Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines

33 | 2014 Straub !

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/leportique/2735 DOI: 10.4000/leportique.2735 ISSN: 1777-5280

Publisher Association "Les Amis du Portique"

Printed version Date of publication: 1 May 2014 ISSN: 1283-8594

Electronic reference Le Portique, 33 | 2014, “Straub !” [Online], Online since 05 February 2016, connection on 12 April 2021. URL: http://journals.openedition.org/leportique/2735; DOI: https://doi.org/10.4000/leportique.2735

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TABLE OF CONTENTS

Avant-Propos

Autour des films

Propos autour des films

Le jamais vu (à propos des Dialogues avec Leucò) Jean-Pierre Ferrini

À propos de Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa Mickael Kummer

Autour d'Antigone

Au sujet d’Antigone Barbara Ulrich

Antigone s'arrête à Ségeste Olivier Goetz

Autour d'Antigone Jean-Marie Straub

À propos de la mort d'Empédocle Jean-Luc Nancy and Jean-Marie Straub

Après la projection du film Anna Magdalena Bach Jacques Drillon and François Narboni

Retour sur Chronique d’Anna Magdalena Bach par Jean-Marie Straub Jean-Marie Straub

Rencontres avec Jean-Marie Straub après les projections

Après Lothringen Jean-Marie Straub

Après Sicilia Jean-Marie Straub

Autour de O Somma Luce et de Corneille Jean-Marie Straub

Après O Somma Luce et Corneille Jean-Marie Straub

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Après Chronique d’Anna Magdalena Bach Jean-Marie Straub

Autour de trois films Jean-Marie Straub

Après Othon Jean-Marie Straub

Après Le Genou d’Artémide et Le Streghe Jean-Marie Straub

Après Une visite au Louvre Jean-Marie Straub

Autour de La Grande Illusion de Jean Renoir Jean-Marie Straub

Après Operai Jean-Marie Straub

Portfolio (1) Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat and Michel Noirez

Portfolio (2) Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat and Michel Noirez

Pour parler des Straub

Le Monde comme exigence Arnaud Dejeammes

Toucher Benoît Goetz and Jean-Luc Nancy

Débat Sons et Images Philippe Lafosse, Jacques Drillon, Renato Berta, Benoît Turquety and Léon Garcia Jordan

Débat « Modernes/Classiques » Jean-Marie Straub, David Faroult, Olivier Goetz and Jean-Marc Leveratto

Un cinéma dans la modernité Pierre-Damien Huyghe

Annexes

Une retrospectivé

Le DVD

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Avant-Propos

1 Du 11 mars au 3 avril 2011 a eu lieu à Metz, à l’initiative de l’association messine Ciné Art et avec le soutien du Centre Pompidou-Metz, une rétrospective des films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. De nombreuses projections et rencontres se déroulèrent dans différents lieux : Centre Pompidou-Metz, Opéra Théâtre de Metz-Métropole, Arsenal, cinéma Caméo Ariel, Espace Bernard- Marie Koltès.

2 Danièle Huillet n’est plus depuis 2006. C’est donc seul que Jean-Marie Straub a rencontré un public nombreux et varié. La projection de chaque film a été suivie de dialogues entre le cinéaste et les spectateurs. Par ailleurs, cette rétrospective a été accompagnée de conférences données par des connaisseurs et admirateurs de l’œuvre des cinéastes. Cette livraison hors-série du Portique donne à lire la retranscription de ces différents propos.

3 La première partie présente les conférences et conversations tenues autour des films projetés (des Straub mais aussi de Pedro Costa, Jean Renoir, Jean Grémillon, et des Marx Brothers, cinéastes choisis par Jean-Marie Straub pour accompagner cette manifestation). La seconde partie est consacrée à l’œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet envisagée dans son ensemble. On trouvera, en outre, un dossier photographique témoignant de ces rencontres. Enfin, un DVD contenant plusieurs entretiens et captations avec le cinéaste est joint à ce numéro.

4 Comité de rédaction de ce numéro Hors-série : Benoît Goetz, Olivier Goetz, Francis Guermann, Aude Mertens, Bernard Muscat et Régine Palucci.

5 Ce numéro n’aurait pu être réalisé sans l’aide et le soutien de Dominique Carta, Philippe Carta, Jacques Deville, Dominique Fabuel, Julien Goetz, Michel Noirez, Catherine Simon et Christiane Nebon (Text’a). Qu’ils soient ici remerciés.

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6 Ce numéro est publié avec le concours de la DRAC Lorraine et du Centre National du Livre.

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Autour des films

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Autour des films

Propos autour des films

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Le jamais vu (à propos des Dialogues avec Leucò)

Jean-Pierre Ferrini

I

1 Les cinq derniers Dialogues avec Leucò forment un bloc que Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont filmé en 2005 pour figurer la clôture du livre de Pavese 1. Dans les trois premiers (« Les hommes », « Le mystère », « Le déluge »), des dieux ou des divinités, deux alliés substantiels de Zeus, Déméter et Dionysos, une nymphe et un satyre, parlent des hommes. Dans le quatrième (« Les muses »), un homme, Hésiode, dialogue avec Mnémosyne, sa mémoire, au sommet d’une colline. Ils ne parlent pas des hommes ou des dieux, l’un et l’autre, dans un monde intermédiaire, dialoguent entre eux. L’ultime dialogue (« Les dieux ») semble s’accomplir très longtemps après les autres dialogues. Deux hommes (deux chasseurs) parlent des dieux en s’interrogeant sur leur absence ou leur mort. Le premier dit qu’il fut un temps où les hommes montaient sur les collines ou descendaient dans le fond mortel des marais pour chercher quelque chose, pas leur nourriture ni leur plaisir ni leur salut, pas le pain ni le vin ni la rédemption, quelque chose d’autre que nous avons perdu, quei loro incontri, ces rencontres avec eux, avec les dieux.

2 Je ne trouve pas l’adjectif pour qualifier la fin du dialogue, sa tension, le rendu qu’ont réussi à traduire Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. • l’altra cosa l’abbiamo perduta. • Dilla dunque, la cosa. • Già lo sai. Quei loro incontri.

3 Ensuite, il y a le long plan qui filme une espèce de mare, figurant peut-être ce marais de sang qu’évoque Mnémosyne dans « Les muses ». Puis la caméra, de la terre, découvrant la vie d’un village, monte lentement vers le ciel avant de fixer un fil électrique, à la fois coupure entre la terre et le ciel, les hommes et les dieux et fil d’Ariane ou filin du funambule, tandis que les pylônes qu’on distingue à peine en haut de la colline (comme

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un lointain Olympe) rappelleraient le transformateur électrique de Europa 2005, contemporain de Ces rencontres avec eux.

4 Les Dialogues avec Leucò est un livre étrange dans l’œuvre de Pavese, un livre à part. On répète souvent qu’avant de mourir (de se suicider à l’Albergo Roma de Turin le 26 août 1950) Pavese choisit d’inscrire sur la page de garde de son exemplaire des Dialogues avec Leucò ces mots : « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Va bene ? Pas trop de bavardages. Non fatte troppi pettegolezzi ».

5 L’avertissement ne facilite pas l’interprétation. Et quelqu’un qui n’a pas lu les vingt- sept dialogues qui composent le livre peut-il saisir la signification des cinq derniers ? Mais le film peut, doit fonctionner comme une œuvre en soi. Une des questions qu’il pose serait la relation du mythe, ou des mythes, avec la réalité, quand les êtres humains dialoguaient encore avec les divinités, mêlaient leur sang mortel à l’immortalité des dieux et des déesses. Pour Maria Luisa Premuda, un des premiers commentateurs des Dialogues avec Leucò, puisque réalisme il y a, son fondement est symbolique, les femmes mythiques, les héros et les divinités étant des fantasmes que Pavese crée pour donner une évidence dramatique aux problèmes plus obscurs et ineffables de la conscience 2.

6 Il ne s’agirait donc pas de regretter la mort des dieux, mais de penser ces rencontres avec eux, la chose que nous avons perdue, de penser comment le mythe continuerait d’agir dans ou sous la réalité.

7 Pavese, qui n’ignorait pas sa réputation d’ néo-réaliste, a écrit de nombreux textes pour justifier sa démarche. La plupart sont rassemblés dans Vacance d’août et dans le recueil d’essais Littérature et société ou disséminés dans la correspondance et dans Le Métier de vivre. Sur le rabat de la couverture de la première édition des Dialogues avec Leucò (l’édition de 1947), il précisait par exemple que beaucoup s’obstinent à le considérer comme un narrateur réaliste spécialisé dans les campagnes et les banlieues américano-piémontaises, ajoutant qu’il a cessé pour un moment de croire que la sphère mythique ne contenait que des bizarreries inutiles, mais le secret de quelque chose (il segreto di qualcosa). Dans une brève préface aux Dialogues avec Leucò (Préface aux petits dialogues), il précisait encore que si cela avait été possible, il se serait volontiers passé de tant de mythologie, mais qu’il était convaincu que le mythe est un langage, un moyen d’expression – c’est-à-dire non pas quelque chose d’arbitraire mais une pépinière de symboles qui possède, comme tous les langages, une particulière substance de signification que rien d’autre ne pourrait rendre (Le Métier de vivre, 20 février 1946).

8 La fin de cette préface parlerait de la manière dont Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont posé leur caméra pour filmer leurs dialogues. « Une grande révélation ne peut sortir que de l’insistance têtue sur une même difficulté. Nous n’avons rien de commun avec les voyageurs, les expérimentateurs, les aventuriers. Le plus sûr – et le plus rapide – moyen de nous étonner consiste à fixer imperturbablement toujours le même objet. Le moment venu, il nous semblera que – miraculeux – cet objet, nous ne l’avons jamais vu ».

9 Mai visto. Le jamais vu. La chose non dite d’après Calvino au début de son article sur « Pavese et les sacrifices humains » (1966). « Tous les romans de Pavese tournent autour d’un thème caché, autour d’une chose non dite qui est la chose qu’il veut vraiment dire et qui ne peut être dite qu’en la taisant 3. » Tel serait, en écoutant les dialogues de Pavese, le secret de quelque chose qui monte à la surface de l’image, s’élève dans l’air, quelque chose d’insaisissable que Deleuze dans sa conférence de 1987

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à la FEMIS, prenant comme référence le cinéma des Straub, a énoncé en ces termes : « Une voix parle de quelque chose et nous fait voir autre chose. Ce qu’on voit, c’est uniquement la terre déserte, mais cette terre déserte, elle est comme lourde de ce qu’il y a en dessous – et ce qu’il y a en dessous, c’est justement ce dont la voix parle » 4.

10 Mnémosyne le dit autrement dans « Les muses ». L’Hélicon, le séjour des Muses, ou la lassitude (taedium vitae) qu’éprouve Hésiode devant la misère impuissante des hommes ne sont pas tout. Le sacré et le divin accompagnent chaque homme dans son lit, son travail ou son foyer. « Chaque geste que vous faites, dit-elle, répète un modèle divin. Jour et nuit, vous n’avez pas un instant, même le plus futile, qui ne jaillisse du silence des origines ».

II

11 Les cinq derniers Dialogues avec Leucò ne sont pas les seuls dialogues que Danièle Huillet et Jean-Marie Staub ont filmés. Sur les vingt-sept dialogues, ils en ont filmé six autres en 1978 dans De la nuée à la résistance (« La nuée », « La chimère », « Les aveugles », « L’homme-loup », « L’hôte » et « Les feux ») avec une seconde partie sur La Lune et les Feux. Et Jean-Marie Straub, sans Danièle Huillet, a filmé trois autres dialogues, Le Genou d’Artémide (« La belva ») en 2007, Le Streghe (« Les sorcières ») en 2008, et récemment, en 2010, L’Inconsolable.

12 Dans les dialogues de 1978, les acteurs portaient des costumes et certaines séquences étaient mises en scène (deux bœufs qui tirent un chariot en imprimant à la caméra leur cadence). Ces effets disparaîtront ensuite, les acteurs n’étant plus que parole et paysage, comme un livre ouvert, scandé.

13 L’ensemble forme quatorze dialogues (sur vingt-sept) qui témoignent d’une véritable imprégnation de l’œuvre. En les lisant ou en les voyant dans la chronologie de leur réalisation, un agencement se dégage qui épouse la progression du livre et éclaire les cinq derniers dialogues. Selon Pavese, les trois premiers (« La nuée », « La chimère », « Les aveugles ») appartiennent à la catégorie des dialogues exprimant la tragédie des hommes écrasés par le destin. « L’homme-loup », « L’hôte » et « Les feux » traitent des sacrifices humains. Les cinq derniers tracent une frontière entre les hommes et les dieux, le mythe en tant que réalité, incarnation collective de notre réalité individuelle.

14 Enfin, les trois derniers dialogues filmés par Jean-Marie Straub, Le Genou d’Artémide, Le Streghe et le tout dernier, qui dit tant, L’Inconsolable : avec cette trilogie, nous plongerions dans le cœur du projet de Pavese. Le Streghe et Le Genou d’Artémide sont les deux premiers dialogues écrits, L’Inconsolable, un dialogue charnière. Deux femmes entre elles (Circée et Leucò), deux hommes seuls (Endymion et un étranger) et un homme avec une femme (Orphée et une bacchante).

15 Le dialogue quasi politique du mythe et de la réalité est une dimension importante dans le livre et les différents films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Une autre dimension, indissociable de la poésie et des romans de Pavese, passe par une sorte de dialogue amoureux (de fragments d’un discours amoureux) moins perceptible dans les cinq derniers dialogues.

16 Pavese ne cesse de répéter que depuis la fin de l’époque des Titans, une loi sépare les hommes, désormais mortels, des dieux régnant sur l’Olympe. « Il y a une loi, Ixion, à laquelle il faut obéir », commence par dire la Nuée au début des Dialogues. C’è una legge, Issione, cui bisogna ubbidire. Mais certains de ces hommes, dont le berger Endymion dans

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Le Genou d’Artémide, refusent de se résigner à cette loi et gardent un souvenir nostalgique du temps où ils pouvaient encore rencontrer des déesses (un lieu de rencontre que Pavese nomme la « bête » ou le « sauvage »). D’autres, au contraire, comme Ulysse dans Le Streghe et Orphée dans L’Inconsolable résistent à ce chant. Ils ne veulent pas devenir dieux. « Ah Leucò, dit Circé dans Le Streghe, il ne voulut pas devenir un dieu, et tu sais combien Calypso l’avait supplié, la sotte. Odysseus était ainsi, ni pourceau ni dieu, rien qu’un homme. » Un uomo solo. Orphée dans L’Inconsolable se retourne en connaissance de cause car il comprend que le souvenir d’Eurydice qu’il a perdue aura toujours plus de valeur que cette seconde Eurydice qui ne devra son existence qu’à l’intercession des dieux. En descendant aux Enfers, dit Orphée, j’ai compris que ce qui comptait n’était pas l’immortalité, mais ce qu’est la mortalité d’un homme, la difficulté de dire ce qu’est un homme. Ma che cosa sia un uomo è ben difficile dirlo.

17 Ces thèmes sont présents dans les cinq derniers dialogues. Même Zeus « se fait homme parmi les hommes » (uomo tra gli uomini) dans le premier de ces dialogues suscitant la colère de Cratos, l’allégorie de la force qui contribua à la victoire des Olympiens sur les Titans. Ce n’est qu’en vivant avec eux, avec les « petits hommes », et pour eux que Zeus goûte la saveur du monde (il sapore ddl mondo). Une note du Métier de vivre (elle date du 24 février 1947) donnerait une indication. « Chronos était monstrueux mais il régnait sur l’Âge d’or. Il fut vaincu et l’Hadès (Tartare) en naquit, l’île Heureuse et l’Olympe, malheur et bonheur opposés et institutionnels. L’âge des Titans (à la fois âge monstrueux et âge d’or) est celui des hommes-monstres-dieux indifférenciés. Toi, tu considères la réalité comme toujours titanesque, c’est-à-dire comme un chaos humain-divin (= monstrueux), qui est la forme éternelle de la vie. Tu présentes les dieux de l’Olympe, supérieurs, heureux, détachés, comme les trouble- fête de cette humanité, à laquelle pourtant les Olympiens rendent des services nés de leur nostalgie titanesque, de leur caprice, de leur pitié enracinée dans ce temps ».

18 « Les hommes », « Le mystère » et « Le déluge » traduiraient la pensée de cette pitié enracinée dans le temps, comme « La falaise », un dialogue central qui précède « L’inconsolable », exprimerait la violence des combats qui déchira les Titans et les Olympiens.

19 Prométhée. — La mort est entrée dans ce monde avec les dieux. Vous mortels, vous craignez la mort parce que, en tant que dieux, vous les savez immortels. Mais chacun a la mort qu’il mérite. Eux aussi finiront.

20 Héraklès. — Comment dis-tu ?

21 Prométhée. — On ne peut tout dire. Mais rappelle-toi toujours que les monstres ne meurent pas. Ce qui meurt, c’est la peur qu’ils inspirent. Il en est ainsi des dieux. Quand les mortels n’en auront plus peur, les dieux disparaîtront.

22 Héraklès. — Les Titans reviendront-ils ?

23 Prométhée. — Les pierres et les forêts ne reviennent pas. Elles sont. Ce qui a été sera.

24 Ainsi, un des enjeux des Dialogues avec Leucò résiderait dans l’affirmation que la circulation entre les hommes et la réalité a été asservie par un pouvoir que représentent les dieux olympiens. Le chemin que suivent Ixion ou le berger Endymion en se rebellant contre ce pouvoir est fatal. Ils veulent posséder la chose qui les possède, étreindre la réalité. Ils n’en font pas un souvenir comme Orphée décide de demeurer homme, mortel, ou Hésiode dans « Les muses » qui dit que parfois un instant de notre vie abolit le temps et fait de la chose, la chose perdue, un souvenir.

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25 On écrit comme on se souvient, disait Pavese. La colline que je vois n’a de sens que si je l’ai déjà vue, que si dans mon regard existe un monde de souvenir, une enfance qui n’est pas que mon enfance, mais trouve son extension dans l’enfance de l’homme, c’est- à-dire les mythes qui élargissent l’œuvre de Pavese, l’ancrent dans une réalité symbolique, intemporelle, la distinguant de beaucoup d’œuvres du XXe siècle. « Dans ce sens, écrit Barbara Ulrich commentant Le Genou d’Artémide, les dieux sont une objectivation de réalités intérieures, individuelles et collectives. L’inconscient individuel et l’inconscient collectif communiquent dans des couches souterraines, nocturnes, et les mythes sont aux peuples ce que les rêves sont à l’individu : il s’agit d’une matérialisation, d’une création de formes, de figures, de mouvements, d’histoires qui permettent une orientation soit dans la réalité extérieure et collective, soit dans la vie intérieure et secrète ».

III

26 Les critiques en 1947 ont été surpris que les Dialogues avec Leucò paraissent quasi en même temps que Le Camarade, un livre délibérément politique. Pourtant, à relire aujourd’hui les dialogues, et en voyant Ces rencontres avec eux, on s’aperçoit que ces deux livres ne sont pas si étrangers.

27 Les Dialogues avec Leucò prôneraient une « ouverture de l’homme vers l’homme », un « retour à l’homme » comme dans le titre du premier article que Pavese publia dans L’Unità le 20 mai 1945 juste après la libération de l’Italie. « Tout au plus irons-nous vers l’homme. Car c’est là l’obstacle, l’écorce à rompre : la solitude de l’homme – la nôtre et celles des autres. La nouvelle légende, le style nouveau, ce n’est rien d’autre 5 ».

28 Vittorini serait un des rares écrivains à partager avec Pavese cette idée de l’homme (que Danièle Huillet et Jean-Marie Straub aient également réalisé des films sur l’œuvre de Vittorini n’est pas un hasard, Sicilia !, Operai/Contadini, Le retour du fils prodigue/ Humiliés). « Ah ! je crois, moi, que c’est justement ça, dit un des passagers du train dans Conversation en Sicile. Nous n’éprouvons plus de satisfaction à accomplir notre devoir, à accomplir nos devoirs… Les accomplir nous est indifférent. Nous nous retrouvons pareillement mal à l’aise. Et je crois, moi, que c’est justement à cause de ça… Que c’est parce que ce sont des devoirs trop anciens, trop anciens et devenus trop faciles, des devoirs qui n’ont plus de signification pour la conscience 6… »

29 Sans les mythes, la réalité se rétrécit, n’est plus que réalité exploitée par la technologie (les centrales électriques, etc.). L’homme en tant qu’individu retrouverait dans les mythes un lien avec cette chose que nous avons perdue, « ces rencontres avec eux ». Il retrouverait un lien avec cette réalité titanesque (monstrueuse) que les Olympiens, du haut de leur dictature, ont policée. Il retrouverait, rompant sa solitude, un lien avec le peuple pour qui les mythes sont un bien commun. « Nous avons beaucoup de remords mais non celui d’avoir oublié de quelle chair nous sommes faits, écrivait encore Pavese dans l’article de L’Unità. Nous savons que dans cette couche sociale que l’on a coutume d’appeler peuple le rire est plus franc, la souffrance plus vive, la parole plus sincère. Et de cela nous tenons compte ».

30 De cela, la poésie de Pavese, les nouvelles, les neuf romans qu’il a écrits, les Dialogues avec Leucò tiennent compte. Ulysse ou Orphée dans Le Streghe et L’Inconsolable, Hésiode dans « Les muses », aussi.

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31 Dans La Lune et les Feux, le narrateur, sceptique, refuse les explications de Nuto (le menuisier communiste qui jouait autrefois de la clarinette dans les bals populaires du Piémont) à propos de la lune et des feux qui autrefois réveillaient la terre (svegliano la terra). Cependant, il finit par admettre ce que Nuto cherchait à lui dire, comprenant qu’il ne s’agissait pas que de superstitions paysannes. « L’histoire de la lune et des feux, je la savais, reconnaît-il. Seulement, je venais de m’apercevoir que je n’avais plus conscience de la connaître 7 ». Anche la storia della luna e dei falò la sapevo. Soltanto, m’ero accorto, che non sapevo più di saperla.

32 Trois jeunes gens, différemment, expérimentent la réalité titanesque de la nature dans Le Diable sur les collines (1948), une expérience que Pavese oppose ou fait dialoguer avec la jeunesse désœuvrée de la bourgeoisie milanaise, loin du peuple, annonçant déjà, comme Pasolini le dira, l’avènement de la société de consommation et la fin des années cinquante du monde.

NOTES

1. . Traduction Mario FUSCO, in Cesare PAVESE, Œuvres, éd. Martin Rueff, Quarto/ Gallimard, 2008.

2. . Maria Luisa PREMUDA, « I dialoghi con Leucò e il realismo simbolico di Pavese » (1957), in Dialoghi con Leucò, Einaudi, collection « ET Scrittori », 1999, p. 201. 3. . Œuvres, p. 1819. 4. . « Qu’est-ce que l’acte de création ? », in L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Éditions Montparnasse, 2004. 5. . Cesare PAVESE, Littérature et Société, Gallimard, 1999, p. 34-35.

6. . Elio VITTORINI, Conversation en Sicile, Gallimard, 1948, p. 40. 7. . Œuvres, p. 1278.

AUTEUR

JEAN-PIERRE FERRINI Jean-Pierre Ferrini est l’auteur de Le Pays de Pavese, beau livre à mi-chemin entre l’essai et l’autobiographie sur le grand romancier italien et aussi la recherche de ses propres origines. Il sera là pour éclairer la relation de Jean-Marie Straub et de Cesare Pavese qui a inspiré nombre de ses films.

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À propos de Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa À propos de Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa

Mickael Kummer

À l’intérêt que Cézanne m’inspire, je mesure combien j’ai changé. Je suis en chemin de devenir un ouvrier ; un long chemin sans doute, et je n’en suis qu’à la première borne ; néanmoins, je puis déjà comprendre le vieillard qui est allé si loin, seul hors les enfants qui lui jetaient des pierres. (Lettre de Rainer Maria Rilke à Clara Westhoff, 13 octobre 1907.)

1 L’association Ciné Art m’avait demandé d’intervenir en remplacement de Pedro Costa, pour présenter son magnifique film Où gît votre sourire enfoui ? Étant enseignant à Metz depuis 2009, j’ai accueilli avec beaucoup d’enthousiasme l’annonce de cette rétrospective, et nous avons essayé de communiquer aux étudiants de l’École Supérieure d’Art notre passion pour le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. La plupart des gens, et ce fut particulièrement le cas de nos étudiants, accordent une importance égale à leur présence lors des projections qu’à leurs films. Pourtant, dans quelques décennies, que restera-t-il de cette présence scénique ? Les films seront seuls pour porter l’œuvre. On peut imaginer des témoignages fascinés de générations futures qui découvriront ces films hors du commun. Le film de Pedro Costa sera un peu comme les lettres que Rainer Maria Rilke a écrites à sa femme, l’artiste Clara Westhoff, lorsqu’il a découvert la peinture de Paul Cézanne à l’exposition universelle de 1907. On sait l’importance qu’a eue Cézanne pour les Straub, qui lui ont consacré deux films. Au-delà d’un attrait purement artistique, on peut aussi dresser de nombreux parallèles entre le peintre et les cinéastes ayant vécu à un peu près un siècle d’intervalle. À la fin de sa vie, le nom de Cézanne était murmuré avec respect dans les cercles et les salons. Le « maître » d’Aix n’en était pas moins réduit à utiliser des vieux croquis de nus pour peindre, car la ville d’Aix-en-Provence ne lui aurait pas fourni un modèle. « Maître », c’est le mot qui a justement été employé à l’ouverture de la rétrospective pour désigner

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Jean-Marie Straub. Comme Cézanne, qui se rendait à pied à son atelier, Jean-Marie Straub était là avec sa canne, comme un pauvre, ayant grandi avec le temps, et dont l’aura semblait avoir survécue à une autre époque, un « monde d’hier ». Cette présence semblait dire aux gens qu’une utopie était encore possible.

2 Le film de Pedro Costa, un peu à la manière des témoignages de Joachim Gasquet, aura une valeur d’importance pour les apprentis cinéastes qui dans le futur voudront voir des cinéastes au travail. Car c’est en vérité l’un des seuls films où l’on voit vraiment des cinéastes au travail. Les making of privilégient trop souvent le marketing sur le concret du travail.

3 « Au travail », si c’est ainsi que les Straub avaient souhaité filmer les musiciens interprétant Bach, on peut dire la même chose du film de Pedro Costa. Et là on touche à un aspect essentiel de la manière que les Straub avaient de fabriquer des films, comme des artisans. C’est ainsi qu’ils ont toujours conçu leurs interventions au Fresnoy ou ailleurs. « Je n’ai rien à vous apprendre, la seule chose que je peux vous apprendre, c’est résister ! », ce sont quasiment les premiers mots que j’ai entendus de la bouche de Jean- Marie Straub, au bar de la rue qui juxtapose le Fresnoy. Il prit une gorgée dans son verre de whisky et son regard nous scrutait avec férocité. Une férocité différente de celles que l’on a l’habitude de voir, traversée par une histoire, par un vécu qui la rend si authentique, si sincère. « Après, on peut vous montrer le travail artisanal du montage »... Tout un programme semblait se dessiner derrière cet apparent refus de la pédagogie du Fresnoy. Et les mois qui suivirent montrèrent à certains d’entre nous que c’est là que nous avons le plus appris. Les Straub ont toujours refusé de donner des cours de direction d’acteur, préférant inviter les étudiants à pénétrer dans l’antre de la salle de montage. Le processus était simple. Pendant les premières semaines, ils visionnaient ensemble les « rushes », c’est-à-dire l’ensemble de la matière filmée au tournage. Pour sélectionner, parmi les multiples prises, celles qui seraient utilisées pour les deux montages du film, ici Ces rencontres avec eux. Pour certains plans, il y avait jusqu’à environ vingt et vingt-cinq prises. Après ces trois semaines de visionnages en solitaire, commença l’atelier de montage. C’est là que la porte s’ouvrait aux étudiants. Des chaises étaient disposées au fond de la petite salle de montage, environ 15 mètres carrées, et quelques étudiants pouvaient venir s’asseoir pour assister aux séances de travail, fixées tous les jours de la semaine entre 14h et 18h. La première fois que j’y allai, je m’attendais à trouver une salle pleine à craquer, voire à ne pas avoir de place du tout. Pourtant, ce fut plutôt l’inverse qui se produisit. Nous étions relativement peu à suivre l’atelier régulièrement. La plupart des étudiants ayant été rebutés par les films ou par l’attitude de révolte permanente des Straub durant les diverses interventions ou projections du Fresnoy. Et ce n’est que dans la régularité et la discipline du travail quotidien que le cinéma semblait pénétrer progressivement en nous. Avec une manière concrète, qui prenait autant en compte la matière que l’idée, incarnant de manière vivante l’idée présente dans leur Moïse et Aaron que la forme et l’idée jaillissent simultanément, de manière indissociable.

4 Le film de Pedro Costa rend très bien compte de ce jeu « scénique » des deux cinéastes, si ambigu qu’on ne sait jamais sur quel pied danser. Est-ce une apparence qu’ils se donnent ? Ou bien sont-ils les cinéastes les plus authentiques qu’il nous ait été donné de voir ?

5 Probablement un peu des deux, et cette contradiction apparente donne tout son piment au théâtre des Straub. John Ford, quand on le questionnait sur sa dureté avec les

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acteurs, répondit un jour : « Je ne crois pas que ce soit vrai. Je suis dur avec mes supérieurs et tendre avec mes inférieurs ». On pourrait faire un rapprochement entre l’attitude de cet immense cinéaste chrétien et celle des Straub. Il était en effet frappant d’observer la sympathie qu’inspirait Straub au personnel technique du Fresnoy ou aux ouvriers qui venaient lui serrer la main avec simplicité au bar. Et combien de fois ne l’a-t-on pas vu provoquer d’illustres personnalités du monde de l’art invitées au Fresnoy ? Cette théâtralité lors des projections peut-être mise en relation avec la peur des cinéastes que leurs films ne soient pas reçus par le public actuel. Peur exprimée avec sincérité après une projection de Humiliati au Fresnoy. La salle s’était vidée pendant la projection. « On essaie de comprendre pourquoi les gens sortent », disait Danièle Huillet, tandis que Jean-Marie Straub racontait non sans humour qu’il s’était posté à la sortie de la salle pour questionner les spectateurs qui quittaient la projection. Ils exprimaient sans ambages leur étonnement de voir la difficulté des spectateurs contemporains à suivre leurs films. Et au regard de la régularité de leur filmographie, on sent cette rectitude à persister, et ce quel que soit l’accueil fait par le spectateur.

6 J’ai pour ma part été très étonné du calme et de l’humanité qui se dégageaient d’eux en dehors de la salle de montage. Notamment lors des rencontres où nous pouvions leur projeter nos films dans la petite salle de projection du Fresnoy. Je leur avais demandé de lire le scénario que j’étais en train d’écrire dans le cadre de ma première année au Fresnoy. Quelques jours plus tard, après une séance de montage, Jean-Marie me proposa d’aller boire un verre pour parler du scénario. D’emblée, il me dit, « Ça m’intéresse, parce que c’est l’inverse de ce qu’on ferait ». Il me fit quelques remarques concrètes sur deux répliques et l’intérêt des lieux concrets par rapport au texte, et me raconta sa rencontre avec , à qui il avait proposé de réaliser Chronique d’Anna Magdalena Bach. J’ai repensé à ce moment en lisant le livre de Lindsay Andersson sur Ford. Andersson lui projette un documentaire qu’il a réalisé et Ford se contente de quelques remarques techniques, et marque de manière répétée son appréciation pour un personnage.

7 La nuit suivante, je rêvais que j’avais une discussion avec Bresson, plus vraie que nature. Je les revis quelques temps après que le montage de Ces rencontres avec eux soit terminé et je leur proposai de voir un court-métrage que j’avais réalisé quelques années plus tôt à San Francisco. À l’issue des vingt minutes et quelques de projection, la discussion s’engagea. Nous étions seuls, ils étaient détendus et chaleureux. Je sentis que la tension que l’on percevait lors du montage s’était effacée. J’ai compris alors cette tension qui saisit l’artiste au moment du travail, et que cette tension ne disparaît jamais, pas même après des décennies de carrière. D’emblée, Danièle me dit que cela lui avait plu, et que pour cette raison, ils refusaient toujours de siéger dans les commissions, car c’était trop difficile de juger des projets à l’écrit. « Je me suis inquiétée en lisant votre scénario, mais maintenant, en voyant votre film, je suis rassurée ». J’étais sidéré par une telle attitude d’humilité de la part de si grands cinéastes. Au cours de mes études aux Beaux-Arts, et plus tard dans l’enseignement, j’ai vu tellement de professeurs jouer les « experts », utilisant leur pouvoir de juges pour briser des personnalités artistiques. Combien de mes amis ayant fait les Beaux-arts ont quitté leurs ambitions artistiques après avoir été démontés psychologiquement. L’immense respect qu’ils m’ont témoigné ce jour-là est resté comme un point cardinal de l’exigence que l’on devrait avoir envers les jeunes artistes. Ce moment m’a fait réaliser

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toute l’humanité et l’humilité des Straub, et c’est certainement la plus grande leçon que j’ai reçue de leur part.

8 Cet état d’esprit, qu’ils savaient si bien transmettre, était accompagné d’une absence de snobisme, qui transparaissait en particulier dans leurs goûts cinématographiques. Un jour, pendant le montage, Jean-Marie s’exclama : « Les étudiants du Fresnoy devraient regarder Jour de Fête de Jacques Tati, pour se guérir de la métaphysique ». Quand je lui demandai pourquoi il avait dit cela, il me répondit, “Bah par exemple, ils pourraient prendre une histoire et la raconter, tout simplement, comme le faisaient Ford ou Renoir...” » Et c’est ainsi qu’au cœur même du travail, une vision cohérente mais jamais figée se dessinait. Car contrairement à ce que pourrait laisser penser leur attitude révoltée, les Straub ne laissaient pas des règles s’installer. Le côté « maître » révéré pourrait laisser supposer une idéologie et une école de pensée à suivre, mais cela ne fut jamais le cas. Un jour, je lui demandais de m’expliquer une citation de Stravinski qui m’avait frappé dans la note d’intention de la Chronique d’Anna Magdalena Bach : « Je sais bien que la musique est incapable d’exprimer quoi que ce soit. Je suis de l’avis qu’un film aussi. Enfin, on ne sait pas ce que c’est qu’un film [...] ». Il me répondit avec ironie, “Vous lisez mes déclarations ?” » Je ne savais pas quoi répondre, car j’avais pensé que ça lui ferait plaisir de montrer que je connaissais ce texte. Il reprit, « J’avais dit ça à l’époque pour provoquer les ». Un peu mal à l’aise, je demandais un peu plus tard, « Est-ce qu’il y a une pensée derrière vos images ? », sa réaction fut encore plus déconcertante, « C’est quoi une pensée ? »... Après un instant d’hésitation, je lui dis : « Comment est-ce que vous choisissez vos cadres ? » Il répondit de la manière la plus simple du monde, en prenant des images du montage en cours, pour me montrer qu’il s’agissait de choix très concrets, qui dépendaient par exemple du nombre de personnages à cadrer. Le lendemain, il reprit la discussion, et l’on sentait qu’ils y avaient réfléchi. « Le travail du cadre, pour moi c’est Ozu ou Dreyer. Là aussi, on pourrait parler de l’intention. D’ailleurs c’est pour ça que j’aime moins le film de Dreyer sur Jeanne d’Arc ». Cela commençait à faire sens. Le cadre chez Dreyer ou Ozu a une sorte de simplicité quasi protocolaire. « D’ailleurs, c’est pour ça que j’aime prévoir le découpage à l’avance, je crois que c’est un travail qui doit se faire en chambre, sans quoi on est toujours en train de rajouter des intentions au tournage. Nos cadres sont prévus au centimètre près avant le tournage ». Ce genre de dialogues venait spontanément au cours des séances de travail. Pendant ce temps, Danièle Huillet, attablée à la table de montage, avait les mains dans l’artisanat même du cinématographe. Cette partie du travail est très bien montrée dans le film de Pedro Costa. En particulier la précision avec laquelle sont menées les coupes, faisant souvent l’objet de réflexions, voire de débats animés entre les deux cinéastes.

9 Pedro Costa a positionné sa caméra entre le travail et cette assistance silencieuse des étudiants du Fresnoy qui observaient dans l’ombre. C’est à eux que s’adressent les cinéastes quand ils semblent parler à la caméra. À aucun moment ils ne se mettent dans la situation classique de l’interview ou du professeur qui dispense son savoir, mais sont dans un mouvement permanent, avançant avec l’auditoire. Pour eux, toute méthode est empirique, et il ne faudrait surtout pas suivre leur modèle.

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AUTEUR

MICKAEL KUMMER Michaël Kummer est né en 1980 à Goa (Inde). Après avoir étudié l’art et le cinéma à l’École d’art de Marseille, au California College of Arts de San Francisco et au Fresnoy, il tourne, dans différents pays et en langues variées, des courts métrages diffusés et primés dans plusieurs festivals internationaux, parmi lesquels Aditi Singh, sélectionné en 2007 à la Cinéfondation du Festival de Cannes et aux Festivals de Rotterdam et de Rome. Actuellement, il est responsable de l’atelier cinéma à l’École Supérieure d’Art de Lorraine (site de Metz).

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Autour des films

Propos autour des films

Autour d'Antigone

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Au sujet d’Antigone

Barbara Ulrich

1 Je voudrais poser deux questions autour de cette figure célébrissime de l’Antigone par rapport au film que nous venons de voir : D’où vient-elle « historiquement » et qui est celle que nous venons de voir ?

2 En effet, le générique du film indique une filiation très impressionnante : Straub-Huillet – Brecht – Hölderlin – Sophocle. Disons quelques mots à ce sujet.

3 Les Textes :

4 – Il y a la tragédie de Sophocle, écrite en 442 avant J.-C., qui s’intitule Antigone. Elle fait partie de la Trilogie thébaine, avec Œdipe roi et Œdipe à Colone. Elle est une des sept tragédies de Sophocle qui sont parvenues jusqu’à nous et elle est considérée comme la plus accomplie de toutes. Et peut-être comme la tragédie la plus parfaite jamais écrite.

5 – Hölderlin, cet immense poète allemand, qui a vécu de 1770 jusqu’à 1843 – et dont les Straub ont filmé deux pièces que nous allons voir ici prochainement : La mort d’Empédocle et Noir péché –, Hölderlin alors a traduit du grec en allemand la Trilogie thébaine. Cette traduction, en son temps, avait soulevé des vagues de protestation, notamment de la part de gens tout à fait respectables comme Friedrich Schiller, qui déclarait qu’on y voyait les signes désormais irréfutables de la folie à venir de Hölderlin. Ses traductions de l’Œdipe et de l’Antigone et les Remarques… qu’il y ajoutait, ont à l’époque scellé le destin littéraire et social de Hölderlin.

6 – Bertolt Brecht, revenant de l’exil en Amérique après la seconde guerre mondiale et séjournant en Suisse en 1946, 1947, écrivait son Antigone à lui, s’appuyant non pas sur le texte de Sophocle, mais sur la traduction de Hölderlin. Il coupe, modifie, ajoute.

7 – Les Straub, en 1991, quand ils avaient envie à leur tour de faire une Antigone, ont pris comme base le texte de Brecht.

8 Maintenant : Qui est Antigone ?

9 Nous ne parlons pas ici de l’Antigone de Sophocle, ni de ce que Hölderlin a fait avec Sophocle.

10 a) Parlons de Hölderlin

11 b) de ce que Brecht a fait par rapport à Hölderlin

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12 c) et de la réponse que semble donner le film que nous venons de voir.

13 a) Les personnages présents sont plus ou moins les mêmes que ceux que nous venons de rencontrer chez Brecht. Il y a les quatre enfants d’Œdipe et de Jocaste ; Étéocle et Polynice qui sont morts, il y a les deux sœurs Ismène et Antigone ; Antigone va mourir aussi. Il y a Créon, l’oncle des enfants, et Tirésias, le célèbre voyant aveugle.

14 L’histoire qui précède le début de la pièce est différente. Tout ce qui se passe ensuite, par conséquent, a une signification différente

15 Chez Hölderlin, après le départ d’Œdipe, après le drame, ses deux fils se disputent la couronne. Après quelques tergiversations, Étéocle se déclare roi – et Polynice s’en va. Il va à Argos, épouse la fille du roi, et arme plus tard des hommes pour attaquer sa propre ville natale et son frère qui y règne. Arrivé aux murs de Thèbes – murs, dont on dit que c’était Amphion qui les avait construits, cet Amphion qui jouait si délicieusement de la flûte que les pierres s’ajointaient toutes seules et qu’il n’était guère besoin de labeur humain –, aux portes de Thèbes donc, les deux frères s’affrontent, l’un en défendant sa ville, l’autre en l’attaquant, ils se rencontrent et s’entre-tuent, sans se reconnaître.

16 Suite à la mort des deux frères, Créon devient roi et organise les funérailles.

17 La loi divine ancestrale veut que tous les morts soient enterrés afin de leur permettre l’entrée au Hadès.

18 Créon fait valoir la loi humaine, faisant une différence entre le héros – et le traître. Il installe ainsi des catégories morales, des catégories de jugement qui sont humaines. Il tient compte de l’émotion bien justifiée de l’individu qui se révolte spontanément contre le diktat ancestral des dieux qui ainsi oblige de considérer de façon égale, devant la mort tout au moins, tous les hommes sans tenir compte de leur mérite ou de leur crime.

19 Antigone, contre ceci, insiste sur la loi divine et défend son droit d’enterrer son frère, fut-il traître et meurtrier.

20 Il y a, dans la construction hölderlinienne, une mise en balance de la loi humaine, que l’on comprend fort bien, et de la résistance d’Antigone contre celle-ci, pour des raisons personnelles qu’elle étaye en recourant à la vieille loi divine. Il y a un équilibre entre les deux principes et la pièce est comme un dialogue qui laisse leur chance aux deux.

21 b) Chez Brecht, la situation de départ est très différente : Après le départ d’Œdipe, Créon devient roi et les deux frères Étéocle et Polynice, ses neveux, sont à son service. Créon vide les caisses de Thèbes, engage une campagne contre Argos pour y chercher de Grauerz, du minerai gris, butin qu’il veut rapporter à Thèbes. Dans la bataille devant Argos, Étéocle tombe.

22 Polynice, dégoûté par l’odieuse entreprise de son oncle et déchiré par la mort de son frère, déserte et veut rentrer à Thèbes. Créon le rattrape et le tue.

23 L’affrontement entre Antigone et Créon part donc d’une toute autre base.

24 Il est vrai que le Créon de Brecht a les traits presque caricaturaux du patron capitaliste avide, cynique, sans cœur et sans loi sauf celle du profit et du pouvoir.

25 Ainsi, Tirésias qui intervient a la fin, lui dit ces phrases qui devraient mettre en garde Créon mais c’est déjà trop tard, et qui sont, de la part de Brecht, comme un verdict, comme une incantation aussi, comme le destin qui attend et devrait attendre tous les tyrans et exploiteurs : « Raub kommt von Raub, und Härte brauchet Härte/Und mehr braucht

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mehr und wird am End zu nichts. » Danièle Huillet traduit : « Le pillage vient du pillage et la dureté a besoin de dureté/et plus a besoin de plus et devient à la fin rien ».

26 Voilà donc, notre Antigone se trouve, en fait, dans une situation de légitime défense, de soulèvement contre la dictature d’un individu tyrannique, méchant et néfaste. Elle a un côté Jeanne d’Arc, appelée à sauver la patrie. Figure de résistance politique, contre un présent injuste et pour un nouveau monde juste. Elle incarne, chez Brecht, l’idée d’un nouveau monde possible.

27 Hölderlin et Brecht donc. Il n’y a pas, chez Brecht, le dialogue entre deux positions que l’on peut réellement et valablement défendre. Il y a un principe mauvais et néfaste, et en face un principe bon et salutaire. Il y a un côté manichéen et excessif qu’il n’y a pas chez Hölderlin.

28 c) Quelle est la réponse du film à cela ?

29 Il part de Brecht, certes, mais il va du côté de Hölderlin pour ensuite, dans un mouvement dialectique, proposer un nouvel équilibre qui se situerait quelque part entre le texte et la nature filmée.

30 Le film ramène le texte de Brecht, sans lui enlever son poids propre, dans la légèreté et sous le ciel grec.

31 – Le Créon straubien n’est pas un monstre et une bête à abattre ; il est plutôt « ver- rückt », « dé-placé », « dés-axé », déséquilibré justement – mais il est présenté dans un environnement qui contrebalance ce déséquilibre. L’image « verfremdet », rend étrange et étranger, le texte de Brecht dans un processus dialectique.

32 – Au début, les figures présentes, Ismène et Antigone, nous semblent avoir le pas léger, elles sont vivantes et dans leur apparaître encore emplies d’une vie passée heureuse – qui représente plus que leur vie individuelle. C’est comme si elles se détachaient lentement d’un arrière-fond originel heureux. Quelque chose en elles se souvient encore de ce qui était au début, il y a très longtemps, dans un passé lointain, dans une proximité des dieux et des hommes.

33 C’est une configuration hölderlinienne bien plus que brechtienne.

34 Nous pensons à ces vers de Rilke de la célèbre Deuxième élégie de Duino : « Erstaunte euch nicht auf attischen Stelen die Vorsicht / menschlicher Geste ? War nicht Liebe und Abschied / so leicht auf die Schultern gelegt, als wär es aus anderm / Stoffe gemacht als bei uns ? Gedenkt euch der Hände, wie sie drucklos beruhen, obwohl in den Torsen die Kraft steht. Diese Beherrschten wußten damit : so weit sind wirs, dieses ist unser, uns so zu berühren ; stärker stemmen die Götter uns an. Doch dies ist Sache der Götter ». La traduction de Philippe Jaccottet : « Ne vous a-t-elle pas surpris, sur les stèles attiques, / la prudence du geste humain ? / L’amour, l’adieu / n’étaient-ils pas si légers aux épaules qu’on les aurait dits / d’une autre étoffe que chez nous ? Rappelez-vous les mains, / qui posent sans peser, malgré la force qu’il y a dans les torses. / Ces maîtrisés signifiaient ainsi : voilà jusqu’où nous sommes, / voilà ce qui est nôtre : nous toucher ainsi. Les dieux / pressent plus fort. Mais c’est l’affaire des dieux » 1.

35 – La camera de Willy Lubtchansky nous montre une nature où tout est léger. Les pierres sont filmées de telle sorte que nous repensons à Amphion, fils de Zeus, et à sa flûte dont nous parlions plus haut. Ces pierres de l’amphithéâtre semblent avoir été assemblées, bien plus que par le labeur humain, par une musique céleste (Il faudra les comparer, par exemple, avec les pierres dans Moses und Aron).

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36 Les arbres « ragen », existent, ek-sistent dirait Heidegger, sont là, présents, comme des témoins d’un monde autre, archaïque, presque comme des principes, des catégories… bien plus que comme des végétaux.

37 (À vérifier en regardant les arbres de la forêt toscane, dans les Pavese-films peut-être ; une exception se produit par contre dans O somma luce.)

38 – Le ciel est vide, ouvert, haut, immense ; il y a, dans un hymne de Hölderlin, le « ciel vide » qui est une façon pour le dieu absent de témoigner sa présence. Dans l’Antigone de Straub-Huillet, le ciel est vide de cette façon, gage de quelque chose qui a été et qui est à venir.

39 Le minéral, le végétal et l’humain sont au même plan sous ce ciel vide, comme tout est au même plan dans les tableaux de Giotto.

40 Le chœur qui commence par : « Ungeheuer ist viel. Doch nichts / Ungeheuerer als der Mensch » (« Monstrueux est beaucoup. Pourtant rien / de plus monstrueux que l’être humain ») dans le film, malgré ce qu’il dit, est un quatuor de voix magnifiques, de toutes couleurs.

41 Ainsi, ce qui se passe sur la scène de ce film est l’interrogation et la prolongation du dialogue que Brecht entretient avec Hölderlin. La suite des noms inscrits au générique est donc bien plus qu’une énumération, et prend tout son poids :

42 La camera telle qu’elle filme la nature – et tout est nature, même l’homme – permet à nouveau un balancement, dans un équilibre et une respiration toute hölderlinienne, entre le principe divin qu’elle invoque ainsi, et ce qui, dans ce dispositif, prend la place du principe humain, représenté ici par la parole de Brecht.

NOTES

1. . Rainer Maria RILKE, Les Élégies de Duino, traduction et postface de Philippe Jaccottet & texte allemand, Genève, La Dogana, 2008.

AUTEUR

BARBARA ULRICH Barbara Ulrich est Docteur en philosophie. Après des études à Bâle et Munich, elle est en France depuis 1987, où elle rencontre Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Depuis 2007, publications philosophiques et travaux pour et avec Jean-Marie Straub. Elle est la productrice des derniers films de J.-M. S. dans le cadre de BELVA Film GmbH.

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Antigone s'arrête à Ségeste

Olivier Goetz

1 S’il faut admettre, avec , que le cinéma arrête l’imaginaire 1, l’Antigone que Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sont allés filmer en Sicile, en 1992, dans les ruines du théâtre de Ségeste, apparaît sur l’écran comme arrêtée, au terme d’un long voyage. Le périple de cette très vieille jeune fille commence, en effet, dans « la nuit des temps », c’est-à-dire, en réalité, dans l’obscurité relative d’une période archaïque où le monde grec élabore oralement ses mythologies. Mais, Antigone elle-même ne devient personnage, à proprement parler, qu’à partir du Ve s. avant J.-C., lorsque l’évolution des techniques et des mentalités autorise la transformation scénique des « idoles » en « images », pour reprendre la terminologie et le raisonnement de Jean-Pierre Vernant : « Pour que l’idole devienne image, il ne suffit pas que, dégagée du rituel, elle n’assume plus d’autre fonction que d’être vue et, sous le regard de la cité, se transforme en pur spectacle, il faut aussi qu’au lieu d’insérer dans le monde visible la présence de l’invisible divin, elle se propose, par l’imitation experte des formes extérieures du corps, d’en reproduire l’apparence aux yeux des spectateurs » 2. Telle est bien l’invention du théâtre, mais aussi, potentiellement, celle d’un futur cinéma…

2 Quand bien même un spectateur ferait, aujourd’hui, connaissance de la fille d’Œdipe à travers le film des Straub, il sentirait d’emblée qu’Astrid Ofner, la statue vivante qui prête corps et voix au personnage, jouant des transparences et des opacités de la langue allemande 3, constitue, en réalité, un palimpseste. Au regard du vaste itinéraire qui, depuis la Renaissance, force l’admiration des lettrés 4, l’Antigone des Straub constitue un raccourci lapidaire, puisqu’elle n’en considère que trois étapes (ou trois strates) :

3 – 442 avant J.-C. : Inscription de la tragédie de Sophocle au concours des grandes dionysies d’Athènes

4 – 1797-1804 : Traduction/rédaction, par Hölderlin, de son Antigone d’après Sophocle, entre Bordeaux et Tübingen

5 – 1948 : Présentation par Bertolt Brecht de sa propre version d’Antigone, d’après Sophocle/Hölderlin, au Berliner Ensemble.

6 Tout en manifestant un certain attachement à la Grèce (décors et costume, références religieuses et politiques), cette Antigone ne revendique aucune « authenticité » native.

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En effet, le film n’ambitionne ni la reconstitution d’un récit antique dépourvu – par définition –, de tout substrat historique (à la manière d’un péplum hollywoodien), ni la transposition poétique d’un mythe (à la manière de Pasolini) ; il est, à proprement parler, la mise en scène cinématographique d’une pièce de Brecht, lecteur de Hölderlin, lecteur de Sophocle. C’est-à-dire que, pour prendre les choses dans l’autre sens, Sophocle ne constitue plus ici qu’une convocation, le fantôme lumineux et exalté qui surgit lorsqu’un dramaturge « non-aristotélicien » s’empare, juste après la Seconde Guerre, du texte que le promoteur d’une Grèce idéale et d’une Hespérie utopique écrivit à l’aube du XIXe siècle 5. L’Antigone du film est, très précisément, l’objet de cette appropriation où transparaît, en écho tuilé, l’histoire d’une pensée théâtrale. Pour autant, si Antigone n’est pas filmée à Thèbes, ou dans un décor qui prétende restaurer mimétiquement la cité de Créon, le fait qu’on la (re)trouve sur le site d’un théâtre de l’époque hellénistique (IIIe siècle avant J.-C.) remanié, comme tant d’autres, à l’époque romaine (Ier siècle avant J.-C.) pourrait recouvrir quelque intention subliminale. Ségeste est bien cette cité qui entraîna, à son corps défendant, la fin de la suprématie d’Athènes 6. Et, quand bien même la détermination du cadre ne devrait rien qu’à des opportunités circonstancielles ou à la beauté d’un paysage, rien n’empêche le spectateur, tel un touriste zélé parcourant l’Italie un guide à la main, d’enrichir la contemplation des images d’une méditation sur les fata de l’Histoire…

7 Ce qu’on appelle le « théâtre grec » constitue jusqu’à une date récente, pour la culture occidentale, une référence massive et quelque peu terrifiante. De l’édification du théâtre olympique de Vicence (inauguré, en 1585, par une représentation d’Œdipe roi 7) aux projets de théâtre populaire qui fleurissent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Grèce antique fait elle-même office de mythologie originaire. Dans leur désir de réformer un théâtre jugé par eux élitiste et corrompu, Jules Michelet, Romain Rolland, Maurice Pottecher, Edward Gordon Craig, Firmin Gémier, Jacques Copeau et Max Reinhard revendiquent, chacun à sa manière, un retour aux sources grecques qui passe, notamment, par la recherche de formes scéniques innovantes, inspirées par le modèle des théâtres antiques. De ce dispositif primitif, largement fantasmé, les grands réformateurs du théâtre retiennent surtout la forme circulaire de l’orchestra 8, synonyme, à leur yeux, d’un esprit vraiment démocratique 9. Il serait facile de montrer, par exemple, que la formule révolutionnaire du « tréteau nu » défendue par Copeau 10 découle, malgré les apparences, de ce tropisme originaire et que l’apparente nudité du plateau s’encombre en fait de tout un appareil idéologique… Mais, le lien entre théâtre et politique, ces deux « inventions » athéniennes, est si profondément inscrit dans l’histoire des mentalités qu’il semble constitutif de toute innovation en matière d’esthétique théâtrale. Pour le théâtre moderne (l’expression est redondante, puisque le théâtre, tel qu’on l’entend désormais, est, par définition, une invention moderne), la référence à la « Grèce » constitue un lieu commun dont le caractère dominant et le prestige résistent, jusqu’à ce jour, à toute tentative de déconstruction. Face à un prétendu « miracle grec » (le siècle de Périclès considéré comme le lieu de tous les commencements), il convient, cependant, de faire preuve d’un peu de circonspection. Il s’agit, d’abord, avec Jean Duvignaud, de critiquer l’impérialisme culturel qui entend placer notre conception du théâtre (et, notamment, le genre « tragédie ») au faîte de la hiérarchie du beau. Car, pour ce sociologue du spectacle, le goût de l’Antiquité ne fait, depuis le Moyen Âge, que refléter la nostalgie, voire la frustration des clercs 11. Il s’agit, également, de contester une lecture essentiellement morale ou littéraire des textes dramatiques grecs, tâche à laquelle s’emploient, depuis quelques décennies, un certain

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nombre d’hellénistes, anthropologues ou historiens de la culture, qui préfèrent considérer la dimension événementielle (ou rituelle) du phénomène théâtral plutôt que d’y voir le lieu d’une production d’œuvres monumentales…

8 Ce disant, s’éloigne-t-on tellement de l’entreprise des Straub, si cultivée et si respectueuse de la littéralité des œuvres ? Peut-être convient-il, pour en juger, d’adopter naïvement le point de vue de ce public improbable qui aborderait Antigone à travers leur film. Et tenter d’oublier, autant que faire se peut, les interprétations plaquées, au cours des siècles, sur un « chef-d’œuvre » antique dont la signification, autant que l’usage, nous échappe largement. Car, non seulement on ignore, pour l’essentiel, de quelle manière et dans quel contexte il fut primitivement représenté, mais on peut même douter qu’il ait fait l’objet d’une représentation ou, du moins, que la notion de « représentation » s’applique à ce qui constituait, en réalité, l’expérience directe d’un événement spectaculaire, avant qu’une certaine tradition « classique » ne s’en empare. De sorte qu’on n’appréhende jamais cet objet insaisissable qu’à travers un certain nombre de filtres, à commencer, bien sûr, par celui des diverses traductions. Or, nous devons, avec Nicole Loraux 12, envisager le théâtre grec comme un « théâtre des voix » ; y reconnaître une forme d’» oratorio » où le son prime sur le sens, la phônè sur le logos. De là à formuler, avec Florence Dupont, l’insignifiance de la tragédie grecque 13, il n’y a plus qu’un pas que seules nos réticences à abandonner toutes ces couches intermédiaires (en l’occurrence, le communisme de Brecht et le jacobinisme d’Hölderlin) accumulées entre un événement primitif et nous, nous empêcheraient de franchir.

9 La leçon que l’on peut retenir des commentateurs qui, au cours des dernières décennies, se sont attachés à prendre le contre-pied d’une très lourde tradition scolaire, c’est que le théâtre antique n’est pas cette activité éminemment politique que l’on a toujours dite, du moins, s’il s’agit de faire reposer la politique sur le consensus qui définit, en Grèce comme ailleurs, le fonctionnement de la démocratie. En témoigne le fait que la chorégie, à Athènes, ne se pratique pas sur l’Agora 14, mais dans un espace dévolu aux dieux, et, plus précisément, à Dionysos. C’est sur le flanc de l’Acropole, en marge de l’astu (ou de la polis), que se déroule l’activité théâtrale et, là, le peuple (contrairement à celui de l’Assemblée) n’est pas acteur, il n’est que spectateur. La tragédie n’est pas politique parce qu’elle introduit une crise qui menace l’ordre civique. Le fait que les femmes y prennent la parole est le signe le plus patent de cette menace. Exclues de la citoyenneté (et du champ politique en général), les femmes de la société grecque sont avant tout des mères et des nourrices. Le maintien de l’ordre public exige que leur deuil soit maîtrisé 15. Or, complaisamment exprimé, le deuil des héroïnes tragiques a pour caractéristique de demeurer inconsolable… Et, si la tragédie dit quelque chose, c’est que ceux qui, au nom du politique, rappellent à l’ordre les endeuillées sont rien de moins que des assassins : Clytemnestre pour Électre, Créon pour Antigone…

10 Face aux commentaires qui, d’un côté, privilégient une interprétation morale de la tragédie, ou qui, de l’autre, insistent sur son caractère rituel incompréhensible, il convient, peut-être, de défendre la thèse qu’elle constitue l’expression conflictuelle de la tension qui existe, précisément, entre les significations du discours et la dimension sonore de la plainte… Cela ne permet pas de dire du théâtre grec qu’il est apolitique, mais plutôt, comme le souligne encore Nicole Loraux, qu’il est anti-politique. Antipolitique, la tragédie reste évidemment politique (tout comme l’anti-psychiatrie

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des années 1970 était encore psychiatrique), mais dans le sens de l’anti- ; elle propose une autre politique, une politique autre.

11 Il revient à Sophocle d’avoir dégagé d’une mythologie claire-obscure des figures dont il met en évidence, grâce au dispositif théâtral, l’absence radicale et définitive de tout substrat réel. Après cela, au fond, Antigone, n’est plus qu’un rôle tenu, à côté de ceux d’Ismène et de Créon, par un acteur 16. Et, au fond, c’est ce dégagement qui permet à Hölderlin, dramaturge innovant et versificateur génial, de continuer à faire, vingt-deux siècles plus tard, dialoguer des voix… Quant à Brecht, n’est-ce pas, précisément, la polyphonie et la polysémie qui lui servent d’outils pour lutter contre l’envoûtement dramatique auquel s’oppose sa propre conception du théâtre ? De même que, lorsqu’il conçoit le Lehrstück intitulé « Celui qui dit oui » (texte qui prône le sacrifice d’un enfant au profit d’un bien collectif), la voix antagoniste des jeunes acteurs pour qui il écrit le pousse à concevoir, presque aussitôt, « Celui qui dit non », non pour invalider la version primitive à laquelle cette seconde version s’oppose, mais pour éviter, précisément, que le texte se fige dans une univocité tragique 17. La grandeur de Brecht reste précisément d’être parvenu à produire un outil réflexif qui, sans nier l’impact émotionnel (et, pourquoi pas ? cathartique) de la représentation, et, nonobstant ses propres convictions, refuse d’inféoder l’écriture théâtrale à une doctrine ou à une idéologie.

12 Dans Antigone (le film), Danièle Huillet et Jean-Marie Straub font jouer Antigone (le personnage) dans ce que les Grecs appelaient un theatron. Ce mot, on le sait, n’est pas équivalent de notre « théâtre » puisqu’il désigne, non une activité, mais un lieu et qu’il est dépourvu de toute connotation « littéraire ». En opérant ce qui ressemble bel et bien à un retour d’Antigone dans les vieilles pierres de la Sicile contemporaine, le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub fait, certes, entendre la voix des poètes (Brecht et, en échos tuilés, Hölderlin et Sophocle), mais il le fait dans un environnement qui jette sur la lettre du texte un jour particulier. En rendant à la pensée théâtrale d’Antigone, non pas son espace primitif (définitivement oublié ou perdu 18), mais la trace ruinée, transformée, cicatrisée de sa disparition, en offrant pour véhicule à Antigone la terre, l’herbe et le ciel d’un coin de Sicile miraculeusement préservé, le cinéma déplace le public hors des commentaires dont le théâtre occidental est resté si longtemps encombré. Si, l’opposition théâtre/cinéma est l’une des questions qui traverse, de part en part, le cinéma des Straub, Antigone peut servir de modèle à la manière dont ils résolvent ce conflit interne de la représentation. Le parti-pris n’est pas an-historique, puisque l’histoire est largement citée (choix du lieu, choix des costumes, choix de la fable). Mais ces éléments sont contextualisés, placés au plus près de sources matérielles (paysages, ruines) qui en ravivent le propos. Sans contredire les données historiques dont il dispose, ce cinéma propose une autre façon de voir les choses ou de lire les livres… Sous les mots d’Antigone (ceux de Sophocle-Hölderlin-Brecht), les Straub retrouvent un peu de « nature vraie », comme disait Antonin Artaud 19. Le propre de leur cinéma.

