grave de Bayreuth, est noble comme le roi, quoique quelquefois leur grand'père ait été maître d'hôtel ou laquais à Paris. » N'empêche qu'en dépit de cet accès de sévérité, la même margrave, la « sœur Guillemette » de Voltaire, s'entourait de Français, elle aussi, et qu'elle eût été fort courroucée que l'on confondît sa cour avec la cour grossière de ses prédé- cesseurs. Car c'est une des confusions que commettent le plus volontiers les graves censeurs: celle des dates. La plupart des cours d'Allemagne, dans le seconde partie du XVIIIème siècle, ne ressemblent guère à ce qu'elles étaient au début, lorsque régnait encore la barbarie de la guerre de Trente Ans. N'empêche aussi que les fêtes qui se donnaient en Wur- temberg étaient éblouissantes: «Que ne pouvait faire Noverre, se récrie Guibert en se remémorant les ballets de Stuttgart, avec les premiers danseurs et musiciens d'Europe, Servandoni pour décorateur et le duc de Wurtemberg pour trésorier?»12 Un trésorier dont la bourse n'était pas inépuisable - on put s'en convaincre - mais qui, dans le temps où il ne s'en était pas encore avisé, n'hésitait pas à payer des prix fabuleux pour attirer dans sa capitale Gaetano Vestris, le «diou de la danse», qui venait, chaque année, pendant six mois, battre ses entrechats sur le théâtre aménagé par l'architecte La Guépière13. Le carnaval vénitien qu'organisait chaque année le duc Ernest-Auguste de Hanovre, dès la veille du XVIIIème siècle, était fort célèbre. Peut-être fut-ce la Saxe, sous Auguste le Fort, qui éclipsa tout le reste. Ceux qui le fréquen- tèrent s'accordent à dire que ce prince galant était aussi l'un des plus cultivés de son temps, habile à s'exprimer en diverses langues14. Il n'y avait rien de si brillant que les redoutes de Dresde et la conception même du Zwinger, cette enceinte permanente destinée aux fêtes et aux carrou- sels est digne d'un prince de la Renaissance. En 1719 les fêtes qui s'y célébrèrent pour le mariage du prince héritier Frédéric-Auguste avec Marie-Josèphe, fille de l'empereur Joseph Ier, émerveillèrent non seule- ment par l'éclat, mais par le goût15. Faut-il recourir au témoignage irrécusable d'un juge difficile, puisqu'il avait parcouru toute l'Europe, partout aimé, partout accueilli, et que, familier de Versailles comme de Vienne, il connaissait tout ce qui se peut de femmes, de fêtes, de jardins et de bâtisses : le prince de Ligne ? Au soir de sa vie, il écrivait avec la légère mélancolie qui le rend cher aux raffinés : «J'ai vu, dans leur brillant, les pays ou les cours où l'on s'amuse le plus: par exemple celle du dernier Saxon, roi de Pologne, ou, pour mieux dire, du comte de Bruhl; j'ai vu les dernières magnificences de ce satrape qui, pour faire cent pas à cheval, était accompagné de cent pala- tins, starostes, castellans, cordons bleus et de quantité de princes alliés à la maison de Saxe... J'ai vu Potsdam, Sans-Souci, et la gloire, le règne militaire, une cour auguste et un quartier-général sévère à la fois... Et pour prouver seulement que je vois tout dépérir, toutes les cours de l'Empire disparaître jusqu'à la plus petite par le manque de considéra- tion, même celle du dernier prince de La Tour, qui, bien que ridicule, n'en était pas moins magnifique; Manheim, Munich, Erlangen, du temps du dernier margrave de Bareith, et Stuttgard, qui ont été les séjours des fêtes, des plaisirs et de la plus grande représentation; je les ai vus disparaître. Ainsi j'ai vu encore finir la petite cour de Bonn, et jusqu'à celle de Liège (c'est tout dire) brillantes sous deux princes de Bavière »16. Ajouterons-nous encore le témoignage de Boswell qui était snob, mais facilement Saint-Jean-Bouche-d'Or : «Un baron écossais ne peut mieux faire que de voyager en Allemagne. Qu'il visite les cours allemandes où il peut apprendre le français et des manières polies tout en étant avec des gens qui vivent de la façon dont il devrait vivre chez lui»17. Nous en avons dit assez sur la diversité de ces princes pour faire entendre qu'avant d'énumérer leurs monuments les plus durables et les œuvres laissées chez eux par les architectes français qui ont travaillé à leur service, il convient de nous lier, au moins superficiellement, avec chacun d'eux, de tâcher de découvrir ses dispositions quant aux bâti- ments, car - et c'est peut-être là-dessus qu'il faut surtout insister - il n'est sans doute pas un pays où la volonté du maître ait plus fait. Aucun prince, ailleurs, ne s'est occupé avec cette minutie de ce qu'on con- struisait pour lui. Il semble qu'en France, notamment, le goût du Bau- herr, comme on dit en langue allemande, n'ait pas eu autant d'influence : on donnait ses ordres à un architecte et l'on ne s'en occupait plus guère. Rien qui se puisse comparer aux espèces de concours entre architectes que l'on organise là-bas lorsqu'il s'agit de construire un palais, aux rema- niements qu'exige le prince, lequel, dans certains cas, met, pour ainsi dire, la main à la pâte en traçant lui-même des croquis. C'est donc en les envisageant de ce point de vue que nous ferons la tournée des princes d'Allemagne, en suivant les grands fleuves au voi- sinage desquels s'étalent leurs états: le Rhin et ses affluents, le Danube, la Weser, et