Médée comme mémoire du théâtre

Une poétique du mal (1556-1713)

par Aurélie Chevanelle-Couture Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph. D. en langue et littérature françaises

Décembre 2017

© Aurélie Chevanelle-Couture, 2017

Table des matières

Résumé ...... iv Abstract ...... v Remerciements ...... vi INTRODUCTION ...... 1 Dionysos et Médée ...... 7 Le théâtre maléfique ...... 12 Revenances de Médée, revenances du mal ...... 18 Plongée dans une mémoire occulte ...... 21 CHAPITRE I. La Médée de Jean de La Péruse ou la fureur originelle ...... 27 Médée furieuse : spectacle du mal, perversion du logos ...... 31 La femme ardente et le chaos du monde ...... 43 La tragédie et l’invention de la Sorcière ...... 51 CHAPITRE II. Médée de ou le scandale du mal admirable ...... 61 Furieuse, orgueilleuse, héroïque ...... 65 La grandeur du mal et le pathétique d’admiration ...... 77 Le plaisir transgressif à l’ombre de la règle ...... 83 L’ennemie de la Ci(vili)té : une politique du refoulement ...... 92 CHAPITRE III. La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille ou la machine contre le mal ... 105 La défaite d’une déesse ...... 113 La machine en scène : la magie désenchantée ...... 125 La machine souveraine ...... 133 Le souverain machiniste ...... 141 Épilogue : Médée à l’opéra ...... 152 CHAPITRE IV. Médée de Longepierre ou le souvenir du mal ...... 160 L’ombre du passé ...... 164 L’horreur des Anciens ...... 177 Permanence du mal : Médée chez les Anciens ...... 184 Le jeu du sablier : mémoire du mal, force de changement ...... 191

iii

CONCLUSION ...... 195 Les deux corps du théâtre et le temps de la tragédie ...... 196 Théâtre-poison, théâtre-corruption ...... 201 Médée et le théâtre de la cruauté ...... 203 Perspectives ...... 206 BIBLIOGRAPHIE ...... 210 Corpus primaire ...... 211 Corpus secondaire (autres œuvres dramatiques convoquées) ...... 211 Textes anciens ...... 213 Textes du XVIe au XIXe siècle ...... 215 Sources postérieures à 1900 ...... 219

Résumé

Notre thèse examine l’étroite association entre la figure de Médée, qui est aussi figure du mal, et le théâtre français, de la Renaissance à la fin du règne louis-quatorzien. De façon frappante, chacune des apparitions de la magicienne, barbare et infanticide, coïncide avec un moment charnière, fondateur, de l’histoire de ce théâtre. La toute première tragédie à l’antique imprimée en français, en 1556, est une Médée, celle de Jean de La Péruse. Médée signe aussi, en 1635, l’acte de naissance du tragique cornélien – et de la tragédie classique régulière. Vingt-cinq ans plus tard, la tragédie à machines atteint son point de perfection avec La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille, où la magicienne occupe une place centrale. Cette pièce servira de modèle structurel et poétique à l’opéra français. En 1694, enfin, la Médée d’Hilaire de Longepierre pose un jalon dans la querelle des Anciens et des Modernes, et autorise la redéfinition d’un genre menacé de sclérose.

Si la noire magicienne participe aussi activement à la définition du théâtre, postulons-nous, c’est qu’elle en incarne la mémoire. Sa figure comprend les traits originels de l’art dramatique, né sous le signe de la transgression. En convoquant Médée, en matérialisant ses sortilèges, sa passion et ses crimes, le théâtre joue sur le plan de l’autoréférentialité : il (se) rappelle qu’il jaillit d’une brèche dans les fondations de la polis ; qu’il puise sa force vitale à l’ombre des règles pensées pour délimiter l’acceptable. Et de cette réminiscence, il tire l’énergie nécessaire pour se redéfinir.

Médée, c’est l’« image survivante » définie par Georges Didi-Huberman : la forme primordiale qui revient hanter le présent du théâtre lorsqu’une rupture historique commande sa mutation. Suivant un mécanisme similaire à celui du symptôme freudien, témoin d’un retour du refoulé, chaque apparition de la magicienne catalyse le développement d’un nouvel état de la poétique dramatique : en rappelant le chaos originel, Médée exige que soit repensé son mode de répression. C’est dire qu’elle invite à explorer les soubassements de la scène ; à dévoiler les forces occultes qui ont rythmé son évolution – et, en parallèle, celle de l’État absolu.

v

Abstract

This thesis explores the strong ties between the figure of Medea — a powerful representation of evil — and the French theatre, from the Renaissance to the end of Louis XIV’s reign. Each occurrence of the barbaric and infanticidial magician remarkably coincides with a critical turning point in French theatre history. The very first Antiquity-inspired to be printed in French, in 1556, is Jean de La Péruse’s Medea. Medea also marks the birth of Corneille’s tragic theatre, in 1635, and of the common classical tragedy. Twenty-five years later, “tragédie à machines” (tragedy with machinery) reaches its highest degree of perfection with Corneille’s La Conquête de la Toison d’or, in which the magician’s importance is paramount. This play will later serve as a structural and aesthetic model for the French opera. Lastly, in 1694, Hilaire de Longepierre’s Medea plays a pivotal role in the quarrel of the Ancients and the Moderns as it redefines an increasingly static genre.

If the dark magician is so actively involved in the redefinition of the theatre, we believe it is because she epitomizes memory. Her figure embodies the original traits of the dramatic art, which has a deeply rooted history of transgression. By summoning Medea, by materializing her enchantments, her passion and her crimes, theatre plays a self-referential game: it recalls its original emanation from a breach in the foundations of the polis; it recalls that it draws its life force in the shadows of the rules determining the limits of acceptability. And from that reminiscence, it gathers the strength it needs to redefine itself.

Medea is the “surviving image”, as defined by Georges Didi-Huberman, the primordial figure that haunts the present of the theatre when a historical breaking point demands its transformation. Not unlike the Freudian symptom, which is the resurfacing of a suppressed motive, each occurrence of the magician catalyzes the development of a new state for dramatic poetics: by recalling the original chaos, Medea demands a new mode of repression. She invites us to explore the bedrock of the scene and to unveil the occult powers that have punctuated its evolution and, with it, the evolution of French absolutism.

vi

Remerciements

Ma reconnaissance va d’abord à mon directeur de thèse, le professeur Normand Doiron. Pour sa sagesse et sa bienveillance. Pour la vastitude de son savoir et la profondeur de son esprit. Pour la leçon d’écriture qu’il m’a donnée, aussi. En suivant ses conseils, en lisant ses travaux, j’ai pu mesurer le rôle de chaque mot, de chaque tournure de phrase, de chaque image dans l’efficacité d’une démonstration. Surtout, j’ai compris qu’exprimer une pensée avec rigueur et clarté ne signifiait pas, au contraire, d’empêcher le cœur de parler.

Un grand merci, également, aux professeurs Roxanne Roy, Diane Desrosiers, Frédéric Charbonneau et Pascal Brissette : leur lecture attentive et leurs lumineux commentaires m’ont donné le désir de poursuivre mes travaux, quelques promesses que j’aie pu me faire à certains moments inqualifiables de ma rédaction.

Merci aux femmes accomplies, pleines de cœur et d’intelligence, que j’ai l’immense privilège de compter dans ma vie depuis le secondaire, et à tous les amis que le hasard (ou le destin) a mis sur ma route au fil du temps. J’ai toujours peine à croire qu’autant de belles personnes m’accordent leur estime. Un merci tout particulier à Luba Markovskaia et à Catherine Côté-Ostiguy pour les services de révision et de traduction qu’elles m’ont offerts.

Merci à mes parents : Jocelyne, curieuse de tout, rigoureuse dans tout, sensible, un peu sorcière ; Richard, cultivé, passionné, noble d’âme. Ils m’ont tout enseigné, tout donné. Je ne témoignerai jamais assez de mon amour et de mon admiration pour eux.

Merci, merci à mon précieux bien-aimé, David Azoulay, qui m’a soutenue (et supportée) au cours des six dernières années. C’est grâce à lui, à sa confiance inébranlable, à ses observations d’une intelligence toujours saisissante, que ce travail est ce qu’il est – que ce travail est, peut-être, tout simplement.

vii

Je ne saurais, enfin, présenter une étude qui aborde la mémoire sans rappeler celle de mon collègue Vincent Dupuis, disparu en 2015. Si je n’avais pas trouvé dans ses travaux une source constante d’inspiration et d’émulation, nos (trop brèves) conversations auraient suffi à me montrer l’acuité de sa pensée et la richesse de sa réflexion. J’aimerais pouvoir lui dire à quel point je lui suis redevable.

L’écriture de cette thèse a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill.

Aurélie Chevanelle-Couture Montréal, mars 2018

À Céline, mémoire du bien autant que Médée est celle du mal.

INTRODUCTION

Parmi tous les poètes européens qui écrivent sur Médée de la Renaissance aux Lumières, les dramaturges français sont les plus zélés1. Ils consacrent une quinzaine de pièces à la redoutable

épouse de l’Argonaute Jason. En portant si fréquemment à la scène cette magicienne infanticide et régicide, ils s’adonnent à la convocation quasi obsessionnelle d’une figure du mal : peu de personnages mythiques s’associent aussi étroitement que la barbare Médée à ce « désordre dans le rapport des êtres »2, à ce « trouble [de] l’harmonie universelle »3, à cette énigme de la cruauté des hommes et de la nature. Que signifie donc la hantise d’un tel personnage, qui « fonctionne comme némésis »4, chez les poètes dramatiques français ? Et que révèle, à propos du théâtre de la première modernité, la récurrence de ses apparitions scéniques ?

1 Voir Z. Schweitzer, Une « héroïne exécrable aux yeux des spectateurs ». Poétiques de la violence : Médée de la Renaissance aux Lumières (Angleterre, , Italie), p. 21. Voir également la liste des œuvres consacrées à Médée en Occident du Moyen Âge au XXe siècle (D. Mimoso Ruiz, Médée antique et moderne. Aspects rituels et sociopolitiques d’un mythe, p. 210-217). 2 E. Naville, Le problème du mal, p. 24. 3 Ibid., p. 24. 4 H. Domon, « Médée (ou) l’Autre ». 3

L’imposante littérature critique dont font l’objet la biographie mythique de Médée, ses séquences, ses variantes, sa charge symbolique et ses récupérations artistiques, ne fournit pas d’hypothèses satisfaisantes. Quelque éclairants qu’ils soient sur le plan documentaire, les ouvrages de cet ensemble 5 occultent les enjeux poétiques et génériques impliqués par le rapport de la magicienne au mal. Leurs auteurs se concentrent surtout sur le repérage, dans les textes qu’ils abordent, des unités thématiques et symboliques propres au « mythe primordial » de la femme de

Jason6. Ils conservent l’idée, à la fois unificatrice et réductrice, d’un récit fondateur qui aurait

« connu une naissance, une durée et une fin »7. Ce récit se trouve appréhendé dans une perspective

étiologique, comme un simple réservoir de motifs susceptibles de conditionner un traitement esthétique. En résulte la reformulation d’évidences à propos de Médée, de sa relation à « la destruction et [à] la haine », de sa place dans « un monde noir en connivence avec l’horreur et la mort »8.

Les analyses et les éditions critiques des œuvres d’Ancien Régime mettant en scène Médée ne livrent, non plus, aucune réponse complète. Bien sûr, ces travaux rappellent que « la fortune de

5 Cet ensemble se compose notamment de certains recueils d’articles multidisciplinaires publiés depuis les années 1980, qui livrent une analyse des principaux enjeux sociaux et politiques soulevés par la geste médéenne de l’Antiquité à l’époque contemporaine. Au nombre de ces recueils figurent Medeia. Mélanges interdisciplinaires sur la figure de Médée, dirigé par Paulette Ghiron-Bistagne (1986) ; Medea : Essays on Medea in Myth, Philosophy and Art (1997), sous la direction de James J. Clauss et Sarah Iles Johnston ; et Unbinding Medea. Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century (2006), édité par Heike Bartel et Anne Simon. Les monographies Médée antique et moderne de Duarte Mimoso-Ruiz (1982), Le mythe de Jason et Médée d’Alain Moreau (1994), The Medieval Medea de Ruth Morse (1996) et Medea d’Emma Griffiths (2006) constituent également des éléments d’intérêt dans ce groupe. 6 Pour Sylvie Ballestra-Puech, ce parti pris constitue un écueil méthodologique courant dans le champ des études mythocritiques : « Il me semble […] que l’illusion du texte fondateur unique […] continue à avoir des effets pernicieux, quelle que soient les précautions dont on l’entoure. Elle en induit une autre, celle d’une unité originelle laissant place progressivement à une pluralité synonyme de dégradation. » (S. Ballestra-Puech, « Longue durée et grands espaces : le champ mythocritique », p. 27.) 7 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée : le va-nu-pied et la sorcière, p. 14. 8 D. Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, p. 195. 4

[la femme de Jason] est liée au genre dramatique »9 ; qu’Euripide, le premier, a attribué à la magicienne un infanticide devenu « élément essentiel de sa figure mythique »10 et vecteur principal de sa relation au mal11. Ils rendent aussi compte du fait qu’il existe entre la magicienne, criminelle, surnaturelle, et le dispositif poétique de la dramaturgie moderne, une relation à la fois privilégiée et délicate 12. Par sa violence, « irrecevable sur la scène policée » 13 , Médée ouvre un laboratoire poétique autorisant le théâtre à mesurer « jusqu’où il peut aller trop loin »14. Par sa pratique du maléfice 15, offrant une métaphore de l’illusion dramatique et de son inquiétant pouvoir de

9 Z. Schweitzer, Une « héroïne exécrable aux yeux des spectateurs », p. 12. 10 F. Charpentier, « Médée figure de la passion d’Euripide à l’âge classique », p. 388. 11 Des études, remarquables par leur richesse et leur érudition, ont été réalisées à propos de la représentation théâtrale de Médée dans l’Antiquité. Médée dans le théâtre latin d’Ennius à Sénèque (1990), d’André Arcellaschi, offre un survol complet de l’itinéraire de la magicienne sur les scènes romaines et livre un juste témoignage de l’importance occupée par le personnage dans le répertoire dramatique latin. L’ouvrage fait toutefois l’économie de la question spécifique du mal associé à la femme de Jason. Cette question se trouve, par contre, abordée de façon originale par Jackie Pigeaud, dans le chapitre « Les viscères de Médée » de l’ouvrage La maladie de l’âme (1981), consacré à la relation de l’âme au corps dans la tradition médico-philosophique antique. Elle occupe également une place centrale dans deux études de Florence Dupont, Les monstres de Sénèque (1995) et Médée de Sénèque ou comment sortir de l’humanité (2000). 12 Christian Delmas situe d’emblée la violence de Médée, infanticide, mais aussi régicide, au centre d’un paradoxe. Il remarque que les crimes inhumains de la Colchidienne apparaissent problématiques eu égard aux critères de vraisemblance et de bienséance développés au début du Grand Siècle. Il constate néanmoins que la magicienne révèle, par ces forfaits mêmes, l’efficacité redoutable de la violence comme ressort dramatique dans la tragédie : à travers le spectacle cruel d’une fureur meurtrière la femme de Jason offre à l’état pur le sentiment tragique. (Voir C. Delmas, « Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVIIe siècle ».) Nombreux sont les critiques à émettre, devant ce paradoxe, l’hypothèse selon laquelle la figure de Médée constitue, par la brutalité même de ses crimes, un véritable laboratoire poétique, où se trouvent mis en question certains paramètres du spectacle tragique. Aux yeux de Françoise Charpentier, la mise en scène des actes inhumains de la Colchidienne éprouve les limites de la régularité classique. Pour Hélène Merlin-Kajman, la figure monstrueuse, dont la barbare magicienne est un paradigme, « reste le point de fragilité du système esthétique classique, soit comme menace pour ceux qui s’efforcent d’établir ce système, soit comme lieu d’une interrogation pour ceux qui s’y attaquent ». (Voir H. Merlin-Kajman, « Où est le monstre ? Remarques sur l’esthétique de l’âge classique », p. 179.) Selon Zoé Schweitzer, enfin, la violence de la femme de Jason constitue, autant pour les dramaturges que pour les théoriciens du théâtre moderne, le catalyseur d’une réflexion sur les limites du représentable, qui engage avant tout la notion de vraisemblance. À travers la question de la monstration des forfaits de Médée se dessinent les contours changeants adoptés par cette notion chez les doctes et les poètes, du XVIe au XVIIIe siècle. (voir Z. Schweitzer, Une « héroïne exécrable aux yeux des spectateurs ».) 13 C. Delmas, « Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVIIe siècle », p. 103. 14 F. Charpentier, « Médée figure de la passion d’Euripide à l’âge classique », p. 401. 15 Ce sujet forme le cœur de la monographie Medea, Magic and Modernity in France d’Amy Wygant (2007), où sont abordées trois pièces tragiques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Wygant trace, dans cet ouvrage, une intéressante association entre l’art occulte de Médée et la poétique dramatique de l’Ancien Régime. Elle affirme que la femme de Jason exerce, sur l’auditoire, un charme, dans la double acception que lui confère la langue classique : la Colchidienne séduit en même temps qu’elle jette un authentique sort, qu’elle crée une illusion. La chercheuse fait ainsi de Médée la matérialisation d’un rapport analogique unissant mimésis théâtrale et pièges du Démon. L’originalité de sa théorie provient toutefois moins de l’établissement de ce rapport que du prolongement qu’elle lui accorde : Wygant trouve 5 fascination, elle met en évidence les dangers impliqués dans la représentation mimétique de passions néfastes. Ces considérations ne suffisent toutefois pas à expliquer la troublante coïncidence des apparitions de la barbare infanticide avec des moments charnières, fondateurs, de l’histoire du théâtre de la première modernité16. Si elles cernent l’importance et la singularité esthétiques de Médée en tant que figure du mal, elles ne font qu’effleurer les liens ontologiques unissant la femme de Jason et l’art dramatique.

Ontologiques : le terme n’est pas trop fort. Médée ne représente, pour nous, rien de moins que l’être du théâtre. Son caractère – entendu au sens aristotélicien de « nature »17 – inscrit les traits originels de l’art dramatique, né sous le signe de la transgression. En convoquant la magicienne, en matérialisant ses sortilèges, sa passion et ses crimes, le théâtre joue sur le plan de

dans le personnage de la Colchidienne la manifestation par excellence du fait que la poétique dramatique et la démonologie partagent le même champ notionnel. Elle conclut, conséquemment, que Médée constitue la figure fondamentale d’un art dramatique pensé, par ceux-là mêmes qui en élaborent les règles, comme une déclinaison de la possession démoniaque, soumettant le public à l’emprise d'une fascinante projection de ses propres fantasmes. Ces propos viennent approfondir, et parfois nuancer, les considérations formulées par Aurore Gutierrez-Lafond et Noémie Courtès, auteures de thèses consacrées aux personnages de magiciens et aux motifs liés à la magie dans la littérature classique. En faisant de la représentation théâtrale l’avatar d’un pouvoir diabolique dont la femme de Jason serait l’incarnation, ils dépassent, en effet, la typologie des pouvoirs et des attributs scéniques médéens établie par Gutierrez- Lafond avec Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle en France (1998). Ils rendent, en outre, nécessaire une révision du point de vue exprimé par Courtès dans L’écriture de l’enchantement (2004), selon lequel la femme de Jason, magique et tragique à la fois, « entre en conflit d’essence avec le genre même qu’elle illustre ». 16 Normand Doiron a ouvert une intéressante piste de réflexion avec les articles « La vengeance d’une déesse » (2012) et « Médée ou la naissance de la sorcellerie » (2013). Étudiant les deux premières tragédies consacrées à la femme de Jason en France, Doiron remarque que, dans le paradigme théologique en place à l’aube de l’âge moderne, l’ancienne Déesse- Terre incarne non seulement le principe féminin responsable de l’introduction du péché dans la Création, mais aussi la perversion de la matière, abandonnée de Dieu et privée de la grâce. Il soutient donc que Médée matérialise, mieux que toute autre figure mythique portée à la scène, l’essence profonde, énigmatique, du mal. Plus important encore, il postule qu’elle révèle la face maudite du théâtre condamné par les réformistes, puis par les moralistes du Grand Siècle. Si elle permet d’envisager Médée sous un angle nouveau, la recherche de Doiron, qui couvre un corpus restreint, demeure cependant loin de cerner toute la portée, ou d’exploiter toutes les implications, de l’hypothèse sur laquelle elle repose. 17 Aristote définit le caractère comme « le référent immuable, naturel, premier et définitif que l’on perçoit comme la cause de l’action observée. Ceci conformément à la théorie anthropologique qui classe les hommes dans les différentes catégories naturelles que sont les caractères ». Précédant l’action, le caractère « est une sorte de passion, mais constante et quasi native, qui propose des comportements et les engage si la raison ne vient pas les modifier ou les censurer […]. Le caractère d’un personnage de théâtre correspond d’abord à sa “manie”, à une obsession qui gouverne ses actions, ses réactions, ses propos ». (E. Minel, Pierre Corneille : le héros et le roi, p. 358.) 6 l’autoréférentialité : il (se) rappelle qu’il jaillit d’une brèche dans les fondations de la polis ; qu’il puise sa force vitale à l’ombre des règles pensées pour délimiter l’acceptable ; qu’il est issu de la terra incognita des pulsions réprimées.

C’est dire que Médée engage la question de la mémoire – cette mémoire même qui, d’après

Bernard Beugnot, constitue l’horizon naturel et constant des textes de la première modernité18.

Chaque fois que la barbare Colchidienne resurgit sur scène, l’essence de l’art dramatique reprend corps. Par les traits qu’elle adopte, et qui se modulent d’une incarnation à l’autre, Médée ne libère pas seulement le mal qui dort au cœur du théâtre ; elle confronte les témoins de son apparition à la teneur de leurs propres limites, des interdits que leur impose leur propre condition culturelle.

On peut reconnaître, dans sa fonction et son statut, ceux de l’« image survivante » définie par Georges Didi-Huberman19 : Médée est une forme primordiale qui revient périodiquement hanter le présent ; une « trace mnémonique » inscrite sur la cire des tablettes, pour reprendre la vieille image de Quintilien. Si ses manifestations se produisent dans des périodes de mutation, c’est précisément qu’elles peuvent survenir à la seule faveur d’un mouvement dans la tectonique de l’histoire : suivant un mécanisme similaire à celui du symptôme freudien, témoin d’un retour du

18 « Ainsi la littérature classique affirme son originalité en des lieux de croisement entre la mémoire des modèles et les exigences du présent, entre la mémoire textuelle et les pressions de l’ingenium et du jugement individuel, entre le regard nostalgique porté sur la culture héritée et le sentiment poignant de la caducité et de l’éphémère qu’entretient l’eschatologie chrétienne. En ses plus hautes réalisations, […] l’œuvre classique est manière de vivre un certain rapport au temps. […] Dans la prise de conscience de soi comme dans la quête d’un style, Mnémosyne demeure la grande médiatrice et le XVIIe siècle, bien avant nos modernes critiques, avait placé le frémissement intertextuel au principe de l’œuvre. […] La littérature du XVIIe siècle a cherché son identité dans le rapport singulier qu’elle a entretenu avec le monde des textes qu’elle a hérités de l’Antiquité et de la Renaissance. » (B. Beugnot, La mémoire du texte, p. 28-29.) 19 Appliquée au domaine de l’histoire de l’art, la notion de pathosformel, pouvant être traduite par le syntagme « formule de pathos », désigne une « dynamique » propre à certains « mots originaires de la langue gestuelle des passions ». Elle correspond, autrement dit, à des types d’expressions physiques récurrents, qui s’avèrent discernables dans des œuvres différentes, issues d’époques différentes, comme autant de variations sur un thème pathétique. (Voir G. Didi- Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg.) 7 refoulé20, la magicienne trouve à resurgir, dans toute sa puissance actuelle, à travers les failles sismiques ouvertes par les secousses du changement. Ainsi catalyse-t-elle, chaque fois, le développement d’un nouvel état : en rappelant des facteurs transgressifs, elle exige que soit repensé leur mode de répression.

Demander à Médée, au mal qu’elle cristallise, une lecture de la poétique théâtrale d’Ancien

Régime revient donc à explorer les soubassements de la scène pour dévoiler les forces occultes qui l’ont nourrie et ont rythmé son évolution. Étudier les représentations de la magicienne infanticide, c’est reconnaître que l’art dramatique de la première modernité a puisé, dans la mémoire du chaos qui l’a engendré, les données nécessaires à sa transformation.

Dionysos et Médée

En amont de cette étude se trouve l’association, maintes fois commentée, entre poésie dramatique et désordre.

Au centre : la figure de Dionysos, dieu de la végétation exubérante, maître de l’ivresse et pendant infernal du grand Zeus. Dans la Poétique, Aristote indique que la tragédie « remonte aux auteurs de dithyrambes »21, hymnes composés, à partir du VIIe siècle av. J.C., pour célébrer le fils de

Sémélé et du chef des Olympiens. Pour le Stagirite, la poésie tragique descend donc d’un genre tendant à « exprimer symboliquement l’essence même de la nature »22 ; un genre traversé par le même enthousiasme que la danse effrénée des ménades en chasse dans la montagne, habitées par

20 Sur le mécanisme du retour du refoulé, voir S. Freud, Métapsychologie, p. 52-57. 21 Aristote, Poétique, 1449a, 11, p. 33. 22 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 35. 8 une « extase délicieuse, [montant] du fond le plus intime de l’homme »23 et de la terre. La voix vibrante de la chorée dithyrambique, précurseure du chœur tragique, fait écho à la rumeur qui, dans le second hymne homérique à Dionysos, « envelopp[e] l’immense forêt »24 au passage du dieu et de ses fidèles. Elle s’abreuve au délire collectif issu du déchaînement de forces naturelles à la fois mystérieuses et essentielles, ébranlant le monde jusque dans ses assises. Par là, elle obtient le pouvoir de mener l’homme hors de lui-même, d’ouvrir la voie vers un paradis sauvage, un lieu barbare où l’interdit devient possible et où surgit la face occulte de la culture, l’envers de la Loi.

Aux sources du théâtre se trouve l’oubli d’un moi rationnellement encadré ; « l’événement orgiaque primitif »25, dirait Didi-Huberman.

Certes, la tragédie conserve peu de ressemblances avec les hymnes bachiques lorsqu’elle atteint sa pleine nature : les pièces présentées aux concours dramatiques des Grandes Dionysies, au

Ve siècle av. J.C., constituent des inventions sur le plan des institutions sociales, des formes littéraires et de l’expérience humaine26. Il n’en demeure pas moins qu’elles s’inscrivent dans le cadre de célébrations constituant une exclusivité athénienne : elles participent d’un régime de

23 Ibid., p. 30. 24 Homère, « À Dionysos », p. 433. 25 Pour Didi-Huberman, les « valeurs expressives de l’émotion païenne », qui se reformulent plastiquement à différents moments de l’histoire, ont comme source « l’événement orgiaque primitif » que constitue le cortège de Dionysos. (Voir G. Didi-Huberman, L’image survivante.) 26 Selon Jean-Pierre Vernant, « la vérité de la tragédie […] se déchiffre dans tout ce que [le genre] a apporté de neuf et d’original sur le triple plan où [il] a modifié l’horizon de la culture grecque. Le plan des institutions sociales d’abord. Sous l’impulsion, sans doute, des premiers représentants des tendances populaires que sont les tyrans, la communauté civique instaure des concours tragiques, placés sous l’autorité du plus haut magistrat, l’archonte, et qui obéissent, jusque dans les détails de leur organisation, aux mêmes normes qui régissent les assemblées et les tribunaux démocratiques. […] Sur le plan des formes littéraires ensuite, avec l’élaboration d’un genre poétique destiné à être joué et mimé sur une scène, écrit pour être vu en même temps qu’entendu, programmé comme spectacle et, en ce sens, fondamentalement différent de ceux qui existaient auparavant. Enfin, sur le plan de l’expérience humaine, avec l’avènement de ce qu’on peut appeler une conscience tragique, l’homme et son action se profilant, dans la perspective propre à la tragédie, non comme des réalités stables qu’on pourrait cerner, mais comme des problèmes, des questions sans réponse, des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer. » (J.P. Vernant, « Le dieu de la fiction tragique », p. 21-22.) 9

« transgression officialisée »27 qui se développe solidairement avec le droit civique, et contribuent à faire de la communauté la plus policée du monde hellène une adoratrice zélée de la divinité même qui désavoue ses lois. L’espace dans lequel elles s’inscrivent a été ménagé pour restituer l’énergie débridée du thiase, pour reformuler les « valeurs expressives de l’émotion païenne »28.

Nietzsche a vu, derrière la représentation tragique athénienne, la matérialisation de la tension inhérente à l’art et à la pensée grecs. Cette tension oppose deux instances polarisées : l’esprit dionysiaque, puissance anarchique tissée d’extase et de cruauté, habitant la danse et la musique ; et l’esprit apollinien, système esthétique associé aux arts plastiques, unissant mesure et régularité29. Le second encadre le premier à l’intérieur de codes formels rationnellement définis. Il

épouse les structures d’une cité « qui se met en scène elle-même devant l’ensemble de ses citoyens30 ». Et le premier, par la menace qu’il représente, s’avère indispensable à l’élaboration des règles créées par le second : la raison d’être de ces règles se trouve précisément dans l’existence du pouvoir qui leur sert de repoussoir.

Issue de « la démesure d’[une] nature exultant dans la joie, la souffrance ou la connaissance »31, la fureur dionysienne façonne, en creux, la culture et ses nécessités. C’est avant tout en cela que la tragédie peut se réclamer de la divinité du délire et de son culte dithyrambique : par le jeu de forces opposées sur lequel elle repose, elle cristallise la conscience quasi métaphysique de la transgression, du mal latent que repousse, et dont, en même temps, s’abreuve, une société de droit travaillant à établir ses assises. En ouvrant un espace délimité, de part et d’autre, par les

27 M. Daraki, Dionysos et la Déesse-Terre, p. 11. 28 G. Didi-Huberman, L’image survivante, p. 265. 29 Sur les définitions, et l’opposition, du dionysiaque et de l’apollinien, voir tout particulièrement F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 28-32. 30 J.-P. Vernant, « Le dieu de la fiction tragique », p. 22. 31 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 41. 10 pulsions intimes et par la discipline consciente, elle forme également le lieu où naissent et survivent les images vouées à alimenter l’art. Là se trouve l’intérêt de la théorie nietzschéenne : nulle création, postule-t-elle, n’advient sans que le chaos ne rappelle son existence ; sans qu’il ne se présente comme un défi auquel seule peut répondre la création de l’ordre.

Dans ce singulier dispositif, oscillant entre la convocation et le contrôle d’une force infernale et nourricière, la notion d’illusion spectaculaire, inventée avec le théâtre, joue un rôle crucial. Elle se tient sur une frontière (peirar) : celle qui, en le circonscrivant, structure le monde et le sépare des dangers de l’illimité (apeirôn). Par la rassurante garantie de l’irréalité, elle met à distance les dangers de la folie, de la mania dionysienne, qui possède et qui happe. En contrepartie, elle expose, aux yeux des spectateurs, des images étrangères au réel quotidien : par elle naît un monde parallèle à celui de la cité, où se déchaînent des passions paroxystiques, aveugles et dévastatrices. Elle ouvre ainsi, en même temps qu’elle le voile, l’« abîme caché du mal »32 sur lequel s’érige la polis, et aux abords duquel se tient le théâtre. Elle autorise la dangereuse et fascinante exploration de ce gouffre par le prétexte de l’innocence de l’imagination. En cela, elle exerce une séduction ambiguë, semblable à celle que Jean-Pierre Vernant trouve dans le sourire de Dionysos.

Capable de « brouiller sans cesse les frontières de l’illusoire et du réel, [de] faire surgir brusquement l’ailleurs ici-bas »33, le meneur du thiase dépayse l’homme de lui-même pour l’entraîner vers le territoire interdit de ses propres ombres.

32 Ibid., p. 44. 33 J.-P. Vernant, « Le dieu de la fiction tragique », p. 24. 11

C’est sur ce territoire que se tient Médée. Petite-fille du Soleil, la magicienne appartient à la même lignée qu’Ariane, épouse de Dionysos. Elle, qu’Hésiode inclut dans la liste des déesses ayant partagé la couche d’hommes mortels34, et que Pindare dépeint comme une prophétesse à la

« bouche immortelle »35, a déjà occupé une place dans le même panthéon que le fils de Sémélé.

Alain Moreau a relevé plusieurs indices archéologiques renvoyant à un culte primitif de Médée36.

Avant d’être « dégradée » en magicienne, avant d’être supplantée en certains lieux par Héra,

Aphrodite ou Artémis, la Colchidienne a été une hypostase de la Grande Déesse. Elle a partagé le rapport de Dionysos à la fécondité, aux désordres foisonnants de la nature généreuse.

Plus important encore, elle participe elle-même d’une transgression inscrite au cœur de la société policée. Ramenée en Grèce avec la Toison d’or, la barbare Colchidienne devient une force destructrice incontrôlable. Euripide insiste sur cet aspect : Médée est une « lionne »37, une bête sauvage « aussi farouche que la Thyrénienne Scylla »38. Aucune femme grecque ne pourrait agir comme elle le fait. Dans chacune des cités où elle s’arrête, elle répand le chaos et la mort : d’Iolcos

à Corinthe, de Corinthe à Athènes, elle attente à la vie des rois, supprime les fruits de son union avec Jason, seconde de ses sorts et de ses poisons l’action d’un bras meurtrier. À travers ses sanglants forfaits, dirigés contre les fondements de l’organisation sociale, elle opère une violente mise en question de l’ordre collectif, portant au jour le visage caché, irrationnel et corrompu, des normes de la cité. Son action rejoint celle, subversive, de Dionysos, vouée à exposer au chaos les règles de la communauté protégée par les Olympiens. L’œuvre sinistre de Médée s’abreuve au

34 En énumérant les « Immortelles, entrées au lit d’hommes mortels, qui leur enfantèrent des fils pareils aux dieux » (Hésiode, Théogonie, v. 1018-1019, p. 68.), le poète fait mention de « la fille d’Eétès », cette « vierge aux yeux noirs » qui fut « amoureusement domptée par Jason, pasteur des peuples » (Ibid., v. 997-1000, p. 67.). 35 Pindare, IVe Pythique, Ant. I, p. 178. 36 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée. 37 Ibid., p. 149. 38 Ibid., p. 192. 12 même délire qui préside à la célébration du dieu de la nature indomptable, régisseur de l’illusion spectaculaire.

La question de cette illusion achève d’ailleurs de tisser une correspondance entre Médée, praticienne d’une « magie née des dieux »39, et l’art dramatique, porteur du souffle dionysien. La

Colchidienne entretient un contact étroit avec les artifices, séduisants et dangereux, qui constituent toute représentation : elle appartient à la lignée de Circé, charmante et mystérieuse maîtresse des métamorphoses ; à celle d’Hécate, sinistre patronne des sorciers, qui « aime à faire la bacchante avec les âmes des morts »40. Par le pouvoir dont l’investit son ascendance magique, Médée se joint à

Dionysos pour autoriser le jaillissement, dans le monde réel, d’apparitions spectrales, d’images infernales, à même de bouleverser le cours naturel du monde. En déchaînant les éléments pliés à sa volonté sans limites, nourrie par un désir destructeur, la magicienne livre, en même temps qu’elle l’alimente, le spectacle de passions néfastes, qui exercent sur l’âme une action corruptrice. Elle incarne, ainsi, ce qui fait du théâtre un art équivoque du masque et du mirage ; un art qui, selon

Platon, « n’a rien à envier à la sorcellerie »41.

Le théâtre maléfique

L’analogie entre art dramatique et artifice occulte témoigne de la méfiance entretenue à l’égard de la poésie imitative par l’auteur de la République. Platon se montre généralement hostile aux pratiques liées à la magie : il « ne se [gêne pas] pour condamner ceux qui exploitent la crédulité humaine et s’enrichissent en faisant miroiter la toute-puissance de leurs incantations et de leurs

39 C. Arnould, Histoire de la sorcellerie, p. 40. 40 Ibid., p. 30. 41 Platon, La République, X, 602d. 13 sortilèges »42. Dans les Lois, il va jusqu’à prévoir la peine de mort pour les « devins ou interprètes de présages »43, qui « [ont] réputation et apparence de nuire [à autrui] par ligatures, charmes ou incantations et autres sortilèges »44. En développant un argumentaire où le théâtre apparaît comme un envoûtement, il pose les fondements d’une vaste entreprise de condamnation de l’art dramatique, qui se poursuivra jusqu’à la première modernité.

On le sait : aux yeux de Platon, le théâtre, produit de la poiesis, se présente comme un mensonge impie, opposé aux visées d’une philosophie qui postule l’essentielle supériorité de l’idéal sur le matériel. Tendant à reproduire une réalité qui n’est déjà qu’une ombre, projetée sur les parois de la caverne où sont enchaînés les hommes, la mimésis de la scène ajoute un niveau à la tromperie qui sépare l’âme de la vérité. Elle présente une version doublement dégradée de l’œuvre réalisée par l’« auteur de l’univers »45, « meilleure de toutes les causes »46. Les illusions qu’elle produit se révèlent d’autant plus pernicieuses qu’elles constituent des pièges : elles s’apparentent aux stratagèmes élaborés par la ruse, qui a donné son nom à Médée47. Ne reposant sur aucun savoir ou savoir-faire réel, les simulacres « de mauvaise qualité »48 altèrent « l’excellence, la beauté et la rectitude de chaque objet, de chaque être vivant, de chaque action [imités] » 49. Comme leur pouvoir confond les esprits crédules auxquels ils s’offrent, « qui n’ont pas de contrepoison

42 C. Arnould, Histoire de la sorcellerie, p. 30. 43 Platon, Les Lois, XI, 933e. 44 Ibid., XI, 933e, p. 40. 45 Id., Timée, 28c, p. 117. 46 Id., 29a, p. 117. 47 L’étymologie du nom de Médée, dérivé des verbes medein – « veiller à » – et medesthai – « imaginer », « méditer » – convoque, en effet, les « ruses de l’intelligence ». 48 Ibid., X, 603b, p. 506. 49 Ibid., X, 601d, p. 503. 14 consistant à les connaître tel[s] qu’[ils] sont en réalité » 50 , ils méritent d’être bannis d’une

République gouvernée par l’amour du savoir.

« Contrepoison » : le terme est éloquent. Pour Platon, le théâtre est assimilable à un pharmakon, objet ambigu pouvant à la fois constituer un poison et une panacée51. Dans cette perspective, la poésie imitative se trouve pourvue de la même essence, et de la même ambivalence, que les drogues fabriquées par Médée, polupharmakos, à partir du venin de la terre. La magicienne concocte un produit aussi toxique que séduisant, et toxique parce que séduisant. Doté d’un considérable pouvoir de fascination, il relève d’un sortilège capable de rendre plaisant le spectacle pitoyable du déchaînement des passions vicieuses qui le constituent. Par lui s’éveille une sensualité de mauvais aloi. D’où son pouvoir de rejoindre, par une sorte d’insidieuse sympathie, la plus basse partie de l’âme, siège des pulsions et du désir immodéré ; de stimuler « ce qui, en [l’homme], est à distance de la réflexion »52, et d’étouffer, en même temps, l’élément spirituel qui « fait confiance à la mesure et au raisonnement »53. De la poésie jaillit un mal contagieux, mettant jusqu’aux esprits les plus résistants sous la coupe d’un « fabricant de fantômes »54, et instaurant « un mauvais régime politique dans l’âme individuelle »55.

50 Platon, République, X, 595b. 51 Comme le précise Jacques Derrida, pharmakon peut également revêtir les sens de « charme », « sort », « philtre » ou « peinture ». (J. Derrida, « La pharmacie de Platon », p. 103.) 52 Platon, République, X, 603b. 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid. 15

Les Pères de l’Église reprennent l’argumentaire platonicien dans les condamnations qu’ils prononcent contre l’art dramatique. Tertullien réprouve les « simulacres d’emprunt, [qui] agissent, triomphent et contristent la divinité »56. Augustin, quant à lui, loue Platon pour avoir chassé de sa

République les « ennemis de la vérité »57 que sont les poètes, et pour avoir cherché à « détromper » les victimes leurrées par leurs œuvres mensongères58. À ses yeux, comme à ceux du philosophe grec, tout spectacle dramatique répand la corruption : il contient les germes d’un « fléau »59, d’une maladie spirituelle (miserabilis insania). En transmettant au public, par une étrange alchimie, les passions mises en scène ; en menant à partager les souffrances des pécheurs représentés, il dévoile la nature des émotions les plus néfastes, et double d’une jouissance perverse l’expérience de la douleur. Son effet est d’autant plus redoutable qu’il excède largement la durée du spectacle. Une

« impression » se crée. Laurent Thirouin a mesuré la portée de ce terme60 : comme une maladie contagieuse laisse des séquelles – comme, aussi, la presse de Gutenberg noircira les feuilles vierges –, l’impression marque durablement quiconque y est exposé. Aux spectateurs, elle communique une corruption permanente et irrémédiable. Elle les perd. Brûlant de « flammes impures », ils deviennent insatiables : incessante est leur soif de voir, de « s’enivrer follement du spectacle des histrions » ; leur soif de savoir, aussi, cette volonté égoïste de connaître, en les appliquant (en les imprimant ?) à leur propre être, les mouvements de passions débridées.

56 Tertullien, Des spectacles, X, 10, p. 195. 57 Saint Augustin, La Cité de Dieu, II, XIV, p. 94. 58 Ibid., II, XIV, p. 94. 59 « [Les] démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu'elle s'attaque, non point au corps, mais aux mœurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement l'esprit des Romains que dans ces derniers temps […], on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu'ils couraient chaque jour au théâtre s'enivrer follement du spectacle des histrions. » (Ibid., I, XXXII, p. 65-66.) 60 Sur la notion d’impression, voir L. Thirouin, L’aveuglement salutaire, p. 138. 16

Contempler ce qui est étranger, découvrir et intérioriser ce qui devrait rester dissimulé – libido oculorum, libido sciendi : voilà ce qu’enseigne la scène, « exercice et école de vice ». Voilà, aussi, la teneur du désir qui a mené Ève à piller l’arbre défendu. Sous l’effet des paroles du serpent, la femme, lit-on dans la Genèse, « vit que l’arbre était […] un plaisir pour les yeux, et que l’arbre était désirable pour rendre intelligent »61. Ève se saisit du fruit interdit parce qu’elle porte son regard et ses pensées sur un objet dont elle devrait se détourner. C’est dire la gravité de la faute que les Pères de l’Église trouvent dans le fait d’aller au théâtre : prendre place dans les estrades, c’est céder de nouveau à la concupiscence qui a engendré l’expulsion de l’Éden. C’est répéter, sans cesse, le geste qui a profané la perfection première du monde, et entretenir la dépravation qu’il a inoculée dans le cœur humain. Corrompus par les ruses de la scène comme par celles du démon tentateur, les descendants du couple primordial renouent avec la cause de leur chute. Si, pour Platon, le poison des illusions ôtait à l’âme toute possibilité de côtoyer les dieux62, pour les premiers moralistes chrétiens, l’impression laissée par la représentation théâtrale se confond avec la tache originelle.

Ce crime en induit un autre. Le cadre théologique et épistémologique du christianisme se construit autour d’une scène primitive, si on peut l’appeler ainsi : celle de Jésus mourant sur la croix pour délivrer l’humanité de ses péchés. Cette scène est la seule image qui mérite d’être reproduite pour que tous la contemplent ; la seule qui puisse, sans danger, s’imprimer dans l’esprit et le cœur. Verser des larmes devant la mortification christique, en sentir la douleur dans sa propre chair, revient à lui offrir le tribut de sa croyance ; à accomplir, en le vivant, l’acte de foi qui soude la communauté des fidèles. C’est, encore, reconnaître la nécessité d’agir dans la charité et l’oubli de soi, à la suite de celui qui, suivant la volonté de son Père, a donné sa vie par amour pour

61 Gn, 3 : 6. 62 Ibid., X, 605b, p. 510. 17 l’humanité imparfaite. Corollairement, pleurer devant les aventures tragiques et lamentables d’êtres impurs, se repaître des passions mêmes que Jésus a expiées par son sacrifice, équivaut

à embrasser, avec un plaisir égoïste et masochiste, une blasphématoire parodie du martyre originaire. En acceptant le pacte de la représentation théâtrale, on accepte aussi de renier l’expérience sacrée du pardon divin. On se dérobe au spectacle de la Miséricorde pour se tourner vers la tromperie même qui a fait couler le sang du Christ. De là vient qu’Augustin trouve dans l’art dramatique l’œuvre de « funestes démons » ; que Tertullien en attribue l’invention à des esprits mauvais, « [ayant] vu dès le début le parti qu’ils pourraient tirer […] de la souillure des spectacles pour détourner les hommes de Dieu »63. Le théâtre occulte la lumière de la Grâce : en pervertissant le rituel de la foi, comme le ferait une messe noire, et en rendant cette perversion attrayante, il augmente le nombre des « incrédules dont le dieu de ce siècle a aveuglé l’intelligence afin qu’ils ne vissent pas briller la splendeur de l’Évangile »64.

Le « dieu de ce siècle », c’est Satan, l’Adversaire de la cité céleste. L’illusion constitue sa première arme65. Les Écritures le rappellent. « Il n’a pas persévéré dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui » 66 , peut-on lire chez Jean. « Revêtez-vous de l’armure complète de

Dieu », ordonne Paul aux Éphésiens, « afin que vous puissiez tenir ferme contre les artifices du diable »67. Ces « artifices » sont multiples. Maître des masques et des métamorphoses, le Prince des

Ténèbres peut « se transformer en ange de lumière » 68 pour « séduire la terre habitée tout entière ». Habile prestidigitateur, il sait susciter des visions qui troublent et confondent l’esprit.

63 Tertullien, Les Spectacles, p. 197. 64 2 Co, 4 :4. 65 « La lutte contre la Comédie n’est qu’un combat ponctuel, dans la guerre globale où s’affrontent l’esprit du monde et celui de la cité céleste. » (L. Thirouin, L’aveuglement salutaire, p. 236.) 66 Jn, 8 : 44. 67 Ep, 6 : 11. 68 2 Co, 11 : 14-15. 18

C’est d’ailleurs par la tromperie que le Démon saura le mieux préparer l’arrivée de l’Antéchrist :

« Et alors sera réveillé l’inique […] duquel la venue est selon l’opération de Satan, en toutes sortes de miracles et signes et prodiges de mensonge. » 69 Pour pervertir (et perdre) l’œuvre du vrai

Créateur, le diable a inventé le simulacre, le jeu. S’il est « le père du mensonge »70, il est aussi celui du théâtre, art de toutes les ombres et de toutes les séductions. Sur la scène, et par elle, il ouvre un passage entre son royaume et le monde ; un passage que connaissent aussi Médée et sa magie noire.

La rencontre entre la compagne d’Hécate et l’adversaire de Dieu a lieu à la Renaissance. Ce qui en résulte, et ce qui l’autorise, c’est la naissance de la tragédie.

Revenances de Médée, revenances du mal

L’histoire commence avec La Médée de Jean Bastier de La Péruse. Écrite en 1553, elle est imprimée en 1556 : cela en fait la toute première tragédie à l’antique publiée en français. La femme de Jason s’y impose comme figure matricielle du théâtre humaniste, qui devient, par elle, l’espace de l’excès, du déchaînement passionnel. Matricielle : le terme est pesé. Médée, l’infanticide, conçoit l’univers tragique et lui donne naissance par l’intermédiaire de la fureur. Le verbe forcené de la magicienne dévoile l’envers de l’enthousiasme, de l’inspiration musaïque, que la Renaissance associe à la création poétique. Son corps meurtri et meurtrier rappelle que le furor est avant tout un mal féminin, intimement lié à la fonction engendrante de la matière – et à son dérèglement. En s’appropriant le logos créateur, et en lui donnant les inflexions de l’apocalypse, la barbare

Colchidienne modèle, avec la tragédie, un anti-monde, reflet de la perversion de son sexe. Elle s’acquitte, ce faisant, de la tâche que confiera Satan aux sorcières. Éclairée par les flammes jaillies

69 2 Th, 2 : 9-10. 70 Jn, 8 : 44-45. 19 de son corps incandescent, la scène tragique s’identifie simultanément à la messe noire et au bûcher.

Les flammes traversent aussi Médée, premier essai tragique du jeune Pierre Corneille. Jouée en 1635, cette œuvre est considérée par plusieurs critiques71 comme l’acte de naissance de la tragédie classique. Canalisée vers le dépassement de soi, la passion effrénée de la femme trahie devient volonté surhumaine, action victorieuse : elle se décline sur un mode héroïque et politique.

Médée oppose au sort un combat qui prend la forme d’une révolte contre la loi, contre le pouvoir aveugle d’un tyran et la duplicité de ses courtisans. Grâce à la magie de la scène, elle renverse l’issue de la lutte mortelle entre la Sorcière, avatar du Prince des Ténèbres, et le Roi, représentant terrestre de Dieu. Cet acte prend la forme d’une choquante et superbe – choquante parce que superbe – affirmation de la liberté. Parvenant à éveiller une admiration pour le « crime en son char de triomphe »72, la Médée cornélienne s’inscrit à contrepied de la réflexion sur l’utilité du théâtre qui se développe sous le patronat de Richelieu. À un primat de politesse et d’instruction par l’exemple, elle substitue le plaisir d’une illusion délirante et jouissive, étrangère à toute loi morale.

Ce plaisir subversif n’est toutefois pas admis sur les scènes du Grand Siècle. Le théâtre progresse vers une régulation qui supporte mal l’impunité d’une criminelle. Médée se trouve donc bannie de la tragédie pendant tout l’âge d’or du classicisme. C’est sur une scène parallèle qu’elle

71 Dans l'article « De Médée à Phèdre : naissance et mise à mort de la tragédie classique », Marc Fumaroli fait, par exemple, de Médée la mère du tragique du Grand Siècle et la figure-type à partir de laquelle se façonne le caractère de nombreux autres personnages féminins de la tragédie classique. Ce point de vue s'apparente à celui de John D. Lyons qui postule, dans « Tragedy Comes to Arcadia : Corneille's Médée », que la pièce de Corneille met en scène, à travers le personnage de la magicienne, l'irruption du tragique dans l'univers de la tragi-comédie, et marque, par extension, l'avènement de la tragédie classique. Adoptant une perspective psychanalytique, Mitchell Greenberg soutient, pour sa part, que Médée représente une sexualité primitive, pré-humaine ; le principe originaire de « la Mère », opposé à celui du « Père » qu’incarne Jason. Cette opposition est aussi celle, originaire, qui pose la tragédie comme le lieu d’un affrontement entre nature et culture. (Voir M. Greenberg, Corneille, and the Ruses of Symmetry.) 72 P. Corneille, Dédicace de Médée, p. 173. 20 revit : elle joue un rôle de premier plan dans La conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille (1660), parangon des pièces à machines. Elle est alors pacifiée : si son pouvoir est rappelé, c’est pour que soit donné le spectacle de sa soumission ; pour que le logos, dont elle s’est jadis emparé, reprenne visiblement son empire sur le chaos qu’elle incarne. Sur le plan de la dramaturgie comme sur celui de la représentation, un art d’illusionniste calqué sur la nouvelle physique, qui imite la nature en y suppléant par le mécanisme, lui ravit les secrets des sortilèges hérités de son divin passé.

Domestiquée, sa force participe à la célébration d’un roi-enchanteur qui est aussi roi-machiniste, capable de subjuguer et d’ordonner, autour de son corps solaire, la civilisation et la nature. Cet ordre trouve son aboutissement dans l’opéra, théâtre de la totalité cosmique faite mécanisme, auquel la pièce de Corneille sert de référence.

Au crépuscule du Grand Siècle, la sombre silhouette de la femme de Jason se redessine sur la scène tragique. En 1694, Hilaire de Longepierre choisit le sujet de Médée pour illustrer les thèses esthétiques des Anciens dans la querelle qui les oppose aux Modernes. Émule de Racine,

Longepierre écrit une pièce sans machines, où il présente la magicienne comme une victime de l’amour, et sa vengeance comme une manifestation du destin. Ce qui confère le plus d’intérêt à sa

Médée, cependant, c’est qu’elle est une héroïne de la mémoire : non seulement rappelle-t-elle le passé avec une insistance sans précédent, mais ses crimes convoquent une horreur inhabituelle pour l’époque, une horreur que les contemporains de Longepierre associent à l’archaïque

« barbarie » des poètes antiques. À travers les gestes atroces de l’amoureuse trahie, c’est donc le lointain passé du théâtre qui resurgit sous les yeux de l’auditoire, et qui pose au siècle de Louis le

Grand la question du rapport au temps et aux modèles culturels. En conjurant les ombres de jadis, la magicienne ne fait pas qu’imprimer à la tragédie une inflexion horrifique, vouée à s’affirmer 21 dans les décennies suivantes. Elle montre que perdure, et se renouvelle sans cesse, le pouvoir de créer des formes par la parole ; que ce pouvoir prend sa source en des territoires aussi sauvages et lointains que l’ancienne Colchide.

Plongée dans une mémoire occulte

Quatre visages, quatre problématisations de la poétique, quatre moments de mutation historique et culturelle : ainsi se dessine, avec la structure de cet essai, le « fleuve des survivances »73 qu’a connues, aux XVIe et XVIIe siècles, la passagère de l’Argo. Il s’agira, pour le remonter, d’examiner chacun des moments où Médée a dévoilé le mal qui dort au cœur du théâtre ; de voir, aussi, comment ce dévoilement a catalysé la définition de nouvelles règles et le développement de nouvelles tendances esthétiques.

Il faudra confronter les différentes apparitions de Médée au théâtre en les soumettant, tour

à tour, au même traitement analytique. De prime abord, la poétique des mythes semble offrir l’appareil critique le plus adapté à une telle démarche. Associée, notamment, aux noms de

Northrop Frye et de Pierre Brunel, cette approche comparatiste74 trouve dans l’architecture et le contenu du récit mythique les principes structuraux de la littérature elle-même, de ses archétypes, de ses conventions ou de ses images récurrentes. Elle a guidé plusieurs ouvrages récents consacrés à

73 Ces termes sont utilisés à quelques reprises par Georges Didi-Huberman dans L’image survivante. 74 Lorsqu’une mythologie se transforme en littérature, postule Northrop Frye, la fonction sociale de cette dernière, de doter la société d’une vision imaginaire de la condition humaine, trouve son origine directe dans son ancêtre mythologique. Par ce processus, les formes typiques du mythe deviennent les conventions et les genres de la littérature. (N. Frye, La Parole souveraine, p. 497.) Sylvie Ballestra-Puech avance, pour sa part, l’hypothèse d’une homologie originaire entre mythe et littérature. Ballestra Puech conteste l’hypothèse, avancée notamment par André Siganos, selon laquelle certains mythes « littérarisés » prendraient leur source dans un « texte fondateur unique » reprenant une « création collective orale archaïque décantée par le temps » - et se distingueraient, par là, des mythes « littéraires », dont « le texte fondateur se passe[rait] de tout hypotexte non fragmentaire connu ». Elle affirme plutôt que tout mythe prend racine dans le rituel, puis se développe et se transforme en même temps que la littérature qui lui sert de réceptacle. (S. Ballestra-Puech, « Longues durées et grands espaces : le champ mythocritique », p. 27-28.) 22

« l’étude diachronique de [figures mythiques] dans [des] aire[s] culturelle[s] étendue[s] » 75 . Sa démarche 76 couvre d’abord les modalités d’inscription des personnages étudiés dans une ou plusieurs œuvres, et convoque des éléments d’analyse textuelle77. Elle touche ensuite la place et la signification attribuées à ces figures mythiques dans la culture d’une époque, et mobilise l’étude du discours social. Elle dégage, enfin, de la succession de leurs représentations, les éléments susceptibles de faire de ces figures les « instruments fondateurs d’une tradition et d’une continuité culturelle »78. Selon Véronique Gély-Ghedira, ces trois axes, comme les outils d’analyse qui s’y associent, se combinent de façon particulièrement efficace lorsque l’étude d’une figure est articulée

à la question générique 79 ; lorsqu’est examinée, par exemple, la façon dont les différentes incarnations d’un personnage peuvent « conditionner », voire « programmer », le développement d’un genre spécifique, à travers plusieurs œuvres distinctes, dans un contexte socioculturel donné.

Seulement, la poétique des mythes envisage les personnages qu’elle suit comme issus d’un récit spécifique, à l’origine clairement située et à l’« évolution » linéaire. Elle considère leur place et leur fortune dans la continuité de l’histoire – fortune qui peut se traduire par une dégradation ou même par une disparition80. Pour notre part, nous voyons en Médée, plus qu’un personnage, la manifestation principale d’une forme, la forme originaire du théâtre comme déclinaison du mal.

75 S. Ballestra-Puech, « Longues durées et grands espaces : le champ mythocritique », p. 32. 76 Voir A. Deremetz, « Petite histoire des définitions du mythe. Le mythe : un concept ou un nom ? », p. 31. 77 « Le mythe étant littérature, il est logique et légitime de l’examiner comme on le fait de la littérature, par le biais de la rhétorique, de l’esthétique [et] de la linguistique. » (V. Gély-Ghedira, « Mythes et genres littéraires : de la poétique à l’esthétique des mythes », p. 36.) 78 Ibid., p. 36. 79 « La mise en rapport des notions de mythe et de genre littéraire permet de rencontrer ces trois domaines d’étude. » (Ibid., p. 37.) 80 Dans l’ouvrage La nostalgie du moi, Véronique Gély-Ghedira se penche sur la figure d’Écho et sur sa fortune dans la littérature européenne. Elle aborde entre autres la question de « la dégradation du mythe en image banale », en lieu commun figé. Si elle conteste l’hypothèse de cette dégradation, elle y oppose celle d’une transformation continuelle, basée sur une perception linéaire de l’histoire. Avec La syrinx au bûcher, Françoise Lavocat envisage, pour sa part, comme une dégradation la transformation des figures mythiques de Pan et des satyres en personnages de fiction entre la Renaissance et l’âge . 23

La nuance est importante : plus abstraite que le personnage, la forme existe hors de tout cadre figé, qu’il soit narratif ou historique. Aby Warburg en a proposé une définition dans ses travaux sur l’histoire de l’art occidental : il s’agit d’une structure stable de l’imaginaire (un concept, astra), qui se profile derrière la multiplicité des figures (monstra) et revient, sans cesse, à travers les âges. Point, pour la forme, de commencement, d’altération, de fin : permanente, elle peut, voire doit, sans cesse

être étudiée dans l’actualité de sa représentation, en fonction des images auxquelles elle sert de support. Par son constant retour, elle témoigne du fait que l’histoire, histoire de la culture, histoire des représentations, ne se déploie pas uniquement de façon horizontale, sur un continuum chronologique, mais qu’elle a une épaisseur ; que tout produit culturel porte en lui les images issues des profondeurs de la mémoire individuelle et collective.

