Cahiers d’études italiennes

Filigrana 19 | 2014 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes De l’Humanisme à la fin de l’époque moderne

Patrizia De Capitani (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cei/2048 DOI : 10.4000/cei.2048 ISSN : 2260-779X

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2014 ISBN : 978-2-84310-285-1 ISSN : 1770-9571

Référence électronique Patrizia De Capitani (dir.), Cahiers d’études italiennes, 19 | 2014, « Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2016, consulté le 26 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/cei/2048 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cei.2048

© ELLUG Cahiers d’études italiennes Filigrana

No 19 / 2014

Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes De l’Humanisme à la fin de l’époque moderne

Études réunies par Patrizia De Capitani

Gerci Groupe d’études et de recherches sur la culture italienne Université Grenoble Alpes Directeur de la publication Enzo Neppi (Novecento… e dintorni) Serge Stolf (Filigrana)

Comité de rédaction Filigrana Serge Stolf (Université Stendhal - Grenoble 3) Patrizia De Capitani (Université Stendhal - Grenoble 3) Filippo Fonio (Université Stendhal - Grenoble 3) Cécile Terreaux-Scotto (Université Stendhal - Grenoble 3) Novecento… e dintorni Enzo Neppi (Université Stendhal - Grenoble 3) Leonardo Casalino (Université Stendhal - Grenoble 3) Lisa El-Ghaoui (Université Stendhal - Grenoble 3) Alessandro Giacone (Université Stendhal - Grenoble 3)

Comité scientifique et de lecture Francesco Arru (Université de Bourgogne) Johannes Bartuschat (Université de Zürich) Manuela Bertone (Université de Nice Sophia Antipolis) Luciano Cheles (Université de Poitiers) Tatiana Crivelli (Université de Zürich) Luciano Curreri (Université de Liège) Laura Fournier-Finocchiaro (Université Paris 8) Patrizia Gasparini (Université Nancy 3) Corinne Lucas-Fiorato (Université Paris 3) Claudio Milanesi (Université de Provence) Michel Paoli (Université de Picardie) Ugo Perolino (Université de Chieti-Pescara) Donato Pirovano (Université du Molise) Matteo Residori (Université Paris 3) Giuseppe Sangirardi (Université de Bourgogne) Guido Santato (Université de Padoue) Xavier Tabet (Université Paris 8) Natascia Tonelli (Université de Sienne)

Directeur du centre de recherche Gerci Serge Stolf

© Ellug Université Grenoble Alpes issn 1770-9571 isbn 978-2-84310-285-1 Prix : 15 euros sommaire

Présentation 5 Patrizia De Capitani

La notion de tragique : tentatives de définition « Fidélité ». Remarques sur l’exemplum tragique dans le 13 Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole (xive siècle) Alessandra Stazzone Style, matière et morale tragiques dans un diptyque de nouvelles 29 attribué à Leonardo Bruni (1370-1444) Pauline Pionchon Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans 45 quelques tragédies de la première modernité Enrica Zanin Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia 61 Filippo Fonio

Le tragique entre histoire et fiction narrative Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole 83 et de ses émules Cécile Terreaux-Scotto « Questa miseranda tragedia ». Le sac de , la providence, 111 la politique Jean-Claude Zancarini De l’Italie à la France, de la France à l’Italie : l’histoire tragique 127 de la femme « cathenoise ». Boccace, Pierre Matthieu (1563-1621), Virgilio Malvezzi (1595-1654) Mariangela Miotti R 3 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti 149 (1641-1651) Agnès Morini

Le tragique à l’épreuve de la scène « Pleurez mes yeux ! » Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto, 165 l’aveugle d’Adria (1541-1585) Françoise Decroisette « Quasi una tragedia delle attioni humane » : le tragique entre 185 allégorie et édification morale dans l’œuvre de Fabio Glissenti (1542-1615) Eugenio Refini Personaggi (e questioni) femminili nelle versioni drammatiche 199 secentesche del libro di Ester. I. Vasti Alessandro Bianchi La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi (1768-1838) 215 Céline Frigau Manning

Résumés / Riassunti / Abstracts 231 Index 243

R 4 Présentation

Patrizia De Capitani Université Grenoble Alpes

Tragédie ou tragique ? On ne se livre ici ni à l’étude d’un seul genre litté- raire ni à celle d’un phénomène existentiel, préférant aborder une multi- plicité de genres littéraires, des tragédies, bien évidemment, mais aussi des récits, des nouvelles, des exempla, des traités et des manuels d’édification et de déclamation : dans ce volume, « le prédicat de “tragique” nomme moins une qualité intrinsèque de l’événement qu’une façon de le percevoir ou de le configurer par sa mise en récit 1 ». C’est ainsi qu’on a choisi d’examiner la notion et les diverses manifesta- tions du tragique dans un espace précis, la culture italienne, avec quelques brèves incursions dans le domaine français, et sur une longue durée allant du xive au début du xixe siècle. Seule l’adoption d’une ample perspec- tive temporelle permet en effet de rendre compte d’une évolution qui ne concerne pas un seul mais plusieurs genres littéraires, et qui affecte aussi une attitude existentielle. L’adjectif « littéraire » doit être pris au sens large, étant donné que deux des contributions traitent dans les pages qui suivent la notion de tragique d’un point de vue historique et politique. La première partie du volume est consacrée à des tentatives, le pluriel s’impose, de définition de la notion de tragique en relation étroite avec les genres où celui-ci se manifeste et s’épanouit (« La notion de tragique : tentatives de définition »). Comment tirer parti de la valeur exemplaire de l’histoire tragique pour établir, à travers la métaphore du jeu d’échecs, la loyauté qui fonde une société aux rouages bien huilés ? L’exemplum tra- gique se focalise d’abord sur la rupture du lien de confiance entre l’indi- vidu et la famille ou la société, ensuite sur la punition du coupable res- ponsable de cette rupture et enfin sur le sacrifice du héros-martyr qui

1. M. Escola (éd.), Le Tragique. Introduction, choix de textes, commentaires, vade-mecum et bibliographie, Paris, Flammarion, 2002, p. 12. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 5-10. 5 Patrizia De Capitani dénonce le mal, paye de sa vie la dénonciation et permet le rachat social (Alessandra Stazzone, « “Fidélité”. Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento del Libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Jacopo da Cessole »). Presque un siècle après J. da Cessole, dans les années 1430, l’humaniste toscan Leonardo Bruni produit un dyptique de nouvelles autour du motif de l’éros coupable et du désir. Dans la première nouvelle l’issue est fatale, alors que dans la deu- xième la passion coupable est surmontée et « instrumentalisée à des fins domestiques et sociales ». Si la première nouvelle peut être lue à la lumière de la pensée morale grecque du châtiment de l’hybris ou démesure, la seconde se place sous l’influence du « contexte culturel de la promotion de la famille par l’humanisme civique » des premières décennies du xve siècle, qui aspire au dépassement de la tradition littéraire de l’amour tragique (Pauline Pionchon, « Style, matière et morale tragiques dans un diptyque de nouvelles attribué à Leonardo Bruni »). Pour Aristote, l’issue malheu- reuse, n’est pas le trait distinctif de la tragédie qu’il définit comme la « re- présentation d’une action noble ». Ce sont les commentateurs modernes de la Poétique, influencés par Diomède et Évanthius, grammairiens latins de la fin du ive siècle, qui ont mis l’accent sur le dénouement malheureux de la tragédie. Mais si leur définition de la tragédie s’impose au détri- ment de celle d’Aristote, c’est qu’elle dépasse le contexte poétique pour investir la réflexion philosophique et morale (Enrica Zanin, « Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans quelques tragédies de la première modernité »). Genre peu étudié et qui ne s’épanouit vraiment qu’au xviie siècle, la tragédie hagiographique intéresse enfin la critique contemporaine pour les effets qu’elle était censée produire sur les spec- tateurs du xvie et du xviie siècle, vivement impliqués dans la conflictua- lité religieuse de leur époque. Il apparaît maintenant que ceux-ci étaient davantage attirés par la mise en spectacle de la souffrance des héros et héroïnes que par le message moral et religieux des pièces (Filippo Fonio, « Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia »). De ces quatre études émergent deux points forts : le premier concerne le rôle fondamental joué par le Moyen Âge chrétien sur l’élaboration de la notion moderne de tragique et le deuxième le fait que chaque époque apporte à cette notion, en dehors de toute considération de genre littéraire, sa propre nuance culturelle. D’après les cas étudiés, il apparaît qu’aux xive et xve siècles l’accent est mis sur la retombée sociale et familiale de l’ensei- gnement moral tragique, alors qu’à l’époque baroque la dimension de la souffrance donnée en spectacle dépasse celle de la pédagogie. À la base de ces visions se trouve l’idée, bien illustrée par la coïncidence théorique R 6 Présentation entre tragédie et issue funeste, que la notion de tragique n’appartient pas seulement à la tragédie, mais qu’elle est « un prisme à travers lequel saisir les antinomies de la condition humaine 2 ». En 1572, le poète huguenot Jean de La Taille écrivait dans son traité inti- tulé De l’art de la tragédie que « le vrai sujet [de la tragédie] ne traite que de piteuses ruines de grands seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivités, exécrables cruautés des tyrans ; et bref que larmes et misères extrêmes 3 ». Et Georges Forestier d’observer la relation étroite entre l’éclosion de la tragédie en France et les horreurs des guerres de religion, « reçues par les lettrés comme l’irruption de la matière tragique dans le monde réel » (ibid.). L’idée de la tragédie comme « métaphore expressive du vrai » (Marie-Madeleine Fragonard, citée par G. Forestier, p. 4) fait l’objet des deux premières études de la deu- xième partie de ce volume (« Le tragique entre histoire et fiction narra- tive »). Entre la fin du xve et la première moitié du xvie siècle, l’Italie aussi a été ravagée par les guerres et a perdu son autonomie politique. Les contemporains ont utilisé le terme de tragédie pour désigner la première phase des guerres d’Italie comprise entre 1494 et 1527, c’est-à-dire entre la descente de Charles VIII et le sac de Rome. Les hommes de l’époque, historiens, comme Machiavel, Francesco et Luigi Guicciardini, ou prédica- teurs dominicains, comme frère Jérôme Savonarole et ses successeurs, ont beau convoquer dans leurs écrits la providence, le « courroux de Dieu », la fortune, les signes du ciel, ils n’en restent pas moins persuadés que tous ces maux sont les fruits de l’irresponsabilité et de l’incapacité des gouvernants. Aux yeux de frère Jérôme, les guerres d’Italie, perçues comme tragiques car imprévisibles et irrationnelles, doivent devenir pour les Florentins l’occa- sion de se réformer et de réformer l’Église. En exaltant le libre arbitre, « qui permet aux hommes de ne pas subir le cours tragique de l’Histoire et d’avoir la liberté d’accepter ou de refuser le dessein de Dieu », le domi- nicain devance les débats qui allaient bientôt déchirer le monde chrétien (Cécile Terreaux, « Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole et de ses émules »). Selon Francesco Guicciardini, qui analyse dans les livres XVII et XVIII de la Storia d’Italia la guerre menée par la Sainte Ligue et le sac de Rome, l’homme sage doit réagir rationnellement et ne pas se laisser aller en proie à la fortune. En effet, « cette posture éthique […] est le seul moyen d’échapper à l’effarement et au renonce- ment face aux “événements extraordinaires”, aux miserande tragedie et

2. R. Felski (dir.), Rethinking Tragedy, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2008, p. 3. 3. Cité par G. Forestier, La tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, A. Colin, 2011, p. 4. R 7 Patrizia De Capitani aux atrocissimi accidenti » (Jean-Claude Zancarini, « “Questa miseranda tragedia”. Le sac de Rome, la providence, la politique »). Les tragédies de l’Histoire ne donnent pas seulement lieu à des analyses inspirées ou rationnelles dans le but de modifier le cours des événements mais égale- ment à des fictions narratives à l’issue tragique. Concino Concini, mignon de Louis XIII, fut assassiné le 24 avril 1617 et quelques mois plus tard sa femme, Eleonora Galigaï, fut exécutée. Peu après ces faits sanglants, l’auteur français Pierre Matthieu (1563-1621) publia deux récits, Aelius Seianus, traduction des livres III et IV des Annales de Tacite, et l’­ Histoire des prospérités malheureuses, inspirée d’un récit à l’issue tragique du De casibus virorum illustrium de Boccace. Les deux œuvres de Matthieu, mon- trant, respectivement, la chute d’un personnage illustre et l’ascension et la disgrâce d’une femme d’origine modeste, sont à mettre en relation avec l’histoire française contemporaine, notamment avec les vicissitudes de Concini et de sa femme. Dans ce cas précis, l’auteur trouve dans la lit- térature des exemples aptes à illustrer l’histoire contemporaine. Des deux récits de Matthieu ressort une vision de la tragédie comme miroir de la fragilité des choses humaines à travers l’exemple de personnages de rangs différents (Mariangela Miotti, « De l’Italie à la France, de la France à l’Italie : l’histoire tragique de la femme “cathenoise”. Boccace, Pierre Matthieu, Virgilio Malvezzi »). L’amour en tant que source de désordre et de violence, tel est le sujet de vingt-quatre des nouvelles qui composent le recueil des Cento Novelle Amorose écrites et publiées par les Accademici Incogniti entre 1641 et 1651. L’horreur qui caractérise les dénouements et les châtiments n’a toutefois une finalité ni pédagogique ni morale. Ce qui intéresse surtout les auteurs est en effet l’expérimentation d’une écriture tragique baroque qui met en avant l’excès par le biais d’« un art consommé de la superlativisation et de la multiplication » (Agnès Morini, « Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti »). Cette deu- xième partie, axée sur les rapports entre événements tragiques et fiction à l’issue malheureuse, insiste sur la responsabilité du sujet qui a toujours le choix entre le bien et le mal, sur la force pédagogique de la fiction tragique à éclairer le réel ainsi que sur les efforts accomplis dès la première moitié du xviie siècle par les auteurs de fictions narratives pour dégager une écri- ture de l’excès « directement proportionnelle à la violence des événements représentés 4 ».

4. M. Escola, Le Tragique, ouvr. cité, p. 8. R 8 Présentation

Les contributions de la troisième et dernière partie se focalisent sur le côté spectaculaire de la tragédie, plus précisément sur les effets que le spectacle tragique exerce auprès du public (« Le Tragique à l’épreuve de la scène »). L’auteur maniériste Luigi Groto (1541-1585) met au centre de sa réflexion sur la tragédie la réaction que celle-ci doit produire chez le spectateur en privilégiant, dans le débat sur la catharsis, l’aspect specta- culaire et l’étonnement plus que la terreur. S’il préfère la tragédie à l’issue funeste à celle de fin lieto théorisée par Giraldi Cinzio, c’est qu’il peut confondre ses souffrances (il était aveugle) avec celles de ses personnages « et les pleurs qu’il verse sur ses malheurs font des larmes l’élément central de la catharsis » (Françoise Decroisette, « “Pleurez mes yeux !” Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto, l’aveugle d’Adria »). Bien que le théâtre « spirituel » soit voué à un dénouement heureux, il peut quand même tirer parti de la notion de tragédie, car c’est par un processus de purification, la catharsis chrétienne, que personnages et public reconnaissent leurs péchés. La tragédie de la vie humaine codifiée par Fabio Glissenti (1542-1615) dé- veloppe un projet axé sur un processus d’édification très différent de la catharsis aristotélicienne, lequel « semble trouver son espace idéal ainsi que son aboutissement dans la pratique de la méditation » (Eugenio Refini, « “Quasi una tragedia delle attioni humane” : le tragique entre allégorie et édification morale dans l’œuvre de Fabio Glissenti »). Entre 1526 et 1664 ont été écrites, en Italie, cinq tragédies inspirées du livre d’Esther. Les tra- gédies consacrées à Esther par Leone Modena (1619) et Ciro di Pers (1664) accordent une grande attention au personnage de Vasti, l’épouse qui se révolte contre le joug marital. Tant Leone Modena que Ciro di Pers accen- tuent la grandeur tragique de ce personnage féminin en lui attribuant des qualités « viriles » telles que la noblesse d’âme, l’orgueil et une aspiration à la liberté qui l’amène à quitter sans regrets la cour et son climat de dissi- mulation (Alessandro Bianchi, « Personaggi (e questioni) femminili nelle versioni drammatiche secentesche del libro di Ester. I. Vasti »). Comment se composer un personnage tragique par la musique de la voix et la ges- tualité du corps, mais aussi en mettant en relation le visible avec l’invisible selon une démarche qui marque la rupture entre xviiie et xixe siècle ? C’est la question que se pose Antonio Morrocchesi (1768-1838), auteur de nom- breuses tragédies mais surtout acteur et pédagogue qui fit paraître en 1832 les Lezioni di declamazione e d’arte teatrale. Si la tragédie, par son style noble, est plus propre que la comédie à la codification oratoire et gestuelle, Morrocchesi propose ici, loin de l’académisme, une définition de l’art tra- gique comme force naturelle de transmission des passions, soutenue par un système de signes plus proche du manuel de chant que des traités R 9 Patrizia De Capitani de déclamation (Céline Frigau Manning, « La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi »). Groto, Glissenti, Modena, Pers, Morrocchesi, tous ces auteurs provenant d’époques et de milieux divers s’interrogent sur les effets de la tragédie et du tragique sur le public. Conformément à Aristote, ils pensent que la tragédie a une fonction cathartique. Cependant cette fonc- tion libératrice ne s’atteint pas par l’épouvante et la terreur, mais en faisant appel aux émotions et au pathos. C’est à ce niveau-là que se situe, à leurs yeux, le plaisir propre au genre tragique. Les études dont se compose ce volume permettent de souligner le rôle fondamental qu’a joué la pensée médiévale chrétienne sur l’élaboration d’une notion moderne de tragique. La finalité pédagogique et morale, encore très marquée dans les différents genres littéraires et pour ainsi dire désolidarisée du plaisir spécifique au tragique au xvie siècle, tend de plus en plus à se fondre avec celui-ci à partir du xviie siècle, jusqu’à ce que ce plaisir redoublé par la mise en scène et la déclamation devienne, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, le cœur même d’une réflexion sur le tragique dont se seront emparés tour à tour, au fil des siècles, théoriciens, conteurs, dramaturges, historiens et jusqu’aux acteurs eux-mêmes.

Je tiens à remercier tout particulièrement Gilles Bertrand (université Pierre-Mendès- France – Grenoble), Simone Beta (université de Sienne), Anna Bettoni (université de Padoue), Bruna Conconi (université de Bologne) et Luca Fois (université de Nantes) pour leur travail de relecture des textes, pour leurs conseils et pour leurs remarques aux auteurs de ces études.

R 10 La notion de tragique : tentatives de définition

« Fidélité ». Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole (xive siècle)

Alessandra Stazzone Université Paris - Sorbonne

L’objectif de cette contribution est d’étudier une casuistique de règles d’utilisation de l’histoire tragique à des fins pédagogiques à partir d’un corpus d’exempla chargés de promouvoir auprès d’un vaste auditoire les dangers de la rupture du lien social. Nous nous appuierons sur la traduc- tion toscane anonyme du Liber de Moribus hominum super ludos scac- chorum. Rédigé en latin par Jacques de Cessoles autour de 1275 et traduit en toscan vers 1300, le Liber de Moribus se propose d’établir, par le biais la métaphore échiquéenne, les règles du lien social sur lesquelles devrait reposer une cité idéale ; le jeu d’échecs décrit une société idéale et idéalisée et où le mouvement des pièces sur l’échiquier représente les relations que ses membres doivent entretenir. Le Liber de Moribus constitue un formi- dable arsenal d’exempla — environ 141, positifs ou négatifs 1 — conservés et transposés dans la plupart des versions traduites, y compris dans la ver- sion rédigée par un auteur toscan anonyme autour de 1300 et intitulée Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole 2, à partir de laquelle sera menée notre étude. La traduction toscane s’inscrit dans le travail de traduction

1. Voir sur ce point J.-M. Mehl, « L’exemplum chez Jacques de Cessoles », dans Le Moyen Âge, 2, 1978, p. 227 et suiv. 2. Toutes nos citations sont tirées de l’édition établie par Pietro Marocco, Volgarizzamento del libro de’ Costumi e degli Offizii de’ nobilisopra il giuoco degli scacchi di Frate Iacopo da Cessole, tratto nuovamente da un codice Magliabechiano, Milan, Ferrario, 1829. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 13-27. 13 Alessandra Stazzone du traité qui témoigne du succès de l’œuvre pendant un siècle environ 3 et qui explique à la fois son ample diffusion géographique et le nombre élevé de ses traductions dans d’autres langues 4 ; par ailleurs, ce succès tien- drait précisément au nombre élevé d’exempla qu’il contient 5. Extraite du contexte politique spécifiquement génois, auquel appartenait Cessoles, et adaptée à un milieu toscan, la métaphore politique et sa stratégie édifiante acquièrent dans cette version un relief particulier qui justifie qu’on lui accorde une place à part et qui nous permet de former un corpus d’occur- rences étonnamment riche d’utilisation de l’histoire tragique à des fins politiques. Il est donc particulièrement intéressant de resserrer notre ana- lyse autour des exempla « tragiques », dont la fonction traditionnellement pédagogique et la force rhétorique sont mises au service du projet plus vaste de l’établissement d’une stratégie d’harmonie sociale. L’on ne peut pas faire l’économie de préciser que l’utilisation de ces histoires tragiques est avant tout le produit d’un contexte politique particulièrement tour- menté. C’est sans aucun doute le cas de Gênes pendant le xiiie siècle, véri- table laboratoire politique, pour reprendre l’expression d’Alain Boureau 6. Intéressons-nous tout d’abord à l’année 1257, qui a fait date dans l’histoire de Gênes ; au cri ad arma, ad arma, fiat populus 7, Guglielmo Boccanegra, muni du soutien des couches populaires de la ville, notam- ment des guildes d’artisans auquel s’ajoute celui de la noblesse de part gibeline, est élu par acclamation Capitaine du Peuple 8. Conformément à un mouvement observable à la même époque également dans d’autres villes italiennes, après une période de désordre politique et de corruption, les guildes d’artisans aspiraient ardemment à une reconnaissance juridique de leur statut, mieux adapté à une protection efficace de leurs intérêts et

3. Sur les différentes traductions et compilations du texte original du Ludus scacchorum, voir D. O’Sullivan, Chess in the Middle Ages and Early Modern Age: A Foundamental though Paradigm of the Premodern World, Berlin-Boston, De Gruyter, 2012. 4. Sans nous arrêter en détail sur chacune des traductions, rappelons simplement qu’elles sont adaptées à la réalité sociale et politique de la société dans laquelle elles sont produites. 5. Jean-Michel Mehl souligne également l’importance du support pédagogique représenté par l’échiquier « L’exemplum chez Jacques de Cessoles », art. cité, p. 227. 6. Voir sur ce point A. Boureau, « Le prêcheur et les marchands. Ordre divin et désordres du siècle dans la Chronique de Gênes de Jacques de Voragine », Médiévales, vol. 2, no 4, 1983, p. 103. 7. Sur l’élection de Guglielmo Boccanegra au capitanat du peuple, voir G. Caro, « Genova e la supremazia sul Mediterraneo (1257-1311) », dans Atti della Società Ligure di Storia Patria, nuova serie, XIV-XV, t. 1, 1974- 1975, p. 17. Sur les enjeux politiques et juridiques de la formule fiat populus prononcée lors de l’élection de Guglielmo Boccanegra, voir G. Forcheri, « La societas populi nelle costituzioni genovesi del 1363 e del 1413 », dans Ricerche d’archivio e studi storici in onore di G. Costamagna, Rome, Centro di Ricerca, 1974, p. 62. 8. Annali genovesi di Caffaro e de’ suoi continuatori, nuova edizione a cura di Luigi Tommaso Belgrano e di Cesare Imperiale, Rome, FISI, 1890-1920. R 14 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento de leur dignité 9. Au cours de son capitanat, Boccanegra sera occupé par le renforcement des échanges commerciaux entre Gênes et l’Orient, dont fait partie la signature du traité commercial de Nymphée 10. En dehors des retombées économiques de cet accord offensif visant à réduire l’influence vénitienne en Orient, ce qu’il importe ici de souligner, c’est plutôt la liste des signataires du traité. Cette longue énumération de noms accompa- gnés d’un qualificatif professionnel comprend les consuls des guildes de la ville, qui par la formule bona fide sine fraude s’engagent à en respecter les termes, sur une base de fidélité et de loyauté 11. Selon l’hypothèse formulée par Jenny Adams 12, le traité de Nymphée aurait exercé une influence marquante sur la structure du Liber de Moribus. La société idéale y est représentée sous la forme de deux rangées de pièces, dont la première est consacrée aux pièces nobles représentant l’autorité royale, la seconde aux pions, symbole des différentes catégories socioprofessionnelles actives dans cette société ; la liste de ces professions — un tavernier, un apothicaire, un marchand de tissus, un laneur, un teinturier, un boucher, un coutelier et un forgeron — décalquerait de près celle des signataires du traité de Nymphée 13. Il est en revanche moins important de s’attarder ici sur le sort de Boccanegra — destitué en 1262 par une révolte de la noblesse de part guelfe 14 après la signature du traité — que sur l’état politique de la ville,

9. Voir G. Caro, « Genova e la supremazia… », art. cité, p. 19 : « I veri motivi del movimento hanno radice più profonda. In parecchie città italiane si manifestano in questi tempi simili tendenze nelle classi inferiori. Di fronte alla nobiltà, la cui forza è fondata sui rapporti reciproci di famiglie, esse vogliono acquistare una posizione più indipendente, dandosi una solida organizzazione », ainsi que G. Petti Balbi, Governare la città. Pratiche sociali e linguaggi politici a Genova in età medievale, , Firenze University Press, 2007, p. 102. 10. Signé le 13 mars 1261 par les ambassadeurs génois, le traité ne sera ratifié que le 10 juillet de la même année. La suite des événements est bien connue. Les termes de l’accord contenant une stratégie délibérément offensive aux dépens des intérêts commerciaux de Venise, le pape Urbain IV exigera la prestation de serment de fidélité des ambassadeurs génois ainsi que la rupture d’un traité conclu avec un ennemi de la foi ; face au refus de Lanfranco Carmadino et Ugo Fieschi de se soumettre à cette prestation de serment, il frappe l’accord d’ex- communication. Pour une vue d’ensemble des conditions du traité ratifié le 10 juillet 1261, voir C. Manfroni, « Le relazioni fra Genova, l’Impero bizantino e i Turchi », Società Ligure di Storia Patria, no XXVIII, 1896, p. 647-666 ; P. Lisciandrelli, « Trattati e negoziazioni politiche della Repubblica di Genova (958-1797). Regesti, con prefazione di G. Costamagna », dans Atti della Società Ligure di Storia Patria, nuova serie, I, 1960, p. 75 ; C. Otten-Froux, « Deux consuls Grecs à Gênes à la fin du xive siècle », Revue des Études byzantines, no 50, 1992, p. 241-248. 11. Pour le texte du traité, voir l’édition diplomatique établie par C. Manfroni, dans Atti della Società Ligure di Storia Patria, no XXVIII, ouvr. cité, p. 791-809. 12. Voir à cet égard J. Adams, Power Play. The Literature and Politics of Chess in the Late Middle Age, Uni­ versity of Pennsylvania Press, 2006, et plus particulièrement le chapitre i, « (Re)moving the King: Ideals of Civic Order in Jacobus’ de Cessolis Liber de Ludo Scachorum », p. 15-56. 13. Selon J. Adams : « […] at the end of treaty of Nymphaeum, a trade agreement made with Byzantines in 1261, a variety of Genoese groups swore to uphold the accord, each signing his name and listing his trade. This diverse list included an innkeeper, a spicer, a draper, a dyer, a butcher, a barber, a cutler and a smith, a list remarkably similar to the trades that Jacobus assigns to his eight pawns. » (p. 24) 14. Sur le capitanat de Guglielmo Boccanegra, voir G. Petti Balbi, Governare la città…, ouvr. cité, p. 102. R 15 Alessandra Stazzone replongée, à ce moment-là, dans une situation de tension et de corrup- tion dont les chroniques de l’époque fournissent d’amples témoignages 15. La fin brutale du capitanat de Guglielmo Boccanegra laisse à nouveau la place au pouvoir de la noblesse, classe sociale à laquelle s’adressent aussi bien le Ludus que sa traduction toscane. Le Volgarizzamento présente à grand renfort d’exempla, nous l’avons dit, un modèle idéal des liens sociaux qui doivent unir l’ensemble de la société, fondés sur l’interdépendance de toutes les pièces de l’échiquier, autant les nobles, que — surtout — les classes populaires. D’une manière générale, conformément à l’objectif du genre de l’exemplum, les différentes histoires utilisées dans le traité ont l’objectif de susciter un changement de comportement en conduisant à la vertu et en éloignant le mal 16 ; l’histoire à l’issue macabre ou véritablement tragique se révèle particulièrement effi- cace pour aboutir à la persuasion de l’auditoire dont elle sollicite à la fois la mémoire et l’émotion. Mais dans le cas du Volgarizzamento, il convient avant tout de s’attarder sur la « recette » de l’harmonie sociale telle qu’elle est présentée dans le traité, fondée sur une application stricte de la fidélité et la loyauté à toutes les classes sociales représentées sur l’échiquier. Ainsi, dès le début de la section du traité consacrée aux pions et à leurs fonc- tions au sein de la société idéale, le ton est donné : les différentes classes populaires, interdépendantes au sein de l’échiquier social, ne peuvent agir et exister socialement et professionnellement que sur la base de la loyauté de chacun de ses membres, admonestation réitérée au chapitre suivant, où la répétition de la constellation sémantique fede / lealtà structure la description des normes de comportement recevables pour l’activité des forgerons : Leale conviene che sia il lavoratore, […] però che così sono ordinate le arti, che neun basti a se medesima, ma raccomunando le sue cose agli altri, allora vale 17. In tutti costoro dee avere fede; che sieno leali, avveduti e forti. Dico prima che gli con- viene essere leali per quante cose sono a loro commesse […] 18. Sur ces bases, peut-on définir le rôle attribué à l’histoire tragique à l’inté- rieur de cette stratégie de construction d’une société fondée sur la fidélité et la loyauté mutuelles de ses membres ?

15. Par exemple la Chronique de Gênes de Jacques de Voragine, écrite à la fin du xive siècle. 16. C’est ainsi que le définit J. Berlioz dans « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (xiiie- xve siècle », dans l’ouvrage collectif Rhétorique et Histoire. L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval, Rome, École française de Rome, 1980, p. 117. 17. « De’ lavoratori della terra », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, III, 1, p. 67. 18. « Delle opere de’ fabbri », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, III, 2, p. 72. R 16 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento

Précisons avant tout la signification que le terme fidélité acquiert dans le traité. L’on remarque assez facilement que, dans la société du Volga­ rizzamento, fede revêt la double acception de foi chrétienne et de compor- tement d’une personne digne de confiance aux yeux de la communauté sociale, dont l’activité s’appuie sur un réseau d’alliances de citoyens asso- ciés par une confiance mutuelle et fondé sur des réseaux familiaux, reli- gieux mais surtout publics. Giacomo Todeschini a observé à cet égard que dans la société médiévale l’importance des réseaux familiaux et sociaux garantissent la fiabilité, donc la respectabilité de chaque individu 19 ; ce procédé ne s’applique pas uniquement au milieu marchand, mais aussi à celui des conseillers du souverain 20. Il est frappant de constater la récur- rence, dans le traité, des exempla axés sur la question de la fidélité, chacun présenté selon une progression établie sur le schéma habituel : description des circonstances de départ / mise à l’épreuve / mérite-démérite / récom- pense-sanction. Mais cette constatation quantitative et cette régularité structurelle ne suffisent pas à circonscrire le phénomène de l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento, car elles ne permettent pas de définir d’emblée le rapport entre exemplum tragique et fidelité. Il conviendra éga­ lement d’opérer une distinction entre d’une part des exempla ayant une conclusion tragique et d’autre part ceux qui présentent une issue plus macabre que tragique. Compte tenu du nombre élevé d’exempla à l’issue tragique liés à une rupture du pacte de fidélité envers la société, il sera plus productif de déterminer la nature et la typologie des sanctions sociales liées à la rup- ture de la fidélité, notamment les modalités liées à l’action de briser la parole donnée. L’analyse d’exempla de fidélité politique permettra d’éta- blir des constantes dans ce domaine ; un certain nombre d’exempla étant construits autour du personnage du sage-martyr dévoilant une vérité au risque de sa vie, nous conclurons notre analyse par l’étude du rapport entre fidélité et vérité.

19. G. Todeschini, « Fiducia e potere: la cittadinanza difficile », dans P. Prodi (dir.), La fiducia secondo i linguaggi del potere, Bologne, Il Mulino, 2007, p. 21-22. Voir également G. Todeschini, Ricchezza francescana, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 162 : « Era necessario e anche indispensabile che la fiducia si fondasse, concreta- mente, sull’appartenenza degli individui a gruppi ben strutturati e civicamente ben identificabili, in modo che l’identità di ognuno fosse definita dall’appartenenza a famiglie di rilievo, corporazioni di mestiere, arti, confra- ternite e compagnie. » 20. R. Frigeni, « Assumere iam probatos, non probare iam assumptos. Dinamiche semantiche della fiducia in alcuni specula principum tardomedievali », dans P. Prodi, La fiducia…, ouvr. cit., p. 113-130. R 17 Alessandra Stazzone

Rompere la fede

Lorsque dans l’arsenal d’exempla proposés par le Volgarizzamento l’on s’intéresse à la question du manquement à la parole donnée, l’on est sur- tout confronté, d’un point de vue quantitatif, à deux types d’histoires : le premier type est lié à des questions relatives à la pratique d’une profes- sion, le second met en scène la rupture d’un lien d’amitié ou de parenté. L’exemplum tragique intervient dans cette deuxième catégorie de récits exemplaires, alors que le manquement aux règles imposées par une déon- tologie professionnelle peut plutôt se traduire par une histoire à l’issue macabre ou surnaturelle. Ainsi, pour ne citer que deux occurrences de cette typologie, davantage liée à la confession publique d’un forfait 21, les effets de l’avarice sont évoqués, dans la deuxième partie du traité, par un bref récit terrifiant. Une femme sans nom, très avare, meurt sans que son péché ne soit confessé et son corps est enterré ; cependant, au bout de trois jours, le cadavre pousse des cris afin que le péché soit dénoncé publiquement ; la sanction appliquée est celle de l’extraction du cadavre de la sépulture suivie d’un nouvel enfouissement dans du fumier 22. L’on peut intégrer dans cette même catégorie d’histoires celle qui met en scène un pèlerin pendu injustement avec l’accusation de vol, dont le cadavre retrouve la parole et dénonce depuis le gibet le véritable coupable du forfait 23. La rupture du lien d’amitié ou de parenté donne en revanche lieu à des récits plus complexes. Nous ne citerons ici à cet égard qu’un exemplum inséré dans le chapitre réservé au quatrième pion représentant le Marchand et les Changeurs et se proposant d’illustrer la cause et les conséquences du manquement au pacte de fidélité due aux amis. Précisons tout d’abord que ce bref récit, construit autour d’un contre-exemple, propose un comporte- ment édifiant spécifiquement destiné à définir le comportement idéal des marchands, qui repose sur quatre points. Deux concernent le maniement de l’argent (éviter les dettes et rendre dans leur intégralité les sommes d’argent qui leur sont confiées par leurs clients), un seul est directement lié au péché d’avarice (fuir l’avarice), et enfin le dernier impose de ne pas briser la parole donnée 24. L’avarice est envisagée comme la source d’un comportement bestial et inhumain :

21. Sur les modalités de la confession dans les exempla, voir J. Berlioz, « Les ordalies dans les exempla de la confession (xiiie-xive siècles) », dans L’aveu. Antiquité et Moyen Âge, Rome, Publications de l’École française de Rome, 1986, p. 315-340. 22. Volgarizzamento, ouvr. cité, III, 4, p. 87. 23. Ibid., III, 6, p. 105-106. 24. « De’ mercatanti e cambiatori », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, III, 4, p. 85. R 18 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento

[…] Uno ch’ebbe nome Settenulo, […] essendo famigliare d’uno ch’avea nome Gracco, intanto s’infiammòe d’avarizia, che per alcuna quantità d’oro gli fue impromessa da uno ch’avea nome Spinatoso, non si vergognò a tagliare il capo del suo amico Gracco, e di portarla per la città fitta su uno palo. Ancora più, che la parte cavata del capo, acciò che fosse più pesante, sì l’empié di piombo colato, acciò che ricevesse la quantità dell’oro che gli era impromesso a quello peso 25. Dans le cas de cette brève histoire, l’avarice, responsable de la rupture de la fides due à un ami, est responsable de l’assassinat d’un innocent, description que le traducteur toscan construit autour d’une surenchère dans l’horreur. L’évocation de la somme d’argent promise contre ce forfait, présentée comme dérisoire (« una quantità ») par la tournure indéfinie, est suivie d’images de plus en plus effroyables : la décapitation exhibée publiquement, puis le détail macabre du plomb introduit dans le crâne de l’infortuné et la finalité de cette opération, destinée à augmenter ce gain illicite. Une scène doublement effroyable, celle de la décapitation d’un innocent et trahison des liens d’amitié, doit impressionner de manière durable l’auditoire et susciter une vive émotion. Le caractère tragique de cet exemplum est accentué par la juxtaposition avec l’historiette suivante, consacrée aux effets comiques de l’avarice du roi de Chypre 26 que l’auteur qualifie de drôle, en opérant ainsi une distinction avec ce qui précède. Femme déterrée par l’évêque / pendu qui parle. Authentifié sur la foi d’une autorité livresque, un second exemplum, plus développé, est consacré à la rupture du lien fraternel et chargé d’en illustrer les conséquences néfastes. Le contexte dans lequel il est inséré est celui du chapitre sur le rôle social des chevaliers, dont le code d’honneur repose, en plus que sur la sagesse, sur la largesse, la force d’âme, la fidélité et le respect des lois 27. La fidélité au Prince et aux autres chevaliers est par ailleurs partie intégrante de l’identité même du chevalier, qui constitue son nom ; principe théorisé au moyen de la métaphore de la pierre pré- cieuse, sertie par le liant d’une foi inébranlable 28. Il s’agit là d’une situation que l’auteur a voulu peu complexe afin de respecter la clarté nécessaire à la

25. Ibid., III, 4, p. 88. 26. Ibid., p. 88 : « Odiosa è questa avarizia di Settenulo, ma di quella di Tolomeo re di Cipri è bene da ridere. […] Quanto per nome, fue Re di Cipro, ma per animo fue miserabile schiavo della pecunia. » 27. « Dell’offizio e della forma de’ Cavalieri », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, II, 4, p. 35 : « Sapienza, fedeltà, larghezza, fortezza, misericordia, guardia de’ pupilli, zelo delle leggi […]. » 28. Ibid., p. 37 : « Fedeli debbono essere gli Cavalieri a’ loro Principi, onde quegli perde nome di Cavaliere, il quale non sa tenere fede al Principe. Preziosa pietra e risplendente gemma è la cavalleria, legata con fermezza di fede » ; et ibid., p. 39 : « Non solamente conviene che i Cavalieri sieno fedeli a’ loro Capitani e Principi, ma fra loro medesimi che si congiungano insieme per fedele amistade; però che è molto temuta da’ nemici la schiera de’ Cavalieri, quando si crede che sieno legate insieme da legame fermo d’amistade e di fedeltade. » R 19 Alessandra Stazzone compréhension de l’exemplum ; l’un des deux frères — Maschetta — est fidèle, à la fois du point de vue religieux et social, l’autre — Gildone — ne l’est pas : Leggiamo nella storia di Roma d’uno Cavaliere ch’ebbe nome Maschetta, il quale fue di tanto senno e di tanta fede, che morto Teodogio Imperatore, mosse battaglia per la difensione della Repubblica contra suo fratello carnale che avea nome Gildone ; però che volea mettere a sua ragione Africa sanza parola del Sanato. E ’l detto Gildone avea morti due figliuoli di questo Maschetta, il quale era molto crudele contra’ Santi di Cristo. Onde il detto Maschetta savio, e conoscente quanto nelle cose disperate valesse l’orazione dell’uomo per la fede di Cristo, andonne all’isola Capraja e trassene fuori li santi uomini che vi trovò condannati a stare aterna fine; ivi ritta stette con loro con- tinuo tre dì e tre notti in orazione […] 29. L’opposition représentée ici n’est pas uniquement de type religieux (fidélité au Christ / infidélité au Christ), mais également de type social et politique (fidélité ou infidélité à la République de Rome). L’auteur s’empresse de décrire l’issue de la situation ; l’apparition surnaturelle de saint Ambroise annonce la récompense de la fidélité de Maschetta, et l’exemplum se clôt par la description de la sanction appliquée à Gildone, l’infidèle, assassiné par strangulation : E tre dì dinanzi che s’appressasse all’oste de’ nemici, vidde la notte Santo Ambrogio che gli appare, il quale era morto da poco tempo dinanzi, e dimostrolli il tempo e il luogo della vittoria ch’egli avrebbe. Poi ch’ebbe compiuti tre dì e tre notti in orazione e in laude, fatto già quasi sicuro della vittoria, andò con cinquemila solamente sopra a ottantamila de’ nemici, e per volontà di Dio, sanza battaglia n’ebbe la signoria; chè vedendo ciò, i Barbari cessarono di dare aiuto a Gildone vogliendo incontanente le reni; e Gildone si mise a fuggire e intròe in nave, e poi che fue tornato in Africa, pochi dì stette che fue strangolato e morìo. (Ibidem) Ainsi, la double infidélité, religieuse et politique, est automatiquement sanctionnée par la mort. La conclusion tragique de cette histoire, dans laquelle la tournure impersonnelle fue strangolato ne désigne pas l’identité de l’assassin, suggère l’intervention d’une main invisible qui rétablit la justice en appliquant la sanction qui s’impose. Les exemples de rupture du lien familial, tout en mettant en scène le châtiment tragique d’une infidelité se focalisent peu sur le caractère tra- gique des personnages auquel ils préfèrent la description d’une issue tra- gique, mais ne campent pas des héros au destin tragique. Des réponses plus concluantes peuvent être obtenues par l’analyse des exempla de fidé- lité de type politique.

29. « Dell’offizio e della forma de’ Cavalieri », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, II, 4, p. 36. R 20 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento

Fidélité politique

Deux exempla parmi les plus développés du traité sont enchâssés dans le chapitre consacré à la Reine et ont pour objectif de démontrer l’impor- tance de la chasteté qui, dans le cas de la Reine, symbolise également la fidélité au souverain et à son autorité. Les deux histoires sont intégrées dans un contexte résolument politique ; le premier tire son autorité de l’ouverture sur la citation de Paul Diacre — sans aucun doute digne de foi aux yeux de l’auteur, mais pas autant que saint Augustin, dont l’au- torité authentifie le second. Les deux histoires illustrent deux situations opposées, la première peccamineuse, la seconde vertueuse. Dans le cas du premier exemplum, le procédé d’authentification du récit terrifiant qui va suivre, fondé sur la mise à sac d’une ville du Frioul, sur le massacre de ses habitants et sur la punition du responsable par le supplice du pal est indispensable — conformément au précepte d’Humbert de Romans de ne pas produire d’exempla incredibilia, qui perdraient toute efficacité — afin de garantir la vraisemblance d’un récit aussi violent. Ainsi, l’épisode s’ouvre-t-il directement par la citation de la source du récit. La thèse que l’auteur se propose de démontrer ici est celle des effets de la luxure sur l’ordre social : […] Narra Paulo che scrive de’ Longobardi, che fue nel mercato di Giulio una Duchessa chiamata Rosinelda, la quale ebbe quattro figliuoli e due figliuole, la quale assediata da Cacano re degli Ungari, bellissimo del corpo fu presa d’amore di lui e mandolli a dire segretamente, che s’egli la volesse togliere per moglie, sì li darebbe il castello, et il re promise di farlo, fermando ciò con saramento. Allora fece aprire il castello, e gli Ungari se ne andarono iscorrendo, pigliando uomini e femmine. […] Et il re Cacano, volendo attendere la impromessa, si tolse per moglie la detta Rosinelda, et una sola notte giacque con lei, e l’altra la diede in mano di XII Ungari per vituperarla; e il terzo die fece fic- care uno palo di legno per la natura e rispicciare insino alla gola, così dicendo: a cotale moglie lussuriosa, che per concupiscenza di peccato carnale tradette la terra sua, si confà d’avere cotale marito 30. Le pacte infedele passé par Rosinelda et le roi des Hongrois aboutit au massacre des habitants de la ville après l’ouverture des portes. L’issue tragique de cet exemplum est alors décrite minutieusement : l’épisode effroyable du viol puis de l’empalement de la Duchesse est construit sur le modèle d’une sentence judiciaire dans laquelle est explicitement évoquée une sorte de contrapasso (à cotale moglie lussuriosa si confà cotale marito).

30. « Della forma e de’ costumi della Reina », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi, ouvr. cité, II, 2, p. 25. R 21 Alessandra Stazzone

La gravité de cette trahison politique est mise en exergue par la compa- raison avec comportement vertueux des filles de la Duchesse qui, par un stratagème, parviennent à préserver leur virginité en dépit de l’assaut des ennemis, en mettant à distance le risque de tomber dans la luxure. Ce comportement vertueux est suivi d’une récompense de type social : l’au- teur souligne que les deux deviennent Reines 31. En revanche, la Duchesse est frappée d’un double châtiment : la mort pour sa trahison politique sera alors précédée du supplice infamant du pal, qui, lui, frappe plutôt la luxure. Si cet épisode provoque l’effroi de l’auditoire, il est bien évidem- ment conçu pour ne susciter aucune pitié pour la Duchesse. L’exemplum de comportement positif concerne, quant à lui, un per- sonnage issu de la haute noblesse romaine, présenté avec la caution expli- cite du De Civitate Dei de saint Augustin 32. Ce passage relate le sacrifice suprême d’un personnage contre lequel le destin s’acharne malgré une situation initialement favorable, dont la prétendue culpabilité, issue du viol subi et par conséquent de la fidélité conjugale brisée, est lavée par le sang malgré son innocence. Les circonstances de départ sont favorables ; Lucrèce rentre dans un cercle tout à fait identifiable de fidelité, sur laquelle l’auteur insiste : issue d’une famille connue, à la réputation irréprochable. Il figliuolo del Re Tarquinio Superbo, cioè Sesto, entrò ieri in casa mia sì come nemico in vece di forestiere; et a te Collatino sia conto che ’l letto tuo è vituperato per altro uomo; bene ti dico cotanto che ’l corpo è corrotto ma l’animo è sanza colpa: laonde io mi pres- ciolgo dalla colpa, ma dalla pena non mi dilibero. […] Et acciò che neuno viva meno che castamente, all’esemplo di Lucrezia, se vole prendere esemplo della colpa, non sia negligente a prendere esemplo della pena. E però trasse fuori il coltello ch’ella tenea nas- costo sotto il vestimento, e se’ medesima trapassò con esso e cadde morta. (Ibid., p. 21-22) L’argument utilisé par Sextus pour parvenir à ses fins est de ce fait celui de la diffamation et du colportage de rumeurs infamantes au sujet de Lucrèce, bien plus efficace que celle de la menace d’assassinat de son enfant. Le discours tragique de Lucrèce et son suicide exemplaire rentrent alors dans une entreprise de restitutio famae qui ont la fonction de rache- ter une vie exemplaire en rétablissant une réputation sociale. Enfin, le serment prêté sur le sang de Lucrèce devient l’emblème d’un pacte social

31. Ibid. : « […] Le due figliuole di costei tolsono la carne del pollo e miserla sotto le mammelle loro, acciò che riscaldandosi la detta carne del pollo per lo caldo delle mammelle, sì ne venisse puzzo, et in questo modo fossono lasciate stare e non perdessono la loro virginitade. Quando gli Ungari andavano ad esse, sentendo molto puzzo, sì le abbandonavano e diceano tra loro: deh, come viene grande puzzo di queste Longobarde! E l’una di loro fue poi Reina di Francia, e l’altre fue Reina de la Magna. » 32. « Della forma e de’ costumi della reina », art. cité, p. 20 : « Narra Santo Austino nel libro della città di Dio, che fue in Roma una ch’ebbe nome Lucrezia, gentilissima donna, sì di buoni costumi, come di parentado […]. » R 22 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento

élargi à l’ensemble de la société, car il provoque le soutien de la popula- tion de Rome nécessaire au rétablissement de la République après l’exil du tyran ; le bannissement de Tarquin et l’assassinat de Sextus, qui réta- blit la justice. Lucrèce n’est donc pas uniquement un modèle de chasteté digne d’imitation, mais aussi de fidélité politique à sa famille, qui permet le maintien de sa bonne réputation, de fidélité à son époux, ainsi qu’à Brutus, dont le texte exhibe la fonction de proconsul de Rome. L’épisode de mise à l’épreuve, le viol, aboutit à une conclusion exemplaire puisque Lucrèce ne cède pas à la luxure. Le type de fidélité représenté ici n’est pas uniquement de type familial, même si la mort est choisie pour laver l’hon- neur individuel et familial, mais avant tout politique. Il convient de citer un dernier exemplum consacré à l’évocation d’un comportement politique exemplaire : exemplum encore une fois tiré de l’histoire antique et qui concerne Marco Regolo, transmis par l’autorité de Cicéron, la source étant par ailleurs scrupuleusement signalé (Nel libro delli offizii). Là aussi, engagement de type social, double témoin : Sénat et lecteurs : Intanto dee essere vigorosa la giustizia ne’ vicarii del Re ch’abbiano in ogni modo rangola di salvare la Repubblica, e più amino l’utilitade della Repubblica che la propria vita. Di ciò abbiamo esemplo di Marco Regolo, del quale parla Tullio nel libro degli offizii, che poi ch’egli ebbe combattuto cogli Cartaginesi in battaglia di navi, e rotto da loro ne fu menato in prigione, gli Cartaginesi sì ’l mandaro a Roma sotto saramento di ritor- nare, per fare cambio di prigioni. […] Onde Marco Regolo vegnendo a Roma entroe nel Sanato e propuose la domanda de’ Cartaginesi, e ’l Sanato rispuose: che consiglio sarebbe il tuo sopra questo fatto? E Marco Regolo disse: io niego che sia utile a’ Romani adem- piere quello che i Cartaginesi adomandano, però che li pregioni che li hanno de’ Romani sono giovani e non savi di battaglia, o sono molto vecchi, tra i quali io sono uno: ma i Cartaginesi che voi avete in pregione so che sono forti uomini e savi, e buoni Capitani. E non vogliendo egli essere ricevuto da’ parenti e dagli amici, maggiormente volle ritor- nare a’ nemici che falsare la fede data al nemico, sappiendo bene ch’egli andava a cru- delissimo nemico et a nuovi tormenti 33. Ce héros tragique au sacrifice exemplaire évite le parjure et le déshon- neur pour Rome. On peut constater que les exempla, respectant les canons de la tragédie classique, mettent en scène des souverains, des nobles ou des héros au destin tragique et fatal. Toutefois une troisième catégorie d’exempla peut fournir quelques indications précieuses pour notre tenta- tive de définition d’une modalité de l’histoire exemplaire tragique et nous permettre de confirmer une telle lecture.

33. « Della forma de’ Rocchi, ciò sono vicarii del Re », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, II, 5, p. 50-51. R 23 Alessandra Stazzone

Eleggere la morte anziché la fama : « Fidélité, vérité, martyre »

Aussi bien selon Cessoles que selon son traducteur toscan, le jeu d’échecs lui-même est le fruit d’une infidélité à l’issue tragique. Le début du traité est placé sous le signe d’une double infidélité qui brise à la fois le lien fami- lial et constitue un crime de lèse-majesté : le fils du roi Nabuchodonosor, Evilmoderag, fait assassiner son père et découper son cadavre en 300 morceaux donnés en pâture à 300 corbeaux 34. Selon l’auteur du Volga­ rizzamento, le jeu d’échecs est, dans ce contexte d’infidélité familiale et sociale, un support pédagogique destiné à corriger les mœurs abjectes du souverain parricide en lui montrant les règles de la vie en société. Le jeu et ses règles sont conçus par Xersès, philosophe à la crédibilité attestée par l’auteur sur le critère de sa renommée auprès des Chaldéens et des Grecs, qui se charge de cet apprentissage en bravant la mort 35 : Fue uomo di tanta iustizia che maggiormente elesse di morire che di finire sua vita seguitando infignimento in dilicanze reali, disprezzata la iustizia. Ché vedendo il filo- sofo la vita abominevole del Re, e non essendo ardito di riprenderlo per la crudeltà che gli avea dimostrata in fare morire gli uomini savi, a priego del popolo, non curando sua vita, si mise in pericolo di morire vogliendo maggiormente per la iustizia finire sua vita che menarla piccolo tempo infamata di sozzi costumi. (Ibid., p. 4) La fidélité à la vérité est étroitement liée à l’harmonie de la société toute entière, car dans l’intérêt du peuple, ce que le chapitre conclusif du traité réitère : Conciofossecosaché questo Re fosse reo e spietato, e non potesse patire le correzioni, ma i correttori uccidesse, e molti ne avea già morti di savissimi uomini; il popolo che molto si contristava della mala vita del Re, pregarono il detto filosafo che riprendeva il Re della vita che menava. Et allegando il filosafo al popolo, che la morte gli sopravenìa s’egli il facesse, il popolo disse: Certo dovresti anzi eleggere la morte che la fama voli fra il popolo che la vita del Re sia abbominevole […] 36. Une catégorie d’exempla tragiques située au début et à la fin du traité est construite sur le modèle du sage ou du philosophe acceptant de se

34. « Della cagione del trovamento di questo giuoco », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, I, 1, p. 2 : « Or vi dico che questo giuoco fu trovato al tempo di Vilmoderag Re di Bambillonia uomo lussu- rioso, ingiusto e crudele; il quale del corpo del padre, ciò fue Nabucodonosor, fece fare C.C.C. parti, et a C.C.C. avoltoi lo diede a mangiare. » 35. « Del trovatore del giuoco degli scacchi », dansVolgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, I, 2, p. 3 : « Trovatore di questo giuoco e di questa novitade si fue uno filosafo d’Oriente il quale ebbe nome Xerxes appo i Caldei, et in greco suona a dire Filometor […]. La fama di quest’uomo fue tanto manifesta appo i Greci et appo quegli d’Attenia, che dipò lui molti valenti filosafi ebbero questi nomi da’ loro padri. » 36. « Dell’abbreviamento di tutta l’opera », dans Volgarizzamento del libro de’ costumi…, ouvr. cité, IV, 8, p. 137. R 24 Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgarizzamento sacrifier pour corriger les mœurs abjectes d’un souverain en faisant ainsi triompher la vérité. À cet égard, deux exempla sont quasiment juxtaposés dans le texte, car ils devaient probablement être conçus comme le renfor- cement pédagogique l’un de l’autre. Le premier est construit autour de Théodore de Cyrène (le « type » du précepteur), représenté ici comme un héros innocent qui meurt par la main du tyran dont il veut corriger les mœurs infidèles : Siccome dice Valerio Massimo, d’uno ch’ebbe nome Teodoro Cireneo, il quale fu confitto in croce perché gli era stato ardito di riprendere il re Lisimaco per le sue malvagie et ingiuste opere; il quale stando impeso al tormento, […] volle dire che poco curava di quella morte, purch’egli morisse innocentemente e per la iustizia. (Ibid., p. 4) Le sage n’est pas récompensé de son comportement juste puisqu’il est puni injustement ; cependant, le supplice n’est pas décrit, puisque ce qui compte c’est de faire passer le message selon lequel le comportement juste doit être maintenu au prix du sacrifice de sa vie. Le deuxième exemplum concerne en revanche Socrate, qui préfère mourir en tant que fidèle plutôt qu’en tant qu’infidèle : E di Socrate leggiamo anche, che andando alla morte, e la moglie dopo di lui piangendo e dicendo, che sanza colpa era condannato, al che le rispuose e disse: Taci femmina; pensa che meglio m’è morire innocente che morire per colpa. (Ibid.) Peut-on établir des règles d’utilisation de l’histoire tragique dans le Volgarizzamento ? Il convient tout d’abord d’observer que dans les exempla du Volgarizzamento n’est pas héros tragique qui veut. Les exempla respec- tant les canons de la tragédie classique mettent en scène des souverains, des nobles ou des héros au destin tragique et fatal, issus systématiquement de l’Antiquité et de l’histoire de Rome. Ces catégories d’histoires sont complétées par celle du héros martyr qui sacrifie sa vie pour faire triom- pher la vérité et l’harmonie sociale et campent ainsi le personnage de type chrétien même si issu de l’histoire antique ; dans ce cas, on a plutôt le sen- timent que l’auteur s’évertue à proposer à ses lecteurs des exempla incitant à éviter une forme bien précise de péché de la langue, la taciturnité (taire ce qui doit être dit pour le bien de la société), autour duquel se concentre entre autres la prédication dominicaine à partir de l’instauration de la confession annuelle pour tous les fidèles (1215). En revanche, l’histoire à l’issue macabre — morts soudaines, défunts extraits de leur sépulture et recouvrant la parole pour délivrer une admonestation aux vivants — a plutôt la fonction d’illustrer le comportement peccamineux de person- nages anonymes, en assurant ainsi un renforcement pédagogique efficace à l’incitation à l’harmonie sociale. R 25 Alessandra Stazzone

Bibliographie

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Style, matière et morale tragiques dans un diptyque de nouvelles attribué à Leonardo Bruni (1370-1444)

Pauline Pionchon Université de Strasbourg

Les traductions latines de nouvelles décaméroniennes ont joué, entre xive et xve siècles, un rôle tout à fait capital pour la fortune de l’ouvrage de Boccace à l’étranger. Après la version de la X 10 par Pétrarque, qui inau- gura cette saison de traductions chez les humanistes italiens, la version latine de la IV 1 par Leonardo Bruni a particulièrement contribué à la fortune européenne, notamment théâtrale et picturale, de la nouvelle du prince de Salerne 1. La lettre qui introduisait cette Fabula Tancredi, adressée à l’ami et concitoyen de Bruni Bindaccio Ricasoli, qui aurait également été le com- manditaire de cet écrit, est datée de janvier 1437 ou 1438 (calendrier flo- rentin : elle date donc de 1438 ou 1439). Elle nous apprend que la nouvelle latine ne voyage pas seule : Bruni lui a adjoint une nouvelle de son cru — en langue vulgaire 2. Le sujet de cette nouvelle est tiré de sources his- toriograhiques latines et grecques (essentiellement : Valère Maxime ; puis

1. V. Branca, « Un lusus del Bruni cancelliere: il rifacimento di una novella del Decameron (IV, 1) e la sua irradiazione europea », dans P. Viti (dir.), Leonardo Bruni Cancelliere della Repubblica di Firenze, Actes du colloque de Florence (27-29 octobre 1987), Florence, Olschki, 1990, p. 214-220 ; G. Albanese, « Da Petrarca a Piccolomini: Codificazione della novella umanistica », dans G. Albanese, L. Battaglia Ricci et R. Bessi (dir.), Favole Parabole Istorie. Le Forme della scrittura novellistica dal Medioevo al Rinascimento, Actes du colloque de Pise (26-28 octobre 1998), Rome, Salerno, 2000, p. 257-308. 2. on peut lire la version latine de la Déc. IV 1 dans M. L. Doglio, L’exemplum nella novella latina del Quattrocento, Turin, Giappichelli, 1975. Dans l’édition de N. Marcelli (« La novella di Seleuco e Antioco. Introduzione, testo e commento », Interpres, XXII, 2003, p. 7-183), la nouvelle en langue vulgaire est précédée de l’épître à Bindaccio Ricasoli telle qu’elle apparaît dans le manuscrit Magliabecchiano IX 2 de la Bibliothèque centrale de Florence, déjà transcrit dans M. Martelli, « Considerazioni sulla novella spicciolata », dans La Novella italiana, Actes du colloque de Caprarola, 19-24 settembre 1988, Rome, Salerno, 1989, p. 216. M. L. Doglio (L’exemplum, ouvr. cité, p. 150) cite pour sa part l’incunable XV.IV.119 de la Bibliothèque nationale de Turin, daté de 1472 environ. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 29-43. 29 Pauline Pionchon

Plutarque, Vie de Démétrios ; Appien d’Alexandrie, Livre Syriaque de son Histoire romaine ; Lucien de Samosate, De dea syria). Le caractère bilingue du diptyque, tout à fait novateur, révèle — plus qu’un souci de divul- guer l’Histoire grecque ou de faire franchir les Alpes à une nouvelle de Boccace — l’intention d’enrichir conjointement deux traditions : les lettres latines et la littérature en langue vernaculaire. Le bilinguisme est particu- lièrement significatif sur le plan de l’inscription de ce diptyque, situé à cheval sur trois cultures, dans le cadre du patriotisme culturel de Bruni : face au classicisme puriste qui distingue l’idéal culturel de certains huma- nistes (on se situe quelques années avant le Certame coronario), le diptyque représente le dernier moment d’un parcours de réflexion de quarante ans concernant l’apport des trois Couronnes à la nouvelle culture 3. In limine, précisons aussi que si la paternité du projet littéraire et de la version latine de la Déc. IV 1 ne sont pas mises en doute, la question de l’attribution de la nouvelle en langue vulgaire et de son prologue demeure ouverte 4. La critique mobilise volontiers au sujet du diptyque brunien les caté- gories de tragique et de comique — tout comme elle mobilise ce couple de notions au sujet de la succession des journées IV et V du Décaméron. Que l’opposition tragique / comique structure le diptyque ne semble pas devoir être mis en doute. Une des sources de la nouvelle en langue vul- gaire mobilisait d’ailleurs cette opposition pour articuler les exemples de sévérité et d’indulgence des pères à l’égard des fils ; à savoir, les Faits et dits mémorables : « Comicae lenitatis hi patres, tragicae asperitatis illi 5. » On peut s’interroger sur ce qu’il y a derrière ces oppositions de genres. On peut bien sûr, comme les éditeurs de la Divine comédie, rappeler que les médiévaux définissaient surtout tragédie et comédie en regard l’une de l’autre, eu égard au mouvement général du récit : de la joie aux larmes ou l’inverse.

3. Si les Dialogi ad Petrum Paulum Histrum (1403-1406) se limitent à rendre compte des polémiques oppo- sant les humanistes florentins à ce sujet, la position personnelle de Bruni en faveur des Modernes s’exprime dans l’Oratio in nebulonem maledicum (1424), dans le panégyrique de Florence de l’Oratio in funere Iohannis Strozze (1427-1428), et dans les Vies de Dante et de Pétrarque (1436) qui révèlent une volonté d’entrelacer les traditions littéraires latine et vernaculaire. 4. Les arguments allant contre l’attribution de la seconde partie du diptyque à Bruni sont, d’une part, une certaine incohérence structurelle de l’ensemble, et d’autre part, des erreurs historiographiques tout à fait éton- nantes sous le calame de l’historien de l’Antiquité. À ce sujet, voir L. Bartoli, « Note filologiche sulle novelle spicciolate del Quattrocento », Filologia e critica, XX, 1995, p. 35-36 ; M. Martelli, « Considerazioni sulla novella spicciolata », dans La Novella italiana, ouvr. cité, p. 215-243 ; Id., « Il Seleuco, attribuito a Leonardo Bruni, fra storia e elegia », dans Favole, Parabole, Istorie, ouvr. cité, p. 231-255 ; N. Marcelli, « La novella di Seleuco e Antioco. Introduzione, testo e commento », art. cité. 5. V 7, 8 : « Il y a du comique dans l’indulgence que viennent de montrer des pères de famille, du tragique dans la dureté de ceux que voici. » R 30 Style, matière et morale tragiques

Mais s’en tenir là est peut-être un peu court, car, précisément, Bruni n’écrit pas à l’époque de Dante. Dans les années 1430, on peut dire que l’on est à l’aube de la renaissance du théâtre antique. En effet, dans le sillage de la découverte de l’Etruscus (le plus ancien manuscrit complet des tragédies de Sénèque) par Lovato Lovati, s’étaient largement déve- loppées les études sénéquiennes, en même temps que ces pièces antiques circulaient et étaient l’objet d’imitations 6. Quant aux imitations dans des genres narratifs, on pense d’abord à celle du dialogue entre Phèdre et sa nourrice dans l’Elegia di Madonna Fiammetta, qui sera à son tour imitée par Enea Silvio Piccolomini dans l’Historia de duobus amantibus 7. Des imitations sénéquiennes voient aussi le jour — très tôt, dès 1313-1314 — dans le genre de la tragédie, qui n’est pas encore à proprement parler un genre dramatique tel que nous l’entendons aujourd’hui : nous faisons allusion à l’Ecerinis d’Albertino Mussato. Entre les années 1370 et 1429, quatre tragédies humanistes sont écrites, auxquelles viendra s’ajouter une cinquième en 1442. Cette production se présente comme un ensemble d’expériences assez hétérogènes disséminées dans le temps et l’espace 8. Dans ce contexte, on peut se demander quelle portée pouvaient avoir, dans les années 1430, les conceptions médiévales de la tragédie — concep- tions quasiment sans référent puisque forgées en l’absence relative de pièces antiques et dans un contexte où rares sont les œuvres romanes désignées

6. M. Pastore Stocchi, « Un chapitre d’histoire littéraire aux xive et xve siècles : Seneca poeta tragicus », dans J. Jacquot (dir.), Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 26-32 ; C. Villa, « La ripresa della tradizione classica », dans E. Malato (dir.), Storia della Letteratura Italiana, t. II, Il Trecento, Rome, Salerno, 1995, p. 1028. 7. S. Pittaluga, « Lucrezia fra tragedia e novella. Seneca e Boccaccio nell’Historia de duobus amantibus di Enea Silvio Piccolomini », Invigilata Lucernis, XI, 1989, p. 459-473. 8. L’Ecerinis est composée à Padoue (1313 ou 1314) ; la De Casu Caesenae, de Lodovico Romani da Fabriano à Pérouse (1377) ; Giovanni Manzini della Motta aurait composé sa tragoedia entre Vérone et Pavie (à partir de 1387) ; l’Achilles d’Antonio Loschi a été rédigée entre 1387 et 1390, c’est-à-dire soit à Florence, soit à Vicence, soit à Pavie ; Gregorio Correr a écrit sa Progne alors qu’il étudiait à Mantoue avec les fils de Francesco I Gonzaga (1429) ; le second Certame coronario fut, semble-t-il, l’occasion de la Hiensal de Leonardo Dati (1442). Si la Progne se rapproche de l’Achilles par son sujet antique et le lieu de sa rédaction, on peut aussi faire l’hypo- thèse d’un lien d’une autre nature entre l’ouvrage de Loschi et l’œuvre la plus proche dans le temps, à savoir la tragoedia perdue de Manzini. Les deux jeunes humanistes se sont fréquentés à Pavie entre 1388 (Loschi arrive avant le mois de juin) et 1389 (date du départ de Loschi) : on peut imaginer une émulation quant à l’écriture tragique, ayant donné des résultats très différents. Peut-être peut-on voir aussi dans le dénouement de l’Achilles une allusion au même événement qui a inspiré sa tragoedia à Manzini, à savoir la défaite du seigneur de Vérone en 1387 — événement de prime importance pour les équilibres politiques de la péninsule, et qui avait dû de surcroît frapper personnellement Loschi puisque celui-ci était au service d’Antonio Della Scala jusqu’en 1386, date à laquelle il partit à la rencontre de Salutati. Les historiens estiment que la chute de Vérone aux mains de Gian Galeazzo Visconti serait due notamment à la trahison de certains sujets scaligères. Or, précisément, dans la version que Loschi choisit de l’histoire d’Achille, le héros grec meurt victime d’une trahison. Dans la première scène, Hécube enjoint Pâris de lui tendre un piège : on lui fait croire qu’en épousant Polyxène, la fille de Priam, il mettra fin à la guerre de Troie, mais lorsqu’il entrera désarmé dans le temple pour négocier avec Priam, Pâris le tuera. R 31 Pauline Pionchon par leurs auteurs comme des tragoediae 9. Examinant ce que recouvre l’op- position tragique / comique qui structure le diptyque brunien, on s’effor- cera de préciser la nature des liens qui unissent ces notions à la tragédie et à la comédie. On se fera ainsi une idée des relations entre ces genres et la nouvelle, telles qu’une grande figure de l’humanisme se les figurait, à une époque marquée par les prémices de la renaissance du théâtre antique. En observant le diptyque à la lunette des idées à lui contemporaines ou anté- rieures sur la tragédie, nous nous efforcerons, modestement, de préciser et d’historiciser ce que nous désignons habituellement comme « tragique » dans la Fabula Tancredi de Bruni.

1. Concernant le style, on remarque d’abord que l’intrigue de la Déc. IV 1 est tout à fait conforme au ton luctuosus de la déploration, des larmes, du deuil, qu’Albertino Mussato indiquait comme caractéristique de la tra- gédie dans l’Evidentia tragediarum Senece 10. Par ailleurs, la traduction de la Déc. IV 1 par Bruni révèle une volonté d’élever le style de la nouvelle de Boccace au registre sublime. C’est l’exi- gence qu’un Jean de Garlande imposait au style tragique. Dans le De vul- gari eloquentia (II iv 5-6) 11 la définition de la tragédie de Dante repose aussi sur la logique des registres représentée dans la roue de Virgile 12, et insiste sur les aspects stylistiques : le tragique correspond au style le plus haut, qui traite dans la forme poétique et le langage les plus sublimes des trois sujets les plus nobles (le salut, l’amour, la vertu). La traduction de la Déc. IV 1 par Bruni révèle précisément, comme nous l’avons dit, une volonté d’élever le style de la nouvelle originale d’abord par le latin

9. Voir à ce sujet la contribution d’Enrica Zanin dans ce volume. 10. Dans cet ouvrage, Mussato étudie la variété de mètres qui distingue les pièces de Sénèque des autres tragoediae (épopées), l’Énéide ou la Thébaïde. Les considérations formelles de Mussato ont une grande impor- tance pour l’émergence de la notion de dramaticité de la tragédie et sa distinction du genre épique. 11. « Per tragediam superiorem stilum inducimus, per comediam inferiorem, per elegiam stilum intelligimus miserorum. Si tragice canenda videntur, tunc assumendus est vulgare illustre […]. » (D. Alighieri, De vulgari elo- quentia, M. Tavoni (éd.), dans Id., Opere, M. Santagata (dir.), Milan, Mondadori, 2011.) « Nous appelons tra- gédie le style supérieur, comédie le style inférieur tandis que par élégie nous entendons le style des malheureux. S’il semble que la matière doive être chantée en style tragique, il faudra employer le vulgaire illustre […]. » (La traduction française est tirée de Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, dans Id., Œuvres complètes, traduit sous la direction de C. Bec, Paris, Librairie générale française, 1996). 12. Cette typologie des genres littéraires, bâtie à partir du commentaire de Donat et commune au Moyen Âge, doit permettre d’accorder style et sujet traité. Elle se fonde sur une tripartition correspondant aux trois œuvres maîtresses de Virgile. Les Bucoliques, les Géorgiques et l’Énéide représentent en effet trois modèles stylistiques (stylus humilis, stylus mediocris, stylus gravis) ; à chacun est associé un monde défini par des lieux (pascua, ager, urbs/castrum) et des personnages (pastor otiosus, agricola, miles dominans), mais aussi par des arbres, des objets et des animaux propres à chaque genre. R 32 Style, matière et morale tragiques

— un latin qui « rhétorise le récit », écrivait Branca 13, en multipliant les vocatifs et les exclamations dans le style direct, ainsi qu’en introduisant des figures d’amplification dans la narration : on relève des couples de synonymes (« extremum munus oro precorque » ; « lacrimas nec desidero nec volo »), des polyptotes (« Filia […] ut unica erat, unice dilexit eaque ex unica caritate affectus » ; « statuens a vita velle discedere quandoquidem eius amans […] a vita discessisset iam vel certe discessurus esset »), des hyper- boles (« inenarrabiles voluptates » pour « grandissimo piacere » ; « ardenter dilexisti » pour « cotanto amasti »). D’une manière générale, de Boccace à Bruni, la narration subit une certaine condensation. Observons la scène de l’empoisonnement : E questo detto, si fé dare l’orcioletto nel quale era l’acqua che il dì davanti aveva fatta, la quale mise nella coppa ove il cuore era da molte delle sue lagrime lavato; e senza alcuna paura postavi la bocca, tutta la bevve e bevutala con la coppa in mano se ne salì sopra il suo letto, e quanto più onestamente seppe compose il corpo suo sopra quello e al suo cuore accostò quello del morto amante: e senza dire alcuna cosa aspettava la morte. Subinde acceptum poculum illud mortiferum impavida hausit. Cum vero potasset, lectum superascendit, pateram cum corde tenens, amantisque cor cordi suo appropinquans, mortem iam tacita prestolabatur 14. Plus essentielle, plus extérieure aussi, la narration se réduit à une évo- cation dépouillée des gestes de l’héroïne, qui sont eux-mêmes plus sobres que dans l’original. Cette concision est certainement liée à un goût cicé- ronien de la clarté du récit, qui se vérifie dans toute la nouvelle, où elle prend parfois la forme d’un grand souci de cohérence psychologique : le traducteur rend évidentes les motivations des personnages qui peuvent paraître peu convaincantes ou ambiguës chez Boccace 15.

13. V. Branca, « Un lusus », art. cité. 14. « S’étant tue, elle se fit donner la petite cruche dans laquelle se trouvait l’eau qu’elle avait préparée la veille, elle la versa dans la coupe où le cœur avait été lavé de ses larmes abondantes ; et sans trembler elle y mit les lèvres et but tout le contenu de la coupe, puis, tenant celle-ci en main, elle monta dans son lit, prit la position qui lui parut la plus digne et mit le cœur de son amant mort à côté du sien ; là, sans rien dire, elle attendait la mort. » « Tout aussitôt, ayant saisi cette coupe mortifère, elle la vida sans crainte. Alors qu’elle buvait, elle monta même sur son lit, tenant la coupe qui contenait le cœur, approchant du sien le cœur de son amant, elle attendait maintenant la mort en silence. » 15. Par exemple, « […] come che non sapessero che acqua quella fosse la quale ella bevuta avea […] » (§ 58) devient « Cum ex actu ipso lamentationeque suspicate essent […] » (« Soupçonnant quelque chose à cause de cet acte et de ces lamentations […] »). Ailleurs, la simplification passe par une réduction de la la profondeur psychologique du récit. Lorsque Tancredi s’installe dans la chambre de sa fille pour l’attendre, Boccace écrit : « […] trovando le finestre della camera chiuse e la cortine del letto abbattute, a piè di quello in un canto sopra un carello si pose a sedere; e appoggiato il capo al letto e tirata sopra sé la cortina, quasi come studiosamente si fosse nascoso, quivi s’addormentò. » (§ 17 : « […] trouvant les fenêtres de la chambre fermées et les coursives du lit lâchées, il s’installa au pied de celui-ci dans un coin, sur un tabouret ; puis il appuya sa tête contre le lit, tirant le rideau sur lui comme s’il cherchait précisément à se cacher, et il s’endormit. ») La subordonnée conjonctive qui, R 33 Pauline Pionchon

Revenant à l’exemple précédent (la scène de l’empoisonnement), on constate que la condensation du récit correspond à une recherche de l’es- sentialité, mais aussi à une réduction du pathétique. On peut dire que la rhétorique du pathos élégiaque laisse la place à une rhétorique du sublime. Les gracieuses « forze [d’amore] » (§ 35) deviennent des « aiguillons qui jour et nuit torturent » (« stimuli dies noctesque urentes »), la délicate « femmi- nile fragilità » (§ 32), un désir féminin (« cupiditas mulieris »). Utilisant une métaphore picturale, Branca a parlé à ce sujet d’accentuation des contrastes. On relève aussi la présence d’une tragédie proprement dite (la Phèdre de Sénèque), et de textes qui explorent le thème de la passion mortifère à travers l’histoire de Didon (Énéide IV, et Héroïdes VII). Peut-être Bruni avait-il également à l’esprit le récit de la mort de Thémistocle dans le Brutus de Cicéron — récemment découvert, ce texte avait été abondamment transcrit à Florence dans la première moitié des années 1420 16. De Boccace à Bruni, il y a donc une redéfinition en acte du style tra- gique, à travers l’attraction de modèles rhétoriques et littéraires liés sur- tout au thème de la passion mortifère. L’élagage du pathos élégiaque et des aspects sentimentaux, la rhétorisation de l’écriture par la multiplication des ornements, élèvent le style tout en corrigeant le caractère luctuosus de la nouvelle décaméronienne. À cet égard, il est d’ailleurs intéressant de rappeler qu’en ouverture de sa Vie de Dante, Bruni reprochait précisé- ment à l’auteur du Décaméron une écriture trop empreinte de douceur et de tendresse pour les sujets les plus sérieux (§ 2 : « dolcissimo e suavissimo uomo »).

2. Voyons maintenant dans quelle mesure les idées théoriques sur la matière tragique coïncident avec la matière de la Fabula Tancredi. Dans l’Historia augusta, Mussato avait défini ainsi la matière de la tragédie : [Tragedia] Facta ducum memorat, generosaque nomina Regum, Quum terit eversas alta ruina domos 17. appartenant à une réseau d’éléments indiquant le caractère excessif de l’amour paternel de Tancrède, suggère une motivation inconsciente du prince, n’est pas traduite. 16. Bruni connaissait bien ce personnage, puisqu’en 1405-1406, il avait cité ses mots dans la Laudatio in funere Othonis adulescentuli (C. Vasoli, dans Dizionario Biografico degli Italiani, ouvr. cité, vol. XIV, 1972, ad vocem « Bruni, Leonardo »). 17. « La tragédie […] éternise les exploits des capitaines et les nobles noms des rois, alors que la ruine fait écrouler et détruit leurs maisons. » (La citation latine et la traduction française sont issues de M. Pastore Stocchi, « Un chapitre », art. cité, p. 26-27). R 34 Style, matière et morale tragiques

Et dans l’Evidentia tragediarum Senece : Tragedie cuiusque subiectum est eversi regni cuiuspiam sub deploratione descriptio […]. Testante Boetio: quid aliud tragediarum clamor deflet, nisi fortunam indiscreto ictu felicia regna vertentem 18? Ces définitions peuvent rendre compte du sujet de la nouvelle IV 1 : celle-ci raconte bien la chute d’une famille princière, puisque Tancredi, à cause de son amour excessif puis de sa colère aveugle, anéantit sa descendance. La nouvelle présente aussi un autre trait que plusieurs écrits médié- vaux prêtent à la tragédie — à savoir, son caractère horrifique : dans son épître I, Mussato affirme en effet que les tragédies renferment toutes sortes de cruautés (« species omnis crudelitatis habent 19 »). La tradition médié- vale qui, d’Isidore de Séville à Guillaume de Conches (1080 ca – 1150 ca) à Uguccione da (mort en 1210), ignorait l’œuvre dramatique de Sénèque, reconnaissait les gestes sanglants, les actions cruelles, telles que le meurtre des parents ou des enfants, comme le propre de la tragédie. Dans la Déc. IV 1, où Tancredi souille ses mains du sang des amants (§ 3), le caractère horrifique est lié au motif roman du cœur mangé. Au vrai, si la ruine des puissants et l’horrifique — ces deux éléments thématiques propres à la tragédie — sont bien présents dans la nouvelle du prince de Salerne, ils sont fonctions d’une certaine représentation de la passion amoureuse comme excès — représentation que l’on peut certai- nement rapporter à une ascendance tristanienne, comme c’est d’ailleurs le cas pour le motif du cœur mangé 20. Par ailleurs, la matière de cette nouvelle tragique est récente et fiction- nelle. C’est là un autre écart par rapport aux tragédies contemporaines, dont les sujets sont issus ou de la littérature antique (historiographie mais pas seulement 21), ou de l’histoire la plus récente (le modèle dominant est alors l’Ecerinis 22).

