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28 24 heures | Samedi-dimanche 16-17 avril 2016 Intérieur extérieur

Odile Meylan La vie au Manoir entre rires, fêtes et stricte discipline travaillait de façon acharnée dans son havre de paix de Corsier, où il s’était établi en 1953

Stéphanie Arboit

ur une photo de famille en noir et blanc, s’incarne en dieu Pan: torse nu dans son jardin à Corsier, il dresse sur sa tête ses index en guise de cornes satani- Sques et affiche une mimique sardonique. Sur une autre, il emprunte le visage d’un psychopathe tentant d’étrangler sa fille Gé- raldine, impassible. Ou il s’improvise to- réador, manteau en guise de cape. Jus- qu’au bout, le grand acteur aura usé de son talent de pantomime. A l’image de cette scène de 1974, relatée dans ses Mémoires par l’écrivain Georges Simenon, qui dînait au avec le cinéaste Jean Renoir: «Chaplin nous mime, nous joue littéralement le film dont il a commencé le scénario et qu’il «vit» devant nous.» La vie au Manoir, où Chaplin vécut ses vingt-cinq dernières années, était-elle une fête sans cesse renouvelée, une inter- minable suite d’éclats de rire? Pas tout à fait. Dans ce havre de paix – acheté 400 000 fr. de l’époque en janvier 1953 –, le roi des comiques aimait susciter l’hila- rité. Mais le travail passait avant tout. «Il était workaholic», concède Charles Sisto- varis, fils de Joséphine (3e enfant de Cha- plin et Oona). Si bien que les journées étaient réglées comme du papier à musi- que: «A 9 h, il lisait les journaux et déjeu- nait avec Oona, détaille Yves Durand, promoteur du musée Chaplin. De 10 h à midi, il travaillait à la bibliothèque. En- suite il nageait ou se promenait, puis dé- jeunait légèrement (tomates, yaourt et eau fraîche). Il retravaillait de 13 h à 17 h, ne demandant même pas un thé! Puis il jouait au tennis ou se baladait, prenait parfois un bain de vapeur. A 18 h, apéritif. Et à 18 h 45, tout le monde devait être à table.» Les premières années à Corsier, «il descendait à pied à la gare de ache- Chaque année, la famille Chaplin se faisait photographier pour la traditionnelle carte de Noël, envoyée aux proches. ARCHIVES DE ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT ter le journal et je le remontais en voi- ture», se souvient son chauffeur de 1953 à charmant», confirment des amis des en- son livre Chaplin après Charlot, comme faisait une longueur de nage puis on repar- 1955, Mario Govoni. Plus tard, «c’est moi fants, Irène Henderson et Gérald Volet. l’opticien veveysan Jean Inmos) venait tait, poursuivis par le jardinier.» qui lui amenais le courrier et la presse», Selon ce dernier, «parfois, il faisait des chaque année. Un jour, un journaliste Michaël Chaplin se rappelle d’un autre précise Luigi Tagliaferri, dit Sandro, qui guignoleries, mais c’est surtout le chauf- avait tenté de prendre sa place. Depuis, intrus: «Dans les années 50, un Allemand conduisait le maître de 1964 à 1971. feur venant nous chercher à l’école avec Chaplin exigeait la présence d’un poli- en culottes bavaroises, ivre, avait fait irrup- sa grosse voiture qui nous enthousias- cier: Paul Gaillard. Il se souvient d’«une tion en pleine nuit dans la chambre de ma Un paradis avec piscine mait. Pour les anniversaires, nous repar- famille accueillante, ne montrant aucun mère. L’Allemand chantait. Mon père l’a A Corsier, Chaplin écrit son autobiogra- tions avec des cadeaux plus gros que ceux signe de différence avec les habitants. On aimablement reconduit. Mais ensuite le phie, ses deux derniers films (Un roi à que nous avions amenés. Et il y avait tou- partageait un verre à sa table. Il adressait portail n’est plus jamais resté ouvert.» New York et La Comtesse de Hong Kong) et jours de somptueux goûters.» annuellement un chèque pour les pau- Certains dimanches, Chaplin projetait un scénario non réalisé, The Freak. Il crée vres du village. Lors d’une fête, Chaplin ses films aux enfants. «Mais il fallait insis- au piano: «Cela l’énervait que n’importe Journaliste déguisé en Père Noël avait vu le commandant des pompiers, ter, selon Irène Henderson. Il aimait sur- quel air soit diffusé pendant ses films Irène, qui a passé «presque tous les week- 1,90 m et tenue noire, flanqué d’un grand tout voir nos réactions.» Qu’aurait-il dit muets, alors il a composé sa propre musi- ends au Manoir de 6 ans à l’adolescence», chien, blanc et frisé. Il les avait mitraillés en voyant la tristesse du monde à son que, pour la faire mixer à ses images. décrit un paradis hors de la zone réservée avec un appareil photo. Il rigolait!» décès? Lui qui s’éteint la nuit de Noël, C’est ce que l’on entend de nos jours!» au silence: «L’été, nous jouions dans la Fils dudit commandant, le député entouré des siens au Manoir, après que martèle Yves Durand. Un travail exécuté piscine. Nous nous baignions dans la ri- Pierre Volet se rendait en douce au Manoir: Jean Inmos eut entonné son chant pré- sur le Steinway acheté avec la pianiste vière, en bas de la propriété, même si «Les piscines privées étaient rares. Pour y féré? «C’est comme si le Père Noël avait Clara Haskil (qu’il vénérait) et sur lequel il c’était interdit. Des tas d’enfants (y com- accéder, il fallait monter par la forêt, se voulu reprendre le plus beau cadeau qu’il