Derrière le postulat de Warburg se profile la théorie platonicienne de l’anamnèse – dont le

Grand Siècle, après la Renaissance, a assuré le relais81. Développée dans le Ménon, le Phédon et le

Phèdre82, cette théorie trouve dans le processus d’apprentissage la convocation d’un savoir antérieur

à la présence au monde, issu de la fréquentation originelle du domaine des idées. Initialement soustrait à la conscience, ce savoir se réactive en même temps que l’esprit accède à la compréhension des formes intelligibles et trouve une manière de les matérialiser dans le monde sensible. De fait, la remémoration est aussi (re)création : l’âme explore un magasin de formes et de

81 Dans la pensée du Grand Siècle, le réservoir de toutes les idées se trouve dans la mémoire – non pas la « mémoire de fidélité et de restitution », qui est celle des rhéteurs, mais la « mémoire d’imagination » décrite par Ménestrier, celle qui « ne se remplit que […] de représentations » devant être remobilisées par l’intelligence et l’invention. La littérature puise dans un magasin de formes et de thèmes en attente de retraitement (reduplicatio). Elle assure la translation des souvenirs textuels, traces imprimées sur les fibres du cerveau, dans la familiarité du présent. Pour reprendre la belle formule de Bernard Beugnot, elle ne commémore aucun événement fondateur, mais « célèbre l’aptitude de la parole à s’investir dans des modèles qu’elle refaçonne ». Le témoin par excellence de cette opération, c’est le personnage tragique, qui « actualise les Icônes » pour leur donner plein sens au regard d’une époque. (B. Beugnot, La mémoire du texte, p. 26-27.) 82 Sur les modulations adoptées par le concept d’anamnèse d’un dialogue à l’autre, voir notamment la thèse de doctorat de Guillaume Pilote, La réminiscence chez Platon. Théorie de la connaissance ; anthropologie ; éthique (Université d’Ottawa, 2016). 24 thèmes en attente de retraitement (reduplicatio) ; un répertoire de modèles voués à être façonnés de nouveau, et transportés dans la familiarité du présent. Seule la médiation de ces souvenirs lui permet de se dire. La tradition hésiodique fait déjà des Muses, protectrices et inspiratrices des arts, les filles de Mnémosyne : guidé par leur chant, l’esprit créateur s’élance vers le ciel des idées ; il se réapproprie, puis ressuscite (re-suscite), les formes essentielles qu’il s’était plu à contempler avant son incarnation.

L’antique déesse de la mémoire donne d’ailleurs son nom à l’ouvrage dans lequel Warburg a entrepris d’appliquer sa théorie des formes. Commencé en 1924 et laissé inachevé par la mort de l’auteur en 1929, le Bilderatlas Mnemosyne offre une cartographie du processus d’anamnèse. Il contient une suite de planches regroupant, en séries chromatiquement cohérentes, des documents visuels – dessins, sculptures, tableaux, photographies, etc. – tirés de différentes époques. Ces montages juxtaposent les images, extraient des constantes de leurs traits et de leurs mouvements, et révèlent, de ce fait, leur arrimage à une armature commune. En dévoilant la forme originaire dont chacune des représentations marque la survivance, en exposant le rapport entre sensible et intelligible, ils déplient la fonction mémorative de la création83. Ils forment, en quelque sorte, des

« constellations »84 ; des plans sécants qui, en traversant le chaos de l’histoire, révèlent la revenance

– à la fois hantise et récurrence – de formules visuelles immanentes, toujours signifiantes.

83 Les premières planches renvoient, par exemple, à la forme du « cosmos » : côte à côte, des photographies de « foies divinatoires » babyloniens et étrusques, des représentations égyptiennes du ciel et des sculptures grecques évoquant le transport du monde à dos d’homme. Elles mettent en lumière l’intrication imaginaire tenace entre l’homme et la figuration de son univers. Pour une description détaillée de la méthode d’élaboration de Mnémosyne, et pour plus d’exemples de classifications d’images, voir G. Didi-Huberman, L’image survivante. 84 Le terme est ici envisagé dans l’acception que lui donne Walter Benjamin. Pour l’historien, le passé ne peut éclairer le présent, non plus que le présent peut éclairer le passé : tous deux sont appréhendés simultanément et reliés, comme les points lumineux d’une constellation, dans une configuration déterminée par l’actualité. (Voir W. Benjamin, Arcades Project, p. 462.) 25

Étudier Médée dans le théâtre de la première modernité reviendra, pour nous, à dessiner une constellation ; à montrer que la magicienne matérialise, à travers des images chaque fois différentes, la mémoire du mal dormant au cœur de l’art dramatique. C’est dans cette optique que nous exploiterons l’appareil méthodologique proposé par la poétique des mythes. Chacun des chapitres de notre étude portera sur une pièce ou un groupe de pièces partageant le même registre dramatique. L’analyse du personnage de Médée établira d’abord une convergence entre le visage du mal adopté par la magicienne et les paramètres du théâtre. Des éléments d’esthétique, de rhétorique et de linguistique se trouveront convoqués, qui s’articuleront à des questions de dramaturgie. La figure de la Colchidienne, en tant qu’incarnation de l’art dramatique, sera ensuite confrontée à certains principes intégrés par la poétique à l’époque de la création des pièces. Nous verrons comment, en l’état où elle se présente, Médée révèle, voire détermine, des ruptures dans la manière de penser et de codifier le théâtre. La convocation de l’histoire culturelle viendra préciser le cadre idéologique dans lequel s’inscrivent, et par lequel peuvent être conditionnées, cette présence et ces ruptures. Enfin, l’ordre chronologique des chapitres et l’étendue temporelle de l’enquête mettront en évidence l’historicité commune aux modulations du mal médéen et à la poétique dramatique. Ils permettront de mettre en parallèle, dans une perspective linéaire, les métamorphoses d’une image-mémoire et les mises en question d’un genre ponctuellement exposé à ses propres zones d’ombre.

Quelques précisions, pour terminer, sur la définition du corpus. Les quatre textes sur lesquels nous nous concentrerons ont été produits entre 1556 et 1694. Il est cependant d’autres

œuvres que nous aborderons en périphérie : les cinq opéras mettant en scène Médée, créés entre

1675 et 1713. Nous avons choisi, pour deux raisons, de ne pas accorder à ces pièces un traitement 26 aussi approfondi qu’aux autres. D’une part, les livrets, abordés de façon autonome85, convoquent des enjeux esthétiques similaires à ceux que soulève la tragédie à machines : nous craignions la redondance. D’autre part, une étude croisant textes et partitions nous aurait menée sur le territoire de la musicologie, c’est-à-dire hors de notre cadre méthodologique et, nous l’avouons en toute humilité, de notre champ de connaissance principal. Les œuvres n’auraient donc pas reçu l’analyse qu’elles méritent.

Pour ce qui est de la délimitation chronologique, il est frappant de constater qu’avec la mort de Louis XIV ont pratiquement cessé les représentations « originales » de Médée – à savoir les productions ne résultant pas de la reprise ou de la récriture hypertextuelle d’œuvres françaises antérieures. Après 1713, et jusqu’à la Révolution, on recense une seule tragédie, la Médée de Jean-

Bernard Clément, présentée en 1779 – et fort mal accueillie. Tout se passe comme si le destin de la magicienne, en tant que mémoire du mal au théâtre, était lié à l’émergence et à l’affirmation de l’État absolu.

Le présent essai nous permettra de dégager les paramètres de ce lien.

85 L’autonomie des livrets d’opéras, ou de « tragédies lyriques » (nous emploierons les deux termes indistinctement), acceptée depuis leurs premières manifestations, sous Louis XIV. Les appartements de madame de Montespan accueillaient très fréquemment des lectures privées de ces textes. Cette pratique a d’ailleurs valu au poète , librettiste attitré de Lully, une renommée à travers l’Europe : fait l’éloge de Quinault sur la base de sa contribution à l’établissement du livret comme type de littérature. Lors des représentations d’opéras, la plupart des critiques concernaient, par ailleurs, la dimension littéraire et dramatique, et non musicale, du travail.

CHAPITRE I La Médée de Jean de La Péruse ou la fureur originelle

Écrite en 1553 et publiée en 1556, Médée (ou La Médée) de Jean de la Péruse est la première tragédie à l’antique imprimée en langue française86. Que la critique l’ait pratiquement négligée surprend.

Au cours de la dernière décennie, quelques chercheurs ont commencé à mesurer la portée esthétique et épistémologique de la pièce87. Ils font toutefois figure d’exception. Normand Doiron l’a remarqué : « Il [demeure] difficile de trouver dans une histoire littéraire ou dans un livre sur le théâtre en France au XVIe siècle quelques pages qui ne fussent pas des redites ou des remarques générales conduisant tout de suite hors de l'œuvre. »88 Si certains auteurs déplorent le fait que La

Péruse soit « resté dans l’ombre », et si la plupart d’entre eux reconnaissent le talent du poète, ils ne semblent pas juger bon d’opérer sa réhabilitation ou celle de sa tragédie. Ils se bornent à effleurer, lorsqu’ils le mentionnent, le fait que la parution de Médée a posé un jalon dans le développement de la dramaturgie humaniste. Et ils se contentent d’attribuer la relative rapidité d’impression du texte à la mort prématurée de La Péruse, emporté à 25 ans par une courte maladie.

86 Une pièce biblique, l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze, a été publiée en 1551, avec le sous-titre de « tragédie françoise ». Notons que le sujet engage déjà le thème de l’infanticide. 87 Dans Medea, Magic and Modernity in France (2006), Amy Wygant consacre un chapitre à La Médée. Elle repère, dans la pièce, le « seuil » de la modernité et de la définition de l’individu que celle-ci implique : elle met en lumière le fait que le choeur, incarnation scénique du public, présente Médée sous les traits d'une combattante et d'une justicière, déterminée à affirmer sa subjectivité et à créer son moi. Normand Doiron (voir supra., p. 5, note 1) et Vincent Dupuis (voir supra., p. 28, note 2) réfléchissent, pour leur part, à la relation entre l’héroïne de La Péruse, véritable « figure-type » de la furieuse, et la définition de la tragédie humaniste. 88 Dans La tragédie française de Jodelle à Corneille (1962, 1994), Elliot Forsyth consacre trois paragraphes à la pièce. Chez Richard Griffiths, auteur de The Dramatic Technique of (1972), cette couverture se réduit à environ vingt lignes. French Humanist Tragedy : a Reassessment de Donald Stone (1974) nomme La Péruse à quatre reprises. Pour une lecture de la tragédie humaniste de Françoise Charpentier (1979) contient une rapide « salutation » au poète, « resté dans l’ombre ». Le théâtre en France au XVIe siècle de Madeleine Lazard (1997) ne dédie qu’une quinzaine de mots à La Médée et le volumineux Théâtre français de la Renaissance de Charles Mazouer (2003) l’évoque à peine. Enfin, si plusieurs pages sont dédiées à La Péruse et à son œuvre dans French Renaissance Tragedy : the Dramatic Word de Gillian Jondorf (2006), le contenu se limite à des considérations techniques sur la métrique, la versification et la fonction attribuées aux chœurs. (Recension effectuée par N. Doiron dans « Médée ou la naissance de la sorcellerie », p. 217.) 29

C’est montrer bien peu d’égard pour une pièce qui, avant même sa publication, se trouvait citée comme exemple de l’expressivité de la langue française ; qui, également, a valu à son auteur d’être recruté dans la Pléiade primitive89. C’est négliger le fait que l’« Euripide des Français »90 a marqué le genre dramatique à un point tel que l’épithète « pérusine » a été forgée pour la tragédie91.

C’est, en somme, faire abstraction du rôle crucial joué par le créateur de Médée dans le

« mouvement d’une élite intellectuelle à la recherche d’une nouvelle culture, découverte à travers des textes antiques rendus à leur pureté, leur vitalité, leur intégralité, mais résolument tournés vers le présent »92.

L’œuvre de La Péruse fonde, en fait, la dramaturgie humaniste. Certes, l’écriture de Médée suit la création de la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle à l’hôtel de Reims, en 1552. Cet

événement, écrit Françoise Charpentier, « frappe vraiment les trois coups »93 du nouveau théâtre.

89 En mai 1553, Ronsard écrit des vers dans lesquels il envoie La Péruse aux Isles Fortunées, en compagnie de seize autres poètes. Au mois d’août, le même Ronsard rédige une élégie qu’il dédie à l’auteur de La Médée, où le nombre de poètes célébrés se réduit, pour la première fois, au nombre significatif de sept. (Voir J. A. Coleman, « Introduction ».) 90 On doit à Scévole de Sainte Marthes l’utilisation de cette périphrase. Le nom de Sainte Marthes est le dernier d’une longue liste dressée par James A. Coleman, recensant les contemporains de La Péruse qui ont fait l’éloge de son œuvre. Coleman note qu’« en plus des hommages de Ronsard, d'autres enthousiastes [se sont empressés] de témoigner leur admiration pour le jeune poète [après avoir lu La Médée]. En 1553, c'est Olivier de Magny qui remercie La Péruse de le distraire du mal d'amour et qui l'invite à célébrer, avec 24 autres, la naissance de Marguerite de Valois. L'année suivante, il figure dans une liste semblable des grands poètes dressée par Louis le Caron […]. En 1555, le professeur de jurisprudence François de Némond cite sa “Médée qui obscurcira le nom d'Euripide” comme preuve de l'expressivité de la langue française, et la première épitaphe, celle due à la plume de Ronsard, voit le jour. Ensuite paraissent les pièces liminaires accompagnant la Médée. Dans les décennies suivantes les écrivains continuent à célébrer notre poète tragique : Maurice de la Porte dans ses Épithètes de 1571 accorde à La Péruse les adjectifs “sçavant, grave, cothurné, sententieus, tragique, second Ronsard, ensenglanté, medean, accort”, l'associant à Garnier et à Jodelle. Vauquelin de la Fresnaye, qui commence son Art Poétique en 1574, n'oublie pas son ancien ami, que rappelle aussi un poème du Poitevin Pierre Fauveau. La Galliade de Guy le Fèvre de la Boderie reprend l'idée du trio La Péruse-Garnier-Jodelle de Pierre de Brach, tandis que François de la Croix du Maine accorde à La Péruse en 1584 un éloge plus flatteur que la notice qu'il rédige sur tous les autres poètes tragiques, à la seule exception de Garnier, et que Du Verdier, l'année suivante, cite ses poèmes et sa tragédie. » (Coleman, James A., « Introduction », p. 7.) 91 Voir N. Banachévitch, Jean Bastier de La Péruse (1529-1554). Étude biographique et littéraire, p. 7. 92 F. Charpentier, Pour une lecture de la tragédie humaniste, p. 10. 93 F. Charpentier, « Naissance de la tragédie poétique en France : Jodelle, La Péruse », p. 80. 30

Mais Jodelle semble avoir travaillé dans une sorte de « symbiose »94 avec La Péruse, son camarade au collège de Boncourt95. Au même titre que Médée, Cléopâtre est une magicienne. Elle revendique d’ailleurs le patronage de la petite-fille du Soleil, maîtresse des « arts » qu’évoque le chœur dans ses chants : elle utilise le poison et les philtres pour pratiquer « feinte et sorcelage » 96 , ruse et mensonge. Elle maîtrise les charmes de la séduction, « égare dans ses yeux » les hommes qu’elle attire, se prête aux plaisirs sulfureux de la chair. La figure dont elle se réclame hante d’ailleurs déjà les lettres renaissantes : François Tissard, Théodore de Baïf et Henri Estienne ont côtoyé Médée, tout comme George Buchanan97, l’un des maîtres de Jodelle et de La Péruse.

« Par les vers Perusins ores renouvelée »98, l’antique magicienne prête corps à un théâtre qui se théorisera principalement après (et d’après) sa première incarnation. Elle fait sienne la voix hardie qui redonne vie au genre tragique. Et elle imprime à ce corps, à cette voix, les soubresauts de sa fureur : d’une colère démentielle, absolue, elle tire un spectacle effroyable. Engendré par

Médée, modelé à même son délire, le théâtre de la première modernité réitère son allégeance aux forces obscures : dans son acception originaire, la tragédie se présente comme une déclinaison du

94 « Tout porte à penser que Jodelle et La Péruse, qui appartiennent au même milieu intellectuel et qui sont liés par les liens amicaux (La Péruse […] figurait parmi les acteurs des deux brillantes représentations de Cléopâtre) ont travaillé dans une sorte de symbiose. […] Il semble y avoir eu comme une sorte de partage de territoire : des deux réservoirs de sujets tragiques indiqués par tous les théoriciens, la fable et l’histoire, à Jodelle revient le sujet d’histoire, à La Péruse le sujet mythologique inouï de Médée. » (Ibid., p. 80.) 95 Cet établissement, moins célèbre, peut-être, que Coqueret, alma mater de la Pléiade, demeure reconnu comme étant celui où s’est développé le débat sur le théâtre. Des maîtres tels que Georges Buchanan et Marc-Antoine Muret, passionnés par les poètes dramatiques de l’Antiquité, y ont formé les premiers dramaturges humanistes notables : Grévin, Jodelle, La Péruse. (Ibid., p. 74.) 96 É. Jodelle, Cléopâtre captive, v. 977. Lorsque nous citerons une œuvre qui n’appartient pas à notre corpus primaire, nous indiquerons d’abord la référence en note, puis, pour les citations courtes, par des numéros de vers entre parenthèses dans le corps du texte. Pour les vers non numérotés, nous procéderons de la même manière en indiquant les numéros des pages. 97 Buchanan a traduit le texte d’Euripide du grec au latin. Il est l’un des seuls humanistes à s’être basé directement sur le texte original. 98 M.A. Muret, poème liminaire à la première édition de La Médée, v. 12. 31 mal, aux consonances à la fois pathologiques et démoniaques ; comme un détournement, et une corruption, du logos créateur.

Médée furieuse : spectacle du mal, perversion du logos

Dès l’ouverture de la pièce, la femme de Jason dit le bouleversement de son âme. In medias res, elle énonce les principes d’une souffrance paroxystique : le parjure chef des Argonautes l’a répudiée, elle qui brûle d’un violent amour ; elle qui, pour servir cet amour, a trahi son pays et son père, a trempé ses mains dans le sang des rois. Insupportable, sa douleur s’exaspère en une rage inouïe, au-delà des bornes de toute colère humaine ; une rage qui, dans l’intensité de son déchaînement, égare l’esprit et déforme le corps. C’est la fureur. Elle déborde dans le maintien orgueilleux de Médée, dans ses « yeux flambants » (v. 372), dans sa « chevelure effrayamment hérissée » (v. 809), dans son « front […] renfrogné » (v. 809-810). Elle traverse les effroyables cris que pousse la magicienne alors qu’elle « grommelle » (v. 935), les yeux ardents, des paroles de malédiction. Médée annonce Melpomène, telle que la décrira Agrippa d’Aubigné au début des

Tragiques :

Eschevelée, affreuse, et bramant en la sorte Que fait la biche après le fan qu’elle a perdu99.

Dans ce déchaînement passionnel se reconnaît la marque de Sénèque, modèle premier de la dramaturgie humaniste. L’exacerbation du dolor en furor100 forme le cœur des tragédies du poète latin : les personnages centraux sont transportés hors de l’humanité par une souffrance étrangère à toute consolation, qui les mène à commettre un crime atroce (scelus nefas), au-delà de toute rédemption. Il n’est pas étonnant que l’auteur du De ira fasse de la fureur son matériau dramatique

99 D’Aubigné, A., Les tragiques, 79-83. 100 Voir F. Dupont, Les monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine. 32 premier101. Pour lui, il s’agit de la plus spectaculaire de toutes les passions : si « les autres […] peuvent se cacher, se nourrir en secret, [elle] se fait jour et perce à travers la physionomie »102. De la personne en proie à l’ire, Sénèque donne d’ailleurs une description qui aurait pu accompagner l’entrée en scène de la Médée pérusine, les didascalies eussent-elles été d’usage dans le théâtre humaniste :

Ses yeux s’enflamment, étincellent ; son visage devient tout de feu ; […] ses lèvres tremblent, ses dents se serrent ; ses cheveux se dressent et se hérissent ; sa respiration se fait jour avec peine et en sifflant ; […] ; [elle] gémit, [elle] rugit ; ses paroles entrecoupées s’embarrassent ; à tout instant ses mains se frappent, ses pieds trépignent, tout son corps est agité, tout son être exhale la menace […]103.

Chair déchirée, mouvements convulsifs, cris : le forcènement se donne à voir, à entendre, à

éprouver. Il atteint tous les sens et, en cela, gagne une « pleine valeur dramatique »104. Cette valeur est proportionnelle à sa violence : « plus [la rage] est forte, plus elle éclate à découvert »105, et plus sa portée s’accroît. Médée exprime ce paroxysme. Dans le jaillissement de la fureur, l’être entier de la magicienne devient signe 106 . Elle-même l’affirme, le crie plutôt : elle offre, elle forme, un spectacle107. En elle, par elle, la tragédie se donne à déchiffrer comme l’expérience totale de l’intensité d’une émotion.

Cette expérience passe d’abord par la parole. Il est de plus en plus certain que la représentation108 s’inscrivait à l’horizon de la dramaturgie humaniste – d’aucuns avancent d’ailleurs

101 Louise Frappier le rappelle : dans la pensée latine, la fureur est une profonde colère. (L. Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVIe siècle », p. 33.) 102 Sénèque, De la colère, p. 251. 103 Ibid., p. 252. 104 V. Dupuis, Le Tragique et le Féminin, p. 22. 105 Sénèque, De la colère, p. 251. 106 Au sujet de la dimension physique (et sémiotique) de l’expression des passions, voir O. Millet, « La représentation du corps souffrant dans la tragédie humaniste et baroque (1550-1630) ». 107 Médée parle du « spectacle piteux de [sa] juste querelle » (v. 14). 108 Les travaux de Raymond Lebègue ont contribué à établir cela. 33 que La Médée a été montée en 1553109. La tragédie renaissante ne reste pas moins une tragédie du verbe. Ce sont les mots, écrits ou prononcés, qui font les images. Ce sont eux qui matérialisent le corps torturé de Médée : ils donnent à voir « sa face ternie, son pas de furie » (v. 555) ; ses traits déformés par les soupirs et les « arrachés sanglots » (v. 805). C’est par eux, surtout, que la femme répudiée formule et entretient sa rage. Le discours de la farouche Colchidienne prend les contours de sa passion, en épouse les sursauts : de scène en scène, le rythme haché de la stichomythie et de l’apostrophe côtoie la logorrhée de la tirade et du monologue110, formant la partition d’un véritable chant de rage.

Ce discours construit l’espace de la tragédie. En tant que magicienne, l’héroïne de La

Péruse incarne un mythe très présent à la Renaissance : celui d’un pouvoir surnaturel inhérent au langage111. Parce qu’ils savent mobiliser les forces secrètes à l’œuvre derrière le grand livre du monde, ses mots peuvent reconfigurer la syntaxe qui lie toutes choses – et transposer à l’échelle cosmique la rage qui habite Médée. Foucault l’a rappelé : dans la pensée analogique du XVIe siècle,

« le corps de l’homme est toujours la moitié possible d’un atlas universel »112. En lui se trouve le point de rayonnement à partir duquel macrocosme et microcosme se répondent, dans une infinie réciprocité. De ce rapport de similitudes, le langage constitue, à la fois, la clé et le signe par excellence :

Sous sa forme première, quand il fut donné aux hommes par Dieu lui-même, le langage était un signe des choses absolument certain et transparent, parce qu’il leur ressemblait. Les noms étaient déposés sur ce qu’ils désignaient, comme la force est écrite dans le corps du lion, la

109 R. Lebègue, La tragédie religieuse en France. Les débuts, p. 114. 110 Les auteurs de la Renaissances entretenaient une préoccupation prononcée pour la rythmique et la versification. La variation du « decorum » et du style est d’ailleurs prescrite par Grifoli, commentateur d’. 111 À ce sujet, voir notamment L. Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVIe siècle », et Y. Loskoutoff, « Magie et tragédie : la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle ». 112 M. Foucault, Les mots et les choses, p. 37-38. 34

royauté dans le regard de l’aigle, comme la forme des planètes est marquée sur le front des hommes113.

C’est ainsi que, modelée par (et sur) un être déréglé, la scène tragique se pose comme un monde déréglé ; comme un anti-monde. S’accordant à la fureur de la magicienne, « tout l’univers son ordre chang[e] » (v. 825) : « les luisants jours devien[nent] noires nuits » (v. 817), la course des eaux « remonte […] vers sa source » (v. 820), la « mer sans poissons […] ne souffr[e] plus le voguer des bateaux » (v. 822), les « vrais amis devien[nent] adversaires » (v. 824). Le peuple des ténèbres envahit la terre : fantômes, démons et monstres prennent leur place parmi les hommes. Et les enfers s’ouvrent114, révélant les supplices réservés aux damnés : les souffrances de Sisyphe côtoient celles de Tiphée, d’Ixion, de Tantale, des Danaïdes. Engendrée par le verbe furieux, au confluent du pathétique et de l’esthétique, la tragédie devient le lieu où se prolonge et s’amplifie le mal que porte en elle une magicienne forcenée.

Paradigme de la fécondité oratoire des passions 115 , la fureur est aussi puissance d’engendrement. Dans l’Ion, Platon lie la création poétique à une forme de folie (mania) : comme les bacchantes s’abandonnent à Dionysos, l’aède laisse les Muses s’emparer de son esprit et parler par sa bouche. Un mot désigne ce ravissement divin, ce délire inspiré : enthousiasme

(enthousiasmós). D’après le Phèdre, les devins, les initiés et les amoureux le connaissent aussi. Quiconque en fait l’expérience est transporté hors de soi : une force irrésistible, semblable à celle d’un aimant, arrache l’âme au monde sensible pour l’élever vers l’idéal. La pensée

113 Ibid. p. 51. 114 En faisant systématiquement des Enfers antiques une forme de géhenne, les tragiques humanistes témoignent de la « synthèse-confusion » discernable, à la Renaissance, entre ce lieu et l’enfer chrétien. 115 Cicéron trouve dans la véhémence du verbe furieux la force de persuasion dont dépend l’éloquence, commune aux poètes et aux orateurs : « Quand vous parlerez, sachez trouver de la colère, de la douleur, des larmes », recommande-t-il. Sénèque reconnaît, de même, que « rien de noble, d’excellent ne peut être exprimé sans une émotion de l’âme ». (Voir L. Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVIe siècle ».) 35 renaissante relaie cette théorie de la création. Marsile Ficin 116 , et à sa suite Pontus de

Tyard117, assimilent l’activité poétique à un délire mystique, résultant d’un contact avec les sphères supérieures. Les membres de la Pléiade, que côtoie La Péruse, reprennent également la topique de l’inspiration furieuse. Ronsard, en particulier, en fait un usage extensif118. Fréquemment, dans son

œuvre, il décrit son état lorsque les Muses s’emparent de son âme : « le poil me dresse d’horreur », raconte-t-il, « d’une ardeur mon âme est pleine », « je tremble sous la divinité », « je cours de course débridée ». Devant les agissements erratiques du « fol » artiste, « colère, ardent, furieux, agité », on croirait assister, avec le chœur, au spectacle livré par Médée forcenée :

Comme la prêtresse Que la fureur presse Sous le devin dieu, Secoue la tête En vain et n’arrête Jamais en un lieu,

Avec telle mine Médée chemine Et n’arrête point119.

La femme de Jason est de la race des sibylles, que Platon classe, aux côtés des poètes, parmi les inspirés. La vision qu’elle offre, et qui forme la tragédie, pourrait être celle de l’oracle possédée par les dieux, livrant à la terre le produit neuf d’un dialogue avec l’outre-monde. En cela, sa parole voisine le logos divin, en reproduit le principe.

Mais Médée inscrit la manie – et la création – sur un autre plan. L’agitation de son

âme, éveillée par une douleur sans nom, par un désir immodéré de vengeance, dépasse les « bornes

116 Ficin aborde l’inspiration dans De divino Furore, commentaire du Phèdre, dans la Théologie platonicienne, et dans De Amore, argument de l’Ion. (Terence Cave, Poétiques de la Renaissance : le modèle italien, le modèle franco-bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle.) 117 Tyard traite de l’inspiration dans le dialogue du Solitaire premier. 118 À ce sujet, voir E. Forsyth, « Le concept de l’instpiration poétique chez Ronsard ». 119 Médée, v. 531-540. 36 que la raison a marquées aux fureurs divines »120. Ce que révèlent les mots de la magicienne, c’est la face obscure du transport inspiré ; le territoire où la folie destructrice rencontre, et subvertit, l’élan créateur. Chez Médée, l’elocutio se décline en imprécations infernales. Elle devient conjuration. Il faut donner plein sens aux mots de Guillaume Bouchet lorsqu’il renvoie aux « vers charmés » prononcés par l’héroïne de La Péruse. Dans la langue du XVIe siècle, le charme ressortit à la magie noire. Il constitue une action néfaste exercée sur le monde, le plus souvent par l’intermédiaire de la parole121. Et les « vers » désignent couramment la forme que prend cette parole – témoin, entre autres, l’ode ronsardienne « Contre Denise sorcière »122. Le verbe de Médée a l’essence mystérieuse et la portée incantatoire du maléfice. Il résonne jusque dans l’antre des monstres :

Le grand serpent, en nœuds tortillonné Oyant ses vers se tait tout étonné123.

Nul, mieux que les créatures de la nuit, n’entend le langage de la barbare Colchidienne.

Nul ne répond aussi promptement qu’elles à la colère de la femme lésée. C’est avec le domaine infernal, bien davantage qu’avec les sphères célestes, que l’esprit de Médée possède des affinités ; ce sont les déités de l’Hadès, et non celles du Parnasse, qui habitent ses mots. L’aimant qui, chez

Platon, attirait vers l’idéal l’âme de l’inspiré, présente son pôle négatif : l’expérience sacrée de la mania se mire dans le sacrilège. Dans la bouche de la furieuse, le logos devient anti-logos.

Le monologue inaugural rend compte de ce renversement. Comme Hésiode, dans sa

Théogonie, commençait par invoquer les Muses de l’Hélicon ; comme Pindare demandait à sa propre Muse de chanter les combats des Olympiques, Médée, éperdue, entame sa rageuse litanie en

120 M. Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, p. 278. 121 P. Dumonceaux, Langue et sensibilité au XVIIe siècle, p. 109-110. 122 « Au son des vers que tu murmures / Les corps des morts tu des-emmures » (P. de Ronsard, « Contre Denise sorcière », v. 52-53.) 123 Médée, v. 387-388. 37 appelant les Furies. Ses injonctions ont une dimension performative : par cela même qu’elles sont nommées, les noires filles de Gaïa se matérialisent. Figure horrible, chevelure hérissée de serpents, mains souillées du sang de tous les crimes à punir, elles doivent fondre sur Jason :

Mettez le déloyal en si grande fureur Par vos serpents-cheveux que, vengeant son erreur, Lui-même de ses mains bourellement meurtrisse Ses fils, le roy, sa femme […]124

Il faut, pour les Furies, répéter ce qu’elles ont infligé à Hercule sous les ordres de Junon : provoquer une folie qui, par sa violence, mènera à l’atrocité du parricide. Ce passage a une valeur programmatique. Le scelus nefas est projeté – aux sens de « conçu » et de « représenté ».

Déjà apparaît le dess(e)in de la catastrophe. La dispositio de la pièce est déterminée : comme chez

Sénèque, le furor tracera une ligne continue menant, avec la cohérence d’une démonstration, de la protase au dénouement. Plus profondément, la vision de Jason s’inscrit sur un plan métaréflexif.

Saisi par les Furies, plongé dans une rage hallucinée, l’Argonaute connaît, si l’on peut dire, un enthousiasme à rebours. C’est ainsi, tiré hors de lui-même par les puissances des enfers, qu’il crée une scène sanglante – tragique, selon la signification que donne la Renaissance à ce terme. C’est ainsi, aussi, que se dessine, de l’extérieur, l’essence du drame. Tout jaillit de Médée. Elle-même suscite et dirige les Furies qui assaillent Jason ; elle-même commande le déploiement de visions qui possèdent et qui happent ; elle-même, enfin, décide de la nature du crime auquel mèneront ces visions. Au commencement de la tragédie, la magicienne affirme qu’elle en est la matrice ; qu’elle porte en elle, et porte au jour, le mal dont est tissée sa trame. Par là peut s’expliquer l’inhabituelle prolixité du premier acte 125 – qui est d’ailleurs celui du théâtre tragique français dans son

124 Médée, v. 23-26. 125 Gillian Jondorf a relevé cette disproportion : le premier acte contient 336 vers, comparé à 200, 234, 256 et 150 pour les autres. La différence se manifeste dans l’économie de la pièce, mais également dans le corpus humaniste : 38 ensemble : tout se passe comme si, dans le sein de la femme forcenée, de la mère cruelle, l’art dramatique renaissant découvrait un réservoir d’images, de gestes et de topiques voué à le nourrir, comme s’il prenait des forces, puisant à même le principe créateur qui dévoile l’envers du monde.

Cet engendrement en négatif a une forme absolue : l’infanticide. Médée achève d’enfanter le mal – et la tragédie, en massacrant ses fils et en offrant à Jason leurs cadavres ensanglantés. De façon remarquable, le crime se produit lorsque l’hallucination furieuse, manifestation suprême de l’inspiration pervertie, atteint son paroxysme ; lorsque la magicienne accomplit ce qu’elle avait d’abord projeté pour (et sur) son mari, et s’abandonne tout entière aux illusions issues de son propre délire. Le spectre déchiré de son frère Absyrte surgit devant ses yeux, précédé par une troupe d’Érinyes :

Quel serpent est ici ? quelle horrible Mégère ? Quelle ombre démembrée ? Ha, ha, ha, c’est mon frère. Je le vois, je l’entends […]126.

Ce passage donne « l’illusion de l’illusion » : tenant, lui aussi, de la mise en abyme, il dit la teneur de la mimésis humaniste. Ponctuée de cris inarticulés, la parole est investie d’une horreur pure, qui se transmet au témoin de la scène – ici, Médée elle-même – dans une communion frénétique. Cette parole a le pouvoir de convoquer les ombres : elle est de même nature que les « vers murmurés » par lesquels la magicienne « tire des monuments les esprits conjurés » (v. 759-760). Par elle, l’illusion représentative se positionne entre artifice et magie noire, entre poésie et nécromancie. Surtout, elle procède de la réminiscence du mal. C’est au nom de son propre passé, du premier de ses crimes, que Médée pose le geste voué à la faire renaître en tant que monstre.

habituellement, le premier et le cinquième acte des tragédies sont les plus courts. (G. Jondorf, French Renaissance Tragedy. The Dramatic Word.) 126 Médée, v. 1166-1168. 39

Dans sa première acception, la tragédie révèle ainsi sa dette envers un mal qui lui est antérieur, qu’elle canalisera, et dont elle deviendra l’expression paroxystique. La vision sénéquienne fait sentir son influence, qui trouve dans le théâtre un lieu d’exacerbation des passions. On entrevoit

également le rôle que Georges Bataille accordera au spectacle : « [F]aire renaître volontairement les ombres de la mort pour nous porter au plus haut degré d’angoisse possible, proche de la défaillance. »127

Faire défaillir : l’infanticide y est propre. On s’étonnera alors que le meurtre des enfants soit expédié avec rapidité. Le tout tient en deux vers, adressés à Jason : « Tiens, voilà l’un des fils »

(v. 1189) ; « Tiens, voilà l’autre fils » (v. 1197). Pour expliquer cette sobriété, d’aucuns convoquent la question de l’effet 128 . Avant l’horreur, ce dégoût soulevé par les actes cruels, la tragédie humaniste vise à produire la terreur. Le terme peut désigner le phobos aristotélicien, traduit par la crainte des malheurs à venir. Devant le spectacle de la fureur, le Gouverneur des enfants dit son inquiétude : « J’ai peur, je crains, je prévois le danger » (v. 367). « [J]’ai grand’ peur» (v. 812), répète la Nourrice. Créon, plus loin, leur fait écho, ébranlé par un funeste songe : « J’ai peur, je crains, je doute » (v. 585). Mais la terreur, ici, correspond surtout à l’effroi (deimos), au saisissement né dans

(et de) l’immédiateté de la représentation. Témoin des crimes de Médée, le Messager a les « esprits

égarés par la frayeur soudaine » (v. 1161-1162) ; et entendre raconter ces crimes « dresse les cheveux » (v. 1067) du chœur. L’extrémité de l’épouvante dit la fonction qu’accorderont au

127 Georges Bataille, La littérature et le mal, p. 51. 128 V. Dupuis, Le Tragique et le Féminin, p. 25. 40 spectacle tragique les poétiques humanistes, qui paraîtront en aval de la tragédie de La Péruse :

« émouvoir »129 en représentant l’extrémité des passions.

Or, il serait faux de dire que le théâtre renaissant se détourne d’une atmosphère saturée de sacrilège, ou se garde de manifester une espèce de fascination de l’horrible130. L’influence de

Sénèque demeure prégnante, et, s’il est vrai qu’elle se manifeste moins dans la reprise de détails atroces que dans celle d’un imaginaire esthétique131, elle se traduit tout de même par une certaine tentation de l’horreur. L’Art poétique de Jacque Peletier du Mans (1555) associe à la tragédie des

événements horribles à voir : l’idée s’y trouve de la répulsion, comme de la monstration, par la parole ou le geste. De même, le Brief discours pour l’intelligence de ce théâtre de Jacques

Grévin (1561) lie cruauté et spectacles tragiques. Et les « crimes horribles » constituent, pour Jean de la Taille, une manière efficace d’émouvoir le parterre. N’est-il donc pas possible que La Péruse ait imaginé un infanticide public, comme chez Sénèque ? N’est-il pas possible que l’économie de mots implique une compensation par l’image ? Certes, il s’agirait d’une rupture avec la principale source dont disposaient l’ami de Jodelle et ses contemporains en matière de théorie dramatique : l’Épître aux Pisons d’Horace. Pour interdire la représentation d’actes violents, le poète latin prend d’ailleurs spécifiquement à partie la femme de Jason : Ne pueros coram populo Medea trucidet. Mais le fait que Médée soit ainsi singularisée ne l’identifie-t-il pas, justement, comme une force de rupture ? Ne lui fait-il pas porter les potentialités les plus extrêmes de la représentation tragique – potentialités qui trouveraient à s’actualiser dans la première acception du genre produite en

France ? Dans les interstices entre les vers, on entrevoit aisément la féroce exaltation qui se peint

129 J. de La Taille, Art Poétique, f. 8. 130 Voir J. Jacquot, « Sénèque, la Renaissance et nous », p. 25-35. 131 V. Dupuis, Le Tragique et le Féminin, p. 36. 41 sur les traits de l’épouse vengeresse alors qu’elle plonge un couteau dans la gorge palpitante de ses fils, et jette leurs petits corps aux pieds de l’homme qui l’a trahie.

C’est peut-être, avant tout, ce qui importe dans cette scène indécidable : le pouvoir de la parole de créer, en creux ou en fait, des formes – formes qui sont, en l’occurrence, celles de la destruction. La représentation du crime de Médée, qui mène la tragédie à son point de complétion, place l’origine du théâtre dans le parricide. Dans le contexte du meurtre des enfants, le terme prend le sens que lui donne Aristote : il désigne un crime familial au sens large. Mais il adopte, en même temps, son sens fort. En altérant le principe sacré de la création ; en menant à son plus terrible point le renversement du monde, Médée porte la main « contre le détenteur […] du logos, contre le père, contre Dieu »132. Aux yeux terrifiés des spectateurs, c’est-à-dire des autres personnages comme du parterre, elle présente un cosmos déréglé, où la genèse se confond avec l’apocalypse. Ce cosmos est voué à grandir. À la suite de la magicienne s’y établira un peuple de furieuses. Les héroïnes que mettra en scène la première génération de poètes humanistes, avant 1570, prendront pratiquement toutes le visage et le verbe de la barbare Colchidienne.

Le portrait physique de la magicienne forcenée trouve son prolongement dans la description de la Didon de Jodelle (1555)133, de ses « yeux qu’on voit flamber » (v. 1666), de son

« beau poil […] empêtré sans ornement, sans ordre » (v. 1669-1670), de son port de déesse

« change[ant] sa majesté » (v. 1680). « Les yeux sanglants, la face morte, / Le poil mêlé, le cœur transi » (v. 1073-1074), la reine de Carthage « se ba[t] la poitrine » et, « des ongles cruelles », « se

132 J. Derrida, L’écriture et la différence, p. 350. 133 Pour les œuvres dramatiques, les dates indiquées seront celles de la création sur scène, si elles sont connues ; sinon, il s’agira des dates d’impression – ou, lorsque ce sera plus pertinent, comme dans le cas présent, des dates estimées de production. 42 rompt l’honneur saint de ses tresses tant belles » (v. 2258-2259). Sa physionomie altérée rappelle celle de Rose, héroïne de La Soltane de Gabriel Bounin (1561)134, dont « les si blondes tressettes […] s’élèvent toutes droites », tandis que « de [s]es yeux isse un feu étincelant » (p. 30).

Les imprécations vengeresses de Médée, dominées par la forme de l’invocation infernale, fondent aussi un lieu quasi obligé de l’inventio tragique. Ainsi, Didon, rejetée par Énée, s’adresse à

[la] bande échevelée Qui pour cheveux [porte ses] pendantes couleuvres Et dans [ses] mains les feux vengeurs de lâches œuvres135.

Elle crie sa souffrance à la troupe des Érynies. De la même manière, Rose conjure le peuple des ténèbres pour réduire en poudre l’objet de sa vindicte : elle appelle « Vulcain [et] les Argoulets », leurs « coups de boulets », leurs « mosquets affûtés » (p. 29). Elle s’adresse aux « démons empanés »

(p. 17), prononce leurs noms comme autant de malédictions. Dans sa bouche se succèdent

« Belphégor issu des creux du plus bas être », « Hécate au triple chef », « Charon, Érèbe et les trois

Parques sombres » (p. 8). Ces paroles de haine ouvrent la voie à Mégère, dont la voix retentira au début de Porcie, première tragédie de Robert Garnier, et ouvrira « des Enfers ténébreux les gouffres homicides » (v. 1). À travers une vaste prière au royaume des ombres se révèle ainsi le fait que la poésie dramatique conserve, au plus profond d’elle-même, les échos des premières paroles lancées par l’héroïne de La Péruse.

Inscrite au principe du théâtre humaniste, la Médée pérusine fait plus qu’illustrer l’idée formulée par les commentateurs d’Horace136, selon laquelle une tragédie tire son action de la

134 Date d’impression. 135 É. Jodelle, Didon se sacrifiant, v. 2154-2156. 136 « Par les personnes elles-mêmes nous entendons l’action représentée, car ce sont les personnes qui fournissent la matière de la pièce » (G. Grifoli, cité par O. Millet, « Les premiers traicts de la théorie moderne de la tragédie d’après les 43 matière offerte par le personnage central. Elle fournit, elle incarne, la première définition d’une dramaturgie à propos de laquelle les défenseurs de la langue française, du Bellay compris, sont demeurés presque muets dans la première moitié du siècle137. Au cœur de cette dramaturgie, déclinaison de son délire, elle inscrit le sacrilège que constitue le détournement du verbe divin.

La femme ardente et le chaos du monde

« J’apprends mon sexe à se pouvoir venger » (v. 1205), hurle-t-elle, avec une joie sauvage, en quittant le lieu de ses crimes sur un char embrasé.

Avec Médée, ce qui triomphe, c’est aussi le refoulé de la pensée renaissante : l’idée, l’image d’une forme féminine, donc pervertie, du logos. Sylviane Agacinski rappelle qu’après Platon138, la philosophie antique, puis le christianisme, articulent la différence entre les sexes à l’opposition de l’âme et du corps. Elles construisent « un ordre hiérarchique tenace dans lequel le masculin est le sexe de la pensée ou de l’esprit, tandis que le féminin est tourné vers la chair et vers la terre »139. Dans cette perspective dualiste, la femme se positionne du côté de la matière, celle qu’Aristote nomme hulè, malfaisante et corrompue ; celle où le néoplatonisme ne trouve que vacuité et impureté ; celle, enfin,

commentateurs humanistes de l’Art poétique d’Horace », p. 17.). Cette particularité distingue la tragédie humaniste de la tragédie classique. 137 « Les Arts poétiques du début des années 1550 auraient pu inclure une théorie du poème dramatique : or, ils sont à peu près muets sur ce point, ce qui, déjà, dit que le théâtre est un phénomène d’essence particulière, et non exclusivement littéraire ». » (F. Charpentier, Pour une lecture de la tragédie humaniste : Jodelle, Garnier, Montchrestien, p. 10.) 138 « Platon n’est pas de ces philosophes qui effacent leur masculinité. Il parle au contraire ouvertement en homme et se réfère, dans bien des textes, à l’identité mâle du locuteur. Mais ce n’est pas pour faire la part du sexe dans le discours : Platon ne démêle pas cette part du masculin dans sa pensée. Il place l’homme du côté de la pensée, de la contemplation, de la réflexion, et rapporte naturellement la philosophie à l’homme et l’homme à la philosophie. Le masculin comme genre n’est pas dans un rapport d’opposition latérale, si l’on veut, au féminin, (comme pourraient l’être deux espèces du même genre) mais dans la position d’un fondement : il est au féminin ce que le pur est à l’impur, le premier au second, le bon au mauvais, l’original au dérivé. » (S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 8.) 139 Ibid., p. 18. 44 qui enferme l’esprit dans une corporéité souillée par les passions140. La femme désigne le chaos, l’irrationnel, le pulsionnel : tout ce que la structure du logos garde de sombrer dans la déliquescence ; tout ce qui, aussi, menace sans arrêt d’emporter le monde dans ses débordements.

La fureur, entendue comme rage, est l’expression de ce débordement. Au XVIe siècle, elle participe de la définition même du féminin. Cette association vient, à la fois, cultiver la peur qu’entretiennent les hommes de la Renaissance à l’égard de l’autre sexe (entendu ici au propre comme au figuré), et justifier l’étroit contrôle qu’ils exercent sur lui. Forcenées en puissance, les femmes n’ont aucune prise sur la raison qui structure le monde. Le logos leur est refusé.

L’équation entre fureur et féminité se fonde principalement sur le discours médical, constituant, avec la théologie et le droit, l’un des piliers de la perception renaissante de la femme.

Ce discours trouve dans l’imparfaite physiologie féminine la cause de la démence.

Vésale, Ambroise Paré, Pierre Franco, convoquant l’autorité de Galien, attribuent au beau sexe un mécanisme humoral déficient. En raison de la froideur et de l’humidité de sa complexion, opposées à la chaleur et à la sécheresse masculines, la femme présente, selon eux, une physiologie tendant vers la contraction141. Les puissances de l’âme suivant les tempéraments des corps, cette débilité physique engendre une débilité mentale et affective. Et de cette faiblesse généralisée résulte une inclination à la mélancolie, dans laquelle Jackie Pigeaud voit précisément un mouvement de repli142.

140 Au sujet de la perception de la matière à partir de l’Antiquité, voir N. Doiron, « La vengeance d’une déesse », p. 327- 328. 141 La médecine médiévale relaie la perception galéniste : elle considère la femme comme un homme à l’envers, et entretient la perception selon laquelle les organes génitaux féminins ne diffèrent en rien de ceux des hommes, sinon dans leur situation et leur distribution. (M. Lazard, Les avenues de Fémynie. Les femmes et la Renaissance, p. 17.) 142 Voir J. Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique. 45

Or, dans la tradition antique dont se réclame la Renaissance, la mélancolie est liée aux maladies de l’âme. Dans le Problème XXX, Aristote attribue le tempérament mélancolique à un excès de bile noire. D’abord froide, comme la femme elle-même, cette humeur instable peut augmenter en température jusqu’à atteindre un degré extrême de chaleur. Elle génère alors apoplexie, syncopes, frayeurs et, surtout, transports extatiques : elle répand un désordre brûlant qui catalyse le délire furieux. Pour Galien, héritier de Platon, la bile noire a aussi la capacité de secouer l’environnement où elle se trouve et d’y apporter le désordre : agressive, elle « se gonfle, fermente, fait naître des bulles semblables à celles qui s’élèvent dans les potages en ébullition »143.

Elle « pénètre jusqu’à la substance de la moelle, la brûle, détache les liens qui, pareils aux amarres d’un vaisseau, y retiennent l’âme, et elle met cette dernière en liberté »144. Marsile Ficin se souvient de cette théorie dans Les trois livres de la vie (De triplici vitae, 1489), où il soutient que l’« humeur noire » cause une « ardeur et [un] embrasement de sang » 145 faisant les victimes émues et furieuses. Dans tous les cas, la surabondance de bile noire paraît indissociable d’une difficulté à maîtriser les pulsions. Cette difficulté, si elle n’est pas proprement féminine, se trouve exacerbée chez la femme, dont la « froideur et l’humidité […] nuisent [d’emblée] à la partie raisonnable »146.

Par son sexe, l’héroïne de La Péruse apparaît déjà comme une malade. La « griesve douleur », la tristesse qui l’accablent peuvent s’apparenter à la mélancolie, qu’un aphorisme hippocratique attribue à une affliction prolongée147. Et la rage meurtrière dont elle se trouve saisie rappelle la cruauté que suscite la bile souverainement chaude. Le vocabulaire du feu,

143 Galien, Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales, 2, p. 563. 144 Platon, Timée, 66b. 145 M. Ficin, Les trois livres de la vie, p. 184. 146 J. Huarte de San Juan, L'examen des esprits pour les sciences ou sont montrées les differences d'esprits qui se trouvent parmy les hommes & quelle sorte de science chacun est propre en particulier, p. 327. 147 « Si crainte et tristesse durent longtemps, un tel état est mélancolique », Hippocrate, De l’Art médical, Aphorismes, p. 464. 46 traversant toute la pièce, et évoquant l’embrasement du corps de la magicienne, excède le registre de la métaphore. En plus d’une image poétique, il désigne une maladie qui, à la fois, gâte tout le corps et renverse l’esprit ; une maladie que diagnostique le gouverneur des enfants, disant

« crain[dre] que [Médée] ne soit d’une fureur atteinte » (v. 370). Dans cette perspective, les descriptions de l’état de la Colchidienne acquièrent une dimension nosologique. Tourments corporels et passions s’équivalent. Les mentions de l’« échauffé courroux qui […] bouillonne »

(v. 840) dans le cœur de la magicienne, de l’« ardente jalousie » (v. 46) enracinant la colère dans sa

« fantaisie » (v. 45), de l’« ennui qui la consomme et ard » (v. 151) lorsqu’elle s’enflamme contre son mari, renvoient à une chaleur concrète. Elles disent le feu réel qui consume Médée « et dedans lui hume / l’humeur de ses os » (v. 529-530).

La magicienne fait de ce mal le moteur du tragique. La catastrophe naît du feu. Elle commence avec la mort de Créon et de sa fille Glauque, brûlés par le « feu charmé » dont Médée a imprégné une couronne. Dans une énergique hypotypose, un messager affolé peint ce vivant tableau de destruction. Les sortilèges mis au point par Médée brûlent Glauque en commençant par le « chef » (v. 1112), lieu de l’intelligence : la « flamme » qu’ils allument s’accole à l’« âme » (v. 1134-

1135) de la princesse pour ensuite se répandre dans tout son corps. Le poison qui cause la mort de

Glauque se présente comme le distillat de l’humeur venimeuse bouillonnant dans les viscères de sa rivale, et causant le trouble de son esprit. Il se mêle à la substance brûlante nourrissant l’ascension de Médée vers le niveau d’être essentiel à l’accomplissement de l’acte inhumain qui couronne le spectacle. Avec lui, le pathologique devient pathétique et poétique. Avec lui s’écoule, dans l’univers 47 tragique, le feu contagieux d’un mal issu des entrailles de la Colchidienne répudiée, rendue ardente au crime par une flambée de délire148.

Ce feu se transmet aux héritières de Médée. Il atteint la Cléopâtre de Jodelle, en proie à un

« souci qui pétillant [lui] écorche le dedans » (v. 883) : un « grand désir » (v. 1163), « bourreau [des] moelles » (v. 69), rend brûlante l’âme de la reine d’Égypte. De même, il embrase l’« humeur » avec laquelle « se consume » (v. 974) l’esprit de Didon, amante insensée. Un « étrange poison » (v. 442) contamine la reine : il affole son « estomac […] rempli de gros sanglots ardents » (v. 968) ; surtout, il allume, dans la « brûlante poitrine » (v. 2119) où elle « machine » (v. 2120) le mal, l’incendie véritable du bûcher sur lequel elle mourra. Les flammes se matérialisent dans les charbons ardents qu’avale, le regard farouche, la Porcie de Garnier. Elles traversent jusqu’à la tardive Carthaginoise de

Montchrestien, sous la forme du « venin brûlant » (p. 135) qu’exsudent les yeux de Sophonisbe, et qui atteint Massinissa pour lui « suffoquer l’esprit, boire le sang [de ses] veines, brûler [ses] intestins » (p. 134). Sous l’influence perverse de la magicienne, la tragédie devient le magnum opus produit par une véritable alchimie de la fureur féminine.

Une théorie développée en aval de la médecine galéniste place la source de ce forcènement dans un unique organe : l’utérus, la matrice, ce mystérieux vase qui renferme les secrets de la vie et de ses dérèglements. Cet organe a valeur de symbole et de métonymie : il définit la femme tout entière, considérée exclusivement pour son rôle dans la génération. Il détermine le fonctionnement de son corps et de son esprit, constitue la source de ses maladies. Pour Paracelse et Ambroise Paré,

148 « La souffrance tragique peut devenir l’objet d’un fantasme […]. Éprouvée dans un corps passionné ou supplicié, elle appelle, chez les bourreaux ou les victimes, une réalisation absolue, signifiée par le thème infernal qui en projette la réalité sur le plan surnaturel. L’existence infernale est envisagée dans la passion suprême de la rage (haine et vengeance) qui déchaîne les puissances d’en bas, ou en appelle à elles, comme un mode d’existence portant à son extrême limite la capacité de souffrir, et où la vie corporelle, dans la mort elle-même, serait définie comme souffrance à l’état pur ». (O. Millet, « La représentation du corps souffrant dans la tragédie humaniste et baroque (1550-1630) », p. 92.) 48 qui ont lu le Timée de Platon, il génère la fureur par des mouvements imprévisibles, fruits de sa nature animale :

Pour le dire en un mot, la matrice a ses sentiments propres, estant hors la volonté de la femme ; de maniere qu’on la dit estre un animal, à cause qu’elle se dilate et accourcit plus ou moins, selon la diversité des causes. Et quand elle desire, elle fretille et se meut, faisant perdre patience et toute raison à la pauvre femmelette, luy causant un grand tintamarre149.

Pour les détracteurs de ce postulat, à savoir, entre autres, Jean Fernel et Jacques Sylvius, la matrice plonge la femme dans l’égarement lorsque remplie d’une substance corrompue, accumulée à force de frustration des appétits vénériens. Elle suffoque sous des vapeurs vénéneuses qui, en s’échappant vers le cerveau, brouillent l’entendement et engendrent des transports désordonnés.

Elle transforme en substance toxique le feu des désirs, et rend la femme voisine des animaux venimeux. Par l’alliance de la flamme et du poison, cette « [terre] très fertile pour la propagation du genre humain »150, cette « partie […] noble, la plus principale et la plus nécessaire » à l’élaboration d’une « petite créature de Dieu »151, devient un lieu dangereux. Son pouvoir d’engendrement n’a d’égal que le potentiel destructeur de pulsions dictées par une féminité insatiable.

Dans le schème analogique identifié par Foucault, le mal né du microcosme utérin constitue l’expression des dangers hantant le macrocosme de la nature 152 . Les agissements erratiques et dangereux de la femme déchaînée témoignent des risques que recèle un environnement étranger à l’entendement et aux structures rationnelles. Ils rappellent l’imprévisibilité des forces maîtresses de la vie et de la mort, qui se rebellent devant les formes fixes, et qu’on refuse d’assujettir à des lois. Ils cristallisent les intentions ténébreuses d’une Nature

149 A. Paré, Œuvres complètes, p. 762. 150 J. Duval, Traité des hermaphrodites, p. 102. 151 J. Liébault, Thresor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, , 1585, chap. II, f. 5. 152 À la Renaissance, le terme natura désigne d’ailleurs les organes de la génération, particulièrement les organes féminins. (R. Lenoble, Histoire de l’idée de nature, p. 229). 49 puissante, que Marsile Ficin et d’autres humanistes considèrent, à la suite des stoïciens, comme un immense et mystérieux vivant ; une Nature, enfin, où le christianisme trouve à la fois monde et chair disgraciée, ordre divin et tentation.

Ce pouvoir et cette ambivalence se matérialisent notamment dans l’estampe, prisme et véhicule du symbolisme et de la psyché renaissants153. Des images de mères allaitant nouveau-nés et mourants, ou répandant du lait sur le monde, dépeignent le double visage de la genetrix, qui donne l’aliment de la vie et celui de la mort. Des représentations de femmes évoluant parmi les animaux, au milieu d’une végétation inculte, soulignent le rapport ténébreux du beau sexe aux mystères de l’environnement. Une singulière allégorie, illustrant d’ailleurs un épisode de la Conquête de la

Toison d’or, donne à la Nature l’aspect d’une femelle hybride dont les nombreuses mamelles nourrissent les hommes comme les bêtes, et dont les pieds s’enracinent dans le sol. Partout s’offre le corps nu, mais énigmatique, d’une nourrice sauvage, d’une protectrice chaotique. Partout se révèle un lien occulte entre féminité, secrets de la fécondité et cycle de la vie : la femme se trouve confondue avec le « vaste animal chaud » trônant au centre de l’expérience sacrée, que Ronsard, dans ses Hymnes, dit tempéré d’un feu pareil à celui qui se tient dans l’estomac.

Ce feu viscéral, incontrôlé, est capable de transformer la généreuse figure maternelle en créature monstrueuse. Il peut donner à la Nature le visage de Médée, que « l’amitié et l’ire diversement martyrent » (v. 154). La femme de Jason trouve dans sa matrice brûlante le lieu où frapper l’amant arraché à son corps. Par elle, la tragédie accueille le chaotique déchaînement des forces du monde, surpuissantes, surabondantes.