18. « Les tragédies, dont le sujet est la description, sous le mode de la déploration, de la destruction des royaumes […]. Comme l’écrit Boèce, que pleure la clameur de la tragédie si ce n’est la manière dont la fortune renverse la félicité des royaumes par un coup inattendu ? » La citation latine est tirée de M. Pastore Stocchi, « Un chapitre », art. cité, p. 30 ; c’est nous qui la traduisons. 19. Ibid., p. 27, n. 50. 20. M. Di Maio, Le Cœur mangé. Histoire d’un thème littéraire du Moyen Âge au xix e siècle, Paris, PUPS, 2005. 21. L’Achilles, la Progne et la Hiensal du Florentin Leonardo Dati, forment une tradition de tragédies huma- nistes de sujet antique (issu de l’Histoire de la destruction de Troie de Darès le Phrygien pour la première, des Métamorphoses d’Ovide pour la seconde, de La Guerre de Jugurtha de Salluste pour la dernière). 22. Cette tragédie humaniste, inspirée par la découverte des pièces de Sénèque par Lovato Lovati, évoque les actions sanglantes exercées à l’encontre de Padoue (cité-État jusqu’en 1318) par Ezzelino III da Romano, seigneur R 35 Pauline Pionchon

3. En ce qui concerne l’« esprit » ou l’« éclairage » tragique, comme on l’a vu, plusieurs auteurs médiévaux ont souligné le mouvement typique de la tragédie — de la prospérité à la destruction et au désespoir. C’est le cas de Guillaume de Conches et de Nicolas Trevet 23, qui ont également insisté sur la présence, au cœur de la tragédie, des notions de Fortune et de culpabilité. Selon M. Pastore Stocchi, Albertino Mussato, à la lumière des pièces de Sénèque, a cependant été le premier à mettre clairement ces notions en équation — une équation dont découle une morale tragique, formulée par Sénèque dans l’Hercule furieux (v. 385) et citée par Mussato dans un ouvrage historiographique, le De gestis Italicorum : « sequitur superbos ultor a tergo Deus 24 ». L’histoire de Tancredi se prête assez bien à être lue dans les termes de cette morale quelque peu lointaine de la tragédie, qui correspond, dans la pensée morale grecque, au châtiment de l’hybris 25 : la Fortune se fait némésis pour punir par la destruction celui qui désire plus que ce que le destin lui a attribué. L’interprétation globale pourrait alors être la suivante. À cause de son amour excessif pour Ghismonda, Tancredi désire plus que ce qui lui revient en tant que père — à savoir, garder sa fille auprès de lui et « pour » lui, en dépit du « destin matrimonial » auquel cette princesse est appelée. La colère qui l’aveugle, déchaînant un accès de cruauté, appelle ou implique sa propre punition — le suicide de Ghismonda, qui cor- de la Marche trévisane, entre 1236 et 1259 ; Mussato veut mettre en garde ses concitoyens contre la convoitise du seigneur de Vérone, Cangrande della Scala. La De Casu Caesenae et la tragoedia de Manzini traitent d’évé- nements historiques extrêmement récents par rapport à l’écriture. Le dialogue du notaire Lodovico Romani évoque le massacre — perpétré par les troupes de Giovanni Acuto (John Hawkwood) sur ordre du légat Robert de Genève (le futur antipape Clément VII) en 1377 — des habitants de Cesena, qui refusait d’être soumise aux États pontificaux. C’est également à chaud que Giovanni Manzini raconte des événements auxquels il avait lui-même participé : à savoir, l’expédition menée en 1387 par Gian Galeazzo Visconti et Francesco da Carrara l’Ancien contre Antonio Della Scala — la rédaction aurait débuté pendant la campagne. Le renversement de fortune, violent et subit, échu au seigneur de Vérone est le sujet de cette tragoedia dont l’existence nous est connue par une lettre adressée en février 1388 au dédicataire du texte, le patricien pisan Benedetto Gambacorta. 23. Voir Guillaume de Conches dans son commentaire sur la Consolation de la philosophie de Boèce : « [Tra- goedia] ostendit exempla quibus poterat perpendere mutabilitatem Fortune. […] est scriptum de magnis iniqui- tatibus a prosperitate incipiens et in adversitate desinens. » (La citation est tirée de H. A. Kelly, Ideas and Forms of Tragedy from Aristotle to the Middle Ages, Cambridge University Press, 1993, p. 69. Nous traduisons : « La tragédie présente des exemples qui permettent de juger de l’instabilité de la Fortune. […] C’est un écrit traitant des grandes iniquités, commençant dans la prospérité et finissant dans l’adversité. ») On peut citer aussi Nicolas Trevet, qui dans son commentaire sur le même texte, décrit la tragédie comme « carmen de magnis criminibus vel iniquitatibus a prosperitate incipiens et in adversitatem terminans ». (La citations est tirée du même ouvrage, p. 128. Nous traduisons : « [La tragédie] est un chant traitant des grands crimes et des grandes iniquités, com- mençant dans la prospérité et finissant dans l’adversité. ») 24. « […] un dieu vengeur marche derrière des superbes ». Nous citons l’édition suivante : Sénèque, Tragédies, t. I, texte et traduction de F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 1996. 25. Cette notion grecque correspond à « [t]out ce qui dépasse la mesure, excès d’orgueil ; ex. l’acte de Prométhée dérobant le feu aux dieux » (L.-M. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1980, ad vocem « hybris »). R 36 Style, matière et morale tragiques respond de surcroît (mais ni Boccace ni Bruni n’insiste sur cet aspect) à l’extinction violente de la lignée. L’enchaînement des récits dans le diptyque de nouvelles fait succéder à cette morale tragique une morale de l’action vertueuse. La nouvelle en langue vulgaire raconte l’histoire de la guérison d’Antiochos. Le fils du souverain Séleukos Ier s’éprend de sa belle-mère et tombe malade. Prévenu par un médecin particulièrement habile de l’origine de cette maladie, Séleukos cédera son épouse à son propre fils, car il comprend que c’est là le seul remède pour le sauver. La morale de l’action vertueuse que ce récit illustre exclut la transcen- dance représentée par la notion de Fortune ou de némésis. Un tel ensei- gnement moral semble bien correspondre à la pensée brunienne : à la même époque, Bruni affirme en effet dans la préface desCommentaria rerum graecorum (1439) que la ruine des cités prospères est imputable aux erreurs de leurs dirigeants bien plus qu’à la Fortune — aussi l’action des gouvernants doit-elle être nourrie de connaissances historiques 26. Cette morale politique, qui vise une éducation du citoyen, et qui constitue aussi une vision de l’Histoire, exalte la portée de l’action et de la responsabilité humaines — tout comme, dans un autre domaine et un autre genre, le diptyque de nouvelles. Celui-ci apporte une correction stylistique, mais aussi un dépassement idéologique de la Déc. IV 1. À l’intérieur même de la nouvelle de Séleukos, dans le passage du pre- mier au second moment, une morale de l’action vient se substituer à l’ex- périence de la passion. Le Seleuco se présente comme un dépassement de la tradition de la littérature de amore, dont le second moment offre une sorte de palinodie. Le récit met à distance le « roman d’amour » du pre- mier moment et relativise ses valeurs, dans un mouvement qui rappelle les nouvelles centrales de la dixième journée du Décaméron, « dans laquelle, sous le gouvernement de Panfilo, on devise de ceux qui ont agi en amour ou en autre matière avec libéralité ou magnificence ». On peut en effet rapprocher le don de Stratonice à Antiochos des gestes généreux des pro- tagonistes des nouvelles X 4-6. Gentile de’ Carisenti rend à son époux légitime la dame qu’il aime et sauve de la mort (X 4) ; Messer Ansaldo renonce à Madonna Dianora, dont il a contractuellement gagné la pos- session, lorsqu’il apprend que la dame est contrainte par son mari à tenir la parole qu’elle lui a imprudemment donnée (X 5) ; Charles d’Anjou se

26. J. Hankins, « Chrysoloras and the Greek Studies of Leonardo Bruni », dans R. Maisano et R. Rollo (dir.), Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente, Actes du colloque international de Naples (26-29 juin 1997), Naples, Istituto Universitario Orientale, 2002, p. 193. R 37 Pauline Pionchon libère de sa passion sénile pour une des jeunes filles de l’exilé Neri degli Uberti en la mariant, ainsi que sa sœur, à des chevaliers bien assortis à ces jeunes femmes (X 6). Chacun de ces personnages renonce à l’objet de son désir au nom de valeurs plus élevées. Et comme l’a observé M. Picone, chacun contribue ainsi à préserver l’institution sociale du mariage 27 — en donnant sa femme pour sauvegarder son fils, Séleucos préserve la famille, ce qui revient au même puisque la fin du mariage est la procréation. Le dénouement de la nouvelle exalte le bonheur et la satisfaction que le roi magnanime retire de son geste : […] E, ricevuta la sua Stratonica per moglie, [Antioco] visse con lei in sommo gaudio e letitia e di lei prestamente ebbe figliuoli. Il padre ancora, vedendo il figliuolo essere scampato di sì pericolosa infermità e, subsequentemente, vedendo i piccioli nipoti certis- sima successione della sua progenie, visse contentissimo e di bonissima voluntà, lodando ogni dì più il partito per lui preso e rendendo continue gratie al medico valente e saggio che con prudenissima sagacità partorito avea tanto fructifero effecto 28. Ce tableau de prospérité domestique marque un apaisement parfait des tensions. Le désir jusque-là destructeur est inscrit dans la logique com- munautaire de la construction de la cité. La nouvelle montre une ins- trumentalisation de l’eros à des fins domestiques et sociales. De menace avérée pour la société dans la Fabula Tancredi, l’eros, force potentiellement destructrice dans le premier moment du Seleuco, finit par y fructifier dans le cadre du mariage, où l’amour peut se réaliser « honnêtement » en acqué- rant une valeur pratique. Revenant à l’épilogue de la nouvelle, on s’étonne de constater, de la part d’un auteur dont l’intérêt pour la psyché des personnages est ailleurs manifeste, de l’effacement total des aspects psychologiques (la question des réticences des nouveaux époux n’est pas évoquée, la joie du père est sans nuances…) 29. Cette absence est proportionnelle au poids sur le récit

27. M. Picone, « L’exemplum sublime de Griselda », dans Id., Boccaccio e la codificazione della novella. Letture del Decameron, Ravenne, Longo, 2008, p. 340-344. 28. Seleuco 43-44 : « Et ayant reçu sa Stratonica comme femme, [Antiochos] vécut avec elle dans la plus grande joie et le plus grand bonheur, et très vite, il eut d’elle des enfants. En voyant que son fils avait échappé à une maladie si dangereuse, et aussi que ses petits-enfants assuraient sa descendance, le père vécut très heureux et en paix, en louant chaque jour la décision qu’il avait prise et en remerciant constamment le médecin, com- pétent et sage, dont le discernement et la sagacité avaient produit un résultat si fructueux. » 29. Sous ce rapport, l’Anonyme ne se situe ni dans la lignée d’Appien, qui fait allusion aux réticences du fils et de l’épouse (Histoire romaine, XI, Le Livre syriaque, texte traduction et notes de P. Goukowsky, Paris, Les Belles Lettres, 2007, LXI : « Séleucos, ravi, eut bien du mal à convaincre son fils, bien du mal à convaincre ensuite sa femme »), ni dans la lignée vernaculaire d’un Pétrarque. Dans le Triomphe de l’amour II v. 94-129, François soulignait au contraire avec délicatesse les nuances de la psychologie des personnages. Au sujet d’Antiochos, le poète dit « I’ vidi ir a man manca un fuor di strada, / a guisa di chi brami e trovi cosa / onde poi vergognoso e lieto vada » (v. 94-96 : « J’aperçus alors vers la gauche, en dehors du chemin, quelqu’un qui semblait avoir R 38 Style, matière et morale tragiques d’une idéologie sociale de la famille et de la paternité. Le Seleuco reflète en effet le contexte culturel de la promotion de la famille par l’humanisme civique dans les premières décennies du siècle : un pont idéal est créé entre la nouvelle et la vaste littérature de familia qui au xve siècle diffuse une nouvelle conception de la famille née surtout avec Coluccio Salutati (il s’agit des dialogues et traités sur la famille, le mariage, l’éducation des enfants, le parfait citoyen, sans compter les ricordanze, les polémiques autour du mariage ni ses divers éloges).

Notre étude montre que dans la traduction de Boccace par Bruni se définit un nouveau style narratif tragique — latin, riche des réminiscences de textes dramatiques et narratifs ayant pour thème la passion mortifère. La matière de la nouvelle tragique présente des proximités thématiques avec les tragédies contemporaines et avec les conceptions médiévales de la tra- gédie : il s’agit de la ruine des puissants et du caratère horrifique, sanglant, monstrueux des actions racontées. Mais contrairement à celle des tragé- dies proprement dites, la représentation de la passion dans la nouvelle tra- gique a des modèles romans (tradition tristanienne). Pour l’auteur, cette représentation de la passion mortifère et cette morale tragique semblent devoir être dépassées, dans le cadre d’une littérature narrative empreinte des valeurs de l’humanisme civique, voulant servir à la société. Pour l’au- teur du diptyque, le tragique de la Déc. IV 1 constitue à la fois un objet poétique et une perspective appelée à être corrigée à l’aune d’un projet de société. En contrepoint de cette réflexion sur le tragique, évoquons brièvement la question du comique. De quelle notion de comédie peut-on rapprocher la seconde nouvelle ? Le Seleuco ne saurait bien entendu être assimilé aux comédies antiques de Térence, bien connues déjà au Moyen Âge 30, et de Plaute, dont Nicolas

cherché et trouvé une solution dont il était à la fois honteux et satisfait ») et pareillement au sujet de Stratonice : « […] ch’ella stessa lieta e vergognosa / parea del cambio » (v. 99-100 : « […] celle-ci paraissait, comme lui, hon- teuse et satisfaite / de cet échange ». Nous citons Pétrarque, Canzones, Triomphes et Poésies diverses, introduc- tion et notes de F. Brisset, Paris, Perrin, 1903, p. 164). Cette veine psychologique et sentimentale nous semble d’ascendance dantesque : dans Pg. I v. 78-81, Dante évoque une histoire quelque peu semblable : à savoir, le don de Marcia à l’orateur Hortensius par Caton d’Utique ; il insiste sur les prières cordiales qu’à la mort d’Hor- tensius, Marcia aurait adressées à son mari bien aimé afin qu’il l’épouse à nouveau (la source est le livre II de la Pharsale de Lucain) : « son del cerchio ove son gli occhi casti / di Marzia tua, che’n vista ancor ti priega, / o santo petto, che per tua le tegni » (« je suis du cercle où sont les yeux chastes / de ta Martia, qui te regarde encore et te prie, / sainte poitrine, de la tenir pour tienne » : nous citons Dante, Divine Comédie, présentation, traduction et notes de J. Risset, Paris, Flammarion, 2005 [1992]). 30. A. Stäuble, La Commedia umanistica del Quattrocento, Florence, Istituto Nazionale di Studi sul Rinasci­ mento, 1968, p. 145-146. R 39 Pauline Pionchon de Cues redécouvrit douze pièces qui s’ajoutèrent dès 1424 au catalogue des comédies connues jusqu’alors 31. La nouvelle ne présente guère plus de proximités avec les comédies humanistes, parmi lesquelles la Poliscena, en prose, est attribuée à Leonardo Bruni (dernière décennie du xive ou première décennie du xve siècle). Du côté de la théorie des genres dramatiques, le commentaire des pièces de Térence attribué à Donat — une acquisition très récente de l’humanisme, puisqu’Aurispa l’exhuma en 1433 — propose une notion de comédie assez abstraite pour englober le Seleuco. Ce texte traite de la tra- gédie autant que de la comédie. Pour son auteur, Homère est le fondateur de la tragédie, avec l’Iliade, et de la comédie, avec l’Odyssée. Il est très peu question de l’effet comique : la vis comica est tout à fait secondaire. « Au moins dans la théorie, l’atmosphère sérieuse de la tragédie triomphe sur la disposition frivole de la comédie », écrit H. A. Kelly 32. La comédie est envisagée, de façon tout à fait formelle et abstraite, comme le contrepoint de la tragédie, dont elle possède la gravité. Il n’y a guère que de ce point de vue « géométrique » et schématique que l’on puisse, dans le contrechamp de la Fabula Tancredi, envisager le Seleuco comme nouvelle comique. Une exception tout de même : une ressemblance existe entre les ruses du médecin Filippo et des serviteurs des comédies antiques et humanis- tiques, qui par leurs stratagèmes favorisent les amours des jeunes maîtres. L’intervention du médecin n’est d’ailleurs pas du tout un moment secon- daire du récit : il en représente au contraire un attrait — a fortiori dans le contexte du goût humaniste pour l’habileté rhétorique, qui se manifeste dans les traductions décaméroniennes des humanistes. Tout comme les serviteurs rusés de la comédie classique et humaniste, le médecin, sujet au service de son souverain, tient les fils de l’action et dirige les événements grâce à son astuce. Le personnage-type de la comédie, écrit A. Stäuble, « favoris[e] les aventures amoureuses de son maître et obt[ient] pour lui- même des avantages concrets 33 » : l’homologie structurelle avec le rôle tenu par Erasistratos / Filippo est manifeste. Il est évident aussi que dans le Seleuco, tout se joue sur un plan plus « haut », qui exclut l’effet comique et sur lequel les personnages tendent à coïncider avec leurs actes exem- plaires, incarnant des idéaux de comportement.

31. Ibid., p. 145-147. 32. « In theory at least, the serious atmosphere of tragedy won out over the frivolous setting of comedy. » (H. A. Kelly, Ideas and Forms of Tragedy, ouvr. cité, p. 14.) 33. A. Stäuble, La Commedia, ouvr. cité, p. 175. R 40 Style, matière et morale tragiques

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Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans quelques tragédies de la première modernité

Enrica Zanin Université de Strasbourg

Une « tragédie » est, dans l’esprit des contemporains, une histoire qui finit mal, et tout événement est qualifié de « tragique » quand il se solde par le malheur et l’infortune. Or, la fin malheureuse n’est pas le trait qui définit la tragédie grecque : nombre des tragédies d’Euripide ont une fin heu- reuse et Aristote définit le genre, dans la Poétique, comme « la représen- tation d’une action noble 1 » et non comme une action malheureuse. Les Modernes italiens qui, les premiers, traduisent et commentent la Poétique et qui composent des tragédies reprennent en apparence les catégories d’Aristote, mais écrivent des pièces à l’issue funeste. La fin malheureuse devient le trait qui définit la tragédie moderne, alors que la tragédie an- tique ne se fondait pas sur ce critère. Comment expliquer la nouvelle signification qu’acquiert la « tragédie » et l’issue « tragique » ? Par l’analyse des traités et des premières tragédies je chercherai à répondre à cette ques- tion, pour comprendre comment notre compréhension du « tragique » est issue des débats et des choix des premiers dramaturges modernes.

Le dénouement malheureux devient un trait de la définition du genre

Le dénouement malheureux n’est pas le trait qui définit la tragédie antique. Non seulement il est probable que nombre de tragédies grecques avaient

1. Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, chap. 6, p. 53. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 45-59. 45 Enrica Zanin une fin heureuse 2, mais la définition qu’en donne Aristote dans la Poétique n’est pas centrée sur le sujet et sur l’issue de l’intrigue, mais plutôt sur sa forme — il s’agit de l’« imitation » (mimesis) d’une « action » (praxêos) — et sur son style qui doit être « noble » (spoudaias). La fin de la tragédie peut être heureuse ou malheureuse 3, et de préférence malheureuse 4, car elle s’avère ainsi plus efficace et plus apte à susciter les passions tragiques. Mais la fin heureuse est toujours possible, même, l’intrigue qu’Aristote juge la plus efficace a une fin heureuse : c’est le cas où le héros est sur le point de tuer, reconnaît et ne tue pas 5. Les premiers traducteurs modernes de la Poétique traduisent et com- mentent la définition d’Aristote, mais infléchissent leur glose pour affir- mer que la fin malheureuse est préférable 6, voire obligatoire. Maggi, dans son commentaire de 1550, affirme que le renversement de fortune, dans la tragédie, doit obligatoirement se faire du bonheur vers le malheur 7. Rossi, dans son discours de 1590, affirme également que l’« exode » de toute tragédie bien constituée doit se faire « par une extrême misère » 8, et Piccolomini, dans son commentaire de 1572, affirme qu’Aristote préconise sans doute, pour la tragédie, le dénouement malheureux 9. Dans les com- mentaires donc, le dénouement malheureux n’entre pas dans la définition de la tragédie, mais est généralement considéré comme un trait spécifique de la forme tragique. En revanche, dans les traités de poétique, le dénouement malheureux est souvent considéré comme l’élément qui définit le genre.Viperano,

2. W. Marx, Le Tombeau d’Œdipe, pour une tragedie sans tragique, Paris, Les Editions de Minuit, 2012, p. 64-83. 3. La longueur de la tragédie est définie par « l’étende qui permet le renversement du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur par une série d’événements enchaînés » (Aristote, Poétique, ouvr. cité, chap. 7, p. 61). 4. « Pour être réussie, il faut donc que […] le passage se fasse non du malheur au bonheur, mais au contraire du bonheur au malheur » (Aristote, Poétique, ouvr. cité, chap. 13, p. 78-79). 5. Aristote, Poétique, ouvr. cité, chap. 14, p. 83. 6. C’est notamment la position de Segni : « Migliore è quello che passa da felicità in miseria, per questa ragione cioè, perché gli affetti del terribile e del compassionevole più n’appariscono » (B. Segni, Rettorica e Poetica d’Aristotile, Venise, 1551 [1549], fol. 181v.). 7. « Ex miseria ad felicitatem mutatio non sit, sed contra ex felicitate ad miseriam », « Que la mutation de fortune ne soit pas de la misère au bonheur, mais au contraire du bonheur à la misère » (V. Maggi, In Aristoteles librum de poetica communes explanationes, Venise, officina erasmiana vincentii, 1550, p. 155). 8. « Lo essodo è la conclusione della tragedia, cioè quella parte in cui finisce la tragedia con la tramutazione dalla felice fortuna alla estrema miseria, come dicemmo che deono terminare le ben costituite tragedie. » (N. Rossi, Discorsi intorno alla tragedia, dans Trattati di poetica e di retorica del ’500, éd. B. Weinberg, vol. 4, Bari, Laterza, 1974 [1590], p. 113.) 9. « Aristotele senz’alcun dubbio in più luoghi si lascia chiaramente intender essere più tragica la tragedia che finisce in misero, che quella che termina in lieto stato per esser più atta a far il proprio ufficio di eccitar timore e compassione. » (A. Piccolomini, Annotazioni nel libro della Poetica di Aristotele, Venise, Guarisco, 1575 [1572], p. 215.) R 46 Pourquoi la tragédie finit mal ? dans son de Poetica, publié en 1579, décrit ainsi la tragédie : « tragedia est poesis virorum illustrium per agentes personas exprimens calamitates: illa proprietate a comoedia, hac ab epopeia distinguitur 10 ». Viperano reprend en apparence la définition d’Aristote : la poésie représente des « person- nages en action » et est une « poésie d’hommes illustres », mais ces person- nages en action doivent exprimer des « calamités ». La tragédie doit donc avoir un sujet malheureux et c’est ce sujet « calamiteux » qui la distingue de la comédie. Jason Denores, dans son Discorso de 1586, non seulement affirme que la fin malheureuse est le trait qui définit la tragédie, mais il en explique les raisons : les poètes représentent un héros puissant et heureux, pour montrer ensuite comment, en un rien de temps, il tombe dans un malheur imprévu — et la vue de ce malheur porte le public à réfléchir sur la fragilité des biens de ce monde 11. Les traités de poétique italiens, donc, affirment que le dénouement malheureux est un trait qui définit non seu- lement la forme de la tragédie, mais également son contenu et ses effets sur le public. On constate ainsi que les théoriciens italiens, en dépit de leur fidélité affichée au texte de la Poétique, s’en écartent quand il s’agit de définir la tragédie. Pour les Modernes, la tragédie n’est pas seulement définie par son style et sa forme, mais également par son thème et son issue : la tra- gédie moderne doit représenter des calamités et s’achever par le malheur du héros. Si, pour les Italiens, la fin malheureuse devient un trait de la défini- tion de la tragédie, dans les autres traditions tragiques la fin malheureuse est d’emblée considérée comme l’élément distinctif du genre. Les princi- paux théoriciens espagnols de la tragédie — et notamment Pinciano 12 et Carvallo 13 — affirment que la tragédie se définit par sa fin malheureuse

10. « La tragédie est un poème d’hommes illustres qui exprime des malheurs par des personnages en action : la première propriété la différencie de la comédie, la deuxième de l’épopée » (A. Viperano, De Poetica libri tres, Anvers, C. Plantin, 1579, p. 94). 11. « La maraviglia della tragedia, a cui abbiamo attribuito la imitazion delle persone illustri tra buone e cattive, per lo contrario, consiste in questo altro, che essendo qualche potente uomo in una somma felicità non pare per la sua gran potenza e signoria che possa mai trabocar in miseria, nondimeno, i poeti, avendo la mira alle cose predette, tessono con le loro prudentissime favole la tragedia in tal guisa che, quantunque nel principio egli sia in una supprema contentezza e prosperità, all’ultimo, nondimeno, cade in molte disaventure. » (J. Denores, Discorso, in Trattati di poetica e di retorica del ’500, éd. B. Weinberg, vol. 3, Bari, Laterza, 1972 [1586], p. 379-380.) 12. « La tragedia tiene tristes y lamentables fines; la comedia no; […] en la tragedia quietos principios y torbados fines; la comedia el contrario; […] en la tragedia se enseña la vida que se debe huir, y en la comedia, la que se deve sehuir » (A. López Pinciano, Philosophía Antigua poética, dans Obras completas, vol. 1, éd. J. Rico Verdú, Madrid, Castro, 1998 [1596], p. 382-283). 13. « La tragedia resta ahora que digamos, la cual en su disposición y forma no se diferencia de la comedia, porque de las mismas partes consta. Pero la materia es diferente, porque acaba en cosas tristes y lamentables habiendo al principio comenzado en cosas alegres y suaves, y de ordinario es de personas heroicas y famosas, abatidas por la R 47 Enrica Zanin et par son sujet funeste et que c’est cela qui la distingue de la comédie. Enfin, les théoriciens français, alors qu’ils prétendent citer textuellement Aristote, font de la fin malheureuse le trait définitoire du genre. C’est le cas notamment de La Mesnardière, dans sa Poétique de 1640 : Commençons par la Tragédie, et disons avec Aristote accommodé à notre usage, que c’est la représentation sérieuse et magnifique de quelque action funeste, complette, de grande importance, et de raisonnable grandeur, non pas par le simple discours, mais par l’imitation réelle des malheurs, et des souffrances, qui produit par elle-mesme la Terreur et la Pitié, et qui sert à modérer ces deux mouvemens de l’Ame 14. En marge, il précise le sujet et la source du paragraphe : « Définition de la Tragédie. Aristotel. l. Poëtices ». D’une part, donc, La Mesnardière indique qu’il puise sa définition chez Aristote et il présente toutes les marques d’un sage commentateur : il met sa citation en italique, il men- tionne ses sources dans le texte et dans les marges. Mais en réalité, il altère la définition d’Aristote : la tragédie, dans la Poétique, est « la représenta- tion d’une action noble » et non pas la représentation noble « de quelque action funeste ». La Mesnardière explique sa manipulation : la défini- tion d’Aristote ne rend pas compte de la « tragédie d’aujourd’hui » (ibid.). Les usages ont donc changés et la tragédie doit avoir une fin malheureuse pour être véritablement tragique. C’est ce qu’il apparaît du moins sur la scène italienne où le succès de l’Orbecche, qui traite de « lacrime, sospiri, angoscie, affanni e crude morti 15 » et qui a un « doglioso fine 16 », influence grandement la production ultérieure et fait de la représentation de l’hor- reur un trait distinctif du genre. Les rares doctes qui protestent contre cette évolution poétique, en rappelant les propos d’Aristote 17, doivent se résigner à voir composer et jouer des tragédies au dénouement funeste.

fortuna, como de so difinición consta, que es ésta: tragedia est heroicæ fortunæ [in adversis] comprehensio. » (L. A. de Carvallo, Cisne de Apolo, éd. A. Porqueras Mayo, Kassel, Reichenberger, 1997 [1602], p. 269.) 14. J. de La Mesnardière, La Poétique, Genève, Slatkine reprints, 1972, p. 8. 15. G. B. Giraldi Cinzio, Orbecche, « Prologo », dans Il teatro italiano II, la tragedia del Cinquecento, éd. M. Ariani, Turin, Einaudi, 1977, p. 85. 16. Ibid., « La tragedia a chi legge », p. 179. 17. C’est le cas notamment en Espagne de Francisco Fernández de Cordóva : « Differentia certe Tragoediæ, et Comoediæ in actione consistet, quæ in altera est illustris, et illustrium personarum terrorem continens, ac mise- ricordiam: in altera vero humilis, humiliorum, et ridicula, seu turpis, et non in exitu foelici, aut infoelici, hilari, aut moesto, cuius certe in definitionibus nullam fecit mentionem Aristoteles » (F. F. de Cordóva, Didascalia mul- tiplex, Lyon, Horace Cardon, 1615, p. 225) ; et en France de l’abbé d’Aubignac : « Plusieurs se sont imaginé que le mot de Tragique ne signifiait jamais qu’une aventure funeste et sanglante ; et qu’un Poème Dramatique ne pouvait être nommé Tragédie, si la Catastrophe ne contenait la mort ou l’infortune des principaux person- nages : mais c’est à tort […] Une Pièce de Théâtre porte ce nom de Tragédie seulement en considération des Incidents et des personnes dont elle représente la vie, et non pas à raison de la Catastrophe. » (Abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, éd. H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 211.) R 48 Pourquoi la tragédie finit mal ?

Pourquoi donc, en dépit des propos d’Aristote, le dénouement mal- heureux devient le trait distinctif de la tragédie moderne ? L’importance accrue d’un élément secondaire de la poétique tragique manifeste la pré- sence d’un tradition, voire d’une « pensée du tragique » qui influence les théoriciens modernes bien plus profondément que l’auctoritas aristotéli- cienne et les modèles grecs. Il s’agira de reconstituer cette tradition tra- gique qui s’est développée à une époque — la fin du Moyen Âge — où la tragédie était méconnue.

Aux origines du « tragique » moderne

L’importance accrue de la fin malheureuse, chez les tragiques modernes, manifeste l’existence d’une tradition et d’un imaginaire qui précède la redécouverte de la Poétique et de la tragédie grecque. Cet imaginaire « tra- gique » naît donc sans tragédie, c’est-à-dire à une époque où les tragédies grecques et latines n’étaient connues que sous la forme de fragments et où leur nature proprement « théâtrale » étaient méconnue. En effet, dès le deuxième siècle les tragédies ne sont plus jouées mais déclamées, et bientôt les tragédies de Sénèque ne sont plus connues que sous la forme de sen- tences, recensées en recueil. Or, c’est justement dans ce contexte que se développe une réflexion pour définir la tragédie et ses modalités. À la fin du quatrième siècle, deux grammairiens latins, Diomède et Évanthius, donnent deux définitions analogues de la tragédie et de la co- médie qui vont fonder la conception médiévale du genre. Pour Diomède, la tragédie est « heroicæ fortunæ in adversis comprehensio 18 », c’est-à-dire, « la saisie d’un sort héroïque dans des circonstances adverses ». Pour Évanthius, la tragédie se distingue de la comédie, car si cette dernière à une fin heu- reuse, la tragédie a un « exitus funest[us] 19 ». Ces deux petits traités sont à la base de l’enseignement des clercs : le texte de Diomède est essentiel aux études de grammaire, le texte d’Évanthius se trouve à la tête des commen- taires de Donat au théâtre de Térence et constitue également une référence pour l’apprentissage du latin. Les propos de Diomède et d’Évanthius ont le mérite de ne pas définir la tragédie en fonction de son « style » mais bien par son thème, son sujet et sa structure, d’après une démarche qui est plus familière aux doctes médiévaux. De plus, à une époque où la nature proprement dramatique de la tragédie est tombée dans l’oubli, une telle

18. Diomède, Ars grammatica, dans Grammatici Latini, vol. 1, éd. H. Kiel, Lipse, 1857, p. 487. 19. Évanthius, De Fabula, éd. G. Cupaiolo, Naples, Società editrice napoletana, 1979, p. 146-147. R 49 Enrica Zanin définition permet de la distinguer de l’épopée. Comme l’épopée, en effet, la tragédie se définit par son style élevé, mais sa nature scénique l’écarte du genre épique. Si cet écart disparaît, le critère du sujet, du thème et de la structure peut bien permettre aux doctes de séparer les deux genres. Les propos de Diomède et d’Évanthius simplifient et concentrent la définition de la tragédie autour de quelques traits : sa fin malheureuse, son sujet sanglant, sa distance de la comédie. Cette définition simplifiée circule au Moyen Âge au point que Jean de Garlande, professeur de gram- maire à l’université de Paris dans la première moitié du xiiie siècle, définit la tragédie ainsi : « Tragedie proprietates sunt tales: gravi stilo describitur; pudibunda proferuntur et scelerata; incipit a gaudio et in lacrimas termi- natur 20. » Le genre ne se définit pas par son caractère dramatique, mais plutôt par son style (« gravis ») par son thème (actions honteuses et crimi- nelles) et par sa structure : elle commence dans la joie et se termine dans les larmes. Jean de Garlande donne ensuite deux exemples de tragédies : la seule véritable tragédie de l’Antiquité, dit-il, est celle d’Ovide qui a été perdue 21. Une deuxième tragédie est celle qu’il a lui-même composée. Et Jean de Garlande de citer un poème d’environ deux cents hexamètres dactyliques qui raconte une histoire de rivalité amoureuse : dans un châ- teau assiégé, deux femmes s’occupent de l’entretien des soldats. Mais l’une séduit l’amant de l’autre en suscitant sa jalousie. Quand la femme trompée surprend les amants, elle les tue et laisse ensuite entrer l’ennemi dans le château pour dissimuler son crime. Dans la débâcle qui suit, son propre frère est tué : la femme, aveuglée par la passion, a préféré perdre les siens plutôt que de céder son amant 22. La tragédie, donc, au xiiie siècle, est un poème, qui traite de faits sanglants, a une fin malheureuse et sert l’exem- plarité : le public est appelé à ne pas se laisser entraîner par la passion, pour ne pas causer sa propre perte et celle des siens. Cette vision de la tragédie persiste à l’époque moderne et il est facile de relever désormais que les théoriciens citent plus ou moins littéralement Diomède et Évanthius dans leurs définitions.Toscanella, dans son traité de 1613, définit la tragédie comme : « un abbracciamento della condizione eroica in stato di aventura » et précise que son sujet est constitués de « dolori,

20. « Voici les propriétés de la tragédie : elle est écrite dans un style grave, elle traite d’actions honteuses ou criminelles, elle commence dans la joie et s’achève dans les larmes. » (J. de Garlande, Parisiana Poetria, éd. T. Lawler, New Haven et Londres, Yale UP, 1974, p. 136.) 21. Il a peut-être eu connaissance de la Médée d’Ovide, et il considère qu’il s’agit de la seule tragédie de l’Antiquité. 22. J. de Garlande, Parisiana Poetria, ouvr. cité, p. 136 et suiv. R 50 Pourquoi la tragédie finit mal ? le lacrime, l’odio, gli ammazzamenti » 23. Il reprend ainsi (presque 24) mot pour mot la définition de Diomède. Viperano, dans le passage que nous avons cité plus haut, définit la tragédie par rapport à la comédie, en re- prenant le procédé utilisé par Évanthius 25. Enfin Rossi, quand il affirme que la tragédie bien constituée doit se terminer dans le malheur, cite sa source 26 : c’est Diomède qui décrit ainsi ce qu’il appelle « catastrophe » et qui coïncide avec ce qu’Aristote appelle « exode » 27. Les théorisations médiévales, donc, résistent à l’époque moderne et affectent les réflexions des doctes et des premiers dramaturges. Si ces théorisations plus faibles ont un impact si important à l’époque moderne, au point d’associer à jamais tragique et fin malheureuse, c’est qu’elles impliquent un imaginaire générique qui dépasse le simple contexte poétique pour envahir la réflexion philosophique et morale. C’est ainsi qu’Augustin traite de la tragédie pour en déplorer les effets 28, et que Lac- tance ajoute que la tragédie a pour sujet des crimes dont on ne saurait tirer aucun enseignement moral 29. Isidore de Séville donne dans ses Étymologies une définition de la tragédie qui rappelle l’ars grammatica de Diomède : « tragicorum argumenta ex rebus luctuosis sunt; comicorum ex rebus lætis 30 ». Les pères de l’Église et les lexicographes s’emparent ainsi de la tragédie et la considèrent comme un genre dont le sujet est malheureux. Puisque la réflexion sur le tragique se fait dans l’ignorance de la tra- gédie, elle assume rapidement une signification plus abstraite, métapho- rique, qui autorise l’emploi du terme dans d’autres contextes et dans d’autres acceptions. Jean de Salisbury, au xiie siècle, reprend à Pétrone l’idée que la vie humaine est comparable à une scène, mais il affirme qu’elle est davantage une tragédie qu’une comédie, parce que la fin en est malheureuse, ses douceurs deviennent amères, et le deuil succède à la

23. O. Toscanella, Precetti necessarii…, Venise, Ludovico Avanzo, 1613, p. 59. 24. Sa définition est probablement extraite d’une version corrompue du texte de Diomède : l’auteur a pro- bablement confondu « adversa » avec « adventus » et, au prix d’un barbarisme, il a compris la tragédie comme « l’embrassement de la condition héroïque en état d’aventure ». Mais si sa définition n’envisage pas la fin mal- heureuse, l’auteur y remédie en faisant suivre une liste impressionnante de malheurs. 25. La distinction entre comédie et tragédie apparaît, de fait, à la fois chez Diomède et chez Évanthius : les deux auteurs comparent le sujet, les personnages et la structure de tragédie et comédie. 26. N. Rossi, Discorsi intorno alla tragedia, dans Trattati di poetica e di retorica del ’500, ouvr. cité, p. 113. 27. Il est intéressant de relever à ce sujet que la définition que Rossi attribue à Diomède est de fait issue d’Évanthius (qui qualifie de « catastrophe » la dernière partie de la tragédie, cf. De Fabula, ouvr. cité, p. 148). Cette confusion est symptomatique de l’assimilation théorique dont jouissent les deux grammairiens. 28. Augustin, Confessions, livre III, chap. 2. 29. Lactance, Divinæ Institutiones, livre XI, chap. 20. 30. « Les sujets des poètes tragiques sont tirés de choses malheureuses ; ceux des poètes comiques des choses heureuses » (Isidore de Séville, Étymologies, livre VIII, chap. 7, 6, éd. Lindsay, Oxford, Oxford UP, 1991, t. 1. Cf. livre 18, 45 où est donné une définition des comedi, des tragedi, du théâtre et de la scène. R 51 Enrica Zanin joie 31. Le terme tragédie reçoit ici un emploi métaphorique, à partir de la topique ancienne du théâtre du monde 32. La vie est comparée à une tragédie, car elle a une fin malheureuse, mais inversement, toute histoire à fin malheureuse prend, dès le Moyen Âge, le nom de tragédie. Bernard de Cluny, dans son De Contemptu Mundi, un des textes les plus lus de l’époque, affirme que si, au paradis, il n’y a pas de « tragédie », il y en a, en revanche, en enfer 33. La tragédie prend ainsi un sens plus large, et permet d’évoquer les malheurs de la vie et les punitions du ciel. Non seulement la tragédie est définie par son sujet, mais tout sujet malheureux peut prendre le nom de tragédie et autoriser ainsi une réflexion sur le mal. La tragédie sort du domaine poétique pour se lier étroitement à la morale et marquer de manière dysphorique et péjorative le sujet qu’elle détermine. Un texte qui influence grandement l’imaginaire tragique de la fin du Moyen Âge est la Consolation de Philosophie de Boèce. Ce petit ouvrage, qui est au fondement de l’enseignement des clercs 34 et qui connaît une grande circulation aux xiiie, xive et xve siècles, campe la figure de l’auteur, innocent et condamné à mourir par les vœux de Théodoric. Le narra- teur-personnage accuse la Fortune d’être la cause de ses malheurs, mais Philosophie intervient pour consoler le poète, par des arguments de tra- dition néo-platonicienne et stoïcienne, et lui montrer que l’empire de Fortune ne concerne que les biens passagers, et que pour être heureux il est nécessaire de s’attacher aux biens qui ne passent pas. C’est à ce moment que Philosophie propose une définition de la tragédie qui vient rendre compte de l’état de Boèce : « Quid tragoediarum clamor aliud deflet nisi indiscreto ictu fortunam felicia regna vertentem 35? » Philosophie définit ainsi l’imaginaire éthique de la tragédie : il s’agit d’une lamentation sur le hasard, l’accident, l’imprévu qui accable le héros et qui renverse sa fortune. Dès

31. « In eoque vita hominum tragedie quam comedie videtur esse similior, quod omnium fere tristis est exitus, dum omnia mundi dulcia quantacumque fuerint amarescunt et extrema gaudii luctus occupat » (Jean de Salisbury, Policraticus, dans Patrologiæ latinæ, éd. Migne, Paris, vol. 199, cité dans H. A. Kelly, Ideas and Forms of Tragedy from Aristotle to the Middle Ages, Cambridge, Cambridge UP, 1993, p. 79). 32. Voir E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, A. Francke, 1948, trad. J. Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 235-244, et aussi G. Navaud, Persona : le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Genève, Droz, 2011. 33. « Illa tragedia durat in omnia secula, durat / Cum dolor ubera, tortio viscera, flamma cor urat » (Bernard de Cluny, De Contemptu mundi, éd. R. E. Pepin, East Lansing, Colleagues Press, 1991, livre I, v. 621-622, p. 48). 34. Enea Silvio Piccolomini conseille la lecture de Boèce, de Sénèque, de Pline et de Cicéron (cf. De Libero- rum Educatione, éd. C. W. Kellendorf, Cambridge [Mass.], Harvard UP, 2002 [1450], p. 258). Deux siècles plus tard, Huet ajoute à la liste Stace, Plutarque et d’autres, dans C. Volpilhac-Auger (éd.), La Collection ad usum Delphini, l’Antiquité au miroir du grand siècle, Grenoble, Ellug, 2000, p. 73. 35. Boèce, Consolatio Philosophiæ, éd. S. J. Tester, Harward, Loeb classical library, 1973, p. 182. « Et la cla- meur des tragédies, qu’est-ce d’autre qu’une lamentation sur la manière indistincte dont les coups de la fortune retournent la félicité d’un règne ? » (Trad. J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 43.) R 52 Pourquoi la tragédie finit mal ? lors, la figure de Boèce est indissolublement attachée au genre : le renver- sement inattendu et injuste qui a bouleversé sa fortune est proprement « tragique ». Les commentateurs ne cessent de gloser ce texte et de s’en servir pour définir la « tragédie 36 ». Quand à la fin du xiiie siècle les tragédies de Sénèque sont redécou- vertes, leur compréhension se fonde sur cet imaginaire tragique, alimenté par les propos des grammairiens latins, des lexicographes, des pères de l’Église, et par la figure et les écrits de Boèce sur la fortune. En effet, dans le notamentum à la tête du codex sénéquien que découvre Lovato Lovati à l’abbaye de Formosa on retrouve les définitions de la tragédie et des tra- gédiens données par Isidore 37. De même, quand Albertino Mussato, élève de Lovato Lovati, compose une « vie de Sénèque », il associe le tragédien à Boèce, et affirme que Sénèque a composé des tragédies telles que Boèce les a définie dans sa Consolation de Philosophie 38. Sénèque devient alors comme Boèce à la fois la source et la figure de toute tragédie. Les malheurs de Sénèque sous la tyrannie de Néron, tels qu’ils sont décrits dans l’Oc- tavie 39, sont rapprochés aux malheurs de Boèce condamné par Théodoric. Non seulement la figure de Sénèque devient l’incarnation d’un sort « tragique », mais ses pièces deviennent le modèle dramatique de poètes comme Albertino Mussato, qui compose en 1315 une « tragédie » destinée à un large succès. Son Ecerinis est un poème dialogué qui raconte la chute d’Ezzelino, le seigneur gibelin qui impose son pouvoir sur Vérone et en- suite sur Padoue, pour être enfin battu et mourir en 1259. L’intention de Mussato est à la fois poétique et politique : il souhaite écrire une tra- gédie moderne et montrer la pertinence des études métriques de Lovati et des siennes propres ; il entend mettre en garde ses concitoyens contre

36. Guillaume de Conches écrit vers 1125 dans son commentaire à la Consolation de Philosophie : « Quid tragediarum, etc., dans ce type de poème tu peux examiner les chutes misérables des rois et des gens âgées causées par coups aveugles de la fortune, qui ont donc lieu à l’improviste, car on ne connaît ni le jour ni l’heure des misères. » (Texte long de sa Glose super librum Boecii de Consolacione, livre II, 2, manuscrit de la British Library, fol. 39v., cité par H. A. Kelly, ouvr. cité, p. 70.) 37. « Tragoedi sunt qui antiqua gesta atque facinora sceleratorum regum, luctuoso carmine, spectante populo, concinebant. » Traduction : « Les auteurs tragiques sont ceux qui évoquaient les histoires et les forfaits des rois criminels par un chant de douleur devant le peuple. » (Codex Laurentianus 37, 13, c.1r, reporté dans Manlio Pastore Stocchi, « Seneca poeta tragicus », dans Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, CNRS, 1964, p. 20). Est ici reprise la définition que donne Isidore des « tragedi » (des tragédiens), voir Isidore de Séville, Étymologies, ouvr. cité, t. 2, p. 296. 38. « Sumpsit itaque tragedum stilum, poetice artis supremum apicem et grandiloquum, regum ducumque emi- nentiis atque ruinis et exitiis congruentem, juxta illud de Consolatione Boetii », « [Sénèque] a pris le style tra- gique, le sommet grandiloquent de l’art poétique, qui convient à l’éminence de sujets comme les morts et les ruines des rois et des chefs, comme le dit Boèce dans sa Consolation » (Vita Senece, éd. Anastasios Megas, cité dans H. A. Kelly, ouvr. cité, p. 138). 39. L’ Octavie est une tragédie qui relate de la progressive transformation de Néron en tyran. Présente dans le codex etruscus retrouvé à Formosa, elle a été longtemps considérée comme de la main de Sénèque. R 53 Enrica Zanin le danger que constituent les ambitions d’expansion de Cangrande della Scala, seigneur de Vérone. La « tragédie » de Mussato rend compte de l’imaginaire tragique de la fin du Moyen Âge. Il s’agit d’un poème au style grave, qui reporte la chute funeste et inattendue d’un tyran et appelle l’auditeur à constater les hasards de fortune qui renversent les règnes et les dominations. Mussato lui-même, dans ses Epistolae Metricae, exprime sa conception de la tragédie : « La tragédie se réjouit d’adopter le ton le plus grave qui soit […]. Elle rappelle les exploits des héros, les noms des rois magnanimes quand la ruine renverse et détruit de fond en comble leur palais 40. » Le sujet et la fin malheureuse recommandés par Diomède et Évanthius, ainsi que le renversement de fortune préconisé par Boèce paraissent dans sa pièce. Des citations du Thieste, de l’Hercule furieux et de l’Octavie manifestent le souci de conformer cette tragédie « moderne » aux pièces de Sénèque 41. Enfin, la tragédie de Mussato campe des per- sonnages dont le sort malheureux rappelle celui des figures « tragiques » que sont Sénèque et Boèce. Padoue menacée par Ezzelino est à l’image de Boèce et de Sénèque menacés par l’empereur. Les réflexions du De Ira et de la Consolatio Philosophiæ servent implicitement à construire et à généraliser la figure du tyran : Ezzelino est un nouveau Néron et finit par incarner l’image du tyran maléfique, qui pourrait menacer à nouveau la ville de Padoue sous les traits de Cangrande della Scala. La réflexion morale rejoint l’admonition politique, par la référence aux autorités de l’Antiquité. La vie de Sénèque et celle de Boèce sont ici superposées, ainsi que leurs doctrines, pour poser le problème du mal : comment se fait-il que l’innocent soit malheureux et que le méchant triomphe ? Cette ques- tion est au centre de la tragédie moderne et semble trouver dans l’Ecerinis sa première formulation.

Tragédie moderne et « tragique » médiéval

L’ Ecerinis d’Albertino Mussato incarne donc l’imaginaire tragique qui s’est forgé tout au long du Moyen Âge, dans l’ignorance de la tradition grecque et dans la mécompréhension des tragédies de Sénèque, qui sont encore considérées comme des discours philosophiques et moraux — et non pas comme des textes dramatiques — par les humanistes de Padoue

40. A. Mussato, Epistolæ Metricæ, dans Ecerinis, éd. J.-F. Chevalier, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 32-33. 41. Au sujet de l’influence de Sénèque et de Boèce dans l’Ecerinis, voir S. Pittaluga, « Modelli classici e filo- logia nell’Ecerinis di Albertino Mussato », Studi Medievali, vol. 29, no 1, 1998, p. 267-276. R 54 Pourquoi la tragédie finit mal ? qui les étudient au début du xive siècle. Pourtant, si l’on prend le temps de confronter l’Ecerinis avec le modèle de la tragédie aristotélicienne en Italie, c’est-à-dire avec l’Orbecche, on relève la proximité évidente entre les deux « tragédies ». Certes, Giraldi connaissait la Poétique et les tragiques grecs 42. Mais sa tragédie de 1541 reste profondément marquée par l’imagi- naire tragique médiéval qui oriente sa conception et sa pratique du genre. On constate en effet que l’Orbecche, tout comme l’Ecerinis, est un texte conçu plus pour la déclamation que pour le jeu, en raison de ses longues tirades et de son argumentation politique 43. De même, l’Orbecche a un sujet et une fin malheureux : elle représente le sort funeste d’Orbecche, qui a épousé secrètement Oronte, contre l’avis de son père Sulmone. La pièce relate de la cruelle vengeance de ce dernier, qui torture et tue les fils et l’époux d’Orbecche, avant de lui offrir en hommage les membres meurtris des siens et subir la rage de sa fille. Orbecche tue violemment son propre père et se donne la mort à la fin de la pièce. L’intrigue, dans ce rapide résumé, laisse voir l’importance de la figure du tyran, incarné ici par Sulmone, nouvel Ezzelino, qui gouverne sa famille par la ruse (il fait semblant de céder aux supplications de sa fille 44), la violence et la ter- reur. De même, les références aux tragédies de Sénèque sont importantes : Giraldi cite abondamment le Thyeste et imite dans la péripétie le banquet anthropophage. Sulmone présente à sa fille, en guise de conciliation, un présent, mais ce présent dissimule les membres sanglants des enfants et du mari d’Orbecche. Enfin, si le malheur d’Orbecche semble le fait de la cruauté d’un tyran, il est expliqué par le chœur comme le fait de la fortune 45, qui renverse le sort du héros. Némésis et l’ombre protatique 46 soulignent la portée plus générale du malheur de l’héroïne qui n’est pas seulement le fait d’un acte individuel, mais plutôt l’expression de la ven- geance des générations et de la rétribution divine, qui punit par Orbecche la cruauté de son père et la perversion de sa mère 47. Cette évocation d’Orbecche confirme ce que laissaient entendre les trai- tés de poétique : le « tragique » moderne est moins influencé par la pra- tique et la théorie théâtrales antiques que par la tradition médiévale. Si

42. Voir l’épilogue de l’Orbecche, « La tragedia a chi legge », ouvr. cité, p. 179-184. 43. Voir par exemple le long dialogue entre le roi, Sulmone, et son conseiller Malecche (ibid., acte II, scène 2). 44. Sulmone dit vouloir « restringer l’ira e simolare » (II, 3), pour ne pas faire découvrir à Orbecche ses des- seins (ibid., p. 137). 45. « Ahi, fortuna aspra e ria! Ahi, sorte acerba », « Hélas, Fortune âpre et cruelle ! Hélas, sort amer » (ibid., p. 177). 46. Voir Orbecche, ouvr. cité, scènes I, 1 et I, 2. 47. Nemesi (I, 1) dit en effet : « Che per dare a lui [Sulmone] oggi e a la sua gente, / A cui passato è ‘l suo ostinato errore, / Il giusto guiderdon de le mal’opre » (ibid., p. 91). R 55 Enrica Zanin la tragédie est « une histoire qui finit mal », c’est essentiellement en raison de cette tradition qui a cristallisée un trait du genre tragique pour en faire un trait de sa définition. De plus, la tradition médiévale a associé la pra- tique du genre à un imaginaire poétique et philosophique. La tragédie n’est pas seulement une « histoire qui finit mal », mais elle rend compte du renversement subi et inattendu de la fortune du héros, qui questionne les raisons de son malheur, sans pouvoir trouver de réponse satisfaisante : le malheur tragique — comme dans le cas de Boèce et de Sénèque — est inexplicable et rend compte de l’impossibilité de comprendre la logique de l’histoire et de la providence, qui semble régie par la Fortune. Or, il est intéressant de relever que cet horizon moral et philosophique est encore l’horizon du « tragique » qui définit, aujourd’hui encore, moins un genre, que la nature inattendue et funeste d’un événement. La philo- sophie du tragique nous a habitués à considérer les pièces de l’Antiquité grecque comme la source de toute pensée du « tragique ». Nous avons pourtant cherché à montrer que la tragédie grecque est reçue dans l’Italie moderne à partir d’un imaginaire plus syncrétique qui persiste après la réception de la Poétique et qui affecte la pratique de la tragédie moderne. C’est ainsi que même la définition de Schlegel, qui cherche à rendre compte de la « tragédie » par delà les limites chronologiques et strictement géné- riques, semble encore affectée par l’imaginaire médiéval.Schlegel affirme en 1808 que la tragédie se réalise quand « ce désir d’infini qui habite au fond de notre âme se brise contre les bornes du fini où nous sommes emprisonnés 48 », quand on « évoque du tombeau les héros qui, par leur constance, ont triomphé de la fortune, ou ceux qui ont glorieusement succombé sous ses coups » (ibid.). La tragédie de Schlegel fait étrangement écho à la pensée médiévale et aux « coups de fortune qui renversement les royaumes » de la Consolation de Philosophie. C’est que la tradition du Moyen Âge a ouvert un espace « neutre » de réflexion sur le tragique, à mi-chemin entre la pensée païenne et la pensée chrétienne. C’est cet entre- deux syncrétique, à la fois stoïcien et néoplatonicien, à la fois ancien et contemporain, qui fonde le langage du genre moderne et l’horizon moral de la tragédie. Cet espace « neutre » permet à la tragédie moderne de poser la question de la légitimité politique — quel roi est-il juste ? — et la question du mal — pourquoi un juste, comme Sénèque ou Boèce, est-il opprimé par le tyran ? Ces questions n’animent pas seulement les pre-

48. A. W. Schleghel, Vorlesungen über dramatische Kunst und Litteratur, dans Sämmtliche Werke, vol. V, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1971, p. 40-41. Traduction française : Cours de littérature dramatique, par Mme Necker de Saussure, Genève, Slatkine reprints, 1971, p. 75. R 56 Pourquoi la tragédie finit mal ? mières tragédies italiennes, mais restent à l’horizon du genre classique en France et plus largement en Europe, à l’essor de la modernité. L’importance du dénouement malheureux, qui est devenu le trait dis- tinctif de la tragédie, manifeste la richesse et la complexité de l’imaginaire tragique, qui n’est pas confiné dans les bornes autorisées par la Poétique d’Aristote et par l’imitation des tragiques grecs. La tragédie moderne s’avère issue d’une tradition syncrétique qui étend, dès le Moyen Âge, le domaine et la pertinence de l’imaginaire tragique. Le « tragique » devient ainsi un mode pour penser l’imprévisible, l’inattendu, le retournement funeste et plus largement pour configurer la fragilité de notre recherche du bon- heur dans un monde soumis à l’accidentel et à la « fortune ». C’est ainsi que, pour définir un « tragique contemporain », un critique comme Terry Eagleton renvoie explicitement à la tragédie de la première modernité, qui par sa volonté de concilier le sens commun du terme (colporté par la tradition médiévale) et la réflexion des doctes, considère la tragédie moins comme un ensemble de règles que comme une expérience ou un événement « très très triste ». Et Eagleton de relever que cette définition — partielle, thématique, naïve — est la seule qui puisse fonder une réelle théorisation du tragique 49.

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49. « The truth is that no definition of tragedy more elaborate than “very sad” has ever worked. » (Terry Eagleton, Sweet Violence, the Idea of Tragic, Oxford, Blackwell, 2003, p. 3) R 57 Enrica Zanin

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R 59

Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia

Filippo Fonio Université Grenoble Alpes

«Le tragique met en scène des attractions irrésistibles, des chutes irrémédiables […].» Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Le Seuil, 1967, p. 15.

Introduzione. Presupposti teorici di un tragico agiografico

La tragedia agiografica barocca è un genere sostanzialmente poco valoriz- zato e studiato in Italia (e anche in Francia, fino ad anni molto recenti) 1. Se molto resta ancora da fare in questo specifico campo di ricerca, la mag- gior parte degli studiosi che vi si sono cimentati lo hanno trattato in parti- colare sui piani storico-letterario oppure socioculturale (la fenomenologia della festa barocca, ad esempio, e del suo pubblico, o la problematica della committenza degli spettacoli), o ancora, specie in questi ultimi anni, su quello performativo, proponendo disamine delle messinscene di singoli testi sulla base delle spesso scarne notizie rimasteci. Manca invece quasi del tutto un lavoro sugli aspetti specificamente religiosi e agiografici del teatro tragico barocco, in particolare per quanto riguarda le pièces di argo- mento post-testamentario. L’interrogarsi sul contenuto agiografico delle tragedie barocche è da ritenersi nondimeno studio fruttuoso, in quanto un approccio di questo tipo permette di allargare il discorso alle questioni di genere, dato che

1. Per i tre ambiti in questione, e per una panoramica d’insieme, rinvio rispettivamente a: Loukovitch (1977 [1933]), Lebègue (1929 e 1977-1978), Doglio e Chiabò (1995), Chiabò e Doglio (2001), Castellaneta e Minervini (2009), Biet e Fragonard (2009), Teulade (2012). R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 61-79. 61 Filippo Fonio

­l’esistenza stessa del teatro agiografico si presenta come una sorta di «caso- limite» che induce a rimettere in discussione una serie di costanti la cui individuazione porta a enucleare un’essenza — empirica — del tragico. Già Walter Benjamin, nella sua tesi sul dramma barocco tedesco, scritta nel 1925 e pubblicata nel 1928 (Benjamin, 1963 [1928]), aveva intuito come il teatro di questo periodo, e in particolare la tragedia, avessero indotto tanto l’autore, quanto il teorico del teatro e il critico (forse anche lo spet- tatore) a un ripensamento categoriale, sotto l’aspetto, in particolare, di un allargamento del campo del «rappresentabile» 2. La novità della tragedia agiografica barocca consiste proprio nel fatto che questo «caso-limite», l’agiografico, quindi un contenuto, una materia, ma al contempo un’«idea» secondo l’interpretazione proposta da Benjamin, si innesta qui con una forma, quella della tragedia (tendenzialmente) rego- lare (cfr. Frare, 1998, p. 63). Tale componente agiografica, peraltro e per ovvie ragioni già molto presente nella letteratura italiana teatrale dei secoli precedenti, dalle laude drammatiche delle confraternite al profluvio di sacre rappresentazioni (D’Ancona, 1891; Toschi, 1955), in periodo post-­ tridentino si afferma poi in maniera particolarmente interessante, impo- nendo all’attenzione del critico, come del regista e del pubblico, di allora come di oggi, una complessificazione morfologica che, da soltanto gene- rica, deve farsi anche, e soprattutto, genetica, come suggerisce Benjamin sulla scorta di Croce (Benjamin, 1963 [1928], p. 27). Partendo delle riflessioni di Benjamin, Giorgio Agamben, nel saggio liminale al volume Categorie italiane (Agamben, 1996), individua nella periodizzazione letteraria — specificamente in Italia in questo caso, ma il discorso può essere esteso per lo meno alla Francia — una riscoperta del tragico a partire dall’età moderna (come cifra, anzitutto, prima che come forma), mutuata dalla presa di coscienza della tragicità della storia. Agamben riconosce infatti, a partire dall’Ecerinis di Mussato, un’inver- sione di quella tendenza antitragica che prevale nella letteratura italiana a partire da Dante. Ora, nel Seicento questa cifra tragica, così come la forma che cano- nicamente si confà alla cifra tragica, cioè quella della tragedia regolare e «senechiana», sono giunte a un tale grado di sviluppo e di codificazione che è possibile riconoscerne dei sottogeneri, delle partizioni specifiche. Ed è a questo punto della storia letteraria italiana che parlare di tragedia agio- grafica assume una sua piena legittimità. Si tratta di un sottogenere certo

2. «Rappresentabile» in senso lato, ovviamente, dato che molto del teatro del tempo è scritto per la lettura, individuale o collettiva. R 62 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia arcaizzante, mutuato dai misteri, spesso biasimato o scarsamente conside- rato nelle poetiche tragiche del periodo, e che viene emendato e ridimensio- nato in modo drastico all’avvento delle regole (se pensiamo alle differenze strutturali tra la sacra rappresentazione e le tragedie di età moderna), ma che nel Seicento possiamo già considerare una forma di lungo periodo. Se infatti riconosciamo, nel corso della prima metà del XVII secolo, una forte presenza della «tragédie sanglante» o «tragédie-échafaud» (cfr. Biet, 2006 e 2010; Biet e Fragonard, 2009), che rivaleggia quantitativamente perfino con le pièces di soggetto mitologico, vediamo chiaramente nel sot- togenere agiografico, e specialmente in quello martirologico, una delle forme per antonomasia della tragedia dove si muore. Se osserviamo poi questa macabra costante contenutistica, è agevole creare sul piano dell’immaginario un legame analogico, quale quello pro- posto da Christian Biet, tra palco delle esecuzioni, altare del sacrificio e luogo delle performances pubbliche, in costante tensione tra realismo, iperrealismo e parossismo irrealistico, in quanto: «[…] tout en produisant sur scène des fictions, la tragédie semble rêver la possibilité de leur actualisa- tion réelle sur la scène meme» (Biet, 2006, p. xxxi). Il confine è più che mai sottile, tanto più che la performance del cruento, sia essa sulla pagina della passio a cui le omelie (come le tragedie) attingono ampiamente, o sulle labbra e nei gesti, nell’actio del predicatore che commemora il martire in occasione di una ricorrenza, o ancora nella tragedia specificamente detta, è forma modulare per antonomasia, l’omicidio riportato ingenera aemu- latio, amplificatio, serialità, prestito, citazione, probabilmente più che catarsi (e questo vale in particolare per il mystère francese, ma anche per la meno cruenta sacra rappresentazione italiana, antenata della tragedia che qui ci occupa): «[In particolare nel mystère] certaines exécutions pouvaient sinon se confondre du moins s’emprunter réciproquement quelques formes» (ibid.).

Qualche tappa della storia di un genere…

A partire dall’umanesimo il teatro, morfologicamente, si fa poco a poco tragico, sfuggendo all’esorbitante irregolarità del mystère e a quella, minore ma sempre in una certa misura caotica, della sacra rappresentazione, per riprendere dei moduli che sono senecani in primis, e non soltanto sul piano etico. E nel XVII secolo questa attività di regolarizzazione si è oramai affermata, benché alcune aree di resistenza sussistano. La differenza mor- fologica dal mystère alla tragedia a soggetto religioso è in effetti di grande R 63 Filippo Fonio momento, ed essa impone una poetica radicalmente mutata, perché se il mistero spesso ambiva a inserire il fatto all’interno di un ciclo che va ide- almente dall’Eden alla valle di Giosafat, la tragedia agiografica (la tragedia tout court, ovviamente) tende al contrario a isolare il fatto tragico e a farne il nucleo drammatico e retorico della pièce. Ma considerando, oltre alla forma, il personaggio, è utile notare che il santo, dal canto suo, ha in comune con il filosofo stoico e con i caratteri tragici che ne derivano più di un punto morale. Ce ne si accorge tut- tavia solo in una fase successiva di questa evoluzione storica della tensione forma-contenuto tragici che inizia con la riscoperta del teatro di Seneca. In un primo tempo, in effetti, prevale piuttosto il riconoscimento di un legame di continuità fra l’episodio veterotestamentario e quello della tra- gedia antica, e solo più tardi si intravvede invece l’affinità tra il santo, e in particolare il martire, e l’eroe mitologico, le cui vicende veicolano valori non poi tanto dissimili dal cattolicesimo, specialmente post-tridentino. A lungo, la tragedia umanista non contempla nella propria gamma di argomenti le vite dei santi, e la tragedia religiosa si limitava a inscenare storie bibliche. Anche il tragico veterotestamentario era ammesso alla scena con riserve, e con predominanza di autori riformati, tanto che la storio- grafia classica del teatro religioso (cfr. Loukovitch, 1977 [1933]) ritiene che la fondazione di un teatro agiografico sia reazione controriformistica al teatro veterotestamentario protestante. Del resto, quando i protestanti ricorrono, per lo meno, al Nuovo Testamento, ciò avviene in chiave pole- mica e militante, come è il caso, in Italia, del Libero arbitrio di Francesco Buonamonte detto Negri, tragedia stampata nel 1546 (cfr. Balmas, 1982). Il santo e il martire si affacciano dunque sulle scene «regolari» assai tar- divamente, e fino al pieno XVII secolo in maniera assai timida (di nuovo, in Italia come in Francia).

«À vol d’oiseau» sulla teoria del tragico agiografico

Le ragioni di tale ritardo appariranno più chiare se ci soffermiamo sulla maniera in cui la trattatistica considera questo ibrido senecano-controri- formistico che è il teatro agiografico regolare. E sarà solo con l’introdu- zione della legittimità del paradigma ricettivo della meraviglia, tanto sul piano dell’intreccio quanto su quello del sistema tragico dei personaggi, che la tragedia agiografica riuscirà ad acquisire piena liceità. La mescolanza di paura e pietà sopra evocata, grazie all’impressione che suscita di un eccesso della crudeltà che sconfina perciò nell’irrealismo, R 64 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia non è del resto priva di legame concettuale con la meraviglia barocca. Tale nesso era già ben presente a un autore particolarmente attento all’effetto come è Giovan Battista Giraldi Cintio, che nel Giuditio sopra la Canace di Sperone Speroni (edito nel 1550) scrive: «Mi pare che tutto lo intento dello autore tragico sia il muovere terrore e compassione, et empir di meraviglia gli ascoltanti» (citato da Balmas, 1993, p. 17). L’orrore rappresentato a fini di edificazione, di «catarsi», già in ottica controriformistica non mi pare poi si riduca soltanto a quella che Balmas definisce «un’identificazione del tutto forzosa tra poesia e filosofia morale» (Ivi, p. 18). Nella tragedia agio- grafica barocca — e penso ad autori come Tommaso Aversa o Antonio Tantillo — la «meraviglia», già pregustata in ragione di un «fascino per il patibolo» che accomuna popolo, nobili e letterati, laici ed ecclesiastici, senza distinzioni di età, è parametro da tenersi in grande considerazione, e financo strutturante la trama tragica, forse. Questi presupposti teorici preparano ovviamente il terreno per un pas- saggio di testimone fra il teatro agiografico irregolare medioevale e primo- rinascimentale e l’avatar secentesco e regolare di tale forma-contenuto drammaturgico. È del resto ben noto, se si vuole cercare un’origine di tale sodalizio, che la Ratio studiorum (anche considerando l’edizione del 1599, che è la più restrittiva nei confronti della pratica teatrale) non solo salva il teatro dall’impasse creatasi con l’esautorazione di determinate forme, fondendolo indissolubilmente con l’educazione, ma, al contempo, dà un impulso decisivo al teatro religioso e agiografico in special modo (latino, prevalentemente 3, ma non soltanto), tanto che nel corso dei decenni viene a crearsi un canone del teatro agiografico gesuita, canone stilistico e tema- tico, al contempo repertorio di loci communes ma apertissimo a emu- lazione sotto forma di nuove creazioni o riscritture. Fino alla fine del Cinquecento, poi, il teatro agiografico morfologicamente regolare resta prevalentemente appannaggio dei collegi, in Italia come altrove 4.

3. La Ratio studiorum preconizza in effetti l’allestimento «tragediarum et comediarum quas non nisi latinas, ac rarissimas esse oportet, argumentum sacrum sit ac pium» (cito da De Dainville, 1968, p. 433 n. 1; cfr. anche Saulini, 2002, pp. 37 sgg.). Diversi esempi ben noti mostrano a sufficienza che l’uso della lingua latina per le performances, seppur preconizzato dalla Ratio studiorum, conosce più di una deroga nella pratica dei collegi; lo stesso scarto tra precetto della Ratio e usus riguarda la periodicità delle rappresentazioni, che tendono a divenire sempre più frequenti e ambiziose sul piano dell’allestimento scenico, dei costumi e della scenografia — dal che deriva l’accusa, pronunciata da più di una voce già in seno all’Ordine, della pratica teatrale come attività «cronofaga» per gli allievi; analogamente, il teatro dei Gesuiti conosce una progressiva secolarizzazione dei soggetti delle pièces. 4. A partire dal 1540, anno in cui papa Paolo III ratifica la fondazione dell’Ordine, fin dall’anno successivo (o forse dal 1542) nasce a Padova il primo collegio gesuita; in pieno fervore controriformista si diffondono rapidamente le fondazioni a Messina, Palermo, Roma e nelle altre principali città italiane, nonché il controllo R 65 Filippo Fonio

Alle sue origini in particolare, il teatro gesuitico era — o meglio, si presenta agli occhi dello storico del teatro — una sorta di hortus conclusus, nel senso che vi regna come criterio etico e confessionale, oltreché estetico, quello del decoro, per lo meno nelle intenzioni. Ovvero, è un teatro che non si lascia andare alla pulsione alla carneficina se non per stretta neces- sità. Hortus conclusus anche nella misura in cui il collegio è un ambiente protetto in cui scrivere e mettere in scena teatro agiografico. Altrove, invece, resistenze e ostacoli non mancano, se prendiamo il caso emblema- tico della Francia per cui, del resto, tali aspetti sono stati più studiati in riferimento al periodo che ci interessa 5. Tali restrizioni sono del resto di lunga durata, benché gli studiosi del teatro francese rinascimentale, concordi nel riconoscere che l’editto del Parlamento di Parigi del 17 novembre 1548 (il divieto, imposto ai confrères de la Passion, di mettere in scena misteri sacri) abbia notevolmente inde- bolito una produzione — certo, lontana dalla tragedia classica — fino a quel momento fiorente, riconoscano in realtà una quarantina di pièces martirologiche, specialmente in provincia, che precedono il primo capo- lavoro della tragedia agiografica regolare, ovvero il Polyeucte di Corneille. Ancora nell’Examen al Polyeucte (stampato per la prima volta nel 1660 e successivamente rimaneggiato) Corneille si sente nondimeno in dovere di giustificare la novità della tragedia agiografica richiamandosi a teorici e predecessori non francesi, tra cui cita, oltre agli umanisti olandesi Heinsius e Grotius, Minturno (e il suo De poëta, del 1559), il quale appunto pro- pone un allargamento del canone tematico della tragedia a favore della storia sacra e dell’agiografia 6. Nonostante la Francia sia stata un territorio privilegiato rispetto all’e- laborazione di questo nuovo modello e alla sua teorizzazione, rari sono anche qui i teorici che nella prima metà del XVII secolo hanno trattato la questione della tragedia agiografica 7. Anche nel periodo successivo a spirituale dei Gesuiti si diffonde anche ad alcune università, fra cui in particolare Pisa e Torino (cfr. Doglio, 1960, pp. lvii-lviii e p. lviii n. 1). 5. In Italia del resto, con il dibattito sul Crispus dello Stefonio, difeso dal padre Tarquinio Galluzzi (per cui rimando a Frare, 1998, pp. 59 sgg., e a Saulini, 2002, pp. 167 sgg.), la situazione non sembra diversa. 6. «[…] Minturnus, dans son Traité du Poète, agite cette question, si la Passion de Jésus-Christ et les Martyres des Saints doivent être exclus du Théâtre, à cause qu’ils passent cette médiocre bonté [Corneille si riferisce qui ai detrattori del teatro sacro, i quali considerano che i santi in particolare, campioni di umiltà innanzitutto, non raggiungerebbero la statura eroica degli antichi protagonisti delle tragedie], et résout en ma faveur» (Corneille, 1980 [1682], pp. 978-979). 7. Per lo più in maniera poco clemente, del resto. Cito ad esempio, in virtù della notorietà del testo all’epoca che qui ci interessa, La Poëtique di Jules de La Mesnadière (1639), il quale afferma (cito da De Reyff, 1998, pp. 65-66): «Je ne compterai jamais parmi les spectacles parfaits ces sujets cruels et injustes comme ceux où l’on expose le martyre de quelques saints, où l’on nous fait voir la vertu traitée si effroyablement qu’au lieu de nous faire fondre en larmes à l’aspect de ces cruautés, nous avons le cœur serré par l’horreur que nous concevons d’une R 66 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia quello che ci interessa qui, dalle Réflexions sur la tragédie ancienne et mo- derne di Saint-Évremond, stampate nel 1692 8, all’Hamburgische Drama- turgie di Lessing a cavallo della metà del XVIII secolo, l’interesse au- menta di poco. Questi due autori hanno entrambi messo in dubbio la legittimità della tragedia agiografica dal punto di vista dell’efficacia del personaggio, riconoscendo, certo, al santo e in particolare al martire sta- tura eroica, ma disconoscendogli una delle caratteristiche altrettanto fondamentali dell’eroe tragico, ovvero quella della volizione: «L’esprit de nôtre Religion est directement opposé à celui de la Tragédie. L’humilité et la patience de nos Saints sont trop contraires aux vertus des Héros que demande le Théâtre» (Saint-Évremond, 1969 [1692], p. 173). Gli argomenti di Lessing, che hanno anch’essi come punto di riferimento e termine di confronto l’eroe tragico greco, di cui il martire si presenterebbe come il naturale successore 9, si basano più particolarmente sul grottesco della tra- gedia agiografica, prodotto da quel sovrapporsi di fervore cattolico e di abuso del meraviglioso, e che in ultima istanza deriverebbe dall’afflato proselitistico degli autori. Tale sostanziale disinteresse si è protratto a lungo, forse fino al XX secolo, il quale riscopre il teatro sacro, e agiografico in particolare, anche sul piano teorico 10. Sono stati tuttavia probabilmente gli agiologi i primi

si étrange injustice». L’«orrore» che La Mesnadière considera un effetto negativo mi pare fortemente legato al «fascino per il patibolo» chiamato in causa da Biet, all’insegna di una «meraviglia» che andrebbe repertoriata fra le voces mediae della poetica paradossale del barocco, almeno a partire dal «mirabile» esposto nel Cannocchiale aristotelico. 8. Saint-Évremond formula fra l’altro una serie di considerazioni interessanti sulla frequentazione dei teatri dell’epoca, e su come nessuna fascia del pubblico potenziale potesse in definitiva apprezzare la tragedia sacra: «[…] si voulant imiter les Anciens en quelque façon, un Auteur introduisoit des Anges et des Saints sur nôtre Scéne, il scandaliseroit les Dévots comme profane et paroîtroit imbécile aux Libertins. Les Prédicateurs ne souffriroient point que la Chaire et le Théâtre fussent confondus, et qu’on allât apprendre de la bouche des Comédiens, ce qu’on débite avec autorité dans les Églises à tous les Peuples. D’ailleurs, ce seroit donner un grand avantage aux Libertins, qui pourroient tourner en ridicule à la Comédie les mêmes choses qu’ils reçoivent dans les Temples avec une apparente soûmission, et par le respect du lieu où elles sont dites, et par la révérence des personnes qui les disent. Mais posons que nos Docteurs abandonnent toutes les matieres saintes à la liberté du Théâtre ; faisons en sorte que les moins dévots les écoutent avec toute la docilité que peuvent avoir les personnes les plus soûmises : il est certain que de la doctrine la plus sainte, des actions les plus Chrétiennes et des véritéz les plus utiles, on fera les Tragédies du monde qui plairont le moins» (Saint-Évremond, 1969 [1692], pp. 172-173). 9. Quello dello statuto eroico del santo, e del martire in particolare, è un discorso molto complesso, e che ha animato il dibattito agiografico e para-agiografico a lungo. Rinvio per lo meno a Saintyves (1907) e a Lucius (1904), fieri assertori di una continuità fra gli attributi dell’eroe antico e del martire. Mi pare che Delehaye (1921) risolva definitivamente la questione di determinare se il martire sia un campione attivo o passivo, nella misura in cui produce innumerevoli prove a sostegno della tesi di un’incontrovertibile statura atletica dell’eroe del cristianesimo, che si pone in una linea tutto sommato diretta di continuità con il suo corrispettivo antico, mutatis mutandis ovviamente. 10. Penso in particolare, per l’area francese, ad Henri Ghéon o a Paul Claudel, e per quella italiana a Ugo Betti e a Diego Fabbri. R 67 Filippo Fonio ad accorgersi che la forma del racconto di martirio, variante senz’altro più fortunata a teatro rispetto alle vicende dei santi confessori, per lo meno fino all’epoca moderna, è naturaliter teatrale, insistendo inoltre sul fatto che il supplizio del santo è tragico essenzialmente se vissuto nella dimensione umana della sofferenza, e financo prescindendo dalle sue implicazioni teologiche. Ed è così che già all’inizio degli anni Venti del Novecento, Hippolyte Delehaye, aperto nonché contrastato studioso dell’équipe bollandista, nel suo libro più importante per ciò che concerne il rinnovamento di paradigma degli studi agiografici — in chiave non più soltanto storica o confessionale, bensì morfologico-letteraria — ovvero Les passions des martyrs et les genres littéraires — tocca tangenzialmente il problema della teatralità dell’actum e ancor più della passio agiogra- fici, rubricando il martirio teatrale nella categoria delle «passions épiques» (Delehaye, 1921, pp. 236 sgg.). Una storia agiografica diventa, secondo lo studioso, «epica» allorché si allontana, attraverso un’intensa pratica di riscrittura astoricizzante, dall’actum giudiziario nudo e crudo, oltreché tachigrafico. Ed è attraverso amplificazioni, concrezioni e interpolazioni progressive che l’atto processuale si fa dapprima «panegirico», quindi, in una fase successiva di rielaborazione, «passione epica», e infine «passione romanzesca» — la tappa finale nonché la fase più letterariamente elabo- rata ma meno storicamente attendibile della riscrittura martirologica. Nella fase «epica» dell’evoluzione morfologica Delehaye include appunto la lette- ratura martirologica teatrale. Molti degli argomenti critici summenzionati sembrano da un lato smentiti dall’effettiva produzione di una tragedia agiografica regolare, caratterizzata non soltanto da una piena legittimità anche nell’ottica di una prospettiva classicista e regolarizzatrice, dato che le storie agiografiche non violano apertamente alcuno dei principi di unità né di decoro, ma anche da un suo interesse specifico per il critico. E d’altra parte, anche sul piano teorico una lettura diversa è possibile, come si è visto nell’Intro- duzione. Il santo infatti crea una comunità con lo spettatore e con il lettore di tipo diverso da quella della variazione sul tema che possiamo trovare, ad esempio, nell’ennesima riscrittura edipica. Specie se martire, infatti, il santo è eroe del noto, che non è tuttavia un noto individuale bensì cate- goriale. I santi, come sostiene in particolare André Jolles (cfr. Jolles, 1956 [1930]), sono modelli antropologici, le loro storie sono storie esemplari (si prestano a essere exempla) e spesso sono legenda, cioè, propriamente, devono essere lette, e, nel caso dello specifico semiotico teatrale, videnda.