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NOTES

1. . « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’imaginaire », Marguerite DURAS, « Le deuxième projet », Le Camion, , Les Éditions de Minuit, 1977, p. 75. 2. . Jean-Pierre VERNANT, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990, p. 11. 3. . Et ce, quel que soit le pays où l’on voit le film, selon le principe d’un cinéma en prise de son direct dont les dialogues ne sont jamais doublés. La langue des personnages est donc, bel et bien, à prendre en compte. 4. . Voir Georges STEINER, Les Antigone, Paris, Gallimard, 1986. 5. . Voir Pierre BERTAUX, Hölderlin, Essai de biographie intérieure, Paris, Hachette, 1936. 6. . En 416 avant J.-C., après avoir vainement sollicité l’aide d’Agrigente et de Carthage, Ségeste obtint le concours d’Athènes dans sa guerre contre Sélinonte. L’expédition athénienne fut écrasée devant Syracuse en 413, ce qui sonna le glas de son hégémonie sur le monde grec. Un siècle plus tard, Ségeste est détruite par Agathoclès, tyran de Syracuse, et ses habitants sont massacrés. Par la suite, attaquée par les Carthaginois lors de la 1ère guerre punique (264-241 avant J.-C.) la cité est délivrée par les Romains et rattachée à l’Empire. C’est de cette époque que date la construction du fameux théâtre. 7. . L’édification de ce théâtre par Palladio, en 1580, sur les plans de l’architecte latin Vitruve, témoigne de la constitution d’une activité théâtrale professionnelle à la Renaissance. 8. . Max Reinhardt (en Allemagne) et Firmin Gémier (en France), notamment, ont tous deux voulu monter Œdipe roi dans des cirques, dispositifs circulaires qui leur semblaient présenter des analogies avec la forme du théâtre grec antique. 9. . C’est la forme que prend, par exemple, l’hémicycle du Palais Bourbon (aménagé en 1832 par l’architecte Jules de Joly) qui abrite, jusqu’à nos jours, l’Assemblée nationale française. 10. . « Pour un théâtre neuf, qu’on me donne un tréteau nu » dit Jacques Copeau. 11. . « Jouer l’Antiquité par le théâtre, c’est susciter dans l’existence présente le modèle ancien, rendre momentanément actuel un idéal, faire parler des héros anciens. C’est redevenir contemporains de ces héros admirés, se projeter dans l’image d’une Antiquité qui n’est plus tout à fait morte, surmonter le temps. Entreprise systématique de restauration magique que seuls pouvaient réaliser des « complices », unis par la connaissance d’une langue et de textes, d’une écriture et d’une nostalgie, presque d’une frustration ». Jean DUVIGNAUD, Les Ombres collectives, Paris, PUF, 1973, p. 130. 12. . Voir Nicole LORAUX, La Voix endeuillée, essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999. 13. . Voir Florence DUPONT, L’Insignifiance tragique, Paris, Gallimard, Le Promeneur, 2001. 14. . Voir Nicole LORAUX, op. cit., p. 28 et suivantes. 15. . Nicole LORAUX (op. cit.) rappelle que législateur Solon, un des « inventeurs » du système démocratique, aurait interdit aux femmes la pratique du thrène lyrique. 16. . Un acteur, et non une actrice, puisque, comme on sait, les rôles féminins étaient tenus, chez les Grecs, par des hommes. 17. . Voir Bertolt BRECHT, Celui qui dit oui, Celui qui dit non, Paris, L’Arche, 1959. « Cette version de l’opéra suscita de vives discussions dans le public même auquel il était destiné [...]. À la suite de ces discussions, Brecht récrivit la même année les deux versions dont nous donnons ici le texte français, et qui l’une et l’autre diffèrent considérablement de la version primitive, la motivation du “oui” ayant été rendue plus concrète en même temps qu’on montrait la possibilité du “non” » (Note du traducteur, p. 215).

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18. . Tout porte à croire que le dispositif grec du Ve siècle était, en fait, extrêmement modeste : de simples gradins de bois épousant la déclivité d’une colline entouraient un espace circulaire de terre battue (l’orchestra) fermé par la skénè, une simple baraque, également de bois. 19. . « Il a fait, sous la représentation, sourdre un air, et en elle enfermer un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d’une nature et d’un air plus vrais, que l’air et le nerf de la nature vraie ». (Antonin ARTAUD, Van Gogh ou le Suicidé de la société). L’expression de « nature vraie » est reprise, de manière tout aussi pertinente, dans Pour en finir avec le jugement de Dieu.

AUTEUR

OLIVIER GOETZ Olivier Goetz est maître de conférences au département « Arts » de l’Université de Lorraine. Spécialiste en histoire et en esthétique des arts du spectacle, il développe une recherche transversale et pluridisciplinaire dans le domaine de la création artistique, des arts plastiques et des arts du spectacle.

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Autour d'Antigone

Jean-Marie Straub

1 Si on a fait ce film-là, si on a volé ce texte-là, qu’on a payé cher par ailleurs, ce n’était pas pour Antigone. À la limite, je me foutais d’Antigone. Ce n’était pas non plus pour Hölderlin, ou pour les Grecs, mais, comme souvent chez nous, le film a été appelé par un lieu, un espace, une topographie. Cet espace, ce lieu, cette topographie, c’est le théâtre de Ségeste qui, contrairement à ce qu’a dit Olivier Goetz, est vraiment un théâtre grec. Enfin, il s’agit de la grande Grèce, mais les Romains ne l’ont pas trafiqué, celui-là, s’ils en ont trafiqué pas mal… En 1973, on a fait un voyage de trois milles kilomètres, en deux-chevaux. Nous, on n’avait pas un sou ; on ne pouvait se payer ni voiture ni voyage, mais la mère de Danièle, qui prenait ses vacances, est venue passer trois semaines en Italie et nous a offert du vagabondage. On a zigzagué jusqu’au sud de la Sicile… Ça n’avait rien à voir avec Antigone, ni avec Hölderlin, ni avec Sophocle. On cherchait un espace pour Moïse et Aaron, que l’on a fini par trouver dans les Abruzzes, au pied du Monte Velino 1. Danièle m’a dit : « Vous êtes fou, il pleut tout le temps, là- dedans ! Il y avait un lac ; les Romains l’ont asséché, ils n’y sont même pas arrivés… ». Je n’ai rien dit. On est parti jusqu’au sud de la Sicile et, en remontant, on a vu ce théâtre de Ségeste. Pendant vingt ans j’ai gardé cette rencontre derrière la tête. Je rêvais, pour le dire bêtement, de faire un film sur le théâtre de Ségeste. Voilà. Et, ce film, c’est Antigone.

2 On s’était déjà occupé d’Hölderlin pendant quatre ans, pour deux films 2, et on voulait s’en libérer, mais, je ne sais pas pourquoi, on s’est dit « on ne va pas… on ne va pas encore prendre congé, parce qu’il se pose là, celui-là ». Alors, un beau jour, je me suis dit, « mais, bon Dieu, Brecht est allé trafiquer là-dedans ». J’ai pris le texte et je me suis dit « voilà ce qu’on va faire ! ». Dans ce théâtre grec qui était le point de départ d’un film a fait irruption le texte de Brecht qui, par hasard, sortait d’Hölderlin, qui, par hasard, sortait de Sophocle. C’est tout ! Ce sont des couches, des strates et, en même temps, c’est de la topographie. Cela a affaire avec la géologie, peut-être, si on veut être prétentieux. Voilà. Est-ce qu’il y a des questions ? (silence)

3 Bon, moi je dois avouer une chose, c’est que je devrais être ailleurs. Mais, étant ici, j’en profite pour revoir certains films. J’ai revu Ouvriers, paysans. J’ai revu, ce soir, Antigone, et je me suis dit, tout d’un coup, au milieu du film, en entendant le texte de Brecht :

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« nom de Dieu, il y a des moments où il pratique une trouée… Il va plus loin qu’Hölderlin et que Sophocle. » C’est beaucoup plus tellurique et violent que ces deux- là qui, malgré leur grandeur respective, pratiquent une certaine rhétorique poétique. C’est ce que j’ai éprouvé. C’est tout. Je ne l’ai pas éprouvé tout le temps, pas au début, pas pour le dernier quart, ni à partir du dernier tiers, mais je l’ai éprouvé au milieu. Là, il y a une sorte de secousse tellurique qui se produit et qui est terrible. Et qui vient de Brecht. Mais alors, Brecht, Brecht, Brecht, rien que Brecht ! Je n’admettrai jamais qu’on nous dise que je vaux mieux que le texte de Brecht, parce que je ne suis qu’un petit con du plateau lorrain, et que Brecht, c’était Brecht, c’est-à-dire, autre chose. C’est très con de dire ça, mais on m’a dit ça, une fois. Et le bonhomme s’appelait Peter Handke. Je l’avais croisé au coin d’une rue à Francfort, il avait vu un film qu’on a tiré de trente pages d’un roman de Brecht 3. De la prose, c’était uniquement de la prose ; on s’était juré, je m’étais juré de ne jamais mettre à l’écran un texte théâtral de Brecht, parce que je les connaissais assez bien. Dans nos premières années, on avait beaucoup été au Berliner Ensemble, et pas seulement là, on fréquentait aussi des théâtres d’étudiants, à Tübingen, où on avait vu Puntilla 4, des choses comme ça… C’était des gens qui faisaient réellement du théâtre, et Brecht, là, existait vraiment, pas comme dans le film de Cavalcanti 5. Eh bien ! On avait découvert ce qu’était – appelons ça la « théâtralité » de Brecht – et on s’était juré, on s’était dit « c’est tellement théâtral, que c’est de la connerie, il ne faut surtout jamais avoir la tentation de mettre un texte de théâtre de Brecht à l’écran ». On a tenu bon jusqu’à ce que survienne cet accident, avec Antigone. C’est un accident, c’est tout. C’est un horrible accident, pas aussi horrible que ce qui se passe en ce moment au Japon 6, mais pas loin. Alors, ah ! Oui, Peter Handke, comme il détestait Brecht (ce que j’ignorais avant), m’a dit, ce jour-là : « Votre film est bien mieux que Brecht ». Je lui ai demandé pourquoi, il a répondu : « parce que, dans votre film, il y a la douleur. Chez Brecht ça n’existe pas ». C’est tout. On s’arrête là ? Le bar doit être fermé ?

NOTES

1. . Moïse et Aaron (Moses und Aaron), d’après un opéra inachevé d’Arnold Schönberg, est sorti en 1975. Le film a été tourné, en Italie, dans l’amphithéâtre romain d’Alba Fucense, dans les Abruzzes. 2. . La Mort d’Empédocle ou Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous (Der Tod des Empedokles oder Wenn dann der Erde Grün von neuem Euch erglänzt), 1987, et Noir péché (Schwarze Sünde), 1989. 3. . Leçons d’histoire (Geschichtsunterricht), de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1972), d’après Les Affaires de monsieur Jules César, roman inachevé de Bertolt Brecht publié, après la mort de l’auteur, en 1957. 4. . Maître Puntila et son valet Matti (Herr Puntila und sein Knecht Matti), pièce de Bertolt Brecht, écrite en 1940, et représentée, pour la première fois, en 1948, à Zurich. 5. . Le réalisateur d’origine brésilienne Alberto Cavalcanti réalisa, en Allemagne, une adaptation cinématographique de Maître Puntila et son valet Matti, en 1956.

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6. . Ces propos sont tenus peu de temps après le tremblement de terre qui suscita, en mars 2011, la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon.

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À propos de la mort d'Empédocle

Jean-Luc Nancy et Jean-Marie Straub

1 [Cette retranscription ne gomme pas le style oral du dialogue ni les obscurités – ni, non plus, peut-être, certaines imprécisions – dues à l’improvisation. Les difficultés de ce texte en font le vivant intérêt... et la drôlerie qui n’exclut nullement la profondeur. Il est fait référence au texte de la première version de la tragédie de Friedrich Hölderlin Der Tod des Empedokles et au texte de la troisième version, traduits par Danièle Huillet, et publiés aux éditions Ombres en 1987 et en 1990.] Benoît Goetz, mai 2011.

2 Benoît Goetz – Qui est Empédocle ?

3 Jean-Luc Nancy – Oui, je veux bien partir de là, c’est une bonne façon de commencer. Qui est Empédocle ? C’est une question très difficile, devant ce film, Ce n’est pas une question historiquement difficile. Empédocle était d’abord ce que Jean-Marie Straub a dit tout à l’heure, un Grec d’Agrigente, qui s’est distingué par un comportement particulièrement remarquable à beaucoup d’égards, par son savoir et, comme à l’époque tout était mêlé, par sa réputation de thaumaturge, etc. Nous autres, les philosophes, nous le classons parmi les philosophes. Il fait partie de ceux qu’on appelle les pré-socratiques, bien qu’il soit, comme le faisait remarquer Jean Goetz, contemporain de Socrate.

4 D’Empédocle, aujourd’hui, nous avons une série de textes, de fragments, qui sont des fragments d’un livre, De la nature, comme les penseurs de cette époque, ceux qu’on appelle d’ailleurs pour cette raison les « physiciens » (ceux qui étudiaient la nature, pas encore les philosophes), en écrivaient. Ils ne s’étaient pas encore donné le nom de philosophes, mais ils étudiaient la nature, ce qui implique, d’une certaine manière, un détournement par rapport à une explication théologique, mythologique du monde. Empédocle, c’est cela. Il est connu pour avoir refusé la royauté. Ce que vous avez entendu dans le film, est attesté historiquement. Les gens d’Agrigente lui ont proposé la royauté, il l’a refusée. D’autre part, il est connu, en dehors de ses œuvres, parce que la légende voudrait que, ou bien il se soit jeté dans l’Etna – en ajoutant ce détail qui apparaît dans une autre version de la tragédie par Hölderlin que ses sandales d’airain

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auraient été rejetées par le volcan – ou bien qu’il ait disparu, sans proprement mourir. Je crois que ce point est très important. Vous l’avez perçu, C’est au centre du film.

5 Premièrement, Empédocle, c’est cela. Deuxièmement, Empédocle, est une figure pour Hölderlin. Le film est fait à partir de la tragédie de Hölderlin. Pour Hölderlin, Empédocle est quelqu’un qui n’a pas d’œuvre, au sens où il ne disposait pas de ces fragments que nous connaissons aujourd’hui… Bien sûr, les récits des historiens anciens, comme Diogène Laërce sur lequel Hölderlin s’est appuyé surtout, rapportent que c’était un penseur, ou un savant, comme vous voudrez. Mais c’est devenu pour Hölderlin, à un certain moment, une figure qui est tout d’abord, je crois… je ne dirais pas tout à fait celle d’un poète, bien que la poésie apparaisse, bien qu’il en soit question dans le texte. Poète, mais surtout à la fois celui qui voit et qui voit là où il n’y a plus à voir, qui voit au-delà du visible, qui voit l’invisible. Et qui voit d’un savoir tel que ce savoir est proprement incommensurable à l’homme. C’est en tout cas cette figure que Hölderlin a cru pouvoir tirer de ce qu’il a connu d’Empédocle. Cette figure, il l’a travaillée, dans le texte que vous avez entendu, mais il a fait trois versions de la tragédie, il s’y est repris à trois fois. D’ailleurs, les Straub ont fait un autre film qui s’appelle Noir péché, qui est fait d’après la 3e version d’Empédocle. Nous avons trois versions de la tragédie, et encore quelques autres fragments et documents, comme un plan développé, dit le plan de Francfort. Plus encore un poème de la même époque, appelé Empédocle. Donc, Empédocle, deuxièmement, c’est Hölderlin.

6 Ce qui ne fait peut-être pas avancer grand-chose. Parce que, qui est Hölderlin ? Je ne vais pas vous donner tout le détail biographique, ce n’est pas la question. Je dirais peut- être que Hölderlin, c’est le premier – je suis presque tenté de dire aussitôt le dernier – le premier grand témoin de ce qu’il appelle « le détournement des dieux », le premier grand témoin d’un écart absolu entre l’homme et les dieux, – les dieux n’ayant pour Hölderlin rien de religieux. Vous avez pu voir comment le prêtre, Hermocrate, le prêtre de la cité, est traité dans la tragédie. Mais une incommensurabilité entre l’homme et la totalité ou l’unité, le Un, qui est nommé dans le film à plusieurs reprises « Éther », Le Père Éther (Vater Ether). Mais qui est aussi beaucoup nommé dans la tragédie et le film comme « Nature ». Empédocle est, pour Hölderlin, conformément à beaucoup de choses qu’on peut lire chez lui, le témoin à la fois du rapport de l’homme à l’unité absolue, et de sa séparation. Il est le témoin du déchirement entre l’homme et la Nature, l’Éther, le Un. Mais un témoin extraordinairement complexe et ambigu. Il ne témoigne ni de la pure séparation, ni de la réconciliation. Il est très exactement suspendu entre les deux. C’est du moins ce qu’il me semble. Il me semble, peut-être à tort, que c’est aussi le parti du film. Parce que c’est le parti de Hölderlin. Le film est extraordinairement fidèle au texte de Hölderlin.

7 Troisièmement, Empédocle, c’est qui ? C’est encore… c’est ce que nous avons vu : La Mort d’Empédocle. De cette façon, on pourrait dire, (comme auparavant je disais : c’est Hölderlin) : c’est les Straub, bien sûr. Et ça se donne par quoi ? Ça se donne par un film, ça se donne en tant que film. Il y a dans celui-ci quelque chose qu’il y a ailleurs dans leurs films, mais qui, me semble-t-il, dans celui-ci, est particulièrement sensible, marqué. Toujours ce qui est derrière les personnages, ce qui est toujours là, c’est la nature, à part quelques très exigus éléments de culture – des pieds de colonnes, les marches de la maison d’Empédocle avec les trois esclaves qui sont assis. Autrement, c’est la nature, c’est les arbres... Et il y a au moins deux longs plans, dont un vraiment long – je dirais peut-être au début du dernier tiers du film – où c’est Empédocle qui

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parle, mais où nous ne le voyons pas. C’est un très long plan sur l’Etna au fond, en train d’être découvert par les nuages, et puis les arbres au premier plan. Je pense que le film n’est pas uniquement là, mais qu’il est d’abord énormément là, dans ce choix d’une absence de profondeur de champ, qui fait que la nature dont il est toujours question, la nature qu’il s’agit de retrouver, la nature qu’Empédocle connaît, a connue, retrouvée, vers laquelle il va retourner – et justement, on ne sait pas comment il va y retourner – la nature n’est pas distincte. Le film ne nous amuse pas avec une belle nature. Il y a un plan où vous hésitez un petit peu. C’est un plan où il y a des bouleaux blancs, derrière l’homme de la cabane. Ces bouleaux sont…

8 Jean-Marie Straub – Ce sont les bouleaux de l’Etna.

9 J.-L. N. – Oui, ce sont les bouleaux de l’Etna. Eux sont nets.

10 J.-M. S. – Je suis ignorant. Empédocle, qui est « botaniste », nous a expliqué que c’étaient des bouleaux antédiluviens, qui n’existent que sur l’Etna.

11 J.-L. N. – C’est pour ça qu’eux, ils ont droit à un peu plus de netteté que tous les autres arbres qu’on voit.

12 J.-M. S. – Vous êtes dur.

13 J.-L. N. – Non. C’est vous qui êtes dur. Bien sûr, il y a des pins, des branches de pins qui sont au premier plan, qui sont plus nettes, mais à ce moment-là, il y a encore des arrière-plans, qui curieusement sont à plusieurs reprises secoués par un vent beaucoup plus fort que celui qu’on peut percevoir au premier plan dans les ramures des pins.

14 Dans ce parti-pris, je lis moi plusieurs choses à la fois. À la fois l’absence d’une nature immédiatement réconciliable. Ce ne sont pas les jolies petites fleurs, et les jolis arbres et les feuillages, etc. Cette nature vaut beaucoup plus comme immensité, comme profondeur, comme lointain. Elle vaut aussi comme une sorte d’auréole ou d’aura. À un moment, il y a un plan où Pausanias, le disciple, le jeune disciple, est devant… Tout le fond de l’écran est en feuillage vert pâle, un peu frissonnant. Et justement, Empédocle lui dit une phrase au sujet d’une auréole, d’une aura autour de lui. Je ne me rappelle plus la phrase. Alors, je crois que d’une part, ce détachement des personnages par rapport au fond sert d’abord la parole, en tant qu’il met la parole en avant, que cette parole, il faut l’entendre. Et là, il faut la lire évidemment. Il y a un problème pour ceux qui n’entendent pas l’allemand. Il y a un problème qui est même traité de manière très élégante, très efficace, à certains moments, par la suppression de sous-titres alors qu’il y a des éléments de dialogue qui mériteraient d’être entendus, mais qu’on a choisi de sauter. Évidemment, la condition de spectateur est très différente si on est germanophone ou pas. Mais c’est une autre question dont on pourra reparler.

15 Comme je ne veux pas faire tout un exposé, développer, je pose simplement ces données, et après, on peut continuer. Je voudrais pour m’arrêter là pour le moment, poser ceci que j’ai déjà annoncé. On ne sait pas ce qui arrive à Empédocle. On ne sait pas. Est-ce qu’il va se jeter dans l’Etna ? On a montré l’Etna de façon soulignée. Il est nommé dans le texte une fois. Maintenant, le public n’est pas censé savoir que c’est l’Etna, et on ne nous montre pas un volcan développant un panache, encore moins crachant du feu. Donc, est-il allé se jeter dans l’Etna ? A-t-il disparu n’importe où, nulle part ? S’est-il évanoui dans la nature ? On ne le sait pas et je crois que Hölderlin ne savait pas, ne voulait pas le savoir, ne voulait pas vraiment trancher entre les solutions possibles. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il a fait trois versions. En tout cas, ce qui est remarquable, c’est qu’Empédocle dans le texte écarte très expressément

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la possibilité de la mort. Ou plutôt, il ne l’écarte pas non plus exactement. Il affirme qu’il va mourir. Il affirme qu’il n’y a pas d’autres solutions. Et en plus, il y a un mot du texte qui n’était pas sous-titré, qui est : « la mort des grands est-elle aussi grande ? » Il y a une affirmation de la mort, mais cette affirmation de la mort est doublée, non pas d’une négation… Presque ! Il y a une phrase qui affirme qu’il n’y a pas de mort dans la nature. Il répond à Pausanias et il lui dit : « Périr, mais c’est rester gelé, immobile, crois-tu que la nature soit capable de ça, crois-tu que ça arrive à la nature et à la vie ? » La vie ne cesse pas, la nature ne cesse pas. Et en même temps, la manière dont cette unité fondamentale ne cesse pas de se perpétuer à travers tout, cette manière n’est pas exposée, n’est pas réfléchie. Ce qui, pour moi, veut dire beaucoup. Parce que ça veut dire à la fois qu’il n’y a pas de réponse religieuse, qu’Empédocle ne dit pas : « je vais être sauvé ». On peut mentionner au passage que les références christiques plus ou moins visibles ne sont pas très nombreuses, mais sont présentes dans le texte. Les commentateurs les ont relevées à plusieurs reprises. Alors, il m’a semblé qu’il y avait un passage où il dit à Pausanias d’aller préparer un repas et du vin, qui n’est pas gardé dans le dialogue peut-être. C’est un des passages qui a une résonance christique. Il y a quelques résonances christiques, comme chez Hölderlin. Il faut savoir par ailleurs que Hölderlin, c’est à peu près le seul personnage de cette époque, et de peut-être beaucoup d’époques, à avoir tenté de fondre ensemble ou plutôt de tresser ensemble le Christ, Prométhée, Empédocle justement, et d’autres figures. C’est sûr qu’en même temps, il y a quelque chose de l’ordre du sacrifice, d’ailleurs le mot est employé. Mais en même temps, pourtant, ce n’est pas le sacrifice christique, ça n’est pas l’annonce ni la promesse d’un salut, encore moins d’une résurrection ou d’une transfiguration. Je le dis de l’intérieur de la petite boutique philosophique, mais c’est quand même important parce que Hölderlin était camarade de Hegel pendant leurs études. Il connaissait très bien Hegel, et Hölderlin était très philosophe aussi. Il a écrit par exemple sur Kant des choses extrêmement remarquables. Dans La Mort d’Empédocle et nulle part chez Hölderlin, il n’y a la solution hégélienne. La solution hégélienne, c’est quelque chose qui est très connu chez les philosophes, c’est la vie de l’esprit qui se maintient jusque dans la mort, et qui ne passe pas dans la mort. Je crois que c’est important parce que ça donne toute la mesure de la distance entre Hölderlin et la philosophie. Ça permet aussi de bien nommer, en quelque sorte, ce qui est un peu au cœur du film, la vie dont il est question, la vie, la nature, la vie comme union avec le tout de la nature, comme union avec le Père Éther, etc. Cette vie n’est pas une vie plus puissante que la mort. Elle n’est pas non plus une vie qui résiste et qui traverse la mort, comme le veut Hegel – ce sont à peu près les termes de Hegel. Par conséquent, puisqu’on parle beaucoup de résistance à propos du cinéma des Straub, ce qui est intéressant, c’est que, bien sûr, il y a une résistance extraordinaire d’Empédocle, mais cette résistance n’est pas la résistance d’un processus victorieux. C’est plutôt la résistance d’un retrait qui ne cesse pas de se retirer, méprisant de plus en plus le monde des hommes en tant que monde des honneurs, du pouvoir, de la religion, etc. Mais n’affirmant rien d’autre. Je pense que c’est à la fois le très grand mérite d’Empédocle sous les trois noms que j’ai dits.

16 J.-M. S. – Il y a une grande affirmation avant qu’il disparaisse. Il y a deux plans où on voit plus que des paysages. Le premier est le plus long. Il y a une grande affirmation.

17 J.-L. N. – Bien sûr.

18 J.-M. S. – C’est plus qu’Empédocle en personne qui veut disparaître.

19 J.-L. N. – Vous avez raison.

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20 J.-M. S. – Il n’y a pas besoin d’être Bertaux qui a déclaré que le Hölderlin d’Empédocle était un Hölderlin jacobin. Hölderlin était jacobin à ce moment-là. Vous avez posé la question avant, vous avez dit : qui est Hölderlin ? Ma réponse est très simple. Hölderlin était un jeune poète. Il y a deux Hölderlin. Il y a le Hölderlin d’Empédocle. Les autres versions d’Empédocle, c’est déjà en dehors. Et ensuite, il y a le Hölderlin de la deuxième moitié de sa vie qui était aussi longue que la première. Dont on dit qu’il était fou. Mais enfin, il y a une rupture entre les deux périodes de cette vie-là. Le Hölderlin d’Empédocle… Empédocle, c’est à la fin de la première partie de sa vie, où on sent que tout ça est menacé, et c’est extraordinaire comme un cerveau humain… Et en même temps, on sent que ce cerveau-là travaille tellement bien qu’il est menacé. Ensuite, arrive la deuxième période de sa vie. Le deuxième Empédocle, je ne le connais pas. Ou très mal. Je le connais comme tous les bourgeois qui font semblant de lire. J’ai lu quelques hymnes, les dernières poésies, mais enfin, je ne le connais pas. Tandis que le Hölderlin d’Empédocle, je le connais par cœur. Celui-là exclut même les deux versions ultérieures. C’est un autre… Et qu’est-ce que c’est ? C’est très simple. C’est un jeune poète ambitieux qui rêvait d’écrire une pièce de théâtre pour jouer en plein air après la Révolution en Allemagne. Il voulait être le premier. C’est une sorte de Chénier allemand. Sauf qu’on ne lui a pas coupé la tête.

21 J.-L. N. – Et sauf qu’il écrivait mieux que Chénier.

22 J.-M. S. – Quand à mon deuxième truc, c’est très simple. Le discours dont vous avez parlé, le premier, le plus long, avec la cime de l’Etna et la prairie et les arbres. C’est très simple, c’est quelque chose de très affirmatif. Et même si je ne suis pas Bertaux – vous le connaissez Bertaux, vous l’avez lu son bouquin ?

23 J.-L. N. – Non.

24 J.-M. S. – Bertaux était un grand français germaniste qui en plus a été ministre de la Culture un certain temps. C’était après la Libération. Il avait été un grand résistant et il s’est intéressé à Hölderlin. Pour lui, Hölderlin était un jacobin. Il le démontre. L’affirmation dont je parle, ce paysage, le premier dans le film, le plus long, c’est très simple, c’est plus qu’affirmatif, c’est un appel au communisme. C’est une utopie communiste que Hölderlin développe. Ça commence par « Vous avez soif depuis très longtemps d’inhabituel, et comme d’un corps malade l’esprit d’Agrigente se languit hors de la vieille ornière. Ainsi risque-le ! ce que vous avez hérité, ce que vous avez acquis, ce que la bouche de vos pères vous a raconté, enseigné, lois et usages, noms des anciens dieux, oubliez-les audacieusement ». Et ça, c’est le développement de ce que moi, personnellement je proclame comme une utopie communiste et rien d’autre ! Il ne faut pas avoir peur de le dire.

25 J.-L. N. – Je vous entends bien. Je vous fais remarquer que j’ai insisté sur ce plan de paysage.

26 J.-M. S. – C’est tout ce que le communisme a oublié partout où il a fait des tentatives.

27 J.-L. N. – Je suis heureux de vous l’entendre dire, parce que c’est en effet tout ce que le communisme a oublié. Et ça n’est pas non plus une nature conforme à ce que Marx voulait dire quand il disait que l’histoire de l’homme devient l’histoire de la nature. Donc, c’est autre chose. Je veux bien que ce soit le communisme, mais je veux en même temps...

28 J.-M. S. – Je n’ai pas dit que c’était le communisme. C’est un poète qui développe une utopie communiste.

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29 J.-L. N. – C’est un poète. Sur ce poète, il y a deux autres choses à dire. Ce poète est aussi celui qui avait dit un peu plus tôt, avant Empédocle si je ne me trompe pas : on doit toujours se tenir prêt pour un moment où il faudrait jeter sa plume sous la table et sortir dans la rue pour faire la révolution. C’est Hölderlin qui l’a dit.

30 J.-M. S. – Je ne le savais même pas.

31 J.-L. N. – Oui. Mais ça prouve que Hölderlin est comme tous les Allemands de l’époque, il est pris dans le fait que la révolution n’a pas lieu en Allemagne. Et que l’importation de la révolution ensuite par Napoléon, ça sera un peu autre chose.

32 J.-M. S. – C’est Napoléon qui les a trahis.

33 J.-L. N. – Là, on est d’accord.

34 J.-M. S. – Et ce n’est pas les seuls qu’il a trahis.

35 J.-L. N. – Je veux dire que dans l’Empédocle, l’affirmation de Hölderlin – mais je vais énormément vous choquer – que (pour prolonger ce que je disais avec Hegel), ce n’est pas une affirmation révolutionnaire au sens où ça serait un appel politique à telle ou telle forme d’action politique pour renverser un régime politique. Parce qu’il ne renverse rien.

36 J.-M. S. – Je ne dis pas que le film a un message qui est un message communiste. Le film est une sorte de biographie d’Empédocle. Et à l’intérieur de ça, il y a ce bloc-là. C’est tout. C’est une biographie extrêmement complexe.

37 J.-L. N. – En même temps, le poète là-dedans, qui est aussi Empédocle, qui se fictionne lui-même comme Empédocle, c’est celui qui avait écrit – j’ai relevé cette phrase dans un texte en prose de la même période : « le grand poète n’est jamais abandonné de lui-même si loin qu’il s’élève au-dessus de sa propre personne ».

38 J.-M. S. – C’est de qui ?

39 J.-L. N. – De Hölderlin.

40 J.-M. S. – J’aimerais bien avoir ça en allemand. Bien que ce soit de Hölderlin, pour moi, cette phrase-là, c’est du jargon.

41 J.-L. N. – Non, c’est très clair.

42 J.-M. S. – Non, c’est de la salade !

43 J.-L. N. – C’est exactement ce que vous avez dit…

44 J.-M. S. – Relisez-moi cette phrase, soyez gentil.

45 J.-L. N. – « Le grand poète n’est jamais abandonné de lui-même si loin qu’il s’élève au- dessus de sa propre personne ».

46 J.-M. S. – Il n’y a pas deux mots allemands là-dedans. Je voudrais savoir quel est le traducteur.

47 J.-L. N. – Je vous enverrai le texte allemand, il n’y a aucun doute, c’est un texte allemand. Les traducteurs de l’édition de la Pléiade n’inventent pas des textes.

48 J.-M. S. – Les traducteurs en inventent. Vous voulez un bel exemple. Je vous en donne un. Il s’agit de l’italien cette fois. Il y a un monsieur qui disait : « il faudrait des communistes qui ne gâtassent pas le nom » (en italien : che non guastassero il nome). Vous savez comment tous les Français ont eu ce texte ? Gallimard, Arnaud, pas n’importe qui : « qui ne fassent pas de tort au Parti » ! Alors moi, vous savez, la traduction et la littérature…

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49 J.-L. N. – Je connais un certain nombre de choses au sujet de la traduction. D’accord, on reviendra sur cette phrase à partir de l’allemand, on échangera là-dessus. En tout cas, pour moi, c’est une des phrases les plus audacieuses de Hölderlin et une des phrases les plus admirables parce que ça veut dire que Hölderlin, exactement dans le sens de ce que vous disiez tout à l’heure, c’est un jeune poète qui est complètement bouillonnant, qui est tendu, tendu en effet par un ensemble dans lequel il y a à la fois la révolution et autre chose, la chose qui est propre à Hölderlin, qui n’est précisément, encore une fois, ni religieuse ni philosophique, ni même politique. Il est capable de dire, en quelque sorte de lui-même, qu’être grand poète, c’est être capable de négliger complètement sa propre personne. Et en ce sens-là, rien ne le menace. Même s’il s’élève. Et qu’est-ce qu’il fait dans (j’allais dire dans Hypérion) dans Empédocle ? Il s’élève incroyablement au- dessus de lui-même, parce qu’il ne faut pas oublier que le nœud de la crise avec les Agrigentins, c’est qu’Empédocle s’est proclamé Dieu. C’est dit, c’est répété, c’est ça qui lui est reproché. C’est un blasphème. Et il semble qu’il y ait quelques attestations historiques pour ça. Je crois, moi, que dans son Empédocle Hölderlin essaie, en prenant les plus grands risques, d’assumer la possibilité de se dire Dieu, tout en étant en même temps en retrait par rapport à elle, tout en la rejetant, en l’écartant. Il y a des moments dans le texte où c’est visible. Mais en comprenant que s’affirmer soi-même comme Dieu, ce n’est plus du tout s’affirmer soi-même. C’est affirmer autre chose. Et c’est s’affirmer autre chose qui porte encore le nom d’Empédocle, mais qui disparaît. Nous sommes entièrement d’accord, qui disparaît dans l’affirmation dont vous dites que la forme la plus forte, c’est ce plan. Mais justement, l’important du film…

50 J.-M. S. – Justement, ce n’est pas lui, ça. Il dit : moi, je m’en vais, faites ça !

51 J.-L. N. – Ce n’est pas lui, mais c’est lui qui parle. C’est sa parole qui devient une parole sans sujet porteur, sans même figure porteuse.

52 J.-M. S. – Il y a aussi un autre aspect. Ce n’est pas seulement le sublime poète, Empédocle. C’est un monsieur qui déclare clairement : je veux me flinguer parce que « je ne veux pas compter les jours, ni être au service du souci et de la maladie ». Il le dit clairement : « Nicht die Tage zählen nicht dienen der sorg und Krankheit ».

53 J.-L. N. – Oui.

54 J.-M. S. – C’est clair. Ce n’est pas l’idée du sacrifice seulement…

55 J.-L. N. – Il y a le mot sacrifice. Je suis d’accord avec vous, cela pose beaucoup de problèmes. Je ne prétends pas épuiser l’exégèse du texte de Hölderlin. C’est un texte incroyablement touffu, complexe. C’est sûr. Et je suis entièrement d’accord avec vous, c’est-à-dire avec le film, c’est-à-dire avec le fait qu’il y a un très long plan dans lequel on voit seulement le paysage, avec l’Etna au-dessus, et on entend le texte d’Empédocle...

56 J.-M. S. – « Envoyez tout par-dessus bord ». Ça commence comme ça. « Vous avez toujours eu soif, vous avez toujours eu soif de quelque chose d’inhabituel, alors allez-y, osez-le, envoyez tout par-dessus bord ». Voilà. Et ensuite, il développe ce que ça veut dire. « Envoyez tout par-dessus bord ».

57 J.-L. N. – Là, nous sommes d’accord. Mais l’important, dans la mesure où vous faites un film, c’est que l’affirmation est donnée comme image. Dans un certain sens, l’image suspend le discours. C’est ça que je trouve très juste, par rapport à Hölderlin, parce que de Hölderlin, nous n’avons ici que du discours, un discours énorme, très long, très complexe, et en partie contradictoire. Mais en même temps, ce que le film saisit, c’est

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justement que ce qui porte ce discours, c’est autre chose qu’une subjectivité, pour prendre ce mot. À moins que ça vous déplaise qu’on…

58 J.-M. S. – Ça ne me déplaît pas, mais je n’y comprends rien.

59 J.-L. N. – Allons donc, vous comprenez très bien !

60 J.-M. S. – L’image suspend le discours, il faut que vous m’expliquiez ce que ça veut dire. Personnellement, je ne vois pas ce que ça veut dire.

61 J.-L. N. – Je dis que quand vous faites un plan où on entend toujours le discours d’Empédocle, mais où on ne le voit pas, vous faites quelque chose par rapport à l’énonciation de ce discours.

62 J.-M. S. – Oui, je fais le contraire du Dictateur.

63 J.-L. N. – Voilà.

64 J.-M. S. – Le dictateur, on le voit quand il parle.

65 J.-L. N. – Cela dit, Empédocle, on le voit pas mal quand il parle.

66 J.-M. S. – Également une utopie… Et ici, je voulais justement, comme Chaplin s’était montré lui-même, je ne voulais pas recommencer. Et comme on avait vu Empédocle à satiété jusque-là, je voulais que les gens respirent.

67 J.-L. N. – On avait vu Empédocle à satiété ? Ah, dans le film ? Ah oui, je croyais avant le film, parce qu’il n’y en a pas eu d’autres. Oui, très bien. En effet, j’allais vous dire, Empédocle, on le voit. Et il parle. J’en profiterais pour vous poser une question, du coup. Pourquoi Empédocle est-il si jeune dans le film ?

68 J.-M. S. – Parce que c’est un monsieur qui ne veut pas vieillir, c’est clair. Pour moi, le centre du film, c’est un monsieur qui… On aurait dû tous se flinguer à 42 ans, comme Pavese. C’est un peu vache de dire ça, mais enfin… Empédocle lui, s’il en est là, c’est qu’il devrait avoir un peu moins de 42 ans.

69 J.-L. N. – C’est-à-dire à peu près…

70 J.-M. S. – Il est presque déjà trop vieux.

71 J.-L. N. – Il est à peu près au milieu de sa vie, comme Hölderlin entre les deux moments dont vous parliez. Oui, j’ai pensé que vous pensiez à Hölderlin. Cela dit, permettez-moi de ne pas être d’accord…

72 J.-M. S. – Vous avez imaginé un vieillard ?

73 J.-L. N. – Ni vous ni moi ne nous sommes flingués à 42 ans.

74 J.-M. S. – On a eu tort, c’est tout.

75 J.-L. N. – Non. Non parce qu’il n’est pas prouvé que nous ayons beaucoup plus que 42 ans.

76 J.-M. S. – Ça, c’est optimiste !

77 J.-L. N. – Vous êtes un jeune communiste brûlant d’ardeur.

78 J.-M. S. – Non, non, je ne suis pas du tout un jeune communiste.

79 J.-L. N. – Communiste… ce que vous voulez ! Vous râlez, vous râlez, vous tapez du poing…

80 J.-M. S. – Ce n’est pas parce que j’ai parlé d’utopie communiste que je suis un jeune communiste. Non, il ne faut pas me calomnier.

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81 J.-L. N. – Mais je ne vous calomnie pas. Bon Dieu ! Mais vous parlez d’utopie communiste, ça veut dire que vous avez 42 ans et non pas 78. Voilà, c’est tout. L’âge, ça ne veut rien dire.

82 J.-M. S. – En fait, j’ai 117 ans.

83 J.-L. N. – Ah, ça, vous avez battu Manoel de Oliveira !

84 J.-M. S. – Procurez-vous les deux petits bouquins, il y en a un en allemand pas très gros, et un très gros en français, de Monsieur Bertaux. C’était un monsieur très respectable. C’est très intéressant.

85 J.-L. N. – Mais si je ne l’ai pas lu, c’est parce que vraiment ça ne m’intéresse pas.

86 J.-M. S. – Et pourquoi ça ne vous intéresse pas ?

87 J.-L. N. – Parce que Hölderlin…

88 J.-M. S. – Parce qu’il a été un commis de l’État.

89 J.-L. N. – Parce qu’entre Bertaux et moi…

90 J.-M. S. – Vous pouvez avoir un autre Hölderlin.

91 J.-L. N. – Oui, il y a un autre Hölderlin. Pour moi, pendant très longtemps, Hölderlin, ça a été le sujet, l’objet, non seulement de travail, mais jusqu’à un certain point, d’identification de Philippe Lacoue-Labarthe, mon ami. Et donc, vraiment, je ne vais pas reculer d’un pas en-deçà de Philippe pour aller voir Bertaux Ça m’est égal. Ça m’intéresse beaucoup plus de rencontrer Straub. Maintenant, si ça doit vous faire vraiment plaisir, je veux bien ouvrir le Bertaux, mais je vous garantis que je ne le lirai pas.

92 J.-M. S. – Vous êtes trop bon.

93 J.-L. N. – Oui, il faut être trop bon. Empédocle aussi, il est trop bon.

94 J.-M. S. – Il n’y a pas un Hölderlin de Bertaux – Bertaux donne des informations. Bertaux n’est pas Philippe. Bertaux est un monsieur très extérieur, qui a l’avantage d’être extérieur. Il n’a pas une conception et une interprétation de Hölderlin. Il n’est pas un acteur culturel. Les gens qui ont des interprétations sont les acteurs. Ils ne veulent pas produire un texte et en faire cadeau au public, ils veulent l’interpréter. Voilà, Bertaux n’était pas un interprète.

95 J.-L. N. – Il y a autre chose que je voudrais dire encore à propos du film et du texte dans le film...

96 J.-M. S. – Je ne dis pas que je suis un disciple de Bertaux. Je l’ai découvert dix ans après le film.

97 J.-L. N. – J’ai bien compris que vous n’êtes pas un disciple.

98 J.-M. S. – Ce n’est qu’après le film que j’ai su que ce monsieur avait existé.

99 J.-L. N. – Pour en finir avec ça, je vous répondrai simplement. Avec Marx… Nous sommes là, nous regardons Hölderlin, vous regardez Hölderlin, vous filmez Hölderlin. Je regarde votre film sur Hölderlin. C’est exactement comme Marx disant : nous n’avons plus besoin d’Hermès ni de Vulcain depuis que nous avons les télégraphes et l’aciérie. Et pourtant, les œuvres d’art des Grecs nous plaisent toujours. Pourquoi ? Parce qu’elles parlent toujours en nous à quelque chose d’enfantin. Je ne m’étends pas, ce Marx-là est peut-être un Marx très romantico-hölderlinien. Mais peu importe, ça compte aussi. C’est extrêmement frappant.

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100 J.-M. S. – C’est un Mosellan.

101 J.-L. N. – C’est frappant que ce Mosellan dise ça. Là, je dis simplement que Hölderlin, comme tous les grands – comme il dit lui-même, la mort des grands est aussi quelque chose de grand – Hölderlin est assez grand pour se passer de tout le monde, de Bertaux aussi, de Straub aussi. Moi, je ne suis même pas dans la troupe.

102 J.-M. S. – Il a eu bien besoin de son menuisier ensuite. Il ne s’est pas passé de tout le monde.

103 J.-L. N. – Oui, mais vous devriez faire un film sur Zimmer, oui.

104 J.-M. S. – C’était le deuxième Hölderlin.

105 J.-L. N. – Oui, là, je pense qu’on est bien d’accord tous les deux pour dire que ce qui est extrêmement étrange – il faut peut-être le dire pour les gens qui ne le savent pas – c’est qu’en effet, le deuxième Hölderlin, à partir d’un moment, a été mis en pension chez quelqu’un, chez un menuisier à Heidelberg…

106 Spectateur – Tübingen !

107 J.-L. N. – Pardon, à Tübingen, oui. Il a passé la deuxième moitié de sa vie, à peu près quarante ans, dans un état qui a toujours passé pour une sorte de folie. Il a écrit un certain nombre de poèmes. Ces poèmes ne sont pas très compréhensibles, mais après tout, tout n’est pas non plus compréhensible dans le premier Hölderlin. Et en même temps, ils sont la plupart du temps de très belle facture dans la langue. Qu’est-ce que c’est que la folie de Hölderlin ? C’est quelque chose qui a fasciné je ne sais pas combien de gens, d’. C’est quelque chose d’extrêmement compliqué, comme toutes les grandes folies, comme celle de Nietzsche. On peut penser que c’est quelque chose dans quoi se retire celui qui éprouve trop l’impossibilité à la fois de rester dans le monde et de simplement en sortir, justement par l’autosuppression. Ce qui est une idée, un schème qui n’intervient jamais dans le texte de Hölderlin. C’est extrêmement fascinant, l’histoire du deuxième Hölderlin.

108 Je voulais ajouter une chose pour le texte, quelque chose qu’il faut dire surtout pour les non germanophones. Dans le texte de Hölderlin, mais surtout dans le traitement de la diction du texte par les Straub, il y a des effets de rupture extrêmement marqués que les sous-titres ne vous permettent pas toujours de saisir parce que vous pensez, par exemple, qu’un sous-titre s’arrête par raison technique. Alors que quelquefois, ça peut surprendre parce que vous avez juste quelques mots, et ça devrait continuer.

109 Spectateur – Je ne suis pas germaniste. Dans le film d’hier, Antigone, c’était déjà le cas. C’est déroutant au début, mais après, on comprend bien que c’est fait exprès.

110 J.-M. S. – C’est les seuls sous-titres de l’histoire du cinéma qui ne s’arrêtent pas pour des raisons techniques mais pour des raisons de texte.

111 J.-L. N. – Qui épousent la diction. Si vous l’avez perçu… Tout le monde ne le perçoit pas toujours.

112 Spectateur – On était juste un peu déroutés au début, dans Antigone, mais au bout de 5 minutes, on a compris. Enfin, personnellement j’ai compris.

113 J.-L. N. – Quelquefois, l’interruption, la pause, est très importante. Elle peut être entre le sujet et le verbe.

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114 Spectateur – C’est ça. Et des fois, juste après le point, il termine le point, et ensuite, il ne fait pas la pause au point, il fait la pause après le point. Il fait un bout de la phrase suivante, il s’arrête et hop, il reprend après.

115 J.-M. S. – Mes beaux enfants, il y a rien de mystérieux là-dedans. C’est tout simplement qu’on a respecté les vers. C’est-à-dire qu’on marque les vers. Quand un vers s’arrête, même si le complément arrive sur l’autre vers, il y a en tout cas une césure, et souvent une pause, qui peut être variable de longueur. C’est tout. On respecte les vers. S’il y a un texte qui consiste en vers, il n’y a aucune raison de le transformer en prose journalistique. C’est tout. Par contre, les sous-titres, pour autant que ce soit possible, respectent la structure du parler qui est une structure qui correspond aux vers.

116 J.-L. N. – C’est ce que je voulais dire.

117 Spectateur – Monsieur !

118 J.-L. N. – Je veux compléter la réponse. Parce que je veux dire que ce respect de la métrique de Hölderlin a des raisons aussi chez Hölderlin lui-même. Pas seulement parce que Hölderlin écrit en vers. Mais parce que pour Hölderlin, la métrique, la prosodie a une portée – comment est-ce qu’il faudrait dire, quel mot employer ?- ontologique, essentielle. Pour Hölderlin en particulier, chose qui peut surprendre, la pensée est métrique. Ce qui est déjà une manière de saisir le poème, de faire de la poésie, qui signifie que pour penser, la pensée doit passer par la métrique. Le respect de la métrique de Hölderlin est le respect de quelque chose qui est extrêmement important. Dont, si on avait le temps, on pourrait montrer que ça a affaire avec le fond de la pensée de Hölderlin dans Empédocle.

119 Spectateur – On a beaucoup évoqué la présence de la nature comme sujet dans le texte, dans ce film. Mais en réalité, cette nature, me semble-t-il, c’est une question que je veux poser à l’auteur du film, Monsieur Straub, cette présence de la nature n’est pas telle seulement dans ce film d’Empédocle, mais dans la lecture de Dante d’hier soir, par exemple, il y avait aussi une pareille présence pour ainsi dire de la nature. Dans Antigone, pareillement, pour ainsi dire, une même présence de la nature. Ma question est la suivante, toute simple : quel sens, quelle signification donne-t-il, Jean-Marie Straub, à la nature dans ses films ?

120 J.-M. S. – Ce n’est pas parce que c’est Hölderlin qu’il y a de la nature. Je veux dire, à la limite, je m’en fous de la nature de Hölderlin, je ne sais même pas ce que c’était. Je ne peux que m’en foutre. Comment est-ce que je saurais ce que c’est que la nature de Hölderlin. Par conséquent, on a fait des films où cette chose-là était un élément important, cette chose-là que vous appelez la nature, et ça continue. C’est tout. Ça varie avec chaque film, mais c’est toujours notre nature. Ça ne peut être que la nôtre et pas celle de Hölderlin.

121 J.-L. N. – Hölderlin dit la nature, il ne se l’approprie pas. Monsieur insistait simplement sur la présence de la nature, du paysage filmé. J’ai quand même, quitte à vous déplaire beaucoup, j’ai un petit bout d’interprétation en plus, à partir justement du dernier chant de Dante. Dans le dernier chant de Dante, la nature que vous montrez, que vous faites éclater après un long moment d’écran vide, cette nature vraiment solaire, avec un champ de blé brûlé, avec un instrument aratoire peut-être sur lequel on s’est interrogé... Cette nature est exactement à la place de ce qui arrive à la fin de la Divine comédie. Ce qui arrive à la fin de la Divine comédie, la Somma Luce, ce n’est pas du tout la nature, c’est la Sainte Vierge.

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122 J.-M. S. – Il y a un texte de Hölderlin qui commence par : « Ô lumière céleste ! ». C’est grâce à ce texte-là que j’ai réussi à me forcer à m’intéresser au texte de Dante. Si on regarde bien, malgré tout le respect que j’ai pour Dante, qui m’a toujours ennuyé – excusez-moi, je peux dire ce que je pense, après tout, je suis un plouc du plateau lorrain ! – comparé à l’hymne à la lumière de Hölderlin, le très beau texte de Dante, c’est un peu du pipi de chat.

123 J.-L. N. – Dont acte. Donc, il y a aussi nature et nature. La nature dans le film n’est pas, elle, du pipi de chat.

124 J.-M. S. – Je ne crache pas sur le film qu’on a fait. C’est quoi la nature ? On a choisi le plein air. On aurait pu tourner ça dans un espace clos. On a choisi le plein air. C’est tout. Il y a deux parties, une partie au bord de la mer à Ragusa, à trois minutes de Donnafugata. D’ailleurs, on voit Donnafugata à un moment dans le premier plan, dans un trou. Et puis, il y a une deuxième partie sur les pentes de l’Etna, c’est tout. C’est un décor théâtral. Il se trouve qu’on le respecte ce décor, en tant que décor. Et donc, on respecte la nature, c’est tout. Tandis que dans l’autre truc, c’est un décor théâtral, c’est tourné dans un endroit qui n’est pas du tout un champ de blé brûlé, c’est un pré qu’ils ont égalisé, ils ont été trop paresseux pour emmener toute la machine agricole qui restait. J’ai tremblé pendant deux ans, je me suis dit : je ne pourrai plus tourner là-bas parce qu’ils m’auront enlevé ça. Et j’arrive là et il restait un quart de la machine. J’étais content, parce que je voulais l’asseoir là-dessus et pas sur une chaise de jardin.

125 J.-L. N. – Mais la nature, je l’ai dit tout à l’heure, c’est assez simple, dans le cas de Hölderlin, parce que dans le cas de Dante, il n’est pas question de nature. La nature dans le texte de Hölderlin n’est pas ce que je sens qui vous irrite un peu quand on parle de nature. Ce n’est pas du tout la nature opposée à la culture. Heidegger aurait dit : ce n’est pas du tout la natura des Latins. C’est plutôt, si on veut commencer par là, la phusis des Grecs. La nature dans La mort d’Empédocle porte plusieurs noms. « Nature » est un nom important, qui revient quand même plusieurs fois.

126 J.-M. S. – Il y a aussi le De Rerum natura d’un certain Lucrèce.

127 J.-L. N. – Ça, justement, c’est tout à fait autre chose. Lucrèce pour qui il y a une nature devant lui, qui tend déjà à devenir objet jusqu’à un certain point...

128 J.-M. S. – Moi, la nature, je m’en fous. Elle m’intéresse parce qu’elle me permet de faire des images érotiques. C’est tout. Ça me permet de faire des images érotiques. La nature, ça ne signifie rien pour moi, la nature. Ce n’est pas du tout ce que vous croyez, que j’ai horreur de la nature ou des choses comme ça. Je m’intéresse à la lumière. Je m’intéresse à l’air. Et je m’intéresse à ce qui bouge. Je suis comme un gosse.

129 J.-L. N. – Et vous filmez comme un gosse un texte dans lequel le mot de nature est employé peut-être vingt fois et dont on entend bien qu’il est équivalent à ceux de ‘‘Éther’’, ‘‘Père Éther’’, et de ‘‘vie’’.

130 J.-M. S. – On en revient à l’utopie communiste.

131 J.-L. N. – Oui.

132 J.-M. S. – L’introduction de l’utopie communiste, qui est très brève, se termine par « et levez, comme des nouveau-nés, les yeux vers la divine Nature ». Je ne crache pas là- dessus.

133 J.-L. N. – Personne n’a dit que vous crachez dessus. Simplement, c’est vrai que ça déplace beaucoup l’idée de nature. C’est tout. Et vous suivez très bien Hölderlin pour ça.

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134 J.-M. S. – Hölderlin ou moi ?

135 J.-L. N. – Hölderlin. Et vous, vous le suivez très bien.

136 J.-M. S. – Non, moi, je fais le plouc par derrière.

137 J.-L. N. – Oui, mais c’est bon, un plouc dans la nature…

138 J.-M. S. – Je filme réellement dans la nature et je montre la nature. Selon vous, on n’aurait pas dû voir la nature ? On aurait dû tourner dans un espace théâtral blindé ?

139 J.-L. N. – Non, non, pas du tout, pas du tout. Non, non. Mais en même temps… Vous allez me forcer à revenir sur ce que j’ai dit et encore à souligner l’éloge que je fais du film. Justement, Hölderlin écrit dans un moment où – c’est peut-être un petit peu tôt, mais où quand même il y a un sentiment de la nature – autour de lui, en Allemagne, il y a des épanchements. C’est le titre d’un livre célèbre, Les épanchements d’un moine amoureux – où il y a une nature frissonnante, verdoyante...

140 J.-M. S. – Il venait de traverser la France entière de Bordeaux à chez lui, au retour en auto-stop, disons à pied. Il avait vu toutes sortes de sauvages.

141 J.-L. N. – Et en même temps, il avait écrit un très beau poème sur la Garonne. C’est-à- dire aussi la nature. La nature est là un mot qui… comment faire vite et faire bref… La nature est un mot qui se détache complètement et de la nature opposée à l’esprit, comme c’est le cas pour Hegel, comme c’est déjà le cas pour Kant, ça se détache complètement d’une certaine position de la nature dans la pensée de l’époque. Et en même temps, ça se détache de la position larmoyante, sentimentale, qui est celle de Eichendorff : « Es schläft ein Lied in allen Dingen… ». C’est ça qui est très fort. Et je trouve que ce qui est fort dans le film, c’est qu’on ne vient pas nous flatter avec la nature, nous titiller. Vos voulez en faire des images érotiques, mais elles ne sont pas titillantes en tout cas.

142 Spectateur – Bien qu’étant tout à fait profane de ce texte évidemment et surtout pas germanophone puisque je ne connais pas la langue allemande, néanmoins, ce film, en le voyant comme ça de manière brute, ce qui m’a surpris, c’est qu’on sent très bien, alors que le texte, vous l’avez dit vous-même M. Nancy, est touffu, et quand on le découvre comme ça sous-titré et qu’on n’a pas le loisir de revenir sur un ouvrage quand on le lit, ça va assez vite et c’est difficile. Mais néanmoins, ce qu’on sent quand même très bien, ce que j’ai senti en tout cas, on a vu un affrontement extrêmement fort, presque insoutenable, dramatique, à un moment donné, sur ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler des forces conservatrices et face à cela, quelqu’un qui effectivement voulait, sinon les bousculer, les renverser, mais en tout cas, être en rupture avec ces forces-là. Ça, ça se sent bien sûr par le texte, mais ça se sent aussi dans la façon dont c’est mis en scène, dans la façon dont les acteurs… Il y a une scansion permanente. Le texte est scandé de telle sorte, il est presque chanté par moment. Même si on ne comprend pas l’allemand, on est complètement pris par cette tension qui est créée par les intonations, quelques gestes même par moment, les regards, etc. Et notamment aussi le jeu avec le jeune, son jeune – je ne sais pas comment on pourrait dire – son jeune disciple qui incarne en même temps l’avenir. À la fin, ils reviennent le chercher, mais il dit : les rois, c’est terminé. Il le dit. Je ne sais pas s’il faut l’interpréter vraiment aussi naïvement, mais il le dit. Il dit : le temps des rois, c’est terminé.

143 J.-L. N. – Pour le coup, c’est vraiment le jacobin qui parle.

144 Spectateur – Et en gros, l’avenir, c’est son disciple, c’est le disciple de ce qui va changer, de ce qui va arriver. Et ça, on le sent d’une manière extraordinairement forte. Juste aussi une dernière remarque sans vouloir être trop long. On ne sait pas ce que fait Empédocle, on ne le voit pas

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partir, on ne sait pas trop Mais il me semble avoir perçu dans le générique final un grondement. Je ne sais pas si c’est la raison qui tonne en son cratère, mais on entend quand même un grondement.

145 J.-M. S. – C’est un orage fortuit qu’on a subi avant la fin du tournage. Par contre, ce que je peux vous dire, c’est que le violon un peu gringrin, que vous entendez au début, qui est un extrait d’une partition de Bach pour violon, ça, c’est lui qui joue. Le soir à 6 heures sur la terrasse de l’hôtel, il s’exerçait avec son violon.

146 J.-L. N. – Lui qui ?

147 J.-M. S. – Après qu’on avait tourné, au bout de plusieurs mois, je lui ai dit : dites-moi, on va enregistrer votre truc. Il m’a dit : oh, c’est tellement mauvais, j’appuie trop sur les cordes. Et c’est ce qu’on a mis au générique. C’est lui qui joue du violon.

148 J.-L. N. – Je vous fais remarquer une chose à propos de ce que vous dites, de l’opposition, c’est que dans tout le film, jamais Empédocle n’est dans le même plan que les autres. Il est dans le même plan que Pausanias, c’est tout. Mais jamais, même quand il leur répond, il n’est en face. C’est vraiment comme ça.

149 J.-M. S. – C’est ça le cinéma cher ami ! C’est uniquement une question…

150 J.-L. N. – Je ne savais pas, je découvre…

151 J.-M. S. – Les Allemands disent que faire des plans, ça veut dire Einstellen. Einstellen, ça veut dire savoir de quel côté on se situe. Et ça veut dire savoir de quel côté on se situe politiquement, psychologiquement, psychanalytiquement et tout le bazar. On est là ou là, on est ici, on est ici, on n’est pas partout.

152 J.-L. N. – Mais il y a un plan quand même, un plan où Empédocle tend les mains à Cripias, il lui dit de lui tendre les mains. Il vient là au bord de l’image, on ne voit pas le contact des mains, mais on comprend qu’il a lieu.

153 J.-M. S. – On sent très bien qu’ils se serrent la main. Il fallait bien faire une exception pour les adieux.

154 J.-L. N. – Je ne fais pas une objection.

155 B. G. – Merci beaucoup Jean-Luc. Je crois que pour une question de train, il va peut-être falloir interrompre cette séance intéressante. J’ai vu beaucoup de gens qui étaient très émerveillés par ce film.

156 J.-M. S. – Moi, il m’a émerveillé aussi.

157 B. G. – C’est un film qui plonge dans un état très curieux parce qu’on oscille entre le délice – le mot délice est très présent aussi dans la tragédie – et le sommeil. Merci.

AUTEURS

JEAN-LUC NANCY Jean-Luc Nancy est Professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg jusqu’en 1994. Ami de Jacques Derrida et Philippe Lacoue-Labarthe, il est un spécialiste reconnu de la grande tradition

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philosophique allemande. Il s’intéresse aussi au cinéma et aux images et a écrit L’Évidence du film sur Abbas Kiarostami et Au fond des images.

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Après la projection du film Anna Magdalena Bach

Jacques Drillon et François Narboni

1 François Narboni. – Nous allons continuer la discussion qui s’est esquissée tout à l’heure avec Jean-Marie Straub. Je vais tâcher d’y remettre un peu d’ordre car c’est parti dans tous les sens ! J’ai prévu quelques sujets – mais je suis sûr que ça va aussi partir dans tous les sens… – avec Jacques Drillon qui est présent avec nous, écrivain, linguiste, grammairien – son Traité de la ponctuation française est un de mes livres de chevet – musicologue, critique musical, cinématographique, littéraire. On ne l’a peut- être pas dit : musicien aussi, pianiste amateur. Et, transcripteur de musique. Il a entre autres réalisé de nombreuses transcriptions d’œuvres de Bach. De Beethoven aussi, si je me souviens bien…

2 Jacques Drillon – Non, du côté de Beethoven, j’ai fait un concerto avec sa 5e symphonie. C’était plus audacieux, et plus raté.

3 F. N. – Et Mozart et Haydn aussi.

4 J. D. – Oui, je suis un monomaniaque de la transcription. Dès qu’une chose arrive à un endroit, je la mets à un autre.

5 F. N. – La transcription est un art que pratiquait Bach comme tous les musiciens de son époque : prendre des morceaux qui sont écrits pour une formation et les arranger pour une autre. On en parlera peut-être aussi à propos des œuvres qu’on entend dans le film. On va parler de Bach, on va parler de musique, de musique au cinéma. Tout à l’heure, on a dit que je m’intéressais à la musique au cinéma. Non, je ne m’intéresse pas à la musique au cinéma. Je n’aime pas vraiment la musique au cinéma. Surtout, je n’aime pas la musique de film. J’aime des musiques de film, mais la musique de film me gêne le plus souvent, me gâche beaucoup de films. Ce ne sera peut-être pas le sujet parce que la Chronique, c’est un film, disons qu’on y filme la musique, mais il n’y a pas de musique de ce film, peut-on dire. C’est peut-être un peu alambiqué, mais ça s’éclaircira plus tard. Si on reprend par le début, déjà le titre, Chronique d’Anna Magdalena Bach – il faut toujours ralentir quand on dit ce nom, c’est difficile. Pourquoi Chronique et pourquoi pas ce qui

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vient tout de suite en tête, et nous nous ferions vite corriger par Jean-Marie Straub, Petite chronique, ou La Petite Chronique d’Anna Magdalena Bach ?

6 J. D. – Parce que La Petite Chronique d’Anna Magdalena Bach est un livre qui est paru dans les années 1930. L’auteur est Esther Meynell, une Anglaise qui s’est inspirée des textes de l’époque, et qui a fait un peu sa sauce à elle. Le livre a eu énormément de succès. Mais le film de Straub s’appelle Chronique. Ça veut dire que ce n’est pas une adaptation du livre. Que c’est un film qui a été fait à partir de documents d’époque, qui ne sont pas très nombreux. Je crois qu’il en a fait une utilisation aussi complète que possible. On a des écrits de Bach, quelques-uns – il y a quand même un livre assez épais – qui sont beaucoup d’expertises d’orgue et des choses de ce genre. Et puis des lettres. On a aussi Le Nécrologe qui a été écrit par son fils. Et puis des témoignages d’un neveu, le neveu dont il est question à la fin, je crois que c’est le même – je n’en suis pas tout à fait sûr, dans cette famille, on se perd un peu. Et des articles du temps, des choses comme ça. Je crois que n’ont été écrites vraiment que quelques phrases de liaison ou quelques phrases qui ont été mises à la première personne, puisque c’est dit par sa femme. Voilà. C’est pour cela que ça s’appelle Chronique. Comme dit Straub, c’est une histoire d’amour, qui commence au début et qui se termine avec la mort d’un des deux membres du couple. Donc « chronique », ça dit ce que ça veut dire, ça vient de chronos, c’est une chose chronologique. Ça suit le temps qui passe et les événements, ça les décrit au fur et à mesure, et ça date… c’est très vieux. Les chroniqueurs Froissart et Commynes, c’était à la fin du XIVe siècle.

7 F. N. – Quand j’ai vu le film, il y a bien longtemps, j’avais lu auparavant le livre d’Esther Meynell et je pensais que c’en était l’adaptation. Et, on peut croire que ça l’est, d’une certaine manière. Il y a déjà la voix féminine, la deuxième femme de Bach qui parle, qui raconte la vie du cantor au jour le jour. Le livre d’Esther Meynell est un faux journal, une fausse chronique et le public y a longtemps cru. On s’est aperçu que c’était un faux je ne sais pas combien de temps après sa parution en 1925, 1930 ou 1932. Mais, ça en conserve le caractère justement, la voix féminine, la femme de Bach qui parle, qui raconte la vie et le travail de son mari.

8 J. D. – Et l’intimité.

9 F. N. – Oui. Je considère que c’est un très beau livre. Il est très émouvant. Esther Meynell était elle-même musicologue. C’est basé sur des sources fiables, il n’y a rien d’erroné là-dedans. Le ton est peut-être un peu désuet et sentimental par rapport aux critères actuels mais ça reste un beau livre.

