UNIVERSITÉ ARISTOTE DE THESSALONIQUE

FACULTÉ DES LETTRES

DÉPARTEMENT DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES

L'ILLUSION COMIQUE DE ET L'ESTHÉTIQUE DU BAROQUE

MÉMOIRE PRÉSENTÉ PAR KYRIAKI DEMIRI

SOUS LA DIRECTION

DE MADAME LE PROFESSEUR APHRODITE SIVETIDOU

THESSALONIQUE 2008

1 UNIVERSITÉ ARISTOTE DE THESSALONIQUE

FACULTÉ DES LETTRES

DÉPARTEMENT DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE FRANÇAISES

L’ILLUSION COMIQUE DE

PIERRE CORNEILLE ET

L’ESTHÉTIQUE DU BAROQUE

MÉMOIRE PRÉSENTÉ PAR KYRIAKI DEMIRI

SOUS LA DIRECTION

DE MADAME LE PROFESSEUR APHRODITE SIVETIDOU

THESSALONIQUE 2008

2 TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ...... p. 5

CHAPITRE I: L' «étrange monstre» de Corneille: une structure irrégulière et chaotique ...... p. 13

CHAPITRE II : Les éléments du baroque

1. L'instabilité ...... p. 24

2. Le déguisement...... p. 35

3. L'optimisme ...... p. 47

4. La dispersion des centres d'intérêt ...... p. 52

CHAPITRE III: L'esthétique

1. Le thème de l'illusion ...... p. 59

2. La métaphore du théâtre ...... p. 70

CONCLUSION ...... p. 82

ANNEXE ...... p. 88

RÉSUMÉ EN GREC ...... p. 94

BIBLIOGRAPHIE ...... p. 101

APPENDICE I ...... p. 106

APPENDICE II ...... p. 110

3

Affiche de l'Illusion comique, théâtre Firmin Gémier d'Antony, mise en scène Paul Golub, 2004.

4 INTRODUCTION

SIGIMOND: “Qu'est-ce que la vie? Un délire. Qu'est-ce donc la vie? Une illusion. Une ombre, une fiction; Le plus grand bien est peu de chose, Car toute la vie n'est qu'un songe, Et les songes ne sont rien d'autre que des songes”1.

Fondé sur la vraisemblance et la bienséance et en quête d'équilibre et d'harmonie, le XVIIème siècle est longtemps considéré comme le siècle classique par excellence et en même temps une période d'intense réflexion sur le théâtre, avant d'être supplanté par ce courant de civilisation que les historiens de l'art allemands nommeront au 19ème siècle ″baroque″. Apparu au temps des guerres de religion, le baroque s'épanouit dans un climat d'instabilité politique (opposition entre centralisation étatique et résistance nobiliaire, fronde aristocratique, régences), d'effervescence religieuse (libertinage, jansénisme, affaire de Loudun) et une remise en cause de la place de l'homme dans l'univers: la lunette astronomique mise au point par Galilée ouvre sur des mondes qu’on ignorait et le microscope de Leuwen Hook montre qu'une goutte d'eau est à elle seule un monde contenant des millions d'individus. Parallèlement, l'hypothèse copernicienne d'une absence de centre dans l'univers boulverse les consciences chrétiennes. Or, le baroque, période de révolution épistémologique, remplaçant la beauté universelle et intemporelle de l'idéal classique, reflète cette inconstance face à un monde en mutation2.

Le théâtre baroque se fonde sur l'idée que le monde est en équilibre instable et privilégie le mouvement, l'illusion, l'irrationnel, le décor. Il s'adresse aussi plus à la sensibilité qu'à la raison et il use de la folie, du déguisement et des intrigues complexes. En plus, il envisage une renaissance du théâtre “qui

1 Calderòn de la Barca, La vie est un songe (1633), v. 1205-1211. 2Voir Yves Bottineau, L'Art baroque (1986), Paris, Citadelle § Mazenod, 2006, p. 231. 5 souffre alors d'une réputation de barbarie et de mauvaises mœurs”3. Jean

Rousset, l'un des critiques à qui l'on doit la redécouverte du baroque littéraire en France, écrit à propos de ses caractéristiques: «[le baroque] incarne le monde des formes en mouvement, des identités instables, dans un univers en métamorphose, conçu à l'image de l'homme, lui aussi en voie de changement ou de rupture, pris de vertige entre des moi multiples, oscillant entre ce qu'il est et ce qu'il paraît être, entre son masque et son visage»4. Ce mouvement ne renie pourtant pas le passé, puisqu'il prend pour modèles des traditions reconnues: la pastorale et la commedia dell'arte, venues d'Italie, ou encore la comédie romanesque et la tragi-comédie, particulièrement développées en Espagne5.

Lorsque Corneille compose l'Illusion comique, il a déjà fait jouer plusieurs comédies (Mélite, La Suivante, La Veuve, , La Place Royale), une tragi-comédie () et une tragédie (Médée). L'illusion comique est l'œuvre qui clôt la période de jeunesse de Corneille – il a vingt-neuf ans quand il crée la pièce en 1636 – et appartient à la première période de sa dramaturgie, celle occupée de ses comédies, qui est assez méconnue, étant donné que l'auteur est surtout connu pour ses tragédies. Pourtant, cette pièce éminemment baroque bouscule à peu près tous les principes selon lesquels on reconnaît le classicisme, comme les unités de lieu, de temps et d'action, ou la bienséance, sans parler du mélange des tons entre le sérieux et le comique. De plus l'auteur déploie dans sa pièce tout un arsenal de moyens qui à la fois démontrent la richesse des possibilités d'expression du genre et suggèrent que l' “illusion” de la scène, loin d'être corruptrice et dangereuse (comme le soutiennent nombre de gens d'Eglise), permet de mieux saisir les complexités de la condition humaine.

D'ailleurs, certains caractérisent l'Illusion comique comme un exercice de style, un pot-pourri et un expériment du jeune Corneille avant d'écrire .

3V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Hachette, coll. “Pluriel Référence”, 1957, p. 86. 4Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le paon, (1954), Paris, José Corti, 1985, p. 42. 5Voir V.-L. Tapié, op. cit., p. 76. 6 Dans sa préface6 l'auteur met en avant cette hétérogénéité et donne quelques éléments précis pour faire comprendre sa comédie. Dans l'épître dédicatoire «à Mademoiselle M.F.D.R»7, il appelle son œuvre «un étrange monstre» et reconnaît qu’elle est «une galanterie extravagante», un «caprice», dont «la nouveauté a plu». L’auteur lui-même explique l’ «extravagance»: «Le premier acte n'est qu'un prologue»; les trois suivants «sont une comédie imparfaite», affirme-t-il dans sa dédicace, «une pièce que je ne sais comment nommer (dont) l'issue est tragique», mais «le style et personnages entièrement dans la comédie», dit-il dans son Examen (1660)8 ; le cinquième acte forme une

«tragédie assez lourde». Tous ces éléments font de la pièce le chef-d'œuvre du théâtre baroque français, mais aussi comme une des dernières résurgences d'un genre qui sera remplacé par la comédie de mœurs classique, plus vraisemblable et plus unie de ton.

En effet, lors de la première lecture de l'Illusion comique et malgré l'incohérence et la structure irrégulière et chaotique, le thème majeur de la pièce surgit immédiatement: un père à la recherche de son fils longtemps perdu et un fils à la recherche du monde. L'interaction de ces quêtes enrichit encore la polyphonie du texte puisque très tôt on comprend qu'elles aboutissent à une autre quête: celle de la vérité de la part du père et celle de soi en ce qui concerne le fils. A travers donc les épreuves initiatiques, le père va trouver la sérénité et le fils son identité. Le véritable sujet de l'œuvre, indépendamment de l'intrigue amoureuse et romanesque, c'est le théâtre lui-même et ce qu'il nous apprend sur notre rapport à la réalité.

Ainsi, la structure de la pièce propose-t-elle un double enchâssement, puisque nous, spectateurs, assistons à l'histoire de Pridamant qui recherche son

6 Il s’agit d’une préface ou en d’autres mots d’un «Examen » qui précède de la pièce et où l’auteur explique les raisons pour lesquelles il écrit son œuvre. C’est une pratique assez commune aux auteurs du XVIIème siècle. 7 Pour lire l'épître dédicatoire, voir Appendice II, p. 109. 8Pour lire l'Examen de 1660, voir Appendice I, p. 105. 7 fils Clindor (Acte I), et qui lui-même assiste à un spectacle de “spectres parlants” (Actes II-IV) lui exposant les aventures du jeune homme. Alors que l'Acte V, après un changement de scène9 accompagné d’un changement d’espace, semble montrer la suite de l'histoire de Clindor, il s'avère finalement fiction, fable jouée par les héros qui s'étaient faits comédiens. Pridamant, emporté par le pouvoir de la représentation, a pris pour la réalité ce qu'il savait pourtant n'être qu'un leurre; mais ce mépris lui a fait découvrir l'histoire de son fils et surtout comprendre le pouvoir du théâtre et son honorabilité. Corneille termine sa comédie par un discours panégyrique de la part d'Alcandre et une apologie de l'art dramatique qui a recouvré tout son éclat.

Construite donc comme un patchwork de genres et de registres différents, l'Illusion comique offre aussi un impressionnant catalogue de thèmes et de courants. Remarquons tout de même que Corneille, conformément à l'un des traits distinctifs de l'art dramatique baroque qui veut démontrer que le théâtre “recèle en lui un monde intérieur capable de rivaliser avec l'univers environnant”10, aboutit à une problématique – qui avait dominé la Renaissance – résumée dans la fameuse formule shakespearienne “all the world's a stage” et à son corollaire “la vie est un songe”; le théâtre n'est que la micrographie du monde et les hommes jouent tous des rôles dans le grand théâtre du monde; paradoxalement c'est par le théâtre, en tant que spectateur mais également en tant qu'acteur, qu'ils ont une chance de connaître leur identité véritable. Ainsi, l'illusion, outil par excellence du théâtre, étant celle qui permet la représentation de la vie humaine, devient le moyen médiateur “entre l'apparence du réel et le monde de l'authenticité”11.

Notre étude, développée selon le concept que le baroque n'est pas «la forme exprimée d'une décadence artistique mais d'une constante historique

9Dans la scène V l'action se déplace dans le jardin du prince Florilame. 10E. d’Ors, Du Baroque, Paris, Gallimard, 2000, p. 18. 11J. Rousset, op. cit., p. 76. 8 signalée dans plusieurs périodes historiques»12, se compose de trois parties. La première partie est entrainée par une question qui nous obsède dès la première lecture de l'Illusion comique: en quoi consiste ce Minotaure théâtral13, qui a, d'ailleurs, été qualifié de «hanté»14, plein de mystère, qui constitue en même temps “à ce titre la meilleure 'profession de foi' du théâtre baroque”15 et dont

“la dramaturgie [...] fait tout son possible pour que les spectateurs oublient qu'ils sont au théâtre, pour qu'ils prennent ce qui leur est représenté comme un réel présent auquel il leur est magiquement donné d'assister”16? Dans ce premier chapitre, on tentera de mettre à jour les facettes et les fonctionnements qui témoignent du caractère atypique de l'Illusion. On perçoit clairement que la diversité de la pièce se trouve accentuée par l'éclatement de l'action, mise en relief par le recours à la technique du théâtre dans le théâtre, et par la dilatation spatio-temporelle qui inscrivent la pièce dans l'irrégularité.

La deuxième partie, focalisée sur quatre critères baroques – l'instabilité, le déguisement, l'optimisme et la dispersion des centres d'intérêt –, a comme ambition de faire apparaître, grâce à un recensement des procédés et des moyens d'expressions, les ressemblances entre une pièce de théâtre peu connue et une période souvent méprisée. Alors l'Illusion comique est proposée comme l’exemple représentatif qui se prête à l’étude des relations d'une œuvre littéraire avec les beaux-arts, et plus précisément avec un mouvement artistique et littéraire à la fois un et multiple. Le monde qui apparaît dans le théâtre cornélien est celui du baroque, et c'est en adoptant les procédés baroques que

12Y. Bottineau, op. cit., p. 32. 13Dans la mythologie gréco-romaine, le monstre est celui qui réunit des éléments qui existent dans la nature séparément: le Minotaure, par exemple, avec sa tête de taureau et son corps d'homme. Ici, on joue avec le mot ″monstre″ que Corneille lui-même utilise pour décrire le caractère hybridique de sa pièce. 14L. Jouvet, parlant à G. Strehler de la pièce, la qualifie de “hantée”; comme il lui a confié, il avait de grandes difficultés surtout à la réalisation des décors, puisqu'aucune solution scénique ne lui paraissait satisfaisante. Voir tome sur P. Corneille qui inclut des études d'Odette Aslan et de Marie-Madeleine Mervant-Roux; témoignages de Gérard Desarthe, Didier Sandre, Nada Strancar, intitulé Strehler, Les voies de la création théâtrale, Paris, CNRS, 1989, t. 16, p. 305. 15G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques, Paris, P.U.F., 2003, p. 62. 16R. Monod, Les textes de théâtre, Paris, Cédis-Nathan, 1977, p. 26. 9 les héros tentent de s'affirmer. Une étude détaillée est donc nécessaire pour montrer son apport à la dramaturgie cornélienne étant donné que c'est par rapport au mouvement baroque que la profonde originalité de ce théâtre peut

être saisie. Par ailleurs, comme on va présenter, le vrai sens de l'héroïsme cornélien n'est en aucun cas un délire orgueilleux, mais réside plutôt dans la tentative des héros de prendre un masque et de faire prédominer le paraître sur l'être.

La troisième partie sera consacrée au plan symbolique de la pièce,

étroitement liée à l'illusion et tout à fait appropriée aux intentions de l'auteur destinées au service la cause dramatique. La première unité porte uniquement sur la question de l'illusion. Dans cette partie on va premièrement essayer d'examiner le champ de l'illusion dans la pièce, qui, notons, inclut dans le titre le terme lui-même. Ensuite, notre analyse consistera à étudier les rapports de la pièce avec l'illusion au niveau du décor. Cela signifie qu'en suivant le fil du texte on va dégager les éléments qui constituent l'effet artistique par lequel Corneille cherche à produire l'impression du vrai tout en trompant le spectateur (le double sens du décor, l'obscurité de la grotte, la pratique de la mise en abîme, les affirmations trompeuses etc.). Finalement, nous allons nous référer à deux personnages de la pièce – le mage Alcandre et le soldat fanfaron – puisque tous les deux entretiennent des relations très étroites avec l'illusion – le premier en tant que metteur en scène et le deuxième tenant un double rôle, étant à la fois celui qui la produit mais aussi celui qui est le plus abusé par elle.

Dans le sous-chapitre intitulé “la métaphore du théâtre” (dans une optique métathéâtrale) on cherchera à repérer tous les symboles du texte qui renvoient au théâtre ou à l'art théâtral en général: l'obscurité de la salle, la cérémonie de la représentation, le rituel de l'initié, la toute puissance du dramaturge, l'importance des apparences, la naïveté du public. Une fois le symbolisme

élucidé, on tentera, dans un deuxième temps, de rechercher à quelle finalité tels

10 éléments sont inclus dans la pièce, et soulignant qu'aucun n'en est absolument gratuit, de déterminer la signification de la dernière partie de la pièce dans laquelle ils apparaissent. Enfin, on étudiera les symboles et leurs rapports en tant que vision du monde qui s'exprime en termes de théâtre et dans une dimension ludique, saisie par l'auteur afin d’inviter le spectateur à réfléchir sur l'essence du théâtre par le biais du divertissement.

11

Théâtre de Poche Montparnasse, mise en scène Marion Berry, 2006.

12

CHAPITRE I:

L' «étrange monstre» de Corneille: une structure irrégulière et

chaotique

«Déboucher sur le doute est un art spécial»17.

L'Illusion comique a été écrite en 1635 par Pierre Corneille, écrivain

éminent du XVIIème siècle. Cette tragi-comédie «dont le titre même unit pour les confondre l'expérience cathartique du théâtre à celle de l'illusion»18, est sans précédent dans la dramaturgie, et ce n'est pas par hasard qu'elle est apparue à cette époque: la volonté de se rattacher à une autre sensibilité, imaginative et exubérante, a conduit à l'implantation de la conception classique et à l'esthétique baroque.

Concernant les personnages et la structure de la pièce, Robert J. Nelson a magistralement montré à quel point l'Illusion comique était «le meilleur discours dramatique que Corneille a jamais fait»19. Les personnages se répartissent en trois plans: le premier plan est celui où Pridamant et Alcandre vivent et agissent; le deuxième, qui ouvre grâce à la magie d'Alcandre, contient l'histoire de

Clindor, d’Isabelle et de Matamore et constitue la première pièce dans la pièce; et le troisième, qui compose une autre pièce dans la pièce, inclut l’aventure de

Théagène et Hipollyte. Cette construction particulière ressemble à celle des matriochkas (ou encore plus rarement babouchkas), les célèbres poupées russes

17 Baltasar Gracian, Manuel de poche, cité par B. Pelegrin in Ethique et esthétique du Baroque, Paris, Actes Sud, 1985, p. 220. 18M. Fumaroli, «Microcosme et macrocosme solaire: Molière, Louis XIV et L'Impromptu de Versailles», Revue des Sciences Humaines, t. XXXVII, n° 145, janv.-mars 1972, p. 100. 19Robert J. Nelson, «Pierre Corneille's L'illusion comique: the play as magic», PMLA, 71(1956), p. 1129. 13 dans lesquelles s'emboîtent une série de poupées semblables, de nombre variable et dont la taille, évidemment, va en décroissant. Exactement comme ces poupées, dont chaque morceau contient un autre parfaitement pareil mais plus petit, les différents éléments se développent à une diminution progressive, dans laquelle la «boîte» contenue est toujours plus petite et se rencontrant de nouveau forment une poupée entière.

Si on examine de plus près l’Illusion, on aboutit à des constatations très intéressantes qui témoignent de l’originalité de la pièce. Le premier acte ne comprend que trois scènes et introduit les trois personnages de la première action: Dorante, Pridamant et le mage Alcandre, qui, par un sortilège, fait apparaître la riche garde-robe de son fils (v. 134-136), symbole de son changement de condition mais en même temps «piège» pour Pridamant et les spectateurs, qui, persuadés du destin fabuleux de Clindor, sont rassurés de son avènement à la haute aristocratie.

Cet acte, organisé autour d’un mélange d’éléments surnaturels et bien familiers et représentant un drame dans un cadre merveilleux, constitue l’exposition. L’action dramatique, imitant le déroulement d’une cérémonie magique, se développe de manière progressive gardant en même temps un sens caché: nous faisons connaissance avec le personnage principal, Clindor, mais les autres personnages restent pour le moment invisibles. Il en va de même pour l’intrigue: Corneille ébauche la nouvelle condition de Clindor, mais le thème du mariage forcé, la rivalité des prétendants d’Isabelle et le personnage burlesque de Matamore demeurent cachés afin de garantir le mystère théâtral.

Le deuxième acte inaugure l’entrée dans l’univers magique d’Alcandre et donc la mise en abyme. Ce premier épisode de la fantasmagorie finit avec le père, épris par le spectacle, exprimant au magicien ses peurs pour la vie de son fils, tandis que le troisième acte constitue le deuxième épisode de la fantasmagorie d’Alcandre avec l'acte de vengeance et le désespoir du père. Dans

14 le quatrième acte, que nous appelons «le troisième épisode de la fantasmagorie d’Alcandre», le magicien, par le biais d'une ellipse narrative, fait une transition et de la fuite de deux couples amoureux (Isabelle - Clindor et Lyse – le geôlier) passe à l’annonce faite au père que les couples vont vivre en pleine gloire. Là encore, l’action est inachevée et Corneille dans son Examen de 1660 écrit:

«L’action n’y est pas complète, puisqu’on sait, à la fin du quatrième acte qui la termine, ce que deviennent les principaux acteurs, et qu’ils se dérobent plutôt au péril qu’ils n’en triomphent».

Arrivant au dernier acte, on constate que malgré la rupture temporelle de deux ans (v.1320), qui sépare celui-ci de l'acte précédent, le public n’est point dérouté par les changements et croit assister à une suite des aventures de

Clindor. Or, seules les indications scéniques révèlent les noms nouveaux des personnages, mais qui ne sont jamais prononcés sur scène. De cette façon le spectateur, en prenant Théagène pour Clindor, Hippolyte pour Isabelle et

Clarine pour Lyse, reste captivé par un quiproquo. Quand Pridamant assiste à la mort de son fils, Alcandre fait lever le rideau et par un coup de théâtre nous montre une scène de mime: c’est la troupe des comédiens qui partage l’argent de la recette. L’illusion se détruit, Pridamant découvre que son fils est acteur et qu’il vient d’assister à une tragédie, et Alcandre fait l’éloge du théâtre dans une apologie de l’art dramatique20.

Manfred Schmeling dans son ouvrage intitulé Métathéâtre et intertexte.