R 68 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia

Criteri per un’analisi categoriale del genere

Il teatro agiografico barocco italiano 11 rientra in una delle quattro macro- categorie in cui il teatro religioso può essere rubricato. Le altre tre sono costituite rispettivamente da: teatro di argomento veterotestamentario 12, all’interno del quale si contano beninteso un buon numero di pièces agio- graficheante litteram (ad esempio le trasposizioni sceniche delle storie dei Maccabei); teatro di argomento neotestamentario 13; teatro para-testamen- tario o para-agiografico, che comprende quei testi di argomento profano ma che mimano o si confanno a moduli del sacro, o che viceversa laiciz- zano storie sacre 14. Per quanto riguarda il teatro agiografico italiano tendenzialmente rego- lare, la tragedia qui oggetto di analisi è stata scelta nell’ambito di una pro- duzione che è relativamente ricca. Se anche si esclude infatti quella serie di testi riconducibili ai martiri «esotici», che rappresentano produzioni tarde per l’area italiana 15 e molto calcate sui modelli francesi precedenti, la

11. Per ragioni di brevità, in questa sede non può essere tenuto conto del teatro agiografico di espressione latina, del resto molto presente in Italia nel periodo che qui ci interessa, con autori quali Pietro Domizi, Bernardino Stefonio, Mario Bettini, Stefano Tuccio (su cui si veda in particolare Saulini, 2002), o anche, suc- cessivamente, il padre Gian Lorenzo Lucchesini. 12. La prima tragedia italiana di argomento biblico è tradizionalmente considerata la Susanna di Tiburzio Sacco, stampata a Venezia nel 1524, il cui soggetto è tratto dal Libro di Daniele. La tragedia veterotestamentaria è del resto un genere relativamente fortunato in Italia, di cui ecco alcuni titoli (senza pretese di esaustività): il Baltasar rappresentato a Milano nel 1604, l’Adamo di Giovan Battista Andreini, stampato a Milano nel 1613; il Davide, re adultero et micidiale, ma penitente, di Fra Michele Zanardo, stampata a Venezia nel 1614; La regina Ester di Ansaldo Cebà, stampata a Milano nel 1616; le celebri Judith ed Ester di Federico Della Valle, stampate rispettivamente nel 1627 e 1628; Il gigante, tragedia del padre Leone Santi rappresentata al Collegio Romano nel 1632 e il cui argomento mette in scena la storia di David e Golia; Il maggior mostro del mondo o La Marienne di Giacinto Andrea Cicognini, stampata a Perugia nel 1656. Tale produzione non si estingue del resto nel secolo successivo, con, fra le altre, la Sisara di Pier Jacopo Martello, stampata nel 1709, o le tragedie bibliche di Giovanni Antonio Bianchi, degli anni Trenta del Settecento (periodo in cui si situa anche la Giezabele di Giuseppe Gorini Corio). Il numero aumenta ulteriormente se si includono anche quei testi che si allontanano dalla forma-tragedia, e che volta a volta rinviano piuttosto a un ritorno della struttura della sacra rappresen- tazione, come è il caso del Tobia di Domenico Lazzarini, o della Comedia de Jacob e de Joseph di Pandolfo Collenuccio. 13. Sottogenere che mi pare meno praticato dagli autori italiani, e per il quale mi limito a citare esempi quali Il mortorio di Cristo del padre Bonaventura Morone, stampata nel 1610, o il Cristo passo di Francesco Pona, stampata nel 1629; ma che non viene abbandonato nei due secoli successivi, come mostrano pièces quali l’Antemnos di Francesco Ringhieri, stampata nel 1789, o il Paolo di Antonio Gazzoletti, del 1857. 14. In tale categoria rientrano testi molto eterogenei, e i cui primi grandi modelli, per lo meno sul piano strutturale, possono mi pare essere fatti risalire al Timone di Matteo Maria Boiardo, alla Fabula d’Orfeo del Poliziano e alla Comedia di Danae di Baldassarre Taccone. Mi limito anche in questo caso a segnalare pochi esempi, dalla tragedia del Re Artemidoro di Vincenzo Panciatichi, stampata nel 1604, alla Giudea distrutta da Vespasiano e Tito di Filippo Finella, del 1627, o ancora alla «tragedia sacra pastorale» dell’Eudoro di Francesco Leontino, stampata nel 1656. 15. Penso in particolare a tragedie quali il Waldomiro o La Conversione della Russia di Emilio Campi, del 1781, o alla Sant’Agnese martire del Giappone di Alfonso Varano, del 1783. R 69 Filippo Fonio storia della tragedia agiografica italiana — che resta ancora da scrivere — è ricca di testi degni di interesse. A partire da quello che è tradizionalmente considerato l’archetipo italiano del genere, ovvero la Santa Caterina di Livio Merenda, rappresentata probabilmente già nel 1558 (benché mi risulti inedita fino al 1620), numerosi sono i santi — e in particolare le sante — che si avvicendano sulle scene italiane, e specialmente sui palchi dei collegi. Se un elenco esaustivo non rientrerebbe nei limiti del presente contributo, qualche esempio fornito in ordine cronologico permetterà di rendere conto della fioritura di queste pièces nel XVII secolo: dalla Tragedia over dramma spirituale di santa Margarita vergine di Antiochia di Andrea Romano Rosello (1606) al Giorgio di Giovan Battista Della Porta (1611), alla Cesaria di Attilio Balladorio (1614), alla Teodora di Agostino Faustini (1613), alla Maddalena convertita di Benedetto Cinquanta (1616), alla Santa Giuliana di Gaspare Luciano (1621), alle pièces di Michelangelo Buonarroti il Giovane (dalla metà degli anni Venti, e non tutte conservate), quali Il Velo, San Zanobi, La Velazione di santa Domitilla, Il martirio di santa Caterina diviso in cinque atti, Il Ginnesio, al Martirio di sant’Agata di Jacopo Cicognini (1624), al Bonifacio di Scipione Agnelli (1629), al Trionfo et martirio di san Anzelo di David Gallo (1630), alle tragedie di Girolamo Bartolommei, che vanno dagli anni Trenta al 1655 (e in particolare Eugenio, Teodora, Giorgio, Polietto, Eustachio), all’Agata costante di Bernardino Turamini (1632), alla Santa Agnesa ancora di Cinquanta (1634), al Sebastiano di Vincenzo Geremia dello stesso anno, alla Teodora di Giovanni Gottardi (1640), al Martire Ermenegildo di Pietro Sforza Pallavicino (1644), alla Margherita d’An- tiochia di Antonio Quaretta (1648), alla Maddalena lasciva e penitente di Giovan Battista Andreini (1652), all’Ermenegildo di Emanuele Tesauro (1661, autotraduzione del suo Hermenegildus, del 1621) e al San Ginnesio di Michele Stanchi (1687), si vede come la produzione sia quantomai varia e abbondante 16. Nell’ambito di un teatro agiografico regolare italiano tanto variegato ed eterogeneo per il XVII secolo, ho scelto di concentrare l’analisi su una tra- gedia particolarmente interessante al fine di illustrare le premesse teoriche e metodologiche sopra esposte. Si tratta del Tommaso in Conturbia di Ortensio Scammacca, edita a Palermo nel 1645. Scammacca ha, nell’ambito della scuola italiana, un ruolo particolarmente significativo, dal momento

16. E non si estinguerà neppure con la fine del secolo, se pensiamo al Procolo di Pier Jacopo Martello (1709), alle numerose tragedie agiografiche di Giovanni Antonio Bianchi della prima metà del XVIII secolo, o all’ab- bondante produzione di Annibale Marchese. R 70 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia che diversi tragediografi, tra cui Tommaso Aversa, si richiamano esplicita- mente al suo magistero, da cui Aversa riprende, rinnovandolo, il modello drammaturgico. Si tratta di una pièce degli anni Quaranta del XVII secolo, proveniente da un ambiente particolarmente fecondo in termini di produzione, come è quello dei collegi gesuiti siciliani, la cui tradizione teatrale è del resto ben affermata fin dal secolo precedente e grazie all’attività del padre Stefano Tuccio (su cui cfr. Saulini, 2002) prima del trasferimento di costui a Roma 17. Per quanto ne sappiamo, inoltre, alcune pièces scritte per il milieu gesuitico siciliano oltrepassano il circuito della performance di collegio per essere rappresentate anche altrove, su scene in senso lato religiose. Il Bartolomeo ovvero il Selim costante dell’Aversa, ad esempio, stampato a Messina nel 1645, ha goduto di un certo successo e di una certa diffusione: è stato, infatti, rappresentato anche alla corte del vescovo di Trento, che ne sollecita la riedizione arricchita di paratesti e versi inediti dell’autore, e la tragedia è dunque stampata di nuovo a Trento nel 1648. Infine, punto non privo di interesse nella scelta della tragedia, il Tommaso in Conturbia narra le vicende di un martire, e di un martire moderno, mentre alla stessa epoca iniziano a diffondersi diverse pièces che mettono in scena la vita dei santi confessori — come il Pellegrino o la Sphinge debellata dell’Aversa — e che dunque propongono un modello agiografico dissimile e concorrenziale.

Ortensio Scammacca, Tommaso in Conturbia

Le numerose tragedie agiografiche del gesuita siciliano Ortensio Scammacca (Lentini, ca 1565-1648) 18, scritte e concepite per rappresentazioni di col- legio, sono raccolte in quattordici volumi, stampati a Palermo tra il 1632 e il 1648. Le sue pièces sono tendenzialmente regolari e rispettose delle tre unità. L’azione drammatica vi si divide in cinque atti, alla chiusa di ciascuno dei quali si trova un coro. Ed è proprio nella natura del coro che riconosciamo la principale innovazione drammaturgica dello Scammacca, dal momento che egli vi introduce, rispetto alla tradizione, una mag- giore importanza dell’elemento musicale e coreografico, come evidente

17. Anche non all’interno dei collegi gesuiti, del resto, la cultura siciliana fra Cinque e Seicento è stata una fucina di prim’ordine nell’ottica dell’elaborazione della tragedia agiografica italiana, con autori quali Gaspare Licco e Bartolomeo Sirillo (su cui cfr. Lorenzini, 1999, pp. 49-62). 18. Per le scarne notizie sul drammaturgo e la sua opera rimando a Natoli (1885), D’Agata (1910), Sacco Messineo (1988), Lorenzini (1999). R 71 Filippo Fonio anche dal fatto che le designazioni che adotta per le tre parti del coro sono «giro», «rigiro» e «stanza» (cfr. Scammacca, 1976 [1645], pp. 14-15; Lorenzini, 1999, p. 65). Per il resto, la sua applicazione dei dettami della Ratio studiorum non appare del tutto ortodossa, nel momento in cui il tragediografo adotta la lingua volgare al posto del latino, e scrive nelle sue pièces anche ruoli femminili, a volte tutt’altro che secondari. Si trova nelle sue tragedie una certa tendenza a servirsi dell’elemento sovrannatu- rale, benché non invasivo né grottesco, ma ancora uno scarso ricorso alla matrice popolare 19; lo Scammacca non si lascia in effetti neppure andare a quelle derive che saranno dei suoi continuatori, tra i quali Aversa, che introdurrà nel modello tragico del predecessore degli intermezzi volti a stemperare la tensione o a introdurre una componente di féerie. Nel XII volume delle sue Tragedie sacre e morali, edito a Palermo presso Coppola nel 1645, lo Scammacca dedica tre pièces all’agiografia inglese moderna. Mentre la terza è consacrata a Thomas More (giustiziato per volere del re Henry VIII nel 1535, quindi beatificato nel 1886 e canonizzato nel 1935), le prime due, Tommaso in Londra e Tommaso in Conturbia, mettono in scena la vita e il martirio di Thomas Becket 20. La seconda di esse, ambientata nell’ultimo periodo della vita di Becket, allorché il re Henry II interviene nella disputa che vede opporsi l’arcivescovo di Canterbury e Volseo arcivescovo di York, mi pare particolarmente indica- tiva di quell’uso dell’argomento agiografico tipico del teatro dei Gesuiti, in cui a fare da substrato ideologico alla storia di martirio è in defini- tiva un trattato del buon governo e la relativa condanna della tirannide. Se in effetti i due ecclesiastici avversari sono esplicitamente connotati, l’uno — Volseo — come «cortigiano» e l’altro — Tommaso — come «pastore» (Scammacca, 1976 [1645], atto V, p. 104), e le descrizioni della corte episcopale di Volseo sono a diverse riprese calcate sugli stereotipi della critica alla secolarizzazione a alla mondanità che corrompono il clero (ad esempio Ivi, prologo e «stanza» del coro dell’atto I, o ancora atto II,

19. L’unico elemento di — lontana — ascendenza popolare che si possa riscontrare nel Tommaso in Conturbia sono i riferimenti al basilisco e ai suoi caratteri magici (Scammacca, 1976 [1645], atto I, p. 45 e atto II, p. 68). 20. Thomas Becket (1118-1170), arcivescovo di Canterbury dal 1162, si ribella a più riprese (in particolare all’atto dell’emanazione delle Constitutions of Clarendon) ai tentativi di controllo ecclesiastico messi in opera da Henry II. Ucciso da inviati del re il 29 dicembre 1170 nella cattedrale di Canterbury durante un ufficio religioso, Becket è canonizzato molto rapidamente, nel 1173. Entrambi i martiri inglesi le cui vicende sono messe in scena dallo Scammacca fanno del resto parte di quel corpus agiografico prediletto per le messinscene di collegio, specialmente in Francia (cfr. Stegmann, 1968, passim). Il fatto che in Italia avvenga la stessa cosa non deve stupire, se si considera la lunga portata dell’afflato controriformista da un lato, e la componente militante di molto teatro gesuita dall’altro (Thomas More e Thomas Becket sono santi recenti e engagés, vittime sacrificali del conflitto fra monarchia e Chiesa in Inghilterra). R 72 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia pp. 54-55 e 58, atto IV, p. 93 e atto V, p. 101), Tommaso stesso è accusato da Volseo di volersi fare illegittimamente riformatore, introducendo «nuove leggi […] che mai nel mondo / non furon fatte […], / da le sacre e poli- tiche diverse» (Ivi, atto II, p. 56). La metafora politica della tirannide è del resto impiegata da Volseo per riferirsi a Tommaso nei termini di un rettore assolutista, la cui legge iniqua fa insorgere e ribellarsi la legge naturale che — Volseo si premura di sottolineare — è anch’essa legge divina, tanto da legittimare ribellioni e di laici e di chierici all’arbitrio di Tommaso (Ivi, atto II, p. 57). Tommaso si appella, dal canto suo, al legato pontificio per dirimere la controversia con Volseo (Ivi, atto II, p. 60), e rimette in questione in maniera sempre più virulenta l’autorità del re sugli ecclesiastici (a partire da Ivi, atto I, pp. 45-46, in cui Tommaso sceglie di rendere grazie a Dio prima dell’omaggio al re, o ancora Ivi, atto II, pp. 48 e 62). Del resto l’atteggiamento del re, che interviene per dirimere la controversia cleri- cale, non è da subito caratterizzato come un’intromissione in un dominio che non gli compete, ma sembra improntato a principi generali di buon governo («di buon Re non merta laude / quel che ad un suo privato in man dà il tutto, […]. / Del far ciò, poi, de’ Regi e de’ lor regni / vengon le rovine», afferma Tommaso in Ivi, atto I, p. 41, o ancora il re stesso bia- sima la sentenza tradita «pon discordia fra’ tuoi, securo regna», Ivi, atto II, p. 52). Ed è solo, secondo la tesi di Scammacca, in virtù dei cattivi consigli di Volseo che l’ira del re si accende contro Tommaso, tanto da portarlo ad affermare: «Non son più Re, la mia potenza è nulla. / Tommaso ascenda al tron, Tommaso regni. / Vada Enrico privato a star co’ morti» (Ivi, atto II, p. 63). Tanto è vero che nel IV atto il monarca viene scagionato, sul piano politico-amministrativo, nel momento in cui propone una punizione esemplare per i sicari di Tommaso che avrebbero interpretato male la sua volontà di vendetta nei confronti dell’arcivescovo, come pure sul piano morale, attraverso la penitenza e l’umiliazione (con tanto di flagellazione simbolica a opera del clero e ordinata dal legato pontificio) 21. Per il resto, si tratta di una tragedia ricca di riferimenti, non tanto alle Scritture, come avviene di frequente nel teatro agiografico, ma a questioni teologiche e martirologiche di momento. La funzione volgarizzatrice del testo nei confronti di punti anche sottili della dottrina cattolica appare

21. È nondimeno interessante notare che la chiusa del coro dell’atto III (Ivi, p. 83), prefigurando lo scisma di Henry VIII, non solo introduca un elemento di continuità con l’altro martire inglese oggetto dell’attenzione drammaturgica di Scammacca, ma temperi al contempo l’impressione che si ha alla fine della tragedia, ovvero quella di una vittoria ecclesiastica sul potere civile ottenuta con il sangue di un martire. R 73 Filippo Fonio evidente se si osserva la sentenziosità di alcuni personaggi, e di Tommaso in particolare («Lascia chi l’esser d’uom ti diede al mondo / l’esser di Re ti dia», Ivi, atto I, pp. 42-43; «Se Dio è per noi, chi contra noi può farsi?», Ivi, atto II, p. 49; «A le corone antiche ed a le palme / promesse e differite oggi ritorno», Ivi, atto II, p. 62; e poco oltre: «Da esilio incominciaro i miei trionfi / la loro perfezion da morte avranno»; «Mia vita è Dio, la morte è mio guadagno», Ivi, atto III, p. 76) 22. Due di questi nodi teologici che sono a più riprese discussi nel Tommaso in Conturbia sono la iactatio martyrum e il ruolo di mediazione dei santi. Già dal primo atto (Ivi, p. 43) sembra infatti che Becket auspichi che da un accesso di ira del re possa scaturire quel «gran ben» che è per lui il mar- tirio (e sarà ucciso tra il III e il IV atto), e i richiami espliciti in tal senso si susseguono lungo tutta la pièce (specialmente nelle parole degli altri per- sonaggi, come la voglia ardente di morire per Cristo che caratterizza l’atteg- giamento di Tommaso in Ivi, atto V, p. 94 e pp. 98-99, o in Ivi, atto IV, p. 88, i costrutti altamente significanti come «funeral trionfo», Ivi, atto V, p. 100 o il paragone «mortorio / trionfo», Ivi, atto V, p. 108, o ancora Ivi, atto III, pp. 76-77; Tommaso è del resto icasticamente definito dal coro del IV atto come «[…] prodigo di dar suo sangue a Cristo, / e avaro d’ac- quistar corone e palme», Ivi, p. 86). Il problema, qui come altrove nella tragedia martirologica, è costituito dal nodo teologico e dottrinale che distingue il buon martirio, virtuoso, dal cattivo martirio, che può essere oggetto di biasimo. Tommaso è, come Polyeucte del resto, e come la maggior parte di questi martiri per la scena, a rischio di iactatio, ovvero di «autoistigazione al martirio» (costante tanto deplorata da Lessing quando si presenta in forma teatrale). Non soltanto nel XII secolo di Tommaso, dove i casi di martirio sono sostanzialmente rari, ma fin dai primi apologeti, e i più acrimoniosi quali Tertulliano, la iactatio martyrum è stata unanimemente condannata, per diverse ragioni: si tratta infatti, da un lato e in particolare per il periodo che precede la pace della Chiesa, di pratica che rischia di ridurre drasticamente e rapi- damente le schiere dei milites Christi; dall’altro lato, e non soltanto sul piano etico essa è parzialmente assimilabile al suicidio, in quanto si anti- cipa volontariamente il momento della propria morte, benché non sia essa autoindotta; infine (e nel caso di Tommaso l’argomento sembra partico- larmente pregnante) in quanto la iactatio martyrum è stata, fin dai primi

22. Ma Tommaso non è l’unico personaggio le cui battute hanno carattere formulare. Ad esempio i cortigiani del figlio del re, schierati a difesa del martirizzando e da costui richiesti di non intervento aggressivo nei con- fronti dei sicari del sovrano, affermano: «Padre, non sai come talor con l’arme / s’onora Dio, più che con preci e salmi?» (Ivi, atto III, p. 75) R 74 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia secoli, spesso causa di tensioni politiche tra Chiesa e impero, fra comunità di cristiani e potere costituito 23. Altro nodo teologico di non minore importanza che la tragedia agio- grafica controriformista tende a violare, o per lo meno a rispettare solo parzialmente (e il Tommaso in Conturbia non fa in questo eccezione) è quello del ruolo dei santi (riaffermato in chiave antiriformista dalla Controriforma, certo, ma non snaturato nei suoi principi rispetto ai primi secoli del cristianesimo). Essi sono mediatori tra il divino e l’umano e ausiliatori della miseria umana, ma non per intervento diretto; essi non possono (come ad esempio sembra dalle preghiere che il re Enrico rivolge all’anima di Tommaso) decidere della beatitudine o della dannazione dei fedeli, bensì solo intercedere per costoro presso Dio; analogamente, il mar- tirio dei cristiani può imitare solo imperfettamente il martirio di Cristo, per via dell’imperfezione della natura umana (principio che sembra vio- lato qui ad esempio dalle affermazioni del coro nell’atto IV, Ivi, p. 89, o a più riprese nell’atto V). In definitiva va tenuto conto del fatto che il Tommaso in Conturbia, come del resto tutte le pièces agiografiche diScammacca, è una tragedia profondamente militante. Una storia come quella di Tommaso Becket è particolarmente emblematica, poi, dato che non si tratta, come tradizio- nalmente è il caso per la letteratura agiografica (martirologica o meno), di un conflitto tra cristiani e pagani, bensì di una lotta per la legittima- zione del potere ecclesiastico a detrimento di quello monarchico e, nel caso specifico, di una netta condanna dei presupposti ideologici che nel XII secolo hanno gettato le basi della Church of England. Sintomatico in tal senso è che nell’ultimo atto della tragedia compaia l’unico personaggio soprannaturale, san Michele arcangelo, il cui ruolo è quello di scortare alla presenza del re il legato pontificio, salvandolo da un avventuroso periplo marino, affinché l’emissario papale intimi al re d’Inghilterra la massima penitenza per il crimine «commissionato» (Ivi, pp. 102-109)… penitenza a cui Henry II non mancherà di sottoporsi, al fine di rientrare nel seno di Santa Madre Chiesa.

23. Tanto che esiste una sorta di revisionismo nella storiografia del paleocristianesimo — già fra i contem- poranei, peraltro — che tende a vedere nelle diverse ondate di persecuzione di cui i cristiani sono stati vittime, come comunità, ma anche, ed è il caso di Becket o dei missionari, come individui, una sorta di degenerazione di provocazioni a opera di esaltati. Tali condanne sono fra l’altro ribadite in un’epoca recente rispetto alla pièce di Scammacca, dato che Urbano VIII procede, tra il 1625 e il 1634, a fissare in maniera rigorosa i criteri di canonizzazione, assegnandone il monopolio a Roma, e fra l’altro insistendo sul fatto che alla ricerca di gloria attraverso il martirio (la iactatio) non debba far seguito il tributo di un culto al cristiano morto in tali circo- stanze. Sull’atteggiamento della Chiesa dei tempi delle persecuzioni rispetto alla iactatio martyrum, argomento molto dibattuto, cfr. almeno Biet e Fragonard (2009, pp. 64-65). R 75 Filippo Fonio

Limiti di un’estetica della sofferenza

Per concludere vorrei tornare alla scarna storiografia del genere della tragedia agiografica. Rispetto agli studi novecenteschi di, fra gli altri, Loukovitch (1977 [1933]) e Lebègue (1929 e 1977-1978), caratterizzati, in particolare il primo, da un approccio storico-letterario che, come di fre- quente all’epoca, tende a prescindere dallo specifico teatrale, Christian Biet, nell’ambito di studi piuttosto imperniati sull’innesto tra storiografia dei generi e performance studies (Biet, 2006 e 2010; Biet-Fragonard, 2009), si interroga nello specifico sugli effetti che la tragedia agiografica «san- glante» suscita nello spettatore dell’epoca come in quello odierno, non mancando, in particolare, di rilevare una certa ambiguità nell’effetto di pathos e di empatia che rischierebbe di pervertire l’impatto del martirio pubblico: […] ces tragédies anciennes, pourtant terriblement engagées dans les mouvements san- glants de la Réforme et de la Contre-Réforme, mettent, de fait, en question la cohésion de leur public. Supposées ritualisées, ces pièces sont en réalité vues par une assemblée théâtrale diffractée qui, lors de la séance, se distingue du rituel par l’hétérogénéité des points de vue, des jugements et des comportements. Face à la mort modélisée, fervente, utile et sainte qui devrait mener, via la propagande, les spectateurs à la Vérité, cette assemblée, de fait, et à mesure qu’elle est celle de la ville et du monde social, joue, juge, et sait que les martyrs sont des simulacres dès lors qu’ils sont sur scène. Ce faisant, elle prend de l’intérêt, du plaisir à observer ces simulacres et à les voir souffrir au nom de Dieu. (Biet, 2010, p. 9) Il rovescio della medaglia di questa estetica della sofferenza e del santo patibolo starebbe insomma nel godimento estetico decontestualizzante che lo spettatore (e perché no anche il lettore) prova nei confronti della spet- tacolarizzazione della sofferenza, percepita quindi, a discapito dell’engage- ment morale e confessionale, come fine a se stessa. Mutatis mutandis, anche un ambiente relativamente protetto come è quello del collegio gesuita, il cui ruolo è nel XVII secolo di formare non solo i quadri ecclesiali, ma anche il ceto dirigente laico, non si trova esente da rischi di questo tipo, come pure dalla polifonia ricettiva che Biet evoca come tipica della piazza. Un caso spinoso come quello di Thomas Becket non può di conseguenza essere trattato né a completo vilipendio del potere civile costituito (come sembra suggerire l’epilogo della tragedia di Scammacca), né a detrimento dell’autorità ecclesiastica (a cui si allude tangenzialmente nella pièce attra- verso il riferimento a Henry VIII). Tale polifonia rimette in discussione quest’idea dell’accordo nella fru- izione dell’opera su cui insistono diversi teorici contemporanei dei trage- R 76 Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia diografi regolari, fra cui in particolare l’abbé D’Aubignac, che introduce la nozione di «plaisir du spectateur» alla metà del XVII secolo 24, situan- dosi piuttosto nella linea del concetto di problematicità applicato al tragico barocco da Walter Benjamin e che è stato evocato all’inizio.

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24. D’Aubignac (2001 [1657]). La pratique du théâtre consacra un intero capitolo (il sesto della prima parte) allo spettatore, trattando sia della considerazione che l’autore drammatico deve avere per il suo pubblico (divertendolo senza scioccarlo, ammonendolo e ammaestrandolo senza annoiarlo), sia gettando le basi per una prototipica estetica della ricezione, nonché proponendo un’intelligente ripartizione del pubblico in categorie socioculturali­ e intellettuali. Del resto D’Aubignac, autore drammatico lui stesso, e per giunta anche di pièces agiografiche (La Pucelle d’Orléans, in prosa, è stampata nel 1642), nel suo ruolo di trattatista prescrittivo giu- dica in maniera assai critica la scelta, da parte del drammaturgo, di dare vita a episodi della storia sacra sulla scena. Duro è in particolare il giudizio sul capolavoro incontestato del genere, il Polyeucte di Corneille, a cui è dedicata buona parte del sesto capitolo del quarto libro della Pratique, edito postumo. Diversi sono i punti che D’Aubignac contesta ai drammaturghi che si cimentano in soggetti cristiani, vetero- e neotestamentari quanto agiografici. Il principale di essi è che la religione cristiana, religione trascendentein figura anche laddove più si avvicina all’immanenza, come è il caso dell’agiografia, poco si presta a una trasposizione delle sue verità per la scena. Il verso in particolare rischia di essere piattamente dottrinale o viceversa irriguardoso nei confronti dei dogmi della religione, e il rispetto della verità storica delle Scritture e delle passiones di forzare le unità, che sono da salvaguardare nei limiti del possibile a prescindere dal soggetto tragico trattato (Corneille ha una posizione diametralmente opposta, dal momento che afferma: «J’estime […] qu’il ne nous est pas défendu d’y [alla storia sacra] ajouter quelque chose, pourvu qu’il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit», Corneille, 1980 [1682], p. 979). Da ultimo, semplicemente, lo spettatore non cerca l’ammaestramento dottri- nale quando va allo spettacolo, bensì il divertimento, la leggerezza, seppur moralmente inappuntabili. Unica eccezione secondo D’Aubignac è il teatro di collegio, nel quale appunto le tematiche sacre trovano la propria ragione d’essere: «[…] les discours de Religion ne peuvent être supportables que dans les représentations des Collèges où le langage n’est point de l’intelligence du Vulgaire, où les Auteurs sont capables d’en bien tirer la doctrine, et où l’on va plutôt avec une disposition convenable à des entretiens de piété, que pour y trouver quelque divertissement» (D’Aubignac, 2001 [1657], p. 456). R 77 Filippo Fonio

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Le tragique entre histoire et fiction narrative

Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole et de ses émules

Cécile Terreaux-Scotto Université Grenoble Alpes

En 1953, Raffaello Ramat publiait chez Olschki un ouvrage intitulé Il Guicciardini e la tragedia d’Italia 1. La tragedia d’Italia désigne la période des guerres d’Italie qui ont ravagé la péninsule de 1494 à 1559, période qui est dominée par ce que Ramat appelle la tirannia del fato (la « tyrannie du destin ») — la prédominance du destin dans la causalité d’un événement étant précisément ce qui lui confère son caractère tragique. Si l’on excepte le récit que Luigi Guicciardini fait du sac de Rome, qu’il qualifie de miseranda tragedia 2 (« misérable tragédie »), dans les textes contemporains aux guerres d’Italie le nom « tragédie » n’apparaît pas. De façon emblématique, Francesco Guicciardini et Benedetto Varchi évoquent les calamità d’Italia (les « calamités d’Italie ») 3. De son côté, le prédicateur dominicain Savonarole emploie le terme tribolazioni (« tribulations »). À lui seul, ce mot inscrit les guerres d’Italie dans un discours religieux. De fait, Savonarole considère que ces événements militaires sont une épreuve physique et spirituelle envoyée par Dieu pour inviter les habitants de la péninsule, et en particulier les Florentins, à faire pénitence. Qu’elles soient nommées « calamités » ou « tribulations », les guerres d’Italie constituent bien une succession d’événements funestes et effrayants. Autrement dit, elles correspondent à la définition même du « tragique », pris non pas dans son acception littéraire renvoyant au genre de la tragédie, mais comme épithète désignant une façon de percevoir un événement 4.

1. R. Ramat, Il Guicciardini e la tragedia d’Italia, Florence, Olschki, 1953. 2. on lira à ce propos l’intervention de Jean-Claude Zancarini dans ce volume. 3. F. Guicciardini, Storia d’Italia, E. Mazzali (éd.), Milan, Garzanti, 1988, vol. 1, p. 1 ; B. Varchi, Storia fiorentina, Florence, Salani editore, 1963, vol. 1, p. 59. 4. M. Escola (éd.), Le tragique, Paris, Flammarion, 2002. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 83-109. 83 Cécile Terreaux-Scotto

Par ailleurs, et surtout, ces événements sont imprévisibles et irration- nels, en fonction des alliances qui se font et se défont et des conquêtes et des défaites qui varient d’un jour à l’autre. Voilà pourquoi les contempo- rains considèrent que ces guerres sont ordonnées avant tout par la fortune qui domine toutes choses, et en particulier les affaires militaires. De façon significative, la périphrase employée par Francesco Guicciardini pour dési- gner les guerres d’Italie — il parle des tempi fortunosi 5 — revient à faire de ces événements, par antonomase, l’incarnation même de la fortune. Mais pour Savonarole, c’est moins la fortune que la providence qui orchestre les guerres. Et dans l’interprétation qu’il fournit aux Florentins, Dieu a déclenché les guerres pour inciter les hommes à se convertir. Les guerres apparaissent donc moins comme une fatalité écrasante que comme une occasion positive de réformer l’Église. Dans ses sermons, le prédicateur brosse le tableau terrifiant d’une Italie menacée par une catastrophe imminente, « catastrophe » étant entendue dans le sens tragique du terme, c’est-à-dire comme le dernier événement avant le dénouement d’une action 6. Cette catastrophe est l’ensemble des fléaux que Dieu menace d’envoyer sur terre avant le renouvellement pos- sible de l’Église. Les Florentins peuvent cependant exercer leur libre arbitre pour échapper aux tribulations : s’ils font pénitence, Dieu les épargnera. De sorte que la prophétie conditionnée que Savonarole développe au fil de ses sermons lui fait écarter une vision tragique de l’Histoire. Ce n’est toutefois qu’au moment de la seconde République florentine, soit trente ans après l’exécution du prédicateur, que les savonaroliens s’en remettront à Dieu pour faire face aux armées espagnoles qui assiègent la cité, comme si la foi pouvait leur épargner un destin tragique.

« L’Italia andrà sottosopra »

Dès sa prédication dans les années 1480 à San Gimignano, Savonarole avait annoncé que l’Église allait être « flagellée » et « renouvelée » (flagel- lata, rinovata) et que cela ne saurait tarder 7. À Florence en 1492, il avait ainsi proclamé que le glaive de Dieu était sur le point de s’abattre sur la cité pour la punir de ses péchés. Cette prédiction était exprimée par la for-

5. F. Guicciardini, Dialogo del Reggimento, G. M. Anselmi et C. Varotti (éd.), Turin, Bollati Boringhieri, 1994, p. 109. 6. M. Escola, ouvr. cité, p. 227. 7. Sur la prédication des années 1483-1485, dont il reste peu de traces, voir G. Cattin, Il primo Savonarola. Poesie e prediche autografe dal Codice Borromeo, Florence, Leo S. Olschki, 1973, p. 105-161. R 84 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole mule bien connue : « Ecce gladius Domini super terram cito et velociter. » Les Florentins, qui s’attendaient depuis plusieurs années à une renovatio précédée d’un long temps de tribulations 8, étaient prêts à entendre et à recevoir le discours prophétique et apocalyptique de Savonarole, d’autant qu’ils étaient habitués à entendre des prophéties — au point que Stéphane Toussaint peut qualifier leur ville de « terre prophétique 9 ». C’est pourquoi lorsque le roi de France Charles VIII franchit les Alpes le 2 septembre 1494, Savonarole peut présenter cet événement politique et militaire comme la réalisation de ses prophéties. Dans le premier sermon du cycle sur Aggée, il dit à ce propos : « Tu sais qu’il y a plusieurs années, avant que l’on n’entendît la rumeur ou que l’on ne sentît l’odeur de ces guerres que l’on voit maintenant, commencées par les gens d’outre-monts, de grandes tribulations te furent annoncées 10. » Cette coïncidence entre les tribulations annoncées et les événements qui se produisent assoit son autorité dans la cité 11, si bien qu’il est envoyé en ambassade auprès du roi de France 12. Il s’agissait en effet de plaider la cause de Florence auprès d’un Charles VIII qui demandait le retour de Pierre de Médicis, alors que la population venait précisément de le chasser. Charles VIII, réceptif à l’argumentation de Savonarole qui le disait choisi par Dieu pour accomplir une grande mission, s’était alors engagé à resti- tuer Pise et les forteresses que lui avait données Pierre de Médicis contre une forte somme d’argent. De sorte que lorsque le souverain avait quitté

8. E. Garin, « L’attesa dell’età nuova e la “renovatio” », dans L’attesa dell’età nuova nella spiritualità della fine del Medioevo (Convegno del Centro di Studi sulla spiritualità medievale, III, 16-19 octobre 1960), Todi, Presso l’Accademia Tubertina, 1962, en particulier p. 12 et 24 ; C. Vasoli, « Notizie su Giorgio Benigno Salviati », dans Id., Profezia e ragione. Studi sulla cultura del Cinquecento e del Seicento, Naples, Morano Editore, 1974, p. 57-58. Sur la prophétie, O. Niccoli, « Profezie in piazza. Note sul profetismo popolare nell’Italia del primo Cinquecento », Quaderni storici, XIV, mai-août 1479, fasc. II, p. 500-539 ; Id., Profeti e popolo nell’Italia del Rinascimento, Rome, Bari, Gius. Laterza & Figlia, 1987. La conjonction astrologique de Saturne et de Jupiter en 1484 avait donné lieu à l’annonce de calamités dans l’ensemble de la péninsule : voir C. Vasoli, « Profezie e profeti nella vita religiosa politica fiorentina », dans Magia, astrologia e religione nel Rinascimento (Convegno polacco-italiano, Varsovie, 25-27 septembre 1972), Wroclaw, Warsawa, Kradow, Gdansk, Ossolineum, 1974, p. 17-19 ; D. Weinstein, Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la Renaissance, s. l., Calmann-Lévy, 1973, p. 95-97. 9. « terra profetica » (S. Toussaint, « Profetare alla fine del Quattrocento », dans G. C. Garfagnini (éd.), Studi savonaroliani. Verso il V centenario, Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 1996, p. 168). 10. « Tu sai che più anni fa, innanzi che si sentisse romore o odore alcuno di queste guerre che si veggano ora, mosse dagli oltramontani, che ti furono annunziate gran tribulazioni. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo – Trattato circa el reggimento e governo della città di Firenze, L. Firpo (éd.), Rome, Angelo Belardettti, 1965, I, p. 12.) La traduction provient de l’édition suivante : Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, trad. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Seuil, 1993. 11. L. Polizzotto, “The Elect Nation”. The Savonarolan Movement in Florence 1494–1545, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 2. 12. R. Ridolfi, Vita di Girolamo Savonarola, Florence, Sansoni, 1981, p. 126. On peut lire à ce sujet le témoi- gnage de F. Guicciardini, Storie fiorentine, A. Montevecchi (éd.), Milan, BUR, 1998, p. 218. R 85 Cécile Terreaux-Scotto

Florence le 28 novembre, Savonarole pouvait apparaître à de nombreux Florentins, selon la formulation de Donald Weinstein, « comme un pro- phète de Dieu envoyé pour sauver leur ville du cataclysme 13 ». De son côté, le prédicateur répète régulièrement à son auditoire que la situation actuelle correspond point par point à ce qu’il avait annoncé dans le passé. Le 13 janvier 1495, alors qu’il explique pour quelles raisons le fléau est proche, il insiste par exemple longuement sur le fait qu’il avait entre autres prédit la venue de Charles VIII. Alors que les habitants de la péninsule étaient sceptiques, ils sont forcés aujourd’hui de reconnaître que frère Jérôme disait vrai, et que le nouveau Cyrus qu’il avait annoncé est bel et bien sur le sol de la péninsule : Souviens-toi quand je te dis, il y a maintenant trois ans, que le vent se lèverait comme dans l’histoire d’Élie et que ce vent balayerait les montagnes. Ce vent est venu et c’était la rumeur qui s’est répandue pendant des années en Italie ; et on parlait de ce roi de France, et partout cette rumeur se propageait comme le vent et balayait les montagnes, c’est-à-dire les princes d’Italie, et elle les a incités cette année à croire et à ne pas croire que ce roi doit venir. Et voilà qu’il est venu, et tu disais : – il ne viendra pas, il n’a pas de chevaux, c’est l’hiver –, et moi je me riais de toi car je savais comment les choses allaient se passer. Voilà qu’il est venu, et Dieu a fait de l’hiver un été, comme je te le dis alors. Souviens-toi aussi que je te dis que Dieu irait par delà les montagnes et qu’il le prendrait par la bride et qu’il l’amènerait de ce côté, malgré et contrairement à l’opinion de chacun ; et voilà qu’il est venu. Souviens-toi aussi que je t’ai dit que les grandes forteresses et les grands remparts ne vaudraient rien ; vois si tout s’est vérifié 14. La répétition anaphorique des impératifs « souviens-toi » (ricordati) est des- tinée à convaincre les Florentins du bien fondé de sa prédication prophé- tique et à légitimer sa parole. Toujours dans le même sermon, Savonarole établit d’ailleurs ensuite un récapitulatif de tout ce qu’il avait annoncé, établissant par la même occasion un plaidoyer pro domo qui lui donne implicitement le statut de prophète :

13. D. Weinstein, ouvr. cité, p. 39. 14. « […] ricordati quando io ti dissi, ora sono tre anni, che verrà uno vento a similitudine di quella figura di Elia e che questo vento concuterìa li monti. Questo vento è venuto e questo è stato la fama che si sparse anno per Italia; e dicevasi di questo re di Francia, e per tutto questa fama volava come il vento e concuteva i monti, cioè e’ prìncipi di Italia, e halli tenuti questo anno commossi in credere e non credere che questo re debbe venire. Ed ecco che è venuto, e tu dicevi: – e’ non verrà, e’ non ha cavalli, egli è il verno –, e io mi ridevo di te che sapevo la cosa come aveva a andare. Ecco che egli è venuto, e Iddio ha fatto del verno state, come allora ti dissi. Ricordati che ancora ti dissi che Iddio andrìa di là da’ monti e che lo pigliarìa per la briglia e menerebbelo di qua, a dispetto e contro alla opinione di ciascuno; ed ecco che è venuto. Ricordati ancora che io ti dissi che non varrebbono niente le gran fortezze e le gran mura; vedi se s’è tutto verificato. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, V. Romano (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1969, III, vol. 1, p. 55-56. Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons.) R 86 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole

Crois-moi, Florence ! tu devrais vraiment me croire parce que, de tout ce que je t’ai dit, tu n’as jamais vu changer un iota jusqu’à maintenant, et à l’avenir aussi tu ne verras rien manquer. J’ai prédit, il y a plusieurs années, la mort de Laurent de Médicis, la mort du pape Innocent. De même, l’événement qui vient de se produire, ici à Florence, du changement de cet État. De même, j’ai dit que le jour où le roi de France serait à Pise, le renouveau de cet État aurait lieu ici. Je n’ai pas dit ces choses là-haut en public, mais je les ai dites à ceux qui sont ici, à ce prêche, et j’ai des témoins ici à Florence 15. Par la suite, dans ses sermons et avec la publication en août 1495 du Compendio di rivelazioni, il répétera régulièrement que tout ce qu’il avait annoncé en 1490 est en train de se réaliser 16, de sorte qu’« il fait de l’histoire de ses prophéties le fondement même de la défense de leur véracité 17 ». La réalisation des malheurs qu’il a prédits prédispose dès lors son auditoire à s’inscrire dans une lecture prédéterminée, et par conséquent tragique, des événements. Adaptant le contenu de ses sermons à l’actualité, à ce qui se passe hic et nunc, Savonarole dessine ainsi la scène tragique d’une Italie mise sens dessus dessous, « sottosopra », selon une formulation qu’il emploiera de façon récurrente à partir du printemps 1495 18. La péninsule est en effet bouleversée par la campagne de Charles VIII qui, avec une rapidité ful- gurante, parviendra en quelques mois jusqu’à Naples, suscitant stupeur et désespoir. Ce sont bien ces sentiments que Francesco Vettori évoque lorsqu’en écrivant la biographie de son père Piero au début du xvie siècle il dit : « Combien de fois je l’ai vu pleurer en ce temps-là, et affirmer qu’il voyait la ruine de la cité et que les Français venaient pour détruire l’Italie tout

15. « Credimi, Firenze! tu doverresti pure credermi perché, di quello che io t’ho detto, non hai mai veduto fallire uno iota sino a qui, e ancora per l’avvenire non ne vedrai mancare niente. Io predissi, parecchi anni inanzi, la morte di Lorenzo de’ Medici, la morte di Innocenzio Papa. Item, il caso che è stato adesso, qui a Firenze, della mutazione di questo Stato. Item dissi che quello dì, che sarebbe il re di Francia a Pisa, che qui sarìa la renovazione di questo Stato. Io non ho detto queste cose quassù publice, ma le ho dette a quelli che sono qui a questa predica, e ho li testimonii qui a Firenze. » (Ibid., III, vol. 1, p. 59) 16. Ibid., V, vol. 1, p. 95 ; VII, vol. 1, p. 123 ; XXIV, vol. 2, p. 119 ; G. Savonarola, Prediche sopra Amos e Zaccaria, P. Ghiglieri (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1971, XLVI, vol. 3, p. 336 ; Id., Prediche sopra Ruth e Michea, V. Romano (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1962, XVIII, vol. 1, p. 91 ; Id., Prediche sopra Ezechiele, R. Ridolfi (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1955, XX, vol. 1, p. 258. 17. J.-L. Fournel, « Le temps de la prophétie dans la Florence savonarolienne (automne 1494 - été 1495) », dans A. Redondo (éd.), La prophétie comme arme de guerre des pouvoirs (xv e-xvii e siècles), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 193. 18. Voir par exemple G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, IV, vol. 1, p. 81 ; VI, vol. 1, p. 109 ; VI, vol. 1, p. 123 ; XIII, vol. 1, p. 213 ; XXVII, vol. 2, p. 61 ; Id., Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, vol. 2, XXIII, p. 160 ; Id., Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XII, vol. 1, p. 358 et 370 ; XX, vol. 2, p. 164 ; Id., Prediche sopra Ezechiele, ouvr. cité, XIX, vol. 1, p. 248. R 87 Cécile Terreaux-Scotto entière 19 ! » C’est que Piero Vettori a appartenu à la génération de la paix de Lodi, qui avait permis de stabiliser les rapports entre les différents États de la péninsule et d’assurer une relative tranquillité. Or, comme le décrit Francesco Guicciardini, « à cause du passage des Français, comme à cause d’une soudaine tempête qui met tout sens dessus dessous, l’union de l’Italie se rompit et se déchira ainsi que la pensée et le soin que chacun avait pour les choses communes 20 ». Cette irruption des armées françaises sur le sol italien ne pouvait donc que susciter un profond désarroi face à un avenir incertain. Il est intéressant de souligner que pour désigner les événements de 1494 Guicciardini emploie la même formule lapidaire que Savonarole : l’Italie est sens dessus dessous, « sottosopra ». C’est que dans le florilège qu’il établit des sermons de frère Jérôme, Guicciardini insiste justement sur les extraits annonçant les calamités dont sera victime la péninsule 21. Mais cet emprunt sémantique de Guicciardini à Savonarole souligne aussi et surtout que les Florentins ont à faire face à des événements inouïs et inédits, qui bouleversent les points de repère traditionnels. L’auteur ano- nyme d’une proposition de réforme rédigée à la demande de la seigneurie en décembre 1494 exprime bien cette surprise devant la nouveauté. Il explique que le régime tyrannique des Médicis a été renversé, que chacun aspire à la « liberté » et à « l’égalité », et que Dieu parle par la bouche d’un prophète dont les prédictions viennent de se réaliser. De ce fait, il faut « sortir de l’ordinaire » (uscire dello ordinario), pour faire face à cette situa- tion « extraordinaire » (straordinaria) 22. Savonarole prend lui aussi la mesure du caractère exceptionnel des guerres dont il saisit pleinement, et immédiatement, la nouveauté. « Dis- moi, avez-vous jamais vu une guerre de ce genre, et prendre les villes de cette façon ? », interroge-t-il de façon emblématique le 25 janvier 1495 23. Les anacoluthes, qui font se heurter aussi bien une apostrophe à la deu-

19. « Quante volte lo viddi io in questo tempo piagnere, affermando che vedeva la rovina della città, e ch’e’ Franciosi venivano per comune distruzione! » (F. Vettori, Vita di Piero Vettori l’antico scritta di Francesco suo figliuolo, dans E. Niccolini (éd.), Scritti storici e politici, Bari, Gius. Laterza & Figli, 1972, p. 254.) 20. « […] per questa passata de’ franciosi, come per una subita tempesta rivoltatasi sottosopra ogni cosa, si roppe e squarciò la unione di Italia ed el pensiero e cura che ciascuno aveva alle cose comuni […]. » (F. Guicciardini, Storie fiorentine…, ouvr. cité, p. 197.) 21. F. Guicciardini, Estratti savonaroliani, dans R. Palmarocchi (éd.), Scritti autobiografici e rari, Bari, Laterza & Figli, 1936, vol. 5. 22. G. Guidi (éd.), Discorso I di anonimo sulla riforma dello stato fiorentino l’anno 1494, dans Ciò che accadde al tempo della signoria di novembre dicembre in Firenze l’anno 1494, Florence, Arnaud, 1988, p. 202. 23. « Dimmi, avete voi mai più veduto guerra a questo modo, pigliare le città in questa forma? » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, VII, p. 123.) R 88 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole xième personne du singulier (« dis-moi ») à un verbe interrogatif à la deu- xième personne du pluriel (« avez-vous »), ou bien un substantif « une guerre de ce genre » à l’infinitif « prendre » reflètent le chaos suscité par la venue de Charles VIII. Mais comme l’ont souligné Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zanca- rini, Savonarole donne un sens à ces événements extraordinaires auxquels Florence est confrontée 24. Plutôt que de se complaire dans la description tragique des guerres, le prédicateur fournit en effet une clé d’interpréta- tion de ce qui est terrifiant et incompréhensible pour son auditoire. D’une certaine façon, ses sermons vont permettre d’ordonner le désordre, de rationaliser l’irrationnel, de maîtriser l’imprévisible. Il va en somme éta- blir des certitudes dans un contexte où tout n’est qu’incertitude puisque, nous informe Guicciardini, la conquête d’une ville ne prenait « pas des mois mais quelques jours et quelques heures 25 ». Cette certitude énoncée par frère Jérôme est de l’ordre de la prophétie conditionnée, qui incite les Florentins à faire pénitence pour échapper aux tribulations à venir.

« Agite poenitentiam »

Aux temps rapides des guerres d’Italie — Machiavel parle de guerres « courtes et puissantes 26 » — Savonarole répond par le temps long de la prophétie. Il explique à ce propos dans le Compendio di rivelazioni que Dieu, qui seul connaît le moment où s’accomplira la réforme, choisit de révéler ce moment à une personne élue, c’est-à-dire à un prophète qui est seul habilité à annoncer le futur. Or, ce prophète, c’est lui-même, le fraticello de Ferrare 27. Ainsi se présente-t-il dans les sermons comme le détenteur d’une parole inspirée — « Florence, ce n’est pas moi que tes oreilles ont entendu, mais Dieu 28 ». Et puisque sa parole procède de Dieu 29, elle ne

24. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, La politique de l’expérience, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 2002, p. 31. 25. « non in mesi ma in dì ed ore » (F. Guicciardini, Storie fiorentine, ouvr. cité, p. 197). 26. « corte e grosse » (N. Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, G. Inglese (éd.), Milan, Rizzoli, 1996, II, 6, 5). 27. G. Savonarola, Compendio di rivelazioni, testo volgare e latino – Dialogus de veritate prophetica, A. Cru- citti (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1974, p. 8-9. 28. « […] Firenze, hai udito con gli orecchi tuoi non me, ma Iddio. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, III, vol. 1, p. 41.) 29. G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, I, vol. 1, p. 44. R 89 Cécile Terreaux-Scotto peut être qu’infaillible : « […] ce que je vous ai dit ne bougera pas d’un iota 30. » Dans le présent, les Florentins doivent déjà faire face à une réalité au caractère funeste : « Quand je considère l’Italie dans son ensemble et ses villes, je ne vois que ténèbres, je ne vois que tempête, je ne vois que tribu- lations », déplore Savonarole en novembre 1494 31. Le 15 mars 1495, il insiste encore : « Tu vois aussi dans quelle situation se trouve l’Italie, qui a déjà commencée à être sens dessus dessous 32. » Le responsable de ce sombre tableau est le roi français Charles VIII, qu’il présente comme le véritable bras armé de Dieu dès le 1er novembre 1494 : « Dieu envoie ces tribulations et […] Dieu est le chef de ces armées et […] c’est Lui qui les guide 33. » Mais le pire est encore à venir, comme le promet un Dieu vengeur par la bouche du prédicateur : Les villes d’Italie seront à feu et à sang. Je les mettrai sens dessus dessous, et je jetterai à terre tes munitions et tes forteresses. Toi, tu as pourtant confiance dans tes rem- parts, Italie ; je détruirai tes remparts, j’abattrai tes forteresses, et je te montrerai que tu devais avoir confiance en moi et non pas dans les choses d’ici bas 34. Savonarole annonce à ce propos la venue d’autres armées qui viendront dévaster la péninsule comme le fait déjà l’armée française : Je te dis qu’un seul barbier ne peut pas raser autant de gens. Un autre barbier viendra. Tu vois que, alors que je t’ai dit ces choses il y a maintenant quatre ans, elles ont avancé ; tu devrais aussi croire ce que je te dis et tu ne le crois pas 35. Le prédicateur n’indique pas de date précise pour la venue de cet « autre barbier », qui s’inscrit, comme toutes ses prophéties, dans un futur indé- terminé. Il explique que les Florentins étant incrédules, il entend faire comme les prophètes des Écritures, qui privaient les incrédules d’infor-

30. « […] uno iota non mancherà di quello che io v’ho detto. » (G. Savonarola, Prediche sopra Giobbe, R. Ridolfi (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1957, I, vol. 1, p. 15. Voir aussi Id., Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, XXIII, vol. 2, p. 160.) 31. « Quando io considero tutta la Italia e le città di quella, io non veggo se non tenebre, io non veggo se non tempesta, io non veggo se non le tribulazioni. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, III, p. 58.) 32. « Tu vedi pure la Italia in che termini ella si truova, che digià è cominciata tutta andare sottosopra. » (G. Savonarola, Prediche sopra Giobbe, ouvr. cité, XIII, vol. 1, p. 238.) 33. « Dio manda queste tribulazioni e […] Dio è el capo di questi eserciti e […] lui li conduce. » (G. Savo- narola, Prediche sopra Aggeo…, I, p. 10. Voir aussi Id., Prediche sopra Giobbe, ouvr. cité, I, vol. 1, p. 9.) 34. « Le città della Italia anderanno a foco e fiamma. Io le farò andare sottosopra, e butterò per terra le tue munizioni e le tue fortezze. Tu ti confidi pure in mura, Italia; io guasterò le tue mura, io butterò giù le tue rocche, e monstrerotti che tu dovevi confidarti in me, e non in cose terrene. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XV, vol. 1, p. 470.) 35. « Io ti dico che uno barbiere solo non può radere tanta gente. Verrà un altro barbiere. Vedi che, avendoti dette queste cose da quattro anni in qua, e’ sono andate innanzi; doverresti pur credere quello che io ti dico e tu non credi. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, VII, p. 123.) R 90 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole mations précises 36. Il dit aussi que Dieu veut inciter les Florentins à une vigilance constante, comme il apparaît dans un passage des commentaires sur les Psaumes qui mérite d’être intégralement cité malgré sa longueur : Je t’ai dit : Gladius Domini super terram cito et velociter. Crois-moi, le couteau de Dieu viendra et bientôt. Ne te moque pas de ce « cito », et ne dis pas que c’est un « cito » de l’Apocalypse, qui met une centaine d’années à venir. Crois-moi que c’est pour bientôt : croire ne te nuit en rien, et même t’est utile, car cela te fait revenir à la pénitence et te fait marcher sur le chemin de Dieu ; ne pas croire peut te nuire et ne t’est pas utile ; aussi crois que le temps est pour bientôt : on ne peut pas dire exactement quand, parce que Dieu ne veut pas, afin que ses élus soient toujours dans la crainte, la foi et la charité, et qu’ils demeurent toujours sur le chemin de Dieu. Et c’est pourquoi je n’ai pas indiqué de temps déterminé, afin que tu fasses toujours pénitence et que tu plaises toujours à Dieu ; parce que, par exemple, si on disait aux hommes : – Les tribulations auront lieu d’ici dix ans –, chacun dirait : – Je peux encore attendre un moment avant de me convertir –, et ce serait presque une façon de leur permettre de faire le mal, ce qui ne serait pas convenable. Et c’est pourquoi Dieu ne veut pas qu’on prêche le temps déterminé. Mais je te dis bien ceci, que maintenant c’est le temps de la pénitence ; ne vous moquez pas de ce « cito », car je vous le dis : si vous ne faites pas ce que j’ai dit, gare à Florence, gare au peuple, gare au petit, gare au grand 37 ! Puisque l’objectif est d’amener les Florentins à la pénitence, la tem- poralité précise des tribulations importe peu, d’autant que se préparer au pire en se convertissant « ne nuit en rien ». On peut certes voir dans ces propos la volonté tactique de manipuler un auditoire fragilisé par un contexte difficile — Machiavel, dans une lettre qu’il adressera à Francesco Guicciardini le 17 mai 1521, emploiera d’ailleurs l’adjectif versuto (« rusé ») pour qualifier frère Jérôme. Mais il y a surtout que la perspective tempo- relle de Savonarole est celle de Dieu et non de l’homme. Autrement dit, ses sermons s’inscrivent dans l’a-temporalité de l’éternité qui en définitive

36. G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, I, vol. 1, p. 44-45. 37. « Io ti ho detto: Gladius Domini super terram cito et velociter. Credimi che il coltello di Dio verrà e presto. E non ti fare beffe di questo cito, e non dire che e’ sia uno cito dello Apocalisse, che sta centinara d’anni a venire. Credimi che sia presto: il credere non ti nuoce niente, anzi ti giova, che ti fa tornare a penitenzia e fatti cammi- nare per la via di Dio; a non credere ti può nuocere e non ti giova; però credi che presto è il tempo: a punto non si può dire, perché Iddio non vuole, acciò che li suoi eletti stieno sempre in timore e in fede e in carità, e stieno sempre nella via di Dio. E però non ti ho detto tempo determinato, acciò che tu facci sempre penitenzia e che tu piacci sempre a Dio; perché, verbigrazia, se si dicessi agli uomini: – La tribulazione ha a venire di qui a dieci anni –, ogni uno direbbe: – Io posso indugiarmi ancora un pezzo a convertirmi –, e sarìa quasi un dargli licenzia di fare male in quel mezzo, il che sarìa inconveniente. E però Iddio non vuole che si predichi il tempo determinato. Ma bene ti dico questo, che ora è il tempo della penitenzia; non vi fate beffe di questo cito, ché io vi dico: se non farete quello che io ho detto, guai a Firenze, guai al popolo, guai al piccolo, guai al grande! » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, III, vol. 1, p. 60-61.) R 91 Cécile Terreaux-Scotto ramène tout à l’instant présent, comme il apparaît dans le sermon III sur les Psaumes : […] Dieu, fort capable de toute chose, est éternel et embrasse le temps tout entier ; parce que chaque chose est présente pour lui, et ce qui fut et ce qui est et ce qui sera est toujours présent pour Lui, et il entend et voit toujours toutes les choses dans le présent 38. De même, et de manière significative, lorsque Savonarole parle du futur, il parle aussi du présent et du passé de Florence. Car demander aux Florentins de faire pénitence pour préparer leur salut éternel est une façon de dénoncer, en filigrane, ce qui n’est pas conforme aux vertus chrétiennes dans la Florence d’aujourd’hui et d’hier. « Regarde, dis-je, ton passé ; prêtes-y attention et tu verras que, si tu ne changes pas de forme, ce sera toujours de mal en pis 39 », met en garde frère Jérôme. Aussi une bonne partie des sermons est-elle consacrée à inviter les Florentins à re- noncer au « vieil usage » (vecchia usanza), pour lui préférer une « nouvelle habitude » (nuova consuetudine). Cependant, en même temps que Savonarole ne fixe aucun délai précis pour la survenue des fléaux qui menacent les Florentins, il martèle que « le temps est proche 40 », que « le temps est bref 41 ». Cette double temporalité, qui associe l’incertitude quant au moment précis de la réalisation de la prophétie, à la certitude que les délais en sont proches, crée une tension tragique à l’intérieur des sermons, comme si les Florentins devaient vivre dans un état d’urgence permanent. Un passage du sermon XIV sur Aggée est emblématique à cet égard. Voici en quels termes Savonarole annonce la nécessité urgente de faire la paix universelle et d’empêcher la mise en place du gouvernement d’un seul : « Et pressez-vous, car les temps l’exigent, que tu agisses rapidement ; et faites-le, parce que, là où il faut des faits, les mots ne suffisent pas 42. » Le prophète est donc celui qui prend la mesure de la conjoncture et qui adapte le contenu de son discours à la « diversité des temps » (diversità de’ tempi), ce que Machiavel nommera plus tard la « qualité des temps »

38. « […] Iddio, capacissimo d’ogni cosa, è eterno e abraccia tutto il tempo; perché ogni cosa a Lui è presente, e ciò che fu e è e sarà a Lui sempre è presente, e intende e vede presente sempre ogni cosa. » (Ibid., III, vol. 1, p. 37) 39. « Guarda, dico, e’ tuoi tempi passati; ponvi cura e vedrai che, se tu non muti forma, sempre anderai di male in peggio. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, XV, p. 260.) 40. « ‘l tempo è presso » (G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, VII, vol. 1, p. 207. Voir aussi Id., Prediche sopra l’Esodo, P. G. Ricci (éd.), Rome, Angelo Belardetti, 1955, XVI, vol. 2, p. 116 et 133). 41. « el tempo è breve » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XIV, vol. 1, p. 429. Voir aussi ibid., XVII, vol. 2, p. 70). 42. « E sollecitate, ch’el tempo lo ricerca, che tu facci presto; e fatelo, chè, dove bisogna fatti, non bastano le parole. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, XIV, p. 248.) R 92 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole

(qualità de’ tempi). De plus, la parole du prédicateur qui dit l’urgence de la situation est destinée à émouvoir les Florentins, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire à les mettre en mouvement, à les faire agir 43. C’est pourquoi le dialogue qu’il entretient avec ses auditeurs au fil des sermons est de l’ordre de l’affectif, du pathos — ce qui confère une coloration tra- gique à sa parole. De fait, Savonarole, qui cherche à susciter la terreur, privilégie ce que Christian Plantin appelle « l’argumentation par la force », qui « consiste à instaurer un choix qui porte sur les termes également désagréables d’une alternative, l’un de ces termes restant malgré tout plus acceptable que l’autre » 44. On peut résumer le choix offert par Savonarole aux Florentins à l’aide d’une citation tirée du premier sermon sur Aggée qui remonte au 1er novembre 1494 : « […] faites une vraie pénitence […] autrement je vous annonce que [Dieu] vous punira dans votre âme, dans votre corps et dans votre vie 45. » D’un côté donc, il s’agit pour les Florentins de renoncer à leurs plaisirs divers et variés ; de l’autre, ils risquent une atteinte à leur inté- grité non seulement corporelle mais aussi spirituelle. Savonarole évoque en effet comme sanction, d’une part les calamités militaires, auxquelles s’ajouteront la famine et la peste 46, et d’autre part la damnation éternelle, face à laquelle il présente les catastrophes liées aux guerres comme bien relatives : « […] considère que les guerres d’Italie, la peste, la faim et toutes les autres tribulations de ce monde ne sont rien en comparaison des peines éternelles 47. » Dans cette alternative se trouve la conception moderne du tragique telle qu’elle est rappelée par Escola, à savoir le tragique « comme affrontement d’une liberté et d’un destin 48 » : la liberté de se convertir d’une part, et, en l’absence de pénitence, un destin destructeur d’autre part. Comme tout argument par la force, il y a un envers, à savoir un « argu- ment par la douceur 49 » : « Placez votre espérance en Dieu, tournez votre esprit vers la lumière supérieure, voilà ce qui rend les hommes forts en

43. Voir à ce sujet C. Terreaux-Scotto, « “Mon dire est un faire” : l’art de persuader dans les sermons poli- tiques de Savonarole », Cahiers d’études italiennes (Filigrana), no 2, 2005, p. 89-117. 44. C. Plantin, Essais sur l’argumentation. Introduction à l’étude linguistique de la parole argumentative, Paris, Kimé, 1990, p. 206. 45. « […] fate una vera penitenzia […] altramente vi annunzio che [Dio] vi punirà nell’anima, nel corpo e nella vita. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, I, p. 15.) 46. G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, XXVI, vol. 2, p. 223 ; Id., Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XII, vol. 1, p. 373 ; Id., Prediche sopra l’Esodo, ouvr. cité, XVIII, vol. 2, p. 191. 47. « […] considera che la guerra di Italia, la pestilenzia, la fame e ogni altra tribulazione di questo mondo sono nulla in comparazione delle pene eterne. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, V, vol. 1, p. 83.) 48. M. Escola, ouvr. cité, p. 37. 49. C. Plantin, ouvr. cité, p. 207. R 93 Cécile Terreaux-Scotto toute circonstance 50 », prévient frère Jérôme. En préférant le Christ aux « choses du monde », les Florentins obtiendront des récompenses, évo- quées par une formulation récurrente : leur cité sera « plus puissante, plus riche et plus glorieuse 51 ». Au discours comminatoire qui présente les tribulations comme une sanction méritée pour les péchés commis, fait ainsi pendant un discours gratifiant qui exalte la pénitence, source de rédemption et de salut. C’est là toute la fonction de la prophétie conditionnée, qui fait la promesse d’une issue heureuse dans un contexte tragique. Car, qu’il s’agisse de représailles ou de récompenses, Savonarole présente tout ce qu’il annonce comme une conséquence de l’attitude des hommes. Comme il l’explique dans le Compendio di rivelazioni, sa connaissance du futur « s’appelle prophétie conditionnée de menace ou de promesse, parce qu’il faut comprendre que les choses annoncées s’accompliront si on ne change pas l’ordre des causes dont elles procèdent justement 52 ». C’est pourquoi Garfagnini peut écrire que pour Savonarole « ce qui avait le plus de signification, c’était le principe d’une lecture générale de l’histoire, et de ses applications politiques, à l’intérieur d’un dessein divin de salut qui préside à la destinée du monde 53 ». Florence est certes une cité sans défense. Avant Machiavel qui écrira dans le chapitre xii du Prince que Charles VIII a pu conquérir la pénin- sule « avec une craie », frère Jérôme analyse en ces termes les faiblesses structurelles de la défense militaire de la cité : Ne te souviens-tu pas, Florence, que par le passé je t’ai dit que les grandes forteresses trembleraient, ainsi que les grands remparts, parce que ce serait du gâteau que de les prendre, c’est-à-dire qu’on les prendrait facilement, et que Dieu prendrait les chevaux

50. « cose del mondo […] Ponete la vostra speranza in Dio, voltate lo intelletto vostro al lume superiore, questo fa gli uomini gagliardi in ogni cosa » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXVI, vol. 2, p. 189). 51. « più potente, più ricca e più gloriosa ». Voir par exemple G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, X, p. 166 ; XI, p. 187 ; XV, p. 261 ; XIX, p. 344 ; Id., Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, II, p. 32 ; XIII, p. 213 et XI, p. 179 ; Id., Prediche sopra Giobbe, ouvr. cité, I, vol. 1, p. 14 ; Id., Compendio di rivelazioni…, ouvr. cité, p. 111. Ces récompenses ne sont d’ailleurs pas seulement d’ordre spirituel. Si Florence est la cité élue et si les Florentins doivent accorder plus d’importance au spirituel qu’au temporel (Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXX, vol. 2, p. 235), ils peuvent néanmoins aussi attendre des retombées immédiates et matérielles de leur conversion (ibid., II, vol. 1, p. 32). 52. « […] tal cognizione si domanda profezia condizionata di commminazione ovvero di promissione, perché bisogna intendere che tal cose prenunziate verranno se non si muterà l’ordine delle cause dalle quale ordinatamente hanno a procedere. » (G. Savonarola, Compendio di rivelazioni…, ouvr. cité, p. 120.) 53. « Il massimo del significato era il principio di una lettura generale della storia, e delle sue applicazioni poli- tiche, all’interno di un disegno divino di salvezza che presiede alle sorti del mondo. » (G. C. Garfagnini, « Alle origini dell’impegno politico savonaroliano: la profezia », dans Id., Una città e il suo profeta: Firenze di fronte al Savonarola, Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 1998, p. 104-105.) R 94 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole

par la bride et qu’il les emmènerait à l’intérieur ? Crois-moi, crois-moi, car je te dis qu’il ne te servira à rien d’être dans les grandes tours et les grandes forteresses 54. D’un point de vue humain et temporel, les Florentins sont donc condamnés à l’impuissance. Mais ils peuvent se battre avec l’arme de leur foi. Les menaces brandies par Savonarole prennent dès lors la forme de sub- ordonnées hypothétiques exprimant une condition réalisable. Car comme il l’explique le 28 juillet 1495, il n’y a pas de fatalité de la catastrophe : « Italie, je te parle encore une fois et je te dis que ton fléau est conditionné et je t’ai donné la condition : et c’est pourquoi, si tu fais pénitence, tu pourras y remédier ; mais si tu ne fais pas pénitence, il ne fait pas de doute que tu n’auras aucun remède 55. » Plus que ce qui va arriver, Savonarole annonce donc ce qui doit arriver si la justice de Dieu n’est pas respectée, ce qui est au cœur même, comme le souligne Paolo Prodi, de la « prophétie politique 56 ». De sorte que la tension tragique des sermons, qui associe indétermina- tion du temps de Dieu et imminence de la sanction, se dissout dans cette possibilité qu’ont les Florentins d’agir. S’ils changent de vie, alors il seront épargnés. De façon emblématique, Savonarole prévient les Florentins dès le 7 décembre 1494 : « Ô Florence, si tu agis ainsi que nous l’avons dit, toutes tes affaires iront bien 57. » Au printemps 1495, Savonarole remarquera à ce propos que Dieu a déjà épargnés les Florentins, puisque Charles VIII a continué sa route vers Naples sans dévaster la Toscane. De plus, les réformes institutionnelles de 1494, ainsi que la loi du 19 mars 1495, qui accorde le pardon aux anciens médicéens et la possibilité pour les condamnés politiques de faire appel devant le Grand Conseil 58, tout cela a favorisé la clémence divine : […] quand le roi de France était à Florence, tout le monde criait : – Sus, sus à Florence ! : ils gagneront un grand trésor ! – Toi tu n’entendais pas ces choses-là, mais

54. « Non ti ricordi tu, Firenze, che negli anni passati dissi che tremerrieno le gran fortezze, e le gran mura, ché le piglierebbono con le meluzze, cioè facilmente, e che Iddio piglierebbe i cavalli per la briglia e menereb- begli drento? Credimi, credimi, che io ti dico che non ti varrà niente essere nelle gran torri e nelle gran rocche. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, II, p. 31.) 55. « Italia, io ti parlo un’altra volta e dicoti che il flagello tuo è condizionato e io t’ho dichiarata la condizione; e però, se tu farai penitenzia, tu potrai rimediare; ma, se tu non farai penitenzia, senza dubio tu non hai rimedio nessuno. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXVI, vol. 2, p. 178.) 56. P. Prodi, « Profetismo e utopia nella genesi della democrazia occidentale », dans G. C. Garfagnini (éd.), Savonarola. Democrazia tirannide profezia, Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 1998, p. 200. 57. La traduction est de Fournel et Zancarini dans Savonarole, Sermons…, ouvr. cité, p. 84. « O Firenze, se tu farai in questo modo che abbiamo detto, le tue cose anderanno tutte bene. » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, VIII, p. 139.) 58. Sur le texte de la loi et le contexte dans lequel elle a été votée, voir G. Cadoni, « Leggi costituzionali della repubblica fiorentina dal 1494 al 1512 », Storia e politica, 1980-1984, IV, p. 792-807. R 95 Cécile Terreaux-Scotto

moi j’étais dans un endroit où je les entendais. Quand il rebroussa chemin, tout le monde disait : – À Florence, à Florence – et Dieu tout puissant les poussa ailleurs. D’un autre côté, si tu n’avais pas fait la réforme, Florence aurait été à feu et à sang et il y aurait eu plus de tyrans qu’auparavant. Miraculeusement donc, toutes les choses se sont faites, et la paix et l’appel et les autres choses 59. Et si Dieu a pris la décision de libérer Florence, c’est parce qu’elle avait eu recours à la prière, comme il l’explique en octobre 1496 lorsqu’il raconte son ambassade auprès de Charles VIII 60. Par conséquent, puisque Florence a déjà été épargnée 61, il faut continuer sur cette voie, pour éviter que Dieu, de sauveur qu’il était, ne se fasse bourreau. Les hommes disposent en effet de la capacité d’être maîtres de leurs propres actions et de choisir entre le bien et le mal : c’est le libre arbitre, qui permet à l’homme de « choisir et utiliser tous les moyens qui lui sont néces- saires pour le conduire à Dieu, qui ne manque jamais de donner à l’homme une aide suffisante, pour peu qu’il veuille la prendre 62 ». Savonarole précise à cet égard que « Dieu n’a n’obligation ni vis-à-vis de l’homme ni vis-à- vis de lui-même, et il lui a même donné le libre arbitre : Et posuit eum in manu consilii sui. Et il lui a montré la voie du salut, pour qu’il puisse la prendre s’il la veut 63 ». Par conséquent, si les Florentins n’échappent pas aux tribulations qui menacent la péninsule, c’est qu’ils auront choisi, en toute liberté et dans le plein exercice de leur volonté, de ne pas s’en remettre à Dieu. En d’autres termes, loin d’être écrasés par leur propre destin, ils ont la possibilité de l’infléchir. De ce point de vue, la lecture que Savonarole fait de l’Histoire n’a donc rien de tragique. Les guerres d’Italie apparaissent en effet moins comme une fatalité écrasante que comme une occasion positive de se réformer et de réformer l’Église, de changer le « vieil usage » en « nouvelle coutume » : « les guerres et les fléaux viennent […] pour le bien des élus de Dieu, c’est-à-dire pour les arracher des mains de ceux qui sont mauvais et de

59. « […] quando era el re di Francia in Firenze, tutti gridavano: – A sacco, a sacco a Firenze: guadagneranno un gran tesoro! – Tu non udivi queste cose, ma io ero in luogo che l’udivo. Quando tornò indrieto, tutti dicevano: – A Firenze, a Firenze –, e Dio onnipotente li sospinse altrove. Dall’altra parte, se non facevi la riforma, andava Firenze a fuoco e fiamme ed eraci più tiranni che prima. Miracolosamente, adunque, ogni cosa s’è fatto, e la pace e l’appello e le altre cose. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXX, p. 229.) 60. G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XXVI, vol. 2, p. 325-327. 61. G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, VIII, p. 130. 62. « […] eleggere e pigliare tutti quelli mezzi che li son necessari a condursi a Dio, el quale non manca mai di dare all’uomo sufficiente adiutorio, purchè voglia pigliarlo. » (Ibid., II, p. 30) 63. « […] Dio non è obbligato all’uomo nè ha obbligo alcuno con seco, anzi gli ha dato el libero arbitrio: Et posuit eum in manu consilii sui. E hagli mostro la via della salute, se lui la vuole, che la possa pigliare. » (G. Savonarola, Prediche sopra Giobbe, ouvr. cité, IV, vol. 1, p. 62-63.) R 96 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole ceux par qui ils sont opprimés et aussi pour les purifier et les faire mériter davantage 64 », affirme-t-il. Les guerres ne sont qu’une étape nécessaire à la gloire universelle de l’Église ; aussi est-il inutile d’avoir peur : « Florence, tu as grand peur de la guerre ; je te dis : n’aie pas peur, laisse faire la guerre autant qu’on veut, car le Seigneur est avec toi, et il te libère de tout 65. » Frère Jérôme explique à ce sujet que le renouveau de Florence, « ombilic » et « cœur » de l’Italie 66, favorisera le renouveau de la péninsule tout entière, puis de l’ensemble de la chrétienté, et que ce renouveau se propagera éga- lement chez les Infidèles, qui se convertiront alors au christianisme. Pour cette échéance, Savonarole n’indique pas non plus de date précise, mais il présente le baptême des Infidèles comme un aboutissement certain et inéluctable du processus de réforme : Je t’ai dit que les Turcs seront baptisés et il en sera ainsi ; et s’il n’y avait pas eu ton incrédulité et ton ingratitude, je t’aurais dit non seulement l’année, mais le mois, le jour et l’heure ; mais je te ne peux pas te le dire à cause de ton infidélité ; crois que les Turcs seront baptisés et parmi ceux qui sont ici il y en a qui le verront 67. C’est que le projet de Dieu se réalisera, immanquablement, comme il le dit avec force le 22 février 1497 : Florence, je t’ai dit beaucoup de choses absolues et beaucoup de choses condition- nées : les fléaux sur l’Italie, le renouveau de l’Église, la conversion des Turcs. Toutes ces choses sont absolues, et vont se produire quoi qu’il arrive et elles ne peuvent absolument pas faire défaut 68. Seul le moment où surviendra la réforme, qui aura lieu de manière certaine, est imprécis : « les choses qui, pour Dieu, vont vite peuvent sur terre prendre plus longtemps », peut-on lire dans les déclarations qui sont attribuées à Savonarole dans les minutes de son procès 69. Et puisque,

64. « Vengono […] adunque le guerre e li flagelli per el bene degli eletti di Dio, cioè per cavarli dalle mani de’ cattivi e di coloro da chi sono oppressati ed etiam per purgarli e per farli più meritare. » (G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, X, vol. 1, p. 284.) 65. « Firenze, tu hai gran paura di guerra; io ti dico: non avere paura, lascia far guerra quanto si voglia, chè il Signore è teco, e libereratti da ogni cosa. » (G. Savonarola, Prediche sopra l’Esodo, ouvr. cité, I, p. 32.) 66. « umbilico » (G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, X, p. 166 ; « core » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi…, ouvr. cité, XXII, p. 87). 67. « E’ Turchi t’ho detto che s’hanno a battezzare e così sarà; e se non fussi stato la tua incredulità e la tua ingratitudine, io t’arei detto non solamente l’anno, ma il mese, e il dì e l’ora; ma io non te lo posso dire per la tua infidelità; credi che e’ Turchi s’hanno a battezzare e di quelli che sono qui lo vedranno. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXVI, p. 177. Voir aussi ibid., XI, p. 179.) 68. « Firenze, io ti ho detto molte cose assolute e molte condizionate: el flagello della Italia, la renovazione della Chiesa, la conversione delli turchi. Queste sono tutte assolute, e hanno a venire ad ogni modo e non possono man- care per niente. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ezechiele, ouvr. cité, XXII, vol. 1, p. 288.) 69. Sur le procès de Savonarole, voir J.-L. Fournel, « Profetismo e dubbi della storia », dans G. C. Garfagnini (éd.), Savonarola. Democrazia..., ouvr. cité, p. 213-229. R 97 Cécile Terreaux-Scotto conformément à ce qui est dit dans les Actes des Apôtres (I, 7), le temps de la réforme est le temps de Dieu et non pas le temps de l’homme, la conversion des Infidèles marquera la fin des temps historiques. De sorte que le destin, au sens de succession d’événements marquant la vie d’un homme sans que sa volonté y ait une part active, disparaît dans les sermons de Savonarole au profit de la prophétie. Dans ce contexte, il ne peut pas y avoir de fatalité au sens tragique du terme, mais de l’attente confiante dans la providence, la providence étant, conformément à ce qu’enseigne Thomas d’Aquin, la sollicitude affectueuse et bienveillante avec laquelle Dieu prédispose et aide chacun à réaliser ce à quoi il est appelé 70. C’est d’ailleurs ainsi que frère Jérôme envisage sa propre destinée 71. Sa certitude thomiste selon laquelle la prophétie est une grâce donnée gratuitement par Dieu à quelqu’un qu’il choisit, un lumen conférant une connaissance surnaturelle 72, lui fait souligner à plusieurs reprises que le prophète qu’il est persuadé d’être 73 n’est qu’un simple instrument entre les mains de Dieu. Voilà pourquoi il peut dire : « Le Seigneur se lèvera et me sauvera et me défendra, et il portera les choses au terme qu’il a fixé. Je n’ai peur de rien et même je te dis que nos choses iront toujours de l’avant 74. » Selon Savonarole, puisque Dieu accomplira de toute façon ce qu’il a prévu, le prédicateur peut être prêt au sacrifice ultime de sa vie. Un passage des commentaires sur les Psaumes est explicite sur ce point : Et nous voulons faire deux choses, l’une, combattre, et nous ne cesserons jamais jusqu’à la mort ; la seconde, nous voulons vaincre, parce que les affaires du Christ remportent toujours la victoire à la fin. Ne doutez de rien car, même si je meurs, ne doutez pas, dis-je, qu’à la fin nous remporterons de toute façon la victoire ; et ce sera comme l’hydre des poètes, à qui, une fois qu’on a coupé une tête, il en pousse sept autres 75.