153 Au sujet de l’estampe, voir S. Matthews Grieco, Ange ou diablesse. La représentation de la femme au XVIe siècle. 50

Ces forces répondent aux désirs égarés de la magicienne. Dans un mouvement tenant à la fois du magique et du poétique154, elles se mobilisent pour recréer l’Univers. Elles livrent à la

Colchidienne le venin des herbes et des animaux, « prêt[s] à vomir au gré d’elle [leur] ire » (v. 390).

Elles prolongent, par leur propre déchaînement, la rage de la femme répudiée qui s’enflamme contre son mari : la terre tremble sous les « foudres pleins d’encombres » (v. 469), la mer et le ciel s’unissent dans un « impétueux orage » (v. 339), la « rivière [jaillit] hors de ses bords » (v. 514). Les puissances élémentaires servent Médée au même titre qu’elles serviront Didon, capable d’annoncer

à Énée qu’il n’aurait pu, s’il l’eût voulu, lui cacher son départ : « Ma terre en eût tremblé, et […] la mer le fût venu sonner à mon rivage » (v. 485-486). Dans l’action simultanée de la femme et de la

Nature se révèle une folie syncrétique : « [le beau sexe] et la saison sont d’une fureur même »

(v. 1523). Et cette folie, cette communion dans un transport sauvage rappelant la férocité instinctive de l’animal, vient ébranler les fondements du monde. Pire que le chaos soustrait au contrôle du logos, émerge alors un chaos devenu logos, prêt à modeler un monde tissé de malice.

L’infanticide de Médée, véritable anti-création, constitue la suprême manifestation de cet

ébranlement. À travers l’œuvre sanglante de la génitrice meurtrière, championne de la perversité féminine, surgit l’image d’une mauvaise nature qui contrecarre l’ordre cosmique. Cette image est aussi celle de la corruption primordiale dépeinte par le chœur dans son premier chant, où se reconnaît la voix de Sénèque155. Elle expose l’effet produit par l’insatiable désir sur la terre pure de l’Âge d’or, accablée d’un infini nombre de maux par les premiers explorateurs de la mer. Elle peint

154 En tant que créatrice, la nature est, depuis l’Antiquité, considérée comme un poète. À ce sujet, voir P. Hadot, Le voile d’Isis. 155 Comme chez Sénèque, le chœur associe la fin de l’Âge d’or aux débuts de la navigation, marqués par la mythique traversée de l’Argo, « navire prophette ». Dans la perspective morale qui est celle du tragique renaissant, l’image du navire balloté par la mer devient également celle de l’homme soumis aux aléas de la Fortune. 51 la Colchidienne comme l’instrument de ces maux, voué à « marquer à jamais la sombre race des femmes »156.

Médée se pose ainsi comme mère du péché, aïeule de toutes celles que flétrira la Faute.

Elle établit sa parenté avec Pandore, que la Renaissance assimilera à la femme d’Adam. Avec son corps embrasé, avec son sexe dévorateur, elle ouvre une voie par laquelle le monde infernal envahit et altère celui des hommes. Des profondeurs obscures de ses entrailles malades, elle projette un lieu où les pulsions chaotiques l’emportent sur les principes rationnels. Ce lieu, c’est la scène modelée par la fureur, par l’anti-Verbe. Il voisine la caverne de Platon, espace utérin où les hommes enchaînés sont livrés au mensonge, aux ombres que projette la lueur du feu.

La tragédie et l’invention de la Sorcière

Le mensonge situe le féminin – comme Médée et la tragédie – sur le territoire de Satan.

À la Renaissance, on craint le diable par-dessus tout. Jean Delumeau et plusieurs autres157 l’ont souligné : c’est à cette époque – et non au Moyen Âge158, comme on l’a longtemps cru – que le Prince des Ténèbres suscite la plus grande peur en Occident. Au temps où revit la tragédie, les bouleversements sont nombreux et profonds. La lecture du monde change, et de ce changement

156 Dans Passions de femmes au temps de la reine Margot, Robert Muchembled souligne que le crime d’infanticide est à l’origine de la majorité des exécutions dans la France du XVIe siècle : il surpasse la sorcellerie. 157 Johan Huizinga, Étienne Delaruelle, Jacques Le Goff et Robert Muchembled, notamment, sont parvenus au même constat : « L’émergence de la modernité dans notre Europe occidentale s’est accompagnée d’une incroyable peur du diable. La Renaissance héritait assurément de concepts et d’images démoniaques qui s’étaient précisés et multipliés au cours du Moyen Âge. Mais elle leur donna une cohérence, un relief et une diffusion jamais atteint auparavant. » (J. Delumeau, La peur en Occident, p. 232.) 158 Jacques Le Goff situe la première grande « explosion diabolique » en Occident aux XIe et XIIe siècles. Le diable, auparavant « abstrait et théologique », se concrétise alors : ses représentations le montrent sous une multitudes de formes, humaines et animale ; il est parfois assimilé à un vassal félon. S’il présente une menace, il ne perd toutefois pas la dimension comique que lui a accordée le Moyen Âge. C’est au XIVe siècle que commence réellement l’invasion démoniaque. La Divine comédie (mort de Dante en 1321) marque symboliquement le passage d’une époque à une autre et le moment à partir duquel « la conscience religieuse de l’élite occidentale cesse pour une longue période de résister au raz de marée du satanisme ». (Ibid, p. 232-233.) 52

émerge la peur de la perte – perte du monde, perte de soi – en même temps que celle du mensonge, de la confusion des signes. Pour reprendre la métaphore théâtrale d’Alexandre Koyré, l’homme se trouve dépossédé de sa « position privilégiée […] dans le drame théo-cosmique de la création »159. Le monde a connu Copernic ; Giordano Bruno vient d’y naître. Il ne se résume plus à un territoire immobile, fait pour l’être humain, autour duquel se meuvent, sur des sphères cristallines, les corps célestes précédant l’Empyrée. Désormais, le cosmos a le Soleil pour maître et renferme, dans son immensité, une multitude d’étoiles inconnues. La terre elle-même s’enrichit de continents et de peuples neufs. Dans la lecture de l’univers et de la nature, la vastitude se substitue

à la finitude, la diversité à l’unité. Avec la Réforme protestante, la nation chrétienne se divise. De cette désintégration de la foi, de cet ébranlement de la raison et de la morale, jailliront les violences et les déchirements qui donneront naissance à l’État moderne.

Au cours de cette période bouleversée se déploie un vaste et terrifiant imaginaire diabolique.

L’imprimerie, autant que le théâtre, favorise sa diffusion : en France seulement, des centaines d’ouvrages160 circulent, qui fournissent des images hallucinantes du monde infernal161, ainsi que des détails glaçants de précision sur l’Ennemi du genre humain et ses suppôts. Parmi ces représentations, une image émerge : le portrait du diable en Prince des Ténèbres, en roi couronné, présentant à une foule grouillante de sujets monstrueux les symboles de son autorité absolue. Et aux côtés de ce roi, ombre portée de l’idéal monarchique qui cherche à investir la structure sociale

159 A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, p. 32. 160 Robert Mandrou a dénombré 340 ouvrages consacrés à la sorcellerie et à l’univers démoniaque produits ou diffusés sur le territoire françcais aux XVIe et XVIIe siècles. (R. Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle.) 161 Ces représentations se basent sur des sources anciennes ; elles les synthétisent et en amplifient les images. Parmi ces sources figurent notamment la vision de saint Paul (VIe siècle), la Vision de Tungdal, tirée des légendes irlandaises, et la Légende dorée, vulgarisant un récit copte lié à la tentation de saint Antoine. Les représentations visuelles de cauchemars infernaux abondent, par ailleurs, en Italie, en France et en Belgique. L’œuvre de Jérôme Bosch, en particulier le triptyque du Prado, illustre cette esthétique cauchemardesque d’une manière particulièrement nette. (J. Delumeau, La peur en Occident, p. 232-253.) 53 et les consciences, une figure s’impose, redoutable : celle de la sorcière. Le Malleus Maleficarum d’Henry Institoris et Jacques Sprenger (1486-87) dit l’étendue de son péché :

Au milieu des calamités d’un siècle qui s’écroule, [tandis que] le monde sur le soir descend vers son déclin et que la malice des hommes grandit, [l’Ennemi] sait dans sa rage qu’il n’a plus que peu de temps devant lui. [Aussi a-t-il] fait pousser dans le champ du Seigneur une perversion hérétique surprenante, [celle des sorcières]162.

Perverses, hérétiques ; ennemies de l’homme, ennemies de la cité : entre 1580 et 1630, les tribunaux civils et religieux, organes d’un État qui se centralise, traqueront les sujettes de l’infernal monarque. La France flambera du feu de milliers de bûchers. Mais avant, la science démonologique s’attache à composer un portrait détaillé de la figure, de la forme, qu’on cherchera derrière le visage des condamnées. À cette figure échoit une tâche première : établir, sur terre, un anti-royaume, dominé par le mal ; faire du monde une tragédie semblable à celle que compose l’héroïne de La Péruse, prêtant à la scène la parole d’une féminité meurtrie et meurtrière.

Dans son acception inaugurale, le théâtre de la première modernité est donc une invention de la sorcière – ce qui achève de révéler sa relation intime au mal. Créé par elle, il en établit, en retour, les caractéristiques. La coïncidence est intéressante : après sa fulgurante entrée en scène,

Médée sera établie, par les démonologues, en tant que patronne des fiancées de Satan.

Dans le Dialogue sur les sorciers (1574), Lambert Daneau convoque Médée parmi les exempla lui servant à établir une définition canonique de la sorcière163. Jean Bodin, auteur de la Démonomanie

(1580), fait plusieurs fois allusion à la « sorcière Médée ». Il attribue à la Colchidienne une épithète que La Péruse lui-même ne lui donne jamais explicitement, et la lie au récit fondateur de la magie

162 Malleus Maleficarum, cité dans J. Delumeau., La peur en Occident, p. 220. 163 « Telle a été anciennement une Canidia […]. Telle a été une Circé, dont parle Homère, en l’Odyssée, livre 10 : telle une Médée, de laquelle parle aussi Ovide, au livre 7 de sa Métamorphose. » (L. Daneau, Les Sorciers : Dialogue très utile et nécessaire pour ce temps, p. 29.) 54 noire. Reprenant l’ancien topos du conflit troyen comme origine mythique de l’Histoire, il nomme la femme de Jason en tête des premiers adeptes de pratiques occultes :

Nous voyons auparavant et depuis la guerre de Troie, […] environ trois cents ans avant la publication de la loi de Dieu, les sorcelleries cruelles de Médée, les transformations de Circé et de Protée et les nécromancies thessaliennes164.

Plus tard, Pierre de L’Ancre, dans le Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons (1612), fait de la magicienne la première responsable du peuplement du monde et des enfers : fille de « cette diablesse sorcière indigne [nommée] Hécate »165, elle compte parmi les maîtresses du funeste art magique, tant chantées par les auteurs. Elle fonde en sa personne même le pacte du thaumaturge avec Satan. Elle ouvre la voie à la sorcière moderne, à l’anathème que seul « un brusler »166 peut justement punir.

La femme de Jason partage avec les servantes de Satan sa fureur, celle-là même qui structure la tragédie. Comme elle, les sorcières présentent une propension à la rage forcenée, hallucinée.

Déjà, dans le Malleus, qui attaque le sexe féminin avec un zèle particulièrement prononcé167, elles sont décrites comme des démentes, aussi agitées que les « vagues de la mer […] sans cesse en

ébullition » 168 . Elles ont le comportement inconstant qui fonde le caractère de Médée, comportement dans lequel le médecin Jean Wier verra le fruit d’un « humeur melancolique, respandu dedans le cerveau » 169 . Elles se trouvent soumises aux passions âpres et véhémentes propres à leur faible sexe : il n’existe pas de colère plus forte que la leur, comme il

164 J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, p. 305. 165 P. de L’Ancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, p. 46. 166 C’est le châtiment suggéré par Créon. 167 Le Formicarius est le premier ouvrage démonologique à insister sur le rôle des femmes dans la sorcellerie, mais le Malleus développe ce thème jusqu’à l’obsession. (J. Delumeau, La peur en Occident, p. 349.) Hélène Hotton, dans sa thèse de doctorat, a souligné la virulence avec laquelle l’ouvrage d’Institoris et Sprenger attaque les femmes. (H. Hotton, Les marques du diable et les signes de l’Autre : rhétorique du dire démonologique à la fin de la Renaissance.) 168 H. Institoris et J. Sprenger, Malleus Maleficarum, p. 203. 169 J. Wier, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcelleries, f. 128. 55 n’existe pas d’ire comparable à celle de la jalouse qui s’enflamme contre son mari. Elles sont, par ailleurs, des devineresses impies, partageant avec Médée le pouvoir de rendre de démoniaques oracles. Elles s’apparentent aux prêtresses offertes aux démons et prises de « rage

écumante »170, dont traitera Jean Bodin. Elles évoquent les ménades troublées de fureur, unies dans la noire cérémonie du sabbat, que dépeindront les Controverses et recherches magiques de Martin Del

Rio (1599-1600). Véritables bacchantes, elles s’abandonnent à l’autorité d’une divinité familière avec le monde infernal et avec le théâtre, qui leur souffle de s’approprier une parole vouée à renverser le cosmos.

La fureur des sorcières se nourrit du même feu charnel que la Colchidienne abandonnée.

Impudiques, dépravées, elles se trouvent prises d’une ardeur semblable à celle de la magicienne, embrasée par la concupiscence de la chair, affolée par des pulsions insatiables et inassouvissables.

En pactisant avec le diable « puant et lascif », elles répètent le geste de l’amante affamée et désespérée qui ouvre son corps souffrant à la pénétration des forces de l’Hadès. Par la voie de leur sexe impur, elles se font ministres de l’idolâtrie, s’offrent aux tentations charnelles et à la brûlante possession de ténébreuses puissances. Elles se jettent avec délectation dans la passion qui a guidé la magicienne hors des terres sauvages de Colchide et l’a rattachée au péché originel, « cause initiale de la tragédie de l’existence »171.

C’est aussi de Médée, au corps corrompu par le venin et les humeurs infectes, que les servantes du diable héritent leur principal procédé : le poison. Elles savent rendre l’air irrespirable, connaissent la manière de tuer un homme à l’aide de poudres, de racines, de drogues. Elles

170 J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, p. 101. 171 R. Muchembled, Passions des femmes au temps de la reine Margot, p. 56. 56 exploitent les « propriétés de tous les animaux, plantes, pierres, herbes et métaux »172 pour mettre au point de fatales potions. Ainsi consomment-elles leur trop grande proximité avec une Nature dont Satan est le prince. À elles se livre le pouvoir ambigu du pharmakon, capable de tuer au lieu de guérir et de retourner le bien en mal. Leur action néfaste rejoint celle de la Colchidienne, que les démonologues évoquent dans leurs écrits : Lambert Daneau classe la femme de Jason parmi les empoisonneurs que les latins appelaient venefici et comptaient au nombre des sorciers. Henri

Boguet, auteur du Discours exécrable des sorciers (1591), mentionne la « chemise que Médée envoya à

Créusa »173 en tête des exemples de cadeaux empoisonnés donnés par les sorciers à leurs victimes.

Dans ses écrits, la magicienne courant par les régions, amassant des herbes vénéneuses sur un chariot attelé par des dragons, rejoint Satan propageant ses perversions sur la terre des hommes.

Les sorcières, enfin, empruntent à Médée l’une de leurs plus horribles pratiques : le meurtre d’enfants. Elles se rangent parmi les impies qui, prises de délire, peuvent « immol[er] leurs fils et leurs filles aux démons »174. Sans scrupule, pour se montrer agréables à Satan, elles dépècent les nouveau-nés, les dévorent ou les donnent en pâture aux démons. Dans certains cas, elles utilisent leurs os broyés, leur graisse ou leur corps bouilli pour la préparation de philtres et d’onguents 175 . Ce faisant, elles reproduisent les gestes qu’a faits, la première, la barbare

Colchidienne. Gauchissant un récit qu’il dit emprunter à Euripide, Jean Bodin affirme que la

172 J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, p. 145. 173 H. Boguet, Discours exécrable des sorciers, p. 164. 174 Thomas d’Aquin, Somme théologique, p. 27. 175 Bodin convoque le meurtre d’enfants comme exemplum afin de réfuter l’hypothèse de Jean Wier sur la nature pathologique et hallucinatoire de la sorcellerie : « Je demanderoy à Wier, quelle maladie ce seroit aux Sorcieres, de penser avoir tué les petits enfants, qui se trouvent tuez, de les faire bouillir & consommer, pour en avoir la gresse, comme elles ont confessé, & souvent ont été surprises. » Une fois de plus, Médée apparaît dans le discours du démonologue : « On voit semblables parricides avoir estés commis par Medee la Sorciere, tuant tantost son frere, puis ses propres enfans. » (J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, p. 506.) 57 femme de Jason « sacrifie ses deux propres enfants pour venir à chef de faire mourir Glauca »176. Et

Henry Boguet répète cette lecture du mythe lorsqu’il raconte que « Médée […] sacrifia deux de [ses enfants] pour faire mourir Glauca, fille du roi Créon »177.

La femme de Jason s’extrait de l’Antiquité et du mythe pour gagner le monde qu’habitent les théoriciens de la sorcellerie. Elle prête ses traits à la femme diabolique qu’ils cherchent, dans l’immédiat, à démasquer et à combattre. La poésie, à laquelle elle appartient en premier lieu, livre ainsi la vérité des pratiques diaboliques. Ses fondements sont aussi ceux de la magie noire. Selon

Bodin, Médée tient son art d’Orphée. Elle a été initiée aux secrets des hymnes que le fils de

Calliope, « maître sorcier »178, a composés en l’honneur de Satan, afin d’« instrui[re] ses disciples en toute idolâtrie, impiété et sorcellerie »179. Elle a reçu une leçon de mal, extraite des vers mêmes que le premier poète, qui rythmait de son chant les coups de rames des Argonautes, a tirés de la source inépuisable de visions dormant au cœur de l’enfer.

La poésie se trouve dotée d’une « efficacité occulte, ambiguë, […] opérant selon les lois du magique et non de la nécessité »180. Avec les couleurs artificielles de la mimésis, elle produit un simulacre associé au fard, au masque, à la fête et aux plaisirs diaboliques ; un simulacre participant des mensonges auxquels le Prince des Ténèbres incite à croire, et dans lesquels il puise, selon Jean

Wier, la plus grande partie de son pouvoir181. Par les séductions de l’illusion, la pratique poétique déploie une puissance de pénétration maléfique, en mesure d’infecter l’intériorité la plus dérobée

176 Ibid., p. 484. 177 H. Boguet, Discours exécrable des sorciers, p. 299. 178 J. Bodin, De la démonomanie des sorciers, p. 4. 179 Ibid., p. 42. 180 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », p. 88. 181 « Ne croyez pas qu’il fût bien difficile au diable de représenter faussement les figures des âmes qui sont hors du corps, de se pourmener à l’entour des tombeaux, et d’espouvanter par apparitions les héritiers des défunts et autres. » (J. Wier, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcelleries, p. 23-24.) 58 de l’âme et du corps. En elle, le travail du verbe s’allie au sortilège. C’est cette alliance qui se trouve

(ré)activée et consommée dans la tragédie de La Péruse : l’héroïne perpétue l’enseignement reçu du démon-Orphée. Par la violence de sa fureur, unissant le feu et le venin des passions féminines au

« meurtrier péché », elle se pose en maîtresse de toutes les femmes qui divorcent de l’humanité pour s’accoupler avec Satan.

La jeune tragédie humaniste se peuple de figures portant la marque diabolique de la barbare magicienne. Après Cléopâtre vient Didon. « Médée charmeresse » (v. 1939) habite le drame de la reine de Carthage. Sans cesse, il est question de ses « arts », de « [sa] poison » (v. 2039-2040).

Barce, nourrice de la souveraine et praticienne de « l’horreur magicienne », semble au fait de ses secrets. La sage enchanteresse Béroé, gardienne des fruits d’or des Hespérides, est son double : elle

« appâte le[s] dragon[s] de ses douceurs humides » (v. 1912), tire plantes et herbes des monts et des vallées, soigne la fureur dans les flammes. Didon elle-même se place sous son autorité. Imaginant le brasier qui la lavera de ses amours « misérables », elle compose une scène de conjuration digne des plus redoutables maléfices de la femme de Jason :

Tu me verras la voix effroyable et tremblante La chevelure au vent de tous côtés flottante Un pied nu, l’œil tout blanc, la face toute blême Comme si mes esprits s’écartaient de moi-même […] Vous m’orrez bien tonner trois cents Dieux d’une suite En Enfer et Chaos, et celle qui irrite Nos esprits à jamais, la trois fois double Hécate, Diane à triple voie […]182.

Comme Médée regroupe « tous les maux que le Ciel peut avoir » (v. 140), la reine rassemble « tout ce que les Enfers ont de rages » (v. 1968). Elle clame son appartenance à la race des sorcières qui appellent en hurlant « les ombres de là-bas » (v. 1919).

182 E. Jodelle, Didon se sacrifiant, v. 1941-1950. 59

La puissance néfaste de ses vers, capables de rejoindre l’au-delà, se répercute dans la sinistre parole de la Sorcière d’Endor, qui occupe un acte entier du Saül le Furieux de Jean de La Taille.

Elle porte le même pouvoir que les maléfices murmurés par la Pythonisse, qui forcent les Démons à faire ce qu’elle commande et autorisent la nécromancie. En laissant paraître le fantôme du prophète Samuel, ou, du moins, sa personnification par un « Diable ou daemon », la Sorcière, seul personnage féminin de la pièce183, suscite un spectacle et une transgression. Elle outrepasse, en même temps que les limites de l’au-delà, la volonté d’un Dieu hostile à la magie noire. À travers ce procédé à la fois théâtral184 et sacrilège, elle rappelle que la scène peut susciter spectres et songes et faire sortir de l’abîme des créatures féroces, saisissant les hommes d’épouvante et de douleur. Elle souligne la parenté, spirituelle et esthétique, de la représentation dramatique avec le monde infernal, celui-là même que dépeint l’ombre d’Antoine et qui hante les cauchemars d’Énée. Par- delà le mur de verre de l’illusion dramatique, elle répand le mal issu des entrailles ardentes de

Médée.

L’apothéose de la magicienne signale le triomphe de ce mal. Elle renverse, de façon frappante, le triomphe de Notre-Dame : à la fin des miracles, qui subsistent au XVIe siècle et au- delà, la Vierge est transportée vers le ciel après un victorieux combat contre le Démon185. Médée inverse le moment où les vertus rédemptrices écrasent les péchés cardinaux, et où se confirme l’absolue supériorité du Bien sur le Mal. En s’élevant dans la nue, la magicienne forcenée présente aux yeux du monde le triomphe d’Ève. Elle fait du miracle une malédiction, de la scène un sabbat,

183 Françoise Charpentier considère Saül le furieux comme la première tragédie française « à peu près sans bavures ». Nous notons avec intérêt qu’au cœur de cette tragédie « presque parfaite » (cœur dramatique, mais aussi cœur structural, puisque la scène se produit à l’acte III), se trouve une sorcière qui convoque une ombre. 184 Jondorf souligne la théâtralité de la scène (G. Jondorf, French Renaissance Tragedy, p. 122). 185 Les Miracles de Notre-Dame connaissent une fortune considérable à partir du XIIIe siècle, où Rutebeuf écrit le Miracle de Théophile. (M. Lazard, Le théâtre en France au XVIe siècle.) 60 lieu d’expression d’une féminité pervertie et d’une création déréglée. Elle lie à la tragédie l’altérité du mal qui fait irruption dans la cité par l’intermédiaire de la femme égarée. Dans le sillage de son char surgit le feu infernal qui flambe sous les tréteaux, le foyer de l’incendie qui embrasera la France. Et sous cet éclairage apparaît le visage, déformé par les passions, de la Sorcière, prête à mettre en sa puissance un monde pétrifié de terreur. Ainsi naît sur scène un spectacle auquel succédera, en place publique, le supplice de la furieuse démoniaque brûlée pour « restaurer l’équilibre menacé des pouvoirs »186. Et ainsi se dessine une alliance intime, durable, entre l’art dramatique et le mal.

186 Christian Biet a dégagé un rapport symbolique entre la scène et l’échafaud. Il les considère tous deux comme les lieux d’une forme d’exorcisme, destiné à purger le corps social de ses passions néfastes et à rétablir l’équilibre. (Voir C. Biet, « Naissance sur l’échafaud ou la tragédie du début du XVIIe siècle ».)

CHAPITRE II Médée de Pierre Corneille ou le scandale du mal admirable

La noire figure de la femme de Jason resurgit au début de 1635. C’est le jeune Pierre

Corneille qui la convoque. Après les comédies Mélite, La veuve, La suivante, La place royale et ; après , tragi-comédie échevelée, l’auteur de Médée crée sa première tragédie. Il poursuit une association avec la troupe de Charles Le Noir et Guillaume des Gilberts, dit Montdory, récemment établie au théâtre du Marais187. Comme les comédiens du roi, sis à l’Hôtel de Bourgogne, les acteurs du Marais comptent parmi les bénéficiaires d’une toute nouvelle subvention, octroyée à l’initiative de Richelieu188. Ils ressuscitent Médée au moment précis où le gouvernement, sous la houlette du cardinal-ministre, commence à encadrer leur domaine d’activité.

Le retour de la magicienne s’inscrit dans une série de spectacles « à l’antique » inaugurée en février 1634189 par l’Hercule mourant de Rotrou, puis poursuivie, la même année, par l’Hippolyte de

La Pinelière et la Sophonisbe de Mairet190. Marquant le « retour [du] Cothurne Ancien »191, ces pièces sont l’œuvre des mêmes auteurs qui, au cours des années 1620, ont tiré pastorales et tragi-comédies d’un réservoir de modèles contemporains, fournis notamment par l’Italie et par l’Espagne. Avec ces tragédies renaît un genre qui avait pratiquement disparu de la scène au cours de la décennie

187 La troupe a triomphé avec Mélite à son arrivée à Paris, où la troupe des Confrères de la Passion, sise à l’Hôtel de Bourgogne, avait le monopole des représentations théâtrales. Elle s’est fait connaître en même temps qu’elle a révélé le talent de Corneille. En 1634, elle vient de louer le jeu de paumes du Marais et de quitter le tripot de la Fontaine. (Voir S. Wilma Deierkauf-Hosboer, Le théâtre du Marais, tome I.) 188 L’annonce de la subvention paraît le 6 janvier 1635 – au moment même où, vraisemblablement, ont lieu les représentations de Médée – dans la Gazette de Renaudot, organe de communication officielle du pouvoir : « Sachant que la Comédie, depuis qu'on a banni des théâtres tout ce qui pouvait souiller les oreilles les plus délicates, est l'un des plus innocents divertissements et le plus agréable à sa bonne ville de Paris », le Roi fait part de son intention d’« entretenir » trois troupes. Le montant de la subvention versé au Marais demeure inconnu pour l’année 1635. En 1641, cependant, il s’élève à 6000 livres, ce qui représente la moitié de la somme versée à l’Hôtel de Bourgogne. (Voir G. Couton, Richelieu et le théâtre.) 189 Cette datation peut être déduite à partir d’un document de 1634, intitulé L’Ouverture des jours gras, ou l’Entretien du Carnaval. Parmi une liste de pièces annoncées par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, il est indiqué que « pour la bonne bouche et closture des jours gras », à la mi-février, « l’Hercule mourant ou déifié de Monsieur de Rotrou » sera représenté. (E. Fournier, Variétés historiques et littéraires (tome II), p. 351-352.) 190 Pour une chronologie détaillée, voir B. Louvat-Molozay, « L’enfance de la tragédie » (1610-1642). 191 I. de Benserade, « À Monsieur de La Pinelière. Sur son Hippolyte », p.70. 63 précédente192. Avec elles, aussi, s’impose la notion de régularité : leur dispositio témoigne d’une préoccupation pour les préceptes aristotéliciens, transmis par les commentaires de la Poétique 193 circulant en France depuis 1561. L’intrigue simplifiée, le nombre restreint de personnages et de lieux, la concentration de l’action en un temps réduit rompent avec les tendances esthétiques qui, vers la fin du XVIe siècle, avaient éloigné la tragédie du modèle pensé par les dramaturges humanistes. Le contenu transmet, en outre, une préoccupation pour la bienséance, c’est-à-dire pour ce qui est juste et acceptable au regard du public : la cruauté et la violence qui avaient envahi la scène pendant la tourmente des guerres de religion se trouvent sinon éliminées, du moins atténuées.

Ces changements s’opèrent dans la foulée d’une querelle sur la régulation de l’art dramatique, déclenchée en 1628 entre les défenseurs des modèles antiques et ceux des genres modernes194. Ils témoignent, plus précisément, de la prise d’importance du modèle gnoséologique proposé par . Pour ce lecteur d’Heinsius, le respect des règles traditionnelles assure la qualité et l’efficacité éthique d’une mimésis vouée à purger les passions en suscitant le plaisir. La graduelle imposition de ces règles, favorisée, du point de vue politique, par la protection de

192 Georges Forestier rend compte de la disparition du genre tragique : « En 1628, la tragédie est morte. L’avis de décès se donne à lire en deux volets. Premier volet, la liste des huit pièces nouvelles qui paraissent avoir été créées à Paris cette année-là : cinq tragi-comédies, une tragi-comédie pastorale, une pastorale, un “poème héroïque”. […] Le second volet est constitué par la publication d’une réécriture retentissante : Tyr et Sidon, tragicomedie en deux journées, de Jean de Schélandre. Vingt ans après la publication de sa tragédie intitulée Tyr et Sidon, tragédie, ou les funestes amours de Belcar et Meliane, Schélandre avait bouleversé de fond en comble sa matière originelle […] pour en faire un véritable manifeste du genre nouveau. » Ce « manifeste » est précédé d’une préface où François Ogier affirme la supériorité de la tragi- comédie sur les genres anciens et leur codification. (G. Forestier, « De la modernité anti-classique au classicisme moderne. Le modèle théâtral (1628-1634) », p. 87-88.) 193 Parmi ces commentateurs figurent notamment Robortello (Francisci Robortelli Vtinensis in librum Aristotelis De arte poetice explicationes, 1548), Minturno (De poeta, 1559, et L’Arte poetica, 1564), Maggi, Vettori, Beni, Scaliger, Castelvetro, Heinsius et Vossius. Des détails au sujet de leurs textes figurent dans E. Zanin, « Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote ». 194 Pour des détails sur les forces en présence et l’argumentaire des deux parties, voir G. Forestier, « De la modernité anti-classique au classicisme moderne. Le modèle théâtral (1628-1634) ». 64

Richelieu et, du point de vue dramatique, par l’appui du populaire Mairet, pose Chapelain en législateur premier de la poésie représentative. Elle va de pair avec un projet de domestication et d’épuration du théâtre sous l’égide du cardinal-ministre : elle participe du mouvement de police des mœurs accompagnant la curialisation de la société et le renforcement des structures autoritaires centrales. La scène sur laquelle Corneille fait revivre la femme de Jason est en passe de devenir une province gouvernée par l’État civilisateur ; un lieu où peuvent s’exprimer, voire se construire esthétiquement, les principes et les contraintes d’une nouvelle sociabilité.

Pourquoi le poète rouennais jette-t-il son dévolu sur Médée ? La critique évoque des facteurs contingents : autorité et popularité renouvelées des poètes dramatiques de l’Antiquité, notamment de Sénèque195 ; désir de concurrencer l’Hercule mourant, produit par la troupe de l’Hôtel de

Bourgogne196 ; volonté de satisfaire un public accoutumé aux spectaculaires rebondissements de la tragi-comédie et aux épisodes merveilleux de la pastorale. Mais il y a plus important. En rappelant la magicienne, Corneille rappelle aussi l’héroïne fondatrice de La Péruse. Bien qu’il ne cite pas l’élève de Buchanan parmi ses modèles, aux côtés des prestigieux noms d’Euripide et de Sénèque, il connaît fort probablement La Médée. La pièce a fait l’objet de nombreuses réimpressions à et sa dernière édition, par Raphaël du Petit Val (1613), précède d’une douzaine d’années l’écriture de Mélite. La Péruse est d’ailleurs connu dans les cercles littéraires parisiens que fréquente

195 Jacques Scherer (La dramaturgie classique en France) voit, dans le choix de Médée, la manœuvre d’un novice désireux, quoi qu’il en dise, de s’abriter derrière les modèles prestigieux d’Euripide et de Sénèque. André Stegmann (« La Médée de Corneille ») et Jean Rohou (La tragédie classique) y trouvent, pour leur part, un effet de mode. 196 Jacques Maurens discerne, dans Médée, la volonté de produire un « western mythologique », spectaculaire et riche en péripéties, qui concurrencerait la pièce de Rotrou, produite par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. La quête d’effets scéniques impressionnants expliquerait le « zèle de néophyte » déployé par Corneille dans le traitement de la magie et du surnaturel. La nécessité de soutenir la comparaison avec l’Hercule justifierait la nature du sujet, « violent, étonnant et pathétique » : la « vengeance d’une femme délaissée et jalouse au moyen d’une robe magique qui consume sa victime ». Médée fournirait une réponse à Déjanire. (J. Maurens, La tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 222.) 65

Corneille. Que quelques vers de la Médée de 1635 fassent écho à la pièce de 1553 ne paraît donc pas relever du hasard197.

Ainsi, au moment où sa propre pratique, comme le genre tragique où il forge ses premières armes, emprunte un tournant, le dramaturge du Marais revient à la maléfique inventrice du théâtre français, qui est aussi la première de toutes les sorcières. Alors que les grands bûchers s’éteignent à peine, que les démons rôdent encore chez les Ursulines de Loudun, il redonne corps aux charmes toxiques de l’illusion. Il leur confère les traits d’une majestueuse rebelle, figure originelle d’un modèle héroïque basé sur le pathétique d’admiration. Aussi cruelle qu’énergique, la Médée cornélienne projette, sur le plan de la poétique comme sur celui de la (ou plutôt du) politique, les fulgurances de la violence sous-tendant l’établissement de toute loi. Elle dessine la forme obscure qui régira, par la négative, la construction de la scène classique, au cœur d’une « dynamique »198 où la domestication des pulsions conditionne la civilité et la « civilisation ».

Furieuse, orgueilleuse, héroïque

Dans l’examen de Médée, Corneille soutient que les meilleures parties de sa pièce sont celles qu’il a empruntées à Sénèque199. Le monologue d’entrée où la femme de Jason énonce ses velléités vengeresses, à la scène 5 de l’acte I, figure parmi ces morceaux choisis. Le texte contient plusieurs topiques déjà présentes chez La Péruse : douloureux appel à la justice des dieux protégeant les « lois de l’Hyménée » (v. 197) ; invocation du peuple infernal mené par les Furies, « filles de l’Achéron »

(v. 206) ; imprécations dirigées contre Jason, « perfide époux » (v. 216), et contre la famille royale

197 Voir N. Banachévitch, Jean Bastier de La Péruse (1529-1554). Étude biographique et littéraire. 198 Norbert Élias, La dynamique de l’Occident. 199 « Quant au style, il est fort inégal en ce poème ; et ce que j’y ai mêlé du mien approche si peu de ce que j’ai traduit de Sénèque, qu’il n’est point besoin d’en mettre le texte en marge pour faire discerner au lecteur ce qui est de lui ou de moi. » (P. Corneille, Examen de Médée, p. 175.) 66 corinthienne ; reconfiguration du monde dans la destruction et le chaos. Sous le pouvoir du verbe, l’imaginaire de la fureur, sacrée et sacrilège, s’active. Comme son homonyme renaissante, et comme bien des figures de jalouses issues des théâtres humaniste et « baroque », Médée nourrit, par la parole, une colère enfiévrée et créatrice d’images. Ses mots, rythmés par l’accumulation des anaphores et des véhémentes interrogations, ont la force performative de la conjuration et du blasphème. Ils sont perversa vota, vœux impies200. Avec eux se redessine le « spectacle d’Enfer, aux yeux épouvantable » de la Déjanire de Rotrou (1634), réclamant de Junon qu’elle la transforme en créature hideuse pour châtier Hercule :

Fais-moi capable d’être et son monstre et sa peine Change, si tu peux tout, ma figure et rends-moi Telle qu’on peint l’horreur, et la rage, et l’effroi201.

Ce portrait, où la furieuse incarne les effets d’une terrifiante représentation, pourrait être celui de la Médée pérusine, folle d’une passion amoureuse exaspérée par le parjure, qui a donné au théâtre la forme de son mal.

Or, la Médée de 1635, que Corneille veut « vieille tout à la fois et nouvelle »202, imprime des traits neufs sur cette forme primordiale. Contrairement à son ancêtre, qui commençait par demander aux Furies de lui faire justice, elle se pose en maîtresse, en exécutante de sa propre vengeance. D’emblée, sa fureur est agie et non subie. La magicienne accumule les termes

énergiques, évoquant son aptitude et sa détermination à punir ceux qui l’ont trahie : « audace »

(v. 233), « puissance » (v. 234), « pouvoir » (v. 236), « oser » (v. 228-229), « entreprendre » (v. 251).

200 Le terme est emprunté aux imprécations prononcées par Œdipe dans la Thébaïde de Stace, qui s’apparentent à celles de la Médée sénéquienne : « Divinités qui régnez sur les âmes coupables et sur le Tartare, trop étroit pour tant de supplices ! Styx, que je vois couler en un lit sombre et livide; et toi, que souvent j'invoque, ô Tisiphone, exauce mes voeux impies ! » (Stace, La Thébaïde, p. 11-12.) 201 J. Rotrou, Hercule mourant, v. 334-336. 202 P. Corneille, Lettre à M. de Zuylichem, p. 1376. 67

Ses paroles abondent en tournures et en vocables prescriptifs : « Je veux » (v. 243), « Sortez de vos cachots » (v. 213), « Qu’il ait regret à moi » (v. 226). Au confluent du dire et du faire, les ordres qu’elle donne et les plans qu’elle conçoit constituent un « acte de langage »203 qui est aussi acte de création : ils servent une construction discursive de l’ego. En prenant la responsabilité du châtiment, de la violence hors du commun, la magicienne revendique une identité à la hauteur de sa volonté. Usant d’une rhétorique de la jactance, elle se hisse parmi les dieux. Elle évoque un lien de sororité204 avec les divinités infernales, « savantes en mille barbaries » (v. 205), et s’approprie, par là, leur faculté de tourment. Elle se réclame du sang du Soleil, « auteur de [sa] naissance aussi bien que du jour » (v. 255), et assoit son contrôle sur les forces du ciel. Au cœur de cette trajectoire ascendante205, qui suit une ligne continue du monde souterrain aux hauteurs du firmament, se situe l’essence de son être : « Je suis encor moi-même » (v. 241). Par une parole auto-référentielle, syntaxe de son propre pouvoir et de sa propre maîtrise, elle clame l’immuabilité de cette essence206.

Ainsi se révèle la teneur de sa fureur. Celle-ci ne relève pas simplement d’un iratus amor devant lequel le sexe féminin, selon Jean-Pierre Camus, est « en tout plus impuissant que le viril »207. Si l’épouse répudiée éprouve le sentiment du mal aimé, ce sentiment, écrira Corneille, se subordonne à l’orgueil dont elle est « gonflée »208. Au XVIIe siècle, l’orgueil ressortit à un désir, tantôt suspect, tantôt estimable, de possession de soi. La tradition augustinienne le place en tête

203 La théorie des actes de langage, c’est à dire des énoncés dits « performatifs », a été développée, à proprement parler, dans la seconde partie du XXe siècle. Les travaux de John Austin (How to do Things with Words) l’ont fondée, et ceux de John Searle, notamment, l’ont développée. Par contre, au Grand Siècle, on trouvait déjà l’abbé d’Aubignac pour affirmer que « parler, c’est agir ». (Voir La pratique du théâtre, p. 407.) 204 Aux vers 210 et 211, Médée apostrophe les Furies en les nommant « Fières sœurs » (« Filles de l’Achéron, pestes, larves, furies / Fières sœurs… »). Il pourrait s’agir d’une désignation de leur propre lien de sororité. Par contre, la formulation suffit à créer une ambiguïté syntaxique. 205 Le cœur est aussi structurel : le vers se trouve, « physiquement », au milieu du monologue : il est le 41e sur 72. 206 Sur le mot en tant qu’affirmation de l’identité, A. Ubersfeld, « “Je suis” ou l’identité héroïque chez Corneille ». 207 J. P. Camus, Les Diversitez, t. 9, p. 382. 208 P. Corneille, Lettre à M. de Zuylichem, p. 1376. 68 des péchés capitaux : elle trouve en lui la cause première du divorce entre la volonté humaine et l’amour de Dieu. Les traités des passions l’associent à l’enflure démesurée d’une âme s’estimant plus grande qu’elle n’est, qui se donne le droit de suivre le mouvement de ses désirs et embrasse sans retenue toutes sortes de vices209. Cependant, le système éthique de l’aristocratie féodale, dont

Paul Bénichou a noté la manifestation sur la scène de 1630210, l’identifie à un légitime appétit vainqueur. L’orgueil est la fierté héroïque de qui sait avoir atteint les valeurs suprêmes d’ambition, d’audace et de succès : il forme le privilège du vaillant. En lui se manifeste une noblesse d’âme, proportionnelle ou non à la noblesse de sang211. Dans tous les cas, il nourrit le sentiment d’un mérite personnel élevé et devient « gloire » lorsque le monde des apparences en sanctionne le spectacle.

C’est cette sanction qu’a refusée Jason à Médée, à son ascendance royale et divine, lorsqu’il l’a « osé quitter » (v. 232) avec légèreté, comme si l’« offenser » était bien « peu de choses » (v. 234) ; comme si les signes de sa grandeur, usés, avaient cessé de signifier. Et c’est la souffrance de ce refus, de cette intolérable déchirure entre l’être intime et l’épreuve du regard extérieur, qui a éveillé la rage de la magicienne, véritable cri naturel de la fierté blessée. La première faute de Jason n’est pas d’avoir manqué d’amour, mais d’avoir manqué de mémoire et, par là, de jugement. L’Argonaute a oublié les facultés exceptionnelles de Médée, la force à laquelle il doit la vie. Il a oublié que, si la

« gloire » de son épouse paraît ternie, c’est qu’il l’a lui-même souillée de trahisons et de crimes. Niée

209 Voir notamment Les peintures morales de Pierre Le Moyne (« [C]omme les Saincts Peres ont dit, […] l’orgueil est une espèce de fornication », p. 476), Les caractères des passions de Marin Cureau de la Chambre, (« L’orgueil est si propre à la colère qu’il n’y a point de passion à qui il tienne si souvent compagnie », p. 534) et les Diversitez de Jean-Pierre Camus (l’orgueil est « gloire », mais aussi « vanité » et « ambition », p. 12). 210 Il ne s’agit pas d’une exclusivité cornélienne : ces valeurs sont discernables chez les personnages à l’âme forte de Rotrou, Mairet, du Ryer et Tristan. (Voir à ce sujet P. Bénichou, Morales du grand siècle, et O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille.) 211 Sur la notion de noblesse dans l’œuvre de Corneille, et sur la dualité entre noblesse de robe et noblesse de sang au début du Grand Siècle, voir S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros. 69 dans son illustre identité par cette faillite de l’œil et du souvenir, Médée a une réaction violente et

– précisément – identitaire. Forcenée, elle formule le « désir bouillant » (v. 263) de restaurer sa

« gloire » en re-présentant une puissance redoutable, amplifiée jusqu’au paroxysme criminel : « Il faut bien autrement montrer ce que je sais » (v. 252). La colère nourrit un défi que se lance la princesse déchue de Colchide, et qui consiste en l’atteinte d’un Moi idéal, écrasant. Médée s’engage dans une lutte acharnée pour la coïncidence de l’être et du paraître, dont l’aboutissement résidera dans la cohérence d’une image terrible et parfaite.

Ainsi modulée, la fureur de la magicienne débouche sur une solution hyperbolique. La femme de Jason enjoint à son solaire aïeul de lui céder sa place dans les cieux : elle exige de saisir les rênes de son « char brûlant » (v. 264), d’infléchir la course du céleste équipage pour « choir sur

Corinthe » (v. 260) et enfouir ses ennemis « dessous [leur] propre cendre » (v. 266). Son discours se clôt sur l’image apocalyptique de l’isthme enflammé par l’insoutenable lumière du jour, plus puissante que le feu de l’enfer. Une telle représentation s’éloigne des hallucinations de la Médée pérusine, qui terminait son monologue inaugural possédée par la vision de l’Argonaute infanticide.

Elle se détourne, en outre, de la voie finale empruntée par la Médée de Sénèque : après avoir imploré le Soleil, celle-ci se replie vers les entrailles de ses futures victimes pour trouver le chemin de la revanche. La figure cornélienne prophétise une assomption destructrice où se révèle l’ampleur de son vouloir-être. Sous le signe du feu, de la « chaleur » dont traitera plus tard Saint-

Évremond, elle établit une symétrie entre le théâtre intérieur de sa passion et le théâtre du monde : dans l’incandescence d’une mise en scène à effets spéciaux, déployant l’une des images- mères de la pièce, elle dessine une apothéose rhétorique qui, sous l’impulsion d’une volonté accordée à l’appétit de gloire, doit devenir apothéose héroïque. 70

La structure générale de l’œuvre reproduit celle du monologue : elle se présente comme l’accomplissement de la forme projetée par la magicienne en quête de possession de soi. Médée progresse vers la perpétration du forfait par lequel elle livrera la saisissante preuve de sa supériorité et deviendra ce qu’elle veut paraître. Bien que suggérée, la teneur exacte de ce crime n’est pas d’emblée précisée : la dispositio s’éloigne du développement de la tragédie humaniste, où les héros marchaient douloureusement vers un sort fatal scellé, comme chez Sénèque, dès la protase. Fondée sur la théorie aristotélicienne, l’économie de la tragédie du Grand Siècle repose sur l’action dramatique : la passio des personnages se distancie de la passivité212 ; le débat psychologique se substitue à la déploration ; une place est ménagée pour la surprise et le suspens dont

Corneille est friand. Peu importe que la célébrité du mythe divulgue le secret du dénouement : ce qui compte, c’est de montrer comment Médée agissante viendra à connaître et à commettre son scelus nefas. La magicienne demeure responsable d’elle-même et de son sort : « Toujours ma fortune a dépendu de moi » (v. 884), rappelle celle qui va, « tête baissée » (v. 310), contre le destin. À elle seule revient de définir le forfait qui donnera la mesure de son « grand courage » (v. 315) et couronnera le spectacle de son altière colère.

« Altière », telle apparaît, en effet, la femme de Jason. Remodelant le visage de la fureur,

Médée n’offre pas le même spectacle que les héroïnes égarées dont la tragédie française, depuis la

Renaissance, a poétisé le délire. Nulle part, dans la pièce, n’est livré le détail des symptômes physiques qui affectaient l’héroïne de La Péruse et qui se sont transmis, comme par contagion, jusqu’à Rotrou : point de course rapide et erratique, de brusque rougeur (ou de brusque pâleur), de cheveux arrachés, de visage déchiré ou de sein meurtri. La « contenance » de la figure cornélienne

212 Sur cette distinction, voir E. Auerbach, « De la Passio aux passions ». 71 s’éloigne de la typologie expressive par laquelle la rhétorique du corps définit le forcènement au début du XVIIe siècle213. Si les yeux de la magicienne « ne sont que feu » (v. 378), ils éclairent une silhouette qui « s’enfle », hautaine et pleine d’« audace » (v. 377). Corneille expose l’intérieur de l’âme de Médée, ne « dérobe rien de ce qui [s’y] passe »214 : dans l’« arrogant maintien » (v. 507) de la magicienne, l’expression de la rage criminelle s’articule à celle de la grandeur, de la « puissance

[…] magnifique »215. La physionomie de la femme de Jason porte la marque de la dignité, définie par Furetière comme la qualité de qui « soutient bien son rang, ne dément point son caractère, […] parle, […] agit bien, […] a grand train »216. Noble est l’ire de la princesse de Colchide, dont le

« corps n’enferme pas une âme […] commune » (v. 882).

Cette noblesse s’affirme d’autant que Médée, dans les actes II à IV, affronte des personnages au caractère médiocre, s’approchant moins de l’équilibre aristotélicien « entre le bon et le mauvais » que d’une petitesse « qui n’a point à être enviée »217. On connaît l’iniquité de Créon : obstiné, voire obtus, le roi de Corinthe traite la magicienne de « monstre » (v. 380), de « barbare » (v. 387), et la condamne à l’exil en négligeant d’écouter ses doléances. Notoire est également la déloyauté de

Jason, qui renie l’« immuable amour » (v. 368) de son épouse pour prendre une fiancée princière.

« Malgré [sa] lâcheté » (v. 911), malgré son entorse au principe de la foi jurée, le beau navigateur garde une emprise sur Médée. De lui émane un « charme » qui, tout en couvrant le territoire de la

213 Voir J.-Y. Vialleton. Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle. 214 J. de Saint-Évremond, Sur les tragédies, p. 25. 215 « Grandeur : se dit aussi des Puissances, et de ce qui a quelque chose de grand et de magnifique. » (A. Furetière, « Grandeur », p. 194.) 216 Ibid. 217 Ibid., p. 588. 72 métaphore amoureuse, conserve une valeur surnaturelle218 – et lui vaut de recevoir l’épithète de

« sorcier » (v. 680) avant sa femme. Quelque puissante qu’elle soit, la magicienne ressent l’impact de cette force. À travers Jason, elle reconnaît « Vénus tout entière à sa proie attachée »219.

Dans un passage bien connu de l’examen, Corneille qualifie d’« indigne »220 le traitement que reçoit Médée de la part de son mari et de Créon : il s’agit d’une « méchante action » propre à susciter la « colère [des] gens de bien » ; à soulever une indignation associée par Aristote au même

« bon naturel » que la pitié éprouvée pour le malheur des justes221. L’épouse bassement trahie, l’étrangère arbitrairement bannie, se trouve ainsi en position de remporter une estime fondée sur la légitimité de sa cause, qu’elle défend avec la « fermeté [d’un] grand cœur »222 – et une rhétorique digne du De oratore. La situation de la magicienne rejoint la configuration que Corneille, dans un

« accommodement » original avec le Stagirite, présentera comme la plus propre à purger les passions : l’oppression d’une figure « très vertueuse » par des personnages « très méchants »223. Dans

218 Au XVIIe siècle, le charme renvoie à la fois à la magie et aux attraits exercés par une personne. (Voir V. Dupuis, Le Tragique et le Féminin, p. 41-42.) 219 J. Racine, Phèdre, v. 306. 220 « Médée […] attire si bien de son côté toute la faveur de l’auditoire qu’on excuse sa vengeance après l’indigne traitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari et qu’on a plus de compassion du désespoir où ils l’ont réduite que de tout ce qu’elle leur fait souffrir. » (P. Corneille, Examen de Médée, p. 175.) 221 « [L]es sentiments désagréables que font naître en nous une personne qui ne les mérite pas, sont en quelque sorte le contraire du mal-aise que nous cause le bonheur d’une personne qui n’en est pas digne. Ces affections annoncent les mêmes mœurs et dérivent d’un bon naturel, puisqu’on doit partager l’affliction de ceux qui, malgré leurs bonnes qualités échouent dans leurs entreprises ; compatir à leur malheur, et se livrer à l’indignation, en voyant dans la prospérité des personnes qui en paraissent indignes, car tout ce qui est contraire à ce que l’on mérite est injuste ; c’est pourquoi nous supposons que l’indignation entre dans l’âme des dieux. » (Aristote, Rhétorique) 222 « Le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs. » (P. Corneille, Examen de Nicomède, p. 521.) 223 Dans le Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique, Corneille illustre cette situation à l’aide de l’exemple de Médée. Ses propos font, en partie, écho à ceux qu’il tient dans l’examen de la pièce : « À le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la font paraître si injustement opprimée, que l’auditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice qu’elle se fait elle-même de ceux qui l’oppriment. C’est cet intérêt qu’on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d’en venir à cette autre manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n’est pas un précepte de l’art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. » (p. 823.) 73 le cas de la Colchidienne, cependant, cette disposition acquiert une dimension singulière, voire problématique. Certes, Médée possède la « force, [la] vigueur, tant du corps que de l’âme »

évoquées par Furetière. Mais elle rejette volontairement les « choses morales, la disposition de l’âme, ou habitude, à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loi et la raison »224. C’est dans le crime que la magicienne révèle toute sa force et « échappe au péril », tout en s’assurant que les

« méchants » en sont eux-mêmes « enveloppés »225. Chez elle, le monstrueux agissant répond à la constance subissante dans un troublant jeu de symétrie226.

De fait, Médée actualise sa quête de gloire et sa tension vers le dépassement de soi par une action (praxis) causant destruction et douleur. Dans les scènes 3 à 5 de l’acte V, elle noie Créuse et

Créon dans les flammes invisibles d’une robe qui lui appartient et qu’elle a imbibée de poison. Ce geste ne lui permet pas uniquement de punir le manque de respect témoigné à son égard par l’inconsciente famille royale corinthienne. Il ne donne pas, non plus, la seule mesure d’un

« prestige » que le premier XVIIe siècle associe toujours au sortilège. Il enclenche un processus cathartique. En détruisant la séduisante Créuse par l’action d’un impalpable et brûlant venin, la magicienne étouffe, dans des flammes concrètes, l’« éclat » charmant des traits de la princesse, capables de susciter l’« ardeur » amoureuse. Là ne s’arrête pas l’effet du pharmakon. À travers l’incandescence toxique de la parure, prolongement de son propre corps, la femme de Jason extériorise, évacue, le « feu » qui la « consume » (v. 1380) et qu’elle n’a, jusqu’à présent, pu chasser :

« Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine » (v. 974). Ainsi dépeint, l’empoisonnement

224 A. Furetière, « Vertu », p. 805. 225 P. Corneille, Discours de la tragédie, p. 831. 226 E. Minel., Pierre Corneille, le héros et le roi. Stratégies d’héroïsation dans le théâtre cornélien, p. 28. 74 se présente comme une méthode homéopathique 227 (du moins, ainsi la nommerions-nous aujourd’hui) par laquelle Médée se purge du désir dont elle brûle ; par laquelle, aussi, elle consume la faiblesse qui freine sa progression vers la gloire. Dans cette perspective, le « spectacle de mourants » offert par Créuse et son père n’est pas aussi importun que Corneille l’affirmera dans l’examen228. Par lui, la magicienne traduit en actes l’heureuse formule par laquelle Octave Nadal caractérise le personnage cornélien : elle se débarrasse de ce qu’elle est, qui recouvre et dévore ce qu’elle fut229. Dans le feu terrifiant et purificateur d’un « spectacle d’horreur » (v. 1444), elle opère de l’extérieur l’alchimie du moi tout-puissant construit dans les vers enflammés de son monologue d’entrée. C’est transfigurée qu’elle réapparaîtra sur scène.

Cette transfiguration ne se révélera toutefois qu’au terme d’une ultime étape : l’infanticide.

Médée ne fait pas ce geste sans réticence. Là où son homonyme pérusine, aveuglée par la fureur, se jetait dans le crime avec une joie féroce, elle hésite. La scène 2 de l’acte V est entièrement occupée par un monologue délibératif, où Médée mesure la nécessité de « chasser [l’]âme » (v. 1541) de ses fils pour servir son orgueilleuse fureur et « graver » sa vengeance dans « les esprits glacés » (v. 943) de son mari. Porteuses d’échos sénéquiens, les paroles de la magicienne exposent une tension entre

« audace » (v. 1341) et « pitié » (v. 1342) ; entre « sentiments de femme » et « tendresses de mère »

(v. 1346). À son conflit avec le sort, Médée voit s’ajouter un conflit avec elle-même qui entrave sa capacité d’action. Déchirée, la femme de Jason formule un constat qui pourrait se retrouver dans la bouche de Rodrigue :

227 Nous empruntons ce terme, dont l’utilisation peut paraître étonnante pour l’époque, à Déborah Blocker : « Parmi les démarches que conseillaient les ouvrages de médecine galénique à l’époque moderne, l’homéopathie […] prétendait soigner le mal par une instillation des mêmes éléments qui avaient causé le déséquilibre. » (D. Blocker, Instituer un « art », p. 429.) 228 « [C]es deux mourants importunent plus par leurs cris et par leurs gémissements qu’ils ne font pitié par leurs malheurs. » (P. Corneille, Examen de Médée, p. 175.) 229 O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 131. 75

Je n’exécute rien et mon âme éperdue Entre deux passions demeure suspendue230.

Certes, le monologue de la magicienne demeure moins percutant que les stances du Cid. Il n’esquisse pas moins les enjeux de ce que Corneille décrira comme la situation tragique parfaite – et qui aura valeur de nouveauté dans la poésie dramatique du XVIIe siècle 231 : il révèle les

« puissantes agitations » nées de l’« opposition des sentiments de la nature aux emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir »232. Car c’est bien d’un impératif éthique que relève la solution infanticide. En dépit de son amour maternel, Médée doit poignarder les fruits de son union avec

Jason pour les garder de « caresser un traître » ; pour s’assurer, dans sa juste colère, que l’Argonaute paie son outrage « en père aussi bien qu’en amant ». Associé à des préoccupations d’honneur, à un furieux souci de justice, le meurtre des enfants se présente comme un parti pris douloureux, mais nécessaire ; atroce, mais surhumain. Rapproché d’une ascèse que doit traverser le Moi pour révéler sa puissance, le forfait tend à se confondre avec l’exploit.

L’infanticide a lieu hors scène : les exigences croissantes de la bienséance interdisent la reproduction de l’effroyable spectacle que La Péruse avait peut-être, naguère, choisi de montrer.

Heinsius se montre sévère envers les auteurs qui exposent l’inexposable : « [C]ertains poètes ineptes ont montré sur scène des choses qu’il fallait cacher […] : Médée massacrant ses enfants et Thyeste dévorant les siens »233. L’horreur du geste se trouve ainsi occultée au profit de son résultat : à la fin de l’acte V, Médée surgit, victorieuse, sur le toit de la demeure conjugale. Avec un poignard trempé du sang de ses fils, elle présente à Jason – et au public du parterre – la preuve de sa supériorité. En

230 Médée, v. 1353-1354. 231 Octave Nadal le souligne : avant 1630, le théâtre n’a accueilli aucune situation tragique semblable à celle que présente Corneille. (O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 127.) 232 Corneille, Discours de la tragédie, p. 833. 233 D. Heinsius, De tragoediae constitutione, p. 89. 76 même temps qu’elle s’offre à tous les regards, la Colchidienne donne à voir la gloire d’un ego

éblouissant, élevé à une suprême hauteur par le sacrifice qu’elle vient de commettre. Elle témoigne de sa capacité à choisir toujours le plus difficile, à exercer un généreux empire sur elle-même et ses inclinations naturelles en frappant ce qu’elle aime. Surtout, elle réclame la reconnaissance de cette capacité, au double sens de remémoration et de découverte : elle exige de son mari qu’il

« reconnais[se] » la force de son « bras » (v. 1539); qu’il « appre[nne] à connaître [sa] femme »

(v. 1578). Cette reconnaissance, c’est l’anagnorisis, à la fois dévoilement et rappel glorieux d’une identité héroïque, sauvée et éternisée234. En elle réside la sanction d’un acte permettant, selon Serge

Doubrovsky, de couper les amarres ontologiques235 et de passer de la condition humaine au règne de l’absolu.