10 J. D. – Il y avait deux biographies dont elle s’est inspirée. Il y avait Spitta et une autre biographie anglaise, Stanford Terry. Donc, elle a eu accès aux documents. Il y a ce ton qui lui est propre et qui est un peu commun parce qu’effectivement c’est la femme qui parle. Mais c’est un roman… Non, pas un roman, mais une chronique qui a sa valeur en tant que telle. Ce n’est pas scandaleux. Ce n’est pas Ma vie de Wagner écrite par sa femme, ce n’est pas non plus un nègre qui a fait ça. Le livre a été écrit sérieusement et avec amour, justement.

11 F. N. – À propos de Wagner, outre Ma vie, je recommande la lecture du Journal de Cosima Wagner. On parlait tout à l’heure d’artisanat, si vous voulez voir un artiste, un compositeur au travail au jour le jour, c’est très intéressant. On y retrouve comme dans le livre de Meynell, le travail quotidien du musicien, du compositeur, relaté par sa femme, même si Cosima a moins de douceur et d’aménité qu’Anna Magdalena, la

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deuxième femme de Bach. Il y a un article de Boulez intitulé « Richard travaille » qui parle de ce journal.

12 J. D. – J’ai vu cette Chronique je ne sais combien de fois dans ma vie, et pourtant, il y a une chose que je viens de remarquer aujourd’hui pour la première fois, c’est qu’on ne voit jamais aucun auditeur. On ne voit que des gens qui font de la musique, mais personne qui l’écoute.

13 Jean-Marie Straub – Au début, elle-même. Le deuxième plan après le tourbillon de la cadence du 5e Brandebourgeois, qui dure 24 photogrammes, on la voit, elle, qui était dans un coin sur un fauteuil. Elle écoute.

14 J. D. – Sa position d’épouse… C’est très bizarre parce que l’amour…

15 J.-M. S. – Elle n’était pas encore épouse à ce moment-là.

16 J. D. – Sa position d’auteur-épouse vous a autorisé à la mettre comme ça en train d’écouter son mari en train de faire la chose, si j’ose dire. Mais autrement, ce qui me semble extrêmement frappant dans ce film, c’est qu’il montre que la musique, jusqu’à une époque extrêmement récente, n’était pas faite pour être écoutée, mais pour être jouée. Pour moi, c’est une des composantes de la bombe, du terrorisme dont Straub parlait tout à l’heure : on nous fait revenir, on nous fait replonger à un moment où la musique était faite pour être jouée, pour être faite, et non pas pour être entendue. Effectivement, il y a des gens qui sont dans l’église, qui entendent les passions, les cantates, etc. Mais déjà, c’est un petit peu une perversion. En plus, ils participent quand même, ça fait partie de la cérémonie. Il n’y avait pas celui qui était sur la scène et celui qui est dans la salle… Ce qui est devenu la règle aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est une infime minorité qui sait faire et d’autres qui regardent. C’est l’amour qui est devenu la pornographie. C’est comme si on allait voir des gens faire l’amour sur une scène. C’est exactement ce qui se passe maintenant : une toute petite fraction de gens savent faire, et les autres ne savent pas faire, ils viennent consommer. C’est très grave, tout simplement parce que la musique, à partir du moment où on ne la fait pas, on en jouit d’une manière extrêmement faible, infiniment plus faible que quand on la fait. C’est pour cela qu’on revient – qu’on revient toujours à cette histoire de transcription. La transcription permet de faire les choses à la place de ceux qui savent. Quand vous n’êtes pas un quatuor à cordes à vous tout seul, quand vous n’êtes pas un orchestre symphonique à vous tout seul, vous pouvez jouer la musique de quatuor ou d’orchestre au piano. Et à ce moment-là, vous y prenez un plaisir cinquante fois plus grand que quand vous écoutez le meilleur chef d’orchestre diriger votre symphonie de Beethoven. Non seulement vous y prenez un plaisir plus grand, mais vous la comprenez mieux, vous êtes dedans. C’est vous qui la faites, même si vous êtes un chanteur amateur, un pianiste amateur, et que tout est plein de fautes. C’est toujours beaucoup mieux que Karajan ou Leonhardt. Je trouve que c’est très frappant. On les voit tous, les petits gamins, ils font la chose, ils ont la partition et ils font la chose, ils chantent. On voit beaucoup les catogans aussi, mais derrière les catogans, il y a les voix qui passent. Je trouve ça fondamental. C’est un des côtés du terrorisme. Parce qu’il y en a d’autres, mais qu’on va examiner j’imagine les uns après les autres.

17 F. N. – Je voulais en venir aux musiques qu’on entend dans le film. Il y a comme une volonté didactique de présenter tous les genres de la musique instrumentale et vocale de l’époque de Bach. La musique instrumentale avec Le Clavecin, entre autres les grands cycles comme L’Art de la fugue, L’Offrande musicale ou Les Variations Goldberg, la musique d’orgue, la musique de chambre et la musique d’ensemble – on a parlé du 5e

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Brandebourgeois qui ouvre le film. Ensuite la musique vocale, avec, bien sûr, la cantate, qui est un genre surreprésenté dans le catalogue de Jean-Sébastien Bach, le genre fonctionnel, pourrait-on dire ; la messe avec la Messe en si mineur, la passion avec la Passion selon Saint-Matthieu. Il y a vraiment tous les genres. Je présentais souvent ce film à mes élèves quand on étudiait la période baroque et Bach en particulier. Ca leur donnait immédiatement une idée très synthétique des différents genres musicaux traités par Bach et ses contemporains. Seul l’opéra est absent de la production de Bach.

18 J. D. – Il y a aussi les pièces didactiques.

19 F. N. – Oui, celles pour clavecin et orgue écrites à l’intention de ses élèves, ses enfants en particulier.

20 J. D. – C’est une chose absolument admirable, extraordinaire, dans le catalogue de ce compositeur, c’est la qualité des pièces didactiques. Même quand il écrit un petit menuet de 32 mesures pour faire travailler le 5e doigt à son élève, une petite chose à deux voix, toute simple, c’est absolument parfait. Ce n’est pas toujours très compliqué, mais c’est toujours parfait. Il avait conscience que Dieu voit tous et tout, et donc il ne pouvait pas se permettre de se relâcher, même dans l’exercice le plus modeste. C’était d’ailleurs aussi un trait d’époque. On ne peut pas voir un instrument de cuisine, un instrument scientifique, un instrument aratoire, avant la Révolution, sans qu’il ait une élégance, sans que les gens aient essayé de faire quelque chose de bien avec cela. Même un compas, il est tout de suite beau. Je crois qu’à cette époque-là, ils essayaient de toujours bien faire. En sorte que les fameux deux petits livres dont il est question, le petit livre d’Anna Magdalena et de Wilhelm Friedmann, des choses où il recopiait des petites pièces à travailler, sont des petits bijoux, au même titre que la Messe en si.

21 F. N. – Outre les musiques, il y a la présence de textes à l’écran ; textes musicaux, des partitions manuscrites. Il y a des lettres, il y a un décret, je crois à un moment, il y a des pages titres de partition, qui sont lus en voix off, en même temps qu’on peut les lire, on peut les déchiffrer. Qu’est-ce que ça vous dit ? Ça ponctue le film d’une certaine manière, ça a un rythme ? Comment le voyez-vous, comment l’entendez-vous par rapport aux musiques ?

22 J. D. – C’est plutôt à Straub qu’il faudrait demander. Mais il me semble que ça fait partie justement du fait que tout est authentique dans cette histoire. C’est ça d’ailleurs, je pense, le vrai point de départ intellectuel. Ces deux personnes, Straub et Leonhardt, se sont retrouvées sur ce terrain-là. À mon avis, ils ne pouvaient pas se retrouver sur beaucoup de terrains. Mais sur celui-là, ils pouvaient. Ils ont dit : on ne va montrer que des choses vraies. C’est-à-dire : on va montrer les vrais documents de ce moment-là, faire entendre la vraie musique, par les vrais instruments, dans les vrais lieux. Avec même un peu, parfois, d’après ce que m’a dit Straub une fois, presque de la manie : s’il était question d’un orgue de Silbermann, ils sont allés filmer l’organiste sur l’orgue de Silbermann et pas sur l’orgue d’à côté. Il faut se rappeler qu’à la fin des années 1950, les gens qui jouaient du clavecin, de la viole de gambe, qui avaient retrouvé tous les instruments anciens, les anciens solfèges, les anciennes pratiques, les anciens styles, la basse continue, etc., n’étaient pas foule. Aujourd’hui, il n’y en a beaucoup, beaucoup. C’est devenu un système, presque industriel. Mais à cette époque-là, c’était vraiment quelques personnes. Ces personnes-là se sont révélées par la suite être des pionniers, mais c’étaient des gens qui avaient seulement une conception, qui disaient : ces instruments-là sont plus propres à faire sonner cette musique que d’autres ; Monsieur Johann Sebastian Bach, à tel endroit, à Leipzig ou ailleurs, avait le son du clavecin dans

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l’oreille au moment où il écrivait le Clavier bien tempéré , les Partitas ou les Suites françaises. C’est donc complètement absurde de vouloir les jouer sur un piano moderne qu’il ne connaissait pas. Il va falloir faire un tel travail ! C’est beaucoup plus difficile avec un instrument qui ne convient pas qu’avec un instrument qui convient. Voilà le point de départ. La matière instrumentale, la matière sonore produite par l’instrument, est directement assimilable. C’est un peu comme le lait maternel. Un bébé qui boit du lait maternel le digère entièrement, il y a très peu de perte. Et dès qu’il passe au lait de vache, tout de suite arrivent les selles et le reste : il ne le digère pas complètement, ce n’est pas fait pour ça. Avec les instruments, c’est exactement la même chose. Quand on essaie de jouer certaines choses anciennes avec un archet moderne, sur un violon moderne, c’est difficile, laborieux, on n’y arrive pas. Alors que ça passe tout seul avec l’archet ancien. Les triples cordes dans les concertos de Vivaldi, les choses comme ça, sont plus faciles à faire. Par exemple, cette musique est faite pour être jouée sans nuances : dans la musique de clavecin, il n’y a pas de nuances à mettre, si bien que le pianiste est obligé de faire un effort considérable, au piano, pour ne pas faire de nuances. Alors qu’on lui a appris depuis qu’il a cinq ans qu’il faut faire des nuances, il faut jouer doux, puis fort, etc. Là, justement, il faut qu’il fasse l’effort inverse. Bref, tout cela était d’abord extrêmement pratique. À la fois pratique et métaphysique, mais quand même d’abord pratique. On doit prendre l’outil adapté à ce qu’on veut faire : le marteau pour planter un clou, et non pas la clé à molette parce que le marteau est dans la pièce à côté et qu’on est paresseux. Voilà la question. La rencontre Straub-Leonhardt se fait là-dessus. D’un côté, il y a un cinéaste qui veut faire une œuvre où il y a des faits, rien que des faits, et des faits avérés, justes, et un musicien, qu’il a choisi à l’oreille, comme par hasard, ce qui est quand même assez étonnant, et qui, lui, dans son métier de musicien, veut faire la même chose. Voilà pourquoi cette Chronique est particulièrement réussie à cet égard. Il y a une espèce d’adéquation complète entre la manière de montrer la chose en train de se faire et la chose qu’on montre. Et les gens pour le faire.

23 F. N. – Par rapport à cet aspect documentaire dont vous venez de parler – on a utilisé ce terme tout à l’heure – dans les films musicaux, souvent, quand la musique arrive, c’est un moment fort, c’est un point culminant, c’est un climax (pour employer un terme musical). Je me souviens avoir lu, je crois que c’était une interview de Straub ou une citation je ne sais plus dans quoi, où il disait qu’il voulait éliminer ça au profit de points qui s’enchaînent – ça rejoint peut-être l’idée de chronique – de manière égale. Qu’il n’y ait pas un moment supérieur à un autre. Que le dialogue à un moment avec le préfet soit égal au morceau musical qui vient. Que la traversée d’un couloir soit égale au début de la Passion selon Saint-Matthieu qui s’enchaîne. Il parle de points. C’est drôle parce que je me souviens qu’il comparaît ça – il faudrait vérifier, Jean-Marie, vous nous direz – aux « points » de Stockhausen, les « punkt » dans ses œuvres de la fin des années 1950. Il y a deux œuvres, Punkte et Kontra-Punkte, où il développe cette théorie du point, cette espèce d’alignement où il n’y a pas un dramatisme avec quelque chose qui monte à un moment pour redescendre ensuite. Il y a une série de points qui sont intenses, chacun a son intensité – sa micro-intensité locale ! – ils sont mis comme ça bout à bout.

24 J. D. – Oui. Je pense que ça va même plus loin que ça. Ce film est une œuvre qui s’inscrit dans… C’est l’après Proust. Je vais aller vite, mais Proust est le premier à avoir aplati les choses, à avoir dit : rien ne doit dépasser. Il l’a fait au moment où Schönberg aplatissait, et au moment où la peinture aplatissait aussi, mais peu importe, c’est encore une autre histoire. Proust a dit : rien n’a plus d’importance qu’autre chose, tout doit être plat. Et

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d’ailleurs dans l’étude qu’Élisabeth de Gramont lui a consacrée – elle s’appelle Élisabeth de Gramont, duchesse de Clermont-Tonnerre, et on a l’impression que c’est ridicule, mais c’est un livre absolument formidable – elle dit : « L’œuvre de Proust est un tapis ». C’est absolument plat. Tout a la même importance, absolument tout, depuis la fleur de pommier jusqu’à la jalousie, en passant par l’affaire Dreyfus et la chaussure qui trébuche sur le pavé. Tout cela forme un tapis. Mais rien ne doit dépasser. La vie, elle est faite de ces petites vibrations dont parle Deleuze à propos de Leibniz. Comment dit- il ? Un fourmillement de petites inclinations, quelque chose comme ça. Tout s’interpénètre et rien ne doit écraser le reste. Si on veut rendre compte de la vie, on doit tenir compte de toutes ces petites choses-là, et surtout n’en faire dépasser aucune. On a l’effet de montage aussi, cette espèce de montage hyper sec, avec parfois même encore davantage. Au-delà du montage, puisque la fin chevauche le début de la suite, on a une espèce de tuilage qui se produit, de manière que tout s’enchaîne, tout le temps, toujours sur le même plan. Ça me semble être, non seulement une technique de récit, mais aussi une morale créatrice.

25 F. N. – Alors d’où vient l’émotion s’il n’y a pas justement d’évolution dramatique vers des moments culminants qui ensuite retombent ?

26 J. D. – Parce qu’on a appris. Proust nous a appris que l’émotion ne vient jamais au moment où elle doit. Et que, donc, si l’on provoque une émotion synchrone avec l’événement qui la produit, on obtient effectivement des courbes irrégulières, mais que dans la vie, cela ne se passe pas ainsi. Votre mère meurt et vous souffrez vingt ans après, parce que vous êtes décalé. Tout est décalé. C’est tellement compliqué, il y a tellement de choses qui s’imbriquent qu’effectivement, petit à petit c’est comme la mer vue de haut : c’est plat. Quand on s’en approche, ce plat est fait de petites vaguelettes. Mais pas de loin.

27 J.-M. S. – Je vous remercie. Ça me plaît beaucoup ça. Cette histoire Proust, ça me plaît beaucoup. Par ailleurs, pour ce que vous avez dit précédemment, je voudrais juste préciser un truc. Quant à la rencontre avec Leonhardt, le point crucial, c’est très simple. C’est central. C’est de remonter le courant après Mendelssohn. Ce brave Mendelssohn qui a tellement œuvré pour nous remémorer l’existence de Bach. Naturellement, il a monté la Passion selon Saint-Matthieu avec 150 personnes, etc. Or, nous, notre idée de départ, avec laquelle on est allés trouver Leonhardt, on lui a dit : pour un chœur, 3 garçons par voix. Un chœur, 12 chanteurs. Pour la Passion selon Saint-Matthieu, deux chœurs, 24 chanteurs, plus le cantus firmus. Il a dit : évidemment, vous avez parfaitement raison. Et c’est tout. C’est là-dessus que la rencontre a eu lieu. Sur l’effectif des exécutions.

28 F. N. – Est-ce que ce film apporte une image particulière de Bach ? On a conservé de lui quelques portraits mais c’est surtout une image mentale, morale, historique qu’on a de Bach. Une image un peu abstraite, austère, du grand compositeur et puis, aussi, celle du bon père de famille avec ses dix-huit enfants. Ces deux images se confondent en quelque chose d’assez traditionnel. Est-ce que le film apporte quelque chose d’autre ?

29 J. D. – Je ne sais pas. Le personnage de Bach, c’est quelqu’un de tellement transparent. Apparemment transparent. Avec tout ce qu’on a de lui, on peut expliquer un certain nombre de choses dans la création artistique, comme vous le savez. On peut quand même grignoter pas mal, aller démonter… Pfitzner, le compositeur allemand, l’auteur de Palestrina, a écrit un petit texte sur la Rêverie de Schumann. Il dit : c’est complètement inexplicable, magique, il n’y a rien à dire, il n’y a pratiquement rien là-

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dedans, et on pleure tout du long, c’est un miracle, c’est Dieu, c’est magique. Et Berg, le compositeur viennois, lui répond : mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Ce n’est pas magique du tout, moi je vais vous montrer pourquoi ça fonctionne si bien, cette Rêverie de Schumann. Et Berg en fait une analyse, où il explique à quel point ces fameux accords qui arrivent à la fin des petites montées sont étagés dans la complexité d’une manière absolument méthodique et systématique. Et que si l’émotion monte et que si la tension naît, c’est parce que Schumann a réussi à les ordonner exactement comme il fallait, que c’est de plus en plus douloureux. L’article de Berg est très technique, il dit : 7e diminuée ici, plus la 9e ajoutée, etc. Tout cela est exact. Mais une fois qu’on a dit ça, il reste une espèce de sphère à l’intérieur, de sphère dure, brillante, qu’est l’imagination. Effectivement, on n’entre plus dedans. On peut analyser, mais l’imagination qui est au centre reste absolument opaque. Pas opaque, massive. Une espèce de métal chimiquement pur. Dans Bach, on sait des choses par ce qu’il a écrit, par sa musique, on devine des choses. Mais le centre…

30 F. N. – Je compare avec – je vais peut-être me faire huer – Amadeus de Milos Forman. Quand ce film est sorti, tout le monde était content parce que tout d’un coup, on n’avait plus l’image du Mozart petit enfant génial et sage, jouant du clavecin les yeux bandés sur les genoux de Marie-Antoinette. On avait un Mozart un peu punk et scatologique, disant plein des grossièretés. C’était une nouvelle image de Mozart qui apparaissait – disait-on – grâce au cinéma.

31 J. D. – Si on avait écouté la musique de Mozart avec un peu d’attention, on y aurait vu tout ce qu’il y avait dans Amadeus, et qui y était filmé comme un cochon. Quand il fait par exemple un divertissement pour vents, une musique de plein air qu’on lui a commandée, pour quelques florins, il fait des menuets en double canon renversable, je veux dire des choses hyper savantes, dans une musique faite pour être écoutée dehors, en buvant du punch. Ou bien quand il met en plein milieu d’un mouvement lent une espèce de cadence incroyable, comme dans le mouvement lent du concerto en ré mineur, qui est d’une violence extrême, rapide, etc. On voit très bien que c’est quelqu’un qui a toujours truqué. Il a menti constamment. Il a dit : je vais vous faire un petit menuet, imbéciles ignorants, vous allez voir ce que vous allez voir. Et il leur fait un machin qui fait exploser la tête des savants. Et ils ne s’en rendent même pas compte, ils écoutent cela comme de la musique légère. On voit bien que c’est cela, son rapport avec la noblesse, avec les autres, les Autres qui l’empêchent de vivre comme il veut, qui l’empêchent de faire comme il veut. Ça se voit dans sa musique tout le temps. Il suffisait de lire ses lettres. Ce n’était pas la peine de dire : Mozart n’est pas celui qu’on croit, il suffisait d’écouter avec un petit peu d’attention et de voir à quel point il fait croire que c’est symétrique alors que c’est asymétrique ; il fait un thème de mouvement lent en prenant le thème du mouvement rapide et en triplant les valeurs de note. C’est plein de trucs, de grimaces, de sarcasmes, c’est terriblement vicelard, Mozart. Il suffit d’écouter. Bref, ceci pour en finir avec Amadeus. Le problème avec Bach, c’est qu’on a toujours ce Dieu qui est au-dessus et qui retire son épaisseur au personnage qui est dessous : il n’est pas… empilé, il est tout d’un bloc, il fait toujours le mieux qu’il peut. Et il peut énormément, il a un pouvoir créatif complètement monstrueux. Mais ce n’est pas le seul. Mozart était pareil, Schubert aussi. Donc, on bute sur ce que j’ai appelé cette sphère dure tout à l’heure, on bute très vite, on a très peu de chair autour.

32 F. N. – Je fais une parenthèse sur les compositeurs au cinéma. Les vies de compositeurs, les biopics comme on dirait aujourd’hui. Il y en a assez peu pour les musiciens

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classiques. J’ai cité Amadeus. Je crois que sur Jean-Sébastien Bach, il n’y avait à l’époque que le film des Straub. Il y a une curiosité, un film très rare que j’ai vu il y a bien vingt ans. Un film tourné en Allemagne, en 1941. Un film non pas sur Jean-Sébastien Bach, mais sur son premier fils, Wilhelm Friedemann. Le film s’appelle Wilhelm Friedemann Bach, de Traugott Müller, je l’ai vu dans un festival sur la musique au cinéma au Louvre. On peut penser que sous le Troisième Reich, en pleine guerre, on avait autre chose à faire qu’un film sur Wilhelm Friedemann Bach ! Encore sur Jean-Sébastien, ça aurait pu être un film nationaliste vantant le génie allemand éternel. Mais sur Wilhelm Friedman Bach, c’est vraiment curieux, car bien que très doué, le plus doué de ses fils selon Jean- Sébastien lui-même, il a mené une vie assez dissolue, sordide même et a fini dans la misère la plus crasse. C’est lui, le jeune Wilhelm Friedemann, qu’on voit jouant du clavecin au début de Chronique. Voilà. Sinon, je n’ai pas trouvé avant Chronique, d’autres films avec Bach, après oui.

33 J.-M. S. – Le film sur Wilhelm Friedemann est parfaitement clair. Ils le font mourir sur un tas de fumier avec des Tziganes.

34 F. N. – Pardon ?

35 J.-M. S. – Ils le font mourir littéralement sur un tas de fumier avec des Tziganes.

36 F. N. – C’est étonnant de montrer ça à l’époque, le nom de Bach jeté ainsi au fumier. J’ai trouvé quelques films après Chronique. Johan Sebastien Bach, The cantor of Saint-Thomas, de Colin Nears (1984) ; My name is Bach de Dominique de Rivaz (2003) ; Il était une fois Jean-Sébastien Bach de Jean-Louis Guillermoz (2003, je ne sais pas si c’est un western !) ; Le silence avant Bach, du père Portabella (2008). Je n’ai pas vu ces films, je ne sais pas ce que c’est. Voilà pour Bach au cinéma. Je ne parle pas de sa musique qui a été sur-utilisée à toutes les sauces dans de nombreux films de tous les pays, de toutes les époques. On a déjà parlé de Leonhardt. J.-M. S. vous en a parlé tout à l’heure. Je rappelle que Jacques Drillon est l’auteur d’un essai intitulé Sur Leonhardt, de 2009, qui aborde le musicien sous différents angles. Il y a un chapitre sur le livre que Leonhardt a consacré à L’Art de la fugue (L’Art de la fugue, dernière œuvre de Bach pour le clavecin, 1952), un ouvrage musicologique très intéressant. Et, dans le même chapitre, on a justement l’histoire de Chronique d’Anna Magdalena Bach. Le livre est dédié « À Straub ». Est-ce qu’il y a des choses à ajouter, Jacques Drillon, sur Leonhardt ? Il ne ressemble pas à Bach quand même ?

37 J. D. – Il ressemble au portrait d’Erfurt, mais le portrait d’Erfurt est un faux, paraît-il. Mais non, il ressemble à Scarlatti, on n’y peut rien, c’est comme ça. Ça tombe un petit peu à côté…

38 F. N. – Bach était plutôt enrobé et…

39 J. D. – Enfin, ça dépend. Il n’a pas toujours été enrobé non plus.

40 F. N. – Là aussi, c’est encore l’image qu’on en a. De quelques portraits.

41 J. D. – Oui, c’est le portrait d’Haussmann qui le montre un peu gras.

42 F. N. – Ce n’est pas du tout le portrait de Leonhardt.

43 J. D. – Ce que je voulais dire, c’est qu’il y a une chose qui me séduit beaucoup là-dedans, et qui rapproche Leonhardt de Straub. C’est l’espèce d’incroyable réserve vis-à-vis des sentiments, la distance. L’amour qui circule dans ce film-là passe à travers de tout petits signes. L’amour entre elle et lui d’abord. Je trouve qu’il y a un plan formidable, quand il est en train de lire cette lettre qu’il a écrite, où il se plaint du recteur. Elle est à

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côté, et l’écoute lire. Elle est un peu inquiète, elle se dit : « Qu’est-ce qui va se passer ? Il est encore en train de râler… » Je trouve que le silence d’Anna Magdalena, debout à côté de lui en train de lire, c’est l’amour dans ce qu’on peut montrer de plus fort, et en même temps, de la manière la plus discrète possible. De même, l’amour qu’on peut porter à Leonhardt… Deux plans montrent que Leonhardt n’est pas qu’un musicien qui bouge ses mains sur un clavier, une machine à faire des notes. Dans le film, il est lui- même très strict, très sévère, il a une perruque – ils ont tous des perruques, ils ont tous les mêmes cheveux, ce qui fait qu’ils se ressemblent tous. Et puis, la perruque lui cache le visage, on ne le voit pas bien. Bref, il est très peu humain là-dedans. Et en plus il ne joue pas. On lui a demandé de ne pas jouer, je veux dire de jouer comme un comédien, de ne pas mettre le ton, toutes ces choses dont Bresson nous a débarrassées. Et Straub. Donc, la personne de Leonhardt, en tant qu’il incarne Bach, est très peu présente. Mais il y a quand même deux endroits où on le voit filmé en gros plan. Et il me semble que Straub dit tout d’un coup : cette fois-ci, je vous le montre. Il joue la 25e Variation Goldberg. Il n’est pas au fond de la tribune, là-bas, à battre la mesure, parce qu’à cette époque-là, la direction de Leonhardt, c’était ça : du 3/4 ou 4/4, sans en faire plus. On ne peut pas dire que ce soit très, très élaboré. Enfin peu importe. Je ne le laisse pas là, très loin, comme j’aurais pu, je ne le montre pas de dos. Je vais vraiment vous montrer son visage parce que ce visage est d’une beauté incroyable, d’une noblesse et d’une élégance qui correspondent exactement à ce qu’il est en train de jouer. Il est en train de jouer justement une chose qui est déchirante, cette 25e Goldberg, un des rares endroits dans toute l’œuvre de Bach où il s’épanche. On pourrait même dire qu’il dit je, à la manière de Chateaubriand ou d’un romantique. Une petite exception. Et justement, pour cette exception-là, on nous fait une petite exception, et on nous le montre devant ce mur blanc irrégulier, qui est un écho aux irrégularités de son visage. Et là, c’est un plan d’amour. Il n’y a rien à faire. C’est comme quand Griffith invente le gros plan pour montrer la femme qu’il aime. C’est vraiment ça. Et partout ailleurs, Straub parle en creux, parce que c’est en creux : je ne vous en parle pas, je ne vous parle pas de l’amour, c’est vous qui allez le trouver, c’est vous qui allez le deviner, parce que c’est plus fort quand on devine que quand on montre. Je trouve que c’est vraiment, comme dirait Nietzsche, grand style. Et le deuxième plan, c’est quand il est en voiture, et qu’il sourit.

44 F. N. – J’aurais aimé qu’on lise ce passage que j’aime beaucoup dans votre livre, sur le mur bossué du musée de Nuremberg.

45 J. D. – Je crois que je me suis trompé, ce n’est pas celui du musée de Nuremberg. Il me semble que ça a été déplacé.

46 J.-M. S. – C’est un clavecin.

47 J. D. – Le clavecin est de Nuremberg.

48 J.-M. S. – C’est un des plus beaux clavecins qui nous soient parvenus. C’est un Grimaldi de 1750. Et il est au musée de Nuremberg.

49 J. D. – Oui, mais là où il est filmé, c’est dans le musée de Nuremberg ?

50 J.-M. S. – Oui, parce qu’ils ne voulaient pas. On ne voulait pas prendre le risque de le sortir. On aurait pu les convaincre, mais on a préféré filmer là. C’est le mur exactement où se trouvait le clavecin.

51 J. D. – Ah bon, d’accord.

52 J.-M. S. – On s’est même gardés de le déplacer de quelques centimètres. On a filmé où il était.

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53 F. N. – On pourrait lire ce passage…

54 J. D. – « Une scène de la Chronique fait exception à cette politesse, lorsque Leonhardt joue la 25e des Variations Goldberg dans une salle du musée de Nuremberg transformée en chambre de musique. La caméra quitte lentement ses mains pour se fixer sur son visage qui se détache sur un mur blanc, un mur bossué de fronts et de joues, un mur de cellule monastique, comme si le mur jouait aussi. En sorte que ce visage, qu’on ne devrait pas voir d’aussi près, se coule dans la matière du mur. Ce n’est plus un musicien qu’on montre, et qui perturberait la perception de la musique, c’est la musique remise dans son élément : l’homme qui la fait, le mur qui les abrite et l’esprit qui souffle sur tout cela. Telle est la magie des arrière-plans et des cadrages des Straub. Et le mouvement d’appareil est si lent, si doux, si retenu, qu’on se prend à penser que même Monsieur Gustav Leonhardt a consenti un jour à être cela, à être vu, exceptionnellement, comme un visage aimé ».

55 F. N. – Après le chapitre sur le film, il y a dans le livre une partie biographique qui relate la carrière de Leonhardt et le mouvement du renouveau de la musique baroque à partir des années cinquante dont il a été l’un des pionniers. On y parle du retour aux instruments anciens, à la manière de les jouer, à la manière d’interpréter cette musique. Parce qu’il faut voir que celle-ci, depuis le temps, était passée par le filtre de l’interprétation romantique et des instruments modernes. Et là, il y avait un retour à une certaine forme d’authenticité. Comment peut-on faire le lien entre un mouvement qui, bien que revendiquant un retour aux sources du passé, est considéré à l’époque comme révolutionnaire, et un film qui est révolutionnaire pour tout ce dont on a parlé depuis tout à l’heure ?

56 J. D. – Je dirais que c’est une question précisément de respect. Ce qui est très frappant dans ce film, c’est que tout est respecté – et c’était un petit peu le point de départ aussi de ces musiciens, qui allaient dans les bibliothèques, qui allaient voir comment il fallait vraiment faire pour véritablement respecter le texte. Ce n’était pas un respect castrateur, ce n’était pas un respect qui étouffe. C’était un respect vivant. C’était : comment faire pour que ça vive le mieux. Si on aime cette musique, si on la respecte, à ce moment-là, elle va être plus émouvante et vivre mieux. Et il est encore plus rare, et même impossible aujourd’hui, de respecter le public. De lui dire : vous, tout le monde, nous, nous sommes capables d’écouter un chœur entier de Passion de Bach en plan fixe pendant les je ne sais plus combien, 8-9 minutes ou 10 minutes, que ça dure.

57 J.-M. S. – 7 minutes 30.

58 J. D. – 7 minutes 30. Bravo. Voilà ce que ça dit. On voit un type qui joue le Ricercar a 6 de l’Offrande musicale sur un clavecin, et on vous le laisse comme ça, et on vous dit : débrouillez-vous avec ça. On ne va pas vous en faire de la sauce, on ne va pas vous en faire du Karajan. On ne va pas vous en faire du Clouzot non plus. N’oublions pas que c’est ça qui s’était passé. La dérive entre Bach jouant du clavecin et Mendelssohn dirigeant la Saint-Matthieu avec 150 musiciens, cette dérive-là, on l’avait eue aussi au cinéma. Quand Clouzot a filmé Karajan en train de diriger le 5e de Beethoven, ils n’ont respecté personne, ils n’ont pas respecté le texte, ils n’ont pas respecté les musiciens et ils n’ont pas respecté les spectateurs. Puisque tout est fait en play-back, et que Clouzot, d’accord avec Karajan, voulant rendre la chose encore plus boche, encore plus militaire, engage des contrebassistes supplémentaires pour avoir 12 contrebasses alignées, toutes pareilles, rangées exactement comme des soldats au pas de l’oie. C’est ça qui se passe. Alors au début du trio du scherzo, quand toutes les contrebasses jouent à l’unisson à

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toute vitesse et qu’on voit tous les archets qui font semblant – encore une fois, dans Chronique, ils ne font pas semblant, ils font la vraie musique – tous les archets qui font semblant en même temps, il y a quelque chose qui vous galvanise et vous terrorise en même temps. On entend les bruits de bottes derrière, l’armée allemande. Et on nous prend pour des cons puisqu’on nous dit : vous avez besoin de ça pour aimer la 5e de Beethoven. Si on ne vous montre pas 12 contrebasses, alors qu’il n’y en a que 6 qui jouent dans la bande-son, si on ne vous les montre pas comme les petits élèves dans le réfectoire de Leipzig, le long de la table, bien rangés, vous n’allez rien comprendre, vous n’allez pas jouir, vous n’allez pas faire comme il faut. Et on s’est « clouzotifiés » petit à petit. Et encore, Clouzot c’était Eisenstein à côté de ce qui se passe maintenant. Car depuis, il y a eu la télé qui est passée là-dessus. Les gens de la télé sont devant des machines avec des boutons correspondant aux caméras et ils font un montage au fur et à mesure, en live. Ils appuient sur le bouton correspondant à telle ou telle caméra, à peu près au petit bonheur la chance, parce qu’ils s’emmerdent tellement dans leur cabine qu’ils pensent que le spectateur s’ennuie aussi. S’ils changent de plan toutes les trois secondes, et même parfois toutes les demi-secondes, s’ils filment absolument n’importe quoi, le cou du pianiste, sa jambe, filmée du dessus, en surimpression, avec trois pianistes mélangés, des effets de miroir, de fondu, etc., c’est parce qu’ils pensent qu’on s’ennuie. C’est ça, le cinéma de droite, pour moi. Un cinéma qui dit : ce que je filme m’emmerde, je suis très bien payé pour le faire, je le passe à des gens qui vont sans doute s’emmerder aussi, donc l’argent du film, je vais l’utiliser à ce qu’ils s’emmerdent le moins possible. C’est du mépris de A à Z. Il me semble que dans Chronique, c’est le contraire. Nous sommes grands, tous, nous sommes des adultes, plus ou moins intelligents ou sensibles, mais vraisemblablement capables de voir un vrai film. Il y a des génies, ils s’appellent Jean-Sébastien Bach ou Mozart, il y a des gens très, très talentueux qui s’appellent Leonhardt ou un autre, il y a moi, le cinéaste, il y a le spectateur – Tous ces gens-là méritent qu’on leur livre les choses dans l’état dans lequel elles sont, sans afféterie, sans effet. Les films tournés à La Roque d’Anthéron sur les pianistes, c’est totalement dément. Les espèces de travellings autour de Vanessa Wagner, avec plan fixe sur le tatouage qu’elle a sur l’épaule ! C’est un papillon ! Elle a un papillon tatoué sur l’épaule, quelle histoire ! Et pendant ce temps-là, elle joue du Chopin… C’est fou, ce mépris ! Dans Chronique, il n’y a jamais trace de mépris, pour rien, de la part de personne. Je crois que c’est aussi là-dessus qu’ils se sont retrouvés, Leonhardt et Straub : sur le fait qu’on peut respecter absolument toute la chaîne humaine, de Bach au spectateur.

59 F. N. – On a parlé de beaucoup de choses. On peut peut-être passer à des questions, des remarques, des commentaires… Non ? Il est tard… Je veux juste terminer par quelque chose qui n’a pas grand-chose à voir, une note un peu amusante. À un moment, vous parliez des influences de Gustav Leonhardt quand il commence le clavecin dans sa jeunesse, plutôt de ses non-influences, puisqu’il n’y avait pas grand-chose à l’époque. Vous citez les clavecinistes de l’époque. Alors, il y a un personnage dont j’avais entendu parler, mais oublié depuis, ça me l’a remis en tête, très étonnant, qui s’appelle Violet Gordon Woodhouse (1872-1951), qui est tout à fait extraordinaire. J’ai retrouvé sa trace sur internet. J’ai des photos d’elle. On peut peut-être en dire un mot parce qu’il faut que vous découvriez cette personne qui est essentielle. Allez-y !

60 J. D. – Moi, je peux vous parler de Landowska mais pas de Woodhouse.

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61 F. N. – C’est une Anglaise qui a participé au renouveau du clavecin au début du XXe siècle, parallèlement à Wanda Landowska. Le clavecin avait complètement disparu au XIXe siècle au profit du piano. Puis, il est réapparu au début du XXe, grâce surtout à Wanda Landowska. Mais Violet Gordon Woodhouse avait même anticipé sur Wanda Landowska. Cependant, ce n’est pas tellement pour ses qualités musicales qu’on se souvient d’elle aujourd’hui. Elle était mariée et avait conclu avec son mari un accord pour ne pas consommer son mariage afin de pouvoir se consacrer intégralement à son art ! Il y avait donc la une sorte d’abnégation qui faisait presque d’elle une sainte. Mais, en même temps, elle vivait avec trois amants qui sont arrivés régulièrement, à quelques années d’intervalle. On appelait ça le Woodhouse circus, le cirque de Woodhouse !

62 J. D. – J’aurais voulu être le mari.

63 F. N. – Ce qui est curieux c’est que ça ne semble même pas avoir fait scandale à l’époque. Dans l’Angleterre post-victorienne, tout de même… Un jour, on a demandé à un des amants ou au mari, je ne sais plus, s’il n’y a jamais eu de discorde entre eux ? Et, l’un des hommes de répondre : juste une fois sur un point au cricket, on n’était pas d’accord sur la longueur de la balle ! Sur cette touche très peu straubienne, je remercie Jacques Drillon de sa présence, l’équipe de Ciné Art qui nous a invités, le spectateur fidèle et passionné et, bien sûr, Jean-Marie Straub à qui ce festival est consacré.

AUTEURS

JACQUES DRILLON Jacques Drillon, docteur en linguistique, producteur à Radio France, fonde en 1978 Le Monde de la Musique, en 1995 la revue Symphonia et prend, en 1981, la succession de Maurice Fleuret à la rubrique « Musique classique » du Nouvel Observateur. Il est l’auteur de nombreuses publications sur la musique, le cinéma, le théâtre.

FRANÇOIS NARBONI François Narboni débute comme musicien de jazz et mène parallèlement des études l’écriture musicale ; il entre au Conservatoire National supérieur de Paris et obtient le premier prix de composition. Ses œuvres ont fait l’objet de commandes de nombreuses institutions : l’État français, Radio-France, l’Université de Paris VIII et l’IRCAM.

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Retour sur Chronique d’Anna Magdalena Bach par Jean-Marie Straub

Jean-Marie Straub

1 Philippe Carta (Ciné Art) – Bonjour, nous poursuivons notre thématique Musiques et voix avec un film de Sam Wood, avec les Marx Brothers. Après déjà la jolie opérette d’hier soir qui nous a fait penser un peu à Lubitsch, on poursuit un peu dans la légèreté. Je pense que Jean-Marie pourrait nous donner quelques précisions sur le choix de ce film. Il y aura aussi là encore des scènes avec de la musique en direct, comme on avait pu entendre dans Du jour au lendemain, qui était vraiment bien agréable. Est-ce que c’est peut-être ce type de comparaison qui a fait qu’on choisit ce film ?

2 Jean-Marie Straub – C’est très simple. Bon alors, Chronique n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu les Marx Brothers. Par ailleurs, sur Chronique, je voudrais vous préciser deux-trois choses, un peu plus brutalement, qui ont été dites un peu trop élégamment hier. Anna Magdalena Bach ne nous a rien laissé de sa plume, sauf les quelques lettres à son cousin, où il est question de cet oiseau qui chantait et des fleurs jaunes. Des œillets jaunes. À part ça, elle a laissé deux lettres après la mort de Bach pour demander de l’argent au conseil municipal de Leipzig, parce qu’elle était vraiment dans la misère. Mais ces deux lettres-là ne sont même pas de sa main. Elles ont été dictées à un copiste pour que ce soit mieux écrit. Et pour qu’elle soit un peu plus sûre d’avoir l’argent. Mais elle n’a pas eu l’argent.

3 À part ça, on a de sa main des partitions recopiées. Et puis, les morceaux qu’elle a écrits dans son petit livre. C’est tout. Ça s’arrête là. Donc, le film est une fiction. Alors la fiction a été construite avec des fragments de textes. Il y a quelques fragments du nécrologue de Carl Philipp Emanuel Bach, en particulier sur la mort de Bach et l’art de la fugue à la fin. Il y a des textes qui viennent même des livres de comptes de la cour de Cöthen, quand elle dit : « en tant qu’ancienne cantatrice, j’ai aidé à faire les musiques funèbres pour le prince von Anhalt Kothen, ainsi composées par le maître, l’ancien maître de chapelle, j’ai aidé à les faire ». Et on la voit chanter. Ça, c’est ce qu’il y a écrit dans les livres de la cour. Tout le film est construit comme ça, avec un langage qu’on n’a

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pas inventé, sauf par exemple au début, « sa femme était morte un an auparavant, etc. ». Mais ça ne va pas au-delà. Parce que, comme dit Renoir, en félicitant Rivette pour La Religieuse, ce qu’il y a de plus difficile dans un film historique, c’est le langage parlé. Et que ça colle. Voilà. Ici, ça colle parce qu’il y a pas d’inventions. Ce sont des choses piquées à droite et à gauche, dans l’époque, de l’époque. C’est la première chose.

4 Maintenant, il faut ajouter à cela que le film n’aurait pas eu lieu, pour une deuxième raison, pas seulement si les Marx Brothers n’avaient pas existé, mais s’il y avait pas eu ce petit livre apocryphe écrit par l’Anglaise au début du siècle dernier. Malgré tout, je dois l’avouer, si je n’avais pas lu ce truc-là, je n’aurais pas eu l’idée du film. « Il faut pas faire les malins », comme dit Péguy, gardons-nous de faire les malins.

5 Par ailleurs, pour ce qui est de la prise de son direct, eh ben, il a fallu les Marx Brothers. Et par ailleurs, dans Chronique, ce qu’il y avait aussi, et qu’il faut préciser, ce sont les regroupements, les blocs d’œuvres. Par exemple, quand elle dit : « en tant qu’ancienne cantatrice à la cour, j’ai aidé à faire les musiques funèbres » et elle chante. Elle chante l’aria : Aus Liebe will mein Heiland sterben de la Passion selon Saint-Matthieu, mais c’est trois semaines avant. Et elle la chante sur un autre texte qui est Mit Freuden sey die Welt verlassen. Et on entend le commentaire qui dit : « j’ai fait ça et trois semaines après, il donna la Passion selon Saint-Matthieu ». Mais il n’est pas dit que l’aria est dans la Passion. Mais c’est un regroupement. Et ensuite, on voit un chœur final, qui vient d’une Passion perdue, qui est la Markus-Passion. Un chœur qui n’est ni dans la Passion selon Saint- Jean, ni dans la Passion selon Saint-Matthieu. Donc, là, il y a un regroupement de trois blocs d’œuvres énormes, qui de nouveau font un bloc qui devient une sorte d’œuvre de Bach qui n’a jamais existé en tant que construction. De même à la fin, elle dit : « et il y a eu des musiques funèbres pour la mort de l’Auguste ». Et là, on entend le Kyrie de la messe qu’on a appelé ensuite Messe en si mineur. Et ensuite, elle dit : « et dans les mois suivants, on a donné des musiques funèbres, les étudiants ont donné des musiques funèbres pour cet Auguste ». Et on voit, on entend le Hosanna de la Messe en si. Donc, deuxième groupement. Et troisième groupement, on entend ensuite : « et quelque temps après, il donna un grand oratorio pour l’Ascension ». Et ça, c’est le chœur final de cet oratorio. Ça fait de nouveau un deuxième groupe de trois blocs énormes. Voilà. Et tout le film est construit comme ça. Et de plus, ça respecte les périodes de Bach. Il y a la période de Kothen où il donnait plutôt de la musique de chambre. Et ensuite, il y a la période qui commence avec le Magnificat. Ce sont les cantates qu’il devait donner tous les dimanches, et il en a fait un certain nombre. Et après, il passe à une époque où il a composé un nombre de cantates suffisant pour nourrir la machine, et il se consacre à l’orgue, parce qu’il va inaugurer des orgues. Dans le film, il y a un bloc de musiques d’orgue. Et ensuite, l’orgue, pour lui, c’est fini parce qu’il en a marre de voyager parce qu’il se fait vieux. Et c’est le clavecin. Alors ça, c’est le concerto italien et ça va jusqu’à la 25e variation des Variations Goldberg. Donc tout le film est construit comme ça. Alors, vous voyez, les Marx Brothers, ce sont les maîtres de Chronique d’Anna Magdalena Bach.

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Autour des films

Rencontres avec Jean-Marie Straub après les projections

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Après Lothringen

Jean-Marie Straub

1. Qui écrit l’histoire ? (à propos de Lothringen !)

1 Jean-Marie Straub – Ce que je peux vous dire, en attendant que vous me posiez des questions, c’est que la soirée thématique d’Arte que les Allemands avaient appelée Lothringen consistait en un film de Franju qui s’appelle En passant par la Lorraine, et il y avait encore autre chose. Et puis en fin de course, il y avait Kameradschaft (La Tragédie de la mine, 1932) de Monsieur Georg Wilhelm Pabst, qui est un pompier. C’est un film qui n’est pas dégueulasse, mais qui est complètement con. Ça se termine avec deux héros qui sont prisonniers d’une mine et puis, tout d’un coup, ils disent : ah, ici, il n’y a pas de frontière dans… les frontières sont très artificielles. Pour les Allemands, Lothringen, ce n’est pas la province française qui s’appelait la Lorraine, qui était une très grande province (c’était la plus grande province française, puisque ça allait jusqu’à la Bourgogne), pour les Allemands, Lothringen, ça voulait dire une bande de terrain qui allait de Sarrebruck, Forbach, jusqu’au Luxembourg. Voilà. Et c’est pour ça qu’ils voulaient avoir ça parce qu’il y avait là-dedans des richesses : des mines de fer et de charbon.

2 Spectateur – Pourquoi avez-vous choisi de parler de la Lorraine à la fin du XIXe siècle ? On voit une carte de la Lorraine. De quand date-elle ? De 1875, quelque chose comme ça ?

3 J.-M. S. – Ce n’est pas la Lorraine, c’est le plateau de Gravelotte, s’il vous plaît ! C’est les armées face à face… Le film est en couleur. Christophe Pollock, avec qui nous avons travaillé (après avoir travaillé avec Alekan pour En Rachâchant) est celui qui a fait la photographie la plus brillante et les couleurs les plus scintillantes. Là, on voit des armées en présence. Je ne sais pas, les Allemands, c’est bleu, et les Français, c’est rouge. Pourquoi, c’est quoi votre question ?

4 Spectateur – Pourquoi, alors que l’histoire est censée se passer en 1870, montrez-vous des images de la Lorraine contemporaine ? Pourquoi ne pas avoir fait, simplement, un documentaire sur la Lorraine d’aujourd’hui ?

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5 J.-M. S. – C’est toujours comme ça. Les films historiques n’existent pas. C’est une illusion, une tromperie de Hollywood, qui était très grand, mais qui a fait croire aux gens que le film historique existait. On ne filme jamais que le présent. Même quand on fait un film où on cultive tous les boutons de guêtres et les boutons de culotte historiquement, on tourne au présent. C’est de la rigolade. Bon alors, pourquoi ? Ce n’est pas compliqué. Parce que il y avait un roman qui s’appelait Colette Baudoche, qui était sur les étagères de livres de mes parents et que je n’ai jamais eu le courage de lire dans ma jeunesse. Toute ma famille le vénérait, l’avait lu, ou pas, je n’en sais rien. Et ce livre-là, pendant la seconde annexion, 30 ou 40 ans après la première, quand on sonnait à la porte, il fallait courir le cacher, parce que si le Gauleiter du coin trouvait ce livre sur les rayons, on risquait de se faire déporter.

6 Olivier Goetz – Tu parles de la deuxième annexion. Parce que je ne suis pas sûr que la chronologie soit tout à fait claire pour tous les étudiants.

7 J.-M. S. – Bon, alors, je vais essayer d’expliquer ça. Donc, ce livre-là, un beau jour, je l’ai pris en main, mais je n’ai pas réussi à le lire. J’étais trop jeune, ou ça m’agaçait, parce que c’était un livre patriotique et que je n’ai pas tellement un esprit patriotique, malgré une famille qui était au Souvenir Français. C’est tout. Quand Arte m’a demandé de faire un film sur ce qu’ils appellent Lothringen, j’ai eu cette idée de reprendre ce livre en main. J’ai commencé à le feuilleter et ça a commencé à me toucher et à m’intéresser. Là-dedans, il y a 30 pages qui m’ont résisté et comme elles me résistaient, j’ai décidé d’en faire un film. Voilà, c’est tout. Et pourquoi ? Parce qu’entre temps, j’avais appris certaines choses. J’ai appris que la guerre de 1870 avait été déclarée par les Français, par Napoléon III, Napoléon le petit, et par Monsieur Thiers dont les caisses étaient vides. La Banque de France était à peu près en faillite. Et comme dans tous les pays capitalistes dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on fait, en croyant se sauver ? On déclare la guerre. Alors ils ont déclaré la guerre à l’Allemagne. Ce n’est pas l’Allemagne qui a déclaré la guerre de 1870. Or, ils ont perdu la guerre, ces crétins. Ils ont perdu la guerre qu’ils croyaient gagner. Il y a eu un traité signé à Sedan. Allez sur le plateau de Gravelotte, vous verrez qu’il y a plus de gens de la fine fleur de la noblesse allemande qui sont morts que de soldats français ! Donc, les Allemands ont payé pour une guerre qu’ils n’avaient pas déclarée et qui leur a coûté de l’argent. Ils ont dit : on veut ce que la bourgeoisie appelle des dommages et intérêts. Et comme la Banque de France était encore plus vide qu’avant la déclaration de guerre, eh bien, on a offert les mines de fer et de charbon qui étaient la plus grande richesse française. Et comment a-t-on procédé ? Sans demander quoi que ce soit aux indigènes, aux gens de Metz et de la région. On leur a dit : « À partir du 2 octobre 1872, vous êtes tous Allemands ». Voilà comment ça s’est passé. Il n’y a pas eu le moindre simulacre de referendum. Rien. Les gens devaient foutre le camp dans les 48 heures s’ils avaient envie de foutre le camp. Ceux qui restaient étaient nationalisés Allemands. Point final. Et, qui a trouvé ça bizarre en France, dans la classe politique, intellectuelle et illuminée ? À peu près personne, sauf Maurice Barrès. C’est tout. Et c’est ça qui m’a intéressé. Alors j’espère que maintenant, c’est clair.

8 Rose Goetz – Je voudrais ajouter une petite chose, Jean-Marie. C’est que les Allemands ne voulaient pas de Metz…

9 J.-M. S. – Exact. Bismarck était emmerdé.

10 R. G. – Et c’est Thiers qui a arraché vraiment l’annexion. Le fait que Bismarck accepte Metz, contre une réduction de la dette en francs or, on ne le dit jamais. Ce qui explique

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qu’il n’y a jamais eu à Metz une statue de Thiers, jamais la moindre rue Thiers, contrairement à beaucoup d’autres villes, comme Nancy.

11 J.-M. S. – Metz est probablement la seule ville de France où il n’y a pas de rue Thiers.

12 R. G. – Voilà. Parce que vraiment, c’est resté. Et on a complètement oublié l’origine. C’est-à-dire qu’il y a eu des tractations incroyables parce que les Allemands ne voulaient pas de Metz, ça n’avait aucun intérêt pour eux. Et ils avaient dit : « ces gens-là sont francophones, on ne les assimilera jamais ».

13 J.-M. S. – Exact. Bismarck était très emmerdé que Metz soit au milieu de cette bande de terrain de Forbach au Luxembourg. Il aurait préféré s’en passer. Mais on lui en a fait cadeau. Parce qu’après tout, géographiquement, c’était quand même difficile de faire deux bandes de terrain avec un îlot qui aurait été Metz. Alors, on a simplifié la question. Et puis il n’y a pas que ça qu’il faut savoir. Vous êtes jeunes mais moi, j’ai été un peu à l’école, et il y avait des cours d’histoire. Alors là, on nous expliquait que le général Bazaine était un traître, parce qu’il avait capitulé ; on a appris ça aux enfants des écoles, pendant cinquante ans.

14 R. G. – Il a été jugé, condamné, et exilé.

15 J.-M. S. – Il a été jugé, condamné et exilé. Or, qu’est-ce qu’on apprend récemment, comme on a appris récemment la vérité de la bouche d’un seul homme, qui s’appelait le général Massu à propos de la torture en Algérie. On a toujours dit : la torture en Algérie, c’étaient des bavures, c’était accidentel. C’est parce qu’ils étaient sur le tas, ils n’avaient pas le choix, la guerre était difficile, c’était des partisans sournois, etc. Bon. C’est ce que disaient les communistes et même les socialistes et tout le bazar. Or, qu’est-ce qu’on apprend de la bouche du général Massu il y a très peu de temps ? C’est que la torture en Algérie – il l’a dit en ces propres termes – était institutionnalisée. Ins-ti-tu-tion-na-li- sée ! Bon. Alors, là, qu’est-ce qu’on apprend au sujet de Bazaine ? Bazaine avait eu des ordres du gouvernement pour capituler. La capitulation de l’armée du Rhin, ce n’est pas lui qui l’avait décrétée ni qui l’avait voulue, par lâcheté de militaire, mais c’est le gouvernement qui l’avait ordonnée. Voilà. Voilà ce que c’est que l’histoire, comme dirait Brecht. Et qui l’écrit, comme dirait Brecht ? Qui écrit l’histoire ?

2. C’est parfait, on y va, on tourne (des films à deux)

16 Katalin Poor – Je me demandais si vous pouviez nous dire un mot sur ce que c’était que créer à deux, sur le fait que vos films soient systématiquement co-signés par vous et Danièle Huillet. Comment est-ce qu’on réalise des films à deux ?

17 J.-M. S. – Oh, ce n’était pas systématique. Ça a été le fruit du hasard. Par hasard on s’est rencontrés, en 1954. Par hasard j’avais un projet de film qui s’appelait Chronique d’Anna Magdalena Bach, qu’il a fallu dix ans pour financer. Par hasard Danièle traînait au Lycée Voltaire, en classe de préparation à l’Idhec. Par hasard, elle avait envie de faire des films en Afrique, même sans référence à . Par hasard, je lui ai dit : tiens, j’ai envie de faire ça. Par hasard, je me suis fait foutre à la porte de la classe de préparation à l’Idhec, à Voltaire, parce que, paraît-il, j’en savais trop, c’était l’expression. Parce ce que j’étais hitchcocko-hawksien comme Jean Mambrino. Je lui ai dit : voilà, j’ai envie de faire ça. Et puis elle n’a rien dit. Elle n’était pas très bavarde ni loquace. Elle n’a rien dit. Puis un beau jour : « je veux vous aider ». Si elle ne m’avait pas dit ça, je n’aurais jamais fait un seul film, parce que j’étais trop paresseux, je n’y serais jamais arrivé. Une fois,

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elle a raconté dans une interview qu’elle m’avait regardé dans le métro (elle était à un bout du wagon et moi à l’autre bout, parce qu’on se boudait ou on était timides l’un par rapport à l’autre), elle a dit à celui qui l’interviewait : « je l’ai regardé de loin, je me suis dit : celui-là, il faut l’aider, on ne sera pas de trop à deux pour réaliser Chronique d’Anna Magdalena Bach ». C’est tout. Et là, le pacte était scellé. J’ai répondu ou non ?

18 K. P. – À moitié, parce que, qu’est-ce que ça veut dire, vous aider ? Comment ça se passait concrètement, cette collaboration ?

19 J.-M. S. – Pendant les tournages ?

20 K. P. – Oui, pendant la préparation, le tournage, le choix du sujet, enfin tout ? C’était la navette. Tantôt l’un faisait quelque chose, tantôt l’autre. Après, ça s’est un tout petit peu systématisé. Disons que la première construction, la première ébauche du découpage, je la faisais tout seul, pour qu’on s’engueule le moins possible. Et puis je lui soumettais, et elle commençait à m’engueuler sur quelques points. Et puis, je disais : « non, là, je ne céderai pas ». Et, parfois, je disais : « oui, peut-être que vous avez raison ». Et puis voilà. Ensuite, pour ce qui est du tournage, c’est plutôt elle qui faisait. Ce que Brecht disait à propos de Kuhle Wampe 1 : « l’organisation coûte beaucoup plus de peine que le travail artistique lui-même ». Les mots ne sont pas de moi, mais de Monsieur Brecht. Pendant le tournage, elle était plutôt du côté du son, et elle écoutait un bloc de prises quand il y avait une pause, toute seule avec un casque. Et puis elle disait deux-trois mots à l’ingénieur du son, et puis elle me disait : la meilleure, ça pourrait être celle-là. Et puis : « il vaut mieux en refaire une ». Ou : « on en a assez ». Et puis, moi, j’étais plutôt du côté de la caméra. Chaque cadrage, je le faisais tout seul et ensuite, avant de faire venir le cameraman, je faisais venir Danièle, je lui disais : « voilà ce que j’ai trouvé », au millimètre près, en haut, en bas, à gauche, à droite. Ou la position du pied. Et puis elle venait, elle disait : « oui, oui… », ou elle me disait : « mais là !… » Et, oui, en effet, j’avais négligé ça, ou j’avais oublié ça. Ou bien elle arrivait, elle me disait : « c’est parfait, on y va, on tourne ». Voilà, c’est tout, c’est comme ça. C’était une osmose amoureuse. Ça vous suffit ?

21 K. P. – Oui.

3. En même temps que la machine tournait (le son direct)

22 Nicole Chaudat – Jean-Marie, pouvez-vous évoquer l’importance qu’a pour vous le son direct. Parce que là, avec Lothringen !, c’était très important. Pour des gens qui ne savent pas comment vous fonctionnez. Je crois que c’est important à dire.

23 J.-M. S. – On ne cède pas du tout. On considère comme Jean Renoir, quand il faisait tomber un cendrier, quand le cendrier bougeait, il disait : « oui, ce qu’on a vu là, c’est inséparable du son qu’on a entendu ». Moi, je n’ai pas de religion, mais j’en ai une, c’est celle du son direct. C’est tout. Les films doublés n’existent pas.

24 N. C. – Mais là, dans le cas de Lothringen ! C’est important de parler de tout ce qu’on entend.

25 J.-M. S. – Eh bien, tout ce qu’on y entend, c’est ce qu’on entendait en même temps que la machine tournait.

26 O. G. – Même les coups de feu quand on voit la carte de géographie ?

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27 J.-M. S. – Bon ça, c’est une exception. C’est aussi un va et vient entre le off et le on, entre des sons préexistants et du son en direct, parce que, après tout, on n’est pas fanatiques. C’est un principe, ce n’est pas vraiment une religion, comme dit Renoir. Alors là, en effet, ces coups de feu ont été rajoutés. Et comment ont-ils été rajoutés ? C’est très simple. On était en train de filmer le monument des femmes de Metz dans le quartier de Chambières, qui est à côté du cimetière, du plus grand cimetière juif de l’Est de la France, ou de la France tout entière. Et pendant qu’on filmait tranquillement ça, un dimanche matin, ces cons-là, qui avaient des exercices, les quelques militaires qui restaient, se sont mis à faire des exercices de tir. Alors on a dû attendre patiemment qu’ils aient fini de faire du bruit. Et puis pendant qu’on attendait, l’ingénieur du son, Louis Hochet s’amusait à enregistrer ces coups de feu. Il m’a dit : « tiens, je te fais cadeau de ça, je suis sûr que t’en fera rien, mais je t’en fais cadeau ». Et puis, voilà. Après, on a trouvé que c’était bien à sa place sur cette carte du plateau de Gravelotte.

4. Une histoire d’amour refusée (Colette Baudoche)

28 O. G. – Tu as dit que tu avais extrait trente pages de Colette Baudoche ?

29 J.-M. S. – Oui, en tout cas moins de quarante. Peut-être même qu’il y en a moins de trente. Mais ce n’est pas une réduction, c’est un choix, dont le résultat est une réduction, mais c’est un choix. Disons qu’il y a tout un aspect dans le roman qui me débecte. Toutes ces histoires sur les méchants et grossiers Allemands sont assez grossières, il faut bien le dire. Bien que Barrès soit un monsieur estimable.

30 O. G. – Tu as gardé de cette histoire un fragment de la relation amoureuse – je ne sais pas s’il faut l’appeler comme ça – entre le professeur Asmus et Colette. Et je me demandais jusqu’à quel point, pour quelqu’un qui n’a pas lu le roman, c’était compréhensible. Est-ce que tu demandes aux gens de lire le roman en complément pour s’y retrouver ? Ou est-ce que tu penses que ce que tu as conservé suffit à deviner le reste ?

31 J.-M. S. – C’est une fiction narrative, mais c’est une fiction narrative plus que lacunaire, ça c’est un fait. Mais il faut toujours prendre le risque. Je n’aurais pas fait ça comme premier film, mais au bout de quelques années, on se dit qu’on peut prendre des risques, qu’il faut aller plus loin. Il faut oser, oser. On ne va jamais trop loin. Voilà, c’est tout. Alors moi, je veux bien. Il y en a qui n’ont pas compris que c’était une histoire d’amour ?

32 O.G. – Ils n’osent peut-être pas le dire, mais je pense qu’il y a des gens qui n’ont pas compris que c’était une histoire d’amour.

33 J.-M. S. – Ben merde alors !

34 Spectateur – Moi je le comprends seulement maintenant, après l’avoir vu beaucoup.

35 J.-M. S. – Comme disait Truffaut, les films intéressants sont les films où il y a du mélange des genres. Alors ici, il y a le genre documentaire, mêlé à une histoire d’amour. Et, c’est même, je dirais, pour aller un peu loin, le film le plus fordien que nous ayons fait. Bizarrement. Alors évidemment, ce n’est pas John Ford en extension, mais c’est John Ford en réduction. Et pourquoi pas ? Alors il y a des gens qui n’ont pas compris que c’était une histoire d’amour ? Pas seulement une histoire d’amour, mais une histoire d’amour refusée ? C’est pourtant clair, non ?

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5. Le crime était presque parfait (3D, noir et blanc et couleur)

36 Spectateur – Qu’est-ce que vous pensez de l’évolution actuelle du cinéma, par exemple, la 3D, l’image en 3D ? Vous en pensez quoi ?

37 J.-M. S. – Je ne sais pas ce que c’est. Je suis trop vieux pour savoir ça. Jusqu’il y a cinq ans, on voyait beaucoup de choses qui sortaient, mais on revoyait aussi beaucoup de films qu’on n’avait vus qu’une fois, ou jamais, dans le passé. Depuis cinq ans, je n’ai plus envie d’aller au cinéma. Mais c’est quoi la 3G ?

38 Spectateur – La 3D, ce sont les images en trois dimensions, en relief.

39 J.-M. S. – Ah, la 3D ! Écoutez, c’est un vieux bateau. Il y a un film d’Hitchcock qui s’appelait Dial M for Murder, qui s’appelle comment en français ? La femme qui meurt avec des ciseaux qui lui entrent dans le dos.