70. B. Mondin, Dizionario enciclopedico del pensiero di san Tommaso d’Aquino, Bologne, Edizioni Studio Domenicano, 2000, ad vocem. 71. Sur la place de la prophétie dans la vie de Savonarole, voir G. C. Garfagnini, « Profezia e autobiografia: il “caso” Girolamo Savonarola », dans Id., «Questa è la terra tua». Savonarola a Firenze, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2000, p. 327-345. 72. G. C. Garfagnini, « Il messaggio profetico di Savonarola e la sua recezione. Domenico Benivieni e Gianfrancesco Pico », dans Studi savonaroliani…, ouvr. cité, p. 199 ; A. Valerio, « Il profeta e la parola: la predicazione di Domenica da Paradiso nella Firenze post-savonaroliana », dans G. C. Garfagnini, Studi savona- roliani…, ouvr. cité, p. 301. Sur la prophétie chez Thomas et sa réutilisation par Savonarole, G. C. Garfagnini, « Savonarola e la profezia: tra mito e storia », dans Id., «Questa è la terra tua»…, ouvr. cité, p. 47-52. 73. Sur cette intime conviction, G. C. Garfagnini, « Savonarola e la profezia… », art. cité, p. 44-45. 74. « El Signore si leverà e mi salverà e defenderà, e condurrà le cose al termine suo. Io non ho paura di niente, anzi ti dico che le cose nostre andranno sempre innanzi. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XIX, vol. 2, p. 127.) 75. « E vogliamo fare dua cose, l’una combattere, che non cesseremo mai insino alla morte; la seconda, vogliamo vincere, perché le cose di Cristo hanno sempre nel fine vittoria. Non dubitate di niente che, se bene io morisse, non R 98 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole

On trouve ainsi dans les sermons plusieurs passages où le prédicateur se dit prêt à mourir 76, voire réclame la mort, au nom de l’avènement inéluc- table de la réforme de Dieu 77. Le 20 août 1496, il déclare de façon emblé- matique : « Je ne veux que ce que tu as donné à tes saints : la mort. Un chapeau rouge, un chapeau de sang : voilà ce que je désire 78. » Moins d’un an plus tard, le 11 mars 1497, il tient des propos semblables : « […] je veux seulement ta croix, Seigneur. Fais-moi persécuter : je te demande cette grâce, que tu ne me laisses pas mourir dans mon lit, mais que je perde du sang comme tu l’as fait pour moi 79. » Enfin, près de trois mois avant sa mort, il se dit prêt au martyre 80. Savonarole choisit donc sa destinée au nom de la supériorité de la providence, tout comme les hommes peuvent ne pas avoir à subir le tragique d’un destin capricieux puisque, d’après lui, ils disposent de leur libre arbitre. Ses dernières paroles au moment de son exécution vont d’ailleurs dans ce sens. D’après certains témoignages, il aurait crânement répondu à l’évêque qui procédait au rituel de la dégradation qu’il ne pouvait que le séparer de l’Église militante et non de l’Église triomphante, parce que le pouvoir de le séparer de l’Église triomphante ne revenait qu’à Dieu 81 : le prédicateur tenait à rappeler qu’il mourait en prophète et que les événe- ments tragiques qu’il avait annoncés se réaliseraient malgré sa disparition. Or, bon nombre de Florentins interpréteront les calamités qui s’abat- tront sur la péninsule, et en particulier le sac de Rome et le siège de Florence, comme la réalisation des prophéties savonaroliennes.

dubitate, dico, che nello ultimo aremo ogni modo vittoria; e sarà questo come l’idra de’ poeti che, tagliato uno capo, ne nasce sette. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXVI, p. 184.) 76. Voir par exemple G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, XVIII, vol. 2, p. 37-38. 77. G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XXVI, vol. 2, p. 181 et ibid., XXII, vol. 2, p. 84. 78. « Non voglio, se non quello che tu hai dato alli tuoi santi: la morte. Uno cappello rosso, uno cappello di sangue: questo desidero. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XIX, p. 126.) 79. « […] solo voglio la tua croce, Signore. Fammi perseguitare: io ti domando questa grazia, che tu non mi lasci morire in sul letto, ma che io ti renda il sangue come tu hai fatto per me. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ezechiele, ouvr. cité, XXXIX, vol. 2, p. 195-196.) 80. G. Savonarola, Prediche sopra l’Esodo, ouvr. cité, VI, vol. 1, p. 167. 81. P. Villari et E. Casanova (éd.), Estratto della Cronaca di Simone Filipepi nuovamente scoperto nell’Archivio Vaticano, dans Scelta di prediche e scritti di fra Girolamo Savonarola con nuovi documenti intorno alla sua vita, Florence, G. C. Sansoni, 1898, p. 505 ; I. Nardi, Istorie della città di Firenze, A. Gelli (éd.), Florence, Successori Le Monnier, 1888, vol. 1, p. 130. R 99 Cécile Terreaux-Scotto

« Verrà un altro barbiere »

Dans le tableau d’une péninsule destinée à être totalement ravagée, Florence et Rome sont toujours citées par Savonarole comme cibles privilégiées de la colère de Dieu. Florence, parce que sa position géographique au cœur de la péninsule la désigne pour être la cité élue de Dieu d’où partira la réforme de l’Église ; Rome, parce que la dépravation y est telle qu’il faut détruire cette autre Babylone pour espérer y établir une nouvelle Jérusalem. Le prédicateur présente en effet la ville de la papauté comme la source de la corruption de l’Italie tout entière : « Ô Rome, fille de Sion, tu es le principe des péchés ; tu es la reine de toutes les iniquités ; tu es la reine de l’orgueil, de la luxure et de tous les vices ; tu es le principe et la cause des péchés à la fois des autres prêtres et des autres chrétiens 82. » Rome est d’autant plus coupable qu’en tant que siège de la papauté elle devrait mon- trer l’exemple à toute la chrétienté. C’est pourquoi frère Jérôme annonce qu’elle « pleurer[a] plus qu’aucune autre ville 83 » parce qu’elle « sera la ville la plus fouettée d’Italie 84 ». À partir du mois de juin 1496, Savonarole précise la nature des dan- gers qui guettent la péninsule. Une autre armée que celle de Charles VIII viendra dévaster l’Italie au nom de Dieu : « […] tiens pour certain que Dieu reviendra de toute façon ; je ne te dis pas le Roi de France ou d’autres, mais Dieu reviendra de toute façon ; et cela ne manquera pas d’arriver, et il viendra avec une armée bien plus grande », dit-il le 12 juin 85. Plus préci- sément, cette armée frappera Rome : le 4 septembre 1496, il annonce que les « barbiers » qui viendront raser la péninsule se trouveront sur les rives du Tibre 86. De plus, après sa mort, de nombreuses prophéties, énoncées par des laïcs ou des religieux, continuent à circuler. Tous disent que les prédictions de Savonarole auront lieu et que le renouveau succédera à une période de

82. « O Roma, figliuola di Sion, tu se’ el principio de’ peccati; tu se’ la regina di ogni iniquità; tu se’ regina di superbia, di lussuria e di ogni vizio; tu se’ principio e cagione de’ peccati e de gli altri preti e de gli altri cristiani. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, X, vol. 1, p. 302.) 83. « piangerai più che alcuna altra città » (G. Savonarola, Prediche sopra Amos…, ouvr. cité, XVI, vol. 1, p. 408. Voir aussi ibid., XVII, vol. 1, p. 417 et Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XXVII, vol. 2, p. 210). 84. « sarà più flagellata delle altre città d’Italia » (G. Savonarola, Prediche sopra Ezechiele, ouvr. cité, XX, vol. 1, p. 258). 85. « […] e tieni per certo che Dio a ogni modo tornerà; non ti dico Re di Francia o altri, ma Dio a ogni modo tornerà; e questo non ha a mancare, e verrà con molto maggiore esercito. » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XI, vol. 1, p. 325.) 86. Ibid., XXIII, vol. 2, p. 232. R 100 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole tribulations 87. C’est pourquoi le sac de Rome le 6 mai 1527 par les armées espagnoles peut être interprété par les savonaroliens comme la réalisation de la parole de celui qui avait prédit que « des étrangers viendront, qui frapperont et tueront 88 » et que les églises de Rome « seront transformées en écuries 89 ». Une autre épreuve frappera encore plus directement les Florentins deux ans plus tard. En juin 1529, le pape Clément VII signe les accords de Barcelone et se soumet à l’empereur contre la promesse que les Médicis seront rétablis à Florence. Quelques semaines plus tard, au mois d’août, François Ier abandonne ses alliés italiens par le traité de Cambrai, en échange de la libération de ses fils retenus en otages à Madrid. Au mois d’octobre, les troupes de Charles Quint encerclent Florence pour un siège qui durera dix mois. Si bien que les Florentins peuvent voir dans cette succession d’événements la réalisation de la prédiction savonarolienne selon laquelle « l’Italie et Rome seront sens dessus dessous 90 ». Or, c’est par la foi en Dieu que la cité choisit de résister à ses ennemis, comme si pour échapper à la violence des armées ennemies, à la peste et à la famine, elle entendait se plier à la prophétie conditionnée formulée par Savonarole. Pendant les trois années de la dernière République, la pro- messe de fléaux précédant la réforme est en effet entretenue par les frères prêcheurs, frère Zaccaria da Lunigiana, frère Bartolomeo da Faenza et frère Benedetto da Foiano en particulier. Bernardo Segni écrit de manière significative à ce propos que […] le gonfalonier et ceux qui gouvernaient la ville tempéraient en partie ces dou- leurs avec l’espoir que donnaient en chaire un frère de Santa Maria Novella, appelé Foiano, et un frère de San Marco, appelé Zaccheria, qui disaient, en interprétant des prophéties, que bientôt la cité serait victorieuse 91.

87. O. Niccoli, Profeti e popolo nell’Italia del Rinascimento, Rome, Bari, Gius. Laterza & Figli, 1987, en par- ticulier p. 15-46 ; C. Vasoli, « L’attesa della nuova èra in ambienti e gruppi fiorentini del Quattrocento », dans L’attesa dell’età nuova…, ouvr. cité, p. 403 ; Id., « Temi mistici e profetici alla fine del Quattrocento », dans Studi sulla cultura del Rinascimento, Manduria, Lacaita Editore, 1968, p. 215 ; D. Weinstein, ouvr. cité, p. 326- 327, 341-342, 345-357 et 360-368. 88. « Verrà gente estranea, la quale percoterà e ammazzerà […] » (G. Savonarola, Prediche sopra Ruth…, ouvr. cité, XIV, p. 430). 89. « saranno fatte stalle di cavalli » (ibid., XII, vol. 1, p. 383). 90. « la Italia e Roma andrà sottosopra » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, XIII, p. 213). 91. « […] il gonfaloniere e li governatori dello stato mitigavano in parte quelli dolori con la speranza, che su per i pergami era data da un frate di Santa Maria Novella, detto il Foiano, e da un frate di San Marco, detto fra Zaccheria, che interpretando profezie, dicevano fra breve tempo la città dover restare vittoriosa. » (Storia fio- rentina di messer Bernardo Segni gentiluomo fiorentino dall’anno MDXXVII al MDLV colla vita di Niccolò Capponi Gonfaloniere della Republica di Firenze, descritta dal medesimo Segni suo nipote, Milan, Dalla Società Tipografica de’ classici italiani, 1805-1806, p. 178-179.) R 101 Cécile Terreaux-Scotto

Les épreuves sont donc envisagées comme l’ultime punition avant la réforme, comme des tribulations sanctionnant les péchés avant que Dieu n’intervienne pour sauver la cité. Ainsi, dans le sermon que frère Zaccaria prononce pour l’Épiphanie de l’année 1530, il établit, comme Savonarole avant lui, un lien de causalité entre les péchés et la sanction divine : […] Florence a été pleine de péchés […] Elle a déjà été plusieurs fois frappée par Dieu avec de nombreuses tribulations : elle a eu la famine et une grande peste ; à présent elle a une guerre qui la broye jusqu’à l’os et pourtant elle ne se convertit pas, elle ne fait pas pénitence, elle ne retourne pas à Dieu 92. Et comme frère Jérôme, frère Zaccaria ne pense pas la guerre en termes purement militaires, préférant armer Dieu plutôt que les hommes : « […] dégaine, Seigneur, ton épée aiguisée de tout côté. Ceci est ta justice : brandis-la contre nos ennemis et finis-en avec eux, afin qu’ils ne puissent plus nous nuire 93. » On comprend dès lors pourquoi la prière et les processions propitia- toires peuvent apparaître aux Florentins comme une façon efficace de faire face aux soldats ennemis, d’autant que Savonarole avait proclamé la supé- riorité de la foi sur les stratégies et les combats militaires : « Italie, tu n’as pas d’autre remède sinon de courir vers le Christ ; ne te fie ni aux troupes ni aux remparts, car tu t’illusionnerais 94. » Une loi du 2 novembre 1529 prescrit d’ailleurs que tous les Florentins inaptes au combat doivent s’age- nouiller pour prier dès qu’ils entendent la cloche du palais de la Seigneurie retentir avant une bataille 95. Certes, par une loi du 6 novembre 1528, les Florentins choisissent de mettre en place une milice formée de citoyens, à la place des mercenaires qui constituaient depuis très longtemps les forces armées de la ville. Mais de façon éclairante, cette décision politique et militaire est interprétée comme un geste de Dieu qui, dans un élan de compassion, a dissipé une ère d’ignorance aveugle pour aider les Florentins à voir juste et à prendre

92. « […] Firenze è stata piena di peccati […] È stata percossa già più volte da Dio con molte tribolationi: ha avuto la carestia et la pestilentia grande; ora ha la guerra che la trita insino all’ossa: et nondimanco non si converte, non fa penitentia, non ritorna a Dio. » (Cité par S. Genzano, La seconde république florentine (1527- 1530). Pensée politique et lectures historiques, thèse de doctorat en études italiennes, sous la direction de Jean- Claude Zancarini, ENS de Lyon, 2010, p. 152-153.) 93. « […] manda fuori, Signore, la spada tua acuta da ogni parte. Questa è la tua iustitia: cavala fuora contro a’ nimici nostri, et conclude contro di loro, acciocchè non ci possano nuocere. » (Cité par S. Genzano, ouvr. cité, p. 178.) Sur la question de la guerre chez Zaccaria da Lunigiana, voir ses commentaires p. 166-182. 94. « Italia, tu non hai altro remedio se non correre a Cristo; non ti fidare in squadre né in mura, ché ti becchi el cervello. » (G. Savonarola, Prediche sopra i Salmi, ouvr. cité, VII, p. 123.) 95. A. Monti, L’assedio di Firenze (1529-1530). Politica, diplomazia e conflitto durante le Guerre d’Italia, thèse de doctorat en histoire (sous la direction de Franco Angiolini), Université de Pise, 2013, p. 201. R 102 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole les bonnes décisions. Au cours d’une des harangues qui sont prononcées une fois par an pour exhorter les soldats à défendre leur cité, Piero Vettori explique à ce sujet que Dieu « vous a miraculeusement ouvert les yeux pour que vous preniez le seul remède contre vos maux 96 ». Mieux encore, l’ora- teur Pier Filippo Pandolfini voit dans la milice la réalisation de la prophétie conditionnée de Savonarole ; Florence a accepté de se fier à Dieu, elle jouit donc de sa liberté et sera protégée par ses propres habitants : Cette liberté n’est pas œuvre humaine, cela fait plusieurs années qu’elle a été prédite, et on voit qu’elle est née et qu’elle a été donnée miraculeusement à ce peuple ; et aujourd’hui, sur ordre et sous l’impulsion de Dieu, elle se fortifie avec les forces de la cité, afin que la majesté de ce pouvoir soit sûre 97. Ainsi, dans la bouche des orateurs, Dieu intervient pour sauver Florence, et les Florentins menacés par l’armée espagnole sont ceux qui jouissent des récompenses terrestres et célestes annoncées trente ans auparavant 98. Filippo Parenti, chargé lui aussi de galvaniser la cité en lui promettant une victoire certaine, reprend de son côté les affirmations de Savonarole qui faisaient de Florence le point de départ de toute la chrétienté renouvelée : « […] cette république qui en Italie sera la première à restaurer les anciens ordres militaires, sera celle qui donnera ses lois à ses voisins 99. » De façon symptomatique, les harangues se déroulent dans l’église prin- cipale de chacun des quatre quartiers, comme s’il fallait mettre la défense de Florence sous la protection divine et rendre grâce au Seigneur. Les Florentins se sont d’ailleurs déjà placés sous la protection de Dieu, puisque le 9 novembre 1528 une majorité écrasante de membres du Grand Conseil a accepté la proposition du gonfalonier de justice Niccolò Capponi d’élire le Christ roi de Florence — seuls 18 membres sur les 1 100 présents y ont été hostiles 100. Cette élection a ensuite été renouvelée le 28 juin 1529 et la cité s’est engagée à ne jamais se livrer à un autre souverain que le Christ. En

96. « […] Dio, dal quale vi furono aperti gl’occhi miracolosamente al pigliar quest’unico rimedio de’ vostri mali. » (Oratione di Piero Vettori, fatta alla militare ordinanza fiorentina l’anno MDXXIX il dì 5 febbraio, dans R. von Albertini, Firenze dalla repubblica al principato. Storia e coscienza politica, Turin, Einaudi, 1995, p. 421.) 97. « Questa libertà non è opera umana, tanti anni sono che la fu predetta, et vedesi nata et data a questo popolo miracolosamente; et oggi, per ordine et impulsione di Dio, si fortifica con forze cittadinesche, acciò la maestà di questo imperio sia sicura. » (Oratione di Pier Filippo di Alessandro Pandolfini al Popolo di Firenze nel tempio di San Lorenzo, a dì xxviii di gennaio MDXXVIII, dans Archivio Storico Italiano, « Documenti per servire alla storia della milizia italiana dal XIII secolo al XVI », s. VI, t. XV, 1851, p. 355.) 98. S. Genzano, ouvr. cité, p. 119-120. 99. Cité par S. Genzano (ouvr. cité, p. 138), à qui est empruntée la traduction de ce passage : « […] quella repubblica che in Italia sarà la prima a innovar gli antichi ordini militari, sarà quella che darà le leggi a’ suoi vicini. » (F. Parenti, « Orazione a’ soldati della nuova milizia fiorentina », dans P. Dazzi (éd.), Orazioni politiche del secolo XVI, Florence, G. Barbèra, 1866, p. 465.) 100. C. Roth, L’ultima repubblica fiorentina, Florence, Vallecchi Editore, 1929, p. 78. R 103 Cécile Terreaux-Scotto faisant du Seigneur leur souverain, les républicains exauçaient les vœux de Savonarole, qui le 28 décembre 1494 avait affirmé que Dieu voulait donner un seul chef et un seul roi à Florence, et que c’était le Christ 101. S’il s’agis- sait de montrer qu’ils ne se soumettraient à aucune puissance temporelle, ni à celle de l’empereur ni même à celle du pape 102, les Florentins choisis- saient aussi de s’en remettre à la providence divine. Dans une harangue, Pier Filippo Pandolfini remarque à cet égard que la République « n’est pas gouvernée par la raison ou le conseil humain » et que « les Saints per- mettent que nous conservions notre liberté » 103. Les républicains sont ainsi convaincus qu’il faut envisager la défense de la liberté de Florence comme une attente confiante dans la providence, qui détournera d’eux le fléau de Dieu. C’est là l’alternative que proposait Savonarole pour échapper à la sanction divine. Varchi raconte qu’ il ne manquait pas de ceux […] qui, émus par les sermons de frère Jérôme, qu’ils appelaient prophéties, se réjouissaient d’autant plus que des ennemis encerclaient de plus près Florence, car ils étaient persuadés que, quand la cité serait réduite à une telle extrémité, qu’elle n’aurait plus aucun remède et qu’aucune force humaine ne pourrait la défendre en aucune façon, alors finalement, et non avant, seraient envoyés du ciel sur les remparts les anges pour la libérer miraculeusement avec leurs épées 104. Les savonaroliens de la seconde république florentine envisagent donc la défense militaire comme un acte de foi. L’analyse de Francesco Guicciardini à ce propos, même si elle est longue, mérite d’être citée : Avoir la foi n’est rien d’autre que croire, avec fermeté, presque avec certitude, les choses qui ne sont pas raisonnables, ou, quand elles sont raisonnables, les croire avec une conviction plus forte que ne le voudrait la raison. Celui qui a la foi s’obstine donc en ce qu’il croit, poursuit son chemin, intrépide et résolu, au mépris des difficultés et des périls, et supporte toutes les extrémités […]. Nous en avons de nos jours un très grand exemple dans cette obstination des Florentins qui, sans espoir d’aucun secours, divisés et en proie à mille difficultés, parce qu’ils attendaient, contre toute raison, la guerre entre le pape et l’empereur, ont retenu sous leurs murailles depuis sept mois déjà toutes les armées, quand nul n’aurait pensé qu’ils aient pu les retenir sept jours ; et ils ont même tant fait que, s’ils l’emportaient, plus personne ne s’en étonnerait,

101. G. Savonarola, Prediche sopra Aggeo…, ouvr. cité, XXIII, p. 430. 102. A. Monti, ouvr. cité, p. 199-200. 103. « […] non è governata per ragione o consiglio umano […] i Santi acconsentono al conservare la nostra Libertà » (Oratione di Pier Filippo…, ouvr. cité, p. 350). 104. « Non vi mancavano di quegli […] che, dalle parole mossi delle prediche di fra Girolamo, le quali chiama- vano profezie, quanto più i nemici stringevano Firenze, tanto si rallegravano essi maggiormente, avendo per fermo che, quando la città fosse in termine ridotta, ch’ella più rimedio nessuno non avesse nè forza umana potesse in verun modo difenderla, allora finalmente, e non prima, dovessero essere mandati dal cielo in sulle mura gli angioli a liberarla miracolosamente colle spade. » (B. Varchi, ouvr. cité, vol. 2, p. 154. Voir aussi F. Guicciardini, Storia d’Italia…, ouvr. cité, XX, 2, vol. 3, p. 2263-2264.) R 104 Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole

alors que, auparavant, tous les jugeaient perdus : et cette obstination, la cause en est bien, pour une bonne part, la foi de ne pouvoir périr, selon les prédictions de frère Jérôme de Ferrare 105. C’est que face aux guerres d’Italie, événements terrifiants qui boule- versent les points de repère des habitants de la péninsule, le prédicateur dominicain a refusé une lecture tragique de l’Histoire qui soumettrait l’homme aux caprices du destin. Il a enseigné que chaque homme est libre et a le pouvoir d’infléchir sa propre destinée, mais aussi celle de sa ville, de son pays, et même de toute la chrétienté. Cette conviction partagée par les savonaroliens n’empêche toutefois pas Florence de devoir céder le 12 août 1530 devant les armes tempo- relles, ces mêmes armes que frère Jérôme avait toujours refusé d’employer — on connaît le jugement de Machiavel selon lequel Savonarole est un « prophète désarmé 106 ». Mais en exaltant le libre arbitre, qui permet aux hommes de ne pas subir le cours tragique de l’Histoire et d’avoir la liberté d’accepter ou de refuser le dessein de Dieu, le dominicain avait anticipé les débats qui allaient bientôt déchirer le monde chrétien.

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R 109

« Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique

Jean-Claude Zancarini ENS de Lyon

La période des guerres d’Italie du xvie siècle a souvent été désignée comme une tragédie. Pour ne prendre que quelques exemples, Raffaello Ramat pu- blia en 1953 chez Olschki un livre intitulé Il Guicciardini e la tragedia d’Ita- lia et, en 1995, l’un des contributeurs d’un livre collectif important sur le début de ces guerres 1, intitule sa contribution sur les rapports entre Ferrante d’Aragon et Galeazzo Maria Sforza « Towards the Tragedia d’Italia 2 ». Il est vrai que la métaphore vient facilement à l’esprit. Une situation de dé- part que les contemporains décrivent comme un âge d’or, le surgissement d’ennemis d’outre-monts, les Français du roi Charles VIII, qui en 1494 viennent bouleverser cette situation bienheureuse, les actes successifs qui voient s’introduire sur la scène de l’histoire d’autres protagonistes (les Espagnols, les Allemands, les Suisses), les renversements successifs et bru- taux des rapports de force entre les belligérants et, enfin, la catastrophe finale, le sac de Rome de mai 1527, qui entraîne la soumission de l’Italie aux Espagnols, pendant de longues décennies. Pourtant, le terme tragedia n’est que très rarement utilisé par les contemporains des guerres pour dési- gner ce qu’ils voient se dérouler sous leurs yeux: ils utilisent plutôt d’autres expressions comme le calamità d’Italia ou la ruina d’Italia. Un indice tex- tuel, dans une lettre de Machiavel à Francesco Guicciardini, me paraît toutefois à souligner car il indique que ce sentiment d’être dans une tra- gédie n’était pas absent. C’est une lettre datée post 21 octobre 1525, signée « Niccolò Machiavelli istorico, comico e tragico » ; c’est la seule utilisation

1. D. Abulafia (éd.), The French Descent into Renaissance 1494-95: Antecedents and Effects, Aldershot (G.B.), Variorum, 1995. 2. V. Ilardi, « Towards the Tragedia d’Italia: Ferrante and Galeazzo Maria Sforza, Friendly Enemies and Hostile Allies », The French Descent…, ouvr. cité, p. 91-122. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 111-125. 111 Jean-Claude Zancarini du terme tragico dans l’ensemble des œuvres et des lettres du Secrétaire florentin. On comprend aussitôt pourquoi cette triple définition si on se réfère aux trois paragraphes qui précèdent la signature : Il Morone ne andò preso, et il ducato di Milano è spacciato; et come costui ha aspettato il cappello, tutti gli altri prìncipi l’aspetteranno, né ci è più rimedio. Sic datum desuper. Veggio ‘n Alagna tornar lo fiordaliso e nel vicario suo, etc. Nosti versus, cetera per te ipsum lege. Facciamo una volta un lieto carnesciale, et ordi- nate alla Barbera uno alloggiamento tra quelli frati, che, se non inpazzano, io non ne voglio danaio, et raccomandatemi alla Maliscotta, et avvisate a che porto è la com- media, et quando disegnate farla. Io hebbi quello augmento insino in cento ducati per la Istoria. Comincio ora a scrivere di nuovo, et mi sfogo accusando i principi, che hanno fatto tutti ogni cosa per condurci qui. Valete 3. Sans faire un commentaire détaillé, on peut souligner que chacun des titres que se donne Machiavel renvoie à un des paragraphes précédents : istorico parce qu’il est en train d’écrire les Istorie fiorentine et que son salaire vient d’être augmenté ; comico parce qu’à cette époque est prévue une représentation de La Mandragola à Faenza. Il est donc tragico parce qu’il s’intéresse aux événements qui se déroulent de son temps et que ces événe- ments sont tragiques : Morone, chancelier du duc de Milan Francesco II Sforza, vient de se faire « encapuchonner » (ha aspettato il cappello est une expression du langage de la fauconnerie) par le marquis de Pescara, chef des troupes espagnoles dans le duché 4, et le même sort attend les autres princes d’Italie ; quant au pape, c’est avec deux vers de Dante 5 sur Boniface VIII que Machiavel annonce ses déboires à venir, rejoignant ainsi, de façon étonnante, la prédiction plus ancienne de Fra Girolamo Savonarola : « Roma ha ‘andare sotto sopra! 6 » Les deux prophètes de mal- heur allaient en effet voir leur prophétie se réaliser en mai 1527 avec le sac de Rome, miseranda tragedia. Avant de voir comment Luigi et Francesco Guicciardini relatent l’événement inouï, la catastrophe, que fut le sac de Rome en mai 1527, voyons comment, plus globalement, les Florentins donnent sens aux « signes extraordinaires » et aux « grands événements ».

3. N. Machiavelli, Opere, éd. de C. Vivanti, Turin, Einaudi, 1999, vol. II, p. 411. 4. Girolamo Morone fut emprisonné le 15 octobre 1525. Francesco II Sforza se réfugia dans le château de Milan. 5. Dante, Purgatorio, XX, v. 86-87. 6. Un exemple dans les Prediche sopra i Salmi, p. 42 : « l’Italia ha tutta ‘andare sotto sopra, e Roma, e dipoi si ha a rinovare la Chiesa… » R 112 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique

Les « signes » et les « effets » : lecture providentialiste et lecture politique

En effet les écritures politiques des auteurs-acteurs politiques de Florence (on pense ici au premier chef à Machiavel et à Francesco Guicciardini) partent d’un questionnement lié à la prégnance des événements : comment agir et écrire en tenant compte « des temps », de la « qualité des temps » ? Un des aspects de cette réflexion sur la nouveauté des événements porte sur les « grands événements » et les « signes extraordinaires » : on trouve des indices qui indiquent que l’on est en train de passer d’une conception « providentielle » des événements voulus par « la fortune » ou par Dieu (on se souviendra que Commynes, au moment de relater « l’emprise […] tres deraisonnable » de Charles VIII, commente : « Ainsi fault conclure que ce voyage fut conduict de Dieu tant a l’aller que au tourner 7 ») à une analyse qui met l’accent sur leur sens essentiellement historico-politique. Pour les contemporains, l’arrivée en Italie du roi de France Charles VIII en 1494 fut annoncée par des « signes célestes » qui indiquaient que de grands événements allaient se dérouler et Machiavel et Guicciardini ne sont pas les derniers à rapporter les nombreux « segni celesti, predizioni, pronostichi e prodigi ». Par exemple, celui-ci, relaté tant par Machiavel (Discours, I, lvi) que par Guicciardini (Storia d’Italia, I, ix) : dans le ciel, près d’Arezzo, on a vu des hommes armés, montés sur des chevaux gigan- tesques, au milieu d’un tintamarre de trompettes et de tambours ; certains, dont Machiavel, précisent que ces hommes combattaient entre eux. Il n’y a aucun doute pour Guicciardini comme pour Machiavel : ces signes ont vraiment existé. Guicciardini rapporte que ça se voyait nettement, visi- bilmente, Machiavel que « chacun le sait » (sa ciascuno…). D’ailleurs le chapitre dans lequel Machiavel relate ce « prodige ou ce signe céleste » s’intitule « Innanzi che seguino i grandi accidenti in una città o in una pro- vincia, vengono segni che gli pronosticono, o uomini che gli predicano ». Il émet une hypothèse explicative (« potrebbe essere che, sendo questo aere, come vuole alcuno filosofo, pieno di intelligenze, le quali per naturali virtù preveggendo le cose future, ed avendo compassione agli uomini, acciò si pos- sino preparare alle difese, gli avvertiscono con simili segni »). Et il conclut en disant que « comunque e’ si sia, si vede così essere la verità; e che sempre dopo tali accidenti sopravvengono cose istraordinarie e nuove alle provincie » 8.

7. Philippe de Commynes, Mémoires, VII, 2, éd. Blanchard, p. 490. 8. Dans les notes de son édition des Discorsi, Corrado Vivanti estime que l’écho de la culture néoplatoni- cienne de la Florence de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole est évident dans ce chapitre (N. Machiavelli, Opere, éd. de C. Vivanti, Turin-Paris, Einaudi-Gallimard, 1997, vol. I, p. 993). R 113 Jean-Claude Zancarini

Comment faut-il interpréter ces textes ? D’abord, et ça n’a évidemment rien de surprenant si l’on a une démarche d’approche des textes fondée sur l’histoire (mais ça pourrait l’être pour ceux qui voient en Machiavel le théoricien de la politique moderne ne craignant ni Dieu ni diable !), il faut tout simplement admettre que Guicciardini et Machiavel ont les croyances et superstitions de leur époque (Guicciardini croit aussi que l’air est plein d’esprits : il écrit même dans un de ses ricordi qu’il en a eu la preuve mani- feste 9). Mais les signes célestes — ces prodiges qui paraissent inexplicables, surnaturels — sont à interpréter et c’est là que les « effets » politiques et militaires deviennent déterminants. La formulation de Guicciardini, dans la Storia d’Italia, est la plus nette, mais on peut arriver à la même conclu- sion pour Machiavel. Voici ce qu’écrit Guicciardini, après avoir fait la liste des signes célestes qui ont annoncé « les calamités futures » : « Ma a’ segni celesti, predizioni, pronostichi e prodigi accresceva ogni dí piú la fede l’appropinquarsi degli effetti ». Ce sont donc les effetti (les faits et les effets) qui permettent de donner sens aux « signes célestes, prédictions, pronos- tics et prodiges » et pas le contraire. L’analyse par les signes célestes est, par elle-même, impossible. Il y a des signes célestes, de même qu’il y a peut-être des desseins de la Providence, mais les hommes ne peuvent les atteindre, ce sont des abyssus multa 10, et du coup on ne peut prévoir les « choses futures ». Les hommes ne peuvent se déterminer qu’en partant des effets, non des signes, par une analyse historique à rebours, non par une inspiration divine qui permettrait de « prédire ». On retrouve la même idée chez Machiavel, dans un passage des Istorie fiorentine, où il relate la mort de Laurent de Médicis, en rappelant un des prodiges qui figuraient en Discours (I, lvi) et qui avaient annoncé la mort du Magnifique : « E come dalla sua morte ne dovesse nascere grandissime rovine ne mostrò il cielo molti evidentissimi segni » ; un peu plus loin, en employant le même terme que Guiccardini — effetto — il précise que cette « ruine » qu’allait provoquer la disparition de Laurent « lo dimostrò poco di poi lo effetto ».

9. F. Guicciardini, Ricordi, edizione critica a cura di Raffaele Spongano, Florence, Sansoni, 1951, C 211, p. 223 : « Io credo potere affermare che gli spiriti siano; dico quella cosa che noi chiamiamo spiriti, cioè di quelli aerei che dimesticamente parlano con le persone, perché n’ho visto esperienzia tale che mi pare esserne certissimo; ma quello che siano e quali, credo lo sappia sì poco chi si persuade saperlo quanto chi non vi ha punto di pensiero. Questo, e el predire el futuro, come si vede fare talvolta a qualcuno o per arte o per furore, sono potenzie occulte della natura, o vero di quella virtú superiore che muove tutto; palesi a lui, segreti a noi, e talmente, che e cervelli degli uomini non vi aggiungono. » 10. Voir infra le texte du ricordo C 92 d’où est tirée l’expression. R 114 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique

Le sac de Rome dans la Storia d’Italia de Francesco Guicciardini et le Sacco di Roma de Luigi Guicciardini

Francesco et Luigi Guicciardini, l’un dans le livre XVIII de sa Storia d’Italia (mais également dans sa Consolatoria et ses lettres 11), l’autre dans son Sacco di Roma, ont relaté l’« accidente atroce e miserabile 12, la più mesta, la più spaventevole e la più vergognosa tragedia » 13 que fut le sac de la ville éternelle. L’analyse de ces récits permet de mettre en évidence comment fonctionne le rapport entre « signes » et « effets », entre lecture providentia- liste et lecture proprement politique d’une catastrophe.

« La giusta ira di Dio ». Le sac de Rome décrit par Luigi Guicciardini 14 Dans le Sacco di Roma, écrit après l’événement puis dédié à Côme de Médicis, Luigi Guicciardini a voulu « notare parte dei miserandi casi successi in questi prossimi giorni in Roma » en insistant sur le fait que cette façon de faire n’est pas habituelle chez les historiens (« benchè non sia stato costume de’ passati istorici scrivere, se non generalmente, tutti i notabili infortunii e ruine successe nell’espugnate città ») ; avant de décrire ces miserandi casi, Luigi présente « i principali casi seguiti dal principio di questa lega insieme con la sua ruina » et l’essentiel des deux livres dont se compose le texte est consacré à l’analyse de la guerre qui suit la signature de la ligue de Cognac en mai 1526, le premier livre esquissant les événements qui vont de cette signature de la ligue à avril 1527 ; le second rendant compte avec plus de précision de ce qui se passa à Florence (où Luigi était gonfalonier de jus- tice) puis de la prise de Rome et du sac. Un des aspects de la lecture de

11. Sur la façon dont Francesco Guicciardini relate l’événement dans ses lettres, voir Hélène Miesse, « Re- gards croisés sur le sac de Rome : Le “carteggio” de Francesco Guicciardini et les “Diarii” de Marino Sanudo », dans P. Moreno, L. Godinas et H. Miesse (éd.), Encuentros / Desencuentros. Italia y España en los siglos XV y XVI: Textos y contextos. Actas del congreso internacional (UNAM-Instituto de Investigaciones bibliogràficas, 26-27 octobre 2009), sous presse. 12. F. Guicciardini, Consolatoria, dans Autodifesa di un politico, Bari-Rome, Laterza, 1993, p. 92. 13. L. Guicciardini, Il sacco di Roma, édition citée dans la note suivante, p. 7. Sur Luigi Guicciardini (1478- 1551), voir la notice de M. Doni, dans le D.B.I. (Dizionario Biografico degli Italiani). Dans son livre sur le sac de Rome, André Chastel, reprenant la fausse attribution des premières éditions parisiennes, attribue cette citation à Francesco Guicciardini (A. Chastel, Le sac de Rome, 1527, Paris, Gallimard, 1984, p. 134). 14. J’utilise l’édition électronique de Danilo Romei () qui reprend l’édition établie par C. Milanesi en 1867 : Il sacco di Roma del MDXXVII. Narrazioni di contemporanei scelte per cura di Carlo Milanesi, Florence, G. Barbèra Editore, 1867, p. 1-244 ; l’indication des pages de l’édition originale est donnée entre crochets carrés. On ne connaît pas la date exacte de rédaction du texte. Dans le D.B.I., M. Doni, le rédacteur de la notice « Luigi Guicciardini », estime qu’il a été probablement écrit 10 ans après les faits, mais ne donne pas d’arguments. Dans la préface Luigi Guicciardini laisse entendre qu’il a écrit peu après les faits mais a attendu pour le dédier au duc Côme Ier (voir infra note 16). Le Sacco fut publié à Paris en 1664 puis en 1758, sous le nom de Francesco Guicciardini. R 115 Jean-Claude Zancarini

Luigi Guicciardini est incontestablement providentialiste ; il estime que le sac de Rome est l’expression de la giusta ira di Dio 15 et rappelle à ses lec- teurs les straordinari segni et les portenti qui annoncèrent la catastrophe. Il me semble toutefois possible de montrer que, pour Luigi Guicciardini, le courroux de Dieu est très lié aux erreurs des hommes, dont beaucoup sont d’ordre politique et militaire ; l’expression l’ira di Dio revient à trois reprises dans le texte dans des contextes qui mettent en évidence le lien complexe entre dessein divin et agir politique. Le premier de ces passages sert de conclusion au premier livre du Sacco di Roma : Questi vari e gravi effetti, seguiti dal principio di tanto santa e veneranda lega, insino all’arrivo de’ Cesariani in Valdarno di sopra, se fussero stati da me narrati più parti- cularmente, e scritti con quell’ordine che interamente si richiede alle regole dell’istoria, mostrerebbono più apertamente a qualunque, quanto la fortuna abbia sempre accom- pagnato gl’Imperiali e quanta tardità e timore sia stato sempre nell’esercito della lega. Nondimeno, stimando che saranno da altri, più di me diligenti, e composti e scritti, volentieri gli ho pretermessi, e lasciato a loro questa intera descrizione. Perchè l’animo mio non è stato disposto a narrare la maggior parte delle cose seguite nei giorni miei (come molt’altri istorici lodevolmente ne’ loro hanno scritto), ma solamente contare questo vituperoso sacco di Roma, acciò che in qualche parte apparisca, in che ruina ed ester- minio pervengano quelli stati e quelli governi, che sono male consigliati, e peggio nelle loro imprese ammaestrati. Forse per l’avvenire mi sforzerò molto particularmente porre innanzi agli occhi di ciascuno che leggerà, le rapine, li strazi, i sacrilegii e le cru- deltà usate continuamente in questi lagrimevoli giorni, ne’ quali ora scrivo, da’ perfidi Tedeschi e dalli Spagnoli, in tanto fiera e così nobile città; sarà perchè meglio si conosca per ciascuno in futuro la giusta ira di Dio. Per la qual cosa, coloro che le repubbliche e li principati governano e consigliano, doverebbono imparare a esser savi alle spese d’altri, perchè nelle proprie ruine difficilmente si può più d’una volta farne esperienza. (Sacco…, p. 123-125 ; je souligne.) On constate l’insistance sur les erreurs (« tardità e timore ») commises par les chefs militaires de la « santa e veneranda lega », celles que com- mettent « quelli stati e quelli governi, che sono male consigliati, e peggio nelle loro imprese ammaestrati » ; quant à la giusta ira di Dio, Luigi espère que « coloro che le repubbliche e li principati governano e consigliano » en tireront les leçons nécessaires. Sur ces points, d’autres passages du texte permettent d’expliciter les analyses de Luigi. Sur la « tardità e timore » de l’armée de la ligue, Luigi met en cause les décisions du capitaine des

15. Ce point a déjà été signalé par Rudolf von Albertini : « Il sacco della città eterna è anche per lui [= Luigi Guicciardini] la giusta ira di Dio. Il problema religioso si pone nel Guicciardini in termini analoghi a quelli del Vettori. Anche in lui un anticurialismo particolarmente violento e nel contempo […] il riconoscimento del cri- stianesimo e l’idea di una riforma interna della Chiesa. » (R. von Albertini, Firenze dalla repubblica al principato, Turin, Einaudi, 1995 [1re éd. Bern, 1955], p. 268.) R 116 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique troupes vénitiennes, le duc d’Urbin Francesco Maria della Rovere, sur lequel il porte des jugements aussi négatifs que ceux que portera son frère Francesco et dont il estime, après avoir écrit, non sans ironie, « mi voglio persuadere che la dolorosa sorte d’Italia facessi a quel duca pigliare sempre i più dannosi partiti » (Sacco…, p. 33), qu’il a fait volontairement tout ce qu’il pouvait faire pour se venger des Médicis (« Per questo sdegno [il duca d’Urbino] non ha mai soccorso il papa, nè soccorrerà per lo avvenire ancora; ma dove potrà offendere e nuocere crudelmente la casa de’ Medici, non si straccherà mai », Sacco…, p. 221) ; ce sont ces erreurs volontaires qui ont fait la fortuna des impériaux. Les erreurs de « coloro che le repubbliche e li principati governano e consigliano » ne manquent pas dans le texte : Luigi insiste sur les erreurs de jugement de Clément VII (« errore » lorsqu’il signe la trève avec le vice-roi de Naples, « errore […] più manifesto e gravissimo » lorsque, peu après, il licencie les Suisses et les soldats des Bandes noires qui auraient pu défendre Rome ; « gravissimo errore » lorsqu’il accepte que le duc d’Urbin dirige de fait l’armée de la ligue) ; au-delà des responsabilités et des erreurs individuelles, Luigi met en lumière, dès le proemio du texte, le rôle de « l’avaro, ambizioso ed oziosissimo governo de’ moderni prelati » et dénonce, dans les premières pages du second livre, l’« incomparabile errore de’ moderni » qui consiste à ne pas être « delle proprie armi armato ». Il y a dans cette mise en évidence un lien très net avec les thèses machia- véliennes, non seulement celles qui mettent en avant la nécessité des arme proprie, mais également celles qui rendent l’église responsable de cet état de fait. La question du lien entre la présence de l’Église sur le sol italien et l’abandon des armes propres est clairement mise en évidence dans le chapitre XII du Prince : Avete dunque a intendere come, tosto che in questi ultimi tempi lo imperio cominciò a essere ributtato di Italia, e che il papa nel temporale vi prese più reputazione, si divise la Italia in più stati; perché molte delle città grosse presono l’arme contra a’ loro nobili, li quali, prima favoriti dallo imperatore, le tennono oppresse; e la Chiesia le favoriva per darsi reputazione nel temporale; di molte altre e’ loro cittadini ne diventorono principi. Onde che, essendo venuta l’Italia quasi che nelle mani della Chiesia e di qualche Repubblica, et essendo quelli preti e quelli altri cittadini usi a non conoscere arme, cominciorono a soldare forestieri. (Chap. XII, 28-29 ; je souligne.) Par ailleurs, le chapitre I xxx des Istorie fiorentine est consacré à l’ana- lyse du processus historique qui détermine la place prépondérante de l’Église en Italie. C’est ce processus historique qui, selon Machiavel, con- duit au mondo guasto (Istorie fiorentine, V, i), au monde privé de vertu de questi nostri corrotti tempi (Discorsi, II, xix). On remarquera que Luigi Guicciardini, outre la proximité des thèses qu’il avance, emploie lui-même R 117 Jean-Claude Zancarini des expressions très proches de celles de Machiavel : « in un tempo tanto corrotto, ed in una milizia tanto disordinata e timida » (Sacco…, p. 76). On se rend bien compte que, dès lors, l’ira di Dio est, pour Luigi, liée à une série d’erreurs commises par les capi et il précise que selon lui les res- ponsables de cet état de fait sont avant tout les capi ecclesiastici (« mercè de’ capi, non tanto secolari, quanto ecclesiastici, che l’hanno [= l’Italia] conti- nuamente guidata e comandata », Sacco…, p. 132). Le second passage où il est fait mention de la colère divine est particu- lièrement net de ce point de vue et permet de comprendre plus précisé- ment quel est le sens des erreurs commises : Laonde l’esempio de’ nostri antenati molto ci vitupera, considerato che, quando quattro, quando sei, e quando 12,000 oltramontani poco esperti, male armati, e privi di proprio capitano travaglino, consumino e sottomettino questa nostra provincia, talmente, che i savi s’abbandonino e con gl’ignoranti affermino dicendo, non restare a noi rimedio alcuno, per procedere tanto flagello dall’ ira di Dio, e che per i nostri gravissimi errori meritiamo tanto male e peggio: querele e rammarichi (secondo il giudizio mio) di uomini troppo abbandonati, interamente privi di quella generosità, che è naturale all’uomo. Perchè qual’esperienza o qual religione c’impedisce che, se noi vogliamo, noi possiamo con li buon costumi e colle virtuose opere, mutare, quando verso di noi irata sia (cri- stianamente parlando) la divina sentenza? perchè senza dubbio la somma bontà si piegherebbe facilmente ogni volta vedesse negli animi nostri l’amore della povertà e della giustizia, ed esser pronti e disposti volere con le proprie e ordinarie armi ostinatamente difendere e la vita e la patria, o valorosamente morire. Ma se, per le persuasioni e promissioni di qualche moderno profeta, stimiamo, nella copia di tanti effeminati e abbominandi vizi, e in tanta pigrizia e pusillanimità costituiti, esser da Dio massimo aiutati e liberati; certamente con troppa ignoranza erriamo, e invano aspettiamo il celeste aiuto: perchè, se non muteremo modo, non muterà sentenza, ma più l’un giorno che l’altro, si mostrerà sopra le teste nostre gravissima. (Sacco…, p. 129- 130 ; je souligne.) Une partie de la réflexion de Luigi ressemble beaucoup à celle que l’on trouve dans le chapitre XXIV du Prince lorsque Machiavel énon- çait que les princes qui ont perdu leur état devaient accuser, non la for- tune, mais leur paresse et leur lâcheté (XXIV, 8 : « non accusino la fortuna, ma la ignavia loro ») ; ceux qui estiment qu’il s’agit d’un fléau voulu par Dieu à cause des très graves erreurs des hommes et qu’il n’y a donc pas de remède à la situation, sont « interamente privi di quella generosità, che è naturale all’uomo ». On comprend que les très graves erreurs des hommes concernent les choix politiques et militaires (il aurait fallu « esser pronti e disposti volere con le proprie e ordinarie armi ostinatamente difendere e la vita e la patria »), mais aussi une façon erronée de concevoir la reli- gion en abandonnant « l’amore della povertà e della giustizia ». Luigi semble commenter le passage du Prince dans lequel Machiavel, sans le citer, fait R 118 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique allusion à Savonarole (XII, 9 : « chi diceva come n’erono cagione e peccati nostri, diceva il vero; ma non erano già quegli che credeva, ma questi che io ho narrati… ») ; pour Machiavel « les péchés des princes » consistaient à avoir fait confiance aux armes mercenaires (XII, 8 : « la ruina di Italia non è causata da altro che per essersi per spazio di molti anni riposata tutta in sulle armi mercennarie »). Luigi Guicciardini, dans le passage que nous avons cité, estime donc que les erreurs humaines sont à la fois d’ordre politico- militaire et religieux. Il n’en reste pas moins que si ces erreurs politiques et militaires n’avaient pas été faites, le fléau divin ne serait sans doute pas venu car, Luigi le dit clairement, la religion n’interdit pas de faire preuve de courage et de se battre avec ses « armes propres » (« esser pronti e disposti volere con le proprie e ordinarie armi ostinatamente difendere e la vita e la patria, o valorosamente morire »). On entend là encore une fois un écho de thèses machiavelliennes, celle sur la nécessité des « armi proprie », bien sûr, mais aussi celle qui est exprimée dans les Discours (II, ii) lorsque Machiavel critique ceux qui « ont interprété notre religion selon l’oisiveté et non selon la vertu » : E benché paia che si sia effeminato il mondo, e disarmato il Cielo, nasce più sanza dubbio dalla viltà degli uomini, che hanno interpretato la nostra religione secondo l’ozio, e non secondo la virtù. Perché, se considerassono come la ci permette la esaltazione e la difesa della patria, vedrebbono come la vuole che noi l’amiamo ed onoriamo, e prepa- riamoci a essere tali che noi la possiamo difendere. Il y a donc, chez Luigi Guicciardini, une double explication de l’évé- nement ; l’une tend à en tirer les leçons politiques et militaires ; l’autre à mettre en lumière les raisons religieuses de la colère divine qui s’est, il n’en doute pas, exprimée avec force 16. Cette double explication n’exonère en rien les hommes de leur responsabilité. Le dernier passage où Luigi fait allusion à la juste colère divine met en scène les straordinari segni qui ont annoncé le sac de la ville éternelle : Potrei narrare ancora qualche portento accaduto non molto tempo innanzi in Roma, significante la ruina grande e propinqua: come il partorire di una mula nel palazzo della Cancelleria, e spontaneamente pochi giorni avanti esser ruinata una gran parte di quelle mura, che congiugnevano il palazzo con il castello, se non mi ritenessi il cono- scere, appresso di molti, simili straordinari segni non essere giudicati di momento alcuno;

16. Il reprend d’ailleurs cette double explication (colère de Dieu et erreurs des hommes) dans sa lettre de dédicace à Cosimo de’ Medici : « sono stato dipoi sospeso, se io dovessi sotto il vostro felicissimo nome publicare la più mesta, la più spaventevole e la più vergognosa tragedia che la onnipotente Sapienza abbi ancora sopra questa infortunata Italia, e quasi mondana scena, dimostro; la quale, benchè in quelli infelicissimi giorni scrivessi, non per pigliare allora piacere con la penna discorrendo fra tante e tante miserabili crudeltà, ma per aver con- tinuamente avanti agli occhi miei un manifesto esempio di quanto male sia cagione la superbia e immoderata ambizione, e quanto temere si debba, gravemente errando, la divina giustizia. » (Sacco…, p. 7-8) R 119 Jean-Claude Zancarini

benchè le antiche istorie, e le moderne ancora, si trovino piene di queste sorti portenti, intervenuti avanti gli orrendi casi e distruzioni di città; e come per il timore di essi, quando apparivono, si legga, molti popoli cristiani, non che gentili, non aver mancato con sacrifizi e devote cerimonie placare la giusta ira del sommo Giove; la benignità del quale pare voglia istruire i mortali innanzi al flagello con diversi e spaventevoli segni, per tentare prima di ridurre con tali terrori, più tosto che con la giustizia, le umane menti a miglior vita. Nondimeno non resterò di scriverne due sopra gli altri evidentissimi, successi non molti mesi innanzi in Roma. Il primo, una saetta avere levato dal braccio di una devotissima Nostra Donna, collocata nella chiesa di Santa Maria Traspontina, il suo Bambino, e averne fatti molti pezzi, e la corona ancora di lei, in quella furia percossa e divisa in più parti, gittato per terra. Il secondo, l’eucarestia riposta il Giovedì santo preterito, come si costuma in tal giorno, in un tabernacolo della cap- pella del papa, la mattina seguente si trovò, senza sapere come nè da chi, sospinta per terra. Segni certamente efficacissimi da spaventare ragionevolmente ciascun cri- stiano, avendo il celeste fuoco tocco e guasto l’immagine della umana origine del Nostro Salvatore, e lacerato e spezzato indegnamente il glorioso premio della sua santissima Madre; e circa due mesi avanti, quello che noi cristiani meritamente tanto adoriamo, avere ricusato dimorare dove molti e molti anni prima in simil giorno stare soleva. Ma troppo in quella città era indurato il cuore delli scribi e farisei, per esser totalmente accecati e immersi nella voluttà, avarizia e ambizione, poichè per queste tante divine dimostrazioni non si commossero. (Sacco…, p. 178-180 ; je souligne.) On a déjà trouvé, en particulier chez Machiavel, dans les Discours (I, lvi), cette idée de l’annonce par le ciel des événements extraordinaires ; Luigi Guicciardini se situe donc dans une longue tradition quand il cite les portenti, les segni evidentissimi qui ont précédé l’événement. Une fois encore, les raisons qui expliquent que rien n’ait été compris ni tenté sont les erreurs des hommes « totalmente accecati e immersi nella voluttà, ava- rizia e ambizione » ; la dimension morale incontestable de ces erreurs des scribi e farisei est cependant à mettre en rapport avec le passage du proemio qui parle du caractère pernicieux du gouvernement des prélats (Sacco…, p. 17-18) : « in lei [= Roma] ora solo essere concorso tanta viltà e pigrizia a ruinarla, con tanto poco pensiero di fare nel debito tempo le provisioni neces- sarie alla difesa sua, che facilmente ha dimostro a ciascuno, quanto l’avaro, ambizioso ed oziosissimo governo de’ moderni prelati sia a’ populi perni- zioso. » Les vices sont les mêmes et ils ont provoqué le désastre parce que les mesures nécessaires à la défense de la ville n’ont pas été prises.

« Gli atrocissimi accidenti dell’anno 1527 » : le récit du sac de Rome par Francesco Guicciardini Francesco Guicciardini relate, dans les livres XVII et XVIII de la Storia d’Italia, la guerre menée par la Sainte Ligue (il était alors lieutenant du pape aux armées), et le sac de Rome ; ces pages sont un bel exemple du R 120 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique choix de l’analyse minutieuse de l’action des hommes. Les atrocissimi acci- denti 17 qui se déroulent en 1527 ne sont jamais reliés par Guicciardini à une volonté divine ; ainsi, à aucun moment du texte, contrairement à d’autres passages de la Storia d’Italia (voir supra), il n’est fait mention des straordinari segni que son frère avait estimé nécessaire de rappeler ; Guicciardini s’en tient à une lecture des faits, relate les débats et les déci- sions des chefs militaires, met en évidence les effets de ces décisions. Les analyses de Messer Francesco, soulignent les erreurs dans la fondation même de la ligue (« Dalle quali cose male intese nacque, come di sotto si dirà, principio grande di mettere in disordine la impresa che con tanta speranza si cominciava »), les cattivi consigli de Clément VII 18, les modi sinistri du duc d’Urbin 19, à Rome même, « la debolezza grandissima de’ ripari ma eziandio la mala resistenza che fu fatta dalla gente » et du côté des Impériaux et de Bourbon la détermination qui naît de la nécessité absolue (« deliberato o di morire o di vincere perché certamente poca altra speranza restava alle cose sue »). Il y a là ce qu’on peut nommer une analyse laïque, sans trace de providentialisme, du processus militaire qui mène au sac de Rome. Cette nécessité d’une analyse laïque est d’ailleurs mise en évidence par Guicciardini lui-même dans un passage de sa Consolatoria où il se jus- tifie d’avoir défendu l’hypothèse de la nécessité de mener la guerre contre l’empereur en rappelant que se lo evento è stato diverso dal giudicio, non per questo si debbe dare colpa a chi avessi consigliato la guerra, poi che le ragione erano tale che lo persuadevano a ogni savio:

17. F. Guicciardini, Storia d’Italia, éd. de Silvana Seidel Menchi, Turin, Einaudi, 1971, XVIII, i, p. 1817 : « Sarà l’anno mille cinquecento ventisette pieno di atrocissimi e già per piú secoli non uditi accidenti: mutazioni di stati, cattività di príncipi, sacchi spaventosissimi di città, carestia grande di vettovaglie, peste quasi per tutta Italia grandissima; pieno ogni cosa di morte di fuga e di rapine. » 18. Storia d’Italia, XVIII, v, p. 1838-1839 : « Arrivò poi il viceré a Roma; per la venuta del quale il pontefice, giudicandosi assicurato del tutto della osservanza della concordia, licenziò con pessimo consiglio tutte le genti che nelle parti di Roma erano agli stipendi suoi, riservandosi solamente cento cavalli leggieri e dumila fanti delle bande nere » ; XVIII, vi, p. 1847 : « Ma era superfluo l’usare col pontefice queste diligenze: il quale,credendo troppo a quello desiderava, e troppo desiderando di alleggerirsi della spesa, subito che ebbe avviso della conclu- sione fatta in Firenze, con la presenza e consentimento del mandatario di Borbone, aveva imprudentissima- mente licenziati quasi tutti i fanti delle bande nere; e Valdemonte, come in sicurissima pace, se ne era andato per mare alla volta di Marsilia » ; XVIII, viii, p. 1854 : « [il papa], con cattivo consiglio, aveva licenziato prima i svizzeri e poi i fanti delle bande nere, e ricominciato sí lentamente (disperato che fu l’accordo) a provedersi » ; XVIII, viii, p. 1857: « lasciò indietro infelicemente il consiglio di partirsi; non stando egli e i suoi capitani manco irresoluti nelle provisioni del difendersi che fussino nelle espedizioni ». 19. Storia d’Italia, XVIII, iv, p. 1831: « Ma il luogotenente, comprendendo, parte da quello che era verisimile parte per relazione di parole dette da lui, che a questi modi sinistri lo induceva anche il desiderio della recu- perazione del Montefeltro e di Santo Leo posseduto da’ fiorentini… » ; XVIII, v, p. 1838 : « Spaventavanlo le va- riazioni e il modo del procedere del duca d’Urbino ». Contrairement à son frère, Francesco Guicciardini ne va pas jusqu’à accuser nettement le duc d’Urbin d’avoir voulu consciemment la défaite du pape Clément VII par haine des Médicis. Il se contente d’écrire que les décisions du duc et en particulier sa tardità (sa lenteur, à opposer à la celerità de Bourbon) sont prises o per arte o per natura et de mettre en évidence, en relatant les R 121 Jean-Claude Zancarini

altrimenti a troppo dura condizione sarebbono sottoposti e’ consiglieri de’ principi, se fussono obligati a portare in consiglio non solo discorsi e considerazione umane, ma an- cora o giudicii di astrologi, o pronostici di spiriti, o profezie di frati 20. Cependant, au terme de l’analyse historique et politique restent, dans deux incises du discours historique, deux interrogations dont il faut rendre compte. La première se place au moment où Guicciardini, relatant les faiblesses des mesures prises pour défendre Rome (le piccole provisioni di Roma), dit son étonnement devant l’attitude du pape : Ma non fu manco maraviglioso, se è maraviglia che gli uomini non sappino o non possino resistere al fato, che il pontefice, che soleva disprezzare Renzo da Ceri sopra tutti gli altri capitani, si rimettesse ora totalmente nelle sue braccia e nel suo giudizio; e molto piú che, solito a temere ne’ minori pericoli, era stato piú volte inclinato ad abbandonare Roma quando il viceré andò col campo a Frusolone, ora, in tanto pericolo, spogliatosi della natura sua, si fermasse costantemente in Roma, e con tanta speranza di difendersi che, diventato quasi come procuratore degli inimici, proibisse non solo agli uomini di partirsene ma eziandio ordinasse non fussino lasciate uscirne le robe, delle quali molti mercatanti e altri cercavano per la via del fiume di alleggierirsi 21. On trouve la seconde de ces interrogations un peu plus avant dans le texte, lorsque Guicciardini esquisse le récit des calamità di Roma lors du sac ; il fait une des très rares allusions aux jugements de Dieu présentes dans le récit du sac 22 en relatant les viols des femmes de Rome et des reli- gieuses par les soldats impériaux : « Sentivansi i gridi e urla miserabili delle donne romane e delle monache, condotte a torme da’ soldati per saziare la loro libidine: non potendo se non dirsi essere oscuri a’ mortali i giudizi di Dio, che comportasse che la castità famosa delle donne romane cadesse per forza in tanta bruttezza e miseria 23. » La question des décisions divines et de leur sens éventuel est donc posée 24 ; elle ne l’est pas en termes providentialistes puisque, si ces événe-

débats contradictoires entre le duc et le lieutenant du pape (i.e. lui-même), les nombreux cas où le duc refuse de prendre les mesures qui auraient pu éviter l’avancée victorieuse des troupes impériales. 20. Consolatoria, ouvr. cité, p. 106-107. 21. Storia d’Italia, XVIII, viii, p. 1855-1856. 22. Il y a une autre allusion aux avertissements divins en Storia d’Italia, XVIII, xv, p. 1900 où il déclare que le pape parle comme doit le faire quelqu’un qui a « avuto da Dio sí gravi e sí aspre ammonizioni ». 23. Storia d’Italia, XVIII, viii, p. 1859 (je souligne). 24. Que ce soit sur ce point du viol des religieuses et des femmes de Rome que se greffe l’interrogation de Guicciardini, n’est pas un hasard. Dans le Dialogo de las cosas acaecidas en Roma d’Alfonso de Valdés, écrit pour démontrer que l’empereur n’est aucunement responsable du sac de Rome et que la victoire des impé- riaux a été voulue par Dieu, Latancio, porte-parole de l’auteur , alors qu’il ne cesse de louer la justice de Dieu à l’œuvre lors du sac de Rome (« Verdaderamente, grandes son los juicios de Dios. Agora conozco que con el rigor de la pena recompensa la tardanza del castigo », p. 231), a un peu de mal à expliquer que le viol des religieuses et des jeunes filles découle d’un jugement de Dieu, il s’en tire avec un « c’est la guerre qui veut ça » : R 122 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique ments sont peut-être le résultat d’un jugement de Dieu, ils restent pour le moins obscurs pour les hommes qui peuvent à bon droit se demander pourquoi Dieu a laissé advenir le mal. On peut parler d’un net refus d’une perspective providentialiste de la part de Guicciardini, refus qui passe par une séparation entre le monde de la croyance religieuse et celui de l’agir politique : les jugements de Dieu sont obscurs, ses décisions si profondes qu’il est inutile de chercher à les interpréter 25 ; on ajoutera que dans le Dialogo del reggimento di Firenze, Francesco avait affirmé la nécessaire cou- pure entre le monde de l’agir politique et celui de la croyance religieuse : « chi vuole vivere totalmente secondo Dio, può mal fare di non si allontanare totalmente dal vivere del mondo, e male si può vivere secondo el mondo sanza offendere Dio ». Quant à la première interrogation, qui porte sur la possibilité ou non de « resistere al fato », elle demeure une des questions que l’ensemble des pen- seurs florentins auxquels nous avons fait allusion se pose, d’autant qu’elle reprend consciemment une méditation déjà présente dans l’Antiquité ; on pense au premier chef à Machiavel et notamment aux Discours (II, xxix) « La fortuna acceca gli animi degli uomini, quando la non vuole che quegli si opponghino a’ disegni suoi » dans lequel Machiavel commente Tite-Live (« Adeo obcaecat animos fortuna, cum vim suam ingruentem refringi non vult »). Cette interrogation est le point d’arrivée de la réflexion de nos auteurs sur le sens à donner aux signes divins et aux catastrophes, point d’arrivée qui a deux conséquences : il y a incontestablement une limite à l’analyse rationnelle des événements et donc à l’agir politique et militaire des hommes et, en même temps, cette limite n’empêche pas un choix politique et éthique fondamental portant sur la nécessité d’agir comme si cette possibilité que la fortune ne rende vaine l’action menée n’exis- tait pas. Ce choix nécessaire, Machiavel, précisément comme conclusion du chapitre II, xxix des Discours, l’exprime par la formule « [gli uomini]

« Arcidiano: Así Dios me salve que tenéis la mayor razón del mundo. Pero si viérades aquellos soldados cómo lle- vaban por las calles las pobres monjas, sacadas de los monesterios, y otras doncellas, sacadas de casa de sus padres, hobiérades la mayor compasión del mundo. Latancio: Eso es tan común cosa entre soldados y gente de guerra, que seyendo a mi parecer muy más grave que todas esas otras juntas, no hacemos ya caso dello, como si no fuese peor violar una doncella, que es templo vivo donde mora Jesucristo, que no una iglesia de piedra o madera. Pero la culpa desto no tanto se debe de echar a los soldados cuanto a vosotros, que comenzastes y levantastes la guerra y fuistes causa que ellos hiciesen lo que han hecho. Verdaderamente, aunque ningún otro mal causase la guerra, por sólo esto la debíamos de dejar. » (p. 188) Les citations sont tirées d’Alfonso De Valdés, Dialogo de las cosas acaecidas en Roma, Rosa Navarro Duran (éd.), Madrid, Catedra, 1992. 25. Ricordi, C 92, p. 103 : « Non dire: Dio ha aiutato el tale perché era buono: el tale è capitato male perché era cattivo; perché spesso si vede el contrario. Né per questo dobbiamo dire che manchi la giustizia di Dio, essendo e consigli suoi sì profondi che meritamente sono detti abyssus multa. » R 123 Jean-Claude Zancarini debbono, bene, non si abbandonare mai » dont la netteté se passe de longs commentaires. Francesco Guicciardini, quant à lui, expose sa position dans le ricordo A 136 : Se bene gli uomini deliberano con buono consiglio, gli effetti però sono spesso contrarii; tanto è incerto el futuro. Nondimeno non si vuole come bestia darsi in preda della for- tuna, ma come uomo andare con la ragione; e chi è bene savio ha da contentarsi piú di essersi mosso con buono consiglio, ancora che lo effetto sia stato malo, che se in uno consiglio cattivo avessi avuto lo effetto buono 26. Il faut, selon Messer Francesco, agir selon la raison et l’homme sage doit en quelque sorte résister à la fortune en acceptant l’échec éventuel dès lors que le consiglio qu’il a formulé est conforme à l’analyse raisonnable qu’il a effectuée. Si l’absence d’une rédaction de ce ricordo dans la dernière série écrite en 1530 peut laisser penser que l’expérience des revers subis fait douter Guicciardini, d’autres formulations ultérieures montrent qu’il s’agit d’un élément qu’il se refuse à abandonner. On pense notamment à certains passages de la Consolatoria (écrit précisément après l’échec de la guerre « pour la liberté de la pauvre Italie » et le sac de Rome) dans lesquels cette volonté d’analyser selon la raison est, de fait, une consolation face à l’échec durement subi : Guicciardini n’est pas en faute dès lors qu’il a donné un conseil raisonnable et qu’il a fait ce qui était en son pouvoir pour le réaliser dans les faits 27. Nos auteurs estiment donc que le pouvoir de la fortune et ses variations sont incontestables, elles peuvent l’emporter sur la raison et provoquer événements extraordinaires voire catastrophes ; il n’en demeure pas moins que l’homme sage doit, malgré le risque de l’imprévu et de l’échec, non si abbandonare mai, andare con la ragione et refuser de darsi in preda della fortuna. Cette posture éthique, qui va de pair avec une volonté permanente d’analyse politique concrète des situations, est le seul moyen d’échapper à l’effarement et au renoncement face aux « événements extraordinaires », aux miserande tragedie et aux atrocissimi accidenti.

26. Ricordi, A 136 ; B 160, p. 252. 27. Consolatoria, ouvr. cité, p. 107 : « Non sei adunche in colpa se al consiglio che tu avessi dato della guerra non ha corrisposto lo evento; anzi meriti laude e non piccola, perché come sa chi è stato vicino alle azioni tue, hai quanto ti è stato possibile aiutato che lo effetto non sia stato diverso dalla ragione; e tanto che se gli altri che hanno avuto carico nella guerra avessino fatto nel grado loro quanto hai fatto tu nel tuo, o se el papa poi che era entrato nel mare avessi nel navigare seguitato e’ ricordi tuoi, forse che le cose arebbono avuto altro fine di quello che hanno avuto. Non ci è adunche colpa tua né nel consiglio poi che l’hai dato ragionevole, né nello evento poi che di quello che era in potestà tua non gli sei mancato; e però ritrovandoti da ogni parte innocente e sanza errore, ti debbi anche ragionevolmente trovare sanza dispiacere. » R 124 « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique

Bibliographie

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R 125

De l’Italie à la France, de la France à l’Italie : l’histoire tragique de la femme « cathenoise ». Boccace, Pierre Matthieu (1563-1621), Virgilio Malvezzi (1595-1654)

Mariangela Miotti Université de Pérouse

L’histoire tragique dont sera question dans ma relation ne fait pas partie du genre qui jouit d’un grand succès, en France, dans la seconde moitié du xvie siècle. Dans les histoires tragiques de Marguerite de Navarre, Boaistuau, Belleforest, Rosset, c’est l’amour-passion avec ses excès, ses désordres qui est au centre du récit et qui fait naître les réflexions conven- tionnelles sur l’homme et sur son destin. Dans ce genre qui « ajoute aux codes de la nouvelles les codes de la tragédie » — la critique l’a bien dé- montré — on raconte des faits qu’on veut authentiques, « accrédités par le narrateur ou par des témoins dignes de foi » 1, récents, non encore entendus ou lus. L’histoire de Philippa, la « femme cathenoise » (de Catane) remonte, au contraire, au passé, ses vicissitudes sont étroitement liées à la vie politique du Règne de Naples des années 1345-1346 telles que Boccace les a racontées dans son De casibus virorum illustrium. Si la majorité des biographies qui composent ce texte concernent des personnages mythiques du passé, celle de Philippa est une histoire contemporaine à son auteur qui affirme avoir

1. Voir G. Mathieu-Castellani, « Violence et passion : l’histoire tragique », dans Sans autre guide. Mélanges de littérature française de la Renaissance offerts à Marcel Tetel, réunis par P. Desan, L. Kritzman, R. La Charité et M. Simonin, Paris, Klincksieck, 1999, p. 211-223. « La définition de la tragédie reste alors, comme l’observait R. Carr, celle que retient Amyot, “une matière lamentable et pleine de pleurs”. [Dans une glose à sa traduction de la Vie de Démétrius de Plutarque]. Boaistuau et ses successeurs accumulent les déterminants “lamentable”, “déplorable”, “infortuné”, “funeste” […] » (p. 214). Voir aussi M. Simonin, L’encre et la lumière, Genève, Droz, 2004 (en particulier « Conteurs et narration », p. 3-236 et P. Witold Konstanty, Le tragique dans les nouvelles exemplaires en France au xvie siècle, Lodz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego, 2006. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 127-147. 127 Mariangela Miotti relaté des faits vrais et non pas inventés. Pierre Matthieu reprend cette histoire et, respectueux des documents que l’histoire lui a légués, non seu- lement il utilise l’édition du texte italien mais il confronte (« confère ») le texte de Boccace « à un ancien manuscript, à la premiere impression faicte en France, et à ce qu’en escript Ant. Summoto 2 ». L’histoire dont il est ici question, alors, ne peut pas être entendue en tant que conte ou nouvelle et l’oxymore contenu dans le titre du récit — prosperitez malheureuses — laisse entrevoir que le matériel historique est soumis à une refonte avec les codes de la tragédie, dans une tentative de dépasser, c’est ce que nous essayerons de démontrer, l’idée aristotélicienne qui avait prévu une nette opposition entre les deux genres. L’histoire de cette femme dont le succès est soutenu par des « aisles de cire que la faveur luy a donné » (p. 33) aura un grand retentissement en Italie, exemple pour hommes et femmes de cour qui ont construit leur vie sur la fragilité de la cire 3.

Pierre Matthieu

La carrière littéraire de Pierre Matthieu commence en 1589 lorsqu’il publie, à Lyon, un volume contenant quatre pièces de théâtre : Vasthi, Aman et Clytemnestre et, ensuite, La Guisiade. L’année précédente il avait publié les Stances sur l’heureuse publication de la paix et saint union 4, un hommage à Henri III, « second Josias » avec lequel commence la vie publique et poli-

2. « Advertissement » à Histoire des prosperitez malheureuse. D’une femme Cathenoise […], Rouen, Chez Jacques Besongne, 1618 [BnF : J-14998 (2)]. La liste complète des éditions des œuvres consultées pour cet article se trouve dans la bibliographie finale. Dans les notes nous nous limitons à donner les indications essentielles. Sur la vie et l’œuvre de Gio. Antonio Summonte voir S. Di Franco, Alla ricerca di un’identità politica. Giovanni Antonio Summonte e la patria napoletana, Milan, LED, 2012. Son Histoire fut publiée à Naples en 1601, Historia della città e regno di Napoli, di Gio. Antonio Summonte… ove si trattano le cose piu notabili accadute dalla sua edificatione sin’a tempi nostri, divisa in due parti…, Napoli, G. I. Carlino, 2 vol., in-4o, 1601. Nous avons consulté : Historia della città e Regno di Napoli di Gio. Antonio Summonte napoletano ove si trattano le cose più notabli, Accadute dalla sua Edificazione sin’a tempi nostri […] In questa terza Edizione corretta, emendata… In Napoli M.D.CCXLVIII. A spese di Raffaello Gessari. Nella Stamperia di Domenico Vivenzio. Con Licenza de’ superiori [Bibliothèque Augusta, Pérouse I H 2743]. 3. « […] gonfij dall’aura della lusinghevole fortuna, e dal soverchio favor de’ Padroni scompaginandosi quell’ale, che non hanno fondamento di carne propria, mà con la cera dell’altrui gratia son’appiccate, alla fine precipitano miseramente […] » (dans Elio Seiano di Pietro Mattei…, In Macerata, Appresso Pietro Salvioni. M.D.CXXI. [BN Roma : 6. 30. A. 33]. Les mots que nous citons sont signés par Pietro Salvioni.) 4. Stances sur l’heureuse publication de la paix et sainte union…, A Lyon Par Benoist Rigaud, 1588. Stance XIII : « Ainsi ce sage Roy, qui fait de sa pussance / Estendre les rameaux dez Pologne en la France / Cest insigne Marcel, qui a le cueur François, / Le courage Chrestien, et le sang de Valois, / Veut marcher le premier pour avoir la victoire / de ces mutins : il veut les accabler du tout. / Un grand Roy comme luy doit mourir tout debout / Pour dresser son tombeau au temple de mémoire. » R 128 L’histoire tragique de la femme « cathenoise » tique de celui qui sera l’historien d’Henri IV (1594-1610) et qui dédiera sa dernière fatigue littéraire à Louis XIII, Conjuration de Conchine… (1618) 5. Les débuts dans le domaine du théâtre biblique, classique et à sujet his- torique, permettent à Pierre Matthieu de déployer toute sa culture huma- niste, son enthousiasme, son désir de jeune savant qui a grandi dans une région périphérique, la Franche-Comté, et qui veut se faire connaître par le public français. Pour les collèges de son pays il avait écrit une première tragédie, Esther, de plus de 5 700 vers, un « monstre » dramatique 6 qui quelques années plus tard donnera vie à deux tragédies Vasthi et Aman 7, deux pièces beaucoup plus conformes au nouveau théâtre que la France venait de créer. Avec La Guisiade, sa dernière tragédie, Matthieu crée une « tragédie politique d’actualité 8 » et condamne, dans la dédicace au duc de Mayenne, tous ceux qui « se forlignant du vrai, accommodent le sujet qu’ils traitent à leur passion, et le violent en dépit de témoins oculaires ». Avec ces mots, qui appartiennent plutôt à l’historien qu’au poète tragique, l’intérêt pour le théâtre semble disparaître des préoccupations de Pierre Matthieu. La vie de la ville de Lyon l’entraîne de plus en plus vers un engagement politique. Sa plume pourra servir, sous des formes différentes, les idées du parti des Guise. À ces années remontent aussi ses premiers ouvrages his- toriques, Histoires des derniers troubles… où il condamne les combats de

5. La conjuration de Conchine… L’ouvrage est publié anonyme et les perplexités pour l’attribuer à Pierre Matthieu restent nombreuses, voir L. Lobbes, « L’œuvre historiographique de Pierre Matthieu », dans Écritures de l’histoire (xiv e-xvi e siècle), Actes du colloque du Centre Montaigne, Bordeaux, 19-21 septembre 2002, textes réunis et édités par C. Magnien Simonin, Genève, Droz, 2005, p. 495-519. 6. Esther a toujours été jugée avec sévérité. On souligne surtout sa « longueur ridicule », et le fait que ses scènes sont chargées « de déclamations perpétuelles, qui jettent dans la pièce un froid insupportable » (Duc de La Vallière, Bibliothèque du Théâtre françois depuis son origine, t. I, Genève, Slatkine Reprints 1969 [Ré- impression de l’éd. de Dresde, 1768]). Voir Y. Le Hir, Les drames bibliques de 1541 à 1600. Études de langue, de style et de versification, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1974, p. 114 et les éditions modernes de cette tragédie : Esther, dans La tragédie à l’époque d’Henri III, deuxième série, vol. 4 (1584-1585), Florence-Paris, Olschki-PUF, 2005, p. 211-458, texte édité et présenté par M. Miotti, et Esther, dans Théâtre complet, édition critique par Louis Lobbes, Paris, Champion 2007. 7. Vasthi première tragédie, texte édité et présenté par Anna Bettoni ; Aman seconde tragédie, texte édité par Régine Reynolds-Cornell ; La Guisiade, introduction par Miotti Mariangela, texte édité par Tran-Thi-Chat- Thiet et Gabriela Cultrera, dans La Tragédie à l’époque d’Henri III, vol. V, deuxième série, 1586-1589, Florence- Paris, Olschki-PUF, 2009. 8. J. Chocheyras, « La tragédie politique d’actualité sous les règnes d’Henri III et d’Henri IV», dans Études sur Étienne Dolet. Le théâtre au xvi e siècle. Le Forez, le Lyonnais et l’histoire du livre, publiées à la mémoire de Claude Longeon, éditées par Gabriel-André Perouse, Genève, Droz, 1993, p. 161. Voir aussi Marie-Madeleine Fragonard, « La représentation des forces collectives », dans Guerre di religione sulle scene del Cinque-Seicento (XXIX Convegno Internazionale del Centro Studi sul Teatro Medievale e Rinascimentale, Rome, 6-9 octobre 2005), éd. par Miriam Chiabò et Federico Doglio, Rome, Torre D’Orfeo Editrice, 2006, p. 193-218 et « Bi- bliographie française » par M.-M. Fragonard, p. 447 ; E. Forsyth, La tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème de la vengeance, édition revue et augmentée, Paris, Champion, 1994. R 129 Mariangela Miotti la Ligue et s’engage dans une longue justification de la politique religieuse d’Henri IV 9. Grâce à ses efforts il obtiendra officiellement le titre d’Histo- riographe du roi en 1610 et l’année suivante il présentera les circonstances de l’assassinat d’Henri IV. Après la mort du roi et le rôle de Concini à côté de Marie de Médicis, les ministres d’Henri IV furent renvoyés : dans la Conjuration de Conchine… de 1618, Matthieu dresse le tableau des diffi- cultés qu’il avait dû supporter : « en perdant le Roy, je perdy ma fortune et ma vie jusques au jourd’huy n’a esté qu’un jouët d’ennuits et de tristesses qui m’ont tellement possédé que je suis vielly devant l’aage et les rides à longs traits m’ont seillonné le front » (aijvo). Rentré à la cour, Matthieu sera avec Louis XIII au siège de Montauban. Atteint de la peste, il meurt le 12 octobre 1621.

« Et a voli troppo alti e repentini / Sogliono precipitii esser vicini 10 »

Le 24 avril 1617, Concino Concini fut assassiné. Quelques mois plus tard, sa femme Eleonora Galigaï fut exécutée. À la suite de ces faits, Matthieu publie Aelius Sejanus, histoire romaine recueillie de divers autheurs… 11, tra- duction des livres III et IV des Annales de Tacite 12, « excellent auteur » dont il regrette « la perte inestimable des livres […] qui nous apprendroient […] et nous conduiroient avec le flambeau de la vérité dans les tenebres des conjectures 13 ». Une histoire qui vient de l’Antiquité mais où les allusions

9. Pour Matthieu historien, voir L. Lobbes, « L’œuvre historiographique de Pierre Matthieu », dans Écritures de l’histoire (xiv e-xvi e siècle), ouvr. cité, mais aussi « Pierre Matthieu, dramaturge phénix (1563-1621) », Revue d’Histoire du Théâtre, no 3, 1998, p. 207-236 et « L’exécution des Guises, prétexte à la tragédie », dans Le mécénat et l’influence des Guises (Actes du colloque organisé par le Centre de recherche sur la littérature de la Renaissance de l’université de Reims, Joinville, 31 mai-4 juin 1994), études réunies par Yvonne Bellenger, Paris, Champion, 1997, p. 567-579. Voir aussi L. Zilli, « Letteratura e religione. Il funzionamento del discorso pamphlettistico e le sue implicazioni teoriche », dans Discorrere il metodo. Il contributo della francesistica agli studi metodolo- gici, Ferrara, Centro Stampa Universitaria, 1995, p. 209 ; Id., « Pierre Matthieu (1563-1621) fra storia e filosofia politica », dans Scritture dell’impegno dal Rinascimento all’età barocca, Fasano, Schena, 1997, p. 125-133 et Id., « Le meurtre des Guises et la littérature pamphlétaire de 1589 », dans Le mécénat et l’influence des Guises, Paris, Champion, 1997, p. 581-593. 10. Torquato Tasso, cité par Matthieu à la fin de l’« Advertissement » à Histoire des prosperitez malheureuses… A Rouen, M.DC.XVIII. [BnF : J-14998 (2)]. 11. Aelius Seianus…, A Rouen, M.DC.XVIII. [BnF : J-14998 (2)]. 12. Voir F. R. [sic], « Deux récits de Tacite par Pierre Matthieu, historiographe de France (1617) », Bibliothèque universelle de Genève, XXI, 1852, p. 25-38. Pour la fortune de Tacite en France, voir R. Gorris, « Sotto il segno di Tacito: tra Italia e Francia », dans Scritture dell’impegno, dal Rinascimento all’età barocca (Atti del Convegno Internazionale di Gargnano, 11-13 octobre 1994), Fasano, Schena, 1995, où l’on peut trouver une riche biblio- graphie des traductions italiennes des œuvres historiques de Matthieu. 13. « Les bibliothèques ont conservé plusieurs livres que nous leur rendrions volontiers, par ce qui manque de cest excellent autheur qui a sceu tout ce qui se doit sçavoir des affaires du monde […] » (Aelius Seiuanus…, A Rouen, M.DC.XVIII, p. 210 [BnF: J-14998 (2)]). Seianus et Aman vivent les mêmes situations, leur « fin R 130 L’histoire tragique de la femme « cathenoise » aux faits terribles de l’actualité française sont nombreuses. Matthieu, dans la Dédicace, la présente comme « un miroir qui ne flatte point, mais plus- tost une eau pure et claire qui au mesme temps qu’elle monstre la tache donne dequoy l’effacer ». La même année il publie l’Histoire des prosperitez malheureuses… où — comme il le dit dans sa présentation — il fait la biographie de « ceste Cathenoise » que « la Faveur esleva […] de la cendre à la gloire, et l’Orgueil la precipita de la gloire à la cendre », un personnage d’origine modeste qui a eu la possibilité d’une ascension rapide et donc d’un grand succès à la cour de Naples avec un rôle politique important. L’intérêt de Matthieu pour ces personnages que la fortune a soumis à des épreuves très dures, à des revirements brusques et cruels est une constante. Les traces étaient déjà évidentes dans ses premières épreuves de jeunesse lorsqu’il écrivait pour le théâtre des Collèges de Vercel. L’Histoire d’Esther n’est en effet que le très beau récit des « vicissitudes de la Fortune 14 » où la reine Esther, qui risque la mort avec tout son peuple, devient l’instrument non seulement pour éviter cette mort, mais pour s’opposer, avec force, à la violence annoncée. Aman, le vizir dont l’activité politique à côté du roi est soutenue par un orgueil et une ambition qu’on ne peut assouvir, représente, avec sa mort et celle de ses fils, un exemplum des caprices de la fortune. On peut comprendre donc l’intérêt de Matthieu pour Sejanus, le favori de Tibère, que le succès de l’œuvre de Tacite avait fait connaître 15 et pour Filippa, l’héroïne éponyme de l’Histoire des prosperitez malheureuses… L’histoire française des premières années du xviie siècle rendait absolument explicites les liens entre les vicissitudes de ces deux personnages et la réa- lité contemporaine. La femme de Concino Concini avait suivit son mari non seulement dans le succès, mais aussi dans la perte finale. Une courte dédicace au Roi invite le lecteur à y voir, « par curiosité », « un monstre de

tragique » est là pour rappeler que « La Mort, la Fortune, le Temps et la Cour se changent en un moment. La faveur acquise par le merite ou le bonheur se conserve par la modestie, se pert par l’insolence : et la plus asseuree ne doit relever que de la main du Prince. » (Ibid., p. 303) 14. A. Lorian, « Les protagonistes dans la tragédie biblique de la Renaissance », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, vol. 12, no 2, 1994, p. 203. 15. Pierre Matthieu écrit deux versions de cette histoire : la première de 162 p. de 1617 et la seconde beaucoup plu longue, 304 p., de 1618. Les deux éditions contiennent la même dédicace au Roi avec la métaphore de l’his- toire-miroir, où l’effet miroir est procuré par l’eau « pure et claire qui au mesme temps qu’elle monstre la tache donne dequoy l’effacer ». La première édition contient, outre le privilège, un « Advertissement » où Matthieu avoue l’avoir écrite « il y a plus de trois ans ». Voir L. Lobbes, « L’œuvre historiographique… », art. cité. Dans ce même volume voir aussi, toujours à propos de Pierre Matthieu, J. Boucher, « La difficulté d’être acteur et rédacteur de l’histoire à la fin du xvie et au début du xviie siècle », p. 303-319. Voir aussi Rosanna Gorris Camos, qui donne un riche aperçu de la fortune de Tacite en France et en Italie, « “La France estoit affamée de la lec- ture d’un tel historien” : lectures de Tacite entre France et Italie », p. 113-141. R 131 Mariangela Miotti fortune », cette histoire sera, pour « les autres », « une instruction car c’est un tableau qui marque le naufrage de ceux qui n’abaissent les voiles pour donner moins de prise à la tempeste ». Le verso de la dédicace contient un « Advertissement » — qui sera repris dans toutes les traductions italiennes dont on parlera dans la deuxième partie de cet article — où Matthieu déclare la source de cette histoire : Boccace Florentin est l’Autheur de ceste Histoire, la derniere de son livre, De casibus virorum Illustrium, et la rapporte sur la foy de ses propres yeux, et de deux vieux Capitaines, Marin de Bulgare et Constantin de la Roque qu’il avoit cogneu à la cour de Robert Roy de Naples. Je l’ay conferée à un vieux manuscript, à la premiere impres- sion faicte en France, et à ce qu’en escrit Ant. Summoto. Avant de présenter le contenu de cette histoire, Matthieu s’arrête donc sur la méthode qu’il a adoptée et il insiste sur un aspect fondamental de l’écriture de l’histoire : le respect de la vérité est ici garanti par le fait que Boccace a vu, de ses propres yeux, ce qu’il raconte et Matthieu a pu vérifier ces données avec d’autres textes, d’autres témoignages écrits. Le deuxième volet de cet « Advertissement » insiste sur le contenu : C’est un tragique effet de l’inconstance de la fortune qui n’est moins ingenieuse en ses tromperies qu’estourdie en ses faveurs. Elle ne pouvoit eslever ceste femme de plus bas, ni la renverser de plus haut pour monstrer que « la montee aux grandes prosperitez est de verre, la cime tremblement, la descente un precipice ». Et la conclusion de ce raisonnement est confiée aux vers de Torquato Tasso : « Et a voli troppo alti è repentini / Sogliono precipitii esser vicini. » Boccace est donc à l’origine de ce récit, ou, roman à clé et les vers de Torquato Tasse méritent d’être cités en exergue. À partir de 1618, en effet, et jusqu’à 1642, l’histoire a droit, en France, à plusieurs éditions, d’abord publiée séparément et, ensuite, avec Aelius Sejanus et les Remarques d’État de M. de Villeroy.