chantait des balades irlandaises. ROY EXPORT COMPANY ESTABLISHMENT pris ceux des employés) participaient à la cacher dans les hautes herbes. Le cœur nous ait jamais fait», constatait le critique En plus du travail, Chaplin recevait Charlie Chaplin faisant le pitre chasse aux œufs de Pâques.» Un Père battant, on bravait un interdit d’autant Pierre Tchernia dans le livre pour le cen- nombre de stars (lire page 30). Cette in- avec sa fille Géraldine. Noël (identifié par Pierre Smolik, dans plus fort qu’il s’agissait d’une célébrité. On tenaire de la naissance du génie. tense activité laissait peu de temps pour ses enfants à ce père âgé. Dans une inter- view TV de 2002, sa fille aînée Géraldine, tout en se rappelant un père merveilleux Les sourds embrassaient les murs de la propriété mais sévère, explique qu’il les «frappait moins fort» depuis qu’il avait contracté un eczéma aux mains (ironie du sort: dû à de U Visites Même après la mort de fort aux êtres de n’importe quel pays.» Kong. C’était magnifique», se remémore sité? Les époux préfèrent parler de la pellicule de film!). En 2008, Jane (6e Chaplin, son Manoir a continué à être L’idée de faire de la bâtisse un musée Patricia. Qui poursuit: «Michael Jackson partage: «Des moments magiques. Nous enfant de Charles et Oona) écrivait que la visité. Plus seulement par des stars. émerge au gré de ces expériences. «Nous est venu puis a invité la famille à Euro recevions aussi quelque chose d’extraor- fratrie avait été «privée d’une véritable «Enormément de monde sonnait à la faisions tranquillement à manger. Tout à Disney. Surréaliste!» «Des gitans sont dinaire en retour. Et c’était amusant. On enfance à cause de la loi du silence qu’il porte, et des bus stationnaient devant la coup, une armada de Chinois était là, devenus des amis: ils sont revenus se disait: «Qui sonne?» imposait à toute la maisonnée». Du reste, propriété», dit Michaël Chaplin. L’aîné nous filmant!» s’étonne Michaël. «Nous plusieurs fois et nous ont même préparé «Il eûté été logique de vendre à la les tirs du stand de Gilamont dérangeaient de Charles et Oona fut le dernier habitant vivions là, alors nous jouions le jeu pour un immense festin, sur un parking vers mort de notre mère, mais plusieurs Chaplin, qui avait obtenu de la justice en du Manoir, avec son frère Eugène et ceux qui sonnaient: nous les invitions, Genève», se réjouit Michaël. Une fois, d’entre nous trouvaient cela triste, se 1957 une réglementation d’horaires et leurs familles, après la mort de leur parfois pour une tasse de thé, parfois pour des ados malades de Tchernobyl, rappelle Michaël. Nous y avons vécu de d’usagers. «Certes, il ne fallait pas dévaler mère, en 1991. Il lève un voile sur cette pour le champagne», sourit Patricia, ou régulièrement pour des enfants en grands moments, mais je n’ai jamais les escaliers en courant, mais l’on a ten- période: «Une organisation nous femme de Michaël depuis 1967. difficulté de Corsier, de grands goûters pensé que cela nous appartenait. Nous dance à verser dans la caricature de amenait des sourds du monde entier. Il y eut anonymes et célébrités. «Pour sont donnés. «Un jour, nous leur avons étions naïfs face aux difficultés pour en l’homme drôle à l’écran et extrêmement Certains se sont jetés sur les murs du le tournage d’un documentaire, Petula offert des hamsters, si bien que tous les faire un musée. Heureusement que sévère dans la vie, alors que la réalité est Manoir pour l’embrasser, reconnaissants Clark a joué sur le piano This is my song, enfants voulaient être dans cette classe! Philippe Meylan et Yves Durand, qui plus nuancée», souligne Charles Sistovaris. pour les films. Alors j’ai compris composé précisément sur cet instrument rigole Patricia. J’espère que cet accueil travaillaient sur cette idée de leur côté, «Nous le voyions très peu mais il était comment l’art de mon père avait parlé si par Chaplin pour La Comtesse de Hong sera perpétué par le musée.» Généro- sont venus à la rescousse.»

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