l'Elbe, mais en négligeant, bien entendu, ceux dont les rapports avec l'art français sont peu étroits, ou ceux qui sont par trop minuscules. Il nous en restera un nombre plus que suffisant. Le Rhin et ses affluents Les petits états qui se succèdent sur le cours du Rhin ont, pour l'histoire générale de l'Allemagne et pour le propos spécial de ce livre, une importance essentielle. D'une part le fleuve traverse quatre électorats sur les sept primitifs, ceux de la Bulle d'Or: trois ecclésiastiques, Trèves, Mayence, Cologne - qui ont valu au fleuve le sobriquet de la PfafJengasse, la rue aux prêtres - et un seul laïc, le Palatinat, mais qui est le plus éminent en dignité puisque c'est l'électeur palatin qui exerce, au moins en théorie, le vicariat d'empire en l'absence de l'empereur. D'autre part, de Bâle aux environs de Carlsruhe, l'Alsace, sur sa rive gauche, appartient au roi de France. Et le Rhin, qui, disait déjà le géographe Auguste Himly, «n'a rien de ce qui constitue les frontières fatalement imposées par la nature», est un lien entre ses deux rives beaucoup plus qu'un obstacle. De fait, passé l'Alsace, la plupart des états sont à cheval sur le fleuve : tantôt, comme au Palatinat, la capitale est sur une rive, le gros des territoires sur l'autre, tantôt, comme dans l'archevêché de Spire, il coupe le pays en deux parties presque égales. Joignez encore que nombre des princes de cette région sont possessionnés en Alsace. Dans la partie la plus haute de son cours, le Rhin borde la Brisgau, possession directe, mais lointaine, des Habsbourg, si lointaine qu'elle ne reçoit guère leur impulsion bien que la puissante abbaye bénédictine de Saint-Biaise, qui y est sise, ait été passagèrement choisie pour leur servir de tombeau. Les deux margraviats de Bade: Bade-Bade et Bade-Durlach, en 1771, se réuniront en un seul jusqu'à ce que, par la grâce de Napoléon, le Grand- duché de Bade prenne une extension qui trompera sur ses modestes débuts. En réalité, au cours du XVIIIème siècle, Bade-Bade et Bade- Durlach ne comptent pas énormément. Ce n'est point que Louis-Guil- laume qui règne sur Bade-Bade de 1677 à 1707, soit un prince obscur. Le célèbre Türkenlouis, le compagnon d'armes du Prince Eugène dans les combats, son compagnon aussi dans la fameuse chanson qui fut celle de l'ancienne armée impériale et royale, non content d'être grand guer- rier, se montra aussi prince très magnifique. En faisant construire par l'Italien Domenico-Egidio Rossi, élève du Bernin son immense château de Rastadt18, il donna à l'Allemagne peut-être le premier exemple des résidences «à la Versailles», du moins par les proportions, tandis que sa femme Sibylle-Auguste, édifiait pour sa part, également à l'italienne, l'originale maison de plaisance de la Favorite, dont le goût n'est pas très pur, mais le charme certain. Seulement ses successeurs: Louis-Georges, prudent et sage, qui mourut en 1761 et Auguste-Georges, qui vécut jusqu'à la réunion avec Bade-Durlach, restent effacés. Les margraves de Bade-Durlach ont plus de relief: on a dit un mot déjà de ce Grand-Turc d'Allemagne, Charles III-Guillaume (1709-1738), à la fois voluptueux, passionné du militaire et attaché à ses devoirs de souverain, qui fonda, en pleine forêt de Hardt, autour de son pavillon de chasse qui en faisait le centre, la ville-résidence de Carlsruhe19. Son petit-fils, Charles-Fré- déric, qui n'avait que dix ans lorsque Charles-Guillaume mourut, n'avait point hérité ses goûts de dissipation. Il formait avec sa femme Caroline- Louise de Hesse-Darmstadt, qu'il avait épousée en 1751, un couple modèle, comme on n'en rencontrera pas beaucoup dans cette histoire, un couple fort économe, cultivé non sans une pointe de pédanterie. Alors que le touriste suédois Bjornstahl cite cette cour comme «le domicile de l'humanité et de la sagesse... faite pour s'attirer les cœurs sensibles et l admiration», Goethe, qui la visita en 1779, s'y ennuya fort et Lavater qualifie la margrave «die Vielwisserin und Vielfragerin von Baden», la très savante et la très interrogante. Botaniste passionnée elle avait eu l'idée de faire dessiner et graver en couleurs toutes les espèces de Linné et elle fit venir, à cet effet, en 1774, l'un des meilleurs graveurs de Paris, l'un des fils de Gautier-Dagoty, aussi célèbre par ses planches d'anatomie que par ses polémiques sur l'invention de la gravure en couleurs. Elle tenait à honneur d'être informée de tout ce qui se passait à Paris dans le monde de l'intelligence20. Lorsqu'elle s'y rendit, elle assista à une séance de l'Académie française et à une séance de l'Académie de Peinture et Sculpture, et à Carlsruhe elle ne perdait point le contact grâce aux lettres qu'elle écrivait aux économistes, grâce aussi à ses correspondants dont l'un était le banquier alsacien Eberts, l'inventeur des trois suites d'estam- pes pour servir à l'Histoire des mœurs et du costume des Français, et un autre l'architecte La Guépière que le couple avait employé aux plans et à l'aménagement du château de Carlsruhe. Pastelliste non dépourvue de talent, elle eut pour maître le peintre suisse Liotard. Dans les proportions modestes qu'autorisaient les fonds dont elle pouvait disposer, elle com- posa une collection