Boccace en France

Au cours de tout le xvie siècle la présence constante et active de l’œuvre de Boccace dans la culture française est témoignée par plusieurs auteurs : Peletier du Mans le considère, avec Pétrarque, « [son] auteur 16 », Du Bartas

16. J. Peletier du Mans, Préface à l’Art poetique d’Horace traduit en vers françois (1545), cité par Lionello Sozzi, Boccaccio in Francia nel Cinquecento, Genève, Slatkine Reprints, 1999, p. 13. R 132 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

(que Matthieu imite dans ses tragédies 17) en apprécie le style, à la fin du siècle, Du Verdier considère Boccace un grand « orateur et poète, docte en langue grecque et latine 18 ». La fortune de l’œuvre de Boccace en France a été objet de nombreuses études à partir de celles d’Henri Hauvette au début du siècle dernier 19. Nous nous limitons à rappeler ici que, au cours du xvie siècle, lorsque le Decameron devient un modèle incontournable pour la prose, les œuvres latines de Boccace ne sont pas oubliées 20. De mulieribus claris, De genea- logia deorum gentilium, et surtout, pour ce qui nous intéresse, De casibus virorum illustrium constituent une présence constante en prolongeant la notoriété acquise au cours des années précédentes 21. À la circulation des manuscrits s’ajoutent bientôt les imitations plus ou moins directes en pas- sant par les traductions 22. Dans ce domaine la production latine n’a pas eu l’attention qu’elle méritait. Lionello Sozzi avait souligné, à propos du De casibus virorum illustrium, ce déséquilibre lorsqu’il affirmait la nécessité de vérifier l’influence de ces biographies sur la production littéraire qui mettait au cœur de son intérêt le thème de la dignité de l’homme ou le thème de l’instabilité de la fortune 23. Parmi les nombreux vulgarisateurs de l’œuvre latine de Boccace il suffit de rappeler Laurent de Premierfait et Claude de Witart, pour la France et Giuseppe Betussi pour l’Italie qui, en 1545, remarquait que I casi de gli huo- mini illustri étaient encore peu connus mais méritaient de l’être à cause de leur exemplarité 24 et il soulignait, lui aussi, que la leçon qu’on pouvait en

17. L. Lobbes, « Du Bartas et Matthieu : genèse d’une vocation de dramaturge », dans L’art du théâtre. Mélanges en hommage de R. Garapon, Paris, PUF, 1992, p. 61-66. 18. A. Du Verdier, Prosopographie, Lyon, Paul Frelon, 1605, p. 216-217. 19. H. Hauvette, « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », Bulletin italien, 1907-1909, articles recueillis dans Études sur Boccace (1894-1916), préface de C. Pellegrini, Turin, Bottega d’Erasmo, 1968. Voir aussi les Cahiers d’études italiennes (Filigrana), no 8, 2008, Boccace à la Renaissance. Lectures, traductions, in- fluences en Italie et en France (Actes du colloque « Héritage et fortune de Boccace », 12-14 octobre 2006 à l’uni- versité Stendhal-Grenoble 3), études réunis par Johannes Bartuschat. 20. on sait en effet que « non l’opera in lingua volgare […] fu per prima apprezzata dai Francesi, ma quella in lingua latina e non il narratore, ma l’erudito fu maggiormente utilizzato » (F. Simone, « La presenza di Dante, Petrarca e Boccaccio nel primo umanesimo lionese », dans Umanesimo, Rinascimento, Barocco in Francia, Milan, Mursia, 1968, p. 68). 21. Voir L. Sozzi, Boccaccio in Francia nel Cinquecento, ouvr. cité, p. 21-53. 22. F. Simone, « Contributi per la storia della fortuna del Boccaccio in Francia », Convivium, 1955, p. 620-623. 23. « Non si è finora pensato di verificare in qual modo la celebre opera abbia esercitato il suo influsso su tutta una pubblicistica d’impronta umanistica, relativa ad esempio al tema della dignità dell’uomo, oppure su di una letteratura d’impronta etico-religiosa, dedicata alla trattazione del tema anche politico dell’oscillante mutare della fortuna. » (p. 49) 24. I casi de gli huomini illustri…, In Vinegia, M.DXLV. [PG Augusta, I N 1056]. Giuseppe Betussi se présente comme celui qui tire de l’oubli l’œuvre latine de Boccacce. Dans la dédicace de la traduction Della genealogia de gli dei…, In Venetia, Apresso Lorenzini da Turino, M.D.LXIIII. [PG Augusta, I I 2611], il affirme avoir réalisé cette traduction : « […] di memoria di quelli, ch’a beneficio universale si sono affaticati, come è stata R 133 Mariangela Miotti tirer était adressée surtout aux grands auxquels était ainsi donné la possibi- lité de connaitre la force du roi du ciel et la fragilité des rois de la terre 25. En France, Witart (1578) avait mis en évidence le rôle didactique de l’œuvre de Boccace qui pouvait aider à la « reformation des mœurs » à travers « les reprehensions et admonitions vrayment chrestiennes contre les excès, abus et dissolutions, et les eguillons, incitent vraiment à la vertu 26 ». Dans les exemples proposés par Boccace, en outre, les lecteurs sont censés trouver un soulagement à leur situation. Dans ses Mémoires, Commynes expose, de façon très claire, cette interprétation : « Et sont les coups qu’il [Dieu] donne sur les grans, bien plus cruelz et plus poisans et de plus longue duree que ne sont ceulx qui donne sur les petites gens. Et enfin me semble que, à tout bien considérer, qu’ilz n’ont gueres d’avantaige en ce monde plus que les aultres 27. » Rois, princes, étant donné leur position élevée dans l’échelle sociale, sont, plus que les autres, exposés aux attaques de Fortune. Lecture apaisante pour tous, riches et pauvres sont soumis aux caprices du hasard. Mais Boccace avait substitué, au cours de son récit, aux caprices de la Fortune, la justice divine : dans l’introduction de son Pauperitas et for- tunae certamen, il souligne la responsabilité dans les actions des hommes du pouvoir, c’est à travers leurs actions qu’ils permettent à la mauvaise fortune de produire ses effets. Où se trouve la vertu, en effet, la fortune n’a pas de place (Regulus, XLIX). Matthieu privilégie cette lecture. Dans le De casibus…, on le sait, nous sommes en présence d’une foule de personnages qui suivent avec insistance Boccace afin qu’il raconte leur misérable histoire ; une foule de désespérés qui demandent d’être écoutés, pour que leur vie soient écrites pour la postérité. Pour satisfaire à ces re- quêtes Boccace rédige une série de biographies de personnages écrasés entre leur orgueil et l’abyme de leur misère 28. Depuis Adam, l’histoire de l’humanité est ainsi présentée, dominée par le rapport entre Fortune et

la presente di questo degno Auttore: la quale in se contiene tanto utile, et dignità, quanto altra si possa trovare à giovamento, et essempio d’ogni gran Prencipe » (Aijvo). Et il continue : « […] ho cercato nella natia nostra scrivere alcuna cosa di mio, e ridurre un degno volume del presente autore, il quale se (mentre visse) cercò giovare a tutti gli studiosi diritto è, che ritrovi alcuno, che si sforzi donar novella vita, e ritornare in luce l’opere di lui già tanti anni nelle tenebre sepolte: lequali, se saranno ben essaminate: per aventura arrecheranno maggior utile al mondo, che forse non fanno le attioni di molti vivi tra noi non poco istimati, e havuti in pregio. » (*2) 25. « […] accioche veggendo i Re presenti, i passati prencipi bassi e caduti e, per voler d’Iddio in terra conquas- sati, conoscano la potenza del Re del cielo, la fragilità loro, e il giuoco della fortuna. » 26. Cité par L. Sozzi, Boccaccio in Francia, ouvr. cité, p. 114. 27. Ibid., p. 52, n. 132. 28. Des Personnages qui après « essere stati singolaremente favoriti dalla fortuna, furono precipitati per la lor follia e il loro orgoglio in un abisso di miseria » (N. Sapegno, Il Trecento, Milan, Vallardi, 1934, p. 279-280). R 134 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

Vertu dans un monde régi per l’harmonie universelle 29. Cette histoire commencée avec Adam, continue avec les vies des personnages les plus importants de l’histoire classique et se termine avec celle d’une femme du peuple, « una donna plebea et vile » (Betussi, f. 254ro) et Boccacce l’intro- duit par une « Excusatio auctoris ob Phylippam Cathinensem ». Le dernier chapitre du De casibus…, le xxv, est ainsi un chapitre autonome dans lequel Philippa se présente à l’auteur dans toute sa misère 30. Malgré sa dif- férence par rapport à la foule qui l’a précédée, l’auteur ne l’éloigne pas ; la vie de cette femme lui permettra de compléter son projet et de donner une œuvre équilibrée dans ses parties 31. La critique a bien résumé le sens de ce volume en reconnaissant Boccace comme l’historien des mésaventures capable de susciter un « moralisme tragique 32 ». L’idée maîtresse du recueil, trouve une correspondance intéressante dans la définition qu’on donne, en France, de la tragédie tout le long du xvie siècle et jusqu’au début du xviie : « […] miroir de la fragilité des choses humaines, d’autant que ces mêmes rois et ces mêmes princes qu’on y voit au commencement si glorieux et si triomphants y servent à la fin de pi- toyables preuves des insolences de la fortune 33. » La perspective dominante dans cette fameuse définition de Mairet (1630) est une perspective morale de longue tradition, puisqu’elle était déjà présente aux débuts du xvie siècle, dans une des premières définitions données à ce genre de poésie lorsque Guillaume Bochetel, auteur de l’une des premières traduction du théâtre grec en français, expliquait au roi que les tragédies « ont été première- ment inventées, pour remontrer aux rois et grands seigneurs l’incertitude et lubrique instabilité des choses temporelles : afin qu’ils n’aient confiance qu’en la seule vertu 34 ». Mais ce but moralisateur et pédagogique ne peut être atteint que lorsque l’histoire présentée remonte au passé : les auteurs

29. V. Zaccaria, Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, a cura di Vittore Branca, Milan, Mondadori, 1983, vol. IX, p. xxxiv : « […] in un contesto di armonia universale dove la storia di ogni singolo uomo si concretizza in rapporto con la Verità e la Provvidenza che reggono l’intera storia. » 30. « Con la voce tremante, con i capelli canuti e con le chiome sparse, mostrando tutti i colpi della fortuna per lo stracciato corpo. » 31. « Acciocché l’opera nel suo complesso sembrasse in alcunché conforme alle sue parti. Infatti incominciando esse da principi lieti e terminando nella sventura, sembrò opportuno che, cominciando l’opera da un nobilissimo uomo, così debba finire con una donna plebea e vile. » (IX, 25, 2) 32. « storico della sventura » avec son « moralismo ‘tragico’ che infonde all’opera un flusso di grandiosità e di solen- nità non comune ad altri scritti minori boccacciani … moralismo che assicura alla prosa latina uno stile sostenuto e di rara potenza » (ibid., p. 8). 33. Théâtre du xvii e siècle, éd. par J. Schérer, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », I, p. 482-483. 34. G. Bochetel, épître dédicatoire à La Tragédie d’Euripide nommée Hécuba, traduite du grec en rythme fran- çaise, dédiée au Roi, 1544, dans B. Garnier, Pour une poétique de la traduction. L’Hécube d’Euripide en France de la traduction humaniste à la tragédie classique, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 25-28. R 135 Mariangela Miotti avaient en effet souhaité, dès l’origine de la tragédie, une distance tempo- relle avec les faits représentés. « Euripide […] estant en Macedonie, le roy Archelaus pria d’escrire une tragedie de luy : et le poete luy refusa, priant aux dieux que jamais chose ne luy advint qui peust estre bon argument d’escrire une tragedie : pour ce que ne sont que pleurs, captivitez, ruines et desolations de grans princes, et quelquefois des plus vertueux 35. » Une anecdote qui revient avec insistance tout le long du siècle, signe évident d’un rapport difficile entre histoire et tragédie ou, plus généralement, entre histoire et littérature et nous la voyons sous-entendue encore dans le fameux traité sur la tragédie que Jean de La Taille adresse à Henriette de Clèves : Madame, combien que les piteux désastres advenus naguères en la France par nos guerres civiles, fussent si grands, et que la mort du roi Henri, du roi son fils, et du roi de Navarre, votre oncle, avec celle de tant d’autres princes, seigneurs, chevaliers et gentilshommes, fût si pitoyable qu’il ne faudrait ja d’autre chose pour faire des tragédies : ce néanmoins pour n’être du tout le propre sujet, et pour ne remuer nos vieilles et nouvelles douleurs, volontiers je m’en déporte, aimant trop mieux décrire le malheur d’autrui que le nôtre, qui m’a fait non seulement voir les deux rechutes de nos folles guerres, mais y combattre, et rudement y être blessé […] Pour donc faire fin, je supplie Dieu, Madame, qu’il n’advienne à vous, ni à votre excellente maison, chose dont on puisse faire tragédie 36. Matthieu, hanté par la notion de changement soudain et inattendu, par ce renversement de situation qui constitue le noyau central de l’idée de tragédie depuis Aristote, dédie sa seconde tragédie, Aman, aux « nobles et illustres consuls et échevines de la ville de Lyon » pour faire voir la malheureuse fin d’un Prince qui « d’un pernicieux conseil charmait jadis l’entendement d’un roi païen […] mais ce qu’il machinait sur les inno- cents tomba sur sa tête » (p. 253). Il ne perd pas occasion de souligner l’importance de l’histoire. Dans l’argument qui précède l’acte IV, celui où Assuérus, ne pouvant dormir se fait lire les Annales et Chroniques de Perse, Matthieu affirme : « Belle louange de l’histoire greffière des temps » (p. 335). Tragédie, histoire et la fameuse anecdote qu’on vient de citer sont désormais des constantes de la pensée de Matthieu. Lorsqu’il commence

35. « Au Roy mon Souverain Seigneur », dans La tragédie d’Euripide nommée Hecuba traduicte de grec en rhythme françoise… – La fable de Caunus et Biblis suyvant Ovide en sa Métamorphose, Paris, R. Estienne, 1550. Cette traduction a eu trois éditions au cours du xvie siècle (1544, 1555, 1560), pour l’attribution à Guillaume Bochetel, cf. B. Garnier, Pour une poétique de la traduction…, ouvr. cité, p. 25 et suiv. Cette préface est repro- duite aux p. 25-28. C’est cette édition que nous avons utilisée pour notre citation. 36. « De l’art de la tragédie », dans Jean de La Taille, Saül le furieux, éd. par L. Kreyder, dans La tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX (1568-1573), I, 4, Florence-Paris, Olschki-PUF, 1992. C’est nous qui soulignons. R 136 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

à s’occuper, en tant qu’historiographe, de l’histoire de son pays il affirme : « Et j’ayme mieux pour les annees suyvantes et la continuation de ceste Histoire aller chercher bien loing ces tragiques discours de la guerre, de la rebellion et de l’ambition, que de les treuver si pres 37. » Le dernier livre de l’œuvre de Boccace permet ainsi à Matthieu de ra- conter, à travers la vie difficile de la cour de Naples avec ses intrigues, ses luttes, la vie de la cour française de son temps. Pour « instruire et enseigner les plus grans, et ceulx la que la fortune a plus haultement eslevez, comme princes et roys, dont ils ont amené grand proffit a la posterite, laissant mesmement par escrit monumens de si grande utilite, comme l’instruc- tion d’ung bon prince, laquelle se peult tirer des tragedies » (ibidem). La vérité de l’histoire peut expliquer que « les ruines des Estats ont des causes occultes, plus dangereuses que les apparentes 38 ». Au récit des faits historiques s’ajoute la vie de Philippa qui se détache du fond pour réveiller l’attention du lecteur, attente, joie, douleur, crainte et horreur, comme lorsque la cathénoise et sa famille sont publiquement punis : « [on] fit dresser hors de la ville une torture où [on] fit appliquer aux yeux de toute la ville et du Royaume la Cathenoise et ses enfans qui souffrirent de grands tour- mens pour l’avant-goust des plus extrémes […] Quelques jours apres ils sont trainez nuds par toute la ville sur une claye, puis attachez à trois masts des navires, les tenailles ardentes les pincent, les rasoirs les escorchent, les flammes les estouffent. La Cathenoise vieille et caduque mourut dans les tourmens, on luy arracha le cœur et les entrailles, sa teste fut mise sur l’une des portes de Naples, le reste du corps s’en alla en cendre […]. » (p. 111) L’histoire publique est étroitement liée à l’histoire privée, mais les faits tragiques de la vie de cette femme envahie par l’ambition et l’orgueil mé- ritent de passer au premier plan et l’écriture crée un lien étroit avec la philosophie morale, entre les buts du prodesse et du delectare. L’œuvre de Pierre Matthieu témoigne d’une métamorphose intéres- sante : depuis sa jeunesse lorsqu’il se consacre au théâtre, la place qu’il accorde à l’histoire est de plus en plus importante. Dans les deux tragédies qu’il tire de sa première Esther, chaque acte est précédé d’un Argument qui veut être une introduction historique aux faits représentés. Avec La Guisiade, l’histoire contemporaine passe directement du palais de Blois à l’échafaud, mais l’évolution rapide et dramatique des faits rend cette opération extrêmement difficile et périlleuse. L’histoire devient le seul intérêt de Pierre Matthieu. Entre temps, il offre aux lecteurs deux récits

37. Histoire de France…, Paris, MDCIX [BnF: LB35-4 (B,2)]. 38. Histoire des prosperitez…, p. 1, manchette. R 137 Mariangela Miotti historiques qui racontent, à travers des exemples saisissants, le tragique de la vie humaine dans un monde où tout « branle », où il n’y a rien de ferme 39. Depuis 1572, la vie publique en France est jalonnée de nombreux faits sanglants, de luttes politiques violentes souvent vécues en première personne par Matthieu : l’assassinat d’Henri et de Louis de Guise (1588), celui d’Henri III (1589), d’Henri IV (1610), jusqu’à celui de Concino Concini (1617). Un sentiment tragique de l’existence est de plus en plus répandu et en raison des graves bouleversements politiques et religieux ces années favorisent l’engagement moral des écrivains.

Pierre Matthieu et Virgilio Malvezzi

La fortune de Pierre Matthieu en Italie commence dans les premières années du xviie siècle. À la cour des Este circule, depuis 1615, la traduc- tion d’un volume, divisé en trois partie, que Matthieu avait écrit tout de suite après la mort tragique d’Henri IV : Histoire de la mort déplorable de Henri IV, ensemble un poème, un panégirique et un discours funèbre 40. Cette histoire « noire » de la politique contemporaine trouva du terrain fertile chez les Este à la cour de Modène et à Rome. La traduction est signée par Ioan Bernardo de la Baffarderie, jeune lecteur de langue française qui vivait avec Luigi d’Este. Uberto Motta, dans ses recherches sur le rôle d’Antonio Querenghi dans l’évolution de la langue italienne 41, a récem- ment démontré que le cardinal Alessandro d’Este qui étudiait la langue française à l’école du jeune Ioan Bernard, a participé, de façon active, à cette traduction. Les exercices sur la langue française du cardinal ne sont pas un simple exercice scolaire, ils ont un retentissement qui arrive jusqu’à Rome où, depuis 1612 s’était déplacé Antonio Querenghi, secrétaire de la famille d’Este. Sa riche correspondance raconte le rôle des textes de Matthieu, l’importance de l’exercice de traduction, le désir de traduire l’auteur français, la nécessité de rendre dans un bon italien le français de Pierre Matthieu. Quelques années plus tard, une autre œuvre de Matthieu est éditée en traduction : Osservazioni di stato e di historia sopra la vita

39. Ce verbe, qui nous renvoie évidemment à Montaigne, est employé dans la tragédie par Aman. Voir aussi P. Matthieu, Tablettes ou Quatrains de la vie et de la Mort…, Paris, M.DC.LXXXIII : « III. En ce monde tout bransle, il n’y a rien de ferme. C’est une mer qui n’a senti calme ny port, Les Empires, les Loix, les villes ont leur terme, Tout ce qui prend naissance est sujet a la mort. » (p. 66) 40. Paris, veuve Guillemot et S. Thiboust. 41. U. Motta, « Tradurre Pierre Matthieu al principio del Seicento: la parte degli umanisti italiani », dans Testo a fronte, 19, 1998, p. 117-130. R 138 L’histoire tragique de la femme « cathenoise » e i servigi del Signor di Villeroy, tradotto di francese… da incerto derrière lequel, on a voulu voir, encore une fois, Alessandro d’Este. Dans la même correspondance, Antonio Querenghi signale à son cardinal l’existence de deux autres textes de l’auteur français et en particulier l’histoire de la femme cathenoise 42. En 1619, à Ferrare, chez « gli Heredi di Vittorio Baldini » on publie l’Historia delle prosperità infelici d’una femmina di Catanea 43. L’œuvre est dédiée au Cardinale Bonifacio Bevilacqua (1571- 1627) 44 et est signé par le Gelato Accademico Humorista (dont l’identité est toujours à vérifier). La dédicace, en outre, confirme la participation du cardinal à cette opération culturelle. Les exemplaires sont bientôt terminés et la demande de ce texte en témoigne le succès auprès du public italien : l’année suivante l’Historia est éditée à Milan, chez Gio. Battista Bidelli, dédiée à Gio. Girolamo / Marini Marchese di Castelnuovo di Scrivia, / Signor di Pescarolo, et Grontardo 45 et à Bracciano dédiée, cette dernière, au « Prencipe / PAOLO GIORDANO / ORSINO / Duca di Bracciano ». La fortune continue avec l’édition de Venise, toujours en 1620 46 et 1637, jusqu’à celle de 1641 47 alors que la dernière édition connue en France date de 1635. On peut parler d’un véritable succès. L’éditeur vénitien, Santo Grillo (1620) explique son intervention due au grand succès de la traduction 48.

42. « Ogni giorno abbiamo nuovi parti del fecondissimo ingegno di Pier Mattei […]. Ieri [il cardinale Bevilacqua] mi mandò a casa un’operetta intitolata Histoire des prospérités malheureuses d’une femme cathenoise. Se V.S. Ill. ma avrà voglia di vederla, basteran due righe in testimonio del suo desiderio, e non dubito che le solite bizzarrie dello stile di quest’umor propriamente francese le faran dispensar volentieri una o due ore in leggerle. E parlo dello stile, perché l’invenzione è tutta del Boccacio, nel libro De casibus virorum illustrium. » (Cité par U. Motta, art. cité, p. 126.) C’est grâce à cette recommandation que les deux récits de Matthieu sont traduits en Italie bien avant que dans d’autres pays de l’Europe : Madrid, « por Juan Pablo Martyr Rizo » en 1625, Londres « by W. Hawkins », en 1632 et 1639, Hambourg en 1664 par J. Naumann. 43. Elio Seiano…, In Ferrara M.DC.XIX. [Dédicace signée par le Gelato, Rome, 21 décembre 1619] et Historia delle prosperita infelici…, In Ferrara, M.DC.XIX. / Nella Stamperia de gli Heredi di Vittorio Baldini [dédicace signée par le Gelato, Rome, 29 décembre 1619], [BN Florence, Palat. 4.2.2.10.I]. 44. Voir Gaspare De Caro, DBI (Dizionario Biografico degli Italiani), 9, 1967, p. 786-788. 45. Historia delle prosperità infelici…, In Milano, M.DC.XX. [BN Rome : 6. 30. D. 15]. 46. Historie delle prosperita infelici di Elio Seiano, e d’una femina di Catanea…, In Venetia, 1620 [BN Florence, Pal. 4.2.2.11]. 47. Historia d’Elio Seiano… Aggiuntovi nel fine le prosperita infelici d’una femmina di Catanea… In Venetia, 1641, p. 91. 48. « Capitarono qui alcune copie, le quali assagiate à pena, et in pochi giorni spedite, lasciarono ardentissima sete nelli animi de’ letterati » et donc « Io mi rissolsi in un punto e ristamparle » (Historie dele prosperità…, In Venetia, M.DC.XXI, a2ro, dédicace [BN Rome : BN 9 I 41]. « Uscirono con grande splendore l’anno passato dalle stampe di Ferrara le Historie di Elio Seiano, et d’una Femina di Catanea di Pietro Mattei famosissimo Historiografo del Rè Christianissimo, tradotte dalla Francese nella nostra lingua da sublime auttore. Capitarono qui alcune copie, le quali assagiate à pena, et in pochi giorni spedite, lasciarono ardentissima sete nelli animi de’ letterati, e [vo] studiosi massime delle cose politiche. Io mi rissolsi in un punto e ristamparle, e dedicarle à V. Signoria Illustrissima: il volume è picciolo, ma stimato, e bramato molto. Apunto è proprio de’ Grandi in grandi affari occupati spesse volte da poco intendere molto. Che perciò stampandosi R 139 Mariangela Miotti

Dans ce milieu qui prêtait beaucoup d’attention à l’œuvre du français opérait Virgilio Malvezzi et la critique a vu l’influence de Pierre Matthieu dans le choix de Virgilio pour l’histoire. Le style, le contenu, le style « neo- laconico », tant apprécié per Erycius Puteanus, élève de Juste Lipse, l’ha- bitude d’introduire dans le récit des réflexions politiques, morales tirées des auteurs classiques, ce stoïcisme sénéquien, sont autant de liens entre Matthieu et ceux qui, comme Malvezzi, opéraient dans l’académie des Gelati de Bologne. On est arrivé jusqu’à attribuer à Matthieu la responsa- bilité du choix de l’historien italien 49. Virgilio Malvezzi était engagé dans la vie politique et culturelle de Bologne en qualité de Prince de l’Accadémie des Gelati, un milieu riche et actif de la vie culturelle. C’est dans ce milieu qu’on voit se recueillir autour du nom de Pierre Matthieu des auteurs qui seront, par la suite, des ennemis acharnés. Agostino Mascardi, au service de la famille d’Este, secrétaire d’Alexandre depuis 1618 et auteur d’un important traité sur la manière d’écrire l’histoire 50, n’épargnera pas des critiques sévères au style de Malvezzi, mais, dans la période qui nous intéresse, il est indiqué par Querenghi comme celui qui mieux pouvait relire et corriger des « tosca- nismes » les traductions italiennes 51 de l’œuvre du français. C’est ainsi que Mascardi participe, lui aussi, depuis 1618 52, à la diffusion de l’œuvre de Matthieu en Italie. Les réflexions sur les difficultés que rencontre celui qui veut écrire d’histoire sont au centre des préoccupations de Malvezzi qui médite sur le choix entre les sujets du passé et ceux du présent. Celui qui écrit sur les faits contemporains a la possibilité de recueillir un grand nombre d’infor- mations directes, mais il risque de perdre l’objectivité que seule la distance peut garantir 53. Giovan Battista Bidelli, l’éditeur milanais de la traduc- tion en italien de l’œuvre de Matthieu, dans sa dédicace au « Signor Gio.

in Ferrara furono dedicate all’illustrissimo, e Reverendissimo Sig. Cardinale Bevilacqua; ristampandosi hora in Venetia, giustamente si devono à V. Sig. Illustrissima… Venetia, 28 maggio 1620. Santo Grillo. » 49. « Malvezzi prende da Matthieu l’idea di farsi storico dell’età classica per adombrarvi le tematiche dell’attua- lità: per adoperare le sue parole, si trattava di “scrivere di secolo passato, al secolo presente”. » (Dans F. Benigno, Il re e il suo storico, Atlante della letteratura italiana, a cura di Sergio Luzzatto e Gabriele Pedullà, vol. II. Dalla Controriforma alla Restaurazione, a cura di Erminia Irace, Turin, Einaudi, 2011, p. 474-479. On parle ici d’une traduction de Seiano publiée à Bologne en 1622 que nous n’avons pas retrouvée.) 50. Dell’arte historica trattati cinque, Rome, Giacomo Faciotti, 1636. 51. E. Bellini, Agostino Mascardi tra ‘ars poetica’ e ‘ars historica’, Milan, Vita e pensiero, 2002, p. 214-215. 52. F. L. Mannucci, La vita e le opere di Agostino Mascardi, « Atti della Società ligure di storia patria », 42 (1908), p. 75 et 434-435. 53. « Le cose dove altri ha affetto sempre crescono nel bene e scemano nel male », en conditionnant, par consé- quent, le jugement : « un occhio che rimira per un vetro verde, vede ogni cosa verde » (dans F. Benigno, Il re e il suo storico, ouvr. cité). R 140 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

Girolamo Marini Marchese di Castelnuovo di Scrivia, Signor di Pescarolo, et Grontardo, […] 54 », pour expliquer le succès de cette traduction, donne une lecture intéressante de l’histoire proposée par Matthieu et souligne que les tragédies peuvent être source de plaisir mais aussi d’enseignements 55. Au but moralisateur il ajoute ainsi le plaisir qu’on peut tirer des tragédies, elles doivent divertir mais aussi enseigner et pour affirmer cette thèse il s’ap- puie sur l’autorité d’Aristote 56. L’éditeur italien, dans le sillon de Matthieu qui avait parlé dans sa dédicace de curiosité et instruction, amplifie le rôle didactique du récit, on dirait que dans ses mots, « histoire » et « tragédie » sont presque des synonymes au nom de leur exemplarité, de leur capacité d’instruire. Le public italien paraît apprécier ce mélange de vérité histo- rique du passé et de descriptions exagérées des faits des protagonistes. On reconnaît ainsi la valeur de ces histoires d’actions négatives puis­ qu’elles ont des répercussions sur la vie publique avec des conséquences importantes. Les scelera, donc, doivent être traitées tout comme dans les tragédies où elles reçoivent leur juste châtiment 57. La fameuse opposition établie par Aristote dans sa Poétique d’où décou- lait la supériorité de la poésie par rapport à l’histoire, semble perdre sa rigi- dité avec ces tentatives pour la revalorisation de l’histoire. On essaye même de résoudre cette opposition 58 et la différence entre tragédie et histoire ne réside plus dans l’opposition entre les positions d’Aristote et de Polybe 59 mais, comme le montre Zucchelli, dans une définition qu’en avait donné

54. « Le tragedie ad altri servono di piacere, ad altri di conseglio. Chi è in sicuro gode d’essere felice, e chi è in pericoli impara à non essere infelice. Per fuggire gli tragichi avvenimenti gran rimedio è creduto da Aristotele l’essere spettatore degli altrui. Vespasiano, e Nerva haverebbono forse piu saviamente schivate le Tragedie dell’Im- pero, se non havesserò gli Tragichi dall’Impero, ributtati: Et per non andar più oltre. Seiano, che si mostro nemico di esser spettator di Tragedie, si fa [A3vo] egli spettacolo a gli altri. Le antiche sfortune sono a sfortunati nuovo ammaestramento et delle lagrime altrui fanno i Savij antidoto alle sue. Per queste due cause la presente Tragedia di Seiano non solo nella Francia, ma in ogni altro luogo con applauso commune è stata ricevuta, e desiderata da i felici, et da i miseri: Onde à beneficio commune hò voluto ancor io darla in questa Città. La dedico a V.S. Illustriss.ma non per lo secondo fine, ma per l’altro[…] . Di Milano il di primo Agosto 1620. » (Historie delle pro- sperità infelici di Elio Seiano, e d’una femina di Catanea, Milan, Bidelli, 1620, F. A3vo.) 55. « Le tragedie ad altri servono di piacere, ad altri di conseglio » (ibid.). 56. « Per fuggire gli tragichi avvenimenti gran rimedio è creduto da Aristotele l’essere spettatore degli altrui » (ibid.). 57. « co ‘l loro castigo, onde il terror della pena generi nell’animo di colui l’odio insensibile della colpa » (ibid., p. 121-122). 58. « Adottando estrinsecamente i procedimenti propri della tragedia e in particolare cercando di riprodurre la mimesi tragica; quella mimesi cioè, attraverso cui il poeta, secondo Aristotele, procura “il piacere che nasce dalla pietà e dal terrore”. » (B. Zucchelli, « Echi della poetica di Aristotele in Polibio. A proposito di storiografia e tragedia », dans Sapienza antica. Studi in onore di Domenico Pesce, Milan, Franco Angeli, 1984, p. 299.) 59. D’après Zucchelli, Aristote et Polybe condamnent l’irrationnel et le « portentoso », « Echi della poetica di Aristotele » (art. cité, p. 304) ; toujours d’après Zucchelli, « V’è per la verità un termine importante nel passo di Polibio che non può trovare riscontro nella Poetica di Aristotele: si tratta di ‘inganno’ che risulta assai inconcilia- bile con il concetto aristotelico di mimesis » (p. 306). R 141 Mariangela Miotti l’historien Thucydide lorsqu’il affirme avoir écrit pour créer un document et non pas pour la représentation d’un moment 60. Polybe l’avait expliqué lorsqu’il critiquait un exemple d’historiographie tragique où l’auteur procurait la naissance d’émotions injustifiées : « Il [Phyparque] met en scène les étreintes des femmes, les chevelures éparses, les seins découverts, et encore les pleurs, et les lamentations des hommes et des femmes emmenées pêle-mêle avec leurs enfants et leurs vieux pa- rents 61. » Comme dans les tragédies, l’historien met en scène les événe- ments de façon à susciter l’angoisse et l’émotion mais sans en expliquer les causes. La critique adressée à ce procédé ne concerne donc pas la présence des émotions mais bien plutôt l’absence des causes et des manières qui les ont provoquées. Dans ces conclusions Polybe démontre que le contraste entre tragédie et histoire pouvait être surmonté et qu’on pouvait conci- lier l’utile et le plaisir. De l’exemple découle l’utilité des faits racontés ou représentés, de la variété des faits racontés ou représentés découle le plaisir. Mais ce dernier peut être assuré seulement par la distance qui existe entre les faits et leur représentation. Seulement lorsque le lecteur (ou le specta- teur) est à l’abri des malheurs racontés (ou représentés) ce but peut être atteint 62. C’est la préoccupation de Matthieu, mais aussi de Malvezzi qui dans les Discorsi sopra Cornelio Tacito (Venise, 1622) consacre un chapitre aux difficultés de l’écriture de l’histoire et du choix entre les faits du pré- sents et ceux du passé. Nous revenons ainsi à la préoccupation des auteurs tragiques que nous avons signalée plus haut, celle d’éviter de raconter des faits de leur temps. Matthieu, poète tragique et historien avait fait son choix et il avait pré- féré l’histoire du passé derrière laquelle on pouvait lire les faits tragiques de son temps, mais qui garantissait, grâce à la distance temporelle, la réalisa- tion de la formule de l’utile dulci. Une solution qui est appréciée en Italie si autour de l’histoire de Philippa Catanea s’organise une importante opé- ration éditoriale à laquelle participent des personnages de premier rang.

60. Tucydide : « quest’opera è stata composta perché fosse un acquisto perenne piuttosto che una recita competi- tiva da ascoltarsi al momento » (cité par B. Zucchelli, art. cité, p. 299). 61. Polybe, cité par A. Zangara, Voir l’histoire. Théories du récit historique, Paris, Vrin, 2007, p. 78. 62. Voir à ce propos l’intéressant article de A. Frisch, « French Tragedy and the Civil Wars », Modern Language Quarterly, septembre 2006, p. 287-312, en particulier p. 296 où sont reprises les idées de Thomas Pavel à propos de l’art du xviie siècle (T. Pavel, L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996). R 142 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

Bibliographie

Pierre Matthieu Histoire des prosperitez malheureses. D’une femme Cathenoise, grande Sene- challe de Naples. Par P. Matthieu. A Rouen, Chez Jacques Besongne, ruë aux Juifs, pres le Palais. / M.DC.XVIII. [BnF : Gallica]. Aelius Seianus. Histoire romaine, recueillie de divers Autheurs. A Paris, De l’Imprimerie de Robert Estienne, 1617, avec privilège [Gallica] ; Aelius Seianus. Histoire romaine, recueillie de divers Autheurs. Seconde édi- tion. A Rouen, Chez Jacques Besongne, 1618, sans privilège. [BnF : Gallica]. Aelius Seianua. Histoire romaine recueillie de divers Autheurs. Seconde édi- tion. A Rouen, Chez Jacques Besongne, ruë aux Juifs, pres le Palais. / M.DC.XVIII. [BnF : J-14998 (2)]. Histoire des prosperitez malheureuses. D’une femme Cathenoise, grande sene­ schalle de Naples. Par P. Matthieu. A Rouen, chez Jacques Besongne, ruë au Juifs, pres le Palais, M.DC.XVIII. [BnF : J-14998 (2)]. Aelius Sejanus, histoire romaine recueillie de divers autheurs. Seconde édi- tion. Histoire des prosperitez malheureuses d’une femme cathenoise, grande seneschalle de Naples, Lyon, A. Soubron, 1619. 3e éd., in-12 (mq les p. 1-24). [BnF : J-14209 (1) ; Richelieu, Ms : Rothschild Supple- ment -60]. Aelius Seianus. Histoire romaine, recueillie de divers Autheurs. Quatriesme Edition. A Rouen, Chez Jacques Besongne, tenant sa boutique dans la Court du Palais. M.DC.XX. (307 p.) ; Histoire des prosperitez mal- heureuses, d’une femme cathenoise, grande seneschalle de Naples. En suite de Aelius Seianus. Par P. Matthieu. A Rouen Chez Corneille Pitresson, au haut des degrez du Palais. M.DC.XX. (119 p.) ; Remarques d’Estat et d’Histoire, sur la vie et les services, de Monsieur de Villeroy. Par P. Matthieu. A Rouen, / Chez Corneille Pitresson, au haut des degrez du Palais. M.DC.XX. (120 p.). [Bibliothèque Augusta, Pérouse, I 0 1080]. Aelius Sejanus, histoire romaine recueillie de divers autheurs. – Histoire des prosperitez malheureuses d’une femme cathenoise, grande seneschalle de Naples, Lyon, A. Soubron, 1622, 2 parties en 1 vol., in-12. [BnF : J-14210]. Aelius Seianus. Histoire romaine, recueillies de divers Autheurs. Nouvelle Edition augmentée des / Remarques d’Estat de M. de Villeroy. Par P. Matthieu. A Rouen, Chez Iean Berthelin, / dans la Cour du Palais, / M.DC.XXXV. 3 parties en 1 vol, in-12, dédicace et 548 p. Chaque partie a un titre particulier et une adresse propre. La seconde partie R 143 Mariangela Miotti

porte au titre : Histoire des prosperitez malheureuses d’une femme cathe- noise, grande seneschalle de Naples, en suite de Aelius Sejanus [traduite et adaptée de Boccace] par P. M. [BnF : J-14211]. Aelius Sajanus, histoire romaine recueillie de divers autheurs, nouvelle édition augmentée des remarques d’Etat de M. de Villeroy, Rouen, J. Berthelin, 1642, 3 parties en 1 vol., in-12, dédicace et 548 p. [BnF : J-14997 ; J-14212 ; Arsenal, 8-BL-17573].

Autres œuvres de Pierre Matthieu Stances sur l’heureuse publication de la paix et sainte union. Avec un Hymne de mesme argument, prins de l’Eriniphile du sieur de sainct Germain d’Apchon Chevalier de l’Ordre du Roy. Par Pierre Matthieu, Docteur és Droicts. [Esxultet pax in cordibus vestris Col. 3] A Lyon Par Benoist Rigaud, 1588. Histoire de France et des choses memorables advenues aux Provinces estran- geres durant sept annees de Paix du règne de Henri IIII Roy de France et de Navarre […]. Paris, Chez J. Metayer […] MDCIX. [BnF : LB35-4 (B,2)]. La conjuration de Conchine : ou l’histoire des mouvemens derniers. A Paris, Chez Michel Thevenin, rue / de la Calendre, à l’enseigne / de la Cloche. / M.DCXIX. [Padoue, FA III 1934 1]. Tablettes ou Quatrains de la vie et de la Mort, par P. MATHIEU, Conseiller du Roy, A Troyes, et se vendent A PARIS, Chez Anthoine de RAFFLE, M.DC.LXXXIII.

Boccace De Casibus illustrium virorum by Giovanni Boccaccio. A facsimile repro- duction of the Paris edition of 1520 with an introduction by Louis Brewer Hall, Gainesville, Florida, Scholars’ Facsimiles Reprints, 1962. Traité des Mèsadventures de personnages signalez. Traduit du latin de Jean Boccace et réduict en neuf livre par Cl. Witart, Paris, N. Eve, 1578. [BnF : G-20209 ; RES-G-2243 ; Ars 8-H-26708]. Boccace, des nobles malheureux (Traduction de Laurent de Premierfait.) Nouvellement imprimé à Paris. Mil cinq cens et quinze. – « A la fin » : Cyfinist le neufviesme et dernier livre de Jehan Boccace des nobles hommes et femmes infortunez, translaté de latin en françoys. Nou- vellement imprimé à Paris par Michel Le Noir libraire juré en l’uni- versité de Paris, demourant en la rue sainct Jaques, à l’enseigne de la Rose blanche couronnée, Paris, 1515. In-fol., 6 ff. non ch. et 244 ff., car. goth., fig. et marque du libraire. [BnF : RES-G-693]. R 144 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

I casi de gli huomini illustri opera di M. Giovan Boccacio partita in nove libri Ne quali si trattano molti accidenti di diversi Prencipi; Incominciando dalla creatione del mondo fino al tempo suo, con le Historie, et casi occorsi nelle vite di quelli; insieme co i discorsi, ragioni, et consigli descritti dall’Auttore, secondo l’occorrenza delle materie, tradotti, et ampliati per M. Giuseppe Betussi da Bassano, con la tavola di tutte le sentenze, nomi, et cose notabili che nell’opera si contengono, al o molto illustre Signore il Conte Collaltino di Collalto. In Vinegia al segno del pozzo, M.DXLV. [Bibliothèque Augusta, Pérouse, I N 1056]. Traductions italiennes de l’œuvre de Pierre Matthieu Elio Seiano di Pietro Mattei historiografo del re christianissimo. Tradotto dalla Francese, nella Lingua Italiana, / Dal Gelato Accademico Humorista. / All’Ill.mo e R.mo Signore / Il Signor Cardinale Bevilacqua. In Ferrara. M.DC.XIX. / Nella Stamperia de gli Eredi di Vittorio Baldini. / Con licenza de’ Superiori. [BN Rome : 8. 40. o. 6/1-2]. Elio Seiano di Pietro Mattei historiografo del re cristianissimo. Tradotto dalla Francesa, nella Lingua Italiana, Dal Gelato Academico Humorista. All’Ill.mo et R.mo Signore il Signor Cardinale Bevilacqua. In Ferrara. M.DC.XIX. Nella Stamperia de gli Heredi di Vittorio Baldini, 16o, 152 p. [Dedica del Gelato, Roma, 21 dicembre 1619], et Historia delle prosperità infelici d’una femmina di Catanea Gran Si- niscalca di Napoli, di Pietro Mattei. Tradotta dalla Francese, nella Lingua Italiana, Dal Gelato Accademico Humorista. All’Ill.mo e R.mo Signore il Signor Cardinale Bevilacqua. In Ferrara. M.DC.XIX. Nella Stamperia de gli Heredi di Vittorio Baldini. 58 p. [Dedica del Gelato, Roma, 29 dicembre 1619]. [BN Florence : Palat. 4.2.2.10.I]. Elio Seiano di Pietro Mattei historiografo del re christianissimo. Tradotto dalla Francese, nella lingua Italiana, Dal Gelato Academico Humorista. All’Illustriss. Et Eccellentiss. Prencipe Paolo Giordano Orsino Duca di Bracciano, […] In Bracciamo, Per Andrei Fei, Stampator Ducale. MDCXX Con Licenza de’ Superiori. [Ex Bibliotheca… Coll. Rom. Societ. Jesu.]. [BN Rome : 10. 5. G. 15]. Historie delle prosperità infelici di Elio Seiano, e d’una femina di Catanea gran Siniscalca di Napoli, di Pietro Mattei historiografo del Re chris- tianissimo. Tradotte dalla Francese nella lingua italiana dal Gelato Aca- demico Humorista. All’Illustrissimo Signore il Signor Gio. Girolamo Marini Marchese di Castelnuovo di Scrivia, Signor di Pescarolo, et Grontardo, […]. In Milano, Appresso Gio. Battista Bidelli. M.DC. XX. [BN Rome : 6. 30. D. 15]. R 145 Mariangela Miotti

Elio Seiano di Pietro Mattei historiografo del Re christianissimo. Tradotto dalla Francese, nella lingua Italiana, dal Gelato Accademico Humorista. Et in quest’ultima impressione arricchito di molte Postille nel margine, e d’una copiosa tavola nel fine, non più stampata. Dedicato All’Illustriss. E Reverendiss. Sig. Il Sig. Cardinal Pio di Savoia Legato de Latere della Provincia della Marca. In Macerata, Appresso Pietro Salvioni. M.D. CXXI. [BN Rome : 6. 30. A. 33]. Historie delle prosperità infelici di Elio Seiano, e d’una femina di Catanea Gran Siniscalca di Napoli, di Pietro Mattei historiografo del Re christia- nissimo Tradotte dalla francese nella lingua italiana Dal Gelato Accademico Humorista. All’illustriss.mo et reverendiss.mo Signore Monsignor Marc Antonio Abbate Cornaro, Primierio della Chiesa Ducale di S. Marco. In Venetia, M.DC.XXI. Appresso Santo Grillo e Fratelli. Con Licenza de’ Superiori, et Privilegio. [BN Rome : 9. I. 41]. Historia d’Elio Seiano, del Signor Pietro Mattei, Consigliere, et Historiografo del Christianissimo Henrico IV il Grande re di Francia, e di Navarra. Tradotto dalla Francese nella lingua Italiana, / dal Gelato Accademico Humorista. Aggiuntovi nel fine le Prosperità infelici d’una Femina di Ca- tanea, Gran Siniscalca di Napoli dell’istesso Autore. In Venetia, M.DC. XXXVII. Appresso i Giunti. [BN Roma : 7. 10. I. 12]. Historia d’Elio Seiano. Di Pietro Mattei. Historiografo del Re Christiani­s- simo.Tradotto dalla Francese, nella lingua Italiana Gelato Accademiuco Humorista. Aggiuntovi nel fine le Prosperità infelici di una Femmina di Catanea, Gran Sinniscalca di Napoli, dell’istesso Autore. Et in questa ultima Impressione arricchito di due copiosissime Tavole, delle cose più notabili non più stampate. Con Licenza de’ Superiori, et Privilegio. In Venetia. MDC.XLI. Appresso Ghirardo Imberti. [BN Rome : 6. 39. A. 14]. Études critiques Ariani Marco, Tra classicismo e manierismo. Il teatro tragico del Cinque- cento, Florence, Olschki, 1974. Alemanno Laura, « L’Accademia degli Umoristi », Roma moderna e con- temporanea, vol. III, no 1, janvier-avril 1995, p. 97-120. Avellini Luisa, « Tra ‘Umoristi’ e ‘Gelati’: l’Accademia romana e la cultu- ra emiliana del primo e del pieno Seicento », Studi Secenteschi, XXIII, 1982, p. 109-137. Belligni Eleonora, Lo scacco della prudenza. Precettistica politica ed espe- rienza storica in Virgilio Malvezzi, Florence, Olschki, 1999. Bellini Eraldo, « Agostino Mascardi fra ‘Ars poetica’ e ‘Ars historica’ », Studi Secenteschi, XXXII, 1991, p. 65-136. R 146 L’histoire tragique de la femme « cathenoise »

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R 147

Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti (1641-1651)

Agnès Morini Université Jean Monnet – Saint-Étienne

Dans les cent nouvelles de l’ouvrage auquel nous nous sommes attachée, publié en trois parties par les académiciens Incogniti entre 1641 (pour une première partie comptant trente récits) et 1651 (pour la première édi- tion complète) 1, le tragique comme matière narrative première concerne plus d’un tiers des récits. Ces nouvelles sont très représentatives du souci qu’eurent les 44 auteurs du volume de mettre au premier plan non pas les tourments de héros que leur destin place soudain face à la décision du sacrifice personnel en contradiction avec l’expression libre de leurs aspirations, mais les effets d’impulsions amoureuses (de pulsions, dirions- nous aujourd’hui) aboutissant à toute sorte de désordres et de violences, et à la mort très souvent. En effet, prix de l’inconduite amoureuse, la mort est aussi le prix du déshonneur 2, un concept central pour l’époque et l’œuvre considérées. Il s’agit donc, pour nos auteurs, de dépeindre les excès auxquels porte inéluctablement une passion qu’on ne parvient pas à soumettre, non pas à des fins proprement cathartiques, d’ailleurs, mais

1. Les textes principalement retenus, dans ce recueil où prédomine la matière tragique, sont, par ordre alphabétique d’auteur : Maiolino Bisaccioni (I, 6) ; Pietro Paolo Bissari (III, 13) ; Sebastiano Bonadies (III, 27) ; Girolamo Brusoni (I, 19), (II, 20), (III, 24) ; Francesco Carmeni (I, 29), (I, 30) ; Girolamo Cialdini (I, 22) ; Giovanni Croce Bianca (I, 8) ; Marco Dal Giglio (III, 14) ; Filippo Da Molino (III, 9) ; Michiele Foscarini (III, 10) ; Giovan Battista Fusconi (III, 31) ; Giovan Francesco Loredano (I, 1), (II, 2), (III, 1) ; Federico Malipiero (II, 5) ; Pietro Michiel (I, 3) ; Giovan Battista Moroni (I, 11) (I, 12) ; Liberal Motense (I, 16) ; Ferrante Pallavicino (I, 25) ; Ferrante Palmerini (II, 23) ; Pietro Pomo (II, 13) ; Carlo Pona (II, 27) ; Giovan Battista Settimio (II, 7) ; Francesco Paolo Speranza (II, 9) ; Tomaso Tomasi (I, 13) ; Girolamo Zaguri (III, 5). Ce corpus premier ne nous interdira pas quelques incursions éclairantes dans d’autres récits du recueil. Notre édition de référence est cette première édition des trois parties composant le volume : Cento novelle amorose de i signori Accademici Incogniti…, Venise, Guerigli, 1651. 2. on le sait : « Amore […] paga sempre un momentaneo piacere con una eterna ruina [Amour […] paie toujours d’une ruine éternelle le plaisir d’un instant] » (II, 20). R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 149-162. 149 Agnès Morini bien plutôt pour inviter à mieux l’endiguer ou, à défaut, à la masquer sous une morale de façade (on peut badiner avec l’honneur, pas avec ses appa- rences !). D’autre part, ce recueil, comme la plupart des nouvelles des un peu plus de trois siècles qui séparent les Incogniti de Boccace, modèle qui se profile en lointain arrière-fond de notre texte, s’inscrit dans une tradi- tion didactico-moralisatrice qui fait rimer exemplarité avec prétérition 3 : pour bien instruire, il convient de bien montrer ; le spectacle du châtiment est donc aussi un spectacle de la faute, qui déjoue volontiers les limites entre le delectare et le prodesse d’horacienne mémoire 4. Enfin, nouvelles peu inventives au plan des situations tragiques qu’elles proposent, celles qui nous intéressent ont en revanche la particularité de parier sur la super- lativisation du tragique — effective ou potentielle —, élaborant, comme le roman de la même période, ce qu’on pourrait appeler une esthétique du nombre. Précisons tout d’abord que le mot d’ordre thématique donné par le titre du recueil ne laisse guère de surprise quant aux ressorts du tragique qu’on y rencontre. L’adultère (vrai ou supposé), la jalousie (fondée ou pas), le faux-pas social et la perversion du caractère — cas plus rare et peut-être moins banal 5 — suscitent le cortège attendu d’épouses, de filles 6

3. « Io che presi a raccontare la tela di questa funestissima Tragedia, mi confesso di non haver spirito bastante per raccontare dell’Innocente moribonda [Moi qui ai commencé à raconter la trame de cette très funeste tra- gédie, je n’ai pas assez d’esprit pour parler de cette innocente moribonde] », par exemple (Maiolino Bisaccioni, III, 15). 4. Une posture qui inspire à Quinto Marini le jugement suivant : « Esortare continuamente all’astinenza e al dominio dei sensi […] proprio mentre si celebra l’esatto opposto in una programmatica raccolta di casi erotici, è il maggior monumneto che Loredano e gli Incogniti potevano erigere al falso idolo della libertà di coscienza, al loro libertinismo di facciata [Exhorter sans cesse à l’abstinence et au contrôle des sens […] alors même qu’on celèbre exactement le contraire dans un recueil programmatique de cas érotiques est le plus grand monument que Loredano et les Incogniti pouvaient ériger au faux idole del la liberté de conscience, à leur libertinage de façade] » (« Le Cento novelle amorose de i Signori Accademici Incogniti », dans Storia della letteratura italiana, dir. E. Malato, vol. V, La fine del Cinquecento e il Seicento, Rome, Salerno Editrice, 1997, chap. xiii « La prosa narrativa », 6, p. 1020). 5. Nous renvoyons surtout à Filaura, « parangon du vice » — pour reprendre de titre d’un de nos articles publié dans : B. Bijon et P. Meunier (dir.), Figures du monstre, Cahiers du CELEC, no 1, janvier 2011, —, emportée par un coup de vent purificateur alors qu’elle est en plein ébat sur le pont d’un navire… (III, 9) ; mais Audemia de (II, 27) et la Marivilla de (III, 24) entrent aussi dans cette catégorie. On pourrait y ranger aussi Teodoro Cantaguzeno, souverain de la nouvelle historique (I, 13), dissolu et ambitieux, qui est in fine exécuté pour avoir incarné une forme déviante du pouvoir. 6. Signalons le cas de Laurinda, que son père fait emmener au fond d’un bois avec l’espoir qu’elle y périra sous les crocs de quelque animal sauvage (III, 13). R 150 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti ou de sœurs tuées 7, de femmes violées 8, de servantes sacrifiées 9, de maris ou d’amants poignardés 10 ou décapités (I, 3), d’attentats 11, d’emprisonne- ments 12, de suicides 13 et autres morts plus ou moins « naturelles » (… plus ou moins « méritées ») 14 : « un univers de perfidies, de passions, de trahi- sons et de poignards, d’épées, d’arquebuses, de pistolets, de poisons, de collets 15 ». On ajoutera à cet inventaire que le crime politique n’est pas rare, dans ces récits — on pense en particulier à la nouvelle (II, 5) de Federico Malipiero. Et on relèvera aussi que cet arsenal de situations augmente

7. Laurilla tuée par son mari Ottavio bien qu’elle n’ait pas encore commis faute plus grave que l’appeler du nom de celui qui n’est pas encore son amant ; Florinda, la cible de la cruauté de ses frères, hostiles à ses amours avec un jeune homme d’une famille ennemie (ils l’emmènent « en la tirant par les cheveux […] avec l’intention de l’enterrer vivante », I, 22) ; Clarice, dont Polidoro découvre l’infidélité et la responsabilité dans la mort de son Ghirardo, et qu’il tue (II, 9) ; Alessandro tue d’un même coup d’épée sa femme et son amant, faisant ensuite exposer leurs cadavres à une fenêtre (II, 20). Du côté des hommes, le père d’Elpinda, qu’Antirno, amant fou et éconduit, fait tuer pour prix de son échec auprès de la belle, dans (I, 29) ; Ardelio, frère de Giacinta, tué par le fiancé de celle-ci (III, 1), tandis que ce dernier se bat avec le père de Giacinta, chacun y laissant sa vie. 8. Lucio tente de violer Celia, sa belle-sœur (III, 14) ; Filomante viole Nicaste sous la menace d’un poignard (« il la déflora par la force », III, 27) ; un viol à part : Solidoro fait ouvrir le cadavre de sa femme enceinte d’un autre : « Appena fù tagliato il ventre, che si vidde bamboleggiante il parto d’un fanciullo maschio unitamente con la madre privo di vita [À peine le ventre fut-il ouvert qu’on vit le corps d’un enfant mâle aussi privé de vie que celui de sa mère] » (III, 10) ! 9. Dans (II, 7), Limisinda, meurtrière de Gelindo, fait chanter sa servante Fosca en menaçant de la dénoncer de son propre crime, s’assurant ainsi de sa complicité pour cacher le cadavre à la cave ; pour protéger sa réputa- tion, lors de sa nuit de noces, Nicaste (qui a été violée avant son mariage) met sa servante Nicori, encore vierge, dans le lit de son mari ; elle protège définitivement son secret en tuant la servante : elle la pousse dans un puits et fait passer sa chute pur un accident (III, 27). 10. Dans (I, 3), Giolanda se précipite sur son mari, poignard à la main, mais ne parvient qu’à le blesser plusieurs fois ; dans (I, 11), Cloricia tente de poignarder son amant qui veut se venger de sa longue froideur ; dans (II, 7), Limisinda se venge de la mort mystérieuse de son mari sur Gelindo, qui l’aime : elle le drogue puis s’acharne sur lui à coup de poignard ; dans (III, 14), Celia tue Lucio, son jeune beau-frère qui est venu se substituer à son vieux mari dans son lit ; Marivilla et sa mère tentent de poignarder Aristeo (III, 24) ; Nicaste tue son violeur et le jette dans un canal (III, 27). 11. Le conte Dorotei de (I, 8), se croyant trompé, scie les montants du garde-fou du balcon d’où il espère voir tomber mortellement Retalba ; dans (III, 24), Marivilla complote par deux fois pour faire assassiner Aristeo et, à défaut d’y parvenir, essaie de faire tuer un autre de ses amants. 12. Clarice, condamnée à mort pour avoir tué Polidoro (c’est en fait le cadavre de son ami Ghirardo, défi- guré, qui a été trouvé), mais celui-ci est en vie et revient pour la sauver (II, 9) ; Marivilla, mère indigne, amante déloyale et meurtrière, est blessée à son tour et traînée dans une cave dont les magistrats de la ville ne la font sortir que pour l’amener dans l’hôpital où elle meurt (III, 24). 13. Aleria qui, dans (I, 1), monte se pendre au grenier parce qu’il ne lui reste plus aucune issue après la mort de ses maîtres et de celui qu’elle aime (« digne prix de sa propre malhonnêteté ») ; Giolanda qui, dans (I, 3), se poignarde après avoir tenté de tuer son mari, meurtrier de Lambrone ; dans (I, 11), Cloricia ne réussit pas à poignarder son amant et retourne son arme contre elle-même, sans plus de succès ; Elpinda qui se défenestre pour échapper à la violence de celui qui la veut à tout prix dans (I, 29) ; la servante « entremetteuse » de (II, 9) se tue ; Florinda refusant d’être soignée et préférant la mort pour cacher qu’elle est enceinte (III, 10) ; Audemia, belle-mère incestueuse, qui se pend (II, 27). 14. Giacinta mourant de chagrin après qu’aient été tués son frère, son père et son amant (III, 1) ; à sa manière, Polidoro devenant fou après avoir tué la déloyale Clarice sur leur lit de noces (II, 9). 15. Q. Marini, dans Storia della letteratura italiana, ouvr. cité, p. 1017-1018 (« un universo di perfidie, pas- sioni, tradimenti, e di pugnali, spade, archibugi, pistole, veleni, lacci »). R 151 Agnès Morini proportionnellement aux « effets de mort » qui reposent sur le quiproquo, le mensonge, les apparences trompeuses et toute autre forme de « faux ».

Amorale moralité

L’exposé sur l’amour de la nouvelle (III, 39) de Francesco Belli délimite clairement les deux territoires moraux sur lesquels semblent se disputer les questions amoureuses, celui des amours « furieuses » et celui des amours « honnêtes » : Voilà pourquoi nous voyons certains transportés par un amour devenu chez eux, avec leur consentement, impétueux et violent, de sorte que, dans l’élan amoureux, ils n’ont d’autre but que le beau et la jouissance de l’objet aimé, et de ce que l’inventivité amoureuse dicte à l’instinct et aux règles de la nature ; se détournant en tout cas du droit chemin, ils tombent au fond d’un précipice, gisent languissants et confus, et […] quittent leur habit d’homme pour revêtir celui d’animal. D’autres au contraire, accueillant avec placidité cette flamme amoureuse, non seulement ne l’avivent pas outre mesure avec le soufflet d’intentions effrenées et d’agitations sensuelles mais, du souffle pur et doux de leur volonté et de leur satisfaction, ils l’alimentent de telle manière qu’ils ne se permettent pas de sortir de la juste sphère qui est celle de la tem- pérance et de l’honnêteté 16. Voilà qui laisserait supposer une même bi-partition entre le châtiment des uns et la louange des autres. Pourtant, le décalage que l’on peut la plupart du temps observer entre l’horreur des crimes et la sentence sur laquelle se referment presque tous les récits — « une faible conclusion pédagogique qui […] scèle d’une hypocrisie subtile le moralisme pervers des Incogniti », nous dit Quinto Marini 17 —, révèle une élasticité morale bien loin de ce partage manichéen. D’abord parce que le crime n’est pas toujours puni,

16. « Veggiamo perciò alcuni trasportati dall’amore fatto impetuoso e violento in essi per loro consenso, tutto che nello impulso amoroso si propongano per oggetto il bello, e la fruizione di quello, e’l principio dello inventivo amoroso indrizzino allo instinto ed allo prescritto dalla natura, traviando ad ogni modo dal sentiero diritto, ca- pitano a termine di precipizio, giacciono languenti e confusi, e […] spogliano la qualità di huomo per vestire la condizione di Bruto. Altri per l’opposto ricevendo placidamente questo amoroso calore, non solo non lo accendono di soverchio col mantice di sfrenati proponimenti e di agitazioni sensuali, ma con fiati puri e soavi della loro volontà e compiacimento, lo vanno alimentando in tal guisa che non si permettono il vagare fuora della propria sfera, ch’è il temperamento, e l’honesto. » 17. « Le Cento novelle amorose… », dans Storia della letteratura italiana, ouvr. cité, p. 1019 (« debole chiusa pedagogica che […] sigilla con sottile ipocrisia il perverso moralismo degli Incogniti »). Voici deux exemples de ces sentences finales : « Così và. Tosto perisce, chi troppo fallisce [Il en va ainsi. Qui trop faillit périt bien vite] » (I, 8) ; « Così nacquero, così vissero e così morirono Anselmo e Laureta, essempio al Mondo di pudicissimo ed infe- licissimo Amore [Ainsi nacquirent et ainsi moururent A. et L., exemples au monde d’un amour très pudique et bien infortuné] » (I, 19). Elles se glissent parfois dans le corps du texte, comme c’est le cas dans (I, 6), de M. Bisaccioni, où l’on trouve, espacées de quelques lignes à peine, ces ponctuations gnomiques : « Chi prende pietà de gli amori altrui fabrica un ponte a se stesso per introdursi Amore in casa », « Donna honesta che maneggia R 152 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti quand il n’est pas justifié voire pardonné ; ensuite parce qu’il lui arrive d’être présenté comme un mal nécessaire (« politiquement correct », ose- rions-nous dire). Citons l’exemple de la Limisinda de (II, 7), qui enterre dans sa cave le corps de celui qu’elle croit coupable de la mort de son mari et qui continue sa vie sans être le moins du monde inquiétée ; son histoire serait, conclut l’auteur du récit, une invitation à « l’imprudente jeunesse à se comporter en amour avec modération » ! Nous pensons aussi au crime de Nicaste, dans la nouvelle (III, 27) de Sebastiano Bonadies, qui utilise sa servante pour cacher à son époux, la nuit de ses noces, qu’elle n’est plus vierge (elle a été violée et a tué son agresseur) mais, « elle doute de la foi de celle qui l’a jusque là protégée des dangers […] et elle veut éliminer la crainte de son esprit en se débarrassant d’elle au plus vite […], elle la conduit vers le puits sous un prétexte quelconque et […] la préci- pite dedans ». Cette chute fut considérée comme « accidentelle » et « sans que quiconque eût à en pâtir, les appréhensions [de Nicaste] connurent une fin parfaite » ; et l’auteur de souligner le « courage » de celle-ci, ses « prouesses » « pour le triomphe de la pudeur », puisqu’elle a « remédié à ses ennuis par ces deux homicides » ; et puis, la servante était cupide et donc, méritait bien un peu son sort… Nicaste, elle, confessera plus tard ses deux crimes à son mari pour calmer sa jalousie : L’un et l’autre vivant ensuite dans l’affection et la fidélité et dans la conviction de la réciprocité de leurs sentiments, leur mariage se conclut par une paix qui, sans l’inter- vention de la cruauté, n’aurait pu échapper […] à de mortelles dissensions. Autre exemple, la mal mariée de la nouvelle (III, 14) de Marco Dal Giglio — « Qu’il suffise de dire qu’elle prit un mari vieux et honni » —, victime de son beau-frère, alors qu’elle n’a de cesse d’organiser une ren- contre avec Orazio, qu’elle aime, tue « le traître incestueux 18 » et se voit du même coup débarrassée de son mari — qu’on accuse de fratricide, qu’elle fait libérer, mais qui meurt opportunément peu après —, Celia, donc, se remarie avec celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer avec lequel « elle vécut heureuse le restant de sa vie ». Or ce bonheur est fondé sur une absolution du Prince (de son représentant, en l’occurrence) qu’elle sut convaincre de son bon droit, si bien que : « elle fut lavée […] de toute condamnation alors qu’elle présenta comme cause légitime de son juste ressentiment les

amori, né diventa hospite di foriera [Qui prend pitié des amours d’autrui fabrique un pont pour introduire Amour dans sa propre maison] », « Chi la fa, l’aspetti [Attends-toi à recevoir ce que tu fais à d’autres] ». 18. Il invente une diversion pour faire sortir du lit de Celio son vieux mari Eurillo et prend sa place : « […] godé incognito, e furtivo quegl’amplessi, che conosciuto non haverebbe mai meritato. » R 153 Agnès Morini lois de la chasteté et de la fidélité maritale », ce qui est pour le moins dou- teux quand on se souvient que les ennuis de Celia surviennent alors qu’elle tente de précisément manquer à cette « fede ». On ne multipliera pas les illustrations, ces cas suffisent déjà à déduire, d’une part, que le respect de certain ordre social apparent, ou le retour à celui-ci, prime sur tout autre considération, d’autre part, que dans le cadre social étroitement hiérarchisé que dessinent ces nouvelles 19, les plus humbles ne sont pas seulement l’objet de manipulations narrativement fonctionnelles (ils sont les intermédiaires tout désignés dans l’orchestration des adultères ou autres), mais ils peuvent l’être parce qu’ils appartiennent à une classe corruptible, méprisable, porteuse de défauts qui disculpent a priori les maîtres des mauvais traitements à leur encontre. Le préjugé social justifie l’instrumentalisation de ces personnages, de ce fait, double- ment subalternes. Se surajoute à cet ordre extérieur, celui d’une hiérarchie familiale au service de la morale répressive, stricto sensu, qui se dégage de ces récits : c’est ce qu’illustre tout particulièrement la nouvelle (I, 19) de Girolamo Brusoni, qui reproduit, avec les amours d’Anselmo et Laureta, la tragique aventure de Pyrame et Thisbé 20. Et si elle condamne au passage l’intransigeance de parents obstinés à imposer une loi familiale aveugle 21 contre la revendication légitime du droit à s’aimer de leurs enfants, ceux-ci n’échappent pas pour autant au châtiment d’une désobéissance toujours coupable : Les deux jeunes gens enlacés très fortement (Las ! je voudrais éloigner ma plume du récit d’un si malheureux événement), enlacés donc, leurs âmes, arrachées du cœur par une très grande douceur, arrivaient à leurs lèvres réunies dans un baiser et s’unissaient elles aussi dans les baisers et dans l’union de ces bouches amoureuses, ayant trouvé la voie ouverte, s’envolèrent ensemble vers le lieu de leur éternel repos, laissant le corps des deux amants transformés en froids cadavres. Malheureux et misérable exemple au monde d’amours chastes et généreuses, mais infortunées et tragiques. Ces textes, qui ne présentent aucune « contemporanéisation » compa- rable à celle qu’opère Boccace dans le Décaméron, restituent toutefois,

19. Sans détailler ce point, qui n’est pas l’objet de cette étude, précisons qu’à quelques exceptions près, les Cento novelle amorose font évoluer des personnages de haut rang, nous déplaçant de châteaux en nobles demeures citadines, de Cours en lieux champêtres, de bals en chasses ou en joutes, tournois, divertissements carnavalesques…, un univers aristocratique, avec de rares excursions dans la sphère d’une « plèbe » crainte et méprisée (voir les nouvelles (II, 4) de P. Michiel et (III, 36) de Domenico Caramella). 20. Sur ce thème ovidien (Métamorphoses, L. IV), Loredano écrit un récit intitulé Gli amori infelici, avec lequel la nouvelle de Brusoni présente de nombreux points de ressemblance. 21. Condamnation convenue, y compris dans les termes (« de nombreux pères stupides […] se croient dans leur bon droit, qui tyrannisent la libre volonté de leurs enfants bien qu’elle soit laissée intacte par Dieu lui-même »). R 154 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti malgré l’absence presque totale de contextualisation concrète et homo- gène des récits (en temps et lieux vraisemblables ou reconnaissables), le cadre idéologique fortement conservateur des sociétes de l’Ancien Régime dans lesquelles évoluaient leurs auteurs. Et ce qu’ils proposent à leurs lec- teurs, issus des mêmes rangs, ce ne sont pas des récits cathartiques au sens le plus originel du terme, désamorçant, par le spectacle d’une horreur qui doit être contenue dans les lignes du livre, toute tentation de violence et de subversion moins littéraires, mais des récits qui invitent au contrôle des passions, à leur raisonnable canalisation ou à leur contension dans le secret et le silence. C’est l’emblématique leçon donnée par la nouvelle (II, 20) de Brusoni. Un jeune prince macédonien et la noble épouse d’un autre se fourvoyant « sur la route lubrique de l’impatience amoureuse, jusqu’à la perte de sa ré- putation et de sa vie », le mari qui les surprend tue d’un même coup d’épée des deux amants et fait exposer leurs cadavres à une fenêtre donnant sur la rue. Cette mise en scène funèbre n’a pas d’autre sens que d’inspirer l’hor- reur du premier vrai crime commis, l’atteinte à l’honneur, « éclaboussé de cette tache d’infâmie qui ne se lave que dans le sang des coupables ». Mais elle donne à la mère d’Euristeo (le prince tué) l’occasion d’en dénoncer un autre : alors qu’on lui annonce la fin tragique des deux amants, elle répond en ces termes et « en un geste magnanime ! » : « Celui qui par sa mort a fait connaître au monde qu’il a manqué de son vivant au devoir d’un fils ne peut être mon fils. » Tué une première fois par le mari trompé, Euristeo l’est une seconde fois par le reniement de sa mère, laquelle ne déplore pas tant sa mort, ni même sa faute, que la publication de celle-ci. La mort la plus scandaleuse est aussi la plus impudique. Mais on la préfère souvent plus sournoise, plus discrète, n’en réser- vant le spectacle qu’au lecteur, dans la paix d’un sous-bois où il est seul à pénétrer 22, dans le silence d’une maison provisoirement désertée 23, dans l’intimité d’un dîner littéralement « empoisonnant 24 ». D’où la valeur sym- bolique d’une pratique relevée dans la nouvelle (III, 38) d’Antonio Santa Croce. Cleusa, fille cadette d’une famille vénitienne qui la destine au couvent, accouche d’un enfant qu’elle fait porter à son père, manifestant ainsi son reproche contre la « tyrannie » dont elle est l’objet ; le père décide

22. Dans la nouvelle (I, 16) de L. Motense, lors d’une promenade champêtre sur les bords de la Seine, Roleone pousse son épouse infidèle au fond de l’eau. 23. « Le mari dédaigné fit en sorte de fragiliser tous les appuis du balcon avec une scie afin qu’elle en tombe. » (G. Croce Bianca, I, 8) 24. Pour les nouvelles « à poison », nous renvoyons à (I, 25) de F. Pallavicino et (II, 3) de P. Michiel. R 155 Agnès Morini alors de la faire enterrer vive. Le couvent bien sûr, la tombe ensuite, sont par excellence les lieux du silence et de la suffocation. Mais le deuxième est de loin le plus sûr 25, aussi en fait-il rêver certains, comme ces frères de la nouvelle (I, 22) de Girolamo Cialdini qui, pour punir une sœur indigne, l’enlèvent « avec l’intention de l’enterrer vive » — que les âmes sensibles se rassurent, comme dans la nouvelle précédente, la malheureuse sera sauvée in extrémis. Mais dans (I, 22), par un renversement coutumier de la littérature baroque, l’étouffement exemplaire engendre une clameur assourdissante : « d’horreur, les cris affligés des populations environnantes déchirées par un spectacle si cruel et si inattendu résonnèrent alors dans la vaste forêt ». C’est cependant une réaction exceptionnelle et qu’il convient même d’éviter : comme on l’a dit, de tels spectacles ne doivent pas tant inciter à la purgation des passions ni à l’expression malséante (c’est-à-dire « publique ») de la compassion qu’à une « dissimulation honnête 26 ».

