VIVE LA PROPRIETE ! Ouvrages publiés par le Club de l'Horloge

LES RACINES DU FUTUR Demain la France (sous la direction de Jean-Yves Le Gallou) Masson, 1977 ; rééd., Albatros, 1984

LA POLITIQUE DU VIVANT (sous la direction d') Ed. Albin Michel, 1979

LE DÉFI DÉMOGRAPHIQUE Ed. Club de l'Horloge, 1979

LE PÉRIL BUREAUCRATIQUE Ed. Club de l'Horloge, 1980

LE GRAND TABOU L'économie et le mirage égalitaire (sous la direction de Philippe Baccou) Ed. Albin Michel, 1981

UN NOUVEAU PRINTEMPS POUR L'ÉDUCATION Ed. Club de l'Horloge, 1982

ECHECS ET INJUSTICES DU SOCIALISME suivi d'un Projet républicain pour l'opposition Ed. Albin Michel, 1982

LE SOCIALISME CONTRE LE TIERS MONDE (sous la direction d'Yves Montenay) Ed. Albin Michel, 1983

L'ECOLE EN ACCUSATION (sous la direction de Didier Maupas) Ed. Albin Michel, 1984

SOCIALISME ET FASCISME : UNE MÊME FAMILLE ? Ed. Albin Michel, 1984 GEORGES BERTHU

Lo/CLUB DE L'HORLOGE

Vive la propriété !

Albin Michel 0 Editions Albin Michel, S.A., 1984 22, rue Huyghens, 75014 ISBN : 2-226-02116-7 Vive la propriété ! a été écrit par une commission du Club de l'Horloge dont la composition était la suivante :

François BERGER Hervé BERNAILLE Fernand R. BERNARD Georges BERTHU (Président de la commission) Jacqueline DEMOGÉ-DECORTE Michel DUTILLEUL-FRANCŒUR Eric FAIRNIEL François GUILLAUMAT William HAMMOND Henry de LESQUEN Alain PATRICK Pierre-Yves PINCHAUX Jean-Charles PRUNIER Bernard ZIMMERN

Jane Nous tenons à remercier tout particulièrement Madame e Berthu et Mademoiselle Brigitte Gorre, pour leur aide attentive et patiente dans le suivi du manuscrit.

Sommaire

Introduction : Le citoyen, propriétaire de ses droits 11 Naissance de la propriété 27 Le pacte fondateur 53 Y a-t-il un impératif de propriété ? 66 Efficacité économique du droit 94 Le chaînon de l'héritage 119 L'inégalité créatrice 140 Pouvoir et propriété 167 Preuves par l'absurde 192 La gardienne des libertés 231 Pour libérer l'évolution 257

Morale de la propriété : un citoyen responsable 270 Cinquante millions de propriétaires 282 Conclusion 305

Notes 307 Annexes 327 Bibliographie 355 Notice sur le Club de l'Horloge 361

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 La affirme que la propriété est un droit inviolable et sacré. Pourtant la lutte contre cette institution est un thème central de la pensée socialiste, et constitue un dénominateur commun de tous les partis qui se réclament de ce courant Politique. Pour certains de nos compatriotes, attachés par ailleurs à l a défense des libertés, il s'agirait là d'une simple question technique, ne concernant pas l'essentiel, et sur laquelle il ne serait pas dangereux de faire des concessions. L'erreur est Profonde. En effet, la propriété privée est une pièce maîtresse e toutes les sociétés qui veulent rester libres et ouvertes au Progrès. C'est ce que le présent ouvrage a l'ambition de démontrer.

INTRODUCTION

Le citoyen, propriétaire de ses droits

« Nous ne croyons pas que le bonheur des Français tienne jU fait que chacun d'eux soit propriétaire d'un petit morceau e patrimoine de leur pays1 », s'exclame un député socialiste a a tribune. Le président de la Commission des lois, socialiste également, fustige de son côté ce « dérisoire droit de pro- priété », et la possession des « médiocres petites choses de la vie 2 ». Visiblement, l'hostilité des socialistes envers le droit de Propriété va bien au-delà de celui qui porte sur les instru- for;d ments Production : ils remettent aussi en cause ce pro- ond besoin ressenti par les hommes, d'essayer de se recon- naître dans des objets matériels sur lesquels ils imposent r marque, et de se construire une zone de liberté qui ne dépende que d'eux. refusant ces délimitations, qu'il s'agisse de la gestion d S biens ou vie personnelle de chacun, les socialistes question missent transparaître leur rêve d'un monde unitaire, où la douloureuse de l'arbitrage à opérer dans la répar- tit"6S ion des ressources et des produits ne se poserait plus : un tp°n. e la propriété serait ouverte à tous, c'est-à-dire n'exis- rai plus en tant que telle. Mais cela postule l'abolition de la rareté.

La rareté, première contrainte des décisions humaines notion auteurs socialistes contestent effectivement la Marp1^ rareté. La thèse exposée notamment par Gui llaume, dans Le Capital et son double3, est que, si les pays sous-développés souffrent évidemment d'une pénurie de ressources — il aurait été difficile de le nier — il n'en est pas de même des pays développés, pour lesquels la rareté n'est que la simple transcription d'un « code social » dans la répartition des biens. « Dans les pays développés, il n'y a plus de critère physiologique pour définir la pénurie... La rareté devient construite par une représentation sociale... Ce qui est rare, pour chaque tranche de la pyramide sociale, c'est la consommation moyenne de la tranche supérieure. » D'où l'auteur tire la conclusion que « les notions de rareté, d'abondance, n'ont pas de réalité objective, intemporelle, sur le plan social ». Cette thèse est à rejeter pour trois raisons majeures : d'abord la frontière entre pays développés et pays sous- développés est elle-même hautement... subjective. Dans mille ans, nos descendants considéreront l'Europe d'aujourd'hui comme complètement sous-développée. Chacun subit la rareté de son époque. Ensuite, c'est faire preuve d'une singulière étroitesse de vues que de limiter le foisonnement des projets des hommes, et notamment leur désir d'améliorer leur sort, à un simple souci vaniteux d'ascension sociale. Enfin, dans une société de liberté, nul ne détient le droit de se substituer à ses sem- blables pour affirmer à leur place que leurs besoins sont satisfaits, ou n'a le droit de les condamner en déclarant qu'ils se battent pour des illusions. Cette attitude fréquente de la gauche a toutefois sa logique interne : elle revient à ridi- culiser par avance des besoins que le socialisme est effecti- vement bien incapable de satisfaire. La règle de conduite que doivent au contraire se fixer tous ceux qui sont respectueux des préférences exprimées par leurs concitoyens, est simple : les besoins sont certes rela- tifs — qui le nierait ? — mais ils constituent à un moment précis une donnée qui doit s'imposer aux gouvernants. Dans ces conditions, la rareté redevient un phénomène objectif. C'est une contrainte incontournable que les hommes s'effor- cent de desserrer en procédant à des arbitrages, en allouant les ressources aux emplois les plus utiles, et plus générale- ment en choisissant les mécanismes de répartition des res- sources les plus efficaces pour le développement. Cette rareté rend impossible la propriété « ouverte ». La propriété ouverte n'existe pas