dont presque toutes les pièces avaient été achetées à Paris et qui n'était point sans mérite, ainsi que l'on peut s'en rendre compte par les ouvrages qui en proviennent et qui ont fourni le noyau de la galerie de Carlsruhe. On y voit figurer deux Pastorales de Boucher, qu'elle tenait de l'artiste lui-même, deux admirables Chardin acquis par l'intermédiaire de La Guépière et une curiosité: un petit oranger qui, après avoir pendant des années passé pour un chef-d'œuvre de Chardin, s'est trouvé identifié, grâce aux lettres de la margrave, comme un Roland de La Porte. Elle aurait souhaité obtenir de Boucher «de belles esquisses colorées pour les plafonds dont les appartements du nouveau château sont susceptibles». Le projet ne se réalisa point. Qui aurait, d'ailleurs, exécuté les esquisses de Boucher? Joseph Melling21, le peintre de la cour, élève de Carle Vanloo et né à Saint-Avold le 27 décembre 1724, n'en était assurément pas capable. Ce Lorrain, dont il restait, avant la guerre, au château de Carlsruhe, un plafond et des dessus de porte et qui avait travaillé pour le palais Sickingen à Fribourg, semble avoir eu un talent fort médiocre. Rentré en Alsace, il y fonda en 1776 une école qui végéta jusqu'à ce que le Directoire la transformât en académie de peinture. De Strasbourg, il livra des tableaux destinés à l'hôtel de ville de Hechingen et exécuta quelques ouvrages à Strasbourg et à Colmar. Pour son frère, le sculpteur Christophe, employé aussi au château de Carlsruhe, ce n'est, pour nous, qu'un nom. Le margrave, s'il s'intéressait peu à l'art, se souciait assez de ses sujets pour vouloir leur donner une capitale moderne et c'est pourquoi on le vit, en 1787, ouvrir un concours pour une grand'place où devaient se trouver l'église et l'hôtel de ville et qui lierait sa résidence à la ville. Ce concours, qui mérite de compter dans l'histoire de l'urbanisme, réunit en 1790 un nombre considérable de projets. En dehors de l'Italien Pedetti, Directeur des bâtiments d'Eichstaett, les concurrents furent des Français, deux établis en Allemagne: P.-M. d'Ixnard et N.-A. Salins, deux autres qui envoyèrent seulement leurs plans : J.-D. Antoine, l'architecte de la Mon- naie et P.-G. Lemoine, dit Lemoine le Romain, l'architecte de la célèbre maison de Beaumarchais, proche de la Bastille. C'est Lemoine qui avait fourni le plan le plus singulier. Sa place, à l'imitation des forums antiques, était entourée de colonnades lesquelles étaient en bois. Il avait été re- commandé par Beaumarchais lui-même, qui aimait à se mêler de tout et par son associé à l'imprimerie de Kehl, La Hogue. Salins paraît avoir eu la préférence, mais les circonstances firent différer l'exécution et ce fut plus tard l'Allemand Weinbrenner qui, reprenant, avec beaucoup de discrétion d'ailleurs, les anciens projets, fut, sur un plan de 1797, chargé de l'exécution22. Le principal état princier du cours supérieur du Rhin, le Wurtemberg, ne touche pas au fleuve: il est baigné par son affluent, le Neckar. La magnificence de ses ducs fait contraste avec la peureuse économie des margraves de Bade. Leur exemple fait voir ce que peut susciter d'activité dans un pays cet élément artificiel, une cour23. Plus artificiel que par- tout ailleurs. En 1693, lorsque le duc Evrard-Louis, âgé seulement de seize ans, prend le pouvoir, Stuttgart, sa capitale, n'est au fond qu'un très gros village et la vieille résidence qui, aujourd 'hui encore, après les destructions de la guerre, nous séduit par son pittoresque, est une de- meure assez triste, assez rébarbative. Le pays a énormément souffert des guerres et a subi une occupation française. Il n existe presque pas de noblesse wurtembergeoise ; les familles notables qui jouissent, pour la plupart, de l'immédiateté d'Empire, ne paraissent guère à la capitale. Ce sont des étrangers qui brillent surtout à cette cour qui a reçu, en particulier, un fort appoint de noblesse mecklembourgeoise. Les Français ne sont ni les derniers, ni les premiers : un café français s ouvre à Stutt- gart en 1712, le théâtre français donne des représentations. L'influence prédominante qui s'exerce sur le prince est celle de la Graevenitz, la maîtresse en titre, qui, après de nombreuses péripéties, après un mariage secret avec le duc, suivi d'une expulsion sur les injonctions de l'Empereur, et d'un retour, à la faveur du mariage fictif de la belle avec un certain comte de Wurben, connut un triomphe indiscuté qui dura pour le moins vingt ans et ne s'acheva par la disgrâce que deux ans avant la mort du duc lui-même. L'orgueilleuse Graevenitz, impopulaire à Stuttgart, persuada son amant de transporter la cour à Louisbourg qui, de simple bourgade, fut élevée, en 1715, au rang de seconde résidence. Trop uniforme et ennu- yeuse, la ville n'a connu un développement considérable qu'à une époque récente où elle est devenue presque un faubourg de Stuttgart. Comme Versailles, mais pauvrement, elle abrita des courtisans, puis des fonction- naires retraités. La famille de Schiller y habita. Quant au château, élevé un peu de bric et de broc à partir de 1704 par Jenisch, mais surtout dès 1707 par Jean-Frédéric Nette auquel succéda l'Italien Frisoni, il a fière allure en dépit de ses disparates