Du degré

Discrète, sauf rare exception, la mort, pour émouvoir ou étonner, doit encore être délectable. De fait, elle ne va jamais sans l’évidente complai- sance des auteurs à en décrire les signes physiques. On a abondamment écrit sur la fascination morbide de la littérature baroque pour l’horreur, nos nouvelles n’échappent pas au goût de leur siècle 27, n’épargnant pas au lecteur une seule goutte des flots de sang déversés par les plaies, ni les livi-

25. on reviendra naturellement sur tout ce que les nouvelles reflètent aussi quant au rôle social du couvent dans la société qu’elles reconstituent. 26. Q. Marini, encore : « anche l’onore, nella mafiosa società delleCento novelle amorose, è solo un valore este- riore, da proteggere o col sangue […] o col silenzio e la dissimulazione, l‘arte di parere onesti’ [même l’honneur, dans la société mafieuse des Cento novelle amorose, n’est qu’une valeur extérieure à protéger par le sang […] ou par le silence et la dissimulation, l’art de paraître honnête] » (ouvr. cité, p. 1019) ; dans une étude ce ces nou- velles nettement dégagée du poids de la tradition critique de ces textes, plus nuancée donc, Giovanni Ragone y voit à juste titre, une opération de refoulement politique (« Le maschere dell’interprete barocco. Percorsi della novella secentesca », dans La novella, la voce, il libro. Dal «cantare» trecentesco alla penna narrativa barocca, Naples, Liguori, 1996, p. 197). On méditera, à la lumière de ces deux jugements, l’épilogue de (I, 6), où un mari jaloux et meutrier de sa femme, découvre l’innocence de celle-ci, mais non content de ne pas se repentir, la fait « honorablement enterrer et avec des larmes éternelles, prouva la douleur causée par cette mort et pensa qu’il pouvait racheter la perte de son corps par les prières pour son âme […] » ! 27. En son temps, C. Jannaco évoquait « storie tutte intrise di un maniaco erotismo dignitosamente masche- rato, dal quale trapela uno strano gusto del sangue e dell’efferatezza [des histoires tout imprégnées d’un érotisme maniaque masqué de dignité, qui laisse deviner un curieux goût du sang et de l’atrocité] » (Storia della lette- ratura d’Italia, Il Seicento, Milan, Vallardi, 19662, chap. vi « La prosa narrativa », « Le novelle degli Incogniti », p. 489). R 156 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti dités cadavériques, les agonies interminables, les humeurs, les cris 28, etc. Empoisonnée par des champignons, une malheureuse est ainsi décrite : « Le tumulte des humeurs de son estomac faisaient gonfler son ventre, enfler ses yeux, pâlir ses lèvres et écumer sa bouche. » (I, 25) Exemplaire, la triste héroïne de la nouvelle (I, 29) de Francesco Carmeni, la belle Elpinda — « (ah ! non plus belle) » après s’être défenestrée pour échapper à un mariage forcé, précise l’auteur —, meurt sous nos yeux : Le regard torve, hagard, à moitié brisée, elle exhalait par la bouche une âme noyée dans un flot de sang. Ces tresses si joliment blondes étaient restées la proie des ronces qui, injustement, avaient non seulement déraciné l’or des cheveux de sa tête, mais lui avait arraché l’œil gauche, qui n’était plus comme avant un globe brillant mais une horrible caverne […]. (I, 29) Il convient cependant de remarquer que beaucoup de ces récits ex- ploitent habilement l’idée de l’indissociabilité du plaisir et de la souffrance, mêlant vie et mort dans des scènes d’une ambigüité apte à accompagner le drame du trouble de l’équivoque. Ainsi Laurilla, dans la nouvelle (II, 9) de Francesco Paolo Speranza, se jette « impatiente autant qu’amoureuse » dans les bras d’Ottavio, son mari, alors qu’elle attendait Polidoro, son amant : l’obscurité et le silence d’Ottavio aidant, le quiproquo permet alors de confondre les caresses de l’une aux élans meurtriers de l’autre : « […] toute assurance et lasciveté, elle ouvre les bras, s’avance et veut l’étreindre quand lui […] courut répondre à son épouse dissolue non pas avec la langue, mais avec son épée. » Peu après, quand arrive Polidoro, on passe des ébats amoureux et mortels du premier couple aux étreintes sinistres d’une moribonde et d’un désespéré : […] il tendit la main vers son visage […] : à peine eut-il touché sa chair qu’il s’aperçut que son aimée avait perdu la vie ; elle était déjà exsangue […]. À cette découverte, le malheureux Polodiro tomba de nouveau sur son corps, si languissant qu’on l’aurait juré moins vivant que ce cadavre, car elle, maculée de sang, portait sur son visage la mort déguisée en vie tandis que lui, avec sa pâleur, donnait l’image d’une vie déjà morte et expirée. Pire encore, dans une escalade singulière, quelque temps plus tard, quand Polidoro se retrouve marié à certaine Clarice, les époux se retirent dans la chambre nuptiale, et là, Polidoro comprend qu’il a été abusé et, reprodui- sant la scène du meurtre de Laurilla par Ottavio, « devenu fou de colère, il prit une épée […] et blessa son innocente épouse en plusieurs endroits,

28. ou les cris étouffés : « […] afin qu’on n’entendît pas crier [Lambrone] tandis qu’ils le tuaient, ils lui enfilèrent de force un chiffon dans la bouche et, lui plaçant un collet autour de la gorge, ils l’étranglèrent ; puis, ceci fait, ils lui coupèrent la tête. » (I, 3) R 157 Agnès Morini la laissant noyée et agonisante dans son sang sur cette couche qui était destinée aux douceurs du mariage » : l’amour et la mort se vautrent dans le même lit. De la même manière, la nouvelle (II, 13) de Pietro Pomo mêle la description d’une double scène érotique aux meurtres en série des protagonistes. Deux épouses se sachant trompées avec leurs servantes respectives, remplacent celles-ci à l’insu de leurs maris, mais ces derniers n’étant pas dans les lits où on les croyait, le malheureux échange suscite un drame qui nous fait passer de couplets brûlants — « elles s’abandonnèrent à l’excès des lascivetés les plus hardies […] prévenant par leurs attraits tout ce qu’elles croyaient pouvoir plaire au mieux à ceux qu’elles prenaient pour leurs maris » — à d’autres, sanglants : Gernando […] transperça Anselmo d’une horrible estocade [quand] voici que Leo- nora, prenant la voix du blessé pour celle de son agresseur […], pour venger la mort de Gernando, donna la mort à Gernando […]. Ils agonisaient tous les deux […] quand […] Dorilla […], devant ce spectacle cruel […], prit l’épée de la main du moribond et, en appuyant le pomeau contre le sol, […] se jeta sur la pointe encore fumante du sang d’Anselmo, tomba, transpercée, face contre terre et expira […]. La vie et la mort sont donc appréhendées avec une même sensualité 29, le signe et son envers entremêlés. C’est là une première forme de tragique « au carré », dans un ensemble de récits qui recherchent clairement leur expressivité dans le degré et dans la prolifération. En effet, il est aisé de remarquer que, dans les Cento novelle amorose, la mort ne se contente jamais de frapper : elle s’acharne. Soit qu’un coup de poignard ne suffise pas à garantir la fin tragique de telle victime, alors on en donne deux, trois ou plus, même si la victime n’est plus en état de se défendre, comme Gelindo drogué par Limisinda dans (II, 7) — mais celle-ci, « ayant empoigné étroitement [le poignard de Gelindo] le lui passa plusieurs fois sous la gorge » —, soit que le moyen choisi paraisse insuffisant, alors on en utilise un second, voire un troisième : dans la nou- velle (I, 6) de Bisaccioni, celui qu’on charge de tuer la présumée adultère Pentesilea « s’empara d’un poignard et la blessa de plusieurs coups, mais, la voyant expirer, fit un collet de ses jarretières et l’étrangla, si bien que la malheureuse mourut de trois morts très cruelles ». Dans (II, 20), un

29. Dans une étude sur les tragédies de Giraldi Cinzio, Corinne Lucas Fiorato, rappelant la part du plaisir dans la pitié inspirée par les victimes (en l’occurrence, objets d’une vengeance), cite cette phrase du Discorso sulle commedie e sulle tragedie (1554) : « La tragedia ha anco il suo diletto e in quel pianto si scopre un nascosto piacere che fa il dilettevole a chi l’ascolta e tragge gli animi alla attenzione [la tragédie a aussi son plaisir et dans ce pleur on découvre un plaisir caché qui réjouit ceux qui écoutent et attirent l’attention des esprits]. » (Cité dans De l’horreur au « lieto fine ». Le contrôle du discours tragique dans le théâtre de Giraldi Cinzio, Rome, Bonacci, 1984, « L’ippogrifo », 32, p. 69, n. 39.) R 158 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti mari jaloux embroche d’un même coup d’épée l’épouse infidèle et son amant. Dès (I, 1), de Loredano, le ton est du reste donné, avec la mort enchaînée des quatre protagonistes du récit : un mari trompé tue l’amant de sa femme, celle-ci tue alors son mari, puis se donne la mort, enfin, la servante, pion des trois premiers, monte se pendre au grenier de la maison 30… Champions du « chiffre », citons Filaura, la nymphomane de (III, 9), qui élimine sur son chemin tous ceux qui pourraient témoigner de sa débauche, et Dionisio, le tyran fou de la nouvelle (II, 5) de Federico Malipiero, lequel, pour littéralement obtenir la tête de son ennemi, se fait d’abord apporter celle de sa femme, puis celle de son fils aîné et ainsi de suite, faisant tuer pas moins de douze enfants : au total, une tête par jour est coupée pendant treize jours au terme desquels le tyran fait exposer ses trophées dans une galerie 31 : Dans celle-ci, on voyait par milliers les crânes corrompus et putréfiés de ceux qui mouraient sur ordre de ses lois féroces. Cet homme cruel avait l’habitude d’entrer ici plus d’une fois par jour pour se repaître la vue de manière inhumaine. […] Il se vantait, le cruel, qu’il y eût, conservés là, plus de crânes d’innocents et de justes que de coupables. La violence des passions ne se satisfait donc pas de la mort, elle ne s’as- souvit que dans sa « quantité » et son degré d’atrocité. Sans doute parce que le lecteur, faute d’être comblé par une mort de fait sans grand pouvoir de surprendre dans un parcours vers le tragique trop bien tracé, ne peut s’émerveiller que dans la surenchère. À moins que, seul vrai sursaut possible dans ces « chroniques d’une mort annoncée », l’épilogue aille précisément contre toute attente, c’est-à-dire que cette mort ne survienne curieusement pas ou, mieux encore, qu’elle soit fausse. Au compte de la première de ces deux situations, nous mettons les quelques cas de ce qu’on pourrait appeler la frustration du crime, comme dans la nouvelle (I, 8), avec cette Retalba qui, avant même que fonc- tionne le piège tendu par son mari, s’effondre « frappée d’une violente apoplexie 32 ». Mais on peut encore citer la nouvelle de Pallavicino, (I, 25), dans laquelle Euridea, rêvant que son mari Niarpe la trahit, crie si fort que celui-ci, réveillé et la croyant en danger, sort son poignard pour la secourir ; elle se réveille alors et croit que Niarpe veut la tuer, ce qui déclenche toutes

30. Voir aussi (II, 13) de P. Pomo, dans laquelle le quiproquo amoureux entre deux amis et leurs deux amantes aboutit à ce que l’un des deux tue l’autre, puis l’une des deux dames tue celui qui reste… 31. La biennommée « Galleria della Morte » ; au quatorzième jour, il ne reste à sacrifier que Cassandra, mais elle réussit à s’enfuir, provoquant la colère de Dionisio, qui fait alors massacrer tous ceux qui restent et raser le palais de la famille qu’il a décimée… 32. (III, 5) : Odalla achève elle-même son amant pour éviter que la main « félone » de son mari ne le fasse. R 159 Agnès Morini sortes de mésaventures (dont la mort accidentelle par empoisonnement d’un tiers). Au registre du faux, dont les Cento novelle amorose jouent avec maestria, nous inscrivons : les morts « provisoires », banales pour le genre — voir le cas d’Orazio qu’on croit étouffé dans la malle où Celia l’a caché (III, 14) de Ferrante Palmerini — avec des effets de resurrection bien commodes pour multiplier les rebondissements de l’action ; celles auxquelles fait croire la rumeur publique, le mensonge d’un personnage manipulateur — et le déguisement, bien entendu : la nouvelle (II, 23) parvient à combiner les trois ! Ajoutons encore les morts « par erreur ». Ainsi, toujours dans la nouvelle (II, 9), Ghirardo est pris deux fois pour Polidoro, la première fois, cela cause sa perte, la seconde fois, on confond son cadavre défiguré avec celui de Polidoro, qui peut alors s’enfuir ; si l’on compte bien, vraie mort de Ghirardo (1), fausse mort de Polidoro (2), fausse reconnaissance du corps de Polidoro soit une deuxième fausse mort de ce personnage en quelque sorte (3) et une deuxième mort symbolique de Ghirardo (4), puis disparition (provisoire) de Polidoro au bénéfice d’une usurpation de mort (5)… avec une mort, on en fait cinq. Bien sûr, la prolificité de telles situations repose largement sur le nombre des protagonistes que l’on fait entrer dans la « danse macabre », mais elle procède souvent d’un jeu, parfois facile, parfois plus sophistiqué, sur les points de vue narratifs : tel personnage agit dans l’ignorance, tel autre ment ou se trompe, bref toute forme de faux peut se glisser entre les personnages et la réalité. De ce fait, partant d’une situation déjà exploitée dans un récit, par exemple « X trompe Y avec Z », on peut réécrire un récit sur le schéma « Y croit que X le (la) trompe avec Z ». La translation du vrai en faux multiplie potentiellement par deux toute situation narrative. En tout cas, en combinant les deux types de tragique, le « vrai » et le « faux », on atteint une prolificité exponentielle. Qu’on recoure en plus au dégui- sement d’un personnage, de plusieurs, aux multiples déguisements du même, et ainsi de suite, on imagine alors aisément le potentiel d’auto- développement de tout récit, ce qui suggère en outre que seul l’arbitraire de la longueur du récit peut alors définir l’appartenance générique au roman ou à la nouvelle. Mais l’adresse a parfois ses revers, comme dans la nouvelle (I, 30) de Francesco Carmeni, dans laquelle Darineo s’éprend de Vittoria, tue le frère de la belle qui les a surpris, s’éloigne sur les conseils d’un ami pour échapper au châtiment publiquement annoncé à son en- contre et, lorsqu’il revient, trouve Vittoria mariée à cet ami. Scandale et jalousie, Darineo, qui a décidément le sang chaud, tue le mari. Seulement voilà, Vittoria n’est pas Vittoria, son frère n’était donc pas son frère, mais R 160 Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti un malheureux qui passait au mauvais endroit et au mauvais moment, et il n’y a jamais eu d’amours clandestines entre Darineo et Vittoria — la vraie comme la fausse —, pas plus que n’ont été publiés les bans de la condamnation de Darineo. S’il n’y avait pas le mariage de l’ami et de la fausse Vittoria, la nouvelle ne serait au fond que le récit d’un non-drame, une imposture en somme. Du moins a-t-elle le mérite d’introduire une forme originale de meraviglia là où l’innovation dramatique est visible- ment à bout de souffle.

On l’a dit en préambule, nos nouvelles exploitent des recettes très largement usées, nous en voulons pour dernière preuve les calques des amours tragiques de Pyrame et Thisbé (la nouvelle de Brusoni déjà citée) ou de Roméo et Juliette, sans parler de la réécriture de la célèbre histoire de la Matrone d’Ephèse, (I, 24), qui relève d’un plagiat certes ordinaire pour l’époque, mais qui s’avère, quoi qu’il en soit, un cas extrême de non- création. Cela leur a valu, dans les assez peu nombreuses critiques qui les ont réellement étudiées, et moins nombreuses encore celles qui l’ont fait en les exonérant d’une comparaison sans nuance avec le Décaméron, des reproches à l’aune de ce jugement de Ginetta Auzzas : « L’intera novelli- stica italiana del Seicento, infatti, vive faticosamente sulle ultime propaggini del filone boccacesco, frangendosi e impicciolendosi sempre più nella misura meschina dell’aneddoto 33. » Cependant, ces nouvelles compensent leur ba- nalité thématique par un art consommé de la superlativisation et de la multiplication qui nous intéresse. Ce sont des nouvelles expérimentales, d’une certaine manière, au sens où, comme le roman moderne naissant, elles explorent des solutions structurelles et stylistiques en accord avec le goût de leur époque, dans les excès d’une casuistique érotico-amoureuse destinée à faire frissonner de plaisir et d’horreur un lecteur que n’abusent guère les intentions moralisatrices qui couvrent le macabre voyeurisme auquel on l’invite. Contrairement à ce que dénonçait Carmine Jannaco lorsqu’il affirmait que, dans ces récits « c’è velleità di raccontare, anzi di romanzo, ma incapacità di sviluppo 34 », ces nouvelles ne témoignent pas d’une « incapacité » à développer, les romans qu’une grande partie des

33. « Di alcune altre forme narrative contemporanee al romanzo », dans G. Arnaldi et M. Pastore Stocchi (dir.), Storia della cultura veneta, vol. 4/1, Il Seicento, Vicence, Neri Pozza Editore, 1983, « Le nuove esperienze narrative: il romanzo », p. 292-293. 34. Et d’illustrer son propos en évoquant « la frequente inserzione di lettere, che interrompono bruscamente l’azione [la fréquente insertion de lettres qui interrompent brusquement l’action] », avec une analyse aussi som- maire qu’erronée sur la fonction et le statut des très nombreuses lettres dans les nouvelles de ce recueil (Storia letteraria d’Italia. Il Seicento, Milan, Vallardi, [1963] 19662, chap. vi « La prosa narrativa », p. 489). R 161 Agnès Morini

Incogniti ont publié le montrent, mais d’une volonté de contenir l’action dans les dimensions du récit bref. Il serait donc injuste de continuer à considérer ces nouvelles comme des romans avortés et beaucoup plus juste de les qualifier de romans en puissance.

Bibliographie

Arnaldi Girolamo et Pastore Stocchi Manlio (dir.), Storia della cul- tura veneta, vol. 4/1, Il Seicento, Vicence, Neri Pozza Editore, 1983, « Le nuove esperienze narrative: il romanzo ». Bijon Béatrice et Meunier Philippe (dir.), Figures du monstre, Cahiers du CELEC, no 1, janvier 2011, disponible sur . Cento novelle amorose de i Signori Accademici Incogniti. Divise in tre parti. All’illustrissima, e virtuosissima Accademia de’ Signori Delfici di Venetia, Venise, Guerigli, 1651. La novella, la voce, il libro. Dal «cantare» trecentesco alla penna narrativa barocca, Naples, Liguori, 1996. « Le Cento novelle amorose de i Signori Accademici Incogniti », dans Storia della letteratura italiana, Enrico Malato (dir.), vol. V, La fine del Cin- quecento e il Seicento, Rome, Salerno Editrice, 1997, chap. xiii « La prosa narrativa ». Lucas Fiorato Corinne, De l’horreur au « lieto fine ». Le contrôle du dis- cours tragique dans le théâtre de Giraldi Cinzio, Rome, Bonacci, 1984. Storia della letteratura d’Italia, Il Seicento, Milan, Vallardi, 19662, chap. vi « La prosa narrativa », « Le novelle degli Incogniti ».

R 162 Le tragique à l’épreuve de la scène

« Pleurez mes yeux ! » Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto, l’aveugle d’Adria (1541-1585)

Françoise Decroisette Université Paris 8

Dans la comédie Volpone (1606) de Ben Jonson, alors que le riche mar- chand vénitien, exaspéré par les caquetages de Lady Would Be, cite, pour la faire taire, un « poète aussi ancien que Platon », la gêneuse répond : « Lequel de vos poètes ? Pétrarque, ou Tasse, ou Dante ? Guarini ? Arioste ? Arétin ? Cieco d’Adria ? Je les ai tous lus 1. » Qui peut encore aujourd’hui se vanter d’avoir lu le Cieco d’Adria avec le même intérêt que Dante, Pétrarque, Arioste ou Tasse ? Qui oserait l’in- clure sans aucune distinction de qualité, dans la liste des écrivains majeurs de la littérature italienne ? Sait-on même que sous ce pseudonyme se cache Luigi Groto, né en 1541 à Adria, petite ville de la province de Rovigo, coin- cée entre Ferrare et Venise, où il meurt en 1585, auteur prolifique de Lettres familières, de poésies, de discours, et de quelques 16 textes théâtraux, parmi lesquels un drame sacré Isac (1558), une églogue et une pastorale, La Calisto (1561) et Il Pentimento amoroso (1565, et revue en 1575), trois comédies, La Emilia (1579), Il Tesoro (1580), La Alteria (1580), et six tra- gédies, La Ginevra, L’Isabella, Mirra, Progne, La Dalida et L’Adriana, écrites entre 1566 et 1580, dont seules les deux dernières ont été publiées, à Venise, en 1572 et en 1578 ? Pourtant les pièces éditées circulent largement. En France, l’églogue Il Pentimento amoroso (dont la première représentation remonterait à 1565 et la publication à 1576), et La Emilia (écrite et publiée en 1579) sont

1. Volpone or the Fox, a comedy written by Ben Jonson, printed for T. Johnson, in the year 1714 (III, 4). R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 165-184. 165 Françoise Decroisette traduites dès 1590 2. Le transit vers l’Angleterre s’opère peut-être par les comédiens italiens qui arrivent à Londres pendant le carnaval 1578 3, ou par l’intermédiaire des voyageurs qui auraient pu assister à Venise en 1579 au spectacle des Gelosi de Francesco Andreini, où, sans le connaître per- sonnellement, les comédiens rendaient hommage à l’auteur en plaçant des vers à sa louange dans la bouche de Pétrarque 4. Sa gloire post mortem est par ailleurs non négligeable. Non seulement ses œuvres sont régulièrement rééditées au xviie siècle, mais il a les hon- neurs de la critique. Girolamo Ghilini loue en 1647 sa grande érudition dans la langue latine comme dans la langue italienne et la beauté de ses sentences 5. Soixante ans plus tard, Vincenzo Gravina, insère toujours Groto dans un canon d’auteurs comiques jugés de « bons auteurs » parce qu’imitateurs des Grecs et des Latins contre l’usage contemporain d’imiter les œuvres étrangères, et associe sans restriction ses comédies à celles de l’Arioste, de Machiavel, de Trissino, de Firenzuola ou de Della Porta 6. Crescimbeni, puis Quadrio reprennent les mêmes éloges en 1730 7 et 1743 8, et Luigi Riccoboni explique dans l’Histoire du théâtre italien (1727) que les acteurs de commedia dell’arte de son temps utilisent toujours ses comé- dies pour leurs canevas. Lui-même considère La Emilia, dont il possédait la traduction de 1609, comme l’« une des meilleures pièces de son siècle », affirmant qu’il l’avait « représentée à Paris avec succès sous le nom des Fourberies de Scapin 9 ». C’est Girolamo Tiraboschi, à la fin du xviiie siècle, qui signe le ban- nissement de Luigi Groto, en affirmant dans sa Storia della letteratura

2. Le repentir amoureux églogue traduicte de l’italien en François par R. D. J. (Roland Du Jardin, sieur des Roches), avec une lettre du traducteur à sa maîtresse, manuscrit daté du 6 août 1590. La Dieromène ou le repentir d’amour, Pastorale imitée de l’italien de L. G. C. D’H. par R. B. G. T. (Roland Brisset, gentilhomme tourangeau), Lyon, J. Roche, 1595. La Emilia comédie nouvelle de Loys Groto, L’Aveugle d’Hadria, traduite d’italien en français pour ceux qui désirent l’une et l’autre langue, Paris, Guillemot, 1609. 3. S. Ferrone, Arlecchino. Vita e avventure di Tristano Martinelli attore, Bari, Laterza, 2006, p. 37-39. 4. L. Groto, Lettre au Père Pietro Martire Locatelli, 9 avril 1579 : « J’ai entendu la faveur notable que m’ont faite, de façon indigne les comédiens Gelosi, à Venise, en ces jours de carnaval, sans me voir et sans me connaître, en faisant apparaître l’ombre de Pétrarque pour parler de moi avec tout l’honneur que me décrit Votre Seigneurie […]. » (Dans Lettere famigliari scritte in diversi generi e in varie occasioni con molta felicità e di nobilissimi concetti ornate, Venise, Brugnolo, 1601, p. 110.) 5. G. Ghilini, Teatro d’huomini letterati, vol. I, Milan, Gio. B. Cerri et C. Ferrandi, s. d., p. 304. 6. V. Gravina, Della ragion poetica libri due, Rome, F. Gonzaga, 1708, p. 199. 7. G. M. Crescimbeni, Comentari […] intorno alla sua Istoria della Volgar Poesia, Venise, L. Basegio, 1730, p. 114. 8. F. S. Quadrio, Della storia e della ragione d’ogni poesia, Milan, F. Agnelli, 1743, p. 74. 9. L. Riccoboni, Histoire du théâtre italien depuis la décadence de la Comédie latine, t. 1, Paris, Cailleau, 17312, p. 72. R 166 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto italiana que s’il eut du succès, il ne le doit qu’à son handicap, la cécité qui le frappe dès son plus jeune âge et lui vaut le surnom de Cieco d’Adria 10. À partir de là toutes les histoires de la littérature ou histoire du théâtre italiens restent évasives sur l’œuvre théâtrale du Cieco d’Adria, stigmatisé à cause du baroquisme de son écriture 11, « les métaphores excessives et le vice des raffinements recherchés » (Tiraboschi, 1801, p. 591). Il faut attendre 1970 pour que la critique se penche sur ses œuvres théâtrales dans le cadre du renouveau des études sur le maniérisme 12. Dans ce cadre, Marco Ariani réévalue positivement la place centrale de l’Adriana à l’intérieur de ce qu’il appelle la « dissolution de la structure tragique », aux côtés du Torrismondo du Tasse 13, et en propose une édition moderne, la seule qui existe à ce jour pour une œuvre de Groto 14. Il suffit en réalité de penser que Groto s’impose non pas grâce à, mais malgré un handicap majeur pour un homme de lettres. Sa vitalité et son activité littéraire, lisibles dans ses publications et enregistrées dans diverses biographies écrites à la fin du xviie et au xixe siècle 15, sont remarquables. Doté d’une mémoire prodigieuse, il réussit à mener une brillante carrière de lettré et d’érudit, à peine ralentie en 1567 par un procès en hérésie qu’il doit affronter pour avoir détenu des livres interdits et de les avoir fait lire aux jeunes adolescents qui lui servent de lecteurs : des ouvrages de chiromancie et de philosophie occulte, onze titres d’ouvrages de l’Aré- tin, deux volumes des Istorie fiorentine de Machiavel, L’Opus macaroni- cum de Folengo, les Dialogues de Bernardino Occhino, et plusieurs livres

10. G. Tiraboschi, Storia della letteratura italiana, compendiata dall’abate Zenoni, Venise, s. éd., 1801, p. 590-591. 11. De même F. Neri, La tragedia italiana del Cinquecento, Florence, Galletti e Cocci, 1904, p. 105-106, 118 et 142 ; E. Bertana, La tragedia, Milan, Vallardi, 1905, p. 85-86. Dans les années 1950, ses comédies sont toujours jugées d’une superficialité « facile et présomptueuse » (C. Falconi, Dizionario letterario Bompiani di tutti gli autori di tutti i tempi e di tutte le letterature, vol. II, Milan, V. Bompiani, 1957). 12. G. R. Hocke, Il manierismo nella letteratura, Milan, Garzanti, 1965 ; D. Alonso, Pluralità e correlazione in poesia, Bari, Adriatica, 1971 ; E. Taddeo, Il manierismo letterario e i lirici veneziani del Tardo Cinquecento, Rome, Bulzoni, 1974 ; M. Ariani, « Giovan Battista Strozzi, il Manierismo e il Madrigale del ‘500: strutture ideologiche e strutture formali », dans G. B. Strozzi il Vecchio, Madrigali inediti, éd. M. Ariani, Urbin, Argalia, 1975. 13. M. Ariani, Tra classicismo e manierismo. Il teatro tragico del Cinquecento, Florence, Olschki, 1974, p. 212-230. 14. L. Groto, La Adriana, dans M. Ariani (éd.), Il teatro italiano. La tragedia del Cinquecento, t. I, Turin, Einaudi, 1977, p. 281-424. 15. L. A. Groto, Notizie intorno alla vita del celebre Luigi Grotto (Cieco d’Adria), date l’anno 1769 da un altro Luigi della stessa famiglia, Mantoue, Pazzoni, 1772 ; G. Groto, La vita di Luigi Grotto, Cieco d’Adria, Rovigo, Miazzi, 1777 con l’elenco di tutte le opere edite e inedite ; V. Turri, Luigi Groto (Cieco d’Adria), Lanciano, Carabba, 1885 ; F. Bocchi, Luigi Groto: il suo tempo la sua vita, le sue opere, Adria, Guarnieri, 1886. Les biogra- phies les plus récentes sont : G. Benvenuti, Il Cieco d’Adria. Vita e opere di Luigi Groto, Bologne, Forni, 1984 et V. Gallo, Dizionario biografico degli italiani, vol. 60, 2003 (Treccani.it). R 167 Françoise Decroisette d’Érasme 16. Il est membre de plusieurs académies : celle des Addormentati de Rovigo, puis des Pastori fratteggianti qu’il anime en collaboration avec Giovan Maria Bonardo, l’un des plus importants propriétaires terriens de la Polésine. Il est un orateur apprécié du Studio ferrarese, et a laissé de nombreuses Orationi. Surtout il s’attache à réactiver le dynamisme éco- nomique et culturel de sa ville alors déclinante, coincée qu’elle est entre Venise, Padoue et Ferrare, en promouvant un système de protection contre les inondations trop fréquentes qui la menacent, puis en la dotant en 1565 de la seule académie qui y ait été active, les Illustrati, à laquelle il assigne une mission « civilisatrice » et pédagogique, en particulier à travers l’orga- nisation de fêtes et de spectacles contrôlés visant à animer la communauté urbaine en la soustrayant aux vices qui risquent de la détruire 17. Il obtient ainsi pour sa ville d’Adria, en 1579, la construction d’un théâtre fixe auquel il assigne une fonction d’éducation morale pour la jeunesse 18, et où il fait représenter ses dernières œuvres comiques, les précédentes ayant été repré- sentées dans plusieurs lieux publics et privés de la ville d’Adria, l’église de Santa Maria della Tomba pour Isac, la Loggia du Palais municipal pour Il Pentimento amoroso, la Loggia piccola d’Adria pour La Dalida 19. Il a aussi une pratique directe de la scène : à 17 ans, il interprète le rôle-titre de son premier essai théâtral, Isac, et juste avant sa mort, il triomphe à Vicence dans le rôle-titre (après avoir été prévu pour le rôle Tirésias) de l’Œdipe roi de Sophocle, donné pour la inauguration du célèbre théâtre de l’Académie Olympique 20.

16. L’Index de Paul IV est publié en 1559, et celui de Pie IV en 1564. Pour les actes du procès, voir G. Mantese et M. Nardello, Due processi per eresia, Vicence, Off. Grafiche, 1974. 17. L. Groto, Orationi volgari da lui medesimo recitate in diversi tempi, in diversi luoghi, e in diverse occa- sioni, Venise, Zoppini, 1602 (15861), discours pour l’inauguration de l’académie des Illustrati, 1er janvier 1565 : « Nous avons réuni cette petite république contre les bêtes féroces, les lions de l’orgueil, les lynx de l’envie, les satyres de la luxure, les chiens de la gourmandise, les ours de la colère, les Oryx de l’acidia, et les loups de l’avarice ; car ici, en nous exerçant dans une louable étude et une assemblée vertueuses, tous les vices pourront être par nous, ou éteints par notre valeur, ou chassés par notre émulation, ou évités par notre prudence, ou méprisés par notre magnanimité, ou relégués dans l’oubli par le temps et par les occupations de ce commerce honorable. » (f. 20 recto /verso) 18. Dédicace de La Emilia, comedia nova di Luigi Groto, recitata in Adria il primo di marzo 1579, Venise, Ziletti, 1579. Dans la comédie, par la bouche d’une des protagonistes, Erifila, il dénonce l’interdiction faite aux filles de se rendre aux spectacles comiques (III, 4) : « Les jeunes gens / Ne veulent plus jouer, car leurs amoureuses / Ne vont pas au théâtre. Fous qu’ils sont / Comme sont ceux qui ne les laissent pas / Y aller. Si les filles connaissent le mal / Elles n’apprendront rien. Si elles sont innocentes / Elles ne comprendront pas ce qui se dit, / Surtout si la comédie est faite par une personne sensée / Qui couvre les choses d’un double sens. / Car enfin si les filles lisent / Arioste, Boiardo, Tristan, Amadis / de Gaule et Palmerin de Oliva, j’imagine / qu’elles peuvent tout entendre ! » 19. A. Bocca, Annali adriesi (1506-1649), A. Lodo (éd.), Rovigo, 1985. 20. Edipo Tiranno, traduction de Orsatto Giustiniano représenté, les 3 et 5 mars 1585. Voir L. Schrade, La Représentation de L’Edipo tiranno au teatro Olimpico, Paris, CNRS, 1960. R 168 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto

Groto occupe donc une place singulière dans la production tragique du xvie siècle. D’abord parce qu’il exerce ses talents dans tous les genres dramatiques, « tour de force inouï », jamais réalisé par aucun auteur avant lui, prétend-il dans la dédicace de La Emilia ; mais surtout — et les deux choses sont évidemment liées — parce que son intérêt pour l’aspect maté- riel du théâtre et sa propre pratique de la scène le distinguent des « lettrés » érudits qui réfléchissent de façon essentiellement théorique sur l’écriture tragique. Néanmoins, par sa situation géographique au carrefour entre Padoue — où les Infiammati proposent des lectures publiques des œuvres de Sperone Speroni —, Venise — où Groto fait publier toutes ses œuvres en les dédiant à de hauts dignitaires de la Sérénissime — et Ferrare, patrie de Giraldi Cinzio, ainsi que par ses fréquentations académiques, il se situe au cœur des débats théoriques sur le théâtre et la tragédie de la deuxième moitié du siècle, qui s’intensifient précisément après 1541 21. Ainsi, à l’inté- rieur de l’académie des Addormentati, il fréquente Antonio Riccoboni, natif de Rovigo, auteur en 1585 d’un commentaire en latin de la poétique aristotélicienne, les trois livres du De usu Artis rhetoricae Aristotelis com- mentarii vingintiquinque, et ses Lettres familières nous apprennent qu’il correspond dès 1566 avec Angelo Ingegneri à propos d’une comédie que ce dernier, alors jeune auteur débutant, avait écrite et qu’il lui avait lue lui-même en excitant son imagination 22. On comprend qu’Ingegneri, char- gé de la programmation et de l’organisation de l’événement, l’associe vingt ans plus tard à l’inauguration du théâtre Olimpico, en lui confiant un rôle dans l’Edipo tiranno. Cette ultime participation concrète à l’histoire de la tragédie le rapproche aussi de Niccolò Rossi, auquel fut finalement confié le rôle du devin Tirésias et qui écrivit en 1590 un Discorso intorno alla tragedia, et le relie étroitement à la grande synthèse publiée par Ingegneri en 1598, le fameux traité Della poesia rappresentativa e del modo di rappre- sentar le favole sceniche qui conclut la phase d’expérimentation productive de la tragédie en entérinant sa défaite et la victoire du nouveau genre tra- gicomique, plus universel, plus délectable, plus économique et à la portée de tous 23.

21. M. Pieri, La nascita del teatro moderno tra XV e XVI s., Turin, Bollati Boringhieri, 1989, p. 145. 22. L. Groto, Lettere famigliari, ouvr. cité, Lettre du 20 mars 1566 à Angelo Ingigniero, à Rovigo : « Bien que je ne l’aie jamais entendu réciter, mais seulement lire grâce à la courtoisie de V. M., ce qui est différent comme une chose peinte est différente d’une chose vivante, je me l’imagine de la meilleure façon que je puis. » (p. 39) 23. A. Ingegneri, Della poesia rappresentativa e del modo di rappresentare le favole sceniche, publié à Ferrare en 1598. Cité dans F. Marotti, Lo spettacolo dall’Umanesimo al Manierismo, Milan, Feltrinelli, 1974, p. 275-276. Voir aussi C. Lucas, De l’horreur au lieto fine, le contrôle du discours tragique dans le théâtre de Giraldi Cinzio, Rome, Bonacci, 1984, p. 7. R 169 Françoise Decroisette

Comme l’ont fait remarquer Marco Ariani et plus récemment Antonio Lodo dans une publication des Lettres familières de Groto 24, cet éclec- tisme et ce pragmatisme amènent le Cieco d’Adria à expérimenter dans son écriture, surtout tragique, des voies nouvelles, « en dehors de la stricte observance des règles » (Ariani, 1974, p. 179), et à s’émanciper des modèles. Ce sont ces voies sur lesquelles je voudrais ici m’arrêter rapidement. Contrairement à Riccoboni, Rossi ou Ingegneri, Groto n’a laissé ni discours, ni traités, ni « commentaires » autour de sa pratique du théâtre. On ne saurait mettre cela au compte de sa cécité. Comme beaucoup de ceux qui associent la théorie et la pratique, et pour qui la première découle le plus souvent de la seconde, il s’exprime avant tout dans le paratexte des éditions de ses œuvres, la plupart du temps retardées par rapport à la première représentation parce que, comme il l’explique dans la dédicace du Pentimento amoroso de 1576, il redoute les publications sauvages, non autorisées par lui, que certains, profitant de sa cécité, risqueraient de faire paraître, ainsi que la trop grande subjectivité des lecteurs potentiels. Cela l’amène aussi à choisir avec soin des dédicataires auxquels il confie la pro- tection de ses œuvres, des dames qui figurent dans ses Lettres familières, comme la Signora Alessandra Volta à qui il dédie sa Dalida 25, et d’émi- nents personnages de la vie politique et artistique vénitienne (La Adriana est dédiée à Paolo Tiepolo, procurateur de Saint-Marc). Il utilise donc à des fins argumentatives l’espace du prologue séparé d’essence giraldienne, qu’il adopte systématiquement, et la dédicace, bien loin de n’être qu’en- comiastique, prend toujours chez lui un volume exceptionnel. L’analyse conjuguée des deux séries de textes permet de tracer les grandes lignes de sa poétique, dont il est ensuite aisé de vérifier les échos dans les textes eux-mêmes. Une première remarque s’impose. Dans la mesure où l’élaboration de La Dalida peut être située en 1566 et que les dernières tragédies non publiées ont été probablement écrites entre 1573 et 1580, l’exercice de la tragédie traverse toute la carrière de Groto. Cela le conduit à penser la tragédie en termes de confrontation intra-générique, non pas en soi. Cette orientation se manifeste dès son premier essai tragique, même s’il ne s’est probablement pas encore confronté à la comédie 26. Ainsi, dans le prologue

24. L. Groto, Le famigliari del Cieco di Adria, M. de Poli, L. Servadei et A. Turri (éd.), Adria, Antilia, 2007, premessa, p. 2. 25. Dame bolonaise, d’une famille sénatoriale, chantée par Muzio Manfredi, et amie de Groto. 26. Dans la dédicace de l’édition de 1576 du Pentimento amoroso, insistant sur sa capacité à affronter tous les genres dramatiques, il affirme « qu’il a généré La Ginevra, La Calisto et La Emilia ». Bien que représentée et publiée en 1579, cette dernière œuvre était donc déjà élaborée en 1576. R 170 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto particulièrement développé de La Dalida (140 vers), s’adressant comme il se doit aux spectateurs, il dissuade de rester ceux qui seraient venus pour voir un spectacle divertissant (dilettevole), une comédie ou une pastorale, et introduit sa présentation de la tragédie qui va suivre à partir de la défi- nition des deux autres genres : Si certains pensent entendre les arguties et les plaisanteries Salées proférées par Sofia ou Siro, Qui font cligner les yeux et froncer les sourcils En produisant le rire, et veulent admirer Les jeux et les mariages de la plèbe, Ils peuvent partir et laisser la place À d’autres, qui pourront mieux y entrer […] Si de même quelqu’un venait ici Rempli de la fausse espérance, mal fondée D’écouter les amours simples et agréables Des nymphes mignonnes et légères Et les vers chantés par les bergers […] 27. Comme on le voit, la comédie est caractérisée de façon très classique, d’abord par sa langue et son style, avec une double allusion intéressante, de caractère érudit, au répertoire de la comédie estudiantine — Sofia fait peut-être allusion à la protagoniste de la Sophia de Giovan Brusonio 28 —, et Siro au chef d’œuvre de Machiavel, puis par les effets qu’elle doit produire sur les spectateurs (le rire qui déforme le visage), enfin par ses intrigues (les tromperies et les mariages) et ses personnages plébéiens. La pastorale est elle aussi caractérisée par ses intrigues amoureuses plaisantes et légères et ses personnages caractéristiques (nymphes et bergers), ainsi que par son style d’où émerge déjà l’idée d’une poésie chantée. Le glissement vers la tragédie s’opère en revanche de façon peu aca- démique, à travers l’évocation du décor classique de la Pastorale que le spectateur, auquel Groto a déjà proposé une Calisto, et une première version du Pentimento amoroso (1565), s’attend découvrir à la tombée du rideau, caractérisé comme il se doit par des éléments champêtres (feuil- lages, fleurs, herbes et collines délicieuses), mais que, contre son attente, il ne découvre pas :

27. Dalida, prologue, v. 1-12 : « S’alcuno aspetta udire le argutie e i motti / Di sal conditi da Sofia o da Siro, / Che asconder gli occhi ed increspar le ciglia / Li facciano col riso, e mirar brama / I giuochi e i maritaggi de la plebe, / Può ben partirsi e agevolar la stanza / A gli altri, i quai caper vi possan meglio. […] / Se parimente alcun qui si condusse / Scorto da falsa e in van nata credenza / D’ascoltar qui gli amor semplici e vaghi / De le vezzose e leggiadrette ninfe, / E le rime cantate da pastori […]. » 28. G. Brusonio, Sophia, commedia studentesca del secolo XVI, S. Mamone (éd.), préface de L. Zorzi, Ferrare, Italo Bovolenta, 1983. Cette comédie estudiantine avait été publiée en 1550 chez l’éditeur padouan Fabriano. R 171 Françoise Decroisette

(Bien que, les toiles tombées lui ayant ouvert la vue, Il dut s’apercevoir de son erreur Quand il ne vit pas les frondaisons espérées Trembler sous la brise, ni les collines Herbeuses parsemées de fleurs) De la part de l’auteur je lui donne licence De s’en aller en paix 29. L’artifice rhétorique est doublement important. D’une part, la réflexion sur la tragédie est proposée par défaut, non par ce qu’elle est mais par ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas la comédie, elle ne fait pas rire ; elle n’est pas la pastorale, elle n’est pas délectable ; elle est réservée à ceux qui ne viennent pas au théâtre pour le seul divertissement, ce qui déjà laisse sup- poser que Groto penche plus pour l’utile que pour le diletto. Par ailleurs, par ce biais, Groto place au centre de sa réflexion un point obscur de la poétique aristotélicienne qui alors faisait débat : la question du spectacle ou de l’appareil scénique qu’Aristote évoque sans la développer, que Groto au contraire rend essentielle. De cette manière aussi, il centre avant tout sa réflexion autour de l’effet que doit produire la tragédie sur le specta- teur, et entre dans le débat sur la catharsis en privilégiant l’aspect spec- taculaire et « l’étonnement » plus que la « terreur », comme le font, dans les mêmes années, Ingegneri et le mantouan Leone De’ Sommi dans ses Quatre dialogues 30. Il n’aborde qu’à la toute fin du prologue d’autres points alors débattus : le choix du sujet et le style, et la structure à privilégier, notamment l’adop- tion du prologue « autonome ». Sur ces points, il s’affirme totalement libéré des règles et des modèles imposés : le sujet de sa tragédie — qualifiée de nouvelle — est, dit-il, puisé dans des livres qui ont brûlé en Égypte et dont personne ne sait comment il a pu en prendre connaissance : Parmi lesquels il puisa cette histoire Qu’il entend aujourd’hui vous présenter Racontée dans des livres qui brûlèrent en Égypte Et révélée à lui par je ne sais quelle voie 31.

29. Dalida, prologue, v. 17-23 : « (Benché a l’aprirsi de’ caduti panni / Accorger del suo error costui si debbe / Quando non vide le aspettate fronde / A l’aura tremolar, nè vide i poggi / D’erba minuta e di fioretti sparsi) / Da parte de l’Autor buona licenza / Li dò di andarsi in pace. » 30. L. De’ Sommi, Quattro dialoghi in materia di rappresentatzioni sceniche, F. Marotti (éd.), Milan, Il Polifilo, 1968. Ce traité singulier, resté longtemps inédit, n’est pas daté, mais certainement rédigé entre 1579 et 1587, années au cours desquelles Leone De’ Sommi est actif à la cour de Mantoue comme corago. 31. Ibid., v. 110-113 : « Tra quai li fè innanzi questa istoria / Che di rappresentarvi oggi disegna, / Posta ne’ libri ch’arsero in Egitto / E rivelata a lui non so in che guisa. » R 172 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto

Il élude ainsi toute critique et toute discussion sur la vérité ou le vrai- semblable de la représentation. Son style étant, poursuit-il, « opposé aux modèles antiques », il peut revendiquer une paternité sans faille, ce qu’il illustre par le rapprochement de sa tragédie avec Pallas sortant du crâne de Jupiter, rappelant derechef la « nouveauté » de sa démarche créative, et affirmant son individualité d’auteur et son autorité absolue sur ses œuvres. Notre tragédie sortira donc De l’auteur lui-même, et non comme fille d’un autre, Née, de façon nouvelle, du chef de son père Comme autrefois Pallas naquit de Zeus 32. Non qu’il ne place pas, par ailleurs, son écriture tragique dans une conti- nuité, dans une lignée : dans la dédicace de cette même Dalida, comme dans celle de l’Adriana, il ne manque pas, comme le font d’autres auteurs, de confronter ses œuvres aux tragédies italiennes antérieures. Dans celle de Dalida, par le biais de la louange dédicatoire, sa tragédie — assimilée ici aussi, comme dans le prologue, selon le topos éculé de l’écriture comme accouchement et de l’œuvre comme substitut de paternité, à sa « fille » — est mise en parallèle avec une série de tragédies antérieures identifiables grâce à leur dédicataires : une Gismonda 33, l’Orbecche 34, une Medea 35, une Cleopatra 36, et La Sofonisba de Trissino 37 : De même que le chevalier de Jérusalem ne méprisa pas la très gracieuse Gismonda, ni le très excellent duc de Ferrare l’Orbecche, modèle des autres, ni le Roi Catholique d’Espagne la très noble Medea, ni l’évêque de Terracina la très belle Cleopatra, ni le très saint Pape Leon X la Sofonisba, reine de toutes ces matrones, ainsi Votre Seigneurie Illustrissime ne méprisera pas ma Dalida qui, bien qu’elle reste inférieure de beaucoup aux autres tout comme moi-même suis loin de leurs géniteurs, porte en elle le nom héroïque de tragédie 38.

32. Ibid., v. 114-117 : « Uscirà dunque la tragedia nostra / De l’autor proprio, e non d’altri figliuola / Novella- mente dal capo del padre / Nata, come già Pallade da Giove. » 33. Sans doute la Gismonda de Girolamo Razzi (Florence, B. Sermartelli, 1569), dédiée à Onofrio Accaiuoli, chevalier de l’ordre de Jérusalem. 34. L’Orbecche de Giraldi Cinzio (Venise, Figliuoli d’Aldo, 1543, puis Giolitto, 1551). La première est dédiée au duc Ercole II d’Este, en date du 20 mai 1541, date de la première présentation à Ferrare, chez l’auteur, en présence du duc. 35. Attribution plus incertaine. Dolce avait fait publier une Medea tirée d’Euripide chez Giolitto en 1557, republiée en 1558 avec une dédicace à Odoardo Gomez. Il avait traduit aussi la Medea de Sénèque en 1560. En 1558, est aussi publiée la Medea de Maffeo Galladei (Venise, G. Griffo, 1558). 36. Il s’agit de La Cleopatra d’Alessandro Spinello, dédiée à Ottaviano Ravena, évêque de Terracina, jouée à Venise en 1549, (édition : P. Niccolini da Sabio, 1550). La dédicace mentionne une Progne du même Spinelli. 37. Sofonisba de Trissino (1515, publiée à Rome, L. Scrittore et L. Perugino, 1524). Dédiée au pape Léon X. 38. Dalida, dédicace : « E si come il Cavaliere Gerosolomitano non isprezzò la gentilissima Gismonda, nè l’ec- cellentissimo duca di Ferrara la Orbecche modello dell’altre, nè il Cattolico rè di Spagna la nobilissima Medea, nè il Vescovo di Terracina la vaghissima Cleopatra, nè il santissimo Papa Leon Decimo la Sofonisba, Reina di cotai R 173 Françoise Decroisette

Pour l’Adriana la liste est plus ample : une Altea, [celle de Bongianni Gratarolo di Salò, Venise, 1556 ou celle de Niccolo Carbone, Naples, 1559], la Canace [de Sperone Speroni, Venise, 1542, publiée en 1546], et la Rosmunda [de Giovanni Ruccellai, 1516, première édition, 1525], s’ajoutent notamment à la liste précédente aux côtés de la Dalida, sa « sœur aînée » qui a déjà trouvé sa place dans ce « répertoire » prestigieux. Groto remonte même le temps pour intégrer à ses « références » des modèles gréco-latins, Sophocle, Euripide, Sénèque : Si bien que, si mon Adriana cède à ma Dalida, sa sœur aînée, à Altea pour son histoire plus ancienne, à Canace pour l’excellence de l’auteur, à Cleopatra pour la renommée des personnages, à Gismonda pour la noblesse du nouvelliste dont elle est traduite, à Orbecche pour ses discours moraux, à Rosmunda pour la brièveté, à Sofonisba pour la nouveauté du style, aux filles de Sophocle pour l’art, à celles d’Euripide pour les passions, et à celles de Sénèque pour les sentences, elle ne cédera à aucune pour la dignité de la personne à qui on la dédie 39. Il est clair qu’en citant ainsi toutes ces tragédies par leur seul titre, sans nom d’auteurs sauf pour les maîtres de l’Antiquité, il les renvoie au domaine de la simple érudition, et évacue les débats sur la théorie tra- gique qu’elles avaient suscités et suscitaient encore, que ce soit ceux qui opposent Trissino et Giraldi, ou Speroni et Giraldi. Dans la dédicace de l’Adriana, il affecte toutefois chaque œuvre mentionnée d’une marque d’« excellence », d’essence aristotélicienne, qui la relie aux points débattus : le sujet (Altea), les sources (Gismonda), les personnages (Cleopatra), la moralité (Orbecche), la durée (Rosmunda), le style (Sofonisba), l’expres- sion des passions (Euripide), les sentences (Sénèque), l’art (Sophocle). Il opère donc un classement, très personnel et non argumenté, des tragédies en fonction des composantes canoniques de la tragédie, celles-là même dont il se détache dans le prologue et qu’il vide ainsi sciemment de leurs contenus problématiques. Quoiqu’il fasse siennes, dans La Dalida comme dans La Adriana, les formules du Ferrarais pour expliquer son emploi du prologue autonome : « C’est pourquoi moi aussi, hors de l’ancien usage / je vins à vous avec cette partie 40 » et « Pour t’excuser de cela tu as licence /

matrone, così V[ostra] S[ignoria] Illus[trissima] non isprezzi la mia Dalida, la quale, ancorché si rimanga tanto di sotto all’altre quanto io resto da i lor genitor lontano, porta pur seco questo nome heroico di Tragedia. » 39. Adriana, dédicace : « Sicché, se questa mia Adriana cederà alla mia Dalida, sua sorella nella primogeni- tura, ad Altea nell’antichità della historia, a Canace nell’eccellenza dell’autore, a Cleopatra nella illustratezza delle persone, a Gismonda nella nobiltà dello scrittore dalle cui novelle è tradotta, a Orbecche nei discorsi morali, a Rosimonda nella brevità, a Sofonisba nella novità dello stile, alle figliole di Sofocle nell’arte, a quelle di Euripide negli affetti, e a quelle di Seneca nella sentenze, non cederà ad alcuna nella dignità della persona a cui si consacra. » 40. Dalida, prologue, v. 125 : « Per questo anch’io fuor de l’antica usanza / Con questa parte a voi venni. » R 174 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto d’ajouter une partie avant le début 41 », la proximité qu’il affiche avec Giraldi Cinzio est en fait contournée par ce classement paradigmatique et très personnel du répertoire tragique antérieur. Dans la dédicace de La Dalida, les tragédies rinascimentali fondatrices perdent même tota- lement leur identité propre, et deviennent simplement « le Rosimonde, le Canaci, le Didoni », où le pluriel sonne comme la dénonciation de la répétition inlassable des sujets, que lui cherche au contraire à renouveler. Ayant ainsi fait table rase des modèles et des différences, il peut introduire un élément de caractérisation qui lui est propre, qu’il est même le seul à pouvoir proposer, et à travers lequel il invente sa propre interprétation de la catharsis tragique. S’il passe ainsi de la pastorale à la tragédie, affirme-t-il, ce n’est pas pour aller vers le genre noble, l’écriture haute, ni par la conviction de devoir fournir au public une possibilité de purgation, quelle qu’elle soit. Il choisit la tragédie avant tout parce que les « plaisirs délectables et diver- tissants des nymphes et des demi-dieux » propres à la pastorale ne con- viennent pas à son « humeur », à son esprit et à son état singuliers. Car notre auteur n’a pas encore suffisamment… Appris de ses expériences Qu’à des études si douces et plaisantes Il ait pu disposer son âme 42. Étant par nature et par nécessité plus proche d’Héraclite que de Dé- mocrite, comme il écrit plus bas, et donc étant lui-même au premier chef un personnage tragique, Groto peut confondre ses malheurs et ceux de ses personnages, et les pleurs qu’il verse sur ses malheurs font des larmes l’élément central de la catharsis. Vivez si vous voulez parmi les fleurs, les sons et les chants Mais notre auteur dans une ténébreuse horreur Vivra sans cesse avec Héraclite, pleurant, Avec des cris affligés, dans un style funeste et âpre, Ses propres peines grâce aux misères d’autrui 43.

41. Adriana, prologue, v. 89-90 : « Del che per iscusarti hai qui licenza / D’aggiungere una parte anzi il principio. » 42. Dalida, prologue, v. 8-11 : « Però che l’autor nostro ancora tanto / Non ha impetrato da le sue venture / Che a così dolci e dilettosi studi / Abbia potuto l’animo disporre. » 43. Ibid., v. 29-32 : « Viva fra i fior chi vuol, fra i suoni e i canti / Che l’autor nostro in tenebroso orrore / Con Eraclito gno’or vivrà piangendo / In meste strida, in tristo ed aspro stile, / Con le miserie altrui le proprie pene. » R 175 Françoise Decroisette

Le sujet de Dalida était encore très giraldien : la protagoniste, Dalida, épouse secrète de son cousin Candaule, lâche assassin de son père Mole- onte, est contrainte par la seconde épouse de Candaule, la jalouse et sté- rile Berenice, à égorger de ses propres mains les enfants qu’elle a eu de Candaule, avant de se donner la mort ; Berenice, aidée par un fidèle secré- taire, sert ensuite les restes démembrés des malheureux défunts à son mari dans un banquet macabre dont elle-même ne sort pas vivante. Il s’agissait donc d’assurer une surenchère de l’horreur, en mêlant diverses inspirations légendaires (Danaé, Médée, peut-être la Gorgone…). Mais pour l’Adriana, Groto prend une autre voie : il choisit une histoire essentiellement sen- timentale qu’il situe, dès le prologue, dans la lignée des grandes histoires d’amour tragiques de l’antiquité citées explicitement (Égée et Rhodope, Énée et Didon, Pyrame et Thisbé, Éros et Léandre), mais qu’il tire en fait, sans les citer, des nouvelles de Da Porto, Bandello, et d’autres, sur les amants de Vérone 44. Il transpose symboliquement l’intrigue dans les temps plus anciens, celui des luttes entre le roi, roi d’Adria, Atrio, père de l’hé- roïne Adriana, et le roi du Latium, Messenzio, père de Latino, le jeune homme dont elle tombe éperdument amoureuse en le voyant combattre du haut de l’enceinte de la ville assiégée. Étant aussi, ne l’oublions pas, un acteur, Groto peut ainsi mieux appliquer le précepte horatien : « Si tu veux me tirer des larmes, tu dois d’abord en verser toi-même ; alors seulement je serai touché de tes misères » (Art Poétique, v. 99-105), et confondre les pleurs, abondants, voire surabondants, que ses malheurs font jaillir à flots de ses yeux morts, avec ceux que la tragédie doit provoquer chez les specta- teurs. C’est ce qu’il expose dès les premiers vers du prologue de La Adriana : Si une tragédie offerte à vos yeux En a jamais de force tiré humeur compatissante, Spectateurs bienveillants, celle Qui aujourd’hui vient, dolente, s’offrir à vous Peut tirer de votre cœur et de vos yeux Un Etna de soupirs et une mer de pleurs. Car l’auteur qui l’a ourdie pour vous Est rempli d’infortunes obscures et tragiques. Ayant les yeux fermés dans une nuée éternelle Il n’est pas surprenant qu’il répande Une éternelle pluie de larmes, et les suscite en autrui 45.

44. L. Zampolli, « Les voyages du témoin : le “destinataire privilégié” de l’Istoria novellamente ritrovata di due nobilissimi amanti (1524) de Luigi da Porto, à La Adriana de Luigi Groto (1578) », dans F. Decroisette (dir.), Les traces du spectateur. xvii e-xviii e siècles, Saint-Denis, PUV, 2006, p. 63-82. 45. Adriana, prologue, v. 1-11 : « Se mai tragedia a gli occhi vostri offerta, / Indi pietoso umor per forza trasse, / Propizii spettatori, questa ch’oggi / Viene a farvi di se dolente mostra / Può trar dal petto vostro e da le ciglia / R 176 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto

Le passage est important. Non pas tant par le foisonnement manié- riste des métaphores météorologiques ou géologiques par lesquelles Groto tente de définir les larmes que les spectateurs ne manqueront pas de verser à la vue de la tragédie qui s’annonce, métaphores qui, non replacées dans l’intention profonde de l’auteur, lui ont valu tant de critiques, mais par les verbes qui les accompagnent. Tirer de force des larmes compatissantes du cœur et des yeux des spectateurs laisse entrevoir une interprétation de la purgation propre à la représentation théâtrale, orientée vers le médical, voire le psychologique, plutôt que le moral ou le politique. Groto semble même anticiper la lecture « mithridatique 46 » de la catharsis tragique que Lorenzo Giacomini propose en 1586 dans son traité sur la tragédie en reprenant l’idée d’Aristote (De Anima) suivant laquelle « toutes les affec- tions de l’âme sont données avec un corps 47 », dont il tire que la purga- tion tragique est une purgation du corps, et qu’elle s’opère avant tout, comme pour la mélancolie, par « l’évacuation des pensées douloureuses et des afflictions […] au moyen des larmes 48 ». Or dès 1579, revenant sur la tragédie dans la dédicace de sa première comédie, La Emilia, Groto utilise le terme melancolia (« mélancolie »), anticipant Giacomini, et Ingegneri qui parle lui aussi des tragédies comme de « spectacles mélancoliques », dans le sens fort des humeurs noires, de l’acidia : Cette juste mélancolie m’a porté, sans aucune grâce ni gloire, à l’étude des tragédies, qui doivent être mortifiées par des misères, des humeurs noires et des larmes, telle- ment différentes des comédies, comme les malheurs des bonheurs, les morts des noces, et les pleurs du rire 49. La confusion entre auteur et personnage permet à Groto d’aller encore plus loin. L’écriture tragique devient avant toute chose une purgation

Un’etna di sospiri, e un mar di pianto. / Tra per l’autore ch’a voi la ordisce e trama, / Pien d’ogni oscuro e tragico accidente. / Che chiusi avendo in nube eterna gli occhi / Meraviglia non è s’eterna pioggia / Di lacrime ne sparge, e altrui le move […]. » 46. T. Chevrolet, « La Catharsis tragique d’Aristote chez les Poéticiens italiens de la Renaissance », Études Epistémé, no 13, printemps 2008, p. 58-61. 47. Ibid., p. 61. 48. « Pour éloigner la douleur, pour s’alléger et se libérer de l’anxiété, il [le cœur] remue tout comme le poumon et les autres organes de la voix, l’on pousse des cris et des gémissements, si l’esprit ne les contient pas. Par ces moyens, l’âme chargée de mélancolie […] évacue les pensées douloureuses et les afflictions qui étaient en elles. Après quoi elle reste libre et légère, à tel point que, même si elle le désirait, elle ne pourrait plus pleurer, les vapeurs qui remplissaient sa tête s’étant consumées […] et cette purgation, cet allégement, elle le fait au moyen des larmes. » (L. Giacomini, Della purgazione della tragedia, dans Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, Bari, Laterza, 1972, vol. III, p. 356.) 49. La Emilia, comedia nova di Luigi Groto, recitata in Adria il primo di marzo 1579, Venise, Ziletti, 1579, dédicace : « La qual giusta malinconia mi ha inchinato benché con nessuna grazia ne gloria, allo studio delle tragedie, le quali si hanno ad amareggiare di miserie, di malinconie, e di lagrime, si diverse dalle commedie come le disgrazie dalle venture, le morti dalle nozze, ed il pianto dal riso. » R 177 Françoise Decroisette bénéfique pour l’auteur lui-même, en se faisant, sinon autobiographique ou subjective, ce qui serait anachronique, tout au moins clairement auto- référentielle. Le terme de rimembranza (« remémoration ») situé au centre du pro- logue de la Dalida, qui devient plus loin sovviengli (« il se souvient », v. 70), est sur ce point très éclairant. À partir de là, le personnage-prologue, ayant rassemblé autour de lui des spectateurs capables de comprendre et de par- tager les souffrances des personnages — et donc de l’auteur qui s’identifie à eux —, détaille les malheurs conjugués et sans cesse accumulés, qui l’ont frappé, la perte de la vue et la perte des richesses 50, une double priva- tion qui lui dénie toute relation amoureuse réussie 51. De cette manière, la réflexion sur les ressorts dramatiques de l’action tragique est tout entière ramenée au questionnement sur le pourquoi de l’acharnement du destin contre le malheureux auteur : Voilà que tandis qu’il se plaint de ce mal Un souvenir plus triste le blesse, Donc les pleurs de l’auteur redoublent Tandis que sa cécité revient à son esprit. Alors il se désole en cherchant À cause de quel manquement, dès la naissance, À peine avait-il vu, il devint aveugle, Si avant de naître il n’avait pas déjà péché 52. Cet aspect mémoriel et autoréférentiel à visée « purgative » est encore plus évident, dans les dédicaces où il peut s’exprimer à la première per- sonne. Celle de la Dalida, qui s’ouvre sur un « Io » péremptoire, le pose d’emblée comme la proie d’un destin (natura et fortuna conjuguées) émi- nemment « tragique » qui ne lui permet pas d’aimer et d’enfanter : Moi qui, accablé dans l’état où me jetèrent dès l’abord la nature et la fortune conju- rées contre moi pour me perdre, la première en me privant de la vue, la seconde en me privant de toute richesse, je ne puis trouver, et même je ne dois pas chercher, d’épouse 53.

50. Selon ses biographes, Groto fut frappé de cécité à huit jours. Il perd son père à l’âge de trois ans, et peu après, les terres de son héritage sont détruites par une inondation du Po. Si l’on ajoute le procès en hérésie qu’il dut affronter, et un tremblement de terre qu’il évoque dans une lettre à AlessandraVolta en 1569, on comprend son pessimisme. 51. Sur ce point, Groto exagère son malheur. Il eut deux fils d’une servante, Catherine, qu’il épousa en 1580. 52. Dalida, prologue, v. 57-64 : « Ecco mentre si duol di questo male, / Una più triste rimembranza il punge. / Quivi il pianto dell’autor raddoppia a l’ora, / Che la sua cecità li torna a mente. / A l’ora ei si rammarica cer- cando / Per qual demerto suo, tosto che nacque, / Veduto appena il dì cieco divenne, / Se innanzi al nascer suo non fè peccato. » 53. Ibid., dédicace : « Io, che per giacer nello stato in cui sanza mai rilevarmene mi gettarono da prima la natura e la fortuna congiurate a miei danni, quella con lo spogliarmi della luce e questa col privarmi d’ogni ric- chezza, non posso trovare, anzi non debbo ricercar moglie. » R 178 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto

Groto décline sous toutes ses formes et de façon insistante tout au long de ses dédicaces le topos éculé la paternité de l’auteur et du statut filial des œuvres — assimilées à des filles pour les titres au féminin et à des fils pour les titres au masculin —, sur qui il doit veiller. Son état toutefois fait qu’il le revivifie. D’une part, parce qu’il opère une confusion entre vie et activité d’écriture : l’on sait ainsi que son premier fils nait en 1572, année où il se décide à publier la Dalida, et le second en 1579, année où il fait jouer et publier l’Emilia ; d’autre part, parce qu’il développe parallèlement l’idée, plus originale, que sa cécité lui fait courir, plus qu’aux autres auteurs, le risque de voir ses œuvres « volées » dans ses coffres, divulguées sans son autorisation, et donc « ses filles » exposées au déshonneur d’une critique exagérée ou ignorante. Le topos de la filiation est déjà présent dans les listes qu’il donne des tragédies antérieures, dont il essaie de se démarquer, mais, chez Groto, il déborde le cadre du paratexte où on le trouve généralement, et il est exploité dans les œuvres elles-mêmes de façon très novatrice. Quoique très giraldienne dans sa structure et dans ses contenus (l’in- ceste, les meurtres sanglants voire cannibales accumulés…), La Dalida présente en effet une correspondance étroite entre l’histoire racontée — vo- lontairement « non vérifiable» puisque les sources ont « brûlé » — et l’au- torité que Groto entend affirmer par et sur ses accouchements théâtraux. Ainsi, la fin tragique de la princesse Dalida est décidée dès la première scène par son père traîtreusement assassiné. L’Ombre funeste et cour- roucée de Moleonte apparaît au début du premier acte, en compagnie de la Mort, et il condamne sa fille sans aucune pitié pour n’avoir pas su résister aux assauts de son cousin, et avoir ainsi commis une double faute impardonnable : un inceste et, plus grave, la négation de son autorité de père. Il explique longuement qu’il l’avait enfermée dans un château secret pour la soustraire aux regards des hommes en lui interdisant de se mon- trer, et qu’elle aurait dû mourir plutôt que de se livrer à Candaule. Or dans la dédicace de l’œuvre, pour la publication, Groto développe de façon hypertrophique la métaphore de l’enfantement. Il imagine en particulier un dialogue imaginaire avec sa première fille tragique (Dalida tragédie), qu’il a élevée avec la plus grande attention en dehors de toute contamina- tion, sans ornements, qu’il a tenue recluse pendant 6 ans (de 1566 à 1572 exactement) pour la garder vierge, pure et non souillée par les lecteurs, et qu’il n’accepte de laisser « prendre époux », id est de laisser paraître sur la page, que parce qu’il la place sous la bonne garde de la dédicataire-amie. Dans La Adriana, il va beaucoup plus loin, c’est ce qui fait la valeur de nouveauté absolue de l’œuvre. Comme on a vu, il refuse tout modèle tragique antérieur en se rattachant simplement à la tradition des histoires R 179 Françoise Decroisette d’amour de l’Antiquité. Toutefois, comme l’a montré Luciana Zampolli (2006, p. 72-73), à partir des nouvellistes antérieurs, non cités mais bien présents en hypotexte, il forge un cadre narratif totalement nouveau, la fiction de l’écriture déléguée à l’auteur par le personnage lui-même. La protagoniste, Adriana, avant de mourir sur le corps mort de son amant, ordonne en effet que son histoire soit gravée sur une stèle de marbre afin qu’elle soit plus tard écrite sous une forme représentative, donc théâtrale, et accède à l’éternité : Qu’un auteur, poussé par la pitié, dans les années À venir la réduise dans une forme qui Puisse être représentée aux amants fidèles Qui de leurs chauds soupirs, de leurs larmes Compatissantes orneront sa mort, Et que de notre tombe ce lieu prenne Et conserve éternellement le nom 54. Désigné ainsi par son héroïne elle-même comme « l’auteur compatis- sant » chargé d’immortaliser son destin, Groto est autorisé à toutes les transgressions. C’est ce qu’affirme le personnage-prologue qui dévoile au départ où l’auteur a trouvé son histoire et comment il a été délégué pour la raconter et exempté de tout respect envers l’unité de temps : [Les amants] Dont l’histoire, écrite sur de durs marbres (Moins durs cependant que leur fidélité) Fut trouvée par l’auteur avec cette inscription : « À toi qui trouveras après tant d’années L’inscription gravée de cette histoire amère, On ordonne que tu la disposes De sorte qu’on puisse la représenter, Offrant aux jeunes gens et jeunes femmes De cette époque un exemple vivant d’amour fidèle, Bien qu’il te faille étirer l’espace du temps Plus que l’usage ne l’autorise […] » 55. Mieux encore. La mort tragique des deux amants, qui suscite les larmes de l’assistance, ne constitue pas la conclusion de la tragédie. Après que

54. Adriana, V, 8, v. 63-69 : « Qualche autor, mosso a pietà, negli anni / Avvenir la riduca in forma ch’ella possa / Rappresentarsi a’ fidi amanti / Che de’ caldi sospir, de le pietose / Lacrime loro, ornin la nostra morte, / E da la nostra tomba questo loco / Prenda, e conservi eternamente il nome. » 55. Adriana, prologue, v. 78-88 : « [Gli amanti] La cui istoria scritta in duri marmi / (Ma men duri però della lor fede) / Trovò l’autor, con queste note chiusa. / “A te che troverai dopo tanti anni / La scoltura di questo acerbo caso, / Si commette che tu debbi disporlo / In guisa che rappresentar si possa, / Porgendo un vivo esempio in quella etate / D’un amor fido ai giovani e a le donne, / Benché più lungo spazio ti convenga / Stringer di tempo che non porta l’uso […]”. » R 180 Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto le corps de la protagoniste morte a été déposé dans un sépulcre où le Magicien (le Frère Laurent de Da Porto) promet de faire graver les mots destinés aux auteurs futurs, et qu’il en a tiré une morale raisonnable des- tinée aux amants (« Apprenez, demoiselles, / À ne pas vous marier / Contre la volonté de vos pères 56 »), la tragédie est relancée. La mort des amants n’est pas source de paix, le processus de vengeance continue, attisé même par Latino qui a chargé son père de le venger. Toutefois cette vengeance ne provoque pas une effusion de sang. Elle provoque le déclenchement d’un déluge torrentiel qui inonde la ville où s’est déroulée l’action, l’an- tique Adria, autrefois florissante. Le tableau apocalyptique de cette inon- dation dévastatrice où le ciel et la mer se confondent et confondent leurs eaux, emportant indifféremment gens, bêtes, végétation, hommes — la précision dans l’observation nous rappelle que Groto a vécu tragiquement plusieurs inondations et s’est battu pour faire élever des digues protec- trices — finit par ramener sur le devant de la scène le présent la ville d’Adria, et donc le présent de Groto, par la bouche du Messager qui exhorte le chœur à fuir (V, 9). Par ce déplacement temporel inédit, qui comme le prologue l’avait annoncé, va contre toutes les règles, La Adriana devient la tragédie de la ville d’Adria et de ses habitants. C’est sa déca- dence actuelle, celle du présent de la représentation, que l’auteur pleure et demande que l’on pleure. Dans le « Ne pleurez pas, femmes, votre mal- heur / Pleurez en même temps la cité toute entière 57 » du Messager, Groto confond les pleurs des femmes du chœur avec ceux des spectateurs. Et les derniers vers, inexorablement, ramènent ces pleurs de la communauté urbaine vers les misères accumulées d’un seul être, l’auteur, sur lesquelles la tragédie se conclut : Un mal n’arrive jamais seul, Mais ils s’avancent toujours en troupe. La fortune ne se met pas avec légèreté À persécuter un malheureux. Elle le presse Et tandis qu’il pleure, dans le même temps, Elle lui prépare la cause de nouveaux pleurs 58.

56. Ibid., V, 8, v. 118-120 : Mago: « […] Imparate donzelle / Non maritarvi senza / Voler de’ vostri padri […]. » 57. Ibid., V, 9 : Messo: « Non lacrimate, donne, il vostro male, / Tutta piangete ad un tempo la cittade. » 58. Ibid. : Messo: « Sol mai non giunge un mal, giungon molti, / Sempre in drappel raccolti. / Per poco mai fortuna non comincia / A perseguitar un misero. Ella il preme, / E mentre ei piange, in tanto / Gli apparecchia cagion di nuovo pianto. » R 181 Françoise Decroisette

Bibliographie

Œuvres de Luigi Groto Groto Luigi, La Dalida, tragedia, Venise, sans éd., 15721 ; puis Venise, Zoppini, 1583. —, Il Pentimento amoroso, nuova favola pastorale di Luigi Groto Cieco di Hadria, recitata nell’anno 1575 sotto ‘l felice regimento del Clarissimo M. Michiel Marino, in Hadria, Venise, F. Rocca, 1576. —, La Hadriana, tragedia nuova, Venise, D. Farri, 15781, nuovamente ri- stampata, Venise, Zoppini, 1583. —, La Emilia, comedia nova di Luigi Groto, recitata in Adria il primo di marzo 1579, Venise, Ziletti, 1579. —, Lettere famigliari scritte in diversi generi e in varie occasioni con molta felicità e di nobilissimi concetti ornate, Venise, Brugnolo, 1601. —, Orationi volgari da lui medesimo recitati in diversi tempi, in diversi luoghi, e in diverse occasioni, Venise, Zoppini, 1602 (15861).

Éditions modernes Groto Luigi, La Adriana, dans Marco Ariani (éd.), Il teatro italiano, II. La tragedia del Cinquecento, t. I., Turin, Einaudi, 1977. —, Le famigliari del Cieco d’Adria, Marco de Poli, Luisa Servadei et Anto- nella Turri (éd.), Adria, Antilia, 2007.

Traductions La Dieromène ou le repentir d’amour, Pastorale imitée de l’italien de L. G. C. D’H. par R. B. G. T. (Roland Brisset, gentilhomme tourangeau), Lyon, J. Roche, 1595. La Emilia comédie nouvelle de Loys Groto, L’Aveugle d’Hadria, traduite d’italien en français pour ceux qui désirent l’une et l’autre langue, Paris, Guillemot, 1609. Le repentir amoureux églogue traduicte de l’italien en François par R. D. J. (Roland Du Jardin, sieur des Roches), avec une lettre du traducteur à sa maîtresse, manuscrit daté du 6 août 1590.

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R 184 « Quasi una tragedia delle attioni humane » : le tragique entre allégorie et édification morale dans l’œuvre de Fabio Glissenti (1542-1615)

Eugenio Refini Johns Hopkins University - Baltimore

L’allégorie et l’édification morale comptent parmi les composantes les plus importantes du théâtre spirituel entre le Moyen Âge et l’époque moderne. Bien que voué au salut des âmes chrétiennes — voué donc à un dénoue- ment heureux — le théâtre spirituel trouve néanmoins dans la notion de « tragédie » un autre élément d’une certaine importance. C’est en fait à travers un véritable processus de purification (une sorte de catharsis chré- tienne) que les personnages et — surtout — le public de spectateurs et de lecteurs reconnaissent leurs propres péchés 1. Également, c’est à travers le remords de sa conscience que le public peut gagner le salut éternel. Dans le contexte de la Renaissance tardive et de l’âge baroque, cette idée de tra- gédie spirituelle trouve un terrain fécond non seulement dans le domaine proprement dramatique, mais aussi dans la grande variété des usages méta- phoriques de l’imaginaire théâtral, qui est — comme Curtius l’avait déjà très bien montré — un des éléments caractéristiques de la période 2. Une seule image éloquente pour commencer : une devise tiré d’un recueil d’emblèmes sacrés publié à Vérone par le médecin, philosophe et écrivain Francesco Pona en 1645 3. Le titre, Cardiomorphoseos, qui s’inspire

1. Pour la notion de catharsis, voir notamment Aristote, Poétique, 6, 1449 b 25-30. 2. Voir E. R. Curtius, Letteratura europea e Medio Evo Latino, Florence, La Nuova Italia, 1995, p. 158 et suiv. ; en ce qui concerne la métaphore du theatrum mundi, qui sera centrale dans les pages qui suivent, voir également R. Bernheimer, « Theatrum mundi », Art Bulletin, no 38, 1956, p. 225-247 ; M. Costanzo, Il Gran Theatro del Mondo, Milan, Scheiwiller, 1964 ; F. A. Yates, Theatre of the World, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969 (traduction italienne : Theatrum orbis, Turin, Aragno, 2002) ; L. Christian, Theatrum Mundi: The History of an Idea, New York-Londres, Garland, 1987. 3. F. Pona, Cardiomorphoseos sive ex corde desumpta emblemata sacra, Vérone, Bartolomeo Merlo, 1645. Pour une introduction aux œuvres de Pona et à son profil, S. Buccini, Francesco Pona: l’ozio lecito della scrit- tura, Florence, Leo S. Olschki, 2013. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 185-197. 185 Eugenio Refini bien évidemment des Métamorphoses d’Ovide, nous dit que le recueil est consacré aux « formes » du cœur humain (« ex corde desumpta emblemata sacra »). Le premier emblème (fig. 1) est une version ouvertement théâtrale du topos classique de la psychomachie, où l’on voit le cœur — image de l’âme humaine — délivré des chaînes du vice, prêt à monter vers Dieu, comme le texte de la devise le dit : « Liber En ad Te Redeo », « finalement, délivré, je reviens à toi » 4. La composante dramatique de cette psycho- machie visualisée est développée par le poème latin qui suit, consacré au combat allégorique entre le Cœur, la Chair, le Monde et le Diable 5. Tout le livre de Francesco Pona est conçu comme un itinéraire dramatique vers Dieu, un voyage pour le lecteur qui est censé s’engager dans un véritable exercice spirituel 6. L’interaction entre l’imaginaire métaphorique théâtral et les pratiques spirituelles qui étaient à l’ordre du jour à l’époque de la Contre-Réforme — bien représentée par l’emblème de Pona — est aussi au centre de la production littéraire de l’auteur sur lequel nous allons concentrer notre attention dans les pages qui suivent. Fabio Glissenti, médecin et maître en philosophie naturelle, né à Brescia en 1542, fit ses études à l’université de Padoue et, plus tard, s’établit à Venise en qualité de médecin auprès des Grands Hôpitaux de la ville 7. À côté de quelques publications érudites — il faut au moins rappeler ici les commentaires aux œuvres logiques d’Aristote, Porphyre et Gilbert de Poitiers 8 — Glissenti est l’auteur d’une série de textes littéraires curieux, si non proprement bizarres : tout d’abord un traité volumineux en forme de dialogue intitulé Discorsi morali, publié à Venise en 1596 9 ; par la suite, à partir de 1607, un corpus de pièces théâ- trales allégoriques visant à l’édification morale des orphelines qui logeaient

4. Pona, Cardiomorphoseos, ouvr. cité, p. 1. 5. Le poème latin est intitulé Peccator ad se reversus. Rhythmus Apodos. Pour l’usage des personnifications, voir au moins quelques lignes : « Errabam coecus, devius, / Septus hinc inde sordibus. / Mancipium hostis inferi, / Catenis vinctus horridis. // Forti (heu nimis) imperio, / Caro iam Carni insederat: / Mundusque iam seduxerat / Palantem (vafer) animum. // Retia saepe Diaboli / Subivit desiderium: / Foedo Voluntas aucupi / Praedam se dedit miseram. » (Ibid., p. 1-2) 6. Pour une autre images ouvertement théâtrale, voir Pona, Cardiomorphoseos, ouvr. cité, p. 21. 7. Un profil biographique exhaustif dans A. L. Saso, « Glissenti, Fabio », Dizionario Biografico degli Italiani, no 57, 2001, p. 406-408. 8. F. Glissenti, In quinque praedicabilia Porphyrij. In sex principia Gilberti Porretani. In Praedicamenta Aristotelis. In perihermenias Aristotelis. In priora, et posteriora Aristotelis. Per methodicas Divisiones brevissima commentaria, Venise, Giovan Battista Ciotti, 1594. 9. F. Glissenti, Discorsi morali dell’eccellente signor Fabio Glissenti. Contra il dispiacer del morire. Detto Atha- natophilia, Venise, Domenico Farri, 1596 (une deuxième édition parut encore à Venise en 1600, imprimée par Bartolomeo Alberti). Sur les Discorsi morali la bibliographie n’est pas riche. Voir G. McClure, « The Artes and the Ars moriendi in Late Renaissance Venice: The Professions in Fabio Glissenti’s Discorsi morali contra il dispiacer del morire, detto Athanatophilia (1596) », Renaissance Quarterly, no 51, 1998, p. 92-127 ; L. Piantoni, « Morte a Venezia. L’Athanatophilia di Fabio Glissenti, 1596 », dans Visibile teologia. Il libro sacro figurato in R 186 Le tragique entre allégorie et édification morale dans les Hôpitaux où Glissenti travaillait 10. Il s’agit, en fait, d’un projet cohérent, car les pièces développent en forme dramatique la matière des Discorsi ; le dialogue, d’autre part, a un fort potentiel théâtral qui — comme nous allons le voir — nous offre une clé de lecture pour toute l’œuvre du médecin. La structure et le but des Discorsi morali sont explicités par le frontis- pice (fig. 2) : « Discorsi morali contra il dispiacer del morire, detto Atha- natophilia, divisi in cinque dialoghi, occorsi in cinque giornate. Ne’ quali si discorre quanto ragionevolmente si dovrebbe desiderar la Morte; e come naturalmente la si vada fuggendo. » Un dialogue, donc, en cinq journées, qui — selon la tradition des artes moriendi — vise à montrer que la mort ne doit pas être méprisée, mais, au contraire, désirée avec ardeur 11. Le fron- tispice souligne deux autres composantes du traité : en premier lieu une série de contes entrelacés dans la narration principale (« Con trenta vaghi e utili ragionamenti, come tante piacevoli novelle interposti ») ; deuxième- ment la composante visuelle du livre (« adornati di bellissime figure a’ loro luoghi appropriate »). En lisant les Discorsi, en fait, le lecteur se trouve face à un corpus d’images qui porte littéralement sur scène le dialogue. On rencontre, par exemple, les deux interlocuteurs principaux, le Philosophe et le Courtisan (symboles, respectivement, de la vie contemplative et de la vie active) en train de discuter, dans une mise en scène tout à fait par- ticulière. Ils se rencontrent sur la place Saint-Marc (fig. 3) et, par la suite, il se déplacent dans Venise en esquissant un itinéraire qu’on peut suivre dans le détail : nous les voyons naviguer sur le Grand Canal, traverser le pont du Rialto ou encore bavarder sur les Fondamenta Nuove avec les îles de Saint-Michel et Murano en arrière-plan 12. Le leitmotiv de ces images est la présence obsédante de la Mort : des squelettes apparaissent partout, d’après le modèle offert par la Danse Macabre de Hans Holbein,

Italia tra Cinque e Seicento, études réunies par E. Ardissino et E. Selmi, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2012, p. 221-250. 10. Voir, en ordre chronologique, La Ragione sprezzata, Serravalle, Marco Claseri, 1606 ; Il bacio della Giusti- tia e della Pace, Venise, Giovanni Alberti, 1607 ; L’Andrio cioè l’Huomo virile, Venise, Giovanni Alberti, 1607 ; Il Diligente overo il Sollecito, Venise, Giovanni Alberti, 1608 ; La Morte inamorata, Venise, Giovanni Alberti, 1608 ; L’Androtoo cioè l’Huomo innocente, Venise, Marco Ginammi, 1616 ; La giusta Morte, Venise, Marco Ginammi, 1617 ; Lo Spensierato fatto pensoroso, Venise, Marco Ginammi, 1617 ; Il mercato overo la fiera della vita humana, Venise, Marco Ginammi, 1620 ; La Sarcodinamia cioè la possanza della carne, Venise, Marco Ginammi, 1620. 11. Pour la tradition des artes moriendi, voir L. P. Kurtz, The Dance of Death and the Macabre Spirit in European Literature, New York, Columbia University, 1934 ; A. Tenenti, Il senso della morte e l’amore della vita nel Rinascimento, Turin, Einaudi, 1977 ; sur le même sujet, qui a notamment une importance centrale dans la culture allemande à la Renaissance, voir également A. Reinis, Reforming the Art of Dying: TheArs moriendi in the German Reformation (1519-1528), Aldershot, Ashgate, 2007. 12. Glissenti, Discorsi morali, ouvr. cité, f. 22v, 107r, 127r, 135v, 138v, 245v. R 187 Eugenio Refini qui avait eu une vaste circulation en Europe durant le seizième siècle 13. À côté de ces images qui mettent en scène le dialogue entre le Philosophe et le Courtisan, d’autres incarnent la fonction proprement méditative de l’œuvre, comme au début du chapitre « Che ’l più eccellente studio è la contemplatione della Morte », où l’on voit une mise en scène allégorique de la contemplation de la mort (fig. 4) 14. Par ailleurs, la dimension théâtrale de l’œuvre est explicitée par Glissenti dans sa préface aux Discorsi, où l’œuvre est dite une représentation de la tragédie des actions humaines : « fu parimente il mio pensiero di rap- presentarvi innanzi agli occhi come una tragedia delle attioni humane 15 ». Cette similitude est développée afin d’illustrer la division du dialogue en cinq journées, à savoir cinq journées comparables aux cinq actes d’une tragédie : Per tanto ho diviso questa operetta in cinque dialoghi, o cinque giornate, come in cin- qu’atti di tragedia, co’ quali andiamo componendo nella vita nostra tutto il progresso di lei, dimostrando le passioni, e gli accidenti, ch’ogn’or l’accompagnano 16. Après une longue description des cinq étapes qui forment la narration — du refus des plaisirs sensuels jusqu’à la préparation à la mort — la tra- gédie humaine est synthétisée par l’image du protagoniste, l’Homme, en équilibre instable entre l’Ange et le Démon, ou bien — pour reprendre des termes chers à la philosophie naturelle — entre Raison et Sens (et il faut souligner la précision avec laquelle Glissenti insiste sur cette double lecture, car nous voyons peut-être ici le double souci de l’auteur, médecin intéressé au salut du corps et de l’âme) 17. La vie humaine, finalement, est une tragédie parce que son protagoniste, l’Homme, comprend l’impor- tance de refuser les plaisirs sensuels quand il est trop tard, c’est à dire quand la Mort arrive, selon une intrigue que nous allons également retrouver dans les drames de Glissenti.