La propriété ouverte serait une propriété collective sur laquelle ne pèserait aucun droit d'exclusivité au profit des membres de la communauté : tout nouveau venu, même il ayant aucun lien avec personne, y serait accueilli à bras ouverts comme un copropriétaire à part entière. Un tel modèle est affecté d'une impossibilité totale. En effet, les ressources étant limitées, il ne peut s'exercer sur elles de nouveaux droits de jouissance en nombre croissant, à moins que le montant des droits antérieurs ne diminue. Or, cette situation serait évidemment jugée intolérable par les per- sonnes déjà installées. Des restrictions au droit d'entrée seraient bientôt édictées. La propriété « ouverte » disparaî- trait alors ipso facto. Mais pour éviter d'en arriver à une telle extrémité, la pro- priété ouverte ne pourrait-elle pas croître, afin d'assurer à la is les droits de jouissance des nouveaux arrivants et le maintien de ceux des anciens ? En fait, cette issue est égale- ment fermée, car peu de membres de la communauté pour- raient accepter de faire un investissement dont d'autres recueilleraient les fruits. Et ceux qui s'y hasarderaient seraient vite découragés par l'inutilité d'un travail à recom- encer sans cesse. La seule solution possible serait de vendre aux à nouveaux arrivants des droits d'entrée, correspondant a part d'investissements supplémentaires que leur venue entraînée : mais on sort alors des limites de l'épure, puis- ach t'tî6 prétendue solution reviendrait à créer des droits individ uels et ce biais à réinventer les droits de propriété calcul Ainsi, prise de conscience de la rareté, traduite dans le •Cu, économique, a tué l'idée de propriété collective ouverte, qui, dien depuis C.B. lors, comme le fait remarquer le professeur cana- j n • Mac 4 Pherson, « semble être une contradiction dans nH '^rme^ ». Par opposition s'est définie la notion de pro- priété exclusive. Vouloir nier rareté, c'est s'exposer à sa vengeance : com me il apparaîtra au terme de cette étude, la propriété qui se veut ouverte engendre une société fermée, alors que la propr iét é exclusive engendre une société ouverte au progrès. Les propriétés ne peuvent être qu'exclusives

Dans le spectre des formes de propriétés qui restent possi- bles, se distinguent deux catégories principales : d'une part les propriétés individuelles, et toutes les combinaisons qui peuvent résulter de leur libre exercice (coopération, associa- tions diverses) dont l'ensemble forme les propriétés « pri- vées » ; d'autre part les propriétés publiques, qui peuvent être interprétées comme des propriétés spécifiques de la personne morale « Etat » (pour simplifier) ou comme des propriétés indivises de la communauté nationale, administrées par la volonté unique qui se dégage du scrutin majoritaire. Les socialistes préfèrent cette seconde catégorie qui, parmi toutes les formes praticables, leur semble être celle qui se rappro- che le plus de la propriété collective ouverte. Ces deux catégories présentent cependant des points com- muns, qui ont justement pour particularité de les rendre gérables, quoique de manière inégale : d'abord, elles sont toutes les deux exclusives, c'est-à-dire que leur usage est réservé au propriétaire dans le premier cas, au citoyen dans le second : en principe, les tiers ne sont pas admis sans contrepartie. Mais l'exception à cette règle est toujours la même : la nouvelle génération est acceptée d'emblée au sein de l'exclusivité nationale ou familiale, sans avoir à payer de « droit d'entrée ». Ce sont en effet les générations en place qui cotisent à la réalisation d'investissements d'éducation dont elles ne per- cevront pas elles-mêmes les dividendes. Toutefois, dans le cas de la propriété publique, l'exclusi- vité se trouve tout de même plus diluée par le grand nombre des membres de la communauté titulaire du droit : chaque fois qu'une action produit des fruits, ces derniers sont en effet appropriés par le groupe, et non par l'individu qui en a été l'origine ; par exemple, les résultats de l'entreprise publique, s'ils étaient positifs, reviendraient à la collectivité, et non aux directeurs qui auraient réussi à les dégager. Il y a donc là au sein de l'exclusivité de la propriété publique, un important facteur de distorsion. Le deuxième point commun des propriétés privées et publi- ques, corollaire du précédent, est d'exprimer une seule volonté, celle du « propriétaire », individu ou Etat. Les mécanismes par lesquels cette volonté se dégage ne sont toutefois pas les mêmes : ils peuvent être très courts, et I est le cas de la propriété individuelle, qui correspond à la volonté de la plus petite unité de décision possible, l'indi- ldu ; ils peuvent être plus longs, et impliquer élections, négociations et conciliations, comme dans le cas de la pro- priété publique. L'allongement du circuit est évidemment une source d'alourdissement de la gestion, et d'accroissement es risques de divergences entre les désirs des individus, et a volonté « collective » qui se dégage finalement d'un pro- cessus toujours imparfait. Si la gestion de la propriété privée est visiblement la plus sln?P|e» car plus directe, cela ne signifie pas pour autant 6u elle soit toujours possible : certains biens, dits indivisi- es, ne peuvent faire l'objet d'appropriations privées (pour es raisons théoriques, ou quelquefois seulement pratiques). a propriété publique est alors nécessaire. Mais, plus elle °rc*e ce secteur, plus elle accroît ses problèmes de gestion, et Plus elle subordonne les citoyens aux contraintes étatiques. pourquoi il est nécessaire de réserver la procédure tique aux cas où le marché se montre clairement ineffi- > et ou existe un assez large consensus des citoyens.