L’arrivée du char volant qui emporte Médée dans la nue marque ce passage. Elle actualise, aussi, la trajectoire ascendante dessinée dans le schéma rhétorique du premier monologue de la magicienne. L’ultime mouvement qui projette l’héroïne vers le ciel, vers les « chemins de l’air qui

[lui] sont tous ouverts » (v. 1568), est celui de l’individu « vol[ant] à son fait »236 et mobilisant, avec succès, toutes ses forces pour atteindre son plus haut moi, sa nature véritable. Au même titre que la scène de destruction et de triomphe qui concluait le discours inaugural de la

Colchidienne, l’apothéose de Médée constitue une vision splendide et foudroyante. Son effet rejoint, en quelque sorte, celui de l’apparition de Zeus à Sémélé, toute empreinte de la terreur « qui est le principe de la divinité »237 : devant cette vision, devant sa grandeur terrible (deinè), Jason

234 Au sujet de cette notion, voir J. Starobinski., L’œil vivant, p. 61-62. 235 Doubrovsky étudie ce mouvement à travers la figure d’Horace, principalement (chapitre « Horace ou la conquête de soi », p. 133 à 184). Il est frappant de constater que, nulle part dans son étude du héros cornélien – qui englobe jusqu’aux comédies –, le chercheur ne s’attarde sur l’exemple de Médée. 236 O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 139. 237 N. Doiron, « Terreur et supplication », p. 279. 77 s’enlève la vie – ce qu’il ne fait, à notre connaissance, dans aucune des versions antiques du mythe médéen. Impuissant à assurer sa propre vengeance en causant la mort de sa femme ou en immolant ses enfants, l’Argonaute, reflet affadi de Médée, véritable visage de sa faiblesse, s’élimine de lui- même. Il cède à l’implacable, à l’admirable représentation d’une volonté transcendante.

La grandeur du mal et le pathétique d’admiration

Parce qu’elle montre une orgueilleuse grandeur ; parce qu’une incomparable virtú alimente sa violence vengeresse ; parce que le pouvoir de son Moi ne se « borne [pas] à celui des humains »

(v. 903), la petite-fille du Soleil se positionne, physiquement et moralement, au-dessus de toute réalité accessible. Plus essentiellement que par ses prouesses magiques238, elle dépasse le naturel

(naturalia) pour atteindre l’extraordinaire (mirabilia). Elle prête ainsi corps à la conception chapelainienne du merveilleux, qui se développe à l’époque même où elle monte sur scène. Cette conception ne se limite pas aux catégories étroites du surnaturel ou du miraculeux. Pour

Chapelain, est merveilleux tout ce qui « ravit l’âme d’étonnement » ; tout ce qui soulève des passions violentes239. L’auteur du Discours sur la poésie dramatique (1635) associe principalement la

« merveille » à l’agencement de la fable. Or que fait la magicienne, sinon soumettre la fable à son seul vouloir ? Figure du « crime en son char de triomphe », parvenue à « donner au monde la forme de son courage » 240 , Médée représente – c’est-à-dire qu’elle incarne et donne à voir – une esthétique commandée par la surprise, par l’éblouissement.

238 « Ce qui reste de pouvoir à Médée la magicienne, d’incantation ou de prophétie, n’est plus que la force et le génie du Moi. Abandonnée de tous, sauf d’elle-même. Le surnaturel, dès la première tragédie, s’inscrit dans la structure humaine. » (O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 139.) 239 Au sujet du merveilleux chez Chapelain, voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre. 240 O. Nadal, Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille, p. 178. 78

Dans la Poétique d’Aristote, le saisissement qu’engendre le merveilleux a un nom : thauma.

Le vocable, racine du terme « thaumaturge », renvoie à l’admiration. Au XVIIe siècle, ce terme désigne une « action par laquelle on regarde […] quelque chose de grand et de surprenant »241.

Admirer, pour les contemporains de Corneille, c’est demeurer hypnotisé par le surgissement d’une spectaculaire nouveauté, qui nie ou dépasse toute réalité entendue. De là l’élection cartésienne de l’admiration comme passion inaugurale, préalable à toutes les autres. De là, aussi, le lien intime unissant l’admirable au théâtral – lien dont Corneille a, mieux que quiconque, peut-être, saisi les implications.

Nul n’est besoin de rappeler l’importance que le poète rouennais accorde à l’admiration. Il suffit de retourner à ce passage, maintes fois commenté, de l’examen de Nicomède :

Le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs. […] Dans l’admiration qu’on a pour [la] vertu, je trouve une manière de purger les passions […] qui est peut-être plus sûre que celle qu’[Aristote] prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte242.

En faisant de l’admiration sinon le seul ressort, du moins la clé de voûte du pathos tragique, Corneille ne repense pas seulement la hiérarchie des passions. Il reconfigure la catharsis de manière à ce que le spectateur s’oublie dans une fascination pour la grandeur surhumaine. Il rejoint ainsi l’idée de « suspension » que Giorgio Agamben a trouvée dans le katargeo grec243 : l’esprit et les sens cessent momentanément de fonctionner, saisis qu’ils sont par une image superbe.

Dans le cas de Nicomède, ce saisissement ressortit à l’expérience de la magnanimité, telle que la caractérise l’Éthique à Nicomaque : une générosité à la fois sereine et active, détachée de la vaine

241 A. Furetière, « Admiration », page non numérotée. 242 P. Corneille, Examen de Nicomède, p. 521. 243 L’idée d’évacuation des passions n’est plus là ; le saisissement la remplace. (M. Dufour-Maître, « L’éclat de la vertu dans et Nicomède », p. 629.) 79 poursuite des éloges, mais nourrie par la conscience d’une haute valeur personnelle. L’âme magnanime étonne – et peut inspirer l’émulation – en visant les hauteurs qu’elle se sait apte à atteindre. Contre sa vertu, le cœur ne peut se défendre.

Mais l’admiration, dans son acception classique, n’est pas le corrélat d’une estime pour la rectitude morale. Descartes l’écrira dans Les passions de l’âme : elle « peut arriver avant que nous connaissions aucunement si un objet nous est convenable ou s’il ne l’est pas »244. Pour des yeux

éblouis, la lumière céleste et les feux de l’enfer ont le même éclat. Cléopâtre de Syrie, qui injecte à

Rodogune la démesure de sa haine, n’a pas un caractère moins « brillant » que Nicomède. Corneille le reconnaîtra dans son Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique : « Cléopâtre […] est très méchante […], mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent »245.

Possédée par la libido dominandi, cette « seconde Médée » 246 mobilise les passions à la fois désordonnées et élevées qui forment le revers de la sagesse valeureuse. À la magnanimitas, elle oppose la magnitudo animi, second membre du couple archétypal que Marc Fumaroli trouve « au plus profond de la morale antique »247 relayée par l’humanisme. Dans ce couple s’unissent et s’opposent les deux versants d’une même force de saisissement.

Ce sont cette force et cette dualité fondamentales que Corneille découvre avec Médée. Les

« grands crimes » de la Colchidienne, avide de gloire et de vengeance, procèdent d’un désordre passionnel qui marque d’emblée le pathétique d’admiration au sceau du mal. Cependant, la femme

244 R. Descartes, Les passions de l’âme, p. 129. 245 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 828. 246 P. Corneille, Examen de , p. 417. 247 Fumaroli rappelle que la Rhétorique d’Aristote présente déjà cette opposition. Celle-ci se dessine également dans la Pharsale de Lucain, à travers les figures de Pompée et César, et dans l’Énéide, par le truchement d’Énée et de Turnus. (M. Fumaroli, Héros et orateurs, p. 323-349.) 80 de Jason, injustement traitée, « attire de son côté toute la faveur de l’auditoire »248 : quelque cruelle qu’elle soit, elle inspire la pitié, cette pitié proportionnelle à la « perfection » héroïque où Georges

Forestier trouve la source première de l’admiration249. Comme la nature dépeinte par les Anciens, portant en germe les propriétés de chaque créature, Médée synthétise toutes les potentialités, vicieuses ou vertueuses, induites par le primat de la grandeur étonnante. Avec elle naît le jeu entre extraordinaire et inacceptable, entre effort et infraction, par lequel on pourrait résumer une grande partie de l’œuvre cornélienne. Médée, pour Corneille, est ainsi plus qu’un personnage. John E.

Jackson le soutient : « Le dramaturge [a reconnu] dans la grandeur infernale de sa créature une figure du principe actif de la tragédie »250, qui est aussi un principe de fascination basé sur le surgissement de la différence.

La magicienne incarne d’ailleurs l’objet d’admiration que constitue en lui-même le théâtre, lieu de toutes les surprises et de tous les éclatants mirages. Plusieurs critiques ont souligné la dimension autoréflexive de la première tragédie de Corneille251, créée un an avant l’Illusion comique.

Le lexique de la dramaturgie traverse la pièce, employé par la Colchidienne ou par ceux qui, fréquemment, se réfèrent à son « art » : « spectacle », « tragédie » et « artifice » côtoient « chef- d’œuvre » et « ouvrage ». La « grotte magique » où Médée pratique ses maléfices évoque l’espace théâtral, monde clos en marge de la vie de la cité. Dans cette enceinte matricielle s’expose la genèse

248 P. Corneille, Examen de Médée, p. 175. 249 « La tragédie cornélienne est le lieu de la rencontre entre la conception de la grandeur tragique et la conception de la perfection héroïque, le sublime de la tragédie et le sublime de l’épopée. Aussi le système tragique cornélien ne conçoit-il pas l’admiration sans la pitié et la crainte. Plus exactement il ne conçoit l’admiration que dans la pitié. C’est à sa perfection que le héros doit d’être placé dans une situation pitoyable, essentiellement caractérisée par un dilemme absolu ; et c’est à cette même perfection qu’il doit de faire face dignement à cette situation pitoyable. […] Du plus profond de la pitié que le personnage fait éprouver au spectateur, jaillit l’admiration ». (G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, p. 328.) 250 J. E. Jackson, « À propos de deux figures du mal : Macbeth et Rodogune », p. 125. 251 Nommons entre autres Marc Fumaroli (« De Médée à Phèdre : naissance et mise à mort de la tragédie cornélienne »), John D. Lyons (« Tragedy Comes to Arcadia : Corneille’s Médée »), Normand Doiron (« La vengeance d’une déesse ») et Mary-Jo Muratore (« Médée : The Triumph of Illusion »). 81 du spectacle admirable. Médée imbibe de poison la robe scintillante destinée à Créuse. À travers le vêtement, à travers le sortilège qui l’imprègne et qui en fait un dangereux artifice, se dessine l’effet de la représentation dramatique : la mort de la princesse et de son père, consumés par les feux de la séduisante parure, reproduit l’acte d’éblouissement par lequel, selon Jean Starobinski, le spectateur accepte de se laisser dévorer par la lumière qu’il contemple et s’abîme dans l’expérience surnaturelle d’une fusion avec l’image offerte à son regard252. C’est le même anéantissement que connaît Jason en levant les yeux vers le char qui emporte la petite-fille du Soleil : l’apothéose de la magicienne est aussi celle d’un art pourvu de toutes les apparences du prodige, donnant à voir des objets terribles, épouvantables et grands. Ce qui se produit sur scène dessine de l’extérieur le mouvement qui doit gagner le parterre : un « ravissement vers la grandeur par la violence de la beauté »253, une beauté qui matérialise à elle seule

et le fer et la flamme Et la terre et la mer, et l’Enfer et les cieux Et le sceptre des rois et la foudre des dieux254.

La Médée de La Péruse a fait de la scène renaissante une manifestation de la perversion au féminin, une création à rebours du logos divin. Celle de Corneille, usant du crime comme moyen de se conquérir, engendre et personnifie un « nouveau modèle de tragédie »255 tourné vers la superbia héroïque256. Ce modèle révolutionnaire dominera les années 1630 et 1640. À la suite de

252 J. Starobinski, « Sur Corneille », p. 62. 253 G. Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, p. 275. 254 P. Corneille, Médée, v. 322-324. 255 « [Corneille a] inventé un nouveau modèle de tragédie inconnu à Aristote. [S]e mettant au-dessus des règles de ce philosophe, il n’a point songé, comme les poètes de l’ancienne tragédie, à émouvoir la pitié et la terreur, mais à exciter dans l’âme des spectateurs, par la sublimité des pensées et par la beauté des sentiments, une certaine admiration, dont plusieurs personnes […] s’accommodent beaucoup mieux que de véritables passions tragiques. » (N. Boileau, Œuvres complètes, p. 570.) 256 Le propos de Vincent Dupuis mérite une nuance, qui trouve dans la Mariane de Tristan l’Hermite « la première véritable héroïne “cornélienne” du théâtre français ». Pour Dupuis, Mariane « possède une qualité que les autres n’ont pas, et qui fait toute sa spécificité sur le plan éthique. Le combat qu’elle mène contre son bourreau, c’est celui de la générosité face à la tyrannie. » Or n’est-ce pas aussi le cas de Médée? La fille du roi de Colchide ne s’oppose-t-elle pas à 82 l’altière et terrifiante magicienne, un cortège de figures admirables montera sur le théâtre. La postérité de la femme de Jason ne se trouvera pas limitée, comme on l’affirme trop souvent, à la férocité vindicative d’une Marcelle ou à la fureur destructrice d’une Camille, directement issues d’une dramaturgie des enfers. Il y aura un peu de Médée chez Laodice, dont l’audace « indomptée » assurera la « dignité »257 ; plus encore chez Sophonisbe, femme virile assoiffée de gloire. suivra, vers la consécration céleste, une trajectoire258 rappelant l’ascension infernale de la petite-fille du Soleil. Par la clémence, ultime vengeance des cœurs magnanimes selon Sénèque, Auguste deviendra « maître de lui comme de l’univers »259 ; sa volonté d’être s’égalera à la volonté de puissance de la magicienne. De même, la Mariane de Tristan l’Hermite, dans sa manière de tenir tête à Hérode, montrera un orgueil aussi noble et éclatant que celui de la princesse de

Colchide dressée contre Créon. Boisrobert pourvoira Didon d’un « courage invincible »260, digne de la bravoure de la femme de Jason. L’Antigone de Rotrou, « offens[ant] justement un injuste pouvoir »261, gardera l’esprit « haut » et insoumis de la Colchidienne. « Tous vos héros […] tiennent de moi la vie » (v. 441) : ces mots que Médée, menaçante, lance au roi de Corinthe pourraient s’adresser à Corneille comme à l’ensemble des dramaturges de sa génération.

La magicienne n’est donc pas que la figure « romanesque » décrite par Jacques Truchet, ou la représentante du genre « sans vitalité profonde » 262 constitué, pour Georges Couton, par la tragédie mythologique. Comme l’a avancé André Stegmann, Médée, pièce et personnage, marque

Créon avec la même force que la reine de Judée se dresse contre Hérode? Si elle s’apparente au type de la « furieuse » auquel l’associe Dupuis, Médée ne possède pas moins le « noble orgueil » propre aux héros cornéliens et mérite, à ce titre, de ravir à Mariane sa position inaugurale. (V. Dupuis, La femme en scène, p. 81.) 257 P. Corneille, Nicomède, v. 789-790. 258 J. Rousset, « Polyeucte ou la boucle et la vrille ». 259 P. Corneille, Cinna, v. 1696. 260 F. de Boisrobert, La Vraye Didon ou Didon la chaste, v. 830. 261 J. de Rotrou, Antigone, p. 135. 262 G. Couton, Notice d’Horace, p. 1150. 83 un moment plus important que les quatre « chefs-d’œuvre » subséquents 263 . Avec ses forfaits magnifiés par la grandeur, la magicienne infanticide compose le mythe fondateur de toute une période que dominera le pathétique d’admiration. Et ce qui est vraiment admirable dans ce coup d’essai tragique de Corneille, c’est que Médée, par la seule force de son moi qui réunit le théâtre et le mal, transgresse autant qu’elle illustre la poétique classique en train de s’établir.

Le plaisir transgressif à l’ombre de la règle

Le troublant ravissement qu’engendre Médée rejoint une notion centrale dans la théorie dramatique du premier XVIIe siècle : le placere, ou la délectation de l’auditoire. Dotée d’une importance secondaire à la Renaissance, cette notion gagne d’abord en valeur chez les partisans de la tragi-comédie, opposés au didactisme stoïcien de la dramaturgie humaniste. Les tenants du théâtre régulier, qui se réclament d’Aristote, en mesurent à leur tour la portée : « Sans plaisir, il n’y a point de poésie », peut-on lire dans la préface de l’Adone (1623), « et […] plus le plaisir se rencontre en elle, plus elle est poésie »264.

Dans la perspective aristotélicienne, le plaisir s’exerce à travers les émotions propres au poème représentatif. Et ces émotions cathartiques procèdent elles-mêmes de la mimésis. Tel qu’entendu au début du Grand Siècle, ce dernier terme ne renvoie pas seulement à une correspondance entre l’histoire à imiter et l’œuvre qui l’imite. Il désigne l’adéquation entre la représentation scénique d’un récit et la perception du public. Mairet le précise dans la préface de la

Silvanire : c’est parce qu’il considère le spectacle comme présent, parce qu’il fait l’expérience sensible de l’illusion, que l’auditoire est touché et éprouve de l’agrément. Cette idée de présence

263 A. Stegmann, « La Médée de Corneille ». 264 J. Chapelain, Préface de l’Adone, p. 205. 84 matérielle vient de Chapelain. L’auteur de la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures est le premier théoricien à distinguer les dimensions textuelle et visuelle du théâtre. Pour « persuader et

émouvoir », écrit-il, « il faut proposer à l’esprit les objets comme vrais », et cette « proposition » passe par la vue du spectacle. « La vive représentation des choses », lorsque fidèle à la vraisemblance, oblige l’« œil surpris à se tromper lui-même » 265 , et le public à gratifier de sa

« créance » les mirages de la scène. On retrouve ici l’idée d’étonnement qui fait l’essence de la

« merveille » chapelainienne, voisine de l’admiration. À partir de cette idée se constitue l’un des objectifs inhérents au théâtre classique : charmer l’auditoire par la beauté saisissante, surnaturelle, d’une illusion scénique ressortissant à la thaumaturgie.

Cette attirante illusion, les premiers théoriciens du classicisme l’inféodent à l’impératif d’instruction (docere) dont l’art dramatique tire, selon eux, sa noblesse et son utilité. Chapelain et ses contemporains se souviennent d’Horace : Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci266. Le plaisir généré par la représentation est nécessaire, soutiennent-il, pour servir un mandat d’éducation morale ; pour mener les spectateurs à la droiture, à la pureté. Il a la faculté de rendre attrayantes, en les dissimulant, des règles éthiques que le public intériorise alors à son insu, avec beaucoup plus de facilité que par la voie des préceptes. Grâce à lui, la représentation peut « imprimer »267 à l’auditoire captivé le désir de posséder le bon et le beau ; de s’élever vers la vertu en corrigeant ses vices.

Sitôt qu’ils prennent le pas sur la pédagogie morale, cependant, les plaisants envoûtements de la scène deviennent dangereux, au même titre que les pharmakos antiques. Rien ne les garde de

265 J. Chapelain, « Lettre sur la règle des vingt-quatre heures », p. 225. Nous soulignons. 266 « Il a pleinement atteint son but, celui qui joint l’utile à l’agréable ». 267 Sur le sens de ce terme, voir supra., p. 15. 85 laisser aux spectateurs une « impression » néfaste ; de leur communiquer une inclination pour des comportements contraires à l’éthique. D’où la nécessité de réprimer le goût « barbare » de la volupté gratuite ; de dénoncer les « faux plaisirs » menant à « rejeter la vertu » et à prendre « les défauts pour des lois »268. Là se trouve sans doute la fonction première de la poétique naissante : combattre la « séduction du mal »269 que peut répandre, de la scène au parterre, la jouissance débridée issue de la magie de l’illusion.

La séduction du mal : c’est précisément ce que personnifie l’éblouissante et monstrueuse

Médée cornélienne. Les crimes sanglants de la magicienne débouchent sur une apothéose : pour l’infanticide, pour le régicide, point de châtiment. L’héroïne se distancie de l’impératif moral exigeant la punition des personnages malveillants. Pire encore, sa grandeur cruelle a l’heur de plaire. Le spectateur en devient solidaire. Il va jusqu’à prendre sur lui la superbe avec laquelle la princesse de Colchide affronte le destin. Dans une addition à la préface du Traité du sublime,

Raimond de Saint Mard rend compte de cet insidieux processus d’identification : « L’orgueil de

Médée enfle, pour ainsi dire, et élève le nôtre », si bien que « nous luttons nous-mêmes sans nous en apercevoir contre le sort »270. Tel est l’effet de l’illusion admirable générée par la magicienne :

« surpris en même temps qu’on est charmé », on se perd avec délice dans la représentation du vice.

L’action criminelle de Médée ne s’arrête pas au sang versé. La faute la plus grave de la maléfique héroïne réside dans la création d’un spectacle aussi jouissif qu’impie, entraînant insidieusement scène et public au-delà des limites de l’éthique – comme des marges de la poétique.

268 J. Chapelain, « Lettre sur la règle des vingt-quatre heures », p. 225. 269 M. Dufour-Maître, « Au-delà de la dévotion et de la galanterie », p. 645 270 R. de Saint Mard, Additions à la préface du Traité du Sublime, p. 67. 86

La barbare magicienne est l’ennemie primordiale de la règle. C’est son puissant héritage que combattent les doctes. Pendant la querelle du Cid, les censeurs de Corneille attribuent à

Chimène un crime du même ordre que celui de Médée : pécher contre la morale et la bienséance en mobilisant de façon « inconvenante » les plaisirs de la représentation scénique. Dans ses

Observations, Scudéry condamne sévèrement la maîtresse de Rodrigue, qui « se rend parricide en se résolvant d’épouser le meurtrier de son père »271. Pour avoir trahi, au profit de sa passion, la mémoire de « celui dont elle tenait la vie », Chimène est une « impudique », une « prostituée » ; un

« monstre ». Son action « la couvre d’infamie et […] la rend indigne de voir la lumière » 272.

Or, l’admiration qu’elle génère fait oublier, voire approuver, ses « folies dénaturées »273. Dans les

Sentiments de l’Académie, où il se prononce sur le jugement de Scudéry, Chapelain mesure le pouvoir qu’a l’éclat du personnage. « Capable d’émouvoir par la beauté de son expression »274, Chimène rend attrayant le désordre de « mœurs » qui « se doivent […] avouer scandaleuses »275. La pièce entière s’accorde d’ailleurs aux « appâts » de la jeune femme : « Les charmes éclatants de quelques parties » génèrent « de l’amour pour tout le corps »276 et éveillent un voluptueux éblouissement qui fait oublier les règles. Teinté par la brillance trompeuse de Chimène, « s’écarte du but de la poésie qui veut être utile »277 pour accorder la primauté à d’indignes délices. Il poursuit, pour ainsi dire, le spectacle pervers initié par la petite-fille du Soleil.

Corneille apparaît aussi comme un disciple de Médée ; comme un enchanteur capable de manipuler l’illusion pour ouvrir le gouffre d’un plaisir déréglé. Scudéry ouvre ses Observations avec

271 G. de Scudéry, Observations sur Le Cid, dans La Querelle du Cid, p. 77. 272 Ibid., p. 80. 273 Ibid., p. 93. 274 J. Chapelain, « Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », p. 296. 275 Ibid., p. 294. 276 Ibid., p. 313. 277 Ibid., p. 294. 87 l’évocation de la « magie » du poète278. Le succès du Cid, affirme le critique, vient de ce que l’auteur a su « abuser le savoir » des spectateurs en créant une « vapeur grossière »279 ; en générant « un fantôme » capable de substituer « l’apparence du bien [au] bien même » 280 . Cette fallacieuse merveille « choque les principales règles du poème dramatique »281 et l’éthique qui les conditionne.

Chapelain renchérit : par son dangereux « art », Corneille fait « crier miracle à tous ceux qui ne savent pas distinguer le bon or d’avec l’alchimie »282. Ses actions occultes « ôtent […] la liberté de l’esprit »283 et font naître une affection de mauvais aloi pour les fautes qu’il se plaît à représenter. Le dramaturge met en œuvre le pouvoir que lui reconnaîtra (et lui reprochera) d’Aubignac dans la

Pratique du théâtre : celui de produire une beauté « lumineuse », dont l’agrément est tel qu’il peut dissimuler une dérogation aux préceptes poétiques et moraux284. Comme un sorcier, Corneille crée des « charmes », des maléfices qui noient le jugement et la conscience dans une délectation répréhensible. Comme un sorcier, il doit donc recevoir une correction exemplaire, qui le remettra sur le droit chemin et préviendra la propagation de son influence. Les Sentiments de l’Académie s’inscrivent dans cette optique de purification. Les « avertissements » qu’ils contiennent,

278 « Mais vous dites, Monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation, et vous me confesserez vous-même que si la magie était une chose permise, ce serait une chose excellente. Ce serait à vrai dire une belle chose, de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne, et le verre en diamants. » (J.-L. Guez de Balzac, Lettre à Scudéry du 27 août 1637, p. 542) 279 G. de Scudéry, « Observations sur Le Cid », p. 71. 280 Ibid. 281 Ibid., p. 74. 282 J. Chapelain, « Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », p. 313. 283 Ibid. 284 « On y voit des actions défectueuses si bien environnées d'entretiens ingénieux et puissants, qu'elles n'ont été reconnues que des habiles ; elles ont tant de lumière dans les discours qu'elles éblouissent et plaisent si fort, qu'elles nous ôtent la liberté de juger du reste [...]. » (F. H. d’Aubignac, Pratique du théâtre, p. 409.) 88 précise Chapelain, témoignent d’un « zèle du bien commun ». Il s’agit de relever « ceux qui […] sont tombés » hors-la-loi et de « retenir les autres »285 qu’aurait pu attirer cette infraction à l’ordre.

Le poète rouennais lui-même semble reconnaître l’affinité de sa pratique avec le pouvoir médéen : c’est en convoquant sa première héroïne tragique qu’il répond à la censure du Cid286. En mars 1639, l’impression du texte de Médée ravive le souvenir de l’orgueilleuse figure qui a fait triompher le crime sur la scène du Marais. Et l’épître dédicatoire de la pièce, adressée à un certain monsieur P.T.N.G. 287 , rappelle les positions esthétiques défendues par l’auteur pendant la querelle288. « [Le but] de la poésie dramatique est de plaire », maintient Corneille, « et les règles qu’elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète » 289 .

L’éblouissement généré par la magie de la scène échappe à la rationalisation du discours normatif.

Les « préceptes de l’art » ne doivent ni ne peuvent présider à la création théâtrale : ils servent la force d’une illusion dont le secret les dépasse290. Autant qu’à la régulation esthétique, cette illusion s’avère indifférente à l’éthique. La « belle imitation » qui la produit s’étend aux « bonnes » comme aux « mauvaises actions »291. Peu importe qu’une œuvre présente le parangon de la vertu ou le

285 J. Chapelain, « Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », p. 281. 286 Il contourne ainsi l’interdit entourant la poursuite du débat critique, issu de Richelieu. Hélène Merlin- Kajman trouve dans Horace et Cinna une stratégie de Corneille : défendre ses positions dans et par la représentation. Corneille a peu à peu intégré l’espace public et politique où il avait été censuré dans le type de pièce qui fera son succès. (Voir H. Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, p. 247.) 287 Il s’agit probablement d’un destinataire fictif. Marie-Odile Sweetser a vu, dans ces initiales, la revendication d’une « Pratique du théâtre d’un nouveau genre ». (Voir M.-O. Sweetser, « Refus de la culpabilité : Médée et Corneille », p. 122.) 288 « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire […] et d’attirer un grand monde à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter des règles, afin de ne déplaire pas aux savants et de recevoir un applaudissement universel ». (P. Corneille, Préface de La Suivante, p. 127.) 289 P. Corneille, Dédicace de Médée, p. 173. 290 Lettre à Scudéry : « C’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui vous avouant qu’il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret qui a mieux réussi que l’art même. » (J.-L. Guez de Balzac, Lettre à Scudéry du 27 août 1637, p. 542-543.) 291 P. Corneille, Dédicace de Médée, p. 173. 89 sommet de la dépravation : ce qui compte, et Médée le montre assez, c’est la volupté esthétique générée par la saisissante harmonie des formes.

Si l’on en croit Georges Forestier, Corneille ne se départira jamais vraiment292 de ce point de vue, bien qu’il évitera désormais de montrer le triomphe du mal293. Témoin la dédicace de la

Suite du Menteur, qui paraîtra en 1645 – lors même que la Cléopâtre de Rodogune fera admirer, au

Marais, un double de Médée. Dans ce texte, que le Discours du poème dramatique reprendra en partie, Corneille s’appuie sur une lecture personnelle de sources antiques pour réitérer l’importance du placere. « [Je] tiens avec Aristote et Horace que notre art n’a pour but que le divertissement », écrit-il, avant d’assurer que le Stagirite « demeure d’accord qu’on peut faire une tragédie sans mœurs »294. Cette perspective, ostensiblement distanciée de celle des doctes, débouche sur un constat opposé à la vulgate : la récompense des bonnes actions et la punition des mauvaises relève d’une « règle imaginaire », formulée « entièrement contre la pratique des anciens » 295. Corneille développe son point de vue à l’aide d’une série d’exemples pris chez

Sénèque. En tête figure celui de la Colchidienne : « Médée brave Jason, après avoir brûlé le palais royal, fait périr le roi et sa fille et tué ses enfants »296. La magicienne renégate autorise l’auteur du

Cid à prendre le contrepied des normes encadrant la pratique théâtrale ; à défier les promoteurs de ces normes, représentants d’un « parti adverse »297.

292 G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques. 293 Lorsqu’ils ne se convertissent pas à la magnanimité souveraine, comme le fait Arsinoé, les personnages « noirs » paient de leur vie les forfaits qu’ils commettent. Camille succombe au coup d’épée de son frère. Cléopâtre doit boire le poison qu’elle destinait à son fils. Marcelle se suicide. Nul ne montre impunément la grandeur du mal. 294 P. Corneille, Dédicace de la Suite du Menteur, p. 363. 295 Ibid., p. 364. 296 Ibid., p. 364. 297 Ibid., p. 364. 90

Le dramaturge, peut-on penser, a rapidement compris ce qui se trouvait chez Médée : l’ombre du théâtre conçu par les doctes, cette ombre que Jung définira comme une moitié obscure, voilée, refoulée par l’instance clivante de l’ordre rationnel 298. À preuve, la publication de Médée –

avec l’« étrange monstre » métathéâtral qu’est L’illusion comique – est venue peu avant celle, concertée, de trois importants textes théoriques consacrés à l’art dramatique : L’Apologie du théâtre de Scudéry, le Discours sur la tragédie de Sarasin et la Poétique de La Mesnardière. Un tel synchronisme ne relève pas du hasard : tout indique que Corneille savait ces ouvrages en chantier au moment où il a planifié l’impression de la pièce299. Avec la noire fondatrice de son théâtre tragique, il a libéré un pouvoir étranger à tout système régulateur. Il a annoncé qu’une présence troublante, hostile à la domestication, hanterait sans trêve les soubassements de l’édifice théorique classique.

Fait remarquable, les poéticiens eux-mêmes ont semblé reconnaître cette présence en

Médée. L’image menaçante de la magicienne se dessine dans leur discours, un discours où, comme l’a montré Vincent Dupuis300, l’art dramatique est fréquemment présenté sous des traits féminins.

Rusée, retorse, la Colchidienne s’oppose à la « fidèle et adroite guide » que Scudéry trouve dans la poésie représentative, capable de faire emprunter aux hommes « le chemin de la vertu en feignant de prendre celui de la volupté »301. Familière du monde infernal, elle offre aussi le visage inversé de la « Fille du Ciel » qu’évoque La Mesnardière pour illustrer la pureté esthétique et morale du

298 J. Dehing, « L’œuvre de Jung – ombre et clarté », p. 53. 299 Déborah Blocker précise que le privilège de Médée est daté du 11 février, alors que celui de l’Apologie est daté du 20. Tous deux sont signés de la main de Valentin Conrart. (D. Blocker, Instituer un « art », p. 435.) 300 Voir V. Dupuis, Le Tragique et le Féminin. 301 G. de Scudéry, « Observations sur Le Cid », p. 385. 91 théâtre régulier 302 . L’auteur de la Poétique mentionne d’ailleurs Médée parmi les « criminels détestables » menaçant de faire de la scène une « École [d]’Impiété et [un] Trône

[d]’Athéisme »303. « Meurtrière, non seulement du sang royal, mais de ses propres enfants », la magicienne vengeresse arrive en tête des « esprits corrompus qui font gloire de leur malice»304 et offrent au public ébloui un scandaleux modèle.

Conséquemment, les topiques utilisées pour décrire les dangers d’une création dramatique déréglée se rapportent aux attributs traditionnels de Médée. Les venins et les poisons dont se sert la magicienne pour tendre à ses ennemis un piège éblouissant sont les mêmes qu’instillent dans l’âme, en « charmant » les sens305, les « dangereuses maximes »306 mentionnées dans l’Apologie du théâtre. Au Soleil dont se réclame la princesse de Colchide se rapporte la « chaleur poétique »307 incontrôlée qui éveille, sans les apaiser, les « foudres » et les « tempêtes »308 de passions débridées.

La barbare infanticide prête corps à tout ce qui, dans le spectacle dramatique, mérite une rigoureuse censure ; à tout ce que nient les doctes, et qu’ils exhibent pour mieux en légitimer la répression. Elle offre un repoussoir essentiel à l’établissement des normes de l’art. Plus encore que

Le Cid, peut-être, son spectacle mérite d’être considéré comme « la célèbre pierre de scandale que

302 « Mais l’assistance du Ciel n’a jamais manqué à ses Filles. Lorsqu’il sembloit que la foudre fût tombée sur le Parnasse, & et la mort des grans Poëtes deût mettre les Vers au tombeau, le Destin des belles Lettres a permis que les travaux du plus grand esprit du Monde considerez aux derniers temps, ayent rétabli cette Science. » (J. P. de La Mesnardière, La Poëtique. – pages non numérotées.) 303 Ibid. 304 Ibid. 305 Pour Scudéry, les mots prononcés sur scène doivent être choisis avec soin, puisqu’ils pénètrent dans le corps par les oreilles, situées tout près du cerveau – donc du siège de la raison. (G. de Scudéry, Apologie du théâtre, p. 6.) 306 G. de Scudéry, Apologie du théâtre, p. 6. 307 Ibid., p. 7. 308 Ibid. 92 doivent remarquer les poètes de théâtre afin de se régler […] en ce qu’ils auront à suivre ou à

éviter »309.

L’ennemie de la Ci(vili)té : une politique du refoulement

Ce scandale, comme la réaction qu’il provoque, s’inscrit dans une tension politique310. Les travaux de Déborah Blocker l’ont montré : la poétique qui se met en place dans le premier XVIIe siècle repose sur une vision du théâtre comme instrument de gouvernement 311 . Pour

Chapelain, l’art dramatique se règle « à l’avantage de la société civile »312. Dans la préface de son

Apologie, Scudéry range le théâtre parmi les organes nobles du « corps » étatique, dont l’action génère à la fois « utilité particulière » et « félicité publique »313. Pour légitimer le sujet de la Poétique,

La Mesnardière soutient que les « lois de la plus sainte République » peuvent être « communiquées par le Ministère [de la poésie] »314, plus particulièrement de la poésie dramatique. Dans l’ensemble du discours normatif encadrant son développement, le théâtre qui se définit sous Louis XIII apparaît comme une instance structurante de la Cité.

C’est que derrière sa rénovation se trouve un homme d’État : le cardinal de Richelieu. De

1635 315 à sa mort, en 1642, le ministre agit sur plusieurs fronts. Il ne se contente pas de subventionner le Marais et l’Hôtel de Bourgogne. Il commandite plusieurs dramaturges, dont

Corneille et Scudéry. Il initie la réhabilitation du métier d’acteur, frappé d’infamie depuis le droit

309 J. Chapelain, « Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid », p. 283. 310 Il convient de nuancer le propos de Georges Forestier, qui évacue de la pièce tout enjeu politique ou moral : si elle ne contient aucune allusion directe aux évènements ou aux individus qui font l’actualité à l’époque de sa production, Médée, nous le verrons, intègre tout de même des composantes fondamentales du paysage politique contemporain. 311 Voir D. Blocker, Instituer un « art ». 312 J. Chapelain, « Lettre sur la règle des vingt-quatre heures », p. 231. 313 G. de Scudéry, Préface de l’Apologie du théâtre – pages non numérotées. 314 J. P. de La Mesnardière, La Poëtique. – pages non numérotées. 315 Le cardinal avait manifesté un intérêt pour le théâtre avant 1635, mais c’est à partir de cette date que cet intérêt se transforme en intervention dans l’espace public (voir G. Couton, Richelieu et le théâtre). 93 romain. Surtout, il orchestre la réglementation de l’art dramatique en choisissant et en patronnant ses théoriciens. La préface de la Pratique du théâtre exposera, non sans pompe, ce que la poésie représentative doit au cardinal :

Il est vrai que dans notre Siècle, […] la Scène a repris un nouveau visage, et les rides que sa vieillesse lui avaient imprimées sur le front, ont perdu beaucoup de leur difformité. Heureuse de n’avoir pas été désagréable au plus merveilleux Esprit du monde ; je veux dire au Grand Cardinal de Richelieu. Car ce fut par ses libéralités qu’elle reçut de nouvelles forces, et qu’elle commença de rentrer dans ses anciens droits, sa première beauté, sa noblesse et sa splendeur316.

L’allégorie composée par d’Aubignac prête à Son Éminence une faculté de rajeunissement

équivalente à celle de Médée. Comme la magicienne redonne aux mourants une vigueur juvénile,

Richelieu rend au théâtre dégradé le lustre et la dignité du passé, c’est-à-dire d’une Antiquité érigée en âge d’or.

Chez le ministre, toutefois, la raison politique se substitue aux causes occultes. Richelieu voit sur la scène un espace où peut se prolonger l’exercice du pouvoir. Moins que la « passion […] pour la poésie dramatique » 317 évoquée par Pellisson, c’est l’aptitude du théâtre à gouverner les consciences qui motive l’action du cardinal. Cela s’entend à plusieurs niveaux. Bien sûr, le ministre trouve dans l’art dramatique un appareil de propagande : on sait que des pièces comme Europe illustreront sa politique extérieure, et que la dramaturgie de son époque dira le développement de l’idéologie monarchiste. Mais dans la poésie représentative, Richelieu découvre avant tout un outil

éducatif. La Renaissance, familière avec l’antique notion de paideia318, connaissait déjà le lieu commun du théâtre « école du peuple ». L’époque du cardinal le réinvestit : il ne s’agit plus tant

316 F. H. d’Aubignac, Pratique du théâtre, p. 52. 317 P. Pellisson, Relation concernant l’histoire de l’Académie française, pages non numérotées. 318 La Paideia désigne l’ensemble des savoirs fondés sur la littérature ; faculté de la res literaria à former l’homme pour vivre dans le monde. (Voir E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580-1750.) 94 d’élever l’âme vers la sagesse, comme cherchaient à le faire les dramaturges humanistes, que d’enseigner les normes du savoir-vivre.

Le ministre se préoccupe en effet de promouvoir le modèle de civilité, ou d’urbanitas, que commande sa conception de la nation. À une élite sortant de décennies de guerre, à une cour non encore dépourvue de brutalité ou d’ignorance, il souhaite inculquer les éléments d’une praxis mondaine basée sur la police des mœurs. Cette pratique vise à solidariser le milieu curial autour de la connaissance d’un « art d’être soi » ou, plus exactement, de se (re)présenter plaisamment,

« honnêtement ». Les nombreux traités de savoir-vivre319 parus au début du XVIIe siècle prescrivent l’adoption d’une conduite courtoise et obligeante ; la pratique d’une conversation délicate et agréable ; la culture de la prudence et de l’à-propos fondant la bienséance. Ils fournissent le patron sémiotique d’une persona polie, au sens fort du terme : « unie en sa surface, dépourvue d’irrégularité »320. C’est dire qu’ils commandent la modération des passions. Dans L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour (1630), Nicolas Faret appelle à étouffer ces « mortelles semences »321 qui

« infectent » l’esprit : « Soyons donc maîtres de nous-mêmes », écrit-il, « et sachons commander à nos propres affections »322. Quiconque désire acquérir la « teinture »323 du « grand Monde »324 doit développer la faculté de sublimer, dans les bonnes manières, la violence de ses émotions. Ainsi s’articule la dialectique du masque et du visage, si importante dans l’anthropologie classique.

319 Michel de Certeau signale que l’idée de méthode se développe à partir du XVIe siècle. La méthode désigne la gestion rationnelle d’un savoir-faire ; la systématisation et l’organisation d’un « art » qui passe par un discours normatif. (M. de Certeau, L’invention du quotidien.) 320 Furetière, « Poli », p. 173. 321 Ibid. 322 Ibid., p. 165. 323 Ibid., p. 24. 324 Ibid., p. 260. 95

Penseur d’une monarchie forte, Richelieu voit le parti à tirer de cette éthique de la contrainte325 : l’obéissance aux préceptes d’une sociabilité basée sur la maîtrise de soi conditionne le maintien du « bien public » autant que la soumission aux lois de l’État centralisateur. Sous la houlette du cardinal, le théâtre intègre cette dynamique de contrôle, c’est-à-dire qu’il s’y plie pour mieux la renforcer. Les mesures réformatrices de Richelieu visent à domestiquer les pratiques de l’art dramatique, de l’écriture au spectacle, afin qu’elles respectent et servent une opération politique de purification morale. Cette opération commence par la mise en forme et la diffusion de la poétique. Le travail des hommes de lettres que protège le ministre – Chapelain d’abord, puis

Scudéry, Sarasin, d’Aubignac et La Mesnardière – vise à « civiliser la doctrine » issue de sources antiques ; à la délester de sa lourdeur érudite pour la rendre accessible aux honnêtes gens. En même temps que les normes d’un théâtre fondé en dignité, le discours normatif encadrant la poésie dramatique établit les paramètres d’un « bon goût » autour duquel peuvent s’agréger les membres de la société polie. Par là, il autorise le développement d’un savoir proprement mondain, agissant comme facteur de distinction au sein de la collectivité326 ; un savoir offrant aux acteurs de la cour le modèle et la métaphore de leur code de conduite. La théorie dramatique encourage

« insensiblement » l’adhésion de l’élite au modèle éthique prôné par Richelieu. En ce sens, elle fonctionne comme le théâtre même dont elle fixe les lois : à travers les « charmes » de la parole honnête, elle met en œuvre, de façon détournée, une pédagogie orientée vers la police des mœurs.

De fait, les doctes pensent la vraisemblance mimétique en fonction de l’ethos aristocratique.

Ils présentent comme poétiquement correcte une pratique dramatique qui produit – aux sens de

325 Voir N. Doiron. « La contrainte de cour ». 326 Chapelain lance la mode des conversations de poétique dans le milieu mondain, et Faret se montre en faveur des « bonnes lettres » dans L’honneste homme : « La Doctrine est un grand ornement, et d’un prix inestimable à quiconque en sait bien user ». (N. Faret, L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour, p. 28.) 96

« faire paraître au jour » et de « susciter » – des comportements civiquement appropriés. Le théâtre bien réglé favorise l’harmonie sociale et solidifie les bases de l’État en traduisant scéniquement le rituel de la politesse et en encourageant le refoulement des spontanéités et des désordres passionnels. Cette équation entre civilité et esthétique a naturellement son corollaire.

Tout travail théâtral engageant une dérogation aux préceptes de la sociabilité bienséante non seulement pèche contre les normes de la poésie représentative, mais menace aussi le corps politique. En transgressant la summa lex qui regarde « le bien public », et « à laquelle toutes les autres doivent céder »327, il crée un foyer d’insubordination par lequel le chaos peut gagner la communauté policée et en ébranler la stabilité.

Ce potentiel anomique, Chapelain, dirigé par Richelieu, le trouvera dans Le Cid 328 .

Mais c’est Médée qui désigne son principe primordial. Par sa dispositio, la tragédie s’inscrit d’emblée dans une problématique mondaine. Plutôt que de livrer les imprécations d’une héroïne furieuse, comme chez Sénèque ou La Péruse, la scène d’ouverture laisse la parole à Jason. Le cynique

Argonaute expose à Pollux, son compagnon d’aventures, les raisons qui l’ont mené à répudier la princesse déchue de Colchide au profit de la fille du souverain régnant de Corinthe :

[…] je ne suis pas de ces amants vulgaires, J’accommode ma flamme au bien de mes affaires ; Et sous quelque climat que me jette le sort, Par maxime d’État je me fais cet effort. […] Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie,

327 A. Duprat, « Introduction », p. 139. 328 Les critiques adressées à Chimène portent en grande partie sur l’irrespect des exigences comportementales liées à son rang. Parce qu’elle laisse « l’amour l’emporter contre son devoir », parce qu’elle néglige de cacher « l’avantage que sa passion a pris sur elle », la fille de Don Gomès s’éloigne de la modération exigée d’une représentante de la noblesse. La même incohérence hiérarchique se distingue dans la conduite de Don Fernand : auteur d’une « injuste ordonnance », le souverain se présente comme un « personnage au-dessous de sa dignité et moins sérieux qu’on pouvait s’y attendre ». À la pièce de Corneille, le porte-parole de l’Académie fondée par le cardinal reproche, en somme, de « choquer » la vraisemblance et, ainsi, de « donner de l’indignation aux spectateurs » honnêtes que le théâtre doit rallier. (Voir J. Chapelain, Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, p. 289.) 97

Créuse est le sujet de mon idolâtrie ; Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour, De relever mon sort sur les ailes d’Amour329.

Habile séducteur, Jason se pose en émule du courtisan imaginé par Nicolas Faret – posture que sert sans doute le talent de Montdory, habitué du milieu curial et maître de l’actio polie330. Ce qui meut le personnage est aussi ce qui forme le fil rouge des écrits de Faret : l’ambition, le « désir naturel […] d’acquérir des honneurs et des richesses »331 à l’ombre du pouvoir. Le mérite de l’Argonaute, s’il s’agit bien de cela, réside dans la « dextérité » qu’il déploie pour atteindre cet objectif. Maître des

« semblances », des « apparences » qui « sont le principal de [la] Philosophie » du courtisan selon

Philibert de Vienne332, Jason manie de façon exceptionnelle les règles de l’autoreprésentation : il déploie les stratégies adéquates pour se montrer galant au regard de chacune des « sociétés » qu’il côtoie. Ainsi, il trouve toujours le chemin qui peut le mener à la plus haute réputation. Le beau navigateur est, en fait, le héros d’une noblesse désarmée dont l’éthique guerrière se transpose sur le plan des intrigues de cour333 : « sans le secours de Mars », les « sceptres sont acquis à ses moindres regards » (v. 27-28).

Tout au long de la pièce, Jason suit l’argument dramatique de l’aristocratie curialisée. Il tâche de conserver le « capital symbolique » 334 qui le désigne comme favori de la famille royale corinthienne. Son empressement auprès de Créuse rejoint la complaisance parfaite de l’honnête

329 Médée, v. 29—44. 330 Voir D. Blocker, Instituer un art. 331 N. Faret, L’honneste homme, p. 1. 332 P. de Vienne, Le Philosophe de court. 333 « Le devoir et la vertu s’éloignant de leur signification martiale, il devient possible pour la noblesse d’imaginer une éducation libre de toute violence, une sorte d’abbaye de Thélème de guerriers faisant la guerre sans agression » (N. Doiron, « La contrainte de cour », p. 167.) Le lexique militaire abonde dans les traités de civilité, témoignant peut-être du passage d’un paradigme à l’autre : « conquête », « vaincre », « assiéger », etc. 334 La notion de capital symbolique est empruntée à Pierre Bourdieu. Elle désigne, dans un sens général, « le volume de reconnaissance, de légitimité et de consécration accumulé par un agent social au sein de son champ d’appartenance ». (P. Durand, « Capital symbolique ».)

98 homme, qui penche du côté de la flatterie sans exclure la sincérité. Le bras sûr qu’il oppose à l’enlèvement de la princesse, convoitée par le vieil Ægée, livre opportunément à Créon la preuve de son habileté martiale. Aucune précaution ne lui paraît excessive pour « être estimé homme de cœur et hardi », pour « être cru homme de conduite et homme de bien »335 ; pour préserver, en somme, l’unité d’une persona qui suscite les épithètes de « grand héros » (v. 564) et de « phénix de la Grèce »

(v. 566). Il tente d’ailleurs de justifier sa trahison auprès de Médée en évoquant la contrainte de cour : le service d’un « sceptre » l’« oblige à […] manquer de foi » (v. 60). Le « soin » qu’il met

à plaire aux puissants le « réduit » et le « force » à la duplicité. S’il renie son passé, c’est pour se conformer aux règles de conduite dictées par l’entourage du monarque :

La servitude y est tellement nécessaire, qu’il semble que la liberté qu’on s’y réserve, soit une usurpation que l’on fait sur l’autorité du Souverain, qui a pour son plus noble objet la gloire d’étendre son empire sur les volontés, aussi bien que sur les vies et les fortunes de ses Sujets336.

La fière Colchidienne se dresse contre cette soumission réglée et en bouleverse les principes.

Son premier crime attaque les apparences qui forgent l’éthique et la hiérarchie curiales. La magicienne se livre à la contrefaçon337 : elle déguise en gracieuse offrande un habit empoisonné.

C’est dire qu’elle ruse avec la scénographie aristocratique. Auxiliaire du masque, le costume complète la façade que doit montrer quiconque fréquente le théâtre de la cour. Selon Gabriel

Chappuys, il participe des « simulations » par lesquelles l’hypocritès, l’acteur au faux visage, « se veut faire paraître pour un habile homme et digne d’être récompensé »338. Si l’on en croit Faret, il offre une clé pour « ouvrir des portes qui bien souvent sont fermées à la grande condition, et encore plus

335 N. Faret, L’honeste homme, p. 11. 336 Ibid., p. 34. 337 Normand Doiron voit dans la contrefaçon, liée à la feinte, « une sorte de réponse » au refoulement qui participe de la contrainte de cour. (N. Doiron, « La contrainte de cour ».) 338 G. Chappuys, Le Misaule ou haineux de cour, pages non numérotées. 99 souvent à la vertu »339. Il donne le moyen idéal d’attirer le regard du souverain, lui-même distingué par son sceptre, sa couronne et ses riches atours. Avec l’action meurtrière de la robe de feu, qui rend fous de douleur les orgueilleux maîtres de Corinthe, Médée renverse le spectacle de la cour.

Sous les yeux du servile Jason, elle fait jaillir la violence du cœur même de la vie mondaine.

Le sortilège pervertit aussi la mystique de la représentation royale. Les travaux d’Ernst

Kantorowicz ont montré la fortune qu’a connue, au XVIIe siècle, la théorie médiévale des deux corps, au carrefour du droit romain et de la théologie340. La personne physique du monarque se double d’une personne politique, immortelle et incorruptible, vouée à se régénérer perpétuellement dans l’État qu’elle incarne et anime. Le prince, écrit Nicolas Faret, est « l’âme et le cœur, aussi bien que la tête »341 du royaume. Guy Coquille tient un propos similaire dans le

Discours des États de France : « Le roi est le chef et le peuple des trois ordres sont les membres ; et tous ensemble sont le corps politique et mystique dont la liaison et l’union est indivise et inséparable » 342 . Étienne Thuau rappelle d’ailleurs que la France de Richelieu, orientée vers l’absolutisme, exalte le « merveilleux monarchique » : le souverain, gardien matériel et spirituel du corps social, acquiert un statut de « dieu mortel » et un pouvoir de thaumaturge343. Le cadeau empoisonné de la petite-fille du Soleil empêche cette alchimie théologico-politique. L’étoffe de lumière qui brûle la famille royale corinthienne, qui l’écorche et verse son sang « à gros ruisseaux », dit l’impossibilité d’une fusion avec la persona ficta étatique. La chute du souverain et de son

339 N. Faret, « Chacun voit que la corruption y est presque générale, et que le bien ne s’y fait que sans dessein, et le mal comme par profession » (N. Faret, L’honeste homme, p. 34.) 340 E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. 341 N. Faret, L’honneste homme, p. 43. 342 G. Coquille, Institution au droict des François, p. 109. 343 La croyance en la capacité du souverain de guérir les écrouelles subsiste jusqu’à Louis XV. Des « cérémonies » de guérison sont organisées lors de certaines fêtes, au cours desquelles le roi impose les mains à plusieurs malades. (À ce sujet, voir M. Bloch, Les rois thaumaturges.) 100 héritière – le latin cadere, racine de « cadavre », signifie « tomber » – révèle leur incapacité à canaliser la force occulte qui sacraliserait le spectacle de leur souveraineté.

Avec la perversion du rituel curial, le chaos, d’où Médée tire l’incandescente substance de son être, remporte une saisissante victoire. Au parterre du Marais, la magicienne donne à admirer,

à savourer, un crime de lèse-majesté ; une attaque contre la cité et ses mœurs. On peut mesurer la portée de cette transgression et de sa troublante splendeur pour les contemporains de Corneille.

Les propos de l’abbé d’Aubignac témoignent de la gravité de la faute : porter la main sur le roi est un crime si grand « qu’il est impossible même d’en soutenir la représentation » ; « [l]e respect et l’amour que nous avons pour nos Princes, ne peut permettre que l’on donne au Public ces spectacles pleins d’horreur » 344. Ce qui s’offre au regard, à travers la fascination de l’illusion théâtrale, c’est la faute suprême pour laquelle des milliers de présumées sorcières ont été jugées et brûlées entre 1580 et 1630. C’est la défaite du lieutenant terrestre de Dieu par l’avatar du Prince des Ténèbres ; la destruction de l’État policé par le domaine infernal. Médée incarne le ferment de désordre que Jean Bodin bannit de sa République – et décrit avec zèle dans sa Démonomanie. Elle appartient au « Royaume des ténèbres » évoqué par Thomas Hobbes dans la dernière partie du

Léviathan : « la principauté de Béelzébub sur les démons, c’est-à-dire sur les phantasmes », les

« esprits d’illusion »345. Dans et par le dispositif dramatique, elle réveille la force obscure que son ancêtre pérusine, première des fiancées du diable, a insufflé à la tragédie française. Et de cette force, elle tire un objet d’éblouissement, d’étonnement.

344 F.H. d’Aubignac, La pratique du théâtre, p. 120. À ce sujet, voir Voir Zoé Schweitzer, « La mort de Créon dans les Médée de Corneille et de Glover ou comment rendre supportable la mort d’un roi ». 345 T. Hobbes, Léviathan, 2, p. 584. 101

Louis Marin a remarqué la parenté entre l’action « hardie [,] extraordinaire » de Médée et le mécanisme du coup d’État, tel que dépeint par Gabriel Naudé346. Préparé dans l’ombre d’un antre mystérieux, le régicide de la magicienne rejoint le plan occulte des arcana imperii ; des secrets qui influencent la vie civile, et qui « ne doivent être ni connus, ni divulgués »347. C’est dire qu’il implique la tromperie, le mensonge – autant de stratégies autorisées par la « raison d’enfer » machiavélienne, dont la question hante la théorie politique du premier XVIIe siècle. Avec la perpétration du crime jaillit une violence inattendue, fulgurante comme le tonnerre qu’on « voit plutôt tomber […] qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées »348. Et par cette violence se révèle la puissance du virtuoso (ici, de la virtuosa), cette « personne d’exception » assez rusée, assez audacieuse pour se hisser au sommet de la gloire ; pour voir dans la société le théâtre qu’évoque Naudé, « un théâtre […] où il lui est permis d’intervenir tanquam Deus aliquis ex machina, […] quand [elle] en aura la volonté, ou que les diverses occasions lui pourront persuader de ce faire »349. Telle une toute- puissante divinité de spectacle, Médée accomplit sur la scène du monde l’intervention virulente et décisive qui transforme radicalement le mythos politique. Elle réussit sa propre journée des dupes.

Or, l’essence même du coup d’État, puisée dans la surprise, en fait un événement unique, impossible à répéter. La brutalité du crime précède et conditionne, tout à la fois, la civilisation : un nouvel ordre refoule les forces incontrôlées qui lui ont permis de s’établir350. En gagnant les cieux, triomphante après son forfait, Médée laisse la scène à ceux qui l’asserviront. Les poéticiens protégés

346 Voir L. Marin, « Théâtralité et pouvoir. Magie, machination, machine : Médée de Corneille ». Voir J.P. Cavaillé, « Naudé et la prudence extraordinaire du coup d’État ». Différence entre Naudé et certains de ses modèles (Juste Lipse, notamment). Proximité avec Machiavel. 347 G. Naudé, Considérations politiques sur les coups d’estat, p. 46. 348 Ibid, p. 142. 349 Ibid, p. 38. 350 Louis Marin parle de l’éclatement de la violence qui précède l’établissement de l’État de droit. (L. Marin, « Théâtralité et pouvoir. Magie, machination, machine : Médée de Corneille ».) 102 par Richelieu placeront l’utilité de l’art dramatique au nombre des secrets d’État : ils la substitueront au plaisir de la violence. Dans le royaume du cardinal, voisin de la république de

Machiavel, le coup de force de la représentation, basée sur l’illusion et la surprise, visera l’instauration de l’obéissance morale et l’affirmation de la souveraineté.