40 Spectateur – Le crime était presque parfait.

41 J.-M. S. – Ah, Le crime était presque parfait. Là, c’était un film en 3D. Tout du moins, une partie du film. C’est un vieux truc. On avait des lunettes en carton, un verre rouge et un verre vert, et on voyait le film soi-disant en trois dimensions. Ce que j’en pense, c’est que c’est de la connerie. Le cinéma est bidimensionnel. On ne peut pas faire autrement. La pellicule, elle, c’est du bas-relief. Il y a 3 dimensions parce que c’est gravé, le négatif Kodak est gravé. Mais le résultat projeté, c’est deux dimensions ; ça ne peut pas être trois puisque c’est un écran plat. Bon alors, tout le reste, c’est le travail du metteur en scène qui suggère la troisième dimension, en essayant d’être intelligent et de pas mettre sa caméra n’importe où, et de savoir ce que c’est qu’une perspective et une distance et tout le reste. C’est le résultat d’un travail esthétique, ce n’est pas le résultat d’une invention concrètement technique ou techniquement concrète. Ou techniquement crétine.

42 Spectateur – Quelle différence vous faites entre la couleur et le noir et blanc dans vos films ?

43 J.-M. S. – Ça dépend du sujet. On choisit le noir et blanc ou la couleur en fonction du sujet. Je ne peux même pas vous dire comment, parce que c’est pour des centaines de raisons différentes.

44 Spectateur – Lesquelles ?

45 J.-M. S. – Je peux vous dire par exemple qu’un crétin italien producteur nous avait proposé de financer Chronique d’Anna Magdalena Bach, bien avant qu’on ne réalise le film. Il nous avait dit : il y a une condition, il faut que vous le tourniez en 16 mm, parce que c’est moins cher. Et, la deuxième, c’est que vous le tourniez en couleur, et pas en noir et blanc. Eh bien, on l’a envoyé sur les roses, parce qu’on voulait faire un film en 35 mm et en noir et blanc. On choisit la couleur ou le noir et blanc comme on choisit le 16 mm ou le 35. C’est une question de matériaux Moïse et Aaron, qui est une sorte de superproduction à tous les niveaux, ça n’aurait eu aucun sens de le tourner en 16 mm ou de le tourner en noir et blanc.

46 Spectateur – Sur les deux films qu’on vient de voir, vous pouvez peut-être revenir sur les raisons pour lesquelles vous avez choisi de la couleur dans un cas et du noir et blanc dans l’autre.

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47 J.-M. S. – Question trop difficile pour un petit homme. Il y a beaucoup de raisons. Le Kafka 1, on a choisi de le tourner en noir et blanc, après avoir fait une série de films en couleur, parce qu’on ne voulait pas faire un film en costumes historiques et que, néanmoins, on voulait une certaine, pour employer un mot grossier, distanciation, ou éloignement, du présent. Alors on l’a tourné en noir et blanc. Ça, c’est une raison.

6. Toutes les cervelles sont égales (En rachâchant)

48 Spectateur – Vous avez dit que En rachâchant était une préparation à Amerika, est-ce cela ?

49 J.-M. S. – Oui, c’est juste, c’est une bonne phrase. On a tourné En rachâchant parce que c’était un brouillon, c’était une sorte d’exercice, de préparation pour un film qu’on était en train de faire et qu’on préparait depuis un certain nombre de mois, et qui était une sorte de superproduction par rapport à ce court-métrage. En rachâchant, on l’a tourné en noir et blanc, et puis surtout, je voulais Alekan. C’était très intéressant de voir la science technique que ce vieil opérateur avait acquise en noir et blanc. Et, comme j’ai choisi Alekan, parce que j’avais vu de lui un film en couleur, très beau d’ailleurs, qui était un film de Raoul Ruiz qui s’appelait Le Toit de la baleine. Vous l’avez vu ? Personne ne l’a vu. Vous voyez, Raoul Ruiz, il est très commercial… Ça, ce sont les caprices de l’histoire, et de la communication qui n’a jamais communiqué quoi que ce soit… Donc, je me suis dit : je prends Alekan pour des raisons précises, et on va lui faire faire… Comme le dernier film que j’avais admiré de lui, en tant qu’opérateur, était en couleur, j’ai décidé de faire celui que j’allais faire avec lui en noir et blanc, parce que j’ai un esprit de contradiction, c’est tout. J’ai l’esprit de contradiction.

50 Spectateur – Qu’est-ce que vous avez voulu apporter avec En rachâchant ? Moi j’y ai vu une critique de l’éducation, et du rabâchement. Des fois, en fait, on apprend les choses par cœur, etc. ?

51 J.-M. S. – Oui, oui.

52 Spectateur – Par exemple on voit un portrait du président Mitterrand, et l’enfant dit que c’est un bonhomme…

53 J.-M. S. – L’enfant dit qu’il apprendra « en rachâchant » parce qu’il se moque du maître. Il ne veut pas dire en rabâchant. Ce n’est pas compliqué. Marguerite Duras s’est amusée, là. Et après, l’instituteur répond : incholent ! Voilà. Ici, le son était pas très aigu, on n’a pas bien entendu « incholent », et comme on n’entend que ce qu’on a envie d’entendre, nous tous, on a peut-être entendu « insolent », mais il dit « incholent ». Alors qu’est-ce que vous vouliez dire ?

54 Spectateur – Je voulais dire, en fait, même si je me trompe, que pour moi, ce court- métrage était une critique, non ?

55 J.-M. S. – Vous ne vous trompez pas.

56 Spectateur – Pour vous, justement, quelle critique peut-on porter sur l’éducation actuelle, par exemple ? Et par rapport à ce court-métrage ?

57 J.-M. S. – Vous savez, moi, je suis un peu pessimiste. Auguste Renoir aurait voulu éviter que ses enfants aillent à l’école. Il y a une phrase dans Le Fleuve de Renoir, quand Bogey vient mourir, il y a un hindou qui lève son verre et qui dit : à la mort des enfants, il est bon qu’un homme jeune meure jeune, car nous les entraînons dans nos écoles, nous

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leur enseignons nos stupides tabous, nous les entraînons dans nos guerres. Nous les mettons dans nos écoles. Voilà. Bon, je pense que… On peut apprendre à penser, c’est tout.

58 Spectateur – À quoi correspond, pour vous, cette façon de faire déclamer les comédiens, dans En rachâchant, de manière pas du tout naturelle ?

59 J.-M. S. – Oh, c’était de faire quelque chose d’un peu différent de ce qu’on connaissait au cinéma. Le travail esthétique, c’est un jeu. Il ne faut pas se raconter des histoires, ce n’est pas une mission. C’est un jeu. C’est comme jouer aux échecs. C’est un divertissement. Alors bon, je peux vous dire comment c’est né. Il y a des fois où c’est préparé pendant des mois et des fois où c’est improvisé à la dernière minute. Dans En rachâchant, c’était tout à fait improvisé. Il y avait la porte derrière moi, j’étais collé contre le mur, il n’y avait pas de place dans cette cuisine. L’enfant entrait par l’escalier de service, il claquait la porte. Il entrait dans la cuisine dont la porte était ouverte et il annonçait à ses parents, après avoir jeté sa serviette sur la cuisinière : « je ne retournerai plus à l’école ». Il l’a fait cinq ou six fois en parlant normalement et naturellement. Et d’un coup, j’ai été le trouver dans la cage d’escalier, je lui ai dit : écoute, essaie un peu de chanter, je ne retournerai plus à l’école. Voilà. Alors et ensuite, la phrase, quand il est arrivé dans la cuisine, c’est, son père qui lui dit : « tiens, pourquoi ? » Ou sa mère, « pourquoi ? », le père, « tiens ». Il dit : « parce que à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas ». Bon. Je lui ai suggéré ça, et de seriner un peu ça dans la cage d’escalier pendant dix minutes. Et il a fait une première prise qui était absolument correcte et fidèle. Et, ensuite, toutes les autres, il chantait de mieux en mieux, c’est tout. Parce qu’il était doué. Mais il n’y a pas de grandes raisons socio- politico-métaphysiques là derrière.

60 Spectateur – Est-ce que vous aimez filmer les enfants ? Est-ce que vous trouvez ça plus facile ou plus difficile, de filmer un enfant ?

61 J.-M. S. – Les enfants ? On a tourné des films avec des acteurs chevronnés de métier, et avec des ploucs, et même, deux ou trois fois, avec des gens qui savaient même pas lire le journal ni signer leur nom. Eh bien, ça dépend de la longueur du rôle, ça dépend des textes, mais, en fin de compte, au bout de deux-trois semaines ou de quatre mois de travail… Au début, on a l’impression qu’il y en a un qui est plus doué, qui apprend plus vite, aussi bien quant à la mémoire, qu’au ton ou qu’à la justesse, etc. Et puis, tout d’un coup, c’est comme… Il y a tous les autres, qui n’avaient l’air pas doués du tout, qui le dépassent à la ligne d’arrivée. C’est comme les courses de chevaux. Et là, je dois avouer que mon obsession des différences de classe est dynamitée. Il n’y a pas de différence… Pour ce qui est des gens doués ou pas doués, il n’y a pas de différence. Ni les classes sociales, ni l’origine sociale, ni l’éducation, ni l’instruction, ni le fait qu’on soit acteur ou pas acteur. En fin de compte, ça n’existe pas, ça ne joue pas. On s’aperçoit là, bêtement, que toutes les cervelles sont égales. Pour ce qui est des âges, c’est pareil. On se dit même qu’une jeune cervelle, parfois, c’est plus mobile et que ça travaille plus vite. Et, tout d’un coup, on s’aperçoit, en cours de route, que ça commence à grincer et qu’un vieux con complètement gâteux, il arrive à la ligne d’arrivée en même temps que le gosse le plus doué du monde. Nous sommes tous de vieux chevaux .Ou des éléphants, selon les cas, qui ont une mémoire égale à celle de Brecht, lui qui prétendait que la sienne était égale à celle des éléphants… parce qu’il était moins raciste que moi.

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7. Quelque chose qui me résiste (L’adaptation)

62 Spectateur – Pourquoi préférez-vous adapter des romans plutôt que d’écrire vous- même un scénario de fiction qui soit le vôtre ?

63 J.-M. S. – Parce que je ne suis pas capable d’écrire. Je peux vous le dire, ce qui m’intéresse, c’est quelque chose qui m’est étranger, qui d’abord me résiste, me rebute même. Et avec quoi je me mesure. Qui m’occupe, parce que cela m’échappe. Si c’était quelque chose écrit par moi qui suis incapable d’écrire, au bout de trois semaines, je me dirais : « ça ne vaut pas le coup ». Ça ne vaut pas le coup, on ne peut pas imposer ça à des acteurs. Moi-même, je n’ai pas envie de perdre du temps avec ce que je savais déjà et qui sort de ma tête. C’est nul et ennuyeux. C’est nul et ennuyeux, et c’est rien du tout. Voilà, c’est tout. Quand j’ai quelque chose qui me résiste, que je ne comprends pas tout à fait au point de départ, et même qui m’échappe, eh bien, j’ai de quoi m’occuper et le travail est beaucoup plus intéressant. Quand on travaille, on a envie de se divertir et de jouir un peu. On n’a pas envie de s’emmerder avec ses propres problèmes, sa propre cervelle et ses propres inventions qui n’ont aucun intérêt. C’est clair ?

64 C’est très ennuyeux de s’occuper de soi-même.

8. Jamais une mesure de Chopin (La musique)

65 Spectateur – Pour vous, quel est le rôle de la musique dans vos films, et celui de la musique au cinéma ?

66 J.-M. S. – Je ne sais pas. Ça dépend des films et de la façon dont on l’utilise.

67 Spectateur – Parce qu’on m’a dit que vous étiez passionné de musique et que vous avez réalisé un film sur Bach ?

68 J.-M. S. – Je peux vous dire que j’ai horreur de la musique sur les paysages. Ça ne veut pas dire que je ne l’ai pas fait une ou deux fois… Quelque musique que ce soit, d’ailleurs ; sur un paysage, c’est une sorte de blasphème. Ça pose la question du rôle de la musique. Chacun utilise la musique d’une manière différente. Ça dépend de la musique qu’on a choisie. Et la musique qu’on a choisie dépend du film. Ça ne m’intéresse pas d’inventer une musique, de la faire écrire par quelqu’un pour un film. Je prends quelque chose qui est en décalage par rapport au film ou qui m’a touché et qui a quelque chose à faire avec le film, ou le sujet, ou justement qui n’a rien à faire avec lui, et qui ajoute quelque chose qui n’est pas dans le film. Pour le premier film qu’on a fait, en 1962, on a utilisé une musique d’un ami qui s’appelait François Louis. Je ne dis pas qu’il avait écrit cette musique pour moi, un peu tout de même, mais ce n’était pas pour le film. Ça s’appelait Transmutation. Dans ce temps-là, je n’avais pas du tout l’intention de faire un film, ni ce film-là. Ce n’est que dix ans après que je l’ai reprise, cette musique qui m’était plus ou moins dédiée, pour la mettre dans Machorka-Muff. En ce qui concerne les autres films, je ne sais pas. Il faut que ce soit des musiques qui m’intéressent. Je ne mettrais jamais du Tchaïkovski, parce que Tchaïkovski, c’est de la merde. Je ne mettrais jamais du… je ne sais pas quoi… comment il s’appelle… Votre idole ? Chopin ! Chopin, ça m’ennuie. Même si je faisais encore cent films, vous n’auriez jamais une mesure de Chopin dans un de mes films. C’est tout.

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69 Spectateur – Vous pourriez dire un mot de Haydn, qu’on entend, sur la carte de Gravelotte dans Lothringen ! ?

70 J.-M. S. – Oui, mais ça c’est très simple. On entend l’air du Deutchland über alles qui était l’hymne au Kaiser d’Autriche, que les Allemands ont repris comme air de leur hymne national. Voilà, c’est tout. Et alors, ça m’intéressait de faire entendre ça, d’abord parce que c’est très émouvant, et parce que ça rappelle le Deutchland über alles. Et aussi parce que c’est une sorte de musique d’enterrement, et qu’il s’agit quand même d’évoquer toute cette fine fleur de la jeunesse allemande qui a été massacrée sur le plateau de Gravelotte. C’est un hymne qui est dédié au moins autant à eux qu’aux soldats français. Je pense qu’on sent ça. Aujourd’hui d’ailleurs, je n’ai senti que ça.

9. Acheter une saloperie au prisunic (Le public)

71 Spectateur – Comment pensez-vous le spectateur ? Quelle relation ? Qu’est-ce que vous pensez que le spectateur va ressentir en regardant vos films ? Quelle relation entretenez-vous avec les spectateurs ?

72 J.-M. S. – Évidemment que je n’aurais jamais fait un film pour moi-même.

73 Spectateur – Pourquoi est-ce que vous faites des films ?

74 J.-M. S. – Parce que je m’intéresse à quelque chose et que j’ai envie, comme disent les salopards aujourd’hui, de « communiquer ». C’est-à-dire, quelque chose m’a foutu en colère, ou quelque chose m’a émerveillé, ou je suis tombé amoureux de quelque chose, et je veux en faire part à d’autres gens, c’est tout. Ce n’est pas compliqué. Et on essaie de faire le cadeau le plus beau possible. Si c’est un cadeau pour quelqu’un, on ne va pas acheter une saloperie au Prisunic. Alors, on essaie de faire un travail artisanal qui soit vraiment un travail digne de celui à qui on fait le cadeau. Et celui à qui on fait le cadeau, c’est celui qui a des affinités électives avec vous. Ou c’est un oiseau qui vous ressemble. Je considère qu’il y a beaucoup d’oiseaux ordinaires dans le monde qui nous ressemblent. Donc, je considère que nos films ne sont pas du tout rigoureux ni limités à je ne sais qui ou je ne sais quoi. Mais qu’ils sont dédiés à tous les oiseaux, aux milliards d’oiseaux ordinaires qui peuplent la terre. Cela dit, il ne faut pas rêver, parce que d’un autre côté, je pense qu’un film en français est adressé aux gens dont la langue maternelle est le français. Un film en allemand est un film qui s’adresse aux gens dont la langue maternelle est l’allemand, en italien dont la langue maternelle est l’italien. Que les histoires de sous-titres, c’est un pis-aller. Ou un palliatif.

10. Voir ce qu’il y avait là-dedans (Hölderlin et Pavese)

75 Spectateur – Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Hölderlin ou à Pavese ? Pourquoi ces deux auteurs-là ? Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu ce qui a motivé le choix de ces auteurs et de ces textes-là ?

76 J.-M. S. – C’était un dépit. Je considérais Hölderlin comme le plus grand poète européen. C’est tout. Et je ne suis pas le seul, d’ailleurs. Alors, ça m’intéressait de voir ce qu’il y avait là-dedans. Et puis j’ai vu qu’il y avait deux périodes chez Hölderlin, il y en avait une, appelons ça celle de la jeunesse ou du jeune homme, un jeune homme qui rêvait d’être le poète allemand d’après la révolution, qui aurait fait jouer des pièces de théâtre écrites par lui en plein air. Une sorte de Chénier qui ne s’est pas fait guillotiner, mais

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qui est devenu fou. C’est tout. Alors ça m’a intéressé d’aller voir ce qui se passait. Et comme par ailleurs, il racontait une histoire qui était celle d’un Grec de Sicile, le Grec de Sicile a commencé à m’intéresser. Il s’appelait Empédocle. Voilà. Et puis en travaillant quelques années là-dessus, je me suis aperçu qu’il y avait là-dedans ce que j’ai appelé une utopie communiste, qui est la seule utopie communiste de la littérature universelle. Voilà c’est tout. Il y a assez de raisons pour ça ?

77 Spectateur – Et pourquoi Pavese ?

78 J.-M. S. – Pourquoi Pavese ? Parce que je ne connaissais pas Pavese. Et parce que justement les textes qu’on a choisis sont ceux qui m’énervaient le plus. Alors j’ai voulu savoir ce qu’il y avait là-dedans. Et parce que Danièle avait un peu d’érudition en mythologie, de même qu’elle avait lu tout Karl Marx en allemand, alors que moi, je n’ai pas réussi à le lire beaucoup. Et de moins en moins. Moi, en mythologie, je suis zéro. Je suis ignorant comme une carpe. Lentement, je voulais voir ce que c’était que la mythologie, et Pavese m’a été bien utile, c’est tout.

11. On savait ou étaient les bandits (Le montage)

79 Spectateur – Je trouve que vos films sont assez réalistes. Vous filmez tout en son direct, les acteurs ne sont pas forcément professionnels. Pensez-vous que le montage peut nuire à un film ?

80 J.-M. S. – Le montage n’existe pas. On ne fait pas un montage d’un film a posteriori. Le montage, quand un film existe, est une opération honnête et raisonnable, ça consiste à ajuster les pièces entre elles, et à les ajuster avec le plus de justesse possible. On ne plaque pas un montage sur un film qui a déjà sa construction, parce qu’après tout, on a été obligé de choisir si on tournait un plan qui durait dix minutes ou qui durait 24 photogrammes. On raconte toujours : il fait des plans longs. Dans nos films, il y a des photogrammes, des plans qui durent moins de 24 secondes. Alors, qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Mais ça, c’est une question de construction. Ce n’est pas une question de montage. Le montage, ça consiste à raboter entre, avant de coller. À être le plus précis possible, à enlever une fraction de seconde, même moins d’un 24e de seconde. Ca ne consiste pas à jongler avec des éléments qu’on a tournés. En effet, si vous confiez un film que vous avez tourné à un producteur, vous êtes sûr qu’il vous le massacrera en faisant un montage qui détruit tout le travail que vous avez fait. Parce qu’il n’a qu’une idée en tête, le fric.

81 Spectateur – Ça vous est déjà arrivé ?

82 J.-M. S. – Non ! Notre luxe, ça a été qu’on a été capable de se défendre. Et qu’on savait où étaient les bandits. Et qu’on savait de quel côté on était, et de quel côté ils étaient, eux.

83 Spectateur – Avez-vous toujours fait le montage vous-même ?

84 J.-M. S. – Oui. Le premier film qu’on a fait, en 1962, on a eu un monteur que nous avait envoyé gentiment le producteur, qui soi-disant nous aimait. Au bout de dix jours, il ne pouvait plus respirer, il disait qu’il avait une bronchopneumonie… Il nous priait de pouvoir rester chez lui. On a dit : « restez chez vous, on va monter le film tout seul ». Il se trouve qu’on lui avait demandé de couper sur un geste, un mec qui entamait le Deutchland über alles dans une chapelle militaire de la nouvelle armée allemande, après-guerre, c’est-à-dire qu’il fallait couper quelques photogrammes, encore 6

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photogrammes et 3 photogrammes. Il n’avait jamais vu ça. Pourtant, c’était un monteur chevronné. Ça l’a mis en crise, ça l’a fatigué énormément dans la tête et dans les poumons. Et ensuite, il est allé se reposer chez lui. Depuis ce jour-là, on a toujours fait le travail tout seul.

12. La forme de l’humaine condition (Vous voulez nous amener où avec votre cinéma ?)

85 Spectateur – Je trouve que vous avez un langage très particulier. Mais si on ne comprend pas comme vous, si on n’a pas le même regard que vous, qu’est-ce que vous nous conseillez, en fait ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Le cinéma, on peut…

86 J.-M. S. – Rien. Moi, je n’ai pas le même regard que vous, mais votre regard m’intéresse beaucoup. Alors si vous voyez un film de moi alors que vous n’avez pas le même regard que moi, vous devez essayer de vous intéresser au mien.

87 Spectateur – Mais comment, si on ne s’en sent pas capable ?

88 J.-M. S. – C’est très difficile, en effet, je le reconnais. Mais enfin, la seule communication intéressante et possible, c’est bien celle-là. C’est la sympathie comme on dit.

89 Spectateur – Est-ce que le cinéma peut changer le monde ?

90 J.-M. S. – Non, mais il peut changer la conscience. Il peut aider la conscience humaine, surtout pas changer le monde. Renoir l’a dit à sa façon : « j’ai fait La Grande Illusion et ça n’a pas empêché la guerre ». Non. Mais si on considère que c’est l’individu qui changera le monde, alors oui, il peut changer le monde.

91 Spectateur – Mais avec le cinéma, jusqu’où peut-on aller ? Par exemple, quand on regarde vos films, on ne comprend pas tout de suite…

92 J.-M. S. – Eh bien, tant mieux ! Tant mieux ! On est donc intéressé, parce qu’on se dit : « il y a encore quelque chose à comprendre. Comme celui qui a fait le film n’est pas plus intelligent que moi, il n’y a pas de raison que je sois plus con que lui. Et je dois être capable de comprendre ce qu’il avait envie de dire ». Donc, c’est une provocation, un défi. Et ça ne peut être que salutaire. Si vous compreniez tout de suite, vous seriez contente de vous. J’ai envie de rendre les gens heureux et de leur donner le goût de vivre et de l’instant qui passe, qui est irremplaçable. Et de l’air et de la lumière et… Mais j’ai pas du tout envie de… je ne sais pas quoi. Qu’est-ce que vous vouliez dire à part ça ? J’ai répondu en partie ou non ?

93 Spectateur – Un peu, mais quand même, c’est…

94 J.-M. S. – Alors, continuons.

95 Spectateur – Parce qu’il y a peu de gens motivés pour comprendre vos films, votre film. Ils ne sont pas motivés Ils sont…

96 J.-M. S. – Vous savez, moi je suis un peu vieux.

97 Spectateur – Dans ce cas-là, qu’est-ce qu’il faut faire ?

98 J.-M. S. – Je ne comprends pas le mot motivé. Je n’ai jamais compris ce que ça voulait dire.

99 Spectateur – Passifs, les gens sont passifs, ils ne sont pas…

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100 J.-M. S. – Vous voulez dire qu’ils n’ont pas envie de comprendre ? C’est ça qu’on dit, motivé ? Et pourquoi ne pas dire : ils n’ont pas envie de comprendre ?

101 Spectateur – Ce n’est pas notre faute.

102 J.-M. S. – C’est à la fois plus dur et plus exact et plus juste. Mais pourquoi vous dites ça ? Vous n’avez pas le droit de dire ça, vous n’en savez rien. En fonction de quoi est-ce que vous jugez vos semblables ?

103 Spectateur – Selon moi, j’ai une idée, j’ai des pensées, j’ai le droit de le dire comme ça aussi, non ?

104 J.-M. S. – Non.

105 Spectateur – J’ai mes pensées aussi. J’ai le droit de le dire aussi.

106 J.-M. S. – Si vous dites : moi, je suis comme ça, bon, vous avez le droit.

107 Spectateur – Non, ce n’est pas moi qui suis comme ça.

108 J.-M. S. – C’est là que je dis que ça devient grave.

109 Spectateur – Je ne suis pas contente non plus. C’est pour ça, je propose… Qu’est-ce qu’il faut… ?

110 J.-M. S. – Je ne vois pas en fonction de quoi vous vous déclarez différente des autres. Chacun porte en lui la forme de l’humaine condition. Ça n’est pas de moi.

111 Spectateur – Vous attendez qu’on…

112 J.-M. S. – Je pense que tous les oiseaux qui ne sont pas plus intelligents que moi, ou au moins aussi intelligents que moi, ou plus intelligents que moi sont capables de comprendre ces films. C’est tout. D’ailleurs, qu’est-ce que ça veut dire, comprendre ? On est touché ou on n’est pas touché. À partir du moment où on est touché, on comprend quelque chose. Et on peut essayer de comprendre un peu plus la fois suivante.

113 Spectateur – Ça suffit, à votre avis ? Qu’est-ce que vous attendez de vos spectateurs ?

114 J.-M. S. – Ça suffit pour quoi ?

115 Spectateur – Vous voulez nous amener où, en fait, avec votre cinéma, avec votre film ? Une fois qu’on a compris votre film ? J.-M. S. – À donner envie de secouer le cocotier, c’est tout.

NOTES

1. . Kuhle wampe (Ventres glacés), film de Slátan Dudow, co-écrit et supervisé par Bertolt Brecht, 1932. 1. . Amerika, rapport de classe, 1984.

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Après Sicilia

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Je suis là, on ne va pas faire de cérémonie. S’il y a des questions, je vous en prie, venez. Toutes les questions sont bienvenues, il n’y a pas de questions naïves ou crétines. Elles sont toutes égales en droit.

2 Spectateur – Bonsoir. Les plans du paysage sont pleins de transitions entre chaque scène. Pourquoi prenez-vous du temps pour montrer le paysage ? Pour moi c’est très intéressant de prendre du temps pour montrer un paysage, par exemple de Sicile. Pendant tout le film, il y a plein de paysages. Je ne sais pas si ce sont des plans de transition entre chaque scène. Je ne sais pas. Il y a un silence aussi.

3 J.-M. S. – Je ne sais pas, moi. L’être humain est très monotone. C’est tout. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Quant au paysage à la fin, c’est bêtement narratif. C’est l’arrivée à Syracusa, c’est tout. On avait prévu d’arriver par le train à Syracusa parce que pendant 8 jours, on a fait la navette entre Messina et Syracusa. On avait un wagon loué pour nous. On le retrouvait tous les matins. Il nous raccrochait au train, pas un TGV, mais un train régional qui allait lentement. Et on a fait notre boulot pendant 8 jours, entre Messina et Syracusa. Quelques jours avant, un an avant, on avait repéré le parcours. Et puis, pour arriver à Syracusa, pour les derniers plans, tout d’un coup, on s’est aperçu que c’était plus pareil, parce qu’ils avaient fait des tunnels, des machins pour arriver, au lieu de passer par la mer. Alors, on leur a dit : mais qu’est-ce que c’est que ça ? Et on a négocié avec les chemins de fer italiens pendant 8 jours. Et puis ils nous ont dit : ah, ça devait être inauguré comme ça, on vous avait promis que ça serait inauguré seulement huit jours après votre jour de tournage, mais il se trouve que le ministre a voulu anticiper, parce qu’il avait d’autres occupations ensuite. Voilà. Alors on a dit : mais maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On est restés huit jours à Syracusa, et ils nous ont donné une locomotive. Donc, on a tourné avec une locomotive tout seuls, avec deux cheminots italiens. Et nous trois sur la locomotive. Et on a tourné en muet. Donc, on rappelle l’invention du cinéma qui était le cinéma muet, au milieu d’un film qui est sonore. Voilà. Vous suivez ? On fait un parcours que plus personne ne fera jamais parce que les voies ferrées entre temps ont été détruites. Voilà, c’est un document. Chaque film qu’on fait, si j’ai un peu de sérieux, livre un document aux gens du présent. Aux crétins contemporains.

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4 Spectateur – Il y a aussi des panoramiques quand même. Vous aimez bien les panoramiques…

5 J.-M. S. – Non, je déteste les panoramiques. Je les fais parce que je ne peux pas faire autrement. Parce qu’on ne peut pas montrer autrement. Parce qu’on est bornés .Non, non, je déteste les panoramiques. Pourquoi ? De nos jours, il y en a qui ne font plus que ça. Et c’est complètement vide, ça n’a aucun intérêt, on ne voit rien. Ils font croire qu’on voit quelque chose. Alors qu’en fait, c’est le néant. C’est tout.

6 J’espère que quand c’est un film de nous, on voit un peu plus que ce qu’on voit dans le néant. (silence) Mais tout ça est très relatif.

7 Spectateur – Pourquoi le noir et blanc pour ce film ?

8 J.-M. S. – Je ne sais pas. Parce que le temps des oranges qu’ils foutaient dans les ravins, les torrents, malgré tout, est passé. Il y a des méthodes modernes pour faire disparaître tout ça. Donc, il fallait… il fallait quelque chose qui avait disparu, c’est le noir et blanc. C’est quoi la question ?

9 Spectateur – Les comédiens avec lesquels vous travaillez, ce sont des comédiens professionnels ou des gens que vous avez rencontrés en Sicile ?

10 J.-M. S. – Je ne les ai pas rencontrés en Sicile. C’est des Siciliens qui vivent en Toscane. Qui se sont exportés en Toscane pour des raisons précises, c’est tout. Pourquoi ? Dans chaque film de nous, il y a un mélange. Souvent, il y a un mélange de gens, comme Mario et « des pauvres cons » que personne ne connaît. Moi j’aime bien les mélanges. Je suis comme Truffaut.

11 Spectateur – Il y a beaucoup d’étudiants dans la salle. Certainement que ce sont des jeunes gens qui veulent faire un métier de communication. Donc, ces enfants, ces jeunes gens, ces jeunes filles, posent des questions naïves, mais c’est normal parce qu’ils cherchent auprès d’un maître les informations.

12 J.-M. S. – Le métier de communication ne peut pas être un métier, parce que la communication, c’est le néant. La communication, c’est le néant. Ça n’existe pas. Donc, on peut faire un métier, mais pas un métier de communication, parce qu’on ne peut pas faire un métier de néant. Je suis désolé, c’est comme ça. Je ne m’appelle pas Deleuze, mais tout de même, j’ai compris un tout petit peu quelque chose.

13 Spectateur – Concernant les jeunes gens et les jeunes filles qui sont là dans la salle et qui voudraient faire quelque chose en rapport avec la vidéo ou l’art pour gagner leur beefsteak, qu’est-ce que vous leur conseillez ? Parce que je pense que vous avez réussi à arriver là. Et c’est une question naïve, oui. C’est un peu con, mais en même temps, vous avez réussi à gagner votre pain avec ça. Vous êtes au Centre Pompidou aujourd’hui, donc j’ose imaginer que vous avez réussi à manger tous les jours.

14 J.-M. S. – Je ne vais dire qu’une parole, c’est : méfiez-vous ! Méfiez-vous, c’est tout.

15 Méfiez-vous de vous-même, méfiez-vous de ce qui vous entoure, méfiez-vous de tout ! C’est le seul conseil qu’on peut donner. Méfiez-vous !

16 Spectateur – C’est la maxime de Spinoza.

17 J.-M. S. – Voilà, faites attention : take care !

18 Spectateur – Bonsoir. Une demi-heure avant le début de la séance, je n’avais jamais entendu parler de vous, je n’avais jamais vu de film. Je suis venu, je ne sais pas

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pourquoi. Si, je sais. Je suis venu parce que le titre, Sicilia !, ça me rappelait mes origines et mon grand-père...

19 J.-M. S. – Votre grand-père est venu en France de Sicile ?

20 Spectateur – Mon grand-père est venu en France, oui.

21 J.-M. S. – Pour quel travail ?

22 Spectateur – Maçon, bien entendu, après la première guerre mondiale. Je voulais savoir comment était née l’idée de ce film.

23 J.-M. S. – C’est grâce aux oranges. Un jour, on avait une Citroën, on traversait un torrent au-delà de Messine et on a senti une odeur bizarre. On s’est arrêté au bord du torrent, contre le mur, le plus près possible parce que c’était une route nationale malgré tout. Et on a vu des quintaux d’oranges déversés dans le torrent. C’était vingt ans avant de faire le film.

24 Spectateur – Et Vittorini, vous le connaissiez à ce moment-là ?

25 J.-M. S. – Pas du tout. Je n’avais pas lu Vittorini à ce moment-là. J’ai lu des quintaux d’orange jetés dans le torrent. Voilà ce que j’ai lu.

26 Spectateur – Et Vittorini est apparu par miracle.

27 J.-M. S. – Oui, par miracle. C’est toujours des hasards ou des miracles. S’il n’y a pas des hasards ou des miracles, il n’y aura rien. Rien, rien. Mais comme je dis, il est apparu vingt-cinq ans après...

28 Spectateur – Tout d’abord, je ne suis pas étudiant de communication. Non, mais je veux savoir pourquoi c’est si très important les textes pour vous, la parole dans l’image. Pourquoi est-ce si important, les textes. Je ne sais pas si c’est plus que l’image, mais le texte est fondamental dans le film, non ? On peut voir ça évidemment.

29 J.-M. S. – Vous êtes Sud-américain ?

30 Spectateur – Oui, de Colombie. C’est la première fois que je vois un film de vous.

31 J.-M. S. – Qu’est-ce que je peux vous répondre. Vous n’avez pas besoin de moi pour avoir une réponse. Si je vous fais une réponse, ça sera de nouveau un cliché ou je ne sais pas quoi.

32 Spectateur – Peut-être mais, il y a peu de films qui donnent plus d’importance à la parole qu’à l’image, peut-être. Je ne sais pas si je me trompe, mais…

33 J.-M. S. – Je vous dirais comme Gustav Leonhardt, avec ses agents artistiques : je ne sais pas. Vous dites plus, moi je ne sais pas. Je ne sais pas si c’est la parole qui est plus importante ou l’image. Ou inversement. Je n’oserais pas affirmer quelque chose.

34 J’espère que c’est en balance. Si ça ne l’est pas, tant pis pour moi.

35 Spectateur – Je sais ce que je risque. Mais je voulais vous dire merci parce que je me doutais bien, moi aussi, depuis peu de temps, qu’il n’y avait pas beaucoup de conversation dans la communication. Et que vous êtes le seul au cinéma qui me le fait sentir si bien. Et ça me saute ... à l’intelligence plutôt qu’aux yeux. Je me sens très proche de vous quand vous dites de façon un peu sauvage, sauvage mais pas « misanthropique », que vous n’aimez pas la communication, parce que je n’y vois pas beaucoup de conversation. La conversation, c’est de la rencontre. La communication, je ne sais pas ce que c’est, ce n’est pas de la rencontre. Mais je voulais vous demander : vous ne connaissiez pas Vittorini, et pourtant, on sent une grande amitié pour le texte. D’abord parce que vous ne l’avez pas adapté. Ça aurait été tout le

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contraire de l’amitié, ça. Alors comment vous avez fait naître ce que vous appelez – j’ai vu – les ‘‘constellations’’ de Vittorini ? Autour de la table, comment ça s’est passé ?

36 J.-M. S. – C’est une façon de dire qu’il y a des constellations que je n’ai pas inventées. C’est tout. Qui appartiennent à Vittorini.

37 Spectateur – C’est cela que je trouve très amical, et pourtant, il n’y a pas tout le roman. Il n’y a pas tout le livre dans votre film …

38 J.-M. S. – Non, il n’y a pas tout le livre.

39 Spectateur – Comment avez-vous fait pour rester si amical et en même temps, vous en aller vers quelque chose qui est votre film ? Comment appelleriez-vous la relation entre le film que nous venons de voir et le texte de Vittorini, puisque ce n’est pas une adaptation. Je crois que vous avez refusé l’adaptation ?

40 J.-M. S. – Je prends un texte et je le respecte. Je l’admire, et par conséquent, je le respecte. Par conséquent, je le fais respecter aux acteurs. Et par conséquent, je le fais respecter au public, c’est tout. Sinon, pourquoi j’irais chercher un texte de Vittorini ? On pourrait aussi bien prendre France Soir. C’est évident. Le poids des mots, c’est le poids des mots de Vittorini, ce ne sont pas mes mots à moi. Moi, j’ai horreur de la littérature. Ça fait cinquante ans que je suis incapable de lire quoi que ce soit. Je lis dix pages ou deux pages et je ne peux pas aller au-delà. Parce que je sais que la littérature, c’est un plancher pourri. Même chez les plus grands. Alors là, tout d’un coup, il y a des choses qui me touchent, mais elles ne me touchent pas en tant que littérature, elles me touchent parce qu’il y a quelque chose dedans qui correspond à des questions que je m’étais posées avant de lire ce texte-là.

41 Spectateur – Oui, c’est ça que j’appelle « votre rapport amical » à tous ces textes. Même à Barrès, tout à l’heure. C’est un sacré paradoxe, mais pourtant j’ai senti l’amitié. Je voulais savoir comment vous choisissiez ?

42 J.-M. S. – On ne choisit pas, c’est Vittorini qui me choisit. Ce n’est pas moi qui choisis Vittorini. Ça n’existe pas, ça. Ce sont les producteurs qui choisissent Vittorini. Moi, je ne suis pas un producteur.

43 Spectateur – Comment avez-vous fait pour ne pas vous laissez faire par Vittorini ?

44 J.-M. S. – Me laisser faire ?

45 Spectateur – Vous vous laissez faire par le livre. Par exemple, vous n’avez pas pris la lettre du père. Les gens qui aiment Vittorini, souvent, aiment beaucoup la lettre du père, le père qui est parti. Et vous, vous n’en avez pas eu besoin. C’était ça simplement qui m’intéressait.

46 J.-M. S. – Je ne peux même vous dire que je déteste la « lettre du père ». C’est pour ça que j’aime bien Vittorini, mais je déteste « la lettre du père ».

47 Spectateur – Vous ne vous laissez pas faire non plus par mes questions.

48 J.-M. S. – Il ne vaut mieux pas.

49 Spectateur – C’est le Lorrain en exil, le Lorrain du Nord, qui évoque la province perdue, la province à laquelle il pensait en Allemagne, quand il était en Allemagne ? Quelle est la genèse de cette œuvre ?

50 J.-M. S. – Le film, c’est une provocation de la télévision de Sarrebruck. Ils ont dit : on fait une soirée thématique sur la Lorraine. Ils connaissaient tous mes films et ils m’aimaient bien.

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51 Spectateur – Ils produisent, en tout cas. Ils participent aux deux films d’ailleurs.

52 Ils participent également au film Sicilia ! Dans les deux films, il est mentionné leur nom au générique.

53 J.-M. S. – Bon, bref, c’est très simple. L’annexion de l’Alsace-Lorraine, c’est un scandale national. En 1871, Napoléon le petit et monsieur Thiers avaient perdu une guerre qu’ils avaient eux-mêmes déclarée. Ensuite, naturellement la Prusse, qui avait gagné cette guerre – la victoire a été scellée à Sedan – a exigé des dommages et intérêts. La Banque de France, qui avait fait cette guerre pour sauver la Banque de France, n’avait plus un sou. Encore moins qu’avant, puisqu’ils avaient perdu la guerre. Alors les dommages et intérêts, ils ne pouvaient pas les payer. Qu’est-ce qu’on a fait ? On a fait cadeau à M. Bismarck d’une bande de terrain de la Lorraine qui allait de Forbach, c’est-à-dire de Sarrebruck jusqu’au Luxembourg, qui était la région la plus riche de France à cause des mines de charbon et de la sidérurgie. C’est tout. Et Monsieur Bismarck a dit : ça ne suffit pas. Et on lui a demandé de nous aider à écraser la Commune en 1871 à Paris. Voilà. Le film s’appelle Lothringen ! Avec un point d’exclamation parce que c’est la partie de la Lorraine que les Allemands considéraient comme Lothringen. En fait la Lorraine, c’était la plus grande province française, qui s’étendait jusqu’à la Bourgogne. Ça n’a rien à faire avec la province, avec la Lorraine française. Bon. C’est une bande de terrain que les Allemands appelaient « Lothringen ». Et en plus, ils ont eu l’Alsace. Et qui a protesté à ce moment-là à Paris ? Qui a trouvé ça anormal qu’on donne des populations tout d’un coup à la Prusse ? Qui ? Parce qu’on avait fait des conneries. Parce qu’on avait cru, comme la bourgeoisie d’habitude, qu’on sauverait l’économie et la Banque de France, en déclarant une guerre, qu’on a ensuite perdue. Qui ? Personne à Paris, personne, sauf Barrès.

54 Donc, c’est tout, c’est le film.

55 Spectateur – C’est parce que vous êtes Messin que vous avez accepté cette commande, de participer à cette soirée de télévision sarroise ?

56 J.-M. S. – Non, je leur ai d’abord dit non, j’ai autre chose à faire. Puis ensuite, je leur ai dit bon, si vous y tenez tellement, je vous fais un court-métrage et ça sera un film anti- allemand, c’est tout.

57 Spectateur – Comment il a été perçu en Allemagne, le film ?

58 J.-M. S. – Très bien, ils sont gentils. Ils m’aiment bien.

59 Spectateur – Et votre nièce est jolie. C’est agréable de la regarder. Emmanuelle Straub est jolie, elle est agréable à regarder.

60 J.-M. S. – Je trouve que paradoxalement c’est un film qui a quelques éléments fordiens. C’est une narration qui est une narration, vraiment, et qui n’est quand même pas une narration. Il y a un personnage fordien qui est cette jeune fille. Cette jeune fille, c’est la fille de mon frère. Voilà. Ça vous suffit ? J’ai fait un film avec son frère, qui était beaucoup plus jeune, qui n’est pas du tout un film fordien. Ce film-là s’appelle En rachâchant.

61 Je pense qu’au point où on en est, on ferait mieux d’aller se coucher.

62 Applaudissements

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Autour de O Somma Luce et de Corneille

Jean-Marie Straub

1 Bernard Muscat (Ciné Art) – Vous allez assister, ce soir, à une projection qui utilise un vidéoprojecteur numérique… Depuis le début de la rétrospective, le vidéoprojecteur a servi à projeter des films qui étaient sur des supports qui s’appellent des cassettes Digi- Béta, c’est-à-dire de la vidéo numérique. Mais là, dans le cas de O Somma Luce c’est tout à fait particulier : il s’agit d’un fichier numérique qui est sur un disque dur externe, qu’on est allé chercher dans une société qui est à Bayon, à 90 km d’ici, une entreprise de transports qui distribue des films sur pellicule depuis 55 ans. Et il y a sept salariés, cinq camionnettes. Ils distribuent des films depuis Paris dans toute la Lorraine, dans tout l’est de la France. C’est grâce à eux que les films, depuis des années, ont pu être projetés dans les cinémas de Lorraine. Et la gérante, qui a 78 ans, m’a dit qu’ils étaient inquiets parce qu’ils n’auraient bientôt plus de films à transporter, ou bien de tout petits paquets. Que, sans doute, le marché leur échappera, qu’il sera donné à d’autres sociétés… Il faut qu’ils se reconvertissent, sinon la société va couler. Je voulais vous le dire, parce qu’on assiste à une projection qui sera, sans doute, très bonne techniquement mais qui nous fait passer dans un autre monde... Jean-Marie ?

2 Jean-Marie Straub – Alors, ces deux films, contrairement au Kafka, qui était un film hollywoodien, hawksien même (je parle d’Howard Hawks), peut-être que ce n’est pas des films. En tout cas, j’espère que ce n’est pas des films. Voilà.

3 L’histoire, dans les deux cas, ce n’est pas compliqué, c’est déjà une décadence… O Somma Luce, c’est le seul film que, par hasard, toujours par hasard, on a tourné avec une caméra qui s’appelle la Red, qui est une caméra numérique sophistiquée, qui pratique image par image et non par défilement continu. Cette caméra-là, si on projette ce qu’on a tourné, ça s’appelle 4K. Désolé, ce n’est pas moi qui ai inventé tout ça. Or, ici, déjà, on va projeter en 2K, et à Paris, ça a été projeté en je ne sais pas quoi, comment ça s’appelle ?

4 Barbara Ulrich – Digi Béta.

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5 J.-M. S. – Digi Béta. On fait un truc, et puis, après, on passe d’une décadence à l’autre… Ici, on est au milieu. Ça ne veut pas dire que ce soit bon. In medio stat virtus.

6 Bon alors l’autre film, vous n’êtes pas obligés de rester jusqu’au bout… ça sera en trois parties, mais ça sera toujours le même film. La première fois, vous aurez droit à des sous-titres. Ensuite, vous serez privés de sous-titres.

7 B. M. – Corneille-Brecht, vous l’avez tourné avec une caméra tout à fait basique. Ce n’est pas une caméra Haute Définition que vous avez utilisée, n’est-ce pas ?

8 J.-M. S. – Non, c’est une caméra complètement amateur. C’est tout le contraire de l’autre film. Bon enfin, tout ça n’a d’importance, que pour l’artisanat…À part ça, le deuxième film, c’était pas prévu que ça soit un film. C’est pour ça que je vous ai dit que ce n’est peut-être pas un film. Il y a une jeune personne qui vit en France depuis très longtemps, qui est Bavaroise, et qui vit avec un musicien. Elle s’appelle Cornelia Geiser. Elle vit avec un musicien qui a un nom bien français, il s’appelle Bertrand Brouder. On a fait connaissance, il y a douze ans ; ils voyaient de temps en temps des films de nous. Et puis elle disait : « j’aimerais bien travailler un texte avec vous ». Je n’ai jamais trouvé le temps, j’étais trop paresseux. Et puis, quand je me suis retrouvé cloué à l’hôpital, je lui ai proposé de travailler deux petits bouts de Corneille. Et puis, quand on avait fini de travailler ça, je me suis dit : « bon Dieu, cette pauvre femme, sa langue maternelle, c’est l’allemand, et je lui ai fait travailler un texte de Brecht qui n’est pas une pièce de théâtre, mais une pièce radiophonique. Et puis en la voyant travailler le texte, je me suis dit tout d’un coup : « tiens, on devrait filmer ça, ça pourrait faire une sorte de film ». Voilà.

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Après O Somma Luce et Corneille

Jean-Marie Straub

1 Un étudiant – Je voudrais savoir quelle différence vous faites entre un film en pellicule et un film numérisé.

2 Jean-Marie Straub – La pellicule est beaucoup plus définie et a plus d’informations. Le numérique est plus pictural.

3 L’étudiant – Ça nous intéresse en tant qu’étudiants aux Beaux-arts, par exemple.

4 J.-M. S. – Vous feriez mieux de me dire ce que vous avez vu, vous.

5 L’étudiant – Ce que j’ai vu, moi, de vous, ou de… ?

6 J.-M. S. – Comme différence.

7 L’étudiant – J’ai trouvé que c’était vachement plus froid qu’en pellicule. C’est plus chaud avec les pellicules en tout cas. On a peut-être des imperfections comme ça, mais les couleurs sont plus chaudes.

8 J.-M. S. – En numérique ?

9 L’étudiant – Non, en pellicule, en 35 mm, c’est vachement plus chaleureux comme image.

10 J.-M. S. – Pourquoi pas ? Je suis incapable de vous répondre parce que… Il y a un choix qui dépend du film qu’on veut faire, c’est tout. Une matière qui est différente selon les cas. Naturellement que le progrès numérique n’est pas un progrès absolu, loin de là. Il est associé à une régression énorme, mais comme tout progrès, ce n’est pas seulement une régression.

11 Bernard Muscat (Ciné Art) – Dans le film de Pedro Costa, on voit un banc de montage 35 mm. Est-ce que c’est différent de faire du montage avec de la pellicule 35 mm ? Est-ce que c’est plus artisanal ? Je me demande si ce n’est pas au moment du montage qu’il y a une grande différence…

12 J.-M. S. – En 35, c’est une affaire matérielle. On a quelque chose qu’on touche, c’est des longueurs, avec des perforations, etc. En numérique, on fait tic-tic…

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13 L’étudiant – Oui, je connais un petit peu. On fait de la photo aux Beaux-Arts, et de la photo argentique aussi… Les différences entre photo argentique et photo numérique ne sont pas forcément les mêmes qu’entre cinéma en pellicule et cinéma numérique.

14 Un spectateur – Un et demi. Je voudrais savoir si vous avez choisi le morceau de Dante au hasard ou si c’est quelque chose qui vous touche personnellement. Est-on autorisé à penser que lorsque l’on vous fait des compliments, vous n’aimez pas qu’on vous en fasse ? Chaque fois, vous bougonnez ! Cela a-t-il un rapport avec les vers de Dante ? La distance entre la vision qu’il a lui et celle que vous avez vous ? Tout ce que vous pouvez faire, c’est en rendre une toute petite partie, et ça, ça vous agace, ça vous frustre… Vous n’êtes pas le seul ; il y a beaucoup d’artistes qui… Proust, par exemple, quand il parle de la mort de Bergotte, il dit aussi : j’aurais dû m’y prendre autrement, maintenant c’est trop tard, qu’est-ce que j’ai fait ? Ceux qui vous disent : « non, c’est pas mal, c’est bien », eh bien, ça vous agace. Est-ce qu’il y a un lien entre les deux ? Est-ce qu’on peut penser qu’il y a un lien entre les deux ?

15 J.-M. S. – Rien n’est tout à fait au hasard.

16 Un spectateur – Mais, est-ce que vous ressentez ça comme ça ? Que ce que vous arrivez à rendre est insuffisant par rapport à ce que vous voudriez rendre… ?

17 J.-M. S. – Non, ça c’est du romantisme. On travaille, on essaie d’obtenir ce qu’on a envie d’obtenir. C’est tout. Les histoires d’insatisfaction des artistes, c’est de la pataphysique.

18 Un spectateur – Cet extrait, vous l’avez choisi, quand même… Et ça parle en grande partie de ça…

19 J.-M. S. – Écoutez, vous serez là demain, par hasard ?

20 Un spectateur – Pour La mort d’Empédocle ? Oui.

21 J.-M. S. – Là, il y a un hymne à la lumière qui est le côté Hölderlin de la question. Si je n’avais pas fait ça avant, je ne me serai pas intéressé à ce… C’est exactement la fin de tout le Dante, c’est la fin du « Paradis », qui est le troisième chant de la Divine Comédie. C’est tout. Évidemment que si je l’ai choisi, c’est que ça m’intéressait plus que d’autres passages. C’est tout. Qu’il y ait là-dedans ce que vous dites, je n’en sais rien. Je pense que ce n’est pas à moi à le dire.

22 Un spectateur – Tout ce que je voulais savoir, c’est, si quelqu’un écrivait ce que je viens de dire, est-ce que vous vous fâcheriez ?

23 J.-M. S. – Non.

24 Un spectateur – Non ? Voilà.

25 J.-M. S. – Faire ce travail, c’est un luxe, un privilège qu’on a par rapport à 90 % des gens qui, aujourd’hui, font un travail qui ne les intéresse pas. Donc, on ne peut pas se permettre de le faire d’une manière qui vous frustre ou qui ne vous satisfasse pas ; ça n’aurait pas de sens. Sinon, il faut changer de métier. J’admets qu’il y a quelque chose dans ce que vous dites, mais je n’aime pas beaucoup m’y complaire. On y va ?

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Après Chronique d’Anna Magdalena Bach

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Avant de laisser parler nos amis je voudrais savoir si vous avez quelques questions. Et puis après vous déciderez de ce que vous voulez faire, si vous voulez faire un entracte ou pas. Tout ça ne me regarde pas...

2 Bon, ce que j’ai à dire moi avant que vous posiez deux ou trois questions – on ne va pas faire salon parce que vous allez en avoir marre – c’est que je m’étonne que vous soyez aussi nombreux... D’un autre côté c’est un bateau, donc je ne m’étonne pas... Bon, mais enfin je m’étonne pour une raison précise, parce que c’est le seul film terroriste que nous ayons fait et c’est bizarre parce qu’il a eu du succès. Pourquoi ‘‘terroriste’’, c’est très clair, c’est quelque chose qu’on exerce contre soi-même avant de se retourner contre les autres. Ce n’est pas contre vous qui êtes là, nombreux, c’est contre moi- même. La conséquence c’est que ce soit le seul film qui remplisse une salle ici ce soir, c’est quand même bizarre. Bon c’est très étrange, mais comme dirait Shakespeare « il ne faut s’étonner de rien, même pas que la forêt se mette en marche. » Il y a trois films dans l’histoire du cinéma qui sont des films sur l’influx nerveux. Le premier c’est Le Testament du Docteur Cordelier. C’est un film sur l’influx nerveux physique. Vous avez vu Le Testament du docteur Cordelier de Jean Renoir ?

3 Spectateur – (quelques mains se lèvent).

4 J.-M. S. – Combien ? Pas beaucoup. C’est honteux, parce qu’il devrait y avoir beaucoup plus de gens qui ont vu Le Testament du docteur Cordelier qu’il y en a qui ont vu Chronique d’Anna Magdalena Bach. Donc c’est une honte. Le deuxième film sur l’influx nerveux, c’est le film qui a été projeté avant celui-ci, mais il y avait trois pelés et quatre tondus dans la salle. Ce film que nous avons vu ce soir, qui est de nous, s’appelle Du jour au lendemain. C’est un film sur l’influx nerveux moral. Le troisième, c’est celui que vous venez de voir maintenant, c’est un film sur l’influx nerveux intellectuel. Voilà. L’influx nerveux est là, de sorte qu’on l’épie, qu’on le filme et qu’on le voit au travail, à l’œuvre. Voilà ce que j’avais à dire. Est-ce qu’il y a des questions ?

5 Spectateur – Combien de temps vous a-t-il fallu pour faire ce film ?

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6 J.-M. S. – Oh, j’aurais pu le faire en 2 ou 3 ans. Il a fallu 12 ans pour trouver les sous.

7 Spectateur – Vous aviez la connaissance de l’Allemand ? La langue allemande vous était-elle familière ?

8 J.-M. S. – Non pas du tout. J’ai toujours refusé d’apprendre l’Allemand pendant l’occupation. Mais je l’ai appris à force d’écouter les cantates de Bach. C’est la meilleure école d’Allemand avec celle d’Heinrich Schütz.

9 Spectateur – Comment s’appellent les chanteurs ?

10 J.-M. S. – Le chœur ? C’est un chœur de garçons de Hanovre.

11 Spectateur – Les solistes ?

12 J.-M. S. – Il y en a quelques-uns qui depuis sont très célèbres et d’autres qui ne sont pas célèbres. Il y en a un qui s’appelle Wolfgang Schöne qui circule dans le monde depuis. Mais Gustav Leonhardt ne circulait pas dans le monde à l’époque. Au moment où nous avions le projet du film, quand on allait voir les musiciens, les gens de cinéma et même les musicologues allemands, ils nous demandaient : « qui vous avez prévu pour le rôle ? » On disait : “Gustav Leonhardt”. Ils nous disaient : « Qui c’est que ça ? » Alors j’avais toujours un petit bout de papier, j’écrivais le nom et quand ils avaient lu « Gustav Leonhardt », ils disaient : « Connais pas ! ». De même que l’autre qui s’appelle Niki, Nikolaus Harnoncourt, Niki comme l’appelle Gustav Leonhardt, il n’était pas plus connu, il était en train de faire son premier disque quand on l’a rencontré. Alors pour Nikolaus Harnoncourt, on leur disait en plus « Ce sera un atout au box-office », ils nous disaient : « connais pas, qui c’est que ça ? ». Voilà, c’est ça la vie en société capitaliste d’information et de progrès !

13 Spectateur – Comment avez-vous connu ces deux-là ?

14 J.-M. S. – Gustav Leonhardt avait fait deux disques. Nous nous les étions procurés par hasard, je ne sais pas comment. Il y avait un disque, c’était « l’Art de la fugue », publié aux États-Unis. On ne pouvait pas l’acheter en France. Et puis il y en avait un autre qui était un disque viennois avec une cantate brève et puis l’Agnus Dei dit en si mineur. Mais l’intérêt c’était en plus de Leonhardt, c’était un disque où chantait Alfred Deller. Alors on a entendu ça et puis on a décidé que c’était notre homme. Danièle a dit « Voilà notre homme, il a quelque chose de nouveau dans sa tête quant à la musique baroque ». Ça vous suffit ? Par ailleurs, il y a Bob van Asperen, qui joue le concerto italien, dont Leonhardt nous a dit « C’était mon meilleur élève ». Alors on lui a dit « Faites le venir » et puis voilà... Il était boiteux à l’époque, un peu comme moi, mais ce n’était pas le résultat d’une Vespa me renversant alors que je traversais une rue. Il y a d’autres questions ?

15 Bernard Muscat – Je fais partie de Ciné Art. Ce film, pour moi, est un film très important. Et le public de ce soir le sait... Je pense que depuis les Frères Lumière, il n’y a pas d’artisans du cinéma qui aient su aussi bien utiliser les outils de leur époque. Les frères Lumière ont fait cela en 1895 et dans les années qui ont suivi. Ils ont tourné beaucoup de petits films : les vues Lumière. J’en ai vu récemment, elles ont une qualité d’image et de cadrage formidable. Par exemple, elles permettent de voir la matière dans laquelle a été fabriqué un chariot, ce que transporte ce chariot, le harnachement des chevaux... Le cinématographe est un appareil très précis qui permet d’avoir une idée de ce qui s’est passé en cette fin de XIXe siècle. Pour Chronique, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont su utiliser les outils de la fin des années 60. Ils ont su trouver les meilleurs techniciens de prise de son, les meilleurs opérateurs, les meilleurs magnétophones, les meilleurs micros, les meilleures caméras. C’est en cela qu’ils sont

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des artisans et que ce film est un film-étape. Et c’est par l’utilisation exigeante de cet « outil cinéma » que nous sommes aujourd’hui face à un document exceptionnel, une œuvre qui nous survivra. Et c’est sans doute pour cette raison que nous sommes si nombreux ce soir.

16 J.-M. S. – Il y a quelque chose qui peut vous donner raison : c’était une sorte de Figaro berlinois, qui a écrit, quand « Nicht Versöhnt » (Non réconciliés, 1965) a été montré pour la première fois en Allemagne : « voici le plus mauvais film depuis 1895... » Bon, il y a des questions ? On ne va pas vous retenir là-dedans, vous avez envie de respirer un peu... Qui décide de la suite ?

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Autour de trois films

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Sur Othon, je ne vous dirai qu’une chose. Avec des amis à Vienne, à l’époque, en travaillant, en répétant le texte, on rigolait en disant : voilà une lettre ouverte à Pompidou. Quant au Cézanne, je ne vous dirai pas un mot parce que c’est clair comme de l’eau de roche. J’ai deux choses à dire sur deux autres films différents. Il y en a un, par hasard qui s’appelle Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Vous l’avez vu, certains d’entre vous l’ont vu. Mais je tiens à préciser des trucs parce que ça me paraît un peu utile. C’est un film qui est constitué de quatre blocs. Le premier bloc : sur un pupitre de la Poste principale à Munich, c’est écrit, c’est gravé avec énergie et passion, Stupid Old Germany, stupide vieille Allemagne ; I hate it all over here, je hais tout ici, partout ; I hope I can go soon, j’espère que je peux m’en aller bientôt. Voilà. Et c’est signé Patricia. Le film commence comme ça. Donc, c’est une femme. Une femme. Ensuite, on retrouve des femmes dans le brouillard et dans la nuit, dans l’ombre, le long d’un trottoir de la périphérie de Munich. Ces femmes-là font le trottoir, comme on dit. Derrière, il y a l’activité industrielle. C’est plein de trucs « publicitaires », câbles, etc. Et devant, il y a un trafic automobile intense, des camions, des voitures de luxe, même. C’est muet. Et ensuite, intervient quelque chose qui tombe du ciel, au milieu de ça, exactement au milieu de ce morceau de film muet. Ce qui intervient, c’est chanté en allemand. Et c’est quelque chose d’extrêmement glorieux. C’est quelque chose d’extrêmement glorieux et le texte : « O jour, quand seras-tu que nous puissions saluer le Sauveur et que nous puissions l’embrasser, le baiser ». Ensuite, ça s’arrête et on voit des gens qui manigancent. C’est du théâtre et c’est une série de petits comportements intellectuels bourgeois. Il y en a un là-dedans qui dit :’’ Lucie est une créature géniale, je pourrais la porter, la conduire sur le trottoir’’. Quand c’est fini, il y a du cinéma qui commence, du vrai cinéma, du bête cinéma. Il y a une voiture qui part, une autre voiture qui la suit. Il y a une voiture qui se fait poursuivre par une autre voiture. Ça s’arrête en dessous d’un pont, en bas d’un talus, avec une rivière qui est un torrent. Les deux qui se poursuivent sont censés traverser le torrent, ils se rejoignent de l’autre côté, et l’un se fait précipiter dans le vide par l’autre. Celui qui a précipité l’autre dans le vide, c’est une créature noire, américaine, qu’on découvrira ensuite. Ensuite, on voit une campagne. Il y a une campagne, et on voit une voiture arriver de loin, des champs,

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tout ça à l’air très paisible, presque bucolique. La voiture s’arrête devant une petite maison de banlieue. Il y a deux personnages qui en sortent dont un est un noir, l’autre est de nouveau une femme, on retrouve la femme. Parce que c’est un film tout à fait féministe. C’est même le seul film féministe de toute l’histoire du cinéma. Cette femme- là sort et l’autre lui met un manteau sur les épaules, très galamment. Et il récite un poème. Il dit : « Da nun die Zeit war gekommen » (05 52) ; le rachat de la fiancée, qui servait sous un joug dur, Moïse lui donna la loi de Moïse. Après quoi elle répond, avec un autre poème du même auteur, qui est un espagnol qu’elle nous a traduit mot à mot. Et il se trouve que c’est un mystique espagnol qui s’appelle Saint-Jean de la Croix. Et elle répond. – Donc, on revient au début du film, avec le marché qui a inauguré le film – « Sur la place du marché, dites que je ne suis plus là et que j’ai été perdue et qu’en me perdant, j’ai été gagnée ». Après quoi il y a un coup de feu. Alors, la musique qui intervient n’est pas du tout ce que disait Jacques Drillon, personnage très intelligent que nous avons eu ici pour une conférence, une table ronde. C’est quelque chose qui a introduit un coup de vent, et qui a introduit quelque chose de l’extérieur, qui introduit une sorte de révolution mystique. Alors, tout le film, c’est un film mystique. Et ensuite, elle récite un dernier poème qui est un poème d’amour fou, carrément d’amour fou, où elle parle des trois machines du monde qui ne sont rien du tout en comparaison de son amour. Voilà. Il vaut mieux voir le film comme ça parce que c’est un film policier par ailleurs. C’est quatre blocs qui constituent, qui racontent vraiment une intrigue policière sur la femme. Voilà. C’est un truc que je voulais quand même préciser. Est-ce qu’il y a des questions là-dessus.

2 Spectateur – On voudrait bien revoir le film.

3 J.-M. S. – Ça, je ne sais pas. Nous sommes dans une entreprise qui est une organisation gigantesque qui dépend de Pompidou, auquel est dédié Othon ! Ça me paraît difficile.

4 F. G. – (Ciné Art) : Est-ce qu’après le film Cézanne, on pourrait revenir sur le film ?

5 J.-M. S. – Ça n’a aucun intérêt. Cézanne, c’est Cézanne. Moi, je fais tout ce que tu veux. Je suis là, je suis du bois dont on fait les flûtes. Quand il y a des films qui s’arrêtent, tu dis : “Maintenant, on s’arrête et on va dehors et on aura la discussion après ». Ça dure dix minutes. On n’a même pas le temps de placer un mot sur le film. Là, tout d’un coup, tu veux me faire parler sur Cézanne. Donc, pour te faire plaisir, je parlerai sur Cézanne.