Du système fermé à la volonté libre

nv ance» la principale traduction juridique du « rapport des ? ^es aux choses » se trouve dans l'article 544 du Cod civil, de énonce que * la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, Pourvu par qu'on n yen fasse pas un usage prohibé par les lois ou règlements ». Ce texte fait bien ressortir l'effet de la volo - S,^r la chose, qui apparaît indépendant de l'interven- .e 1 Etat, puisque ce dernier ne fait qu'apporter des exceptions à la règle. ' se contente par ailleurs de noter que la pro- priété est « absolue », sans avoir besoin de préciser explicite- ment qu'elle est individuelle, car le second caractère se déduit nécessairement du premier. En effet, une propriété sur laquelle coexisteraient les volontés de plusieurs individus ne Pourr *+ constituer, ni pour chacun d'eux, ni pour leur col- lectivité prise comme un tout, un droit « absolu » lorsque ces volontés viendraient à se paralyser en se contrariant mutuellement. Visiblement, le rédacteur du Code civil voulait se J . remarquer ainsi du régime féodal, où personne, sauf exception, ne disposait de tous les droits afférents à un même bien. Une telle coexistence de droits, comme on le verra, est une entrave à la bonne gestion, et encore plus à l'innovation. Pour éviter ces inconvénients, la seule solution est alors de partager cette propriété indivise jusqu'à l'unité de base qui ne peut en principe être en contradiction avec elle-même : l'individu. On peut donc affirmer à juste titre que le Code civil opère une désagrégation de l'ancien droit, mais à condition d'ajou- ter aussitôt que cette désagrégation est la condition préala- ble et nécessaire pour que s'opèrent, sur des bases libres et contractuelles cette fois, de nouvelles agrégations résultant d'arrangements plus conformes aux besoins de chacun. C'est ainsi que plusieurs titulaires de droits de propriété peuvent regrouper leurs biens et mettre en place, entre eux, des mécanismes de conciliation destinés à dégager la volonté unique nécessaire à la gestion de ce qui a été mis en commun (société par actions, coopérative). C'est ainsi égale- ment qu'un titulaire de droits est libre de les faire partager par les membres de sa famille, vers lesquels, entre tous les autres hommes, la nature dirige ses inclinations. En ce sens, le droit individuel n'a rien d'individualiste, puisqu'il est le fondement d'une libre coopération. Ce mouvement de désagrégation du droit jusqu'à l'unité, puis de reconstruction sur cette base de tous les arrange- ments librement négociés que les hommes jugent nécessaires, est essentiel à la compréhension de l'intérêt de la propriété individuelle : il substitue en effet à un système étroitement préprogrammé par les traditions, et par un réseau très dense d'obligations imposées, un système ouvert, où les individus s'associent à leur gré, réinventent des combinaisons plus intéressantes de leurs relations, ou tout simplement conser- vent les anciennes s'ils en ressentent le besoin — mais cette fois de manière non contrainte.

L'impasse juridique

Les commentateurs qui ont cherché à définir le droit de propriété à partir de l'article 544 ne sont en général pas allés très loin : ils énumèrent, en effet, les composantes traditionnelles du droit, usus (droit d'usage), fructus (droit J e recueillir les fruits) et abusus (droit de se défaire de la chose), puis s'arrêtent bientôt, à bout d'inspiration. A procéder ainsi, cette impasse est difficilement évitable, car en concentrant l'attention sur la relation hommes-choses, a formulation de l'article 544 extrait le droit de son contexte social, et divertit l'observateur de l'analyse essentielle, qui est e des relations qu'entretiennent les hommes entre eux. De ce fait, le droit de propriété apparaît à tort comme très parti- culier — le seul qui se rapporte à des choses. Cette fausse originalité rend alors plus difficile de retrouver les affinités profondes qu'il entretient avec les autres droits, et laisse Penser qu'il pourrait être retranché du corpus juridique sans dommage pour l'ensemble. our éviter cette voie sans issue, il faut ne pas se perdre ans le détail des caractéristiques du droit de propriété, mais prendre conscience de leur unité profonde : tout d'abord, Usus c'est et fructus peuvent être confondus, car user d'une chose, est en recueillir les avantages, donc les fruits de son usage. estent donc l'exclusivité (usus-fructus) et la cessibilité, ou pombilité (abusus). Mais ces deux aspects peuvent eux- eines être réduits à un seul : l'exclusivité. On conviendra Par exemple aisément que si j'ai la disposition exclusive d'un ien, cela signifie que j'ai le droit de le conserver ou de le nare, de sorte que la cessibilité est logiquement contenue a£s 1 autre proposition. ^tte caractéristique de cessibilité était d'ailleurs longtemps ee secondaire, dans une économie féodale encore écono- qu'^Uenient très stagnante. Elle n'a pris de l'importance tfVeC développement du capitalisme, qui a su faire de du droit de propriété le fondement de son cette essor. Aujourd'hui, la cessibilité est devenue si importante un Pour expliquer le rôle économique de la propriété dans système marché, que bien des économistes ont ten- da ^ en faire la pierre de touche de leur théorie des droits de propriété. Cette position, compte tenu de la situation actuelle, est comprehensible : c'est bien en effet pour une grande partie moment de la transaction que le statut des droits de m^PTe pr affecte l'allocation des ressources, et donc déter- configuration de l'économie. •j.6 °Vte °*s' le droit de propriété influence aussi de manière simr»limPOrtante le comportement des personnes lors de la P e conservation du bien, et en dehors de tout acte d'échange. En outre, en insistant trop sur la cessibilité, on risque d'oublier que ce caractère n'est qu'une conséquence de l'exclusivité. Cette conclusion prendra toute sa valeur lorsque nous voudrons comparer le droit de propriété aux autres droits.

L'exclusivité, rapport entre les hommes

La tradition juridique française, dans son ensemble, distin- gue les droits réels (rapports entre une personne et une chose, sans intermédiaire) dont l'archétype est la propriété, et les droits personnels (droits d'une personne à l'encontre d'une autre personne). On ajoute en général que le droit réel est opposable à tous, et le droit personnel au débiteur seule- ment. Pourtant, cette opinion générale connaît aussi ses dissi- dents : c'est ainsi que Planiol et son école, partant de l'idée que le contact direct entre un sujet et un objet est un fait, mais non un droit, ont mis l'accent sur les relations entre- tenues par le titulaire du droit de propriété avec les autres personnes ; dans cette optique, le droit de propriété est aussi un droit personnel, avec cette particularité que l'inter- locuteur de son titulaire n'est pas une seule personne, mais l'ensemble de ses concitoyens, sur lesquels pèse une « obli- gation passive ». Par cette expression, Planiol signifiait que les non-titulaires du droit devaient le respecter, sans, bien entendu, pouvoir l'utiliser (d'où l'emploi du terme « passif »). Ainsi introduit-on l'idée d'un droit de propriété, rapport entre les personnes. Cette interprétation est la bonne : en effet, si le proprié- taire a l'usage exclusif de son bien, il ne s'agit là que d'une constatation au premier degré, qui elle-même ne peut être vraie que si les autres hommes reconnaissent par convention au propriétaire le droit de ne pas les faire participer directe- ment à la jouissance du bien 5. La première relation n'est pas fausse, mais elle n'existerait pas sans la seconde. « La pro- priété n'est autre chose qu'une convention sociale6 », écrivait Benjamin Constant. Les professeurs américains Eirik G. Furubotn et Svetozar Pejovich lui font écho un siècle plus tard : « Les droits de propriété doivent être compris comme les relations, sanctionnées par la loi, que les hommes éta- blissent entre eux quant à l'usage des biens. Ces relations définissent les normes de conduite que chacun doit observer, ce sujet, dans ses contacts quotidiens avec les autres, à î?oms qu'il ne préfère supporter le coût de la non-observa- tion 7. »

proposition permet d'élargir le débat, en banalisant 1 e droit de propriété par rapport aux autres droits.