C’est ce verdict que rend, au même moment, l’« autre scène » dressée dans les églises de

Loudun, où d’Aubignac et la Mesnardière351, mêlés à un auditoire venu de partout en France, ont peut-être l’occasion de mesurer les pouvoirs et les dangers du spectacle. Sur les tréteaux, les possédées du couvent des Ursulines tombent en convulsions, adoptent des positions obscènes, blasphèment ; aux yeux « étonnés » du public, elles exposent le déchaînement de pulsions incontrôlées avant de s’affaiblir à la vue de l’ostensoir que brandit le prêtre. Dans le schéma narratif des exorcismes, les créatures du diable ne se lèvent que pour mieux s’incliner devant le pouvoir divin. Elles justifient l’éthique du refoulement : comme le remarque Michel de Certeau, il faut « contraindre le démon à se manifester comme rebelle vaincu et […] contraindre les démons à montrer les merveilles »352 du souverain céleste. La tragédie des possessions, suivie de près par

Richelieu, débouche ainsi sur la même issue que montre la fuite de Médée : la solidification

351 Les deux hommes ont assisté à des exorcismes et se sont mêlés de démonologie avant de se tourner vers la poétique sous la direction de Richelieu : d’Aubignac a écrit le traité Des satyres, brutes, monstres et démons, et La Mesnardière le Traité de la mélancolie. Ils ont aussi tous deux produit des écrits à la suite de leur expérience à Loudun. Médecin, La Mesnardière a pris position contre Marc Duncan en faveur d’une possession démoniaque. D’Aubignac, dans une Relation touchant les possédées de Loudun, produite au mois de septembre 1637, a qualifié le « jeu » des exorcismes de « fourbe, imposture, détestation et sacrilège ». 352 Michel de Certeau, La possession de Loudun, p. 170. De Certeau a d’ailleurs rapproché la « scène diabolique » de Loudun et le théâtre qui se développe parallèlement (songeons à la possession démoniaque d’Éraste dans la Mélite de Corneille). 103 de l’autorité souveraine par l’« anthropémie » 353, expulsion de la différence menaçant le corps social.

La flamboyante révolte de la Colchidienne, cet éclair qui déchire l’aube de l’âge classique, sanctionne, en négatif, les normes d’une sociabilité vouée à affermir le régime monarchique. Médée met en scène le brutal sursaut qui donne naissance à la règle ; le cabrage qui précède la mise au joug, pour reprendre une topique chère aux théoriciens du savoir-vivre. La première tragédie de

Corneille précède et enclenche le processus décrit par La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire : « Au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret, et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte »354. Les travaux de Serge Doubrovsky ont retracé, dans l’œuvre cornélienne, la graduelle soumission du héros à un Maître dont l’existence requiert sa reconnaissance et le fruit de ses actes355. Les personnages qui suivront Médée sur scène ne pourront bientôt plus être les premiers bénéficiaires de leur aptitude à agir sur le monde : de Rodrigue à Suréna, le désir passionné de faire de l’Ego « [une] source ou [un] objet d’éblouissement »356 se trouvera peu à peu canalisé vers le « grand Autre » représenté par les lois de la cité.

Dans le paysage dramatique de son époque, qui prolonge le paysage politique, l’insoumise magicienne garde ainsi la position singulière illustrée par ce vers sublime :

353 « [Les sociétés anthropophages] voient dans l’absorption de certains individus, détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser celle-ci et même de les mettre à profit. [Au contraire, nos sociétés] ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social, en les tenant temporairement ou définitivement isolés. » (C. Levi-Strauss, Tristes tropiques, p. 418., cité par M. de Certeau, La possession de Loudun, p. 421.) 354 É. de La Boétie, Traité de la servitude volontaire, p. 68. 355 Dans Corneille et la dialectique du héros, Doubrovsky propose une lecture des pièces de Corneille éclairée par la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. 356 S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, p. 184. 104

NERINE Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ?

MEDEE Moi357.

« Moi » marque la césure entre une individualité surhumaine et les conventions du discours ; la négation de la contingence du sort par une furieuse et saisissante affirmation de grandeur. En lui se cristallise la force jouissive et obscure qui façonne la tragédie classique ; l’identité originaire, obsessive, du mal, que s’attache à refouler la scène polie. Il contient l’essence de la figure médéenne, dont la survivance porte au jour l’« existence d’en dessous, [la] résistance interne jamais réduite », capable d’ouvrir « des chemins qui laisseront après son passage […] un autre paysage et un ordre différent »358.

357 Médée, v. 319-320. 358 M. de Certeau, La possession de Loudun, p. 444.

CHAPITRE III La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille ou la machine contre le mal 106

L’ordre bannit Médée de la tragédie après 1635 : nulle place pour sa scandaleuse gloire là où s’établissent les règles. C’est sous un autre aspect, et sur une autre scène, que la magicienne renaît. En 1660, Pierre Corneille lui accorde à nouveau un rôle de premier plan dans La Conquête de la Toison d’or, une œuvre basée sur les Mythologies allégoriques de Noël Conti, les Métamorphoses d’Ovide, et, surout, les Argonautiques de Valerius Flaccus et d’Apollonios de Rhodes359. La princesse de Colchide apparaît rajeunie, non encore flétrie par l’horreur de l’infanticide et du régicide.

Ramenée aux sources du mythe, elle revit sa funeste rencontre avec Jason, venu d’une terre lointaine pour dérober le trésor qu’elle garde.

La pièce s’inscrit dans un genre à la mode : celui du théâtre à machines. Ce genre, Corneille le connaît pour en avoir livré le premier modèle achevé360 : Andromède, présentée au Palais-Royal en

1650. Inscrite dans les somptueux décors utilisés, trois ans plus tôt, pour l’opéra Orfeo de Rossi, la création cornélienne rencontre, dans l’univers de la mythologie antique, l’esthétique du « grand spectacle » et la « nécessité des ordres du théâtre ». Elle illustre la position novatrice du poète : pour

Corneille, tragédie historique et fable, quoique d’un ordre différent, demeurent gouvernées par des

359 Il s’agit des sources principales, mais Corneille a également pu s’inspirer de la quatrième Pythique de Pindare, des Héroïdes d’Ovide (en particulier l’épître VI, d’Hypsipyle à Jason), de la pièce El Vellocino de Oro de Lope de Vega, présentée à Aranjuez le 2 avril 1622 à l’occasion du dix-septième anniversaire de Philippe IV d’Espagne, et de la Festa teatrale Gli amori di Giasone, e d’Isifile d’Oratio Persiani et Marco Marazzoli, montée sur le théâtre des Saints-Jean-et-Paul en 1642. Il est également possible que le Livre de la Conqueste de la Toison d’or, dédicacé par Jehan de Mauregard, et illustré de 26 planches exécutées par Leonard Tyri de Belges et René Boyvin, ait servi de source d’inspiration à Corneille comme au marquis de Sourdéac, qui a conçu les machines de la pièce. 360 Les machines étaient déjà présentes sur scène avant la création d’Andromède. En 1634, l’auditoire de l’Hôtel de Bourgogne a réservé une « approbation universelle » au Prince déguisé de Scudéry et à son « superbe appareil ». Après Médée de Corneille, des effets visuels ont agrémenté l’Iphigénie en Aulide de Rotrou (1640), la Pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac (1642) et le Thésée de Puget de la Serre (1644). Les jeux de lumières impressionnants de Mirame, tragi- comédie de Desmarets de Saint-Sorlin, ont inauguré la nouvelle salle à l’italienne du Palais-Cardinal. (Voir H. Visentin, « La tragédie à machines. Succès majeur pour un genre mineur ».) 107 lois analogues, parmi lesquelles la vraisemblance est clé. « Merveilleux vraisemblable »361 : sur la base de ce principe, l’auteur de Médée construit une scène parallèle à celle de la tragédie dite

« unie » ; une scène où les préceptes de la poétique classique encadrent à la fois l’univers du mythe et les dispositifs qui servent sa traduction sous forme d’intrigue. L’invention est un succès.

Quoique regardées d’un œil suspicieux par les doctes, qui préfèrent le plaisir raffiné d’un poème bien réglé à celui, « vulgaire », facile et souvent déficient362, des effets visuels, les pièces à machines suscitent l’engouement pendant deux décennies. Il faut le dire, depuis que les ingénieurs- scénographes transalpins ont exposé leur savoir-faire à la cour des reines Médicis et au parterre des théâtres, la promesse d’un spectacle fastueux est rarement dédaignée.

Or, si Andromède fonde le genre, la Toison d’or en marque l’apothéose. Samuel Chappuzeau l’affirmera en 1674 : aucun spectacle à machines n’a suscité plus de bruit363 que celui-là. « [C’]est la plus belle Pièce en machines que nous ayons »364, renchérira plus tard Fontenelle. L’œuvre suscite l’engouement dès sa création. Au lendemain de la première parisienne, au Marais365, le 19 février

361 Voir H. Visentin (« La tragédie à machines ou l’art d’un théâtre bien ajusté »), P. Sellier (« Une catégorie clé de l’esthétique classique : le merveilleux vraisemblable ») et C. Kintzler (Théâtre et opéra à l'âge classique : une familière étrangeté ; Poétique de l’opéra français. De Corneille à Rousseau) sur la notion. 362 « Si [d’Aubignac] comme [La Mesnardière] ne manquent pas de reconnaître les “graces & les ornemens”, les “beaux & riches artifices” du théâtre antique, s’ils admettent tous deux le pouvoir de séduction des spectacles grecs et romains, c’est avant tout pour affirmer qu’il est désormais impossible de rivaliser avec les splendeurs d’antan et que, par conséquent, les dramaturges ne devraient pas s’exercer à écrire de telles pièces. Tout comme La Mesnardière estime qu’ “un ouvrage est imparfait, lors qu’il a besoin de machines pour faire voir ses beautés” et que “les Ouvrages dont la beauté est attachée aux machines, sont des corps défectueux qui doivent garder le logis”, d’Aubignac ne “conseill[e] pas [aux] Poëtes de s’occuper souvent à faire de ces Pièces de theatre à Machines”, “toutes ces Machines […] [étant] belles en apparence, mais souvent peu ingenieuses”. » (H. Visentin, « La tragédie à machines ou l’art d’un théâtre bien ajusté », p. 418-419). 363 S. Chappuzeau, Le théâtre françois, p. 48. 364 B. Fontenelle, Théâtre de Corneille : avec des commentaires, p. 341. 365 Rebaptisé « Théâtre des Machines » en 1648, le lieu qui a hébergé la première Médée cornélienne, rue Vieille-du- Temple, se spécialise désormais dans les productions à grand déploiement. Cinq pièces à grand spectacle au Marais en 18 mois environ : Circé (début 1647, probablement inspiré de la « Circé » servant de support dramatique au Ballet comique de la Reine) ; Andromède et Persée, la délivrance (fin 1647, probablement basé sur La Perséenne de Boissin de Gallardon parue en recueil en 1618) ; Le Mariage d’Orphée et d’Eurydice (début 1648) de Chapoton ; Ulysse dans l’île de Circé ou Euriloche foudroyé (fin 1648) de Claude Boyer et La Naissance d’Hercule (1649) de Rotrou. (H. Visentin, « Le 108

1661, Jean Loret écrit que La Toison d’or est « la merveille de la cité », et qu’elle offre un « rare spectacle », qui « fait à plusieurs crier miracle ». Le même Loret poursuit son éloge lors d’une reprise de la pièce366, à l’automne :

[…] pour un plaizir de ville, Il seroit assez difficile D’en voir sous le rond du Soleil Un qui fût à cetuy pareil367.

L’enthousiasme du rédacteur de la Muze historique est partagé par Christian Huygens, sieur de

Zuylichem, qui s’émerveille de la beauté de la production dans son journal. « On y courre, quoi qu’il en coûte », ajoute le chroniqueur Robinet. La réputation de l’œuvre se répand jusque sur scène : dans La Désolation des filoux, une comédie du sieur Chevalier, les personnages discutent de

« ce trésor qu’on appelle la Toison d’or ». Partout, on vante les mérites des vers de Corneille, certes, mais surtout des « machines sans pareilles », qui « passent pour autant de merveilles ». On n’en a que pour l’« appareil splendide » de la scène, et pour les « changements de théâtre […] fort beaux » qui attendent l’auditoire. Ce concert d’éloges rappelle celui qui avait accueilli les décors mobiles conçus par Giacomo Torelli368 pour la Finta Pazza de Sacrati et l’Orfeo de Rossi. On reconnaît la voix d’une époque passionnée par les machines et les prouesses techniques ; une

époque qui parcourt avidement des traités comme la Pratique pour fabriquer des scènes et machines de

théâtre à machines : succès majeur pour un genre mineur », p. 216). Cette spécialisation, autorisée par la réfection du théâtre après un violent incendie en 1644, a permis de résoudre une rivalité avec l’Hôtel de Bourgogne, envenimée par le départ de l’illustre Floridor. 366 Les reprises sont nombreuses. En 1662, la troupe de madame de Montpensier joue la pièce à Bruxelles. Plusieurs représentations ont également lieu au cours de la saison théâtrale 1663-1664. (Voir M.-F. Wagner, « Introduction », p. 26.) 367 J. Loret, cité dans M.F. Wagner, Introduction de La Conquête de la Toison d’or, p. 22, v. 255-258. 368 Torelli avait mis au point un jeu de leviers, de poulies et de poids qui permettait de changer la scène à vue, quasi instantanément. Ce luxe d’effets sans précédent a apparemment gardé le public de « mourir d’ennui » - et, par là, de concrétiser la crainte exprimée par madame de Motteville devant l’Egisto de Cavalli en 1646 : « Nous n’étions que vingt ou trente […] et nous pensâmes mourir d’ennui ». 109 théâtre (Practica ne fabricar scena di teatri) de Niccola Sabbatini369, et qui s’abreuve aux principes d’architecture, d’optique, d’hydraulique présentés par les Gaultier, Bourgoing, Ménestrier et

Nicéron.

La passion des machines : voilà d’ailleurs ce qui a déterminé la création de la Toison d’or.

Silencieux depuis l’échec de Pertharite, Corneille s’est remis à l’écriture dramatique pour répondre à une commande : celle d’Alexandre des Rieux, marquis de Sourdéac370. Dans son château normand de Neubourg, en lieu d’une ancienne chapelle, l’extravagant seigneur a aménagé une « salle incomparable pour y établir et y faire jouer librement les mécaniques où son rare esprit excell[e] »371. C’est pour offrir dans cette salle un divertissement fastueux qu’il s’est tourné vers l’auteur d’Andromède. C’est pour cet espace qu’il conçoit les dispositifs de la Toison d’or372, assisté de l’ingénieur ordinaire du roi, Denis Buffequin. Et c’est là que la pièce est montée pour la première fois, par eschantillons373, au début de l’hiver 1660. Les représentations s’échelonnent sur huit jours.

369 La Pratique parue à Pesaro en 1637. Elle vulgarise les principes du De Architectura de Vitruve, qui avait lui-même connu des éditions en latin (à partir du texte établi par Giocondo, plus ou moins fidèle à l’original) en 1511, 1513 et 1522, et des éditions en italien en 1521, 1524 et 1535. On y retrouve notamment la présentation des trois types fondamentaux de décors : comique, tragique et satirique, types auxquels on pourra désormais plus ou moins rattacher tous les décors du XVIIe siècle. Les principes de la perspective, qui régiront notamment la conception de la salle à l’italienne du Palais-Cardinal, sont également présentés. Le traité contient, par ailleurs, le secret des périactes ou telari, colonnes pivotantes de toile peinte évoquant différents lieux ; du theologeion, praticable élevé pouvant permettre les apparitions ; de la mechanè grâce à laquelle volaient les dieux. 370 T. des Réaux. « C’est un original qui a de l’inclination aux mécaniques ; il travaille de la main admirablement : il n’y a pas un meilleur serrurier au monde. Il lui a pris une [fantaisie de] faire jouer chez lui une comédie en musique, et pour cela il a fait faire une salle qui lui coûte au moins dix mille écus. Tout ce qu’il faut pour le théâtre pour les sièges et les galeries, s’il ne travaillait lui-même, lui reviendrait, dit-on, à plusieurs fois autant. Il avait pour cela fait faire une pièce par Corneille. » (T. des Réaux, Historiettes, 5, p. 193-195.) 371 Le marquis de Chennevières a trouvé dans une bibliothèque, et publié, un manuscrit relatant les fêtes organisées par Sourdéac. L’auteur en serait un nommé Barillon, dit Avaletripes, membre de la troupe du Marais. Il s’agit d’un extrait de ce manuscrit. (Cité dans A. Louis Malliot, La musique au théâtre, p. 33.) 372 La Toison d’or n’est pas la seule pièce dont Sourdéac conçoit les machines. Le marquis participera à la scénographie de l’opéra Ercole Amante, présenté en 1662 ; de Pomone et de la Pastorale des Peines et des Plaisirs de l’Amour ; de la tragédie mythologique Circé. Sa réputation d’ingénieur de scène ne se ternira pas au XVIIIe siècle. (Voir M.-F Wagner, « Introduction », p. 13.) 373 La pièce entière n’est pas jouée en Normandie : Sourdéac n’a pas les moyens de produire chez lui une pièce à si grand déploiement (décors, machines, musique). (Ibid., p. 14.) 110

En plus de la famille royale, une soixantaine374 des dignitaires les plus importants de Normandie font partie du public.

Le thème semble tout indiqué pour l’occasion à laquelle Sourdéac active ses machines : le mariage du jeune Louis XIV avec l’infante d’Espagne Marie-Thérèse, qui scelle la paix franco- ibérique après la guerre de Trente Ans. Depuis longtemps, le mythe de l’Argo participe de l’allégorie politique. Jusqu’à la Renaissance, le navire a symbolisé la ville de Paris et, par procuration, la France dans les célébrations officielles. Henri II et Louis XIII ont pris les atours de nouveaux Argonautes lors de leur entrée dans la capitale après d’importantes victoires militaires375. Quant à Médée, elle sert traditionnellement de symbole au royaume ibérique376 : gardienne de la Toison d’or, elle évoque, par association, l’ordre de chevalerie bourguignon lié à l’Espagne par Charles Quint377.

Dans ce contexte, il est tentant de suivre Georges Couton et d’envisager la Toison d’or comme un blason destiné à célébrer le pouvoir du souverain-spectateur. Articulant un corps merveilleux à l’âme de la « gloire monarchique », l’œuvre constituerait un tableau digne de figurer parmi les Emblemata d’Alciat. Avec les autres fictions nuptiales 378 , elle instaurerait un ordre

374 Donneau de Visé en parle encore dans son Mercure Galant, trente-cinq ans plus tard : « [Le marquis] fit venir au Neufbourg les comédiens du Marais qui […] présentèrent [la pièce] plusieurs fois, en présence de soixante des plus considérables personnes de la provinces, qui furent logées dans le château et régalées pendant plus de huit jours, avec toute la propreté et l’abondance imaginable ». (M.-F. Wagner, « Introduction », p. 15.) 375 Le 23 décembre 1628, après la prise de la Rochelle, Louis XIII travesti en Jason orne l’arc de triomphe dédié à la Prudence à la Fontaine Saint-Séverin. (M.-F. Wagner, « Introduction », p. 33.) 376 Déjà, en 1593, le Ballet de madame de Rohan lui donnait le visage d’une « déesse mortelle » vouée à piétiner le Lys de France. 377 Nicolas Renouard, dans sa traduction des Métamorphoses, lie explicitement le mythe à l’ordre de la Toison d’or. 378 À Lyon, en 1658, un feu d’artifice de Claude-François Ménestrier célèbre la conclusion de l’accord de mariage entre Louis et Marie-Thérèse : sur la Saône, l’Argo triomphant s’avance pour attaquer un rocher représentant Colchos. Médée attend au sommet, flanquée de lions. Lors de l’entrée du couple royal à Paris, le 26 août 1660, c’est sur la Seine scintillante que vogue le navire. La magicienne est absente de ce tableau composé par Lebrun : le « grand Démon d’Espagne » a levé sa menace. 111 fabuleux visant à l’héroïsation du jeune roi : si Louis prend les traits d’un « Hercule Gaulois »379 chez Caignet et Esprit, par exemple, aussi bien pourrait-il devenir un « très séduisant nouveau

Jason » chez Corneille. Ce détour métaphorique ne serait pas nouveau : les généthliaques de 1638, suivant le code humaniste de l’imagerie moralisée, ont déjà conféré à l’enfant miraculeux d’Anne d’Autriche les vertus civilisatrices du navigateur grec380.

Seulement, Corneille a commencé à travailler sur la Toison d’or en 1656381, avant que ne soit officialisée l’union royale : le choix de la geste argonautique ne semble pas dicté, en premier lieu, par les exigences rhétoriques de l’épithalame. Le dramaturge a certes pu avoir la « prescience » dont traite Marie-France Wagner, et convoquer le thème « brûlant d’actualité » que Ménestrier réserve aux alliances et à la paix382. Il a pu prendre soin de choisir, en même temps qu’un sujet apte à satisfaire les ambitions spectaculaires de Sourdéac, une topique courante du répertoire laudatif.

Reste toutefois que, dans le paradigme du spectacle politique, le rendu de la fable s’avère inhabituel383 : plutôt que Jason et ses exploits, c’est l’ombrageuse fille du roi de Colchide qui occupe le premier plan ; c’est à son tourment passionnel, à son abdication devant les stratagèmes

379 La comparaison entre Louis et Hercule – qui a été passager de l’Argo – est récurrente. Dans une ode sur la paix composée en 1660, Esprit nomme le roi « Hercule » ou « Alcide ». En 1661, Colletet met en garde les ennemis de la France contre les « deux Hercules » que sont le monarque et le dauphin nouveau-né. 380 Guillaume Colletet, auteur du Poème sur la naissance de Mgr le Dauphin, fait du petit Louis-Dieudonné un double du navigateur grec. Dans une ode composée quelques années plus tard, Charles Beys convoque aussi l’image de l’Argonaute : parmi les « monstres qui seront abattus sous [les] lois » du souverain figurent les « taureaux pieds-d’airain qui gardaient la Colchide ». Le philosophe poète Campanella prédit, pour sa part, que l’héritier de Louis XIII fondera Heliaca, cité du Soleil ; qu’il purifiera, en quelque sorte, le sang incandescent d’Aète et de sa barbare lignée. 381 Le 4 juillet 1656, Émeric Bigot écrit de Rouen à l’abbé Ménage : « Corneille travaille à présent à la tragédie de La Conquête de la Toison d’or. C’est une pièce à machines qu’il a promise à M. de Sourdéac ». 382 « La Fable fournit des sujets plus agréables que l’Histoire, pource qu’elle reçoit plus de formes, & qu’elle fait plus de miracles qui passent les forces de la Nature. Les changements des Dieux, & les actions extraordinaires que le mensonge leur attribue, donne plus dans les yeux que les Combats les plus célèbres ». (Ménestrier, cité par M.-F. Wagner, « Introduction », p. 30.) 383 Marie-France Wagner le remarque : « dans toutes les fêtes publiques, donc dans les spectacles essentiellement politiques, Jason, en héros consacré, s’empare lui-même de la toison d’or, alors que la mythique Médée est tenue à l’écart du triomphe de l’Argonaute » (M.-F. Wagner, « Introduction », p. 36-37.) 112 de la séduction, que l’on assiste essentiellement. Les amours de Médée : tel était le titre premier de La

Conquête de la Toison d’or, avant que l’action héroïque ne prévale sur le drame de la magicienne charmée. La dénomination « officielle » de l’œuvre s’efface encore occasionnellement devant le nom de la Colchidienne. Dans une lettre à son frère datée du 8 février 1662, monsieur de

Zuylichem se souvient des « vers de la Médée [de] M. Corneille »384. Quiconque ne connaîtrait pas son goût pour la Toison d’or pourrait croire qu’il fait référence à la première tragédie cornélienne, et

à l’héroïne qui a marqué au sceau du mal l’avènement du théâtre classique.

Pourquoi Corneille a-t-il remis au premier plan cette figure inquiétante de son passé – et du passé de la scène ? On ne peut, bien entendu, présumer des intentions du poète. Le fait est, cependant, que, comme en 1635, l’apparition de Médée accompagne un bouleversement, non tant dans la carrière de Corneille – même si celle-ci se trouve à un point tournant – que dans la représentation du monde. Alors que, partout, la physique moderne impose ses principes, la machine devient le modèle à partir duquel doit être pensé le cosmos. Or la magicienne, forme primordiale du mal, incarne tout ce que l’ordre mécaniste s’efforce de conquérir et de dominer : la nature sauvage et ses secrets, les apparences et leurs tromperies, le chaos et sa menace à la cité. Il ne serait, conséquemment, pas exagéré de voir, dans le récit de sa soumission à l’équipage rusé d’un navire-automate, une traduction fictionnelle de l’effet de la machine – sur le théâtre, mais aussi, par extension, sur l’univers et sa compréhension. Après tout, Corneille a réfléchi à cet effet en écrivant

Andromède, et compose la Toison d’or expressément pour qu’il se produise. Il sait mettre en scène les paramètres de l’« illusion comique ». Surtout, il connaît la valeur métadramatique de Médée et mesure le pouvoir qu’incarne le personnage. Sa tragédie inaugurale n’en est pas le seul témoin :

384 Cité dans M.-F. Wagner, « Introduction », p. 26. 113 son fauteuil, à Petit-Couronne, ne s’orne-t-il pas d’une tapisserie où Jason, en homme de théâtre, brandit les artifices ravis à la magicienne ? N’offre-t-il pas, du même coup, l’image de l’homme qui triomphe du chaos en s’appropriant les secrets des forces (sur)naturelles ?

Captive de l’espace circonscrit par les dispositifs de Sourdéac, l’héroïne de la Toison d’or matérialise la suprématie de la technique sur les sortilèges de la scène. Elle dit, en même temps, l’ascendant acquis par la machine sur l’énigmatique spectacle de la nature. Et si elle s’intègre à un mythe de souveraineté ; si elle témoigne de la capacité de la fable à « former les mœurs par des instructions déguisées »385, c’est que le contrôle même de son pouvoir active les rouages d’où naîtra la représentation du corps royal, incarnation d’un tout-puissant État-automate.

La défaite d’une déesse

Furetière associe deux actions au terme « conquête » : se rendre maître d’un pays, d’un royaume ; figurativement, se rendre maître d’un cœur386. L’intrigue de la Toison d’or engage cette double signification, et l’articule à un drame métaphysique.

Médée se tient sur le territoire assiégé, se confond avec lui. Elle a, si l’on peut dire, créé

Colchos, où se déroule la pièce. Son pouvoir est bien celui des héroïnes de La Péruse et du premier

Corneille, qui contrôlaient les éléments par la parole et en réglaient le spectacle : il lui a suffi de

« quatre mots » (v. 239) pour faire croître les jardins splendides qui entourent le palais de son père,

Aète. Et il lui suffit de recourir « [aux] chants mystérieux », aux « herbes et [aux] parfums » (v. 355),

385 « En général, la Fable est un discours inventé pour former les mœurs, par des instructions déguisées sous l’allégorie d’une action. » (Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, p. 293.) 386 En première entrée, Furetière place la conquête territoriale : il utilise l’exemple de la « conqueste d’Alexandre », qui « s’étendit bien loin, & se fit en peu de temps ». Il aborde ensuite les « choses morales » : « on dit qu’une belle femme fait bien des conquestes, pour dire qu’elle a bien gagné des cœurs ; qu’un tel est la conqueste, pour dire qu’il est son amant ». (A. Furetière, « Conqueste », page non numérotée.) 114 pour veiller sur le royaume. De son pouvoir sont nées les redoutables créatures chargées de protéger la Toison d’or, symbole et clé de la souveraineté colche : l’« affreux dragon commis à […] garder » (v. 560) le trésor, les « deux fiers taureaux » (v. 564) aux yeux de flamme, les « escadrons armés » (v. 571) saisis de fureur. On voit le plan sur lequel s’inscrit la création médéenne. La forêt où se cache le dragon, le champ vierge où courent les taureaux étrangers au joug, le sol dont jaillissent les guerriers : tout cela se lie aux profondeurs de la terre, aux mystères de la végétation, au

« sein secret », fécond, où s’opèrent gestation et naissance. Le pouvoir de Médée tire son principe de la phusis (ou physis), qui renvoie étymologiquement à la croissance, au déploiement de forces vitales et créatrices, à l’essence et au devenir387. De cette pulsion vigoureuse, les Romains ont tiré l’idée de natura388 ; mouvement de la vie, du surgissement – de la « venue dans la présence »389,

écrira Heidegger.

La Péruse a vu dans la relation de Médée à la nature une manifestation du mal au féminin, du triomphe de la matière disgraciée. Mais il faut aussi se rappeler que la descendante du Soleil a

été divinité agraire. Le nom de sa ville natale porte d’ailleurs les traces de cette ascendance : Aia, la terre. Comme Artémis, Médée entretenait une relation avec le règne végétal. Comme Déméter, surtout, elle comptait parmi les représentations de la Grande Déesse, aussi nommée Gaïa, Cybèle,

Rhéa. Elle aurait pu être celle qui, chez Apulée, dit à Lucius : « Je suis la Nature, mère de toutes choses, maîtresse des éléments, principe originel des siècles, divinité suprême » 390 . Plusieurs

éléments de sa biographie mythique attestent d’ailleurs de son contrôle sur la vie et la mort, la

387 Pour saisir toutes les nuances que comprend la notion de physis en Grèce antique, tant sur un plan synchronique (terme) que sur un plan diachronique (évolution historique), voir notamment L. Couloubaritsis, « Les transfigurations de la notion de physis entre Homère et Aristote ». 388 Natura ne couvre qu’une partie de la notion de physis : celle du mouvement, de l’épanouissement. L’essence, la nature stable des choses, est quant, à elle, désignée par ingenium. 389 M. Heidegger, cité dans L. Couloubaritisis, « Les transfigurations de la notion de physis entre Homère et Aristote ». 390 Apulée, Métamorphoses, XI, 5 (Cité dans N. Doiron, « La vengeance d’une déesse », p. 323.) 115 génération et la destruction : elle rajeunit le père de Jason, rend sa fécondité au vieil Ægée, mais tue

Créuse, qui sort à peine de l’enfance, mène des filles à découper leur propre père en morceaux et, surtout, dévore ses propres fruits 391 . Entre générosité exubérante et indicible férocité, les agissements de Médée traduisent l’imprévisibilité essentielle d’une puissance nourricière et cruelle ; les principes mystérieux de son fonctionnement, étrangers à toute logique, antérieurs à toute loi morale. Davantage que La Péruse, Corneille a insisté sur cette essence divine, en a saisi la troublante dignité : l’héroïne de 1635 plaçait elle-même ses actions « au-dessus [des] forces et du pouvoir humain » (v. 408). Les autres personnages lui reconnaissaient la faculté de « forcer les destinées » (v. 53). La toute jeune fille d’Aète possède les mêmes pouvoirs. En elle se canalise l’énergie féconde, sauvage et souveraine, de la Magna Mater ; par elle sont gardés les secrets de ses opérations, à l’origine du spectacle du monde. Peu importe qu’elle soit vierge : déjà, Médée sait engendrer ; déjà, elle sait faire être ce qui n’était pas – et a le potentiel de supprimer ce qui est.

Vierge, elle l’est seulement en tant qu’elle reste intouchée par l’homme.

L’homme : voilà Jason. Il donne le siège. Il apparaît d’abord sous les traits d’un guerrier.

Lorsque la pièce s’ouvre, il vient de repousser, avec ses compagnons, les troupes rivales qui cherchaient à défaire Colchos en s’emparant de la Toison. « Guerre », « bras », « campagne »,

« armée » : le lexique militaire l’accompagne392. La périphrase « le démon des combats » (v. 344), qui renvoie couramment à Mars, est utilisée pour le désigner. Mais là n’est pas ce qui le rend le plus

391 Selon Alain Moreau, la mort des enfants, avant Euripide, ne résultait pas d’un geste meurtrier, mais de l’échec d’un rituel d’immortalisation, la katakryptie, consistant à enterrer les nouveau-nés dans le sanctuaire d’Héra. Que Médée ait pratiqué ce rituel constitue, pour Moreau, un autre signe de son lien à la nature et de son ascendance divine : nulle autre qu’une déesse ne pouvait prétendre immortaliser une créature mortelle. (A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée, p. 103.) 392 En grec, un mot désignait les instruments de guerre : teuchos. Ce mot, qui renvoyait, plus largement, au fait de fabriquer et de produire (teuchô), en a engendré un autre : technè. Ce que représente le palais du dieu des batailles, c’est donc la quintessence du « faire efficace ; du savoir appliqué. 116 redoutable. Jason vient de l’Argo. Le prologue de la Médée d’Euripide informe de la provenance du navire : « Plût aux dieux […] que dans les vallons du Pélion le pin ne soit jamais tombé sous la hache »393. Aucune main ne tient l’instrument qui construit la nef grecque. Sans ouvrier, le bateau se manœuvre aussi sans pilote. Il arme lui-même de rames les mains des marins. À sa proue, une poutre parlante guide la navigation. La tradition place l’Argo sous la protection d’Athéna394, mais ses mouvements autonomes suffiraient à le classer parmi les automates que fabrique Héphaïstos avec adresse et industrie. Pur produit de l’art, de la technè, la nef grecque est une machine, une mèchanè. Elle incarne tout qui se définit par opposition à la phusis, et la menace.

À bord de ce navire, Jason a déjà remporté une victoire contre les forces naturelles : il a vaincu la mer immense qui sépare la Grèce de Colchos. Jamais ce gouffre liquide n’avait été franchi auparavant. Jamais le chaos de l’océan n’avait été dompté. Ainsi le voulaient les dieux.

En triomphant des forces élémentaires, la machine a outrepassé leur volonté. Elle a affirmé sa capacité à comprendre, et à désamorcer, le chaotique spectacle de leur puissance. Ce combat prométhéen se poursuit sur la terre interdite de Colchos, royaume de la Grande Déesse et de sa lignée. Jason réclame la Toison d’or, symbole même des activités occultes de cette déesse et de sa capacité à régir tout ce qui est. Voilà le véritable enjeu de la pièce : Jason contre Médée, c’est l’homme qui se mesure à la nature, la technè à la phusis. Les premiers tentent d’arracher aux secondes les secrets qui leur permettront de les dominer, et d’établir leur souveraineté sur le monde. Dans ce contexte, la petite-fille du Soleil acquiert un double statut. En elle se confondent

393 Euripide, Médée, v. 101-105. 394 « Dans la course en mer qui est pour les Grecs le franchissement d’un espace dangereux, Athéna intervient toujours aux côtés du pilote pour l’aider à mener droit son navire, ithunein, en dépit des caprices du vent, et à travers les routes sans nombre de la mer. Mais Athéna joue également un rôle majeur dans la construction de l’embarcation ; elle intervient dans les différentes opérations tehcniques du travail du bois : abattage des arbres, polissage des planches, ajustement des différentes pièces de la charpente. C’est en effet qu’une seule et même forme d’intelligence, la mètis, permet à la fois de conduire et de construire un navire. » (M. Detienne, « Le navire d’Athéna », p. 133.) 117 le monstre à vaincre et le bien à gagner, la sauvagerie à contrôler et le savoir à acquérir : elle est bien l’être bifrons, le Janus féminin que dépeignent les Mythologies de Noël Conti395. L’homme s’y confronte sans peur : devant le visage beau et redoutable de son adversaire, de la divine magicienne capable de l’anéantir, l’effroi ne le pétrifie pas, non plus que le traverse le frisson du numineux. Pour la première fois, la lutte est égale.

Cette lutte prend la forme d’une intrigue sentimentale. Les habiletés guerrières de Jason se transposent sur le terrain de la séduction : témoin le retour fréquent de la « rime royale » unissant

« arme » et « charme » (v. 225-226). Pour obtenir d’elle qu’elle lui livre les secrets de ses enchantements, l’Argonaute « tâche à plaire » à Médée, à gagner son cœur. Il serait faux de dire que

Jason verse entièrement dans la simulation : s’il est, chez Médée, des « charmes » auxquels il est sensible, ce sont ceux de « son visage » (v. 358). Il demeure qu’un artifice essentiel se cache derrière sa captatio benevolentiæ. L’homme, affirme Roger Bacon, doit agir avec la nature récalcitrante comme « un serviteur fourbe qui étudie les habitudes de son maître pour arriver à faire de celui-ci tout ce qu’il veut »396. « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant », soutient, de même,

Francis Bacon, dans un aphorisme bien connu. La ruse, la feinte, est la première de toutes les machines. Avant l’« objet fabriqué », il y a l’« instrument agi »397. Dans son acception antique, la mécanique se conçoit d’abord comme une manière de tromper la nature pour l’obliger à faire des

395 Les Mythologies suivent le même schème que le De Amore de Marsile Ficin. Elles sont divisées en trois sections, trois « vies » : contemplative (Pallas), active (Junon) et voluptueuse (Vénus). Médée (livre 6) appartient à la vie active. Elle est liée au conseil, mais aussi à l’appétit incontrôlé et au désir de sensualité. : « Comme ainsi soit que Médée signifie conseil, fille d’Idye, c’est-à-dire de connaissance, elle consent avec la force des Étoiles, et les fait aussi dévaler du ciel ; d’autant qu’il n’est pas raisonnable de qualifier un homme sage, s’il ne sait dominer sur les astres qui ont quelque pouvoir sur les concupiscences de la chair, et s’il ne sait commander soi-même. Il est donc expédient à l’homme sage qu’il arrête le cours de ses convoitises, et fasse plusieurs choses que le commun peuple admirera. Mais celui qui s’en sera fui pour adhérer à ses plaisirs et voluptés, et aura trahi sa patrie, ses parents et alliés, comment est-il possible que tout à coup il ne sente de très graves misères avec la perte de tous ses moyens ? Voilà comme les Anciens nous apprennent à être sages, et que tous méchants hommes sont misérables. » (N. Conti, Mythologies, p. 1101.) 396 R. Bacon, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 133. 397 M. Detienne, « Le navire d’Athéna », p. 133. 118 mouvements qu’elle ne ferait pas par elle-même398. C’est par le terme mèchanè qu’Homère désigne les stratagèmes d’Ulysse, et que sera honorée la « fécondité du génie » d’Archimède. À la mechanè s’assimile aussi la stratégie guerrière d’Athéna. Dans tous les cas, la machine voisine la mètis, cette intelligence rusée par laquelle peuvent être compensées les incapacités ontologiques399. Ce sens se conserve au Grand Siècle. L’Académie définit toujours la machine comme « une invention, une ruse, une adresse d’esprit dont on se sert dans quelque affaire »400. Et l’abbé de Pure attribue à la mécanique une fonction « spirituelle » : servir les desseins des « entrepreneurs » par « [ses] ressorts et

[ses] mouvements »401. Partout, le principe est le même : pour qu’il y ait machine, il doit y avoir machination.

Ce principe se traduit sur la scène. Corneille le souligne dans l’argument d’Andromède ;

Donneau de Visé, puis l’abbé d’Aubignac402, le répéteront : la machine émane du verbe, du logos. Le terme désigne autant le principe qui détermine la dispositio du drame, que les paroles qui commandent le déploiement des artifices scéniques dans le poème. Lorsqu’il est question de l’introduction d’effets visuels, un terme revient sans cesse : « juste », et son dérivé, « justesse ». Dans la mesure où les pièces à machines se plient aux mêmes exigences que le théâtre « uni », il importe que l’appareil scénique respecte les convenances de la fable et que son action soit légitime403. Son fonctionnement répond au poème, se pense avec lui et aide à le penser. Une abondance de

398 À ce sujet, voir P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 169. 399 Voir P. Jockey, La Grèce antique, p. 114. 400 Dictionnaire de l’Académie françoise, vol. 2, p. 2. 401 M. de Pure, cité dans M.F. Wagner, « Introduction », p. 65. 402 En 1671, dans le sujet des Amours du Soleil, Donneau de Visé confirme que les machines « sont nécessaires […] puisqu’elles font tous les incidents ». (Voir C. Delmas, « Verbe et Spectacle, ou le problème de structure d’un genre », p. 41.) 403 Il faut faire en sorte que des grands ornements résulte un effet notable dans le corps de la pièce, c’est-à-dire qu’ils doivent contribuer au nœud des intrigues du théâtre, ou au dénouement ; car s’ils ne servent que pour produire quelque événement peu considérable et qui ne soit pas de l’essence de l’action théâtrale, les gens d’esprit pourront estimer les ouvriers qui les auront bien faits, mais le poète n’en sera pas estimé. (F. H. d’Aubignac, Pratique du théâtre, p. 108-109). 119 didascalies, internes et externes, s’intègre à la « tissure » des textes, traduisant cette unité. C’est ainsi que les machines participent à une intrigue qui leur est antérieure et assurent sa cohésion :

[Les] machines […] ne sont pas dans [une] tragédie comme des agréments détachés, elles en sont le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune, que vous ne fassiez tomber tout l’édifice404.

Si l’appareil de la scène s’active dans la Toison d’or, c’est d’abord parce que les desseins de Jason en commandent l’action. Junon et Pallas apparaissent sur leur char volant pour aider l’Argonaute à

« vaincre, et vaincre promptement » la résistance de Médée. Les Olympiennes s’intègrent aux rouages de la ruse : elles en partagent l’art avec l’Argonaute, qui les a suscitées et qu’elles protègent.

Le fonctionnement et la répartition des machines dessinent de l’extérieur la manière dont l’homme cherche à exercer sa domination sur la nature et ses puissances occultes. De la terre au ciel se trace une ligne verticale, révélant, de loin en loin, les rouages de l’instrument qui domptera la déesse et lui arrachera son pouvoir. Toute la pièce doit être comprise comme la mise au point d’une gigantesque mécanique, d’un

[o]bjet divin, qui v[a] de ce rivage Bannir ce qu’il y a de sauvage […]405.

D’abord, la nature résiste. À l’orgueilleux étranger qui réclame des droits sur ses enchantements, et qui cherche à s’approprier la représentation de leur pouvoir, Médée fait connaître sa fureur. « Tu me fais des lois, à moi qui t’en dois faire ! » (v. 857), s’écrie-t-elle, rageuse,

à l’adresse de Jason. L’Argonaute, prévient-elle, risque de payer cher sa présomption : elle peut le réduire en poussière si « [sa] bouche en fulmine l’arrêt » (v. 754). Et il mourra s’il ose s’approcher de la toison : elle-même, Médée, veillera à « redoubler [la] furie » (v. 574) des gardiens du trésor.

Derrière la jeune silhouette de la fille d’Aète se dessinent celles des héroïnes de La Péruse et du

404 P. Corneille, Argument d’Andromède, p. 465. 405 La Conquête de la Toison d’or, v. 906-907. 120 premier Corneille, prêtes à triompher de leurs ennemis en déchaînant contre eux les forces destructrices dont elles ont le secret.

Mais cette menace est contenue. La déesse est aussi femme de chair : des « traits », ceux de

Jason, ont su la blesser. Tout un jeu sémantique s’orchestre autour de ces traits, autorisé par la polysémie du terme dans la langue classique. Ils ont la force de « la flèche qui se tire avec l’arc ordinaire » 406 . Mais s’ils vainquent, s’ils touchent leur cible, c’est par le pouvoir stupéfiant, paralysant, de leur beauté – on reconnaît là le topos pétrarquiste du « bel œil qui tue ». Il est déjà trop tard : comme l’Argo, nef-machine, a traversé le gouffre liquide de la mer pour pénétrer en

Colchide, Jason, avec son regard-instrument, a traversé le cœur de Médée407. Donneau de Visé a raison de dire que l’amour « fait mouvoir toutes les machines »408. Incarné sur la scène de la Toison d’or, le fils de Vénus lui-même revendique ce pouvoir : il est le « véritable maistre », le démiurge capable de régler les mouvements du ciel, de la terre et de leurs habitants. De lui naît la force que l’homme s’appropriera, et qui ébranlera le monde sensible jusque dans ses fondations. De lui

émane le pouvoir de brider la nature, de contrôler les forces primitives, chaotiques, qu’elle engage.

Francis Bacon – qui, comme Corneille, a lu Noël Conti – en témoigne dans La sagesse des anciens, en montrant le combat de Cupidon contre Pan : l’amour « cont[ient] la méchanceté et l’impétuosité de la matière », combat ses « inclinations » et ses « appétits », et « la forc[e] à rester dans l’ordre »409.

406 A. Furetière, « Trait », p. 721. 407 En grec, les termes utilisés pour désigner l'action de traverser (perao ou peirô) désignent également l'action de transpercer. (Voir N. Doiron, Errance et méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, p. 4.) 408 Cité par Christian Delmas (« Verbe et Spectacle, ou le problème de structure d’un genre », p. 41). 409 F. Bacon, De la sagesse des anciens, p. 83. 121

Peu à peu, les engrenages du piège se resserrent autour de la déesse affaiblie. À ses charmes s’oppose le charme, celui-là même que l’héroïne de 1635 s’était affairée à détruire. Sous la farouche expression de son dépit et de sa révolte, la fille d’Aète cache le caractère saturnien commun à de nombreuses magiciennes de théâtre, qui trouvent en l’amour les limites de leur pouvoir410. Sa déroute est celle d’Armide, qui détruit le palais enchanté où elle n’a pas su retenir Roger ; celle de

Circé, incapable de trouver « poison plus nuisible » que « celui de l’amour » éveillé par Ulysse411.

Avec une douloureuse incrédulité, Médée constate que l’Argonaute peut être « dans [son] Art plus grand maistre qu’[elle] » (v. 763) ; que le désir, Eros ex machina, fait office de contre-magie. À mesure que les ruses de Jason affirment leur pouvoir, celui de la jeune magicienne s’amoindrit et se déréalise. Quelque prompte qu’elle soit à « s’armer de toute la nature » (v. 1345), à conjurer monstres et animaux féroces, à rappeler qu’elle « est Médée », sa force reste soupçonnée d’« imposture » (v. 1344). Sa haute magie s’épuise et son « Moi » perd sa superbe412.

Tourmentée, la magicienne se retire. Elle reste loin des foisonnants jardins d’Aia, nés de sa parole débridée. Elle reste hors de la grotte, hors des entrailles de la terre où descendait la première héroïne cornélienne pour produire le « spectacle du mystère »413, la noire cérémonie du maléfice.

C’est dans un désert qu’elle se réfugie, et, quoique les didascalies indiquent qu’elle y pratique habituellement ses enchantements, il n’y advient aucune magie. Christian Delmas a dégagé ce trait caractéristique du théâtre à machines414 : le décor prolonge un paysage intérieur. Là où va Médée

410 Cité dans A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 349. 411 C. Boyer, Ulysse dans l’isle de Circé ou Euriloche foudroyé. 412 « Et moi je suis Médée, et vous m’importunez » (v. 1331), dit-elle à Hypsipyle. Ce vers rappelle, et dégrade, le sublime « Moi » de la première Médée cornélienne. 413 « La grotte est l’instrument nécessaire de production du spectacle du mystère. » (F. Siguret, L’œil surpris, p. 87.) 414 « Rapport structurel entre spectacle et verbe porteur d’intrigue ou de passion, l’un et l’autre représentant en leur principe le double versant d’une identique entreprise de création d’un théâtre d’action intériorisé : l’extériorisation 122 s’estompent les illusions ; le masque des apparences se lève sur les vérités qu’il dissimulait. La petite-fille du Soleil découvre le profond de son âme. De pathétiques stances disent son impuissance devant une mécanique amoureuse qui l’arrache à elle-même :

Plus je crois […] dompter [mes ennemis], plus je leur obéis, Ma flamme s’en redouble, et plus je veux l’éteindre, Plus moi-même je m’y trahis415.

Victime d’une flamme incontrôlable, la magicienne subit le sort qu’a connu, en 1635, la malheureuse Créuse, piégée dans les nœuds brûlants d’une étoffe empoisonnée. Mais, alors qu’un vêtement a tué la princesse, Médée succombe lorsque tombe le voile qui la recouvre. Rien ne protège désormais le secret de son cœur, de son corps, aussi exposé que l’espace où elle se tient.

Rien, non plus, ne garde l’homme de pénétrer dans cet espace. Lorsque Jason entre au désert,

Médée ne parvient pas à le repousser. En dépit de son orgueil, elle se rend. Elle donne à l’Argonaute les moyens de désamorcer ses sortilèges, de remporter les épreuves menant à la Toison.

Le rapt est consommé. Épuisée, asséchée, asservie, la nature livre ses secrets au maître des machines, à l’astucieux « vainqueur » (v. 1515) qui a su lui faire « aimer ses fers » (v. 1736).

Pour mettre en scène l’issue du drame, Corneille se distancie de ses sources principales. La victoire de Jason sur les taureaux et sur les hommes d’armes est rapidement escamotée : elle fait simplement l’objet un récit hors mise en scène. Surtout, Médée n’endort pas le dragon qui garde le trésor, comme pourrait s’y attendre quiconque a lu Valerius Flaccus ou Apollonios de

Rhodes. Nous sommes plus près de l’Arioste : rappelant Atlante sur son hippogriffe, la magicienne

n’est que l’autre face de l’intériorité. Autrement dit, dans le meilleur des cas, les manifestations spectaculaires ne sont que le signe visible d’une émotion individuelle ». (Voir C. Delmas, « L’unité du genre tragique au XVIIe siècle », p. 51.) 415 La Conquête de la Toison d’or, v. 1489. 123 apparaît dans les cieux, Toison à la main, chevauchant le monstre416. Du haut des airs, elle affronte les navigateurs qui cherchent à s’emparer de la Toison. Elle triomphe de Zéthès et de Calaïs, demi- dieux ailés, et résiste au pouvoir du chant d’Orphée. Dans ce morceau de bravoure, on pourrait voir la déesse livrer son ultime bataille contre ceux qui cherchent à la soumettre. Mais Médée sert déjà la mechanè. Ses prouesses relèvent de la démonstration de pouvoir, que les dieux et les êtres surnaturels offrent fréquemment aux humains dans le théâtre à machines. Cette démonstration est

à double détente : si Médée mobilise son art, c’est pour mieux le « rompre », parce que celui de l’homme le surpasse, parce que « les dieux de Jason », dieux rusés, dieux-technè, « sont plus forts que les [siens] » (v. 2111) ; parce que ses mouvements sont dictés par un mécanisme qui la subjugue, c’est-à-dire, d’après Furetière, qui la soumet au joug de nouvelles lois417. « Pour plaire à ce qu’elle aime » (v. 1956), Médée renie, sans honte, les principes mêmes qui préservaient la terre inviolée de

Colchos. De son propre chef, elle porte la Toison dans l’Argo, incarnation par excellence de la mécanique triomphante.

« L’Art des machines n’a rien fait voir […] de plus beau, ny de plus ingenieux que ce combat »418, écrit Corneille. Il est question, ici, des poulies, des poids et des roues qui se meuvent en coulisses. Mais l’« art des machines », c’est aussi, et avant tout, l’art de la machination à l’œuvre sur scène. La ruse de l’homme a réussi : elle a dompté, et canalisé, les forces pulsionnelles de la

416 Sur les gravures accompagnant les Desseins de la pièce, ce dragon est, en fait, un hippogriffe. Marie-France Wagner remarque que le combat de la magicienne contre les Argonautes peut être comparé à celui qui oppose Bradamante à Atlant. (M.-F. Wagner, « Introduction », p. 42.) 417 A. Furetière, « Subjuguer », page non numérotée. 418 « L’Art des machines n’a rien fait voir à la France de plus beau, ny de plus ingenieux que ce combat. […] Jusqu’icy nous n’avons point veu de vols sur nos Theatres, qui n’ayent esté tout-à-fait de bas en haut, ou de haut en bas, comme ceux d’Andromede : mais de descendre des nües au milieu de l’Air, & se relever aussi-tost sans prendre terre, joignant ainsi les deux mouvements, & se retourner à la veuë des Spectateurs, pour recommencer la premiere ; je ne puis m’empescher de dire qu’on n’a rien encor veu de si surprenant, ny qui soit executé avec tant de justesse. » (P. Corneille, Desseins de La Conquête de la Toison d’or, p. 216.) 124 déesse-nature. La reddition de Médée offre une variation sur le thème de la métamorphose divine, qui traverse les pièces à machines419 : dans un soudain revirement, la déesse s’intègre elle-même à la mécanique, et devient un rouage du cosmos dont l’homme est à la fois régisseur et spectateur.

Ce vol vers la soumission renverse l’image finale, apothéotique, de la première tragédie cornélienne 420 . La scène mécanisée conjure et neutralise le spectre d’une Médée indomptée, maléfique. Disparue, la grande criminelle qui s’élevait, triomphante, sur son char volant. Disparue, aussi, l’admirable, la divine héroïne qui lançait hautainement à son mari parjure : « Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains? » Les « bornes » ont reculé. En même temps que les Argonautes ont touché les rivages colches, Prométhée a gagné l’espace théâtral pour dérober à la petite-fille du

Soleil le feu qui anime et consume421 ; qui éblouit jusqu’à l’aveuglement, et cache la vérité à quiconque ne maîtrise pas sa lumière. Désormais contrôlé par d’implacables rouages, l’élan de la déesse-magicienne la guide vers le domaine des créatures « déréalisées », dont la puissance ne se déploie que pour « rend[re] les machines justes »422.

419 Sur la dimension protéenne des dieux dans les pièces à machines, et leur proximité avec les magiciens (et les metteurs en scène), voir C. Delmas, « Des dieux illusionnistes ». 420 La pièce est semée de vers empruntés à la tragédie de 1635, qui mettent en évidence le contraste entre la sorcière souveraine (écho de ses paroles) et la jeune amoureuse qui offre la clé de la quête. « Jason m’a fait trahir mon pays et mon père » (v. 297)/« Je ne trahirai point mon pays et mon père » (v. 845) ; « Qu’il erre, vagabond, de province en province » (v. 221)/« Va traîner ton exil de contrée en contrée » (v. 853). Et le discours d’Aète, après la fuite de sa fille, contient des vers qui se trouvent intégralement dans le monologue d’entrée de la Médée de Corneille. Le roi se réfère au Soleil, son aïeul, comme à l’« autheur de sa naissance » (v. 2147) : « Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place » (v. 2156), lui demande-t-il, « [q]ue j’embrase [la] Grèce aec ton char brûlant » (v. 2158). Ces vers perdent leur impact : ils ne marquent pas le début d’une progression vers la vengeance triomphante ; ce sont plutôt des imprécations impuissantes à changer une défaite sanctionnée par Jupiter, « maître absolu des destinées » (v. 2175) et de leurs « dures lois » (v. 2176). 421 Dans La sagesse des anciens de Francis Bacon, Prométhée dérobe le secret du feu en frottant au char du Soleil une « baguette de férule » ; un instrument « serv[ant] à frapper et à meurtrir » les bêtes domestiquées. (F. Bacon, De la sagesse des anciens, p. 131.) 422 Corneille semble avoir trouvé le sujet qu’il cherchait dans l’argument d’Andromède : « Je n’ai pu découvrir encore un sujet […] où les machines pussent être distribuées avec tant de justesse : je n’en désespère pas toutefois, et peut-être que le temps en fera éclater quelqu’un assez brillant et assez heureux pour me faire dédire de ce que j’avance ». (P. Corneille, Argument d’Andromède, p. 465.) 125

La machine en scène : la magie désenchantée

En défaisant Médée, la mechanè ne fait pas que ravir les secrets de la nature ; elle ravit ceux, hypnotiques, dangereux, de la scène.

En ce qu’elle relève de la tromperie, de la feinte, la machine rejoint (et expose) le principe même de l’illusion, qui est aussi celui du spectacle. De fait, on peut voir dans l’intrigue de la Toison d’or l’élaboration d’une vaste mise en scène. Pour conquérir Médée, Jason se modèle un masque, une persona, d’amant. Il se fait acteur : ses soupirs, « poussé[s] juste » (v. 664), ses plaintes et ses

éloquentes « excuse[s] » (v. 664), ressortissent à la même mécanique du geste, de la voix, qu’enseignent les arts de la comédie à travers les codes de l’actio423. En adoptant « et l’habit et le nom » de Chalciope, sœur et confidente de la jeune magicienne, Junon se pare d’atours semblables à ceux que revêt la comédienne pour leurrer qui la regarde. Le discours des personnages

– de tous les personnages – s’émaille du vocabulaire de la représentation : « spectacle », « illusion »,

« artifice », « feinte », « interprète ». Partout s’exposent les causes dissimulées derrière les « charmes » du spectacle. Heinsius, puis Chapelain ont relayé ce principe : la tragédie est une apatè, c’est-à-dire un « mensonge savant », qui consiste à agencer les « pièces » de la fable avec assez d’habileté pour que, justement, s’efface leur agencement 424 . D’Aubignac reconduit cette position dans ses

Dissertations contre Corneille : le public d’un spectacle doit être « agréablement trompé »425. Au miroir en abyme tendu par la mechanè, la représentation découvre, c’est-à-dire révèle, sa propre constitution et son propre effet.

423 Voir S. Chaouche, L’art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique et Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes (1657-1750). 424 Heinsius, De constitutione tragoediae (trad. A. Duprat), p. 189. 425 F. H. d’Aubignac, « Dissertation sur Sophonisbe », p.10. 126

L’appareil scénique dessine l’anatomie de cette ruse. Avec les rouages de la tromperie se montre le jeu des poulies et des poids qui meuvent la fable. À l’acte II, Hypsipyle, ancienne maîtresse de Jason, gagne les rives du Phase par la mer. Envoyée par Neptune, elle arrive sur une

« grande Conque de Nacre, semée de branches de Coral, & de pierres precieuses, portée par quatre

Dauphins, & soûtenue par quatre Vents en l’air »426. Cette entrée fait figure d’exception, non seulement dans l’économie de la pièce, mais dans l’ensemble du théâtre à machines.

Habituellement, les effets visuels s’accompagnent d’un « concert de musique » : il faut « satisfaire les oreilles des spectateurs »427 – et couvrir le son du mécanisme qui anime la scène. Or, à ce qu’il semble428, aucune mélodie n’accompagne le mouvement de la machine de Neptune. Rien ne dissimule le bruit des treuils qui la meuvent. Rien ne fait oublier les rouages du réel derrière les atours du mythe. L’appareil se présente comme tel. Et comme tel, il exerce sa séduction : devant lui, Absyrte, frère de Médée, est saisi par une « soudaine flamme ». On nous pardonnera de citer sa tirade en entier :

Quel miracle nouveau va ravir tous nos cœurs ! Sur ce fleuve mes yeux ont vu de cette roche Comme un trône flottant qui de nos bords s’approche. Quatre monstres marins courbent sous ce fardeau ; Quatre nains emplumés le soutiennent sur l’eau ; Et découpant les airs par un battement d’ailes, Lui servent de rameurs et de guides fidèles. Sur cet amas brillant de nacre et de coral, Qui sillonne les flots de ce mouvant cristal, L’opale étincelante à la perle mêlée Renvoie un jour pompeux vers la voûte étoilée. Les nymphes de la mer, les tritons, tout autour,

426 La Conquête de la Toison d’or, p. 145-146. 427 P. Corneille, Argument d’Andromède, p. 684. 428 Marie-France Wagner a recensé les endroits où des allusions à la musique sont faites dans le texte (répliques ou didascalies) : « Mis à part le prologue, où l’Hyménée, jeune homme blond, est salué par un chœur de musique, on n’entend que des voix : un hémistiche connu invite Orphée à chanter « Prends ton luth, cher Orphée » ; des Sirènes invoquent Vénus ; puis, on entend une voix derrière le théâtre et, à la fin de la fable, un nouveau chant d’Orphée. » Cela dit, la partition de Dassoucy ayant été perdue, il est possible que la musique ait été plus présente qu’il n’y paraît. (Voir M. F. Wagner, « Introduction », p. 60.) 127

Semblent au dieu caché faire à l’envi leur cour ; Et sur ces flots heureux, qui tressaillent de joie, Par mille bonds divers ils lui tracent la voie. Voyez du fond des eaux s’élever à nos yeux, Par un commun accord, ces moites demi-dieux. Puissent-ils sur ces bords arrêter ce miracle429 !

