<<

31 ROMÀNIA 2018 ORIENTALE DIPARTIMENTO DI STUDI EUROPEI, AMERICANI E INTERCULTURALI

University Press ROMÀNIA ORIENTALE Dipartimento di Studi europei, americani e interculturali

31, 2018

2018 L’ERRANCE ÉTERNELLE DU DESTIN JUIF DANS LE MAL DES FANTÔMES

BENJAMIN FONDANE: BUCAREST-PARIS-AUSCHWITZ

Emilia David

Abstract – The individual destiny and the intellectual biography of Benjamin Fon- dane allow us to reconstruct his existential pathway as a sequence of three fundamen- tal stages, marked by three emblematic cities: -Paris-Auschwitz. The last one represents an infernal, ominous topos, a place of no return. Bucharest and Paris were the cities that profoundly shaped his cultural identity. In the capital of his first country he assiduously attended to the birth and development of several modernist and avant-garde artistic groups. On the other hand, from the late 1920s on, the City of Lights made it possible for Fundoianu-Fondane to assert himself as a philosopher within the frames of existentialism and to be recognised as an essayist of European stature. His transfer to Drancy (1944), which then led to his being sent to the gas chambers of the Nazi concentration camp from Auschwitz-Birkenau, marked the be- ginning of a personal experience which precipitated into a brutal and atrocious end. This study will present a few documentary texts, published in literary journals of the French Resistance, such as Les Lettres Françaises and Les Cahiers du Sud. We will also include other aspects relating to ’s contributions to the periodical publications of the French Resistance, revealing the vocation of some cities and personalities to become entrenched in collective memory as benchmarks of moral revolt and intransigence.

Keywords: Deportation, Holocaust, French Resistance, Existentialism, City, Exodus

Introduction

Le destin individuel et la biographie intellectuelle de l’écrivain, artiste et philosophe Benjamin Fondane permettent de reconstituer son par- cours existentiel comme une succession de trois étapes fondamentales, 190 Romània Orientale

marquées par autant de villes et de destinations emblématiques, dont la dernière représente plutôt un endroit infernal, sinistre, le lieu du non-retour: București-Paris-Auschwitz. Mon essai propose tout d’abord la présentation de quelques frag- ments du poème Le Mal des fantômes, l’un des derniers textes poétiques de l’écrivain roumain-français récemment récupérés, qui concentre dans ses significations les plus profondes l’expérience traumatique du peuple hébreu au cours de toute son histoire. Mais la démarche montre que dès la période parisienne, lorsque Fondane avait commencé à composer ses grands poèmes métaphysiques sur l’exil – d’Ulysse (1933) à Mal de Fan- tômes (1943-1944) –, il adoptait progressivement la vision du déracine- ment et de la dépersonnalisation, pour aboutir à la perception prophé- tique et apocalyptique du destin juif, envisagée comme errance éternelle, c’est-à-dire une condition à laquelle le destin du poète s’identifie. Dans le poème qui constitue l’objet principal d’analyse de cet essai l’exode de la parole et l’exode existentiel, ce dernier entendu dans le sens historique le plus concret, participent également à un exil indénia- blement métaphysique. Le 2 octobre 1944, à l’âge de 46 ans, mourait dans les chambres à gaz du camp de concentration nazi d’Auschwitz-Birkenau Barbu Fundoia- nu, alias Benjamin Fondane, mais son vrai nom, d’origine juive, était Benjamin Wechsler. Il était né le 14 novembre 1898 à Iaşi, en Moldavie, dans la famille d’un commerçant de la région de Herța. Enfermé dans le camp de Drancy, après avoir participé à la Résis- tance française et avoir réussi à éviter les conséquences des lois antisé- mites absurdes, Benjamin Fondane a la chance d’obtenir sa libération en 1944, grâce à l’intervention de ses amis Jean Paulhan, Stéphane Lu- pasco – (né en 1900), un philosophe français d’origine roumaine et ami de Ionesco, Breton et Dali – et de Emil Cioran, un autre compatriote qui allait devenir, toujours à Paris, dans les années qui suivirent, un des plus importants philosophes nihilistes du XXe siècle. Pour lui, cette liberté aurait été acceptable seulement à condition que sa sœur, Lina Pascal, enfermée dans le camp, puisse aussi le suivre. Leon Volovici, un des plus grands spécialistes de l’antisémitisme roumain, indique dans un de ses articles, intitulé Epilogul unei prietenii [L’épilogue d’une amitié], la tentative inutile des trois intellectuels précé- L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 191

demment cités de le sauver de son fatal destin qui le conduira à une mort horrible à Auschwitz. Les trois hommes avaient réussi à obtenir sa libéra- tion, mais pas celle de sa sœur Lina. C’est pourquoi Fondane préféra par- tager le sort de celle-ci, c’est-à-dire la déportation à Auschwitz, le 30 mai, dans l’avant-dernier convoi envoyé en direction de ce camp1. Dans plusieurs interviews Cioran évoque Fondane et le décrit comme un écrivain et un philosophe qui vivait ses idées et ses convic- tions avec une passion incendiaire2. Fondane “avait une présence impo- sante”, et comme le rappelle Cioran mais aussi d’autres commentateurs de son œuvre, c’était un intellectuel qui rejetait les postulats d’une raison myope, qui se limitait à la simple réalité des faits3. Enfin, le philosophe nihiliste lui consacre encore un portrait ému dans les Exercices d’admira- tion, où affleurent dans son souvenir les moments concrets d’une amitié intellectuelle tout à fait spéciale et les conversations passionnées, qui fascinaient littéralement l’interlocuteur plus jeune4. Il a laissé en héritage à sa femme, Geneviève, l’ensemble de ses poé- sies parues en France, qui fut édité plus tard (en 1980) sous le titre Le mal des fantômes, et qui inclut les grands poèmes prophétiques qui ont surtout pour thème le topos moderne du ‘juif errant’. Il s’agit des poèmes Ulysse, L’exode, Titanic, auxquels vient s’ajouter à la fin de son existence le poème homonyme, Le mal des fantômes. Dès cette brève introduction on devine la précarité de sa condition dans la capitale du pays qui a représenté pour lui le modèle culturel absolu et le monde idéal de l’esprit. Son salut aurait été possible grâce justement à la qualité intellectuelle de ses amis parisiens, mais son hu- manité n’a pas admis de compromis avec lui-même. Même si Paris était “étrange”, méfiant, punitif à cette époque-là à l’égard des juifs de toute nationalité, la ville avait laissé cependant une sortie de secours à Fon- dane, “le voyou”.