Tous les droits du citoyen forment sa propriété

deux conclusions précédentes amènent à formuler la e finition suivante : le droit de propriété est un accord par hommes se reconnaissent mutuellement l'exclusi- e de l'usage de certains biens. Mais qu'est-ce qu'un bien ? Certainement pas uniquement un bien matériel. Le sens est ^aucoup plus large. Le professeur Pejovich nous en donne premier indice, lorsqu'il précise : « Le terme " bien" est utIlIsé la * Pour désigner tout ce qui apporte de l'utilité ou de ta ^at. action à une personne. Donc, et ce point est impor- s» concept de propriété, dans cette nouvelle approche, SU]Î] aPPlique à tous les biens rares. Il inclut à la fois les droits i objets matériels (vendre ma machine à écrire par emple) et les " libertés publiques " (droit de voter, de Publier, etc.). » dr R,amener à l'unité les droits sur les objets matériels et les Que S citoyen est une idée que l'on retrouve chez quel- quiS ' auteurs plus anciens, notamment Jean-Baptiste Say, gou écrivait, dans son Traité d'économie politique : « Le gouvernement sonne, viole la propriété que chacun a de sa per- sonne, encore la s'empare d'une certaine industrie... Il viole P"bliqu plus propriété lorsque, sous prétexte de la sûreté ^ e, ou seulement de la sûreté du gouvernement lui- auto^' Vous empêche de changer de lieu, ou bien lorsqu'il vous d^ Un- gendarme, un commissaire de police, un juge, à ',,de J détenir, tellement que personne n'a la complète certi- de n0 6 Pouvoir disposer de son temps, de ses facultés, ni e Cette vT' terminer une affaire commencée 8. » fon dam ^ d'une unité profonde des droits du citoyen est Tensenihïi^j' permet de définir la propriété comme saris . e des droits d'usage exclusif, qualification applicable lnaccessib Inconvénient aux biens échangeables comme aux droits Une antique tradition européenne

Les droits dont notre société reconnaît en principe l'exclu- sivité à l'homme sont nombreux, à commencer par celui de se gouverner lui-même. La propriété de sa vie et de la manière de la conduire ne rencontre pas seulement un sen- timent populaire, dont les enquêtes d'opinion attestent cons- tamment la force, elle est aussi le fondement de l'idée de responsabilité individuelle qui inspire notre type de société. C'est dans le droit fil de cette logique qu'Annie Kriegel pouvait par exemple écrire dans une chronique récente sur le terrorisme : « En démocratie... la responsabilité person- nelle dans le passage à l'acte est une propriété inaliénable de l'individu libre9. » Par ces mots, elle reflétait exactement l'esprit de nos institutions : « Chacun s'appartenant, avait dit Gambetta, il convient à chacun de se rendre heureux ou malheureux selon le bon ou le mauvais usage de sa liberté 10. » Cette idée de « suzeraineté sur soi-même », qui était sous- jacente dans la déclaration de 1789, remonte en fait très loin aux origines de l'Europe : c'est celle du christianisme, qui enseigne que, quoique Dieu ait une propriété éminente sur l'homme, il le laisse libre de faire ce qu'il veut de sa vie — y compris le mal ; c'était aussi celle de ce Viking qui répondait « chez nous, chacun est seigneur de soi-même », lorsqu'on lui demandait qui était son maître11 ; c'était enfin, à Rome, celle de la loi des Douze Tables, lorsqu'elle consacrait, pour les citoyens, la puissance du père de famille. Et aujourd'hui encore, ne veut pas dire autre chose lorsqu'il écrit que « notre grande affaire devrait être de récupérer la propriété de notre destin individuel12 ».

Vers une théorie des droits

Dès lors que l'on admet au bénéfice de l'individu cette « propriété du gouvernement de lui-même », se déduisent l'un de l'autre tous les droits du citoyen qui en sont les composantes nécessaires (droit de pensée, d'expression, de déplacement, d'association, de réunion, etc.) ; l'exclusivité du droit sur sa vie implique aussi celle de la force de ravail personnelle et, par combinaison de celle-ci et des droits précédents, l'exclusivité sur les produits qui en résul- tent. Tous ces attributs de la personne humaine sont donc, ans notre société, ses droits de propriété. Cette définition encore élargie rejoint celle que Locke évoque dans le DeUXième Traité sur le gouvernement civil lorsque, exposant es fins de la société politique et du gouvernement, il rappelle que les hommes se sont réunis « afin de sauvegarder mutuel- ement leurs vies, leurs libertés et leurs fortunes, ce que je désigne sous le nom général de propriété13 ». On remarque d'ailleurs au passage combien les détracteurs de Locke pré- sentent sa pensée sous un jour étriqué, lorsqu'ils écrivent, sans autre précision, que selon lui « c'est pour garantir la propriété que les hommes sortent de l'état de nature...14 » j-omme si Locke ne pensait qu'à la seule conservation des iens matériels. Au contraire il faut comprendre sa définition e la propriété de la manière la plus large : la vie, les liber- es, le patrimoine. Cette position est celle que Hayek adopte, reprenant d'ailleurs textuellement, les propres termes de 5, • Ce qui sous-tend cette énumération et la rend ererîte> c'est l'idée d'exclusivité : la vie, les libertés, Patrimoine, sont propres à l'homme, du moins dans une veut faire de celui-ci la pierre de fondation de t ut 1 édifice social : une telle société repose en effet sur Postulat que ses citoyens sont propriétaires d'eux-mêmes, jess,u.at dont tous les droits de la personne, que protègent les lois, ne sont que les conséquences logiques. Selon cette définition, la théorie de la propriété n'est donc final ement qu'une théorie des droits. Ces droits, délimitant des zones d'action protégées, quel qu'en soit le domaine, dép suilnissent des moyens de liberté. D'où la tendance de Hayek, Locke, à considérer, dans un raccourci, que la liberté est une propriété de l'homme. Nous préférerions, quant à nous condenser la définition qui est la leur, « la vie, les liber- tés, le patrimoine », en « la vie et les droits » : la liberté co' *?e' à un niveau différent, le patrimoine, ne sont en effet q CS conséquences de l'exercice des droits dont l'homme est que Propriétaire, et non des données préexistantes. U?r H de propriété dans l'ensemble de la théorie générale des droits est à la fois difficile, et vital : en eff& gémonie des valeurs de la société marchande rétrécit effet,r vision que nous pouvons avoir de la propriété, de soV e qu une définition large, comme celle proposée plus haut, nécessite un certain recul par rapport aux idées habi- tuelles ; mais, pourtant, cette définition large est la seule qui puisse rendre compte de l'opposition radicale séparant les sociétés de l'Est et celles de l'Ouest.