Absyrte connaît l’« éros-événement » que décrit Roland Barthes : la naissance brusque, immédiate, d’un amour absolu. Mais cet amour n’est pas suscité, en premier lieu, par la vue/vision d’un autre

être, comme celui des héros raciniens qu’étudie Barthes. Le frère de Médée est transporté non par les beautés d’Hypsipyle, mais par celles du dispositif qui la porte, du mécanisme qui sous-tend, et compose, son image. Ce sont ces splendeurs, splendeurs de l’art en tant que technè, qu’il met en mots. Prononcé en présence de l’objet qui s’y incarne, son discours devient ekphrasis430.

Semblable scène aurait pu être produite par Alcandre : comme le mage-illusionniste dévoile au théâtre son propre pouvoir, la machine trouve une parole pour dire sa vocation. Elle produit la

« merveille » que définit Furetière : « une chose rare, extraordinaire, surprenante »431. Pour agir, elle emprunte la trajectoire de la fascination432 : elle frappe l’œil, et provoque un éblouissement tenant

à la fois « de l’effet et de l’affect »433. C’est à cette merveille que se réfère Donneau de Visé en attribuant à la machine une « grandeur » capable de susciter « la surprise » 434. C’est elle que

Corneille trouve dans son Andromède, « pièce pour les yeux » pleine de l’« éclat » des décors435.

Étonnement, magnificence, nouveauté : le vocabulaire de la merveille traverse aussi les Desseins des

429 La Conquête de la Toison d’or, v. 879-896. 430 Marie-France Wagner signale que la scène crée une redondance entre ce qui est montré et ce qui est dit : cela transgresse le principe classique du nécessaire et engendre une forme de « surthéâtralité ». (M. F. Wagner, « Introduction », p. 73.) 431 Au sujet de la merveille, voir supra., p. 80. 432 « La fascination est un lien qui, issu de l’esprit du fascinateur, passe par les yeux du fasciné et arrive jusqu’à son cœur. » (H.C. Agrippa, Les Trois livres de la philosophie occulte, t. 1, p. 142.) 433 M. F. Christout, Le ballet de cour au XVIIe siècle, p. 56. 434 « Les machines sont considérables par trois choses : par leur grandeur, par la surprise des spectacles qu’elles produisent et par l’invention […]. » (J. Donneau de Visé, Avis au lecteur des Amours du Soleil, p. 2.) 435 P. Corneille, Argument d’Andromède, p. 465. 128 spectacles. Distribués au public en marge des représentations, ces livrets, souvent écrits par les poètes eux-mêmes, relatent l’intrigue des pièces à travers la description des différentes machines qui en autorisent la progression. Sorte d’enflure et d’autonomisation des didascalies, ils usent, dans leurs descriptions, de la même rhétorique de l’hyperbole que la tirade d’Absyrte, et en répètent l’invitation : « Admirez avec moi ce merveilleux spectacle » (v. 897).

Cette admiration ne relève pas exactement de la « passion primitive » dont se méfie Descartes, et qui constitue selon lui le corrélat de l’ignorance436. Elle ne s’assimile pas à l’éblouissement pétrificateur que suscitait la Médée de 1635. Furetière révèle la dualité de la merveille. Au premier plan, et en première entrée, se trouve l’image qu’« on ne peut guère […] comprendre », et devant laquelle on frémit d’un plaisir recueilli – ainsi des œuvres, splendides et parfois terrifiantes, de

Dieu ou de la nature, ainsi des images, étranges et somptueuses, offertes par la scène. Mais est aussi merveille ce qui se découvre au-delà des apparences : c’est l’extase de Paul ravi au troisième Ciel, recevant les secrets divins ; c’est, surtout, la mesure de « l’adresse & [de] la promptitude avec laquelle se fait la manœuvre d’un grand vaisseau »437 comme l’Argo – manœuvre semblable, en bien des points, à celle d’une machine de théâtre438. Le savoir-faire a un pouvoir de saisissement égal à celui des prouesses qu’il autorise. Convoquant ces deux types de merveilles, la scène mécanisée rappelle que les splendeurs représentées ont un équivalent derrière le décor. Le trône flottant d’Hypsipyle témoigne de l’existence d’un « dieu caché » (v. 891) : un principe (un « dessein ») extérieur à lui préside à son mouvement. De même, si les nuages « brillent extraordinairement » dans Les Amours du Soleil, c’est qu’ils ont été « faits d’une manière toute nouvelle » par un astucieux

436 Voir supra., p. 80-81. 437 A. Furetière, « Merveille », page non numérotée. 438 Les machines de théâtre empruntent des principes de navigation. Torelli a notamment travaillé à l’Arsenal de Venise. (Voir A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 368.) 129 inventeur439. « Magnifiques », les palais d’Andromède le sont parce qu’ils « gardent merveilleusement l’égalité de la perspective »440.

La perspective : ne consiste-t-elle pas précisément à obtenir une seconde vue à travers la première ? Ne permet-elle pas d’appréhender, dans une continuité esthétique et rationnelle, l’immédiat et ce qui se situe au-delà ? Tributaire de ses lois, le spectacle à machines, tel que le discours d’Absyrte en définit l’esthétique, est aussi spectacle des machines441. Au faste des images montrées sur scène répond la qualité des dispositifs et l’habileté des ingénieurs capables de les générer. Autant que du produit, le public averti jouit des moyens de production ou, plus précisément, du fait d’en connaître l’existence et d’en mesurer la complexité. La mimésis se reconfigure : il ne s’agit plus de glisser « vers un plaisir halluciné »442, semblable à celui que Georges

Forestier trouve à l’horizon des premières poétiques classiques, mais d’apprécier, dans une même expérience, la qualité d’une image reconnue comme illusoire et la performance technique dont elle est issue. « L’artifice de l’ouvrier […] se fait voir d’autant […] qu’il prend soin de se cacher »443 : plus les charmes montrent, par leur sophistication, leur potentiel de tromperie, plus le spectateur s’émerveille d’être détrompé. L’abbé d’Aubignac rend compte de ce placere « télescopé » dans le chapitre de la Pratique qu’il consacre aux « Machines et Décorations du Théâtre » :

Il est certain que les ornements de la Scène font les plus sensibles charmes de cette ingénieuse magie, […] qui nous met en vue un nouveau ciel, une nouvelle terre, et une infinité de merveilles que nous croyions avoir présentes, dans le temps même que nous sommes bien assurés qu’on nous trompe444.

439 J. Donneau de Visé, Avis au lecteur des Amours du Soleil, p. 2. 440 P. Corneille, Andromède, p. 464. 441 Cette spectacularité attribuée à la machine permettra à Charles Perrault d’exprimer son étonnement devant certains dispositifs industriels, aux actions aussi « agréables » et « surprenantes » qu’un spectacle. (J. M. Apostolidès, Le roi- machine, p. 158.) 442 G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques, p. 316. 443 P. Corneille, Andromède, p. 482. 444 F. H. d’Aubignac, La pratique du théâtre, p. 483. 130

En établissant un rapport d’équivalence entre mécanique scénique et magie, d’Aubignac fait

écho à Gaspar Schotti445, lecteur de Naudé : mechanica est thaumaturga. En ce que leur action crée l’extraordinaire, en ce qu’elle semble défier la raison, elles voisinent le pouvoir de Médée. Mais en ce qu’elles se posent, a contrario, comme le fruit d’une opération raisonnée, elles désamorcent ce pouvoir. La « magie artificielle » des « feinteurs »446, que présente Jean-François Nicéron dans la préface de sa Perspective curieuse, émane d’une « méthode générale », « universelle », capable de produire « les plus admirables [résultats] de l’industrie des hommes », de pousser à leur point de perfection « toutes les sciences », c’est-à-dire toutes les matières pouvant être « réduites en règles »447.

Si un machiniste comme Torelli peut recevoir l’épithète de « grand sorcier » (stregone gran), c’est qu’il maîtrise ces principes ; c’est qu’il sait produire, en y recourant, des phénomènes d’apparence surnaturelle. En s’installant derrière la scène, la machine envahit, et éclaire, le territoire de l’occulte, occupé par la barbare Colchidienne : elle produit le « miracle nouveau » dont s’extasie

Absyrte. Pour le constater, il suffit de parcourir les chapitres de la Pratique où Sabbatini inventorie les opérations autorisées par la scena ductilis et la scena versatilis : « Comment faire apparaître un enfer », « Manière de faire sortir avec prestesse des hommes sur le plancher de la scène »,

« Comment faire que la mer tout d’un coup se soulève » 448 . On retrouve la cartographie des sortilèges lancés, à l’origine, par la furieuse héroïne de La Péruse, et modulés dans la Médée de

Corneille. Consignés dans un traité, comme dans un atlas qui couvrirait le monde jusqu’à ses confins, ces sortilèges se dépouillent de l’aura inquiétante que leur conférait l’inconnu : ils se trouvent offerts à la vue, à l’entendement. Quiconque apprend la vérité de leur élaboration se

445 « Dans sa Magia universalis naturae et artis, [Schotti] divise la magie en quatre parties, selon le chiffre magique 4, Optica, Acoustica, Mathematica, Physica, et, dans la partie Mathematica, il distingue la Magia Mechanica. » (A. Gutierrez- Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 368.) 446 J. F. Nicéron, La perspective curieuse, p. 6. 447 Ibid. 448 Voir A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 379. 131 trouve « désabusé », de la manière dont Descartes demande à l’être dans les Règles pour la direction de l’esprit :

Je voudrais que vous m’expliquassiez quelques difficultés particulières que j’ai […] touchant les artifices des hommes, les spectres, les illusions, et bref tous les effets merveilleux qui s’attribuent à la magie ; car j’estime qu’il est utile de les savoir, non pas pour s’en servir, mais afin que notre jugement ne puisse être prévenu par […] aucune chose qu’il ignore449.

C’est ainsi que sont écartés les dangers de la scène, évoqués par Marmontel : « Plus l’illusion est vive et forte, plus elle agit sur l’âme, et par conséquent moins elle laisse de liberté, de réflexion et de prise à la vérité. »450 En mettant à distance cette illusion, en prenant acte de sa constitution, on ne risque plus de se perdre dans un mensonge, de se laisser happer par des mirages de mauvais aloi.

L’enfer devient un enfer, un objet pouvant être généré ou effacé avec une égale diligence, une province du cosmos conquis par les machinistes. Jean Duvignaud aborde cette normalisation du surnaturel : « La machine rend possible ce que les rêveries de la magie et de la mythologie disaient sans le réaliser. »451 Par là même, elle leur ôte leur statut de rêverie. En les matérialisant, elle les désenchante.

En substituant l’image à la parole, la représentation mécanisée investit également les espaces laissés vacants par la tragédie unie452. Là où cette tragédie doit offrir un récit, et solliciter le pouvoir persuasif du verbe dans tout ce qu’il a d’intangible et de mystérieux, poulies, poids et roues se mobilisent pour créer une image hyperbolique. Alors que l’évocation (l’invocation ?) tragique mène le spectateur à explorer les sombres territoires de sa propre psyché pour combler les creux du récit,

449 R. Descartes, Notes des Règles pour la direction de l’esprit, p. 242. 450 Marmontel, Poétique française, cité dans A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 374. 451 J. Duvignaud, cité dans A. Gutierrez Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 369. 452 « L’une des faces cachées du théâtre saute aux yeux si l’on peut dire : c’est le caché d’extériorité, celui qui se tient ordinairement dans la coulisse et qui relève du spectaculaire. » (C. Kintzler, Théâtre et opéra à l'âge classique : une familière étrangeté, p. 10. Voir également Poétique de l’opéra français. De Corneille à Rousseau, de la même auteure.) 132 la monstration du théâtre à machines redirige l’action de l’imagination en présentant une image saturée, dépourvue d’aspérités. Quelque frappé qu’il puisse être par la splendeur de la scène, l’auditoire ne s’abîme pas dans les profondeurs incertaines que suggère la parole tragique. Son mode de réception actualise la belle formule de Starobinski : le « couronnement du savoir dans la contemplation heureuse »453.

Médée vit sur un mode désespéré cet acte de contemplation : c’est ce qui situe la Toison d’or du côté de la tragédie. De la même manière que son frère distingue le travail de l’art derrière le trône d’Hypsipyle, la magicienne devine l’artifice par-delà la façade rationnellement composée que lui présente Jason. Mais de cette image-piège, tracée expressément pour remporter son adhésion, elle admet ne pouvoir se dédire :

D’où vient que mon cœur même à demi révolté Semble vouloir s’entendre avec ta lâcheté Et de tes actions favorables interprète Ne te peint à mes yeux que tel qu’il le souhaite ? Par quelle illusion lui fais-tu cette loi454 ?

Entre conscience de la ruse et expérience de la fascination s’actualisent à la fois la douloureuse lucidité et le drame de la magicienne charmée, de la déesse déchue : la machine-ruse, la machine- illusion a la capacité de créer des formes qui non seulement outrepassent son pouvoir, mais suppriment les prérogatives de sa volonté – volonté que, jadis, le logos du maléfice a su transformer en action. Médée ne peut plus modeler à sa (dé)mesure la « table d’attente »455 que constitue la face du théâtre.

453 J. Starobinski, « Langage poétique et langage scientifique », p. 157. 454 La Conquête de la Toison d’or, v. 758-762. 455 « Le Théâtre ne diffère en rien d’une table d’attente, tout le Ciel est sa perspective, la terre et la mer en sont les confins, et ce qu’on a fait en Orient et en Occident peut y être représenté. » (J. Mairet, Discours à Cliton sur les 133

Tout se passe comme si, avec la déconfiture de la magicienne, les sortilèges de la scène s’admettaient épuisés par les engrenages de la mechanè. Dans la disposition autoréflexive de la

Toison d’or, pièce à machines sur les machines, le fonctionnement des rouages de la scène montre sa parenté avec l’art de la guerre, défini par Duvignaud : la « technique de l’investissement des espaces possibles par la force »456. Lors même que Jason contraint Médée à lui abandonner son cœur et les secrets qui y résident, lors même que les Argonautes gagnent le sauvage territoire de Colchos, la mécanique s’installe dans l’édifice scénique en éclairant ses soubassements. Et à travers cet envahissement se dit la rupture épistémologique dont le Grand Siècle est le théâtre.

La machine souveraine

La Renaissance, on le sait, a relayé la conception antique d’une natura vivante et agissante.

L’époque s’est rappelée qu’Aristote attribuait une divinité aux astres. Elle a écouté Platon et ses commentateurs au sujet de l’âme du monde. Elle n’a pas oublié Lucrèce, qui décrivait une terre porteuse des germes élémentaires457. Ses poètes comme ses savants se sont représenté une déesse généreuse, une magicienne pleine de ressources, une émanation providentielle. Ronsard a honoré la grande et puissante mère Nature, et Paracelse a entendu les génies des métaux et des pierres dans les mines de l’Erzgebirge. Les sciences comme l’alchimie, l’astrologie et les mathématiques fréquentaient le territoire de la « magie naturelle », et s’attachaient à déchiffrer, comme une fable ou une allégorie, le vaste livre semé des signes du divin – natura est deus in rebus, dit Giordano

Observations du Cid, cité dans E. Hénin, Ut pictura theatrum : théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme françcais, p. 315.) 456 J. Duvignaud, cité dans A. Gutierrez Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 368. 457 [L]a terre contient en elle les corps élémentaires au moyen desquels les sources, roulant avec leurs eaux la fraîcheur, vont renouveler sans cesse la mer immense. Elle contient les principes du feu, car en maint endroit du sol ses profondeurs s'embrasent et ce sont des feux sans pareils que l'Etna vomit dans sa fureur. Enfin, elle a en germe de quoi produire pour le genre humain moissons riantes et arbres féconds, de quoi aussi fournir aux animaux sauvages errant sur les montagnes feuillages, cours d'eau et gras pâturages. […] C'est pourquoi on lui a donné les noms de grande mère des dieux, mère des espaces sauvages, créatrice de l'espèce humaine. » (Lucrèce, De la nature des choses, livre II.) 134

Bruno. La nature était, au même titre que Médée, une puissante magicienne, donnant à interpréter son grimoire.

Au Grand Siècle, cette vision panthéiste perd du terrain. En 1633, dans le Traité du monde,

Descartes nie que la force naturelle relève de la divinité : « Je n’entends point ici quelque Déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire »458. Dans un opuscule de 1682, Robert Boyle retire à la nature sa « personnalité » et son pouvoir d’initiative. Il refuse de dire qu’elle « fait ceci ou cela »459, soutenant plutôt que « telle ou telle chose a été faite » selon des lois externes. « Surtout, que la nature ne soit jamais prise pour une divinité, ou une demi-divinité ! », prévient-il. En l’espace de quelques décennies, la génitrice universelle cesse d’être. L’environnement de l’homme devient ce qu’en faisaient les théories de Démocrite et d’Épicure : une matière que n’infuse aucun esprit.

Si ce changement devient prégnant en France principalement à partir de 1660 – époque où s’affirme l’influence de la pensée cartésienne, et où est créée la Toison d’or –, ses premiers signes se manifestent autour de 1620. Partout en Europe, des penseurs qui ne se connaissent pas commencent à concevoir le monde différemment. Francis Bacon est l’un d’entre eux. Dans le

Novum Organum – qu’on peut traduire littéralement par « nouvel instrument » –, il jette les bases de la méthode expérimentale moderne. Il ne détruit pas seulement les idoles de l’esprit humain, ces

« imaginations vaines », ces illusions, issues d’une « philosophie corrompue par la superstition et envahie par la théologie »460. Il postule aussi que le monde physique fonctionne selon des « axiomes premiers et universels », des règles arithmétiques constantes, mieux saisissables par la pratique inductive que par les spéculations de la théorie. Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de

458 R. Descartes, Le Monde, ou Traité de la Lumière, dans Œuvres, t. 4, p. 108. 459 R. Boyle, De ipsa natura, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 187. 460 F. Bacon, Novum Organum, p. 23. 135

Galilée (1632) transmet un point de vue similaire sur l’univers et sa connaissance. C’est en exposant le résultat de diverses expériences que Salviati défend, devant Sagredo et Simplicio, la supériorité du système astronomique copernicien sur la théorie aristotélicienne. La vérité est fournie par des preuves mathématiques, maintient-il. Pour Galilée, lecteur des pythagoriciens, le livre de la nature est écrit dans le langage des nombres. Le déchiffrer revient à déduire et à vérifier, par une interrogation méthodique et concrète, les lois immuables régissant sa disposition461.

Les tenants de la nouvelle science se lancent à la découverte de ces lois. Leur approche porte la marque du platonisme : par-delà le visible, par-delà l’observable, il s’attachent à découvrir une vérité première, abstraite, propre à révéler l’intelligibilité du système qui régit les phénomènes sensibles. Cette vérité, ils tentent d’y accéder en forçant la nature à révéler ses secrets : ils se rappellent l’aphorisme d’Héraclite, phusis kruptesthai philei (« La nature aime à se cacher »). Si Isis apparaît en frontispice des ouvrages scientifiques, c’est pour qu’on lui arrache son voile.

Sous le voile, nul ne cherche la chair féconde de la déesse. La nature observable et mesurable se décrit en termes mécaniques. Pour déchiffrer les mouvements du monde matériel, il faut agir avec eux comme « avec des machines »462, soutient Bacon. Il n’existe « aucune différence entre les machines que font les artisans et les corps que la nature seule compose »463, affirme à son tour

Descartes dans les Principes de la philosophie. Le corps est une horloge, un orgue ou une fontaine, comme celle des jardins royaux :

Et véritablement l’on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris, aux tuyaux des machines de ces fontaines ; ses muscles et ses tendons, aux autres divers engins &

461 Voir M. Tibon-Cornillot, « Temps des codes, destin du nihilisme » dans Sciences et techniques dans la société : XIIIe colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques Sociales et Théories », p. 217-223 en particulier. 462 F. Bacon, Novum Organum, p. 2. 463 R. Descartes, Principes de la philosophie, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 175. 136

ressorts qui servent à les mouvoir ; ses esprits animaux à l’eau qui les remüe, dont le cœur est la source, et les concavitez du cerveau sont les regars […]464.

C’est ainsi que la Magna Mater devient automate. Automate, elle le restera chez tous les savants du

Grand Siècle, au-delà des polémiques et des différences d’écoles. Pour Torricelli, Stahl, Newton,

Huygens, Mersenne et les autres, faire « œuvre de connaissance » reviendra à découvrir les rouages cachés derrière les phénomènes sensibles et à les exploiter en les reproduisant. Le progrès de l’« industrie » humaine465 s’alimentera à même l’engrenage (complexio) de l’univers. Car le cosmos,

écrit Monantheuil, est « la plus grande, la plus puissante, la plus structurée de toutes les machines »466 : Dieu, suprême ingénieur, y a intégré tous les corps467 et l’a ébranlée d’une poussée – d’une chiquenaude, dira Pascal. Ses composantes « se meuvent d’[elles]-mêmes », perpétuellement, sous le regard du « grand horloger » en retrait ; du « dieu caché » évoqué par Absyrte devant la machine de Neptune. C’est à ce système qu’appartient le Soleil, père de la lignée de Médée :

Sous un ordre éternel qui gouverne ma route Je dispense en esclave, & les nuits, & les jours468.

Cette nouvelle représentation de la nature, la scène mécanisée en constitue l’expression et le paradigme. L’ancienne topique du theatrum mundi se réarticule. L’acte dramatique, en s’accomplissant sur la scène, « fait mouvoir cette grande Machine du Monde et de la Nature en si peu de lieu », et présente comme un « abrégé de tout l’Univers »469. On connaît le célèbre passage

464 R. Descartes, L’Homme, cité dans F. Duchesneau, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, p. 71. 465 Dans le Novum Organum, l’isotopie de la croissance accompagne la description du progrès : « croissance », « sève », « racines », « fleurir ». Tout se passe comme si l’idée même de progrès prenait sur elle le pouvoir de la nature. 466 H. de Monantheuil, Dédicace des Problèmes mécaniques du Pseudo-Aristote, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 176. 467 La nouvelle science n’exclut pas la théologie : « Au XVIIe et au XVIIIe siècle, Dieu sera conçu comme un géomètre et un mathématicien, et, spécialement au XVIIe siècle, des savants comme Bacon, Mersenne, Descartes, Pascal auront ainsi l’impression d’une harmonie profonde entre leur vision mécaniste du monde et leur foi religieuse. » (P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 179.) 468 La Conquête de la Toison d’or, v. 2171-2172. 469 J. Mairet, Discours à Cliton, cité dans E. Hénin, Ut pictura theatrum, p. 315. 137 des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), où Fontenelle décrit l’attitude de ceux qui

« raisonnent juste sur les causes naturelles »470 :

Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient, et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point […]. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle […]. Du lieu où vous êtes […], vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est : on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. […] Il n’y a peut-être que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté471.

L’espace scénique matérialise la nature cachée d’Héraclite. Il est à la fois métaphore et micro- version du cosmicum mechanismum de Robert Boyle, qui dissimule ses engrenages sous le voile des apparences. Pour le spectateur averti, c’est-à-dire pour celui dont le regard est aiguisé par la raison et éclairé par la méthode, observer cet espace revient à déchiffrer le monde naturel : il s’agit, dans les deux cas, de cerner les subterfuges déployés pour occulter « la […] structure intime »472, ou la mécanique, d’une illusion offerte aux sens. Par la jouissance d’une représentation reconnue comme telle, le théâtre mécanisé enseigne et illustre un mode d’appréhension des phénomènes physiques.

L’auditoire doit se souvenir, après Descartes, que toutes les choses qui sont artificielles sont aussi naturelles ; que l’environnement de l’homme ne se comporte ni ne se conçoit différemment des décors dont la technique régit le mouvement. « Qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre »473, écrit Fontenelle. Il découvrirait des machines à vent, à tonnerre, à effet maritime, pareilles à celles dont le traité de Sabbatini détaille le fonctionnement.

Corollairement, le dispositif théâtral offre le témoignage par excellence de la maîtrise qu’exerce le mécanisme sur le monde sensible : il produit les « plus beaux et plus admirables effets

470 A. Furetière, « Philosophe », p. 116. 471 B. de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 8. 472 F. Bacon, Novum Organum, p. 8. 473 B. de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 9-10. 138 que l’industrie de l’homme peut composer »474. Corneille le souligne dans l’argument d’Andromède : les machines créent des formes « suiv[ant] si parfaitement le caprice de la nature, qu’il semble qu’elle ait plus contribué que l’art » 475 à les façonner. En mettant au point de tels appareils, les scénographes-ingénieurs témoignent de leur capacité à reconstruire les rouages de l’univers ; à comprendre les lois abstraites, les vérités essentielles à l’origine de leurs mouvements. Leur œuvre se situe au carrefour de l’épistémè et de la poiesis476. Parce qu’ils ont transpercé le voile de la nature jusqu’à son cœur, ils parviennent à rivaliser avec elle, voire à la surpasser – à créer la « surnature » dont parle Catherine Kintzler477. C’est alors qu’ils touchent à la merveille : leurs œuvres « frappent par le caractère de rareté et la contradiction où [elles] semblent être avec l’ensemble des lois régissant le monde extérieur et son ordonnance subjective »478. Ces lois se révèlent en même temps que s’affirme le pouvoir de l’homme sur elles. Kant le postule dans sa Troisième critique : en

élargissant le concept de nature, en actualisant la « cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être »479, l’expérience esthétique instruit des principes qui sous- tendent le monde – et des formidables potentialités qu’implique leur exploitation. Créer la surnature, c’est se saisir d’un trésor semblable à celui que dérobe Jason à Médée.

Saisir, dérober, conquérir : la subjugation se désigne par la violence. En ce qu’elle force la nature dans ses derniers retranchements, en ce qu’elle la pousse au-delà d’elle-même pour livrer la vérité de sa constitution, l’action de la machine relève de la coercition. Le célèbre chœur

474 J.F. Nicéron, Perspective curieuse ou magie artificielle des effets merveilleux, p. 2. 475 P. Corneille, Andromède, p. 482. 476 F. Siguret, L’œil surpris, p. 123. 477 « En osant prendre au sérieux le monde merveilleux comme une pensée complète et représentable, comme un monde avec tout ce qu’il faut pour faire un monde – des lois, un espace, un temps, une causalité, etc. –, l’opéra construit une surnature. » (C. Kintzler., Théâtre et opéra à l’âge classique, p. 19.) 478 M. F. Christout, Le merveilleux et le « théâtre du silence » en France à partir du XVIIe siècle, p. 14. 479 Platon, Banquet, 205 b. 139 d’Antigone en rend compte : la technique produit et mobilise des engins capables de tourmenter la déesse-terre480. Au XVIIe siècle, ce tourment s’inscrit dans un paradigme juridique. Cuvier dira du savant qu’il « soumet [la nature] à un interrogatoire et la force à se dévoiler »481. Kant soutiendra que la raison humaine doit « obliger la nature à répondre à ses questions »482. Avant eux, Bacon, plus brutal, expose la nécessité de faire subir à la déesse déchue « la torture des expériences ».

« Capturer », « confiner », « combattre », « tourmenter », « contraindre » : tout, dans le vocabulaire du scientifique-légiste, désigne une accusée récalcitrante de laquelle la souffrance doit « extraire » des aveux. On peut présumer de la signification prise par cette imagerie légale à la sinistre lumière des bûchers : la Grande Mère est une sorcière, l’une de celles que les inquisiteurs, usant d’instruments acérés, obligent à livrer le secret de leurs sortilèges. Ainsi se confirme sa parenté avec

Médée. Ainsi se révèle, également, la violence de l’opération dont rend compte la Toison d’or – qui ne contient pas moins de 19 occurrences du terme « loi ». Comme l’État a combattu les sorcières au nom de la discipline politique et morale, la mechanè se voue à combattre l’anomie qu’incarne la nature ; à broyer, dans les engrenages des machines, les chairs de la déesse, désignant l’obscurité du féminin ; à corriger, enfin, la tragique aberration de l’anti-logos qui menaçait de pervertir le monde.

En vainquant le chaos, en vainquant la sauvagerie, le mécanisme vainc le mal auquel prête corps la barbare Colchidienne. Si Médée resurgit, c’est pour dire sa démission. Grâce à la machine, grâce au savoir qu’elle exprime et procure, la race des hommes retrouve la maîtrise dont l’avait privée la chute originelle. En conquérant le théâtre du monde, les fils d’Adam rachètent leur

480 « [I]l passe au creux des houles mugissantes, et la plus ancienne des divinités, / la Terre souveraine, l’immortelle, l’inépuisable, / une année après l’autre / il la travaille, il la retourne. » (Sophocle, Antigone, p. 56.) 481 G. Cuvier, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 133. 482 E. Kant, Critique de la raison pure, cité dans P. Hadot, Le voile d’Isis, p. 133. 140 abandon aux illusions diaboliques et se rendent capable de suivre le commandement contenu dans la Genèse : « Remplissez la terre et dominez-la »483. Dans cette perspective, la conquête de la Toison d’or constitue une action providentielle. Le geste où Sénèque a vu une trahison des lois du cosmos484 devient un exploit. Pour Francis Bacon – et il n’est pas seul – l’approche expérimentale se pense comme une traversée485. Elle mène l’esprit humain à s’« avancer au-delà des rivages des arts anciens » ; à « aborder aux parties les plus reculées et les plus cachées de la nature »486. « Faire surgir des formes »487 là où régnait le chaos de l’inintelligible ; « construire des passerelles entre le visible et l’invisible »488, entre l’accessible et l’occulte ; établir des repères pour « faire entrer [le monde] dans les cadres de l’entendement »489, et réintégrer ce qui s’en écarte : tel est l’objectif inhérent à la démarche baconienne. Tel est, aussi, l’exploit qu’ont réalisé Jason et ses compagnons en traçant, sur la mer infinie, une voie vers les jardins dérobés de Colchos. Le mythe argonautique dessine le parcours ordonnateur aux sources de la méthode (meta hodos ; « sur le chemin »). Avec lui s’illustre le principe même de la souveraineté, posant l’homme en ambassadeur et maître des œuvres

[divines]. Avec lui paraît, de fait, la structure à partir de laquelle se pensera et s’exercera l’absolutisme louis-quatorzien, sécrétant dans ses rouages la fabuleuse représentation de l’ordre et de la lumière.

483 Gn, 1 : 28. 484 « L’audace / De celui qui le premier sur la barque fragile / A franchi les flots mouvants / L’audace / De celui qui le premier vit sa terre derrière lui / Et confia sa vie aux vents insaisissables / L’audace / De celui qui le premier traça sur la mer un sillon hésitant / Il crut pouvoir se fier à une mince coque de bois / Fragile frontière / Entre les routes de la vie / Et celles de la mort / Trop d’audace » (Sénèque, Médée, p. 433.) 485 Le frontispice du Novum Organum, faut-il le rappeler, représente un navire franchissant les colonnes d’Hercule, aux confins du monde. Ce vaisseau, qui évoque la libération de Prométhée par l’auteur des douze travaux, pourrait aussi bien être l’Argo, instrument du périple primordial. Multi pertransibunt et augebitur scientia, dit la devise qui l’accompagne : « beaucoup voyageront en tous sens et feront progresser la science ». 486 N. Doiron, Errance et méthode, p. 35. 487 M. Detienne et J.P. Vernant, « Le cercle et le lien », p. 285. 488 N. Doiron, Errance et méthode, p. 37. 489 Ibid. 141

Le souverain machiniste

Lorsqu’il assiste à la Toison d’or chez le marquis de Sourdéac, quelques mois après son mariage, Louis ne se fait pas d’emblée raconter la défaite de Médée. Un prologue allégorique composé par Corneille précède la pièce et active les premières machines. Sur scène, la France ruinée, en pitoyable état, se désespère : Mars, dans son palais, tient prisonnière la Paix, gardée par la Discorde et l’Envie. Mais l’Hyménée répond aux prières de la patrie éplorée : il vole

(littéralement) à son secours. Tel un nouveau Persée, le dieu ailé terrasse les monstrueux geôliers de la Paix en leur présentant un bouclier orné du portrait de la jeune reine. Cet exploit mène au retour de l’âge d’or : « Des plus heureux temps l’éclat se renouvelle » (v. 194).

Ce morceau de circonstance contient tous les topoï attendus : « louange adroite » du prince,

éloge de son union, célébration de la stabilité restaurée. Mais, quoi qu’en dise Corneille490, il raconte, en même temps, une autre histoire : le triomphe de l’Hyménée, qui met fin au chaos de la guerre et fait refleurir l’État, préfigure le triomphe de la technique sur la nature. À la fois instrument militaire et instrument de spectacle – ne frappe-t-il pas ses ennemis en les sidérant491 ? –, le tout-puissant bouclier du dieu pallie la faiblesse de la terre maternelle, incapable d’endiguer par elle-même la fureur des fils-soldats qui « rong[ent] ses entrailles » (v. 26), l’épuisent de son sang, lui arrachent les nerfs. Plus encore, l’arme-portrait surpasse la puissance créatrice de la nature ; pour paraphraser Aristote, elle parachève ce que la terre est dans l’impossibilité d’élaborer jusqu’au bout. La fin du prologue révèle la capacité de l’instrument à magnifier l’environnement. Lorsque

490 Le prologue « ne touche point au sujet et n’est qu’une louange adroite du prince devant qui ces poèmes doivent être représentés » (P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 828.) 491 À la fois instrument militaire et instrument spectaculaire, il réunit les deux types d’inventions les plus fréquemment convoquées pour illustrer l’action de la machine au XVIIe siècle. (Voir Abby E. Zanger, Scenes from the Marriage of Louis XIV. Nuptial Fictions and the Making of Absolutist Power, p. 98-130.) 142 l’Hyménée dirige vers elle son bouclier, la terre devient plus fertile. Dans le sillage du dieu naissent

« fontaines, fleurs, bocages » (v. 237). Partout s’opère le miracle de la (ré)génération, offert aux yeux d’une France incrédule :

Est-il effort humain qui ait jamais tiré Des spectacles pompeux d’un sein si déchiré492 ?

L’« effort humain » : voilà précisément ce qui règle l’action de l’Hyménée. Derrière la

« pompe » du spectacle que livre le dieu se trouvent une « sublime intelligence », un « zèle savant » : ceux de Mazarin et de Don Luis de Haro, négociateurs du mariage royal. Maîtres de la « prudence », les deux ministres se rangent du côté de la technè. Le Grand Siècle, tributaire de la pensée ancienne, trouve dans la prudentia une vertu (la première des vertus cardinales, selon la tradition platonicienne), mais également un art : celui de la « sage conduite », de la clairvoyance, appliquées en particulier à l’acte de gouverner – Prudentia est propria virtus principis, a écrit Thomas d’Aquin.

Or, dans le contexte de la politique, la sagesse débouche parfois sur la ruse, sur la mechanè : Francis

Goyet a mis en lumière le rapport de continuité existant entre la vertu prudentielle et l’astucieuse virtù de la raison d’État, toutes deux désignées par une maîtrise rationnelle de soi-même et des

événements493. Et si « gouverner » désigne le fait de « commander », de « régir avec puissance et autorité », le terme renvoie aussi à ce qu’accomplit la « principale pièce d’une machine, qui fait agir et mouvoir toutes les autres »494. Corneille prend acte de cette pluralité sémantique. Sa description des ministres s’émaille de termes mécaniques : « De leurs grands États [ils] meuvent les vastes corps » (v. 119) ; ils savent les « balancer » et les « soutenir » (v. 123). À ces États, ils donnent des

« bornes » (v. 131) – comme l’Argo, grâce à un gouvernail bien manœuvré, a su donner des

492 La Conquête de la Toison d’or, v. 183-184. 493 Voir F. Goyet, Les audaces de la prudence, p. 9-36. 494 A. Furetière, « Gouverner », p. 187. 143

« bornes » à l’océan illimité. Au mouvant, à l’instable, à l’imprévisible absolu ; aux forces sauvages, pulsionnelles, qui nourrissent la crise politique, ils imposent le joug de la machine.

Ainsi façonnent-ils, indirectement, le cadre dans lequel se déroulera la Toison d’or. C’est l’Hyménée, produit de leurs machinations, qui le construit pour « mettre ordre [aux] spectacles » destinés à l’œil royal. Présentant son bouclier « au Théâtre », le dieu

form[e] des jardins tels [que] Le grand Art de Médée en fit naître à Colchos495.

Déjà, la machine ravit à la déesse-magicienne le pouvoir de créer des formes. Avant même qu’elle entre en scène, avant même que Jason lui décoche les premiers traits, le destin de Médée est scellé : elle se retrouvera piégée au cœur d’une recréation de ses enchantements, enchantements de la nature et enchantements de la scène. Cet enchâssement télescope et diffracte la mise en abyme que présente la pièce elle-même. À la nouvelle beauté de la mère-France répondra la domestication de la magicienne, et la répression des ombres qu’elle porte, par la mise en scène.

L’image est à propos : le prologue contient « les semences de tout ce qui doit arriver »496, non seulement dans la pièce, mais au sein même de l’État. Au jeune monarque sera offerte une leçon de prudence – et, par extension, de mécanique : la représentation et son complexe appareil montreront comment peut s’affirmer, contre la menace du chaos, la solidité d’un pouvoir légitimement exercé ; comment peut s’orchestrer une mise en scène qui subjugue, et révèle la vérité là où subsistaient d’inquiétants secrets. Ainsi se vérifie l’hypothèse de Marie-France Wagner : la pièce de Corneille est un « miroir »497. Au même titre que les « Institutions du prince »498, elle

495 La Conquête de la Toison d’or, v. 239-240. 496 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 828. 497 Voir à ce sujet la thèse de doctorat de Marie-France Wagner, Mythologie et politique dans la Conquête de la Toison d’Or de Pierre Corneille (Université de Montréal). Il est aussi intéressant de noter que le miroir, inscrit en abyme par le 144 renvoie l’image d’une manière idéale de gouverner, et communique un savoir qui doit précéder le pouvoir. La prudence en constitue le cœur : pour Nicolas Faret, elle est le creuset où se forment toutes les autres vertus. Le dispositif du spectacle s’accorde d’ailleurs à ce que doit être la prudentia selon une métaphore courante499 : un œil particulièrement puissant, guidé par le savoir-faire et la raison, capable de maîtriser l’immaîtrisable.

« Miroir » s’entend également au sens fort. Lorsque l’Argonaute reçoit « en posture d’un

Dieu » le trésor enchanté de Médée, Louis rencontre, en vis-à-vis, l’image parfaitement composée d’un avènement royal. De cette image, il est le récepteur privilégié. Depuis la fin du XVIe siècle, on sait que l’effet perspectif de la représentation doit être ordonné de la salle et non de la scène : selon les recommandations de Sirigatti, la mathématique de l’illusion s’ajuste à l’« œil du prince »500.

Sabbatini, modèle théorique de Sourdéac, l’indique dans sa Pratique, et les dessins de Mahelot l’attestent : la place du monarque est celle où « toutes les parties de la scène et les machines se montrent dans leurs perfections »501. Point de fuite du tableau scénique, le trône élevé à hauteur de tréteaux règle aussi le microcosme mécanique. C’est là, dans le cadre magique délimité par son propre regard, que Louis voit Jason s’emparer de l’or solaire de Colchos ; de la substance inaltérable qui forge le pouvoir sacré de la monarchie. Le prince de Thessalie réussit là où a échoué

Créon dans la tragédie de 1635 : il désamorce les pièges empoisonnés de Médée, se pare de lumière sans être foudroyé. L’éclat de sa victoire, du trésor dont il s’empare, rejaillit sur le roi-spectateur

bouclier de l’Hyménée, est l’emblème de la prudence : il rappelle qu’il n’est pas de vision d’ensemble sans vision de son péché et de ses propres limites. (F. Goyet, Les Audaces de la prudence, p. 24.) 498 Voir I. Flandrois, L’institution du prince au XVIIe siècle. 499 La Fons parle d’un « œil de lynce ». Dans La nourriture de la noblesse, Th. Pelletier développe l’image : « ce que l’œil est au corps par-dessus les autres sens, la prudence l’est à l’âme par-dessus les autres vertus morales ». (Voir I. Flandrois, L’institution du prince, p. 185.) 500 Ainsi nomme-t-on la place réservée au roi, où se trouve, sous un dais, un trône élevé à hauteur de scène. 501 N. Sabbatini, Pratique, cité dans A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 378. 145 comme celui du réflecteur décrit par Perrault : loin de renfermer la lumière, il la renvoie de toutes parts avec encore plus de force.

À travers cette géométrie spéculaire s’opère une transfiguration symbolique502. Le feu ravi à la petite-fille du Soleil couronne le jeune monarque assis sous le dais d’honneur, et embrase l’immense foyer perspectif que constitue la salle. Dans ce mouvement d’ostension, Louis passe de spectateur à acteur, ou plutôt à créateur : il se pose en tant que producteur premier du spectacle ; en tant que maître d’un espace dont il offre le réel point focal. Il ne dédouble pas seulement le machiniste-thaumaturge qui agit derrière le décor pour créer une « surnature » : il devient le démiurge, le suprême ingénieur capable d’intégrer scène et parterre, fiction et réel, à la même unité cosmique. Ainsi s’incarne-t-il aux yeux des spectateurs, nimbé de la lumière offerte par la domestication de la lignée d’Hélios. La scène est bien le « bûcher où l’homme phénix renaît »503,

évoqué dans le beau vers de Giambattista Andreini. Par elle s’accomplit la même opération que trouve Louis Marin dans le portrait du roi504 : la transformation de la force en pouvoir par le mécanisme de la représentation. La conquête présentée sur scène instruit des lois d’investissement du monde : « Que le souverain s’empare de ces techniques et une promesse de puissance ou de jouissance lui est accordée »505.

Louis retient les leçons données par le spectacle : les mémoires du monarque indiquent qu’il commence à prendre « pour corps le Soleil »506 en 1662, moins d’un an après la mort de Mazarin,

502 Voir J.-M. Apostolidè, Le roi-machine, p. 83. 503 G.B. Andreini, L’Olivastro, cité dans G. Forestier, Le Parnasse du théâtre. Les recueils d’œuvres complètes de théâtre au XVIIe siècle, p. 137. 504 L. Marin, Le Portrait du roi. 505 J. Duvignaud, cité dans A. Gutierrez-Lafond, Théâtre et magie dans la littérature dramatique du XVIIe siècle, p. 361. 506 Les mémoires de Louis XIV donnent le sens de cet emblème : « Ce fut là que je commençai à prendre [la devise] que j’ai toujours gardée depuis, et que vous voyez en tant de lieux. Je crus que, sans s’arrêter à quelque chose de particulier 146 et peu après avoir revu la Toison d’or au Marais. Ce « corps » n’est pas seulement celui d’un emblème. L’astre du jour se fond au physique du souverain : « L’on conçoit en même temps l’un et l’autre »507, indique Bouhours. De cette synthèse naît l’organisme éblouissant qui prête forme à la natio, à la communauté des sujets engendrés dans le même sein508. Ce corps symbolique, paternel, substitue à celle de la nature asservie sa propre faculté de donner, et de maintenir, la vie. Et il mobilise les engrenages de l’horloge. En lui s’actualisent les métaphores utilisées par la nouvelle science pour expliquer l’ordre du monde. De même Dieu, selon Descartes, ordonne les rouages de la nature « ainsi qu’un roi établit les lois »509 dans son État ; de même le Soleil, chez Copernic et

Kepler, agit comme un monarque en son royaume et meut le gigantesque engrenage de l’univers ; de même Louis XIV structurera autour de sa personne, et en elle, la mécanique de l’État. Jean-

Marie Apostolidès le souligne : c’est sous le Roi-Soleil que la symbolique de l’organisme étatique trouvera à se manifester avec le plus de splendeur et le plus d’efficacité. C’est lorsque son corps deviendra machine que le souverain saura faire apprécier au plus haut point la merveille de son incarnation – et achèvera de concrétiser le projet absolutiste.

Ce corps, Louis en spectacularise, avec ostentation, la configuration et le fonctionnement. En

1662, il organise un carrousel510 pour la noblesse. Une gravure d’Israël Silvestre a immortalisé la parade inaugurale. En Imperator, le roi se tient au centre de l’arène. Autour de lui, dans un cercle et de moindre, elle devait représenter en quelque sorte les devoirs d’un prince, et m’exciter éternellement moi-même à les remplir. On choisit pour corps le soleil, […] qui, par la qualité d’unique, par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent comme une espèce de cour, par le partage égal et juste qu’il fait de cette même lumière à tous les divers climats du monde, […] par son mouvement sans relâche, […] par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus belle et la plus vive image d’un grand monarque ». (Les mémoires de Louis XIV, p. 135-136.) 507 D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et Eugène, cité dans N. Ferrier-Caverivière, « Mythe solaire et personnalisation du pouvoir », p. 434. 508 Natio, dérivé de nasci, a un lien avec la naissance, tout comme natura. (J.M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 13.) 509 R. Descartes, lettre du 15 avril 1630 au Père Mersenne, dans Œuvres, p. 110. 510 Ménestrier trouve – abusivement – l’étymologie de « carrousel » dans le latin carus solis, « char du Soleil ». (Voir J.P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil, p. 48-49.) 147 serré, des aristocrates de la cour incarnent les Romains. Sur des circonférences plus éloignées se trouvent les peuples exotiques que la France, nouvel Imperium, est vouée à soumettre. Jean-Pierre

Néraudau a vu juste en soutenant que l’événement aurait pu avoir pour thème la Toison d’or511 : le carrousel convoque le même mythos que la pièce de Corneille. La position de Louis-empereur, au milieu des grands feudataires désarmés (anciens Frondeurs pour certains), peut se comparer à celle de Jason à Colchos : elle dit une capacité à régir avec puissance et autorité les forces modélisatrices de la nation ; à créer la régularité là où la nature ferait régner les instincts barbares. Sur le bouclier du roi figure Hélios, accompagné de la devise ut vidi, vici (« Aussitôt que j’ai vu, j’ai vaincu »). Le motif du regard ramène au fascinant bouclier de l’Hyménée ; aux traits de Jason, qui blessent la déesse-magicienne et l’asservissent ; à l’œil virtuel qui domine le théâtre et réfléchit sur le monde l’éclat d’un spectacle qu’il régit en prudent démiurge.

Ce regard met en lumière et ordonne. Il enflamme, aussi. En 1664 a lieu un second carrousel. Alors que le prince de Marcillac et le duc de Saint-Aignan choisissent pour emblème une pièce d’horlogerie, le marquis de La Vallière porte un bouclier montrant un phénix embrasé par le soleil sur un rocher : « On se plaît à être brûlé par lui », dit la devise512. Ce plaisir de la crémation rappelle celui que, malgré elle, éprouve Médée devant Jason. Comme le prince grec a charmé la farouche déesse-magicienne, le monarque, par le spectacle soigneusement composé de sa propre personne, doit séduire, fasciner sa cour pour en régler le comportement et les passions. Au XVIIe

511 J.P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil, p. 48. 512 De Louis XIV aux fêtes de Versailles en 1664, le président Périgny écrit : « Sa personne éblouit quiconque l’examine. » (J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 96.) 148 siècle, les rapports entre sujets et roi se vivent « sur un mode affectif intense »513. On se souviendra de Gabriel du Bois-Hus, défaillant d’éblouissement devant l’enfant d’Anne d’Autriche :

Extases, pamoisons, transports, Immolez mon âme et mon corps À vos agréables souffrances, Amoureux battements qui me venez saisir, J’aime vos défaillances, Et je mourrai content si je meurs de plaisir514.

Sous Louis XIV, cet attachement, ce don de soi se canalisent pour nourrir les rouages du corps symbolique, du corps-machine de l’État. Se mettre au service du roi, lui offrir le tribut de « son amour », de « sa soumission » et de « son obéissance »515, et lui permettre de lire en son cœur, c’est devenir le satellite d’un pouvoir doté d’une irrésistible force gravitationnelle, et prendre sa place dans le système réglé d’un cosmos qu’on contemple en même temps qu’on y participe. Dans cet espace géométrisé, où toutes les orbites subissent l’influence d’une force centrale, « les grands et les petits ont les mêmes fâcheries et mêmes passions » et sont « agités par les mêmes mouvements »516.

C’est ainsi que, sous Louis XIV, l’aristocratie, déjà « polie » par Richelieu, achève de se muer

« en une caste spectaculaire»517. Investi dans (et par) la grandiose représentation de la souveraineté,

« le cercle de la cour » s’ajuste à ses rouages comme à une cause ontologique. La Bruyère l’a bien vu :

Les roues, les ressorts, les mouvements sont cachés. Rien ne paraît d’une montre que son aiguille, qui insensiblement s’avance et achève son tour : image du courtisan, d’autant plus parfaite qu’après avoir fait assez de chemin, il revient souvent au même point d’où il est parti518.

513 J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 46. 514 G. du Bois-Hus, « Le jour des jours », cité dans J. P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil, p. 43. 515 Ces mots sont tirés de la harangue de monsieur de Lenglet, recteur de l’Université, lors de l’entrée de Louis XIV et de la jeune reine à Paris. (J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 17.) 516 B. Pascal, Pensées, cité dans J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 42. 517 J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 46. 518 J. de La Bruyère, Les caractères, cités dans J. M. Apostolidès, Le roi-machine, p. 55. 149

Au-delà du regard acéré posé par l’auteur des Caractères sur les « diverses machines d’une cour »519, où l’intrigue se substitue au point d’honneur520, on trouve le principe qui modèle l’être même du

« curial ». Réglant son comportement sur le regard et le jugement d’autrui, le courtisan se construit en façade. Il s’apparente autant au comédien qu’au dispositif scénique, dissimulant sous une toile peinte en perspective ses procédés de fabrication et l’énergie qui le meut. Derrière son visage fardé et son lourd costume disparaissent la spontanéité, les instincts formant les profondeurs obscures du moi. Le principe est celui de l’éthique cartésienne : la mise à distance des passions par un mécanisme qui les donne à comprendre comme des illusions, et les empêche d’exercer leur empire sur le corps ou l’esprit. L’homme de cour offre une mise en scène réunissant respect des convenances et beauté harmonieuse ; une mise en scène attestant de l’intériorisation du décorum,

érigé en loi absolue. Tout, chez lui, signifie la victoire de l’« art d’être soi », succursale de la technè, sur le territoire sauvage des pulsions. Tout en lui rappelle le triomphe consommé parmi les machines de la Toison d’or.

Sous la lumière implacable de l’œil du prince émerge ainsi une nature cultivée, maîtrisée, aisément manipulable, par cela même qu’elle est révélée comme un ensemble de proportions et de mécanismes intelligibles521. Cette nature est aussi celle que le souverain dévoile (et asservit) dans les

519 L’image est de Saint-Simon. 520 Voir à ce sujet N. Elias, La société de cour. 521 Catherine Kintzler utilise, de façon remarquable, l’image du jardin à la française pour présenter la lecture cartésienne du monde, et le principe de la vérité dissimulée par le sensible. L’aménagement du jardin témoigne d’un parti pris épistémologique : la nature ne peut être exhibée que par une élaboration savante qui s'effectue par des voies artificielles. De ce point de vue, le jardin français est plus naturel qu'une forêt sauvage. Il montre aux yeux du corps ce que voient les yeux de la raison, à savoir que la nature constitue un ensemble de proportions et de mécanismes intelligibles. La cultivée, maîtrisée et poussée à bout, est plus vraie et plus fragile en même temps « parce que l'essentiel ne se dévoile jamais qu'à contrecoeur ». (C. Kintzler, Jean-Philippe Rameau : splendeur et misère de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, p. 50.) 150 jardins de Versailles, palais-horloge522, palais-décor. De la machine de Marly, qui force la Seine à détourner son cours pour alimenter les bassins, Louis fera admirer le fonctionnement, comme il donnera à admirer le corps de l’État, capable de dompter les courants les plus impétueux523. Et de l’agencement symétrique des fontaines et des bosquets, peuplés de représentations sculptées des

Métamorphoses d’Ovide, il extrait le récit qui prêtera sa syntaxe à l’imaginaire national. D’est en ouest, du nord au sud, se « lit », à travers la légende d’Apollon, l’histoire d’un combat contre l’obscurité, contre la violence, contre l’imprévisible ; combat intérieur autant qu’extérieur, semblable aux conflits que met en scène le théâtre à machines. Dans ce « texte naturel »524 s’inscrit d’ailleurs, en écho, l’imagerie de la Toison d’or – et la forme de Médée. Le dragon qui hante le bassin nord-est n’est pas seulement le serpent Python, terrassé d’une seule flèche par le jumeau d’Artémis : il est la créature chtonienne que la déesse-magicienne a commise à garder ses secrets ; le monstre que porte en elle la princesse barbare, la femme déchaînée. En lui s’incarnent à la fois l’Autre de la souveraineté et l’Autre de la représentation, le suprême ennemi dont la réitération de la défaite doit magnifier l’éclat du pouvoir :

522 On le sait grâce à Saint-Simon : le roi et sa cour ont un horaire si régulier qu’on peut, en quelque endroit du monde qu’on soit, savoir, se représenter à tout instant ce qu’ils font, pour peu qu’on possédât une montre et un almanach. 523 Certains interprètent la machine de Marly comme une forme de « tyrannie de la nature ». Une ode de Cassan, « L’arrivée de la Seine au château de Marly », présente une nymphe « arrachée de son lit » et piégée dans les aqueducs, figurant le rapt de la nature par la machine à la fois toute-puissante, violente et insensible. (Voir T. Brandstetter, « La machine de Marly : un spectacle technologique » dans le Bulletin du centre de recherche du château de Versailles, publié en ligne.) 524 Jean-Pierre Néraudau a montré la correspondance entre l’aménagement des jardins de Versailles et les principes de la rhétorique : le domaine royal offre l’inventaire des personnages de la légende d’Apollon (inventio), ordonnés en un ensemble (dispositio), mis en valeur en fonction de l’espace du jardin (elocutio), traduits par des images expressives (pronunciatio). (J. P. Néraudeau, L’Olympe du Roi-Soleil, p. 200.) 151

Monstre dont le feu flétrit toute la terre, Déployant sa puissance et son apparat… Ce Dragon, avec une adresse consommée, Empare-toi de lui ; massacre-le […] Des entrailles du Dragon, tu feras surgir la lumière525 […].

Comme le domaine lui-même, les divertissements auxquels Versailles sert de cadre au début du règne sont hantés par le motif obsessionnel de la défaite d’une enchanteresse, de la mise à plat de ses sortilèges. En 1664, les Plaisirs de l’Île enchantée, inspirés du Roland Furieux de l’Arioste, se terminent par la destruction du palais de la magicienne Alcine, qui tenait la cour prisonnière de ses charmes. De même, les fêtes de 1668, organisées pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle, prennent fin dans un grand feu d’artifice, orchestré de manière à donner, puis à défaire, l’illusion de l’embrasement de Versailles – et, peut-être, de reproduire, en le désamorçant, le coup d’éclat

(d’État ?) de Médée à Corinthe. Maître d’œuvre de ces événements, le monarque se plaît à exploiter ce qu’autorise la machine : produire un mirage tout en le brisant ; le briser en révélant son statut de mirage, métaphorisé par les enchantements ; révéler, enfin, par ce double jeu, la fermeté d’une emprise exercée sur le réel. Louis Marin l’a souligné : à travers le fantasme esthétique qu’est le miracle de la fête s’affirme, dans sa plus efficace modalité, le logos d’un monarque maître des

éléments, d’un « roi-machiniste » contemplant la nature transformée en signe de sa puissance526. Toujours, cette nature conquise doit répéter le geste fait par Médée dans la Toison d’or : déployer la saisissante splendeur de ses sortilèges pour montrer la force qu’exige son asservissement ; brandir le feu secret qui l’anime pour couronner la machine-nation incarnée dans le corps du souverain.

525 Renvoi à E. J. Holmyard, L’Alchimie, fait dans J. P. Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil, p. 213. 526 Sur la théâtralisation du coup d’État, voir L. Marin, « Théâtralité et pouvoir. Magie, machination, machine : Médée de Corneille ». 152

Épilogue : Médée à l’opéra

Ce geste a valeur de leitmotiv. La spectacularisation (comme la spécularisation) du pouvoir y puise son principe directeur : tout au long du règne, et dans ses différentes manifestations, la mise en scène monarchique dira que la déesse dévoyée s’agenouille devant le démiurge triomphant.

La tragédie lyrique, initialement nommée « tragédie en musique »527, offre l’expression suprême, et le rendu le plus manifeste, de ce récit principiel. Le genre naît dans les années 1670.

Son invention est généralement attribuée au musicien Jean-Baptiste Lully, Florentin d’origine, et au poète Philippe Quinault, qui restera son librettiste pendant plus de 13 ans528. Par essence, la tragédie lyrique se lie à la célébration royale : Lully y trouve une manière de transporter, hors des jardins de Versailles, le « monde harmonique » créé dans les divertissements de cour ; d’initier un public élargi aux splendeurs de la machine royale, victorieuse du chaos. Outil d’endoctrinement, le genre est aussi instrument de louange. La combinaison du théâtre, de la danse et de la musique, régie par le mouvement des machines, compose un panégyrique plus efficace que tous ceux mis au point par les membres de la petite académie de Colbert529 : dans un « spectacle total »530 se dévoile

527 Le terme « tragédie lyrique » est, en fait, apparu au XVIIIe siècle. Dans le texte, nous utilisons les termes « tragédie lyrique », « tragédie en musique » et « opéra » indistinctement. Certains critiques, dont Marie-France Wagner (voir « Introduction », p. 48-49), soutiennent que l’opéra est apparu après la tragédie en musique, qu’il en descend. Seulement, le terme « opéra » était déjà utilisé pour désigner le genre au Grand Siècle : nous nous autoriserons donc à varier notre lexique. 528 Quinault et Lully n’ont pas été les premiers à vouloir produire un spectacle entièrement chanté qui fusionnerait les arts et serait conforme au goût français : « Pierre Perrin believed that the Italian operas of Giulio Rospigliosi, Luigi Rossi, and Monteverdi's Venetian protégé Cavalli, all staged in Paris by Cardinal Mazarin, had met with only a lukewarm reception in Paris because their Italian recitative was too tedious, their arias too long and elaborate, their plots too involved, and their reliance on castrati to play lovers and ladies too improbable and distasteful. Yet he believed that opera could be adapted to French taste [….]. Posterity seems to have concurred with Cahusac that, because [Pierre] Perrin and [Robert] Cambert “did not even skim the surface of the genre,” their successors to the privilège, Quinault and Lully, really deserve the credit for inventing tragédie en musique. » (B. Hoxby, « All Passion Spent : the Means and Ends of a “Tragédie en Musique” », p. 35.) 529 La petite académie, ou Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a été fondée, en 1663, expressément pour la production d’œuvres à la gloire du roi. Jean Chapelain en a d’abord été le directeur, et Charles Perrault le secrétaire. 530 Au sujet de cette notion et de son application sur scène dans la France du XVIIe siècle, voir C. Delmas, « L’unité du genre tragique au XVIIe siècle ». 153 la syntaxe d’un éloge adressé par le cosmos entier au glorieux ingénieur, au « dieu caché » qui autorise et règle son existence.