Aspects du théâtre dans le théâtre étudie la forme du théâtre dans le théâtre

- qui renvoie au miroir et où s'y développe un jeu de reflets - et écrit par rapport à l'Illusion: «La forme complète avec des acteurs qui ne sont pas seulement des acteurs mais qui jouent le rôle des acteurs est une invention du

20 Pridamant apparaît au spectateur comme le décrit O. Mannoni dans son article: le naïf «qui, lui, est tombé dans le piège de l'illusion: le campagnard qui assiste pour la première fois à une représentation de Julius Caesar, et, au début de la scène du meurtre, se lève pour crier à César: ″Attention! Ils sont armés!″». Voir O. Mannoni, «L'illusion comique ou le théâtre du point de vue de l'imaginaire», Clefs pour l'imaginaire ou L'Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, p. 163. 15 temps baroque. Le théâtre dans le théâtre répondait particulièrement bien à l'esprit baroque, fasciné par l'apparence, l'idée de la vanitas et du theatrum mundi»21.

Cependant, dans l’Illusion comique la structure du théâtre dans le théâtre prend sa forme la plus éclatée. La représentation d’une pièce conduit à la coïncidence de deux temporalités bien séparées: celle de la représentation qui répond au temps réel, c’est-à-dire au temps que les spectateurs vivent, et celle de l’action représentée, appelée temps fictif, qui répond au temps intérieur de la pièce. La coïncidence de ces deux temporalités, c’est ce qu’on appelle «temps théâtral». Néanmoins, dans l'Illusion comique l'enchâssement d'un spectacle dans un autre introduit de nouvelles temporalités, qui, se superposant, créent de divers spectacles enchâssés formant une structure multipliée qu' «aucun autre dramaturge de l'époque n'a adoptée»22.

Ainsi, quatre ”niveaux”23 figurent dans la pièce:

• premier niveau: nous, spectateurs, assistons à la représentation de la

pièce de Corneille; c’est le temps réel, qui est la temporalité de la

représentation et le temps vécu par les spectateurs.

• second niveau: Pridamant assiste à la représentation d’Alcandre; c’est le

temps fictif, c’est-à-dire la temporalité de toute la pièce qui coïncide avec

la durée réelle du père et du magicien. Forestier l’appelle «plan de la

réalité»24.

• troisième niveau: Clindor, Isabelle et Lyse incarnent les rôles de

Théagène, Hippolyte et Clarine, c’est-à-dire ils jouent la tragédie

emboîtée. Ce troisième niveau couvre la temporalité de la première

21M. Schmeling, Métathéâtre et intertexte. Aspects du théâtre dans le théâtre, Paris, Lettres Modernes/Archives, 1982, p. 18. 22G. Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIème siècle, Paris, Droz, 1966, p. 120. Pour plus d'informations sur le même thème, voir le chapitre intitulé «La multiplication des niveaux sous un regard unique: L'illusion comique de Corneille», pp. 120-121. 23G. Forestier les appelle “niveaux”. Ibid., p. 120. 24 Ibid., p. 121. 16 apparition de Clindor sur scène (I, 2) jusqu’à sa mort en tant que

Théagène (V, 5).

• quatrième niveau: dans l’acte I, 2, quand le magicien avec un coup de

baguette ”montre” au vieux Pridamant les aventures de son fils évoquées

en tant que péripéties d’un jeune homme. La parade des costumes de

théâtre introduit un autre plan de réalité au cœur de la première action ;

de la même façon la scène de mime (V, 5), où on assiste au partage de la

recette par les acteurs, constitue une nouvelle réalité enchâssée. Notons

que ce quatrième plan s’écoule quasi simultanément avec le troisième. On

pourrait, donc, dire que l'Illusion comique est une pièce à fond quadruple,

comme il apparaît dans le schéma proposé ci-dessous:

La pièce vue par le spectateur (premier niveau)

Est

L'histoire de Pridamant (deuxième niveau)

Qui voit

Une troupe de théâtre (troisième niveau)

Qui

Joue une histoire (quatrième niveau).

L'illusion comique, attestant son classement à la littérature baroque, se révèle fructueuse en innovations, aussi bien par la liberté de sa composition, le mélange des genres et des tons que par l'inobservance des règles classiques

(temps, lieu, action et vraisemblance) et le choix des thèmes. Comme l’observe

Octave Nadal : «Le renouveau d'attention [que la pièce] suscite aujourd'hui, tient évidemment à la modernité de son action dramatique et de sa structure.

Elle est une anticipation géniale de certains problèmes [qui] se rapportent pour l'essentiel aux catégories fondamentales de l'unité de temps et de lieu ainsi qu'à

17 la cohérence psychologique des personnages. Intangibles, durant nos XVIIème et XVIIIème siècles classiques puis tout au long du XXème, elles éclatèrent au début du notre. Tout comme pour le roman [...], de même pour le théâtre, sous la poussée de l'imaginaire, ainsi que des psychismes aberrants de l'homme en abîme, et, sous l'évolution des techniques et des formes capables d'exprimer ce contenu sensationnel ou spirituel nouveau, les principes ”irréfutables” d'une législation draconienne se volatilisèrent»25.

L'espace théâtral, qu'il s'agisse de l'espace abstrait, non mimétique de la tragédie classique et de l'espace multiple des mystères, ou de celui à perspective apparu à la Renaissance ou de celui fort mimétique du naturalisme, est toujours «un espace de jeu, défini par une pratique physique: il est le lieu des corps des comédiens»26. La figuration spatiale renvoie aussi à l'espace dramatique, qui n'est qu'une «abstraction»27, puisqu'il inclut «toute la spatialité virtuelle du texte»28. Cependant, si on examine de plus près les espaces multiples à l'intérieur de l'Illusion comique, on constate que l'auteur ne semble pas du tout soucieux de maintenir l'unité de lieu; au contraire, il le manipule avec une liberté totale.

Ainsi, dans le premier acte «la scène est en Touraine, en une campagne proche de la grotte du magicien». Le second se déplace dans des endroits multiples: les actes II, III et IV ont lieu à Bordeaux (v. 192), devant la maison de Géronte. De plus, une indication scénique nous informe sur un autre lieu, celui d’une prison (IV, 7) dans laquelle médite Clindor. Le dernier acte se déroule dans le jardin de Florilame29, la nuit. La tragédie finit au vers 1589 et la didascalie commande qu' «on rabaisse une toile» pour cacher les cadavres de deux

25O. Nadal, Bref, n° 93, février 1966. 26A. Ubersfeld, «Espace et Théâtre», dans M. Corvin éd., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1955. 27A. Ubersfeld, L'école du spectateur, Paris, Messidor, 1981, p. 81. 28A. Ubesfeld, «Espace et théâtre», op. cit. 29Le texte nous permet aussi de supposer qu’il s’agit d’un jardin privé, puisqu’il y a deux allusions à l’existence d’une porte par laquelle on y entre (v. 1346, v. 1375). 18 amoureux, tandis que «le Magicien et le père sortent de la grotte». Au moment où le père, désespéré, crie: «Adieu; Je vais mourir, puisque mon fils est mort»

(v. 1604), l’auteur nous informe qu’on retire le rideau30 pour faire voir les comédiens partager la recette.

Avec une plus grande liberté, qui touche l’arbitraire, Corneille paraît traiter la catégorie du temps qui, comme souligne Michel Corvin, est lié au présent, puisque «le théâtre se joue toujours dans le présent, mais c'est un présent complexe, qui n'est pas le simple présent de nos présences»31. Ainsi, d’une part, on peut supposer aisément que le premier acte s'étend dans une journée; d’autre part, la première allusion au temps se fait dès le début de la pièce par Pridamant quand il raconte la fuite de son fils: «PRIDAMANT: Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux, / a caché pour jamais sa présence à mes yeux» (I, 1, v. 23-24). On pourrait donc estimer que cette période de dix ans correspond aux péripéties de Clindor, à partir du moment où il quitte Rennes et le foyer parental jusqu’au moment où il partage la recette avec les autres comédiens.

Corneille nous apprend aussi qu’entre le deuxième et le troisième acte quatre jours sont passés (IV, 2, v. 1071) et que deux ans séparent le quatrième du cinquième acte (IV, 10, v. 1320). On peut donc conclure que l’action de la pièce enchâssée, qui enveloppe quatre actes, s’étend sur une période de deux ans, tandis que l’action de la pièce enchâssante «n’a pour sa durée que celle de sa représentation», comme l’éclaircit Corneille dans son Examen. Ainsi, il est

évident qu’on a affaire à une discontinuité temporelle entre l’action enchâssée et

30Voir Lancaster Henry Carrington, Le Mémoire de Mahelot Laurent et autres décorateurs de l'Hôtel de Bourgogne, Paris, Champion, 1920, pp. 33-40. L'historien donne des informations précieuses sur l'usage du rideau pour cacher une partie du décor et produire ainsi des effets de surprise. Nous sommes aussi frappés par la double reprise du mot ”rideau” dans l'édition originale de l'Illusion comique, désignant un accessoire scénique et le distinguant de la toile peinte. 31M. Corvin, «Temps et Théâtre», dans Dictionnaire Encyclopédique du théâtre, op. cit. 19 l’action enchâssante que l’auteur parvient à résoudre au moyen des entractes32.

Forestier remarque: «C’est en utilisant les possibilités offertes par le couple

”entracte principal – scène – entracte” que Corneille a suggéré les écarts de durée contenus dans les entractes de la pièce intérieure: une seule scène- entracte sur le plan de l’action principale correspond à une durée de quelques heures ou de quelques jours sur le plan de l’action intérieure»33. Il est clair que

Corneille a voulu mettre en pleine lumière les zones dramatiques qui lui semblent intéressantes, tout en laissant dans l’ombre de longues périodes de temps. Ainsi, il manipule un matériau très riche et donnant la prééminence à la forme, il nous donne une pièce en perpétuelle mutation, qui présente plusieurs degrés quant aux niveaux du temps et de l’espace.

Pour être complet, il faudrait étudier la disposition chronologique des scènes, étant donné qu'elles éclairent la question de l'unité temporelle. A la première scène, on assiste au présent du père, de son ami et du magicien, tandis qu’à la deuxième scène on voit le présent de Clindor, qui n’est pas représenté sur scène, mais montré à travers les costumes des personnages. Est à remarquer aussi que toutes les scènes de l’acte II (première, deuxième et troisième scènes) sont fondées sur la technique du flash back pour illustrer le passé de

Clindor.

De la première à la cinquième scène de l’acte V on assiste au présent de

Clindor, (un présent fictif, comme se dévoilera plus tard), tandis qu’à la dernière scène du dernier acte (V, 5) le présent de l’action enchâssée, c’est-à-dire du père, coïncide avec le présent de l’action enchâssante, c’est-à-dire du fils. De

32Par le mot ″entracte″, on entend ″l'intervalle qui sépare la représentation de deux actes″. Comme G. Vapereaux nous informe: «En France, le XVIIème et le XVIIIème siècle tentèrent, à l'imitation des Romains, de remplir l'entracte par des ballets ou intermèdes de chant et de danse [...]. La scène était remplie pour le plaisir des yeux et des oreilles; elle était vide en réalité, et l'entracte était alors, comme maintenant, un ingénieux moyen de laisser l'action se développer, tout en ménageant l'attention, et de soustraire à la vue du public certains faits déplaisants ou inutiles». G. Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, pp. 708-709. 33G. Forestier, op. cit., p. 115. 20 l’autre côté, quand le père-spectateur est présent à la résurrection du passé de

Clindor-acteur, ce dernier vit dans le présent réel et fictif à la fois de la scène.

L’exclamation de Pridamant «J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte» (V, 5, v. 1641) prouve «qu’il s’est laissé prendre à l’illusion dramatique, et que les acteurs ont parfaitement joué leurs rôles: s’il n’a pas réussi à démêler le vrai et le feint, l’action vécue et l’action jouée par Clindor, c’est que celui-ci a réussi sa métamorphose [...]. Telle est donc l’une des fonctions de la tragédie intérieure: montrer qu’au théâtre il faut tuer ou mourir, bref, émouvoir le spectateur, sans laisser voir que la scène préside à tout cela et que les acteurs n’ont pas d’intérêt dans ce qu’ils représentent»34.

L’unité d’action n’est pas mieux respectée. En effet, elle n’existe pas,

étant donné que la pièce ne se développe pas de manière continue et linéaire. Au contraire, l’Illusion est marquée par une multiplicité d'actions et un mélange de genres. Même si selon son auteur elle est une comédie35, chaque acte appartient

à un genre dramatique bien différent: le premier acte, représentant un père consultant un magicien pour l’aider à trouver son fils fugueur, rappelle la pastorale et la comédie de mœurs. Dans les deuxième, troisième et quatrième actes, qui contiennent la représentation des aventures amoureuses de Clindor par le magicien Alcandre, il y a une rupture de ton par rapport à l’acte précédent; de la pastorale et de la comédie de mœurs on passe à la tragi- comédie et à la mise en scène des personnages empruntés à la Commedia dell’arte; de plus, chaque fois que Matamore fait son apparition, la pièce se transforme en farce. Quant au cinquième acte, que Corneille appelle «tragédie assez courte» jouée par l’acteur Clindor, le comique y règne. Il convient, donc, de dire que, particulièrement pour le cinquième acte, l'action est tragique mais le style est comique: les deux amants sont assassinés, mais la discussion entre

Clindor et Isabelle, le changement si rapide de Clindor, qui revient à son épouse,

34Ibid., pp. 145-146. 35Corneille dans son Examen de 1660 note: «mais le style et les personnages sont entièrement de la comédie». 21 la froideur du jeune homme devant Rosine, l'offre faite finalement à Isabelle de rejoindre Florilame dans «un de ses châteaux» (v. 1723), font plutôt sourire.

Nous sommes dans une tragédie burlesque et quand Corneille joue avec ce père

éploré, il joue en même temps avec le public de sa pièce, qui se laisse entraîner dans la fiction et croit que Clindor vient réellement d'être assassiné. En effet, il ne s'agit que d'illusion qui est le fruit naturel de la magie du théâtre.

On doit aussi reconnaître que ces actes restent inachevés. Le premier, celui de la ”pastorale”, qui comprend une exposition et un dénouement, ne se complète que par celui des actes suivants. D’autre part, ceux-ci commencent sans exposition, continuent «normalement», mais les personnages «se dérobent plutôt au péril qu’ils n’en triomphent»36, c’est-à-dire les actes finissent par une péripétie qui reste inachevée, à savoir la fuite des deux couples amoureux. Enfin, la pièce se termine par le dénouement d’une tragédie et a une fin ouverte.

La même irrégularité touche la répartition des actions37 de la pièce, qui présentent une asymétrie impressionnante et sont de longueur inégale. La première action, elle, présente une spécificité étonnante: elle comprend en totalité 350 vers, qui se distribuent disproportionnément: l’acte I compte 214 vers et l’action se complète avec les 99 derniers vers du cinquième acte, scène cinq, qui ne constituent que la révélation finale de la vraie identité de Clindor et résolvent ce qui était pour Pridamant une grande énigme. La seconde action s’étendant sur 1088 vers est la plus longue, elle occupe une place centrale et comprend les deuxième, troisième et quatrième actes. Par contre, la troisième action, c’est-à-dire celle du cinquième acte, est la plus courte et déploie seulement 250 vers.

36Ibid. 37Par le mot ″action″ on se réfère aux trois plans de la pièce dont on a déjà parlé: le premier comprend le père consultant le magicien et la ″représentation″ d'Alcandre; le deuxième, c'est l'histoire de Clindor, d’Isabelle et de Matamore; et le troisième est constitué par l'aventure de Théagène et d'Hippolyte. 22

Matamore dans le 'Teatro Stabile' di Genova, mise en scène Marco

Sciaccaluga, 2005-2006.

23

CHAPITRE II:

Les éléments du baroque

«En cette heure printanière et méridienne de Coimbra, je suis arrivé, dans la paresse et le recueillement, à la possession d'une vérité féconde: à savoir que le baroque est secrètement animé par la nostalgie du Paradis Perdu»38.

1. L'instabilité

Convaincu du caractère éphémère du monde, l’homme baroque, contrairement à l’homme de la Renaissance qui croit à sa valeur absolue, unique et éternelle, éprouve une fascination pour l’apparence qui le conduit à prendre des visages les plus divers et les plus contradictoires en quelques instants. Les personnages du monde baroque, d’une psychologie fondée sur le paradoxe et le déchirement, oscillent entre deux états d’âme bien différents et offrent plusieurs aspects d’un seul moi tout en optant pour une troisième facette. L’art baroque réclame le droit d'être multiple et non un, d’avoir des sincérités successives et simultanées.

Or, l’inconstance apparaît comme une loi de l’œuvre baroque et son terrain dans l’Illusion comique de Corneille est bien entendu celui de l’amour qui va même jusqu’à être «une feinte sentimentale […] qui dégage une psychologie de l’instabilité et de la mobilité et propose des personnages tels qu’Hylas, Corisca ou leur descendant Dorante, tout occupés de paraître ce qu’ils ne sont pas et de se construire comme un décor»39 . Quant aux héros de la pièce, ils contiennent

38 E. d’Ors, Du baroque, Paris, Gallimard, 2000, p. 48. 39Jean Rousset, op. cit., p. 183. 24 dans leur essence un noyau multipolaire, brisé, mais ils ont conscience de la multiplicité de leurs objectifs, exprimés tous avec la même sincérité.

De cette façon, Clindor affirme aimer simultanément Lyse et Isabelle;

Lyse amoureuse de Clindor pour se venger de lui le met en prison pour le délivrer après; Pridamant après avoir chassé son fils dans un moment de sévérité le cherche à l’aide d’un magicien; Matamore courtise Isabelle et l’abandonne après les menaces d’Adraste; Clindor, représentant Théagène, insiste sur ses sentiments envers deux femmes et défend la coexistence de la vie conjugale et de l’adultère:

THEAGENE (à ISABELLE): Mon âme, derechef pardonne à la surprise

Que ce tyran des cœurs a faite à ma franchise;

Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’un jour,

Et qui n’affaiblit point le conjugal amour (V, 3, v. 1485-1488). A propos de la duplicité des sentiments chez l'homme baroque Octave

Nadal remarque: «Est-ce lui cette comédie répercutée dans ces miroirs sans fin? Dans ces images qui explosent comme des songes? L’amoureux est-il cet acteur qui joue son âme, l’amour cet artifice? [...] L’amour de Clindor, mensonge ou vérité? Qui croire? Clindor auprès de Lyse, ou Clindor auprès d’Isabelle?

Clindor en prison, ou dans le jardin tragique? Le même homme et plusieurs langages, le même homme et des actions contradictoires»40.

Adoptant le jeu de transformations et d'apparences au terrain de l’amour, Clindor courtise en même temps Isabelle et Lyse et affirme aimer la maîtresse, mais être séduit par la servante. Il prétend être aux yeux de Lyse son amoureux et le séducteur d’Isabelle: «CLINDOR: J’adore sa fortune et tes perfections» (III, 5, v. 784. Nous soulignons). Clindor n'est donc qu'un libertin,

40O. Nadal, Le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Corneille, Paris, Librairie Gallimard, 1948, p. 119. 25 à relier avec Dom Juan41, ou avec Théante de La Suivante42 qui fait preuve du même opportunisme:

THÉANTHE: Quelques puissants appas que possède Amarante,

Je trouve qu'après tout ce n'est qu'une suivante;

Et je ne puis songer à sa condition

Que mon amour ne cède à son ambition.

Ainsi malgré l'ardeur qui pour elle me presse,

A la fin j'ai levé les yeux sur sa maîtresse,

Où mon dessein, plus haut et plus laborieux;

Se promet des succès beaucoup plus glorieux (I, 1, v. 16-23).

En établissant une distinction entre l'amour et le mariage, Clindor prône l'infidélité et argumente pour persuader Lyse de devenir sa maîtresse.

Opportuniste, il lui propose une sorte de partage: «Je suis dans la misère, tu n'as point de bien» (v. 791), «Une femme [épouse] est sujette, une amante est maîtresse» (v. 794), «La femme les achète [les plaisirs], et l'amante les vend»

(v. 796), «Un amour par devoir bien aisément s'altère» (v. 797). On constate, donc, que pour lui l'amour se place du côté de ce qui est ”confortable”.

Parallèlement, à la façon d’Hylas dans l’Astrée qui déclare «Rien n’est constant, que l’inconstance, durable même en son changement»43, Clindor semble manifester une lucidité envers la dualité de son être, et aux reproches de sa femme Isabelle oppose la pluralité de ses sentiments:

CLINDOR (à Isabelle): L’amour dont la vertu n’est point le fondement

Se détruit de soi-même, et passe en un moment (V, 3, v. 1479-1480).