La formation en Roumanie

Reprenant le fil chronologique de sa biographie intellectuelle, il faut dire que Barbu Fundoianu s’est affirmé très tôt dans sa culture d’origine, comme poète et comme traducteur de la littérature française, au sein des groupes symbolistes roumains. 192 Romània Orientale

Excellent connaisseur de la littérature yiddish, il approfondit la tra- dition biblique et mystique du christianisme et aussi le judaïsme au- quel il a consacré dans les années 1920 quelques articles, qui ont été édités dans des publications hébraïques. En 1916, il écrit un des premiers comptes rendus de l’ouvrage post-symboliste Plumb [Plomb] de George Bacovia, un des plus grands poètes roumains du début du XXe siècle, avec qui il découvre de pro- fondes affinités par rapport au thème de l’aliénation produite par l’at- mosphère provinciale. C’est à l’année 1930 que remonte son recueil de vers Privelişti [Vues5], qu’il dédie à , un des défenseurs, dans les premières an- nées du nouveau siècle, des innovations et des révoltes iconoclastes qui ont marqué le modernisme poétique roumain. Dans cette “monogra- phie lyrique” de la Herța et de la Bucovina – terre où sont nés aussi le poète Paul Celan et le romancier Norman Manea, deux autres victimes des persécutions antisémites – même si le dernier a survécu –, Fondane se détache de son identité roumaine, une séparation préfigurée aussi par les forts accents d’un expressionisme apocalyptique. Essayiste irrévérencieux, possédant une vaste culture littéraire et philosophique, Fondane collabore de façon assidue aux revues cultu- relles les plus importantes de la capitale roumaine de l’époque – Ram- pa [La Rampe], Sburătorul [L’esprit volant] et Contimporanul [Le contem- porain]; ce dernier étant le périodique moderniste le plus durable de l’avant-garde historique roumaine, dont Fondane sera un des plus grands représentants, et où il publiait dans la rubrique Ferestre spre Eu- ropa [Fenêtres vers l’Europe]. Pour se faire une idée plus précise de la fécondité culturelle de l’au- teur pendant sa période roumaine, qui a pour cadre le milieu artistique de Bucarest, Olivier Salazar-Ferrer nous informe – citant à son tour un autre spécialiste, Éric Freedman – que Fondane “aura publié près de 550 articles et poèmes dans les revues roumaines”6, entre 1912 et 1923, l’année où il s’est expatrié. C’est en 1922 qu’éclate sa polémique avec le plus grand critique lit- téraire roumain du début du XXe siècle, Eugen Lovinescu, à la suite de la préface que le jeune essayiste avait insérée dans son volume Imagini și cărți din Franța [Images et livres de France] et qui incluait des analyses L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 193

consacrées à ses écrivains français préférés, où il affirmait avec une -vé hémence destructrice que la littérature roumaine était une colonie mi- neure de la France (une “colonie de la culture française”). C’est peu après que prend fin la phase de la maturation culturelle de Barbu Fundoianu dans une métropole qui a eu le rôle d’un véritable laboratoire pour sa formation d’écrivain et d’intellectuel d’envergure européenne. Les stimuli féconds du modernisme et l’esprit provoca- teur des avant-gardes déjà connues en Roumanie à cette époque (même si un mouvement local naîtra officiellement seulement en 1924) avaient imprégné les publications et l’atmosphère culturelle de la capitale rou- maine, la transformant en un milieu où s’exprimaient les nouveautés et les promesses qui mèneront très vite à sa déprovincialisation, per- mettant ainsi à de nombreux jeunes artistes, beaucoup d’origine juive, comme le futur Fondane, de nourrir le rêve d’une affirmation person- nelle, multiforme et miraculeuse. Vus sous cette lumière, la contesta- tion des racines et le désir de dépassement ont revêtu le caractère d’une fertile nécessité, faisant partie d’un même processus d’évolution, qui complèteront bientôt la croissance intellectuelle du rebelle dans la ca- pitale par excellence de la culture européenne de ce temps-là. Ainsi Bucarest apparaît donc comme une ville riche de nouveaux élans, de lieux et de profils cosmopolites, de tendances multiples, fas- cinées par le progrès, qui était en accord avec le pouls des grandes capitales européennes et surtout qui était prête à suivre le modèle du modernisme français, c’est-à-dire de la patrie linguistique et mentale à laquelle le jeune Fondoianu souhaitait s’identifier. Une ville à la vo- cation formatrice, même si – comme nous le verrons – quelques zones d’ombre ne manqueront pas à son image.

En France

C’est la France qui sera sa patrie d’élection; il s’y installe en 1923, avec l’acteur Armand Pascal, son collaborateur et son beau-frère. Ce dernier avait fait partie de la troupe du Vieux Colombier de Jacques Copeau7. La même année il avait assisté à une faillite douloureuse, celle du théâtre d’avant-garde Insula, une des très rares expériences des artistes roumains d’avant-garde dans le domaine scénique. Le jeune 194 Romània Orientale