6 F. G. – Cézanne, c’est le film qu’on va voir maintenant.

7 J.-M. S. – Bon, on le voit et puis c’est tout. Les films ne sont pas faits pour discuter dessus. Ils sont faits pour être vus. Maintenant, j’ai encore quelque chose à dire sur l’autre film qu’on a vu, parce que là aussi, tu m’as reproché de ne pas parler. En effet. Je regrette. Moi j’étais encore en haut parce que je n’avais pas la force de descendre l’escalier. Je m’étais retrouvé avec un film que j’avais oublié, que j’avais voulu voir ici et que grâce à vous, j’ai pu revoir. Je vous en remercie humblement. Je l’ai vu, et dès le début, ce qui m’arrive rarement au cinéma, j’avais les yeux complètement humides. Je ne dis pas que j’ai versé de grosses larmes, non, des larmes de crocodile. Mais j’avais les yeux humides du début à la fin.

8 F. G. – On peut préciser que c’est Le 6 juin à l’aube de Jean Grémillon, film qu’on a passé mardi au Caméo.

9 J.-M. S. – Maintenant, ce film-là, pourquoi je n’ai pas voulu en parler ? Parce que quand on a été ému, on n’a pas envie de raconter des conneries. Voilà. Maintenant, comme on en reparle, je tenais à placer deux mots là-dessus. Pourquoi ce film-là m’a-t-il ému ?

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Parce que d’abord, je l’ai redécouvert, et quand on voit un film après 15 ou 20 ans, on s’aperçoit qu’on ne l’avait vraiment pas vu. Et deuxièmement, c’est ce que j’ai découvert là-dedans : j’ai découvert que nos libérateurs et nos amis américains ont commencé par nous détruire. S’ils nous ont détruits, ce n’est pas un hasard. Ils n’avaient qu’une idée en tête, c’était de coloniser l’Europe, d’implanter le plan Marshall et d’imposer McCarthy et d’interdire les partis communistes dans tous les pays d’Europe. Et ensuite de reconquérir l’Europe de Goebbels jusqu’à l’Oural. Et on y est arrivé. Et on a fait ce travail-là avec eux, en les aidant. Et nous avons tous été bouffés par le colonialisme américain. Et comment le colonialisme américain a-t-il commencé ? Il a commencé le 6 juin à l’aube. Et avec quels moyens ? On l’a vu. Moi qui étais un petit con à l’époque, j’avais une mansarde chez mes parents, dans le grenier, j’avais une carte de la Normandie, j’avais des petites épingles et des petits drapeaux. Pendant toute la campagne en question, après le débarquement, je déplaçais les drapeaux en voyant la progression des alliés. Des alliés ! Et ça me faisait du baume au cœur. Eh bien, j’ai découvert que j’avais été trompé comme un gamin, comme on trompe tous les gamins. Voilà. Et que je m’étais fait avoir. Donc, ça m’a fait un choc terrible. Je le savais. Mais là, je l’ai vu concrètement, parce que le film est concret. Maintenant, si c’est ça que j’aurais dû dire l’autre soir, et bien ce n’était vraiment pas de mise après que le film avait eu lieu. Voyez Cézanne calmement, et après, vous me ferez faire tous les discours que vous voulez. Je suis du bois dont on fait les flûtes !

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Après Othon

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Bon, alors ? Ce qui est intéressant dans ce film-là, c’est que c’est que c’est un film hollywoodien, hawksien, parfaitement hawksien, rien que hawksien, et qu’en même temps, il éclate. Parce que sur la langue, je crois qu’on n’a jamais été plus loin. Ça consiste à vraiment à mettre à l’épreuve la langue. Pas seulement le texte écrit, la langue de Corneille. Mais tout simplement le fait de parler. C’est parce que c’est un film qui est fait d’obstacles pour les acteurs. C’est l’obstacle de leur langue maternelle qui n’est pas la langue française, etc. Et tous les obstacles possibles, le raffut de la place en bas, l’air, etc. Voilà. Alors qu’est-ce qu’il y a à dire maintenant ?

2 Spectateur – Merci que cette langue maternelle nous devienne incompréhensible, grâce à ce film.

3 J.-M. S. – Ce n’est pas vrai parce qu’on comprend chaque syllabe grâce au travail de Hochet. Donc là, tu dis des conneries. La première projection publique – je l’ai déjà dit 40 000 fois – de ce film-là a eu lieu à Rome au Film Studio, avant qu’il y ait des sous- titres. C’était fait uniquement pour dire : voilà, on a une copie, on va vous montrer ça. Alors dans cette salle-là, il y avait aussi bien Moravia que Bertolucci, que Bellocchio que Pasolini, etc. C’était disons tous les amis, la salle était bien remplie. Alors on a parlé un peu quand le film était fini, calmement. D’ailleurs, ils n’avaient pas grand-chose à dire. Et puis tout d’un coup, au bout de cinq minutes, dans le fond de la salle, il y avait une porte de sortie. C’est une salle plate, pas en gradin comme ici. Il y a deux pantins qui se sont dressés comme ça, en faisant du bruit. Un monsieur et une dame assis l’un à côté de l’autre. Un monsieur et une dame vraiment pas de la première jeunesse. Qui m’ont montré du doigt en disant : Monsieur Straub, nous sommes enseignants à l’Institut français de Rome et nous tenons à vous dire qu’il n’y a pas un mot de français dans votre film ! Et tout de même, Corneille, c’est la France. Et ils se sont tournés comme deux Indiens, ils ont ouvert une porte dans le fond et l’ont claquée. Alors en effet, je suis fier d’avoir fait un film où il n’y a pas un mot de français, bien que ce soit tiré de Corneille. Voilà. C’est ça que j’appelle mettre à l’épreuve les choses. Tous nos films ont mis des choses à l’épreuve. Des lieux avec des textes, des textes contre des lieux, des textes dans des lieux, etc. Si on ne met pas les choses à l’épreuve, c’est inutile de faire

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un film. Il vaut mieux aller à la pêche ou aller enseigner la grammaire en Kabylie. Qu’est-ce que tu voulais dire ?

4 Spectateur – Je dis juste que la langue n’est pas naturelle, et qu’avec ce film, on se rend compte.

5 J.-M. S. – La langue, ça n’a jamais été naturel pour personne. Pas même la langue maternelle. Il y a rien de moins naturel que la langue. C’est quelque chose, c’est contre nature, la langue. La langue… la nature n’a jamais parlé. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?

6 Enfin, j’espère que vous vous êtes bien amusés, parce que c’est une grande comédie. Jarry n’a jamais fait mieux. Quant à l’école de la dialectique, eh ben Corneille est quand même le plus grand. Et même plus grand que Brecht. Et même plus grand que Hölderlin.

7 Dominique Carta (Ciné Art) – Qu’est-ce qui vous a donné envie de jouer dans votre film ? Est-ce que c’était une envie ?

8 J.-M. S. – Oui, j’ai joué dans le film. Ça, c’est de l’anecdote. J’avais trouvé deux Italiens que j’avais choisis et qui me plaisaient. Alors, il y en a un premier, je sais plus ce qui s’est passé. Et puis l’autre, il a eu peur. Il a eu peur. Il m’a dit : non, je suis au Parti communiste italien, si je joue ce rôle-là, on croira qu’on est tous comme ça au Parti communiste italien, je ne peux pas faire ça. Et puis il y en a eu un deuxième, c’était un gars qui est devenu ensuite président de la RAI. C’était un grand ami de Moravia. Il avait accepté avec enthousiasme parce qu’il avait vu Nicht Versöhnt et Chronique. Et ça lui plaisait vraiment. Et il commençait à apprendre son texte. Et puis au bout de, je ne sais pas, un mois, trois semaines, il m’a téléphoné en me disant : écoute, je t’en prie, il faut que tu me délivres. Alors je lui ai dit : mais de quoi, grand dieu ! Ah, tu sais, j’apprends mon texte, tous les matins en me rasant, j’apprends encore un peu. Et puis mais ce n’est pas possible parce que ma femme m’a dit, ça ne va pas, tu ne penses plus qu’à ça. Alors je lui ai dit : bon, je ne veux pas provoquer des scènes de ménage ou de rupture. Alors va te coucher. Et puis voilà. Alors après, je me suis dit : qu’est-ce qu’il me reste à faire ? Alors j’ai pensé à une conversation devant un cinéma en haut des Champs-Élysées. À la sortie de The Touch of Evil d’Orson Welles. Je me suis trouvé là sur le trottoir et il y avait deux citoyens qui s’engueulaient, gentiment, amicalement. C’étaient Bazin et Jean de Baroncelli, critique de cinéma au journal Le Monde. Ils s’engueulaient parce que Baroncelli disait à Bazin : Orson Welles, c’est un fasciste, il joue un flic fasciste, ce n’est pas possible. Alors le Bazin, calmement, comme il expliquait aux flics qu’il ne fallait pas mettre un PV dans certaines circonstances pendant une demi-heure – c’était un modèle de démocratie, cet homme-là –, il a expliqué à Jean de Baroncelli que c’est justement parce qu’il avait joué le rôle du fasciste qu’il n’était pas un fasciste, parce qu’il n’avait pas voulu confier le rôle du fasciste à un de ses amis, parce que c’est un rôle pénible. Et il ne voulait pas qu’on croie que cet ami-là était un fasciste. Alors moi, je me suis dit, tout d’un coup, mais après tout, si moi je joue le rôle, étant donné que c’est un flic épouvantable, préfet du prétoire, préfet de police, ben il vaut mieux que je joue le rôle moi-même, comme ça je pourrais y mettre le paquet et m’amuser. Voilà.

9 Olivier Goetz – Tu n’es pas dans le générique pour autant. Pourquoi ?

10 J.-M. S. – Si si, je suis au générique. J’ai un nom. Je m’appelle Jubarite Semaran. Parce qu’une fois, j’étais au lycée et là, j’ai rencontré un personnage qui s’appelle François

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Rabelais et il s’était fabriqué une anagramme. C’était Alcofribas Nasier et ça m’avait beaucoup amusé. Et moi je me suis amusé pendant les classes au lycée à fabriquer… Jubarite Semaran, il y a toutes les lettres de Jean-Marie Straub.

11 O. G. – C’est quoi déjà l’histoire de la grotte qu’on voit au début ? Je ne m’en souviens plus. Ce n’est pas pour te faire dire quelque chose que je saurais. Je sais qu’il y a quelque chose mais je sais plus.

12 J.-M. S. – Ben, on voit une grotte et alors ? Il y a un trou noir. Il y a un deuxième trou noir quand ils quittent leur caverne à la fin du 2e acte, du 5e acte. Ben non, moi, je ne réponds pas. Écoutez, dis-moi ce que ça veut dire.

13 O. G. – Je me souviens très bien que tu avais dit une fois…

14 J.-M. S. – Mes propos, il faut les oublier tous. Il faut les dynamiter, les brûler. Ça n’a aucune importance ce que j’ai dit une fois. Ce qui m’intéresse, c’est ce que tu as compris...

15 O. G. – en mémoire de quelque chose, je ne sais pas ce que c’est.

16 J.-M. S. – Ben c’est noir, c’est un trou noir, quoi. Il y a bien des taches solaires.

17 Nicole Chaudat – L’origine du monde…

18 J.-M. S. …

19 O. G. – L’Origine du monde, de Courbet, dit Nicole.

20 J.-M. S. – Oui, pourquoi pas ! Non, c’est pas mal, ça. Ennio Lauricella qui fait Galba, il s’est fait blesser dans la nuit dans Rome (pendant la guerre) et que c’était un ami très jeune à l’époque, qui s’appelait Janitoti, qui était un gars du PC, qui l’avait porté sur son épaule pour le ramener chez lui, sinon il serait mort dans la rue. Et alors ils m’ont raconté que dans ce trou noir, là, dans cette caverne, sous l’occupation allemande, ils cachaient des armes. Voilà. J’arrête là, ou non ? Mais je vous préviens, vous serez déçu, le bar est fermé. C’est sans pitié. Bon, allez. Il y a encore des questions ?

21 Bernard Muscat (Ciné Art) – Je voulais te dire qu’à un moment, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé au film de Rohmer, Les Amours d’Astrée et de Céladon. Tu l’as vu ce film ?

22 J.-M. S. – Non, je ne l’ai pas vu. C’est le dernier ?

23 B. M. – C’est son dernier film.

24 J.-M. S. – Je ne l’ai pas vu, je n’étais pas là et quand je suis revenu, il avait disparu des écrans.

25 B. M. – D’accord. Est-ce que tu connaissais Rohmer ?

26 J.-M. S. – Évidemment je connaissais Rohmer. J’ai connu Rohmer en même temps que François Truffaut, Rivette et Chabrol, entre 1954 et 1958. J’ai vu trois- quatre fois. Ça te suffit ?

27 B. M. – Je pensais à ce dernier film de Rohmer et certains spectateurs dans la salle l’ont sans doute vu. Il y a un rapport de voix, un échange entre les hommes et les femmes dans ce film, qui m’a rappelé les relations qu’il y a entre les hommes et les femmes dans votre film. Et c’est tout. Je me suis dit : il y a quelques chose qui traverse les années et puis, une sorte de flot aussi de paroles, mais ce n’est pas un flot anodin, ce n’est pas un échange anodin, il se passe quelque chose de fort entre les hommes et les femmes. Chez Rohmer, je suis touché par cela et en particulier dans Les Amours d’Astrée et de Céladon, tout comme dans ton film que nous venons de voir.

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28 J.-M. S. – Rohmer était très cornélien. Il admirait beaucoup Corneille. Il en parlait souvent à ses élèves.

29 Spectateur – Justement, si vous aimez Corneille, concernant le choix cornélien… on a appris en 4e, etc., le choix cornélien. Et puis après, avec le temps – enfin, je ne connais pas tout de Corneille...

30 J.-M. S. – Moi non plus...

31 Spectateur – Mais le peu que je connais, le choix cornélien en fait, c’en est pas un. Parce que les héros cornéliens, ils ont, de par leur éducation, de par leurs sentiments, etc., à un moment donné, ils n’ont pas le choix. Vous voyez, par exemple, Rodrigues, il n’a pas le choix. À partir du moment où un homme est perdu d’honneur, il ne peut plus vivre, etc., il doit provoquer le comte en duel. Même ici, les héros cornéliens à un moment donné, ils disent : est-ce que je vais faire ceci plutôt que cela. Non. Ils disent : morbleu, je suis obligé de faire ça et ça me pèse.

32 J.-M. S. – On appelle ça des tragédies. Ce ne sont pas des tragédies grecques, ils ne vont pas avec la tête contre le mur en connaissant la fatalité, etc. Mais c’est quelque chose d’un peu plus, disons, entre guillemets, mo-moderne, ou contemporain, qui consiste à… Ils sont pris dans un piège qui… Ça relève du roman policier. Ce n’est pas différent de Dashiell Hammett. Je crois que The Big Sleep ou To Have and Have Not. de Hawks sont des films cornéliens, bien qu’il s’agisse pas du tout de Corneille là-dedans. Écoutez, si vous prenez le Petit Larousse, vous cherchez Corneille, vous verrez… Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte. Et après : ses dernières pièces affectant une intrigue très compliquée et pas compréhensible. Point final. C’est l’oraison funèbre sur Corneille. C’est ce qu’on a dit de Big Sleep et de To Have and Have Not. C’est justement ça qui est intéressant. Si l’intrigue est peu compréhensible et impénétrable, ça l’est également pour les personnages eux- mêmes. C’est ça qui fait la tragédie, « moderne » entre guillemets. Moderne. Mo-mo- moderne. Ils sont victimes d’un piège qui n’est pas le fatum mais qui est un piège policier. Un piège politique-po-po-po… À la fois policier et politique. Po-po-polygone. Po-po-polyvalent. Po-po… Arrêtons-nous là.

33 Applaudissements.

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Après Le Genou d’Artémide et Le Streghe

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Merci d’être là. Je voulais simplement parler du film de l’après- midi (Schwarze Sünde) : exceptionnellement, le bruit qu’on entend vient du cratère de l’Etna. On est monté là-haut et on a plongé un micro là-dedans. Hochet a gardé son précieux micro. Il a dit à son assistant de mettre le sien.

2 Spectateur – Souvent dans les films, « on entend dire aux femmes » : tu parles comme un homme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que les femmes parlent mieux ou moins bien ?

3 J.-M. S. – Elles disent moins de bêtises. On leur dit ça quand elles commencent à dire des bêtises.

4 Benoît Goetz – Je veux prendre la parole pour crier au chef-d’œuvre. Ces derniers sont des chefs-d’œuvre. Un des films que j’ai le plus aimés dans cette rencontre, cette constellation de rencontres, depuis un mois, c’est Ces rencontres avec eux, les dialogues entre les hommes et les dieux, que je trouve d’une subtilité absolument incroyable. Je ne te pose pas de question. Je crie au chef-d’œuvre, tout simplement.

5 J.-M. S. – Merci. Bon allons profiter du soleil... Il y a des questions ? Je ne vais pas vous forcer à poser des questions.

6 Spectateur – Le noir péché. Quel est le noir péché ?

7 J.-M. S. – Je ne sais pas, il faut demander à Barbara.

8 Barbara Ulrich – Il y a peut-être un blanc péché s’il y a un noir péché. Pourquoi cela s’appelle-il Noir Péché, Schwarze Sünde ? C’est vraiment dans le texte de Hölderlin. On peut se demander pourquoi il dit Schwartz. On peut commencer une longue discussion, ce qu’on ne va pas faire.

9 J.-M. S. – Le noir péché c’est le suicide. Il n’y en a qu’un qui est ennobli par son noir péché. L’autre a l’intention de se foutre dans l’Etna et il lui dit : c’est un noir péché. C’est tout.

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10 B. U. – Le suicide ou le retour précoce dans l’origine. À qui était permis un retour jeune vers le Père ? À qui cela n’est pas permis ? C’est cet Égyptien qui arrive qui dit : est-ce que c’est permis à un seul, qui est un sauveur, qui prend en son sein le destin du monde, qui va concilier en son sein les opposés, etc. Est-ce que toi, tu es celui-ci ? Et il est dit que ce n’est pas toi, Empédocle, donc c’est quelqu’un d’autre. La question est posée de cette troisième esquisse de l’Empédocle. Et peut-être il y a un péché blanc originel, dont on ne sait pas trop ce que c’est, à quoi on ne réfléchit pas toujours, mais qui traverse quand même les 2 000 dernières années, sans qu’on arrive à s’en défaire. On ne sait pas trop ce que c’était, ce péché originel, dont il est question dans les textes fondateurs de notre civilisation. Et là, Hölderlin dit : il y a un noir péché. On peut situer l’histoire. Je pense que c’est des histoires auxquelles il faut réfléchir. Il pose des questions, Hölderlin, à mon avis.

11 Francis Guermann (Ciné Art) – J’ai une question qui peut paraître un peu bête parce qu’on est un peu dans l’émotion après ce film-là, qui m’a beaucoup plu aussi. C’est une question de cinéma. Vous êtes passé à la vidéo. Donc, ce n’est pas filmé de la même façon que les deux films précédents. Par exemple, les plans sont plus rapprochés. J’ai deux questions : D’abord, est-ce que vous avez abandonné la pellicule ? Pour quelle raison ? Et aussi, quand vous abordez ce nouvel outil qui est la vidéo numérique, est-ce que votre démarche de cinéaste est sensiblement différente ?

12 J.-M. S. – Non, c’est le résultat qui est différent. Pourquoi dites-vous que c’est filmé autrement ?

13 F. G. – Les plans sont plus resserrés, il me semble. C’est l’impression que j’ai eue. Il n’y a pas de gros plans, mais des plans plus resserrés sur les personnages. Et aussi des plans d’ensemble plus…

14 J.-M. S. – Vous avez vu cela après Le Streghe. Il y a des plans où elles sont perdues. C’est plutôt celui-là qui est une exception... Je ne peux pas te répondre.

15 F. G. – Et pour le choix de la vidéo ?

16 J.-M. S. – J’avais envie de tourner un film en Alsace qu’on vient de finir (L’Inconsolable). Pour des raisons pratiques, ce n’était pas possible de tourner en pellicule. Comme on partait de la Toscane où on tournait un film, je voulais éviter d’avoir une caméra pour la Toscane, de repasser par Paris et changer de caméra pour l’Alsace. Par curiosité, je voulais voir ce que ça donnait, la vidéo. J’ai toujours eu horreur de la peinture au cinéma. Beaucoup de gens se vantent de vouloir imiter la peinture ou certains peintres, même les jeunes de nos jours, ils écrivent des découpages : au début on sentira la lumière de Goya.

17 Tout ça, c’est de la connerie. Le cinéma, c’est de la photographie. La caméra, c’est une caméra, ce n’est pas un pinceau ! Pourquoi essayer de singer la peinture ? Je me suis toujours méfié de ça. Mais là, avec la vidéo, on a l’occasion d’une matière qui échappe un tout petit peu à la photographie, pour des raisons d’ailleurs négatives. La vidéo est blindée, sans profondeur de champ.

18 Spectateur – J’aime beaucoup les images et je ne connaissais pas votre cinéma. Mais je vois la nature, je vois des tableaux, et j’aime beaucoup ça. Et puis, vous me cassez tout.

19 J.-M. S. – Je ne vous empêche pas de voir des tableaux.

20 Spectateur – Si, parce que vous vous en défendez.

21 J.-M. S. – Moi, je ne fais pas de tableaux.

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22 Spectateur – Oui, c’est ce que vous dites. Mais moi j’en vois...Et c’est beau.

23 J.-M. S. – Merci. C’est donné par surcroît. Ce n’est pas parce qu’on a essayé de faire un tableau.

24 On ne fait pas des tableaux. On essaie de surprendre un coin d’espace. On cherche des perspectives, et c’est tout. On ne cherche pas à faire des tableaux. S’il y a des rencontres avec certains peintres, il faut que ce soit absolument fortuit. Si ça ne l’est pas, ça vaut rien.

25 Spectateur – Bon alors, ça vaut quelque chose.

26 J.-M. S. – Merci.

27 Spectateur – Comment avez-vous choisi les forêts, les endroits en fait, les lieux où vous avez tourné ? On voit des traces, on voit des bords de fontaine, une espèce de caverne à un endroit. Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi tel lieu pour tel film plutôt que tel autre ?

28 J.-M. S. – C’est le hasard. Je suis arrivé dans ces lieux-là, il y a 12 ans. Par hasard parce que quelqu’un nous avait abandonné là-dedans. En pleine nuit, il nous avait dit : tenez, vous habiterez là, dans cette maison. Il fallait bien qu’on habite quelque part. On allait là-bas pour tourner Sicilia. En tout cas, pour le répéter au théâtre. Ils nous ont logés là, dans une maison qui est juste là, au bord. J’ai mis plusieurs années à descendre dans ce ravin. Je l’admirais d’en haut, mais j’étais timide. Ce n’était pas une question de peur. J’étais timide. Il me faut beaucoup de temps pour apprivoiser les choses. Un beau jour, je suis descendu, et là, ça a été une sorte de coup de foudre. D’ailleurs, ce ravin-là continue sur 2 km. Ça descend, puis ça tourne. On a beaucoup tourné dans ce ravin. Mais il a fallu l’apprivoiser. Si les choses existent au cinéma, c’est que le cinéaste n’est pas un parachutiste.

29 De nos jours, ils filment des trucs sans les avoir vus. Non seulement sans les avoir regardés, mais sans les avoir vus. Cézanne avant de pouvoir peindre la montagne Sainte-Victoire, il a mis des années. Plus il la regardait, plus il a découvert ce que c’était. Jusqu’à dire : regardez bien cette montagne, une fois elle était un volcan.

30 Il faut beaucoup de temps pour voir les choses. Il faut les regarder longtemps.

31 Bernard Muscat (Ciné Art) – Qu’est-ce que tu dis à Renato Berta dans le dernier film ? Qu’est-ce que vous vous dites avant de commencer ou pendant que vous filmez ?

32 J.-M. S. – On ne se parle pas. Je lui dis : tu te plantes là, on va mettre la caméra là... Ce qui est agréable quand on travaille depuis de nombreuses années avec des gens, c’est qu’on n’a plus besoin de se parler. On n’a pas besoin de se quereller, de s’expliquer. Quand il commence à parler, je lui dis : tais-toi ! Et c’est tout.

33 B. M. – Dans Le Genou d’Artémide, je crois que c’est aussi Renato Berta qui filme. Le film se termine par un plan sur l’acteur. Tout à coup, la nature derrière lui se met à bouger plus fort, il y a du vent... Qui dit : « coupez ! » ? Qui laisse tourner encore ? C’est toi ? C’est vous deux ? C’est lui ?

34 J.-M. S. – C’est moi. Il ne faut pas les laisser décider, ça ne produit que de la confusion et du gâchis. Ils ne peuvent pas le décider puisqu’ils ne savent pas où ils vont ni pourquoi ils y vont. Il n’y a que moi qui sais où je vais.

35 B. M. – N’empêche qu’il choisit le bon diaphragme et qu’il le garde jusqu’au bout.

36 J.-M. S. – C’est son boulot.

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37 B. M. – Et ce n’est pas si facile.

38 J.-M. S. – C’est très difficile de trouver un diaphragme. D’ailleurs, s’il travaillait vraiment, il ne le trouverait jamais. C’est fonction de tellement d’éléments. Des milliers d’éléments. Et bien entendu, ils ne peuvent en considérer et n’en considèrent que deux ou trois. Donc, c’est toujours plus ou moins à côté. Par chance, la nature les sauve ou le hasard.

39 B. M. – Le Genou d’Artémide est tourné en 35 mm. Renato Berta voit la scène dans l’œilleton de la caméra, mais il ne voit pas l’image impressionnée, l’image qui sera sur l’écran. Alors que lors d’un tournage en vidéo, l’opérateur peut voir sur un moniteur une image vidéo proche de l’image finale. Utilises-tu un écran de contrôle ?

40 J.-M. S. – Non, j’ai toujours refusé. On ne voit rien. Au contraire, c’est pire. On ne voit pas plus que dans un viseur. En 35 mm, certains installent un moniteur à gauche de la caméra : je trouve cela affreux. Non, il faut regarder et puis c’est tout. On regarde par le trou et on voit ce que l’on voit.

41 Quand on cadre, c’est une question de millimètres, en haut, en bas. À la fin, on travaille au millimètre près. Si on ne le fait pas, c’est qu’on est paresseux.

42 Benoît Goetz – Puisqu’on parle un peu « idée-cinéma », comme dirait Gilles Deleuze je voudrais te demander : est-ce qu’il y a un plaisir à longer ? Parce que tu as beaucoup de plans où tu longes. Longer. Et ça monte plutôt, ça s’élève. Et souvent contre des architectures ou des monuments. C’est plutôt de l’ordre de la latitude. Quel rapport as- tu avec longitude et latitude ?

43 J.-M. S. – On ne peut pas être cinéaste si on n’est pas un peu topographe.

44 B. G. – Quand ça s’élève, on dirait que tu t’affrontes à un monument. Je prends un exemple que tout le monde a en tête, c’est le rapport à la gare de Metz, qui est pour le moins polémique, qui est une forme de résistance où tu t’élèves comme ça. Mais il y a aussi le monument aux morts de Chambière où ce n’est pas polémique. Mais disons que tu as un rapport à difficile à l’architecture. Par exemple dans Amerika, les grands monuments dans le port… En revanche il me semble que tu as un plaisir à longer.

45 J.-M. S. – J’aime bien aussi après avoir longé, monter ou bien descendre. L’histoire de la gare, ça commence par la poste, de l’autre côté de la place.

46 B. G. – C’est une manière de résistance : comment bien se situer par rapport à la gare de Metz. Seulement, je voulais dire qu’il y a un grand plaisir de la longitude, qui est un peu reposant. Et la femme dans le dernier film, allongée. Je n’ai jamais vu une femme aussi bien allongée. On voit ces gens inscrits un peu comme des anges dans les tableaux de la Renaissance. Ce sont des films extrêmement reposants parce qu’enfin, on peut s’allonger. Et qu’on n’a que ça à faire, s’allonger.

47 J.-M. S. – Tu aurais été content si je t’avais répondu tout de suite que depuis le début c’est une question érotique.

48 Spectateur – Dans un des derniers plans du Genou d’Artémide, il y a une espèce de coup de vent orageux qu’on voit advenir à l’image. Il a fallu plusieurs essais ou c’est quelque chose que vous aviez vu venir ?

49 J.-M. S. – On voit toujours venir. Il faut dire : vite, il y aura un coup de vent. Si on n’en voit pas, il faut dire : il faut attendre encore un peu.

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50 Spectateur – Moi, je ne suis pas cinéphile. Je n’aime que certains films dont ceux de ce soir. J’avais vu ça chez Tarkovski, dans le cinéma russe. Mais jamais dans les quelques autres films que j’ai vus, où on voit comme ça le coup de vent arriver dans les arbres.

51 J.-M. S. – C’est à la portée de n’importe quel crétin, il suffit d’avoir de la patience. L’unique problème c’est que les cinéastes filment les choses avant de les avoir vues, non seulement regardées mais vues. C’est parce qu’ils n’ont plus de patience, c’est tout. Il n’y a pas de génie, le génie est une longue patience.

52 Spectateur – Il y a des mains au premier plan qui sont immenses. La main d’Othon, la main d’une femme. Je vous demande : pourquoi les mains ? Elles nous paraissent très grandes. Est-ce volontaire ?

53 J.-M. S. – Ça dépend de l’objectif. On ne peut pas couper les mains des gens ! Ou bien on les montre ou bien on ne les montre pas. Si on montre les mains il faut couper là et là. La grandeur des mains, ça ne dépend pas de moi.

54 Spectateur – La façon dont Othon ferme sa toge, sa main est immense. Et on la voit plusieurs fois. Et là, dans ce film, ça m’a fait le même effet.

55 J.-M. S. – Il y a un côté épiscopal !

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Après Une visite au Louvre

Jean-Marie Straub

1 Spectatrice – Je voudrais dire que ce qu’on voit à la fin, le sous-bois, les gens pourraient croire que c’est le Jura.

2 Jean-Marie Straub – Non, là c’est un plan qu’on a tourné 10 ou 15 fois et qui introduit Ouvriers et paysans. Ce n’est pas le même opérateur et ça a été tourné un an ou deux avant, par un autre opérateur qui s’appelle Renato Berta. Il y a une cascade. Il y a un certain Henri Alekan qui faisait le travail dans le Cézanne. On ne peut pas faire mieux, il est insurpassable. Ensuite, il y a un autre opérateur qui vient de mourir avec qui on a fait quelques films. Le premier ça s’appelait Toute révolution est un coup de dés. Ensuite Trop tôt trop tard. Ensuite Antigone. Il s’appelait William Lubtchansky. Il a éclairé ces tableaux-là. C’est déjà un tout petit peu moins bien qu’Alekan. Et il y a un troisième opérateur qui s’appelle Berta, qui est un vieil ami puisqu’on l’a rencontré en 1968. Il a été assistant pour Othon en 1968. C’est tout. Il y a une sorte de dégringolade technique. Je les estime autant tous les trois, mais enfin, il faut bien dire ce qui est. L’artisanat, c’est l’artisanat. La technique, c’est la technique. Et elle ne pardonne pas.

3 Je veux dire seulement qu’ici Lubtchansky s’est efforcé de faire son métier pour le mieux. Il n’a quand même pas mesuré la température des couleurs et tout ça, ou il l’a fait au pifomètre. Tandis que dans l’autre film, le Cézanne, parce que moi, je tenais à Cézanne, ça a été systématique. Alors là, pour chaque tableau, température des couleurs. On y passait une heure, une demi-heure, trois quarts d’heure. Parfois même plus d’une heure. Et enfin, l’intensité de la lumière, c’était mesuré, il fallait que tout soit à 3200°. Et 200 pour l’intensité de lumière. Mais ici, ça n’a pas été fait. C’est du travail cinéma ! Voilà.

4 Spectateur – Vous venez de répondre à ma première question. Parce que je voulais savoir si les couleurs qu’on voyait du Tintoret sont les vraies ?

5 J.-M. S. – Je ne vous garantis rien. Dans le film de Cézanne, je vous le garantis. Là, je ne vous garantis rien. Ce sont les caprices du cinéma, un peu aussi de l’étalonnage en laboratoire. Évidemment, nous sommes allés voir ce qui se passait. Nous, on avait quand même vu les tableaux. Mais enfin, celui qui fait l’étalonnage au labo, il n’a jamais été au Louvre voir le Tintoret. Donc, nécessairement il fait de la fantaisie, il ne faut pas

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se raconter des histoires. Mais ici, c’est très limité. Donc voilà. Tandis que dans le Cézanne, il ne pouvait pas. C’était filmé techniquement de telle sorte qu’on ne pouvait plus étalonner ni changer les couleurs. On pouvait donner un peu plus clair ou un peu moins clair et c’est tout. Ça ne changeait rien à une température de couleur qui était 3200° fixes pour tous les tableaux.

6 Spectateur – Je crois que Cézanne aimait beaucoup Poussin. Par contre, je voudrais savoir pourquoi il n’aimait pas Giotto ?

7 J.-M. S. – Il y a un sujet malgré tout. Le sujet est déclaré bêtement dans le titre du film. On ne peut pas être plus bête quand on fait un film que d’appeler ça Une visite au Louvre et on voit les tableaux qui sont au Louvre. Il n’y a pas de Giotto au Louvre.

8 Spectateur – Cézanne dit qu’il n’aimait pas les primitifs, il déteste Giotto.

9 J.-M. S. – Non, ce n’est pas vrai. Il dit : « je ne connais pas Giotto ».

10 Spectateur – Ah d’accord.

11 J.-M. S. – Il dit : « je déteste les primitifs », et ensuite, il corrige ça en disant : « je ne connais pas Giotto, il faudrait que je le voie mais je suis trop vieux pour voyager ». Il se garde bien de dire du mal de Giotto sans le connaître. D’ailleurs, il connaissait un petit peu Giotto. Simplement, il n’avait jamais été à Pise ni à Padoue, c’est tout. Mais il traîne des petits Giotto dans tous les musées d’Europe.

12 Spectateur – Par rapport à la lumière, c’est vrai que ça m’a frappé : le Cézanne me semblait plus direct par rapport à la lumière. Bizarrement, c’est celui qui est le plus précis, mais qui finalement est le plus direct, le plus cru.

13 J.-M. S. – Plus cru dans le sens Lustucru ?

14 Spectateur – Oui, un peu.

15 J.-M. S. – Oui enfin… je devrais me taire. On donne toujours des verges pour se faire battre. Je l’ai déjà dit il y a 60 ans, je devrais fermer ma gueule, brûler tous mes entretiens, toutes mes interviews. Ça va jusqu’au point que pendant 40 ans, j’ai entendu dans les ciné-clubs de Stockholm jusqu’à Palerme, de Palerme jusqu’à Berlin : Ah, mon cher Straub, comme vous êtes drôle, si vos films étaient aussi drôles, etc. Non, mais sans blague !

16 Spectateur – Qu’est-ce que c’est l’histoire de la fuite du Tintoret ?

17 J.-M. S. – C’est une sombre histoire. Moi je n’ai pas été étudier la vie du Tintoret. Peut- être même que Cézanne l’a inventée, qui sait. Ou que c’est une légende.

18 Cézanne avait un côté comme ça. Il y a des clichés sur ses rapports avec les femmes nues qu’il peignait ou ne peignait pas. Moi, je préfère ne pas m’intéresser à ce genre de trucs. Parce que la vérité, on ne la connaît pas.

19 Spectateur – Vous n’avez pas coupé ce passage-là du texte pour autant.

20 J.-M. S. – Non, parce que c’est intéressant. Ça renseigne peut-être sur le Tintoret. Ça renseigne en tout cas sur Cézanne. Malgré tout, je n’ai jamais craché sur la psychologie. Bien que je l’ai souvent vilipendée. Je veux dire, au fond, qu’il n’y a rien de plus psychologique que tous nos films, les plus divers.

21 Ça n’a rien à faire avec le soi-disant réalisme psychologique, c’est de la psychologie des profondeurs, pour être prétentieux.

22 Bon alors, assez de conneries !

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Autour de La Grande Illusion de Jean Renoir

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Je ne vais pas vous faire de grand discours. Ce n’est pas moi qui ai décidé que je présenterai les films de la carte blanche 1. On m’a dit : il faut faire une carte blanche. La carte blanche, je l’ai faite exprès limitée. J’ai même limité la limitation. Quand on veut se faire beau et qu’on fait des cartes blanches et qu’on est un peu connu, on essaie ou bien un éventail, ou bien on dit : je veux rien d’autre que tous les films de Stroheim par exemple. J’ai fait ça à Avignon, autour du festival de théâtre. Alors quand on a fait ça une fois, on n’a pas envie de recommencer. Et puis se faire beau avec trois films différents, c’est très difficile. Donc, j’ai choisi trois films qui sont apparentés. Bien que le film de Grémillon soit quelque chose d’un peu en dehors de tout. Renoir, pourquoi Renoir ? J’ai choisi des films où il y a des Allemands méchants. Je me suis dit : les Allemands méchants à Metz, ça va plaire. Et je voulais plaire avec une carte blanche. Voilà. Mais c’est la même histoire dans les deux films. Simplement, Renoir a fait La Grande Illusion je crois avant la guerre, et il a dit d’ailleurs : ça ne sert à rien, les films ne servent à rien, ça n’a pas empêché la guerre d’éclater. Ensuite, après la guerre, comme un de ses derniers films, il a fait Le Caporal épinglé, qui est une histoire qui n’est pas la même mais qui est très apparentée, très semblable, très similaire. Mais qui regarde déjà l’avenir d’après-guerre plus directement.

2 Pourquoi ces deux films de Renoir ? Parce que, Renoir, c’est le cinéaste que je préfère. J’ai mis dix ans à le préférer à tous les autres. Bon. Il m’agaçait beaucoup au début, je le trouvais, comme John Ford, un peu sentimental. Et il a fallu que je prenne un tout petit peu de bouteille pour m’y intéresser. Ensuite, j’ai découvert que c’était le cinéaste le plus concret, le seul vraiment concret. Il y a des cinéastes plus grands, il y a Stroheim, il y a même Dreyer, il y a même Feuillade. Il y a Mizoguchi, il y a Fritz Lang. Je ne veux donc pas dire que c’est le plus grand cinéaste, mais c’est le plus particulier, celui qui a le mieux compris ce que c’est que le cinéma. C’est-à-dire un petit va et vient entre le théâtre et la vie. Voilà. L’abstraction et la réalité. Voilà. Quant à La Grande Illusion, c’était le film de Renoir que j’aimais le moins parmi tous les films de Renoir. Et j’ai eu envie de le revoir ce soir. Je ne l’ai pas vu depuis 15 ans. Surtout qu’entre temps, je suis

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allé tourner un petit film au Mont Sainte-Odile qui est le pendant du Haut- Koenigsbourg dans les Vosges. C’est au Haut-Koenigsbourg que Renoir a tourné La Grande illusion. Moi, le Haut-Koenigsbourg, je ne l’avais jamais vu. Je suis allé le voir pour la première fois il y a 6 mois. Et j’ai envie de le voir sur l’écran. Et je vous souhaite une bonne soirée. Et après, vous me direz tout ce que vous avez envie de vous dire, ce que vous avez envie de me dire…

Après la projection

3 Spectateur – Ce film a été tourné en 1937, à ma connaissance. Est-ce que Renoir l’a tourné en pensant à ce qui se passait en Allemagne à cette époque-là ? La guerre d’Espagne ? Est-ce qu’il l’a tourné en ayant l’impression que la Der des der, il allait y en avoir une suivante ? Puisqu’après, il a dit : finalement, ce film n’a pas empêché qu’il y ait encore une guerre entre la France et l’Allemagne.

4 J.-M. S. – Vous voulez en venir où ?

5 Spectateur – Je vous demande si Renoir avait ça en tête quand il a fait ce film-là.

6 J.-M. S. – Oui. Il y croyait.

7 Spectateur – Est-ce que vous l’avez trouvé mieux que la dernière fois que vous l’avez vu ?

8 J.-M. S. – Oui.

9 Spectateur – Pour quelle raison ?

10 J.-M. S. – Parce que j’ai dit que ce n’était pas le film de Renoir que je préférais. Mais c’était 15 ans avant. Parce que maintenant j’ai 117 ans ! Ça fait beaucoup d’années. Ce qui fait la force d’un film comme ça c’est la variété des tons. Ça, ça n’existe que chez Renoir. L’éventail. C’est un éventail extrêmement ouvert, qui va du grotesque au sublime. Surtout ça n’est jamais naturaliste. Chaque fois qu’on côtoie le naturalisme, il y a le théâtre qui intervient. Prenez l’exemple de Rosenthal qui se retourne au moment de quitter la pièce. Tout d’un coup, il se retourne et il part comme ça. Ça, ça n’existe que chez Renoir. C’est le contraire de toutes les séries télé qui veulent faire semblant d’être vraies. C’est du faux-semblant, c’est du toc. Ici, c’est le contraire. Donc, l’éventail des sentiments est ouvert.

11 Spectateur – Dans ce film, il y a ce sentiment de classe, qu’on trouve souvent chez Renoir, c’est très marquant. Les personnages sont définis par leur classe sociale.

12 J.-M. S. – Renoir a fait un film qui s’appelle La Marseillaise, qui a été produit par le Front populaire.

13 Spectateur -Dans ce film, il y a quand même des acteurs incroyables. Le cinéma des années 30, c’était un cinéma d’acteurs. On voit Carette, Dalio, Gaston Modot ...

14 J.-M. S. – Oui, c’est le braconnier de La Règle du jeu.

15 Spectateur – Il y a toute cette brochette d’acteurs…

16 J.-M. S. – Le garde-chasse. Le braconnier, c’est Carette.

17 Spectateur – C’était un cinéma d’acteurs chez Renoir. On avait l’impression que tous les seconds rôles étaient vraiment très importants et que… Même Gabin, dans ce film, il n’est pas dans son statut, comme Carné a pu le filmer dans Le jour se lève.

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18 J.-M. S. – Renoir a toujours utilisé les acteurs en tant qu’amis, pas en tant que clowns professionnels. Il les a pris à l’envers, souvent. C’est ça qui fait que ça tient debout. Je dirais pas à rebrousse-poil, mais pourquoi pas ! Vous voulez en venir où ?

19 Spectateur – Nulle part. Je suis admiratif de ces acteurs de second rôle qui étaient formidables, dans les années 1930.

20 J.-M. S. – Lui-même a joué des rôles dans La Bête humaine et dans d’autres films. D’ailleurs, il a toujours été considéré comme un mauvais acteur. Chaque fois qu’il apparaissait, les assistants se mettaient à ricaner. J’entends : son apparition en tant qu’acteur. Justement parce qu’il était juste. Ce n’est pas un naturaliste. Ce qu’il fait avec tous ces acteurs de l’époque, qui étaient ses amis ou pas, qui étaient connus ou à la mode ou pas, c’est exactement pareil. C’est ça qui fait que Renoir, c’est Renoir.

21 Spectateur – Vous avez dit que Renoir était un cinéaste concret. Que c’est pour ça que vous l’aimiez parmi tous les autres cinéastes. Vous pouvez nous expliquer ce que vous entendez par l’aspect concret des films de Renoir ?

22 J.-M. S. – C’est ce qu’on vient de dire là. Ce n’est pas très mystérieux. Ce qu’on vient de dire là. Il est concret avec la réalité, il est concret avec ses personnages, il est concret avec le son, etc. C’est un ensemble qui fait que… C’est un concret qui dialogue avec l’abstraction. C’est un concret qui doit sa force aussi à l’abstraction.

23 Bernard Muscat (Ciné Art) – L’économie de ses films : il arrivait à trouver des sous facilement pour faire ses films ? Comment ça se passait ? Qui il employait ?

24 J.-M. S. – Renoir était dans… Il n’y a jamais eu d’industrie du cinéma français, mais il y avait un système commercial du cinéma français. Il était dedans. Ses films ont eu beaucoup moins de succès que ceux de Duvivier ou Carné, etc., mais ses films circulaient. Il y en a qui n’ont pas marché. Celui-ci n’a pas marché du tout. La Règle du jeu n’a pas marché. Une partie de campagne n’a pas marché. Madame Bovary n’a pas marché. Mais néanmoins, ça rapportait ce que ça avait coûté. Il disait dans la première interview qu’il a faite en rentrant en France avec François Truffaut, Rivette et je ne sais plus qui, il disait : oui, moi, j’étais à une course de taureau en Espagne, avec des amis, j’y comprenais rien, mais j’ai compris qu’il fallait comprendre, qu’il fallait savoir pour comprendre. Le torero fait un petit mouvement comme ceci à gauche, tout le monde se mettait à applaudir, un petit mouvement comme ceci à droite, tout le monde se mettait à hurler. Il dit : vous voyez, le cinéma, c’est pareil, c’est fait pour les aficionados. Et puis il enchaînait en disant : on croit que le cinéma, c’est fait pour les 6 000 personnes du Gaumont Palace. Non, c’est fait pour 3 parmi ces 6 000 personnes ! Voilà ce qu’il disait. Et pourtant, c’était un homme qui croyait au grand public et au cinéma commercial. C’est ça aussi la contradiction. Ou pour employer un grand mot, la dialectique. Il disait : on fait des films aussi seulement pour des amis. Il y en a un que j’aimais beaucoup, que j’estimais énormément, il a vu Madame Bovary avant qu’on le mutile d’une heure, en 36. Il l’a vu et ça lui plaisait beaucoup. Et ça m’a fait grand plaisir, c’est très important. On lui dit : qui c’est, ce monsieur que vous estimez tant et qui a vu Madame Bovary avant qu’on en coupe une heure ? Il a dit : il s’appelait Berthold Brecht, il était de passage à Paris. Il y a une belle petite histoire. Il n’y en a pas beaucoup parce que les gens sont vaniteux. Mais l’estime entre deux cinéastes, elle existe. Moi, quand j’ai l’impression que je vois un film qui est beaucoup plus fort que ce que j’aurais pu faire, je suis un peu jaloux, mais en même temps, je suis tout le contraire de jaloux, je suis enfin heureux. John Ford, très peu de temps avant de mourir, on lui a dit : alors, quel est le cinéaste

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que vous préférez ? Il a dit : oh ben, Renoir, Renoir, Renoir. D’ailleurs, il y a un film de John Ford où il reprend Dalio, des gens de LA règle du jeu. Il y a même une phrase en français pour qu’on comprenne bien. C’est la situation de Dalio qui présente son orgue mécanique dans La Règle du jeu. C’est un peu décalé. Le film s’appelle La Taverne de l’Irlandais. Alors il disait : oui, Renoir. Mais quel Renoir ? Le journaliste s’attendait à ce qu’il lui dise : La Règle du jeu. Mais il a dit : non, tous les Renoir. Tous les Renoir. Mais ça, c’est très rare. C’est très rare et très beau.

NOTES

1. . Durant cette Rétrospective J.-M. S. a choisi de donner à voir différents films : de Jean Renoir, Jean Grémillon et des Marx Brothers.

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Après Operai

Jean-Marie Straub

1 Jean-Marie Straub – Je veux rectifier un petit peu ce que j’ai dit. J’ai dit que c’était un film un peu terroriste. Mais enfin, c’est quand même une des plus belles histoires d’amour qu’on ait racontées à l’écran. Je veux dire que ça s’ouvre et ça se détend à un certain moment. Ça ne reste pas terroriste jusqu’au bout. Est-ce que vous avez des questions ?

2 Spectateur – C’est génial si on est Italien et qu’on n’a pas besoin des sous-titres. Sincèrement, quand il faut tout le temps regarder, ce n’est pas possible avec les sous- titres.

3 J.-M. S. – Mais ça fait 40 ans que je dis qu’il faudrait avoir le courage de faire des films en italien, en allemand et en français et de ne jamais les sous-titrer pour personne.

4 On est né dans une langue, c’est notre langue maternelle et il n’y a aucune raison de se faire croire, comme la bourgeoisie, qu’on peut comprendre et parler toutes les langues.

5 Ils ont inventé l’esperanto et ils se sont cassé la gueule. Maintenant, ils en sont à l’anglais. Enfin, à la lingua del padrone, qui n’est même plus l’anglais des banques, mais qui est l’anglais du fonds monétaire international.

6 Spectateur – En quelle saison cela a-t-il été tourné exactement ?

7 J.-M. S. – Je ne sais plus. En tout cas, ça devait être juste après le 15 août.

8 Spectateur – Parce que vous avez choisi la période à laquelle ça a été tourné, quand même ?

9 J.-M. S. – Oui, il faut d’abord travailler avec tous ces acteurs-là et les mettre sur une scène. Il vaut mieux ne pas tourner des choses pareilles sous une pluie battante, c’est tout.

10 Spectateur – Voilà. Mais on aurait pu penser au printemps…

11 J.-M. S. – Non, au printemps, en Italie, il pleut tout le temps. Si vous voulez mettre un Italien en rogne, vous lui dites : chez vous, au fond, il pleut jusqu’au 14 juillet. Alors il se met en colère. Mais c’est tout à fait vrai. Et puis, à partir du 15 août, il recommence à pleuvoir. Donc voilà. Ils le savent bien puisqu’ils ont inventé un terme pour le changement de temps après le mi-agosto, ils ont appelé ça la ruptura, la rupture du 15

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août. Alors c’est une vieille histoire. Évidemment, parfois il pleut seulement le 20 août et pas le 16 août. Même parfois, il pleut un peu avant le 15 août. En tout cas, moi, j’ai eu des déluges au point qu’on devait s’arrêter au bord de la route parce que ça n’allait vraiment plus, le 14 juillet. Alors bon…

12 Spectateur – Donc…Vous n’avez pas dû refaire, reprendre ? Ça a été tourné en quelques jours ? Je parle des conditions de tournage.

13 J.-M. S. – En quelques jours ? Non. Oui, on sent un peu la saison qui avance...

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Portfolio (1)

Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat and Michel Noirez

1 Les photos de ce portfolio ont été prises par Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat et Michel Noirez. (Tous droits réservés)

Jean-Marie Straub, chez lui, à Paris – 9 janvier 2011.

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Inauguration de la rétrospective Straub-Huillet : René Cahen (Ligue de l’enseignement), Régine Palucci (Ciné Art), Laurent Le Bon (Directeur du Centre Pompidou-Metz), Antoine Fonte (Adjoint à la Culture de la ville de Metz) et Jean-Marie Straub -Centre Pompidou-Metz – 11 mars 2011.

Antoine Fonte et Jean-Marie Straub.

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Après les projections de Lothrigen ! et de Sicilia !, les étudiants de l’École Supérieure d’Art de Lorraine entourent leur professeur Mickaël Kummer – 11mars 2011.

Francis Guermann, Arnaud Dejeammes et Michaël Kummer après la projection de Où git votre sourire enfoui ? de Pedro Costa – 13 mars 2011.

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Jean-Marie Straub avec le compositeur Claude Lefevbre, créateur et directeur des Rencontres internationales de musique contemporaine qui ont eu lieu à Metz de 1972 à 1992 – 13 mars 2011.

Autour d’Antigone avec Olivier Goetz et Barbara Ulrich – 18 mars 2011.

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19 mars 2011 – Dans la cabine de projection de l’Auditorium du Centre Pompidou-Metz, Laurence Zimmer (Cravlor *) et Barbara Ulrich procèdent aux derniers réglages avant la séance de O Somma Luce. Il s’agissait là de la toute première projection vidéo numérique à partir d’un disque dur externe réalisée au Centre Pompidou-Metz. Au-dessus de la tête de la projectionniste, on voit l’imposant projecteur vidéo. Depuis 2009, les salles de cinéma françaises se sont équipées de ce type de matériel, abandonnant progressivement la projection des films en bobines 35 mm. * Centre Régional Audiovisuel de Lorraine

Après La mort d’Empédocle, rencontre avec Jean-Luc Nancy et Benoît Goetz – 20 mars 2011.

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Intervention de Jean-Marie Straub au sujet de La Mort d’Empédocle.

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Portfolio (2)

Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat and Michel Noirez

1 Les photos de ce portfolio ont été prises par Philippe Carta, Julien Goetz, Francis Guermann, Bernard Muscat et Michel Noirez. (Tous droits réservés)

Projecteur et enrouleur 35 mm mobiles installés dans le vestibule de l’Opéra-Théâtre pour la projection de Moïse et Aaron – 24 mars 2011.

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Avant la projection de Moïse et Aaron, Jean-Marie Straub, debout face à l’écran de l’Opéra-Théâtre, vérifie la qualité de l’image et du son.

François Narboni et Régine Palucci présentent Moïse et Aaron.

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Après la séance, Jean-Marie Straub et François Narboni parlent du film.

Après la projection, au Caméo, du Caporal épinglé de Jean Renoir, Jean-Marie Straub, entouré de spectateurs et d’amis, prend un verre à une terrasse de la Place Saint-Jacques – 22 mars 2011.

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Après Chronique d’Anna Magdalena Bach, rencontre avec Jacques Drillon et François Narboni – 25 mars 2011.

Jean-Marie Straub, place Saint-Louis à Metz – 26 mars 2011.

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Concert de Gustav Leonhardt à l’Arsenal de Metz - 26 mars 2011.

Jean-Marie Straub et Gustav Leonhardt se retrouvent après le concert.

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À la sortie du concert, sur l’Esplanade : Jacques Drillon, Jean-Marie Straub, Michel Noirez, Leon Garcia Jordan.

Benoit Turquety, Leon Garcia Jordan, Philippe Lafosse, Renato Berta et Jacques Drillon lors du débat « Sons et images » – 27 mars 2011.

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Bernard Muscat, Leon Garcia Jordan, Philippe Lafosse, Régine Palucci, Éloïse Grosjean, Benoît Turquety, Renato Berta, Francis Guermann, Catherine Simon, Jacques Drillon et Dominique Carta, à la sortie du débat « Sons et images » – 27 mars 2011.

27 mars 2011 – Le cinéma Le Royal, rue Gambetta, dans lequel avaient lieu dans les années cinquante des séances de différents ciné-clubs messins dont La Chambre Noire. C’est là que Jean- Marie Straub et ses amis ont fait venir François Truffaut, André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Henri Agel...

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Après le débat « Modernes/Classiques » : Jean-Marie Straub, Jean-Marc Leveratto et Olivier Goetz – 2 avril 2011.

Place d’Armes, l’annonce de la rétrospective Straub-Huillet.

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À travers la vitre de la cabine de l’auditorium du Centre Pompidou-Metz, on reconnait une image de Une visite au Louvre, film projeté en 35 mm. C’est le dernier des 32 films de cette rétrospective qui se terminait le 3 avril 2011 par ce film et par une conférence de Pierre-Damien Huyghe.

Tout le monde se retrouve à la brasserie l’ABC, en face de la Gare de Metz, pour prendre un dernier verre avec Jean-Marie Straub et le remercier d’être resté à Metz tout le temps de la rétrospective.

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Ici, un étudiant de l’École Supérieure d’Art de Metz poursuit la discussion avec Jean-Marie Straub...

...et là, aux côtés de Jean Goetz, Jean-Marie Straub lève son poing en guise d’au revoir – 3 avril 2011.

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Pour parler des Straub

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Le Monde comme exigence

Arnaud Dejeammes

1 C’est au cours de l’automne 1999, dans l’une des salles de montage du Fresnoy, le studio national des arts contemporains, à Tourcoing, que j’ai pu assister au « peaufinage » de la troisième version de Sicilia !, de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Au même moment, Pedro Costa filmait leur labeur pour son Où gît votre sourire enfoui ? 1, sorti en 2001. Conçue pour accueillir deux tables de montage CTM, la pièce dispose de dimensions relativement modestes. Il faut alors imaginer une certaine proximité : assis sur quelques rangées de chaises, des étudiants se trouvent derrière Danièle, aux commandes du banc 35 mm, placé à côté de l’entrée. Nous nous trouvons légèrement en décalé afin de voir l’écran de la visionneuse. Pedro et son équipe de tournage occupent également le lieu, la photographe Jeanne Lapoirie et l’ingénieur du son Matthieu Imbert, ainsi que le producteur Thierry Lounas, de Capricci : caméra et perche doivent trouver leur angle de prise de vue et de captation dans un espace restreint. En octobre et novembre de l’année suivante, au même endroit, j’ai pu suivre un travail similaire sur la deuxième version d’Ouvriers, paysans (Operai, contadini).

2 Le présent texte relate cette expérience en se focalisant essentiellement sur quelques aspects de la méthode de travail proposée par Straub et Huillet. Il s’appuie sur quelques notes consignées lors de ces deux sessions. Il fait aussi écho à la discussion qui a suivi la projection du film de Pedro Costa, le dimanche 13 mars 2012, dans le cadre la rétrospective du couple de cinéastes au Centre Pompidou – Metz.

3 Chez Straub et Huillet, il existe parfois plusieurs versions différentes pour un même film. Celles-ci s’obtiennent à partir des « bonnes prises » n’ayant pas été retenues pour la ou les premières moutures. Leur nombre, variant en fonction des tournages, doit être suffisant pour reconstituer le film dans son intégralité, en sachant qu’aucune ne figure jamais d’une version à l’autre. Les versions conservent un enchaînement semblable de plans, dont la composition d’ensemble ne varie pas non plus. La mise en scène et le texte restent identiques. Toutefois, la teneur globale diverge de manière subtile : lumière, son, jeu des acteurs, ou encore Schnitt, cette coupe particulière entre deux plans consécutifs qui sera abordée plus en détails ici, montrant par là pour quelle raison le terme de « peaufinage » a été, plus haut, préféré à celui de « montage ».

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Der Schnitt und die Montage

4 « Der Schnitt und die Montage » : ce sont sans doute les tout premiers mots que j’ai entendu proférer par Jean-Marie, lors d’une rencontre préliminaire à la médiathèque du Fresnoy, organisée sous le regard bienveillant de Frédéric Papon 2. Si leur souvenir persiste, au-delà du fait que le Schnitt ait été au cœur des séances de travail, cela est dû à leur prononciation marquée par un accent français qui me paraissait insistant et désinvolte. Celle-ci s’entend lorsque le cinéaste, à la fois léger et sévère, avec ses faux airs à la fois de Sterling Hayden dans Johnny Guitar 3 et de Sigrid Neiiendam, la grand- mère de Dies irae 4, prend la parole en allemand, souvent pour réciter un vers de Bach, de Hölderlin ou de Schoenberg. Cependant, l’intonation qui la teinte n’en dévoile pas moins ce souci commun aux deux cinéastes envers la sonorité même des mots, le flot de la parole. Il me semble que leur attrait pour le Sprechgesang, entre chant et discours récitatif, que l’on retrouve de manière plus ou moins lointaine dans nombre de leurs films, transparaît à travers cette façon de parler.

5 Ainsi Straub a commencé à nous expliquer ce dont il allait être question durant les semaines à venir.

6 En allemand, der Schnitt traduit la « coupe » ou la « taille ». Le terme s’applique au vocabulaire cinématographique, où il y fait parfois office de synonyme, avec Filmschnitt, à Montage. Il existe pourtant une distinction entre Schnitt et Montage. Elle est encore moins usitée en France, voire inexistante, puisque le même mot, « montage », y est employé indifféremment. Un monteur peut en effet s’occuper de la construction d’ensemble du film (c’est-à-dire de l’agencement des séquences entre elles à l’échelle de l’œuvre), mais aussi de l’assemblage particulier qui existe entre deux plans successifs, où deux photogrammes – celui qui finit un plan et celui qui commence le suivant – sont mis bout à bout. Si « montage » s’applique à ce dernier, les deux cinéastes la qualifient plus précisément de Schnitt. Lors de leur présence à Tourcoing, il n’a presque jamais été question de montage au sens global du terme. En réalité, nous n’y avons pas assisté : lorsque nous sommes arrivés à la première séance de travail, le film existait déjà et les copies d’exploitation circulaient depuis quelques temps. Avant même de les rencontrer, j’avais par exemple eu l’occasion de voir Sicilia ! à Bordeaux, à l’ancien cinéma art et essai Jean Vigo. Pensée bien en amont, la structure possédait par conséquence sa forme définitive. Straub et Huillet sont en fait venus au Fresnoy pour finaliser une nouvelle copie de travail. En argentique, une copie de travail sert ensuite à monter en laboratoire le négatif à partir duquel les copies d’exploitation sont tirées. Développée en positif, elle lui évite ainsi de trop nombreuses manipulations compromettant une conservation optimale. Plusieurs versions d’un même film, avec leurs singularités propres, multiplient de facto le nombre de négatifs : outre un autre regard sur l’œuvre déclinée en autant d’infimes variations, une telle option a l’avantage d’assurer une sauvegarde plus sûre de celle-ci. À l’aide de leur 4L blanche, les deux cinéastes ont amené la copie de travail, parmi les chats et les bagages. Divisée en plusieurs bobines de pellicule 35 mm et disposée à l’intérieur de ces fameuses boîtes métalliques circulaires, il suffisait de l’assembler dans l’ordre successif et préétabli des plans et des séquences. Idem pour la bande son, enregistrée à part sur support magnétique.

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Schnitt

7 Si l’on considère ici que le montage porte sur la totalité du film et les séquences qui le composent, le Schnitt se concentre quant à lui sur la coupe précise entre deux plans. En préambule, Straub a insisté sur ce qui différencie les deux activités de montage. Puis, très concrètement, au long de ces journées passées avec eux, à force d’incessants retours entre la fin d’un plan et le début d’un autre, pour chaque raccord de Sicilia !, puis d’Ouvriers, paysans, Huillet nous a montré ce que le Schnitt impliquait. Jean-Marie commentait de manière presque systématique les choix qu’ils prenaient, au désespoir parfois de Danièle, exaspérée (« Straub, vous faites chier ! »). Tant en amont qu’en aval, il leur fallait trouver le meilleur endroit où effectuer la coupe. Sauf à produire un « travail de margoulin » selon Straub, ceci ne se fait pas n’importe comment. Si la tâche consiste pour eux à ajuster des blocs, ils ne se contentent pas pour autant de les joindre ou de les sceller. Le Schnitt se rapproche ainsi plutôt de la taille artisanale d’un tenon et d’une mortaise : un travail mené à bien les fait coïncider de la manière la plus juste qui soit, s’emboîtant sans le moindre jeu ni contrainte. Maintenus ensemble, aucun adjuvant externe, fût-il glu ou mortier, ne vient les souder. Dans les films du couple, les plans doivent ainsi s’assembler parfaitement, sans avoir recours à un subterfuge quelconque. Il leur faut surtout accorder et concilier. Au matériau doit répondre le matériau – et ceci de manière quasi autonome. Straub et Huillet considèrent le film (ce qu’il y a sur la pellicule, pas le support en lui-même) comme une matière à part entière et c’est dans celle-ci qu’il faut puiser, avec laquelle il faut composer : couleurs et lumières, mouvements.

8 Le nom de Chaplin est souvent revenu au cours des séances : ils nous le dépeignaient, dans sa baignoire, en train de faire le montage de ses films à l’œil nu, sans autre moyen de visionnage. Il constituait ainsi un modèle de précision, quelqu’un pour qui le moindre photogramme a toute son importance. La coupe qui joint un plan à l’autre ne s’effectue pas par hasard. Quelques photogrammes – et parfois même un seul – de trop ou de moins, et la transition en devient maladroite. Citant Robert Bresson, Jean-Marie Straub rappelait : « un millimètre d’écart, et le regard est faux » Par ailleurs, ils nous ont fait remarquer que Charlie Chaplin coupe dans l’action, c’est-à-dire avec l’action qui commence. Les films de Straub et Huillet revêtent souvent un caractère hiératique du fait que leur montage prend en compte l’action qui se déroule dans son ensemble, de son amorce (et même un peu avant) jusqu’à sa conclusion (et même un peu après). Ainsi, par exemple, si quelqu’un doit sortir du cadre, il faudra, avant de couper, prendre tout le temps nécessaire pour lui laisser accomplir son trajet, fût-il plus long au regard de certains standards cinématographiques : hors de question de tailler dans sa marche ou dans son mouvement. Réciproquement, lorsqu’une autre personne commence à être filmée, le départ se fait dans la position statique, dût-elle ne durer que très brièvement, quelques dixièmes de secondes à peine. Il leur arrive néanmoins de faire des « entorses » à cette méthode, en fonction de ce que peut leur offrir le matériau. Un tel exemple se retrouve au plan quarante-deux d’Ouvriers, paysans : parce que la personne a déjà été vue dans le film, ils nous ont indiqué qu’ils pouvaient commencer avec le mouvement. Ainsi, s’il s’avère inévitable ou indispensable de tailler dans la marche (au contraire de ce qui a été mentionné précédemment), il convient, à l’instar de Chaplin, de l’effectuer dans le déséquilibre.