Refuser les idées étroites

Essayer de dépasser la conception étroite de la propriété, réduite à un droit sur les biens matériels, et qualifier ainsi l'ensemble des droits du citoyen, expose à être mal compris. Quoi, diront certains, voulez-vous insinuer que la vie humaine est un bien marchand ? Croyez-vous que les droits, celui de voter, de penser librement, par exemple, puissent se vendre comme des marchandises ? Cette vertueuse indignation se trompe d'objet ; elle revient en effet à admettre l'échange comme critère principal de la propriété ; en cela, elle se montre malgré elle influencée par l'opinion des économistes, qui tendent à faire du droit de disposer l'élément le plus important de la propriété ; elle raisonne dans le cadre des valeurs marchandes, pour les- quelles le droit de propriété est avant tout un droit trans- férable. Telle n'est pas notre position. Nous ne voulons pas rame- ner toutes les propriétés à la propriété des biens matériels, mais au contraire ramener celle-ci à toutes les autres pro- priétés. La démarche est inverse. C'est pourquoi nous ne prenons pas comme critère commun l'échange, car celui-ci est hypertrophié en ce qui concerne la propriété des biens, et reste secondaire pour les autres. Ce qui est pour nous le critère commun de tous les droits de propriété, c'est l'exclusivité. Le professeur Mac Pherson avait bien remarqué cette difficulté de nos sociétés à concevoir la propriété de manière très large, englobant « la vie et les droits », alors que cette acception semblait être plus évidente du temps de Locke. « En vérité, explique cet universitaire, au XVIIe siècle, le mot de " propriété " se trouvait souvent utilisé dans un sens qui nous paraît extraordinairement vaste : on reconnaissait que les hommes pouvaient être propriétaires, non seulement de leurs terres et de leurs biens... mais aussi de leurs vies et de leurs libertés 16 ». En effet, Selon Mac Pherson, la propriété 60 aie étant dissociée (plusieurs droits, appartenant à des jj ^sonnes différentes, pouvaient porter sur le même bien), était aisément accessible à l'opinion commune que la pro- P été était quelque chose de plus abstrait que le bien lui- ertle- Plus intéressante encore est son explication de la quasi-disparition de cette manière de voir : « La conversion je l'usage habituel avant le XVIIe siècle, en une définition de , propriété réduite à des choses, vint avec l'extension d'une économie pleinement capitaliste, à partir du XVIIe siècle, et le emplacement des anciens droits limités sur les terres et les res biens par des droits virtuellement sans limites. » En et, tous les droits relatifs à un bien se trouvant, pour des isons d'efficacité, regroupés entre les mains de la même Personne, il devenait plus tentant d'assimiler les droits au 1en, et non plus à la personne. Lette évolution fut certainement accélérée par l'usage du °it romain : en effet, celui-ci se prêtait fort bien au regroupement des droits, créateur de la propriété indivi- e le ; il devint dès lors une référence obligée 17. Mais quoi- e ayant représenté un progrès considérable à son époque, il comportait que l'inconvénient, à la Renaissance, de n'offrir qu'une PcePti°n excessivement restrictive, et concrète, de la pro- P lete. Afin de bien comprendre ce point, il faut rappeler jj e le droit romain18 avait lui aussi tendance à réserver du mot « propriété » à la possession de choses corpo- rell^6 Aes bien plus, à assimiler le droit et la chose elle- cla1116 écrit Robert Villers, « s'il est opportun de les droits, il n'est pas logique de placer d'un côté le dr oi de propriété, et de l'autre tous les droits qui ne sont Pas la propriété 20 ». eS-t peut-être pourquoi, conclut le même auteur, « les Ro Inains n'ont jamais connu une notion claire et théorique , patrimoine" ", au sens de somme algébrique de l'actif et fs dettes ». A fortiori, ne pouvaient-ils accéder à l'idée qUe 6 .°^ de propriété est quelque chose de plus large que le réductionnisme Patrilnonium ». Cette limitation du droit romain, ajoutée au •UCt^0nn^sme opéré par la société marchande, ne pouvait Pr<)d Ulfe que la conception actuelle du droit de propriété, ain 66 à la vérité de l'essentiel de ce qui fait sa significa- retrouver.tionU sa richesse. Or ' c est ce qu'il nous faut aujourd'hui Un choix de valeurs

Il se trouve que la langue française peut désigner, par un seul mot, « ce qui est propre » à quelqu'un ou quelque chose (les caractères propres d'un acide, par exemple), et les biens que l'on possède : ce sont tous des « propriétés ». Cette coïncidence, sur le fond, va tout à fait dans le sens de notre démonstration ; dans la pratique, elle pose tout de même quelques difficultés d'expression, puisque nous serons obli- gés de distinguer « la propriété en général », c'est-à-dire l'en- semble des droits, et « la propriété sur les biens », par laquelle nous désignerons le droit particulier de l'article 544 du Code civil. Les auteurs anglais ne sont pas, quant à eux, confrontés à cette difficulté pratique, puisqu'ils disposent de deux mots, l'un « property » pour désigner la propriété en général, l'autre « ownership », qui vise un sous-ensemble de la définition principale, celui de la propriété des choses matérielles. Or, il est tout à fait nécessaire de replacer notre débat dans le cadre général de la « property », car c'est lui qui nous donne la clé de la cohérence profonde de notre société. En effet, comme nous l'avons dit, si nous reconnaissons le droit de propriété sur les biens, c'est en conséquence d'une autre propriété, plus fondamentale, et dont toutes les autres décou- lent : la propriété de l'homme sur lui-même, reconnue dans les sociétés qui placent l'homme au centre de la société, et non l'inverse : si l'homme est propriétaire de lui-même, il est légitime que le produit de son activité lui appartienne, qu'il délègue le pouvoir de gouverner à qui bon lui semble, qu'il situe son corps dans l'espace à l'endroit où il veut (toujours sous réserve des droits d'autrui), et plus générale- ment que toutes les activités et les produits sociaux s'ordon- nent autour de lui, et à partir de lui, en cercles concentriques. A l'inverse, il est logique que les sociétés pour lesquelles l'homme est un élément périphérique ne reconnaissent pas la propriété en général. Pour celle des biens, son statut est clair et affiché : c'est l'Etat qui la détient ou, fictivement, la « Nation » ; pour les autres propriétés de la personne, le statut est plus ambigu : dans les cas où elles peuvent être reconnues par les textes — par imitation formelle des démocraties occidentales, mais contrairement à l'esprit du régime collectiviste — elles restent précaires : il s'agit alors en effet d'octrois de l'Etat, non d'attributs fondamen- la personne : la citoyenneté devient alors elle-même artificielle et révocable. Ainsi, l'homme, propriétaire de lui-même, est propriétaire du Produit de son activité, comme propriétaire de la parcelle re POuvoir dont il a confié l'exercice à la Nation : actif et responsable, il mérite le titre de citoyen. Mais, si la propriété , détient sur lui-même est déniée, si elle est confiée à la société, il devient subordonné : la propriété publique géné- ra lisée lui vole sa citoyenneté 21.

La propriété contre les privilèges

es privilèges sont des rentes de situation qui apparaissent ns le domaine politique lorsque des intérêts particuliers réussissent à se soustraire au contrôle démocratique ou dans le domaine économique, lorsque des individus ou des entre- xes réussissent à soustraire la gestion de leurs biens à la ^scipline du marché. Or, le contrôle démocratique, c'est exercice par le citoyen de ses droits de propriété politiques, a discipline du marché c'est l'exercice par lui de ses propriété économiques. La propriété librement vécue donc bien exactement l'inverse des privilèges. Ceux-ci correspondent en général à la position d'intérêts qui réussis- 1 a conserver certains avantages sans rendre en échange a communauté des services équivalents. Ils violent donc une règle d'équité dont la démocratie et le marché ont habi- tuellement pour mission, chacun pour sa part, d'assurer le contrôle.