Wechsler avait fondé cette compagnie à Bucarest en 1922, avec Lina, sa sœur actrice et son mari, lui-même acteur, mais aussi metteur en scène, Armand Pascal, et avec George Ciprian, un acteur et un dramaturge très connu en Roumanie. Cette faillite était due non seulement à des problèmes d’ordre financier, mais aussi en grande partie à la diffusion progressive de l’antisémitisme. À Paris, le lien avec le groupe des amis avant-gardistes de la capi- tale roumaine reste cependant étroit pour le symboliste avec des af- finités expressionnistes, lequel deviendra correspondant de la revue Integral, qui gagnera bien vite du prestige, au point de dépasser celui de Contimporanul, où avait été lancé officiellement, en 1924, le premier manifeste du mouvement roumain d’avant-garde. Il publie déjà ses articles d’Integral en français. La parution du poème Exercice de français dans Contimporanul en 1925 annonce l’aban- don de la langue roumaine comme langue poétique. Ce sont des vers d’errance qui évoquent la traversée de Vienne et c’est déjà une œuvre qui concerne l’exil métaphysique, annoncé par le mouvement perpé- tuel des grands poèmes Ulysse, Le mal des fantômes, L’Exode ou Titanic8. À Paris, “le voyou” rencontre son compatriote , lui aussi correspondant de l’Integral, et le peintre Victor Brauner, qui, en faisant son portrait, le peint – comme s’il avait une sinistre prémoni- tion – la tête souriante, décapitée et flottant dans l’espace. Toujours en 1925 le jeune poète connaît de plus près les divers mouvements de l’avant-garde qui s’affirment simultanément dans toute l’Europe. Mais c’est le dadaïsme qui séduit son esprit, en révélant une crise profonde du réel et la nécessité d’une discontinuité sociale et épistémologique, qui implique l’amoralisme, avant qu’il n’adopte en 1929 la philosophie de Chestov et la révolte d’Arthur Rimbaud. La dernière lui semble ap- parentée à celle affichée par Dada. En outre, de 1924 à 1929, il arrive à réaliser la connexion entre la poétique de la révolte Dada, vue comme surgissement irrationnel et comme immense espoir de liberté, et l’irra- tionalisme chestovien. En 1928 l’artiste publie le volume au titre franco-roumain, Trois scenarii. Ciné-poèmes, qui annonce ses recherches et ses tentatives ci- nématographiques futures, et qui le mène en 1929 à Buenos Aires, où Victoria Ocampo, mécène et cosmopolite argentine, l’invite à tenir des L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 195

conférences et à présenter des films d’avant-garde. A la même époque, la publication de scénarios dans des revues devient chez les surréa- listes un genre poétique autonome. Fondane commence à écrire le poème Ulysse, au bord du Mendoza, en juillet 1929, en pensant à certaines figures ancestrales de la diaspora juive, et en projetant ce poème et les suivants, comme des traversées métapho- riques de l’existence, ce qui rapproche leur auteur de Joseph Conrad, Blaise Cendrars et d’autres écrivains, dont les voyages tentent de résister aux tempêtes, à l’exil ou à l’exode, provoqués par l’absurdité du monde. La rencontre avec Chestov chez Jules de Gaultier, dont Fondane fut le collaborateur, sera décisive pour le parcours intellectuel du jeune philosophe dans l’orbite de l’existentialisme; ce qu’avait écrit le pen- seur russe sur l’œuvre de Dostoïevski et de Tolstoï, en construisant une herméneutique existentialiste des textes littéraires, son disciple roumain le fera à l’égard de Rimbaud et de Baudelaire, mais en l’ap- pliquant à la poésie, obtenant ainsi une poétique existentialiste9 ou plus exactement une anti-esthétique, développée dans Rimbaud le voyou (1933) et dans Faux traité d’esthétique (1938). Ces deux ouvrages, mais surtout La conscience malheureuse (1936), imposent Fondane à part en- tière comme philosophe existentialiste. Fidèle aux affinités poétiques avec deux des dieux tutélaires du -dé cadentisme français, mais aussi à d’autres points de repère accueillis dans son univers philosophique, Fondane expose dans ses essais écrits à Paris une critique impitoyable de la pensée rationaliste européenne et de son hégémonie, qui s’est révélée la source de l’antisémitisme et un des facteurs qui ont altéré les principes originels du christianisme, en exerçant une action répressive sur la pensée magique, dite “primitive”, récupérée par les poètes modernes à travers la révolte plus violente contre le langage et la logique. Fondane partagera la position de Ches- tov selon laquelle la rationalité nie à la fois l’individu, sa subjectivité et son irrationalité créatrice. C’est donc Paris la ville où le philosophe a découvert la rébellion Dada, contre le rationalisme et plus précisément contre sa capacité virtuelle à alimenter l’antisémitisme et la négation de la subjectivité individuelle. Véritable ville des Lumières, en mesure de cultiver aux plus hauts niveaux l’esprit de réflexion et l’esprit créateur de Fondane, 196 Romània Orientale

enclin peut-être à se leurrer en pensant que les ténèbres ne pourront pas battre la lumière d’un cosmos supérieur, celui des idées où il avait habité pendant cette décennie heureuse. Mais comme Bucarest, Paris aussi montrera ses défaillances, ses limites infranchissables, qui étaient devenues, en réalité, celles de tout un continent, plongé dans l’obscurité d’une idéologie criminelle10.

Les grands poèmes de l’exode

Chez Fondane, l’urgence de l’attestation existentielle en exil contraste de manière évidente avec la déréalisation du moi, à la fois ontologique et éthique. Ce qui rapproche les poèmes d’Ulysse (1933) jusqu’au Mal des fan- tômes (1943-1944), c’est l’interrogation révoltée, métaphysique sur l’étrange inconsistance du monde. Dans tous ces grands poèmes est décelable une signification qui ouvre sur l’inconnu religieux, un sens donc théologique du voyage, qui conduit au thème apocalyptique: dans Ulysse celui-ci s’exprime par l’abandon des sirènes, dans Titanic par le naufrage, qui est aussi le naufrage de l’humanisme européen, et dans l’Exode par le désastre historique11. Selon Olivier Salazar-Ferrer, “la poésie est incapable de consoler du malheur de l’existence et de l’injustice de l’histoire. Fondane envisage la poésie comme l’expression d’un désarroi existentiel, hanté par la nostalgie de Dieu”12. L’exil métaphysique revient comme motif central dans Exode, un poème dramatique écrit et réécrit jusqu’en 1943-1944, et qui atteste une identité, une histoire juive caractérisée par la catas- trophe la plus terrible qu’a été la Shoah. De ce point de vue le vers cité par Fondane en exergue à son Ulysse, extrait du recueil Exil de Saint- John Perse, est significatif: “Et c’est l’heure ô poète de décliner ton nom, ta naissance et ta race”. Grand polémiste qui aimait exprimer ses idées dans l’arène pu- blique, antifasciste, anti-surréaliste, antimarxiste, ce prophète moderne au destin tragique a ignoré jusqu’au dernier moment l’horreur, à la- quelle il a opposé sa passion intellectuelle supérieure, refusant de se cacher quand, à Paris, il est devenu suspect13. L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 197