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9 Sans cesse à l’affût du « geste caché », tout photogramme est pris en compte. Un clignement d’yeux en demande au minimum quatre ; huit, au maximum, lorsque quelqu’un a vu quelque chose. Dans leur attachement pour la précision, Straub et Huillet aimaient à mentionner Fritz Lang : « sept photogrammes pour un regard. »

NOTES

1. . La série Cinéma, de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe, dans laquelle le film s’inscrit également, lui donne pour titre Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, cinéastes. 2. . Coordinateur pédagogique de l’époque au Fresnoy, il est aujourd’hui directeur des études à la FEMIS. 3. . Ce film de 1954, réalisé par Nicholas Ray, nous a d’ailleurs été projeté par Straub et Huillet pendant leur première venue. 4. . Vredens Dag, Carl Theodor Dreyer, 1943.

AUTEUR

ARNAUD DEJEAMMES Arnaud Dejeammes, artiste et théoricien d’art, intervient à l’Université de Lorraine.

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Toucher

Benoît Goetz et Jean-Luc Nancy

1 Benoît Goetz – Nous avons décidé de ne pas faire de conférence à proprement parler, mais d’improviser une rencontre, une rencontre entre nous et avec Jean-Marie Straub.

2 Je tiens d’abord à remercier Ciné Art qui a magnifiquement organisé ces rencontres avec eux 1, les Straub, comme on dit, de sorte que Metz est devenue pour un mois la plate- forme éphémère de l’IS, l’Internationale straubienne. Danièle Huillet n’est plus là, mais elle ne cesse de revenir à nous à travers les images et sa voix, et sa présence si singulière dans nos mémoires. Elle se tient là encore parmi nous, prête à nous prendre en flagrant délit de bêtise, d’approximation et de bavardage. Merci aussi d’avoir permis cette rencontre entre Jean-Marie Straub et Jean-Luc Nancy. Ce qui les réunit est sans doute leur approche de Hölderlin, mais cela pourrait être mille choses encore, comme je vais essayer de le suggérer : une attention portée aux singularités, aux reliefs des êtres et des choses, aux corps, aux lieux et aux voix. Une manière intense d’habiter le monde et une colère contre ce qui rend impraticable cette habitation. Car comme l’écrit Gilles Deleuze dans Pourparlers, « la philosophie ne se sépare pas d’une colère contre l’époque ». Mais il ajoute qu’elle nous procure aussi une étrange sérénité. Je dirais, pour reprendre un titre de Jean-Luc Nancy, qu’une posture qui lui est commune avec les Straub est celle de l’adoration 2, de l’adoration du monde, s’entend. Sans doute ces esprits libres sont-ils l’un et l’autre farouchement « religieux », au sens où Bataille, auteur d’une Somme athéologique, peut écrire par ailleurs : « nous sommes farouchement religieux ». Cette adoration est une pulsion que je détecte chez le philosophe et le cinéaste, un désir de rencontrer les choses mêmes et l’infini dehors. Cette rencontre d’aujourd’hui, avec ce qu’elle comporte d’hasardeux et de fortuit, était donc aussi inévitable. Les films des Straub peuvent être considérés comme une méditation intense sur le destin. Et, comme on le sait depuis Aristote et Alexandre d’Aphrodise, le destin n’exclut aucunement, bien loin de là, le hasard, tuchè et automaton. « Trop tôt, trop tard »..., mais pas toujours. Et alors cela est beau comme la rencontre fortuite de Jean Marie Straub et de Jean-Luc Nancy sous un chapeau chinois. En effet, le toit du bâtiment dans lequel nous nous trouvons a été inspiré à l’architecte japonais Shigeru Ban par la trouvaille, elle-même fortuite, d’un chapeau chinois dans une boutique parisienne.

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3 On parle beaucoup de « rencontre », à tout bout de champs, et c’est un vocable auquel il convient d’abord de restituer tout son tranchant (comme à celui de « résistance »). Les Straub ont dit souvent que leurs films étaient faits de rencontres, avec des textes et des musiques, avec des lieux et des circonstances. Rien de plus étranger aux Straub que l’idée selon laquelle l’art serait au service de l’expression de la personnalité et des sentiments de l’artiste. Ils travaillent toujours en rapport avec quelque chose qui leur résiste, avec une œuvre qui ne se laisse pas diluer dans le magma culturel. Ce sont les œuvres, les lieux, le monde qui résistent. C’est pourquoi leurs films se présentent d’abord à nous comme des « blocs impénétrables ». Des blocs de sensations et de langues, des blocs de durée, une rencontre avec la terre. Comme si, à chaque fois, l’expérience du film consistait à ponctuellement toucher terre, à un moment précis de l’histoire, dans l’épaisseur d’une terre peuplée de ses habitants, les vivants et les morts. C’est un cinéma stratigraphique où ce que l’on entend sourd des lieux.

4 Ce ne sont pas des personnes qui se rencontrent, mais des parties qui se composent, et le plan de rencontre, de composition, se fabrique à partir de ce qui, de part et d’autre, n’est pas encore constitué comme partie intégrante de chacun. Je veux dire simplement que la rencontre produit une zone ou un espace de création de singularités inattendues. Qui sait ce que cela va donner si, par exemple, j’absorbe ce fruit, cette plante, cette boisson ? Que vais-je devenir ? Il ne s’agit donc pas du tout de l’échange de données préalablement constituées, mais de l’invention d’une nouvelle singularité, par exemple : Straub/Kafka, ou Empédocle/Hölderlin/ Straub, etc. Mais peut-être d’abord, et surtout, la rencontre Jean-Marie/Danièle, sans qui le cinématographe ne serait pas ce qu’il est. Le hasard, tuchè, est ici maître du jeu. Comme le disait, il y a quelques jours, Jean-Marie, « sans hasard et sans miracle, il n’y aurait rien du tout ».

5 Or la philosophie rencontre aussi le cinéma. Il y a eu une rencontre Deleuze/Straub, nous allons y venir. Sur quel plan se situe la rencontre philosophie/cinéma ? Ou plutôt, de quel plan cette rencontre est-elle créatrice ? Philosophes et artistes se rencontrent sur le terrain qui leur est propre à chacun, celui de l’invention de modes de perception, de manière d’habiter le monde, et ainsi, les uns et les autres, ils construisent des « maisons », ils découvrent des mondes. Les concepts ne sont pas séparables de percepts et d’affects qui leur appartiennent. Géologie politique : c’est la terre qui résiste, à la territorialisation, à l’implantation de « territoires ». Jean-Luc Nancy cite souvent cette phrase de Nietzsche : « La terre et la terre des hommes n’ont pas encore été découvertes ». Nous ne connaissons, en effet que la terre opposée au ciel, le terrestre opposé au céleste. Or la terre, notre dimension qui reste à découvrir, comprend la terre et le ciel. C’est Nietzsche qui introduit la terre en philosophie, comme la grande inconnue, la nouvelle mer qu’il nous faut maintenant explorer. Deleuze dira que la terre est la grande déterritorialisée. Rejoindre la terre, toucher terre, c’est une aventure cosmique, qui n’est pas sans rapport, sans doute, avec ce que Hölderlin a appelé « le retournement natal ». D’ailleurs, le Natal est un des concepts parmi les plus mystérieux des Mille Plateaux de Deleuze et Guattari. La rencontre entre le cinéma des Straub et la pensée philosophique se situe, à mon sens, sur ce plan de la terre...

6 Jean-Luc Nancy – La rencontre dont tu parles entre Jean-Marie Straub et moi, je crois que, même si c’est très anecdotique, ça vaut la peine de dire qu’elle avait déjà eu lieu une fois. Et il vaut la peine de dire sous quels auspices. C’était une fois, il y a pas mal d’années, au Mans dans un colloque sur le corps où... je ne me rappelle même pas s’il y avait une projection de film, mais en tout cas, ce dont je me rappelle c’est que j’avais

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parlé d’Aristote qui dit que l’âme (psyché) est la forme d’un corps organisé. Cela avait beaucoup plu à Jean-Marie Straub. Et cela m’avait beaucoup plu que cela lui plaise beaucoup. C’est une rencontre qui est intéressante. Peut-être qu’il y en a plusieurs parmi vous qui, quand ils entendent cette phrase d’Aristote, sont aussi surpris. Ils se disent : Ah bon, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Alors que c’est pour Aristote une définition très simple qu’il énonce. Qu’est-ce que cela veut dire psyché ? Cela veut dire : ce qui donne sa forme à un corps organisé. En effet, cela a une grande portée par rapport à ce que nous avons pris l’habitude de recueillir comme une petite âme spirituelle. Parce que nous avons fini par confondre l’âme et l’esprit. Petite âme spirituelle qui voletterait ailleurs, au-dessus de la terre, loin de la terre. On voit comment cette première rencontre embraye au moins par cela sur quelque chose dont tu parlais.

7 Prenons la terre. Je prends la terre parce que je dois dire que c’est très bien que tu parles de cela. Parce que demain, on va voir La Mort d’Empédocle. Et vous verrez que La Mort d’Empédocle est à beaucoup d’égards aussi un film sur la terre.

8 B. G. – C’est une exclamation d’Hölderlin : « La terre, mon berceau ! »

9 J.-L. N. – Oui. À propos de la terre, je voudrais ajouter ceci : tu es parti de Nietzche qui fait dire à Zarathoustra : « Nous n’avons pas encore découvert la terre ». Je crois que quelque chose aussi a bougé entre Nietzche et nous. Tu le sais très bien. Pour Nietzche cela veut dire : Nous avons trop gardé les yeux fixés sur ce qu’il appelait les arrières- mondes. Maintenant il faut regarder la terre seulement et nous, qui sommes dans l’accomplissement pourtant interminable, comme Nietzche le fait aussi dire à Zarathoustra, de la mort de Dieu, nous pouvons dire que notre regard est vraiment détourné des arrières-mondes. Il s’en est tellement détourné que quand nous regardons au-delà du monde visible, quand nous regardons avec nos télescopes et nos navettes, nous et notre astrophysique, nous savons qu’il n’y a pas d’arrières-mondes. Nous savons que c’est toujours et toujours plus loin...

10 B. G. – On aimerait bien trouver un arrière-monde...

11 J.-L. N. – Non, justement il ne le faut pas. Il faut savoir que la terre est maintenant partout. La terre est au ciel aussi. Et même au ciel, c’est particulièrement pierreux, rocheux, terreux. Jusqu’à présent, Il n’y a pas, malgré toutes nos attentes, il n’y a pas beaucoup de signes de vie, encore moins de présence, en un sens fort. Il n’y a peut-être pas beaucoup d’espoir de rencontre, au sens que tu disais. Même s’il n’y a personne... Je pense que ce que nous rencontrons, en rencontrant partout la terre, c’est nous-mêmes, de plus en plus. En effet, comme tu l’as un peu martelé, nous ne nous rencontrons pas comme personne, nous nous rencontrons comme..., oui..., myriades d’atomes et... qu’est-ce qui se passe ? Tu m’as fait penser tout à l’heure qu’au fond, tu l’as presque dit, au fond, une vraie rencontre c’est une œuvre. Une vraie rencontre ça fait une œuvre. Par exemple, tu prends Deleuze et Guattari, ils font une œuvre. On dit les Straub, c’est une rencontre, mais le pluriel dit l’œuvre. Mais justement, dans la rencontre dont je parle, dans la rencontre que nous faisons de nous-mêmes en partant comme cela à travers non seulement l’univers maintenant, mais les univers, le plurivers ou le multivers comme disent les physiciens contemporains, au fond ce qui nous inquiète, c’est que nous ne faisons pas œuvre. Pas œuvre en tous cas à la manière que nous connaissions jusqu’à présent, qui est une œuvre qu’on peut présenter, montrer, dont on peut en quelque sorte dessiner la forme. J’ai pensé à cela aussi que la rencontre est une œuvre, parce que Celan dans Le Méridien, dit : « Le poème c’est une rencontre ».

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Justement, cette rencontre de Celan, n’est pas une rencontre de personnes. C’est une rencontre du langage et du réel, peut-être... C’est aussi une rencontre du langage avec lui-même.

12 B. G. – Ce matin, je ne sais pas pourquoi, la conversation est venue sur le destin qui est un thème philosophique qui m’a toujours assommé. Mais dans les propos des Straub il y a une constance qui est dans leur œuvre et pas seulement dans ce qu’ils disent, le thème du hasard. J’ai relu un peu le Traité du Destin d’Alexandre d’Aphrodise. Jean- Marie a dit ici vendredi soir il y a une semaine : « Sans hasard et sans miracle, il n’y aurait rien ». À l’Université, lors d’une intervention, mais là c’est plus personnel et plus délicat de le citer, il parlait de sa rencontre avec Danièle Huillet. Il a dit : « c’est le hasard, par hasard, par hasard... ». Il a répété « par hasard » une dizaine de fois. Finalement je me demande si toute l’œuvre des Straub n’est pas aussi un traité du hasard et du destin. Je mettrai cela en perspective avec ce que tu écris dans ton ouvrage L’Adoration, à propos du fortuit, pour ne pas dire de la « fortuité » ou de la « fortuitude », même si tu utilises ces mots. Mais ce sont des mots français, cependant il faut faire attention. Un jour j’écoutais Jean-Marie Straub à la télévision et un journaliste un peu bête lui a dit : « C’est quoi ces proférations ? ». Jean-Marie lui a rétorqué : « Excusez-moi, ce mot n’est pas dans le Littré ». J’ai vérifié immédiatement et, effectivement ce mot n’est pas dans le Littré. Maintenant je parle de fortuité et de fortuitude et je pense que Jean-Marie qui connaît le Littré par cœur va peut-être nous engueuler en sortant. Je pense qu’il y a une rencontre possible entre toi et Straub à ce propos. Dans L’Adoration, ton idée est que si nous adorons les choses, c’est parce qu’elles sont complètement fortuites. Les Straub sont aussi des cinéastes de l’adoration. Par exemple, le coup de dé de Mallarmé, les constellations, Ces Rencontres avec Eux, tout cela relève d’une pensée de la « fortuité ».

13 J.-L. N. – Ne dérivons pas trop. Il ne s’agit pas de parler de mes livres.

14 B. G. – Mais si, puisque pour que vous vous rencontriez sous le chapeau chinois il a fallu aussi bien tes livres que leurs films.

15 J.-L. N. – Oui tu as raison mais « fortuité », je ne sais pas si ce mot existe. À vrai dire je ne crois pas.

16 B. G. – Ce n’est pas grave, on a le droit de créer des mots.

17 J.-L. N. – Oui, on a le droit, donc on le fait. J’ai eu envie de prendre le mot de fortuit parce que le mot de hasard porte une redoutable ambivalence. Je vais m’expliquer là- dessus. Après je dirai ce que le mot de fortuit permet. Je n’y peux rien Aristote est de nouveau là parce que il nous permet de distinguer deux formes de hasard, Aristote les appelle automaton et tukè. Automaton, son nom le dit bien, c’est...

18 B. G. – La caméra. Et tukè, c’est le lézard et le papillon.

19 J.-L. N. – Non. Si tu dis qu’automaton, c’est la caméra comme machine, alors tu dois dire que tukè, c’est l’œil du metteur en scène et/ou du cadreur. Automaton, c’est ce qui se produit par voie de conséquence automatique. Mais que sur le moment, on ne sait pas rapporter à tout l’enchaînement des causes. On peut comprendre le hasard comme cela, comme une nécessité non connue, non décryptée. Tukè, c’est vraiment la rencontre. Dans le mot grec, pour Aristote il y a une idée de chance au sens où en français nous avons aussi « fortune » et nous parlons souvent de « bonne fortune ». Mais l’italien fortuna a davantage gardé cette valeur positive. Nous aussi d’ailleurs, nous lui donnons le sens de la richesse. La fortuité est de la même famille que la fortune, c’est aussi pour

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cela que je suis tombé dessus. Fertile, fortuit, fortune, sont de même racine c’est certain. Or, quand nous disons « fortuit », nous avons à la fois l’idée de quelque chose de très fugitif, évanescent, qu’on ne peut pas arrêter, qu’on ne peut pas isoler. Et que donc, on aurait du mal à ramener à la mesure d’un événement qu’on pourrait ou non calculer selon l’ordre de l’automaton. Il y a une fugitivité du fortuit qui le rend beaucoup plus exempt de la possibilité d’être rapporté à une série de causes. Parce qu’évidemment, si on prend le hasard par le biais de la série des causes – il y a un philosophe français qui a dit toutes sortes de choses à ce propos, qui s’appelait Cournot –, on pourra toujours remonter la série de ces causes. Pourquoi est-ce que tu es là, assis de telle manière, à tel moment ? Pourquoi est-ce que ton micro est dans telle position ? On peut idéalement reconstituer la série des causes. Le fortuit est plutôt ce qui vraiment donne l’impression de venir d’ailleurs. Je crois que dans le hasard comme rencontre fortuite – et c’est à cela qu’on pense quand on pense positivement au hasard – il y a peut-être toujours l’idée que quelque chose est venu d’ailleurs. Ce n’est pas par hasard seulement qu’on rencontre quelqu’un, mais si cette rencontre est une rencontre, c’est que chacun a rencontré un ailleurs, quelque chose qui est ailleurs que lui, ailleurs que sa position ici et ailleurs que ce que l’autre représente par sa personne, sa personnalité, etc.

20 B. G. – La fortuité est aussi liée à un mouvement et à des circonstances. Je crois que c’est cela qui est très important dans ce que j’appellerai la résistance du lieu. C’est que tout lieu finalement est fragile et fortuit, ici, là, maintenant.

21 J.-L. N. – Le premier lieu et le premier lieu de la fortuité, c’est le lieu de naissance. Naître ici et maintenant, c’est toujours quelque chose qui est irréductible à tout l’enchaînement des causes qui justement se présente de manière particulièrement visible si on parle d’une naissance. Il est né de tels parents, ses parents se sont rencontrés pour telles raisons. Évidemment, chaque naissance peut être rapportée à toute une arborescence sociale, culturelle, historique, physique, biologique aussi, parce qu’il faut bien que cela marche. Il y a des rencontres très amoureuses et qui ne marchent pas du point de vue de la génération. Donc, je pense que c’est très intéressant de penser que le lieu, c’est peut-être toujours d’abord le lieu de naissance, non pas que le lieu réel de naissance, le lieu géographique, politique, historique est de quelque importance que ce soit. Encore que bien entendu chaque fois cela est inscrit dans une histoire et que ce n’est pas du tout indifférent.

22 B. G. – Dans le film Amerika on assiste à toute une série de rencontres et, le plus souvent de mauvaises rencontres. C’est aussi ce que l’on peut dire à propos des rencontres, c’est qu’elles sont souvent mauvaises et ce qui me frappe c’est la fin du film qui aboutit enfin à une bonne rencontre. C’est encore une fois comme une exclamation et un cri. Quand le personnage voit l’affiche du théâtre de l’Oklahoma où tout le monde a sa place, avec la musique de Bach – ce qui chez Straub souligne aussi le fait que c’est une bonne rencontre – et qu’il y a enfin cette ligne de fuite le long du fleuve. Après toute cette série de rencontres épouvantables, les Français, Robinson, Lamarche et surtout cette femme dont je ne me souviens plus du nom...

23 Jean-Marie Straub – Brunelda.

24 B. G. – Brunelda, merci Jean-Marie, le personnage trouve une ligne de fuite, il longe le fleuve et il y a ce plan magnifique. Il y a dans ce cinéma un art de longer les choses et les lieux. Adorer c’est peut-être aussi cela : apprendre à longer. On voit cela aussi chez Godard parfois avec ses mouvements de caméra qui longe le paysage, la terre et le ciel.

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Cela a peut-être aussi un rapport avec ce que tu nommes le toucher. Longer, c’est aussi toucher. Il y a aussi le tour de l’île dans Itinéraire de Bricard...

25 J.-L. N. – Je ne savais pas que tu devais commenter aussi America/Rapports de classes. Alors, il aurait fallu prendre les choses autrement. À propos de longer et de toucher, je suis d’accord et je voulais déjà le faire remarquer tout à l’heure. Dans la contingence il y a aussi du toucher. Contingent, c’est ce qui se touche, c’est ce qui tombe ensemble. Il ne faut pas non plus l’éliminer. Cela fait partie du fortuit, de la rencontre. On touche... cela se touche. Et la grande affaire avec le toucher, c’est la distance minimale entre ce qui se touche. Que les deux soient des personnes ou que ce soit une personne, un vivant doué de sensibilité. Et encore ! Je serai même prêt à dire que tout se touche dans le monde et que peut-être un des sens importants de la terre c’est cela.

26 B. G. – Toucher terre. Il y a une phrase de Heidegger qui m’a toujours frappé dans Qu’est-ce qu’on appelle penser ? Il écrit à peu près : « C’est une chose étrange que de devoir sauter pour nous retrouver là où nous sommes déjà ». Il y a cette idée que pour rejoindre la terre finalement c’est très compliqué, même si on y est déjà.

27 J.-L. N. – Oui, mais en même temps on en est peut-être toujours déjà éloigné, par une sorte d’envolée...

28 B. G. – Par une sorte de platonisme spontané ou plus simplement à cause des images dans lesquelles nous baignons.

29 J.-L. N. – Quand tu dis que Nietzsche est celui qui affirme qu’il nous faut découvrir la terre, c’est juste. Mais en même temps c’est aussi celui qui dit : Nous sommes perdus au milieu d’un océan immense. Et la mer, à ce moment-là redevient peut-être ce qu’elle était pour les Grecs. Pas la mer juste au pied de la Sicile, mais la mer au-delà de Gibraltar.

30 B. G. – C’est une des exclamations les plus citées : Thalassa ! C’est dans Xénophon, dans l’Anabase quand l’armée aperçoit enfin la mer et que tous s’exclament Thalassa Thalassa. Ce serait un peu comme : O Somma Luce !, Sicila !, Lothringen !

31 J.-L. N. – Cela va dans les deux sens, parce que souvent les marins autrefois, les marins dans toute la littérature, ils disent : Terre ! Récemment j’ai découvert le livre de mémoires de Sandor Marai, le grand écrivain hongrois. Les mémoires qu’il écrit sur la fin de la guerre à Budapest s’appellent en français je crois, Mémoires de Hongrie. Mais en hongrois cela s’appelle, je ne sais pas le prononcer : Terre, Terre. Et dans tout le livre il n’emploie pas cette expression qui est peut-être à la fois de reconnaissance, mais aussi de déploration. C’est sa terre, c’est la Hongrie, c’est Budapest, ce qui a été bousillé et rebousillé deux fois, trois fois même si l’on considère toute l’histoire de la guerre. Alors on peut crier mer ! On peut crier terre ! Mais on s’exclame en tous cas quand on arrive devant ce qu’on attendait, qu’on espérait. Ce qui n’est pas forcément contradictoire avec l’idée que ce soit une surprise totale. C’est un peu comme le « c’était lui, c’était moi ».

32 B. G. – Hölderlin a traduit un fragment d’Ajax de Sophocle où il est question de « O Salamin ! ». C’est encore des marins qui parlent. La phrase dit « Toi qui habites la mer ». Le texte de Sophocle suggère que les îles habitent la mer et que donc les marins qui sont loin de Salamin s’exclament : « O Salamin ! ». Le verbe grec pour habiter ce n’est pas oikeio, c’est naio. Hölderlin a lu cela et l’a traduit, ce qui l’a conduit à une pensée de l’habitation qui n’est plus seulement la nôtre mais qui est aussi bien celle d’une île par exemple. Ce qui le conduit aussi à parler de « la vie habitante des hommes ». Habiter ce

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n’est donc pas simplement être là... Les films des Straub sont des films sur l’habitation du monde...

33 J.-L. N. – Oui, mais alors je dirai qu’il faut être prudent. Il faut distinguer entre habitation et habitation. Chez Heidegger l’habitation est toujours très fortement liée à la maison.

34 B. G. – Mais qu’est-ce qu’une maison ?

35 J.-L. N. – On va laisser Heidegger de côté qui a construit sa propre petite mythologie avec sa Hütte qui est une petite maison. Il faut se méfier de la maison, mais laissons là la maison, Domus, même si je me souviens que Lyotard a écrit un grand texte, Domus et la mégapole.

36 B. G. – Recommandons-le, il se trouve dans son livre L’Inhumain. Voici la citation complète de Heidegger :

37 « Nous nous tenons à l’extérieur de la science. Nous nous tenons en revanche devant, par exemple, un arbre en fleur – et l’arbre se tient devant nous. Il se présente à nous. L’arbre et nous, nous nous présentons l’un à l’autre quand l’arbre se tient là, et que nous nous tenons en face de lui. Placés dans un rapport de l’un à l’autre, de l’un devant l’autre, nous sommes, l’arbre et nous. Dans cette présentation, il ne s’agit donc pas de “représentations” qui voltigent dans notre tête. Arrêtons-nous ici un moment, comme si nous prenions haleine avant ou après un saut. Nous sommes déjà en effet après le saut hors du domaine habituel des sciences, et même, comme nous le montrerons, de la philosophie. Et où avons-nous sauté ? Peut-être dans un abîme ? Non. Plutôt sur un sol ? Sur un sol ? Non. Mais sur le sol, sur lequel nous vivons et mourrons – à supposer que nous ne nous fassions aucune illusion. C’est une chose étrange, ou même une chose sinistre, que de devoir d’abord sauter pour atteindre le sol même sur lequel nous nous trouvons. Lorsque quelque chose d’aussi étrange que ce saut devient nécessaire, alors c’est qu’il doit s’être passé quelque chose qui donne à penser ».

38 J.-L. N. – Le texte de Lyotard donne à Domus un accent très positif, très local aussi, et très terrien. Moi je dirais qu’habiter, quand même, ce qui est très intéressant pour nous en français – parce que ce n’est pas du tout possible en allemand, wohnen, wohnung, ne signifie pas exactement la même chose... Il ne s’agit pas d’habitation à loyer modéré ! Bien sûr, mais habiter n’est pas forcément habiter une maison. Rappelons qu’habiter vient d’habitus. Il s’agit de comportements. Donc, c’est aussi de l’ethos, au sens grec. Il y a donc deux mots, un grec et un latin, ethos et habitus, l’un étant plutôt le séjour, la tanière, et l’autre, je crois que c’est Bourdieu qui utilisait ce terme pour désigner une manière de se comporter, un behaviour. On peut être d’accord pour dire qu’habiter c’est une manière de se tenir. Il me semble que dans les films des Straub, qu’on va voir demain, il s’agit souvent d’une manière de se tenir. On est dans des maisons quelquefois, mais pourrait se demander quelles sont nos demeures et comment elles sont utilisées. Si habiter, c’est d’abord une manière d’être dans le lieu et une façon de se tenir, c’est qu’il est question de la manière dont nous nous tenons nous même dans le lieu. Après ça, je suis d’accord pour dire...

39 B. G. – Je reviens sur les Straub. Je suis tombé sur le texte d’un critique qui disait une chose qui m’avait complètement échappée, c’est qu’il n’y a aucun film des Straub où il n’y a pas une sorte d’agression contre l’architecture. Et il a bien raison parce que comme disait Bataille « l’architecture est une grande saloperie ».

40 J.-L. N. – Sauf le temple de Ségeste.

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41 B. G. – Oui, voilà. Résistance du lieu, temple de Ségeste.

42 J.-L. N. – Le temple de Ségeste, reste à savoir si c’est de l’architecture pour eux... Ou si ce n’est pas quelque chose qui se tient dans la nature, qui appartiendrait plus à la nature. Ça, c’est une idée qui pour le coup aurait aussi une parenté avec Heidegger.

43 B. G. – Oui.

44 J.-L. N. – Je voudrais ajouter un mot à propos de la terre. J’ai moi-même dit que le lieu natal, le lieu de naissance, était déterminant. Mais en tant que fortuit. Il me vient de dire que peut-être, avec le mot « terre », nous avons deux adjectifs possibles en français. Il y a terrien et terreux. Et c’est complètement différent. Terrien, c’est ce qui appartient à la terre, qui n’est pas marin. Le terrien n’est pas marin. Terrien, c’est aussi ce qui appartient à telle ou telle localité au sens large du mot. De ce côté-là, comme vous savez, il y a toujours quelque chose d’extrêmement compliqué, ambigu. C’est que le terrien peut se muer en base, en demeure, en maison.

45 B. G. – En « chtonie ».

46 J.-L. N. – Peut-être pas non, pas forcément en «chtonie », parce que la « chtonie », je la verrais plutôt du côté du terreux, justement. Je ne dis pas qu’il n’y a pas lieu de se référer aux lieux en tant que terrien, c’est-à-dire situé sur la terre, quelque part, et qu’il y a tout un rapport avec la mer, qui passe aussi par les îles, qui est très important. Je ne dis pas qu’il ne faut pas de Heimat. Parce que c’est la question de l’Heimat qui est posée. Il y a dans le livre de Jean Améry un chapitre dont le titre est : « Jusqu’où a-t-on besoin de Heimat ? ». Je ne sais pas comment c’est en français. Ça veut dire que dans les camps, il a appris ce que c’était que de pouvoir être contraint à effacer complètement tout rapport à une Heimat, à un chez soi. Je ne veux pas effacer ça, mais l’Heimat est toujours aussi susceptible de se retourner. Tandis que le terreux, je ne sais pas, il a peut-être affaire avec les paysages, en tout cas dans Empédocle, dans Antigone…

47 B. G. – Si je ramène cela à Deleuze, c’est pour dire que la terre n’a rien à voir avec le territoire. Dans la pensée de Deleuze, la terre c’est la grande déterritorialisée.

48 J.-L. N. – D’accord.

49 B. G. – Toucher terre, ce n’est pas du tout comme tu viens de le dire s’enraciner… Mais ça n’exclut pas non plus un amour de l’Heimat et de la Lorraine.

50 J.-L. N. – Bien sûr.

51 B. G. – C’est un peu complexe et nuancé, tout ça.

52 J.-L. N. – Je n’ai rien contre la Lorraine, surtout pas ici à Metz. Mais en même temps, en Lorraine, comme en Alsace, comme en Aquitaine et comme au Sahara, il y a la terre terreuse...

53 B. G. – Tu rejoins l’idée d’élément.

54 J.-L. N. – Oui, l’élément épais, lourd. En même temps friable. Élément très compliqué. Pénétrable et impénétrable. Celui d’où ça pousse. Et quand ça pousse, quand on fait pousser, peut-être là le terreux devient terrien.

55 B. G. – Il y aurait un livre à écrire sur la terre. C’est un sujet à la mode. Tout le monde parle de la planète. Personne n’a encore écrit un grand livre de philosophie sur la terre. Peut-être que tu vas le faire...

56 J.-L. N. – Ou toi. On a fait des offrandes de terre dans certains cultes, dans certains sacrifices. Il y a aussi des artistes qui ont pu faire des installations ou des performances

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à l’aide de terre. En fait, je pense à ça parce que j’ai vu tout récemment une vidéo d’une artiste roumaine, Geta Bratescu. La performance consiste à faire un gâteau avec de la terre. Ça s’appelle Earth Cake. Il y a donc en même temps aussi une allusion au tremblement de terre. Elle fait un gâteau avec de la terre malaxée. Elle fait très joliment le gâteau, bien rond. Elle le découpe en quatre parts et elle mange deux des parts. Voir manger cette terre noire, très humide, c’est une sorte de défi, destiné je pense à rendre sensible que la terre, il ne faut pas seulement la découvrir, mais qu’il faut peut-être aussi l’avaler.

57 B. G. – Il faut la toucher, l’avaler aussi, si tu veux.

58 Jean-Marie, tu veux dire quelque chose ?

59 J.-L. N. – Jean-Marie ?

60 J.-M. S. – Non merci !

NOTES

1. . Ces rencontres avec eux, film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, 2006, à partir des cinq derniers Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese. 2. . Jean-Luc NANCY, L’Adoration. Déconstruction du christianisme II, Galilée, 2010.

AUTEURS

BENOÎT GOETZ Benoît Goetz, universitaire enseignant en philosophie et esthétique à l’Université de Lorraine, est l’auteur de La Dislocation, architecture et philosophie préfacé par Jean-Luc Nancy, et de nombreux articles sur l’esthétique et la modernité.

JEAN-LUC NANCY Jean-Luc Nancy est Professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg jusqu’en 1994. Ami de Jacques Derrida et Philippe Lacoue-Labarthe, il est un spécialiste reconnu de la grande tradition philosophique allemande. Il s’intéresse aussi au cinéma et aux images et a écrit L’Évidence du film sur Abbas Kiarostami et Au fond des images.

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Débat Sons et Images

Philippe Lafosse, Jacques Drillon, Renato Berta, Benoît Turquety et Léon Garcia Jordan

1 Francis Guermann – Voici l’immense débat… Je ne vous présenterai pas nos invités parce que Philippe Lafosse, qui l’animera, va le faire, mais je veux simplement et particulièrement le remercier lui, parce qu’il nous a été d’une aide précieuse pour l’élaboration de notre rétrospective et je lui laisse la parole ainsi qu’à nos invités…

2 Philippe Lafosse – Merci. Et commençons effectivement maintenant cette discussion, ce débat, sur musique, voix, sons dans le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub… Lorsqu’on parle de musique et voix, on pense avant tout à trois films, Chronique d’Anna Magdalena Bach en 1967, Moïse et Aaron en 1974 et Du jour au lendemain en 1996. Mais la musique est là dès le début et c’est peut être aussi de cela dont nous parlerons cet après-midi. Sans citer tous les films, on peut rappeler qu’on entend Bach et des extraits de Transmutations de François Louis dès le premier film, dès 1962 avec Machorka-Muff, puis Bach à nouveau, et Bartók, avec Non réconciliés ou Seule la violence aide où la violence règne, leur deuxième film, tourné en 1964-1965. Bach encore, on vient de le voir, de l’entendre, avec la projection du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau, film de 1968, et quatrième film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. La même année que Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » de Arnold Schoenberg qu’on vient également de voir, 1972, on retrouve Bach avec Leçons d’histoire : la Passion selon saint Matthieu. Bach qu’on entend également dans De la nuée à la résistance en 1978, dans La Mort d’Empédocle en 1986 (La Mort d’Empédocle ou Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous). Faisons un petit saut : en 1988, ce sera Noir Péché avec là Ludwig van Beethoven. En 1991, Antigone et la musique de Bern Alois Zimmermann. Trois ans plus tard, il y aura Lothringen ! et Haydn puis, en 1998, Beethoven à nouveau dans Sicilia ! Avant de retrouver Bach dans Ouvriers, paysans en 2000. Et pour finir, citons encore Varèse en 2002 dans Humiliés et, plus récemment, O somma luce. Bref, tout en privilégiant, comme je vous le disais, Chronique d’Anna Magdalena Bach, Moïse et Aaron et Du jour au lendemain, nous pourrons donc aussi discuter ensemble de ces autres films. Ensemble, c’est-à-dire avec… À ma gauche, Renato Berta : Renato Berta est chef opérateur comme on dit, mais il n’aime pas beaucoup qu’on l’appelle comme cela aussi on pourrait dire « homme de lumière », « homme de l’image » ; il a travaillé depuis 1968

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avec Alain Tanner, , Manuel de Oliveira, Daniel Schmid, Jean-Luc Godard, Amos Gitai, et comme on est obligé de faire des sélections, j’avais fait une petite liste à laquelle il a ajouté ; et donc avec Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, une collaboration qui est peut être (c’est lui qui pourrait dire) la plus importante puisque, en gros, c’est plus ou moins quatorze films, et, quand je dis plus ou moins, c’est que ça commence avec Othon, sur lequel il était assistant, et continue avec Leçons d’histoire, Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg, Moïse et Aaron (il va dire non parce qu’il n’a travaillé que sur les plans en Égypte), puis Fortini/Cani, La Mort d’Empédocle, Ouvriers, paysans, Humiliés…. Une visite au Louvre, Ces rencontres avec eux, jusqu’aux derniers O somma luce et Joachim Gatti. À côté de Renato, Jacques Drillon : vous le connaissez peut-être parce qu’il est déjà intervenu ici ; Jacques Drillon est ancien producteur de radio, linguiste, enseignant de linguistique, de stylistique, journaliste au Nouvel Observateur, grammairien, traducteur, notamment de L’Art de la Fugue, dernière œuvre de Bach pour Clavecin de Gustav Leonhardt, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages traitant de musicographie et en particulier de De la Musique et de Sur Leonhardt parus respectivement en 1998 et 2009 aux éditions Gallimard dans la collection L’Infini, ce dernier étant dédié à Jean-Marie Straub et, pour faire plaisir à Jean-Marie qui est là-haut, je citerai aussi qu’il est l’auteur de Charles d’Orléans ou le Génie mélancolique en 1993 chez Lattès. Au bout de la table, sur la droite, Benoît Turquety : Benoît est critique, il a été enseignant à l’école Nationale Louis Lumière et à Paris VIII Vincennes ; il est actuellement enseignant à l’université de Lausanne et l’auteur notamment de Danièle Huillet et Jean Marie Straub « objectivistes » en cinéma paru aux éditions de l’Âge d’Homme en 2009. Et puis, à ma droite, León García Jordán : photographe, réalisateur, il prépare actuellement un film, À travers la Chacone, avec Hopkinson Smith, inspiré par Chronique d’Anna Magdalena Bach et il participe aux sous titrages des films Straub-Huillet pour l’édition DVD espagnole, édition qui a déjà fait paraître Chronique d’Anna Magdalena Bach, Moïse et Aaron, Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » de Arnold Schoenberg, Du jour au lendemain, quatre coffrets en tout ; il nous en parlera car son expérience sur le sous-titrage en castillan de Chronique… est très intéressante.

3 León García Jordán – Je vous présente Philippe Lafosse qui, outre le fait d’être à l’origine de l’édition espagnole qui vient d’être citée et de s’en occuper, est chargé de l’édition en DVD des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en France, aux éditions Montparnasse, qui comprend déjà plus de vingt films en cinq coffrets DVD ; il est aussi l’auteur du livre L’Étrange cas de Madame Huillet et Monsieur Straub/Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public, paru chez Ombres en 2007, et de Maintenant dites-moi quelque chose publié en janvier 2011 chez Scribest/Al-prod ; il a également réalisé le long métrage Dites-moi quelque chose à partir des débats avec le public pendant la rétrospective des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qu’il organisa au Reflet Médicis à Paris en 2007 et 2008.

4 P. L. – Merci León. Maintenant que tout le monde est présenté, alors musique et sons… On sait qu’à propos du son et de l’image qui se doivent d’être indéfectiblement liés, Jean-Marie Straub évoque souvent Renoir, vous l’avez peut-être entendu ici même : « Renoir, dit-il, il prenait un cendrier, le laissait tomber sur le sol et puis il disait “Vous voyez, ce bruit-là et ce mouvement-là sont liés”. Eh bien moi, continue Jean-Marie Straub, que je cite mot pour mot, je n’ai aucune religion, mais j’ai cette religion-là, ça s’appelle le direct. Le cinéma, c’est ça, à partir du moment où on a inventé le son il n’y a aucune raison de trafiquer, on peut en rajouter, on peut en enlever, mais il n’y a aucune raison d’enregistrer séparément deux

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choses qui ont eu lieu en même temps, sinon c’est ridicule et ennuyeux ». Pour les Straub, le cinéma c’est du concret, c’est du direct, c’est de la matière et cela, du début à la fin. Les films sont fabriqués, construits pour porter à la connaissance des œuvres, des musiques, des textes, des compositions, à la connaissance de spectateurs qui, les ignorant ou les connaissant mal, les découvrent pleinement, car, comme dit Jean-Marie, ces films ne sont pas en priorité pour ceux et celles qui ont étudié Corneille à l’université et Moïse et Aaron, ils sont d’abord pour ceux et celles qui pensent que Schoenberg est strident, voire impossible, et s’ils découvrent ces œuvres, ces textes, ces musiques, s’ils deviennent pour eux, spectateurs, de la mémoire vive, en quelque sorte, alors que souvent ils en avaient été écartés ou s’en étaient tenus à l’écart, le principe de ce cinéma-matière, ce parti pris, cet engagement sans cesse affirmé, y est pour beaucoup. Il est ce qui fait l’incarnation, la vie tout simplement, il est ce qui fait que les films existent. Ce principe du cinéma-matière où tout vibre, tout est incarné, les lieux, la lumière, les couleurs, et le reste, donne aux plans, aux films, une intensité, une force, une sensualité, qui participent beaucoup de la résistance, voire de leur subversion, et qui, par les contraintes, permet d’accueillir jusqu’à l’émerveillement tout ce qui arrive, tout ce qui surgit. Le travail de la matière cinématographique est ce qui donne des objets uniques. C’est de ce travail et de cette unicité dont nous allons essayer de parler aujourd’hui avec au cœur la musique, les sons, la voix… Je passerai la parole à Jacques Drillon en lui demandant de nous parler de cette unicité dans Chronique d’Anna Magdalena Bach, de ce qui fait que ce film est unique…

5 Jacques Drillon – Pardon, je ne vais pas du tout répondre à votre question. Je voudrais que vous relisiez dans la précédente feuille, la déclaration de Straub sur le son direct…

6 Philippe Lafosse – « Renoir, il prenait un cendrier, le laissait tomber sur le sol et puis il disait » Vous voyez, ce bruit-là et ce mouvement-là sont liés ». Eh bien moi, je n’ai aucune religion, mais j’ai cette religion-là, ça s’appelle le direct. Le cinéma, c’est ça, à partir du moment où on a inventé le son il n’y a aucune raison de trafiquer, on peut en rajouter, on peut en enlever, mais il n’y a aucune raison d’enregistrer séparément deux choses qui ont eu lieu en même temps, sinon c’est ridicule et ennuyeux ».

7 J. D. – Je vous ai demandé de relire cet extrait parce que je m’étonne. Je m’étonne et, Jean-Marie, puisque vous êtes là, je voudrais que vous expliquiez la présence de ce chœur de Bach au début du Fiancé, la Comédienne et le maquereau que je viens de découvrir. Je voudrais que vous expliquiez la présence de la musique de film dans ce film, car je ne comprends pas… Mon avis personnel n’a aucune importance, mais je suis résolument contre la présence de la musique au cinéma, si ce n’est la musique qu’on voit sur l’écran comme disait Bresson juste avant d’ajouter : plus de musique du tout. Je pense qu’à l’exception de quelques glorieux cas où c’est fait avec une telle intelligence qu’on finit par la supporter, la musique est un artifice extrêmement facile, extrêmement paresseux. Je pense que dans presque tous les cas la musique est utilisée d’abord parce qu’on peut l’utiliser, comme on construit un Airbus de huit cents places parce qu’on peut le construire même si on n’en a pas besoin. Il me semble que le cinéma peut très bien se passer de la musique. S’il ne s’en passe pas, c’est que quelque chose manque au film. Je reviens donc à ma question à Jean-Marie : on a entendu un chœur de Bach mis sur une image, et je voudrais que vous justifiiez la présence de cette musique qui n’a pas été enregistrée en même temps que le reste. Un son a été enregistré dans un studio avec un orchestre, un chanteur, des chœurs, etc. puis on a mis ça sur une image : ça me semble un peu contradictoire avec le fait de dire « on ne trafique pas le son, on

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prend le son qui existe, les gens parlent, on les enregistre, ça a lieu en même temps, on le fait en même temps ».

8 Jean-Marie Straub – Je n’ai jamais été un homme conséquent, la conséquence ça me fait une peur bleue, ça aboutit au nazisme. Alors je me laisse aller à des contradictions, c’est tout. Mais maintenant, par ailleurs, cette musique qui intervient là, c’est justement le son qui arrive après le muet, c’est tout. Il se trouve que c’est de la musique. J’ai souvent dit que, même dans des chefs d’œuvre, de John Ford ou d’autres, quand tout d’un coup une musique venait perturber le film et que ces films avaient du succès grâce à cette musique, c’était de la démagogie : nous sommes d’accord, je n’ai pas besoin d’insister. Mais là, c’est le sentiment qu’on a eu en découvrant cette rue-là, quatre ou cinq ans avant de tourner le film, en revenant de la périphérie de Munich où on allait voir des films. Il n’y avait pas de tramway pour aller là-bas, il n’y avait pas de tramway pour en revenir. On revenait à pied en pleine nuit, voilà. Et on a découvert cette rue-là parce que c’était la ligne droite pour rentrer chez nous à pied. Et alors là, on a éprouvé certains sentiments comme tout le monde éprouve des sentiments devant quelque chose qu’il voit. Quand, un beau jour, on a eu l’occasion de faire ce film, provoqué par monsieur Fassbinder, on a filmé cette rue seulement deux fois avec un « farway bus », avec deux caméras à chaque fois, une caméra à plat et l’autre avec un petit angle, une petite diagonale, deux fois seulement, et la deuxième fois ça devenait très dangereux parce qu’ils voulaient nous crever les pneus – j’entends les braves gens qui s’appellent les maquereaux, dont c’est le gagne-pain, comme on dit. Donc, on avait quatre prises et ça nous suffisait amplement. On s’est barré. Et puis on a choisi une de ces quatre prises. Alors, on avait une réalité, là, quelque chose, un poids, et puis cette musique-là, c’est une contradiction à ça ! C’est tout ! Le texte de cette musique, c’est la clé de votre question, dit : « Du tag ! Oh jour ! Wann werst du sein ? Quand seras-tu ? Quand viendras- tu ?... », etc. C’est l’impatience, pour être très prétentieux, c’est l’impatience de la révolution. Point final. Bach nous sert à ça. On n’a pas du tout enregistré cette musique pour ce film, on l’a piquée à Gustav Leonhardt, et ce n’est pas du tout un chœur, c’est un choral final de l’Oratorio de l’Ascension.

9 J. D. – Simplement, j’ai toujours l’impression qu’à partir du moment où on met une musique sur une image, c’est qu’on veut nous dire ce qu’on doit éprouver, c’est qu’on veut forcer les spectateurs à éprouver un sentiment complètement dirigé, un peu comme on focalise une lumière. Et quoi que vous fassiez, si vous mettez cette musique sur cette image…

10 J.-M. S. – Mais c’est une violence, c’est une violence !

11 J. D. – Non, pas simplement : ça donne un lyrisme à l’image, ça lui donne de l’ampleur.

12 J.-M. S. – Ça la contredit !

13 J. D. – Oui, ça la contredit dans votre esprit, éventuellement, mais est-ce le cas pour les spectateurs ? Est-ce que, pour les spectateurs, ça ne donne pas simplement de la grandeur à l’image ? Est-ce que ça montre la petitesse ? Voilà la question. C’est comme si le spectateur ne pouvait…

14 J.-M. S. – Ça montre la grandeur de la misère humaine et de la misère sociale !

15 J. D. – On peut dire ça comme ça… Mais, prenons par exemple la fin d’Un condamné à mort s’est échappé. Quand Fontaine et Jost, les deux personnages, ont réussi à passer le dernier mur et se retrouvent dans la rue, le gamin, Jost, dit à Fontaine « Si ma mère me voyait », et on entend aussitôt la messe en ut mineur de Mozart. « Si ma mère me voyait »,

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c’est une phrase fantastique, on est complètement bouleversé, ils ont enfin réussi, ils sont libres, on est submergé par une espèce de vague de bien-être, et tout d’un coup on entend la messe de Mozart…

16 J.-M. S. – On l’a déjà entendue bien des fois au cours du film, quand ils vont verser leur merde et leur urine…

17 J. D. – Oui, oui, je suis d’accord, mais le fait est que, sur cette scène-là, j’ai l’impression que Bresson ne nous a pas laissés éprouver la joie qu’on a de les voir libres, parce qu’on éprouve une joie, une vraie joie avec un grand J si on peut dire, et qu’il nous dit, avec cette musique, « c’est bien de la joie que vous devez éprouver maintenant, ne vous trompez pas ». Avec cette musique sublime qui arrive tout d’un coup, c’est comme si on avait un plan d’hélicoptère, c’est comme si on s’écartait du sol, comme si on montait au ciel. Donc, soit il fallait monter dans un hélicoptère et filmer d’en haut, soit on restait en bas, mais ce n’était pas la peine de filmer d’en bas en nous disant ce qu’on doit être en haut. J’ai l’impression qu’avec la musique on cherche toujours à en rajouter quand l’image n’a pas suffisamment de force. On ajoute de la musique car c’est un art hyperpuissant – voir ce fameux livre de Pascal Quignard, La Haine de la musique –, si puissant qu’on l’a réservé parfois aux derniers usages, y compris à Auschwitz, où on lui a fait faire ce qu’on voulait, parce qu’elle peut tout faire, la musique, elle peut absolument tout faire, elle peut vous faire éclater d’énergie, elle peut vous écraser de déprime, elle peut... La musique a un pouvoir à la fois intellectuel, moral, physique, esthétique, etc. Ça rentre dans le ventre, ça entre dans l’âme, ça vous transforme, ça vous modèle comme de la glaise. Et on utilise la musique parce qu’elle a le pouvoir de faire cela.

18 P. L. – Renato, tu veux bien réagir à ce que dit Jacques.

19 Renato Berta – Ça m’est arrivé lors d’un tournage avec un metteur en scène, s’il vous plaît ne me demandez pas son nom, qui était très sympathique. Il s’agissait de faire un mouvement de caméra assez compliqué. Je le fais, c’était un plan long, et vers la fin, alors que tout était bien, hop il y a eu un petit accroc, de sorte que techniquement ce n’était pas très bien. Et le metteur en scène me dit : « Ne t’en fais pas, je mettrai de la musique et ça passera ». Voilà.

20 P. L. – Garde le micro, Renato. J’aimerais bien que tu nous parles de la façon dont tu travaillais, en prenant des exemples précis peut-être, avec Danièle et Jean-Marie. Dans Introduction…, par exemple, la musique de Schoenberg dure une dizaine de minutes : quand tu as tourné savais-tu qu’il y avait cette musique de Schoenberg sur des plans ? Autre exemple : O somma luce, qui commence par un petit peu plus de sept minutes de Désert de Varèse, sur du noir, tant et si bien que le premier plan éclate et éblouit… Quand tu as tourné ce premier plan, savais-tu qu’il allait y avoir ce noir avant et cette musique de Varèse ?

21 R. B. – Et moi, très lâchement, j’ai envie de retourner ces questions à Jean-Marie. Jean- Marie, c’était déjà prévu d’avoir du Varèse avant ?

22 J.-M. S. – Non, pas du tout, c’était impossible…

23 R. B. – Alors voilà, ce n’était pas prévu, c’était impossible, et donc je ne le savais pas. Le petit Schoenberg, lui, s’est fait… sans que je le sache avant… On tournait Leçons d’histoire et ça a été un peu un film piraté dans le plan de travail, c’est-à-dire que tout à coup – je t’assure que je n’étais même pas au courant – je vois Jean-Marie se mettre sur un mur et commencer à répéter. Je lui dis : « Tiens, on change de film ? ». Et il me dit oui. « Ah bon

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d’accord, très bien ». Ça s’est fait à peu près comme ça, je savais à peine que ce film était au feu. Je me trompe, Jean-Marie ?

24 J.-M. S. – T’as raison… Tu ne connaissais même pas les lettres de Schoenberg, tu ne savais pas ce que c’était. Et j’ai dit : « Maintenant on va enregistrer ici et je vais dire un petit discours ».

25 R. B. – Ça c’est le côté parfois un peu mercenaire de notre métier d’opérateur.

26 J.-M. S. – C’est une question d’amitié, j’t’ai dit hop…

27 R. B. – Mais on peut être mercenaire et ami.

28 P. L. – León, revenons à Chronique…comment ce film s’est-il élaboré, quel a été le travail ?

29 León García Jordán – Oui, en rappelant la genèse du projet de Chronique…, nous allons pouvoir parler autant de musique que du cinéma de Straub-Huillet et de l’aspect visionnaire de ce projet qui est le premier de leur œuvre puisqu’il s’origine dans les années 1950, à une époque où se produisait un changement important dans la reconstitution de la musique. Rappelons que c’est en 1952 que Gustav Leonhardt publie à Vienne sa thèse sur L’Art de la fugue, et que, deux ans après, Jean-Marie Straub découvre L’Art de la fugue, la musique, avec son ami organiste François Louis… À cette même époque, en 1953 précisément, Nikolaus Harnoncourt et sa femme, Alice Hoffelner, fondent le Concentus Musicus à Vienne et rencontrent Alfred Deller qui était alors un peu plus âgé mais qui commençait aussi à emprunter une voie qui s’était perdue – et, comme vous l’avez dit vendredi, Jean-Marie, votre idée était de remonter le courant avant Mendelssohn. Alfred Deller travaillait sur la voix de haute-contre qui avait disparu à partir de Mendelssohn justement et découvrait une chose qui allait être certes très importante pour la musique, pour l’interprétation de la musique ancienne dans la deuxième moitié du vingtième siècle, mais qui allait rayonner aussi bien au-delà à savoir dans le travail du texte, de diction du texte, et dans la façon de considérer celui-ci comme de la matière. Cette voie que défrichera Alfred Deller, Gustav Leonhardt la décrit bien quand il dit que son maître véritable est Alfred Deller car il lui a appris l’éloquence au clavecin et que l’intelligibilité et le poids des mots étaient plus importants que la voix – le poids des mots, ça remonte à Heinrich Schütz et à Jean- Sébastien Bach, et on ne parle pas ici du « Sprechgesang », le chanté parlé, de Schoenberg, mais cela vient de là : la musique au cœur du texte, le sens des mots, des mots intelligibles. Donc, alors qu’il y a ça dans le domaine musical, cette effervescence des années 1950, Straub démarre son projet, il découvre le disque que Leonhardt a enregistré après la publication de sa thèse, L’Art de la fugue ; un scénario et un découpage sont élaborés à partir des œuvres de Bach, des textes des partitions, et envoyés à Leonhardt. Après, on le sait tous, le film prendra dix ans à pouvoir se tourner à cause d’une question de production mais c’est comme premier projet cinématographique qu’il est important de voir ce travail parce qu’il y une déclaration d’intention cinématographique rivée à ces années-là…

30 P. L. – Concernant le traitement de la musique, des voix, des textes qu’ils soient de Heinrich Böll, Franz Kafka…

31 L. G. J. – Exactement. Le traitement de la musique, du texte, comme un artisanat, un artisanat qui fera, à partir de ce moment, du cinéma Straub-Huillet un cinéma d’artisan, un cinéma fait toujours avec la même pureté, une « pureté terroriste » comme le dit Alberto Moravia à la sortie de Chronique... Ce cinéma-là, qui va advenir à partir de

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Machorka Muff, est un cinéma pur et primitif, comme celui des opérateurs Lumière. C’est le même travail – rappelons aussi que Stockhausen avait dit à l’époque que Machorka Muff était un film musical, et qu’au début de ce premier film est écrit : « Un rêve symboliquement abstrait, pas une histoire » ; l’art cinématographique ne raconte pas d’histoire, c’est autre chose que le narratif, le récit, tout est déjà dans cette déclaration d’intention. Il y a une belle émission, réalisée je crois par Éric Rohmer, où dialoguent et Jean Renoir en regardant les premières prises de vue des opérateurs Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, par exemple, qui date de 1895, et où on perçoit, grâce à leurs commentaires, combien il y avait une science des plans : les plans devaient être tournés après beaucoup de repérages pour savoir où placer la caméra afin de capter le plus grand nombre d’événements en tenant compte de la fixité obligatoire de la caméra, de la durée limitée des bobines, et encore cela ne concernait-il évidemment que l’image… Quand je parle de cinéma primitif, de film manifeste de pureté, qui définit les tâches du cinématographe, c’est dans ce sens-là ; c’est ce travail qui va être fait avec la musique pour Chronique…, de façon à ce que l’image et le son, le cinématographe, cette « science des plans », se mettent au service de la musique pour la rendre de la manière la plus pure et pour que le spectateur ait avant tout une expérience musicale, pour qu’il découvre bien entendu la musique de Bach mais qu’il ait surtout la possibilité de découvrir ce qu’est une matière cinématographique, cela allant jusqu’à voir des gens en train de réaliser un travail devant la caméra, en l’occurrence le travail musical de Gustav Leonhardt et des musiciens, un artisanat fait avec le corps, d’où l’extrême sensualité du film, comme d’ailleurs de toute la filmographie de Straub-Huillet.

32 P. L. – Jacques Drillon, Chronique… c’est l’histoire d’une rencontre…

33 J. D. – Disons que les deux projets coïncidaient, d’une part celui de Leonhardt, qui était de partir de données historiques exactes et d’un instrument, surtout, qui impose sa loi, et d’autre part celui de Straub qui voulait montrer exactement comment est la chose, comment est la musique quand on la fait vraiment. Oui, il me semble que ces deux projets étaient… destinés, au sens figuré, à se rencontrer, à se compléter. Je pense que l’un, Leonhardt, s’est dit qu’il allait écouter ce qu’était un clavecin, puisque c’était l’instrument qu’il avait véritablement redécouvert, écouter ce que le clavecin lui disait, lui imposait, comme une didascalie d’auteur dramatique, ce qu’il lui dictait, comme quand vous voyez un muet essayer de vous dire quelque chose avec les yeux ; je pense qu’il a tâché de comprendre ce que voulait le clavecin, comment il voulait être joué, et essayer de comprendre aussi le texte de la musique de Bach, ce qu’il demandait ; bref, je crois qu’il a senti là l’occasion de se mettre de façon inédite à l’écoute de la matière existante, à l’écoute c’est-à-dire sans idées préconçues sur l’instrument, les textes, dont les textes musicaux, les traités, tout ce qui est porteur de réalité historique. Et je pense que l’autre, Straub, a été dans le même état d’esprit du côté de l’image, de l’écoute, de l’enregistrement, du cinéma. D’ailleurs, on peut rappeler que Danièle Huillet et Jean- Marie Straub ont décidé de contacter Leonhardt uniquement après avoir entendu les disques ; ils ne savaient pas qu’il avait cette tête de Christ de Greco descendu de sa croix, ils ne savaient pas qu’il était beau, noble et aristocratique ; c’est en écoutant qu’ils se sont dit que cet homme parlait le langage vrai de cette musique-là, sans s’effacer. La grande difficulté de l’interprétation musicale est là : si on joue seulement le texte, on lui casse la gueule, on le trahit ; si on en ajoute, on le trahit aussi. Il faut trouver une sorte de juste poids : un maximum de poids, mais un maximum de poids exact, pour que le texte lui-même soit juste… À ce propos de langage vrai et de justesse,

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Leonhardt lui-même a du reste rendu hommage aux Straub quand il a confié des années après qu’ils n’étaient pas des musiciens mais qu’ils avaient pourtant entendu ça. Entendu quoi, compris quoi ? Compris qu’avec lui ils allaient pouvoir faire quelque chose parce qu’ils avaient senti qui il était, qui était la personne qui jouait, quelqu’un qui ne cherchait évidemment pas à s’interposer avec le texte mais qui ne s’effaçait pas non plus complètement, car il n’y a pas de raison de s’effacer – on peut être aussi orgueilleux quand on est musicien –, quelqu’un qui investissait la bonne somme au bon endroit au bon moment, et qui tenait compte des réalités historiques, musicales, « solfégiques », stylistiques, etc.

34 R. B. – Dans un cas pareil, je me demande comment peuvent s’équilibrer d’un côté la partie jeu, la partie comédie, celle du comédien, et de l’autre l’instrument…

35 J. D. – L’instrument lui-même a une telle prégnance, il est tellement premier, tellement fort comme objet, fait dans une certaine matière, d’une certaine forme, avec un timbre donné, un son déterminé, une mécanique, etc., que c’est lui le patron. Au départ, c’est l’objet le patron, c’est lui qui dit : « Vous voulez tenir une note sur un clavecin ? Vous ne pouvez pas ? Forcément : c’est court, c’est tout ! Alors débrouillez-vous ». Leonhardt, lui, répond : « Voyons, le son du clavecin est court, tout le monde essaie de l’allonger le plus possible en allant jusqu’à fabriquer des clavecins plus puissants, tenant plus le son, mais moi je n’allongerai pas le son du clavecin, je le jouerai encore plus bref ». Si le clavecin est bref c’est qu’il aime le bref. Leonhardt va donc piquer les notes, au sens de les jouer très courtes, et personne ne pique comme lui, il procède un peu comme les couturiers quand ils ont une femme très grande à habiller : ils ne cherchent pas à l’habiller en pot à tabac, ils cherchent à l’habiller en femme grande – en la chaussant de hauts talons, et ils ont raison. C’est comme ça qu’il faut faire, il faut prendre les choses comme elles sont. Aussi, Leonhardt a pris le clavecin comme il est, il a respecté cette espèce de tyrannie de l’instrument, ou de loi qu’il impose, et une fois qu’on respecte ce que l’instrument vous dicte comme une phrase exige ses signes de ponctuation – une phrase demande à être ponctuée d’une certaine manière, vous avez le droit de la ponctuer comme vous voulez, mais elle ne sera pas contente –, on s’aperçoit que, comme par hasard, il n’y a pas tant que ça à rajouter : si on respecte l’instrument, on fait déjà cinquante pour cent du travail. Ensuite, Leonhardt s’est dit qu’il respecterait le texte s’il jouait ce qui était écrit, lui qui savait lire et avait appris le solfège de cette époque-là, ce que les autres ne savaient pas. Glenn Gould, et Dieu sait que je l’aime et lui tire mon chapeau, a joué sur les éditions Schirmer qui sont absolument dégueulasses, pleines de fautes, il a joué un texte qui est fautif et en ignorant le solfège du dix-huitième siècle : en conséquence, il faisait sans cesse des fautes. Leonhardt ne faisait pas ces fautes-là, de texte, de solfège, de style, de temps. Autre exemple de faute : si on fait un menuet à la vitesse à laquelle le faisait Karajan, et cela depuis Mendelssohn, les gens qui sont censés danser sont obligés d’attendre en l’air avant de retomber ; ce qui signifie qu’on faisait le menuet beaucoup trop lentement et qu’il fallait l’accélérer pour que les danseurs puissent le danser, tout simplement. Leonhardt a respecté ces choses-là, une chose, puis une autre, et une autre encore, et petit à petit, la fondation est devenue de plus en plus solide, la maison a commencé à se construire, et le travail d’interprétation proprement dit qu’il y avait à faire s’est réduit ; il restait dans une petite marge acceptable d’investissement personnel. Ce qui a donné une musique telle que les Straub, qui n’étaient pas musiciens, se sont dit en l’écoutant jouer L’Art de la fugue – en plus ce n’était pas n’importe quoi – : « C’est lui qu’on veut ! »

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36 P. L. – Benoît, Moïse et Aaron c’est aussi simple que Chronique… : on tourne en son direct, et en plein air cette fois-ci. Comment s’est précisément fabriqué ce film, comment s’est- il élaboré ? Peux-tu nous éclairer, car ce n’est évidemment pas si simple que ça ?

37 Benoît Turquety – Non, ce n’est effectivement pas si simple. De toute façon, le son direct ce n’est pas si simple, c’est une chose assez compliquée en fait. On en a déjà d’ailleurs le sentiment avec Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau qu’on a vu : on perçoit bien que, quand on prend du son direct, les décisions de son sont, par exemple, des décisions de décor. Si des gens jouent sur une scène avec un plancher en bois, comme dans ce film, ils produisent un certain son en marchant ; le son des portes est aussi important dans la partie théâtre, il est sec, il joue un vrai rôle. D’ailleurs, ce que Jacques Drillon vient de dire me fait penser qu’il y avait une affinité d’oreille entre ce que faisait Leonhardt d’un côté et ce que faisaient les Straub : on voit bien que les Straub aiment aussi quand c’est piqué, quand c’est sec, quand ça va vite, quand ça va même parfois trop vite pour être vraiment suivi en terme de sens, de signification… Le cinéma des Straub a l’image d’un cinéma lent, presque austère, mais en réalité ça va très vite ; il faut vraiment arriver à suivre. Je pense donc qu’il y a en commun un sens de la vitesse. Pour revenir à Moïse et Aaron, il y eut effectivement un choix crucial qui est d’avoir voulu tourner ce film en extérieur et en son direct – son direct parce que c’est non négociable et extérieur parce que c’était lié au projet dès le départ. Une autre décision, pas tellement négociable non plus pour eux et dont on n’a pas encore parlé, est celle d’enregistrer en son monophonique : le son chez Straub, c’est mono.