CHAPITRE PREMIER Naissance de la propriété

Les peuples ont-ils commencé par le collectivisme?

est de parler d'un communisme originel, car il f nUt d'abord trouver l'origine. Les exemples qui sont habi- tu 1 cités à cet égard, et qui sont d'ailleurs douteux, relv eve^t plutôt de l'Antiquité. Mais si l'on veut remonter 1 us haut, jusqu'au néolithique voire au paléolithique, les nuées manquent évidemment : bon nombre de nos déduc- ns proviennent d'observations réalisées par des ethno- logues, sur des peuples restés aujourd'hui encore à l'écart de la civilisation. Or, cette méthode n'est pas à l'abri tout reproche car, d'une part, l'ethnologue ne peut éviter, me s'il s'en défend, d'utiliser des concepts modernes, retUtre part, il n'est pas d'une logique absolue de vouloir ?nt etrouver l'organisation sociale ancienne des peuples qui évolué, à travers celles des peuples qui sont restés i Perméables à tout changement. Enfin, les mentalités pri- ives sont diverses et il est difficile de les traiter de niere unique sans simplifications. Sous ces importantes ré serves on peut cependant tirer, de l'étude de ces sociétés, tr ées-forces : primauté du groupe, répartition territo- rial1S e» Possession individuelle d'objets.

Trois idées-forces

I^J^^inance du groupe sur l'individu : dans Tristes }lutf>l<3,Ues» Claude Lévi-Strauss montre que l'agencement des esA dans le village Bororo reflète, selon un modèle qui ne pe etre modifié, la position sociale de chacun et les rap- ports des vivants avec l'Autre Monde1. Dans cet ensemble, où chaque élément ne peut être défini que par ses rapports avec la communauté, il n'existe guère de marge de décision individuelle. L'individu ne se pense d'ailleurs que comme membre de son groupe. Ainsi, chez les Maoris, l'indi- gène parle de sa tribu à la première personne, et, s'agissant d'une bataille qui s'est déroulée plusieurs générations aupa- vant, il dira : « J'ai battu l'ennemi 2... » Le groupe est repré- senté par son chef, dont la puissance est souvent lignagère, et qui est le maître absolu du village et de ses terres. La fonction de ce chef, telle qu'elle apparaît en Afrique, est double : tout d'abord, elle est morale et religieuse, et sym- bolise l'alliance de ses ancêtres — et donc de toute sa famille — avec les génies de l'endroit ; elle est ensuite plus utilitaire, puisqu'elle consiste à diriger la communauté. Dans leurs modalités, les règles d'organisation de ces sociétés primitives peuvent être très diverses, et les statuts des biens aussi. Toutefois, globalement, la force du groupe dans la vie de chacun semble contredire la possibilité d'une propriété individuelle au sens où nous l'entendons, qui suppose l'exis- tence d'individus autonomes. D'ailleurs, le problème de l'appropriation individuelle des terres n'a guère lieu de se poser avant la « révolution néolithique » (apparition de l'agriculture).

Répartition territoriale des groupes : quelle que soit l'or- ganisation ou l'activité économique du groupe, celui-ci délimite d'une manière ou d'une autre son territoire par rapport à celui de ses voisins. Cela va de soi pour les peuples agriculteurs, mais aussi pour les pasteurs nomades, comme le montre l'exemple des Mongols, dont les différentes tribus entraient en des guerres fratricides pour la possession de pâturages ; cela était vrai, plus anciennement, des peuples chasseurs et collecteurs, qui obéissaient à la même règle en délimitant leurs territoires respectifs3.

Possession individuelle d'objets : les marques laissées sur des objets familiers, ou des armes préhistoriques, ont pu être interprétées comme des signes d'appropriation indivi- duelle. Cette supposition concorde avec ce qui a été constaté chez les peuples primitifs, même ceux dont l'organisation sociale est très oppressive : les objets personnels de l'in- dividu, et particulièrement ceux qu'il a fabriqués lui- e' non seulement lui appartiennent, mais, bien plus, sont SOuvent assimilés à des extensions de son corps ; chez certains Primitifs, rapporte L. Lévy-Bruhl, c'est même Un ot identique qui sert à désigner les dommages causés aux dans^erS°nneS et ceux causés à leurs objets personnels4 ; contexte, donner un coup de couteau à un objet ap eijant à autrui, c'est manifester l'intention de lui donnr « mort, et même commencer déjà la réalisation de il ' chacun restera d'ailleurs soucieux de ne pas lais*;6 r j s objets lui appartenant tomber entre les mains n^ers' pourraient s'approprier ainsi une partie de sa Pn ersonnalité — situation que nous désignons par le mot « ensorcellement ces ». S-C? conditions, il est logique de constater que ces obi in ^u^^ement liés à leur propriétaire doivent dis- paraître en même temps que lui, et qu'ils sont brûlés, ou enterrés avec son corps, selon le cas. Cette conviction était si profonde qu' on la rencontre dans la France du Haut Moyen Age, avec la « part du mort 5 », et qu'on ne sera pas en ne de retrouver aujourd'hui encore chez nous des pratiques de même sens. fond de vérité

Ceque nous pouvons savoir, ou supposer, des communau- tés p réhistoriques, montre que le collectivisme originel, c'est avantf tout force du groupe dans l'organisation de la vie etde chacun, y compris la répartition des produits de l'activité, terreslSenc? liberté de décision individuelle. Le paradis terrestre de la Bible ou les légendes de « l'âge d'or » se réfèrent peut-être à cette situation : « Avant Jupiter, dit Virgile, il n'était même pas permis de marquer ni de déli- miter la terre et selon Ovide, c'est seulement à l'âge d'airain que « l'arpenteur commença à séparer les proprié- tés En». admettant qu'il ne s'agisse pas là d'une simple manière de décrire un idéal non terrestre, il faut tout de même exprimer simplifiées quelques réserves, car il existait déjà des formes Slmplifié.es d'appropriation, celle des outils et des armes« ce concerne les objets mobiliers, et celle des IiiontrAr»+rtf territo*11 tribaux » dont l'éthologie et l'ethnologie nous L> / existence générale. rn U 1 bpher de l'agriculture devait évidemment renforcer et es délimitations, qui se conciliaient toujours avec la prédominance du groupe. Comme on le voit chez les Toucouleurs, le gestionnaire est supposé exercer son rôle dans l'intérêt de tous, et en priorité bien entendu des mem- bres de son lignage ; il répartit le travail et l'usage des terres, en veillant à tenir compte dans la distribution à la fois du statut social et de la démographie des familles et des groupes8. Mais le « maître de la terre » n'est pas un propriétaire, en raison de son rôle spirituel, et même si l'usager est amené à lui verser une redevance, ou à lui faire des cadeaux lors de certains événements familiaux. Le schéma moderne « propriétaire/fermier » est inapplicable, car il sup- pose l'existence d'individus autonomes, ce qui n'est pas le cas dans les sociétés archaïques.