Mais pour la publication du Mal des fantômes, le dernier des grands poèmes de son exil métaphysique, qu’il souhaitait être complète dans les Cahiers du Sud, il s’était battu avec toute son énergie persuasive. Plusieurs de ses lettres le prouvent: elles montrent des failles dans son amitié lit- téraire avec le directeur des Cahiers du Sud, mais certaines épîtres que nous examinerons également expriment, par contre, l’énorme disponi- bilité humaine de Jean Ballard à l’égard de ce collaborateur très spécial. Le directeur Ballard n’hésite pas à lancer une souscription au nom des Cahiers afin de rassembler les fonds nécessaires pour payer la procédure de nationalisation de l’étranger qu’était Fondane encore en 1938. On était en plein exode, les lois anti-juives du régime de Vichy étaient déjà en vigueur et prévoyaient entre autres l’interdiction de publier pour les poètes juifs. En effet, quelques-unes de ses contributions ne seront plus publiées dans les Cahiers du Sud, parce que – comme on peut le déduire – elles auraient mis en danger la publication même de la revue. Toutefois cette collaboration reste encore possible. Olivier- Sala zar-Ferrer fait remarquer que pendant l’Occupation, Fondane a publié quelques poèmes dans Poésie, dirigée par Pierre Seghers, dans Domaine Français, revue coordonnée par Jean Lescure, dans Fontaine, la revue de Max-Pol Fouchet, créée dans la clandestinité à Alger en novembre 1938, puis éditée à Paris d’avril 1945 jusqu’en novembre 1947, ou bien, en 1944, dans l’anthologie L’Honneur des poètes, sous la direction de Éluard pour les éditions de Minuit. Le spécialiste ajoute qu’“il faudra attendre la Libération avec la publication de laPréface en prose dans Poé- sie 45, puis 1947 et 1950 pour que des extraits significatifs [de l’Exode] soient publiés dans les Cahiers du Sud, et enfin 1965 pour que le poème complet soit édité par son ami Claude Sernet”14. Quelle a été de ce point de vue la situation du poème Le mal des fantômes? La série des 23 séquences qui composent le long poème, une véritable épopée de l’exode juif à l’époque de l’Holocauste, avait été en- voyée aux Cahiers du Sud en 1943, mais elles se heurtent à la résistance de la rédaction. Rappelons également que le poète écrit Le mal des fantômes en même temps ou presque que Baudelaire et l’expérience du gouffre, commencé en 1942, qui s’inscrit dans la continuité conceptuelle du Faux traité d’es- thétique (1938) et de Rimbaud le voyou (1933), ainsi que de La conscience 198 Romània Orientale

malheureuse (1936), pour représenter une métaphysique du gouffre. Laissé inachevé, le manuscrit sera publié en 1947 par Pierre Seghers, après la relecture de Cioran et de Boris de Schoezer, avec la préface de Jean Cassou, figure importante de la littérature et de la Résistance française. Des fragments de l’essai volumineux Baudelaire et l’expérience du gouffre ont été publiés en janvier 1943, dans la revue Cahiers du Sud15. Dans sa poésie, l’admiration pour l’auteur des Fleurs du mal attes- tait la lutte métaphysique entre l’artificialité de la culture et l’expé- rience de l’abîme intérieur, lutte dont la finalité mène à l’expression même de sa propre lacération et à la confirmation ultérieure de la poé- tique existentielle. Pour revenir aux rapports avec le directeur des Cahiers du Sud, la riche correspondance publiée auprès des Éditions de la Fondation Culturelle Roumaine en 1998, par Monique Jutrin, Gheorghe Has et Ion Pop, comprend des lettres écrites pour la plupart sur un ton amical, af- fable, où entre autres il était question d’aspects rédactionnels à l’ordre du jour. Outre la souscription utile pour répondre aux exigences de la procédure de naturalisation, Ballard, comme l’écrit M. Jutrin, “a servi de boîte postale pendant la guerre pour le courrier échangé par Fon- dane avec ses amis d’Argentine et avec sa famille en Roumanie”16. La revue naît en 1925 à Marseille et se distingue au début, mais aus- si pendant la période de la Résistance, par un esprit éclectique et cos- mopolite, qui était ouvert aux nouveautés culturelles les plus diverses. Certains des articles les plus importants que Fondane écrit jusqu’en 1939 seront publiés dans une première phase, de 1932 à 1939; ce sont ses essais sur Kierkegaard, Heidegger, Chestov, Bachelard ainsi que les fragments déjà mentionnés de Rimbaud le voyou et du Faux Traité. En 1938 l’auteur réussit à y obtenir une chronique régulière: La philoso- phie vivante. Mais le collaborateur d’origine roumaine exprime dans les lettres citées sa déception, parce que l’année précédente une dizaine de ses textes ont été rejetés. Entre 1939 et 1944, années qui représentent la seconde période de sa collaboration, Fondane publiera deux autres essais concernant Bache- lard, un autre sur Lupasco (l’auteur a eu peur du sort de sa parution, comme l’atteste une lettre à Ballard du mois de septembre 1943)17, et un autre encore, qui date de 1943, sur Jules de Gaultier, le philosophe L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 199

post-nietzschéen du bovarysme que l’artiste roumain a beaucoup ad- miré18. Toujours chez Gaultier, en 1924, Fondane avait été présenté au philosophe russe Lev Chestov. Enfin, la dernière période de cette collaboration reste posthume: les seize séquences du poème Le mal des fantômes ont été publiées à l’au- tomne 1944, dans le numéro d’octobre-novembre-décembre, après une lutte douloureuse de l’auteur pour l’imposer. Après cette date, il reste seulement le numéro d’hommage de 1947. Dans une première lettre, datée “Marseille, 7 décembre 1943”, où Ballard explique à l’auteur les raisons pour lesquelles il a dû choisir ini- tialement seulement 10 séquences de ce poème – qui en comprenait 24 à cette phase de rédaction –, le directeur expose en fait des critères par- tageables : les fragments considérés comme étant impubliables, parce que trop directs et subversifs, ont été mis de côté et le nombre de pages a été limité. À la fin ont été sélectionnées les séquences qui avaient plu à deux lecteurs au moins19. Dans un premier temps, Fondane écrit à Léon Gabriel Gross, le cri- tique de poésie de la revue, affirmant que, même si les limites liées aux circonstances de l’actualité politique étaient compréhensibles, en revanche, pour lui, les raisons invoquant le peu d’espace disponible dans la publication n’étaient pas justifiées20. La lettre finit sur un ton suppliant; il répète qu’il s’agit de la meilleure œuvre de sa vie, compo- sée au cours d’une année où sa vie est en danger. Dans sa lettre de réponse du 14 janvier 1944, que Ballard écrit après avoir relu et réévalué encore une fois la situation d’ensemble, et de nouveau nous pouvons constater que ses argumentations étaient rai- sonnables. L’expéditeur est obligé quand même d’informer Fondane que 7 séquences ne pourront pas paraître. D’une part, parce que le poète avait ajouté des parties nouvelles, qui allongeaient ultérieure- ment le texte, de l’autre il invoquait la crise du papier, c’est pourquoi il considérait qu’aucune revue n’aurait pu publier autant de pages de poésie21. La partie finale de la lettre assume une signification tristement prémonitoire: “Puisqu’il en est encore temps, reçois nos vœux sincères pour la guérison de tous nos amis plus ou moins atteints par le mal du temps et afin qu’il nous soit donné de nous revoir dans la joie et la liberté. Bien affectueusement de nous tous. Jean Ballard”22. 200 Romània Orientale