41Cf la tirade de Dom Juan sur l'inconstance. DOM JUAN: «Quoi? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux: non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs». Molière, Dom Juan (1665), I, 2, v. 124-133. 42On se réfère à la pièce de Corneille intitulée La Suivante (1632). 43Honoré d’Urfé, L’Astrée, Paris, Union Générale d’Editions, 1964, p. 77. 26 Jean Rousset parlant du caractère fluctuant du héros baroque remarque:

«Les aimer toutes, c’est se changer en toutes; c’est se quitter soi-même, errer de place en place et ne se trouver plus pour avoir trop essayé de visages; changeant d’amour chaque matin, ses amours sont les vêtements qui le déguisent»44. Le refus de Clindor de se fixer auprès d’une femme et d’échapper

à l’indécision et à l’incertitude se lie à la nature du héros protéiforme, à ses oscillations de cœur et à sa manière de vivre. Jouer, prendre le masque, ce serait, momentanément, refuser l’engagement social et par le simulacre,

échapper à la fixation d’une nouvelle identité. Le masque assurerait ainsi une protection et une liberté. Jean Rousset appelle ce type de héros «Protée» et remarque: «Protée, c’est l’homme qui ne vit que dans la mesure où il se transforme; toujours mobile, et voué à se fuir pour exister, il s’arrache continuellement à lui-même; son occupation est de se quitter; non pas, comme un

Gide anachronique, pour se libérer d’un moi antérieur et préserver un état d’éternelle naissance, mais pour signifier qu’il est fait d’une succession d’apparences»45.

Cependant, l’imminence de la mort, à l’acte IV, scène 7, boulverse Clindor, qui change d'attitude: de séducteur capable de servir un maître fanfaron,

Clindor se fait un héros et devant la gravité de la situation, semble enfin lire clairement dans son cœur:

CLINDOR (dans son monologue): Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme

Dissipes ces terreurs, et rassures mon âme (IV, 8, v. 1277-

1278). Le monologue de Clindor dans la prison met donc en évidence son parcours face à la mort. Pour lui, le seul moyen d'éviter la souffrance est de garder l'image d'Isabelle, la seule qui fonctionne en tant que vision et lui donne l'espoir de vivre. Se mettant au service de l'amour, Clindor emploie un langage héroïque,

44J. Rousset, op. cit., p. 42. 45 Ibid., pp. 22-23. 27 semblable à celui de Rodrigue46: «CLINDOR: Je meurs (trois fois), trop glorieux, fatal amour qui me rend si glorieux» (IV, 4, v. 1262). Pourtant, la proximité de son exécution le renvoie à la peur de mort. On assiste, donc, à l’évolution d'un personnage, qui, dans un premier temps, déguise la honte et la peur, mais qui, finalement, prend conscience de ses propres faiblesses: «et la peur de la mort me fait déjà mourir», avoue-t-il (IV, 4, v. 1288).

Toutefois, pourrait-on affirmer qu’après des hésitations et devant la mort le héros s’aperçoit que son cœur bat pour Isabelle? Parlant du moi fluide et de la précarité du héros baroque Jean Rousset le qualifie d’ «’homme-jouet»,

«homme-balle» et continue: «Ce qu’il connaît en définitive, c’est sa confusion; ce qu’il apprend sur lui-même, c’est que son moi lui échappe»47.

L’inconstance paraît encore plus fortifiée chez le personnage de

Théagène, qui est le double de Clindor: à la fois Théagène et Clindor, le personnage dédoublé accentue l’illusion et désoriente le spectateur, étant donné que Théagène paraît réaliser, après le mariage, ce qui était en puissance chez le célibataire ; de plus, ses récentes aventures semblent être l’aboutissement de son instabilité amoureuse. «Le jeu des ”doublé” met au jour la relation simultanée du masque au doute et à la métamorphose; tout déguisement est interprété alors en fonction du mouvement qui confond les lignes, mélange les formes, métamorphose les êtres, produit toutes sortes de ‘changements

étranges’»48.

Ne cherchant pas à esquiver les accusations de l’adultère, Théagène justifie et fait l’apologie de son infidélité, sans nier ses sentiments conjugaux.

La longue tirade de 27 vers (du vers 1461 au vers 1488) constituant l’argumentation habile et convaincante de Théagène, prouvent que le langage amoureux est imposteur et prive les sentiments de leur authenticité. On pourrait rapprocher ces deux mouvements contraires de ce qu'Eugénio d'Ors

46Il s'agit de Rodrigue, le protagoniste du Cid (1637) de Corneille. 47J. Rousset, op. cit., p. 60. 48Ibid., pp. 63-64. 28 appelle un ″paradoxe musculaire″: «Nous sommes devant la grille d'un temple, dans la ville espagnole de Salamanque. Un ange de conception baroque couronne le travail délicat de cette grille en fer forgé. Le bras de l'ange est représenté dans une attitude singulière: tandis que l'avant-bras s'élève comme pour soulever un objet, pour l'arborer, la main, au contraire, s'abaisse comme si elle allait le déposer à terre. Il y a ici un paradoxe musculaire, la coexistence de deux finalités contradictoires dans un même membre, de deux actions opposées dans le même schéma»49.

Quant à Hippolyte, après un long parcours qui passe de l’indignation à la compréhension, puis de l’inquiétude à l’angoisse, arrive à reconnaître en même temps la valeur du mariage et la pulsion de l’amour-passion et donne la couverture aux aventures amoureuses de son mari: «HIPPOLYTE: Dissimule, déguise et sois amant discret» (V, 3, v. 1503). On constate donc que la croyance

à l’amour absolu n'est pas le fait des héros cornéliens, qui, adoptant l’attitude de l’inconstance, se laissent être charmés par les jeux d’amour, de tromperie et d’évasion. De plus, à travers des déchirements, l'homme baroque, aussi bien que les personnages de l'Illusion comique, cède finalement aux charmes du baroque.

L'amour ne peut être qu'illusion et les protagonistes de la pièce ont le goût du changement et représentent une personnalité très floue, susceptible de transmutations et incapable de se fixer.

Néanmoins, Isabelle se trompe non seulement sur l’identité de Clindor et sur ses vrais sentiments mais aussi sur les siens. Désordre de la jeunesse, naïveté ou frivolité, le discours d’Isabelle est celui d’une jeune femme qui se croit amoureuse du premier Dom Juan qu’elle rencontre (ISABELLE: «Un amour véritable / s’attache seulement à ce qu’il voit aimable», II, 6, v. 505-506), et correspond parfaitement à l’esprit baroque qui: «pour nous exprimer à la façon du vulgaire, - ne sait pas ce qu’il veut. Il veut, en même temps, le pour et le contre. Il veut, - voici des colonnes dont la structure est un pathétique

49E. d'Ors, op. cit., p. 81. 29 paradoxe, - graviter et s’enfuir. Il veut, - je me souviens d’un certain angelot, appartenant à certaine grille d’une certaine église de Salamanque, - lever le bras et descendre la main. Il s’éloigne et il se rapproche dans la spire... Il bafoue les exigences du principe de contradiction»50.

L’amour dans l'Illusion comique est illusoire et l’absence de toute lucidité semble boulverser les personnages qui s’éprennent d’un sentiment éphémère, d’un coup de foudre qui les emporte loin de la réalité. Le père d’Isabelle,

Géronte, caractérise sa fille «aveugle et sans cervelle» (III, 2, v. 681), mais

Isabelle avoue: « L’amour sur mon cœur a pris trop de puissance / Pour écouter encor les lois de la naissance» (II, 6, v. 513-514), ce qui nous rappelle la jeune

Agnès de L’École des Femmes de Molière qui tombe amoureuse d’un jeune homme séduisant mais dont elle ne sait rien. De l’autre côté, l’amour de la servante Lyse pour Clindor n’est pas fait d'illusions mais paraît plus réaliste: LYSE: «Je ne suis que servante: et qu’est-il que valet? / Si son visage est beau, le mien n’est pas trop laid» (II, 9, v. 615-616).

En effet, mettant en scène l’affrontement d’une maîtresse et de sa servante, Corneille innove par rapport à la tradition: la servante cesse d’être une comparse pour devenir protagoniste. Lyse ne se place pas seulement en égale d’Isabelle mais en rivale aussi. Les deux femmes se trouvent dans une situation de rivalité et l’antagonisme et la jalousie déclenchent des sentiments d’hostilité.

Ainsi Lyse passe très vite de la politesse feinte à l’injure et cherche à blesser

Isabelle:

LYSE (dans son monologue): Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin,

Des fers où je t’ai mis c’est moi qui te délivre,

Et te puis, à mon choix, faire mourir ou vivre.

On me vengeait de toi par delà mes désirs (IV, 3, v. 1138-1141).

De plus, Lyse n'est plus seulement la soubrette ingénieuse du théâtre français classique; si Corneille est «en avance» sur son temps, c'est sans doute

50 Ibid., p. 29. 30 parce qu'il dote Lyse d'une intériorité et d'états d'âme qui révèlent des sentiments nobles. D'ailleurs, dans l'Examen de l'Illusion comique (1660) l’auteur

écrit: «Lyse semble s'élever un peu au-dessus du caractère de servante». C'est avec Lyse qu'éclate l'orgueil du héros cornélien, étant donné qu'en parvenant à surmonter son double ”handicap”, en tant que femme et en tant que domestique, elle triomphe. Aussi peut-on parler à propos du personnage de Lyse et sa dignité du premier portrait du héros cornélien tel qu'il apparaît dans les tragédies?

«Comme les autres comédies, l'Illusion comique représente l'étape d'une prise de conscience héroïque; elle est même, en un sens, plus proche de l'avènement final que les autres, dans la mesure où elle introduit pour la première fois la guerre, la mort et le combat à l'horizon de l'éthique cornélienne»51, affirme

Serge Doubvrosky. Lyse, se montrant supérieure par rapport à Clindor qui l'a bafouée, dirige toute l'action et lui livre son liberté sans rien exiger de lui ou d'Isabelle. Au surplus, déchirée par son amour pour Clindor et par des conflits moraux, elle ne se laisse pas duper de l’amour prétendu de ce dernier et répond avec ironie à la séduction que Clindor joue à ses dépens. A la fin, en exprimant cyniquement sa grande indignation («Voyez bien, je suis Lyse, et non pas

Isabelle», III, 5, v. 782), elle décide de rester fidèle à sa maîtresse et à ses principes.

Corneille, en prouvant la valeur des domestiques, en représentant leur supériorité morale, leur capacité de pardonner, s'élève contre les préjugés de son temps. Même si son théâtre n'aboutit pas à un renversement social et chacun garde sa place, l'auteur propose l'égalité des maîtres et des valets: le sacrifice de Lyse restera secret; Clindor et Isabelle ignoreront tout du combat intérieur qu'elle a donné, aussi bien du fait que sa décision d'épouser le geôlier est la plus grande manifestation de son autodestruction.

Ainsi, dans le personnage de Lyse, l’instabilité en tant que principe baroque, s’attache à un monde où tout se passe à l’envers: la servante parle en

51S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p. 531. 31 maîtresse (v. 1129-1130), elle prend des initiatives (v. 1062-1065) et agit avec un esprit de décision étonnante (v. 1057); elle donne des ordres à Isabelle (v. 1131-

1133) et s’exprime dans le langage des maîtres (v. 850-851); elle éprouve aussi des sentiments nobles (v. 835-836) et doit résoudre des problèmes que le théâtre traditionnel réserve à la classe qui lui est supérieure (v. 1138-1139). En bref, c’est la servante qui va ”enlever” le maître, car personnages et actions s’inscrivent dans le mensonge théâtral.

L’opposition entre maîtres et valets est ici recoupée par une opposition plus générale entre hommes et femmes, qui aboutit à une alliance des femmes.

Les personnages féminins engagés dans l’amour – Isabelle, Lyse, Hippolyte –, clairvoyants sur les promesses fausses, refusent le badinage, choisissent la transparence des sentiments et montrent que l'accord des mots et du cœur est réel. Contrairement aux femmes fidèles, les hommes inconstants – Adraste,

Clindor, Théagène – optent pour les mensonges amoureux et cherchent à triompher en cachant le vide des sentiments.

Le discours amoureux de la pièce, celui que les personnages créent ou celui qu’ils accueillent, de toute façon significatif de leur comportement, correspond à la vérité des personnages à travers soit la fidélité soit l’inconstance: ayant déjà réclamé devant son père le droit de choisir son amour,

Isabelle avoue ses sentiments et montre que les mots suffisent à eux-seuls; en effet, l'union de deux âmes, réussie même après la mort, produit une suite d'effets heureux auxquels s'opposeront les tourments du père. Le motif de la vengeance domine: l'au-delà devient le lieu de la restitution; l'ici-bas le lieu de l'expiation. Ainsi les amants auront leur récompense après la mort, tandis que le père connaîtra les tourments de l'enfer de son vivant, comme montre le schéma ci-dessous, qui résume le contenu des répliques de chacun de deux groupes d’adversaires:

Les amants Le père «l'heureuse issue», v. 1018. «tes douleurs», v. 1019. 32 «auprès de mon amant, je rirai», v. «tes pleurs», v. 1020. 1020. «d'un si doux entretien», v. 1022. «remords – larmes», v. 1021. «augmenter les charmes», v. 1022. «tes tourments», v. 1023. «me porter en vie?», v. 1030. «t'épouvanter», v. 1024. «l'horreur des ténèbres», v. 1026. «éternel effroi», v. 1027. «te reprocher ma mort», v. 1028. «t'appeler après moi», v. 1028. «de malheur», v. 1029. «languissante vie», v. 1029. «me porte envie», v. 1030.

Devant un Clindor qui se limite à ses désirs, Isabelle parle d’un «amour véritable» (II, 6, v. 505), souhaite rendre adéquats ses mots et ses sentiments et fait preuve que l’amour est une grande passion. Une nouvelle langue se crée, celle du cœur: ISABELLE: «En un mot, je vous aime» (II, 6, v. 490). En plus, elle refuse à se soumettre à «des faibles passions» (II, 6, v. 490) et devant les déclarations amoureuses de Clindor, elle se méfie de «ses propos superflus» (II,

6, v. 487) et oppose la plénitude de ses sentiments: ISABELLE: «Je dédaigne un rival» (II, 6, v. 490). En effet, son discours amoureux est fondé sur l'élaboration d'une nouvelle communication où les mots et les gestes expriment le cœur; au discours amoureux, Isabelle propose un autre langage, celui du corps, qui, d’une litote permet l’expression de ses sentiments au-delà de paroles:

ISABELLE: «Un coup d’œil vaut pour vous tous les discours des autres» (II, 6, v.

494). De cette façon, clairvoyante («Je vois clair dans mon âme», III, 12, v.

967) et manifestant toutes les qualités de l’aristocratie à laquelle elle appartient – noblesse, fierté et sincérité -, Isabelle annonce les héroïnes dites

«cornéliennes» et celles qui apparaîtront bien plus tard au théâtre marivaudien.

33 Dans l’Illusion comique l’amour semble être le fruit de l’inconstance qui obéit

à l’ordre naturel où le temps emporte tout. L’amour, obscurci par l’incapacité du langage à exprimer les sentiments, reflète avant tout le goût du jeu théâtral et sa prédilection pour le feint et le mensonge. Amour et langage sont disjoints. Dans la pièce, les passions vraies renvoient toujours à l’univers théâtral. Le vrai amour, confondu la plupart des fois à l’amour-illusion, tombant victime des tromperies du discours amoureux, semble insaisissable.

Apparemment, l’amour triomphe dans l’Illusion comique, puisque l’itinéraire amoureux de Clindor va de l’inconstance à la constance et la proximité de la mort fait naître en lui son amour pour Isabelle. De la même façon, la transcendance d’Hippolyte et son attitude envers un mari sans aucune censure morale, émeut

Théagène qui rentre à la vie conjugale et la fidélité trouve la récompense.

Néanmoins, le comportement futur de l’homme baroque nous empêche de juger de ses intentions. Théagène, dont la mort le prive de la possibilité de prouver sa fidélité, exprime la fragilité ayant recours à deux images poétiques:

THÉAGÈNE (à Isabelle): C’est un feu que le temps pourra seul modérer;

C’est un torrent qui passe et ne saurait durer (V, 3, v. 1523-1524). En effet, tout l’acte V – l’histoire d’Hippolyte et de Théagène – n’est qu’une question ouverte qui suggère que, dans un monde dominé par un hasard aveugle qui réserve à chaque homme un destin imprévu, l’amour est dans la vie réelle en perpétuelle mutation et par conséquent, le théâtre reflétant la vie, ne peut avoir qu’une fin ambiguë ou bien rester sans fin. Si Clindor épouse Isabelle

– devenant ainsi le couple Théagène-Hippolyte -, c’est parce qu'elle est seulement une comédienne; si la scène V est la suite des aventures du couple, rien ne nous indique plus si c’est leur vie représentée sur scène ou s’il s’agit d’une scène inventée; quand le rideau se lève, et en même temps le quiproquo, le soupçon et la confusion se renforcent au lieu de s'évanouir. Est-ce Clindor et

Isabelle un «vrai» couple d’amants unis et dévoués dans la «vie»? Est-ce qu’ils

34 représentent leurs relations conjugales dans le théâtre52 ? Ou est-ce que

Clindor est un homme infidèle, exactement comme Théagène, qui se soumet à des aventures auxquelles il ne peut pas résister? En plus, mentir en scène lui permet-il d’être sincère envers son aimée et envers lui-même? Corneille paraît peu disposé à répondre à ces questions. G. Sandier dit sur ce sujet: «Cette pièce est à la fois folle et prodigieusement intellectuelle, car au fond, Corneille est ici une espèce de Descartes élisabéthain, qui serait amoureux du théâtre et de ses sortilèges, une espèce de Descartes pris de folie»53.

2. «Le déguisement»54

Nous avons déjà noté l’état de l’instabilité et de la mobilité comme un des caractères constitutifs de l’esthétique baroque. Selon Jean Rousset, «de

Montaigne à Pascal et au Bernin, l’homme est défini en termes de changement, de déguisement, d’inconstance et de mouvement»55. Le déguisement qui est «le trompe-l’œil, les jeux de miroirs du théâtre sur le théâtre dans la tragi-comédie agitée d’un incessant mouvement scénique et dominée par un héros incertain de lui-même»56 se présente dans l’Illusion comique de Corneille comme un élément essentiel du comportement des personnages qui, hors de tout modèle psychologique fixe, «laisse libre cours à une floraison multiple et vicieuse du moi,

52A l’époque, ce n’était pas rare pour un couple d’acteurs d’être aussi couple dans la vie. En effet, c’était un phénomène assez commun. Un des couples les plus fameux était Floridor et sa femme, amis cordiaux de Corneille. Voir aussi l’étude de G. Mongrédien, Les grands comédiens du XVIIème siècle, Paris, Société d'édition le livre, 1927, surtout ch. intitulé «Floridor le Noble», p. 76. 53Gilles Sandier, Déclaration faite à l’O.R.T.F., émission le Masque et la Plume, 15 juin 1970. 54 On choisit de mettre le mot entre guillemets étant donné qu’il ne s’agit pas toujours de déguisement traditionnel mais plutôt d’une identité fluide. 55J. Rousset, op. cit., p. 183. 56 Ibid., p. 183. 35 substitution baroque au moi unique»57 et fait que l’objet «continu et multipolaire, manque de contours propres et obéit à une attraction située au-dehors de lui»58.

Clindor, qui attire l’intérêt du spectateur, est un personnage à la mentalité et au comportement typiquement baroques:

• Dans la première action, il est l’objet de la quête du père.

• Dans la seconde action, il n’est qu’un aventurier en quête de soi.

• Dans la troisième action, il est le personnage principal, le protagoniste

d’une tragédie et porte le nom de Théagène.

Ainsi, dès le début de la pièce, Clindor paraît comme un être inconstant, non pas unifié et continu, déchiré entre l’ ”être” et le ”paraître”, intéressant toutefois par son habilité de se présenter sous les aspects les plus divers, assumant des différents stéréotypes. Ayant abandonné le foyer paternel, il vit en exerçant de petits métiers pseudo-intellectuels et pseudo-artistiques, toujours de nature éphémère. (I, 3, v. 173-184). Fugueur, il se déplace de la

Touraine à Paris et ensuite à Bordeaux. Il disparaît ainsi sans laisser d’adresse et sans contacter son père pendant dix ans (I, 1, v. 23). Fils d’un gentilhomme mais loin d’être un fils exemplaire, ses pratiques pour gagner de l’argent sont douteuses: il n'hésite pas à voler son père («Il vous prit quelque argent», v. 167), il recourt aux expédients et à la charlatanerie («métiers sans honneur et sans fruit», v. 191) et il s'enrichit en trichant son maître (vers 197-198).