lorsqu'on se tient dans la cour fermée et que l'on fait de l'œil le tour des bâtiments. Louisbourg d'ailleurs n'est pas un morceau qui fasse date dans l'histoire de l'architecture et sa dé- coration intérieure est fort inégale24. Un intermède de quatre années, de 1733 à 1737, marque le règne de Charles-Alexandre, cousin germain d'Evrard-Louis ; il prend le gouver- nement d'un pays qui lui est à peu près étranger. Il a quarante-neuf ans et a beaucoup fait la guerre sous le Prince Eugène. Ses besoins d'argent l'amenèrent à faire une confiance excessive au Juif Sùss, ce qui valut à son protecteur, prince catholique, une légende inquiétante propagée par ses sujets protestants. Pour sa femme, la belle et très libre Marie-Auguste de la Tour-et-Taxis, dont la margrave de Bayreuth qui ne la connut, à vrai dire, que fort défraîchie, parle avec dégoût, elle avait trop à faire avec ses amants pour s'inquiéter beaucoup de la bâtisse. Charles-Eugène, son successeur, était âgé de neuf ans à la mort de son père. Reconnu majeur en 1744, il exerça le pouvoir près de cinquante ans et donna à la cour de Wurtemberg un éclat inégalable qui devait étonner les Souabes, lesquels passent en Allemagne pour plus efficaces que brillants. Sur la personne même du prince alternent les lumières et les ombres. Il avait été élevé à Bruxelles chez son grand-père Anselme- François de La Tour-et-Taxis, et il avait, pendant près de deux ans, fait son apprentissage auprès du Grand Frédéric. Ses détracteurs eux-mêmes conviennent qu'avec une culture peut-être assez superficielle, il eut plu- sieurs des qualités qui font un souverain. Sa politesse était grande et, dans ses pires dérèglements, il prétendit ne négliger jamais les affaires de l'État. Mais, placé trop jeune au pouvoir, jouissant d'une souveraineté absolue, il entraîna sa cour dans un tourbillon de plaisirs dont il ne saisissait point les conséquences. Ce qu'il a fait de bâtiments avec son architecte français La Guépière - et qui, par miracle, subsiste pour la plus grande partie - est d'une autre qualité que l'œuvre de ses prédécesseurs. Sans avoir à cet égard la compétence des Schoenborn ou d'Auguste le Fort, il s'intéressait avec intelligence à ses édifices, dessinait passablement et savait suggérer. Sa passion favorite fut, on l'a dit, celle du théâtre et plus spécialement du ballet. Sur les scènes de Stuttgart et de Louisbourg se succédèrent les représentations où Servandoni, appelé en 1763, présidait à la mise en scène, où Noverre gouvernait le ballet, où Gaetano Vestris dansait, entouré d'une troupe pour laquelle le prince ne reculait devant aucun sacrifice25. Encore sommes-nous loin de connaître tous les collaborateurs de Charles-Eugène. Un certain chevalier de Marolles, architecte, élève de Blondel et ensuite du chevalier Servandoni, se vante, dans une note adressée à M. d'Angiviller le 10 mars 1775 d'avoir «fait les fêtes du duc régnant de Wurtemberg à Stuttgart de 1763 et 1764, conjointement avec feu Servandony», et, bien que son nom reste ignoré des historiens alle- mands, on ne saurait forcément regarder cette prétention comme une hâblerie26. Que cela n'allât point sans le concours, à Stuttgart, d'aventuriers et d'aigrefins, voilà qui va sans dire et Casanova, qui nous a laissé de l'atmosphère de cette ville une description assez équivoque, devait s'y trouver dans son élément. Que le prince ne fût point un parangon de chasteté et que, parmi les jolies filles ainsi rassemblées, il jetât le mou- choir tantôt à la Vénitienne Agathe, tantôt à la Française Dugazon, tantôt à l'Anglaise Nancy, on n'en saurait être surpris. Et non plus que la bourse où puisait le duc ne fut pas inépuisable et que les expédients de son ministre français Montmartin n'aient point réussi à la remplir. Fatalement, la «conversion» (qui, cette fois, n'est pas une conversion religieuse), devait se produire. Elle était due à la fois à la résistance des états de Wurtemberg et à une femme. On a accoutumé de maudire en Allemagne la Maitressenwirtschaft. C'est pourtant une maîtresse, Fran- cisca de Hohenheim, qui réussit ce que la femme légitime, Elisabeth - Frédérique-Sophie de Bayreuth, n'avait pu obtenir: lasse des infidélités de son mari, elle l'avait quitté en 1756. La fin du règne - Francisca fut épousée en 1784 - prend les allures d'une idylle aussi touchante que pouvaient la rêver les âmes sensibles. Charles-Eugène, bien qu'il continue à vendre des soldats, fonde des écoles, des fabriques, encourage l'agriculture. Le couple joue au jardinage et ne cesse de protéger les arts tout en le faisant avec un goût désormais moins pur. A La Guépière qui est rentré en France et qui n'a pas tardé à y mourir, a succédé son élève Fischer, et le Premier Peintre Nicolas Guibal, un Lorrain, qui mourut en 1784, manque décidément de génie et a perdu au contact de Raphaël Mengs, qu'il admire inconsidérément, ce qu'il avait pu avoir d'agréable. Le débouché du Neckar dans le Rhin est occupé par l'électorat palatin qui possède, de l'autre côté du fleuve, jouxtant la frontière septentrionale de l'Alsace, le principal de son territoire. Sa capitale historique, Heidel- berg, riche en glorieux souvenirs, dresse, sur les dernières hauteurs avant la plaine, son