La dernière lettre, datée uniquement “Paris, janvier 1944”, adressée par Fondane au directeur, est une sorte de bilan assez sombre et tour- menté. Deux mois plus tard, le poète est arrêté par la police française, interné à Drancy, puis déporté à Auschwitz. Malgré ses limites de na- ture différente, il semble que Ballard ait fait tout ce qu’il a pu, même si son interlocuteur attendait davantage de sa part. Fondane reproche essentiellement au directeur des Cahiers de ne pas avoir promu son œuvre poétique, même s’il avait collaboré le plus sou- vent pendant quinze ans avec sa revue, et il considérait donc qu’il reve- nait à Ballard de le soutenir afin de conquérir davantage de notoriété23. En plus de demander pardon, les mots par lesquels il termine sa lettre servent aussi d’explication pour son attitude de frustration et pour ses reproches, qu’il avait exprimés dans les lignes précédentes: “Bonne année cher Ballard (…) et pardonnez à quelqu’un qui vit les événements que je vis d’être un peu plus susceptible qu’il ne l’a été depuis quinze ans qu’on le connaît”24.

L’exode de la parole et autres significations dansLe Mal des fantômes. L’errance du destin juif au-delà du temps et de l’espace

En 1938 trois fragments portant ce titre avaient déjà paru dans la pu- blication mensuelle Les Volontaires, revue elle aussi liée au réseau de celles de la Résistance. Ce périodique était publié à Paris sous la direction de Renaud de Jouvenel et 9 numéros paraîtront de décembre 1938 jusqu’au numéro d’août-septembre 1939. Parmi les collaborateurs constants il convient de citer Julien Benda et Elsa Triolet, mais Jean Cassou et Roger Caillois (n. 5), aussi bien que le secrétaire de rédaction Philippe Lamour signent des articles. Sont également citées les revues solidaires dans la Résistance, Commune, La Pensée, Europe et Cahiers du Sud25. Après avoir accueilli, dans le premier numéro, le poème La face in- térieure d’un autre persécuté d’origine roumaine, Tristan Tzara26, dont l’ouvrage Midis gagnés paru récemment chez Denoël (p. 843) sera si- gnalé par Jean Cassou dans le n. 9, la revue Les Volontaires accueille dans son deuxième numéro les trois séquences du Mal des fantômes, les premières dans la version élaborée jusqu’à cette date, qui portait dans l’index le titre Poèmes et dans la revue le titre original27. L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 201

Si l’on compare les trois parties qui se trouvent dans la revue de la capitale française avec les 16 publiées dans la revue de Ballard, on se rend compte que les vers accueillis dans la première n’existent pas du tout dans l’autre revue. Où se trouvent à présent les trois parties publiées dans Les Volon- taires? La 1e est mise comme préface du poème Ulysse, sauf les trois der- niers vers. La 2e séquence est le début de la XII e partie encore d’Ulysse et la 3e semble être incluse dans La chanson de l’émigrant. En ce qui concerne les parties parues dans les Cahiers du Sud, il y a aussi des variations par rapport à la forme définitive de ce poème, car j’ai découvert que la dix-huitième partie proposée dans la revue est la XXIIIe de la version en volume, et la XVIe partie est très différente en comparaison avec le texte paru en volume, où il y a des passages beau- coup plus violents contre le Dieu de ses pères, comme le dit Fondane. Donc, dans les Cahiers, on a seize séquences, mais pas 18, comme cela pourrait sembler en apparence, car on constate que la rédaction n’a pas introduit les fragments VI et X. Contrairement à la plaquette de 1944, où le sujet lyrique est “nous”, dans les vers publiés auparavant le poète parle au contraire à la pre- mière personne, offrant un portrait de lui, auquel vient s’ajouter dans la troisième séquence une femme avec qui le poète pleure, en espérant entrevoir un seul instant le paradis perdu. Citons du second groupe de vers:

On s’était rencontré quelque part – (…) / l’humiliation d’être rien / des émigrants sans passeport / de nul peuple d’aucun pays / chacun parlant une autre langue / la langue de sa petite vie personnelle / la langue d’un désir de caresse, de pain / d’un toit avec une fraîcheur dans le lit / … et j’étais parmi eux parlant ma propre langue / que je ne comprenais plus ah! / et j’avançais craignant qu’on m’oubliât et je criais / de peur, de faim, d’angoisse: moi aussi … moi aussi je suis un dieu… Pitié! (…) / une chose cassée qui traversait l’histoire / qui roulait, qui roulait, roulait hors de l’Histoire // Hors de l’Histoire28.

Le déracinement et la dépersonnalisation sont déjà très présents dans le texte dès cette phase de sa poésie. Le ‘fantôme’ est assimilable à la consistance du souvenir de soi ou des autres dans la mémoire des vi- vants. C’est une présence absente et, dans le cas de Fondane et d’autres victimes juives, cet emblème connote le statut d’ombre, qui est propre 202 Romània Orientale