38 P. L. – On dit là aussi qu’ils refusent la stéréo parce qu’ils sont austères…

39 B. T. – Oui, c’est pareil, mais ce n’est pas là non plus une question d’austérité. Dans une salle, le son mono n’arrive pas de tout autour ; disons que maintenant il arrive quand même de tout autour mais il est unique, et, dans les salles traditionnelles, il vient de derrière l’écran. Il y a donc un lien entre l’image et le son, lien qui n’existe pas avec la stéréo où un son vient d’un seul côté, un autre surgit de l’autre côté, etc. C’est vraiment un rapport à la question de l’espace, de l’espace qu’on filme et de l’espace dans lequel on est quand on filme, qui change la donne. En l’occurrence, pour Moïse et Aaron, ce choix a d’autres implications fortes. Par exemple, il y a dans la partition deux chœurs : l’un est le chœur-Dieu – quand le buisson ardent est là, on entend un chœur qui est la voix du buisson ardent : on peut se dire que c’est Dieu –, l’autre est le chœur-Peuple. Chez Schoenberg, il y a beaucoup de différences de matière, de construction, entre ces deux chœurs : il y a un chœur qu’on voit, qui est le peuple, qui est sur scène ou pas, et puis il y a un chœur qui peut être complètement hors-champ, le chœur-Dieu, qui a six voix de solistes par exemple qui, d’après la partition de Schoenberg, doivent venir de plusieurs endroits différents dans la salle, les six voix ne devant bien se retrouver que dans la salle – Schoenberg imagine même de le faire avec des téléphones ou des câbles. Avec la stéréo, on aurait pu rendre un effet de ce type-là, mais en mono c’est impossible. D’où le fait que dans le film le son du chœur qui est Dieu ne présente plus de différences avec celui du chœur qui est le peuple : cette différence-là, recherchée par Schoenberg, ne peut plus être rendue. C’est un élément très fort dans Moïse et Aaron et qui n’est pas du tout anodin ; il produit au contraire un sens important car que déduire du fait que le chœur qui est Dieu et le chœur qui est le peuple produisent le même son, du fait que ces deux chœurs sont le même, en sont un seul ?

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40 P. L. – Pour approfondir l’idée du son direct, du son direct en extérieur, et comprendre ce que cela implique, on peut peut-être, après cet exemple des chœurs, parler de l’orchestre… Car il y a l’orchestre.

41 B. T. – Il y a l’orchestre. D’abord, il y a les bruits, un avion éventuellement qui passe au- dessus : il faut choisir le lieu en fonction et ça a demandé à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de parcourir pas mal l’Italie pour arriver à trouver un lieu où on puisse jouer cette pièce de manière cohérente sans que ne se posent fortement des problèmes de son. Cela fait, Moïse et Aaron est un opéra, on va donc avoir des gens qui chantent et puis un orchestre, l’orchestre. Là, a priori, c’est un obstacle de plus, quand on veut tourner en extérieur ; il est difficile d’amener un orchestre et de le faire jouer pendant les plans, sachant que ça poserait un énorme problème de prise de son. Il est alors indispensable de prendre une série de décisions et une de celles-ci fut d’enregistrer d’abord l’orchestre, dans les studios de la radio de Vienne. Donc on enregistre l’orchestre d’un côté, puis on garde cette musique et on fait chanter des chanteurs dessus, mais les chanteurs, eux, vont chanter en extérieur, par conséquent il faut s’arranger – c’est en tout cas le parti qui fut pris – pour que le son ait à peu près la même qualité, le même type de réverbération, ce qui veut dire que là aussi ils ont décidé – et c’est là également une question de goût et d’oreille – d’enregistrer sec, c’est-à-dire sans réverbération parce qu’ils avaient vu, en faisant des tests avec leur ingénieur du son, que la qualité sonore de l’amphithéâtre et celle naturelle du studio d’enregistrement de l’orchestre étaient à peu près les mêmes et que donc en enregistrant sec, on retrouvait en quelque sorte les sons raccordés. Après, une fois sur place, le défi est d’enregistrer les chanteurs et que ceux-ci entendent en même temps la musique tout en enregistrant indépendamment chanteurs et musique et en enregistrant éventuellement chaque chanteur indépendamment l’un de l’autre – sinon on ne peut s’en sortir au mixage. Voilà qui demande un protocole extrêmement compliqué. Ainsi, il a fallu équiper les chanteurs d’oreillettes et utiliser plusieurs magnétophones sur le tournage, trois exactement dont l’un diffusait la musique enregistrée en studio dans les oreillettes des chanteurs, du côté évidemment où ils n’étaient pas dans le champ, où ça ne se voyait pas ; les chanteurs avaient alors en face d’eux, mais pas trop près, la caméra et le chef d’orchestre qui les dirigeait, et ils devaient chanter, si possible de manière audible, même si il y avait du vent, le soleil dans les yeux, etc. Le travail de l’ingénieur du son va alors être d’arriver à capter ce chant en même temps que l’orchestre. C’est donc relativement complexe. Ça demande un protocole calculé à l’avance ; ça demande d’avoir un découpage plan par plan fait évidemment lui aussi à l’avance, où la partie orchestrale a été divisée en séquences cohérentes avec la partition, séquences qui correspondent au découpage filmique. C’est donc un protocole d’une extrême complexité. On ne s’en rend pas forcément compte à la vision et à l’écoute de Moïse et Aaron mais c’est très complexe.

42 P. L. – D’autant plus qu’il y a bien d’autres décisions « signifiantes », d’autres implications liées au son direct.

43 B. T. – Il y a toutes les décisions qui vont avec. Qu’est-ce que ça veut dire de filmer ainsi en son direct ? Ça veut dire qu’on considère que le son direct est important pour les gens qui chantent devant la caméra, mais l’est moins pour l’orchestre, dont on estime qu’il n’a pas à être enregistré pendant le tournage. Ce ne sera pas le cas pour Du jour au lendemain, film pour lequel Straub et Huillet prendront l’autre parti : tourner en studio avec l’orchestre dans la fosse et les chanteurs sur la scène, et à chaque fois qu’on dit

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« action » – ils ne disent pas « action » mais admettons –, à chaque fois qu’on dit « on y va », l’orchestre commence, les chanteurs commencent, et l’orchestre et les chanteurs s’arrêtent à la fin du plan, tout le monde joue donc en même temps. C’est un parti pris complètement différent. Mais, pour revenir à Moïse et Aaron, il y a cette idée d’une différence de statut entre la parole et l’orchestre : quand on parle ou chante devant une caméra, il faut que ce soit enregistré en son direct, avec d’ailleurs des scènes qui du coup sont intéressantes à voir se déployer. Vous vous souvenez de la procession devant le Veau d’Or : une malade arrive devant lui et chante, elle est prise en son direct, puis des mendiants la suivent, dont on entend le chœur mais qu’on ne voit pas chanter, et là ce sont des chœurs enregistrés à Vienne. Les mendiants ne sont pas pris en son direct. Avec ce seul exemple, on comprend ce qu’impliquent concrètement certains choix : puisqu’elle doit chanter pendant la prise, la malade se doit d’être une chanteuse sachant lire une partition, sachant vocaliser, etc. ; alors que les mendiants sont, eux, des gens des environs, des paysans ; en conséquence, leur statut, leur rapport à ce qui est montré, ne sont pas du tout les mêmes. Ainsi, quand ils enlèvent leur tunique pour la donner au Veau d’Or, on voit que ces gens ont un bronzage et on devine des tee- shirts modernes ; on voit aussi que les dames ont le réflexe de faire des génuflexions, des signes de croix devant ce Veau d’Or, ce qui est… On n’aurait jamais eu ça avec des acteurs ou des chanteurs professionnels, on n’aurait pas eu ce type de gestes qui sont eux aussi, il faut le dire, ce qui intéresse les Straub. Pour résumer ce point, choisir de prendre en son direct ou pas a de très nombreuses conséquences, jusqu’au type de personnes pouvant ou non interpréter, « tenir le rôle », en passant notamment par la lourdeur technique, par l’incidence sur les décors, par le choix des micros et de la direction dans lesquels on les met – ce qui change tout car on n’entend pas la même chose en fonction des micros et des directions choisies –, par les questions de statut pour le spectateur, par celles de matière sonore – ce n’est évidemment pas la même chose de voir et entendre les gens qui chantent dans l’instant, d’avoir Louis Devos qui chante contre le vent, qui chante avec le soleil dans les yeux, que d’entendre une voix prise en studio plaquée sur un chanteur, même si celui-ci a réalisé son propre doublage. Les Straub fonctionnent en son direct, c’est vrai, mais il est essentiel de voir les choix et les partis pris complexes qui en découlent.

44 P. L. – León, à propos de Chronique d’Anna Magdalena Bach et du son mono qu’a évoqué Benoît….

45 L. G. J. – Dans Chronique.., c’est une façon aussi de fabriquer l’espace des lieux dans lesquels la musique est jouée. À la différence de tous les Straubfilms, et en particulier de Moïse et Aaron et Du jour au lendemain, où on est dans un découpage par personnage, par acte, en fonction des nécessités de l’opéra, Chronique… est un film où le découpage est fait par la musique, comme si la musique était le personnage. À ce titre, du point de vue de la construction de l’espace, le choix de la prise de son monophonique est important. Si on prend le plan de la Passion selon saint Matthieu, ce long plan fixe sur tous les musiciens avec le premier chœur au premier plan et le deuxième chœur au fond, il n’y a, du fait du son mono, qu’une seule matière, et parce qu’il y a alors un chœur qu’on entend plus fort au premier plan que l’autre qui lui répond à l’arrière, on découvre la pensée musicale de Bach. Grâce au son mono, le spectateur a la possibilité de pénétrer la pensée musicale de Bach – qui se définit aussi par l’espace où cette musique était jouée.

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46 J. D. – On a de la monophonie, c’est vrai, comme on a le son central qui sort de l’écran, mais moi je dirais qu’on a aussi une sorte de stéréo spatiale. On n’a certes pas la stéréo spatiale gauche/droite, mais on a la stéréo proche/lointain, qui est une stéréo qui se fond dans le mono, qui peut exister à l’intérieur de la monophonie ; et, dans le plan dont vous parlez, c’est encore accentué par le fait que ceux qui sont proches sont de dos alors que ceux qui sont le plus loin sont de face. On obtient vraiment un effet stéréo et cela par une économie de moyens. Là, c’est le cinéma qui fait la stéréo et non le son ; il n’y a pas le côté grand spectacle avec un haut-parleur ici, un autre là, ce dont, on peut le dire, rêvait tout de même Bach, qui ambitionnait de retrouver la musique vénitienne, avec des échos dans Saint-Marc. Là, c’est vraiment fait avec des moyens cinématographiques purs. Et, pour rester sur ces questions de matière sonore, en entendant Benoît Turquety expliquer la différence de matière entre les deux chœurs dans la partition de Schoenberg, je me disais que c’est un problème que Bach n’a, lui, absolument pas résolu. Il y a deux chœurs dans la Passion selon saint Matthieu, mais il ne résout pas le problème de savoir « d’où on parle », comme on disait en 1968, c’est-à-dire qu’on entend le même son pour les deux ; et dans la Passion selon saint Jean c’est encore pire, on entend le même son de chœur pour la foule – qui, par exemple, demande la crucifixion – et l’assemblée qui interprète un chant religieux, comme si c’était le même personnage. Donc, dans cette histoire, Bach se prend les pieds dans le tapis. Ce n’était pas un auteur d’opéra, à un chœur il n’a pas attribué un personnage, il n’a pas su faire ça. Dans la Passion selon saint Matthieu, il est étonnant qu’il ne se serve pas des deux chœurs dans un but de personnalisation psychologique, si on peut dire ; il ne s’en sert que pour obtenir des effets de stéréo. Dans la Passion selon saint Matthieu, un chœur aurait pu faire la foule méchante demandant qu’on crucifie Jésus, et un autre chœur l’assemblée. Mais non, c’est la foule partout. C’est la foule qui change de couleur, d’une manière très mal fichue, pas aboutie...

47 P. L. – Benoît, toujours par rapport au son, on peut parler de la foule, du peuple, de la présence du peuple dans Moïse et Aaron ?

48 B. T. – Dans un entretien de l’époque de Moïse et Aaron, Jean-Marie Straub dit effectivement que le Buisson Ardent c’est le peuple hors champ. Ça a l’air d’être une formule, mais l’égalisation des chœurs, le fait que tout à coup on n’a plus de différence de matière audible entre eux, fait qu’à un moment peuple et Dieu se confondent. Et cela est accentué par le découpage : on entend d’abord ce chœur du Buisson Ardent dans la première scène hors champ, puis lorsqu’on le réentend il est à nouveau hors champ et il y a tout d’un coup un panoramique qui nous fait découvrir que ce chœur-là… c’est le peuple – cette fois-ci, ce n’était pas Dieu, c’était le peuple. Du coup, rétrospectivement, on comprend le premier chœur comme étant aussi le peuple. À l’époque, Straub disait aussi que Moïse et Aaron était un film sur le peuple et sur la présence du peuple en politique – sur la naissance du peuple, en l’occurrence d’Israël. On est toujours dans l’idée que Dieu égale le peuple. Je ne sais pas si c’est ce que Schoenberg avait en tête, mais c’est là que le film se situe, et notamment par cet effet de monophonie qui est vraiment fort, effectivement, et qui travaille la spatialisation, qui joue sur le timbre aussi – c’est surtout frappant dans les champs contrechamps quand on filme deux personnes.

49 P. L. – On revient à la question des micros et de leur direction évoquée tout à l’heure.

50 B. T. – Dans le cinéma des Straub, la personne qui parle en face est « bien timbrée » et celle qui parle hors champ est « détimbrée » car le micro reste dans la direction de la

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première, ce qui est encore une décision forte. Les Straub pourraient, auraient pu faire tourner le micro, ils ont décidé qu’on entendrait le « détimbrage » et qu’après, quand on aura le contrechamp sur cette seconde personne qui sera alors dans le champ, le changement de timbre serait très important pour le spectateur. Ce qui n’est possible que dans le choix d’une spatialisation mono – en stéréo, il n’y a pas de « détimbrage », la personne à gauche parle à gauche.

51 J. D. – On voit le chemin qui reste à parcourir aux gens d’opéra qui font des opéras filmés, qui sont quotidiennement aux prises avec ces questions-là mais qui, ne sachant pas y répondre, se mettent, et nous mettent, dans des situations grotesques : on entend comme s’ils étaient tout près des personnages qu’on aperçoit à deux cent cinquante mètres, parce qu’ils ont été enregistrés en studio à vingt centimètres du micro.

52 P. L. – Sur ce chemin, il y aurait des étapes comme voir Chronique d’Anna Magdalena Bach, Moïse et Aaron et d’autres, voir leur travail du son, la spatialisation, réfléchir aux enjeux de tel découpage, de la mise en scène, à telle ou telle étrangeté, analyser…

53 B. T. – À propos d’étrangeté… La répartition de l’espace dans la mise en scène de Moïse et Aaron est claire, mais… Je vais prendre la troisième scène, la dernière, de l’acte I où on a d’un côté le peuple et, en face, Moïse et Aaron, selon la grande ligne de l’ellipse, puis de l’autre côté, au milieu, sur l’autre axe, le prêtre des anciens dieux et trois convertis qui lui font en face. À un moment la caméra est au milieu de tout ce monde, vraiment pratiquement au milieu de l’ellipse, et elle va de l’un à l’autre, elle fait des panoramiques filés de l’un à l’autre : c’est quand même une drôle de manière de découper cinématographiquement. J’ai essayé de comprendre pourquoi ces panoramiques, comment ça fonctionnait, et je suis arrivé à la conclusion que l’intérêt de ce dispositif est que non seulement le spectateur assiste à une mise en scène de l’opéra dans laquelle il y a de l’action, du suspense, des personnages incarnant des problèmes, des idées, etc., mais qu’en plus, en même temps, il voit une analyse de cet opéra. En effet, ce découpage, a priori étrange, ne cesse en fait de mettre à jour et d’expliciter des rapports de force, d’expliquer les enjeux de pouvoir entre les personnages, de sorte qu’on est finalement amené non seulement à suivre l’action comme un spectateur lambda dans un film de John Ford, mais aussi à pouvoir comprendre les rapports de force qui se construisent et se modifient au fur et à mesure du film. Et cela simplement avec ce parti pris, avec ce dispositif assez simple, dont tout le monde pourrait s’emparer, réalisateurs d’opéras ou pas, qui consiste avoir ces quatre pôles qui restent immobiles à l’intérieur du champ tandis que la caméra ne cesse d’aller et venir pour désigner qui joue avec qui, qui joue contre qui, qui se bat, ou qui va avec tel ou tel pôle.

54 P. L. – Merci, Benoît. Y a-t-il des questions dans la salle sur des points qui ont été abordés ou d’autres, comme vous le souhaitez.

55 Spectateur – J’aurais une question pour Monsieur Drillon. Vendredi soir, vous avez habillé Karajan pour l’hiver, expliquant pourquoi il ne fallait pas ajouter des instruments supplémentaires pour rendre un effet. Sur le coup, j’étais à la fois sidéré et convaincu, donc je n’ai pas posé de question, je ne suis pas allé plus loin. Mais, après y avoir repensé, et sachant que je ne connais rien à la musique, ne peut-on pas dire que Karajan a essayé, avec ces moyens-là, de faire ressentir au spectateur d’aujourd’hui, plus environné de musique et avec une autre oreille, ce que ceux de l’époque, plus vierges et avec une autre écoute, ont ressenti quand ils ont entendu cette musique pour la première fois ? Je crois que, pour Aïda, Verdi voulait prendre des instruments d’époque égyptiens, mais qu’en entendant leur son il a trouvé ça terrible et s’est dit

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que, si les Égyptiens de l’antiquité étaient impressionnés quand ils entendaient ces instruments, un auditeur de 1870 ne le serait pas parce que Berlioz et d’autres, Wagner peut-être, étaient passés par là, moyennant quoi, au lieu de prendre des instruments d’époque, il a choisi des modernes, non pas pour faire du toc mais pour essayer de s’approcher d’un ressenti. C’est un peu la même idée…

56 J. D. – Je comprends ce que vous voulez dire. En l’occurrence, si, dans sa Cinquième Symphonie, Beethoven avait quatre contrebasses, c’était un grand maximum. Or, quand Karajan l’enregistre, il en a huit, il s’en met donc déjà le double, et on en a plein les esgourdes ; en plus, après, du point de vue visuel, Clouzot – en accord avec Karajan – en a rajouté de façon à arriver à douze, alignées pour faire un effet de masse, se disant que s’il n’en mettait que trois ou quatre comme Beethoven, ou huit comme Karajan, ça ne serait pas assez spectaculaire. C’est un trucage visuel de Clouzot avec l’assentiment de Karajan : les contrebassistes jouaient de toute façon en play-back et vous auriez pu voir cinquante contrebasses que ça n’aurait rien changé au son, il n’aurait pas été plus fort. Il faut dire que Karajan a aussi mis au point un système de prise de son hollywoodien, qu’Emmanuel Krivine appelle une sorte de « sauce ». Karajan, c’est de la musique en sauce : il reste la viande, mais il y a beaucoup de choses autour. Il a énormément travaillé sur les prises de son très flatteuses et au moment où il a tourné les symphonies avec Clouzot, il a agi, du point de vue visuel, dans la même direction, dans la direction de l’énormité, du très grand confort.

57 Spectateur – Vous ne pensez pas que, sans les techniques modernes, le spectateur d’aujourd’hui risque d’être déçu ?

58 J. D. – Je ne crois pas, ou, du moins, peut-être est-il un petit peu déçu au début, mais plus quand son écoute s’est adaptée. Tout à l’heure quelqu’un m’a parlé du son du clavecin qu’on a entendu hier soir au récital de Leonhardt ; il disait qu’il était très faible. Mais c’est uniquement parce qu’on a l’habitude d’entendre du clavecin à la radio ou sur disque et qu’on a donc le même nombre de décibels que lorsqu’on écoute un orchestre symphonique. Avec un véritable instrument dans une vraie salle, on est un peu désorienté au début, et même un peu déçu, pourquoi pas, mais le temps passe et au bout de dix minutes l’oreille s’est adaptée et on entend très bien, exactement comme il faut. C’est la même chose quand on voit pour la première fois Chronique d’Anna Magdalena Bach : on a tellement l’habitude de voir à la télévision et au cinéma des films avec un plan toutes les secondes qu’on se dit : ça ne va quand même pas être comme ça pendant tout le film ! Des plans fixes avec des chanteurs pendant des minutes et des minutes ! Au début on est peut-être dérouté, mais on comprend très vite ce qui se passe dans ce film, ce qui est en jeu, et, une fois qu’on a compris, on écoute et on se rend compte qu’avant on croyait écouter, on ne faisait que croire qu’on écoutait, mais ce n’était pas vrai, on n’écoutait rien. Quand les caméras bougent tout le temps, vont partout, montent à toute vitesse, font des gros plans, des zooms, des surimpressions, des machins et des machins, on n’écoute plus. On a l’esprit complètement ailleurs, on regarde la moustache du chanteur, le pli de son pantalon, on regarde le cheveu qui n’est pas tout à fait au bon endroit, etc.

59 P. L. – On est hypnotisé par la forme trépidante, on est balloté et prisonnier. Il n’y a plus d’écoute véritable possible, de liberté.

60 J. D. – La musique est parasitée.

61 François Narboni – Je suis d’accord avec ce que vous dites, Jacques, mais, dès qu’on filme, je me méfie de l’idéalisation du naturel en musique, qui veut qu’on doive

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exactement entendre l’instrument comme on l’entend dans une salle. Dès qu’il y a une caméra de télévision ou de cinéma, on passe dans un autre médium artistique qui vient se mélanger à la musique. Je n’ai pas vu le film de Clouzot mais qu’il y ait une contrebasse ou qu’il en ait quinze et qu’on en entende douze – ce dont sans doute Beethoven aurait rêvé – ça ne me gêne pas. La seule question est de savoir si ça me touche ou pas. Je me méfie d’un trop grand naturalisme, d’une trop grande objectivité : dans ce cas, pourquoi ne ferme-t-on pas les yeux pour ne rien voir ? C’est comme pour le son direct : tout ce qu’on a entendu cet après-midi donne l’impression, peut donner l’impression, qu’il n’y a plus que le son direct, qu’il faut vénérer sa pureté, le sacraliser. Disons que pour les Straub ça marche, et vous avez tous parlé du pourquoi et du comment, expliqué les enjeux, les conséquences, mais c’est le son direct chez les Straub ! C’est leur esthétique particulière ! Car, dès le muet, l’histoire du cinéma s’est faite pour et avec un son qui n’était pas direct – les pianos qui accompagnaient les films muets n’étaient pas du son direct. La sacralisation du son direct, qui rejetterait le reste, me gêne, d’autant que je pourrais ajouter que le son direct c’est aussi le son de la télévision, c’est aussi le son des sitcoms, c’est aussi le son de plein d’affreux nanars et de films médiocres – ce n’est pas que les Straub. Cette sacralisation me gêne donc, comme l’idée de la pureté sonore : pourquoi un clavecin sur-amplifié, en quadriphonie, en cinq point un, ne serait pas bien aussi ?

62 B. T. – Je crois que dans toutes ces questions il y a beaucoup d’enjeux qui sont assez différents et qui s’entremêlent. Certaines questions sont liées à l’histoire de l’écoute – qu’est-ce-que c’est que d’écouter un instrument, qu’est-ce qu’entendre de la musique, peut-on faire abstraction de l’histoire, comment entendre aujourd’hui après John Cage un piano comme on l’entendait avant lui ? Et puis, il y a la question du son direct, sur laquelle je reviens. Ce que je voulais justement montrer en parlant notamment du choix des micros et de leur orientation, c’est que le son direct n’est absolument pas naturel. Il n’y a pas le son direct, il a des sons directs. Le son direct, c’est entièrement construit, c’est une construction comme le découpage, comme toute l’organisation et la composition d’un film, et, comme toujours, il s’agit de se donner les moyens de la construction dont on a besoin en envisageant tout ce que cela implique devant la caméra. Je voudrais terminer sur un point d’histoire de cinéma : il y a un moment où le son direct est arrivé au cinéma, c’est-à-dire le son synchrone, le fait de pouvoir sortir en extérieur – je ne parle pas des prises de vue en intérieur – avec une caméra et de prendre du son en même temps que l’image, et ce n’est pas du tout une chose qui date du parlant, c’est beaucoup plus postérieur, ça arrive à la charnière des années 1950-1960 et c’est un basculement. C’est un basculement – notamment permis par le Nagra, ce magnétophone à bande magnétique – car, pour la première fois, on voit et entend en même temps ce qui est filmé. C’est ce qui fait dire à Jean-Louis Comolli que le début du cinéma c’est 1959 parce que c’est le début du cinéma synchrone léger.

63 P. L. – Et tous les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, dont le premier date de 1962, sont issus de ce basculement.

64 J. D. – Et n’oublions pas quand même que Chronique d’Anna Magdalena Bach n’a pas que du son direct, puisqu’on a quelqu’un qui parle en voix off et que la voix off n’est pas du son direct... Ce qui veut dire que même chez Straub-Huillet, même chez eux, pour faire certaines choses on utilise cet artifice-là. Il s’agit de réserver telle chose à tel but et à telle fin et telle autre à tel autre ; on sait tous que Straub a dit beaucoup de bien de

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Jacques Tati qui ne faisait pas spécialement du son direct, au contraire. Il y a une religion, mais il n’y a pas de dogmatisme, de sacralisation.

65 P. L. – Y-a-t-il d’autres questions, des commentaires tout simplement… J’avais cru entendre un début de question, pour Renato, je crois…

66 Bernard Muscat (Ciné Art) – Philippe, on me signale simplement qu’il ne faut pas que la conférence dure encore trop longtemps, parce que nous avons largement dépassé le temps qui était prévu, tu peux peut-être prendre une question et puis conclure….

67 P. L. – Ah bon ? Il y avait un temps de prévu ?... Mais nous avions encore beaucoup de choses à dire… Y a-t-il une dernière question alors ?

68 B. M. – Si personne ne demande la parole, je m’adresserai à Renato Berta. Pouvez-vous nous dire, à partir d’un film comme Ouvriers, paysans, qui nous a beaucoup touchés, ou d’un autre, comment se passent, se passaient, les essais avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ? Quelle est votre part d’artisanat ?

69 R. B. – Ça va être difficile de résumer ça en deux secondes. Il y a beaucoup de collègues opérateurs qui me disent que ça doit être chiant de tourner avec les Straub, ne serait-ce que parce que, pour eux, c’est tout le temps des plans fixes… Mais il y a une quantité de travail absolument gigantesque pour arriver déjà à cadrer, que ce soit un plan fixe ou pas. On pose une caméra, il faut décider de ce qu’on laisse hors du cadre. Et ça, avec Jean-Marie, même pour faire un plan fixe relativement simple, on y passe des heures. Il arrive évidemment que ça vienne tout de suite mais parfois c’est au bout de plusieurs heures : on cherche, on recule un peu la caméra, oui mais maintenant il y a une partie qui rentre, cet arbre-là, c’est pas bien, avance un peu, oui mais là c’est dommage parce qu’on perd autre chose, enfin bref, c’est un travail très pratique. Donc moi, je suis confronté au faire, je ne ressens pas les films après coup, une fois qu’ils sont finis, comme des critiques – vous voyez ce que je veux dire. Moi j’essaye, j’aide un metteur en scène à faire un film, avec les deux ou trois choses que je connais peut-être un peu mieux que lui ; j’essaye de contribuer, de nourrir le projet. J’ai tourné beaucoup de films en extérieur avec Danièle et Jean-Marie, et je dirais que le travail qu’on fait est, une fois qu’on a cadré, un travail d’observation, d’observation des comédiens confrontés à un texte pendant des heures. On tourne au minimum quatre prises bonnes ; alors, étant donnée la longueur des plans, vous voyez déjà ce que ça implique comme temps et comme travail, d’autant qu’un certain nombre de prises ne vont pas parce qu’il y a des erreurs, un tracteur qui passe au mauvais moment, un nuage un peu trop méchant qui a fait qu’on est parti trop en sous-exposition, etc. Parallèlement à ça, et c’est là où du coup ce travail est vraiment intéressant, on se laisse surprendre par tous les événements qui arrivent. Et si on peut se laisser surprendre – c’est ce que disait Philippe au début quand il parlait de ce qui surgit et qu’on accueille –, c’est grâce à tout ce qu’on a essayé de résoudre en amont en se donnant les moyens techniques nécessaires – le choix de la pellicule, du matériel… Il faut que j’ajoute que, contrairement à ce qui peut arriver avec un metteur en scène qu’on ne connaît pas et avec qui on doit commencer à comprendre ce qu’il entend par mettre en scène, ce qui est parfois acrobatique, avec Jean-Marie et Danièle on se connaissait depuis longtemps : la discussion est alors plus simple dans la mesure où il n’y a pas trop de psychologie, ou le peu qu’il y en a est vite mis de côté ; on peut se concentrer sur le côté pratique de la fabrication, et les mille problèmes qu’il y a toujours à résoudre. Enfin, je serais plus à l’aise pour répondre vraiment à votre question, et surtout ce serait, je crois, plus intéressant, plus concret, si un jour on avait l’occasion de prendre un film de Jean-

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Marie et Danièle, Ouvriers, paysans si vous voulez, et de le disséquer sur une table de montage, de mettre en évidence, à partir du plan de travail, les choix opérés, pourquoi on est parti dans une direction plutôt qu’une autre, ce serait pragmatique et simple.

70 B. M. – Merci et nous n’oublierons pas votre proposition passionnante.

71 P. L. – Merci à tous, et en particulier à Jacques Drillon, Renato Berta, Benoît Turquety et León García Jordán d’avoir participé à cette discussion. Merci également à toute l’équipe de Ciné Art. Bonne fin de journée.

AUTEURS

PHILIPPE LAFOSSE Philippe Lafosse est l’auteur de L’Étrange cas de madame Huillet et de monsieur Straub. Il a assuré la rétrospective de l’œuvre des Straub à Nice, à la Villa Arson et au cinéma Reflet-Médicis à Paris en 2007. Responsable de publication de l’édition DVD des films des J.-M. Straub et D. Huillet aux éditions Montparnasse, il a également réalisé un film document sur les Straub : Dites-moi quelque chose.

JACQUES DRILLON Jacques Drillon, docteur en linguistique, producteur à Radio France, fonde en 1978 Le Monde de la Musique, en 1995 la revue Symphonia et prend, en 1981, la succession de Maurice Fleuret à la rubrique « Musique classique » du Nouvel Observateur. Il est l’auteur de nombreuses publications sur la musique, le cinéma, le théâtre.

RENATO BERTA Renato Berta, considéré comme l’un des plus grands directeurs de la photographie, travaille avec les plus exigeants des cinéastes : Daniel Schmid, Alain Tanner, Jean-Luc Godard, Patrice Chéreau, Alain Resnais, Manoel de Oliveira, Robert Guédiguian, Amos Gitaï et, depuis Othon (1969), avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

BENOÎT TURQUETY Benoit Turquety est enseignant en cinéma à l’École nationale supérieure Louis Lumière et à l’Université Paris VIII/Vincennes-Saint-Denis. Il a soutenu en 2005 une thèse intitulée Huillet et Straub, « objectivistes » en cinéma ; il est pour l’heure un des grands spécialistes actuels de leur œuvre.

LÉON GARCIA JORDAN Léon Garcia-Jordan est né à Bogota en 1979. Photographe et réalisateur, il étudie d’abord la littérature et la philosophie, se passionne pour le cinéma avant de devenir photographe et de filmer les gestes d’artistes : peintres, musiciens, photographes.

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Débat « Modernes/Classiques »

Jean-Marie Straub, David Faroult, Olivier Goetz et Jean-Marc Leveratto

1 Jean-Marc Leveratto – Avant d’entrer dans le vif du débat, je voudrais dire quelques mots sur le thème qui nous a été proposé par les organisateurs. Ce thème – Classiques/ Modernes – est sans doute un peu périlleux. Mais, il est une bonne manière d’introduire à un débat qui portera, au-delà des films qui ont été projetés, sur l’ensemble de l’œuvre de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet, et prendra en compte des films qui sont devenus des références cinématographiques.

2 Trois pistes de discussion s’offrent à nous. La plus évidente, c’est effectivement celle de l’adaptation de « Classiques », soit, comme Jean-Marie Straub l’a rappelé, le fait que certains des films qu’on vient de voir nous offrent l’occasion de découvrir ou de redécouvrir des œuvres d’auteurs considérés comme des génies de la littérature, de l’art et de la musique. C’est un choix artistique fort que cette volonté de porter au cinéma certaines œuvres de grands noms de la littérature universelle, de la peinture ou de la musique savante. La vision de ces films suscite immédiatement des réactions quant au traitement, souvent étonnant, voire spectaculaire, des œuvres sélectionnées. La question, traditionnelle, du « respect de l’œuvre » et de sa pertinence pour comprendre une œuvre singulière comme celle des Straub se pose alors.

3 Une deuxième piste de discussion est celle des « Classiques modernes », un oxymoron couramment utilisé aujourd’hui pour désigner les classiques du XXe siècle, les œuvres considérées aujourd’hui comme des références incontournables pour quiconque s’intéresse à l’art moderne. Sous cet angle, l’œuvre des Straub fait partie des « Classiques modernes », et nous donne à lire leur propre rapport à ces classiques modernes que sont les grands réalisateurs de cinéma. Un intérêt particulier, pour moi, de ce rapport des Straub au patrimoine cinématographique du XXe siècle réside dans l’importance qu’ils accordent au cinéma classique hollywoodien. De quelle manière les classiques du cinéma, et lesquels, sont présents dans les films qu’on vient de voir, de quelle manière les films de Straub communiquent avec d’autres grandes œuvres de l’histoire du cinéma constituerait donc une deuxième piste de discussion.

4 La troisième est celle, un peu énigmatique, du sentiment que nous avons tous éprouvé, je pense, le sentiment d’une résistance de l’œuvre des Straub à la modernité, au sens de

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Baudelaire, d’une capacité de leur œuvre à échapper à la mode. La formulation « Classiques/Modernes » exprime alors le sentiment de balancement du spectateur, sa difficulté à choisir le terme adapté pour parler de ce qu’il vient de voir. Classique ou moderne ? La formule devient une invitation à penser, non seulement la polysémie du terme de modernité, mais une forme d’antimodernisme qui est présent dans ce qu’on a pu voir lors de cette rétrospective. Une mise à distance de la modernité, pour réaffirmer un lien avec une tradition mais aussi pour s’ouvrir à ce qui est en train d’advenir. J’espère que cette troisième piste de discussion – de quelle manière décrire justement ce qu’on a vu ? de quelle manière exprimer la singularité esthétique – offrira l’occasion à toutes les personnes présentes de participer.

5 Olivier Goetz – Il me semble qu’il y a effectivement un piège dans l’intitulé de ce débat, Classiques/Modernes. Ce sont des mots qui veulent tout dire et, en même temps, ne veulent rien dire du tout. Tout dépend du sens qu’on leur donne. C’est le piège inhérent à l’approche générale choisie par Ciné Art, au choix d’une organisation thématique de cette rétrospective…

6 Jean-Marie Straub – Mais non, c’était le souhait du Centre Pompidou-Metz !

7 O. G. – Dont acte. Jean-Marie Straub était, en effet, opposé à cette approche thématique, comme il vient de le rappeler. Une approche chronologique aurait été mieux adaptée à une « rétrospective ». Mais il faut quand même remercier le Centre Pompidou-Metz de nous avoir accueilli et, surtout, Ciné Art pour avoir organisé cette rétrospective. Elle nous a permis non seulement de voir des films, mais de voir une œuvre. Car c’est bien le sens et l’intérêt d’une rétrospective que de nous faire découvrir une œuvre dans sa globalité.

8 J.-M. S. – Les institutions culturelles ne s’intéressent pas aux œuvres. Ça n’existe pas pour eux. Ce qui les intéresse, c’est les thèmes. Comme Arte.

9 O. G. – Jean-Marie, il me semble justement que le fait que tu sois là, présent parmi nous, change radicalement le regard qu’on porte sur les films. On voit les films autrement. En même temps, ce regard privilégié possède tout de même une limite… Puisque nous sommes au Centre Pompidou, je peux citer une divinité pompidolienne, Marcel Duchamp, qui nous rappelle que c’est le regardeur qui fait le tableau. C’est dire que les spectateurs font aussi les films, à leur façon. Qu’il y a un moment où le réalisateur n’est plus totalement le maître du sens de ses films. Et qu’on peut donc accepter cette approche thématique qui nous est proposée, même si on la trouve un peu biaisée.

10 Je l’accepte d’autant plus volontiers que cette problématique Classiques versus Modernes est présente – Jean-Marc Leveratto vient de le rappeler – dans le discours de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ils ont souvent parlé de la question du moderne ou de la modernité. On ne sait jamais très bien, cependant, quelle modernité ils visent.

11 Par exemple, on découvre, en regardant Du jour au lendemain, que la « mode » est une cible de cet opéra d’Arnold Schönberg. Cela nous rappelle que le mot moderne, qui peut être un très beau mot, peut être également un mot très vilain, lorsque la télévision, par exemple, nous inonde de publicité pour des lessives modernes ou d’autres choses, présentées comme désirables parce que « modernes »… Tout le monde sait que le mot moderne vient du latin, modo, qui veut dire « récemment ». Le moderne, en un sens, c’est ce qui est récent. Mais c’est aussi, comme on sait, la caractéristique des périodes historiques qu’on appelle modernes ou même, aujourd’hui, « postmodernes ». Ce qui signifierait qu’il existe une modernité plus moderne que le moderne… Et pourquoi pas ?

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Évitons simplement de nous enfermer dans des questions de terminologie pour parler de l’œuvre.

12 David Faroult – Je voudrais commencer par remercier mes collègues qui sont à la table et les organisateurs de m’avoir invité. D’abord, parce que j’éprouve beaucoup de plaisir à être là. Ensuite, parce que je crains d’être un peu déloyal à leur égard en prenant mes distances par rapport au thème proposé pour le débat. Je vais essayer de dire pourquoi !

13 La première raison, c’est la polysémie de ces termes de modernité et de classicisme. Par exemple, il n’est pas possible, d’un point de vue stylistique, de définir Hölderlin comme un poète classique. On le caractérise généralement comme un romantique. Cette taxinomie Classiques/Modernes ne nous aide donc pas vraiment à penser ce qui se passe entre nous et l’œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. De la même façon, la triade classique, moderne, postmoderne, désigne des périodes historiques, des époques artistiques. L’œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, en ce sens, s’étend entre la fin d’une période moderne et le début d’une période postmoderne.

14 Je crois donc que ces mots n’aident pas du tout à caractériser ce qui se passe dans l’œuvre, ce qui se passe dans les films. Parce que justement, et heureusement, ces films sont largement à contretemps à l’égard de leur époque. Je pense que c’est surtout ça qui fait qu’on peut entretenir des liens particulièrement étroits ou intenses avec eux.

15 Pour la suite, pour tout que je pourrais être amené à dire dans la discussion, je propose de distinguer, un peu grossièrement, deux types de films. Les uns, qui sont la majorité écrasante, qui s’adressent toujours à la même masse d’un public indifférencié et dont le projet est de faire vibrer cette masse d’un public indifférencié à l’unisson, avec les mêmes émotions, au même moment. Les autres, très minoritaires, mais qui sont peut- être ceux sur lesquels on a le plus envie de travailler quand on s’intéresse au cinéma ou quand on travaille sur le cinéma, qui s’adressent à chaque spectateur. Des films qui s’adressent à chaque spectateur, singulièrement, et peut-être des films qui savent – en tout cas dont les auteurs savent – l’extrême et irréductible solitude dans laquelle on peut se trouver face à un film, même dans une salle pleine. Il me semble que le cinéma de Jean-Marie Straub – qui n’est pas le seul à cet égard – appartient à cette deuxième catégorie.

16 Je ressens donc un certain embarras à prétendre prononcer quoi que ce soit qui puisse prétendre être objectif à l’égard du cinéma de Jean-Marie Straub. C’est que tout au plus, je me sentirai capable de dire ce que cette œuvre représente pour moi ou pourquoi elle compte pour moi. Comment exprimer en quelques mots pourquoi je me sens si proche de l’œuvre de Jean-Marie Straub ? C’est un cinéma, et peut-être une personne aussi, qui combinent en même temps une immense amicalité égalitaire et un caractère terriblement intimidant.

17 « L’amicalité », au sens où Brecht emploie très souvent ce terme, c’est adresser à l’autre en même temps une immense bienveillance et une redoutable exigence. Je trouve que la personne et les films de Jean-Marie Straub nous adressent cette bienveillance et cette exigence à chaque instant. Et que cette exigence, justement, peut avoir un caractère terriblement intimidant. C’est là qu’il y a peut-être un paradoxe, un oxymore auquel, effectivement, il faut tenir pour essayer de rendre justice à ce qui se passe devant les films de Jean-Marie Straub. C’est le sentiment qu’en même temps, ces films nous invitent à un rapport rigoureusement égalitaire, et qu’en même temps, ils le font dans des modalités qui peuvent être terriblement – au sens de la terreur – intimidantes. Pourquoi égalitaire ? Parce que ce cinéma se démarque de celui qui s’adresse à nous

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comme à une masse indifférenciée, en cherchant à nous mâcher les émotions et à nous mâcher le travail à tout instant. De sorte qu’on n’a jamais de troubles ou de questions à se poser pour savoir ce qu’on doit penser de ce qui se dit, ce qu’on doit penser d’un personnage, ce qu’on doit penser de la situation à un instant donné. Alors que dans le cinéma dominant, on ne cesse pas de décider pour nous, à l’avance, quand est-ce qu’on doit être tendu ou détendu, rire ou pleurer, etc.

18 Au contraire, dans le cinéma de Jean-Marie Straub, c’est à notre expérience de la vie qu’il est fait appel, pour savoir ce qu’on en pense à chaque instant. Donc, on devient un peu – pour le dire simplement – le coréalisateur du film, par le travail de réception, ce que rappelait Olivier Goetz. Et à ce titre-là, on est invités dans l’équipe à un titre égalitaire. Le caractère intimidant de la situation ne réside peut-être pas dans les films eux-mêmes, mais dans le contexte dans lesquels on les reçoit, celui de nos habitudes de spectateur – Nous ne sommes pas du tout habitués à être renvoyés à nous-mêmes, pour savoir ce qu’on en pense à chaque instant. Et cela peut être réellement très intimidant. Je crois qu’il y a derrière ces films une conception de l’égalité amicale, avec cette dose d’exigence inhérente à une égalité qui n’est pas au rabais. De même que le communisme dont se réclame Straub est un communisme non populiste, anti- productiviste ou anti-industrialiste, résolument internationaliste et antimilitariste – d’ailleurs Straub dans sa vie je crois l’a payé assez cher –, je crois que cette amicalité – c’est comme ça que je l’ai vécue – aide à s’élever, pour ceux qui veulent bien en suivre l’invitation.

19 Je me souviens de Jean-Marie Straub répondant à une spectatrice, qui se plaignait de s’être ennuyée pendant un film, « on est responsable de son ennui ! ». Sur le moment, j’avais trouvé cette réponse très dure. Avec le temps, j’y adhère de plus en plus. Je crois qu’on est toujours libre de ne pas répondre à une invitation amicale, mais s’en plaindre est quelque chose de terriblement arrogant, je trouve…

20 J.-M L. – Comme David Faroult vient de le souligner, cette rétrospective a été en effet l’occasion de nous confronter à un cinéma qui est exigeant au sens où il demande aux spectateurs de participer. C’est ce que j’ai ressenti dans toutes les occasions, puisque j’ai vu des films des Straub à différentes périodes de ma vie, où j’ai accepté l’épreuve que constitue leur vision. Mais, cette fois-ci, et pour revenir au thème qui nous a été proposé, j’ai été frappé, en découvrant Othon, par la dimension humaniste de ce cinéma. Il nous invite souvent à nous intéresser à des œuvres qui sont des œuvres classiques au sens où elles sont enseignées à l’école. Nous avons tous fait, je parle pour les spectateurs de ma génération, notre pensum sur Corneille, même si nous n’avons pas lu Othon. Le film – comme le dit la dédicace de la fin – nous offre l’occasion de nous mesurer avec un texte de Corneille et permet aux spectateurs de vérifier qu’ils ne sont pas aussi bêtes qu’ils peuvent le croire, parfois, s’ils n’ont pas fait d’études. C’est un film qui m’a touché parce qu’il m’a intéressé à un texte pour lequel au départ je n’avais aucune appétence. Mon expérience vérifie donc ce que David Faroult vient de dire de l’ensemble des films des Straub. Ils ne prennent pas les spectateurs pour des idiots culturels, pour reprendre la formule d’un sociologue américain. Ils se refusent à considérer le spectateur comme une personne incapable de curiosité et d’effort d’appréhension, comme une personne qui serait par définition étrangère tant à la culture qu’à la culture cinématographique. Le film m’a fait non seulement voir mais entendre, au double sens du terme, Othon de Pierre Corneille. Du coup, je ne suis pas du tout d’accord avec la réaction d’un spectateur – je ne sais pas s’il est présent dans la

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salle – qui a dit que le film avait réussi à rendre la langue de Corneille incompréhensible. C’est vous ?

21 Spectateur – Je n’ai pas dit la langue de Corneille. J’ai dit que ma langue maternelle me devenait tout d’un coup incompréhensible. Parce que le film me révélait une étrangeté dans cette langue, que je découvrais comme si je ne la comprenais pas. Ce n’était pas uniquement celle de Corneille.

22 J.-M. L. – Merci pour cette précision. Elle réactive le souvenir que j’ai gardé du premier film que j’ai vu de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Il s’agit de Leçon d’histoire, une adaptation des Affaires de Monsieur Jules César, le roman de Berthold Brecht. Ce souvenir est très contrasté, celui d’une chose que j’ai trouvée trop lourde, trop longue et, en même temps, assez attachante puisque j’en conserve encore aujourd’hui une vive impression. D’une espèce de plaisir très simple, éprouvé à la vision de ce sénateur en train de raconter la carrière de Monsieur Jules César en buvant un verre de rouge attablé à une terrasse de la Rome d’aujourd’hui. Un plaisir exemplaire de l’ironie brechtienne, extrêmement efficace car appliquée à Brecht lui-même, à quelqu’un qui est lui-même devenu un classique du marxisme. Un plaisir dans la continuité de ce que lui-même a prôné, qu’on doit ne jamais oublier que le temps de la réception n’est pas le temps de la production, et qu’on a le droit de mettre en relation la Rome impériale et le monde moderne, la cité et la city, le Sénat et la Chambre des députés, etc., parce ce qui nous importe, en tant que spectateurs citoyens, c’est de penser la manière dont ces choses nous concernent tous aujourd’hui. C’est un bon exemple de la capacité des films de Straub à situer les choses dont ils parlent dans le temps contemporain, à les mettre en relation avec des choses que l’on vit, à nous aider à les critiquer. C’est ce que David Faroult a pointé en parlant d’un communisme des Straub.

23 Spectateur – Hier soir, j’ai repensé à cette histoire d’Othon. C’est un des films que j’adore. C’est la deuxième fois que je le voyais. La première fois, il m’avait beaucoup frappé. Et cette fois-ci encore. Dans la nuit, je me suis réveillé avec Othon en tête. C’était en rapport avec ce que Jean- Marie Straub nous a dit hier sur la modernité de Corneille. Ce qui faisait que Corneille était si moderne, c’était qu’à la différence de la tragédie, ses personnages étaient aussi perdus sur la question de leur destinée que le public. Je me suis dit que le film de Straub accentuait cette modernité. Ce que je préfère, dans Othon, c’est que le drame se joue au niveau de la langue, et au niveau de la langue traitée en tant que matière, et pas seulement en tant que moyen d’exposer une intrigue policière, comme il l’a dit. En ce qui concerne l’intrigue policière – parce que je suis un peu inculte et que je n’ai jamais lu Corneille – j’étais perdu. Mais là, le drame se jouait vraiment dans ces rapports de diction, de langue et de matière même de la langue. C’est là que j’ai vu le drame et ressenti la possibilité de réactiver la modernité.

24 O. G. – Jean-Marc Leveratto vient de définir le classique comme ce qu’on apprend à l’école, en classe. Et c’est vrai que presque tous les films des Straub sont faits à partir d’un objet textuel qu’on peut étudier à l’école, qu’on peut étudier à l’université. Pour autant, ce sont aussi, et toujours, des œuvres qui sont un peu décalées par rapport à ce qu’on apprend vraiment à l’école. Par exemple, Jean-Marc Leveratto l’a signalé, le Corneille qu’ils ont choisi de filmer, ce n’est pas Le Cid, c’est Othon, une pièce méconnue. Jean-Marie Straub a tenu à nous citer, hier, le Petit Larousse qui disait que c’était une pièce qu’il ne fallait pas lire, car c’était une mauvaise pièce de Corneille. Si l’on considère le Petit Larousse comme un instrument de mesure du classicisme, on voit qu’Othon ne peut pas être considéré comme un classique. On peut dire la même chose de tous les autres auteurs qui sont mis en scène par les Straub, Kafka, Mallarmé, etc. Mallarmé, par exemple, ce n’est certainement pas un classique, c’est un moderne dans

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le sens où Rimbaud dit qu’il faut être moderne… Dans ce sens, je ne crois pas qu’il n’y ait un seul texte qui soit vraiment classique à proprement parler. Mais si classique veut dire respect plutôt que découpage, charcutage, tripatouillage, il y a chez les Straub, en effet, un respect infini des textes, qui s’accompagne d’un respect infini des images. Cela a souvent été dit pendant la rétrospective : respect du son direct, respect du cadrage, une éthique de la technique, de l’artisanat du cinéma. Le résultat un peu paradoxal de cet incroyable respect de tout est que cela produit une étrangeté qui entraîne parfois des réactions comme celle que vient d’exprimer ce spectateur, l’impression que c’est tellement étranger que ce n’est plus ce qu’on croit que c’est. On est dépaysé, on est déplacé. Mon impression par rapport à Othon est plutôt inverse de celle exprimée par le spectateur qui s’est exprimé. On comprend absolument tout, même si on éprouve le sentiment de n’y comprendre rien. C’est au point que moi, qui ne parle pas allemand, j’ai l’impression de savoir l’allemand en regardant Schwartz Sünde, parce que c’est tellement dit que ça en devient limpide. C’est la conjugaison paradoxale d’un rapprochement et d’un éloignement. C’est ce qui fait que ce film donne l’impression d’être plus classique que les classiques, en tout cas que les classiques enseignés par nos professeurs d’école. N’oublions pas, par ailleurs, ce qui a déjà été pointé. Parler ici de classiques, ce n’est pas seulement se référer à des textes littéraires, c’est aussi mobiliser de grandes œuvres de l’histoire de l’art cinématographique.

25 D. F. – C’est en ce sens que Godard disait : « Nous sommes les derniers des classiques ». Ce qui contribue à brouiller les cartes, c’est donc aussi le fait que Jean-Marie Straub ait choisi, pour la programmation cinématographique qui accompagne cette rétrospective, des films qui sont tenus pour des classiques du cinéma. C’est un autre aspect du thème Classiques/Modernes dans lequel, il me semble, nous devons éviter de nous enfermer si nous voulons comprendre l’œuvre des Straub.

26 Francis Guermann (Ciné Art) – En tant qu’organisateur, j’assume tout à fait la construction thématique. C’est bien notre choix, ce n’est pas le Centre Pompidou-Metz qui nous l’a imposé. C’est vrai qu’au départ, notre idée était de passer tous les films par ordre chronologique sur une période de quatre mois. Simplement nous n’avons pas pu la mettre en œuvre. Le thème qui vous a été proposé, ceci dit, n’est qu’un prétexte à l’échange et vous avez toute latitude de dire ce qui vous convient.

27 O. G. – Je l’ai dit déjà tout à l’heure, il y a quelque chose qui me semble, dans le discours des Straub, coller à cette thématique, qui est parfois la détestation de la mode, d’une modernité qui est agressive et qui met par exemple le héros d’Amerika dans des situations absolument terrifiantes et qui est aussi cette modernité qui amène les catastrophes du Japon aujourd’hui ou le fait que, quand il va filmer la montagne Sainte- Victoire, elle a brûlé la veille. Il y a quelque chose d’une revendication, d’une haine de ce moderne-là, chez les Straub. Mais ce serait à Jean-Marie de la dire plutôt qu’à moi à sa place. Il m’est venu à l’esprit le petit texte de Michel Foucault sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Foucault y oppose la modernité, en tant que rapport à l’origine, à la tradition qui génère de la similitude, de la copie, qui se situe dans une sorte de transmission presque automatique des choses, et qui se rapproche un peu d’une certaine production éditoriale ou cinématographique dont parlait David Faroult. Dans la modernité d’aujourd’hui, dans ce qu’il peut y avoir de plus avancé dans la poésie, la musique et la littérature ou la philosophie, depuis la guerre, Foucault remarque qu’à la pointe extrême de la création, il y a toujours cette tendance d’un retour à l’origine. Il parlait de Freud, de Marx et d’autres auteurs. Il me semble qu’un certain nombre de

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textes ou d’œuvres qui ont inspiré Jean-Marie Straub et Danièle Huillet relèvent un peu de ce retour à l’origine qui a inspiré un certain nombre de créateurs de l’après-guerre, ou du moins qui les a vraiment interrogés. Il y a bien sûr Hölderlin, qui a été redécouvert au début du XXe siècle par toute une série de poètes, mais qui a été lu ensuite par Heidegger et un certain nombre de philosophes. Il y a bien sûr Mallarmé qui a beaucoup inspiré un certain nombre de poètes. Il y a aussi Schönberg pour la musique, qui est un peu un point de départ pour toute une série de compositeurs de l’après-guerre. Il y a un ensemble d’œuvres ou de textes qui semblent effectivement relever de cette tentation d’un retour à l’origine que Foucault avait relevé dans certaines formes de modernité. Il y a deux éléments qui me semblent intéressants dans cette idée du retour à l’origine. Au lieu de générer de la similitude, il génère de l’écart et de la différence. Et au lieu de nous situer dans une transmission un peu bête et facile des choses, il renvoie à une sorte d’oubli fondamental. À l’époque où Foucault a écrit son texte, il parlait surtout de Freud, dont on relisait sans arrêt les œuvres parce qu’on s’apercevait qu’on ne savait pas les lire et qu’il y avait un sens littéral qui échappait assez systématiquement aux lectures de l’époque. Cette observation me semble renvoyer à un certain nombre d’œuvres qui sont en résonance avec le cinéma de Straub et Huillet. Peut-être un peu moins avec Corneille. Justement, la modernité d’après- guerre, c’était plutôt Racine que Corneille. Mais il y une résonance, en tout cas, avec toutes les œuvres qu’on a vues depuis une semaine.

28 J.-M. L. – Quelle que soit la polysémie des termes de classiques et de modernes, il semble difficile d’y échapper, surtout lorsqu’on parle d’histoire du cinéma. Une présentation des « classiques du cinéma » s’impose dans tout enseignement du cinéma, à savoir des films que les étudiants doivent connaître pour pouvoir mieux comprendre des films contemporains, parce qu’ils partagent des exigences artistiques communes. Par là, les classiques du cinéma peuvent nous aider à rendre compte de l’émotion qu’on ressent en regardant certains des films des Straub aujourd’hui. Par exemple, en revoyant Lothringen !, lors de cette rétrospective, je me suis amusé à y reconnaître un film fordien. Jean-Marie Straub a certainement dû le redire ou le suggérer, ou y faire référence dans la discussion, et j’ai vérifié qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie. J’ai retrouvé effectivement une émotion similaire à celle ressentie devant Qu’elle était verte ma vallée, quand j’ai revu Lothringen !, il y a quelques jours. Cela éclaire les références à Ford qui reviennent souvent dans le discours de Jean-Marie Straub, que je prenais pour des coquetteries, et montre qu’il faut les prendre au sérieux. Par seulement parce qu’il l’a dit, mais parce que l’œuvre des Straub s’inscrit vraiment dans une continuité avec le grand cinéma classique, non seulement européen, mais aussi hollywoodien, des années 30-50.

29 J.-M. S. – Il a une satire de Schönberg qui est une satire chantée, ça s’appelle Klassisch, nicht Klassisch, Klassisch, nicht Klassish. Écoutez ça et vous verrez, vous serez ravi ! Par ailleurs, j’ai seulement à dire deux choses obsédantes que j’ai citées beaucoup trop souvent. Il y a premièrement que la modernité, c’est le saut du tigre dans le passé. Deuxièmement, faire la révolution, c’est aussi remettre en place des choses très anciennes et oubliées. Voilà, c’est tout !

30 O. G. – Ce sont des citations empruntées à Walter Benjamin, mais on peut trouver aussi chez Hannah Arendt des phrases équivalentes. Jean-Marie, peut-être pourrais-tu répondre à une question ? Quand tu parles de « faire le saut du tigre dans le passé », on a toujours l’impression que tu convoques la paysannerie ou la terre. Qu’est-ce que tu

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veux dire exactement quand tu parles des paysans et quand tu dis, par exemple, que « pour faire Bach, il faut je ne sais combien de générations de paysans avant lui » ? C’est un discours qui peut paraître extrêmement moderne ou extrêmement passéiste, c’est selon.

31 J.-M. S. – Choisissez !

32 D. F. – Je peux essayer de proposer une autre entrée pour ce thème Classiques/ Modernes. Peu importe les termes qu’on se fixe, tant qu’on discute de l’œuvre ! Je crois qu’il y a peu d’œuvres cinématographiques qui se sont autant intéressées à la période de l’Antiquité. Il y a Othon (Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour) et Leçons d’histoire (Geschichtsunterricht), sur l’antiquité romaine ; Le Corneille-Brecht récent avec l’extrait du procès de Lucullus ; Moïse et Aaron, c’est l’Antiquité biblique, disons ; La Mort d’Empédocle et Noir Péché, c’est l’Antiquité grecque ; les films autour des textes de Pavese convoquent la mythologie. Cet intérêt pour l’Antiquité, qui n’a évidemment rien à voir avec le péplum ou je ne sais quel genre, est récurrent. Or, justement, depuis le temps qu’on vous entend, Jean- Marie, citer cette phrase de Walter Benjamin, « La révolution, c’est le saut du tigre dans le passé », et celle de Charles Péguy, « Renouer avec des choses très anciennes mais oubliées », on aurait pu s’attendre à vous voir renouer, comme nous y invitait Rosa Luxembourg, avec les expériences de communisme primitif, plutôt qu’avec l’Antiquité. Je trouve frappant que ce soit surtout l’Antiquité qui soit présente dans votre cinéma. Ce serait ma façon de reposer la question d’Olivier Goetz.

33 J.-M. S. – La mythologie, ce n’est pas l’Antiquité. La mythologie, c’est l’histoire des paysans. C’est l’invention des dieux. Qui a inventé les dieux ? Les paysans. La mythologie, ce n’est pas du tout l’Antiquité. Il n’y a aucune Antiquité dans la mythologie.

34 D. F. – Elle nous parvient de cette époque.

35 J.-M. S. – Ce n’est pas de ma faute ! C’est de la vôtre.

36 O. G. – J’avais la phrase de Walter Benjamin sous les yeux, je me permets de vous la lire : « La mode, c’est flairer l’actuel si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois, elle – il parle de la mode ! – est le saut du tigre dans le passé mais ceci a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut effectué sous le ciel libre de l’histoire est le saut dialectique, la révolution telle que la concevait Marx ». Il y a donc plusieurs façons de faire le saut dans le passé. Des bonnes et des mauvaises façons. C’est comme ça que je l’interprète.

37 Spectateur – Où commence l’Antiquité ? La mythologie s’arrête où ? Quelle est la frontière entre mythologie et Antiquité, si l’on ne doit pas confondre les deux ?…

38 J.-M. S. – Je ne sais pas. Eux, ils le savent. Moi, je ne sais pas.

39 Spectateur – Parce qu’on ne peut pas dire aussi brutalement que l’Antiquité, ce n’est pas la mythologie. Il faudrait au moins préciser la distinction ?

40 J.-M. S. – Au moment où l’on a exproprié les paysans de leur histoire et de leur passé, on a dû inventer l’Antiquité. C’est la bourgeoisie. Qui a inventé l’Antiquité ? Ce sont les gens de 1789, qui ont refoulé les paysans pour s’établir eux-mêmes. Ce n’est pas compliqué. L’Antiquité commence en 1789. C’est un peu rigolo, mais c’est quand même ça. Relisez les cinq ou sept pages de Michelet sur ce qui se passait dans la vallée de la

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Saône. Je vous assure que c’est très beau et très instructif, ce qui se passait dans la vallée de la Saône un peu avant 1789 !

41 O. G. – Qu’est-ce qui s’est passé dans la vallée de la Saône ?…

42 J.-M. S. – Lisez Michelet ! Il s’est passé que les paysans attendaient quelque chose et qu’ils se sont faits rouler. C’est tout. Il s’est passé que c’était le début de l’établissement de la bourgeoisie dans son Antiquité. Dans son humanisme. Dans son voltairianisme. Dans les banques. Dans le progrès, dans la croissance. Tout ça.

43 J.-M. L. – En parlant de films qui font référence à l’Antiquité, David, tu les opposais à quoi ?

44 D. F. – Je ne les opposais à rien. Je disais juste qu’il y avait peu d’œuvres cinématographiques où l’Antiquité était aussi présente. Ça a l’air d’être une période, j’ai peut-être eu tort d’invoquer les Pavese là-dedans, mais ça a l’air d’être une période qui en tout cas questionne Jean-Marie Straub.

45 J.-M. L. – C’est vrai qu’on peut faire une différence entre la confrontation avec l’Antiquité dont certains films offrent l’occasion et les films qui resituent cette paysannerie dont Jean-Marie Straub vient de parler, les films qui nous situent vraiment au XXe siècle, en tant que siècle des révolutions, comme disait Lénine. L’œuvre des Straub, il me semble, pose cette question de la mise du cinéma au service de cette mémoire des transformations révolutionnaires. Ce qui me touche, en tout cas, quand je regarde De la nuée à la résistance ou Sicilia, c’est la transmission d’une mémoire des luttes, à travers évidemment les personnalités littéraires de Pavese ou de Vittorini, mais des écrivains qui ont été des écrivains militants, dans le sens où leur poétique s’est voulue être à l’unisson de ceux qu’ils cherchaient à représenter. On retrouve bien la question de la mythologie telle que la pose Jean-Marie Straub chez Pavese, par la manière étonnante dont il réussit à restituer une culture paysanne, une mentalité paysanne, une vision du monde paysanne.

46 Il y a un auteur que je n’ai jamais entendu évoquer par Jean-Marie Straub, c’est Antonio Gramsci. Mais, parfois, ce que je ressens quand je regarde ses adaptations de Pavese ou de Vittorini, c’est une idée gramscienne, le rappel de l’existence d’une forme de sagesse, je ne sais comment dire, paysanne ou populaire, en ayant bien conscience de la manière dont ces deux termes peuvent être aujourd’hui galvaudés. Est-ce que cette question de la mémoire des luttes paysannes est moderne ? Elle est actuelle en tout cas. Elle renvoie à la question brechtienne de comment est-ce qu’on peut faire pour que les choses changent, comment montrer les choses pour qu’elles changent…

47 J.-M. S. – On oublie toujours un truc, nous tous. C’est ce qu’on a appelé les guerres de paysans, c’est-à-dire les guerres contre les paysans. On a appelé ça les guerres de paysans parce que les paysans en avaient ras-le-bol et que, tout d’un coup, ils sont sortis de leurs gonds. Les guerres de paysans, dont la plus violente a été la dernière. Les Allemands ont réussi à corrompre et à gagner et à convaincre et à entraîner les Alsaciens. Et ça a été la plus violente. Ces guerres de paysans-là, c’est le début de l’époque moderne. Parce qu’après qu’ils aient fait ce travail-là, ça a continué, jusqu’à la motoculture y compris.