13. Pour l’édition originale de la danse macabre de Holbein, voir Les simulachres et historiées faces de la mort, autant élégamment pourtraictes que artificiellement imaginées, Lyon, Trechsel, 1538 (en fac-similé dans H. Green, “Les Simulachres et historiées faces de la mort”, commonly called “The Dance of Death”, Manchester, A. Brothers, 1869). La danse macabre apparut bientôt en Italie : Simolachri, historie, e figure de la morte, Venise, Vincenzo Valgrisi, 1545. Sur ce cycle iconographique, voir Kurtz, The Dance of Death…, ouvr. cité, p. 196-198. 14. Glissenti, Discorsi morali, ouvr. cité, f. 7r. 15. Ibid., f. A[1]r 16. Ibid. 17. Ibid., f. A2r : « Che si come nella Tragedia si trovano propositioni facili, varie attioni, e fine doloroso […] cosi io volendo rapresentare questa Tragedia della vita humana, presi soggetto da questo illustre principe de gli animali; e suppongo che l’ Huomo stia con gravita a sedere, come dispensator e giudice della sua vita e delle sue attioni, ascoltando quei due Angeli, buono e cattivo, che lo vanno consigliando: overo (come dicono i Naturali) la Ragione, e il Senso. » R 188 Le tragique entre allégorie et édification morale

Par contre, avant d’approcher les drames, nous devons nous arrêter sur deux aspects des Discorsi qui sont importants pour comprendre la poé- tique théâtrale de Glissenti et sa notion du « tragique » : tout d’abord la scène du dialogue ; ensuite les idées de l’auteur sur le théâtre. Le deuxième jour du dialogue — intitulé Estisiphilo — commence avec une digression sur le palais Ducal de Venise et sur la place Saint- Marc, célébrés comme un théâtre magnifique, véritable image du monde 18. L’auteur explique que la structure du palais reflète celle de l’univers, du paradis (les appartements du prince) aux enfers (les prisons au sous-sol), à travers le domaine humain de l’apparence et du mensonge. Le monde est décrit comme « giuoco di Fortuna », « gabbia di matti », « trattenimento di sciocchi », et le palais est dit « giuoco a trappola », « scrigno di astutie », « perdimento di cervello », termes qui, communs parmi les auteurs de la Renaissance, donnent une image tout à fait négative du monde 19. En revanche, ce qui rend le cas de Glissenti particulier, c’est justement la projection systématique de ces lieux communs sur un cadre dramatique où même la célèbre métaphore du théâtre du monde est prise à la lettre. Les Discorsi morali peuvent donc être lus comme un « théâtre en pa- pier » où l’usage des métaphores théâtrales (et nous venons ici au deu- xième aspect qu’il faut considérer) acquiert une valeur supplémentaire grâce à une réflexion explicite sur le théâtre. À cette réflexion l’auteur consacre une grande partie de la quatrième journée du dialogue. Lors de la rencontre du Philosophe et du Courtisan avec une actrice professionnelle, Glissenti met en scène une conversation qui vise à montrer la nature perni- cieuse des arts théâtraux. L’actrice incarne évidemment l’image du théâtre comme mensonge et illusion selon une tradition qui remonte aux Pères de l’Église, et qui avait été reprise au xvie siècle par Charles Borromée 20. En se référant à l’expérience professionnelle de l’actrice, le philosophe sou- ligne encore la ressemblance du monde à la scène théâtrale : « il Mondo è una scena, et i Recitanti siamo noi mortali tutti 21 ». Par contre, dans la vie réelle, les hommes — à l’inverse de ce qui est permis aux acteurs — ne

18. Ibid., f. 60v : « Le quali cose tutte formavano cosi bel theatro, cosi ricca e sontuosa casa, che per esplicare la sua grandezza non trovava cosa a cui assomigliare la potesse meglio che a tutta la sfera del mondo. » 19. Ibid., f. 62r. Parmi les auteurs qui ont utilisé ces images, il faut rappeler Antonio Fileremo Fregoso, Baldassar Castiglione, Torquato Tasso, Ludovico Guicciardini, Guido Casoni, Tommaso Campanella. Sur le thème de la fortune, voir le recueil Il tema della fortuna nella letteratura francese e italiana del Rinascimento, Florence, Leo S. Olschki, 1990. 20. Voir Ibid., f. 341v, pour la vignette qui représente le philosophe et l’actrice. En ce qui concerne Charles Borromée, voir au moins le chapitre « L’azione di Carlo Borromeo » dans F. Taviani, La commedia dell’arte e la società barocca, Rome, Bulzoni, 1991. 21. Glissenti, Discorsi morali, ouvr. cité, f. 344v. R 189 Eugenio Refini peuvent pas répéter leurs actions. Ils doivent donc se comporter bien pour gagner l’accès aux cieux. Cette conversation implique une discussion sur la valeur morale du théâtre profane, laquelle est rejetée par Glissenti, qui considère que le théâtre profane est un genre consacré au divertissement et bâti sur le mensonge. En revanche — et nous trouvons ici la raison d’être des drames de Glissenti —, lorsque le théâtre devient un instrument d’édification morale, il peut être accepté parmi les activités pédagogiques, à la fois comme théâtre à jouer et comme théâtre à lire 22. Comme nous l’avons dit, les drames moraux de Glissenti étaient des- tinés aux orphelines de Grands Hôpitaux Vénitiens où l’auteur travaillait comme médecin, en particulier l’Hôpital des Malades Incurables et celui des Derelitti 23. En suivant le modèle du théâtre des Jésuites, les représenta- tions visaient, au même temps, à l’édification morale des acteurs (actrices, en ce cas) et du public. Un processus similaire était conçu pour les lec- teurs : d’après ce que nous lisons dans les préfaces des éditions (principale- ment adressées à des femmes nobles et religieuses), la lecture individuelle et la méditation étaient considérées comme la meilleure façon de lire ce genre de textes 24. La nature spirituelle des drames de Glissenti se révèle lorsque nous nous arrêtons sur les intrigues, les personnages et — surtout — sur les lieux où l’action des personnages est censée se dérouler : comme dans le genre médiéval des moralités, le protagoniste est souvent l’Homme qui, aidé par la Raison, la Conscience et — surtout — le Libre Arbitre, affronte les tentations de la Chair. Parfois c’est la rencontre de l’Homme avec la Mort qui fournit l’intrigue, tout en poussant le protagoniste et les spectateurs / lecteurs à méditer sur leur destin. Par ailleurs, face à un modèle ancien comme celui de la psychomachie, la fonction proprement méditative de ce théâtre est bien incarnée par la scène — tout à fait intérieure — où l’ac- tion se déroule : le théâtre du monde devient, en fait, un véritable théâtre de l’âme. La Ragione sprezzata, par exemple, se déroule sur la scène du

22. Ibid., f. 344v-345r. Sur le théâtre comme instrument d’édification morale, voir G. Zanlonghi, Teatri di formazione. Actio, parola e immagine nella scena gesuitica del Sei- Settecento a Milano, Milan, Vita e Pensiero, 2002. 23. Pour un encadrement des activités culturelles dans les hôpitaux vénitiens, voir Nel regno dei poveri. Arte e storia dei grandi ospedali veneziani in età moderna, 1474-1797, études réunies par B. Aikema et D. Meijers, Venise, Arsenale editrice, 1989. Si l’éducation musicale dans les hôpitaux a été l’objet de nombreuses études, le rôle du théâtre doit encore être exploré. 24. Voir, à cet égard, les préfaces à la duchesse Léonore de Mantoue (Glissenti, La ragione sprezzata, ouvr. cité, f. 2r-4v), et celle à Madame Contarina Leoni (Glissenti, Il bacio della giustitia e della pace, ouvr. cité, p. 3) ; mais il faut rappeler que même les Discorsi morali étaient dédiés à une femme, à savoir la sœur de l’auteur, Glissentia Glissenti (pour la longue préface, voir Glissenti, Discorsi morali, ouvr. cité, f. A2r-a4v). R 190 Le tragique entre allégorie et édification morale monde (« la scena è il Mondo ») ; Il Mercato overo fiera della vita humana développe la même image en introduisant celle du grand palais du Monde, lieu par excellence du marché des vivants : « la scena è dinanzi al palaggio del Mondo nel cui gran cortile si fa la fiera de tutti i viventi ». Ailleurs, la dimension intérieure est encore plus explicite : L’Andrio, qui aborde le sujet du Libre Arbitre comme fonction fondamentale des choix humains, se déroule sur le champ du Libre Arbitre (« la scena è il campo del Libero Arbitrio ») ; pareillement, la scène de la Sarcodinamia, drame consacré à la puissance de la Chair, est la conscience propre à chacun (« la scena è la propria consideratione di ciascuno »). Mais c’est l’Androtoo qui doit sur- tout attirer notre attention, car dans cette pièce la scène est justement la maison du cœur où la psychomachie se déroule : « la scena è la casa del cuore di ciascheduno, dove gli affetti interni ed esterni dell’huomo, gareg- giando a diverso fine, si risolvono finalmente dove lo stesso huomo vuole ». Nous reconnaissons ici l’imaginaire que nous avions évoqué au tout début à propos des emblèmes chrétiens de Francesco Pona : tout comme dans le Cardiomorphoseos, le théâtre de Glissenti vise à bâtir des espaces intérieurs où les composantes de la psychologie humaine peuvent être littéralement mises en scène. Le public saisit avec ses yeux (et, fait important, avec ses yeux intérieurs) la vraie nature de l’Âme humaine, ainsi que — grâce aux allégories personnifiées — ses fonctions intellectuelles : la Mémoire, l’Ar- bitre, la Raison. Il s’agit d’une véritable anatomie de l’âme, comme nous pouvons le voir en regardant, entre autres, la liste de personnages tirée de l’Androtoo de Glissenti 25. La question qu’il faut poser à ce point porte sur la fonction contem- plative de ces textes et sur leur efficacité : la tragédie de la vie humaine aboutit-elle à une véritable purification ? Pour répondre, nous revien- drons sur la fonction méditative de ces textes afin de montrer ce qu’ils ont en commun avec la tradition des exercices spirituels, une tradition qui remonte aux écoles philosophiques de l’Antiquité et qui, à travers l’Anti- quité tardive et le Moyen Âge, fut reprise par la culture chrétienne 26. Dans une tradition aussi vaste, nous allons nous limiter à quelques exemples. Au xvie siècle, les textes médiévaux latins et vulgaires de méditation chré- tienne, principalement consacrés à l’examen de conscience, étaient parmi les livres les plus fréquemment imprimés en Italie (il suffit de citer Bernard

25. Glissenti, L’Androtoo, ouvr. cité, f. A5v. 26. Le texte de référence au sujet des origines de la pratique de l’examen de conscience est P. Hadot, La citadelle intérieure : introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992. R 191 Eugenio Refini de Clairvaux, Domenico Cavalca, Jacopo Passavanti 27). Dans ce contexte, il ne faut pas non plus oublier l’influence majeure des Exercices spiri- tuels d’Ignace de Loyola, publiés à Rome en 1548 28. Si, d’un côté, la nature dramatique des Exercices a été soulignée plusieurs fois par l’érudition moderne, le manuel de Loyola n’a pas été analysé, en revanche, de façon systématique comme œuvre fondamentale pour comprendre le développe- ment du théâtre spirituel. Il ne s’agit pas seulement, d’ailleurs, de nous arrêter à des analogies textuelles : les Jésuites ont, rappelons-le, aussi joué un rôle décisif dans le cadre des activités de catéchisme et d’édification qui avaient lieu dans les Hôpitaux Vénitiens (Loyola, en particulier, avait entre- tenu des liens importants avec les Incurables et les Derelitti, où Glissenti produisit plus tard ses pièces de théâtre). Deux exemples vont nous aider à mieux comprendre ce point. Nous allons en premier lieu aborder le triomphe de la Mort dans la scène finale de la tragédie La Ragione Sprezzata. Une grande danse macabre se déroule dans le « théâtre » des Parques : hommes et femmes, acteurs sur la scène du monde, sont condamnés aux flammes des enfers pour leurs péchés. La personnification de la Nature, qui arrive trop tard pour les sauver, se plaint du sort de ses enfants (selon le modèle célèbre des Lamentations de la Nature d’Alain de Lille). Les réjouissances des plaisirs humains sont rem- placées par un silence qui domine le vaste théâtre du monde 29. S’ensuit alors une description frappante des châtiments infernaux visant à ins- pirer au public le repentir à travers l’examen de conscience : « conside- ratione delle proprie colpe », comme Glissenti le dit dans la préface de la pièce, où il s’arrête sur les effets produits chez les spectateurs lors de sa première représentation à l’Hôpital des Incurables. La préface décrit la réaction du public comme une véritable expérience de purification tout en exploitant le lexique typique des discussions contemporaines sur le genre tragique : « Ma parlando di quella utilità che deve essere propria di simili favole, che è del purgar gli animi da i vitii et invitarli alla virtù, certa- mente che utilissima è riuscita. » Ce qui montre, par ailleurs, encore mieux

27. Pour un encadrement de la tradition littéraire italienne sur la pratique de la méditation chrétienne, voir I. Gallinaro, I castelli dell’anima: architetture della ragione e del cuore nella letteratura italiana, Florence, Leo S. Olschki, 1999. 28. I. de Loyola, Exercitia Spiritualia, Rome, Antonio Blado, 1548. Dans la vaste bibliographie sur les Exercices de Saint Ignace, voir au moins l’étude fondamentale de P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du xvi e siècle, Paris, Vrin-EHESS, 1992. 29. Glissenti, La ragione sprezzata, ouvr. cité, acte 4, scène 19, f. 184r-v : « Ma qual silentio inusitato e novo, / taciturno fia il mondo e cheto il tutto? / Che dove pria di genti il gran susurro, / de’ godenti le feste, i suoni, e i canti / facean d’intorno l’aria tintinnire, / hor par che nulla s’oda e taccia il mondo? » R 192 Le tragique entre allégorie et édification morale le but du théâtre de Glissenti — et qui nous rappelle ce que nous avons dit à propos du dialogue entre le philosophe et l’actrice dans les Discorsi morali —, c’est la comparaison explicite avec l’inefficacité des prêcheurs. Ce que les mots éloquents des prêcheurs n’ont pas produit — c’est-à-dire le repentir du public — a été obtenu par la pièce théâtrale : […] poi che ha spaventato di sì fatta maniera molti, et altri posti in sì fatta conside- ratione de i fatti loro, che quello, che non hanno fatto molte e frequentate persuasioni di eloquenti Predicatori, et le rigide ammonitioni di Prelati, ha fatto la presente rap- presentatione, col porli innanti a gli occhi l’essempio del fine loro; che mossi più dall’es- sempio che dalle parole, si sono rissoluti a confessarsi, e chiamarsi in colpa di molti eccessi loro, che per più anni se n’erano passati prima senza alcuna consideratione, o rissentimento delle sue colpe 30. En d’autres termes, l’exemple mis en scène par la pièce a le pouvoir de réformer les spectateurs, qui, grâce à la contemplation des châtiments infernaux, sont amenés à examiner leur conscience et à se repentir. À cet égard, nous pouvons rajouter que la contemplation de l’Enfer dans la scène finale de La Ragione sprezzata suit une structure que l’on retrouve chez Ignace de Loyola : Attendan tutti mentre ancor son vivi / a dispensar sua vita in opre sante, / a seguir la Ragion, fuggir li Sensi, / e disprezzar ogni mondan diletto, / che li condanna a sempi- terne pene. / Mirino al Tempo, che lor rubba gli anni. / Si ricordin di noi [les Parques], che le lor tele / sollecite tessiam. Te teman figlia [la Mort], / che rigida a nissun giamai perdoni. / E si spaventin del tremendo giorno / che giudicar li dee, con tal essempio / di tanti, e tanti a sempiterni horrori, / per fugaci piacer dannati sempre 31. Dans le cinquième des Exercices Spirituels Ignace recommande de com- mencer par la compositio, véritable arrangement de la scène, pour pour- suivre ensuite avec la vision proprement dite (« videre visu imaginationis »). À travers les cinq sens spirituels (spectare, audire, persentire, gustare, tan- gere), le contemplatif est en gré de saisir les châtiments et stimuler ce qu’il appelle « le ver de la conscience », reprenant ici une image efficace que Loyola tire du traité De interiore domo longtemps attribué à Bernard de Clairvaux 32.

30. Ibid., f. A7r-v. 31. Ibid., acte 5, scène 18, f. 183r-v. 32. I. de Loyola, Exercitia Spiritualia, ouvr. cité, I, 5 : « Primum praeambulum, compositio, quae hic est, videre visu imaginationis longitudinem, latitudinem, et profunditatem inferni. […] Punctum primum est, spectare per imaginationem vasta inferorum incendia, et animas, igneis quibusdam corporibus, velut ergastulis, inclusas. Secundum, audire imaginarie planctus, ejulatus, vociferationes atque blasphemias in Christum et sanctos ejus illinc erumpentes. Tertium, imaginario etiam olfactu fumum, sulphur, et sentinae cujusdam seu faecis, atque putredinis graveolentiam persentire. Quartum, gustare similiter res amarissimas, ut lachrymas, rancorem, conscientiaeque vermen. Quintum, tangere quodammodo ignes illos, quorum tactu animae ipsae amburuntur. » R 193 Eugenio Refini

La centralité de la pratique de l’examen de conscience dans la poétique théâtrale de Glissenti est confirmée par son élaboration purement dra- matique, comme nous le voyons dans L’Androtoo. Sur la scène du cœur, deux personnifications allégoriques — la Conscience et le Remords — représentent une véritable discipline morale. La Conscience, en parlant d’elle-même, dit : O come facilmente l’huomo cade da l’innocenza sua, da la bontate, quando non ha rimorso che lo rodi, né conscienza che lo punga o fieda, et le Sens, de son côté : Questa co ’l suo rimorso l’huom sì assale, sì lo rode e lo lacera sempre ch’ei timido s’arretra, quanto io innanzi lo vo guidando del peccato in grembo 33. La Conscience est donc assiégée par les Sens, tout comme dans un autre emblème de Pona, où le cœur est représenté comme une tour prise d’assaut par les démons, selon un topos architectural qui remonte au livre de Jérémie et qui eut une diffusion considérable au Moyen Âge. Ici aussi il faut que nous nous contentions d’un seul exemple, à savoir une cita- tion tirée des Méditations pieuses de Bernard de Clairvaux où l’on trouve l’image de la conscience assiégée par les Sentiments 34. Cette tradition, bien évidemment, est la même que l’on retrouve chez Ignace. La scène intérieure des exercices ignaciens, d’ailleurs, n’est pas différente du lieu où se déroule l’action dramatique de la pièce de Glissenti et le processus de purification envisagée par la Conscience elle-même semble suivre de près le vadémécum d’Ignace. Il suffit de comparer deux passages pour saisir ce point : Esaminate ben l’interno vostro, se in parole, se ’n fatti, se con l’opre, se col consenso, o col pensier vagante

33. Glissenti, L’Androtoo, ouvr. cité, acte 5, scène 7, p. 166-167. 34. Bernard de Clairvaux, Meditationes, XII (Patrologia Latina, 184, 503b-d) : « Adjuva me, Domine Deus meus, quoniam inimici mei animam meam circumdederunt: corpus scilicet, mundus, et diabolus. A corpore fugere non possum, nec ipsum a me fugare. […]. Mundus vero circumcingit et obsidet me undique, et per quinque portas, videlicet per quinque corporis sensus, scilicet visum, auditum, gustum, odoratum et tactum, sagittis suis me vul- nerat; et mors intrat per fenestras meas in animam meam. […] Porro diabolus quem videre non possum […] tetendit arcum suum, et in eo paravit sagittas suas, ut vulneret me repente. » R 194 Le tragique entre allégorie et édification morale

sete transcorso in qualche grave errore, acciò tantosto penitenza segua 35. Punctum primum sit processus quidam, per quem peccata totius vitae in memoriam revocantur, percursis gradatim discussisque annis, et spatiis temporum singulis. […] Secundum est peccata ipsa perpendere […] Tertium est, considerare me ipsum quisnam aut qualis sim 36. Par ailleurs, le lien de la production dramatique de Glissenti avec la tradition jésuite et les textes dévotionnels devient explicite lors du curieux échange entre Conscience et Mémoire dans le deuxième acte de l’Andro- too. Le dialogue, bâti à un rythme très soutenu, porte sur un livre que la Mémoire doit acheter. Ayant oublié le titre, le personnage est aidé par la Conscience, qui se montre tout à fait experte dans le domaine des ouvrages de dévotion chrétienne. Parmi le titres suggérés à son interlocutrice, l’on retrouve, pas par hasard, La dottrina christiana, le Modo d’essaminar la conscienza et, justement, le Modo di confessarsi degnamente 37. Finalement, la tragédie de la vie humaine — approchée par Glissenti au double niveau du code métaphorique et du code théâtral proprement dit — se développe dans un projet d’édification morale bien cohérent, lequel vise à une forme de purification qui, assez différente de la catharsis aristotélicienne, semble trouver son espace idéal ainsi que son aboutisse- ment dans la pratique de la méditation.

N.D.A. – Nous remercions Maude Vanhaelen et Anna Pegoretti pour leurs suggestions.

Bibliographie

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35. Glissenti, L’Androtoo, ouvr. cité, acte 2, scène 8, p. 58-59. 36. Loyola, Exercitia spiritualia, ouvr. cité, I, 2. 37. Glissenti, L’Androtoo, ouvr. cité, acte 2, scène 10, p. 64-65. R 195 Eugenio Refini

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Pona Francesco, Cardiomorphoseos sive ex corde desumpta emblemata sacra, Vérone, Bartolomeo Merlo, 1645. Piantoni Luca, « Morte a Venezia. L’Athanatophilia di Fabio Glissenti, 1596 », dans Visibile teologia. Il libro sacro figurato in Italia tra Cinque e Seicento, études réunies par E. Ardissino et E. Selmi, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2012, p. 221-250. Reinis Austra, Reforming the Art of Dying: TheArs moriendi in the Ger- man Reformation (1519–1528), Aldershot, Ashgate, 2007. Saso Anna Laura, « Glissenti, Fabio », Dizionario Biografico degli Italiani, no 57, 2001, p. 406-408. Simolachri, historie, e figure de la morte, Venise, Vincenzo Valgrisi, 1545. Taviani Ferdinando, La commedia dell’arte e la società barocca, Rome, Bulzoni, 1991. Tenenti Alberto, Il senso della morte e l’amore della vita nel Rinascimento, Turin, Einaudi, 1977. Yates Frances Amelia, Theatre of the World, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969. Zanlonghi Giovanna, Teatri di formazione. Actio, parola e immagine nella scena gesuitica del Sei- Settecento a Milano, Milan, Vita e Pensiero, 2002.

R 197 Eugenio Refini

Fig. 1. – Francesco Pona, Cardiomorphoseos, Fig. 2. – Fabio Glissenti, Discorsi morali, Vérone, Bartolomeo Merlo, 1645, p. 1. Venise, Domenico Farri, 1596, frontispice.

Fig. 3. – Fabio Glissenti, Discorsi morali, Fig. 4. – Fabio Glissenti, Discorsi morali, Venise, Domenico Farri, 1596, f. 22v. Venise, Domenico Farri, 1596, f. 7r. R 198 Personaggi (e questioni) femminili nelle versioni drammatiche secentesche del libro di Ester. I. Vasti

Alessandro Bianchi Università di Parma

Nel teatro francese, tra 1556 e 1689, anno della prima rappresentazione della pièce raciniana, si contano tredici drammi ‘regolari’ incentrati sulle vicende narrate nel libro biblico di Ester, escludendo quelle in lingua latina 1. Numero importante (anche se lo si può abbassare a dieci, poiché la Vasthi e l’Aman di Pierre Matthieu sono rifacimenti rispettivamente della prima e della seconda parte della sua Esther, e rientra nel conto anche un rifacimento autoriale dell’Aman di Antoine de Montchrestien); numero decisamente superiore alle cinque italiane edite fra il 1526 e il 1664 di cui ho notizia. Se escludiamo due sacre rappresentazioni ristampate nei due secoli di cui ci occupiamo 2, abbiamo una «Tragedia nova» anonima, del 1526; il poco conosciuto e per nulla studiato Amano di Vincenzo Gramigna, del 1614; l’Ester di Leone Modena, del 1619, indagata recentemente da stu- diosi di cultura ebraica (ebreo del ghetto veneziano era l’autore); quindi la versione oggi più celebre, e giustamente, ma allora pressoché scono- sciuta, l’Ester di Federico Della Valle, pubblicata nel 1627 ma risalente agli albori del XVII secolo; e infine L’umiltà esaltata ovvero Ester regina

1. Le cita Mariangela Miotti: l’Edessa di Eutrachelius (1549), l’Hamanus di Naogeorgus (1553), l’Esther di Philicinus (1563) e quella che a detta della studiosa più «si avvicina a una tragedia regolare», vale a dire l’Aman di Claude Roillet (1556): M. Miotti, Il personaggio di Ester nella drammaturgia francese da Rivaudeau a Racine, Fasano, Schena, 2009, p. 47. 2. Ossia: Rappresentazione della Regina Ester, riedita più volte tra Cinquecento e e inizio del Seicento (l’ul- tima di cui il D’Ancona, suo moderno editore, si disse a conoscenza è del 1614: Rappresentazione della Regina Ester, in A. D’Ancona, Sacre rappresentazione dei secoli XIV, XV e XVI, Firenze, Le Monnier, 1872, pp. 129-166); e Aman, di cui possediamo una ristampa successiva al 1550 (la Rappresentatione di Aman. Edizione Nuouamente ristampata, & ricorretta, «Stampata in Firenze, secondo Cioni, Bibliografia delle sacre rappresentazioni, Firenze, 1961, p. 306, n. 2»: così l’ICCU). R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 199-214. 199 Alessandro Bianchi di Ciro di Pers, la cui princeps è datata 1664 3. Di questi autori solo il Gramigna e il Pers godettero di qualche fama presso i contemporanei, e solo L’umiltà esaltata conobbe l’onore di una riedizione (1689). Molto più celebri, invece, erano i riscrittori francesi, tanto che si può effettivamente parlare della fortuna del tema nella Francia Cinque-Secentesca; la versione di Racine, la più famosa fra tutte e culmine della parabola, fu ovviamente anche la più diffusa, finendo per influenzare anche la produzione italiana, tanto da provocare l’infittirsi di drammi basati sul libro biblico. Il libro di Ester è particolarmente stuzzicante quanto alla ‘questione femminile’ (natura, condizione, ruolo della donna), tema ricorrente nella letteratura drammatica del Cinquecento: Vasti, moglie di Assuero, viene da questo ripudiata perché rifiuta l’ordine di un marito avvinazzato ma pur sempre ‘padrone’ di comparire davanti ai potenti tra gli Assiri e i Medi in un banchetto; Ester, una volta divenuta sua nuova moglie, attraverso l’intelligente uso del potere seduttivo, congiunto singolarmente con auda- cia e fragilità, salva il suo popolo dal massacro. Se la versione dellavalliana, per ossequio all’unità d’azione e di tempo, fa cominciare il dramma da quando Ester ha convinto il re a desinare con lei e col malvagio Aman (e il taglio dato esteticamente torna), esattamente come l’anonimo Aman del 1526, e Gramigna focalizza l’azione sulla para- bola di Aman, ma non senza un notevole rilievo, quasi in coda, dato a un intervento determinante di Ester, le pièces di Leone da Modena e di Ciro di Pers ruotano attorno a due catastrofi: quella della regina Vasti (per un atto o poco più) e quella di Aman (compresente, com’è ovvio, con la vicenda della salvezza di Mardocheo Ester popolo ebraico), che occupa la maggior parte dell’azione scenica. Dunque i personaggi femminili da esaminare sono due: e, in questa sede, ci occuperemo di Vasti.

Leone Modena

Nella porzione di testo che la concerne, un certo timore del ribaltamento dei ruoli, tanto diffuso nella cultura non solo italiana ma europea del

3. Tragedia nuoua intitulata Aman, Siena, ad instantia di m. Giouanni di A. L. [l’ICCU assegna la stampa a Simone Nardi, senese], 1526; Vincenzo Gramigni, Amano. Tragedia […] Con gli intermedij del medesimo da rappresentarsi in ciascun atto, Napoli, Lazzaro Scoriggio, 1614; Leone Modena, L’Ester tragedia tratta dalla Sacra Scrittura. Per Leon Modena hebreo da Venetia riformata, Venetia, Giacomo Sarzina, 1619); l’Ester di Federico Della Valle è ora leggibile in edizione critica, in Id., Opere, a cura di M. Durante, I*, Messina, Sicania, 2000, pp. 267-339; Ciro di Pers, L’umiltà esaltata ovvero Ester regina, leggibile in edizione moderna a cura di L. Carpanè, Alessandria, Dell’Orso, 2004. Non ho reperito l’Ester esaltata di Francesco Ferrari, citata da Leone Allacci con tanto di indicazione bibliografica: Venezia, Sarzina, 1628. R 200 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti tempo, si trova già nel testo biblico: Mamuchan, uno dei sette capi per- siani convocati da Assuero per giudicare il da farsi nei confronti della moglie disubbidiente, lo convince a toglierle il ruolo di moglie e regina adducendo come ragione il fatto che il perdono costituirebbe un perico- loso precedente: le mogli del regno infatti disprezzerebbero i mariti e non ne rispetterebbero i comandi 4. In Flavio Giuseppe poi troviamo la notizia, assente nel libro biblico, per cui il rifiuto della regina fu dovuto all’os- sequio delle leggi dei persiani 5. Quel che di nuovo si trova nel dramma di Leone 6 è la discussione che l’atto della regina scatena: i giudizî sono opposti, e hanno una plausibile giustificazione. È una novità che forse discende dalla Reina Esther, il poema di Ansaldo Cebà 7 che è legato per più motivi e in qualche tangenza testuale al nostro dramma: in esso è presente una vera e propria hamilla logon (lo scontro di opinoni tramite scontro di discorsi) che sarebbe stata assai adatta ad una tragedia ‘regolare’, mentre in Leone la diatriba non è strutturata così rigorosamente. E questo stupisce, perché alla base dell’operazione del Modena come la vedo io sta l’intento di costruire un dramma tragico secondo i principî formali e ideali cinquecenteschi, e che le tragedie cinquecentesche vuole emulare. È un punto su cui ritorneremo. Nel testo biblico dunque non c’è chi difenda la regina, bensì solo l’accusa di Mamuchan; in Cebà una difesa c’è, arti- colata in numerose ottave da Sethar, altro consigliere di Assuero, davanti al re stesso (La reina Esther, II, ott. xxv-l): prima l’accusa, poi la difesa, infine il giudizio del re, che opta per la condanna. Nel dramma Zedar

4. Cfr. Biblia sacra Vulgatae editionis Sixti V pontificis maximi iussu recognita et Clementis VIII, auctoritate edita logicis partitionibus aliisque subsidiis ornata a A. Colunga et L. Turrado, Cinisello Balsamo, San Paolo, 1995, 1, 16-20. 5. Flavio Giuseppe, Antiquitates Iudaicae, XI, 191. 6. Su Leon Modena vedi la voce del DBI (Dizionario Biografico degli Italiani); a cura di A. Morelli e M. Sarnelli, Presenze della cultura ebraica nella Venezia del primo Seicento, «Studi Veneziani», XLVII, 2004, pp. 165-176, passim. 7. A. Cebà, La Reina Esther, Genova, Giuseppe Pavoni, 1615. È piuttosto noto che Leone dedicò la propria opera a Sara Copio Sullam, scrittrice ebrea corrispondente epistolare di Cebà che gli storici, non solo letterarî, conoscono: con lei egli ragionò più volte del poema dell’illustre letterato (cfr. Esther, epistola dedicatoria, p. 4. Per maggiori notizie e un utile regesto bibliografico su questa intellettuale rimando a M. Sarnelli, Una figura del dialogo interculturale nella Venezia primosecentesca: la «bella Hebrea» Sara Copio Sullam, in Voci e figure di donne. Forme della rappresentazione del sé tra passato e presente, Atti del Convegno di studio, Sassari, 22-23 ottobre 2008, a cura di L. Fortini e M. Sarnelli, Cosenza, Pellegrini, 2012, pp. 213-255. Segnalo infine che le lettere del Cebà alla Sullam sono in corso di edizione per le cure di Francesca Favaro). M. Arbib ha voluto leggere l’intera tragedia come una ‘risposta’ del rabbino veneziano al cattolico letterato genovese (The Queen Esther triangle. Leon Modena, Ansaldo Cebà, and Sara Copio Sullam, in The Lion shall roar. LeonModena and His World, ed. R. Bonfil, Guest ed. D. Malkiel, Jerusalem, The Hebrew University Magnes Press-Ben-Zvi Institute, 2003, pp. 120-135) ma io non ci credo tanto. Per parte mia, mi limiterò a segnalare qui alcuni punti di contatto e di distanza tra le due opere. R 201 Alessandro Bianchi

(Sethar, è lo stesso) prende le parti, pronunciamo correttamente 8, di Vastì; pure, ciò avviene in un monologo, dunque non in contesto ‘giudiziario’; dice Zedar: E in ver non so se non darle raggione: ch’una Regina tal debba a far mostra di sé, venir senz’occasion alcuna? Non è decoro, né dover, né onore. (I, iii, p. 27) Quello del tiranno, nei fatti, era solo un «capriccio» (ivi, p. 26). La Nutrice è invece più incerta: prima biasima l’ordine di quest’ultimo, defi- nendolo «[…] disonesto» e frutto di «voglia insana» (I, iv, p. 32), poi sostiene davanti alla padrona che sarebbe stato meglio ubbidire 9. Se in Cebà è subito chiaro che le ragioni accusatorie devono ricevere il biasimo del lettore, viziate come sono, in primis, dalle meschine intenzioni del blanditore Mamuchan, cattivo consigliere che dice al re quel che vuol sentirsi dire 10, in Leone non è immediatamente chiaro se la bilancia della giustizia penda dalla parte di Vasti, che per primo Mardocheo ha quasi in apertura di dramma accusato di superbia (I, ii, p. 25). La questione verrà chiarita più avanti, nella seconda scena del secondo atto, quando Memucan, cattivo consigliere anche qui, viene screditato (egli, sostiene l’altro consigliere, Carsenà, nei fatti sta promuovendo il partito della pro- pria figlia) 11, poi, nella terza scena, quando le donne di corte rincarano sostenendo che la regina è stata «a torto discacciata» (II, iii, p. 43), e soprattutto quando il Re si pente della cacciata: se alla fine del primo atto, in conseguenza del discorso persuasivo di Memuchan, si dice certo di agire secondo giustizia (I, v, p. 37), all’inizio del secondo già si ramma- rica: «Troppo fui rigoroso, e tropp’acerbo» (II, ii, p. 40), e Saasgaz eunuco conferma: il Re, informa, «[…] or s’avvede / averle fatto grandemente

8. Leone, ad uso dei non ebrei, esplicitamente dichiara che si tratta, come per ‘Estèr’, della pronuncia cor- retta, com’è effettivamente in ebraico (Esther, L’Autore a’ benigni Lettori, p. 11); non direi dunque che derivi da Leone l’uso analogo di Cebà (nel poema del quale è la metrica a richiedere la stessa accentazione). 9. «[…] meglio era forse / ubidir, ché del Principe e marito, / o giusta, o ingiusta che la voglia sia, / si dée seguir» (I, iv, pp. 32-33). Che dietro queste parole si nasconda l’indicazione di un dovere eticamente giustifi- cato, la sottomissione cioè al Re (legibus solutus magari) e al marito, qui coincidenti, a qualunque costo? In realtà mi sembra che il significato delle sue parole si chiarisca poco dopo, quando è chiaro che si sta parlando di forza: «Non ha loco vergogna, ov’entra forza» (p. 33). 10. Cebà, La reina Esther, op. cit., II, partic. ott. xxv-xxvi. 11. «Ei di sua figlia dice, in fin, ogn’uno / all’interesse proprio inclina e tende» (II, ii, p. 42). Su questo passo cfr. Arbib, The Queen Esther Triangle, op. cit., p. 123: «Modena parodies Ceba’s criticism of absolute power by lowering the tone of corruption to the level of the middle-class concern about finding a good husband for one’s daughter»; a me sinceramente non pare ci siano elementi tali di differenza nella somiglianza per dedurne una parodia. In generale, la tesi della studiosa è che l’Ester del Modena sia «a counterpoint to the Christian interpre- tation» (p. 121), con messaggi da leggere dietro l’apparente linearità ideologica. R 202 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti torto» (II, iv, p. 50). Il testo biblico è assai laconico, e quel ‘ricondurre alla mente’ è stato ed è croce di molti commentatori; sentiamo intanto la versione ebraica: «Dopo questi eventi, una volta sbollita l’ira del re, egli si ricordò di Vasti e di ciò che aveva fatto e di ciò che era stato decre- tato contro di lei» (2, 1) 12. Quindi, in attesa di conoscitori della Midrash Esther Rabba che chiariscano se vi compaia una lettura che contempli il pentimento — nell’esegesi cattolica mi pare di capire di sì, anche se forse non in queste proporzioni 13 — importante sarà qui segnalare che nella tragedia agisce un topos del genere come figura nel Cinquecento, vale a dire la decisione frettolosa del sovrano e il suo pentimento tardivo: così accade ad esempio nella Phaedra di Seneca e nelle sue numerose riprese cinquecentesche (tardi si pente Teseo) 14; tardi si pente Eolo nella Canace di Sperone Speroni, ed Erode nella Marianna di Lodovico Dolce. È il pec- cato d’iracondia, di cui spesso si macchiano i potenti, specialmente quelli che compaiono sulle scene tragiche cinquecentesche. E così torniamo al ‘progetto tragico’ di Leone, parte in realtà di un disegno culturale ben più ampio: ‘rompere i confini del ghetto’, da una parte facendosi veicolo della cultura ebraica all’esterno: e così — per rimanere alle opere in «lingua cristiana» — appronta e pubblica una Historia de’ riti ebraici in volgare 15, dall’altra proponendo una mediazione e un intreccio fra le due culture: e così verga di proprio pugno opere drammatiche (a Venezia è comprensi- bile che la scelta cadesse sull’àmbito teatrale) del genere più codificato e alto, la tragedia, e di un genere meno alto e nobile, ma più diffuso e fortu- nato, quello pastorale, scegliendo però in entrambi i casi vicende dell’An- tico Testamento: ecco l’Ester, ecco la pastorale (oggi perduta) Rachele e Giacobbe 16. A questo punto occorrerà però ricordare un dato di non poco conto: noi non possiamo sapere quanto dell’Ester si debba al Modena

12. Traduco dalla traduzione inglese offerta in The International Critical Commentary on the Holy Scripture of the Old and New Testament, ed. S. R. Driver, A. Plummer, C. A. Briggs, The Book of Esther, by L. B. Paton, Edimburgh, T. & T. Clark, 1976 (prima ed. 1908), p. 163. 13. Cfr. ad esempio il gesuita D. De Celada, In Estherem commentarii litterales et morales, Lugduni, sumptib. Philip. Borde, Laur. Arnaud & Claud. Rigaud, 1658, pp. 110-111 (passate sbornia ed ira, punsero il re l’amore e la consuetudine di stare con la bellissima donna; «Putaverim quod facti iam poenitebat», ma era già troppo tardi). 14. Penso alla Fedra di Francesco Bozza e all’Ippolito di Vincenzo Iacovilli (rimando al mio Alterità ed equi- valenza. Modelli femminili nella tragedia italiana del Cinquecento, Milano, Unicopli, 2007, pp. 160-183). Ciò accadeva già nell’Ippolito euripideo, e Teseo viene accusato di precipitazione da Boccaccio nel De casibus viro- rum illustrium. 15. Venezia, Benedetto Miloco, 1678. 16. Ne parla nella sua autobiografia, redatta in ebraico e recentemente edita e tradotta in italiano: Vita di Jehudà. Autobiografia di Leon Modena rabbino veneziano del XVII secolo, trad. di E. Menachem Artom, introdu- zione di U. Fortis, note di D. Carpi, a cura di E. Rossi Artom, U. Fortis, A. Viterbo, Torino, Silvio Zamorani, 2000, p. 86. In precedenza aveva dato alla stampa una pastorale non sua, i Trionfi: cfr. Ester, L’Autore a’ benigni Lettori, p. 11. R 203 Alessandro Bianchi e quanto permanga della prima versione della tragedia, autori Salamon Uschi e Lazaro di Gratian Levi (zio materno di Leone), rappresentata la prima volta nel 1531, e poi ancora nel ’59 e nel ’92 17: è Leone stesso a con- fessare, anzi a vantare la propria riscrittura: perché sarebbe nei fatti una cosa nuova. Nella lettera ai lettori infatti egli ci informa che, pregato di rivederne lo stile in funzione di una più marcata «gravità», egli non seppe dire di no; ma aggiunge poi: «gettandola quasi tutta in fascio, la riformai, et in tutto la rinovai» 18. L’ipotesi critica che ho avanzato (la ripresa del topos del sovrano punitore pentito) e quelle che sto per fare, non sono decisive, mi rendo conto, ma mi confortano nell’ipotesi di una revisione che avvicini l’Ester alla tipologia di tragedia tardocinquecentesca, o perlo- meno a quella successiva agli anni ’40 del Cinquecento. Allora, secondo punto: il Prologo, pronunciato dalla Verità, è sicuramente del Modena (ne compare il nome, a p. 15); esso contiene numerose note di poetica, ed è anche testo apologetico del genere tragico, al tempo «discacciato», secondo una lamentela che ricorre, fra le tragedie di grande eco, nella Tragedia a chi legge posta oltre la fine dell’Orbecche di Giovan Battista Giraldi, che avremo modo di rinominare a breve, e per questo mi sono dilungato un po’ 19. Terzo: Vasti all’inizio della tragedia viene incolpata da Mardocheo di aver, «iniqua», ostacolato la ricostruzione del tempio, degna discendente di Nabucodonosor (I, ii, p. 25), e più avanti, in II, v, Estèr si può rife- rire alla vicenda dell’ex-regina dicendo che, in quanto «[…] fu cagione / d’interlasciarsi il fabricar del tempio», ella fu «punita» (p. 54): Leone pare utilizzare l’informazione, proveniente dalla tradizione midrascica 20, della genìa di Vasti, per avvicinarsi alla prassi tragica del secondo Cinquecento italiano, che introduceva o esplicitava la dinamica colpa-pena, collocando talvolta (e penso soprattutto all’Acripanda di Antonio Decio da Horte e al Torrismondo del Tasso), sul modello dell’Edipo sofocleo riletto in chiave controriformistica, il peccato nell’antefatto. La scelta poi di inserire il sui- cidio di Vasti, assente nel testo biblico, alla fine del primo atto 21, può

17. L. Modena, Esther, op. cit., L’Autore a’ benigni Lettori, p. 8. 18. Ivi, p. 9. 19. G. B. Giraldi Cinzio, Orbecche, in Teatro del Cinquecento. La tragedia, a cura di R. Cremante, Milano- Napoli, Ricciardi, 1988, (pp. 287-448), La Tragedia a chi legge, in particolare vv. 3143-3155. Tra gli eredi si può vedere il prologo della Galatea di Pomponio Torelli, del 1603. 20. È segnalato da A. A. Piattelli, in «Ester»: l’unico dramma di Leon da Modena giunto fino a noi, «La Rassegna Mensile di Israel», vol. XXXIV, no 3, marzo 1968, p. 169, nota 14. È il Modena medesimo ad ammettere di aver introdotto «alcune glosse de’ Rabini, detti da gli Hebrei Midrassim» (Esther, op. cit., L’autore a’ benigni Lettori, p. 10). 21. Di tale suicidio il Piattelli non offre riscontri nella tradizione midrascica; noto però che in essa la regina muore damnata capitis: cfr. Midrash Esther Rabba: «Allora egli fu preda della rabbia contro di lei e ne causò la messa a morte» (traduco il passo dalla versione inglese offerta in International Commentary, op. cit., p. 163). R 204 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti essere, con qualche azzardo, attribuibile al medesimo intento: i suicidî infatti, molto più che nell’antichità classica, sono il gesto conclusivo della tragedia rinascimentale. Quarto (e così torniamo anche all’argomento donna): il Modena inserisce in I, iv (pp. 28-30) un lungo passo in cui la regina lamenta la disgraziata sorte delle donne, possibile debitore nei con- fronti dell’Orbecche del Giraldi (II, iv) — testo di riferimento per tanta produzione tragica della seconda metà del Cinquecento — e, a monte, della matrice euripidea di Medea, vv. 230-251 (in particolare, il punto in cui Vasti lamenta il dolore del parto trova un riscontro preciso nei vv. 250- 251) 22. Propongo, ad abbreviare il discorso, una sinossi:

Esther Orbecche

1. «Ahi sesso feminil, sesso infelice, / Cfr. 880-888; soprattutto: «[…] O sesso Nato nel mondo sol per segno a al mondo in ira, / Sesso pien di miserie e quante / Saette di disgratia apportar pien d’affanni». possa / Questa ch’io morte, vita ’l mondo chiama; / sesso che non riceve altro che pene», ecc.

2. Alla nascita di una femmina: «s’attri- Cfr. 889-892: «Noi spesso insin del ventre stano i parenti, / quasi fosse lor nata de la madre / […] / Semo dal padre stesso una nemica». avute in odio».

3. «E quando voglian pur darle [alla Cfr. 905-916: padre, madre e fratelli donna] marito, / convien ch’ella l’ac- «Legano il voler nostro e ne conviene / cetti, e che se ’l pigli / non com’è il Prender marito a lor volere […]»; «[…] suo voler, ma come piace / ad altri, or E noi, che con la dote / Comperiamo i vecchio, or brutto, et or infame»; col mariti […]» (e Medea, 235-236: «E in ciò matrimonio la donna «divien d’altri [nel comprarsi un marito con la dote] vi serva, / comprandosi il padron con è un grandissimo rischio: lo acquistiamo suoi denari». buono o malvagio?»).

4. «[io] a cui non giova esser discesa, ahi Cfr. 923-926: «A me non giova scettro lassa, / di Nabucdonosor preclaro al o real sangue, / Né porpora, né scettro, mondo, / E di Evil Merodash unica né corona / Esser mi fa di questa sorte figlia, / E del gran Balsazar esser fuori». (Si considera sempre l’ed. citata sorella, / Perché non provi de gli a cura di R. Cremante.) affanni e mali / Ch’a questo sesso ha destinato ha ’l cielo».

22. Dunque non mi pare si possa arguire una specificità della cultura ebraica dietro queste parole, come pensa M. Cavarocchi Arbib, Rivisitando la biblica Ester: implicazioni sottese all’immagine femminile ebraica nell’Italia del Seicento, in Le donne delle minoranze. Le ebree e le protestanti d’Italia, a cura di C. E. Honess e V. R. Jones, Torino, Claudiana, 1999, p. 152. R 205 Alessandro Bianchi

Gli argomenti della lamentela, è vero, non sono particolarmente origi- nali 23, tanto che è lecito presupporre che circolassero nella comune con- versazione; quanto alla letteratura si possono trovare affinità tematiche, ad esempio, con la produzione comica romana e poi rinascimentale, in cui ricorre frequentemente il tema del ‘malmaritaggio’ o del ‘maritaggio’ imposto. L’operazione, tuttavia, di trasporli in àmbito tragico, l’affinità anche formale tra i primi due luoghi citati e quella tra gli ultimi due, senz’altro meno comuni, impongono almeno il dubbio di una filiazione. Detto tutto questo, e tornando al tema principale di questo contributo, si concluderà che nel dramma si scontrano due visioni del mondo, una più misogina e una filogina e apologetica dell’imbecillus sexus, entrambe d’ampia tradizione; e che ne esce idealmente vincente la seconda. Non mi convince dunque la proposta della Cavarocchi Arbib, per la quale a Vasti, l’incarnazione dell’esempio negativo della “ishah qolanit” (virago autoritaria), si contrapporrebbe Estèr in quanto «prototipo della “eshet hayyl” (donna virtuosa)» 24. È comunque la studiosa stessa ad individuare nella sua caratterizzazione del personaggio una complessità meno rigida: La «heroica» Vashti si condanna all’annientamento per la sua scelta eversiva di ribel- larsi all’«autorità costituita» — il re e marito — anche se in nome di un codice com- portamentale ispirato ai valori dell’onore, della coerenza morale e della tutela della castità femminile, in consonanza coi dettami di quella legge, cui l’autorità pure si richiama 25.

Ciro di Pers, Gramigna e gli altri

Ora, la nobiltà d’animo che si riscontra in Vasti com’è rappresentata dal Modena 26 si trova, amplificata, nel dramma di Ciro di Pers; e il moderno editore di quest’opera pare, comprensibilmente, essersi trovato in un qualche imbarazzo, riproponendo, alla fine, la scelta della Arbib. È vero — scrive — che nelle sue parole ella dimostra «una consapevolezza della vita umana, dei suoi problemi, una, potremmo dire, capacità di giudizio,

23. Un altro passaggio del monologo ricorda il Proemio del Decameron: La donna «[…] è rinchiusa in casa, o d’alte mura circondata, / e con le guardie sempre a lato a lato»; per il suo desiderio impossibile di esser maschio o almeno brutta è più difficile reperire riscontri perché è legato strettamente al contesto. 24. Cavarocchi Arbib, Rivisitando la biblica Ester, op. cit., p. 155 (l’autrice riprende la contrapposizione pre- sentata nell’Eshet hayyl di Abraham Yagel [1553-c. 1623]: cfr. ivi, nota 25). 25. Ivi, p. 154. 26. Nobiltà propria anche dello stesso personaggio in Cebà (secondo canto); ma in séguito ella si dimostra schiava delle passioni, tanto da volersi vendicare di Ester, che invece oltre a dissuaderla sarà addirittura causa della sua conversione alla religione ebraica. R 206 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti che ad Ester sfugge, tanto che essa agisce su suggerimento di Mardocheo» 27; ma a definirla è il fatto che agisce per superbia, all’opposto della umile Ester (una «anti-Vasti»), peccando di hybris «così come Aman» 28. Eppure la Vasti del Pers, il personaggio più originale della sua opera, apparendo subito dopo che nel Prologo si sono affrontate Superbia e Umiltà, si dimo- stra quasi lieta di allontanarsi da un luogo e da un ruolo che richiedono superbia, oltre che arte simulatoria: stanca di «compor il sembiante», di fingere nella finta vita di corte, ella intende ora «[…] rilassare il rigoroso aspetto, / che par non esser degno / di real trono allor ch’egli non spira / superbia et alterezza» (I, i, vv. 14-17) 29; e se Assuero considera «superba» la sua «ripulsa» (I, iv, v. 200), giudicando così la moglie meritevole di ripudio, ella, nell’andarsene biasimando la corte, vede al centro d’ogni attività che vi si compie — attività invidiosa, frodolenta, ambiziosa, eccetera — proprio la «Superbia pazza» (I, v, v. 301). La misoginia di Mamucan, come quella del suo gemello nel dramma del Modena, non è attendibile 30; Vasti appare superba solo a un primo sguardo: proprio come Mardocheo, che nell’atto terzo così giustifica il suo mancato inchino di fronte ad Aman: «E si dirà per tutto / che la colpa è stata / d’un comando sì strano, / che da superbia indutto / io non abbia adorata / l’alterezza d’Amano» (III, iii, vv. 124-128), mentre la verità è che solo davanti a Dio intende «usar un culto tale» (ivi, vv. 129-137; citazione: v. 137). Il rifiuto della regina non è dettato da alterigia, ma da pudica onestà (come è dimo- strato dalla sua risposta a Carcasso, portavoce del re: «[…] Diragli / che s’ei lo comanda, / onestà me ’l divieta»: I, ii, vv. 104-106); e la sua fermezza la rende tanto coraggiosa che tira in ballo un particolare importante del testo biblico, omesso da Leone forse perché contribuisce a disegnare del re un profilo di disgustosa iniquità (ma accolto dal Cebà: II, ott. xxii, v. 1), ossia che Assuero ha chiesto di lei, per dirla in latino, «cum […] esset hilarior, et post nimiam potationem incaluisset» (1, 10); per citare le parole di Vasti nel Pers, «[…] Forse digesti / i vapori del vino, onde annebbiata / or ha la mente, anch’ei fia che conosca / che con ragion disobbedisco»

27. L. Carpanè, Introduzione a Di Pers, L’Umiltà esaltata ovvero Ester reina, op. cit., p. 40; la Arbib aveva parlato per Ester di «passività attiva» (Rivisitando la tragica Ester, op. cit., p. 154). 28. Ma, aggiunge, «la diversa sorte che tocca loro dipende probabilmente da una forma di gradazione della pena rispetto alla colpa» (Introduzione, cit., p. 30). 29. Cito modificando la punteggiatura. 30. Nel testo di Leone, molto fedele (I, v, pp. 35-36), il consigliere conclude la requisitoria con un’asserzione generalizzante e misogina: «[…] il cielo / Non cuopre altr’animal tanto superbo / Quanto la donna, altera, ambiziosa» (p. 35), che si trova press’a poco uguale nell’Ester reina di Ciro di Pers: «[…] Ah, che pur troppo / è per se stesso altiero et orgoglioso / il sesso feminil; non ha bisogno / che se gli allenti a la licenza il freno» (I, iv, vv. 230-233). R 207 Alessandro Bianchi

(I, ii, vv. 115-119) 31. Mulier non mollis (come voleva un gioco etimologico vulgato), anzi virile, nobile e disobbediente come alcune eroine tragiche cinquecentesche (Orbecche, Altile, e in parte la Rosmonda di Tasso), ella gode anche della nobilitazione derivantele dal vedersi assegnato il topico biasimo della vita delle corti, spesso contrapposta alla libera, onesta vita di campagna. A monte, fra i celeberrimi figuranoTasso, Guarini e Marino 32. Per inciso, la critica alle corti compare anche negli altri testi dramma- tici che stiamo considerando: già nell’anonima Tragedia nova intitulata Aman la stessa Ester, rispondendo alla nutrice che si chiede e le chiede se Assuero sappia dell’ingiusta condanna del popolo ebraico, risponde che non c’è «verità» nei regî palazzi, ma solo «mendacio» e «adulation» 33; in Della Valle, Dagan, amico più saggio del malvagio cortigiano Aman, lo avverte che le regge sono un luogo infido e mutevole, dove di fatto la volubilità della fortuna fa le sue maggiori prove 34; e infine nell’Amano del Gramigna, Adrasto, anziano confidente di Aman, in uno lo avverte della precarietà delle umane fortune e gli contrappone il proprio stile di vita, alieno dall’adulazione cortigiana e dalle arti della menzogna e della condiscendenza 35. Tornando al dramma di Ciro di Pers, se è vero che la corte già nella vicenda biblica fa una grama figura, nella tragedia l’ele- mento aggiunto è l’ottenimento da parte della regina, in conseguenza del ripudio, della libertà: «Non sarà più ch’io pensi / ad altri che me stessa, e di me stessa / sarò padrona e serva», dice (I, v, vv. 346-348); e ancora:

31. Il concetto viene ribadito altre due volte: ivi, vv. 98-101 e I, iii, vv. 138-140. 32. T. Tasso, Ger. lib. VII, ott. viii-xiii; G. B. Guarini, Il pastor fido, II, v, vv. 600-664 (ed a cura di E. Selmi, Padova, Marsilio, 1999), G. B. Marino, Adone, I, ott. cxlvi-clxi (la fonte, è scritto nel commento dell’edi- zione a cura di padre Pozzi e allievi — Milano, Adelphi, 1988, vol. II, p. 201 — è Lo Stato rustico di Giovanni Vincenzo Imperiali [princeps: Genova, Giuseppe Pavoni, 1607]). La povertà in assoluto è libertà nell’Ester di Federico Della Valle: si lamenta così, infatti, Aman, dopo aver subìto l’umiliazione di magnificare Mardocheo per desiderio del re: «Libera povertà, in ricca pompa / catenato, ora ti rimembro e miro, / e quanto ahi ti sospiro!» (op. cit., vv. 1625-1627). 33. Tragedia nuova intitulata Aman, cit., atto I, scena I (il dramma è privo di numerazione di pagine; assegno un numero alle scene). 34. «[…] de l’auree porte / tien le chiavi la sorte, e regnan dentro / voglie figlie del caso» (vv. 699-701). Ha giustamente notato Sergio Raffaelli, discorrendo di «voglia contro fortuna nei superbi» nelle tragedie della- valliane, che «Il Della Valle vede nella corte il luogo prescelto dalla fortuna per realizzarvi il proprio gioco beffardo», e perciò universalizza «osservazioni che solo in partenza sono suggerite da una precisa condizione di vita, qual è quella del cortigiano» (Sergio Raffaelli, Semantica tragica di Federico Della Valle, Padova, Liviana, 1973, p. 72). 35. «Segua pur le ricchezze, ami gli onori, /e cinto ‘l fianco di rapite spoglie / in mezzo a turba adulatrice ‘l volto / superbo estolla pur chi vuol, ch’io bramo / quelle ore ancor ch’a la mia vita in sorte / dato ha il sommo motor passar senz’arte: / s’arte è ‘l mentir et il cangiar se stesso, / novo Proteo terreno, in varie forme / sol per piacere a l’altrui ‘ngiuste voglie» (Amano, I [i], pp. 14-15). In entrambe le opere poi il ‘disfattismo’ del con- sigliere viene imputato alla sua tarda età (Ester, vv. 702-704 [parla Zares]; Amano, I [i], p. 15 [parla Aman]. Naturalmente non è elemento sufficiente a far presupporre la conoscenza da parte del Gramigna dell’opera del suo predecessore. R 208 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti

O dolce libertade, che sotto aperto ciel solo si gode, entro le corti sospirata in vano; ch’altro non sono appunto che spazïose carceri le reggie. […] Ora son tutta mia. Più nulla devo a la fortuna, a gli uomini del mondo, e quasi che non dissi anco a gli Dei. Tutto, tutto ho lor reso quanto m’avean prestato (I, v, vv. 366-370; 377-381) 36. Chiara la matrice epicurea, sostiene Carpanè, «che va ad opporsi net- tamente a quella di Ester che, nell’accettazione della volontà di chi legitti- mamente la “governa”, sia esso il quasi padre Mardocheo o il coniuge e re Assuero, ma ancor di più della volontà divina, assume un comportamento riconducibile al clima culturale stoico» 37. Ma io leggo piuttosto in questi versi la simpatia per un vivere appartato quasi ascetico, lontano dal cor- rotto «mondo», termine marcatamente cristiano, contrapposto ad una vita di tipo spirituale. Dev’esser chiaro in ogni caso che l’autore sta dalla parte della regina: questo suo «epicureismo» di fatto la nobilita, segnalandone il nullo attaccamento alle vanitates; in più, è lo stesso Carpanè che rimanda molto appropriatamente a una lirica inedita del poeta, e particolarmente ai versi 33-36 (il 36 suona così: «tutti a se stessi principi»); io citerei anche l’argomento: «Loda la libertà della sua vita privata», e la prima quartina, dove coloro che fuggono «dai travagli inutili» vivono appartatamente, si legge, «a sé medesimi» 38. Possiamo aggiungere che anche Ciro era allergico alla vita cortigiana, come testimonia una sua lettera: «Io non son nato per le corti. La Natura e l’animo m’hanno renduto del tutto indocile ad apprendere come si celino i sentimenti che si hanno, come si palesino quelli che non si hanno. Eppure senza queste arti non si può vivere tra’ cortigiani» 39. Il fatto è, credo, che se quanto sostengo è vero il dramma che ne risulta è asimmetrico: Vasti non sarebbe più una anti-Ester, ma diver- rebbe testimonianza di un’altra forma di femminilità virtuosa. La posizione del Gramigna 40 nell’Amano parrebbe anch’essa favore- vole alla regina ripudiata, ma certo non in queste dimensioni, e sempre

36. Cfr. anche Di Pers, Ester reina, op. cit., vv. 345-347 e 366. 37. Introduzione, cit., p. 41. 38. Ivi, p. 31. La lirica è stata insieme ad altre pubblicata dal Carpanè stesso, Poesie inedite di Ciro di Pers, «Studi secenteschi», XXX, 1989, pp. 193-297, n. xcvi. 39. La lettera è citata da M. Rak nell’Introduzione a C. di Pers, Poesie, Torino, Einaudi, 1978, p. lii. 40. Cfr. sull’autore DBI, s. v. (Dario Busolini). R 209 Alessandro Bianchi ammesso che sia vero: perché se qui l’Ombra della regina in apertura riven- dica la propria innocenza accusando il marito (ella è caduta in disgrazia «sol per zelo d’onor, non per sua colpa»: p. 10), noi non possiamo dirci certi che la sua voce coincida con quella dell’autore, dato lo statuto stesso, di «Ombra» maledicente, del personaggio. L’autore si è levato d’impaccio così, e non possiamo farci niente. Nella anonima Rappresentazione della Regina Ester invece, come ho detto ristampata più volte tra Cinquecento e Seicento, opera sostanzialmente di poche pretese e poche idee, la regina è veicolo di un messaggio ben più chiaro, stando sia a quanto auspica lei stessa, che cioè «[…] ogni donna impari alle sue spese / D’essere onesta e benigna e cortese», sia a quanto è disposto nel bando regio, per cui nessuna moglie «[…] venga in tanto errore / Ch’al suo marito ardisca contrastare» 41. Una posizione che mi pare isolata e che trova tuttavia una corrispondenza in ambito trattatistico: in Dello stato maritale Giuseppe Passi, al principio del Seicento, menzionava l’episodio all’interno di un discorso sulla necessità dell’obbedienza uxoria, per sposare la tesi della valenza esemplare del gesto del re: ella — scriveva — «fu col conseglio de’ savi rifiutata da lui acciò che da quella tutte le altre donne imparassero ad ubidire a’ mariti loro» 42. Ma nel generale silenzio che avvolge la figura di Vasti in questo genere letterario (per quanto ne so), una voce celebre, quella di suor Arcangela Tarabotti, espresse a metà Seicento un giudizio di segno (prevedibilmente) opposto ed egualmente tranchant: la regina era stata «senza colpa veruna repudiata dal superbo Asuero» 43. Ed ora, verificate le diverse prospettive da cui la vicenda di Vasti viene rappresentata nella letteratura drammatica del XVI e di parte del XVII secolo, e proposta la tesi per cui in almeno due drammi — che sono poi quelli in cui tale personaggio ha un rilievo maggiore — ella incarni un modello di femminilità forte e a suo modo virtuosa, ben diversa dal modello di Ester, che è prima di tutto perfetta moglie (in altra sede ne tratteremo); fatto questo, dicevo, per meglio sapere come Vasti fosse con- siderata nella cultura moderna sarebbe necessario anzitutto frugare nei commenti cristiani al libro biblico, che, lo ricorda Elisabetta Limardo

41. Rappresentazione della Regina Ester, cit.; notizie a p. 129; citazioni alle pp. 138 e 139. 42. G. Passi, Dello stato maritale, Venezia, Iacomo Antonio Somasco, 1602, p. 158 (vi rimanda Simona Bortot nella nota al passo della Tarabotti citato infra). 43. La semplicità ingannata, del 1654, è stata modernamente riedita due volte: Ferrante Pallavicino, Il corriere svaligiato con la Lettera dalla prigionia, aggiuntavi La semplicità ingannata di suor Arcangela Tarabotti, a cura di A. Marchi, Parma, Università di Parma («Archivio Barocco»), 1984; e La semplicità ingannata, ed. critica e commentata a cura di S. Bortot, Presentazione di D. Perocco, Padova, Il poligrafo, 2007. La citazione è tratta da quest’ultima edizione, p. 343. R 210 Personaggi femminili nelle versioni del libro di Ester. I. Vasti

Daturi, fiorirono più copiosi nel XVII secolo 44. Ma è un lavoro immane, e lo lasciamo per ora ad altri. La domanda conclusiva cui ci obbliga il tema attorno a cui ruota questo volume è semplice e insidiosissima: il personaggio di Vasti, come lo abbia- mo incontrato in queste opere drammatiche, è tragico? E secondo quale idea di tragico? Stiamo parlando infatti di drammi di argomento sacro, e non possiamo non ricordare che nel periodo di cui stiamo trattando si modifica (ovviamente non è un fenomeno universale ed esclusivo di altre soluzioni) lo statuto dell’eroe ‘tragico’, in opere che magari sono ancora chiamate ‘tragiche’ o ‘tragedie’, ma che spesso sono e si chiamano ‘azione devota’, ‘tragedia spirituale’, e simili; insomma si sviluppano, e vengono anche teorizzati, un nuovo dramma cristiano, un nuovo ‘tragico cristiano’, un nuovo eroe tragico cristiano. È un eroe la cui fine non è la fine, la cui vicenda spesso si configura come un’imitatio Christi; non è ambiguo, non è neppure parzialmente colpevole 45. Ma un personaggio simile, di fatto, non compare nei nostri drammi. Certo, la Vasti di Ciro di Pers appare come la più pura, senza errori, ma la sua caduta (la sua peripezia) non è assimilabile a quella di certi santi che gioiscono nell’abbandonare una condizione di privilegio; ella resta una donna energica e fiera; fiera, alla fine, di tornare libera. La Vasti di Leon Modena è ben diversa: come l’eroe tragico aristotelico «migliore piuttosto che peggiore», subisce un «rovesciamento […] dalla fortuna alla sfortuna», fino all’atto ultimo del suicidio; e ciò accade per una sua scelta che può essere interpretata — e di fatto così è già nel testo biblico, che però nella sua laconicità lascia la parola agli interpreti — come un ‘errore’, seppure un errore da cui, se ho visto bene, viene scagionata. Questa sua finale innocenza contrasta con la formulazione aristotelica; ma discrepanze di questo tipo, dovute anche al fatto che in ogni caso l’innocenza non è un dato assoluto e certo, si

44. Limardo Daturi, Représentation d’Esther, op. cit., p. 64. Si vedano anche i capitoli di matrice riassuntiva dedicati all’esegesi cristiana precedente il Cinquecento e a quella ebraica. Altre notizie su Vasti: nella cultura francese, cfr. M. Mastroianni, Vashti figura antinomica di Esther, in Le donne della Bibbia, la Bibbia delle donne, a cura di R. Gorris Camos, Fasano, Schena Editore, 2012, pp. 351-370 (la tesi dell’autore — da me con- divisa — è che in Pierre Matthieu le argomentazioni ‘femministe’ della regina siano citate per essere definitiva- mente contraddette in quanto contrarie all’ordine sociale e famigliare; cfr. anche, sulla medesima linea, Miotti, Il personaggio di Ester, op. cit., p. 171); nella tradizione giudeo-provenzale: M. L. Mayer Modena, Il teatro giudaico-provenzale e il personaggio drammatico di Vashtì, in Studi sul teatro in Europa in onore di Mariangela Mazzocchi Doglio, a cura di P. Bosisio, Roma, Bulzoni, 2011, pp. 401-415 (particolarmente interessante ai nostri occhi la tesi per cui fu nelle parafrasi provenzali e non in quelle italiane che si prospettò «una particolare dignità della regina Vashtì, pronta ad affrontare il terribile castigo pur di non accettare la fuzione di oggetto». La Mayer Modena ipotizza che l’innovazione sia da attribuirsi alla «maggior considerazione per la dignità e l’indipen- denza delle donne, che pare contraddistingua l’ambiente provenzale dell’epoca»). 45. ovviamente sto schematizzando: l’Ermenegildo del dramma omonimo di Sforza Pallavicino, ad esempio, non è completamente innocente. R 211 Alessandro Bianchi trovano tanto nell’antichità (pensiamo ad Antigone, ad esempio) quanto nell’età moderna. Troveremo egualmente ‘tragica’ la Vasti del rabbino veneziano se la consideriamo dalla specola moderna, che essenzialmente vede nel perso- naggio tragico il nodo di «tensioni», di conflitti di idee, di domande che interrogano il fruitore su problemi radicali. È una semplificazione peri- colosa, me ne rendo conto; ma in molti, io credo, ci ritroviamo in questa definizione, magari corretta, sicuramente arricchita e resa più problema- tica. Non inficia questa lettura il fatto che l’Ester del Modena, oltre a porre problemi, offra, con difficoltà e quasi riottosità, e a volerla cercare stre- nuamente, qualche risposta agli interrogativi che riguardano la natura e il ruolo femminili, perché il problema è aperto: anche fra i migliori studiosi della cultura greca c’è stato chi ha sostenuto che le domande tragiche vere sono quelle che non hanno risposta all’interno del dramma, e chi ha pole- micamente controbattuto che tale disposizione dell’interprete nasconde semplicemente la sua resa di fronte alla complessità dell’opera. Ben diverso è il caso dell’Amano del Gramigna, in cui Vasti non è nep- pure un personaggio; il suo ripescaggio dagli antefatti e la sua collocazione in forma di «Ombra» all’inizio del dramma servirono all’autore, nella sua tarda imitazione della tragedia cinquecentesca, per dare alla sua opera una coloritura di senechismo, secondo la moda che dalla metà del XVI secolo non aveva smesso, quando più quando meno, di influenzare la costruzione di nuove pièces. È su Amano, sulla sua malvagità e sulla sua peripezia che si concentra il dramma, fino a un sorprendente compianto degli astanti, che dovrebbe, in parte, renderlo ‘tragico’. Ne tratteremo in un’altra occasione.

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R 214 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi (1768-1838)

Céline Frigau Manning Université Paris 8

Odda, Valeria, Ero, Amata, I Drusi, Dante in Ravenna… si l’on se souvient aujourd’hui d’Antonio Morrocchesi, ce n’est pas tant pour les quelques vingt-trois pièces dont il est l’auteur, tragiques pour une bonne partie d’entre elles, que pour sa carrière d’acteur et de pédagogue. De cette der- nière témoignent ses célèbres Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, parues en 1832 1. Elles sont le fruit d’une longue activité officiellement ini- tiée en 1811, lorsque Morrocchesi, premier interprète d’Hamlet en Italie, célèbre tragédien alfiérien, se retire des scènes pour accepter la chaire de déclamation de l’Académie des Beaux-Arts de Florence, position qu’il occupe jusqu’à sa mort survenue en 1838. Or son manuel illustré connaît dès sa parution un succès tel qu’une image se fixe, jusqu’à la caricature, dans l’imaginaire des spectateurs : celle de l’acteur formé trop vite, doté d’un maigre répertoire, qu’une Gazzetta de 1842 fustige ainsi : « […] huit ou dix gestes scéniques de convention, huit ou dix poses héroïques apprises devant le miroir […], les Lezioni de Morrocchesi à la main […] 2. » L’ironie veut que l’ouvrage se trouve associé au conventionnalisme, alors même que son auteur, dilettante venu au plateau par passion, eut à lutter tout au long de sa carrière contre des conventions esthétiques et économiques reines dans le milieu théâtral professionnel qu’il avait intégré en outsider. « Malheureusement nous manquons aujourd’hui encore d’un théâtre régulier, et instructif », écrit-il dans le Discorso preliminare de ses Lezioni :

1. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, Florence, Tipografia all’insegna diDante, 1832, fac-similé : Rome, Gremese, 1991. 2. Gazzetta musicale di Milano, 2 janvier 1842, p. 2 : « […] otto o dieci gesti teatrali di convenzione, otto o dieci pose eroiche imparate allo specchio […] o colle Lezioni del Morrocchesi alla mano […]. » Sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres. R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 215-229. 215 Céline Frigau Manning

« Mais un tel manque ne doit pas être attribué, comme ce fut le cas pen- dant bien des siècles, à la carence d’auteurs de productions théâtrales, et encore moins d’auditeurs ; mais plutôt à celle d’acteurs 3. » Morrocchesi prend ainsi ses distances vis-à-vis d’un monde auquel sa naissance ne le destinait pas, étant fils de négociants et non d’acteurs, figlio d’arte comme on le dirait dans ce qu’il nomme « leur jargon » : « Il y en a bien sûr, il y en a des acteurs en Italie, mais ils sont peu nombreux, dispersés, et pire encore, esclaves de leurs situations précaires, et du système barbare en vigueur qu’on appelle, dans leur jargon, convenance théâtrale 4. » Cette véhémence de Morrocchesi imprègne tous ses textes, qu’ils soient théâtraux, biographiques ou didactiques 5. Bien que son manuel soit devenu un best-seller du genre et passé à la postérité comme un modèle d’aca- démisme 6, c’est l’énergie de sa leçon tragique que nous chercherons ici à saisir : l’énergie du geste et de la voix sans laquelle la rhétorique de l’ora- teur s’affaisse inefficace, par laquelle l’acteur trace ses gestes avec plus d’élo- quence d’un peintre ; l’énergie qui fait de la tragédie et du tragédien une force naturelle de transmission des passions.

Le tragique selon Morrocchesi

La tragédie occupe dans l’économie générale de l’ouvrage une place par- ticulière. Cela n’est guère surprenant au vu de la longue galerie de traités qui le précèdent 7 et vont le suivre : le tragique, se définissant par son style noble, semble en cela plus propice à la codification oratoire et gestuelle,

3. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 11 : « Manca pur troppo anche al presente d’un regolare, ed istruttivo teatro comico, e tragico. Tal mancanza però non vuolsi attribuire, come per varj secoli avvenne, al difetto degli autori di teatrali produzioni, e meno degli uditori; ma bensì a quello degli attori. » 4. Ibid., p. 12 : « Ve ne sono sì, ve ne sono degli attori in Italia, ma sono pochi, sparsi, e quel che è peggio tiran- neggiati dalle loro critiche circostanze, e dall’invalso barbaro sistema di ciò che teatrale convenienza nel loro gergo si appella. » 5. Pour une analyse des mémoires d’Antonio Morrocchesi, intitulés I vent’anni del mio comico pellegri- naggio, conservés à la Marucelliana de Florence, voir S. Geraci, « Notizia su alcuni fatti taciuti nelle Memorie di Antonio Morrocchesi », Teatro e Storia, no 33, 2012, p. 69-89. 6. Voir à ce propos l’introduction de R. di Giammarco, « Voci e gesti per aspiranti persuasori all’antica italiana », et la note introductive de L. M. Musati, « Il documento di una tradizione », qui précèdent le texte des Lezioni dans l’édition fac-similé de 1991. 7. Quelques exemples dans le domaine italien : D. Buffelli, Elementi di mimica, Milan, da Placido Maria Visaj, 1829 ; G. Compagnoni, L’arte della parola considerata ne’ varii modi della sua espressione sia che si legga sia che in qualunque maniera si reciti, Milan, presso Ant. Fort. Stella e figli, 1827 ; P. Napoli-Signorelli, Elementi di poesia drammatica, Milan, [s. n.], 1801 ; ces ouvrages sont cités par G. A. Canova, Lettere sopra l’arte d’imi- tazione dirette alla prima attrice italiana Anna Fiorilli Pellandi, Turin, Dalla Tipografia Mussano, 1839, fac- similé : Naples, Tullio Pironti, 1991, p. 65 et 71. R 216 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi

à sa transmission par l’écrit que le comique qui relève davantage de la tradition orale. Or, le livre de Morrocchesi se distingue de cette littéra- ture par sa longueur avant tout : 366 pages de texte auxquelles s’ajoutent 40 planches lithographiées. Ces illustrations, souvent convoquées par les gens de théâtre et les historiens, nous occuperont moins ici que le texte, étonnant à divers titres, qu’elles ont largement éclipsé. Alors que l’avertissement au lecteur annonce une approche prescrip- tive, visant à établir les principes du « bon jeu 8 », les Lezioni qu’il contient alternent avec des Discorsi presque tous qualifiés d’« historiques », tissés de références classiques ou contemporaines, artistiques ou même scienti- fiques — les leçons consacrées à la voix et à l’articulation font ainsi trésor des recherches récentes sur le larynx et le rôle de la respiration dans l’émis- sion du son. Une telle curiosité, une telle érudition même, découlent certes du profil intellectuel de l’auteur. Elles affirment sa double volonté, d’une part, de conférer noblesse et légitimité à sa profession méprisée par sa classe d’origine, d’autre part, de lutter contre la précarité et les lacunes de ses confrères souvent héritiers d’une tradition théâtrale de terrain mais privés d’une plus large culture. Certes, ce n’est pas qu’à ses collègues que s’adresse Morrocchesi. Comme il le précise dans son discours préliminaire, l’art déclamatoire est essen- tiel à l’homme de loi, de chaire, de guerre, au poète et au comédien, afin de « pénétrer au fond des cœurs avec plus d’énergie 9 ». Si l’affirmation est récurrente dans les traités de déclamation, elle sert ici un geste fort : Morrocchesi n’écrit pas un traité d’orateur également destiné à l’acteur, il écrit un traité d’acteur plus largement destiné à tout orateur. Le titre est en cela éloquent. Il ne témoigne pas seulement de l’impor- tance de la déclamation dans la conception du jeu de l’époque, il atteste et alimente la spécialisation de l’art de l’acteur au regard des arts frères. Le tragique en tant que style, registre de jeu, y est pour beaucoup. Dans la définition qu’il en propose dans son Discorso sulla tragedia, Morrocchesi se place tout d’abord de façon explicite et attendue sous la tutelle d’Aris- tote. C’est toutefois pour mieux ensuite le mettre à distance : De ces passages où Aristote affirme que la tragédie a pour fin de purger nos passions au moyen de la pitié et de la terreur, les auteurs tirèrent la définition suivante de la

8. A. Morrocchesi, « Al lettore », Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 5 : « buona recitazione ». 9. Ibid., p. 15 : « con maggiore energia penetrare a dentro dei cuori ». R 217 Céline Frigau Manning

tragédie : la représentation d’une action héroïque propre à exciter dans l’âme la ter- reur, et la compassion 10. À quoi l’auteur ajoute : « La tragédie […], comme chacun sait, est le règne des passions, et nous nous y rendons pour être émus 11. » Derrière le lieu commun affiché comme tel, il y a un maître mot — commuovere, émou- voir — dans lequel tient toute la leçon tragique de Morrocchesi. « Le prin- cipe dont découle la Tragédie est la sensibilité humaine 12 », écrit-il : celle de l’acteur, celle de son spectateur. Il ne s’agit pas d’imiter les symptômes extérieurs des passions et de se transformer, mais de recevoir en son for intérieur les passions, de s’en infuser et de les insuffler. Par cette concep- tion du jeu conçue comme communication, communion, l’approche du jeu et de la réception se trouve bouleversée. Si ce n’est pas là bien sûr le seul fait de Morrocchesi, mais plus large- ment d’une génération d’acteurs 13, l’action d’émouvoir prend chez lui la force des éléments naturels. Faut-il rappeler l’étymologie du mot ? Ex- movere en latin signifie déplacer, faire changer de place, faire sortir de soi. Or l’acteur est pour Morrocchesi énergumène : […] un esprit, dont l’imagination vive se sent éveillée à toute passion, et qui, électrisé par l’âme, ne se souvient pas mais voit, ne voit pas, mais est ému, ne s’émeut pas, mais communique aux autres son agitation, et, véhément comme la tempête, pénétrant comme la foudre, rapide comme le torrent, blesse, renverse, transporte, et il n’est personne pour résister à son élan, et à sa force 14. Cette force est-elle destructrice comme la tempête, la foudre, le tor- rent ? Chez Morrocchesi l’air, le feu, l’eau, laissent des traces et même des œuvres. Car notre tragédien n’est pas de ceux qui regrettent que l’acteur soit, de tous les artistes, celui qui ne laisse derrière lui nulle trace. Si « le talent de l’acteur quand il a quitté la scène », comme l’écrit le célèbre acteur français François-Joseph Talma, « n’existe plus que dans le souvenir

10. Ibid., p. 83 : « Dalle parole d’Aristotele che dice; che il fine della tragedia è di purgare le nostre passioni per mezzo della pietà e del terrore, gli autori ne dedussero la definizione della tragedia qual è: una rappresentanza d’un’azione eroica idonea ad eccitare nell’animo il terrore, e la compassione. » 11. Ibid., p. 93 : « La tragedia […], come a tutti è noto, è il regno delle passioni, e noi vi andiamo per essere commossi. » 12. Ibid., p. 100 : « Il principio da cui si parte la Tragedia è l’umana sensibilità ». 13. Voir à ce sujet le premier chapitre « Le geste expressif » de mon étude Chanteurs en scène. L’œil du specta- teur au Théâtre-Italien (1815-1848), Paris, Honoré Champion, 2014. 14. Ibid., p. 210 : « […] una mente, la di cui immaginazione vivace, risvegliar si sente ad ogni affetto, e che elettrizzata dall’anima, non si ricorda ma vede, non vede, ma è commossa, non si commuove, ma comunica agli altri la sua agitazione, ed a guisa di tempesta veemente, penetrante qual fulmine, e rapida qual torrente, ferisce, abbatte, trasporta, e non vi ha chi resista all’impeto, ed alla sua forza. » R 218 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi de ceux qui l’ont vu et entendu 15 », les impressions qu’il laisse chez ses spectateurs sont tangibles. Pour Morrocchesi, ces « impressions » sont à prendre au sens littéral : elles sculptent et se sculptent, peuvent avoir la dureté du métal ou du marbre, « plus résistants aux injures du temps ; et à l’opposé, celles de l’albâtre de chez nous, de l’argile, ou de la cire, qui se forment facilement, tout aussi facilement s’usent, se brisent ou dis- paraissent 16 ». Aux outils et aux techniques plastiques de la composition, Morrocchesi veut conjuguer dans son art la force brute de la matière et des éléments. Là où son maître Alfieri « lime » les mots 17, il en sculpte la diction ; et sculpte le geste qui l’accompagne.