à l’émigrant. Les déportations, les pogroms, le racisme et les errances ininterrompues auxquels l’individu est contraint altèrent sa dignité et confèrent à la déréalisation et – donc – à l’image du ‘fantôme’ un signi- fié ontologique, en adjonction à celui biographique et historique. Les voyageurs de Fondane sont des portraits qui renvoient à l’Ulys- se vu par Dante dans son Enfer comme l’estiment certains critiques29. Au centre de cette “ontologie négative”30 le moi atomisé, discontinu, déraciné ne peut plus fournir une logique narrative. Les visions de ce poème composite se succèdent à un rythme accéléré, si bien que l’on entrevoit peut-être la résignation. L’individu tend à minimiser sa propre souffrance, face à l’immense tragédie collective. Les vers qui introduisent certaines parties donnent une idée de la multiplicité et de la diversité du sujet pluriel “nous”, qui laisse se dessi- ner l’image de toute une humanité prisonnière, qui participe désarmée à l’exode: “d’autres que nous ont fait la traversée de cette vie” (I)31. Parmi eux – comme il est fait allusion – il y aurait des personnes auxquelles il se sent peut-être encore plus lié, vraisemblablement des artistes, comme l’indiquent les syntagmes “pirates, baleiniers, / aventuriers tenaces du sensible” (II, p. 122) et “Flâneurs, grammairiens / mûris au miel intime du poème, / philatélistes d’éternels riens” (XVIII, p. 131). Dans ces vers, qui sortent enfin dans les Cahiers en concomitance ou presque avec la mort de leur auteur, une importance particulière revêt, selon moi, le passage conscient du sujet individuel au sujet col- lectif ‘nous’. Cette conscience du désastre a pour origine l’expérience directe du poète qui avait vécu, comme tant d’autres de ses semblables et toujours dans le Paris magique où, auparavant, son esprit s’était raf- finé ainsi que ses qualités d’essayiste exceptionnel, les années d’hor- reur de l’Occupation qui mènent inévitablement à l’annulation de l’être humain dans les camps de concentration nazis et dans les chambres à gaz, des événements dont il était certainement informé. L’exode de la parole, l’interdiction de communiquer au monde l’in- justice que, aussi comme poète, il est en train de subir, sont communi- qués avec des mots limpides, si bien que la traversée métaphorique de l’existence rend parfaitement compréhensible au lecteur une dimension concrète, immédiate dans l’ordre historique. C’est ainsi que se dessine une signification supplémentaire, plus spécifique par rapport àl’ac- L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 203

ception générale en fonction de laquelle nous avons considéré jusqu’à maintenant la sphère sémantique du terme ‘fantôme’ et qui touche la raison d’être du poète. La révolte métaphysique contre Dieu s’insinue dans les vers suivants de la XIIe partie: “Quel Dieu ordonne / Que nous ayons tout seuls, sans être seuls, / à traverser ces mers et cette vie, / sans autre rime riche que ‘linceuls’?”32. Le cri contre un ciel vide surgit aussi dans la quinzième séquence, où les questions sans réponse marquent un crescendo chargé de tension. Comme l’avait remarqué encore Salazar-Ferrer, la traversée existentielle qui structure les grands poèmes de Fondane “interroge fiévreusement sa destination dans un monde désenchanté où Dieu ne répond plus”33. Enfin le mot ‘fantôme’ apparaît pour la première fois dans ce contexte, référé au sujet multiple auquel nous avons fait allusion et proposant de nouveau la condamnation à l’errance sans fin comme condition défini- toire de ces personnages qui, dans les vers précédents, ont une identité bien définie par le poète: juifs. “Quelle musique peut guérir / le cœur cap- tif, le mal de ce fantôme / las de toujours renaître, pour périr?” (p. 129). Le terme même ‘exode’ apparaît dans la séquence XVII, relié au mot ‘fantôme’ qui le précède de quelques vers et aux allusions expli- cites à la mort, laissant in extremis la question de savoir s’il peut exis- ter un autre cosmos: “Le monde meurt. En route, vieux fantômes! (…) / … on nous ramassera sur les trottoirs” (XVI, p. 130), et dès le début de la même séquence: “Et un exode (vieux modèle) / intermi- nable d’hommes, des bétails, / vers d’autres terres, d’autres mers…/ nouvelles?” (p. 130). Le poème, du moins dans la forme proposée ici, s’achève circulai- rement avec la citation du vers par lequel il avait commencé, comme définition paradigmatique du destin des Juifs: “D’autres que nous ont fait la traversée”. L’exode de la parole et l’exode existentiel, perçu dans le sens historique le plus concret dans les vers de Fondane que nous avons analysés, participent à un même exil métaphysique. Pour revenir aux Cahiers du Sud, dernière ironie du sort, la rédaction insère une note chargée d’inquiétude plusieurs mois après la publica- tion des vers que nous venons de citer, au sein de la rubrique Parmi les martyrs, à partir de laquelle nous pouvons déduire qu’elle n’a aucune nouvelle de la disparition de Fondane. La rédaction nourrit l’espoir 204 Romània Orientale

qu’il est opportun d’attendre encore parce que – affirme-t-elle –“le destin se fait souvent le complice de la vie et la mort d’un être comme Fondane l’aura peut-être révolté”34. Enfin Cahiers du Sud compte parmi ses plus prestigieux collabo- rateurs Joë Bousquet, Loys Masson, Henri Michaux, Roger Caillois, Gaétan Picon, Michel Seuphor, Jean-Paul Sartre, Julien Benda, Jean Tortel, c’est-à-dire les représentants les plus connus et les plus estimés de la culture de la Résistance française. Ceux-ci citent toutes les revues qui illustrent ce phénomène historique et culturel – Confluences, Les Étoiles du Quercy, Les Lettres Françaises, Critique, Fontaine, Le Point –, et conservent un profil culturel et intellectuel parmi les plus prestigieux. La revue paraît en octobre 1925 et aura une vie longue et intéressante jusqu’au numéro 390-391 de novembre-décembre 1966.

À Auschwitz Fondane compose des poèmes dans la folie la plus sombre de l’Holocauste

Comme dernier point de cet article, je voudrais porter à l’attention du lecteur un des témoignages reproduits dans la revue Les Lettres Fran- çaises en 1946, et rédigés en guise d’hommage à la mémoire de Fondane. Mort d’un des nôtres. Les derniers jours de Benjamin Fondane a pour auteur André Montagne. Il s’agit du récit ému d’un camarade qui l’a connu à l’hôpital du camp d’Auschwitz et aussi à la veille de son trans- fert aux chambres à gaz. Dans les lignes introductives qui ont été ajou- tées par la rédaction, on apprend que “Léon Moussinac [écrivain et cri- tique de cinéma et aussi collaborateur de l’hebdomadaire], après avoir nommé B. F. dans un article des Lettres françaises, a reçu d’un lecteur l’émouvante lettre” dont la revue publie un extrait sur la mort de cet écrivain roumain qui est considéré comme un “martyre”. L’article de Léon Moussinac, lu par André Montagne, évoquait les noms des poètes disparus. Montagne voit le nom de Fondane et rédige une lettre publiée dans le numéro du 26 avril 1946. Le témoin, qui était arrêté pour propagande communiste – c’était un prisonnier politique – fournit à travers un profil synthétique, mais très efficace, une narration complète de la permanence de Fondane à Auschwitz, en situant leurs rencontres dans les quinze derniers jours de septembre et en motivant la succession logique des faits: L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 205