Le genre puise dans un réservoir d’influences qui finiront toutes par se résorber en lui : il emprunte, entre autres, au ballet de cour, à la comédie-ballet et à la pastorale dramatique531. La critique souligne, par ailleurs, la dette de la tragédie lyrique envers la poétique cornélienne du merveilleux532 : pour se distancier de son foisonnant homologue italien533, et pour asseoir sa légitimité sur le plan dramatique534, l’opéra français récupère le principe de transposition appliqué par Corneille au théâtre à machines. À un sujet tiré de la mythologie antique ou de l’épopée romanesque ; à un texte entièrement chanté, tissé de récitatifs mélodiques ; à des divertissements riches en effets scéniques, il impose les exigences de la vraisemblance et de la cohésion de l’intrigue.

Du théâtre à machines, il retient également le faste des dispositifs scéniques. Il se souvient, en particulier, du noble appareil de la Toison d’or. Dans le troisième numéro du Mercure galant (1672), la pièce est mentionnée au tout début d’une « conversation sur l’opéra » entre honnêtes hommes :

« [L]es inimitables Machines de Monsieur le Marquis de Sourdeac qui a fait autrefois la Toison d’Or pour son Divertissement […] étaient exécutées avec toute la justesse imaginable »535, rappelle l’un des interlocuteurs. Dans le Théâtre François, Chappuzeau désigne, pour sa part, carrément la

531 Pour une description détaillée de ces genres, ainsi que des productions qui y sont associées, voir M.F. Wagner, « Introduction », p. 48-49. 532 Au sujet de la récupération du « merveilleux vraisemblable » cornélien dans la tragédie lyrique, voir C. Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique, p. 14-17, et Blair Hoxby, « All Passion Spent : the Means and Ends of a “Tragédie en Musique” ». 533 Le public français était demeuré perplexe devant le manque d’« unité » de l’opéra italien : les passages parlés alternaient avec les passages chantés ; le « caractère » des personnages était changeant ; le ton pouvait passer du comique au tragique. (Voir S. Cornic, Philippe Quinault ou la naissance de l’opéra français.) 534 C’est pour cette raison qu’on lui a donné l’appellation de « tragédie », genre noble par excellence. Comme le souligne Étienne Gros (Philippe Quinault, sa vie et son œuvre, p. 715-741), ce choix a toutefois engendré une forme de confusion quant à l’esthétique et à la dramaturgie de la tragédie en musique : plusieurs ont trouvé dans cette tragédie une version édulcorée et abâtardie de sa prestigieuse homologue. Gros et plusieurs après lui (songeons à Catherine Kintzler et à Sylvain Cornic) ont proposé d’approcher la tragédie en musique comme un genre autonome. 535 Mercure galant, f. 337-338. 154 pièce comme un « opéra »536 : les décors mobiles de la Toison d’or sont pourvus de toute la dignité et de toute la splendeur qu’on serait en droit d’attendre de la scène lyrique, vouée à chanter un monarque glorieux. À une nouvelle forme de spectacle, éblouissant et totalisant, les machines qui ont défait Médée font ainsi office de liminaire.

L’ombre de la magicienne se profile d’ailleurs au principe de l’opéra. Médée hante le prologue de Cadmus et Hermione (1673), première production conjointe de Quinault et Lully. Le motif du Sol invictus s’y actualise : la lumière terrasse le serpent Python, surgi des entrailles de la terre. La barbare Colchidienne s’inscrit aussi dans l’obscur passé de l’héroïne d’Alceste (1674), fille du roi Pélias. D’emblée, elle appose sa marque sur la scène de l’Académie royale de musique, fondée en 1672 par un décret de Louis537. Et lorsqu’elle se matérialise pour la première fois dans

Thésée (1675) 538 , elle contribue à établir, dans la tragédie lyrique, des traits qui demeureront constants pour plusieurs décennies.

Ces traits, ce sont ceux de l’enchanteresse. Première magicienne à monter sur une scène d’opéra, Médée définit le caractère et la fonction d’un personnage voué à envahir le genre. Elle introduit, dans l’économie du texte et de la partition, un élément discordant. C’est qu’elle est d’abord une figure de la passion. Si elle fréquente le surnaturel, elle éprouve d’abord les tourments de l’humanité : elle aime Thésée, qui, lui, aime Aeglé. Tonalité « terrible », notes précipitées,

536 Voir C. Delmas, Mythologie et mythe dans le théâtre français (1650-1676), p. 132. Voltaire trouve aussi dans la pièce une parenté avec l’opéra : « Corneille voulut en faire une espèce d’opéra, ou du moins une pièce à machines, avec un peu de musique. » (Voltaire, remarques sur la Toison d’or, dans Œuvres complètes, p. 174.) 537 Ce décret, daté du 29 mars, donne à Lully le privilège d’établir l’Académie, et fait de lui le directeur de tout le théâtre en musique en France. 538 La qualité de ce spectacle était d’une importance cruciale pour Quinault et Lully : non seulement était-il nécessaire de faire oublier, ou du moins accepter, que la campagne de Hollande siphonnait le trésor, mais Alceste avait récolté de vives critiques, notamment pour son « irrégularité ». Il fallait donc réhabiliter l’opéra – et le travail de Quinault lui- même, peu aimé de madame de Montespan et menacé de disgrâce. (Voir la thèse de doctorat de K. Jaffee, Medea among the Ancient and Moderns : Morality and Magic in French Musical Theater of the Seventeenth Century, New York University. 2001.) 155 oscillations incessantes de la voix, dissonances : tout la montre ballotée entre la mélancolie, la tendresse, le désir et le courroux. Ce désordre débouche sur la mobilisation de ses pouvoirs :

Dépit mortel, transport jaloux Je m’abandonne à vous539.

Lorsqu’elle conjure les enfers, à la scène VIII de l’acte III (qui fera école), ce sont « la rage » et « le désespoir » qui, les premiers, sortent de l’abîme. Lorsqu’elle suscite, devant Aeglé, une Furie armée d’un tison et d’un couteau, c’est de sa jalousie qu’elle montre la figure. Autour d’elle, les fantômes sont fantasmes, pulsions de mort : ils invitent à « goûter l’unique bien des cœurs infortunés » (v.

784) ; à animer les « monstres furieux » qui errent au « désert épouvantable » de la raison corrompue. Le maléfice désigne une déliquescence de l’être, subjugué par un combat avec sa propre – et puissante – obscurité540. Il accompagne aussi la ruse, en même temps qu’il en révèle l’impossibilité. Quelque menace qu’elle profère, quelque mensonge qu’elle invente, quelque feinte qu’elle déploie pour venger son cœur outragé, Médée reste, en quelque sorte, une anti-femme de cour : son absence de maîtrise d’elle-même la rend inapte à intriguer efficacement, et à comprendre les rouages d’une mechanè qui finit par l’écraser.

En tout, Médée échoue. Passions, ruses et sortilèges sont tenus en respect par des forces externes, toutes-puissantes ; des forces qui, à plusieurs niveaux, contrecarrent les stratagèmes et les maléfices. La première d’entre elles, c’est l’amour. Dans un langage où se distingue la marque de la

539 P. Quinault, Thésée, v. 617-618. 540 Sous Louis XIV, rappelle Donald B. Chae, les passions représentent la plus grande menace pour la société et ses institutions. La tragédie en musique constitue un moyen d’explorer les conséquences, à grande échelle, de la lutte d’un individu contre son état affectif. (D.B. Chae, Music, Festival and Power in Louis XIV’s France). Médée apparaît toujours en temps de guerre à l’opéra. 156 préciosité541 (territoire de Quinault), et qui contribue en quelque sorte à l’« adoucir », Médée s’avoue torturée par ce qu’elle ressent pour Thésée, et se présente comme une victime d’Éros :

« L’impitoyable amour [l’]a toujours poursuivie ». De lui proviennent tous les forfaits qu’elle a commis :

Le destin de Médée est d’estre criminelle, Mais son cœur estoit fait pour aimer la vertu542.

L’amour marque la limite immuable du pouvoir de la magicienne ; pouvoir sur elle-même, pouvoir sur les autres. Non seulement Médée ne parvient pas à traduire ses charmes sur le plan du charme, mais la vérité des sentiments rend stratagèmes et illusions inopérants. Ainsi Aeglé peut-elle marteler :

Vous aurez beau me poursuivre, Vous aurez beau m’allarmer Ce n’est qu’en cessant de vivre Que je puis cesser d’aimer543.

L’œuvre destructrice de la magicienne est, par ailleurs, freinée par un deus ex machina : Minerve surgit en gloire pour « arrête[r] la cruelle furie / qui désole [la] patrie » (v. 259-260) et broyer les forces infernales sous les fondations d’un « palais magnifique et brillant » (V, 8). La mécanique de la représentation fait émerger l’édifice du pouvoir, sur lequel les ténèbres n’ont aucune prise. La machinerie scénique participe à défaire, à démonter, le pouvoir de Médée : alors qu’elle fuit, le décor s’effondre, révélant sa nature d’artifice. La dévastation devient désillusion. C’est l’« opération de désenchantement » décrite par Françoise Siguret : « Le palais d’Alcine s’efface ou s’écroule au fur et

541 Kay Jaffee souligne la parenté de la Médée de Quinault, telle que présentée au début de la pièce, avec une précieuse débattant de « questions d’amour ». La magicienne semble avoir lu les Fleurs du bien dire de François des Rues. (K. Jaffee, Medea among Ancient and Modern, p. 132.) 542 P. Quinault, Thésée, v. 431-432. 543 Ibid., v. 850-853. 157

à mesure qu’avance le héros ; ce n’était que machination habile »544 de la part de qui exerce l’autorité légitime sur la scène (et sur l’univers).

Les apparitions subséquentes de la magicienne répètent ces motifs. Dans la Médée de

Thomas Corneille et Marc-Antoine Charpentier (1693), qui reprend l’épisode corinthien, la scène se détruit après l’infanticide, mettant à distance l’horreur. Jason ou la Toison d’or de Jean-Baptiste

Rousseau et Pascal Colasse (1696), une réécriture lyrique de la pièce de Corneille, met en scène une magicienne au pouvoir si incertain qu’elle doit consulter une sibylle pour trouver les causes de son impuissance. Le tardif Médée et Jason de Simon-Joseph Pellegrin et Joseph-François Salomon

(1713) se tourne, pour sa part, vers l’affrontement d’un ennemi intérieur : la passion jalouse, qui menace l’intégrité de l’être et de la cité. Toujours, le potentiel anomique de la magicienne, amoureuse vengeresse, se trouve exposé, puis bridé, canalisé dans les rouages de l’invention scénique. Partout se manifeste la « double énergie d’une mémoire qui persévère et d’une imagination qui invente »545 : mémoire de la magie coupable, des passions disharmonieuses, à la fois violentes et étrangement fascinantes ; imagination qui, dans le temps même où elle permet à cette magie, à ces passions de s’exacerber à travers une monstration hyperbolique, leur enlève leur danger en révélant leur fausseté. Les magiciennes qui, après Médée, monteront sur scène feront toutes l’expérience de cette dualité, de cette tension ; mais nulle n’en rendra les déchirements mieux qu’Armide, qui cédera son nom, sa voix et sa passion à Quinault et Lully pour leur ultime chef-d’œuvre546.

544 F. Siguret, L’œil surpris, p. 117. 545 J. Starobinski, Les Enchanteresses, p. 12. 546 Nous nous permettrons de citer au long l’éloge d’Étienne Gros à propos de la fin de la pièce, où Armide constate que Renaud s’apprête à la quitter. Non seulement Gros parvient-il à évoquer les mouvements de la musique à travers ceux du texte, mais il brosse un portrait poignant de la défaite qui, à l’opéra, guette toutes les magiciennes : « L’arrivée 158

Jean Starobinski a souligné la fonction autoréflexive de l’enchanteresse d’opéra. Par le truchement de cette figure, dont Médée livre la forme à la fois primordiale et récurrente, le genre lyrique expose, d’une part, sa dimension magique et son pouvoir de fascination. La magicienne chante et enchante : elle tire de sources mystérieuses la faculté de faire triompher les injonctions du désir 547 . Par elle, la poésie renoue avec l’incantation ; la musique rappelle qu’elle a été la manifestation par excellence de la magie naturelle pensée par Marsile Ficin, capable de traduire le jeu d’attractions et d’enchantements traversant l’univers. D’autre part, toutefois, la figure montre qu’elle ne peut triompher : la poésie qui l’engendre est poeisis et technè ; la mélodie qui rythme ses conjurations n’est pas celle des « incantations et sortilèges » de la « nature appelée magicienne », mais celle que présente Mersenne dans l’Harmonie universelle : une machine dont les « mille ressorts » savent « enchant[er] la raison d’un plaisir ineffable »548. Avec Médée et les magiciennes qui la suivront, toujours vaincues, toujours contraintes d’annuler leurs maléfices, la scène convoque son propre danger en même temps qu’elle opère son propre exorcisme. C’est le « choc harmonieux des contraires parties »549 dont parlera Charles Perrault : l’art de l’illusion se « rompt » lui-même, comme dans la Toison d’or, pour offrir ses rouages à la représentation d’un pouvoir qui le régule et le redirige.

soudaine d’Armide, son cri d’effroi, si simple et si poignant, si poignant précisément parce qu’il est simple, parce qu’il est le premier qui monte aux lèvres, parce qu’il jaillit du cœur, ce cri qui revient comme un appel d’angoisse dans le cours de la première strophe ; l’espoir qui renaît au moment où Renaud s’arrête, la supplication misérable murmurée comme à genoux, dans un geste de suprême humiliation et d’infinie tendresse, par cette magicienne naguère superbe et hautaine ; puis, après la réplique attristée, décevante de Renaud, la révolte et la menace, l’invective ardente et passionnée ; enfin, l’accablement, la défaite de tout l’être, la pâmoison de cette malheureuse qui succombe au désespoir et à l’amour… tout cela fait de cette scène une des choses les plus dramatiques et les plus émouvantes qu’un poète ait jamais écrites. » (E. Gros, Philippe Quinault, p. 688.) 547 J. Starobinski, « Opera and Enchantresses », p. 21. 548 C. Perrault, « Le Siècle de Louis le Grand », p. 303. 549 Ibid. 159

Dans Jason ou la Toison d’or de Rousseau, la Sibylle prédit la fin de Médée :

Le fatal avenir à mes yeux se présente. Dieux ! quel spectacle plein d’horreur ! Tu meurs, ô déplorable Amante; […] Tremble malheureuse coupable, Crains le juste courroux des Dieux550.

Certes, la magicienne ne trouve pas la mort sur les scènes d’opéra. Mais, alors que se poursuit l’assaut commencé par le théâtre à machines, elle se désubsantialise. Affaiblie par les multiples itérations de sa défaite, figée dans la constance des topiques et des images, sa forme devient sémiophore : comme les statues peuplant les jardins, elle en vient à signaler, à signifier la suprématie d’un dieu créateur, transcendant absolument son œuvre.

Car le roi demeure en retrait du spectacle : il règne, in absentia, sur le microcosme qui lui est présenté. Jamais on ne le voit sur la scène, aux côtés de la magicienne ; jamais il ne revêt les atours d’Apollon, de Thésée, de Roger, comme il pouvait le faire dans les fêtes. Du spectacle de son pouvoir, de l’exhibition de son corps symbolique, consacré par la défaite du mal, il devient le témoin, et la cour avec lui. Dans les dernières décennies du règne, après le mariage de Louis avec la pieuse madame de

Maintenon, ce témoin disparaît peu à peu. Seul demeure, face au théâtre, le fauteuil vide, l’œil invisible

à partir duquel se règle une machinerie qui tourne à vide551. Cette transformation, cette progression vers la présence-absence, suit celle de Médée. Lumière et ombre se trouvent liées dans et par un mécanisme qui les surpasse, et menace de les dérober à la vue du fait même qu’il les surexhibe. Ainsi se scelle le destin commun du roi et de la sorcière, de la machine et de la nature : dans la structure d’un drame qui expose, jusqu’à ses limites les plus extrêmes, la métaphysique de l’absolutisme.

550 J. B. Rousseau, Jason ou la Toison d’or, p. 294. 551 « Alors que le règne touche à sa fin, le corps imaginaire tend à l’emporter sur le corps réel, jusqu’à fonctionner sans l’énergie que lui imprimait d’abord ce corps. » (Voir J. M. Apostolidès, Le Roi-Machine, p. 139.)

CHAPITRE IV Médée de Longepierre ou le souvenir du mal 161

La magicienne échappe toutefois à l’emprise des machines. En 1694, Médée s’extirpe de l’opéra pour regagner la tragédie, dont l’avait exilée l’âge classique. C’est la Comédie-Française qui l’accueille. Après la fusion des troupes de Guénégaud et de l’Hôtel de Bourgogne (celle du Marais a

été dissoute en 1669), cette salle a gagné le monopole des représentations tragiques à Paris : elle fait désormais pendant à l’Académie royale de musique, enclave du spectacle lyrique.

Lorsque Médée s’y présente, la face du théâtre a changé. Corneille est mort en 1683 – année même où la Toison d’or a connu sa dernière représentation. Racine s’est retiré de la scène après l’échec de Phèdre ; en 1691, il a donné sa dernière pièce religieuse, Athalie, aux demoiselles de

Saint-Cyr. Cette absence est ressentie de façon aiguë : elle laisse un vide, mais aussi une ombre. Les poètes qui travaillent alors – les Campistron, Ferrier et La Grange-Chancel, par exemple – ont la conscience de succéder à des monstres sacrés : pour eux, « la consécution a valeur de conséquence, en ce sens qu’ils ne peuvent s’affranchir de modèles jugés indépassables »552. Pratiquement partout domine le même sentiment : l’âge d’or de la tragédie est révolu. Engoncé dans une pompe codifiée, dans des règles rigides dont s’amenuise le potentiel de signification, le genre peine à se renouveler et glisse vers la sclérose.

Nouvelle crise : nouveau symptôme. Après La Péruse et Corneille, la figure médéenne accompagne un autre poète dans son entrée en tragédie : Hilaire de Longepierre. Auprès de ses contemporains comme des critiques modernes 553, Longepierre passera pour un piètre dramaturge : Médée inaugure une courte carrière théâtrale, que viendront ponctuer les échecs de

552 N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 19. Nous nous référons également à Dion (p. 39-180 surtout) pour tout ce qui concerne l’état de la tragédie dans les dernières décennies du siècle. 553 Voir E. Minel, « Introduction de la Médée de Longepierre », p. 16-18. Minel lui-même affirme que l’apport de Longepierre a été davantage historique que littéraire. 162

Sésostris (1695) et d’Électre (1702). Mais le baron dijonnais jouit d’autres faveurs que celles de

Melpomène. Élève brillant, il possède, à défaut d’habiletés poétiques, une considérable érudition.

Comme son ami , à qui il doit probablement le préceptorat du comte de Toulouse, il est bon helléniste : Saint-Simon, dans une description par ailleurs peu flatteuse, rapporte qu’il sait

« force grec, dont il [a] aussi tous les mœurs » 554. Sa version des quinze premières Idylles de

Théocrite vient notamment nourrir le mouvement de francisation des Anciens qui se développe alors que Bossuet, Huet et Montausier assurent l’éducation du Dauphin. Longepierre est aussi homme de parti : mêlé aux controverses de l’Académie, il soutient les boileautistes, défenseurs de l’héritage antique, contre les perraultistes. Deux de ses écrits les plus connus jalonnent d’ailleurs la querelle des Anciens et des Modernes : le Parallèle entre Corneille et Racine, premier du genre, publié en 1686 dans le Journal des savants ; et le Discours sur les Anciens, imprimé en 1687. Longepierre se pose en témoin, autant qu’en acteur, d’une « fin de siècle »555 hantée par les questions du rapport au passé et de l’autorité des modèles.

Cette posture explique l’élection de Médée. De prime abord, un tel choix paraît surprenant : si le XVIIe siècle tardif met à distance les règles qui l’avaient bannie de la scène, la barbare magicienne ne continue pas moins de choquer, par ses crimes, la délicatesse du public mondain. Or, le sujet revêt, pour Longepierre, une importance stratégique. La Médée lyrique de

Thomas Corneille, présentée au Palais-Royal en décembre 1693, n’est pas parvenue à séduire un

554 « C’était un drôle intrigant de beaucoup d’esprit, doux, insinuant et qui, sous une tranquillité, une indifférence et une philosophie fort trompeuses, se fourrait et se mêlait de tout ce qu’il pouvait pour faire fortune. […] D’ailleurs il savait, entre autres, force grec, dont il avait aussi tous les mœurs ». (L. de Saint-Simon, cité dans E. Minel, « Introduction », p. 14.) 555 J. DeJean, Ancients against Moderns : Culture Wars and the Making of a Fin de Siècle. 163 auditoire acquis à la composition lulliste556. Celle de Pierre témoigne d’un « génie [qui] ne s’était pas encore totalement développé », ni encore dégagé des « nuages qui le couvr[ai]ent »557. Produire une version de l’épisode corinthien donne donc à l’auteur du Parallèle l’occasion de faire valoir, par contraste, les principes esthétiques qu’il défend : supériorité de la tragédie « simple » sur l’ostentatoire complexité de l’opéra ; du tendre naturel « racinien » sur l’héroïque gravité

« cornélienne » ; du langage du cœur sur celui de l’esprit. En représentant une figure inadaptée au goût moderne, le champion des Anciens peut également professer sa foi en une raison universelle, immuable, capable de transcender la mobilité du goût558. N’est-ce pas, après tout, cette mobilité que punit la Colchidienne en se vengeant de l’inconstant Jason ?

En Médée, Longepierre retrouve le passé de la tragédie ; celui que rejettent les Modernes pour sa brutalité, pour son horreur. Dans la préface de la pièce, le poète, plus que quiconque avant lui, s’attarde à la généalogie dramatique de la magicienne. Il densifie la matière antique : Médée n’est plus seulement l’héroïne d’Euripide et de Sénèque ; elle est celle des pièces perdues d’Ennius, de Pacuvius, d’Accius, d’Ovide559. Et c’est de ces Médée, plutôt que de celle de Corneille l’aîné – le cadet n’est pas même mentionné –, que se réclame Longepierre. « Je défie qu’on puisse citer un endroit de cette pièce qui paraisse emprunté de Monsieur Corneille, et qui ne soit pas de

556 Edmond Lemaître : « ce fut un échec. L’exiguïté des articles sur Médée de Charpentier, dans les dictionnaires et histoires de l’opéra datant du début du XVIIIe siècle, ainsi que le manque de renseignements précis, comme la distribution complète des rôles, la composition des ballets, en témoignent ». (Médée, tragédie en musique, Paris, CNRS, 1987, p. 4.) 557 H. de Longepierre, Préface de Médée, p. 88. Corneille lui-même a exprimé une semblable opinion dans une lettre à monsieur de Zuylichem : « Ce sont les péchés de ma jeunesse et les coups d’essai d’une muse de province qui se laissait conduire aux lumières purement naturelles, et n’avait pas encore fait réflexion qu’il y avait un art de la tragédie, et qu’Aristote avait laissé des préceptes. » (P. Corneille, Lettre à monsieur de Zuylichem, p. 853.) 558 Voir C. Barbafieri. « L’épisode amoureux ou comment s’en débarrasser : révérence des anciens et modernité dans l’Électre de Longepierre », p. 717. 559 « Il y a peu d’histoires aussi connues que celle de Médée ; et de sujets de tragédie aussi célèbre que celui-ci. Euripide l’a traité parmi les Grecs. Ennius, Pacuvius, Accius, Ovide, & Sénèque parmi les Romains. » (H. de Longepierre, « Préface », dans Médée, p. 89.) 164

Sénèque », prend-il soin d’écrire. L’œuvre du précepteur de Néron offre le matériau fondamental, original, auquel il importe d’accéder sans détour.

Certes, Longepierre montre bien de la mauvaise foi : sa tragédie est émaillée de références aux deux Corneille. Mais cela même renseigne sur le parti pris esthétique du dramaturge : quelles que soient les réactualisations qu’elle a connues, Médée reste, et doit rester, une figure archaïque.

Elle porte en elle les formes d’autrefois, celles qui ont fait l’enfance, la pré-histoire, de la tragédie. En rappelant la magicienne, c’est-à-dire en la faisant revenir à la scène et à l’esprit, Longepierre porte sur le front poétique le combat entrepris avec le Discours : il dramatise une défense des premiers

âges, conforme aux thèses des Anciens et à leur conception du temps. Plus évidemment que toutes celles qui l’ont précédée, la Médée de 1694 est une tragédie de la mémoire, mémoire des hommes et mémoire de la scène. Elle dit l’impossibilité de repousser le passé, quelque obscur qu’il soit, et de nier sa place, en filigrane, dans la tissure du présent. Dépouillée du faste écrasant des machines, elle réactive la puissance de la parole tragique ; la force de subjugation que les contempteurs du théâtre n’ont de cesse de craindre. Médée, c’est la tragédie déclinante qui, au-delà des contingences temporelles, renoue avec son identité primitive et obscure, et annonce sa propre transformation.

L’ombre du passé

La pièce s’ouvre sous le signe du souvenir : « Je sais ce que je dois à l’amour de Médée »560, confie Jason à son compagnon Iphite. Comme chez Corneille l’aîné, l’Argonaute reçoit le privilège des premiers mots. La comparaison se limite toutefois à la dispositio : en ce qui a trait au caractère, le héros de Longepierre a peu en commun avec l’ambitieux courtisan naguère campé par

Montdory. Les scrupules qu’il exprime au sujet de son épouse rappellent plutôt le Jason de Thomas

560 H. de Longepierre, Médée, v. 1. 165

Corneille : « Je lui dois toute ma tendresse. »561 Là encore, toutefois, apparaissent des divergences.

En disant « je dois », le personnage d’opéra évoque ce qu’en principe l’honneur exige de lui. Et ce principe, il y renonce rapidement. À peine reconnaît-il « la grandeur de l’outrage » qu’il commet en manquant à « la foi qui [l’]engage » (p. 10). Son ethos est celui du héros galant décrié par Rapin et

Villiers, qui oublie ses charges pour se soumettre à la passion562 : « [u]n fier ascendant », celui de

Créuse, « asservit [son] courage » (p. 10). Aux « chimères » du devoir, il oppose une célébration de l’amour et de sa toute-puissance :

Que me peut demander la gloire, Quand l’amour s’est rendu maître de mon cœur563 ?

Le Jason de Longepierre ne montre pas autant de légèreté. En bon émule de Racine 564, le dramaturge fait de la passion une puissance cruelle, insurmontable : à plusieurs reprises, l’Argonaute mentionne la force « invincible » (v. 9) qui le pousse vers Créuse, et fait allusion au

« tyran » (v. 7) qui « règne avec violence » (v. 81) sur son cœur. Aimer la princesse paraît lui coûter, d’autant qu’il sait son existence modelée par la passion de Médée, par sa brutalité et ses débordements : chez lui, « je dois » dit la conscience d’une dette ineffaçable. Le héros reconnaît que la magicienne l’a, en quelque sorte, mis au monde ; que son art et sa violence ont fait de lui

« l’ornement de la Grèce et l’effroi de l’Asie » (v. 170). Il porte l’ombre de la Colchidienne – au sens d’« avoir avec soi » comme de « projeter ». Si, dans son discours, l’amour est « aimable poison »

(v. 87), « impérieuse flamme » (v. 89), « fatale puissance » (v. 5) ; s’il produit un « éclat dangereux »

(v. 100), un « charme qui […] enchante » (v. 19), ces topiques dépassent les lieux conventionnels du

561 T. Corneille, Médée, I, III, p. 10. 562 Voir C. Barbafieri, « Le refus du héros galant », dans Atrée et Céladon. 563 T. Corneille, Médée, I, III, p. 10. 564 La dette de Longepierre envers Racine est considérable. Tomoo Tobari, auteur d’une première édition critique de Médée, dit dans un article n’avoir pas systématiquement recensé les citations raciniennes dans le texte : l’appareil de notes s’en serait trouvé trop alourdi. (T. Tobari, « Racine et Longepierre : à propos de la Querelle des Anciens et des Modernes », p. 169.) 166 pathos galant. Leur sens n’est pas exactement celui qu’elles auraient dans la bouche d’un Pyrame ou d’un Astrate. Elles conjurent le spectre de Médée, issu d’un passé où se mêlent bel et bien feu, poison et magie noire ; un passé que Jason s’accuse, et, dans une certaine mesure, se trouve coupable, de vouloir fuir.

Ce passé, l’Argonaute n’en sent pas seul le poids. Créuse devine aussi sa lourde présence.

Pudique, la fille de Créon craint de s’abandonner aux sentiments qui l’entraînent : comment l’homme qu’elle aime pourrait-il se détourner de celle qui, après tout, reste son épouse ? Comment, au-delà même de ce problème de bienséance, pourrait-il oublier un « long penchant » (v. 185), un

« amour […] si long » (v. 190) ? L’actuel, croit Créuse, ne peut nier l’antérieur : « Seigneur, […] de votre âme [Médée] sait le chemin. » (v. 188) Et ce chemin, l’image de la Colchidienne, l’effet de sa parole, suffisent à le rouvrir :

Tant que vous la verrez, que vous pourrez l’entendre Je crains tout […]565.

La jeune princesse jauge bien sa rivale : le plus grand danger que représente Médée, comme la plus importante ressource qu’elle possède, provient du spectacle qu’elle génère, de la synthèse qu’elle opère entre verbe et image. Par là agissent « ses charmes » (v. 97) ; par là se révèle le joug d’émotions dévorantes, invincibles. Contre elles, la princesse ne peut rien. Quelque « éblouissants » (v. 99) que puissent être ses « beaux yeux » (v. 643), quelques « transports » (v. 702) que puisse susciter son « air de déesse » (v. 106), ses appas demeurent insuffisants pour neutraliser une force hypnotique, « au- dessus de tout l’effort humain » (v. 187).

565 Médée, v. 189-190. 167

Créon lui-même mesure l’effet de cette force. C’est à la contrer qu’il s’attache en ordonnant l’exil de la Colchidienne. Le roi de Corinthe ne souhaite pas simplement rétablir ordre et paix dans ses « heureux États » (v. 220) : il cherche à effacer, d’une scène qu’il veut propice à la célébration du

« doux hyménée » (v. 245) de sa fille, les « maux » que la barbare magicienne « traîne à sa suite »

(v. 222) et persiste à montrer. Médée doit disparaître parce que ses « cris » (v. 741) disent la vérité de passions enfouies, que « sa vue » (v. 183) demeure capable de glacer et de happer, qu’elle suscite des « songes effrayants » (v. 229) et fascinants ; qu’elle matérialise, en un mot, une expérience primitive dont il importe d’étouffer la brutalité. Avant même de faire son entrée, l’épouse de Jason devient celle par qui s’offre aux regards le rappel de l’insupportable. De fait, Créon attribue à

Médée les effets apparents de la corruption : « ternir », « souiller » (v. 235). Il enjoint d’ailleurs à

Jason d’« expi[er] [l’]hymen qui tache [sa] vie » (v. 234), de l’effacer comme on effacerait une marque diabolique. Il impose à son futur gendre un exorcisme, une purgation : « Séparez vos vertus de [Médée] et de ses forfaits. » (v. 240) Pour conformer son existence aux exigences de la nouveauté, l’Argonaute doit extraire son corps et son esprit du schème gouverné par une imago infernale. Il doit renvoyer la Colchidienne à la nuit d’horreur que cherche à éclipser une « journée […] célèbre et fortunée » (v. 266), consacrée aux nouvelles amours.

Tout le premier acte développe ainsi une tension entre permanence et progrès, entre souvenir et régénération, articulée autour de l’idée même de spectacle. Le présent et le passé qui s’y accroche forment, dans leur lutte, un nœud qui sera celui de l’intrigue. Le texte est d’ailleurs

émaillé de termes associés au motif du lien : « tissus », « joug », « lie », « attache »,

« nœuds »… Partout, ce qui fut tire à lui ce qui est, et qui tente de s’échapper. Une ombre progresse de façon inexorable, grandissant à mesure que cherche à s’intensifier la lumière qui la nie. Dans la 168 fête galante organisée sur scène, où chacun cherche « la source de sa joie et la fin de sa crainte »

(v. 258), rien ne peut empêcher le retour des ténèbres d’avant.

Une revenante : voilà en effet ce qu’évoque Médée lorsqu’elle paraît, au début de l’acte II.

Hagarde, souffrante, la magicienne a l’allure des ombres torturées qui ouvraient les pièces humanistes et disaient, par leur seule présence, que le peuple de l’Hadès se souvient de la terre.

Son trouble rappelle aussi celui de Phèdre, émergeant des profondeurs de son tourment pour affronter le jour aveuglant :

Où suis-je, malheureuse ? Où portai-je mes pas ? Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je ouï ? Je ne me connais pas566.

Médée peine à trouver ses repères. Le monde qu’elle regagne ne ressemble pas à celui qu’elle a connu, et qui a défini son être. Ce n’est pas seulement que la douleur brouille ses perceptions ; c’est aussi que ce monde refuse de s’identifier à l’époque révolue dont elle est issue.

Là réside toute la tragédie de l’héroïne pétralongienne : elle regarde en arrière alors que plus personne ne souhaite le faire. Là se précisent aussi les enjeux esthétiques et narratifs que soulève

Médée. En ravivant le passé, elle expose l’envers de l’insolente mise en scène à laquelle Jason prend part, et dont il a choisi de l’exclure. Ses larmes teintent l’éclat des « autels […] parés », des « temples

[…] ouverts » (v. 272), des « concerts » nuptiaux (v. 271). Ses mots, véritables chants de deuil, rompent l’harmonie des « chants d’hymen » (v. 270) dont résonne Corinthe. La douloureuse mémoire de l’infidélité flétrit la célébration de la nouvelle union en même temps qu’elle en révèle la sombre genèse :

566 Médée, v. 267-268. 169

Jason honteusement me chasse de son lit ! Il m’ôte tout espoir ! Épouse infortunée ! Que dis-je, épouse ? Hélas ! Pour nous plus d’hyménée567 !

Médée pleure l’oubli, non tant celui du respect dû à sa « gloire » que celui de la valeur accordée aux anciennes passions, aux anciennes promesses. On reconnaît dans ses mots la tonalité élégiaque568 des Héroïdes ovidiennes, modèles importants pour Longepierre comme pour plusieurs de ses contemporains. La plainte de l’épouse répudiée fait écho à celle que pousse l’auteure fictive de la douzième épître, exprimant une tristesse amoureuse nourrie par la conscience de ce qui ne sera plus569 : « On m’abandonne, et j’ai perdu mon royaume, ma patrie, mon palais, mon époux, qui seul était tout pour moi »570.

Mais l’héroïne de Longepierre ne s’arrête pas aux lamentations. Elle emprunte la voie que la

Médée d’Ovide se contente de pointer : « J’irai où me conduira la colère. » Cette voie, c’est celle de la monstruosité et de la monstration. La magicienne s’offrira, dans toute sa barbarie, aux yeux de ceux qui veulent l’oublier. Son pouvoir redonnera le spectacle qu’il a déjà créé : « À l’isthme il

[fera] voir ce qu’a vu la Colchide. » Au présent, il imposera de se reconnaître comme le produit d’une antériorité imprégnée de sang et de sortilèges. C’est cette soif de convoquer le passé, de ressusciter les horribles images de jadis, qui fait basculer le dolor dans le furor, la déploration dans l’imprécation. Et c’est elle qui s’exprime dans l’adresse de Médée au Soleil :

567 Médée, v. 276-278. 568 Pour une étude des acceptions de l’élégie et de sa relation avec la tragédie au XVIIe siècle, voir N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 87 à 98 en particulier. 569 Le rapport dialectique du maintenant et de l’avant s’inscrit dans la facture même des Héroïdes : le dispositif « moderne » de la lettre donne la parole aux figures issues des temps, lointains et incertains, de la mythologie et de l’épopée. (J.M. Montana, « Élégie, image et rhétorique dans les Héroïdes d’Ovide », publication en ligne.) 570 Ovide, Héroïdes, épître XII. 170

Reviens sur tes pas et dans l’obscurité Plonge tout l’univers privé de ta clarté571.

Il ne s’agit plus seulement de réduire Corinthe en cendres ou d’ébranler ses murailles, comme chez les deux Corneille572. Pour servir la colère de la magicienne, le quadrige d’Hélios doit rebrousser chemin et rétablir les ténèbres qui ont précédé la naissance du jour. C’est aller à contre-pied du décret de Créon, formulé un peu plus tôt :

Je veux que dès demain l’astre brillant du jour Ait vu partir Médée en commençant son tour573.

La Médée de Longepierre pourrait reprendre à son compte les paroles de son homologue sénéquienne : « J’ai faussé la marche du temps. »574 D’entrée de jeu, Iphite a prévenu Jason contre la capacité de la magicienne à bouleverser le rythme du monde :

Elle arrête à son gré les Astres dans leur course, Les torrents les plus fiers remontent vers leur source, La Lune sort du Ciel, les Mânes des tombeaux575.

L’œuvre pétralongienne rend à Médée la puissance créatrice (et destructrice) de la Magna

Mater, indifférente à la mécanique des horloges modernes. En dépassant les marges d’un espace- temps rationnellement conçu, en autorisant ce qui est mort à hanter ce qui vit, la divine magicienne rappelle que l’occulte peut regagner ses droits sur ce qui l’a occulté. « De notre art déployons la noirceur » (v. 299) : cette noirceur, c’est l’obscurité des origines. Cet art, c’est celui qui se nourrit du chaos primordial pour faire surgir des formes vouées, de façon irrémédiable, à garder son empreinte.

571 Médée, v. 287-288. 572 Corneille l’aîné : « Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant / […] Créon en est le prince et prend Jason pour gendre / C’est assez mériter d’être réduit en cendres ». Thomas Corneille : « Corinthe, le roi, la princesse, Jason / Tout doit trembler si je m’emporte ». 573 Médée, v. 243-244. 574 Sénèque, Médée, p. 484. 575 Médée, v. 129-131. 171

Et cette empreinte, la descendante du Soleil s’acharne à l’exposer. Elle ne fait pas qu’énumérer à ses offenseurs ce qu’ils lui doivent et ce qu’elle leur a sacrifié. Elle hante leurs pensées. Son insistante présence transcende le verbal, le tangible : « Médée » rime avec « idée » (v.

720). Jason se dit harassé par l’image de sa femme, aussi féroce qu’une Érinye : « Ce souvenir cruel m’afflige et me poursuit » (v. 723) ; « il me trouble et me suit » (v. 724). Partout, l’Argonaute voit, ou croit voir, celle à qui il a lié son destin sur les rives du Phase. Il s’obstine cependant à fuir en avant. Il persiste à ignorer les suppliques passionnées de celle qui réclame son retour : « [S]ouviens- toi […] de mon fidèle amour » (v. 554) ; « Ressouviens-t’en, ingrat. » (v. 530)576 En négligeant ces appels à la remémoration, il signe sa propre condamnation. Repoussée de nouveau, l’épouse bafouée laisse éclater sa rage : « Je t’empêcherai bien [de] perdre la mémoire » (v. 838). Cet avertissement s’étend d’ailleurs à tous ceux qui ont résolu de la bannir ; à tous ceux qui, par crainte ou par inconscience, ont osé rejeter ce dont elle témoigne :

Je sais, comme il me plaît, dans l’âme des ingrats Graver des souvenirs qui ne s’effacent pas577.

L’anamnèse se substituera à l’amnésie volontaire. Dans le passé qu’elle porte, dans les « idées » qu’elle mobilise, la Colchidienne trouvera la nature de sa revanche. Ainsi se dessine la trajectoire des deux derniers actes : Médée descendra en elle-même comme dans un labyrinthe peuplé de figures archaïques pour (re)donner à la scène la forme de sa haine et de son pouvoir. Le mouvement s’apparente à celui que Marc Fumaroli a trouvé dans Phèdre578, où les personnages suscitent, à partir de leur propre intériorité, les divinités dont ils se croient messagers ou proies.

576 Il s’agit là d’un emprunt direct à Pierre Corneille, dont Longepierre s’est bien gardé de se réclamer. 577 Médée, v. 839-840. 578 Voir M. Fumaroli, « Entre Athènes et Cnossos : les dieux païens dans Phèdre » (première et deuxième parties). 172

Médée retourne à Colchos. En-deçà de son désir, de cet Amour cruel qui « rit » (v. 342) de son désarroi et fait couler ses larmes, la magicienne retrouve ses compagnons de jeunesse, elle qui fut prêtresse d’Hécate. Les « terribles dieux du Styx » (v. 875) l’« échauffe[nt] » et l’« entraîne[nt] »

(v. 893), l’« appelle[nt] » et l’« anime[nt] » (v. 874). Leur action conjugue velléités sanglantes et potentiel spectaculaire : « animer » ne signifie pas uniquement « exciter à la colère, à la vengeance, au combat, à des entreprises ». Le terme désigne le fait de « mettre une âme dans un corps » ; d’assurer la force et la beauté d’une œuvre en la rendant vivante par les outils de l’art579. Cette dualité sémantique éclaire la portée des actions de Médée : sous la tutelle des esprits infernaux, la descendante du Soleil opérera l’immémoriale réunion entre le théâtre et le mal. Elle libérera, en l’incarnant, le monstre enfermé dans le dédale des temps, le monstre issu de la faute des hommes, dont tous souhaitent oublier qu’une partie du présent doit lui être sacrifiée.

Cette libération – et cette incarnation – a un instrument : la robe avec laquelle la magicienne inaugure sa vengeance. Rien ne dit le passé mieux que cette parure. Elle constitue, à la fois, « l’unique [trésor] qu’en fuyant Médée ait daigné prendre » (v. 858), et un artefact témoignant de la généalogie divine de la Colchidienne :

Le Soleil, mon aïeul, favorisant mon père, Pour présent nuptial en fit don à ma mère580.

Accessoire d’un rituel d’union, dérobé au passé, la robe résume l’être même de Médée, où se nouent les liens indéfectibles de la chair et du crime. Elle prolonge également, sur le plan matériel, l’inquiétant rappel que, plus tôt, l’épouse trahie a adressé à son mari : « Ta vie est un tissu des bienfaits de Médée. » (v. 549) À la magicienne seule appartient de filer la trame des destinées, et

579 A. Furetière, « Animer », page non numérotée. 580 Médée, v. 853-854. 173 de produire – parfois pour s’en draper – l’étoffe où elles se mêlent. Gardienne des mystères de la création, Médée cumule aussi les fonctions de Clotho, d’Atropos et de Lachésis, licières de l’Hadès.

De fait, c’est au moment où elle empoisonne la parure que, comme une vaste toile, les antiques ténèbres se déploient dans toute leur horreur. Nicholas Dion a remarqué que

Longepierre dilatait les scènes de magie noire581. Après celle de Sénèque, sa Médée est sans doute celle qui conjure avec le plus de vigueur « Nuit, Discorde, Fureur, Parques, Monstres, Cerbère »

(v. 906). Par les injonctions de la magicienne, les enfers païens se transportent sur scène et forment un tableau terrifiant de précision :

Dieux ! Ô terribles Dieux du trépas et des ombres ; Et vous, Peuple cruel de ces royaumes sombres, Noirs enfants de la Nuit, Mânes infortunés, Criminels, sans relâche, à souffrir condamnés, Barbare Trisiphore, implacable Mégère ; […] Reconnaissez ma voix et servez mon courroux ! […] On m’exauce. Le Ciel se couvre de ténèbres. L’air au loin retentit de hurlements funèbres. […] Ce Palais va tomber. La terre mugit, s’ouvre ; Son sein vomit des feux, et l’enfer se découvre582.

Les mots de Médée pourraient signaler l’entrée d’un ballet digne de ceux d’Alecton dans Atys et de la Haine dans Armide. Mais aucune troupe de démons ne surgit des coulisses pour entamer sa danse macabre ; aucune machine ne reproduit la violence de l’orage. Là où les scénographes- ingénieurs auraient mobilisé leurs artifices, la parole est seule à agir ; seule résonne la « voix formidable » de la magicienne, qui bouleverse la nature et ouvre le gouffre de l’imaginaire. Afin de faire connaître à ses ennemis les conséquences de leur rejet du passé, Médée réactive la puissance

581 « Une rapide comparaison avec la description du sortilège dans la pièce de Pierre Corneille indique clairement le caractère spectaculaire qu’elle prend chez Corneille .» N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 381. 582 Médée, v. 901-918. 174 incantatoire du verbe créateur, qui n’a que lui pour appui. Par le truchement de l’hypotypose, elle renoue avec la visio, figure primordiale de la mimésis. Ainsi aménage-t-elle une scène où la parole, soustraite à toute contrainte, dessine l’espace illimité des fantasmes et des transgressions.

À son commandement, le peuple spectral quitte l’« empire des Mânes » (v. 897) pour prendre part à la représentation. En tête de ces fantômes se trouvent les ancêtres. Sachant quels

« maux cruels […] on prépare à sa race » (v. 921), Sisyphe, père de la lignée corinthienne, se « cache de honte » derrière son « fatal rocher » (v. 922). Sacrifiés aux premiers éclats de sa fureur, Aiétès et

Absyrte traînent devant Médée leurs silhouettes décharnées et meurtries :

Quelle ombre vient à moi ? Que vois-je ? C’est mon père ! […] [Et] quelle ombre sanglante Se jette entre nous deux, terrible et menaçante ? De blessures, de sang, couvert, défiguré, Ce spectre furieux paraît tout déchiré. C’est mon frère. Oui, c’est lui ; je le connais à peine583.

C’est au nom de cet invisible spectaculaire que la magicienne agit. C’est pour expier une atteinte à son propre sang qu’elle infecte la robe – et qu’elle imprègne du venin de ses mots la trame de la représentation. D’une mémoire barbare, elle tire le châtiment de l’oubli.

Ce châtiment ne tarde pas à frapper la famille royale corinthienne. Contaminé par le poison, Créon meurt hors scène, banni du lieu dont il a cherché à chasser la Colchidienne. Mais

Créuse, prise au piège de la parure « charmée », agonise sous les yeux horrifiés de Jason – et du public du parterre. Comme elle en avait eu la prescience, la jeune princesse ne peut combattre le spectre d’une passion dévastatrice, issue d’un espace-temps lointain et inscrite à même l’étoffe

« empestée » (v. 881). Vêtue des fatals atours de la petite-fille du Soleil, la nouvelle fiancée de

583 Médée, v. 929-937. 175

Jason se voit forcée de rejouer le drame des origines. Origines de l’intrigue comme origines du spectacle : la flamme dont elle « brûle » (v. 1228), l’« ardeur dévorante » (v. 1226) qui la parcourt, ne désigne pas que l’éros mortifère de Médée ; elle renvoie aux racines mêmes du pathos, d’abord lié à une souffrance physique. Par cette souffrance, par son expression, se reproduit l’alchimie du verbe et du corps torturé dont est née la tragédie, et dont la Colchidienne a propagé l’essence toxique à travers les méandres de l’histoire. En expirant dans les bras de Jason ; en réalisant la synthèse de la douleur et de l’extase amoureuse, Créuse ne fait que sublimer l’image de Médée, qui, accrochée à sa chair, « courant de veine en veine » (v. 1153), a grandi en elle comme un mal incurable pour restituer aux yeux du monde la représentation de sa mémoire – qui est aussi mémoire de la représentation.

La parure scelle également le destin des enfants : son scintillement aveuglant pourrait être celui de l’« astre » qui a « empoisonn[é] leur triste naissance » (v. 1065). C’est en elle que Médée trouve le moyen d’étouffer la déchirante tendresse maternelle. La magicienne mène ses fils à se détacher d’elle : elle les envoie porter la robe à son infortunée destinataire et les fait, par là, tourner le dos au passé. « Oubliez votre sang ; oubliez vos ancêtres » (v. 993), leur ordonne-t-elle. En leur confiant le symbole du corps ardent qui les a mis au monde, elle les détache de son sein pour qu’ils gagnent celui de Créuse : « C’est votre mère, et de plus, votre Reine. » (v. 1002) Les rôles changent ; les enfants s’égarent sur le fil du temps. En franchissant le seuil du palais, ils franchissent le Léthé.

Ils rejoignent une nouvelle lignée : celle des ennemis de la mémoire, qui sont aussi ceux de Médée.

Lorsqu’ils reviennent vers elle pour lui faire leurs adieux, c’est en étrangers que la Colchidienne s’oblige à les traiter : « Adoptés par Créuse, il ne sont plus à nous. » (v. 1128) Elle s’autorise alors à 176 les détruire, comme elle détruit ceux qui oublient. Le cycle achève de se renverser. Le présent est happé par un passé féroce, qui rappelle, en le dévorant, qu’il l’a créé.

Ne reste alors que Jason. Lorsque l’Argonaute bondit vers elle pour venger le meurtre de

Créuse, Médée l’immobilise d’un coup de baguette : « Arrête, ingrat ! Et connais mon pouvoir. »

(v. 1272) Le geste a plus de portée que chez Pierre Corneille, où la magicienne, en ensorcelant un messager, ne faisait que donner prétexte à un récit. L’héroïne pétralongienne prête forme à l’enjeu central de la pièce : elle interrompt littéralement la progression de son mari, lancé dans un mouvement éperdu, aveugle, vers l’avant. Elle le force à scruter les ténèbres qui l’ont précédé et qu’il renie ; à accepter qu’il demeure leur créature, l’acteur du spectacle qui a jailli d’elles – d’où l’emploi du verbe « connaître », que Furetière associe au fait de « découvrir », de « faire voir », mais aussi de « savoir », de « pénétrer jusqu’au fond des choses »584. Incapable de poursuivre son avancée, celui qui avait cherché à éviter sa propre histoire, à occulter sa propre identité, doit maintenant prendre la mesure de sa faute et de sa punition. Tandis qu’on emporte le cadavre écorché de sa jeune fiancée, l’épouse dont il a voulu se détourner montre ses mains maculées du sang de leur progéniture : autour de lui, le passé se déchaîne et l’avenir se désagrège. L’Argonaute se trouve comme suspendu dans les limbes du temps, figé dans la position intenable du non-être. C’est là le pire des châtiments, la plus haute rançon de l’ingratitude : « Je te hais trop pour te donner la mort »

(v. 1344), crache Médée en s’enfuyant, emportée par ses dragons. Seul, arraché à la durée, dépossédé de tout sauf de sa douleur, Jason n’a d’autre choix que de procéder à son propre anéantissement ; de couper lui-même le fil de sa vie, mêlé à un écheveau qui, désormais, l’étouffe.

584 A. Furetière, « Connoistre », page non numérotée. 177

Paradoxalement, c’est peut-être par ce geste qu’il parvient le mieux à appréhender son existence pour ce qu’elle est : le fruit de la violence et du maléfice, qui ne peut exister hors d’eux.

Le suicide de Jason achève d’ensanglanter la scène que Médée laisse derrière elle.

Aux réjouissances initiales ont succédé l’horreur et la désolation : un « noir poison [s’est mêlé] au sort le plus charmant ». (v. 727) Avant de disparaître, la magicienne a pris soin de se délecter de ce

« spectacle si doux » (v. 1333), qu’elle a orchestré ; de ce « spectacle si beau » (v. 1176), désormais offert à son regard. Plutôt que de « rendre au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté »585, ses yeux sauvages ont distillé le venin dont elle a le secret, et qu’elle s’apprête à « apport[er] dans

Athènes »586 – là où Phèdre le trouvera. Le temps se replie sur lui-même, et dans sa circularité se dessine l’éternel retour du mal. Aux spectateurs modernes, Médée rappelle que la scène tragique porte le signe d’une antique barbarie ; que, toujours, elle saura « enfant[er] quelque monstre »

(v. 1031) et « invent[er] quelque horreur » (v. 1032).

L’horreur des Anciens

L’horreur : à la fin du XVIIe siècle, il s’agit de la plus importante limite imposée à la tragédie587. En la faisant éclater sur scène, Médée produit la monstruosité là où les monstres se font encore timides.

Bien sûr, la scène ne rejette pas les ombres. L’opéra a donné aux contemporains de

Longepierre le goût du « merveilleux noir » : depuis les premières productions de Quinault et

Lully ; depuis que Python a surgi sur le théâtre, qu’Alcide s’est aventuré dans l’Hadès, que Médée a

585 J. Racine, Phèdre, v. 1644. 586 J. Racine, Phèdre, v. 1638. 587 Au sujet de la notion d’horreur tragique et de sa définition à la fin du XVIIe siècle, voir N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 131-158 en particulier. 178 conjuré une Furie armée, les entrées infernales constituent un passage obligé. La tragédie relaie cette tendance588 : elle n’est pas imperméable à l’influence du genre lyrique – après tout, la majorité des poètes de l’époque se partagent entre la Comédie-Française et l’Académie Royale de musique. Dans les dernières décennies du Grand Siècle, le public reçoit moult descriptions de songes funestes, d’apparitions spectrales et de mânes errants. « Je crus voir, et je vis (quel spectacle odieux !) / Je vis de l’Achéron les filles inflexibles », raconte, en frissonnant, l’Althée de La Grange-

Chancel.

Mais cet imaginaire lugubre ne s’assimile pas forcément à l’horrifique. Les Furies, les fantômes, les démons n’ont rien de commun avec les « exhibitions de cadavres, têtes coupées, cœurs et autres débris macabres »589 que les premières décennies du siècle ont, par exemple, effectuées. Point, sur scène, des homicides sanglants, des tortures, des viols, des corps meurtris que l’on retrouvait dans les œuvres d’un Pierre Laudun d’Aigaliers ou d’un Alexandre Hardy.

L’esthétique théâtrale du XVIIe siècle finissant se rappelle la condamnation de l’horrible formulée par les poéticiens classiques. C’est La Mesnardière qui, d’abord, a attiré l’attention sur la distinction établie par Aristote entre terreur (phobos) et horreur (miaron)590. La première, à la base du processus cathartique, s’assimile à la peur soulevée par la punition divine, ou par la conscience d’un danger menaçant la cité. La seconde, toutefois, relève de l’extrême dégoût, et engage « la frayeur à l’état brut, la frayeur immédiate, le trouble physique qui ne laisse place à aucune

588 Les commentateurs établissent souvent une comparaison et une communication entre les deux scènes à l’époque. Même si la tragédie demeure en marge de l’effervescence, des expérimentations et des innovations qui traversent le théâtre de l’époque, elle n’est pas pour autant monolithique. (Voir N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 24-25.) 589 C. Biet, Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVIe-XVIIe siècle), p. 67. 590 « Le Philosophe a nommé pour ses mouvements, La Terreur & La Compassion, […] sans jamais parler de l’Horreur, ce sentiment odieux, & fort inutile au Theatre. » (J. P. de La Mesnardière, La Poétique, cité dans N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 141.) 179 réflexion »591. Son effet, on l’a vu592, peut s’apparenter – sans s’y assimiler – à celui de l’effroi. Sang, actes cruels, crimes commis coram populo : tout cela fige l’être dans un « transissement odieux » qui dépasse, ou plutôt bloque, l’entendement. Un tel état empêche l’exercice de l’action purgative, et s’avère, partant, « fort inutile à la tragédie ». C’est pourquoi, signalera d’Aubignac, on doit

« rejet[er] du Théâtre, les histoires d’horreur et les cruautés extraordinaires »593.

La terreur elle-même fait d’ailleurs l’objet d’une certaine suspicion chez les théoriciens des années 1630 : on s’accommode mal de son voisinage avec le répréhensible miaron – cela lorsque la limite entre les deux n’apparaît pas brouillée594. Ce qui prévaut, c’est la pitié (eleos), articulée à la notion chrétienne de « compassion ». Pour La Mesnardière, il vaut mieux que

[cette] compassion, qui est un sentiment plus doux, et qui naît des calamités des personnes imparfaites, fasse impression sur les esprits, et que même elle y domine jusqu’à tirer des larmes595.

Tirer des larmes : voilà l’important. Devant les malheurs des personnages, le spectateur doit « verser des pleurs », « fondre en larmes », « avoir le cœur fendu »596. Semblable réaction constitue le plus noble salaire de la tragédie. Par ce signe, le mécanisme purgatif donne la preuve de son efficacité, et le théâtre prouve sa capacité à remplir le mandat de purification morale qui est le sien. À la quantité de pleurs versés se mesure la qualité du pathos – et du dispositif cathartique – mis en place.