La « musique de la déclamation »

La voix, la déclamation, ou plutôt, la musique de la déclamation, font chez Morrocchesi l’objet d’une attention privilégiée, d’abord parce qu’elle est pour lui le sang et la vie de la littérature, et que c’est sur elle que repose avant tout l’art théâtral : Les livres que l’on lit ne sont autres […] que des ombres vaines et des fantômes privés de sang, et le lecteur doit les raviver s’il veut en connaître clairement l’image ; il lui faut leur prêter et sa voix, et ses gestes ; voir Œdipe qui se frappe le front et l’entendre hurler de douleur : […] sans quoi les meilleurs écrits sont de froides figures, des dessins esquissés, des lignes légères bien que tracées par un pinceau de renom et d’excellence 18. On attend donc de l’acteur, à plus forte raison, qu’il prête à ses figures sa voix, ses cris, son âme. Certes, la métaphore iconographique est un lieu commun du temps, l’art de l’acteur s’étant affirmé comme un art de la composition. La beauté et la vérité de son geste tiennent à la maîtrise de codes esthétiques communs, et c’est du sculpteur et du peintre que l’acteur doit apprendre. L’opus­ cule de Carlo Blasis, par exemple, s’avère en cela représentatif des discours esthétiques de l’époque avec ses modèles tirés de la statuaire, comme le

15. F.-J. Talma, Quelques réflexions sur Lekaïn et sur l’art théâtral dans les Mémoires de Lekaïn, Paris, Ponthieu, 1825 ; P. Frantz (éd.), Réflexions sur Lekaïn et sur l’art théâtral, Paris, Éditions Desjonquères, 2002, p. 27. 16. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 337. 17. V. Alfieri, Vita, Milan, Rizzoli, 1987, IV, 4, p. 203. 18. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 32 : « I libri, che leggonsi altro non sono, […] che ombre vane e fantasmi privi di sangue, ed il lettore ravvivar gli dee, se conoscer ne vuole chiara- mente l’effigie; fa d’uopo che loro presti e la sua voce, e i suoi gesti; vegga Edipo che si percuote la fronte e lo senta urlare pel dolore: […] senza di ciò i migliori scritti son figure fredde, sono disegni abbozzati, sono leggiere linee sebbene tirate da un celebre ed eccellente pennello. » R 219 Céline Frigau Manning

Ratto delle Sabine de Giambologna réalisé en 1583 19. Antonio Morrocchesi puise certains de ses exemples à la même source, décrivant l’acteur par ces mots : « pareil à une statue animée par le scalpel de Phidias dans toutes les parties du corps 20 ». Mais une statue animée par la voix, qui fait ici l’objet, en plus des recommandations vocales que l’on retrouve dans la plupart des manuels, d’un appareil solide d’indications et même, d’un système innovant de notation musicale. En effet, l’auteur des Lezioni di declamazione ne se contente pas d’in- sister sur l’importance de la prononciation, de l’articulation, et sur les moyens d’y parvenir. Il distingue trois tons de voix, alto, mezzano et basso, qu’il rattache respectivement à la voix de tête, voix de gorge et voix de poi- trine. Cette dernière, la seule à correspondre à un registre homogène, est recommandée pour les prestations en public. Morrocchesi accorde cepen- dant toute sa place à l’intonation de gorge dans sa « Musica della decla- mazione », véritable système musical déclamatoire. Il identifie neuf signes principaux : l’intonation de poitrine, l’intonation de gorge, l’intonation courante, le soutien, l’emphase, l’interrogative, les lignes supérieures, les lignes inférieures, l’appoggiature forte avec intonation de gorge. Chaque signe correspond à une annotation différente 21, dont il peut ensuite user, par associations et combinaisons, pour souligner les textes d’indications précises, et en faire de véritables partitions scéniques. Morrocchesi en donne trois exemples : « La divina Provvidenza » de Vincenzo da Filicaja ; un texte de Salluste dans la traduction d’Alfieri, « Catilina ai congiurati » ; et dix terzine extraites du chant 33 de l’Enfer de Dante, « La bocca sol- levò dal fiero pasto » 22. Les extraits, reproduits dans l’ouvrage, sont assortis d’annotations combinant les différents signes présentés. Ainsi se constitue une véritable partition scénique. En invitant son lecteur à s’entraîner à partir de ces pages, l’ouvrage de Morrocchesi se rapproche d’un manuel de chant pourvu d’exercices pratiques. Dans cette approche de la déclamation, le silence n’est certes pas l’op- posé de la musique. Il en fait pleinement partie. La pause est ainsi chez Morrocchesi l’une des clés de la réflexion. Il lui consacre toute une leçon, et en distingue de trois types : di sorpresa ; di sentimento ; di riposo. L’exemple

19. C. Blasis, Studi sulle arti imitatrici, Milan, Giuseppe Chiusi succ. a Felice Rusconi, 1844, fac-similé : Bologne, Forni, 1971, p. 75. Carlo Blasis (1797-1878), danseur italien, se produit avec succès à l’Opéra de Paris, à la Scala de Milan et à la Fenice de Venise, avant de se retirer de la scène suite à une blessure au pied. Il devient chorégraphe et publie plusieurs traités. 20. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 217 : « simile ad una statua dallo scalpello di Fidia animata in tutte le parti del corpo ». 21. Ibid., p. 69-70. 22. Ibid., p. 76-80. R 220 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi donné en guise d’illustration est éloquent. Il met en scène deux frères aveuglés par la colère et quasi fratricides : La dispute étant parvenue à son paroxysme, l’un comme l’autre, oubliant tout à fait les devoirs de la société et les liens du sang, comme des bêtes sauvages en fureur se menacent de mort avec des attitudes si terribles que tous ceux qui les écoutent en ont le sang glacé […]. Mais alors qu’ils sont sur le point de se jeter l’un sur l’autre, surgit leur bonne, affectueuse mère, qui de son autorité, voyant d’un coup d’œil le danger, et la colère monstrueuse des frères insensés, de toute sa voix et de toute son âme s’exclame… « Mes fils, mes fils ! qu’allez-vous faire ? » […] sa voix s’étant ici brisée, de par la multiplicité des sentiments contraires qui la rendent incapable d’articuler ses accents, elle éclate en un torrent de larmes. À cette vue les deux féroces jeunes gens fixent leur mère, interdits ; et peu à peu, tandis que s’apaise le bouillonnement de leur sang, s’efface de leurs visages déformés le venin de la discorde : — 23 La pause « de stupeur » est ici marquée par le signe « — ». Elle creuse une béance qui ouvre à l’imagination ses ailes, et fait entendre les échos du Laocoon de Lessing, traduit en italien par Londonio en 1833 seulement, mais qui circule largement en Europe en allemand et en traduction, en particulier française. On connaît les théories de Lessing et son approche de l’instant pré- gnant : pour représenter un acte ou une passion excessive, quel instant choisir ? Non pas le degré ultime de la passion, le geste qui accomplit l’irréparable, mais celui qui le précède immédiatement. […] le moment où une passion, quelle qu’elle soit, se manifeste au plus haut degré de sa progression, est justement le moins susceptible d’un tel effet. Après lui, il n’y a plus rien. […] Par conséquent, si Laocoon soupire, l’imagination peut se figurer qu’elle l’entend crier ; mais s’il crie déjà, elle ne peut ni avancer ni reculer d’un pas sans se le représenter dans un état moins intéressant. Soit elle l’entendra gémir faiblement, soit elle le verra déjà mort 24.

23. Ibid., p. 131-132 : « Giunta la lite al colmo, sì l’uno, che l’altro, dimentichi affatto dei doveri di società e dei legami del sangue, come belve in furore si minacciano la morte con tali spaventevoli modi, che il sangue ne gela a coloro che li ascoltano, non che s’avventurino al pericolo di richiamarli alla ragione. Ma nel momento che stanno per avventarsi, giunge la buona, affettuosa, autorevole loro madre, che veduto a colpo d’occhio il pericolo, ed il mostruoso sdegno dei forsennati fratelli, di tutta voce, e di tutt’anima esclama… Figli, figli! che fareste? […] e qui chiusa la gola per la molteplicità dei contrarj affetti non potendo più articolar gli accenti, in un fiume di lacrime si distempra. A cotal vista i due feroci giovani soffermati la fissano; il bollore del sangue a grado intiepidendosi, a grado a grado pure dispare dai loro volti scontraffatti il veleno della discordia: — » 24. G. E. Lessing, Laokoon, oder über die Grenzen der Mahleren und der Poesie mit beyläufigen Erläuterungen verschiedener Punkte der alten Kunstgeschichte, Berlin, C. F. Voss, 1766, trad. C. Vanderbourg, Du Laocoon, ou des limites respectives de la poésie et de la peinture, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1802, p. xxxx. Et dans la traduction italienne, C. G. Londonio, Del Laocoonte o sia Dei limiti della pittura e della poesia, Milan, Per Antonio Fontana, 1833, p. 23 : « […] nella progressione d’un affetto qualunque il momento in cui esso si manifesta nel massimo suo grado è appunto il meno suscettivo di un tale vantaggio. Al di là di questo non v’è più nulla. […] Se Laocoonte dunque sospira, l’immaginazione può figurarsi di udirlo gridare; ma se egli grida di già, essa non può nè avanzare nè retrocedere d’un passo senza figurarselo in uno stato meno interessante. O lo sentirà gemere R 221 Céline Frigau Manning

Être sur le point de : c’est là un élément essentiel du tragique, plus encore que le dénouement malheureux. Ce moment de suspension est aussi celui du geste éloquent : celui qui, dans la suspension de l’action, peut faire tableau.

L’art du geste tragique

Il faut alors rapprocher cette conception de la pause de la définition même du tragique que proposait Morrocchesi : la « représentation d’une action héroïque propre à exciter dans l’âme la terreur, et la compassion 25 ». L’auteur des Lezioni définit en effet la terreur comme un sentiment provoqué par le pressentiment d’un grand danger, à mi-chemin entre la crainte et le désespoir : En effet la crainte nous laisse au moins entrevoir confusément des moyens d’esquiver le danger ; le désespoir, à l’opposé, nous jette dans le danger lui-même, mais la terreur, disons-le ainsi, enfonce l’âme, la renverse, l’anéantit d’une certaine façon, et la prive de l’usage de toutes ses facultés : elle ne peut ni esquiver le danger, ni s’y jeter 26. L’impossibilité même de fuir est ainsi présentée sous les yeux d’un public qui doit voir, par la tragédie, la vie qu’il doit fuir. La suspension de l’action trouve alors dans les gestes de terreur leur plus vive manifestation, car la terreur ne fait pas fuir mais paralyse. Depuis la Conférence de Charles Le Brun sur les passions de l’âme, la terreur se définit bien comme un arrêt sur images, une immobilisation de tout le corps 27. Dans les Lezioni di declamazione, cette prescription se trouve illustrée par les gravures. Non seulement celles-ci sont assorties de vers, des vers alfiériens, qui témoignent de la volonté de lier le geste à la musique de la déclamation, mais nombreuses sont les planches qui dessinent d’immobiles figures de la terreur 28, et où l’on peut retrouver

debolmente, o lo vedrà già morto. » Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781), écrivain, critique et dramaturge allemand, est l’auteur de nombreuses pièces de théâtre, d’essais didactiques et esthétiques. 25. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 83. 26. Ibid. : « […] infatti il timore ci lascia almeno intravedere confusamente dei mezzi di scansare il pericolo; la disperazione all’opposto ci precipita nel pericolo stesso, ma il terrore inabissa diciamo così, l’anima, l’abbatte, l’an- nienta in certo modo, e le toglie l’uso di tutte le sue facoltà: non può ella nè scansare il pericolo, nè precipitarvisi dentro. » 27. C. Le Brun, Conférence de M. Le Brun, sur l’expression générale et particulière, Amsterdam, J.-L. de Lorme ; Paris, E. Picart, 1698 ; L’expression des passions et autres conférences. Correspondance, Paris, Éd. Dédale, Maison- neuve et Larose, 1994, p. 47-109. Voir P. Dubois, « Chap. iii. Glacé d’effroi. Les figures de la peur, ou lespassions ­ de l’expression à la représentation », dans P. Dubois et Y. Winkin (dir.), Rhétoriques du corps, Bruxelles, De Boeck- Wesmael, 1988, p. 39-57. 28. Voir par exemple les planches 3, 9, 10, 33, 34. R 222 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi des gestes communs avec les tables des célèbres Ideen zu einer Mimik de Engel 29. Les planches qui accompagnent les Lezioni de Morrocchesi sont toutes signées « F.B. », dessinateur, et proviennent de la lithographie Salucci. Elles respectent les codes de représentation iconographiques mais aussi scéniques du temps, en ce qu’on y ressent l’héritage, non seulement de tout un art de l’acteur du xviiie siècle, mais du modèle de la déclamation antique tel que l’ont transmis les orateurs de la Renaissance. Dans cette conception, l’art de l’acteur est une des branches de l’art oratoire, conçu dans la lignée de la rhétorique quintilienne : parce qu’il relève de la pantomime, considérée comme un art inférieur, le geste doit servir le discours et concerne essen- tiellement le haut du corps — expression du regard, mimique du visage, mouvement de la tête, des bras et des mains, et dans une moindre mesure, du buste. Les jambes ne bougent qu’en fonction de la partie supérieure, et l’acteur adopte généralement une position frontale à laquelle les jambes et les pieds ne font qu’assurer stabilité. La première place revient au visage, aux yeux et à la bouche en particulier. Viennent ensuite le haut du corps, les bras, les mains, la poitrine. Les jambes et les pieds arrivent au dernier plan, servant surtout à « maintenir une position droite, bien ferme sur ses pieds 30 ». Et ce, même si l’acteur doit signifier la terreur : il lui faut alors défaillir sur des jambes stables, d’après le défi que lui lance le beau idéal. Ainsi les planches de Morrocchesi sont-elles figuratives, ni réalistes 31, ni prescrip- tives. Morrocchesi ne soutient pas, en effet, qu’une seule image puisse renfermer définitivement une passion. Comme Engel, il soumet à l’appré- ciation de l’acteur « une table de gestes, simples et composés, élaborée à partir de l’observation et de l’expérience, table pratique qu’il appartient à l’interprète de détailler et de personnaliser 32 ».

29. J. J. Engel, Ideen zu einer Mimik, Berlin, August Mylius, 1785-1786, trad. it. G. Rasori, Lettere intorno alla mimica di G. G. Engel. Versione dal tedesco. Aggiuntovi i capitoli sei sull’arte rappresentativa di L. Riccoboni, 2 vol., Milan, presso Giovanni Pirotta, 1818. Voir par exemple la fig. 27, vol. 1, p. 136. 30. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 302 : « mantenere una positura diritta, ben consolidata sui piedi ». 31. Littré, pour qui le terme est un néologisme dans les années 1870, définit le réalisme comme « l’attache- ment à la reproduction de la nature sans idéal » (cf. É. Littré, Dictionnaire de la langue française, 5 tomes en 4 vol., Paris, Hachette, 1873-1877 ; en ligne sur , consulté le 11 octobre 2013). 32. J. J. Engel, Lettere intorno alla mimica, ouvr. cité, cité par P. Luciani, « Il gesto della passione », dans G. Godi et C. Sisi (dir.), La tempesta del mio cor. Il gesto del melodramma dalle arti figurative al cinema, Milan, Mazzotta, 2001, p. 19 : « una tavola di gesti, semplici e composti, elaborata sull’osservazione e sull’esperienza, tavola manualistica che tocca all’interprete particolareggiare e individualizzare ». R 223 Céline Frigau Manning

De Garrick à Lavater : un art de l’intériorité

Comme la plupart de ses contemporains, Morrocchesi propose un art de la composition inspiré des arts frères, un art de la diction composée comme une partition musicale, une gestuelle plastique fidèle aux règles d’équilibre de la statuaire. Mais par son insistance sur les notions de sensibilité, de sentiment, d’émotion, c’est dans l’intériorité qu’il inscrit le jeu de l’ac- teur tragique. La référence au célèbre tragédien anglais Garrick 33 est en cela essentielle. Elle permet à l’auteur d’inscrire dans un cadre élargi, tel qu’il se forme autour d’artistes et de pratiques exemplaires, l’idéal d’un acteur qui spécialise son art. Or l’anecdote rapportée dans la Lezione della fisonomia veut par là affirmer non seulement la proximité mais la supériorité de l’art de l’acteur sur celui du peintre. Pour asseoir la crédibilité de cette anecdote, Morrocchesi dit la tenir d’un éminent voyageur, érudit et lettré. Un haut personnage du royaume d’Angleterre étant mort sans laisser aucun tableau le représentant, un peintre qui l’a connu se voit offrir une récompense importante pour réaliser un portrait posthume. C’est en vain qu’il déploie tous ses efforts. Garrick, ami du défunt tout autant que de cet artiste, décide de s’en remettre à ses propres moyens. « En un instant propice où bout son imagination 34 », il se place devant un miroir, outil traditionnel de l’acteur, et se met à l’œuvre : par le seul mouvement des muscles du visage et par la seule expression, […] le grand homme parvint à composer les parties de son visage de manière à rap- peler l’illustre défunt. Ainsi transformé il courut à la chambre voisine du peintre ; à peine celui-ci l’eût-il vu que Garrick s’exclama à voix haute : ami, voici le Milord que tu cherches : peins-le 35. Ainsi le portrait peut-il voir le jour. Si les deux artistes en reçoivent ensuite les honneurs, l’anecdote affirme ici la supériorité de l’acteur sur le peintre. En réalité, Antonio Morrocchesi évoque Garrick pour mieux s’en dis- tinguer. Il présente en effet l’art du tragédien anglais comme un art d’imita- tion (« così contraffatto »). L’imagination et la technique ont été convoquées, mais seul l’extérieur, l’effet de surface compte. Les qualités mythiques de

33. David Garrick (1717-1779), acteur et dramaturge britannique, débute en 1741 dans Richard III de Shake- speare et gagne sa célébrité par son interprétation des pièces comiques et tragiques du répertoire britannique. Directeur du théâtre de Drury Lane de 1747 à 1777, il est l’une des figures théâtrales les plus importantes du xviiie siècle et demeure l’une des références les plus importantes du siècle suivant. 34. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 225 : « in un istante propizio, bollente la fantasia ». 35. Ibid. : « […] giunse l’uomo grande a disporsi le parti del viso in modo, da ricordare l’illustre defunto. Così contraffatto corse alla vicina stanza del pittore, che non tosto ebbe veduto, ad alta voce esclamò: amico, eccoti il Milord che cerchi; dipingilo. » R 224 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi l’acteur qui sont mises en avant sont celles du xviiie siècle — transfigura- tion, versatilité 36. Mais là où l’acteur du xviiie siècle se présente comme un modèle exemplaire de passions universelles qui ne lui appartiennent pas et qu’il assume extérieurement comme siennes, Morrocchesi demande à l’acteur du xixe siècle de recevoir de la réalité commune des impressions et des sentiments qu’il élaborera en son for intérieur pour les communiquer, dans un rapport de sympathie, au public. L’exaltation du don de la méta- morphose de soi, renforcée par la référence à Garrick, se déplace donc vers le mode d’une intériorité dont le corps de l’acteur doit esquisser les secrets, même au repos. Ainsi son talent réside-t-il moins en un capital scénique fait de techniques et d’exercices de dons innés, qu’en une méthode mise au service du sentiment. Morrocchesi est en cela révélateur d’une mutation profonde des regards. Si au temps de Garrick un visage est examiné, c’est moins pour y saisir les secrets de son être profond, que pour y reconnaître des formes dic- tées par des universels ; les passions que Le Brun cherche dans les expres- sions de la physionomie, les caractères que La Bruyère veut saisir dans les gestes ne renvoient pas à un sujet en particulier. Sans doute les auteurs de manuels d’acteur du xixe siècle continuent-ils de citer Le Brun, comme le font Giovanni Angelo Canova 37 ou Antonio Morrocchesi : Le célèbre Charles Le Brun, peintre français, […] a démontré de la même façon comment traiter au pinceau la physionomie, au moyen de sa collection des passions de l’âme dépeintes avec vivacité et naturel, puis gravées sur le cuivre, bien connue des spécialistes du domaine artistique 38. Mais la référence n’est plus que bibliographique et ne suffit pas à rendre compte d’une continuité là où le regard a changé. Ce bouleversement, et la naissance de la médecine moderne qui l’accompagne, remontent selon Michel Foucault à la seconde moitié du xviiie siècle : pour Descartes, Malebranche ou Le Brun, voir signifiait percevoir, comprendre immédia- tement en observant des surfaces de constante visibilité ; on y décelait des catégories universellement acceptables, et non des vérités individuelles. Désormais, le rapport du visible à l’invisible s’est modifié, et les médecins veulent percer, en profondeur, ce qu’il y a sous le visible :

36. Cf. M. I. Aliverti, Il ritratto d’attore nel Settecento francese e inglese, Pise, ETS Editrice, 1986, et en par- ticulier le chap. v, « Proteo e Pigmalione », p. 139 et suiv. Voir aussi, du même auteur, La naissance de l’acteur moderne : l’acteur et son portrait au xviii e siècle, Paris, Gallimard, coll. « Le temps des images », 1998. 37. G. A. Canova, Lettere sopra l’arte d’imitazione, ouvr. cité, p. 115. 38. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 227 : « Il celebre Carlo Le Brun pittore francese, […] ha dimostrato parimenti la maniera di trattare col pennello la fisonomia, per mezzo della collezione delle passioni dell’animo con vivezza, e naturalezza dipinte, quindi in rame incise, e cognite abba- stanza agli studiosi dell’arte. » R 225 Céline Frigau Manning

À la fin du xviiie siècle, voir consiste à laisser à l’expérience sa plus grande opacité corporelle ; le solide, l’obscur, la densité des choses closes sur elles-mêmes ont des pouvoirs de vérité qu’ils n’empruntent pas à la lumière, mais à la lenteur du regard qui les parcourt, les contourne et peu à peu les pénètre en ne leur apportant jamais que sa propre clarté 39. Dans le champ de la connaissance, la vérité doit maintenant s’établir en allant du connu à l’inconnu, du visible à l’invisible, de l’extériorité à l’inté- riorité. Un discours scientifique sur l’individu est alors possible. Si un trait, un geste ne permettent plus seulement de saisir des mines, des mouvements, s’ils peuvent ouvrir une brèche vers l’être intérieur, révéler en raccourci un pan entier de la personnalité à l’œil exercé, l’art du por- traitiste ou du physiognomoniste prend toute son importance. On ne s’étonne guère alors de retrouver sous la plume de Morrocchesi une réfé- rence à Johann Kaspar Lavater 40, l’auteur du célèbre Essai sur la physio- gnomonie. Diffusé dans toute l’Europe, l’ouvrage intéresse de premier chef les hommes de théâtre. Antonio Morrocchesi l’élève dans ses Lezioni au même niveau qu’Aristote : « Lavater éminent écrivain, et rénovateur de la science physiognomonique 41 ». Comme Lavater, Morrocchesi remplace le postulat de l’universalité cher aux Lumières par le postulat de l’indivi- dualité : chaque être est unique et présente une conformation qui lui est propre, et l’art de l’acteur ne vient pas d’un beau répertoire de poses et de mouvements imitant les signes extérieurs des passions, mais de l’expres- sivité et de la sensibilité interne qui se donnent à lire sur les traits mêmes de son visage.

Dans la leçon tragique de Morrocchesi, la sensibilité s’affirme donc comme instrument du métier : « […] s’il [l’acteur] n’a pas reçu de la na- ture une force et une sensibilité d’âme particulière, en dépit de toutes les connaissances spéculatives que l’on peut acquérir sur les passions, il res- tera toujours un diseur froid, et sec 42. » L’art du tragédien, tel qu’Antonio

39. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. ix-x. 40. Johann Kaspar Lavater (1741-1801), théologien suisse, écrivain de langue allemande, reste pour la posté- rité l’auteur de Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntniss und Menschenliebe, Leipzig et Winterthur, Bey Weidmanns Erben und Reich, und Heinrich Steinder und Compagnie, 1775-1778, trad. M.-É. de La Fite, M. Caillard et H. Renfner, Essai sur la physiognomonie, destiné à faire connoître l’homme et à le faire aimer, 4 vol., La Haye, Jacques van Karnebeek, 1781-1803. L’ouvrage connaît une large diffusion et de nombreuses traductions. 41. A. Morrocchesi, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale, ouvr. cité, p. 218 : « Lavater insigne scrittore, e rinnovatore della scienza fisonomica ». 42. Ibid., p. 160-161 : « […] se egli non ha sortito dalla natura una forza e sensibilità d’animo particolare, ad onta di tutte le cognizioni speculative che acquistar si possano intorno alle passioni, rimarrà sempre un freddo, ed arido dicitore. » R 226 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi

Morrocchesi le décrit dans ses Leçons, se ressent ainsi du bouleversement des modes de la connaissance qui advient à la fin duxviii e siècle. C’est une pratique, un art plastique où l’acteur est à lui-même son propre maté- riau, mais qui s’inscrit plus largement au cœur d’étroites correspondances entre des arts frères. C’est un art qui doit répondre aux mêmes critères qu’une dispositio savamment orchestrée : il ne s’agit pas seulement de bien énoncer les figures gestuelles en soi, mais de veiller à leur enchaînement et à la musique de la déclamation. Celle-ci fait l’objet d’une codification précise permettant d’approcher son texte comme une véritable partition. Si la démarche est innovante, chez Morrocchesi comme chez ses prédéces- seurs l’acteur tragique voit son art défini en des termes avant tout rhéto- riques. Investi d’une force communicative et affective, à la scène comme à la chaire, le geste s’entend comme mise en œuvre de techniques de persua- sion et fait l’objet de classifications précises. Il est plus proche en cela des rhétoriques de figures distinctes d’un modèle aristotélicien concentré sur les preuves et l’argumentation 43. L’acteur tragique de Morrocchesi ne s’affranchit donc pas du modèle de la déclamation mais l’adapte à une conception nouvelle de l’exercice de son art. Il ne tente pas de condenser en un caractère les traits universels de la passion qu’il incarne. S’il cherche à doter le personnage d’un ethos, d’une forme à valeur morale et d’un geste exemplaire, il ne doit pas seulement imiter les signes extérieurs des passions, mais encore, nous dit Morrocchesi, observer la nature, en recevoir de fortes impressions, les refondre en son for intérieur puis les transmettre sous forme de gestes. Alors qu’Aristote ou Quintilien associaient généralement le pathos au récepteur, et l’ethos à l’orateur, ici l’ethos s’enrichit du pathos : celui-ci se fait dès lors l’apanage du tragédien.

Bibliographie

Alfieri Vittorio, Vita, Milan, Rizzoli, 1987. Aliverti Maria Ines, Il ritratto d’attore nel Settecento francese e inglese, Pise, ETS Editrice, 1986. —, La naissance de l’acteur moderne : l’acteur et son portrait au xviii e siècle, Paris, Gallimard, coll. « Le temps des images », 1998.

43. Cf. C. Perelman, L’Empire rhétorique : rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 1997 [1977], p. 12-15. R 227 Céline Frigau Manning

Blasis Carlo, Studi sulle arti imitatrici, Milan, Giuseppe Chiusi succ. a Felice Rusconi, 1844, fac-similé : Bologne, Forni, 1971. Buffelli Domenico, Elementi di mimica, Milan, da Placido Maria Visaj, 1829. Canova Giovanni Angelo, Lettere sopra l’arte d’imitazione dirette alla prima attrice italiana Anna Fiorilli Pellandi, Turin, Dalla Tipografia Mussano, 1839, fac-similé : Naples, Tullio Pironti, 1991, p. 65 et 71. Compagnoni Giuseppe, L’arte della parola considerata ne’ varii modi della sua espressione sia che si legga sia che in qualunque maniera si reciti, Milan, presso Ant. Fort. Stella e figli, 1827. Dubois Philippe et Winkin Yves (dir.), Rhétoriques du corps, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1988. Engel Johann Jakob, Ideen zu einer Mimik, Berlin, August Mylius, 1785- 1786, trad. it. Giuseppe Rasori, Lettere intorno alla mimica di G. G. Engel. Versione dal tedesco. Aggiuntovi i capitoli sei sull’arte rappresenta- tiva di L. Riccoboni, 2 vol., Milan, presso Giovanni Pirotta, 1818. Foucault Michel, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963. Frantz Pierre (éd.), Réflexions sur Lekaïn et sur l’art théâtral, Paris, Édi- tions Desjonquères, 2002. Frigau Manning Céline, Chanteurs en scène. L’œil du spectateur au Théâtre-Italien (1815-1848), Paris, Honoré Champion, 2014. Gueraci Stefano, « Notizia su alcuni fatti taciuti nelle Memorie di Anto- nio Morrocchesi », Teatro e Storia, no 33, 2012, p. 69-89. Lavater Johann Kaspar, Physiognomische Fragmente zur Beförderung der Menschenkenntniss und Menschenliebe, Leipzig et Winterthur, Bey Weidmanns Erben und Reich, und Heinrich Steinder und Compagnie, 1775-1778. Le Brun Charles, Conférence de M. Le Brun, sur l’expression générale et particulière, Amsterdam, J.-L. de Lorme ; Paris, E. Picart, 1698 ; L’ex- pression des passions et autres conférences. Correspondance, Paris, Éd. Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994. Lessing Gotthold Ephraim, Laokoon, oder über die Grenzen der Mah- leren und der Poesie mit beyläufigen Erläuterungen verschiedener Punkte der alten Kunstgeschichte, Berlin, C. F. Voss, 1766, trad. Charles Vander- bourg, Du Laocoon, ou des limites respectives de la poésie et de la pein- ture, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1802, trad. Carlo Giuseppe Londonio, Del Laocoonte o sia Dei limiti della pittura e della poesia, Milan, Per Antonio Fontana, 1833. Littré Émile, Dictionnaire de la langue française, 5 tomes en 4 vol., Paris, Hachette, 1873-1877. R 228 La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi

Luciani Paola, « Il gesto della passione », dans Giovanni Godi et Carlo Sisi (dir.), La tempesta del mio cor. Il gesto del melodramma dalle arti figurative al cinema, Milan, Mazzotta, 2001, p. 13-32. Morrocchesi Antonio, Lezioni di declamazione e d’arte teatrale di An- tonio Morrocchesi, professore nell’I. e R. Accademia delle belle arti di Firenze, Florence, Tipografia all’insegna di Dante, 1832, fac-similé : Rome, Gremese, 1991. Napoli-Signorelli Pietro, Elementi di poesia drammatica, Milan, [s. n.], 1801. Perelman Chaïm, L’Empire rhétorique : rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 1997 [1977]. Talma François-Joseph, Quelques réflexions sur Lekaïn et sur l’art théâtral dans les Mémoires de Lekaïn, Paris, Ponthieu, 1825.

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résumés / Riassunti / abstracts

[p. 13] Alessandra Stazzone « Fidélité ». Remarques sur l’exemplum tragique dans le Volgariz- zamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole (xive siècle) Cette contribution porte sur l’étude d’une casuistique de règles d’utili- sation de l’histoire tragique à des fins pédagogiques à partir d’un corpus d’exempla tirés du Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole, chargés de présenter auprès d’un vaste auditoire les dangers de la rupture du lien social. L’analyse est resserrée autour des exempla « tragiques », dont la fonc- tion traditionnellement pédagogique et la force rhétorique sont mises au service du projet plus vaste de l’établissement d’une stratégie d’harmonie sociale. Dans le corpus choisi, le concept de fede revêt la double acception de foi chrétienne et de comportement d’une personne digne de confiance aux yeux de la communauté sociale, dont l’activité s’appuie sur un réseau d’alliances de citoyens associés par une confiance mutuelle et fondé sur des réseaux familiaux, religieux mais surtout publics. L’article analyse plus particulièrement les sanctions sociales liées à la rupture de la fides ; l’ana- lyse d’exempla de fidélité politique permet d’établir des constantes dans ce domaine ; l’analyse sera complétée par l’étude du rapport entre fidélité et vérité. «Fedeltà». Note sull’exemplum tragico nel Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole (XIV secolo) L’articolo, basato su un corpus di exempla tratti dal Volgarizzamento del libro de’ costumi e degli offizii de’ nobili sopra il giuoco degli scacchi di frate Iacopo da Cessole considera l’insieme di regole d’uso, a scopo pedagogico, della storia tragica finalizzata a diffondere presso un vasto uditorio gli effetti della rottura del legame sociale. L’analisi si concentra sugli exempla «tragici», la cui forza retorica e la funzione pedagogica tradizionale si iscri- vono in un progetto più ampio, quello di stabilire una strategia efficace di armonia sociale. Nel corpus scelto il concetto di fede assume un doppio R Cahiers d’études italiennes, n° 19, 2014, p. 231-242. 231 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes significato, religioso e sociale, di comportamento delle persone degno di fiducia agli occhi della comunità, la cui attività si fonda su una rete di alle- anze di cittadini legati da una fiducia reciproca, su relazioni familiari, reli- giose ma soprattutto di tipo sociale. L’articolo esplora le sanzioni sociali legate alla rottura della fides; l’analisi di exempla di fedeltà politica, com- pletata dallo studio del rapporto tra fedeltà e verità permette di stabilire delle costanti in questo ambito.

[p. 29] Pauline Pionchon Style, matière et morale tragiques dans un diptyque de nouvelles attribué à Leonardo Bruni (1370-1444) Cette étude se propose d’observer le diptyque bilingue de Leonardo Bruni à la lunette des idées sur la tragédie contemporaines ou antérieures à sa composition. Elle entend préciser et historiciser ce que la critique désigne habituellement comme « tragique » dans la Fabula Tancredi de Bruni, en s’interrogeant sur le style et la matière de cette nouvelle, ainsi que sur l’idéologie qui informe le diptyque. Stile, materia e morale tragici in un dittico di novelle attribuito a Leonardo Bruni (1370-1444) Questo saggio si propone di osservare il dittico bilingue di Leonardo Bruni attraverso il prisma delle concezioni della tragedia contemporanee o ante- riori alla stesura. Intende precisare e storicizzare quello che la critica suol chiamare «tragico» nella Fabula Tancredi di Bruni, interrogandosi sullo stile e la materia di questa novella, così come sull’ideologia che informa il dittico.

[p. 45] Enrica Zanin Pourquoi la tragédie finit mal ? Analyse des dénouements dans quelques tragédies de la première modernité Aristote, dans la Poétique, n’a pas mis l’accent sur le dénouement malheu- reux de la tragédie, mais sur d’autres aspects, tels que la condition noble des personnages et le style élevé. Comment se fait-il, alors, que dans les écrits théoriques italiens de la Renaissance et du xviie siècle, la tragédie soit définie essentiellement en termes d’issue funeste ? Les premiers com- mentateurs et traducteurs italiens de la Poétique sont responsables de cet infléchissement de la pensée d’Aristote. Ceux-ci firent immédiatement école car leur conception de la tragédie fut reprise par les commentateurs espagnols et français. À l’origine de cette surévaluation de la fin malheu- R 232 Résumés / Riassunti / Abstracts reuse de la tragédie il y a les grammairiens latins du ive siècle Diomède et Évanthius qui ont défini la tragédie non pas à partir de son style, mais de son sujet. La définition de la tragédie proposée par les grammairiens du ive siècle s’est imposée parce qu’elle dépassait le contexte poétique pour investir la réflexion philosophique et morale. Quand à la fin du xiiie siècle sont redécouvertes les tragédies de Sénèque, leur compréhension se fonde sur cet imaginaire. L’Orbecche de Giraldi Cinzio (1541), modèle de tragédie aristotélicienne, est en réalité profondément influencée par la notion du tragique élaborée au Moyen Âge, ainsi que le montrent ses longues tirades et ses déclamations sentencieuses et moralisantes. Perché la tragedia finisce male? Analisi degli scioglimenti di alcune tra- gedie dell’età moderna Aristotele, nella Poetica, non ha messo l’accento sulla conclusione funesta della tragedia, ma su altri aspetti quali la condizione nobile dei perso- naggi e lo stile elevato. Come mai, allora, negli scritti teorici italiani del Rinascimento e del XVII secolo, la tragedia è definita in termini di scio- glimento funesto? La responsabilità dell’imporsi di tale concezione va cercata fra i primi commentatori e traduttori italiani della Poetica. Sono stati in effetti subito emulati dagli spagnoli e dai francesi. All’origine di tale sopravvalutazione del finale tragico funesto vi sono i grammatici del IV secolo Diomede ed Evanzio che hanno definito la tragedia, non a partire dallo stile, bensì dall’argomento. La loro definizione si è imposta perché superava il contesto poetico per investire la riflessione filosofica morale. Quando alla fine del XIII secolo sono riscoperte le tragedie di Seneca, la loro comprensione si fonda su questo immaginario. L’Orbecche di Giraldi Cinzio (1541), modello di tragedia aristotelica, è in realtà pro- fondamente influenzata dalla nozione di tragico elaborata nel medioevo come lo illustrano i lunghi soliloqui e le declamazioni sentenziose e mora- lizzanti.

[p. 61] Filippo Fonio Tradizione, temi e topoi della tragedia agiografica barocca in Italia Nella prima parte del presente contributo si cerca di situare il genere della tragedia agiografica barocca italiana — un «caso limite» per la trattatistica tragica — storiograficamente e teoricamente, illustrando le tappe princi- pali della sua emergenza e il distacco da forme precedenti, quali il mystère o la sacra rappresentazione. Nella seconda parte si propone un’analisi del Tommaso in Conturbia di Ortensio Scammacca, caso particolarmente R 233 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

­sintomatico del manifestarsi delle problematiche critiche e poetiche sovra- esposte. La conclusione torna sulla teoria del tragico agiografico cercando di mostrarne i limiti concettuali e ricettivi. Tradition, thèmes et topoi de la tragédie hagiographique baroque en Italie Dans la première partie de cette contribution je me propose de situer le genre de la tragédie hagiographique baroque italienne — un cas problé- matique du point de vue de la théorie du tragique — sur les plans historio- graphique et conceptuel, en cherchant à mettre en valeur son émergence par rapports aux formes précédentes telles le mystère ou la « sacra rappre- sentazione ». Dans la deuxième partie, par le biais d’une analyse hagiogra- phique du Tommaso in Conturbia du jésuite Ortensio Scammacca, je me penche sur un cas particulièrement symptomatique eu égard aux principes critiques et poétiques susmentionnés. En conclusion je m’interroge sur les limites du tragique hagiographique en termes conceptuels et de réception. Tradition, Themes and topoi of Italian Baroque Tragedy In the first part of this paper my purpose is to contextualise the genre of the Italian baroque hagiographical tragedy—which is a “borderline case” for the tragic theory—on the historiographical and conceptual plans. The emergence of this genre from its earlier avatars, such the mystère or the sacra rappresentazione, is also discussed. In the second part, by means of an hagiographical analysis of the Jesuit tragedy Tommaso in Conturbia by Ortensio Scammacca, I focus on a particularly symptomatic case, both in terms of critical and of poetics principles. In the conclusion I question the conceptual and responsive limits of the hagiographical tragic.

[p. 83] Cécile Terreaux-Scotto Le tragique des guerres d’Italie dans les sermons de Savonarole et de ses émules Dans les sermons que le prédicateur dominicain Savonarole prononce à Florence entre le 1er novembre 1494 et le 18 mars 1498, le tragique apparaît sous la forme d’événements funestes et effrayants, auxquels les Florentins pourront toutefois échapper s’ils réforment leur cité. La prophétie condi- tionnée permet ainsi d’écarter une vision tragique de l’Histoire. Mais ce n’est qu’au moment de la dernière République dans les années 1527-1530 que le discours prophétique de Savonarole aura le plus d’audience, comme si la foi en Dieu face aux armées espagnoles pouvait épargner un destin tragique à Florence. R 234 Résumés / Riassunti / Abstracts

Il tragico delle guerre d’Italia nei sermoni di Savonarola e dei suoi emuli Nelle prediche pronunciate dal predicatore domenicano Savonarola tra il primo novembre 1494 e il 18 marzo 1498, il tragico appare sotto forma di avvenimenti funesti e spaventosi, ai quali i fiorentini potranno tuttavia sfuggire se riformeranno la città. La profezia condizionata permette in quel modo di evitare una visione tragica della Storia. Ma è solo durante l’ultima repubblica negli anni 1527-1530 che il discorso profetico di Savonarola avrà maggiore influenza, come se la fede in Dio di fronte alle armate spagnole potesse evitare a Firenze di subire un destino tragico. The Tragic of Italian Wars in Savonarola’s Sermons and in Those of His Imitators In the sermons which the Dominican Savanarola preached in Florence between 1 November 1494 and 18 March 1498, the tragedy appears as gruesome and terrifying events, from which the Florentines could escape only by reforming their city. Under these conditions, the predictions ruled out an eventual tragic view of History. But it was only during the later Republic of 1527–1530 that Savonarola’s prophecies had the greatest impact, as if the faith in God threatened by the Spanish army could spare Florence a tragic destiny.

[p. 111] Jean-Claude Zancarini « Questa miseranda tragedia ». Le sac de Rome, la providence, la politique Les historiens contemporains ont employé le terme de tragédie pour dési- gner la période de l’histoire de l’Italie comprise entre 1494 et 1527. Cette dernière date renvoie au sac de Rome qui a entraîné la soumission de l’Italie à l’Espagne pendant longtemps. Malgré le tragique des événements, les historiens contemporains de ces faits parviennent à élaborer une vision laïque de l’histoire et de la politique en refusant tout providentialisme. Si encore Luigi Guicciardini voit dans le sac de Rome l’expression de la juste colère de Dieu, Francesco Guicciardini, dans la Storia d’Italia et Machiavel dans le Prince, n’hésitent pas à attribuer ce tragique revers qu’est le sac de Rome aux erreurs commis par les chefs de la Santa Lega. Francesco Guicciardini pointe notamment les mauvaises decisions prises par le pape Clément VII, l’incompétence militaire de Francesco Maria della Rovere, capitaine des troupes vénitiennes, ainsi que la faible résistance des habi- tants de Rome face à la determination des Impériaux. Pour résister à la fortune, par des temps aussi durs, l’homme sage ne peut que se détourner R 235 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes des présages et des signes en s’appuyant sur la raison et la droiture person- nelles, seuls moyens d’échapper à l’effarement et au renoncement face à ces miserande tragedie que furent les guerres d’Italie. «Questa miseranda tragedia». Il sacco di Roma, la provvidenza, la politica Gli storici contemporanei hanno fatto ricorso al termine tragedia per designare il periodo della storia d’Italia compreso fra il 1494 e il 1527. Quest’ultima data si riferisce infatti al sacco di Roma che ha provocato la soggezione dell’Italia alla Spagna per un lungo momento. Malgrado la tragicità degli avvenimenti, gli storici contemporanei a questi eventi elaborano una visione laica della storia e della politica rifiutando ogni forma di provvidenzialismo. Se Luigi Guicciardini vede encore nel sacco di Roma l’espressione della giusta collera di Dio, Francesco Guicciardini, nella Storia d’Italia e Machiavelli nel Principe, non esitano ad attribuire l’evento tragico che è il sacco di Roma agli errori commessi dai capi della Santa Lega. Francesco Guicciardini, in particolare, stigmatizza le cattive decisioni prese da Clemente VII, l’incompetenza militare di Francesco Maria della Rovere, capitano dell’esercito veneziano, ed infine la debole resistenza dei cittadini romani di fronte alla determinazione degli Impe- riali. Per resistere alla fortuna in tempi così duri, l’uomo saggio deve distogliere la sua attenzione da segni e presagi fondandosi sulla ragione e l’onestà personale, soli mezzi per sfuggire allo sgomento ed alla rinuncia di fronte a quelle miserande tragedie che furono le guerre d’Italia.

[p. 127] Mariangela Miotti De l’Italie à la France, de la France à l’Italie : l’histoire tragique de la femme « cathenoise ». Boccace, Pierre Matthieu (1563-1621), Virgilio Malvezzi (1595-1654) Pierre Matthieu, auteur de tragédies à sujet biblique, classique et histo- rique et historiographe du roi Henri IV, publie, en 1617, l’Histoire des pros- peritez malheureuses d’une femme Cathenoise, grand Seneschalle de Naples, un récit tiré du recueil de Boccace De casibus virorum illustrium. L’histoire de cette femme du peuple arrivée au pouvoir grâce à son ambition et ensuite précipitée dans l’abyme aura plusieurs éditions en France et elle aura droit aussi à une traduction en italien en 1619. Il s’agit d’une opération à laquelle participent plusieurs personnages des Académies italiennes qui organisent la vie culturelle du temps. Plusieurs éditions, à Ferrare, Milan, Venise, Macerata… témoignent d’un intérêt qui mérite d’être interrogé. Si Matthieu avait abandonné le théâtre pour l’histoire et avait lu dans R 236 Résumés / Riassunti / Abstracts l’histoire de Boccace un exemple de l’instabilité non seulement de la for- tune, mais plus en général de la vie humaine, les éditeurs italiens insistent, dans les paratextes qui accompagnent les traductions, sur le parallèle avec le genre tragique et sur son rôle didactique. Dall’Italia alla Francia, dalla Francia all’Italia: la storia tragica della donna catanese. Boccaccio, Pierre Matthieu (1563-1621), Virgilio Malvezzi (1595- 1654) Pierre Matthieu, autore di tragedie bibliche e storiche, storiografo di Enrico IV, pubblica, nel 1617, l’Histoire des prosperitez malheureuses d’une femme Cathenoise, grand Seneschalle de Naples, un racconto che ripropone la biografia contenuta nel De casibus virorum illustrium di Boccaccio. La storia di questa donna del popolo arrivata al potere grazie alla sua sfre- nata ambizione e poi precipitata nell’abisso della miseria, avrà numerose edizioni in Francia e sarà tradotta, già nel 1619 in italiano. Si tratta di un’operazione culturale alla quale partecipano diversi personaggi delle Accademie italiane che organizzano la vita culturale del tempo. Numerose edizioni, a Ferrara, Milano, Venezia, Macerata… testimoniano di un inte- resse che merita di essere indagato. Se Matthieu aveva abbandonato il teatro per la storia et aveva letto nella storia raccontata da Boccaccio un esempio dell’instabilità delle fortune e dell’incertezza della vita umana, gli editori italiani, nei paratesti che accompagnano le traduzioni, insistono sul parallelo tra genere tragico e ruolo didattico della letteratura. From Italy to France, from France to Italy: The Tragic History of the Woman from Catania. Boccaccio, Pierre Matthieu (1563–1621), Virgilio Malvezzi (1595–1654) Pierre Matthieu, the author of biblical and historical tragedies, and Henry IV’s historiographer, in 1617 publishes Histoire des prosperitez mal- heureuses d’une femme Cathenoise, grand Seneschalle de Naples, a bio- graphical narrative already present in Bocccaccio’s De casibus virorum illustrium. The story of this lower class and ambitious woman who climbs to power and then falls to abyssal misery will have numerous editions in France and will be translated into Italian as early as 1619. This is a cultural activity to which several personalities of the Italian Academies who organ- ized the cultural life of the time took part. Many editions, in Ferrara, Milan, Venice, Macerata … testify to the interest in this narrative, which is worth investigating. If, on the one hand, Matthieu had moved from theatre to history, and had seen in Boccaccio’s story an example of fate instability and of life uncertainty, Italian editors, on the other hand, insist R 237 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes upon the association of the tragic genre with the didactic role of literature in the translations’ paratexts.

[p. 149] Agnès Morini Aspects du tragique dans les Cento Novelle Amorose des Incogniti (1641-1651) Les Cento Novelle Amorose de’ Signori Accademici Incogniti (Venise, 1651) mettent au premier plan non pas les tourments de héros que leur destin place face à la décision du sacrifice personnel contre l’expression libre de leurs aspirations, mais les effets d’impulsions amoureuses aboutissant à toute sorte de désordres et à la mort bien sûr, car, prix de l’inconduite amoureuse, celle-ci est aussi le prix du déshonneur, concept central pour l’époque et l’œuvre considérées. Le recueil décrit donc les excès auxquels porte inéluctablement une passion qu’on ne parvient pas à soumettre pour inviter à la masquer sous une morale de façade. Il propose alors un spectacle de la faute qui déjoue volontiers les limites entre le delectare et le prodesse. Enfin, nouvelles peu inventives au plan des situations narratives, les nôtres ont, en compensation, la particularité de parier sur la superlati- visation du tragique, élaborant ce qu’on pourrait appeler une esthétique du nombre. Aspetti del tragico nelle Cento Novelle Amorose degli Incogniti (1641-1651) Le Cento Novelle Amorose de’ Signori Accademici Incogniti (Venezia, 1651) non mettono in risalto i tormenti di eroi spinti dal destino a decidere di sacrificare l’espressione libera delle loro aspirazioni bensì gli effetti di impulsi amorosi che sfociano su disordini di ogni specie e sulla morte come prezzo del disonore, concetto centrale per il periodo e l’opera con­ siderata. Il volume descrive gli eccessi a cui conduce ineluttabilmente una passione che non si riesce a domare per invitare a mascherarla sotto una morale di facciata. Propone uno spettacolo della colpa che elude i limiti tra il delectare e il prodesse. Infine, racconti poco inventivi dal punto di vista narrativo, questi offrono in compenso la caratteristica di scommet- tere sulla superlativizzazione del tragico, elaborando quel che si potrebbe definire un’estetica del numero.

R 238 Résumés / Riassunti / Abstracts

[p. 165] Françoise Decroisette « Pleurez mes yeux ! » Le tragique autoréférentiel de Luigi Groto, l’aveugle d’Adria (1541-1585) Dans le panorama des auteurs tragiques de la fin du xvie siècle, Luigi Groto occupe une place singulière. Doué d’une prodigieuse mémoire, académicien, orateur renommé, auteur prolifique, éditeur attentif de ses œuvres, malgré le handicap visuel qui le frappe à la naissance, il est aussi un acteur reconnu, promoteur de spectacles dans sa ville d’Adria. Cet éclectisme pragmatique explique sa conception non dogmatique de l’écri- ture tragique et sa volonté de s’émanciper des modèles pour produire une tragédie nouvelle, où, s’appuyant sur un état malheureux qui fait de lui un personnage éminemment tragique, il interprète à sa manière la catharsis aristotélicienne et invente une écriture autoréférentielle, encore jamais explorée. «Piangete, occhi miei!» Il tragico autoreferenziale di Luigi Groto, il Cieco di Adria (1541-1585) Nel panorama degli autori tragici della fine del secolo XVI, Luigi Groto occupa un posto singolare. Dotato di una prodigiosa memoria, accade- mico, oratore famoso, autore prolifico, editore attento delle sue opere, malgrado la sua prematura cecità, è anche un attore celebre e un promo- tore di spettacoli nella sua città d’Adria. Questo eclettismo pragmatico spiega la sua concezione non dogmatica della scrittura tragica e la sua volontà di emanciparsi dai modelli per produrre una tragedia nuova, dove, appoggiandosi su uno stato infelice che fa di lui un personaggio eminente- mente tragico, egli interpreta a modo suo la catarsi aristotelica ed inventa un scrittura autoreferenziale, ancora mai esplorata. “Cry, My Eyes!” The Self-Referential Tragic of LuigiGroto, the Blind of Adria (1541–1585) In the panorama of the tragic authors of the end of the 16th century, Luigi Groto occupies a singular place. Endowed with a prodigious memory, academician, famous speaker, prolific author, attentive editor of his works, in spite of the visual handicap which strikes him in the birth, he is also a recognized actor, and a promoter of entertainments in his city of Adria. This pragmatic eclecticism explains its not dogmatic conception of the tragic writing and its will to become emancipated from models to pro- duce a new tragedy, where, leaning on a unhappy state which makes of him an eminently tragic character, it interprets in its way the Aristotelian catharsis and invents a self-referential writing, still never explored. R 239 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

[p. 185] Eugenio Refini « Quasi una tragedia delle attioni humane » : le tragique entre allégorie et édification morale dans l’œuvre de Fabio Glissenti (1542-1615) Fabio Glissenti (1542-1615) est l’auteur d’un corpus de textes qui élaborent le topos du theatrum mundi dans le cadre d’un projet cohérent d’édifica- tion morale et chrétienne. L’étude des Discorsi morali (1596) et des pièces dramatiques de l’auteur permet de comprendre le lien entre l’usage méta- phorique du théâtre, la dramaturgie spirituelle et la mise en scène inté- rieure comme exercice de méditation chrétienne. «Quasi una tragedia delle attioni humane»: il tragico fra allegoria ed edifi- cazione morale nell’opera di Fabio Glissenti (1542-1615) Fabio Glissenti (1542-1615) è autore di un corpus di testi letterari che svi- luppano il topos del theatrum mundi nell’ambito di un progetto coerente di edificazione morale cristiana. Lo studio deiDiscorsi morali (1596) e dei drammi di Glissenti permette di comprendere il legame tra uso metafo- rico del teatro, drammaturgia spirituale e messa in scena interiore come esercizio di meditazione cristiana. “Quasi una tragedia delle attioni humane”: Tragic between Allegory and Moral Edification in Fabio Glissenti’s Works (1542–1615) Fabio Glissenti (1542–1615) is the author of a corpus of texts built on the topos of the theatrum mundi within a consistent project of moral and Christian education. Thanks to the analysis of Glissenti’s Discorsi morali (1596) and morality plays, this paper enlightens the intersections of theatrical metaphors, the practice of spiritual drama and the inner staging of dramatic texts as an exercise of Christian meditation.

[p. 199] Alessandro Bianchi Personaggi (e questioni) femminili nelle versioni drammatiche secentesche del libro di Ester. I. Vasti Il saggio intende analizzare il personaggio di Vasti nelle versioni dram- matiche del libro biblico di Ester nel XVI e, più approfonditamente, nel XVII secolo, fino al momento in cui le pièces italiane non si moltiplicano per l’influenza del dramma omonimo di Racine. Diversamente dalla pur esigua critica precedente, qui si sostiene che Vasti sia certo un personaggio alternativo ad Ester, ma, almeno nelle tragedie di Leone Modena e Ciro di Pers (quelle che le riservano più spazio e le donano maggior rilievo), ella R 240 Résumés / Riassunti / Abstracts

è rappresentata positivamente, in quanto donna dal coraggioso pudore e che, nel Modena, ha la consapevolezza del ruolo subordinato cui nella società è condannato il ‘secondo sesso’; in Pers, possiede la coscienza che essere liberi dai meccanismi e dalle necessità della vita di corte significa vivere nella sincerità e in un sereno distacco dalle vanitates. Ad un saggio successivo è rimandata l’analisi del personaggio di Ester. Personnages (et questions) féminines dans les versions dramatiques du xviie siècle du livre d’Esther. I. Vasti Cette étude analyse le personnage de Vasti dans les versions dramatiques du livre biblique d’Esther au xvie et, plus amplement, au xviie siècle, jusqu’au moment où les pièces italiennes se multiplient à cause de l’in- fluence du drame homonyme de Racine. Peu de critiques ont considéré cette littérature ; nous sommes d’accord avec eux que Vasti est un person- nage alternatif à Esther, au moins dans les tragédies de Leone Modena et Ciro di Pers (dans lesquelles Vasti est plus importante et où elle a plus d’espace) ; mais nous soutenons aussi qu’elle est représentée positivement, puisque c’est une femme pudique et courageuse. Plus particulièrement, chez Modena ella a la conscience du rôle subordonné du sexe féminin dans la société ; chez Pers, ella a la conscience qu’être libre de la cour et de ses mensonges signifie être libre d’une prison et des vanitates mundi. L’analyse du personnage d’Esther est renvoyée à une prochaine étude. Characters and Female Questions in 17th Dramatic Versions of the Book of Esther. I. Vasti This review will analyze the character of Vashti, from the biblical Book of Esther. It will examine the literature of the 16th century, and more particu- larly, the 17h century, until the publication of Esther by Racine, led to the proliferation of Italian dramas based on the same theme. Unlike pre- vious academic work, this review will show that although Vashti was very different from Esther, she is nonetheless portrayed as a positive char- acter, a woman who is both courageous and modest, at least in the works of Leone Modena and Ciro di Pers, both of whom see her as a character of importance, worthy of considerable mention. In Leone Modena’s work, Vashti is aware of the subordinate nature of women in society, consid- ered to be the “second sex”, whereas according to Pers she understands that because she no longer has to live according to courtly rules and con- strictions, her life can be sincere and serene, detached from the vanitates mundi. The character of Esther will be analyzed in future reviews. R 241 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

[p. 215] Céline Frigau Manning La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi (1768-1838) La leçon tragique d’Antonio Morrocchesi, acteur, dramaturge et péda- gogue, n’est pas réductible à l’académisme qu’on reproche souvent à ses Lezioni di declamazione e d’arte teatrale (1832). En définissant l’art tra- gique comme force naturelle de transmission des passions, en proposant un système de signes pour travailler la musique de la déclamation et en posant la sensibilité comme instrument du métier, elle participe active- ment au renouvellement de l’art du tragédien et à son autonomisation dans le premier xixe siècle. La lezione tragica di Antonio Morrocchesi (1768-1838) La lezione di Antonio Morrocchesi — attore, drammaturgo e pedagogo — va ben oltre l’accademismo di cui le sue Lezioni di declamazione e d’arte teatrale (1832) sono state tacciate. Definendo l’arte dell’attore tragico come una forza naturale di trasmissione delle passioni, proponendo un sistema di segni utili all’esercizio della «musica della declamazione», e individuando nella sensibilità uno strumento del mestiere, egli contribuisce attivamente al processo di rinnovamento e di progressiva autonomizzazione dell’arte della recitazione tragica che si svolge nel primo Ottocento. The Tragic Lesson of Antonio Morrocchesi (1768–1838) The tragic lesson of AntonioMorrocchesi (actor, dramaturge and peda- gogue) cannot be reduced to the academicism for which his Lezioni di declamazione e d’arte teatrale of 1832 is often reproached. By defining the art of tragedy as a natural force of transmission of the passions, by pro- posing a system of signs to create a music of declamation, and by identi- fying sensibility as an instrument of the theatrical art, the Lezioni actively contributes to the renewal of the tragedian’s art and to its autonomisation at the beginning of the nineteenth century.

R 242 index des noms cités

A Bartolomeo da Faenza 101, 112 Bartolommei, Girolamo 70 Acuto, Giovanni (Hawkwood, John) 36 Belleforest, François de 127 Adams, Jenny 15, 26 Benedetto da Foiano 101 Aelius Seianus (Sejanus) 130, 132, 143, Benjamin, Walter 62, 77 144 Ben Jonson 165 Agamben, Giorgio 62, 77 Bernard de Clairvaux 192, 193, 194 Agnelli, Scipione 70, 147, 166, 184 Bernard de Cluny 52, 57 Alain de Lille 192 Bettini, Mario 69 Albanese, Giuseppa Maria Gabriella Betussi, Giuseppe 133, 135, 145 29, 41 Bevilacqua, Bonifacio 139, 140, 145 Albertini, Rudolf von 103, 105, 116, 125 Bianchi, Giovanni Antonio 69, 70 Alessandro d’Este 138, 139 Bidelli, Giovan Battista 139, 140, 141, Alfieri, Vittorio 219, 220, 227 145 Alighieri, Dante 32, 41 Biet, Christian 61, 63, 67, 75, 76, 78 Andreini, Francesco 166 Bisaccioni, Maiolino 149, 150, 152, 158 Andreini, Giovan Battista 69, 70 Bissari, Pietro Paolo 149 Anrich, Gustav 79 Blasis, Carlo 219, 220, 228 Appien d’Alexandrie 30 Boaistuau, Pierre 127, 147 Arétin (Aretino, Pietro) 165 Boccace (Boccaccio, Giovanni) 8, 29, Arioste (Ariosto, Lodovico) 165, 166, 30, 32, 33, 34, 37, 39, 127, 128, 132, 133, 168 134, 135, 137, 144, 147, 150, 154, 236, Aristote 6, 10, 45, 46, 47, 48, 49, 51, 57, 237 136, 141, 172, 177, 183, 185, 186, 217, Boccanegra, Guglielmo 14, 15, 16 226, 227, 232 Bochetel, Guillaume 135, 136 Aubignac, abbé d’ (Hédelin, François) Boèce 35, 36, 52, 53, 54, 56, 57 48, 57, 77, 78 Boiardo, Matteo Maria 69, 168 Aurispa, Giovanni 40 Bonadies, Sebastiano 149, 153 Auzzas, Ginetta 161 Bonardo, Giovan Maria 168 Aversa, Tommaso 65, 71, 72 Boniface VIII (Bonifacio VIII) 112 Borromeo, Carlo (Borromée, Charles) B 84, 105, 189 Baby, Hélène 48, 57, 79 Bozza, Francesco 203 Balladorio, Attilio 70 Branca, Vittore 29, 33, 34, 41, 42, 135 Balmas, Enea 64, 65, 77 Bruni, Leonardo 6, 29, 30, 31, 32, 33, 34, Bandello, Matteo 176 37, 39, 40, 41, 42, 232 Bartoli, Lorenzo 30, 41 Brusoni, Girolamo 149, 154, 155, 161 R 243 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

Brusonio, Giovan Giacomo 171 D’Ancona, Alessandro 62, 78, 199, 212 Buonamonte, Francesco dit Negri 64 Dante (Dante Alighieri) 30, 31, 32, Buonarroti, Michelangelo il Giovane 70 34, 39, 41, 62, 112, 133, 165, 215, 220, 229 C Da Porto, Luigi 176, 184 Darès le Phrygien 35 Cadoni, Giorgio 95, 105 Dati, Leonardo 31, 35 Campi, Emilio 69 De Carvallo, Luis Alfonso 47, 48, 57 Canova, Giovanni Angelo 216, 225, 228 De Celada, Diego 203, 213 Capponi, Niccolò 101, 103, 108 De Cordóva, Francisco Fernández 48, Carbone, Niccolò 174 57 Carmeni, Francesco 149, 157, 160 Delehaye, Hippolyte 67, 68, 78 Castellaneta, Stella 61, 78 Della Porta, Giovan Battista 70, 166 Cattin, Giulio 84, 105 Della Rovere, Francesco Maria 117, Cavalca, Domenico 192 235, 236 Cebà, Ansaldo 69, 201, 202, 206, 207, Della Scala, Antonio 31, 36 213 Della Scala, Cangrande 36, 54 Charles VIII (Carlo Ottavo) 7, 85, Della Valle, Federico 69, 199, 200, 87, 90, 95, 100 208, 213 Chiabò, Maria 61, 78, 79 Démocrite 175 Cialdini, Girolamo 149, 156 Denores, Jason 47, 58 Cicéron 23, 34, 52 De Reyff, Simone 66, 78 Cicognini, Giacinto Andrea 69 Descartes, René 225 Cicognini, Jacopo 70 De’ Sommi, Leone 172, 183 Cinquanta, Benedetto 70 De Valdés, Alfonso 122, 123, 125 Clément VII (Clemente VII) 36, 101, Diomède 6, 49, 50, 51, 54, 58, 233 117, 121, 235 Di Pers, Ciro 9, 200, 206, 207, 208, Collenuccio, Pandolfo 69 209, 211, 212, 213, 214, 240, 241 Côme de Médicis (Cosimo de’ Doglio, Federico 66, 78, 129 Medici) 115, 119 Dolce, Lodovico 173, 203 Commynes, Philippe de 113, 125, 134 Domenach, Jean-Marie 61, 79 Conchine (Concini, Concino) 8, 129, Domizi, Pietro 69 130, 131, 138, 144 Donat 32, 40, 49 Corneille, Pierre 66, 77, 78, 129 Donzelli, Domenica 79 Correr, Gregorio 31 Couton, Georges 78 E Croce Bianca, Giovanni (ou Santacroce) 149, 155 Eagleton, Terry 57, 58 Curtius, Ernst Robert 52, 57, 185, 195 Engel, Johann Jakob 223, 228 Erycius Puteanus 140 D Escola, Marc 83, 84, 93, 105 Euripide 45, 135, 136, 173, 174 Da Filicaja, Vincenzo 220 Évanthius 6, 49, 50, 51, 54, 58, 233 D’Agata, Aida Beatrice 71, 78 Ezzelino III da Romano 35, 53, 54, 55 Da Horte, Antonio Decio 204 Dainville, François de 65, 78 F Dal Giglio, Marco 149, 153 Da Molino, Filippo 149 Faustini, Agostino 70 R 244 Index

Ferrante d’Aragona 111 Gramigna, Vincenzo 199, 200, 206, Ferrari, Francesco 200 208, 209, 212, 213 Filipepi, Simone 99, 106 Gratarolo di Salò, Bongianni 174 Finella, Filippo 69 Groto, Luigi Cieco di Adria 9, 165, 166, Firenzuola, Agnolo 166 167, 168, 169, 170, 171, 172, 174, 175, Flavio Giuseppe (Flavius, Josèphe) 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 201, 213 184, 239 Folengo, Cristoforo 167 Guarini, Giambattista 165, 208 Forsyth, Eliott 129 Guicciardini, Francesco 7, 83, 84, 88, Foscarini, Michiele 149 89, 91, 104, 105, 111, 112, 113, 114, 115, Foucault, Michel 225, 226, 228 120, 121, 122, 123, 124, 125, 235, 236 Fournel, Jean-Louis 85, 87, 89, 95, 97, Guicciardini, Luigi 7, 83, 115, 116, 117, 105, 106, 108 119, 120, 235, 236 Fragonard, Marie-Madeleine 7, 61, 63, Guidi, Guidubaldo 88, 107 75, 76, 78, 129 Guillaume de Conches 35, 36, 53 Francesco da Carrara l’Ancien 36 Frare, Pierantonio 62, 66, 79 H Fusconi, Giovan Battista 149 Hankins, James 37, 41 Heinsius, Daniel 66 G Héraclite 175 Galeazzo Maria Sforza 111 Holbein, Hans 187, 188 Galladei, Maffeo 173 Humbert de Romans 21 Gallo, David 70 Galluzzi, Tarquinio 66 I Gambacorta, Benedetto 36 Iacovilli, Vincenzo 203 Garfagnini, Gian Carlo 85, 94, 95, 97, Incogniti ( gli) 149, 150, 152, 156, 162, 238 98, 105, 106, 107, 108, 109 Ingegneri, Angelo 169, 170, 172, 177, 183 Garin, Eugenio 85, 106 Isidore de Séville 35, 51, 53, 58 Garlande, Jean de 32, 50, 58 Garrick, David 224, 225 J Gazzoletti, Antonio 69 Gelati (Académiciens) 140, 146 Jacques de Cessoles Genzano, Silvia 102, 103, 106 (Iacopo da Cessole) 13, 14, 24, 26 Geremia, Vincenzo 70 Jacques de Voragine Giacomini, Lorenzo 177, 183 (Iacopo da Varazze) 14, 16, 26 Giambologna 220 Jacquot, Jean 31, 42, 78, 79 Gilbert de Poitiers 186 Jannaco, Carmine 156, 161 Giraldi Cinzio (ou Cintio), Giovan Jean de Salisbury 51, 52 Battista 9, 48, 55, 58, 65, 158, 162, 169, Jolles, André 68, 79 173, 174, 175, 183, 204, 205, 213, 233 Glissenti, Fabio 9, 185, 186, 187, 188, K 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196, Kelly, Henry Ansgar 36, 40, 41, 52, 53, 58 197, 198, 240 Gonzaga, Francesco I 31 L Gorini Corio, Giuseppe 69 Gottardi, Giovanni 70 La Baffarderie, Jean Bernard de 138 R 245 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

Lactance 51 Marchese, Annibale 70 La Mesnardière, Jules de 48, 58 Marguerite de Navarre 127 La Taille, Jean de 7, 136 Marini, Quinto 150, 151, 152, 156 Laurent le Magnifique (Lorenzo il Marino, Giovan Battista 208, 213 Magnifico) 114 Martelli, Mario 29, 30, 42 Lavater, Johann Kaspar 224, 226, 228 Martello, Pier Jacopo 69, 70 Lazaro di Gratian Levi 204 Mascardi, Agostino 140, 146 Lazzarini, Domenico 69 Matthieu, Pierre 8, 127, 128, 129, 130, Lebègue, Raymond 61, 76, 79 131, 132, 133, 134, 136, 137, 138, 139, 140, Le Brun, Charles 222, 225, 228 141, 142, 143, 144, 145, 147, 199, 211, Leontino, Francesco 69 236, 237 Lessing, Gotthold Ephraim 67, 74, 221, Merenda, Livio 70 222, 228 Michiel, Pietro 149, 154 Licco, Gaspare 71 Minervini, Francesco S. 61, 78 Limardo Daturi, Elisabetta 210, 211, Miotti, Mariangela 8, 127, 129, 199, 211, 214 214, 236 Londonio, Carlo Giuseppe 221, 228 Modena, Leone 9, 199, 200, 201, 202, López Pinciano, Alonso 47, 58 203, 204, 205, 206, 207, 211, 212, 213, Loredano, Giovan Francesco 149, 150, 214, 240, 241 154, 159 Mondin, Battista 98, 107 Lorenzini, Lucrezia 71, 72, 79 Montchrestien, Antoine de 199 Loschi, Antonio 31 Monti, Alessandro 102, 104, 107 Louis de Guise 138 Morfaux, Louise-Marie 36, 42 Loukovitch, Koster 61, 64, 76, 79 Morone, Bonaventura 69 Lovati, Lovato 31, 35, 53 Morone, Girolamo 112 Loyola, Ignace de 192, 193, 195, 196 Moroni, Giovan Battista 149 Lucain 39 Morrocchesi (ou Morrochesi), Lucas, Corinne 158, 162, 169, 183 Antonio 9, 215, 216, 217, 218, 219, Lucchesini, Gian Lorenzo 69 220, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, Luciano, Gaspare 70 229, 242 Lucien de Samosate 30 Mosele, Elio 77 Lucius, Ernst 67, 79 Motense, Liberal 149, 155 Luigi d’Este 138 Mussato, Albertino 31, 32, 34, 35, 36, 53, 54, 58, 62 M Machiavel, Nicolas (Machiavelli, N Niccolò) 7, 89, 91, 92, 94, 105, 107, Nabuchodonosor 24 111, 112, 113, 114, 117, 118, 119, 120, 123, Nardi, Iacopo 99, 107 125, 166, 167, 171, 235, 236 Natoli, Luigi 71, 79 Maggi, Vincenzo Maria 46, 58 Niccoli, Ottavia 85, 101, 107 Malebranche, Nicolas 225 Nicolas de Cues 40 Malipiero, Federico 149, 151, 159 Malvezzi, Virgilio 8, 127, 138, 140, 142, O 146, 236, 237 Manzini, Giovanni 31, 36, 42 Occhino, Bernardino 167 Marcelli, Nicoletta 29, 30, 41 Ovide 35, 50, 136, 186 R 246 Index

P Riccoboni, Luigi 166, 170, 184, 223, 228 Ridolfi, Roberto 85, 87, 90, 107 Pallavicino, Ferrante 149, 155, 159, 210 Ringhieri, Francesco 69 Palmerini, Ferrante 149, 160 Robert de Genève 36 Panciatichi, Vincenzo 69 Rosello, Andrea Romano 70 Pandolfini, Pier Filippo 103, 104, 107 Rosset, François de 127 Paolo Giordano Orsino Duca di Rossi, Nicolò 46, 51, 58, 169, 170 Bracciano 145 Roth, Cecil 103, 107 Parenti, Filippo 103, 107 Ruccellai, Giovanni 174 Passavanti, Jacopo 192 Passi, Giuseppe 210, 213 S Pastore Stocchi, Manlio 31, 34, 35, 36, 42, 53, 161, 162 Sacco Messineo, Michela 71, 79 Peletier du Mans, Jacques 132 Sacco, Tiburzio 69 Pétrarque (Petrarca, Francesco) 29, Saint Augustin 21, 22, 51 30, 38, 39, 132, 165, 166 Saint-Évremond 67, 79 Pétrone 51 Saintyves, Pierre 67, 79 Piccolomini, Alessandro 46, 58 Salluste 35, 220 Piccolomini, Enea Silvio 29, 31, 41, 52, Salutati, Coluccio 31, 39 58 Santi, Leone 69 Picone, Michelangelo 38, 42 Sanudo, Marino 115 Plantin, Christian 93, 107 Saulini, Mirella 65, 66, 69, 71, 79 Platon 165 Savonarola, Girolamo 7, 84, 85, 86, 87, Plaute 39 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, Plutarque 30, 52, 127 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 106, Poliziano, Agnolo 69 107, 109, 112, 235 Polizzotto, Lorenzo 85, 107 Scammacca, Ortensio 70, 71, 72, 73, 75, Pomo, Pietro 149, 158, 159 76, 78, 79, 233, 234 Pona, Carlo 149 Schlegel, August Wilhelm 56, 58 Pona, Francesco 69, 185, 186, 191, 194, Schlossig, Alfred 79 195, 197, 198 Segni, Bernardo 46, 58, 101, 108 Porphyre 186 Sénèque (Seneca) 31, 32, 34, 35, 36, 42, Premierfait, Laurent de 133, 144 49, 52, 53, 54, 55, 56, 64, 173, 174, 203, Prodi, Paolo 17, 27, 95, 107 233 Settimio, Giovan Battista 149 Q Sforza Pallavicino, Pietro 70, 211 Simonin, Michel 127, 147 Quaretta, Antonio 70 Sirillo, Bartolomeo 71 Querenghi, Antonio 138, 139, 140, 147 Sophocle 168, 174 Speranza, Francesco Paolo 149, 157 R Speroni, Sperone 65, 169, 174, 203 Racine, Jean 199, 200, 214, 240, 241 Spinello, Alessandro 173 Ragone, Giovanni 156 Stace 52 Ramat, Raffaello 83, 107, 111 Stanchi, Michele 70 Razzi, Girolamo 173 Stäuble, Antonio 39, 40 Ricasoli, Bindaccio 29 Stefonio, Bernardino 66, 69 Riccoboni, Antonio 169 Stegmann, André 72, 79 R 247 Idées et formes du tragique dans la société et la culture italiennes

Summonte, Giovanni Antonio 128 Viperano, Antonio 46, 47, 51, 59 Visconti, Gian Galeazzo 31, 36 T Vo lta , Alessandra 170, 178 Taccone, Baldassarre 69 W Tacite 8, 130, 131 Talma, François-Joseph 218, 219, 229 Weinberg, Bernard 46, 47, 58, 59 Tantillo, Antonio 65 Weinstein, Donald 85, 86, 101, 109 Tarabotti, Arcangela 210, 213 Witart, Claude de 133, 134, 144 Tasso, Torquato (le Tasse) 130, 132, 165, 167, 189, 204, 208, 213 Z Térence 39, 40, 49 Zaccaria da Lunigiana 87, 101, 102, Ternois, René 79 108 Terreaux-Scotto, Cécile 7, 83, 93, 108, Zaguri, Girolamo 149 234 Zanardo, Michele 69 Tesauro, Emanuele 70, 79 Zancarini, Jean-Claude 8, 83, 85, 89, 95, Teulade, Anne 61, 79 102, 105, 106, 108, 109, 111, 235 Théodore de Cyrène 25 Thomas d’Aquin (Tommaso d’Aquino) 98 Tiepolo, Paolo 170 Tite-Live 123 Todeschini, Giacomo 17, 27 Tomasi, Tomaso 149 Torelli, Pamponio 204 Toscanella, Orazio 50, 51, 58 Toschi, Paolo 62, 79 Toussaint, Stéphane 85, 108 Trevet, Nicolas 36 Trissino, Gian Giorgio 166, 173, 174 Tuccio, Stefano 69, 71, 79 Turamini, Bernardino 70

U Uguccione da Pisa 35 Uschi, Salamon 204

V Valère, Maxime (Valerio, Massimo) 25, 29 Valerio, Adriana 98, 108 Varano, Alfonso 69 Varchi, Benedetto 83, 104, 108 Vasoli, Cesare 34, 42, 85, 101, 108 Vettori, Francesco 87, 88, 109 Vettori, Piero 88, 103, 109, 116 Villa, Claudia 31, 43 R 248 Renseignements et commandes Cahiers d’études italiennes (Novecento… e dintorni & Filigrana)

Ellug / Revues Université Stendhal BP 25 38040 Grenoble cedex 9 Tél. 04 76 82 43 75 / Fax 04 76 82 41 12 Courriel : [email protected] http://w3.u-grenoble3.fr/ellug

Prix du numéro : 15 euros Frais d’expédition Pour la France métropolitaine : 2,50 euros pour le premier ouvrage, 1 euro pour les suivants. Pour les autres pays : se renseigner Règlement – chèque bancaire ou postal libellé à l’ordre de : Mme l’Agent comptable de l’université Stendhal

Numéros disponibles Numéro 1 (Novecento) Dire la guerre ? 2004 Numéro 2 (Filigrana) La Persuasion 2005 Numéro 3 (Novecento) Images littéraires de la société contemporaine (1) 2005 Numéro 4 (Filigrana) Pétrarque et le pétrarquisme 2005 Numéro 5 (Novecento) Images littéraires de la société contemporaine (2) 2006 Numéro 6 (Filigrana) La Nouvelle italienne du Moyen Âge à la Renaissance 2006 Numéro 7 (Novecento) Images littéraires de la société contemporaine (3) 2008 Numéro 8 (Filigrana) Boccace à la Renaissance 2008 Numéro 9 (Novecento) Images littéraires de la société contemporaine (4) 2009 Numéro 10 (Filigrana) Nouvelle et roman : les dynamiques d’une interaction 2009 du Moyen Âge au Romantisme (Italie, France, Allemagne) Numéro 11 (Novecento) Littérature et nouveaux mass médias 2010 Numéro 12 (Filigrana) Texte et images dans la culture italienne 2010 (Moyen Âge, Renaissance, époque contemporaine) Numéro 13 (Filigrana) Enea Silvio Piccolomini-Pie II : homme de lettres, 2011 homme d’Église

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Numéro 14 (Novecento) Les années quatre-vingt et le cas italien 2012 Numéro 15 (Filigrana) Héros et modèles 2012 Numéro 16 (Novecento) « On ne naît pas… on le devient ». 2013 I gender studies e il caso italiano, dagli anni Settanta a oggi Numéro 17 (Filigrana) Traduire : pratiques, théories, témoignages en Italie et 2013 en France du Moyen Âge à nos jours Numéro 18 (Novecento) Da Torino a Parigi: Laura Malvano storica e critica d’arte. 2014 Omaggio alla vita e all’opera Anciens numéros Renseignements et commandes Filigrana

Ellug / Revues Université Stendhal BP 25 38040 Grenoble cedex 9 Tél. 04 76 82 43 75 / Fax 04 76 82 41 12 Courriel : [email protected] http://w3.u-grenoble3.fr/ellug

Numéros disponibles Filigrana numéro 1 : De l’Ironie (1) 1993 13 euros Filigrana numéro 2 : De l’Ironie (2) 1994 13 euros Filigrana numéro spécial : Goldoni et l’Europe 1995 15 euros Filigrana numéro 3 : L’Écrit et la mémoire (1) 1996 13 euros Filigrana numéro 4 : L’Écrit et la mémoire (2) 1997 13 euros Filigrana numéro 5 : De la dérision (1) 1998-1999 14 euros

Filigrana numéro 6 : La Lettre, le Secrétaire, le Lettré. De Venise à la Cour d’Henri III (2 vol. indivisibles) 2000-2001 25 euros

Filigrana numéro 7 : De la dérision (2) 2002-2003 15 euros

Frais d’expédition Pour la France métropolitaine : 2,50 euros pour le premier ouvrage, 1 euro pour les suivants Pour les autres pays : se renseigner

Règlement – chèque bancaire ou postal libellé à l’ordre de : Mme l’Agent comptable de l’université Stendhal Renseignements et commandes Novecento

Ellug / Revues Université Stendhal BP 25 38040 Grenoble cedex 9 Tél. 04 76 82 43 75 / Fax 04 76 82 41 12 Courriel : [email protected] http://w3.u-grenoble3.fr/ellug

Numéros disponibles … Cahier 1 Trieste (épuisé) … Cahier 2 Florence 8 euros … Cahier 3 Trieste (bis) 8 euros … Cahier 4 Tozzi 10 euros … Cahier 5 Florence (bis) 8 euros … Cahier 6 Enfances méridionales 10 euros … Cahier 7 Paris-Italie 10 euros … Cahier 8 France-Italie 10 euros … Cahier 9 France-Italie (bis) (épuisé) … Cahier 10 Pratolini (épuisé) … Cahier 11 Paris-Italie (bis) 10 euros … Cahier 12 Littérature de frontière I 14 euros … Cahier 13 France / Italie 11 euros … Cahier 14 Littérature de frontière II 13 euros … Cahier 15 Littérature de frontière III 14 euros … Cahier 16 Pavese 13 euros … Cahier 17 Frontières culturelles du côté de l’Istrie 13 euros … Cahier 18 Marginalités 13 euros … Cahier 19 La frontière par temps de guerre 13 euros … Cahier 20 Frontières et minorités 13 euros … Cahier 21 Umberto Eco – Le 8 septembre et les écrivains 14 euros italiens – Autobiographisme et intertextualité … Cahier 22 Mélanges offerts à Gilbert Bosetti 23 euros … Cahier 23 Le Meurtre 14 euros … Cahier 24 La médiance paysagère 14 euros

… Novecento / Tigre (Hors série) 15 euros … Violence politique et écriture de l’élucidation dans … le bassin méditerranéen – Sciascia et Vásquez Montalbán

Règlement – chèque bancaire ou postal libellé à l’ordre de : Mme l’Agent comptable de l’université Stendhal Mise en page et Composition Ellug / Revues Université Grenoble Alpes Ouvrage composé en Adobe Garamond Pro sous InDesign Reprographie et façonnage Atelier de l’université Stendhal - Grenoble 3

Achevé d'imprimer, octobre 2014