Après quelques deux ou trois semaines de quarantaine, [il] avait été désigné pour un kommando très dur [le kommando Huta, l’un des pires d’Auschwitz] où il faisait des travaux de terrassement. Il n’était pas assez résistant pour un tel travail, et deux mois plus tard, malade, affaibli, il réussissait à se faire admettre à ce que nous appelions l’hôpi- tal. C’est là que je le rencontrai pour la première fois, au début du mois de septembre. (…). La nourriture n’étant pas suffisante pour qu’il puisse reprendre rapide- ment du poids. Je me rappelle très nettement comment il se promenait à travers les rangées de lits, rendant visite à ses amis Français comme lui hospitalisés, une couverture jetée sur son dos par-dessus une mauvaise chemise (…). Il restait cependant très digne, racontant ses souvenirs lit- téraires, discutant de la situation internationale, exactement comme s’il se fût trouvé à Paris, dans un salon, au milieu de ses amis 35.

Dans le matériel A la rencontre d’André Montagne, inclus dans les Cahiers Benjamin Fondane, n. 10 de 2007, intitulé Relecture du Faux trai- té d’esthétique, Frédéric Le Dain repropose et commente les circons- tances que je viens de présenter. Il affirme qu’“on peut imaginer en effet – toute sa biographie antérieure le montre – un B. F. curieux des autres, ouvert à la rencontre, attentif à la singularité de chacun”36. Sur cette étape, il y a d’autres témoignages du Docteur Moscovici, repé- rables dans le même numéro des Cahiers dédiés à Fondane (p. 215). La même dignité impeccable et la même lucidité, accompagnées d’une humanité infinie, qui n’hésitent pas à se manifester malgré le mal absolu et tout puissant qui menace tout et tous, se dégagent d’un autre souvenir : dans sa générosité et sa sensibilité tout à fait particulières, à l’occasion de l’anniversaire (le 17 septembre) de son dernier témoin, c’est-à-dire André Montagne, Fondane écrit et lui dédie un poème, qu’on peut interpréter aussi comme un signe de confiance dans la vie, dans la jeunesse qui aurait dû triompher sur la mort. Le poète avait composé ces vers justement la veille de sa mort, sachant le sort qui l’attendait. Le dédicataire l’a perdu dans les conditions particulièrement difficiles dans lesquelles se- trou vaient les déportés, mais cela aurait pu être un témoignage littéraire et humain, significatif au plus haut degré pour la littérature de la mémoire de la Shoah. Montagne nous livre donc un témoignage:

Il me l’apporta [le poème, N.d.A.], s’excusant de la présentation: il était écrit sur le papier d’emballage, gras encore, d’un paquet de margarine. Il n’avait pas trouvé d’autre papier. Je regrette de n’avoir pas appris ce poème, car 206 Romània Orientale

j’en ai oublié les termes, et je n’ai pu le conserver. Je me rappelle seulement qu’il était question de ceux qui combattent pour un monde meilleur37.

Les étapes et les dernières décisions qui ont concerné le destin du prisonnier roumain sont relatées dans les lignes suivantes du récit:

À la fin du mois du septembre 1944, le docteur qui soignait (!) Fondane, ju- geant celui-ci suffisamment rétabli, le désignait comme “sortant” de l’hô- pital et lui faisait retrouver son kommando et un travail très dur. (…). Le vendredi 29 septembre, en craignant une évacuation forcée du camp (les Russes depuis leur dernière avancée étaient à 150 km d’Auschwitz), les SS, au cours d’une sélection générale, notèrent les numéros de tous ceux qui, israélites ou aryens, étaient jugés incapables de faire une longue marche à pied. Le lendemain matin, ils étaient tous rassemblés au block 10. (…). Fondane en était. Il savait ce que cela signifiait. Nous le voyions, car nous étions toujours au block voisin n° 9, que notre ami venait de quitter38.

Et encore dans les moments les plus dramatiques qu’un être hu- main puisse vivre en sachant qu’il va mourir dans les conditions les plus atroces, il avait gardé toute sa dignité et toute sa lucidité. La des- cription cinématographique ou presque d’André Montagne est tout à fait significative de ce point de vue:

Nous savions qu’ils allaient être gazés. Fondane le savait aussi. (…). Il était courageux, gardant toute sa dignité, sa lucidité. Deux jours plus tard, le lundi 2 octobre, dans l’après midi, des camions vinrent les chercher. (…). A l’appel de leur nom, ils sortaient l’un après l’autre et montaient dans les camions. Ils étaient sept cents. Je vois encore Fondane sortir du block, passer très droit devant les SS, fermant le col de sa veste pour se protéger du froid et de la pluie, monter dans le camion. L’un après l’autre, lourdement chargés, les camions s’ébranlaient vers Birkenau. Deux heures plus tard nos ca- marades étaient morts gazés39.

Ce témoignage résume la façon funeste où le passage aux chambres à gaz du camp de concentration nazi d’Auschwitz-Birkenau marqua une histoire personnelle qui a fini brutalement et atrocement. Le cas de Fondane est un parmi des milliers d’autres, mais c’est l’un des plus emblématiques pour illustrer la terreur qui a défini par antonomase la place sans retour où la tragédie de l’humanité a atteint les limites les plus atroces. Pas une ville, pour “étrange” qu’elle puisse apparaître, mais un endroit du désert que l’on ne peut nommer ni représenter, fan- L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 207

tomatique et traumatisant jusqu’à la perte de toute lueur de conscience. Et pourtant Fondane a vaincu le mal suprême, en conservant jusqu’à son dernier souffle le sens de la dignité et de la lucidité. En parcourant quelques séquences clés de la biographie personnelle et intellectuelle de l’un des profils culturels européens les plus intéres- sants du début du XXe siècle, cette étude a présenté le périple tragique de son existence, qui traverse deux capitales, Bucarest et Paris, et qui aboutit au Lager d’Auschwitz, funèbre et spectral, traçant ainsi un par- cours assimilable à une “descente aux enfers”, dépourvue cependant de la gloire mythique des personnages qui ont trouvé le chemin du retour, mais anoblie au plus haut point par la hauteur de son esprit et d’une intransigeance inébranlable à l’égard de lui-même. 208 Romània Orientale