Des exemples douteux

Plutôt que de se référer à ces sociétés primitives, certains partisans du collectivisme originel cherchent à présenter des exemples plus récents, Egypte pharaonique, Chine archaïque, Germanie ou Inde, qui sont la plupart du temps très discu- tables : en effet, lorsqu'il ne s'agit pas de simples erreurs de certains historiens, comme pour ' les Germains, les cas présentés ne font que témoigner soit de phases transitoires, vers des formes plus individualisées, soit d'impasses de l'évo- lution. Quant à la forte pression du groupe sur les individus, elle n'est pas particulière aux exemples cités, mais apparaît générale dans toutes les organisations primitives, ou même antiques. (Voir Annexe I.) Le caractère d'impasse des formes de propriétés commu- nautaires apparaîtra encore mieux plus tard lorsque l'Europe, sur la base de la propriété individuelle et d'institutions publi- ques réorganisées, prendra son envol économique.

La propriété familiale aux sources de l'Europe

La découverte des chefferies Colin Renfrew, professeur d'archéologie à Cambridge, vient de faire la synthèse des recherches les plus récentes sur l'émergence de la civilisation en Europe, dans un livre remarquable, Les Origines Ide l'Europe 9. Dans trois centres Principaux (2 connus aujourd'hui, Malte (3 000 av. J.-C.), l'Egée : ' le Wessex en Angleterre (2 100-1 700), il trouve des organisations sociales ressemblantes, fondées sur une struc- e e-<< chefferies ». Celle-ci se situe entre les deux extrêmes organisation sociale que l'on imagine habituellement dans s sociétés préhistoriques : les petits groupes néolithi- 4 es, et l 'Etat structuré avec sa hiérarchie de fonctionnaires son armée, comme en Egypte et en Mésopotamie. La sl)ciété de chefferies, qui prend place en Europe au néoli- que récent et à l'époque du bronze, s'appuie au contraire su toute une série de villages ayant chacun son territoire r son hiérarchie sociale y est marquée, et dépend la rgement de la naissance ; généralement, la chefferie est divisée en sous-groupes, dont les chefs font remonter leur ascendance à un ancêtre unique, et qui se répartissent le Pouvoir en fonction de leur ordre de descendance. Ce mail- ge assez lâche du territoire permet néanmoins de lier les âges en une unité sociale unique, susceptible d'être mobi- sfe Pour de grands travaux (temples de Malte, tumulus et mégalithes du Wessex, par exemple10). On ne dispose guère encore d'idées très précises sur la ructure des propriétés, s'il y en avait, dans ces « cheffe- *'moc^e le plus vraisemblable a été proposé par L • R * Palmer, et repris par Jean Haudry, dans Les Indo- nt^°^ens il : il s'agit d'une division entre terres « commu- et terres familiales, ces dernières indivisibles, inalié- ne* e^' transmises héréditairement et liées au culte familial. T Ou tefois, il ne faut pas méconnaître la difficulté de distin- eF1 « terre commune » et « res nullius » à une époque où la P us grande partie de l'espace est encore inappropriée, prlVativement nous ou collectivement. Il faut bien admettre que S en sommes encore ici aux hypothèses, mais confortées Par ce que nous savons de l'évolution ultérieure des peuples européens.

Familles et droit familial dans l'Antiquité

L'Vr 1S + Oire des peuples européens dans l'Antiquité montre une f-qUe^rat^ue très large d'une propriété familiale bien spéci-

Dans le très ancien droit romain, décrit par Robert Villers12, l'essentiel des terres est la propriété des gentes (familles élargies, ensemble de personnes descendant d'un même père). Le seul sujet de droit (sui juris) est le pater jamilias ; les membres de la famille, et les esclaves vivant sous leur toit, dépendent de lui (alieni juris). On ne trouve de propriété individuelle que pour ce modeste lot de terre de 50 acres environ que, selon Varron, Romulus aurait adjugé à chaque père de famille, hors la plèbe, sur le territoire de la cité d'origine. Dans tous les cas, la propriété a toujours eu à Rome une forte connotation religieuse : l'arpenteur (agri- mensor) était un prêtre, et la société reposait à la fois sur le culte de Vesta, gardienne du foyer domestique, symbole de la stabilité et protectrice de l'Etat, et sur le culte du dieu Terme, qui conciliait la division des champs avec la paix de la Cité. Les Gaulois nous sont moins précisément connus : on sait qu'il existait de grands domaines familiaux, forme d'écono- mie la plus élaborée dans la Gaule d'alors, que César s'était attaché à désorganiser pour provoquer la pénurie 13. A côté se trouvaient des fermes de tailles diverses et des hameaux dispersés, « sans grands propriétaires ». César nous rapporte que les druides étaient choisis comme arbitres dans les litiges d'héritage et de bornage, qui sont les indications cer- taines de l'existence d'une propriété privée 14. Les Germains pratiquaient aussi une propriété familiale, dont les droits étaient exercés par le père. Elle était héré- ditaire, transmise au fils uniquement, et constituée essentiel- lement de l'habitation, des champs avoisinants et des trou- peaux. Le reste du territoire, non exploité, faisait l'objet d'un droit de souveraineté de la tribu, assez vaguement défini. Selon René Gonnard, c'est ce territoire qui, défriché collec- tivement, serait ultérieurement devenu la mark, propriété commune que l'on peut rapprocher des « communaux » de la France médiévale 15. A l'époque de César, les Germains formaient encore un ensemble de peuples peu centralisés, où l'Etat était faible, et où la structure principale restait celle de la famille, ce qui correspond tout à fait à ce que Renfrew décrit de la chefferie. Chez les Hébreux, l'Ancien Testament montre que, après avoir quitté l'Egypte et être arrivé à l'endroit désigné par Dieu pour qu'il s'y installe, ce peuple eut pour première tâche, après avoir réservé une partie du sol au service du culte, de partager le reste entre les familles et les tribus. C'est le sort, instrument de la volonté de Dieu, qui désigne chaque attributaire de lot. L'Eternel dit : « Vous posséderez Pays et vous y demeurerez, car je vous l'ai donné pour domaine. Vous le partagerez au sort entre vos clans16. » <( Alors Josué jeta le sort à Silo devant Yahvé, et c'est là il partagea le pays entre les Israélites 11. » La propriété trouva ainsi constituée, familiale, héréditaire, perpétuelle, ^aliénable et inviolable, car c'était, pour les Hébreux, Dieu ui-même qui avait distribué les parts. La Bible contient de fréquentes références ou allusions à cette propriété. Ainsi VOIt-on que « Juda et Israël habitèrent en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier, depuis Dan jusqu'à Ber- sabée, pendant toute la vie de Salomon18 ». La répartition des propriétés par un tirage au sort à carac- De tère religieux est une pratique fréquente dans l'Antiquité. e nombreuses cités grecques, et notamment Sparte, pla- Ç'ient à leur fondation une telle procédure. Pour certaines, ne s'agissait que d'un mythe, pour d'autres non : il est certain en effet que le tirage au sort des terres était fré- quemment utilisé lors de la fondation des colonies. Le cas de la Grèce antique sera étudié ici de manière quel- que peu plus détaillée, car il est exemplaire, et en outre etayé de nombreux documents.