Poussé par la nécessité, il devient valet d’un «brave de pays» (v. 930), adopte une identité fausse et porte le nom de La Montagne, rappelant les personnages du valet-parasite de la comédie latine de Plaute, le Miles gloriosus59. Devenu le valet de Matamore, un capitaine gascon aussi fat que lâche, il est obligé d’utiliser le même langage grotesque que son maître et même prétendre le questionner sur ses exploits guerriers (II, 2, v. 309-312),

57 E. d’Ors, op. cit., p. 113. 58Ibid., p. 114. 59Voir Charles Mauron, Psychocritique du genre comique: Aristophane, Plaute, Térence, Molière, Paris, José Corti, 1985, pp. 84-85. 36 empruntant ainsi les traits de comportement de l’Arlequin de la Commedia dell’arte60.

La souplesse et l’ingéniosité aident Clindor à porter le masque ; d’une part, il joue le rôle de l’auditeur et nourrit la mythomanie de son maître, de l’autre, il profite des confidences de Matamore pour le bafouer et courtiser Lyse. Très vite, il abandonne le masque du domestique et devient le double de son maître: caricature de la caricature, Clindor n’hésite pas à le menacer (III, 9, v. 937-

938), à l’effrayer par de fausses fanfaronnades (III, 9, v. 939-943), à le provoquer même en duel (III, 9, v. 950-951). Stupéfait de la nouvelle version de lui-même et incapable d’agir, Matamore crie: «Cadédiou! Ce coquin a marché dans mon ombre; / Il s’est fait tout vaillant d’avoir suivi mes pas» (III, 9, v. 942-

943).

Maître d’illusion jouant simultanément deux rôles, Clindor ne se reconnaît plus. «Effectivement, la confrontation de l’homme avec la réalité», observe M.

Schmeling, «c’est-à-dire avec le problème de l’être et du paraître, est toujours en même temps une confrontation avec sa propre identité. L’individu a pour tâche de se situer dans la relativité du jeu et du non-jeu, ou de l’art et de la vie»61. Quand Clindor est domestique de Matamore, il se dit gentilhomme (III, 8, v. 903); quand il est vrai bonhomme, en réalité il n’est que comédien. Ce jeu de masques le conduit à la perte de soi et à l’aliénation de son vrai visage: Clindor, habitué au jeu, ne peut être vrai que par le masque, qui se montre supérieur à son vrai visage. «Le dédoublement découle tout naturellement de l’altérité: c’est un autre qui parle, et qui parle comme un autre, c’est-à-dire qui se métamorphose»62, remarque M. Corvin. Pour établir sa propre vérité et pour atteindre son moi profond, il doit devenir magicien de lui-même et à travers son dédoublement imposer se vérité. Jean Rousset appelle cette opposition entre ce

60Voir Maurice Descotes, Les grands rôles du théâtre de Marivaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 92. 61M. Schmeling, op. cit., p. 60. 62 M. Corvin, «Théâtralité», dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit. 37 qu’on est et ce qu’on montre «loi de dissimulation», et parlant des personnages cornéliens écrit: «Ils vont plus loin, ils vont jusqu’à nier l’importance de ce qu’ils ne montrent pas pour n’accorder l’existence qu’à ce qu’ils font paraître: le dedans, bientôt taxé d’imaginaire, est nié au profit du dehors qui seul compte; ils aboutissent enfin à la négation de la personne, c’est-à-dire l’apparence, seule susceptible de rang, de représentation et d’éclat»63. La dernière scène de la pièce, où Clindor-acteur partage l’argent avec la troupe, c’est le seul moment où l’ «être» et le «paraître» coïncident. Mais, en somme, «dans ce théâtre où tout est décor, perdre son apparence c’est se perdre soi-même puisqu’on ne s’y soucie pas d’être, mais de paraître»64.

Même écartelé entre des sentiments aussi forts qu'inconciliables, Clindor refuse de s'abandonner aux crises et devenir le jouet du sort, et au moyen de la

”mutilation” cherche à dominer sur son destin: sous son habit d'aristocrate change autant de visages que de partenaires. Isabelle, en proie à ses sentiments, se révèle comme un être ravagé par des courants qui envahissent son âme et qui vont de la vérité et de l'authenticité du sentiment jusqu'à l'indignité et la vengeance:

ISABELLE (dans son monologue): Puis qu'à ces passe-temps ton humeur te convie,

Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.

Sans aucun sentiment je te verrai changer

Lorsque tu changeras sans te mettre en danger (V, 3, v. 1513-

1516).

Lyse, de son côté, est le personnage qui illustre mieux le type du héros cornélien. Aimant Clindor qui se moque d'elle, elle participe au jeu de l'être et du paraître et déguise sa personnalité, pour choisir, finalement, à céder Clindor

à Isabelle afin de se libérer et de ne plus être torturée par des états d'âmes qui la dévorent. «Allez continuer vos visites» (v. 806), c’est ainsi que Lyse encourage Clindor en le poussant dans le piège qu'elle lui a préparé avec l'aide

63J. Rousset, op. cit., p. 216. 64Ibid., p. 63. 38 d'Adraste. «Aux lieux où vous trouvez votre heur et votre joie», elle continue (v.

810. Nous soulignons): l'heur, c'est le destin (lat. Auguru); en réalité Lyse renvoie Clindor à son destin, à savoir en prison. On constate, donc, que nulle transcendance ne pèse sur la héroïne cornélienne pour qui l'homme s’avère impuissant de contrôler son destin, mais parallèlement, ce même destin ne la laisse pas totalement désespérée: «Ainsi de notre espoir la fortune se joue; /

Tout s'élève ou s'abaisse au branle de sa roue» (V, 5, v. 1589-1590). Lyse, contrairement au héros baroque qui se croit trop faible pour résister et se perd dans l'instabilité universelle, apaise ses inquiétudes et hors de toute

«providence» ou pouvoir supérieur protecteur, cherche le bonheur en elle-même.

Cependant, introduisant dans le récit le personnage du narrateur,

Corneille donne une autre dimension à la vie d’un fripon. En effet, le magicien d’une part raconte avec vivacité l’univers d’un héros malhonnête et instable, d’autre part il le traite avec humour, sympathie et ironie, qui arrive à toucher les limites de la complicité. La vie aventureuse de Clindor n’est que l’itinéraire personnel d’un adolescent qui erre constamment avant de passer du désordre de la jeunesse à la maturité de l’adulte65. «Les aventures ne sont pas gratuites, et le passage par l’erreur ou la métamorphose est indispensable pour dénouer les intrigues complexes et pour que les héros atteignent à de nouvelles vérités, peut-être elles aussi provisoires. Echecs et errances révèlent l’Etre à lui-même.

La grande roue de la Fortune tourne, et le monde change de face»66, note J.-P.

Ryngaert.

Quoiqu’ Alcandre ne puisse pas intervenir dans la destinée de Clindor, il connaît son avenir, aussi bien que sa prédisposition pour le théâtre :

«ALCANDRE: Un peu de patience, et, sans un tel recours, / Vous le verrez

65Marc Fumaroli dans son article intitulé «Microcosme comique et macrocosme solaire: Molière, Louis XIV et L’Impromptu de Versailles» développe l’idée que Clindor ne symbolise que l’adolescent qui part à la découverte de l’essence profonde de son moi intime et du cosmos à travers une initiation pédagogique. Voir M. Fumaroli, op. cit., p. 101. 66J.-P. Ryngaert, “Baroque” Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit. 39 bientôt heureux en ses amours» (III, 12, v. 988-989), sont les paroles rassurantes du mage au père inquiet. En fait, Alcandre déguise ses intentions, retarde la révélation et trompe le père. En lui montrant la mort de Clindor, il parvient à l’épouvanter pour faire appel ensuite à son indulgence au profit d’une profession fort méprisable et douteuse à l’époque67. Clindor exerçant le métier d’acteur (V, 5, v. 1628) abandonne sa vie et son comportement passés et semble

être fixé dans son métier. Son passé riche en intrigues, fraudes et «activités» aléatoires forme son armature théâtrale, étant donné que les petits métiers

éphémères de picaro ont constitué son initiation au monde du théâtre: les métiers de plume (secrétaire; se mit sur la rime, faire des romans, des chansons;

I, 3, v. 176-177), la pratique de la parole (clerc d'un notaire, sollicitaire; I, 3, v.

184) et du spectacle (fit danser un singe; I, 3, v. 183), la charlatanerie (il trafiqua de chapelets de baume, vendit du Mithridate; I, 3, v. 183) ne sont qu'une succession de métiers pseudo-intellectuels et pseudo-artistiques, qui, de toute façon, révèlent la vocation théâtrale de Clindor. A côté de cela, il faudrait ajouter sa préférence marquée, dans la vie, pour le déguisement, le mensonge, le trompe-l’œil, la grandiloquence et le badinage: tout indique sa tendance naturelle pour le théâtre et révèle ses qualités d’acteur.

Ainsi, dirait-on que la grande école de la vie et de ses aventures a été pour Clindor une école de théâtre et que sa capacité naturelle de se modifier s’est épanouie petit à petit et s’est développée en un véritable art de jouer.

Comme M. Corvin souligne: «Le théâtre est un art constamment ambiguë, constamment double face: le théâtre est son double. Son pouvoir d’entraînement

(voyez combien la censure s’est intéressée à lui, par contrecoup) n’a d’égal que son pouvoir de tromperie. Il est fumé et il est Protée. Il peut tout dire et tout faire, de le dire: nomen, numen»68. De la même façon, quand Clindor d’une

67Pour plus d’informations sur la profession de l’acteur au XVIIème siècle, voir notamment G. Mongrédien, La vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966, surtout ch. I et II. 68M. Corvin, «Théâtre» dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit. 40 extrême virtuosité flatte Matamore – prouvant que le jeu paraît lui être aisé -, quand il courtise parallèlement Isabelle et Lyse, il nous donne un premier récital de son habileté de dissimuler. «Sa duplicité constante, face à son maître

Matamore comme à ses deux ‘maîtresses’ Isabelle et Lyse», observe M.

Fumaroli, «nous incite à le qualifier d’ ‘hypocrite’, mot qui signifie en grec tout simplement ”acteur”»69.

Le métier d’acteur nous est présenté par Corneille comme la manifestation d’un certain tempérament, d’un ”jeune acteur” qui se trouve à l’état primitif et qui est poussé à interpréter des rôles et à s’adapter à tous les rôles dans la vie. S’il n’avait pas suivi le théâtre, Clindor serait resté pour toujours un ‘picaro’, vivant en marge et utilisant son talent pour duper les autres.

«Entre l’art de déguiser ses sentiments véritables», continue M. Fumaroli, «et celui d’interpréter des sentiments fictifs avec assez de vraisemblance pour prendre au piège l’Autre (spectateur, partenaire, adversaire) il n’y a pas qu’un pas: celui qui sépare l’acteur qui ne se fait pas connaître, de l’acteur qui se donne pour tel. Dans la mesure où Clindor, encore inconscient de sa vocation, use de ses talents d’ ‘hypocrite’ à la vie, il est justiciable de toutes les accusations dont les comédiens sont généralement accablés, et de la plus grave d’entre elles, l’amoralité»70. D'ailleurs, comme le remarque A. Sivetidou: «Par les déguisements, les personnages vivent plusieurs vies, chaque fois différentes, cherchant l'issue à ce jeu de changements et exprimant la soif d'aimer et d'être aimé. 'Je joue donc j’existe' devient la moto tandis que 'la fin du jeu' correspond à leur mort»71.

Matamore, issu de Plaute qui crée dans le Miles gloriosus72 le type du soldat fanfaron, est dans l’Illusion comique de Corneille celui qui choisit par

69M. Fumaroli, «Rhétorique et dramaturgie dans l’Illusion comique», XVIIe siècle, no 80-81, 1968, pp. 107-132. 70 Ibid., p. 122. 71A. Sivetidou, La vue du silence dans le théâtre de Andréas Staikos (en grec), Athènes, éd. Lettres grecques (Ellinika Grammata), 2000, p. 55. 72Voir C. Mauron, op. cit., pp. 84-85. 41 excellence le masque du héros, mais aussi celui qui, après la chute du masque, il est totalement accablé et ne peut pas survivre. Le registre comique de

Matamore est sensible dans trois éléments: a) dans la caricature de soldat fanfaron; b) dans la caricature d'amoureux précieux; c) dans la rupture et le décalage entre ces deux figures qui paraissent incompatibles. Le comique, né donc de la disparité entre l'être et le paraître et en même temps de la disproportion entre ce qui Matamore prétend être (héros et séducteur) et ce qu’il est en réalité (lâche et vieillard grotesque), est perceptible dans ses menaces qui, trouvant l'alibi de l'amour, ne se réalisent jamais (MATAMORE:

«Toutefois je songe à ma maîtresse; II, 2, v. 245), tandis que le burlesque est aussi relevé grâce à l'hypertrophie du moi qui se trouve en contraste complet avec ses actions. Cette double structure, étroitement liée à la théâtralité, illustre le thème de la métamorphose et produit «un effet pathétique lorsque le déguisement (surtout inconscient) est lié à une perte d’identité et/ou aboutit à un quiproquo tragique; un effet de vertige, lorsque les déguisements se multiplient ou jouent sur le va-et-vient entre l’être et le paraître»73.

Parallèlement, Corneille donne une dimension poétique à un personnage traditionnel de la farce. Le vertige verbal de Matamore crée les plus beaux vers d'amour et en même temps un univers purement artistique. Les sonorités – surtout les roulades de r – et les allitérations introduisent le lyrisme poétique dans son langage amoureux.

Dès son entrée magistrale en scène, Matamore accumule ses exploits guerriers qui concernent des adversaires ayant un caractère fabuleux et étant, le plus souvent, tirés de la mythologie (III, 4, v. 726). La reproduction de l'épisode biblique des trompettes de Jéricho (II, 2, v. 239-240) aussi bien que celui des trois Parques (II, 2, v. 237) marquent l'invraisemblance de ses conquêtes et font de lui un personnage qui n'existe que par ce qu'il raconte. Lui- même, il acquiert des dimensions divines: en s'identifiant au dieu de la guerre, il

73G. Forestier, «Déguisement» dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit. 42 se qualifie de «second Mars» (II, 2, v. 242) tandis qu'en assumant des pouvoirs surhumains, ceux de Josué (v. 237), d'Eole (v. 241) et de Méduse (v. 246), il montre sa puissance et sa supériorité. De plus, l'usage des pronoms et des adjectifs à la première personne met en relief l'égocentrisme de Matamore, qui se place en créateur, animateur du monde (v. 247), ce qui est renforcé par l'opposition singulier/pluriel.

MATAMORE (à CLINDOR) : Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,

Défait les escadrons, et gagne les batailles.

Mon courage invaincu contre les empereurs

N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;

D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,

Je dépeuple l’Etat des plus heureux monarques ;

La foudre est mon canon, les Destins mes soldats ;

Je couche d’un revers mille ennemis à bas (II, 2, v. 233-

240. Nous soulignons). Le déguisement de Matamore a aussi un double caractère: le foudre de la guerre et le foudre du ...cœur. Matamore se présente comme un séducteur impénitent des femmes (v. 259-260) dont les conquêtes au domaine de l'amour sont fabuleuses - aucune femme ne peut résister à un héros (v. 262-265). Ses

«victimes» prennent des dimensions légendaires: leur éloignement donne un caractère et un vent exotique (reines d'Ethiopie et du Japon), tandis que l'allusion mythologique au dieu de l'Amour, Cupidon et à l'Aurore (v. 298) parodie son discours amoureux.

MATAMORE (à CLINDOR) : Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,

Et ce visible Dieu, que tant de monde adore,

Pour marcher devant lui ne trouvait point d’Aurore :

On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,

Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon,

Et faute de trouver cette belle fourrière,

Le jour jusqu’à midi se passa sans lumière (II, 2, v. 296-

302).

43 La fausse bravoure de Matamore est clairement structurée par des tirades qui révèlent le caractère démesuré et grotesque du héros grâce aux hyperboles («mille ennemis», v. 240) et aux superlatifs utilisés afin de souligner l'importance de ses exploits. De plus, Matamore confirme sa vantardise par des cris («Ah, poltron! Ah, traître!», v.231) et des pluriels qui renforcent l'incohérence de ses paroles. Son recours aux endroits lointains, même exotiques

(Transylvanie, Mexique, Afrique, Mars), contribue à la parodie du style héroïque et accentue sa simili-puissance qui entraîne son effroi. Matamore, qui refuse l'affrontement avec Adraste et fuit devant son rival doutant en même temps sa valeur guerrière et son amour, n'est que le miroir de ses propres impuissances: tout ce qu'il prête à son rival renvoie à ce qu'il est réellement. D'ailleurs, la répétition de l'adjectif ″seul″ (v. 233, 237 et 244) montre le personnage prisonnier du monde qu'il a inventé, alors que les périphrases («bel œil qui tient ma liberté», v. 251) et les phrases exclamatives mettent en valeur la mégalomanie du personnage («Et tu m'oses parler ... d'une armée! », v. 242).

Matamore passe aussi du présent au conditionnel: l’indicatif présente un

Matamore vantard qui se prête des qualités qu'il n'a pas (MATAMORE : « Je ne leur rase point de château ni de ville /Je les souffre régner », v. 326-327. Nous soulignons), alors que le conditionnel symbolise sa peur et son désir de s’enfuir

(MATAMORE : « Je ne saurais me faire effroyable à demi /Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi », v. 343-344. Nous soulignons). L'emploi de ces deux temps détruit le discours héroïque et fait de même apparaître un personnage purement comique.

En réalité, Matamore n’est qu’un lâche déguisé en vaillant, une marionnette avec grandiloquence qui, hors de toute cohérence et logique mais avec beaucoup d’habilité, se contemple avec admiration et demeure extasié devant ses propres gasconnades: «MATAMORE: Et pensant au bel œil qui tient ma liberté, ⁄ Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté» (II, 2, v. 251-252). Matamore n'est

44 que le fantôme de ce que sera peu de temps après lui Rodrigue74, le premier

étant dans le paraître tandis que le second dans l'être. Matamore vit dans l'illusion de son personnage installée au sein de l'illusion théâtrale.

On a déjà noté l'itinéraire personnel de Clindor: de parasite vivant sans scrupules et soumis au service d'un fanfaron, il passe à travers la péripétie de la prison et la proximité de la mort à son épanouissement en assumant le métier du comédien. Matamore suit le même itinéraire personnel mais à l’inverse; celui-ci entre en scène en tant que protecteur d’une belle femme (IV, 4, v. 1158-1159), ensuite en fabuleux chevalier, dompteur de ... Bucéphale (IV, 4, v. 1162-1164), en demi-dieu qui s’alimente du breuvage et de la nourriture des dieux (IV, 4, v.

1168-1171) et enfin en sauveur de Clindor (IV, 4, v. 1172-1174). On dirait que la démesure verbale de Matamore et son répertoire infini – aussi bien au terrain de la guerre qu’au terrain de l’amour – laisse apparaître un personnage qui vit dans l’imaginaire et qui ne se nourrit que de l’illusion. «Il joue les héros, c’est un acteur qui interprète avec enflure un rôle tragique, et Clindor est seul public

(d’ailleurs stipendié pour cela) qui consent à se faire le miroir complaisant de ce

Narcisse grotesque»75.

En effet, jouant le rôle du faire-valoir de son maître, Clindor se métamorphose en miroir qui reflète l’image de Matamore, un miroir, qui, non seulement reproduit la vanité d’un homme qui se contente à se contempler mais aussi multiplie et gonfle son idole, magnifiant ses reflets et ses rêves. Clindor entre dans le jeu de son maître, s'amuse de sa vantardise et veut le piéger et le conduire à certaines réactions. Il a donc un double rapport avec son maître: un premier rapport de servilité et de déférence- sans être dupe, il entre dans le monde illusoire et fantasmatique de Matamore – et un second de spectateur, assumant le rôle d'auditeur. Lorsque Clindor s’éloigne et par conséquent manque

à Matamore le miroir qui lui renvoie sa propre image, il perd toute confiance et

74On se réfère à Rodrigue, surnommé le Cid, le héros principal de la tragédie la plus connue de Corneille écrite en 1637. 75 M. Fumaroli, op. cit., p. 125. 45 devient un être pitoyable. Aussitôt que Clindor rentre au jeu, Matamore acquiert de nouveau son profil héroïque et fort ridicule. Matamore a besoin de Clindor, exactement comme un acteur qui a besoin de son public; sans lui il ne peut pas exister.

Quand Matamore, caché dans un coin, assiste à l’entretien de Clindor et d’Isabelle, les masques tombent: dès qu’il découvre la trahison de la part du couple amoureux, le personnage subit une modification intérieure. Même si à l’extérieur le héros conserve le ton épique, il semble être soucieux du rôle qu’il est appelé à interpréter. Matamore, d’incontestable protagoniste qu’il se croyait

être, se convertit en un clown mélancolique qui continue à faire rire les autres, mais qui rit de façon sarcastique de ses propres moqueries et de lui-même.