Note di chiusura

1 Leon Volovici, Epilogul unei prietenii, in Apostrof, 7-8, 2001, p. 24. 2 Emil Cioran, Al di là della filosofia. Conversazioni su Benjamin Fondane, édité par Antonio Di Gennaro, traduction par Irma Carannante, postface de Giovanni Rotiroti, Mimesis, Milano-Udine 2014, p. 25. 3 Ivi, p. 67. 4 Emil Cioran, Esercizi di ammirazione. Saggi e ritratti, traduction par Mario Andrea Rigoni, Adelphi, Milano 1988, p. 165. 5 Benjamin Fondane Fundoianu, Vedute, Giovanni Rotiroti et Irma Carannante, traduction et notes par Irma Carannante, Joker, Novi Ligure (AL) 2014. 6 Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, coll. Les Étrangers de Paris, Oxus, Paris 2004, p. 22. 7 Ivi, p. 27. 8 Ivi, p. 33. 9 Ivi, p. 16. 10 En ce qui concerne l’ambivalence de Paris, vue comme ville de la raison et en même temps du traumatisme identitaire, je renvoie aux références suivantes, qui sont directement liées à l’œuvre et à la biographie de Fondane: Emile M. Cioran, 6 Rue Rollin, in Benjamin Fondane, volume dirigé par Michel Carassou, Non Lieu, Au temps du poème, Paris 1978, pp. 52-55 et Léon Volovici, Le Paris perdu. Correspondance familiale, dans Cahiers Benjamin Fondane, n. 2, automne 1998, pp. 3-15. En outre, afin de compléter l’image du mal suprême représenté par le camp de concentration d’Auschwitz, il est utile de consulter le témoignage de Lazar Moscovici, Fondane à Auschwitz, dans Le Voyageur n’a pas fini de voyager, textes et documents réunis et présentés par Patrice Beray et Michel Carassou, Paris Méditerrannée – L’Éther vague-Patrice Thierry, Paris 1996, pp. 193-195. Pour une perspective plus complète concernant ces deux lieux qui acquièrent une importance cruciale pour le destin de Fondane, mais aussi afin d’approfondir d’autres thématiques de son œuvre, je renvoie au volume de Gisèle Vanhese, Benjamin Fondane. Dialogues au bord du gouffre, Rubettino, Soveria Mannelli 2018. Comme référence bibliographique d’ordre plus général, qui sert à caractériser les endroits de l’Holocauste et leur rapport avec la création littéraire, entre les titres très nombreux qu’on a à disposition aujourd’hui, je cite seulement l’étude Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, sous la direction de Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy, Presses universitaires de Rennes, Rennes 2006. 11 Au sujet de la production française de B. Fondane dédiée à l’exil existentiel, je renvoie entre autre à l’article de Gisèle Vanhese, Mitul lui Ulysse şi poezia franceză a lui B. Fundoianu, dans Caiete critice, n. 1-2, 1993, pp. 56-61. 12 O. Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane…, p. 99. 13 E. Cioran, Al di là della filosofia…, p. 56. 14 O. Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane…, p. 178. 15 Benjamin Fondane, Baudelaire ou l’expérience du gouffre (fragment), dans Cahiers du Sud, XXX, n. 252, 1943, pp. 46-57. 16 Monique Jutrin, Introduction, in Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud. L’errance éternelle du destin juif dans le mal des fantômes 209

Correspondance, édition coordonnée par Monique Jutrin, Gheorghe Has et Ion Pop, Éditions de la Fondation Culturelle Roumaine, Bucarest 1998, p. 6. 17 Lettre de Benjamin Fondane à Jean Ballard, Paris, septembre 1943, in ivi, p. 222. 18 Benjamin Fondane, Jules de Gaultier, à l’intérieur de la rubrique La Philosophie vivante, in Cahiers du Sud, XXX, avril 1943, n. 255, pp. 318-320. 19 Lettre de Jean Ballard à Benjamin Fondane, Marseille, 7 décembre 1943,in Benjamin Fondane et les Cahiers du Sud. Correspondance, p. 225. 20 Lettre de Benjamin Fondane à Léon Gabriel Gross, «Paris, septembre 1943», in Ivi, p. 228. 21 Lettre de Jean Ballard à Benjamin Fondane, Marseille, 14 janvier 1944, in Ivi, p. 232. 22 Ibidem. 23 Lettre de Benjamin Fondane à Jean Ballard, « Paris, janvier, 1944 », in Ivi, p. 235. 24 Ivi, p. 238. 25 La revue Les Cahiers du Sud est signalée dans Les Volontaires, 6, mai 1939, p. 419. 26 , La face intérieure, in Les Volontaires, 1, décembre 1938, pp. 39-46. 27 Benjamin Fondane, Poèmes [Le mal des fantômes (I-III)], in Les Volontaires, 2, janvier 1939, pp. 42-44. 28 Ivi, p. 43. 29 Piero Boitani, Ulysse et l’exode, in Cahiers Benjamin Fondane, n. 4, 2000-2001, p. 42. 30 O. Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane…, p. 106. 31 Benjamin Fondane, Poèmes [Le mal de fantômes (I-XVIII)], in Les Cahiers du Sud, XXXI, n. 268, octobre-novembre-décembre 1944, pp. 121-131, p. 121. 32 Ivi, p. 127. 33 O. Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, p. 231. 34 [Anonyme], à la rubrique Parmi les martyrs, in Les Cahiers du Sud, XXXII, 272, 1945, avant la publicité, à la fin de ce numéro. 35 André Montagne, Mort d’un des nôtres. Les derniers jours de Benjamin Fondane, in Les lettres françaises, 26 avril 1946, p. 5. 36 Frédéric Le Dain, À la rencontre d’André Montagne, à l’intérieur des Témoignages, inclus dans Cahiers Benjamin Fondane, 10, 2007, intitulé Relecture du Faux traité d’esthétique, pp. 210-218, p. 214. 37 André Montagne, Mort d’un des nôtres…, in Les lettres françaises, 26 avril 1946, p. 5. 38 Ibidem. 39 Ibidem.