48 D. F. – Je crois que parler d’une idéologie paysanne de Straub est une façon un peu trop rapide d’aborder les choses. Je parlais tout à l’heure d’une œuvre à contretemps. Et je pense qu’elle l’est pour tout le monde, y compris pour les communistes – et je parle pour moi – parce que c’est une œuvre qui nous invite à rompre avec une vision

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progressiste de l’histoire et avec cette espèce d’idéologie du progrès qui donne l’impression que l’industrialisation serait un mieux. Cette attention aux paysans, c’est aussi une attention à l’enclenchement de cette industrialisation qui a commencé à tout foutre par terre, à tout détruire. Le contretemps de l’œuvre vient aussi d’un ancrage très profond dans le temps présent. J’ai retrouvé une citation d’un entretien de Jean- Marie Straub autour d’Othon qui, à mes yeux, est quasiment un programme. Je vous la relis : « Othon exige du public pour l’intéresser une intelligence sans une seconde de défaillance, tout en laissant le maximum de liberté à son imagination. La révolution a besoin d’imagination et d’intelligence et la bourgeoisie et les intellectuels sont intolérants. Tout spectateur doué de la moindre expérience morale et politique peut savoir chaque seconde du film à qui il a affaire avec chaque personnage. Tant pis pour les autres spectateurs. Les films qui prétendent leur mâcher la besogne ne leur servent quand même de rien. Ils se trouvent tout aussi désarmés dans la vie à la première occasion ».

49 Pour moi, c’est une déclaration programmatique en ce qu’il s’agit de faire un cinéma qui à la différence des autres films qui se font, requiert l’intelligence, requiert l’imagination, requiert un positionnement de chaque instant, précisément parce que tous les autres films, en nous rendant paresseux sur ce terrain-là, de l’intelligence, de l’imagination, du positionnement, réduisent nos facultés à cet égard. C’est en ce sens qu’il prend en compte les données du présent dans lequel on est ancré. Les facultés sensibles et intellectuelles sont exactement comme les facultés physiques. Si on ne fait pas de sport, on est moins musclé. Si on n’exerce pas son imagination, on en a moins. Si on n’exerce pas son intelligence, on en a moins, etc. C’est pour ça qu’il y a un caractère révolutionnaire à faire des films qui requièrent ces facultés chez nous.

50 J.-M. S. – Simplement, il faut apprendre aux gens à voir et à entendre. S’ils ne sont plus capables de voir et d’entendre, ils ne sont pas capables de faire une révolution. La conscience commence par voir et entendre.

51 J.-M. L. – Je suis à la fois d’accord et pas d’accord. J’aurais tendance à relativiser ce qui vient d’être dit. Ce qui me gêne un petit peu, c’est une forme de terrorisme. Une forme de terrorisme qui ferait que finalement, il y a des films qui sont faits pour voir et entendre, et des films qui ne le sont pas. Il y aurait une distinction assez nette entre le senti et le réfléchi, ce que je ne crois pas vraiment. Je suis assez d’accord avec la phrase de Walter Benjamin : il y a des émotions qui sont justes. C’est ce qui fait lien, par exemple, entre le cinéma classique et le cinéma contemporain. Ce n’est pas vraiment une question d’élaboration du discours qu’on pourrait porter sur les films ou de capacité à dire quelque chose des films. C’est ce qu’on ressent, finalement, ce que le film nous fait ressentir…

52 J.-M. S. – Je n’ai jamais prétendu qu’on était les seuls. Grâce à Dieu, on n’est pas les seuls !

53 J.-M. L. – Oui, c’est ce que je trouve fort dans ton point de vue.

54 J.-M. S. – Le cinéma hollywoodien, pendant un certain temps, était une école de citoyens. Le cinéma japonais commercial, pendant un certain temps, était une école de citoyens. Comme on pourrait dire que la tragédie grecque était une école de citoyens. C’est classique, comme on dit !

55 J.-M. L. – Ça va mieux en le disant, quand même…

56 J.-M. S. – Ce n’est pas de ma faute si on me fait passer pour un terroriste isolé !

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57 J.-M. L. -Nous sommes complètement d’accord en fait.

58 J.-M. S. – J’ai toujours dit que notre cinéma était profondément enraciné dans le passé. Que c’était un cinéma traditionnel.

59 J.-M. L. – Je voudrais revenir à la question paysanne. Je ne voulais pas du tout dire qu’il y a une idéologie paysanne dans l’œuvre des Straub. Ce que je trouve simplement intéressant, c’est quand Pavese rend justice à une forme de mythologie – je ne sais pas si le terme est exact – de mythologie paysanne, à un imaginaire – le terme n’est pas non plus très beau – paysan. C’est un point commun à Pavese et aux Straub. Il y a un passage très beau dans De la nuée à la résistance. C’est quand le narrateur communiste reproche au héros de croire à la superstition, alors qu’il veut détruire l’État et les prêtres. Cela simplement parce que le héros lui rappelle qu’on ne peut pas couper un arbre si on ne respecte pas les phases de la lune. Et l’autre lui répond : la superstition, ce n’est pas là qu’est le mal. Où ça pose un problème, c’est lorsqu’on l’utilise pour exploiter les paysans. Mais sinon, après tout, c’est celui qui exploite les paysans qui est ignorant, ce ne sont pas les paysans eux-mêmes.

60 J.-M. S. – Mais Pavese, il se permet des choses que même moi, je n’aurais pas osé me permettre. Par exemple, dans le dialogue sur les feux, du père et du fils, tout d’un coup, il y a une sorte d’éclat. Le père dit tout d’un coup : Quante case di padroni bisogni incendiare, quanti ammazzarne per le strade, per le piazze, prima quel monde torni giusto, e noi si posa dire la nostra. Brecht à aucun moment ne se serait permis une chose pareille dans un contexte comme ça. Je traduis mot à mot : « combien de maisons de patrons il faudrait incendier, combien il faudrait en tuer dans les rues et sur les places avant que le monde redevienne juste et que nous, on puisse dire la nôtre ». C’est aussi un autre aspect de la mythologie de Pavese. Et moi, je me serais jamais permis ça, ni Brecht. Or, ça m’intéresse, et justement, ça fait la fin d’une première partie du film.

61 Spectateur – Vous parliez de la difficulté du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Hier soir, nous avons eu une discussion avec Olivier Goetz. Je me permettais de comparer le cinéma de Straub et le cinéma de Pasolini. Je me souvenais d’une interview qu’avait donnée Pasolini. On lui faisait justement ce reproche de ne pas faire un cinéma grand public et d’être un peu inaccessible, comme ça. Et il répondait : c’est parce que j’ai un grand respect pour le public que je fais un cinéma difficile. Je lui présuppose une intelligence pour comprendre les choses difficiles et je lui demande autant d’effort que moi-même j’ai fait pour le réaliser. Je pense que Pasolini aussi était extrêmement exigeant, comme peuvent l’être Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Il disait même que seul le cinéma difficile est le vrai cinéma démocratique.

62 Barbara Ulrich – On a parlé tout à l’heure du texte de Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Cela m’a fait penser à la notion d’énantiodromie chez Héraclite, qui parle de la loi fondamentale de la vie, selon laquelle chaque processus, à un certain moment, se renverse en son contraire. Arrivé à sa plus grande extension, il revient vers le centre. La discussion qu’on vient d’avoir sur l’Antiquité, les Modernes, les Classiques, etc. renvoie aussi à la question des grands cycles d’évolution, tant individuelle que collective. Après tout, il est difficile de dire comment les cycles collectifs et les cycles individuels se chevauchent. Lyotard a écrit un livre, en 1993, intitulé Moralité postmoderne, que certains connaissent certainement. Roger-Paul Droit, dans Le Monde, écrivait au sujet de ce livre : « Lyotard appelle donc moderne ce schéma de pensée qui assigne comme but ultime à l’histoire humaine de retrouver une perfection originaire devenue lointaine : Dieu dans la version chrétienne, la nature dans la perspective rousseauiste, la société sans classe dans la version marxiste. Le postmoderne, par

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contraste, serait donc comme le désenchantement de l’histoire. On continue d’agir, de négocier, de prévoir, mais l’ensemble du processus semble désormais dépourvu de toute finalité. Le développement suit son cours. Toutefois, il ne paraît plus destiné à parvenir à aucun terme. Les grands récits qui prétendaient donner sens à l’Histoire – qu’il s’agisse des religions du livre ou de la confiance des Lumières dans le progrès, des analyse du marxisme – nous ont laissé en plan. Postmoderne est peut-être avant tout le nom d’une panne ». Donc, moderne serait une époque où les choses, où les mots et les choses tiennent encore un peu ensemble, dans un sens, dans une cohérence, qui était peut-être celle de l’Antiquité, etc., etc. Tout au moins, dans l’idée qu’on en a. Comment la retrouver, comment y revenir ? C’est une question qu’on pourrait se poser très concrètement, en évitant de se perdre dans les mots. Comment, concrètement, y parvenir ?

63 Spectateur – La piste égalitaire me semble bonne. Othon tire sa force de la possibilité de diviser. Je crois que vous avez dit que ce film divise le public – il divise le public en deux. Mais il peut aussi diviser chacun d’entre nous et, en même temps, nous libérer. Et c’est ça la modernité. C’est ça qu’a pensé la modernité. Le 2 plutôt que le 1 qui totalise. Quelque chose qui peut permettre de tenir, de faire tenir ensemble des choses hétérogènes. 64 Spectateur – Je voudrais juste faire une petite remarque. Concernant Corneille, moi, ce qui m’intéresse, c’est qu’on voit bien qu’en fait, pour Corneille, il ne s’agit pas de s’accorder sur le langage, il s’agit de s’accorder dans le langage. En fait, il me semble qu’il y a chez Corneille l’idée que la communauté de langage n’est pas fondatrice. C’est le but qu’on cherche à atteindre, mais elle n’existe pas a priori. Je pense que… j’ai l’impression que l’œuvre de Straub se retrouve dans cette approche de ce qu’est la communauté. À savoir une communauté qui n’existe pas a priori, mais qu’il faudrait peut-être essayer de créer, y compris à travers la dissonance. Ce qui m’intéresse, en fait, dans l’œuvre de Straub, ce n’est pas qu’elle est à contretemps, ou contre son époque. Je pense qu’au contraire, elle est complètement dans son époque, elle est dans son temps. Je crois même que cette œuvre fabrique son époque, en fait. Elle fabrique son temps. Comment elle le fait, comment elle fabrique son époque, cette œuvre ? Tout simplement à travers l’expression d’une voix dissonante. C’est-à-dire une voix qui prend confiance en elle-même, en fait. Qui cherche en tout cas à prendre confiance en elle-même. Cette fameuse confiance en soi dont certains philosophes américains parlent, comme Emerson. Je pense que c’est cette confiance en soi – self reliance –, ce processus de prise de confiance en soi que Straub nous relate. Et les difficultés que ça implique, bien sûr ! Je pense aussi que cette prise de confiance en soi que vit le réalisateur, il veut la faire vivre au spectateur. C’est en ce sens qu’il y a pour moi quelque chose de très profondément démocratique dans le cinéma de Straub. Je voulais ajouter aussi qu’il me semble qu’il y a un désir, une puissance d’invention de la mythologie dans l’œuvre de Straub, face au constat de sa déflagration. Voilà.

65 D. F. – Je voulais juste repréciser ce que j’entends par contretemps, et qui n’est effectivement pas contradictoire avec ce que vous venez de dire. Contre le mouvement dominant des temps. Quand vous parlez de dissidence, évidemment, je ne peux qu’approuver. Ou de dissonance. Mais en ce sens-là, évidemment, Jean-Marie Straub est ancré dans son temps avec lequel il est dissonant. J’insistais aussi sur le fait que son cinéma est inséparable d’une analyse de ce dont le spectateur a besoin, ici et aujourd’hui. Parce qu’il n’est plus possible de faire aujourd’hui des films comme ceux du cinéma classique hollywoodien ou d’un certain cinéma japonais, qui étaient, comme le rappelait Straub tout à l’heure, une école de citoyen. Il faut en passer effectivement par des moyens plus radicaux, cinématographiquement s’entend, pour respecter ce

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postulat démocratique. J’aime beaucoup le discours de Pasolini qui vient d’être rapporté. Que c’est un signe de respect adressé au spectateur que de présupposer son intelligence, heureusement. Et donc, de la solliciter.

66 J.-M. S. – Quant à Pasolini, il faut quand même préciser quelque chose. Moi, je n’ai aucun respect pour Pasolini cinéaste. Mais aucun ! J’ai pleuré en voyant Accattone à Munich avant d’aller en Italie. Et après ça, je ne veux pas dire… Je n’ai aucun respect. Autant je respecte Pasolini citoyen et Pasolini poète, autant je méprise Pasolini cinéaste. C’est tout. D’ailleurs, il ne me l’a pas envoyé dire, quand on se fréquentait, qu’on était un peu amis, il a écrit une dizaine de pages contre Othon. Et il a dit : Othon, c’est Straub qui enferme ses amis dans un camp de concentration. Point final. C’était l’idée. Il n’y en avait pas d’autre. Le camp de concentration, c’était la terrasse du Palatin. Rigolons sur Pasolini cinéaste, moi, je veux bien, mais enfin, il faut quand même dire les choses…

67 D. F. – Merci pour l’éclaircissement. Est-ce que je peux poser la question par rapport à Luchino Visconti ? La terre tremble, par exemple, qu’est-ce que vous en pensez ?

68 J.-M. S. – Non, je ne veux pas donner des bons points.

69 D. F. – Il n’est pas question de bons points.

70 J.-M. S. – La version italienne doublée de La terre tremble est épouvantable. Ce n’est pas le pire film de Visconti. Mais malgré tout, je n’aime pas les entreprises populistes et je préfère Il Gattopardo. Il Gattopardo est dix fois plus émouvant que La terre tremble…

71 J.-M. L. – Est-ce que vous voulez encore intervenir ?

72 J.-M. S. – Non, j’en ai assez.

AUTEURS

DAVID FAROULT David Faroult est réalisateur et enseignant-chercheur en cinéma à l’Université Paris Est Marne- la-Vallée. Il a soutenu un doctorat sur les groupes Cinéthique et Dziga Vertov, avant-gardes cinématographiques et politiques dans la France des années post-68.

OLIVIER GOETZ Olivier Goetz est maître de conférences au département « Arts » de l’Université de Lorraine. Spécialiste en histoire et en esthétique des arts du spectacle, il développe une recherche transversale et pluridisciplinaire dans le domaine de la création artistique, des arts plastiques et des arts du spectacle.

JEAN-MARC LEVERATTO Jean-Marc Leveratto est Professeur de sociologie de la culture à l’Université de Lorraine. Directeur du Laboratoire Lorrain des Sciences Sociales, il est le spécialiste de la sociologie de la consommation culturelle et notamment de l’industrie du spectacle (théâtre et cinéma).

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Un cinéma dans la modernité

Pierre-Damien Huyghe

1 Lorsque je suis arrivé au Centre Pompidou-Metz pour participer à la rétrospective des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, j’ai compris que le thème proposé – « modernes/classiques » – avait donné lieu à discussion. Pour ce qui me concerne je n’avais jusqu’alors guère hésité. D’une part, j’avais supposé que mon livre Modernes sans modernité n’était pas pour rien dans l’invitation que m’avait adressée Ciné Art. D’autre part, et en conséquence, j’avais pensé qu’il me serait demandé, compte tenu des propos de ce livre, de prendre position à l’égard de l’œuvre des Straub-Huillet. S’agissait-il de trancher – de produire un exercice critique – dans la seule perspective d’effectuer une performance intellectuelle ? Les discussions en cours montrent précisément la difficulté qu’il peut y avoir à poser ou reposer une question quant à la modernité. Je considère pour ma part qu’en dépit des attaques aujourd’hui effectuées à l’encontre de la notion même, la position des modernes en art n’a pas perdu son tranchant. Elle est toujours discriminante. Le cinéma des Straub-Huillet fournit une excellente occasion de le montrer. J’affirmerai donc ici que ce cinéma constitue par sa propre actualité – par son existence aujourd’hui – un éminent exemple de la pertinence contemporaine de la notion : nous ne sommes pas tous post-modernes ni tous revenus de la modernité. Mais je ne saurais soutenir pareille affirmation sans prendre le temps de préciser ce que je peux entendre du mot lui-même et les raisons que j’ai de le trouver pertinent pour caractériser un cinéma comme celui des Straub-Huillet. J’ai prévu à cette fin une argumentation en deux temps, le premier consacré à une définition du terme, le second lui-même découpé en trois moments et peu à peu concentré sur l’ensemble d’œuvres qui nous réunit aujourd’hui. Il s’agit en somme de passer d’une argumentation concernant la nature de la modernité en général à une analyse de quelques traits du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à l’intérieur de cette généralité.

Définitions

2 Revenons donc, pour commencer, aux sources d’un certain nombre de mots qui sont proches mais qui désignent probablement des conduites historiques différentes : « modernisation », « modernisme » et finalement « modernité ». Dans ces trois mots

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s’entend à chaque fois celui de « mode ». Tous sont de la même famille linguistique, chacun renvoie à sa façon à une notion de « modification ». Globalement, il est donc question de se rapporter à du mode et à de la modification. Mais de quelle manière à chaque fois ? Examinons chacune des possibilités ainsi désignées.

3 Commençons par la modernisation. Elle concerne un fait humain fondamental, une conduite qui ne peut pas ne pas avoir lieu, dont toute l’anthropologie et l’histoire témoignent et sur laquelle il est possible de construire des définitions philosophiques de l’être au monde propre à l’humanité. De cet être – de l’humain comme être – je peux dire qu’il est ce qui modifie toujours et incessamment sa propre condition d’être. C’est là, chacun peut le noter au passage, une manière de rappeler la nature technicienne de l’humanité et de dire « animal technicien » ce vivant qu’est aussi l’humain, un vivant qui, du fait de sa vocation technicienne, ne cesse de toucher au monde et, partant, de modifier ses propres conditions de vie. Pour aller très vite, je dirai ainsi que la modernisation signale cet état d’être vivant. L’humain est en quelque sorte fait pour être sous la condition de moderniser. Même morphologiquement, si du moins l’on veut bien suivre le raisonnement d’un anthropologue comme André Leroi-Gourhan, ses mains, son aptitude au langage, la complexité de ses relations cérébrales à ses compétences corporelles, bref ses organes sont tels qu’il ne saurait se développer dans l’existence sans passer par de l’activité technique et de la modification du monde. « Humain » est donc cet être qui modifie sans cesse. Il serait même – nous serions même – mal s’il ne pouvait toucher à rien des situations où il est. Dans une certaine mesure, l’une des difficultés dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui concerne précisément le sort fait à la vocation de l’être technicien. Si l’organisation des sociétés et des conduites humaines d’une manière générale devient si lourde ou si systématique qu’il ne semble plus permis ou possible d’y toucher, si elle tend à être interdite de modification pour nombre d’entre nous, si le sentiment d’impuissance technique se répand, alors nous souffrons dans l’humanité même.

4 Chacun peut désormais comprendre que je ne fais pas de la modification des conditions d’existence un problème en soi. Je répète qu’au contraire nous irions mal, très mal si nous ne pouvions plus modifier et ainsi renouveler le monde. Le problème ne tient donc pas à la modernisation stricto sensu, mais à son économie. « Économie » est un mot d’origine grecque bientôt traduit dans le latin des pères de l’Église aux premiers siècles de l’ère chrétienne par « disposition ». Il se trouve, pour des raisons globalement économiques qu’il serait trop long de développer ici, que la façon dont nous procédons aux modifications sans lesquelles nous ne serions pas humains peut se disposer ou être disposée sans netteté particulière. Nous ne touchons pas toujours franchement au monde. Ou pas de manière éclatante. Faisons un rapide raisonnement pour comprendre cela. Lorsqu’une invention se produit, lorsqu’une nouveauté, lorsqu’une puissance de nouveauté arrive parmi nous – ce qui se produit régulièrement, incessamment – que peut-il se passer ? Pour que cette invention soit recevable, il faut qu’elle réponde au moins jusqu’à un certain point, dans une certaine mesure, à des valeurs, à des attentes qui sont inévitablement plus vieilles qu’elle. Ces valeurs en effet, avec lesquelles nous jugeons et validons ce qui arrive, ce qui s’invente, ce qui se renouvelle sont toujours plus datées, par définition, que les inventions elles-mêmes. Il y a là une loi – je travaille, je poursuis et fais poursuivre des recherches pour en examiner en tout cas l’hypothèse – de « l’acceptabilité » des inventions par définition modificatrices. Cette loi plus culturelle que technique tient ou tiendrait en ceci : pour que la modification portée par

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l’invention s’installe parmi nous, pour que nous en ayons culture, pour que nous en prenions soin, pour que nous la conservions, il faut qu’elle soit capable dans un premier temps de répondre à des attentes qui ne sont pas de sa propre époque et de sa propre puissance. Il y a une forme d’hypocrisie, au sens propre du mot, qui contraint les nouveautés qui arrivent à ne pas se donner, à ne pas se laisser nécessairement percevoir d’entrée de jeu dans toute leur capacité de nouveauté ou de renouvellement. Ainsi n’est-il pas rare qu’un objet technique inédit – un objet nouveau par sa teneur technique – trouve tout de suite le nom qui lui correspond justement. Ce fut le cas pour « photographie ». « Photographie » est assurément un bon mot pour dire la technique photographique qui en effet opère avec l’appareil, l’écriture d’une luminosité sur une pellicule, sur un support sensible. Or ce mot n’a pas été trouvé sur le champ du dépôt de brevet. Il a fallu du temps pour qu’il arrive, comme il a fallu du temps pour admettre que les images photographiques étaient autre chose et avaient d’autres enjeux que les tableaux de peinture. De même quand nous avons appelé « téléphones mobiles » les petits appareils que nous avons désormais adoptés, qui nous ont modernisé l’existence et avec lesquels nous nous déplaçons aujourd’hui volontiers, nous avons signalé une condition d’acceptabilité distincte de la réalité et de la nouveauté technique à l’œuvre en leur sein. Les capacités de ces appareils, en effet, ne sont pas seulement téléphoniques. Ce ne sont donc pas strictement des « téléphones » mobiles et nous devrions sans doute nous dire qu’une appellation comme « terminaux mobiles » serait beaucoup plus juste pour les désigner. Bref, si la modernisation est constante, elle n’est pas d’abord, ou rarement, franche et franchement acceptée. Des pratiques établies et déjà valorisées – des intérêts culturels – font que nous ne sommes pas au clair, en tout cas pas tout de suite, avec ce qui nous modifie l’existence alors même que nous ne pouvons pas ne pas effectuer pareille modification. De là le problème propre, je vais y venir, à toute modernisation, problème que je ne sais pour ma part poser sans faire peu ou prou polémique avec l’expression désormais fameuse de Bruno Latour affirmant que « nous n’avons jamais été modernes ». Je pense au contraire que nous l’avons toujours été et que nous le sommes toujours si « moderne » signifie « être affecté par la modernisation ». Mais nous ne l’avons guère été, et nous ne le sommes sans doute pas en effet si « moderne » doit signifier un mode sinon franc, du moins radical et abrupt, de cette modernisation qui nous tient comme être humains au monde et qui, partant, ne cesse de nous affecter. Ce que B. Latour critique tient plus à la pertinence du modernisme qu’à celle de la modernisation même.

5 Qu’est-ce en effet que le modernisme ? C’est une position qui est volontariste à l’égard de la modernisation, qui la revendique volontairement, c’est-à-dire qui cherche à la produire, à l’organiser et, dans une certaine mesure, à l’affirmer. C’est la pertinence de ce volontarisme qui a été fortement discutée dans le quart de siècle qui vient de s’écouler. Rien n’est là foncièrement dérangeant : on peut évidemment contester l’idée d’accélérer la modernisation de l’existence ou d’être volontaire à l’égard de cette modernisation. Ce que j’entends pour ma part dans la phrase « nous n’avons jamais été modernes », c’est que nous n’aurions jamais vraiment eu raison d’être modernistes et qu’un modernisme radical supposerait un soutien à des pratiques de déblaiement de la tradition dont non seulement la vertu mais même la plausibilité – c’est à mon sens sur ce dernier point que porte spécifiquement la thèse de B. Latour – n’ont pas d’évidence. Je note tout de même que dans le nombre d’attaques qui se sont portées sur le modernisme, beaucoup ont soutenu les valeurs de la culture mais peu ont cru devoir discuter, dans le même mouvement, la modernisation des conditions de travail, des

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conditions de la diffusion des produits parmi nous, bref de l’économie d’une manière générale. Est-il pourtant impensable qu’il y ait dans ce domaine aussi des volontés modernistes ? La critique fréquemment entendue à l’encontre du modernisme n’est pas sans limite ni ambiguïté et du fait même de cette limite ou de cette ambiguïté font courir le risque de rejeter ce qui tient aussi à sa façon à une certaine affirmation de la modernisation, mais sans le volontarisme moderniste, autrement dit : la modernité.

6 Peu de gens aujourd’hui acceptent de regarder tranquillement ce qui est pourtant un fait historique, à savoir que « modernité » est un mot apparu dans la langue française au XIXe siècle, probablement chez Balzac, assurément chez Baudelaire, dans le contexte particulier d’une réflexion sur l’art. Concernant alors très spécifiquement l’implication de la culture littéraire et artistique à la fois dans le présent et le passé, il renvoie à une paradoxale modalité de présence du cultivé. Enjeu : la mimesis, le traitement de l’aptitude à faire image, à représenter et à poétiser. Si la modernité est bien d’abord une façon de faire œuvre qui a des traits stylistiques et formels particuliers dont Baudelaire a fait la description à un moment inévitablement daté, c’est finalement moins cette date qui compte que le champ qui s’y est trouvé désigné, celui d’une certaine capacité poétique. L’enjeu global est de savoir à quelles conditions il est possible de faire œuvre avec les modifications au cœur d’une modernisation en cours. Si le mot est forgé au XIXe siècle parce qu’il fallait alors enregistrer dans la langue un certain nombre de données ayant par hypothèse des conséquences dans le travail des arts, on ne saurait dire pour autant qu’il désigne une période historique susceptible d’une exacte clôture. La modernité de la peinture et des arts plastiques ne s’est pas ouverte à un moment donné pour se refermer définitivement en un autre. C’est une position qui n’est pas derrière nous de telle sorte que nous puissions nous dire absolument « post-modernes ». En tant que telle – « position » – elle peut être plus évidente, moins difficile à tenir, voire moins refoulée à certains moments qu’à d’autres mais elle n’est pas spécifiquement datée. Aujourd’hui font retour parmi nous, même si elles ne se nomment pas comme telles, des positions classiques, en l’occurrence expressive et plutôt rhétoriques, quant à l’art. Le classique, le mode classique qu’on peut opposer au moderne et dont il se distingue en effet n’est pas du point de vue de la clôture historique différent. À son tour ce n’est pas un moment de l’histoire mais une façon – une autre – de se rapporter à la capacité humaine d’œuvrer. À nous de définir ce qui distingue l’une de l’autre ces façons, leurs traits et leurs enjeux.

Quelques traits de modernité

7 Examinons donc les caractères formels d’une modernité d’abord conçue comme particulière façon de faire œuvre de ce qui peut ou a pu arriver, de ce qui s’est passé, de ce dont il est par ailleurs possible de faire histoire ou récit. Comment ces éléments peuvent-ils être traités dès lors qu’ils ne sont pas classiquement mis en images et travaillés ? Comparons de ce point de vue, à titre d’exemple, l’écriture de Claude Simon et celle de Marcel Proust. Le premier n’est pas seulement plus récent que le second dans l’histoire, il est aussi plus moderne dans l’opération même qu’il met en œuvre. Bien sûr cette thèse est discutable. Envisageons-la sous l’angle d’une comparaison avec la peinture de Manet. Ce peintre aura installé dans son œuvre un jeu de citations constant. Olympia peut se regarder comme une façon d’être en rapport – un rapport d’une certaine manière échoué, distant – avec un tableau du Titien, la Vénus d’Urbino.

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Voilà qui est remarquable ! Puis-je avec cette référence à l’esprit dire que la modernité se définit précisément comme rapport à une culture dont les traits stylistiques ne se retrouvent pas eux-mêmes dans l’œuvre qui la cite ou y fait référence. Dans ce genre de citation une distance se marque : la culture qui tout de même détient la raison de la composition du tableau ne s’y retrouve pas formellement impliquée. Pour sa part, la facture ne soutient pas la comparaison, son matériau et sa technique étant manifestement d’un autre temps et d’un autre ordre. Manet ne peint pas et ne peut pas peindre comme le Titien parce qu’il œuvre avec une autre chimie des couleurs, avec d’autres temps de séchage notamment, et c’est d’une certaine manière ce qu’il montre : l’art des clairs-obscurs ne sera plus ce qu’il a été, ni les jeux de luminosité apparente dans le tableau, etc. J’ai signalé par ailleurs dans mon livre l’importance des jeux d’hommage et/ou de mise en exergue qui peuvent, dans la modernité artistique, se déduire de la conscience de n’être plus dans les conditions de travail et de réalisation d’autrefois. C. Simon, pour en revenir à lui, fait quelque chose de cet ordre avec la littérature de M. Proust lui-même. Le temps ne se retrouve pas chez lui de la même manière. S’il revient à l’écriture quelque chose d’une temporalité passée, c’est en éclats, plus disloquée que retrouvée. Et si les phrases sont longues également, c’est en raison d’enchâssements faisant si bien et si fréquemment diversion qu’il n’en ressort pas le sentiment de synthèse que peut donner pour sa part la prose de M. Proust. Le phrasé de C. Simon est spécifique et pas du tout secondaire (il est essentiel à la description de l’époque de la mémoire dont il est contemporain), mais il est second : il se produit dans la distance à une référence qu’il exerce d’une particulière manière, sans l’imiter au sens des classiques, sans en poursuivre la tradition formelle. La question, une fois ce genre de traits reconnus, est de savoir s’ils sont moins explicables dans le registre d’une faiblesse que dans celui, au contraire, d’une capacité – ou d’une puissance – artistique.

8 Dans la perspective de traiter cette question, je rappellerai d’abord mon propos concernant la modernisation et poserai tout simplement, indépendamment même du genre de catastrophes collectives qui hantent la littérature de C. Simon, qu’en raison de poussées modernisatrices successives les conditions de vie à un moment donné de l’histoire finissent nécessairement par n’être plus celles d’autrefois. « Le fil de la tradition », comme disait Hannah Arendt, tôt ou tard « se rompt ». Les modifications dans la technicité peuvent à tel point changer la donne que l’expérience et le vécu eux- mêmes ne sont plus comparables à ce qu’ils étaient. Prenant en compte à leur tour ce fait, les modernes, je l’ai dit, ne sont pas les modernistes. Tout en travaillant dans des conditions éloignées d’autrefois, ils n’ont pas absolument rompu avec ces conditions, ils ne les tiennent pas pour rien, ils les évoquent sans les répéter formellement, sur ce mode particulier auquel convient justement le nom de modernité. En d’autres termes, ils sont dans un écart.

9 Une fois établi ce principe capital, décisif, et qui prend à rebours les analyses d’un Jean Clair par exemple, c’est par opposition au classique que je peux poursuivre mon étude des traits du mode poétique moderne. Cette thèse d’allure très simple dans son énoncé – « les traits modernes ne sont pas classiques » – est en réalité assez complexe et doit être expliquée dans ses enjeux. Classiques auront été historiquement les œuvres susceptibles de relever d’une poétique – d’une conception et d’une fabrique – d’abord exposée et légitimée dans l’ouvrage éponyme d’Aristote. Or cette poétique prescrit pour l’essentiel une idée de l’art qui s’accommodera finalement de la notion rhétorique de « figure ». Figurer, c’est établir et faire admettre un lien entre un élément de l’ordre

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de l’image et un élément de l’ordre du discours. Faire une image qui soit en même temps au fond l’équivalent d’une phrase, trouver des règles opératoires pour atteindre cette fin, parvenir à faire des images discursives, telle est la plus classique idée de l’art. Inversement, œuvrer de manière non classique, ce sera faire sortir du champ du discours une propriété de l’image. Ou désintriquer le visible de la signification. Quand le tableau classique s’interprète – donc se regarde comme parlant – le moderne se voit. La modernité n’oblige pas à l’ordre, à la composition, à l’arrangement ou à l’agencement syntaxiques. Elle fait place à des éléments de rythmes. Cézanne en tout cas cherchait à faire en sorte que, devant ses peintures, la constitution du visible prenne le pas sur toute autre considération : il ne peignait pas pour dire.

De la distraction « en vérité »

10 Pareille quête correspond très certainement en son temps et dans sa technicité propre au cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en tant que ce cinéma est sans figure au sens classique du terme, c’est-à-dire sans images qui disent. Ce n’est pas qu’il n’y a pas du tout de discours dans l’ensemble des films puisqu’évidemment il y a une bande- son qui ne refuse pas toute parole mais cette parole est clairement extérieure aux images mêmes. Autrement dit, il n’est pas d’images qui soient illustratives du discours qui, par ailleurs, le cas échéant, s’entend sur la bande-son en question. Et ce discours mis à part est en conséquence traité avec un énorme respect pour sa lettre. Les cinéastes ne cherchent pas ici à le faire passer – à faciliter son passage – en le figurant. Non, ils le font entendre dans la rigueur de sa langue. La position ainsi adoptée refuse littéralement l’hypocrisie. Si « hypo- » en effet veut dire « par en dessous », « par en dedans », « en douce », il n’y a rien de tel dans le cinéma des Straub-Huillet. C’est de l’audio-visuel strict, une articulation – et non une sorte de mélange, de confusion – de l’audible et du visible. L’extériorisation réciproque du discours et de l’image, cette émancipation au fond du visuel à l’égard d’une responsabilité rhétorique, est sans doute au cinéma en général un grand trait de modernité. Pareille position permet aux caméras et plus globalement encore aux appareils d’enregistrement (il faut inclure l’apport des microphones dans cette affaire et impliquer une certaine notion d’images sonores elles-mêmes non discursives) de faire leur travail spécifique : elles les affranchissent. En les libérant d’avoir à figurer, en les désobligeant d’avoir à être signifiantes, elles les ouvrent à leurs champs de donnes propres.

11 Je propose précisément de définir la condition de ces donnes, celles d’une caméra par exemple, en prenant comme comparaison un œil qui s’ouvre pendant un certain temps pour finalement se refermer. Le terme de « prise », évidemment plus communément admis, ne me semble pas essentiellement intéressant pour décrire une telle opération. « Prise » veut dire « capture ». En anglais ou en espagnol, on ne dit pas « capteur », mais « sensor », soit quelque chose de l’ordre d’une sensibilité tantôt ouverte jusqu’à un certain point, pour une certaine durée, tantôt fermée ou refermée. Cette façon qu’a l’œil mécanique d’une caméra de s’ouvrir et de se fermer ne fait pas en soi de place au discours. Nombre de films le nie qui force pour ainsi dire la donne, ou la couvre en l’impliquant dans un vouloir dire, en l’assignant au registre d’une organisation signifiante. Ce qui fonde la discursivité du cinéma quand elle existe relève ici, chez les Straub-Huillet, d’une autre opération que la seule opération des appareils : elle est due à des textes clairement présentés comme tels, et lus, tout simplement lus.

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12 Dans le cinéma moderne tel que je tente de le définir se trouve donc une valeur d’affranchissement du travail des opérateurs techniques qui sont, par définition, ceux de l’époque – actuelle – du cinéma. Ces opérateurs ne sont pas traités de manière à prendre, pour avoir, mais en raison de leur capacité à laisser venir du visible ou du sonore à partir de leurs propres possibilités formelles (une certaine sensibilité définie, une certaine ouverture choisie, une certaine profondeur résultante, un certain temps d’opération sur ces bases, etc.). Ces possibilités sont respectées, et non pas employées. Ce qui peut surprendre les adeptes de méthodes en dernière analyse plus classiques, c’est précisément qu’ici, les images ne disant rien en elles-mêmes, un espace de beauté spécifique se trouve ouvert, dû aux appareils et, je le répète, au respect qu’en ont les cinéastes. Le discours, quand il est prononcé (et non pas insinué) n’est pas pour autant secondaire, mais il est à côté. Ainsi y a-t-il quelque chose de l’ordre d’une « distraction » au sens propre du mot, et non d’un « divertissement », d’une double aimantation, d’un champ de tension et non d’un détournement d’attention.

13 Bien avant la montée en puissance de la société industrielle et des industries culturelles, on a su penser qu’à des fins « d’instruction » des esprits, il fallait se rendre capable de faire des images divertissantes. Faire entrer une instruction dans un esprit qui se trouvera charmé sans percevoir les déterminants de l’artifice qui le charme, tel est l’objectif de la classique idée de l’art. Et c’est en raison de cet objectif qu’on s’est exercé aux tours – ceux des fameuses « figures » – permettant de produire des œuvres à contenus latents, des images interprétables, des équivalents discursifs. Il s’agissait de faire en sorte que les récepteurs pensent sans penser exactement qu’ils pensent.

14 Les modernes échappent à cette « logique » de la figuration et du divertissement. Il ne s’agit pas pour eux de faire penser, encore moins de laisser imaginer, mais d’offrir des cas d’aperception. Non pas aller au référent ni, encore une fois, au signe ou à la signification, mais demeurer sur le fait perceptif, au fait de ce fait si j’ose dire, à la condition de perceptibilité. C’est à ce propos que j’ai évoqué dans mon livre une certaine notion « d’aperçu » opposée à celle de figure. Dans le cas du cinéma des Straub-Huillet, nous apercevons en nous-mêmes la distraction dont je parlais à l’instant, sa tension, son tiraillement entre les pôles matériels du film. Pour nous, ces pôles peuvent être, le cas échéant, au nombre de trois : le visible, le sonore et enfin l’audible, l’élément langagier intellectuellement et non plus esthétiquement compréhensible. L’un ou l’autre de ces trois pôles peut être à l’occasion absent de la donne, mais aucun jamais n’est latent ou subrepticement présent. C’est en quoi il y a conscience dans la distraction même. Ou distraction « en vérité ». Certes le champ du visible pour une caméra n’est pas le champ du sonore pour un microphone ou un magnétophone, et n’est pas non plus le champ, syntaxique au premier chef, de la discursivité. Cette façon qu’ont les Straub-Huillet de ne pas intriquer ni impliquer les composants de leurs films mais de les articuler de telle sorte qu’ils se manifestent chacun dans l’acuité résistante d’une aperception, voilà qui reprend décidément dans le champ des opérations cinématographiques possibles l’un des éléments essentiels de la modernité artistique (je parle à la fois d’acuité et de résistance parce que rien n’est soumis à rien dans le cinéma des Straub-Huillet : les composants sont traités à parité, chacun à demeure dans le film en raison de sa formalité spécifique et non pour rendre service à la part de phrase, d’ailleurs pas toujours présente, de l’ouvrage).

15 Le cinéma comme chirurgie Moderne, le cinéma des Straub-Huillet l’est, comme je viens de dire, par le caractère non classique de son traitement des images, par la façon

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dont il désintrique ces dernières, qu’elles soient visuelles ou sonores. Mais il l’est encore pour une autre raison de l’ordre, elle, de l’époque. Le cinéma est globalement venu à l’existence au sein, en effet, d’une époque qui a modifié la condition du regard. Un penseur comme Walter Benjamin a pu estimer que le fait le plus important du XIXe siècle fut moins l’extension de la société industrielle et du capitalisme – il était tout de même loin de dire que ces sujets étaient secondaires, bien sûr – que la photographie. Dans un texte très clair, il retient cette invention comme majeure ou capitale parce qu’elle aura modifié ou délimité comme jamais la capacité à regarder. Elle est venue, dit-il en substance, faire « autorité » de ce point de vue. Cela veut dire que depuis elle le visible n’est plus seulement conditionné par le pouvoir de l’œil nu. Il n’est peut-être même plus essentiellement dû à cet œil mais bien plutôt fait de ce qu’une technique à capacités de vision propres voit pour les humains et à leur place, même si c’est au bout du compte, dans certains cas du moins, pour juste le leur donner ou le leur proposer.

16 Pour rendre plus concret ce que je viens de dire, je parlerai, sans me référer d’abord au cinéma des Straub-Huillet, d’une certaine possibilité et, en même temps, d’une certaine efficacité du gros plan. Depuis la photographie, la vision en gros plan est possible. Elle ne l’était pas auparavant. Nous n’avons donc pas en vue(s) ce que nous avions autrefois, nous n’exerçons pas aujourd’hui notre regard comme nous le faisions auparavant. Certes nous pouvons encore regarder des paysages à l’œil nu, sans appareil, mais la question est de savoir, lorsque nous disposons pour un site d’une vue ainsi nue et d’une vue appareillée, laquelle est la plus pesante, laquelle compte le plus, laquelle est la plus diffusée, la plus circulante ou la plus évoquée parmi nous. L’idée de W. Benjamin lorsqu’il dit que la photographie est venue faire autorité dans la culture, c’est que nous tendons à considérer comme plus juste, plus pertinente, voire plus décisive la vue en gros plan. Cette capacité au gros plan est très importante : elle permet de rapprocher le distant ou le lointain et de focaliser autrement l’attention. L’expérience détaillante due à l’image ainsi faite, dans bien des cas d’ailleurs, devance l’expérience traditionnelle et prime sur elle. Ainsi puis-je dire que j’ai une vue de la Place St-Marc à Venise avant d’y être allé. Mais la façon dont les appareils photographiques m’auront livré cette place avant que je m’y rende, celle aussi dont ils m’auront montré en gros plans – de près – telle ou telle sculpture y résidant sera si efficace que j’aurai le sentiment de ne pas voir aussi bien une fois que je serai à Venise même. C’est à cela que se reconnaît l’autorité prise par la vue photographique. L’humain d’après la photographie peut estimer avoir moins de vue à l’œil nu qu’avec l’appareil photographique et, au-delà, la caméra qui, je vais revenir sur cette expression appartenant de nouveau à W. Benjamin, « fouillent » l’un et l’autre le réel comme jamais.

17 Le cinéma est à son tour entré dans pareille modification de la condition du regard, de sa durée notamment. À l’œil nu, pour une peinture par exemple (et voilà qui peut faire de cet art un art d’autrefois même si je ne veux pas par là dire qu’on ne peut plus faire de la peinture aujourd’hui, mais que cette entreprise implique d’autres conditions d’effectuation), je peux regarder aussi longtemps que je veux : la durée de mon regard appartient au regardeur que je suis. De même si au lieu d’un tableau j’ai devant les yeux un paysage (il y a du reste un rapport historique, on le sait aujourd’hui, entre la constitution historique de l’expérience paysagère et la forme tableau). Au cinéma, c’est différent : je peux certes regarder telle ou telle séquence, tel ou tel plan comme autrefois, je peux par exemple promener mon regard comme je veux d’un bord à l’autre de l’écran, surtout s’il est grand, je peux focaliser ma vue à loisir en haut, en bas, à droite ou à gauche de ce même écran, mais cette libre et nue expérience ne fait pas foi,

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elle ne compte pas entre nous. Ce qui compte en effet, c’est d’avoir les yeux attrapés par les coupes de plan, c’est d’avoir vu que ça s’arrêtait là, et que là – sur la coupe par conséquent – commençait un autre plan. Mais du moment de la coupe, le regardeur ne décide pas. Dès lors la durée du regard, le sien pourtant quand même, ne lui appartient pas, elle est inscrite dans la matérialité du film monté. Vous ne pouvez pas voir un film comme vous voulez mais, dans une certaine mesure, comme le film vous le permet, comme il vous autorise à le voir. La durée de visibilité qui vient avec le cinéma est objective plutôt que subjective.

18 Voilà donc deux éléments – degré de détail et de focalisation du champ d’un côté, durée du visible de l’autre – de modification et de modernisation du regard venus à l’expérience depuis l’invention des caméras au XIXème siècle. Pareilles modification et modernisation peuvent être traitées hypocritement, comme si de rien n’était, au fond dans le divertissement. Quand Jean-Marie Straub déclare, comme hier, que « le cinéma, c’est de la photographie », quand il ajoute que « ce n’est pas de la peinture » alors même qu’on peut savoir l’intérêt qu’il a pour cet art (aurait-il autrement fait les films qu’il a fait sur Cézanne ?), c’est en moderne qu’il parle. Il a conscience de devoir regarder avec la photographie et le cinéma, dans leurs conditions, alors même que ces conditions ne sont pas celles qui sont historiquement attendues par une peinture qu’il n’abandonne pas au passé. C’est cette relation tendue, dis-traite, non divertissante qui est travaillée, je crois, par son cinéma, lequel de ce fait en même temps nous met au clair avec l’écart de la condition modernisée du voir, celle du regard d’aujourd’hui et en même temps nous montre la difficulté et l’exigence de ce regard.

19 Je terminerai dans cet esprit avec une remarque empruntée une fois de plus à W. Benjamin et faisant une distinction, justement, entre la peinture et le cinéma. Cette remarque se trouve au début de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Dans un passage donnant étrangement à penser comme souvent chez cet auteur, les attitudes respectives du peintre et du cinéaste sont comparées à celles de deux sortes de médecins. W. Benjamin affirme qu’en peinture, ce qui soutient la comparaison, c’est l’imposition des mains. On ne touche pas, ou seulement en surface. Il y a même le cas échéant un peu de magie, une part de suggestion, une marge de persuasion. En revanche, pour le cinéma, c’est à la chirurgie qu’il convient de penser. Qu’est-ce à dire ? Étymologiquement « chirurgie » veut dire « travail à la main » mais en l’occurrence ce n’est pas de cela qu’il s’agit puisqu’une technicité très appareillée, très équipée est ici engagée. En fait, du médecin au chirurgien, la tâche et la responsabilité ne sont pas identiques. Le second ne peut jamais, à l’inverse du premier, placer sa compétence dans la prescription. Sa première responsabilité consiste à décider s’il faut opérer ou non, puis à déterminer où et quand ouvrir, inciser, entrer pour ainsi dire dans l’opération. Dans le cas du cinéma, quelle est la matière vive de cette opération ? Jean-Marie Straub répond à cette question dans le film de Pedro Costa Où git votre sourire enfoui : c’est l’ensemble des plans générés par le tournage. Ces plans se fabriquent eux-mêmes déjà selon un esprit de coupe, celui qui préside à la délimitation du champ dans le cadrage, celui encore qui conduit, une fois ce champ ouvert au tournage des appareils, à stopper les opérations en cours (c’est donc une responsabilité première du cinéaste comme chirurgien de savoir quand il est pertinent, et dans quel cadre exactement, de venir fouiller avec ses appareils, d’ouvrir le tournage d’un plan par exemple, et c’en est une autre encore de mettre fin à cette première opération). Mais ce tournage lui-même produit peu à peu tout un matériel qui va devenir, au montage, une matière à tailler à son tour. Où faudra-t-il inciser cette matière pour que le plan non plus seulement

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tourné mais monté soit pertinent ? Et qu’il soit juste encore par rapport à la teneur de son tournage ? Dans quel photogramme par exemple gît le commencement d’un sourire venu à l’enregistrement ? C’est à ce niveau de précision que travaille le chirurgien- cinéaste-monteur.

20 Si je peux concevoir l’idée d’un chirurgien qui ne serait pas un opérateur systématique mais un opérateur « décisif » – un opérateur qui prend une décision stricte sur la nécessité de procéder à son art – et si cette conception est à son tour juste et pertinente, alors il me faut penser que le cinéma des Straub-Huillet, en tant qu’il soutient la comparaison benjaminienne du cinéma à la chirurgie, est un cinéma particulièrement attentif au plan. Le plan relève de la première décision, sa fabrique entame toute l’opération chirurgicale du cinéma et préside à sa qualité. En ce sens il a valeur d’engagement pour tout le travail. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet assument cet ordre de la décision. L’importance, le souci radical, le privilège même oserais-je dire accordés au plan (juste une ouverture et une ouverture juste) jusque dans le montage, et pas seulement à la fonction d’agencement de ce dernier (c’est-à- dire au registre de la syntaxe et de la discursivité) se lient dans mon esprit avec une position très distante, très critique à l’égard de ce que j’appelais tout à l’heure « figure ». Ainsi ne s’agit-il décidément pas d’enfermer dans le visible formé par les films et, d’une manière plus générale encore, dans la sensibilité produite par des appareils quelque chose qui n’y était pas, une prothèse pour assigner l’image à une sorte de vouloir dire. Il ne s’agit pas non plus, et plus généralement, de fabriquer un lieutenant divertissant de quelque signification non ouvertement énoncée. Non, il s’agit bien de soigner le sensible à l’époque où des appareils d’enregistrement sont devenus des opérateurs d’états humains. En prenant d’abord le plus grand soin des capacités de ces opérateurs même, les Straub-Huillet acceptent d’être loin de la magie surannée de la médecine artistique d’autrefois bien plus pauvre en appareils ou tout autrement dotée en technique. Opérant de plain-pied au sein de la condition historique du cinéma, ils en établissent la plus stricte condition opératoire.

AUTEUR

PIERRE-DAMIEN HUYGHE Pierre-Damien Huyghe est philosophe, peintre et professeur à l’Université Paris I/Panthéon- Sorbonne. Il est responsable du master recherche « Design et environnement » et auteur de Le Différend esthétique, L’Art au temps des appareils, Éloge de l’aspect et Modernes sans modernité.

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Annexes

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Une rétrospective

Un projet à l’initiative de Ciné Art...

1 Avec le concours :

2 – du Centre Pompidou-Metz

3 – de la Ligue de l’enseignement FOL 57

4 (remerciements à Hélène Guenin et Pierre Jullien)

5 Avec le soutien :

6 – de la Ville de Metz

7 – du Conseil Régional de Lorraine

8 – de la Direction Régionale des Affaires Culturelles

9 – de la MACIF Centre Europe

10 (remerciements à Antoine Fonté, Didier Pardonnet et Jacques Deville)

11 Avec la participation :

12 – de l’Arsenal

13 – de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole

14 – de l’Université de Lorraine

15 – de l’École Supérieure d’Art de Lorraine

16 – du Centre Régional Audiovisuel de Lorraine

17 – du Forum IRTS de Lorraine

18 – de la Librairie Géronimo

19 – du Cinéma Caméo Ariel.

20 Ciné art, créé à Metz en 1988, a projeté, aux Beaux-Arts d’abord, au Caméo depuis, des cycles réguliers consacrés à des thèmes (l’Enfance au cinéma, Villes, l’Amérique fêlée), des pays (le nouveau cinéma russe, le cinéma japonais, le cinéma poétique français), des motifs (la couleur au cinéma), des genres (cinéma d’histoire, cinéma documentaire, cinéma d’Art) et des cinéastes, classiques ou novateurs. De nombreux cinéastes sont

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venus présenter leur œuvre : , Robert Kramer, Paul Vecchiali, Peter Watkins et tant d’autres parmi lesquels Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

21 Actuellement, Ciné art prépare un film-document sur la naissance des ciné-clubs à Metz.

Naissance du projet

22 « C’est en été 2009, lors d’une rencontre amicale avec Jean-Marie Straub qu’est né le projet. Nous souhaitions depuis un certain temps déjà organiser une rétrospective complète de cette œuvre exigeante et magnifique. C’était pour nous l’occasion de rendre hommage à Danièle Huillet, la compagne de 52 années de vie et de travail solidaire, disparue en 2006, et de présenter à Metz, sa ville natale, l’œuvre d’un homme que nous considérons, avec beaucoup d’autres, y compris hors de nos frontières, comme un cinéaste majeur et un grand penseur de notre temps.

23 Depuis sa création, en 1988, Ciné Art a fidèlement projeté les films nouveaux des “Straub”. En 1992, en 1996, nous avions déjà organisé, aux Beaux-Arts de Metz d’abord, au Caméo ensuite, des rétrospectives partielles de son œuvre. Jean-Marie Straub et Danielle Huillet nous avait fait l’amitié d’être régulièrement présents : on se souvient encore des échanges animés avec un public nombreux de messins qui témoignait des liens forts du cinéaste et de la ville qui l’a vu naître.

24 En 2001, en partenariat avec la Médiathèque de Metz, dans le cadre de la belle exposition titrée “Leçons de géographie, de Colette Baudoche au tournage de Lothringen”, nous avions projeté des films des Straub, aux Trinitaires cette fois.

25 Dès l’automne 2009, conscients qu’il fallait donner à cette manifestation une ampleur particulière, nous avons fait part de nos intentions à l’équipe artistique du Centre Pompidou-Metz, d’emblée favorable. Le Centre Pompidou-Metz sera donc le lieu privilégié des projections et des rencontres autour de l’œuvre. En raison des liens particuliers des films et de la musique, l’Arsenal, l’Opéra-Théâtre abriteront aussi des moments forts de cette manifestation.

26 De grands noms s’associent à cet hommage : critiques de cinéma, philosophes, artistes seront avec nous pour commenter les œuvres, dialoguer avec le cinéaste et le public, présenter cette œuvre aux étudiants de l’Université et aux Lycéens. Jean-Marie Straub nous honorera de sa présence durant toute la durée de la rétrospective ».

27 Régine Palucci, Présidente de Ciné Art.

Bio-filmographie

28 Né le 8 janvier 1933 à Metz, Jean-Marie Straub fait ses études dans sa ville natale, puis à Strasbourg. Au début des années cinquante, il s’implique dans le ciné-club La Chambre Noire qui projette des films au cinéma Le Modern à Montigny-lès-Metz, puis au Royal à Metz. C’est là qu’il invite des critiques (René Agel, André Bazin, Jacques Doniol- Valcroze) pour animer les séances de projection.

29 Jean-Marie Straub se lie d’amitié avec François Truffaut qu’il fait venir à Metz pour présenter Under Capricorn d’Alfred Hitchcock. Il écrit dans une éphémère revue de cinéma (Rythmes 54) qui l’envoie au Festival de Venise en automne 1954. C’est à cette

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époque qu’il rencontre Danièle Huillet (née en 1936, décédée en 2006) et qu’il quitte définitivement Metz pour Paris.

30 En 1955, il est assistant de pour son court-métrage Le Coup du berger. En 1958, il refuse son incorporation sous les drapeaux en Algérie et fuit en Allemagne avec Danièle Huillet, alors que Jacques Rivette lui propose d’être son assistant pour son premier long métrage, Paris nous appartient. Condamné en 1960 à un an de prison par contumace, Jean-Marie Straub restera éloigné de la France jusqu’en 1971, date de l’abandon des poursuites contre lui.

31 C’est en 1962, en Allemagne, que commence la carrière commune et indissociable des « Straub » avec un premier film, Machorka Muff, d’après Heinrich Böhl. À partir de cette date, leurs films seront réalisés soit en Allemagne, soit en Italie (où ils s’installent en 1998), soit en France.

32 C’est par la rencontre avec de grands écrivains, artistes et penseurs que l’œuvre des Straub s’est forgée depuis près de cinquante ans : César Pavese (Ces rencontres avec eux, Le Genou d’Artémide, Streghe femmes entre elles), Johan Sébastien Bach (Chronique d’Anna Magdalena Bach), Arnold Schönberg (Moïse et Aaron, Du jour au lendemain), Paul Cézanne (Cézanne, Une visite au Louvre), Franz Kafka (Amerika/Rapport de classes), Heinrich Böll (Non réconciliés), Hölderlin (La Mort d’Empédocle).

33 Leur cinéma se définit par l’exigence et la radicalité, à la fois esthétique et technique, comme dans la production des films :

34 – esthétique par l’emploi des plans-séquences, des longs plans fixes, le soin apporté à l’image et au son, le respect absolu du texte et de la musique (tous leurs films puisent dans des œuvres littéraires ou musicales) ;

35 – technique par le refus d’artifices habituels au cinéma, tant au niveau de l’image (des focales proches de la vision humaine) et des enchaînements (coupes franches) que du son (prise de son directe).

36 Eux-mêmes se sont définis comme artisans du cinéma, en opposition avec l’industrie cinématographique. Francs-tireurs, ils ont toujours produit eux-mêmes leurs films et ont qualifié leur cinéma de minoritaire.

37 L’aspect politique de leur cinéma les a certainement marginalisés aux yeux des tenants des courants culturels majoritaires, de même que leur exigence et leur rigueur en ont fait des cinéastes réputés difficiles, alors que leur démarche n’a cessé de reposer sur un humanisme et des valeurs concrètes (emploi de comédiens non-professionnels, refus d’un cinéma illusionniste).

38 Reconnue, diffusée et commentée dans le monde entier, l’œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub marque l’Histoire mondiale du cinéma. Elle a été couronnée lors d’une première rétrospective au MOMA de New York dès 1978, plus récemment en septembre 2006 à la Mostra de Venise (prix spécial du jury pour leur innovation dans le langage cinématographique). La dernière rétrospective en date a eu lieu en 2007 à Paris au cinéma Reflet-Médicis et à la Cinémathèque Française (ndlr : avant celle de Metz en 2011).

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Au programme, du 11 mars au 3 avril 2011

39 Déjà présent dans l’exposition inaugurale du Centre Pompidou-Metz avec Une visite au Louvre, le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub est ici ré-exploré à travers des projections et des rencontres avec des critiques, des universitaires, des cinéastes et des techniciens du cinéma, mais aussi un concert, et des interventions auprès d’étudiants messins.

Quatre week-end thématiques

1. Géographie, histoire, frontières

40 Vendredi 11, samedi 12 et dimanche 13 mars – Centre Pompidou-Metz

41 Rencontres et projections

42 >>> Lothringen ! (1994) – Sicilia ! (1998) – Le Retour du fils prodigue – Humiliés (2003) – Ces rencontres avec eux (2006) – Operai, Contadini (2001). Ainsi que 6 bagatelles (2001) et Où gît votre sourire enfoui ? (2001) de Pedro Costa.

43 L’œuvre des Straub est marquée par l’exil, forcé ou volontaire (L’Allemagne, l’Italie). Ils ont tourné dans différents pays et langues, dans le respect absolu des œuvres littéraires ou musicales abordées (leur traduction, leur interprétation leur diction, le respect des lieux, de leur histoire et de leur géographie).

2. Résistances

44 Vendredi 18, samedi 19 et dimanche 20 mars – Centre Pompidou-Metz

45 Rencontres et projections

46 >>> La Magnifica Ossessione (1985) – Europa 2005 (2006) – Joachim Gatti (2009) – Itinéraire de Jean Bricard (2007) – Antigone (1992) – En rachâchant (1982) - Amerika/Rapports de classes (1984) – O Somma Luce (2009) – Corneille-Brecht (2009) – La Mort d’Empédocle (1987).

47 Entrer en résistance est une marque du travail de cinéastes de Danièle Huillet et Jean- Marie Straub : résistance aux idéologies, aux habitudes, à la paresse intellectuelle, au cinéma de consommation. La rupture des codes, la liberté, mais la fidélité. Le problème de l’élitisme, dans lequel une partie des médias les a longtemps enfermés, se pose.

3. Musiques et voix

48 Jeudi 24 mars – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

49 Projection spéciale

50 >>> Moïse et Aaron (1974).

51 Vendredi 25, samedi 26 et dimanche 27 mars – Centre Pompidou-Metz

52 Débats et projections

53 >>> Du jour au lendemain (1996) – Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967) – Der Bräutigam (1968) – Introduction à la Musique d’accompagnement… (1972) ainsi que Une nuit à l’opéra de Sam Wood (1935 – avec les Marx Brothers).

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54 Du premier projet de Jean-Marie Straub (Chronique d’Anna Magdalena Bach dont le projet date de 1954 et le film de 1967) jusqu’à Du jour au lendemain, l’œuvre des Straub est parcourue de références musicales. La musique est dans le film, jamais illustration. Au- delà, la langue, la diction, le son, le plan, sont musiques. C’est l’intégrité de leur démarche.

4. Modernes/Classiques

55 Vendredi 1er, samedi 2 et dimanche 3 avril – Centre Pompidou-Metz

56 Débat, table ronde, projections

57 >>> Cézanne… (1989) – Othon (1969) – Noir Péché (1988) – Le Genou d’Artémide (2007) – Le Streghe (2008) – Une visite au Louvre (2004).

58 Chaque film des Straub relève d’une démarche et d’un regard d’artistes, d’un artisanat de fabrication qui les éloigne de l’industrie cinématographique pour les placer sur le terrain de l’art, au long terme. Le classicisme (Sophocle, Corneille, Bach,) à l’œuvre dans la modernité ; la modernité renvoyée à une permanence de la création.

Concert

59 Samedi 26 mars à 20h.

60 Dans le cadre du week-end Musiques et voix, L’Arsenal, partenaire de l’événement, accueillera Gustav Leonhardt, pour un concert exceptionnel au clavecin. Gustav Leonhardt a tenu le rôle de Jean-Sébastien Bach dans Chronique d’Anna Magdalena Bach en 1967.

Rencontres

61 La rétrospective se veut être un événement local à dimension nationale, voire internationale avec la présence d’invités de référence tels Barbara Ulrich, Frédéric Pajak, Jean-Pierre Ferrini, David Faroult, Jean-Luc Nancy, Philippe Lafosse, Jacques Drillon, Pierre-Damien Huyghe, Benoît Turquety, François Narboni, Renato Berta, Léon Garcia Jordan, Arnaud Dejeammes et Mickaël Kummer. Dans le cadre de tables rondes, débats ou rencontres, ces invités seront également accompagnés d’Universitaires et de chercheurs de l’Université de Lorraine : Olivier Goetz, Benoît Goetz et Jean-Marc Leveratto.

Carte blanche à Jean-Marie Straub au Caméo Ariel de Metz

62 Mardi 15 mars à 20h15

63 >>> La Grande Illusion, de Jean Renoir – 1937, NB, 113’ – avec Jean Gabin, Pierre Fresnay, Erich Von Stroheim, Carette, Dita Parlo, Dalio. Scénario : Charles Spaak. Photo : Christian Matras. Musique : Joseph Kosma.

64 Mardi 22 mars à 20h15

65 >>> Le Caporal épinglé, de Jean Renoir – 1962, NB, 95’, – avec Jean-Pierre Cassel, Claude Brasseur, Claude Rich, Jean Carmet, d’après le roman de J. Perret. Photo Georges Leclerc. Musique : Joseph Kosma.

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66 Mardi 29 mars à 20h15

67 >>> 6 juin à l’aube, de Jean Grémillon – documentaire – 1946, NB, 56’. Ces films seront présentés par Jean-Marie Straub lui-même.

Action auprès du public lycéen et étudiant

68 Des interventions et journées auront lieu à l’Université de Lorraine à Metz et à l’École Supérieure d’Art de Lorraine.

69 Des classes de lycées avec leurs professeurs seront invitées à suivre des projections au Centre Pompidou-Metz ainsi qu’au Cinéma Caméo pendant toute la rétrospective.

Coordination

70 Éloïse Grosjean – Ligue de l’enseignement – Fédération des Œuvres Laïques de la Moselle, 3 rue Gambetta – 57000 METZ

Programmation

71 Ciné Art : Dominique Carta, Philippe Carta, Catherine Simon, René Cahen, Francis Guermann, Bernard Muscat, Michel Noirez, Régine Palucci. – Remerciements à André Warynski.

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Le DVD

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Une jeunesse messine

1 (entretien avec Jean-Marie Straub)

2 Paris, Hôpital Bretonneau, samedi 18 avril 2009

3 41 minutes, 2013.

4 Renversé par un scooter qui l’a blessé au pied, Jean-Marie Straub était hospitalisé lorsqu’il a accordé un entretien filmé à l’équipe de Ciné-Art.

5 Il évoque ses premiers pas de cinéphile dans sa ville natale (Metz) entre 1949 et 1954, puis ses débuts de cinéaste, notamment le projet de Chronique d’Anna Magdalena Bach (projet de 1954 réalisé en 1962). Il y parle de son refus de la guerre d’Algérie, de sa condamnation et de son exil en Allemagne où commence la carrière « des » Straub.

6 Une seconde partie de l’entretien aborde le devenir de leurs films (la sauvegarde des originaux, les copies) et le projet de Ciné Art d’organiser une rétrospective à Metz.

7 Les vues de Metz en 1955 sont extraites du film Metz pour nous deux de Jean Garnier (avec l’aimable autorisation de la famille Garnier).

Jean-Marie Straub de A à Z

8 80 minutes ; 2013

9 Classée par ordre alphabétique, une anthologie des prises de parole de Jean-Marie Straub, lors de la rétrospective Straub-Huillet, en mars-avril 2011 (Centre Pompidou- Metz, Université de Lorraine, Caméo et autres lieux messins…).

L’entretien de Scy-Chazelles

10 28 minutes ; 2013. Entretien ayant eu lieu durant la Rétrospective entre Jean-Marie Straub et Benoît Goetz.

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