«Deux images s’imbriquent dans ce personnage: le cheval d’Alexandre et la carcasse de Turenne. Le matamore enfourche sa propre peur. Il fait tout trembler, même sa peur, et pour finir, il se fait trembler lui-même, centaure grotesque et pitoyable. Un tel personnage est sorti, à cheval et en armes, de l’imaginaire. Il surgit de la pure fantaisie du théâtre, il est escamoté par elle, sans rime ni raison. Il n’a rien à voir avec la pièce. A la limite, il s’est trompé de comédie comme le cowboy d’Helzapoppin s’est trompé de film»76, remarque A.

Simon. La confession amoureuse du couple à laquelle il a assisté, pareil à un spectateur qui regarde sans être regardé, a brisé toute illusion et lui a permis de se voir à travers le regard impitoyable des autres. Redevenant peut-être pour la première fois sujet par le jugement des autres, «Matamore est le type même du mauvais acteur qui se trompe du registre»77. Le masque ne peut pas

être considéré dans l’Illusion comme une simple convention du théâtre. En créant l’ambiguïté, le ‘’déguisement’’ invite à la réflexion. Les personnages qui ont l’expérience du déguisement sont amenés à s’interroger sur leur propre être, sur celui de leur protagoniste, enfin sur le sens de leur aventure.

76A. Simon, Bref, janvier 1966. 77M. Fumaroli, op. cit., p. 125. 46 Le déguisement se lie donc à un choix d’ordre idéologique, puisqu’il permet de réfléchir sur l’identité de l’homme, aussi bien que sur ses rapports intimes avec les autres hommes et le cosmos. De là dérive le thème du theatrum mundi, l’une des bases de la conception humaniste de l’univers à la fin de la Renaissance. En effet, la conception du theatrum mundi, largement traitée par le théâtre du

XVIIe siècle78 et strictement liée à l’idéologie baroque, est envisagée de deux points de vue différents :d’un point de vue religieux79 - selon lequel le monde est considéré comme une grande scène théâtrale et Dieu tient le rôle d’auteur, de metteur en scène et de spectateur, et sans intervenir, valorise le spectacle même grâce à son constant regard sur la terre – soit d’un point de vue plutôt sceptique selon lequel l’homme n’est qu’un comédien participant à un jeu déraisonnable et dénoué par la mort.

3. L'optimisme

Tout au long du cinquième acte, les deux protagonistes, Clindor et son double Théagène, représentent chacun une tendance importante de l'esprit baroque. Corneille, ayant pour toile de fond les milieux parisiens d'apparence immorale, met sur scène Clindor, un individu protéiforme, typiquement baroque, un picaro qui assure son existence et défend ses intérêts grâce à l'astuce et à la ruse. De l'autre côté, Théagène, apparaît comme un soldat qui menait une vie errante avant de devenir grand seigneur et offrir ses services au prince

Florilame. La propension à l'aventure a conduit Théagène à enlever jadis une jeune fille noble et à se préparer maintenant à séduire la femme du prince.

78Don Quichotte de Cervantes est l’exemple le plus frappant. 79Voir notamment H. Rey-Flaud, Pour une dramaturgie du Moyen-âge, Paris, P.U.F., 1980, pp. 287- 295; J. Jacquot, «Le Théâtre du Monde de Shakespeare à Calderón», Revue de Littérature Comparée, XXXI, N° 3, juil.-sept. 1957, pp. 206-207. 47 Cependant, ces deux héros, opportunistes et capables d'assurer toujours leurs entreprises, finissent à un moment donné à retourner au néant: le premier risque de mourir en prison, tandis que le prince fait assassiner le second par des hommes de main. Passant sans cesse de l'espoir au désespoir au gré de la roue de la Fortune, les personnages de l'Illusion comique, n'atteignent un rang social

élevé que pour tomber, constituant une image privilégiée de la pensée baroque:

«Le héros va de surprises en surprises dans un monde qui n'est jamais ce qu'il paraît: le bonheur cache un piège comme le cercueil couvre un vivant et l'espoir un malheur»80, écrit encore J. Rousset. Néanmoins, ce qui fait d'eux des héros baroques, ce n'est pas qu'ils sont le jouet du destin, mais qu'ils sont envahis par une passion irraisonnée, dont ils se veulent le complice. Les protagonistes de l'Illusion comique, même s'ils connaissent des intermittences du cœur et sont dévorés par des changements soudains, ils ne sont pas victimes de la fatalité, ni dévorés par elle ; ils sont totalement victimes de leurs passions qui les aveuglent et les font perdre. Bien plus, au domaine de l'amour, ils semblent être parfaitement conscients du caractère irrationnel d'un sentiment dévastateur:

CLINDOR (à Isabelle): Et si le fol amour qui m'a surpris le cœur

Avait pu s'étouffer au point de sa naissance,

Celui que je te porte eût cette puissance;

Mais en vain mon devoir tâche à lui résister;

Toi-même as éprouvé qu'on ne le peut dompter (v, 3, v. 1468-1472).

A entendre ces vers, on peut penser que l'attitude des personnages de la pièce étudiée envers le cosmos nous laisse voir en filigrane la certitude et l'optimisme de l'esprit baroque. La pièce n'est qu'une comédie, qui même si elle commence motivée par l'agitation paternelle, elle se termine par l'allégresse de la nouvelle vérité. Corneille dote ses personnages d'une personnalité très floue, mais en même temps de la certitude que le temps fait et défait le sort des

80J. Rousset, op. cit., p. 86. 48 hommes; les individus, lancés dans la vie, choisissent eux-mêmes et en toute liberté leur devenir.

Bien sûr, les héros cornéliens, même s'ils sont écartelés entre des sentiments souvent inconciliables et connaissent le déchirement, ils ne connaissent pas la tragédie, puisque Corneille refuse de prendre la vie au sérieux. Ses personnages expriment la certitude que le temps résoudra toute crise. Dès le premier acte, le magicien apaise le père de ses souffrances et le rassure sur le sort de son fils. Dans les actes II et III, même si les personnages cherchent à intimider leurs opposants par des menaces, celles-ci perdent de leur vigueur et ne se réalisent jamais: Adraste fait appel à l'autorité paternelle afin de persuader la jeune fille de consentir au mariage; les deux rivaux, Adraste et

Clindor, s'affrontent et échangent des menaces mutuelles; le père abusif impose autoritairement sa volonté et Isabelle refuse le mariage détesté; Matamore retourne à ses vantardises et avec une profusion verbale lance des menaces envers tout rival:

MATAMORE (à Clindor): Je te donne le choix de trois ou quatre morts;

Je vais, d'un coup de poing, te briser comme verre,

Ou t'enfoncer tout vif au centre de la terre,

Ou te fendre en dix parts d'un seul coup de revers,

Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,

Que tu sois dévoré des feux élémentaires.

Choisis donc promptement, et pense à tes affaires (III, 9, v. 924-

930). La vraie tragédie est soigneusement évitée dans la pièce, aussi bien que toutes situations qui pourraient la provoquer: Isabelle n'est pas informée de la nature inconstante de son futur mari (acte II, scène 6) et Lyse se trouve en dépit d'elle au cœur d'une intrigue amoureuse (acte III, scène 5); Adraste ignore le complot préparé contre lui par la servante Lyse (acte III, scène 11), tandis que personne ne se plaint sur la mort du traître Adraste (acte III, scène

11). Etudiant le texte Jean Lemaître est arrivé, sur ce point, à la même

49 conclusion: «Le beau chevalier [...] adoré par des femmes ... la belle fille aux longs voiles noirs, si forte et si faible ... le grand vieillard majestueux et familier

... [...] ... ah! Quel monde délicieux! Quelles belles et bonnes âmes, ingénues, passionnées, sublimes! Ce n'est qu'amour, fierté, dignité, courage, dévouement, sacrifice. Pas un mauvais sentiment, sauf la jalousie du comte, lequel disparaît»81.

Seul l'acte V de la pièce apporte un effet de rupture avec le comique des actes I, II et III et le spectateur ainsi que Pridamant sont trompés par l'illusion. Le registre tragique semble être maintenant dominant: tragédie d'amour sur le jeu de la trahison et de la fidélité. Cependant, le spectateur n'adhère pas complètement à ce tragique: il est très vite soulagé par la vision des acteurs partageant la recette. L'illusion a donc joué à plein, puisqu'elle a provoqué la confusion avec la ”réalité” représentée dans les actes I-IV et la

'fiction' qui suit. Le jeu de miroirs entre la pièce intérieure et la pièce qui l'enchâsse – alors même que les pièces montrent des histoires très différentes – aussi bien que le glissement du passé au présent, ont permis à Pridamant et au spectateur de penser qu'un même film se déroule. Ainsi, les lamentos de Clindor, qui se croit condamné à mort, et d'Isabelle n'ont aucune nécessité dramatique puisque le spectateur et Pridamant ont été d’avance rassurés par Alcandre sur le sort de Clindor:

ALCANDRE (à Pridamant): Commencez d'espérer; vous saurez par mes charmes

Ce que le Ciel vengeur refusait à vos larmes.

Vous reverrez ce fils plein de vie et d'honneur:

De son bannissement il tire son bonheur.

C'est peu de vous le dire: en faveur de Dorante

Je veux vous faire voir sa fortune éclatante (I, 2, v. 121-126). L'enjeu est purement esthétique et en même temps reflète l'optimisme baroque: Corneille invite le spectateur à mesurer la virtuosité avec laquelle le dramaturge sait tisser des variations sur un thème posé. «Sans doute il s'agit

81J. Lemaître, Impressions de théâtre, 9° série, Paris, Lecène et Oudin, 1896, p. 321. 50 bien d'une esthétique théâtrale, mais singulière et étrangère à l'ensemble du répertoire cornélien»82, note Georges Poulet.

Cependant, bien que le baroque occupe une place prépondérante dans l'Illusion comique, certains passages de la pièce sont teintés d'une couleur tragique, ce qui les fait ressembler aux grandes tragédies classiques qui naîtront par la suite. Malgré la légèreté des intrigues amoureuses, le thème de la mort fait son apparition à plusieurs reprises. Il y a bien sûr la fausse mort de Clindor qui vient, juste pour un instant, plonger la pièce dans une atmosphère tragique et le spectateur dans des sentiments mêlés de terreur et de pitié.

Les passages les plus marquants sont incontestablement les monologues d'Isabelle (IV, 1) et de Clindor (IV, 7). Désespérée par le «jugement inique» (v.

989) qui condamne «un pauvre inconnu» (v. 999) pour son «feu légitime» (v.

1001), Isabelle envisage sa propre mort en héroïne tragique et déclare: «Je veux perdre la vie en perdant mon amour» (v. 1004). Mais elle ne se contente pas de vouloir suivre Clindor dans la mort, elle se met à espérer que sa mort entraînera le désespoir de son «père inhumain» (v. 1009). Clindor, quant à lui, avec son monologue accède au statut du héros tragique. Il convoque les souvenirs d'Isabelle afin de surmonter l'épreuve de la mort: «Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous! » (v. 1244). Pendant un instant, il semble retomber dans la peur et dans le désespoir («la peur de la mort me fait déjà mourir», v.

1276). Mais c'est encore l'image d'Isabelle qui vient effacer cette macabre vision. Dans l'Illusion comique l'amour permet de dépasser la pensée et la peur de la mort.

Les fugues de Clindor et d'Isabelle ne doivent pas être réduites à un simple acte de rébellion. Leur dynamisme et leur sociabilité ont conduit les héros

à rompre avec leur milieu familial et à partir à la découverte du cosmos et de leur identité personnelle. Sans éprouver aucun conflit intérieur ni remords, ils se rebellent contre leurs pères; se mettant en quête de l'aventure, ils refusent

82G. Poulet, Études sur le temps humain, «Corneille», Paris, Plon, 1950, p. 80. 51 pour toujours l'enfermement et les valeurs préétablies. Clindor choisit le métier de comédien, contre tous préjugés, le seul qui lui permettra de ne pas être enclos dans un seul rôle. Isabelle revendique les droits de l'amour et choisit l’homme qu'elle épousera sans se préoccuper des conventions sociales:

«ISABELLE: Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi» (v. 641).

La décision d'Isabelle d'épouser Clindor peut être interprétée comme une ouverture sur le monde et un lancement dans l'action. On pourrait même se demander si son amour pour un inconnu qui portant le masque se cache derrière une fausse identité, ne provient pas de sa curiosité et n'est pas gonflé par les interdits familiaux. Lyse également affirme son indépendance, elle mène le jeu et crée l'action: c'est à cause d'elle que Clindor est jeté en prison et grâce à elle qu'il finit par s'évader:

LYSE (dans son monologue): Que ma faveur me livre à de nouveaux tourments:

J'en suffirai plutôt l'infamie éternelle,

que de me repentir d'une flamme si belle (V, 4, v. 562. Variante de

1636).

L'illusion comique nous présente donc un monde où nulle fatalité, nul hasard irrémédiable ne pèsent sur les personnages. Le héros baroque, connaissant que le bonheur est illusoire et s'évanouit chaque fois qu'on croit le toucher, ne peut s'assurer que de lui-même et choisit à forger son propre destin.

4. La dispersion des centres d'intérêt

L'illusion comique se situe loin de la simplicité de la construction des æuvres classiques: pas de continuité chronologique, pas de progression logique. Corneille a recours à une vraie jonglerie pour duper son spectateur qui tombe victime de la vie insolite de Clindor, ne pouvant pas discerner les aventures réelles des

52 aventures fictives. Finalement, il ne lui reste qu'à se laisser conduire par l'illusion théâtrale.

La structure de la pièce correspond à la manière que l'homme des années

1630 se plaçait devant le cosmos, et qu'on pourrait qualifier de «baroque»: la vérité est subjective et fuyante, tandis que la vie ressemble à un songe.

L'homme exprime le goût du changement et du badinage comme une pulsion irrépressible mais aussi comme une étape nécessaire afin de s'adapter à une réalité toujours mouvante.

Cette tendance est illustrée à merveille par les constructions gigognes, la multiplication des centres d'intérêt et les jeux de miroir. L'espace baroque se dilate aussi bien que le temps pour former de différents niveaux d'illusion.

Comme observe J.-P. Ryngaert: «La dramaturgie baroque n'obéit à aucune règle spatio-temporelle et développe parallèlement plusieurs ”fils” narratifs, qui se rassemblent et ne s'éclairent que tardivement. [...] Dans son élan jubilatoire, la fable en expansion se dirige là où la mènent l'imagination de l'auteur et les nécessités intérieures des personnages confrontés à des aventures hasardeuses,

″au gré des vents″, sur le vaste théâtre du monde»83. Loin de préoccupations de l'art classique, c’est-à-dire la coïncidence entre le temps de la représentation et le temps de l'action, la pièce vise à la surprise du spectateur devant la résurrection des morts pour le conduire, en même temps que Pridamant, au soulagement cathartique84.

Le point de départ dans l'Illusion comique est la recherche de Clindor par

Pridamant. Cependant, on a l'impression que très vite le thème principal de l'œuvre est négligé et la question sur la situation actuelle de Clindor perd très vite de son intérêt et ne recevra de réponse qu'à la dernière scène de la pièce.

83J.-P. Ryngaert, op. cit. 84Comme F. Naugrette remarque: «Selon la théorie de la catharsis, le spectacle des malheurs subis par le héros tragique libère le spectateur de ses passions en provoquant chez lui terreur et pitié, par identification». Voir F. Naugrette, Le plaisir du spectateur de théâtre, Cedex, éd. Bréal, 2002, p. 82. 53 En fait, à peine le mage a-t-il annoncé que Pridamant et nous, spectateurs, allons assister à la représentation des ”hasards” de la vie aventureuse de Clindor que l'attention est attirée par Matamore, qui restera sur scène tout au long des actes II et III. La présence de Matamore est aussi surprenante: personnage- parasite, puisqu'il ne joue aucun rôle dramatique, il prouve que, contrairement à l'esthétique classique qui exigeait une subordination des situations et des personnages, ici il n'y a pas de hiérarchie, ni dans l'importance des personnages, ni dans le temps de leur apparition sur scène.

L'illusion comique touche ainsi une grande loi du monde baroque, qui est le brusque déplacement de l'intérêt. En même temps, l'æuvre nous propose de différents centres d'intérêt qui se tissent et se développent en parallèle:

Matamore occupe entièrement l'acte II, mais le spectateur ne peut pas rester indifférent à l'histoire d'Isabelle, amoureuse de Clindor, et au conflit avec son père qui la destine à Adraste. En même temps que cette intrigue évolue, un troisième centre d'intérêt se crée autour de Lyse, apparue sur scène comme un personnage de premier plan, malgré son état de servante.

Encore une fois, on constate la répartition équilibrée, en ce qui concerne aussi bien le nombre de scènes que de vers, entre les personnages de la pièce:

Clindor, Isabelle, Lyse et Matamore prennent la parole chacun à son tour, ce qui renforce la thèse selon laquelle l'Illusion comique était une pièce de commande où Clindor devrait donner à chaque acteur de la ”troupe” la chance de jouer un rôle85. Ainsi, dans la pièce, aucun personnage ne tient le rôle principal, tandis que l'intérêt du spectateur est constamment déplacé. Même les personnages dits de

”second plan”, comme Géronte ou Matamore, prennent à un moment donné l'initiative de l'action et mobilisent l'attention du spectateur. Le cas extrême

85Peut-être, comme l'a supposé G. Couton, cette pièce étrange était d'abord conçue pour relancer la troupe du Marais, qui connaissait alors des jours difficiles, en montrant que les acteurs y étaient capables de jouer bien des comédies que des tragédies. Voir G. Couton, Corneille et la tragédie politique, Paris, P.U.F., 1992 (2e éd.), p. 86. 54 est celui du geôlier, qui, de rôle subalterne en principe, tient à son tour un rôle- clé.

Dans son Examen de la pièce, Corneille insiste sur la pensée que les actions commencées ne sont pas toujours finies: « L'action n'y est pas complète, puisqu'on ne sait, à la fin du quatrième acte qui la termine, ce que deviennent les principaux acteurs, et qu'ils se dérobent plutôt au péril qu'ils n'en triomphent»

(Examen de 1660). De cette façon, Clindor, aidé par Lyse et le geôlier, s'enfuit de la prison et la réunion de deux couples amoureux se dénoue brusquement par ces mots du geôlier: « Nous nous amusons trop, il est temps d'évader» (IV, 9, v.

1316). C'est la dernière fois qu'on le voit sur scène. Nous reverrons Clindor,

Isabelle et Lyse trois scènes plus loin, deux ans plus tard, comme Alcandre informe Pridamant: «ALCANDRE: Deux ans les ont montés en haut degré d'honneur» (IV, 10, v. 1320). Quant au geôlier, lui, il fait son apparition sur scène, commence une intrigue avec Lyse, fait les préparatifs d'évasion avec elle, et disparaît dans l'ombre aussi brusquement qu'il était apparu; c'est seulement dans la scène finale qu'on apprend qu'il est lui aussi devenu comédien:

«ALCANDRE: D'un art si difficile, / Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile» (V, 5, v. 1629-1630).

Corneille éclaire tantôt l'un, tantôt l'autre de ses personnages et en choisissant de couper arbitrairement l'intrigue, nous laisse supposer que les péripéties des héros ne se terminent pas avec la pièce, mais continuent hors d'elle. L'action déborde le cadre de la pièce et là, on peut voir une illustration particulièment représentative de l'esthétique baroque: c'est ce que Henri

Wölfflin appelle ”composition en formes ouvertes” et la distingue de la

”composition en formes fermées” qui est à l'origine de l'art classique86. Pour

86En effet Wölfflin définit le baroque en le distinguant du classique à partir de cinq paires de critères opposés: le linéaire (classique) et le pictural (baroque), la construction par plans (classique) et la construction en profondeur (baroque), la composition en formes fermées (classique) ou formes ouvertes (baroque), l'unité multiple (classique) ou la multiplicité unifiée (baroque), la clarté totale (classique) ou relative (baroque). Voir E. d'Ors, op. cit., introduction, p. VI. 55 Wölfflin: «Une présentation sera dite fermée lorsque l'image y apparaîtra limitée en elle-même, réduite à une signification complète; inversement, il y aura forme ouverte quand l'æuvre s'extravasera pour ainsi dire en tous sens, impatiente de toute limitation»87.

C'est aussi le cas de la recherche de Clindor par son père: la pièce commence au moment où Pridamant malheureux demande l'aide du magicien et finit quand le père apprend que son fils est vivant et est devenu acteur. Cependant, une fois de plus, on constate que l'action dépasse les limites de la pièce: l’action véritable commence à partir du moment que le père, désespéré, s’erre de pays en pays, c'est-à-dire dix ans plus tôt, comme l'explique Pridamant:

PRIDAMANT (à Dorante): Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,

Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes,

Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,

A caché pour jamais sa présence à mes yeux (I, 1, v. 21-25). En plus, l'action ne se termine pas avec la fin de la pièce, puisque, comme

Pridamant nous confie, il doit partir pour Paris afin de retrouver son fils:

PRIDAMANT (à Alcandre): Demain, pour ce sujet, j'abandonne ces lieux;

Je vole vers Paris (V, 5, v. 1680-1681). En réalité, la rencontre du père avec son fils aura lieu dans un avenir proche et nous, spectateurs, n'y serons pas présents.