château ruiné au XVIIème siècle par les troupes françaises. Ce château ne devait pas connaître une nouvelle vie. Jusqu'au XVIIIème siècle, en effet, le Palatinat avait été un des centres les plus attachés à la doctrine luthérienne, au point même que les huguenots venus de France, calvinistes, y reçurent un assez mauvais accueil. Or en 1685 le pays échut à la ligue catholique de Neubourg. C'était un sérieux accroissement territorial puisque les nouveaux venus unissaient de la sorte à l'ancien Palatinat leurs possessions de Berg avec Dusseldorf. Mais ce fut aussi la source de graves difficultés confessionnelles. Aussi bien les premiers de ces électeurs implantés ne semblent pas avoir été très désireux de faire avec leurs sujets palatins une connais- sance approfondie. Philippe-Guillaume (1685-1690), puis Jean-Guillaume (1690-1716) continuèrent de résider à Dusseldorf27. Ce fut grand dom- mage pour Heidelberg, au moins en ce qui concerne le second de ces princes. Car Jean-Guillaume - Jan Wellem, comme l'appelaient fami- lièrement les habitants de Dusseldorf où il était fort populaire et où se dresse sa statue de bronze, œuvre du sculpteur belge Gabriel Grupello et imitation de celle de Desjardins - Jean-Guillaume, qui avait fré- quenté dans sa jeunesse les cours de Bruxelles et de Versailles, était grand admirateur de Louis XIV et avide de lui ressembler dans ses œuvres. Plein de projets souvent quelque peu chimériques, - ne caressa- t-il pas l'ambition de régner sur l'Arménie? - il rêva de faire de Dussel- dorf le centre d une cour très brillante. Auprès de lui il avait surtout des Italiens et des artistes des Pays-Bas. Cependant son Directeur des bâti- ments, le Vénitien Mateo de Alberti, mort en 1715, était fort loin d'ignorer la France et avait épousé une Tourangelle. Dans le projet plus que gigan- tesque qu'il fit d'une résidence pour la nouvelle ville de Dusseldorf, les souvenirs de Versailles sont nombreux. Ce château devait remplacer celui d'Heidelberg qu'il s'agissait de «replanter», comme dit l'historio- graphe Raparini. Il y eut à peine un commencement d'exécution, mais le château de Bensberg, qui fut au contraire achevé en 1710, montre qu 'au fond Alberti n était pas très au fait des dernières modes en ma- tière d architecture française : de brique et pierre, avec ses pavillons carrés munis de combles à l'impériale et de lanternons, il évoque l'art de Louis XIII ou de la minorité de Louis XIV. La décoration intérieure, remarquable par les natures mortes de Weenix et qui garde encore un plafond de l Italien Pellegrini, semble avoir été fort remarquable. Des Français y participèrent sans doute, bien que leur rôle paraisse avoir été assez humble, puisqu'une partie du village de Bensberg s'appelle, aujourd'hui encore, la Petite-France. Mais jusqu'à quel point ne confon- dait-on pas avec les Français, les stucateurs wallons qui parlaient aussi notre langue et qui étaient nombreux autour de Jean-Guillaume? C'est l 'un d 'eux, Jacques Du Bois, demi-frère de Grupello qui avait construit la fameuse galerie de Dusseldorf. Car, parmi les princes collectionneurs du XVIIlème siècle, Jean-Guillaume fut l'un des plus heureux et l'un de ceux dont le discernement fut le plus remarquable. Il avait des armes, des médailles, des ivoires, et l'on rencontre encore chez lui le vieil héritage des Wunderkammer, des cabinets de merveilles de la nature et de l'art, si en faveur au siècle précédent. Mais il dépasse largement ce niveau avec ses quarante Rubens, ses vingt-neuf Van Dyck, les Snyders, les Jordaens, les Rembrandt, les Carraches, les Tintoret, les Titien. L'ancienne galerie de Dusseldorf, dont le premier catalogue date de 1719, n'a pas été à proprement parler dispersée, elle forme aujourd'hui le noyau le plus précieux de l'Ancienne Pinacothèque de Munich, mais, comme elle a changé de lieu, bien rares sont les spécialistes qui donnent un souvenir à à son fondateur. Le frère de celui-ci, Charles-Philippe, qui lui succéda, s'établit au contraire au centre de son état, mais, s'étant heurté, à propos de l'Eglise du Saint-Esprit, qu'il voulait réserver entièrement aux catholiques, à la mauvaise volonté des Réformés de Heidelberg, il transporta sa rési- dence à Mannheim, ville neuve qui avait été construite, une centaine d'années auparavant, au confluent du Neckar et du Rhin, sur un plan tout militaire et dont les rues, tracées au cordeau, se coupant à angle droit, ne produisaient certainement pas sur nos ancêtres la même im- pression d'ennui que sur nous. Charles-Philippe s'empressa de pousser les travaux de l'immense château dont il posa aussitôt la première pierre. Aucune prédilection prononcée ne paraît avoir déterminé son goût; il eut des architectes français de second ordre et fut plus heureux avec les Italiens: Alexandre Galli Bibiena, de la grande famille des décorateurs de ce nom, fut chargé d'édifier l'église des Jésuites. Il appartenait à son successeur, Charles-Théodore, représentant d'une autre ligne, celle de Sulzbach, de faire accéder la cour palatine au rang de celle que les étrangers citent en-exemple. Sans avoir le tempérament de Charles-Eugène de Wurtemberg, de caractère plutôt faible et vain, con- ciliant assez aisément la