591 Aristote, Poétique, chap. 14, p. 253, note 2. 592 Voir supra., p. 41. 593 F. H. d’Aubignac, La pratique du théâtre, p. 120. 594 Nicholas Dion a souligné le manque de clarté du raisonnement de La Mesnardière, où les définitions accordées par La Mesnardière aux notions de terreur et d’horreur, de même que sa typologie de l’acceptable, semblent varier. (N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 144.) 595 J. P. de La Mesnardière, La Poétique, cité dans E. Hénin, « Le plaisir des larmes ou l’invention d’une catharsis galante », p. 228. 596 E. Hénin, « Le plaisir des larmes ou l’invention d’une catharsis galante », p. 232. 180

Entre 1630 et 1660, avec la vogue du théâtre galant et des pièces raciniennes, l’importance des larmes s’affirme à un point tel que celles-ci deviennent l’objectif exclusif et absolu du genre tragique. On constate le changement chez Rapin, qui fait des sanglots non pas les précurseurs, mais l’aboutissement de la pitié et de la crainte597 : dans ce cas, le processus dont témoignent les

émotions aristotéliciennes s’inscrit moins dans une optique d’édification que dans celle d’une expérience sensible prise pour elle-même. On retrouve les mêmes paramètres chez Saint-Ussans, qui lie chagrin et effet tragique : c’est par sa capacité à arracher des larmes à l’auditoire que l’on mesure l’« efficace » d’une pièce598 – et, peut-on inférer, le talent de son auteur. De fait, tout poète qui fait soupirer son public s’avère digne de reconnaissance. On comprend le soin que met Racine à souligner sa virtuosité en la matière. La dédicace d’Andromaque évoque l’émotion d’Henriette d’Angleterre à la lecture de la pièce : « Vous l’aviez honorée de quelques larmes. »599 La préface d’Iphigénie rappelle que l’œuvre n’a laissé aucun œil sec lors de sa représentation600. Et ce sont les sanglots du parterre qui servent de caution au dramaturge dans sa défense de Bérénice : « Je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes. »601

Pour les contemporains de Longepierre, les larmes ne ressortissent plus à la catharsis, dont tous conviennent qu’elle est périmée602, et que tous s’accordent pour amender. Elles cessent

597 « Rapin inverse le rapport de causalité entre les larmes et la catharsis : le plaisir de l’émotion n’est pas un moyen de purger la terreur et la pitié, mais ces deux passions sont elles-mêmes le moyen de provoquer une émotion à la fois troublante et agréable, qui constitue un plaisir intrinsèque et autosuffisant. Le cœur et l’âme éprouvent un charme secret à se laisser toucher, à jouir d’eux-mêmes, à se sentir éprouver. » (Ibid., p. 232.) 598 Ibid., p.231. 599 J. Racine, Dédicace d’Andromaque, p. 103. 600 « [M]es spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. » (J. Racine, Préface d’Iphigénie, p. 225.) 601 J. Racine, Préface de Bérénice, p. 165. 602 Saint-Évremond propose une synthèse entre l’admiration et les larmes, évocatrice de l’équilibre que cherche le public. Racine choisit une voie étroite pour conserver cet équilibre : il prend le parti des Anciens, récuse la décadence 181

également de se subordonner à un primat de régularité. Il suffit de lire Racine et Lamy pour mesurer la perte d’autorité qu’accusent, à la fin du XVIIe siècle, les préceptes qui ont encadré le théâtre classique. Désormais, « la principale règle est de plaire et de toucher »603. Les prescriptions de l’art poétique « ne tendent qu’à engager les hommes dans la lecture des poètes par le plaisir qu’ils y trouvent »604. Pleurer constitue ainsi une fin en soi ; le résultat visible, et étrangement agréable, que doit produire l’expérience intime des émotions tragiques. Si les pleurs ne perdent pas totalement leur dimension morale, ils n’en tirent plus leur légitimité. Du movere ne dépend plus le docere, qui apparaissait, sous un jour différent, à l’horizon du théâtre humaniste comme de la poétique classique. Les sentiments induits par la tragédie suscitent un agrément intrinsèque et autosuffisant, qui trouve dans les larmes son expression par excellence : « L’effet naturel du grand tragique, écrit La Bruyère, serait de pleurer tous franchement de concert à la vue l’un de l’autre, et sans autre embarras que d’essuyer ses larmes. »605

Inscrits dans le spectacle de la vie mondaine, les pleurs illustrent le mode de réception d’un public délicat, rompu aux habitudes de la sociabilité polie. Ce public, désormais plus influent que les doctes de l’Académie606, ne demande qu’à « s’attendrir sur le pitoyable »607. Il ne saurait, conséquemment, souffrir la mise en scène d’actes brutaux ou l’expression trop âpre des sentiments. De là la méfiance maintenue à l’égard de l’horreur dans les dernières décennies du

Grand Siècle ; de là, aussi, la condamnation prononcée contre certains aspects des tragédies

galante de la tragédie et prétend même restaurer les émotions aristotéliciennes dans leur intégrité. Cela ne l’empêche toutefois pas d’invoquer, comme ses contemporains, les larmes contre les règles. (E. Hénin, « Le plaisir des larmes », p. 228-229.) 603 J. Racine, Préface de Bérénice, p. 165. 604 B. Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, cité dans E. Hénin, « Le plaisir des larmes », p. 230. 605 J. de La Bruyère, Les Caractères, rem. 50. 606 A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. 607 J. de La Bruyère, Les Caractères, rem. 50. 182 antiques, réputées véhiculer cette horreur. « Les Athéniens », écrit d’Aubignac dans sa Pratique, « se plaisaient à voir sur leur Théâtre, les cruautés et les malheurs des Rois, les désastres des familles illustres, et la rébellion des Peuples » 608 ; or, le contexte moderne ne peut permettre qu’on représente des situations aussi intolérables. Offrant une lecture singulière de la théorie aristotélicienne, Corneille tourne autrement le même constat dans la préface d’Horace (rappelons- nous que Camille devait initialement mourir sur scène, contre l’avis formulé par d’Aubignac) :

Si c’est une règle de ne pas ensanglanter le théâtre, elle n’est pas du temps d’Aristote, qui nous apprend que pour émouvoir puissamment, il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle609.

Que les temps ont changé, Rapin, comme Corneille, le constate. L’auditoire policé, prévient-il, ne sait plus recevoir les images d’avant. Il répond mal à la représentation d’émotions trop éloignées de ses délicats sentiments : « [L]es passions qu’on représente deviennent fades et de nul goust, si elles ne sont fondées sur des sentiments conformes à ceux des spectateurs. »610 Même Longepierre reconnaît aux œuvres antiques une certaine rudesse, distanciée des mœurs modernes :

Pense-t-on que dans ces temps éloignés on avait en toutes choses le même goût des bienséances […] que nous l’avons à présent que par le moyen d’une si longue suite de siècles les hommes se sont polis peu à peu 611 ?

Quelles que soient ses positions esthétiques, chacun reconnaît, dans les premiers âges du théâtre, le lieu de la violence, de la barbarie.

Ce lieu, plusieurs se gardent de le revisiter. Longepierre choisit pourtant de s’y aventurer, comme Thésée chez Minos. Avec Médée, en toute connaissance de cause, il fait descendre la tragédie dans les ténèbres du passé, où se tapit l’horreur. Bien sûr, il ne néglige pas les exigences

608 F. H. d’Aubignac, La pratique du théâtre, p. 120. 609 P. Corneille, Examen d’Horace, p. 248. 610 R. Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, p. 183-184. 611 H. de Longepierre, Discours sur les Anciens, p. 93-94. 183 d’une scène qui tolère mal le monstrueux. Il s’attache à justifier les actions de son héroïne. Ironiquement, il reprend pour ce faire la stratégie rhétorique utilisée par Pierre Corneille, son « rival », dans l’examen de sa propre Médée. Il fournit une explication au comportement de la femme répudiée, en même temps qu’il mise sur l’intérêt dramatique du personnage :

Médée, toute méchante et toute criminelle qu’elle est, étant aussi très malheureuse et trahie par celui pour qui elle a tout fait et tout abandonné, est l’un des personnages du monde les plus propre à faire un grand effet sur la scène612.

Un « grand effet » : ce sont d’abord les « transports » et les larmes. Amoureuse souffrante, mère aimante et blessée, femme déchirée par la nécessité du crime : la « malheureuse » magicienne (ainsi se présente-t-elle dans son tout premier vers) s’inscrit bel et bien dans un « tragique de la sensibilité »613. La femme de Jason est la « triste Médée » (v. 77), aux « yeux baignés de larmes »

(v. 1050), qui porte le poids d’un « hymen malheureux » (v. 568) ; la mère endeuillée, forcée de faire ses adieux à ses enfants, à leurs « douces caresses » (v. 1081), à « toutes [leurs] tendresses »

(v. 802) Victime de la magicienne, Créuse est elle-même une « triste princesse » (v. 1241), dont l’agonie se déroule sur le mode de la plainte (« hélas ! », v. 1247), du « regret » (v. 1224), des protestations de tendresse. Et lorsque la magicienne fuit, ce sont des « yeux chargés de larmes »

(v. 1338) que Jason lève sur elle.

Mais si Médée fait pleurer, elle fait aussi « frémir ». À l’élégiaque, l’horrifique répond, sans l’annuler. Judd D. Hubert a relevé cette dualité614, que cristallise l’adresse de la magicienne aux enfers : « Venez remplir ces lieux et de sang et de larmes » (v. 910). L’horreur ne provient toutefois pas, en premier lieu, des images plutôt classiques, si surenchéries, du monde souterrain. Elle ne trouve pas, non plus, sa source première dans les hallucinations, les songes ou les apparitions

612 H. de Longepierre, Préface de Médée, p. 91. 613 J. D. Hubert, « Une tragédie de la sensibilité : la Médée de Longepierre ». 614 Ibid. 184 fantomatiques – quoique le « spectre furieux » d’Absyrte, « de blessures, de sang couvert, défiguré »

(v. 936), ait de quoi faire frissonner. Le crime infanticide offre sa consécration. C’est là que

Longepierre réalise une sinistre innovation. Le poète fait ce qu’aucun des deux Corneille n’avait osé faire avant lui : montrer les enfants sur scène avant leur meurtre. Ce procédé n’est pas courant.

On mesure ses conséquences dans la tragédie pétralongienne : même si elle se produit hors scène, la mise à mort des fils de Médée, dont on vient de voir le « sourire mêlé de larmes »615, se laisse concevoir avec une effrayante précision. La Colchidienne présente d’ailleurs à Jason sa main tachée de sang, et brandit le couteau qui a servi au forfait. Peu est laissé à l’imagination ; ce qui l’est suffit cependant à accentuer, par le fait même qu’il est occulté, la violence de l’expérience spectaculaire –

« ne pas voir, pour mieux croire »616. Ce sera assez pour que d’Argenson s’exclame, au sujet de l’œuvre de Longepierre : « Le sujet est du grand tragique des anciens : quelle horreur dans l’action ! »617

Tel est le fruit de la descente du poète au labyrinthe : au cœur du dispositif pathétique de la tragédie moderne fait irruption un passé tissé de violence et de crimes, qui se refuse à l’oubli.

Permanence du mal : Médée chez les Anciens

Par le mouvement même de sa revenance, Médée incarne, sur un mode paroxystique, la position esthétique des Anciens. Ceux-ci ne rejettent pas forcément la compagnie de la noire magicienne. Ils savent, bien davantage que leurs opposants, tolérer, voire apprécier (au sens d’une mesure d’importance), les débordements parsemant les œuvres grecques et latines. Cela peut

étonner : les Modernes se trouvent, la plupart du temps, présentés comme ceux qui prônent liberté

615 Longepierre a emprunté cette antithèse à Euripide. (Voir N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 384.) 616 N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 152. 617 D’Argenson, Notice sur les Œuvres de théâtre, cité dans N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 378. 185 et écarts. Mais cette liberté, ces écarts, ils les réclament au nom de nouveaux principes. Marc

Fumaroli a souligné cette nuance :

Ce sont sous Louis XIV les Anciens qui admettent ce qu’il y a de vif, de déconcertant, de stimulant dans la représentation de la vie humaine par les poètes antiques, tandis que les Modernes sont favorables aux conventions morales et esthétiques uniformes et confortables618.

Le respect des convenances : c’est précisément ce que loue Charles Perrault dans sa Critique de l’opéra (1674), consacrée à l’Alceste de Quinault et Lully. Le dialogue peut se lire comme la répression d’un passé jugé barbare. Perrault remercie le librettiste, son protégé, d’avoir « corrigé » la tragédie d’Euripide qu’il a prise pour modèle. Cette tragédie, en effet, comporte de grossiers défauts. Par exemple, le prologue entre Apollon et la Mort « déclar[e] indistinctement le nœud et le dénouement, [et] dérob[e] aux Spectateurs tout le plaisir qu’ils auraient eu dans la suite »619 ; la différence d’âge entre Alceste et Admète, permise par « les mœurs [du] temps » d’Euripide, « n’est point du tout au goût [du] siècle »620 ; le fait qu’Admète consente à ce que sa femme meure pour lui

« ne manque[rait] point de donner de l’indignation »621. Grâce aux modifications apportées à l’intrigue, grâce à l’élégance conférée aux mots, Quinault a su rendre Alceste conforme aux exigences d’ordre et de bienséance qui sont celles de l’art moderne, délice des honnêtes gens. Un immense progrès s’est donc opéré par rapport au canevas antique et à ses scènes révoltantes de crudité ; un progrès à la mesure de celui qu’ont connu tous les arts et les sciences, raffinés, magnifiés et domptés par les rayons du Soleil royal.

Rien n’égale, en effet, le « siècle de Louis le Grand ». Dans le fameux poème qu’il lit à l’Académie, le 27 janvier 1687, et qui déclenche officiellement la Querelle des Anciens et des

618 M. Fumaroli, Le sablier renversé, p. 421. 619 C. Perrault, Critique de l’opéra, p. 31-32. 620 Ibid., p. 34. 621 Ibid., p. 36 186

Modernes622, Perrault élargit les idées que contient la Critique : le présent n’a rien à envier à la

« belle » Antiquité ; il n’a pas à « plier les genoux » (p. 290) devant elle, comme devant une reine ou une déesse. Au contraire ; si reine, si déesse il y a, elle dirige un peuple lointain, étranger aux usages nouveaux. Platon est « ennuyeux » (p. 290), Aristote et Hérodote « peu sûrs » (p. 291). Les principes modernes auraient perfectionné leur travail. Un Homère au fait des exigences de la politesse

« aurait formé [les] vaillants demi-dieux, / Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux »

(p. 294). Respecter le « sage » principe du nécessaire aurait, en outre, rendu le bouclier d’Achille

« plus correct et moins chargé d’ouvrage » (p. 295). Le goût du siècle est sans faille. Virgile, Ovide,

Ménandre sont aujourd’hui « adorés » ? C’est que ce goût leur rend enfin justice : forts de leurs connaissances et du raffinement de leur sensibilité, les lecteurs savent, mieux que le fruste public antique, mesurer la valeur de leurs œuvres et la subtilité de leur génie623. L’idée de progrès, de perfectionnement de la civilisation, guide le raisonnement – et les habiles pirouettes rhétoriques – de Perrault. Avec le passage des siècles s’est enrichi le savoir et se sont épurés les mœurs : à partir des « secrets divers » ravis à la nature624, l’« homme curieux » a su inventer un « utile amas [de] choses », et exercer le jugement nécessaire pour conserver le meilleur de ces inventions625. Au passé, le présent a pris ce qu’il fallait – agissant comme Jason avec Médée : il peut maintenant se

622 Il s’agit de délimitations étroites. Par contre, il est possible de voir, tout au long du siècle, se moduler une tension entre les partisans de la tradition et ceux de l’innovation. La Querelle du Cid, par exemple, a manifesté cette tension, avant la Querelle d’Alceste. Ce qui diffère, dans le cas du « Siècle de Louis le Grand » et de ce qui s’ensuit, c’est que le terrain s’élargit. 623 « Mais ces rares auteurs, qu’aujourd’hui l’on adore, / Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ? » (« Le Siècle de Louis le grand », p. 295.) C’est l’occasion pour Perrault d’égratigner les Anciens : si ces auteurs n’ont pas joui de la notoriété qu’ils méritaient, c’est que leurs contemporains étaient trop absorbés par la lecture des aînés pour apprécier leur génie. Perrault aborde également la question de la postérité : si la renommée de Virgile et d’Ovide a grandi à travers les siècles, celle d’un Corneille, d’un Malherbe, d’un Tristan, d’un Rotrou ne pourrait-elle pas faire de même ? 624 Perrault ne manque pas de louer la science moderne, qui a retiré le voile de la déesse : « De la sage nature [l’homme] y voit les ressorts, /Et portant ses regards jusqu’en son sanctuaire, /Admire avec quel art en secret elle opère. » (« Le Siècle de Louis le grand », p. 292.) 625 « Et cet utile amas des choses qu’on invente, / Sans cesse, chaque jour, ou s’épure, ou s’augmente. » (« Le Siècle de Louis le grand », p. 304.) 187 construire, autonome, éclatant, selon ses propres règles esthétiques et morales, et tourner le dos à la barbarie dont il est parvenu à s’affranchir.

Les Anciens défendent ce passé, avec tout ce qu’il comporte d’âpreté. Dans la préface d’Iphigénie, réplique directe à la Critique de l’opéra, Racine souligne que sa peinture des passions suit

« exactement » celle du « barbare » Euripide626, et que plusieurs des passages les plus populaires de sa tragédie résultent d’une traduction directe du grec. Si le public a donné son adhésion à la pièce, si « le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes », c’est que « [l]e bon sens et la raison

[sont] les mêmes dans tous les siècles »627 – et que cette raison, ce bon sens, ne se révoltent pas nécessairement devant la violence d’émotions bien présentées. C’est, partant, que l’histoire ne se résume pas à une succession de siècles accomplis et de siècles barbares, où chaque instant possède sa propre finitude. Par-delà les contingences temporelles et culturelles, il demeure un fond immuable – appelons-le raison, comme Racine, ou peut-être nature ; un fond qui lie les uns aux autres non seulement les poètes, membres d’une république littéraire globale, mais tous les hommes.

Ce fond, Longepierre l’évoque aussi dans le Discours sur les Anciens, publié – probablement à la demande de Racine628 – peu après la divulgation du « Siècle de Louis le Grand ». Avant de répondre aux arguments, et de reprendre les exemples, convoqués par Perrault, l’helléniste dénonce la tendance des Modernes à vouloir tout ramener à leur époque, à faire du présent la

626 « Pour ce qui regarde les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J’avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie ; et je l’avoue d’autant plus volontiers que ces approbations m’ont confirmé dans l’estime et dans la vénération que j’ai toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de l’antiquité. J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. » (J. Racine, Préface d’Iphigénie, p. 225.) 627 J. Racine, Préface d’Iphigénie, p. 225. 628 Voir T. Tobari, « Racine et Longepierre ». 188 mesure de toutes choses629. Quelque notables qu’ils soient, particulièrement sur le plan des sciences, les progrès dont se targuent les contemporains de Perrault n’ont pas l’importance du legs antique. Les chefs-d’œuvre laissés par les Grecs et les Romains – ceux de la poésie et de l’éloquence, surtout – dévoilent, dans toute sa beauté et toute sa complexité, la vérité humaine. Balayer cet héritage du revers de la main, le considérer comme barbare et inacceptable, équivaudrait à renier, au nom d’une morale de surface, ce qui se trouve aux fondements de l’histoire ; à ignorer, aussi, ce qui a permis à la civilisation européenne de naître, deux fois plutôt qu’une. Là se trouverait, pour

Longepierre, la réelle violence : retirer à l’Antiquité la force vive qui a généré la Renaissance.

On vit éclore au milieu des débris de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome mille beaux ouvrages […]. À mesure qu’on découvrait quelque Ancien, il naissait une foule de grands hommes, comme enfantés de sa cendre630.

Le verbe des poètes et la sagesse des philosophes redécouverts au XVIe siècle partagent l’action mystérieuse de la phusis. Féconds, ils parviennent à s’enraciner dans un sol ravagé. Fécondants, ils nourrissent l’esprit de qui les découvre, et engendrent une postérité capable de relayer leur parole. Ils rejoignent la nature transcendante que cherchait Montaigne dans leurs écrits – et que disqualifiera Fontenelle dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes631. Cette nature, on le sait, peut prendre l’image de Médée. Dans la scène de reviviscence, on entrevoit les

629 Il trouve dans cette tendance une forme d’hubris : « Ne pouvoir perdre son siècle de vue est le fruit d’un amour- propre extrêmement aveugle et d’un génie extrêmement borné. » (Discours sur les Anciens, p. 100) 630 Ibid. p. 17. 631 « Fontenelle, dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, se contente de poser un axiome universel, du type de ceux qui fondent la science cartésienne. Il l’avait déjà prêté à Socrate dialoguant avec Montaigne : la Nature est régie par des lois immuables qui ne changent pas selon le temps historique et les variations des mœurs humaines. De cet axiome, il tire les conséquences logiques : à toutes les époques, les esprits sont naturellement constitués de la même manière et les talents également répartis. Il ne peut donc y avoir de supériorité de stature ni de génie chez les Anciens. Si ce sont bien les Anciens qui ont commencé, dans les lettres comme dans les sciences, il va donc de soi qu’ils ont beaucoup tâtonné et se sont beaucoup trompés. Pas plus que l’espace, le temps n’est susceptible de caprices ni de variations de qualité. Le savoir humain s’accumule et s’accroît de siècle en siècle. Cette fois, l’idée de progrès indéfini a bel et bien brisé le temps cyclique. Fontenelle est entièrement étranger à la notion de Renaissance. Il se réjouit non pas d’être né dans le “Siècle de Louis le Grand”, mais dans le “Siècle de la Critique”, supérieur à tous les autres par un art de penser calqué sur la méthode géométrique. » (M. Fumaroli, Le sablier renversé, p. 438-439.) 189 soldats jaillissant de la terre, à Colchos, et, fugitivement, le bélier émergeant, rajeuni, d’un chaudron où bouillaient les fragments de son corps. Près de sept ans avant la représentation de sa

Médée, Longepierre, semble-t-il, imprime au passé foisonnant, engendrant, une forme évoquant celle de la magicienne.

Le nom de Médée est mentionné à deux reprises dans le Discours : la tragédie perdue d’Ovide et un tableau de Timoniaque servent d’exempla à la permanence du génie antique. Mais la présence de la Colchidienne se fait sentir plus profondément. Le texte de Longepierre est traversé par un réseau d’images rappelant les manifestations de sa puissance ou de sa violence. C’est par un incendie semblable à celui de Corinthe que Longepierre, défendant Cicéron, désigne le pouvoir de la parole éloquente : un « grand embrasement [qui] dévore et consume tout ce qu’il rencontre, avec un feu qui ne s’éteint point, qui se répand diversement et qui à mesure qu’il s’avance prend toujours de nouvelles forces »632. C’est, encore, un ébranlement du monde, digne du logos furieux de la magicienne, qui aurait accueilli les prédications de Démosthène : « les pierres, le bronze et le marbre devenant sensibles […] auraient gémi véritablement d’effroi et de douleur »633. On peut deviner Médée derrière les Muses d’Ovide, peintes comme des « mères aveugles et passionnées »634 , et derrière celles d’Homère, dont l’éloquence « trouble [et] captive »635. Partout où est évoquée la vitalité de l’Antiquité, plus spécifiquement sa vitalité poétique, et les forces qui l’alimentent, le lexique, les isotopies désignent Médée. Aux forces mobilisées par la magicienne correspond ce que l’œuvre des anciens a de grand et d’incompréhensible, ce qui peut se substituer aux « règles sèches

632 H. de Longepierre, Discours sur les Anciens, 633 Ibid., p. 85-86. 634 Ibid., p. 137. 635 Ibid., p. 115. 190 et désagréables »636 imposées par des auteurs trop « purs », trop « polis », trop « châtiés »637. Porteuse de la puissance des passions et de la parole, Médée offre la synthèse de « tous [les] charmes qui nous enchantent et nous ravissent encore, même dans les choses les plus opposées à notre goût et à nos manières »638. Elle n’est pas étrangère à la beauté violente, saisissante et inexplicable que Boileau

(citant d’ailleurs la Médée cornélienne) associe au sublime. Dans cette beauté, le traducteur du

Pseudo-Longin trouve la « source sacrée »639 par laquelle peut se transmettre l’enthousiasme des premiers poètes, et à laquelle doivent s’abreuver les auteurs modernes désireux de partager leur génie.

C’est cette puissance que Longepierre choisit de transposer sur la scène tragique en

1694. Disant suivre les modèles antiques – dont il ne se distingue, affirme-t-il, que par une différence d’habileté – il produit une pièce « simple » 640 . Exempte d’épisodes superflus, dépourvue des interférences causées par les intermèdes ou le mouvement des machines, l’intrigue laisse tout l’espace nécessaire au déploiement du verbe médéen. Minimaliste, dépouillée, la rhétorique modèle, avec une netteté aiguë, insoutenable, la face obscure de la fécondité antique.

Alors que les crimes de la magicienne vengeresse se substituent aux plaintes de la femme abandonnée, alors que meurent, et que disparaissent, les coupables de cet abandon, des puissances archaïques et transcendantes adressent une mise en garde à ceux qui prétendent s’en détourner :

636 Ibid., p. 170. 637 Ibid. 638 Ibid., p. 21. 639 « Car on tient qu’il y a une ouverture en terre d’où sort un souffle, une vapeur toute céleste qui la remplit sur le champ d’une vertu toute divine et lui fait prononcer des oracles. De même ces grandes beautés, que nous remarquons dans les ouvrages des Anciens, sont comme autant de sources sacrées, d’où il s’élève des vapeurs heureuses, qui se répandent dans l’âme de leurs imitateurs et animent les esprit même naturellement les moins échauffés ; si bien que dans ce moment ils sont comme ravis et emportés de l’enthousiasme d’autrui. » (N. Boileau, Traité du sublime, cité dans M. Fumaroli, Le sablier renversé, p. 415-416.) 640 Voir C. Barbafieri, « L’épisode amoureux ou comment s’en débarrasser », p. 717-718. 191 choisir l’immédiat, préviennent-elles, c’est se mettre en danger. Quiconque croit pouvoir (se) créer

à partir de son seul fond commet une erreur fatale : un passé dévorateur (infanticide ?) lui refusera les honneurs de la postérité.

Le jeu du sablier : mémoire du mal, force de changement

Le miaron qui envahit la tragédie de Longepierre n’appartient toutefois pas qu’à l’obscurité ancienne. Dans un singulier paradoxe (du moins, dans ce qui, a priori, apparaît comme tel), les inflexions horrifiques que contient Médée s’arriment à la scène contemporaine et annoncent sa transformation.

On a reconnu, dans la facture de la pièce, la marque laissée par l’opéra, genre moderne par excellence : plusieurs topiques horrifiques tiennent du « merveilleux noir », qui émane du théâtre lyrique. L’agencement de ces topiques favorise d’ailleurs une distanciation semblable à celle qu’induit la surenchère opératique – et que Médée connaît bien. Emmanuel Minel a identifié, dans les multiples tirades où la magicienne fait l’inventaire de ses pouvoirs, une forme d’« autopromotion infernale » 641 frôlant l’exagération. Médée elle-même semble mesurer cette distance. Plus fréquemment que ses prédécesseures, elle se désigne par la troisième personne du singulier : invoquant les Euménides, elle s’adresse aux « Déités de Médée » (v. 297). « Et depuis quand Médée est-elle si timide ? » (v. 357), se demande-t-elle, constatant son incapacité à condamner Jason. « C’est Médée, oui, c’est elle ! » (v. 1271), s’exclame-t-elle, après avoir pris la décision du crime et le parti de la monstruosité. Elle semble établir une frontière entre la femme et la magicienne meurtrière, entre la plainte et le cri de rage.

641 E. Minel, « Introduction », p. 54. 192

Pour Judd D. Hubert, cette fragmentation de la persona médéenne est significative : tantôt triste, tantôt enragée ; tantôt vengeresse, tantôt désespérée, la femme de Jason rassemble

« plusieurs visages, tous absolus »642, chacun porteur d’émotions dont la montée synchronisée mène au paroxysme constitué par la catastrophe. Dans ce procédé, Hubert distingue les modalités d’un nouveau type de tragique. Probablement de façon involontaire, Longepierre se distancie de l’école racinienne : plutôt que de mettre en scène la déroute morale d’un héros aux prises avec le principe d’une justice extérieure, éternelle, il représente un personnage soumis aux mouvements de sa propre sensibilité, constatant avec douleur que le temps engendre la corruption. Par là, il établit des paramètres qui encadreront la tragédie du XVIIIe siècle. Carine Barbafieri l’a constaté : malgré lui, peut-être, et certainement sans l’avouer, le poète est « à la pointe de l’esthétique 1700 »643 – sa

Médée sera d’ailleurs, sous les Lumières, la plus représentée de toutes les œuvres dramatiques ou lyriques mettant en scène la magicienne. Après Longepierre, Crébillon reprendra, et affirmera, le procédé de fragmentation du personnage, propre à satisfaire un public avide d’émotions fortes : il structurera ses pièces comme une série de vignettes distinctes, unies par le (mince) fil de l’intrigue et l’expression paroxystique des passions. La marque du tragique pétralongien subsistera également : les tragédies du XVIIIe siècle, soutient Hubert, seront, en général, non pas « morales et hiérarchiques », mais « temporelles et sentimentales »644, abordant la fugacité du plaisir et la désillusion au sujet des plus grandes jouissances de la vie645.

642 J. D. Hubert, « Une tragédie de la sensibilité », p. 39. 643 C. Barbafieri, « L’épisode amoureux ou comment s’en débarrasser », p. 730. 644 J. D. Hubert, « Une tragédie de la sensibilité », p. 40. 645 « La condition de l’homme ne réside plus, comme chez Racine, dans quelque effondrement moral, mais à l’intérieur même de la sensibilité. Il y a peu de joies sans mélange, et le salut suprême ne se trouve pas dans les sentiments et dans les plaisirs. Une telle désillusion par rapport aux plus grandes jouissances de la vie va devenir l’un des thèmes majeurs du XVIIIe siècle. Enfin, l’élément tragique existe ici dans le temps, dans la durée humaine, et non pas, comme chez 193

Mais ce qu’inaugure surtout la tragédie de Longepierre, c’est une véritable esthétique de l’horreur. Par la violence extrême de ses crimes, et par l’imagerie effroyable qui appuie cette violence, la Médée pétralongienne ne fait pas que préciser « les contours d’un imaginaire […] qui rend compte aussi bien des craintes du public [que] de la fascination qu’elles opèrent sur lui »646 . Aux apparitions spectrales, aux vapeurs infernales, aux furieuses hallucinations, elle ajoute la vision insoutenable du sang issu de l’infanticide. Elle fait ainsi dériver le « merveilleux noir », et la rassurante uniformité de ses topiques, vers le territoire de l’angoisse. En s’invitant sur les planches de la Comédie-Française, elle ouvre, par ailleurs, la voie à une série de personnages monstrueux, dont la cruauté n’aura d’égale que l’atrocité des crimes. Mis à distance par la tragédie galante, ces personnages prendront leur revanche, et se multiplieront dans les premières décennies du XVIIIe siècle : l’Atrée de Crébillon viendra offrir à son frère une coupe remplie du sang de son fils ; la Clytemnestre de

Longepierre réclamera froidement le meurtre d’Électre. Le pouvoir de la magicienne imprégnera

également l’atmosphère empoisonnée qui pèsera sur plusieurs pièces. Dans Corésus et Callirhoé d’Antoine de La Fosse (1703), les citoyens possédés par Bacchus seront, comme Créon et Créuse, victimes d’« un poison subit / Dont leur sang enflammé leur trouble[ra] l’esprit »647. La vengeance divine peinte dans l’Alceste de La Grange-Chancel sera comparée à « l’effort du poison / Dont Médée embrasa le palais de Créon »648. La présence de la magicienne se manifestera également dans le récit du rêve de Phérès, rappelant le meurtre involontaire de Pélias par ses filles649. « L’air au loin retentit de hurlements funèbres » (v. 914), vocifère l’héroïne de Longepierre dans sa rage hallucinée. Ces

Racine, dans l’éternité : de morale et hiérarchique, la tragédie devient temporelle et sentimentale. Un pas de plus, et nous tombons dans le drame et le mélodrame. » (J. D. Hubert, « Une tragédie de la sensibilité », p. 43.) 646 N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 405. 647 A. de La Fosse, Corésus et Callirhoé, I, II, cité dans N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 329. 648 F. J. de La Grange-Chancel, Alceste, I, I, cité dans N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 331-332. 649 « L’une du feu trop lent ranimoit les ardeurs, / L’autre exprimoit le suc des herbes & des fleurs. / Une lampe éclairant leur démarche timide, / Conduit jusqu’au vieillard la troupe parricide. » (F. J. de La Grange-Chancel, Alceste, I, II, cité dans N. Dion, Entre les larmes et l’effroi, p. 347.) 194 hurlements pourraient être ceux des monstres ou des songeurs tourmentés qui la suivront sur scène, et qui invoqueront son nom comme elle-même invoque d’infernales déités.

Est-ce à dire que Médée, maîtresse des ruses et des métamorphoses, a insidieusement transformé un Ancien en Moderne ? Est-ce à dire qu’elle a perverti la démarche même de ceux qui gardaient le « Temple de Mémoire »650 ? Bien au contraire. Ce qui s’exprime surtout, à travers

Médée, et qu’ont su voir Longepierre et son parti, c’est l’épaisseur du temps. Cette épaisseur n’exclut pas la progression postulée par les Modernes – si les deux camps ont des manières radicalement différentes de concevoir le rapport humain au temps, précise Marc Fumaroli, leurs positions ne sont pas pour autant irréconciliables. Il ne s’agit pas de tomber dans l’éternelle répétition, mais d’admettre qu’au principe de toute création se trouve un nécessaire dialogue avec hier – un « frémissement intertextuel »651, écrit Bernard Beugnot. Positionnée à une charnière dans l’évolution de l’esthétique tragique, la Médée pétralongienne incarne à la fois ce passé, ce frémissement et l’invention qu’ils autorisent. En elle s’actualise, en somme, le mouvement même de la survivance : le cycle des symptômes, des crises et des transformations, qui s’écoule comme le contenu d’un sablier sans cesse retourné.

650 H. de Longepierre, Discours sur les Anciens, p. 185. 651 B. Beugnot, La mémoire du texte, p. 29.

CONCLUSION 196

Les deux corps du théâtre et le temps de la tragédie

En 2002, Pierre Michon publie Corps du roi, un recueil de portraits d’auteurs. Dans l’introduction, il convoque les notions de spiritualité politique présentées par Kantorowicz :

Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine652.

Comme le monarque absolu, la littérature, telle que la conçoit Michon, est double : elle possède un corps spirituel, éternel, constitué par le pouvoir sacré du verbe et la communauté des auteurs qui le détiennent. Elle a également un corps physique, qui est celui, matériel, éphémère, du seul

écrivain. Notre recherche, nous l’avons constaté à rebours, propose d’appliquer cette interprétation à la fiction. Si la littérature a deux corps, alors le théâtre, et partant le mal, en a aussi deux, et ils s’incarnent en Médée. Au même titre que le roi, au même titre que l’ordre politique et poétique auquel elle sert de repoussoir, la magicienne mobilise un principe intangible : c’est l’« importune idée » évoquée par le Jason de Longepierre, l’idée du chaos, qui s’offre derrière chacune de ses manifestations ponctuelles. De l’art dramatique, Médée dit l’épaisseur (et l’obscurité) mémorielle : elle exprime une force de transgression inaltérable, puisée au fond des âges. En même temps, les visages qu’elle prend, d’incarnation en incarnation, de résurgence en résurgence, de rupture en rupture, composent sa propre historicité, et l’historicité du théâtre.

652 P. Michon, Corps du roi, p. 13. 197

Chez La Péruse, la sorcière furieuse extrait la tragédie de son esprit malade, de son corps embrasé : dans la scène primitive que constitue le meurtre de ses fils, elle enfante un anti- monde. Son logos perverti, transformé en force infernale, dit la désagrégation de l’unité – unité religieuse, politique, cosmique – qui survient à la Renaissance, et dont la peur s’évacuera à travers le spectacle paroxystique des bûchers. Dans le diptyque formé par Médée et La conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille, la déesse-magicienne, maîtresse des admirables enchantements de la scène, montre l’ultime sursaut de la liberté devant la règle, puis la soumission des forces chaotiques au mécanisme spectaculaire. Elle raconte l’instauration de l’État absolu ; l’intégration de la nature et des pulsions à la gigantesque machine-nation constituée par le corps symbolique du souverain.

Chez Longepierre, enfin, la femme abandonnée révèle les dangers d’une trahison du passé. Aux

Modernes, sa violence rappelle de ne pas oublier les Anciens. À l’esthétique galante, ses crimes présentent la possibilité de l’horreur.

On pourrait voir, dans les incarnations successives de Médée, une esquisse du « temps de la tragédie » décrit par Jean-Marie Apostolidès653. Pour Apostolidès, le spectacle tragique, particulier à l’histoire occidentale, apparaît à des périodes marquées par l’affrontement de deux systèmes de valeurs à la fois impératifs et incompatibles – ainsi des principes de la féodalité et de ceux de la monarchie absolue, qui se font lutte dans le théâtre classique. En représentant, sous une forme paroxystique, les anciennes valeurs, et en les confrontant aux nouvelles, la tragédie permet à la collectivité654 d’en faire le deuil, et d’adapter son mode d’être à une nouvelle structure. Cette expérience du deuil se décline sur un mode cérémoniel : elle prend la forme d’un commun

653 J.-M. Apostolidès, Le prince sacrifié, p. 180. 654 Sur la tragédie comme expérience collective, voir J. de Romilly (La modernité d’Euripide) et Florence Dupont (L’Acteur- roi ou le théâtre dans la Rome antique). Voir aussi René Girard (La violence et le sacré et Le Bouc émissaire). 198 exorcisme. C’est le « moment d’intensité » que Georges Bataille juge « nécessaire pour fonder le lien social »655. Dans l’espace tragique, forme d’espace liturgique, s’exprime, se ressent et se purge la révolte contre les nouvelles règles : le ça, le monstrueux, déborde le moi, et justifie en creux ces nouvelles règles, à la fois surmoi et grand Autre. La dialectique est similaire à celle du dionysiaque et de l’apollinien. Lorsqu’elle se résout, c’est-à-dire lorsqu’advient une conciliation, le temps tragique atteint sa limite. De cérémonie, la tragédie passe à œuvre d’art : on la contemple en retrait, n’ayant plus de part à y prendre.

Médée, c’est le monstre qui advient quand advient la tragédie. Plutôt, c’est la tragédie en tant que monstre : la Renaissance est gagnée par l’incendie passionnel de sa fureur destructrice ; le premier XVIIe siècle connaît les transports sublimes soulevés par la troublante dignité de ses crimes, de sa rébellion. Et la conciliation advient avec l’opéra. Pointe extrême du théâtre à machines, il répète sans cesse un mythe unificateur dont se trouve évacuée toute notion de conflit. L’univers qu’il présente est totalement maîtrisé : au temps tragique, au temps sauvage, immesurable, de la magicienne et de la nature, il substitue les rouages de l’horloge ; à la violence sans médiation, il fait succéder la rassurante distance de l’esthétisation.

Cette distance, on l’a vu, se sent dans la Médée pétralongienne, au-delà (ou peut-être en- deçà) de la puissance qu’elle réactive. Le XVIIIe siècle la conserve, dans une certaine mesure. Le regard porté sur la Colchidienne change. Il faut dire que le lien de Médée à la magie noire, aux illusions, n’a plus les implications d’avant. Depuis l’ordonnance royale de 1683, le Parlement de

Paris ne poursuit plus les sorcières. La peur du diable s’est amenuisée, et avec elle le danger de ses artifices. « Toute atrocité à laquelle il est impossible de croire ne paraît plus qu’une farce risible », se

655 G. Bataille, La littérature et le mal, p. 53. 199 permet d’écrire Grimm. Et un Voltaire, usant de la rhétorique des Modernes, peut disqualifier avec légèreté la noire Médée de Corneille :

Ces tragédies uniquement tirées de la fable, et où tout est incroyable, ont aujourd’hui peu de réputation parmi nous […]. Une magicienne ne nous paraît pas un sujet propre à la tragédie régulière, ni convenable à un peuple dont le goût s’est perfectionné656.

On va d’ailleurs jusqu’à rire de la monstrueuse magicienne, pour l’une des premières fois657 depuis son apparition sur les scènes françaises. Entre 1727 et 1745 sont jouées cinq pièces parodiques. La Méchante Femme de Biancolelli et Romagnesi (1728) prend comme base la Médée de

Longepierre; les Médée et Jason de Biancolelli, Riccoboni et Romagnesi (1727), puis de Carolet et

Romagnesi (1736) s'appuient, pour leur part, sur l'opéra de Pellegrin et Salomon; Arlequin Thésée de

Valois d'Orville (1745) et Thésée de Favard, Laujon et Parvi (1745), revisitent, quant à eux, l'oeuvre lyrique de Quinault et Lully. Médée devient un « objet ludique ». Les sortilèges destructeurs de la

Colchidienne vengeresse se muent en enchantements de pacotille, inopérants et faciles à déjouer.

Le meurtre des enfants, nœud du conflit tragique, se transforme, lorsqu’il a lieu, en une confession d’adultère. Le « char de triomphe » de Médée disparaît : la sorcière, risible, humiliée, s’enfuit par la cheminée. Pierre par pierre, l’édifice tragique construit autour de la femme de Jason est démonté.

Or, par le fait même se trouvent exposés ses soubassements. Fréquemment, la magicienne se présente comme le double du parodiste. Elle se pose, et se revendique, comme la maîtresse des rebondissements, des feintes et des mécanismes dramatiques : « Cachée dans un coin / J’entendais tout de loin » ; « J’étais de vos feux / L’obstacle dangereux »658. Le dénouement d’Arlequin Thésée offre

656 , Œuvres complètes, I, p. 5. 657 Le 9 septembre 1684, les comédiens italiens jouent, à l’hôtel de Bourgogne, une parodie de la Toison d’or écrite par le magistrat normand Anne Mauduit de Fatouville : Scenes franoises d’Arlequin Jason, ou de la Toison d’or. (Voir La Conquête de la Toison d’or, note 2, p. 239.) 658A. J. de Valois d’Orville, Arlequin Thésée, p. 66. 200 l’exemple le plus éloquent de cette fonction. En s’élevant dans son char, Médée dresse le bilan de son rôle dans la pièce – et peut-être dans le théâtre entier :

Dans la rage qui m’entraîne, Je viens encor sur la scène Pour vous montrer que ma haine Peut toujours se faire voir. Que ces apprêts magnifiques Fassent des effets tragiques, Et que mille feux magiques Expriment tout mon pouvoir659.

Ludique, la parodie n’est pas moins lucide. En juxtaposant une « deuxième voix »660 au sombre chant tragique, cette pratique de la métamorphose et de la remémoration661 parvient à dire, avec une clarté frappante, que Médée est l'origine du monde mimétique et la nature du théâtre ; la force spontanée qui lui donne sa substance.

Cette force continue d’inquiéter. À une époque où triomphe l’horreur tragique, par l’intermédiaire de La Grange-Chancel, mais surtout de Crébillon, Médée tient lieu de « valeur-

étalon » : par la violence inouïe de ses actes, elle demeure le point de repère à partir duquel se définit l’irreprésentable. Il n’est toujours pas question de montrer l’infanticide ; et si on choisit d’en rendre compte, il faut lui apporter une justification morale ou le faire suivre d’une punition. En 1779, Jean-

Bernard Clément, dans la seule Médée tragique créée au XVIIIe siècle, choisit une solution extrême : il

659 Ibid., p. 73. 660 Le mot « parodie » vient des termes grecs odê (chant) et para (contre, à côté). Il signifie donc, littéralement, « contrechant » ou « chant de côté ». 661 Les typologies existant au XVIIIe siècle (celles de Richelet, de Marmontel et du Père de Montepin, par exemple) attribuent à la parodie la fonction de transformer l’œuvre de base en faisant à la fois, par le truchement de la raillerie, son imitation et sa critique. L’idée de la transformation aussi présente chez Genette (Palimpsestes) : la parodie est une pratique hypertextuelle qui consiste à effectuer une réécriture ludique. Ce rapport de transformation suppose aussi un rapport de souvenir : pour transformer un texte, la parodie doit en convoquer la mémoire; ce n'est qu'ainsi qu'elle peut remplir son rôle étymologique de « deuxième voix . Ce double rapport, de transformation et de souvenir, fait de la parodie le « négatif » d'une poétique; un genre qui révèle, en creux, les paramètres de cette poétique, pour mieux en extraire l'essence ; un genre qui, en somme, se fait vecteur de mémoire. 201 fait mourir la magicienne. Quoique malvenue, cette solution témoigne du trouble que continue de soulever, malgré tout, la présence de la figure médéenne sur le théâtre.

Théâtre-poison, théâtre-corruption

Jean-Jacques Rousseau abordera la question de Médée et du mal dans sa Lettre à d’Alembert :

Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? […] Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide soit toujours odieux. À la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis, ou pardonnables662.

Rousseau ne fait pas que condamner la magicienne : il se méfie du théâtre lui-même, qui permet à sa fureur de vivre. Pour le philosophe, en effet, l’art dramatique est un vecteur de corruption :

« Quand le peuple est corrompu, les spectacles lui sont bons, et mauvais quand il est bon lui- même. »663 En adoptant une telle position, Rousseau se range du côté des théologiens et des moralistes qui, depuis la Renaissance, se sont prononcés contre l’art dramatique – et qui ont, par là, fait la rencontre de la magicienne.

Au XVIe siècle, déjà, le sévère Calvin a vu dans le théâtre une atteinte à la pureté des enseignements divins. Les « comédies » se trouvent également prises à partie, en tant qu’« inventions diaboliques », dans un traité attribué à Charles Borromée. C’est cependant sous

Louis XIV, au sommet de la gloire classique, que se sont élevées, contre l’art dramatique, les voix les plus fortes et les plus nombreuses. Dans les décennies 1660 et 1670, celle du janséniste Pierre

Nicole domine la querelle de la moralité du théâtre, où lui répond, notamment, celle de Racine.

En 1694, peu après la création de la Médée de Longepierre, les Maximes et réflexions sur la comédie de

Bossuet – qui ajoutent l’opéra à la liste des spectacles coupables – offrent une réponse incendiaire à

662 J. J. Rousseau, Lettre à d’Alembert, cité dans M. Fumaroli, Le sablier renversé, p. 269. 663 J. J. Rousseau, Lettre à d’Alembert, cité dans L. Thirouin, L’aveuglement salutaire, p. 259. 202 la Lettre d’un théologien du Père Caffaro. Goibaud du Bois, Singlin, Godeau et le Père

Senault contribuent également à composer le réquisitoire contre l’art dramatique.

Pour justifier leur position, les contempteurs du théâtre convoquent à peu près tous l’autorité d’Augustin et de Tertullien : infidèle aux enseignements évangéliques, le théâtre est un instrument de dévoiement. La source de sa malfaisance n’est à chercher ni dans son immoralité, ni dans le défi qu’il lance au bon goût – encore que ces points suffiraient à le rendre suspect. Elle se trouve dans son potentiel de perversion. En encourageant l’« attache […] au plaisir sensible et son attrait indomptable »664, il réveille la concupiscence introduite dans l’âme par la faute originelle. Il réactive, pourrait-on dire, la mémoire du mal.

Le théâtre est donc, essentiellement, une souillure. Parce qu’il communique, par l’intermédiaire des sens, les passions mises en scène, il s’apparente à une maladie contagieuse : c’est le point de vue d’Augustin, qui l’a comparé à la peste. Et parce que son effet corrupteur se répand insidieusement, affectant la raison jusqu’à causer sa déliquescence, il est aussi, et surtout, un poison. L’image est récurrente. Nicole en tire l’attaque qu’il dirige contre Desmarets de Saint-

Sorlin dans sa Première Visionnaire : « Un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps mais des âmes »665. Dans une lettre incendiaire à Racine, Goibaud du Bois rappelle, pour sa part, que les émotions inspirées par le spectacle dramatique sont, « dans le sentiment même des philosophes païens, […] les maladies et les poisons des âmes » 666 . Le discours de Bossuet, enfin, conspue les « agréments empoisonnés » des passions, la « racine envenimée » de la libido, le

664 J. B. Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, p. 33. 665 P. Nicole, « Lettre XI, ou Première Visionnaire », p. 8. 666 G. du Bois, Réponse à l’auteur de la lettre contre les Hérésies imaginaires et les Visionnaires, p. 297. 203

« chant empoisonné » des comédiennes-sirènes. Les propos ne se comptent pas, qui font du théâtre un pharmakon – c’est-à-dire l’arme de Médée, offerte par les forces occultes de la nature.

« Les ennemis du théâtre, remarque Laurent Thirouin, sont ceux qui croient le plus en son pouvoir; [ils] soulignent sa puissance, son efficace »667. Jean Goldzink formule un constat similaire :

« Force du théâtre, tous ses ennemis en conviennent »668. Cette puissance, cette force, s’incarnent en Médée. Au cœur du théâtre, producteur de désirs et d’illusions, les moralistes ont repéré la forme de la magicienne, brûlante et corrompue ; la même forme qui se profilait, déjà, sur la thymélé, aux côtés de Dionysos.

Médée et le théâtre de la cruauté

À des siècles d’intervalle, Antonin Artaud a aussi entrevu cette forme. Le spectacle idéal, tel qu’il l’envisage, a les traits de la magicienne.

Comme celui de l’art dramatique conçu par Artaud, le pouvoir de Médée repose sur

« quelque chose d’à la fois vigoureux et vengeur »669. Il la pousse à allumer, partout où elle passe, un

« incendie spontané »670, et à provoquer des catastrophes : la fécondité dépravée qu’elle incarne autorise la représentation d’un « débordement de vices »671 alimenté par une « force extrême où se retrouvent à vif toutes les puissances de la nature au moment où celle-ci va accomplir quelque chose d’essentiel »672. Par la puissance d’une magie à la fois divine et infernale, elle réveille un

667 L. Thirouin, L’aveuglement salutaire, p. 20. 668 J. Goldzink, Les Lumières et l’idée du comique, p. 17. 669 A. Artaud, Le théâtre et son double, p. 39. 670 Ibid., p. 39. 671 Ibid., p. 39. 672 Ibid., p. 40. 204

« désordre latent »673, une mystérieuse force créatrice qui « refait la chaîne entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la virtualité du possible et ce qui existe dans la nature matérialisée »674 ; en un mot, entre l’illusion et le réel, à la frontière desquels hésite l’esprit égaré, pris au piège d’un maléfice aux allures d’enchantement. Avec ses crimes horribles, innommables, qui effraient et fascinent, Médée ramène, enfin, au « temps noir »675 que « tout vrai théâtre doit retrouver »676 puisqu’il en est lui- même issu : elle « autorise l’apparition d’images incroyables [donnant] droit de cité et d’existence à des actes hostiles par nature à la vie des sociétés »677. Elle concentre, en elle seule, « un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple à la source de ses conflits »678. Elle prête son visage furieux et magnifique à « la révélation, [à] la mise en avant, [à] la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit »679.

Artaud a voulu reproduire la contagion répandue par Médée. Il a voulu la déchaîner contre la culture occidentale sclérosée ; contre la structure même de la mise en scène et de la représentation, qui a perverti le théâtre. Par l’expérience extrême, cruelle, d’un théâtre soustrait aux principes classiques de la mimésis, il a cherché à créer une nouvelle métaphysique.

Il n’y est cependant pas parvenu. Derrida a souligné les limites de la démarche d’Artaud680 : un principe ne peut exister hors de la représentation. Le corps éternel du théâtre demeure abstraction si aucun corps matériel ne l’incarne. C’est aussi l’aporie pointée par Bataille au sujet de

673 Ibid., p. 40. 674 Ibid., p. 40. 675 Ibid., p. 44. 676 Ibid., p. 44. 677 Ibid., p. 40. 678 Ibid., p. 43. 679 Ibid., p. 44. 680 Voir J. Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation ». 205 la notion de « mal sans limite » : lorsque rien ne le contraint, le chaos reste chaos, et finit par s’établir lui-même comme règle. « Le Mal devient un devoir, ce qui est le Bien. »681 Artaud a oublié que l’essence maléfique du théâtre ne peut être prise pour elle-même ; qu’elle s’actualise lorsqu’il y a des digues à rompre. Seul un mouvement de résistance pousse Médée à se souvenir de sa force et

à la redéployer – c’est peut-être pour cela qu’elle a hanté les scènes du XVIIe siècle, temps de l’obéissance et de l’autocontrainte ; pour cela, aussi, que sa figure a pâli après la disparition du

Soleil, de la persona monarchique dont elle est demeurée, en tout temps, l’ombre la plus nette et la plus fidèle.

En voulant rétablir une forme de métaphysique, donc d’unité durable, Artaud a, par ailleurs, ignoré un autre facteur. La forme maléfique du théâtre, à laquelle Médée prête corps, engage, à la base, une force disjonctive. Celle-ci refuse, tant qu’elle le peut, d’être assimilée à un système. Ainsi, associer Médée à un mouvement de réunification, même dans l’exaltation pulsionnelle et la folie pure, serait trahir ce qu’elle constitue, comme le serait, d’ailleurs, toute tentative d’ancrer sa présence dans une durée. Apostolidès l’a bien vu : le temps de la tragédie, dont participe la magicienne, est étranger à la chronologie, elle-même fruit d’une mesure.

Médée engage une temporalité non mesurée, non maîtrisée, une non-temporalité, qui échappe au devenir ; qui trouve sa syntaxe singulière dans la foudroyante affirmation d’une identité : « Demain je suis Médée »682. La magicienne jaillit d’une brèche ouverte dans le temps et l’histoire. Elle est l’explosion qui brise tout, puis disparaît, laissant derrière elle la matière brute d’un nouveau temps

681 G. Bataille, La littérature et le mal, p. 138. 682 P. Corneille, Médée, v. 1263. 206 et d’une nouvelle histoire. Denis Diderot, philosophe politique, philosophe du théâtre, a saisi cette dynamique683 :

Une nation ne se régénère que dans un bain de sang. C’est l’image du vieil Aeson, à qui Médée ne rendit la jeunesse qu’en le dépeçant et en le faisant bouillir. Quand elle est déchue, il n’appartient pas à un homme de la relever. Il semble que ce soit l’ouvrage d’une longue suite de révolutions684.

Médée n’est pas une révolutionnaire : elle est la révolution, son principe. Elle est ce qui transforme, ce qui détruit la vie pour la redonner, puis se retire, et demeure latent jusqu’à sa prochaine expression. Elle est le changement profond, mais réel, exprimé dans une fulgurance – ou une

« longue suite » de fulgurances, distribuées, comme dans le théâtre de l’Ancien Régime, sur la même ligne de fracture.

Perspectives

Qu’Artaud ait pensé l’art dramatique en termes de cruauté ; qu’il ait distingué, derrière la représentation classique, une forme à la fois dissimulée et révélée par la démarche même de son effacement, suffit cependant à rappeler qu’il est, au cœur du théâtre, un mal dont le corps, dont la forme de Médée reste le suprême signifié ; un mal dont la première modernité, mieux que toute autre époque, a su prendre la mesure dans les efforts mêmes qu’elle a déployés pour le refouler.

De l’importance de la magicienne pour ce théâtre, nous avions l’intuition depuis longtemps – depuis, en fait, que nous avons rencontré la Médée cornélienne : sa dangereuse superbe, ses mots splendides, choquant fer, flamme et foudre, semblaient obéir à des motifs plus profonds que la mise à l’épreuve de principes poétiques, ou la récupération opportune

683 Diderot a utilisé à plusieurs reprises la même image de Médée pour illustrer ses thèses politiques. À ce sujet, voir A. Wygant, Medea, Magic and Modernity in France, p. 187-192. 684 D. Diderot, cité dans A. Wygant, Medea, Magic and Modernity in France, p. 192. 207 de motifs esthétiques. Le présent essai, avec la série d’arrêts sur images qu’il contient, ne visait rien d’autre que la vérification de cette intuition. Pour une telle démarche, la notion de survivance des formes, développée par Aby Warburg et Georges Didi-Huberman, paraissait constituer une approche toute désignée : envisageant les récurrences comme des signes de rupture, elle offrait l’appareil conceptuel nécessaire pour comprendre la force de disruption que canalise Médée.

D’ailleurs, dans la mesure où la magicienne désigne la tragédie précisément comme une instance de rupture, cette approche pourrait, croyons-nous, encadrer une étude plus vaste : celle des résurgences de la forme tragique en différents endroits, et à différents moments de l’histoire occidentale. Il serait alors possible d’éprouver, hors du seul contexte de la première modernité, le postulat d’Apostolidès, liant tragédie et crise historique. Peut-être ferions-nous connaissance, à cette occasion, avec les neuf Médée tragiques du XIXe siècle français, qu’ont côtoyées Lamartine, Azéma,

Mendès ; peut-être renouerions-nous avec la Médée de Grillparzer, tirée de la trilogie de La Toison d’or (Das Goldene Vlies), ou avec celles de Klinger ou de Kapfelman.

Il est cependant certain que notre démarche ne peut s’ériger en système théorique : la notion d’image survivante ne s’appliquerait pas de manière aussi naturelle à l’ensemble du répertoire dramatique. Par exemple, quoi qu’affirme Bataille sur leur capacité à évoquer les

« désordres, [les] déchirements et [les] déchéances que notre activité entière a pour but d’éviter »685, les figures comiques seraient, à notre avis, plus difficiles à analyser à partir de cette approche.

Davantage ancrées dans l’actualité, davantage empreintes des codes propres à un espace-temps localisé, elles ont tendance à apparaître plus rarement, et sur une période plus restreinte. Même si elles se manifestent plusieurs fois, en plusieurs lieux et à plusieurs époques, comme les personnages

685 G. Bataille, La littérature et le mal, p. 51. 208 de la commedia dell’arte, il s’avère malaisé de les lier à un quelconque symptôme de rupture. Certes,

Don Juan, « mythe moderne », apparaît comme une exception ; mais Don Juan appartient-il bel et bien à la comédie ? La Statue du commandeur ne l’entraîne-t-elle pas vers le lieu où, depuis toujours et pour toujours, rôde Médée ?

Depuis toujours, pour toujours : ainsi se pense la magicienne. Elle-même prend acte de sa survivance, de sa permanence. L’idée traverse son discours d’une pièce à l’autre : « Je reste encor » ;

« Il me reste Médée ». Sans cesse, elle se soustrait à la mort. En cela, elle suit la mythologie. Nulle

œuvre antique, en effet, ne rapporte les circonstances dans lesquelles elle périt. Peu font même allusion à son trépas. Seuls, apparemment, Ibycos et Simonide se risquent à aborder sa fin686 : elle est glorieuse. Tous deux transportent Médée sur les Champs Élysées, lieu d’élection des héros et des vertueux. Dans cette province des Enfers, la petite-fille du Soleil regagne l’immortalité qui a déjà été sienne. Elle revient, aussi, à la source profonde de ce qu’elle incarne. On l’apprend chez

Virgile : les Champs Élysées sont le lieu des mystères orphiques – ces mystères mêmes où, selon

Artaud, se situe l’origine de la tragédie687. Ils évoquent l’enclave magique du théâtre. Comme lui, ils ont leur propre soleil et leurs propres étoiles. Comme lui, ils offrent, magnifiés, les charmes de la vie. Comme lui, enfin, ils sont le monde dans les entrailles du monde. Nul domaine ne sied mieux à la magicienne.

686 Voir A. Arcellaschi, Médée dans le théâtre latin d’Ennius à Sénèque. 687 J. Derrida, « Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation », p. 110. 209

C’est là, avant tout, au principe de tout, que Médée demeure. Et c’est de là qu’elle peut adresser, à la scène qu’elle a engendrée, les paroles que lui attribue Anouilh : « Le monde est

Médée pour toi, à jamais »688.

688 J. Anouilh, Médée, p. 53.

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