Le même effet de tourbillon, c'est-à-dire une sorte d' ”explosion” de la pièce qui produit l'impression d'un dilatement temporel et spatial, se produit quand Alcandre évoque les péripéties de Clindor. L'auteur, avec extrême virtuosité, mêle les vagabondages du jeune homme et les métiers qu'il a exercés

à Paris:

ALCANDRE (à Pridamant): Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire;

Après, montant d'état, il fut clerc d'un notaire.

Ennuyé de la plume, il la quitta soudain

Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain (I, 3, v. 173-176).

87H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art (1915), trad. fr. coll. «Idées/Arts», Paris, Gallimard, 1952, p. 63. 56 Hors de toute donnée logique, on navigue aussi en toute liberté aux voyages imaginaires de Matamore:

MATAMORE (à Clindor): En Europe, où les rois sont d'une humeur civile,

Je ne leur rase point de château ni de ville;

Je les souffre régner: mais chez les Africains,

Partout où j'ai trouvé des rois un peu trop vains,

J'ai détruit les pays pour punir leurs monarques;

Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques (II, 2, v. 325-330). Le rejet des contraintes et de la fixité sont marqués aussi par le mouvement incessant de personnages et l'accélération rapide des scènes. A peine Pridamant est-il guidé par son ami Dorante pour consulter le magicien

Alcandre sur le sort de son fils chassé qu'une autre péripétie fait son apparition, celle de Matamore et de ses exploits extraordinaires pour se substituer, à son tour, par l'intrigue amoureuse d'Isabelle et de Clindor. Le meurtre d'Adraste et l'emprisonnement de Clindor créent très vite une atmosphère dramatique qui se substitue à la comédie et resserre le rythme de l’action. Néanmoins, dès que ce drame semble être sur le point d'atteindre son crescendo tragique avec la mort de Clindor, l'intervention miraculeuse de Lyse change tout et le couple amoureux s'enfuit. Le spectateur va constamment de surprise en surprise et les coups de théâtre remettent tout en question.

57

A. Watteau “Les comédiens français”.

58 CHAPITRE III :

Le plan symbolique : L’illusion du théâtre

«Notre métier n'est qu'une perpétuelle illusion.

Vivre dans l'illusion et en vouloir trouver les raisons,

les causes, en expliquer les manifestations n'est-ce

qu'une illusion ajoutée à celles dont nous vivons?»88.

1. Le thème de l’illusion

La notion de l’illusion, présentée par le mage Alcandre à Pridamant désespéré, est d’une importance majeure - suggéré par le titre même de la pièce

- et dès le début a attiré toute notre attention. D’autant que la lecture de l’Illusion comique, le titre donné, ne fournissant aucune information sur le contenu ou sur le thème traité, ne porte pas le nom d’un personnage ou d’un lieu, comme c’était le cas à l’époque et comme l’écrivain a fait dans ses œuvres antérieures. A partir de 1660, la pièce n'est plus appelée l’Illusion comique mais elle est rebaptisée l’Illusion. Sans doute Corneille a jugé que ceux qui jouent l'histoire de Clindor et d'Isabelle n’étaient pas des acteurs, mais des spectres

(ALCANDRE: «Par des spectres pareils à des corps animés», v. 152), que fait apparaître le magicien. Le choix, donc, de ce nouveau titre suscite une quelquonque obscurité: qu'est-ce que c’est que cette illusion?

En même temps, le premier titre de la pièce, l’Illusion comique, semble fort polysémique, ambigu et trompeur, même pour le lecteur contemporain.

Corneille joue avec le double sens du titre, qui, d’une part, renvoie au genre comique – qui fait naître le rire et aboutit au dénouement heureux – et d’autre part renvoie au théâtre: ”comique” ne signifie pas seulement ”hilarant”, mais

88 L. Jouvet, Le comédien désincarné, Paris, Flammarion, 1954, p. 9.

59 aussi ”théâtral”, ou plus précisément ”qui concerne les acteurs”89. Il est plus qu’évident qu'il se réfère à l’illusion, ingrédient typique et nécessaire de l’art théâtral. Parallèlement, le mot ”illusion” souligne la fantasmagorie préparée par le magicien pour Pridamant, aussi bien que le caractère illusoire de son double langage ou encore la mise en scène de la pièce enchâssée dans l’acte V. L’”illusion comique″ ou en d’autres termes la magie théâtrale devient donc le thème fondamental de la pièce et nous incite à reconnaître dans la pièce un panégyrique et une illustration de l'illusion du théâtre, puisque tous les genres et tous les mensonges sont ici représentés.

Bien entendu, le titre a aussi une signification immédiate et très claire: c’est la résurrection du passé et la projection des aventures de Clindor - fils chassé du foyer paternel depuis une dizaine d’années - présentées par Alcandre

à Pridamant et aux spectateurs à travers un sortilège:

ALCANDRE (à Pridamant et Dorante): Commencez d’espérer; vous saurez par mes charmes

Ce que le Ciel vengeur refusait à vos larmes.

Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur:

De son bannissement il tire son bonheur.

C’est peu de vous le dire: en faveur de Dorante

Je veux vous faire voir sa fortune éclatante (I, 2, v. 121-

126). Les paroles d’Alcandre au commencement de l’œuvre sont d’une extrême importance: elles nous introduisent au cœur du monde baroque, qui est le spectacle et parallèlement, elles nous installent au cœur du théâtre lui-même. Le thème de l’illusion est étroitement lié à la magie et ce choix n’est pas accidentel car le théâtre est avant tout l’art du magicien.

Cependant, quoiqu’au XVIIème siècle l’église condamne officiellement la magie et sa pratique, elle distingue clairement entre magie noire, ”destinée à nuire en attirant les esprits mauvais”90 et des puissances démoniaques à travers

89Le Nouveau Petit Robert, S.N.L., Paris, 1995, ”comique ”. 90 Ibid., ”magie noire”. 60 l’ensorcellement et l’incantation, et magie blanche, c’est-à-dire «l’art de produire, par des procédés occultes des phénomènes inexplicables ou qui semblent tels»91 ayant des fins bénéfiques et non pas maléfiques; envers cette dernière et ses pratiquants, les magiciens – et non plus de sorciers –, elle était aussi plus tolérante92.

S’identifiant à un Merlin93 et loin d’être un Mephisto94, Alcandre pratique distinctement la bonne magie, tandis que son portrait peint par Corneille correspond parfaitement à celui du type littéraire de la pastorale: «avec ses scènes d’hallucination, ses filtres qui tuent sans tuer, ses coups de tonnerre et ses démons, sa baguette qui transforme le paysage, ses eaux miraculeuses qui changent les personnages les uns dans les autres, suscitent de faux visages, des morts-vivants, des revirements amoureux»95, explique Jean Rousset.

Alcandre, qui symbolise l’omnipotence du dramaturge et dont le nom est fort symbolique et en grec signifie «l’homme puissant», vit retiré de la société, dans un lieu écarté et intermédiaire entre le monde terrestre et un monde surnaturel, hors de toute dimension humaine. Personnage hors du commun et distingué par son âge vénérable («cent ans», v. 84), il «commerce avec les ombres» (v. 6) et se rend maître des éléments de la nature (v. 82).

Cependant, Alcandre, même s’il se révèle en personnage de premier plan, il n’est pas le créateur, proprement dit, de l’illusion, puisque ce sont des images réelles qui se présentent devant nos yeux. Alcandre ne donne pas naissance à ces images; il n'a le pouvoir ni d’inventer des situations et des personnages ni de modifier les données existantes. Il peut, toutefois, intervenir et faire

91Ibid., ″magie blanche″. 92Sur la magie noire et la magie blanche, aussi bien que sur la façon par laquelle l’Eglise les envisage au XVIIème siècle, voir http://membres.lycos.fr/valrox et htpp://lemondedebuffy.free.fr/Sortilèges2.htm. 93C’est le mage du roman en prose de Robert de Boron intitulé Merlin qui s’éprend de la fée Viviane et demeure en son pouvoir. 94Méphisto, qui vient de Méphistophélès, est le personnage de la légende de Faust. Après apparaître dans Le Livre populaire (1587) et dans le drame de Marlowe (1588), il devient l’ange déchu de Faust de Gæthe qui métamorphosé en démon désire dominer le monde. 95 J. Rousset, op. cit., p. 34. 61 progresser ou arrêter le spectacle : c’est l’auteur qui dirige l’illusion et qui d’un coup de baguette fait surgir les fantômes du passé.

ALCANDRE (à Pridamant et Dorante): Je vais de ses amours

Et de tous ses hasards vous faire le discours.

Toutefois si votre âme était assez hardie,

Sous une illusion vous pourriez voir sa vie (I, 2, v, 148-150; nous soulignons). Mais, il n’est pas question de tricherie: Pridamant est absolument conscient du fait qu’il va assister à une pratique de magie et l’illusion n’aurait pas lieu sans son consentement. En effet, il s’agit plutôt de la vision rétrospective d’un épisode de la vie de Clindor – son service auprès de Matamore, son aventure avec Isabelle et son évasion – qui, par la technique du flash-back cinématographique apparaît comme un spectacle offert par le mage à Pridamant et aux spectateurs. De même, comme Alcandre avoue, quelques «épisodes» de ce spectacle sont censurés pour que les aventures du fils n’embarrassent pas le père et le fassent rougir: ALCANDRE: «Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte, / Dont le peu de longueur épargne votre honte» (I, 3, v. 189-190).

Alcandre, seul maître du spectacle, décide librement du rythme de la progression des scènes, aussi bien que de leur choix; de plus, il ne respecte pas la chronologie des faits et joue, comme déjà noté, avec l’espace et le temps;

être évidemment séduit par Matamore, il focalise sur lui, même si ce dernier ne fait pas avancer l’action. N’ayant pas l’autorité de changer les éléments constitutifs du spectacle, il peut, quand même, intervenir et arranger de nouveau les épisodes et leur organisation imposant son propre point de vue sur les faits: en effet, la mise en scène à laquelle nous assistons n’est que la version subjective de la vie de Clindor, tandis qu’Alcandre s’instaure en tant qu’auteur de théâtre et en même temps metteur en scène. En outre, le spectacle présenté par lui est intentionnel et son but est double: Alcandre vise à préparer psychologiquement le père en vue de la révélation finale concernant l’identité de

62 son fils, et en même temps, le guérissant de ses angoisses lui montrer le pouvoir du théâtre.

En revanche, donnant un caractère d’actualité au personnage du mage savant, Corneille se met à une certaine distance par rapport à la tradition littéraire des pastorales qui favorisaient les pouvoirs surnaturels96. Par contre, il enrichit son personnage avec un statut psychologique et sociologique plus proche de la réalité contemporaine: Corneille, faisant peut être une critique déguisée des tragi-comédies, refuse toute «extravagance» et met son mage railler les pratiques magiques de ses semblables:

ALCANDRE (à Pridamant et Dorante): Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,

Apportent au métier des longueurs infinies,

Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur,

Pour se faire valoir, et pour vous faire peur (I, 2, v. 129-

132). André Alter, parlant de l’attitude de Corneille envers cette tradition explique: «Corneille se moque de cette littérature volontairement démesurée mais en même temps il en exprime mieux que quiconque l’intention profonde: cette volonté de dénoncer tout ce que le monde a d’éphémère et de mensonger.

Si l’illusion, si le théâtre possèdent tant de vertu, c’est parce qu’ils dénoncent les illusions du monde, parce qu’ils transforment le monde en un spectacle d’autant plus dérisoire qu’il se vêt d’oripeaux magnifiques»97. Par contre,

Corneille choisit d’imposer des limites aux puissances d’Alcandre et souligne plutôt sa fonction dramaturgique par rapport à celle du magicien.

ALCANDRE (à Pridamant): Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages

S’ils ont trouvé le calme ou vaincu les orages,

Ni par quel art non plus ils se sont élevés;

Il suffit d’avoir vu comme ils se sont sauvés,

Et que sans vous en faire une histoire importune,

96 Jean-Pierre Ryngaert, «Pastorale dramatique», dans Jean Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey éd., Dictionnaire des littératures de langues françaises, Paris, Bordas, 1987, t. III, pp. 1835-1836. 97André Alter, Témoignage chrétien, no 36, 29 juillet 1965. 63 Je vous les vais montrer en leur haute fortune (IV, 10, v. 1321-1326; nous soulignons). En choisissant de montrer au lieu de raconter, le mage nous met au monde du théâtre. Maintenant, nous savons que, Pridamant et nous, spectateurs, allons assister à un spectacle qui n’est que la vie aventureuse de Clindor représentée comme une illusion, voire comme un effet magique: magie et théâtre s’unissent et se complètent tandis que la valeur du théâtre présuppose une initiation et un entraînement pour que l’ignorant puisse pénétrer à ses secrets.

Il n'est pas question, donc, de lire le destin des hommes, ni de raconter une histoire. Corneille souligne la supériorité du dramaturge sur le magicien ordinaire, du dramaturge-démiurge sur l’écrivain ou sur le narrateur des histoires. De même, Alcandre ne promet pas à Pridamant la perturbation des actions de son fils, ni son intervention aux conséquences des choix humains.

Alcandre ne peut rien faire pour empêcher Lyse de trahir Clindor, ni pour arrêter le meurtre d’Adraste; il ne peut pas, également, faire sortir Clindor de la prison ou suspendre la mort de Théagène. Avant tout, il ne propose pas à

Pridamant de lui rendre son fils ou de transporter lui-même à Paris. Son art en tant que magicien se définit tout d’abord par son don de voir le passé et l’avenir des hommes, autant que leur conscience:

DORANTE (à Pridamant): Vous n’avez pas besoin de miracles pareils:

Il suffira pour vous qu’il lit dans les pensées,

Qu’il connaît l’avenir et les choses passées;

Rien n’est secret pour lui dans tout cet univers,

Et pour lui nos destins sont des livres ouverts (I, 1, v. 56-60). L’originalité de Corneille réside, donc, dans la finesse psychologique de laquelle il a doué son personnage: le magicien se rapproche privé de ses prodiges.

Alcandre, capable de comprendre les actions humaines, se présente comme un psychologue qui possède la qualité de pénétrer les mystères de la psyché:

64 «ALCANDRE: Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur / Et vois trop clairement les secrets de mon cœur» (I, 2, v. 111-112).

L’illusion, déjà annoncée par le titre de la pièce, se concrétise donc de façon visuelle, grâce à la magie d’Alcandre, et les épisodes de la vie aventureuse de Clindor sont représentés sur scène. C’est ce spectacle consenti par Pridamant et par le spectateur qui va fournir le canevas à la pièce. Alcandre fait connaître au père éploré ce qui va se passer, si nettement qu’il croit conserver tout contrôle et assister d’esprit lucide à une représentation théâtrale. Cependant, l’illusion cachait un piège et n’était elle-même que fiction, une idée trompeuse comme il sera montrée dans la dernière scène.

Est à remarquer que, avant d’arriver au coup de théâtre final qui révèle la vraie identité des personnages, le spectateur attentif aura pu voir partout dans la pièce l’illusion – et non seulement au niveau de l’intrigue. Ainsi, le décor a un double sens puisque rien n’est ce qu’il paraît être:

DORANTE (à Pridamant): N’avancez pas: son art au pied de ce rocher

A mis de quoi punir qui s’en ose approcher

Et cette large bouche est un mur invisible,

Où l’air en sa faveur devient inaccessible (I, 1, v. 7-10). Il faut noter d’ailleurs que le décor, loin de favoriser une vue étendue sur la scène, empêche l’accès visuel à une partie importante du plateau: le spectateur ne peut pas voir le matériel du magicien, ni l’arsenal de philtres et de potions qu’on peut, quand même, imaginer98. A ajouter que, dès le lever du rideau, on est introduit dans un monde crépusculaire, surtout grâce au peu de lumière qui éclaire la scène et crée une atmosphère forte hallucinatoire:

DORANTE (à Pridamant): Ce mage, qui d’un mot renverse la Nature,

N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.

La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,

N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,

De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres

98Voir l’article de M. Alcover, «Les Lieux et les temps dans l’Illusion comique», French Studies (vol. XXX), octobre 1976, n° 4, p. 393-394. 65 Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres (I, 1, v. 1-6). La grotte du magicien baigne donc dans l’obscurité totale et comme observe M. Alcover: «Il semble bien pourtant que le spectacle magique se déroule dans les profondeurs de la grotte, lieu de la magie où les personnages, les lieux et le temps n’obéissent plus aux critères de la réalité»99. En outre, l’obscurité est maîtresse dans toute la pièce et pas seulement en tant que détail lié à la grotte du magicien; lorsque les protagonistes quittent la grotte d’Alcandre, la nuit ne se dissipe pas. Corneille choisit donc la nuit comme moment de l’action, ce qui ne répond à aucune nécessité dramatique sauf à la création d’une ambiance illusoire et, par conséquent, contribue à la tension dramatique.

En effet, l’action dans l’acte III, aussi bien que dans les actes IV et V, se déroule dans un monde plongé dans la pénombre. Certes, les courtes scènes où

Alcandre et Pridamant, témoins de l’action, commentent tout ce qui se passe sur scène, font l’exception, ayant lieu en pleine lumière. De la même façon, dans la dernière scène, l’obscurité fait place aux premiers faisceaux de lumière, une fois que la révélation s’est faite et le caractère bénéfique de l'art théâtral est démontré.

L'atmosphère de l'Illusion comique, baignée dans l’obscurité, favorise le déclenchement d’une intensité inquiétante. Les personnages se trouvent au

«commerce des ombres» (I, 1, v. 6), la grotte du magicien est effroyable et ses abords sont redoutables et peuvent faire périr les importuns. Matamore, décrivant cette ambiance affreuse, déclare : «Marchons sous la faveur des ombres de la nuit» (II, 7, v. 864). Toutefois, l’acte II, le seul qui se déroule en pleine lumière, exalte et en même temps fait la parodie du personnage de

Matamore. Ainsi, paradoxalement, le monde imaginaire de Matamore, celui de la folie, de l’absurde et du mensonge, est lumineux, éclairé par le soleil de la fantaisie, tandis que les scènes des actes de vengeance et de péripéties se composent d’ombres et de visions macabres. On reconnaît donc dans l’Illusion

99 Ibid., p. 397. 66 comique un monde renversé, où ce qui semble déraisonnable est vrai, et ce qui paraît logique, absurde.

L'illusion théâtrale, en d'autres mots l'ambiguïté entre la fiction et la réalité, est renforcée dans la pièce par la structure de la mise en abyme qui donne l’impression de continuité entre les deux ‘’pièces’’ intérieures – celle qui inclut les aventures de Clindor et celle de l’adultère de Théagène – alors qu’il n’existe qu’une relation d’analogie entre elles et que les deux ‘’pièces’’ se superposent. De plus, les caractères des personnages et l’emploi de leurs noms - qui ne sont jamais prononcés sur scène - renforcent le caractère illusionniste de la pièce dans lequel se laisse prendre le spectateur100. Ainsi, même après le déguisement des personnages, Alcandre continue à les appeler par leurs anciens noms, tandis qu’aucun élément n’est fourni au spectateur pour faire dissiper l’ambiguïté du texte et rien n’indique le changement ni des noms ni des costumes des héros. En outre, les relations entre eux restent les mêmes: Isabelle-

Hippolyte appelle Clindor-Théagène «mon perfide époux» (V, 3, v. 1531) et «cher

époux» (V, 3, v. 1493) et lui, il la nomme «mon âme» (V, 3, v. 1461) et «chère

épouse» (V, 3, v. 1545). Isabelle-Hippolyte continue, aussi, à confier tout à sa servante Lyse-Clarine. Quant à la scène 3 de l’acte V, où les deux maris se lancent des reproches, elle paraît être la suite des événements précédents et nous, spectateurs, assistons au fil de leurs aventures et à une action ″feinte″ à l’apparence du vrai.

A part l’atmosphère qui trompe le spectateur grâce aux équivoques et aux affirmations trompeuses, Corneille met en æuvre un autre ″trait d’art″ afin de le dérouter: le profil psychologique des personnages reste le même. Dans la même scène de l’acte V, c’est-à-dire la troisième, les reproches qu’Isabelle-Hippolyte adresse au mari infidèle sont du même ordre que celles qu’elle prononce à la première partie de la pièce, dans son long monologue: elle l’appelle «perfide» (V,

100Notons, toutefois, que le lecteur ne tombe pas dans ce piège, grâce aux didascalies qui dévoilent l’illusion. 67 3, v. 1531) et «ingrat» (V, 3, v. 1459), adjectifs répétés dans la pièce enchâssée.

D’ailleurs, Isabelle-Hippolyte montre le même refus à se conformer aux règles de son père, le même esprit lucide et le même tempérament orgueilleux envers la mort101.