soumission aux Jésuites, et en particulier à son confesseur, avec un goût prononcé pour les femmes, il nourrissait un amour sincère des lettres et des arts. Elevé jusqu'à dix ans en Belgique par sa grand'mère, la princesse d'Arenberg, formé aux Universités de Leyde et de Louvain, il était de culture exclusivement française. Comme tout son siècle, il écrivait notre langue, mais quel prince de son siècle - le Grand Frédéric mis à part - eût été capable d'entretenir avec Voltaire une correspondance où ses lettres ne font pas mauvaise figure auprès de celles du patriarche de Ferney ? Ce qu'il accomplit pour les bâtiments et les jardins, tant dans le Palatinat même que dans le duché de Berg, avec son tout puissant directeur, le Lorrain Nicolas de Pigage, doit être réservé pour un autre lieu. Son théâtre et son ballet, de 1750 à 1770 environ, soit sur la scène aménagée dans le château de Mannheim, soit dans la ravissante salle de spectacle construite dans sa résidence d'été de Schwetzingen, furent parmi les plus brillants d'Allemagne28. L'électrice, pieuse et assez effacée, ne le seconda guère. Elle était effrayée de l'immo- ralité des danseuses venues de France et eut l'idée assez saugrenue d'établir àMannheim une sorte d'école-gynécée où se formaient à la danse, sous la direction du maître de ballet Bouqueton, des «vierges» alleman- des destinées à remplacer ces étrangères. Ce qui advint des vierges alle- mandes, en dépit de toute la surveillance à laquelle elles étaient soumises, il faut le lire dans les charmants mémoires de Mannlich. Lorsqu'en 1777, appelé à l'héritage de Bavière, Charles-Théodore quitta, à son grand désespoir, son cher Palatinat, il pouvait regarder avec fierté l'œuvre qu'il avait accomplie et à quoi les historiens dévoués aux grands-ducs de Bade, qui recueillirent les territoires palatins de la rive droite du Rhin, ont assez mal rendu justice. Coincées entre les possessions de l'électeur palatin et l'Alsace française, emboîtées d'ailleurs l'une dans l'autre, deux minuscules principautés s'éten- dent de l'autre côté des forêts montagneuses de la Haardt, sur un terroir verdoyant, mais plus sévère et moins fertile que les pentes tournées vers le Rhin: les Deux-Ponts, comme on disait alors, et Nassau- Sarrebruck. Les Deux-Ponts étaient échus à une branche des Wittelsbach séparée de la branche palatine depuis la fin du Moyen-Age et qui avait eu la fortune de monter sur le trône de Suède. Ces rois gouvernaient de loin leur principauté héréditaire, et l'administrateur de Charles XII y fut le célèbre Oxenstiern. C'est à titre d'allié malchanceux des Suédois que Stanislas Leczinski, dépossédé de sa couronne, et en attendant le mariage inespéré de sa fille avec le roi de France, trouva asile aux Deux-Ponts. Il y mena près de quatre années l'existence facile du philosophe pour laquelle il se sentait mieux fait que pour la couronne. Il y satisfaisait son goût de l'Orient aussi bien dans le quartier de la ville dont il encourageait la construction que dans la folie «à la turque» qu'il avait fait dresser dans la forêt et qui reçut le nom de Tschifflik : le bon roi eut toujours une pré- dilection pour les décors de pacotille. Après tout Tschifflik dont, il ne reste que les fondations, devait, d'après les dessins qui en ont été gardés, constituer un ensemble qui ne manquait pas d'agrément et il est grand dommage que ce document très précoce du goût de la turquerie en Occi- dent ait disparu. C'est l'architecte suédois Sundahl qui, en 1716, avait permis à ce goût de se satisfaire29. Et le même Sundahl, Directeur des bâtiments aux Deux-Ponts éleva surtout le Palais ducal, après l'avène- ment du duc Gustave-Samuel-Léopold de Cleebourg, qui avait réintégré son duché héréditaire. Cependant, en 1727, on rencontre, concurremment avec Sundahl, le Français Jean-François Duchesnois, qui avait surgi en 1718 comme conducteur de travaux au château de Darmstadt sous l'architecte Louis-Rémy de La Fosse. Nous en savons d'ailleurs bien peu sur ce Duchesnois qui disparait vers 1731 à la mort de Gustave-Samuel- Léopold. On a de lui quelques dessins, tels qu'un projet relatif à un pa- villon pour les jardins de Deux-Ponts, qui montrent qu'il avait une ex- cellente main et avait été formé à bonne école et on lui attribue aussi avec vraisemblance de rares édifices comme le petit château de Luisen- thal près de la ville. Quant à un autre Français, l'architecte et dessinateur de Combre, autant dire qu'on en ignore tout. On ne pouvait être plus Français que les Birkenfeld-Bischwiller qui héritèrent ensuite le duché et qui, en 1799, par l'extinction de la ligne de Sulzbach, devinrent les maîtres de la Bavière. Ils étaient possessionnés en Alsace (Bischwiller est à quelques kilomètres au nord de Strasbourg) et propriétaires du régiment de Royal-Alsace, en garnison à Strasbourg. Le plus séduisant de ces princes, Christian IV, ami personnel de Louis XV, était, au dire du duc de Zuckmantel, aussi français que s'il se fût trouvé à la cour de Versailles. Il avait été l'amant d'une comédienne, Mademoiselle Camasse ou Gamaces dont la vertu, au dire des rapports de police, ne devait pas être très farouche 30. Par la suite il l'épousa morga- natiquement et en fit la