droit de propriété chez les anciens Grecs

Lors de la fondation d'Athènes, c'est-à-dire plus de vingt ecles avant notre ère, l'Attique était occupée par les domai- es de familles (yevoç) qui vivaient chacune de manière très ePendante et autonome 19; chacune avait ses dieux, sa Vh\gl?n intérieure, son droit, dont la première règle était heredité. Elles se perpétuaient de génération en génération autour du même domaine, ordonnant leur vie autour des tels et des tombeaux des ancêtres. Le patrimoine était ina- l i6 nable, et le testament inconnu, car le fils héritait nécessai- ment (la famille se continuant par les mâles). Thucydide Puque d'ailleurs que cette organisation en unités fami- tjj e? existait bien avant la fondation d'Athènes 20. Dans un état social, religion, famille et propriété sont très étroi- ent liées, et constituent les trois faces d'une même orga- L Isation. Q comme l'explique Fustel de Coulanges dans antique21, la propriété est plutôt une conséquence d es deux autres composantes : en effet, pour les Grecs, le t beau des ancêtres était un véritable temple où tous les membres du yevoç devaient être ensevelis ensemble, et où leurs descendants devaient perpétuer un culte constant ; cette obligation impliquait une permanence de localisation de la sépulture familiale, qui devenait dès lors sacrée : un membre d'un yevoç étranger commettait une faute contre la religion s'il en foulait le sol. Dans ces conditions, on conçoit mieux comment se sont stabilisés les traits essentiels de ce noyau patrimonial, étendus ensuite à l'ensemble de la propriété familiale. Cette association de la religion et de la propriété familiale était si forte que, bien plus tard, elle pouvait encore servir d'argument définitif pour prouver qu'un terrain ne faisait pas partie de la nouvelle catégorie. Ainsi, un client de Démosthène, Tisias, se voyait-il reprocher d'avoir construit sur un terrain réputé public. Démosthène répond que cette accusation est fausse car « ce terrain n'a jamais été du domaine public, et ce qui le prouve, c'est qu'il contient une ancienne sépulture ; puisqu'on a trouvé là le tombeau d'une famille, c'est que le sol était propriété privée ». L'existence de cette organisation sociale est corroborée par de nombreux textes. Dans les Lois, Platon explique que les hommes furent d'abord gouvernés par le patriarcat, qu'il définit ainsi : « Ils n'ont pas d'assemblées délibérantes sur l'agora, ni de lois... Chacun fait la loi à sa femme et à ses enfants sans se soucier du voisin22. » L'Iliade et L'Odyssée recueillis au VIE siècle avant notre ère, mais qui semblent remonter à une époque très antérieure, fourmillent de réfé- rences à des domaines qui n'ont rien de communautaires. Voici l'un d'eux : « C'est un enclos aux fertiles guérets ; les serviteurs, la faux à la main, coupent le blé ; les poignées d'épis tombent et, derrière eux, d'autres serviteurs les lient en gerbes ; au milieu le maître du champ, le roi du domaine, en silence, le bâton à la main, surveille le travail, et son cœur est joyeux. Plus loin, est un beau vignoble ; les rameaux plient sous le poids des grappes mûres et sont soutenus par des échalas ; le vignoble est fermé tout autour par un fossé et par une clôture» Cette description ne laisse place à aucune ambiguïté : il y a bien là une propriété dont le clos et la surveillance ne laissent présager aucun caractère « collectif ». 2. Le pacte fondateur 53 La déclaration de 1789 : un droit premier 54 La société et le gouvernement 54 La propriété, droit naturel ? 56 La conception jacobine : un droit créé par l'Etat 58 La descendance infidèle des Constituants de 89 60 La propriété étriquée : les juristes du xixe siècle 60 La propriété subvertie : les marxistes 62

3. Y a-t-il un impératif de propriété ? 66 Le critère territorial de la répartition des biens 67 La « bonne conscience » territoriale 67 Les frontières du territoire 69 Fonctions sociales du territoire 70 Des fonctions du territoire à celles de la propriété 73 Les limites du raisonnement réductionniste 73 L'analyse des fonctions 75 Origine du droit 76 Y a-t-il des substituts au territoire ? 77 Une application : le comportement des Français devant les inégalités de patrimoines 79 L'affirmation de la conscience de soi 80 La production d'identité 81 La protection des différences 82 Un choix éthique : la responsabilité individuelle .... 83 Vers un nouvel humanisme : le système bioculturel.. 87 Une conception globale de la propriété 87 A quoi s'oppose cette conception ? 88 Rôle stimulant de la propriété 90

4. Efficacité économique du droit 94 Le discours officiel (I) : la propriété oubliée 94 Le discours officiel (II) : la propriété banalisée 96 Une meilleure exploitation du patrimoine existant .... 97 L'amélioration de la gestion 97 La rationalisation de l'échange 102 La réduction des coûts de transaction 102 L'intégration des externalités 104 La capacité d'innover 107 L'appropriation individuelle des gains 108 Le ratissage des informations 108 La gestion innovatrice 109 La propriété intellectuelle, entrave ou stimulant? .. 111 La flexibilité au changement 112 Sensibilité aux informations 112 Plasticité des contrats privés 113 Sanction des échecs ...... 115 5. Le chaînon de l'héritage 119 Le droit de léguer, renfort indispensable du droit de propriété 119 Des avantages économiques bénéfiques pour tous .. 119 Un droit indissociable de la logique de notre société 123 L'apprentissage de la citoyenneté 126 Histoire d'une manipulation 128 Des attaques détournées 129 Le partage forcé 129 L'élévation progressive des taux d'imposition 132 La suspicion portée sur les héritiers 135 La transmission de l'entreprise 137

6. L'inégalité créatrice 140 La propriété contre les privilèges 141 La propriété : un droit ouvert 141 Les privilèges : des droits fermés 142 Les failles statistiques du discours égalitaire 144 La fonction de progrès des inégalités 146 Pas de libre division du travail sans propriété 146 L'inégalité par héritage : un épouvantail 147 Allons-nous vers la concentration des fortunes ? 149 Le double danger de l'intervention étatique 154 Un équilibre social dynamique 157 La modération des conflits sociaux 157 L'apprentissage de l'efficacité 158 Le véritable pluralisme 158 Des obstacles artificiels 160 La lutte des propriétés risquées et des propriétés protégées 160 Les agressions contre les propriétés libres 165

7. Pouvoir et propriété 167 Les propriétaires avec ou sans pouvoir ? Historique des idées récentes 167 Les propriétaires sans pouvoir 167 Les propriétaires tout-puissants 169 Le rôle d'intermédiaire des propriétaires 172 Liberté du capital et préférences collectives 172 L'entreprise est soumise au marché 173 Les cas d'un pouvoir autonome 174 Pourquoi la direction va au capital 177 Sensibilité du marché 177 Prise de risques 178 Le coût du contrôle 180 Pourquoi le pouvoir ne peut survivre sans le capital .. 182 L'économie des coûts de transactions 182 Un mandat bien contrôlé 182 Les voies d'avenir ...... 184