Seul Matamore est dans la pièce le personnage qui échappe à la tromperie des apparences, et étant donné qu’il ne s’intéresse pas au monde qui l’entoure, il le recrée à volonté dans sa fantaisie. Dès son entrée sur scène, Clindor le salue par ces mots: «CLINDOR: Quoi! Monsieur, vous rêvez!» (II, 2, v. 221), et

Matamore répond:

MATAMORE (à Clindor): Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre

Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre

Du grand Sophi de Perse ou bien du Grand Mogor (II, 2, v. 225-227). Cet échange de répliques dévoile immédiatement sa fonction dramatique:

Matamore, qui n’influence guère l’action, et «inventé exprès pour faire rire»

(Examen de 1660), se révèle personnage de la lignée des fous et sert à créer l’illusion. En effet, dans sa première pièce intitulée Mélite102 , Corneille nous a déjà montré un jeune amoureux, Eraste, qui, saisi d’hallucinations, devient fou.

Doté d’une riche imagination, Matamore parvient à créer autour de lui une sorte de comédie dans laquelle chaque personnage qui l’approche entre nécessairement dans son jeu et joue un rôle. Clindor, tout d’abord devient son valet; Isabelle, ensuite, pour pouvoir se trouver près de Clindor; Lyse, par nécessité, puisqu’elle se trouve au service d’Isabelle. Même Géronte adopte le style superflu de la conversation de Matamore:

101Cependant, comme O. Aslan et M.-M. Mervant-Roux citent dans leur étude et dans le chapitre intitulé «Soupçons», il y a dans l'Illusion comique des indices qui pourraient même soulever les soupçons du spectateur: «On a annoncé et on a effectivement montré au spectateur l'histoire de Clindor, jeune premier charmant, amoureux, volage, spirituel, qui va devenir riche et heureux – on le sait dès le début – et réussir sa vie. Un véritable conte de fées, dont on ne lit que quelques épisodes, puisque Alcandre a beaucoup trié avant de présenter au père des extraits de ce film édifiant. Dans ces extraits, un spectateur moins polarisé sur Clindor que Pridamant décèle vite de curieux détails: un geste trop brutal, un personnage double, un décor étrange, etc. S'il se saisit de ces éléments pour les suivre et faire des recoupements, il peut imaginer que derrière l'intrigue de surface se déroule une autre histoire». Voir tome sur Corneille, op. cit., p. 308. 102 Mélite, pièce de 1629. 68 GÉRONTE (à Matamore): C'est ailleurs maintenant qu'il vous faut signaler:

Il faut beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,

Demeurer si paisible en un temps plein de guerre;

Et c'est pour acquérir un nom bien relevé,

D'être dans une ville à battre le pavé (III, 4, v. 704-708). Dans cette comédie, donc, où Matamore tient le rôle du protagoniste et se livre en même temps, comme il a été déjà noté, à une véritable mise en scène, les scènes dans lesquelles il apparaît, roi de la fantaisie, sont présentées comme si elles appartenaient à la réalité, tandis que la scène finale de la mort de

Clindor-Théagène, marquée de vraisemblance se révèle fictive, une «image dans un miroir»103.

Une fois de plus, dès qu’on croit approcher la réalité, on constate qu’elle est insaisissable et qu’elle se compose de mots creux et d'hallucinations d’un fou.

L’Illusion comique nous introduit dans un monde à l’envers – un des postulats de la pensée baroque – où réalité et fiction s’entremêlent: Pridamant cherche un jeune bourgeois et trouve un valet nommé de La Montagne, qui n’est qu’un comédien. Clindor, de haut rang et portant un nom qui n’est pas le sien, prétend

être au service d’un fou. Matamore, captivé dans un monde illusoire que lui-même a créé, cherche à s’enfuir. Quant à Lyse, «servante ‘active’ qui n’est pas sans faire penser à Figaro et à Suzanne»104, s’affirme supérieure par rapport à sa maîtresse et mène l’action. Dans un tel univers en proie à l’inconstance, seule l’illusion reste une loi fondamentale qui traverse toute la pièce et prouve que la réalité nous fuit et reste masquée dans la fiction; néanmoins, l’Illusion comique reste avant tout «un panégyrique de la souveraine illusion, de cette magie surnaturelle qu’est le théâtre, de la poésie dramatique et de l’art du comédien»105, déclare Louis Jouvet.

103R. Brasillach, Corneille, Paris, Fayard, 1938, p. 46. 104B. Dort, Pierre Corneille dramaturge, Paris, Seuil, 1957, p. 34. 105L. Jouvet, propos recueillis dans l’Ordre, 11 février 1937. 69

2. La métaphore du théâtre

Le théâtre étant un lieu transitoire entre le matériel et l’immatériel, le vrai et le faux, ouvre au spectateur les espaces de l’imaginaire et lui permet la communication avec l’au-delà. Néanmoins, comme Jean Duvignaud remarque: «Le théâtre est avant tout une cérémonie: création multiple, il résulte de la volonté d’un dramaturge, des efforts de style d’un metteur en scène, du jeu des comédies, de l’appareil d’un régisseur et de la complicité d’un public»106, ce qui présuppose des rites préparatoires qui permettront ce passage du réel à l’imaginaire.

La progression dramatique de l’Illusion comique suit le déroulement d’un double cérémonial: d’une part, c’est le mage Alcandre qui, en tant qu’officiant, initie le postulant Pridamant dans un monde de féerie, d’autre part, il s’agit d’une initiation personnelle et ésotérique, étant donné que Dorante, dès qu’il guide son ami à la grotte du magicien, est éloigné et exclus de l’intimité familiale:

ALCANDRE (à Dorante): Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,

Et souffrir qu'entre nous l'histoire en soit secrète.

PRIDAMANT: Pour un si bon ami je n'ai point de secrets.

DORANTE (à Pridamant): Il nous faut, sans réplique, accepter ses arrêts;

Je vous attends chez moi (I, 2, v. 157-161). Le théâtre étant l’art de l’illusion, Alcandre-le-magicien, montreur de marionnettes doué du pouvoir de ressusciter faits et personnages, est celui qui enchante le passé, tandis qu’Alcandre-le-metteur-en scène est celui qui enchante le présent. C’est le personnage qui, grâce aux qualités de l’auteur et du metteur en scène, influence toute l’action de la pièce et des personnages. D’ailleurs,

François–Xavier Cuche le caractérise «Auteur et metteur en scène omniscient,

106J. Duvignaud, Spectacle et Société, Paris, Gonthier, Médiations, 1970, p. 36. 70 c’est le fondement de l’illusion»107. Alcandre préfigurant ainsi le magicien et le dramaturge est un homme aussi bien de la féerie que du savoir. En revanche, il utilise toute sa séduction et réussit l’influence émotionnelle du spectateur.

Également, il connaît les hommes et le monde, même celui d’au delà. De surcroît,

Alcandre est un artiste qui «contrôlant l’intrigue comme un écrivain, il semble dire que le théâtre n’a pas besoin d’aide extérieure, puisqu’il a sa propre magie endogène»108, ayant recours à toutes les sources de théâtralité (décors, costumes, jeu et langage, éclairage etc.), Alcandre parvient à créer l’illusion au niveau du langage – qui oscille entre mensonge et vérité – et au niveau de la forme – qui oscille entre apparence et réalité. Dès lors, tout acquiert un double sens; l’Illusion comique n’est que la théâtralisation de la vocation de Corneille et le rituel magique n’est qu’une métaphore du rituel théâtral.

La grotte du magicien est la métaphore de la salle de théâtre, tandis que la nuit dans la grotte (v. 2 à 6) représente l’obscurité dans laquelle se plonge la salle théâtrale. Robert James Nelson le dit nettement: «la grotte c’est le théâtre, non pas seulement le plateau, mais toute la salle de théâtre»109.

Exactement comme le demi-éclairage exerce sa séduction sur la magie de la scène et contribue à éveiller la curiosité, le manque de lumière de la grotte entretient le mystère et suscite l’effroi. D’ailleurs, la grotte, qui «n’est pas un simple compartiment parmi d’autres dans le décor de la scène, mais contenait les autres éléments du décor»110, endroit mystérieux, retiré et en pleine nature, se caractérise d’emblée comme un lieu qui favorise la communication avec l’au-delà, mais avant tout, comme espace impénétrable aux non-initiés: DORANTE:

«N’avancez pas: son art au pied de ce rocher / A mis de quoi punir qui s’en ose

107F.-X. Cuche, «Les trois illusions de l'Illusion comique», Travaux de linguistique et de littérature, IX, 2, 1971, p. 46. 108Z. Samara, «Poétique et métaphysique: le théâtre dans le théâtre» (en grec), Comparaison (Syngrissi), t. 2-3, novembre 1991, p. 72. Nous traduisons. 109R. J. Nelson, «Pierre Corneille’s L’Illusion comique: the play as magic», PMLA, 71 (1956), pp. 1127-1140. Nous traduisons. 110M. Alcover, op. cit., p. 397. 71 approcher;» (I, 1, v.7-8). De surcroît, des murailles d’air invisibles assurent la défense d’entrée aux humains. Même pour Pridamant, qui a déjà suivi le rituel et sa communication avec le mage s’est établi, la transgression du lieu magique est accompagnée de menaces de mort souvent répétées: «ALCANDRE: De ma grotte, surtout ne sortez qu’après moi: / Sinon, vous êtes mort» (II, 1, v. 216-217):

ALCANDRE (à Pridamant): Mais derechef surtout n’ayez aucun effroi,

Et de ce lieu fatal ne sortez qu’après moi:

Je vous le dis encore, il y va de la vie (V, 1, v. 1335-1337). En effet, l’atmosphère magique, le silence imposé (I, 3, v. 208), le demi-

éclairage, la longueur des préparatifs et le respect des tabous magiques permettent la préparation psychologique de Pridamant avant qu’il soit exposé à la révélation finale et afin de subir l’initiation à la fois magique et théâtrale.

La grotte magique, qui s’identifie au lieu théâtral, est aussi la métaphore du lieu philosophique. Dans un plan symbolique, elle pourrait être la caverne platonicienne où des ombres sont convoqués, tandis que le mage est comparé à un savant ayant le pouvoir de communiquer avec les esprits et les ombres, reflets de la réalité111.

Quand Alcandre avec son premier coup de baguette suscite la vision des somptueux vêtements des comédiens, Pridamant est impressionné non par leur luxe, mais par le rang social qu’ils représentent:

PRIDAMANT (à Alcandre): Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses,

Et sa condition ne saurait consentir

Que d’une telle pompe il s’ose revêtir (I, 2, v. 138-140). En effet, la riche garde-robe qui apparaît par un sortilège aux yeux du néophyte, à savoir du père, n’est que le symbole du changement de la condition de Clindor. Mais, Clindor appartient-il à la bonne bourgeoisie ou vit-il noblement une fois trouvé dans des terres nouvelles? Bien sûr, il se dit gentilhomme (v.

903) mais paradoxalement il est engagé au service d’un fanfaron. De l’autre côté,

111Pour plus d'information sur ce thème voir l'intéressant article de Didier Souiller, intitulé «L'image platonicienne de la caverne dans la littérature baroque européenne» sur http//www.u- bourgogne.fr/CENTRE-BACHELARD/Z-souiller.pdf. 72 devant Adraste, qui est qualifié de gentilhomme, il semble revendiquer une dignité morale sur la haute noblesse: «CLINDOR: Si le ciel en naissant ne m’a fait grand seigneur, / Il m’a fait le cœur ferme et sensible à l’honneur» (v.562).

En effet, la question de la condition sociale de Pridamant et de Clindor reste ouverte et Corneille lui-même la laisse dans le vague.

Le voyage de Clindor passe par un tempérament quasi vulgaire à l' aristocratie pour aboutir à la noblesse. Le spectateur suit cet itinéraire parallèlement à l’épanouissement personnel du protagoniste: Clindor, personnalité ambïgue et sans scrupules, se libérant de sa condition servile, échappe à son rang et pénètre dans une sphère supérieure à celle où il paraissait appartenir.

Corneille souligne les rapports qui lient l’ascension de Clindor, saisie surtout grâce à son prédilection pour le théâtre et étroitement liée au choix du métier de comédien, par le biais du langage utilisé, en mettant son héros passer du style vulgaire au style noble: «Il doit y avoir ”convenientia” entre la valeur morale de l’homme, et le genre de style qui le rend visible, audible et communicable aux autres»112, écrit Marc Fumaroli à propos de la manière dont on articule le langage et de son rapport avec le rang social.

Comme Jean Duvignaud montre dans son étude113, où il tente un parallélisme entre la hiérarchie des styles et la hiérarchie sociale, la comédie devient le seul moyen qui permet l’escalade des différents rangs et l’acteur la personne qui à travers son art accède à l’aristocratie. Le théâtre, assurant l’ascension à la noblesse, autorise Clindor à vivre dans la faveur de ses supérieurs et à les fréquenter. Par conséquent, si Pridamant ne peut pas pénétrer dans l’aristocratie à cause de sa condition de petite noblesse de la province, cela devient une réalité vécue par Clindor à travers la comédie. «Une classe, la bourgeoisie représentée par Pridamant, regarde vivre une autre classe, l’aristocratie parisienne. La liaison se fait - sous la prétexte de la magie - par

112M. Fumaroli, op. cit., p. 162. 113J. Duvignaud, L’acteur, esquisse d’une sociologie du comédien, Paris, Gallimard, 1965. 73 Clindor, jeune bourgeois déraciné qui s’est introduit dans cette aristocratie»114.

Clindor s’enrichit, gagne sa vie honnêtement, connaît l’appui des grands et la reconnaissance du public. Pridamant, tirant la leçon qu’Alcandre a mise en scène pour lui, est maintenant convaincu que son fils exerce un métier non seulement fort respectable mais aussi bien lucratif.

Au surplus, parmi tous les biens du métier de comédien, demeure une réalité sur laquelle Corneille insiste avec un cynisme assez provocant. Il est déjà suggéré au premier acte, dans la réussite sociale de Dorante qui, marié avec

Silvérie, est devenu châtelain (v. 72) et surtout dans l'exposition des «plus beaux habits des comédiens», qui sous-entendent que Clindor s'est élevé au- dessus de sa condition. Le dénouement est le plus expressif: les vivants et les morts de la tragédie du cinquième acte sont réunis pour se partager leur gain.

ALCANDRE : «Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes» (v. 1802). La pièce, consacrée à l'art, consacrée à glorifier tous les mensonges et les charmes de l'art, s'achève, donc, par un hommage à l'argent: la troupe qui compte la recette – et non les applaudissements – paraît au fond pour Corneille la plus grande réalité sociale.

Le théâtre a aussi le pouvoir de réunir ceux qui étaient jusqu’à alors séparés et assurer leur bonheur: Pridamant va retrouver son fils. Finalement, comme explique Alfred Simon à propos de la dernière scène de la pièce: «Le théâtre sort du théâtre pour rejoindre les hommes vivants, comme à la fin de l’Illusion comique, le père quitte la grotte aux prestiges pour rejoindre l’être charnel de son fils, enfant prodige que le théâtre a libéré de son père et sauvé de lui-même»115.

Dans la dernière scène de l’acte V, Alcandre prononce devant Pridamant l’apologie du théâtre, en jouant le rôle du défenseur qui essaie de convaincre le père-juge de la cause de Clindor-client. La révolte de la jeune fille contre un

114R. Maurice, propos recueillis dans Le Monde du 10 avril 1970. 115A. Simon, op. cit. 74 père sévère est la toile de fond pour Alcandre afin de montrer à Pridamant, grâce à la similitude des situations, sa propre sévérité envers son fils. C’est cette symétrie qui donnera l’occasion à Pridamant de mesurer à nouveau les conséquences de ses propres erreurs et d’accepter la nouvelle condition de

Clindor. Le procédé utilisé par Alcandre, qui risque de provoquer la colère du père, est bien habile et prouve sa parfaite maîtrise de la rhétorique: il laisse

Pridamant croire qu’il s’agit seulement de répondre à sa question par rapport à la situation actuelle de son fils: «PRIDAMANT: Où fait-il sa retraite? En quels lieux dois-je aller?» (v. 119), sont les questions initiales de Pridamant. «La manière dont il capte la bienveillance et l’intérêt bientôt passionné de Pridamant démontre que l’art des préparations oratoires n’a pour lui aucun secret»116, comme affirme M. Fumaroli. De plus, il ne faut pas oublier qu’Alcandre, auquel

Corneille donne la qualité – entre autres - de lire la psyché humaine, connaît bien que Primamant a déjà pardonné son fils des fautes du passé et sa colère s’est depuis longtemps apaisée. C’est aussi non pas à son jugement mais à sa sensibilité qu’Alcandre fait appel, sachant bien que le père, dans son désespoir, sera prêt à accepter même l’impossible pour revoir son fils.

Le spectacle présenté par le mage est loin d’être seulement un miroir qui reflète la vie vagabonde de Clindor. Par contre, il s’agit plutôt d’une stratégie bien organisée et préparée qui, basée sur des épisodes soigneusement choisis, vise à la sensibilité de Pridamant. De plus, Alcandre, observant le procédé qui plonge le père du bonheur au malheur et le contraire, peut chaque fois modifier les conditions de la préparation et la «conversion» finale du père. Ainsi, à la fin de l’acte II, le mage constate avec satisfaction: «ALCANDRE: Le cœur vous bat un peu» (v. 621); dans le deuxième acte, qui finit avec l’emprisonnement de

Clindor, Pridamant passe à l’angoisse: «PRIDAMANT: Je crains cette menace»

(v. 622); à la fin de l’acte suivant, où Clindor échappe à la prison, Pridamant détendu s’écrie: «PRIDAMANT: A la fin je respire» (v. 1318); mais le

116 M. Fumaroli, op. cit. 75 soulagement n’est que temporaire, car dans l’acte V, le mage «invente» un nouveau coup de théâtre: la mort du fils pousse le père au désespoir.

Maintenant, devant l’assassinat de Clindor, sa «résurrection» même accompagnée de sa vraie identité semble salvatrice. La tirade de Pridamant:

«Clindor a trop bien fait» (v. 1679) enveloppe non son enthousiasme devant la nouvelle condition de Clindor, mais son soulagement117. «Ainsi, l’une des fonctions de la tragédie du Ve acte de l’Illusion comique est de souligner les qualités de comédien de Clindor. Les cris de Pridamant à la fin de la pièce, quand il croit que l’on a assassiné son fils, prouvent qu’il s’est laissé prendre à l’illusion dramatique, et que les acteurs ont parfaitement joué leur rôle: s’il n’a pas réussi à démêler le vrai et le feint, l’action vécue et l’action jouée par Clindor, c’est que celui-ci a réussi sa métamorphose. Il joue si bien son personnage de grand seigneur que l’on croit qu’il est devenu grand seigneur»118. En même temps, Corneille, à travers son mage qui cherche à toucher un père mal disposé à l’égard de la profession de son fils, s’adresse aux spectateurs unfavorables envers l’art théâtral.

Le théâtre a donc des pouvoirs merveilleux, étant donné que son langage peut créer le rêve ainsi que des mondes entiers à partir des mots. Matamore, représentant l’exemple le plus frappant, n’est qu’un acteur qui non seulement

117L'étude des répliques de chacun de deux personnages, ainsi que de leur contenu, permettent de déterminer le thème du passage et de préciser sous quels angles le théâtre est envisagé ici. Sur les 44 vers, 8,5 seulement sont dits par Pridamant, ce qui montre l'importance donnée à ce qu'Alcandre dit. La première réplique de Pridamant est marquée par les points d'exclamation exprimant la surprise, tandis que le mot ″surprise″ lui-même est d'ailleurs utilisé et souligné par l'adjectif ″étrange″. L'interrogatif des vers 3 et 4 permet au magicien d'expliquer à son interlocuteur les raisons de la réapparition magique des personnages et de lui indiquer le métier de Clindor. Au vers 17, l'exclamation «Mon fils comédien!» (v. 1629) souligne à la fois la surprise et l'indignation de Pridamant et permet ainsi à Alcandre de préciser la situation de Clindor. Enfin, la dernière réplique de Pridamant compte de nouveau 4 vers. L'interrogation redoublée «Est-ce que là cette gloire, et ce haut rang d'honneur/Où le devait monter l'excès de son bonheur?» (v. 1643-1645) insiste sur l'idée négative que Pridamant a du théâtre et conduit Alcandre à en préciser les bienfaits. D'après cette structure, l'intérêt dramatique de la scène, la ”résurrection” de Clindor, n'est pas l'essentiel. Le texte porte sur le théâtre qui est le véritable thème du passage et de la pièce entière. 118 G. Forestier, op. cit., p. 145. 76 joue le rôle du soldat courageux et du séducteur des femmes, mais aussi est capable de construire tout un univers et de faire entrer les autres dans son théâtre.