Comtesse de Forbach. Il aurait pu choisir plus mal, car cette charmante femme semble avoir eu, par la suite, une con- duite irréprochable et avoir assure à Christian les plaisirs tranquilles de la famille. Elle lui donna quatre fils et deux filles. C'est un touchant tableau anonyme que celui qui la représente, avec le duc et deux de ses fils». Plus sceptique - probablement par expérience personnelle - que l'électrice palatine sur la fragilité humaine, elle s'efforçait seulement de marier ses serviteurs à des jeunes personnes de Paris dont le talent lui paraissait promettre, pour en faire l'ornement du théâtre d'amateurs qu'elle avait formé aux Deux-Ponts en vue de distraire le duc. Le Premier Peintre Mannlich eut bien de la peine à échapper à cette marotte. Elle s'entourait de Français dont le principal était son frère Fontenet, un bon vivant. D'ailleurs elle n'était point sans culture et donnait fort dans l'Encyclopédie. Sa visite à Diderot, où le philosophe fit preuve d'un mélange de familiarité et de demi-courtisanerie qui était bien dans sa manière, est une histoire impayable. Presque chaque année, Christian et la comtesse de Forbach passaient, plus ou moins incognito, plusieurs mois à l'hôtel de Deux-Ponts à Paris, qui fut d'abord dans l'ancienne rue Royale, puis rue Neuve-Saint-Augustin, proche le boulevard, quand le duc eut acheté en 1767 l'hôtel La Vallière qui a été détruit par le perce- ment de la rue de La Michodière. Aux Deux-Ponts même, les moyens ont certainement manqué pour entretenir une cour comparable à celle du Wurtemberg ou du Palatinat. Il siérait plutôt de comparer cette vie semi-champêtre à celle d'un pro- priétaire terrien. La cour folâtrait, jouait la comédie en français sur un théâtre d'amateurs. De cette existence pleine de bonhomie, nous avons conservé une image extrêmement vivante sous la forme des mémoires du Premier Peintre Jean-Christian de Mannlich, enfant du pays, que son duc avait envoyé à l'atelier de Boucher pour lui procurer ensuite une place à l'Académie de France à Rome, où il fut le camarade de Houdon. Il n'existe malheureusement aucune édition complète des mémoires de Mannlich. Ils ont été publiés en allemand avec de très larges cou- pures que justifient mal la pudibonderie et des scrupules dynastiques, car le manuscrit appartient à la maison de Bavière. Une édition française de leur première partie seulement a été donnée en France dans des conditions assez suspectes32. C'est grand dommage et pour l'histoire et pour la littérature, car Mannlich est un excellent écri- vain ayant du tact, de la vivacité, de la finesse, et qui devrait figurer auprès des rares étrangers, comme le prince de Ligne, qui ont illustré nos lettres. Les Deux-Ponts ne pouvaient guère se permettre un architecte de renom. Pierre Patte qui, sur le frontispice de ses ouvrages, s'intitule: «Architecte de S.A.S. Monseigneur le Prince Palatin, duc régnant de Deux-Ponts», ne le fut qu'in partibus. Il avait certainement réparé et décoré l'hôtel parisien du duc et une planche du cours de Blondel, dont il fut le continuateur, en représente une chambre à alcôve. Mais Mann- lich parle à peine de Patte et il semble que son rôle ait été plutôt celui d'un consultant. On lui demandait des projets que l'on faisait ou que l'on ne faisait pas exécuter par d'autres. Il paraît néanmoins vraisem- blable qu'il fut l'auteur des projets du château disparu de Jaegersburg, élevé vers 1754, dont le caractère purement parisien, inspiré du Grand Trianon33, a toujours frappé les connaisseurs, et dont la conduite propre- ment dite fut probablement assurée par le Directeur des bâtiments Hautt, qui avait étudié à Paris, sans doute sous Blondel, et qui fut le grand constructeur des Deux-Ponts. A l'occasion, on fit même appel à des personnages beaucoup moins compétents, et le successeur de Chris- tian IV, son neveu Charles II-Auguste, qui lui succéda en 1775, mit au supplice le malheureux Mannlich qui ne se sentait aucune propension au métier d'architecte, en lui faisant réaliser ses projets grandioses. Ce Char- les-Auguste avait un caractère étrange: à la fois méfiant, renfermé et mégalomane. Sur le Carlsberg, aux environs de la ville, il avait créé une résidence dont les seules écuries pouvaient contenir mille chevaux et surtout un parc féerique où s'ébattaient en liberté les animaux, où une famille d'Esquimaux habitait une grotte artificielle, et que complétaient des serres et des jardins d'hiver peuplés de perroquets et de singes, où les rossignols, en plein hiver, chantaient dans leurs cages. Mais, devenu peu à peu immense selon le voeu du prince, le château lui-même, d'après les représentations assez médiocres qu'on en a, ne devait pas, architec- turalement, valoir grand'chose. Charles-Auguste, qui ne mourut qu'en 1795, eut le temps de voir ces splendeurs anéanties par les troupes fran- çaises, durant les campagnes de la Révolution. Quant aux peintres français employés par les ducs de Deux-Ponts, ils sont plutôt obscurs: le Strasbourgeois Hien, qui avait travaillé chez Oudry et qui fut, de 1758 à 1773, date de sa mort, Peintre de la Cour, son compatriote Mayer que l'on ne connaît guère que par une citation de Wille, le Langrois Jean Dubuisson, élève de Devosge à Dijon et de Suvée à Paris, et qui, étant devenu avant 1789, peintre des Deux-Ponts, fut rendu à sa patrie par la Révolution. Par raison de proximité, on pourrait s'attendre à trouver beaucoup de Français au service des comtes de Nassau-Sarrebruck. Très grande race, issue du roi allemand Adolphe de Nassau. Mais, par suite des divisions d'héritages, minuscule territoire et cour encore plus familière que celle des Deux-Ponts. Il est vrai que le comte Louis-Craton (1697-1717) avait demandé les plans de son château de plaisance, élevé sur le Halberg, à un ingénieur ou architecte La Motte, dit «La Bonté». La Motte venait en réalité de Suisse, mais ce sobriquet tout militaire a fait supposer à Lohmeyer, avec beaucoup de vraisemblance, qu'il doit s'agir d'un des ingénieurs militaires envoyés par Louis XIV pour la construction de Sarrelouis. Quelques noms plus humbles paraissent encore dans le château: deux menuisiers de Sarrelouis, un fontainier de Metz, et surtout un sculpteur Pierrard Coraille qui fit aussi deux tombeaux dans la chapelle du château de Sarrebruck. Cependant, le prince Guillaume-Henri, successeur de Louis-Craton, et qui fut le grand bâtisseur de Sarrebruck, avait pris pour Directeur des bâtiments un Allemand, Stengel34, et les Français semblent avoir été confinés dans des postes plutôt secondaires. Un sculpteur, Gounin, de Saint-Avold, paraît dans les comptes en 1748, puis en 1765-1766. Il semble occuper auprès du Directeur des bâtiments une place assez im- portante de dessinateur et modèle aussi des statues d'après ses projets. On le rencontre encore au voisinage, chez les comtes de la Leyen où il fait une fontaine pour la cour de leur château de Bliescastel. D'autres noms français méritent citation dans la manufacture de porcelaine que le prince de Nassau-Sarrebruck avait installée dans la petite ville d'Ott- weiler35: ceux de Dominique Pellevé, et de Cyfflé. Pellevé, Rouennais, engagé en 1763 pour dix ans et fondateur de la manufacture, rompit son engagement, probablement par jalousie à l'égard de Cyfflé. Celui-ci, sans doute natif de Bruges, modela pour l'établissement, mais semble être demeuré à Lunéville où il était employé à la manufacture de faïences Gabriel Chambrette et Cie. Il s'intitule, en 1769, «sculpteur ordinaire du roi de Pologne». Il était l'auteur de la statue pédestre de Louis XV élevée sur la place royale de Nancy et il établit vers le même temps à Lunéville «une manufacture de terre de Lorraine d'une blancheur éblouissante avec laquelle il fait... des figures historiques et caractérisées ou modelées d'après nature »36. A la vérité, cette cour agreste aurait à peine mérité mention si, par une vocation unique, elle n'eût apporté une contribution capitale à l'histoire des arts dans l'Allemagne du XVIIIème siècle, en formant - si l'on ose s'exprimer ainsi - une véritable pépinière de jardiniers, apparentés d'ailleurs les uns aux autres: les Koellner, les Petri, les Sckell, qui ont essaimé dans toute l'Allemagne et qui ont joué un rôle capital dans l'évolution du style des jardins français à celui des jardins paysagers37. A Mayence, le plus éminent des électorats ecclésiastiques, le plus im- portant aussi par sa population de 400.000 habitants, nous sommes chez les Schoenborn. Ce qui ne veut point dire qu'ils ont constamment occupé ce siège: il n'en va pas des territoires ecclésiastiques comme des terri- toires laïcs, les princes évêques ou archevêques étant soumis à l'élection des chanoines et aucune famille n'ayant réussi à se maintenir bien long- temps. Mais c'est un Schoenborn qui a donné à toute la Franconie et à une partie de la région rhénane l'impulsion artistique pendant la pre- mière moitié du siècle, et ce Schoenborn, Lothaire-François, a été élec- teur de Mayence de 1695 à 1729. Son frère avait sept fils qui ne se sont pas mal casés: François-Georges est électeur de Trèves de 1729 à 1756, Jean-Philippe-François prince-évêque de Wurtzbourg de 1719 à 1724, Frédéric-Charles, avant de le devenir à son tour, en 1729, a commencé par être vice-chancelier d'Empire à Vienne, Damien-Hugo enfin, occupe le siège de Spire de 1719 à 1763. De la sorte ils s'étendent largement sur la vallée du Rhin et très profondément dans celle du Main, d'autant que Lothaire-François, puis Frédéric-Charles seront en même temps évêques de Bamberg. Tous ces Schoenborn, issus d'une très ancienne lignée chevaleresque de la vallée de la Lahn, sont unis entre eux, cultivés - ils parlent et écrivent presque tous, outre l'allemand, le français et l'italien - et géné- ralement assidus à leurs devoirs. Ils sont de ceux dont on ne dit rien à l'égard des femmes, ce qui est méritoire pour des princes ecclésiastiques de ce temps-là. Tous sont atteints d'une maladie commune, celle que Lothaire-François appelle comiquement le Bauwurmb - la tarentule de la bâtisse. Leur correspondance relative à leurs constructions est formidable : il en a été publié de nombreux extraits et elle fait en ce moment l'objet d'une édition complète38. La personnalité la plus forte et devant laquelle les autres semblent s'incliner tacitement est celle de Lothaire-François. De loin il dirige notre (

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