Cependant, contrairement à Alcandre qui est magicien et dramaturge,

Matamore est un simple illusionniste que personne ne prend au sérieux. Il y a même ceux qui refusent de participer à son jeu, tel Géronte à la troisième scène de l’acte III. Préférant le théâtre à la vie réelle, Matamore gonfle lui-même sa mythomanie, puisqu’il s’avère incapable de dissocier réalité et fiction, mensonge et vérité, vie et rêve. Ainsi, Matamore, même s’il est le personnage par excellence qui donne des allusions à autrui, est un «mauvais acteur», puisqu’il ne parvient à duper personne. De la même qualité, c’est-à-dire du «mauvais acteur», c’est Adraste, qui est repoussé par Isabelle au troisième acte, scène 3. Selon

Denis Diderot, qui dans son ouvrage le Paradoxe du comédien traite parmi d’autres la question du talent de l’acteur – toujours au cœur d’un débat dans l’histoire du théâtre – aucune qualité n’est garantie lorsque l’acteur joue

«d’enthousiasme»119. Partant de l’idée que l'acteur a pour fonction de représenter des modèles de caractère, Diderot est conduit à exalter des acteurs jouant de sang-froid car eux seuls sont en mesure des archétypes qu’ils cherchent à incarner. Matamore aurait été, donc, pour Diderot un «mauvais acteur», étant donné que le comédien n’est pas un être aimant représenter des histoires, ni un individu qui donne des signes extérieurs de joie ou de tristesse mais sans convaincre et sans susciter l’émotion ; dans la représentation tout doit

être mesuré. Lee Strasberg, parlant d’émotions et de la stratégie utilisée par l’acteur pour atteindre la vérité, remarque: «L’hystérie sur scène n’est pas l’émotion, car l’émotion doit être crée délibérément. L’hystérie est une émotion qui déborde tout et fait ce qui lui plaît sans se préoccuper du personnage ni de la situation»120.

119Voir D. Diderot, Le Paradoxe du Comédien, Paris, Folio Classiques, 1994, p. 40-41. 120L. Strasberg, Le travail de l’Actors Studio, Paris, NRF, Gallimard, 1969, p. 114. 77 Lieu de révélation, le théâtre a le pouvoir de lever les apparences et de démasquer les personnages, qui, une fois prouvés mauvais acteurs, incapables de toucher leur public, finissent par disparaître de la scène. Contrairement à

Matamore et à Adraste, Clindor, Isabelle et Lyse fascinent le public tout en restant conscients du fait qu’ils jouent et parfaitement lucides du jeu dont ils sont les protagonistes. Ces trois acteurs, incarnant leurs rôles avec vérité, persuadent le spectateur de prendre pour vrai ce qui ne l’est pas. Dès lors, le vrai talent est celui de «bien connaître les symptômes extérieurs de l’âme d’emprunt et de s’adresser à la sensation de ceux qui nous voient et de les tromper par des imitations de ces symptômes, par une imitation qui agrandit tout dans leur tête et devient la règle de leur jugement»121. Ces trois personnages seront récompensés par leur art et de ″bons acteurs″ deviendront de ″vrais acteurs″ dans l’acte V.

A travers la pièce nous suivons pas à pas l’itinéraire personnel de Clindor.

”Né” le jour où il coupe le cordon ombilical et quitte le foyer parental, lui, passe par des aventures picaresques et exerce des métiers louches et passagers en tant que jeune homme – étape qui nous est connu seulement à travers la narration d’Alcandre – avant de se mettre au service de Matamore et découvrir l’amour auprès d’Isabelle. De personnage immature et frivole, il passe à la maturité de l’adulte, mettant son maître au second plan et courtisant en même temps suivante et maîtresse. En effet, on constate que son rôle au deuxième acte est comique, il devient, au troisième, tragi-comique et finalement aboutit tragique, présentant une évolution parallèle à l’épanouissement de sa personnalité. Au cours de l’acte IV, bouleversé, il va trouver sa vérité personnelle à travers l’expérience cathartique de la mort. Accueillant son exécution comme la punition de son immoralité, son ancien moi meurt pour renaître dans l’acte V, quand une véritable conversion sera opérée. En même temps, Clindor, dispersé jusqu'à là, toujours incapable de choisir entre la

121D. Diderot, op. cit., p. 93. 78 maîtresse et la servante, fait de l'instabilité un métier lucratif. Il aura aussi sans doute l'occasion d'utiliser le langage héroïque qu'il a pu apprendre auprès de Matamore. Quant aux aventures de la vie, maintenant il en a tout autant sur scène:

ALCANDRE (à Pridamant): L'un tue et l'autre meurt, l'autre vous fait pitié;

Mais la scène préside à leur inimitié.

Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,

Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,

Le traître et le trahi, le mort et le vivant,

Se trouvent à la fin amis comme devant (V, 5, v. 1619-1624). Clindor, homme de théâtre, assume un rôle nouveau, semblable à celui d’Alcandre.

C’est lui qui va communiquer aux autres consciences son propre expérience et guérir son public de ses illusions.

Sur un deuxième plan allégorique, le Spectateur suit le même itinéraire avec celui de l’Acteur: le Spectateur, aussi ignorant que l’Acteur, est dupé par les apparences pour arriver finalement à la «vérité», non pas à travers l’expérience de la mort comme l’Acteur, mais à travers «la naissance de la conscience dans l’illusion»122 qui le rend capable de comprendre le monde qui l’entoure. «Ce que le spectateur croyait être de la magie», conclut Zoé Samara parlant de l'Illusion comique, «c’était du théâtre. Il pose, donc, automatiquement une équation: magie = théâtre. En même temps, les ‘acteurs’ jouent des rôles semblables à leur ‘vie’ d’où l’équation: théâtre = vie»123.

En outre, Corneille enseigne que la sagesse passe par la connaissance du soi et du monde – principe fondamental de l’humanisme. L’Acteur aussi bien que le Spectateur, ignorants tous les deux de ce qu’est la vie, représentent un idéal qui est capable de nous faire dépasser nos propres frontières. Or, comme explique G. Forestier: «L’Auteur donne à voir au Spectateur une comédie dans laquelle l’Acteur est victime d’une illusion. Assurément, la méthode utilisée par le

122M. Alain, «Le Théâtre et l’apparence: d’Euripide à Calderón», Revue des Sciences Humaines, t. XXXVII, n° 145, janv.-mars 1972, pp. 9-16. 123Z. Samara, op. cit., p. 72. 79 démiurge […] est beaucoup plus psychagogique124 que psychodramatique: il enseigne véritablement à son spectateur à se défier des illusions de la réalité tout en convainquant que la vie est un songe»125. En outre, tout au long de la pièce, l’auteur semble avoir soigneusement choisi des phrases comme «haute condition» (v. 56), «haut degré d’honneur» (v. 1113), «éclat et gloire» (v. 582), toutes reliées non seulement aux revenues du métier d’acteur, mais aussi à l’admiration et à la reconnaissance de la profession.

De la même façon, Pridamant qui croyait son fils assassiné, une fois accédé à la vérité, son ancien moi meurt et lui, il se métamorphose en un homme qui sait. C’est exactement cette nouvelle connaissance qui le pousse à dire:

«PRIDAMANT: Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux; / Je vole vers

Paris» (V, 6, v. 1817-1818). Désormais, il ne pourra vivre que pour le théâtre.

Ainsi, Pridamant aussi bien qu’Alcandre sont foncièrement transformés: le père autoritaire devient tolérant envers le métier de son fils, tandis que l’inconstance de Clindor semble «réparée»; à travers le théâtre il peut l’exorciser et la sublimer. Or, Corneille plaide pour l’influence du théâtre ainsi que pour ses pouvoirs thérapeutiques qui libèrent l’homme de ses angoisses et de ses préjugés et le réconcilient avec soi-même, avec le monde et avec les autres. De cette façon, l’Illusion comique peut être vue non seulement comme une pièce défendant l’art dramatique, mais pour aller plus loin, comme une «véritable allégorie de la vie humaine»126, tandis que Clindor se fait le symbole de l’homme ignorant et aveugle, qui, toutefois, trouve son chemin dans la vie grâce à une

«fortune» qui lui paraissait jusqu’à alors irrégulière.

124Comme G. Forestier explique lui-même, le mot ”psychagogique” désigne: «La démarche psychagogique qui vise à instruire le spectateur considéré comme un élève». G. Forestier, op. cit., p. 305. 125Ibid., p. 310. 126M. Fumaroli, op. cit., p. 101. 80

Une scène de la représentation de l'Illusion comique par le 'Yogoslav Drama Théâtre', 1991, mise en scène Miodrag Tabacki.

81 CONCLUSION

«Le théâtre a comme but d'enlever le spectateur à lui-même, [de] suspendre sa conscience habituelle du lieu et du temps réels en suscitant les conditions favorables à un enchantement, au sens le plus fort du terme, à une sorte de rêve éveillé»127.

L'illusion comique s'organise autour d'une mise en abyme du théâtre dans le théâtre à travers laquelle Corneille explore les possibilités offertes par la représentation. Le rideau s'ouvre sur les remords de Pridamant, dont l'intransigeance a suscité la fuite de son fils Clindor, disparu depuis dix ans.

C'est sur les conseils d'un ami qu'il décide de visiter la grotte du magicien

Alcandre qui lui propose de voir l'évolution de la vie aventureuse de son fils à travers la vision des scènes jouées.

L'ensemble de l'œuvre est original allant jusqu'à la bizarrerie et l’extravagance. L'histoire d'Isabelle et de Clindor est à peine une histoire; on dirait qu'il s'agit plutôt d'une accumulation de scènes que les spectateurs attendent et que le poète leur offre afin de les faire admirer les acteurs. En même temps, on ne sait pas exactement si Clindor est vraiment amoureux d'Isabelle, ni pourquoi Lyse, ulcérée des trahisons de son amant, le secourt, l'aide à sortir de prison et à retrouver Isabelle; encore moins on comprend comment elle peut accepter immédiatement d'épouser le geôlier, alors qu'elle aime Clindor, et de se nourrir de l'espoir que le jeune homme «réduira pour elle ses vœux dans l'innocence/ Qu'un mari la tenant en sa possession/ Sa présence vaincra sa folle passion» (v. 1154-1156). Au surplus, Adraste est tué et Clindor est «en danger de mort» (v. 1342), mais on ne sait «à la fin du quatrième acte qui termine ce que deviennent les principaux acteurs» (Examen de l'Illusion).

127 J. Rousset, L'Intérieur et l'extérieur, Paris, José Corti, 1968, p. 169.

82 Quant à Matamore, personnage totalement irrationnel, il n'a «d'être que dans l'imagination, inventé exprès pour faire rire» (Examen de l'Illusion).

L'auteur non seulement transgresse les règles classiques, mais se joue aussi de la notion du genre dramatique: la comédie est là, avec le personnage ridicule de Matamore et l'intrigue amoureuse complexe. La tragi-comédie est présente dans la tension qui affecte les rebondissements et dans le caractère souvent dramatique de la passion. La tragédie marque le traitement de la pièce dans la pièce qui s'achève sur la mort du personnage principal. Le merveilleux est créé par l'intervention du magicien, figure clé de la pièce. On serait tentés de dire que dans cet «étrange monstre», pour reprendre une expression de

Corneille lui-même, on parle comme une comédie et on agit (et subit des malheurs et rencontre des dilemmes) comme une tragédie. Corneille ne semble faire aucun effort pour rendre l'histoire rationnelle, ni crédible. On a constamment l'impression que l'auteur et les acteurs font n'importe quoi, du moment qu’il est conforme à l'attente du public. Cette étrangeté doit être plus renforcée par les acteurs: on ne leur demande pas de se faire prendre pour des hommes réels, mais, selon l’auteur, pour des «spectres pareils à des corps animés» (v. 152), des «spectres parlants» (v. 212).

Quand Pierre Corneille écrit l'Illusion comique en 1636, la confusion est grande dans un temps qui a vu les certitudes raisonnables et bien fondées disparaître. Les révolutions sont multiples, les hypothèses de Copernic et de

Galilée ouvrent une fenêtre sur l'avenir et l'homme perd sa place centrale; il ne se veut plus à l'image de Dieu, au centre de sa création, objet de son attention et de sa grâce.

Le caractère mobile et hétéroclite de l'Illusion comique permet l'inscription de la pièce dans l'esthétique baroque et donne lieu à une relecture de l'æuvre sous un éclairage baroque. Etroitement associée au thème de l'illusion, la pièce met en évidence cette confusion dans l'esprit des personnages

83 mis en scène. Pridamant a perdu ses repères de paternité, étant donné que ce qu'il croyait devoir faire comme père, l’a conduit à égarer son fils. De l'autre côté, Clindor réussit sa vie en quittant le foyer paternel, et c'est le père qui part en quête du fils. C’est une confusion des valeurs: celui qui devrait incarner l'autorité demande le pardon à son fils.

Le contraste et l'antithèse sont donc deux composantes majeures du regard baroque. Comme en peinture les formes se laissent apparaître dans l'opposition clair/obscur, pour l'homme baroque la confusion de la pensée – qui en vérité n'est qu'une simple impression – devient le critère de toute vérité.

Pour Clindor, ce sont ses passions de l'âme et ses passions du corps qui font surgir la certitude de son être et le conduisent, malgré les dissonances initiales

(la fuite du foyer, le service auprès d'un fanfaron, les péripéties amoureuses) à la résolution idéale, celle de jouer du théâtre.

L'illusion, la confusion des idées et le déguisement sont tous des éléments récurrents de l'art baroque. Toutefois, rien n'a davantage occupé la réflexion du penseur baroque que le doute. Chacun des héros de l'Illusion comique,

Pridamant, Clindor, Isabelle et Lyse, a perdu quelque chose: un fils, son identité, un grand amour, sa dignité; chacun tente de retrouver ce qu'il a perdu. C'est par la mise en doute des règles anciennes que les héros de Corneille découvrent leurs propres limites qui leur permettront de constituer de nouveau leurs êtres et de continuer dans la vie. En même temps, l'optimisme que les bouleversements amènent toujours à de nouvelles vérités devient le chemin le plus sûr conduisant vers la compréhension de l'existence humaine.

Le dix-septième siècle est siècle de la raison et des mathématiques, aussi bien que des sciences nouvelles, comme l'astronomie et la cinétique. Ce que montre Alcandre à Pridamant n'est qu'une scène théâtrale qui permet de voir des mondes inclus dans d'autres mondes, exactement comme les nouveaux instruments du siècle proposent d'autres réalités, n’étant qu’imaginées jusqu'

84 alors. La magie d'Alcandre c'est de mettre en scène le réel sur une autre scène; ainsi, ce que voit Pridamant c'est un monde dans un monde, puis un autre monde inclus dans le précédent, à savoir du théâtre dans le théâtre. Comme le microscope de Leuwen Hook qui donne à voir l'invisible, mais au lieu de voir seulement des molécules, montre le monde invisible des désirs et des attentes humaines. Ainsi, l'Illusion comique devient un instrument ”optique” qui montre que la réalité n'est pas ce qu'elle apparaît être.

La structure complexe de l'Illusion, fondée sur les enchâssements successifs (théâtre dans le théâtre) et sur un jeu d'apparences trompeuses (la fausse mort de Clindor), a pour but d'égarer le lecteur. Le jeu des illusions s'inscrit dans l'idée baroque selon laquelle la vie est un théâtre, et on voit dans cette pièce comment Corneille exploite cette idée lorsque se confondent la vraie vie de Clindor et le rôle qu'il joue. Le déguisement, le changement d'identité sont des marques de l'imprégnation baroque dans cette pièce. L'homme devient un véritable Prothé. La grotte peut également être interprétée comme une métaphore du théâtre lui-même avec l’espace scénique et celui destiné aux spectateurs.

Participant à la réhabilitation du théâtre, priorité qui marque la règne de

Louis XIII, Corneille met dans la bouche d'Alcandre un vibrant éloge de cet art jusqu' alors si méprisé. Dans cette dernière scène de la pièce, où Alcandre continue à manipuler Pridamant en lui faisant croire que le suicide de son fils est juste, le premier apparaît très clairement comme le porte-parole de Corneille.

Ainsi, l'équivalence entre les pouvoirs du mage et le travail du dramaturge, mise en place métaphoriquement au début de l'Illusion, devient ici explicite.

Dans ce discours élogieux du théâtre qu'Alcandre tient, et qui a une véritable visée argumentative et didactique, Corneille justifie l'utilité de l'art théâtral en évoquant ses valeurs multiples: a) valeur sociale, étant donné que le théâtre réunit toutes les classes («tout le monde», v. 1654, «le peuple», v. 1636,

85 «les bons esprits», v. 1648). En même temps, Corneille met en avant l'argument de la reconnaissance sociale accordée au métier d'auteur («les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles», v. 1662; b) valeur esthétique, soulignée surtout par un champ lexical lié à la beauté («les merveilles», v. 1661, «si beau», v. 1655, «se parer», v. 1639; c) valeur économique: le théâtre est un milieu où l'on gagne bien sa vie. Corneille rend clair le caractère lucratif de ce métier en se référant plusieurs fois aux retombées financières de cet art («Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes», v. 1666, «le gain», v. 1637, «l'appas», v. 1675); d) valeur ludique; grâce à sa qualité de «divertissement» (v. 1650), qui fait les

«délices du peuple» (v. 1651), le théâtre devient source de «plaisir» (v. 1651) et de «délassement» (v. 1656); e) valeur éducative: plutôt sous-entendue dans tout le texte que dite explicitement. Pierre Corneille rend hommage aux pouvoirs du théâtre qui æuvre pour l'unification et la paix: grâce à lui, la réconciliation entre père et fils est possible.

86

ANNEXE

Anonyme, Portrait de Pierre Corneille, Musée national du Château de Versailles.

87 1. De la comédie à la tragédie

Pierre Corneille, né le 6 juin 1606 à Rouen, est l’aîné des six enfants d’une famille de petite bourgeoisie et fils d’un avocat. A neuf ans, il entre au collège jésuite de sa ville natale où il découvre les stoïciens latins, les héros de l’Antiquité et le théâtre. Entré en 1628 comme avocat au Parlement de Rouen, mais trop timide pour plaider, il préfère s’orienter vers une carrière poétique et dramatique. En 1629, un amour malheureux l’amène à rimer des poèmes, puis à confier son premier manuscrit à l’acteur fameux Montdory et à sa troupe itinérante; c’est la comédie Mélite ou les Fausses Lettres. La pièce se monte au théâtre du Marais en 1629 et connaît un succès inattendu. Les sept années suivantes, il fait jouer Clitandre (1630), La Veuve ou le Traître trahi (1631), la

Galerie du Palais (1632), la Suivante (1633), La Place Royale ou l’Amoureux extravagant (1634). Richelieu l’accueille parmi les cinq auteurs qui travaillent sous sa protection. Sa carrière se poursuit avec Médée (1635), l’Illusion comique

(1636) et le Cid (1637). Le public, enthousiasmé, le suit. Cependant, les «doctes» montrent de grand mécontentement, parce que les règles de la tragédie ne sont pas respectées dans le Cid, un querelle est engagée et ne sera close qu’en 1638 avec la publication des Sentiments de l’Académie sur le Cid. Corneille, pour finir, s’incline. Il compose des tragédies selon les règles (, 1640; , 1641;

Polyeucte, 1642). En utilisant systématiquement le pathétique et des intrigues plus complexes (la Mort de Pompée, 1643; , 1644; Nicomède, 1651), il ne renonce pas aux comédies (le Menteur, 1643; Dom Sanche d’Aragon, 1649).

L’échec de Pertharite (1651) le détourne du théâtre pendant sept ans, durant lesquels il se consacre à une traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ

(1656) et à l’édition de son théâtre complet accompagné de trois Discours sur l’art dramatique (1660). En 1659, il tente de reconquérir son public avec Œdipe et donne successivement la Toison d’or (1661), (1662), Othon (1664),

Attila (1667). Mais la plupart des suffrages vont maintenant à Racine, dont la

88 Bérénice (1670) obtient un succès bien plus vif que Tite et Bérénice que

Corneille fait jouer la même année. Après Pulchérie (1672) et Suréna (1674) le rideau peut se lever sur la longue carrière d’un dramaturge. Il meurt à Paris en

1687.

2. L’Illusion comique

Il s’agit une comédie en cinq actes et en vers, écrite en 1636.

Pridamant demande au magicien Alcandre de lui donner des nouvelles de son fils Clindor qui l’a quitté depuis dix ans. D’un coup de baguette magique, Alcandre représente Clindor, valet d’un soldat fanfaron, Matamore, en train de séduire la belle Isabelle. La servante Lyse, amoureuse déçue de Clindor, tend un piège au jeune homme. Emprisonné pour avoir tué son rival Adraste, Clindor est sauvé par

Lyse qui, prise de remords, a séduit son geôlier. Deux ans plus tard, le prince

Florilame fait abattre Clindor qui courtise son épouse.

Désespéré, Pridamant assiste à l’enterrement de son fils, qui aussitôt ressuscite et partage avec ses compagnons la recette… de la tragédie : en effet,

Clindor a embrassé l’état de comédien et Pridamant vient d’être victime d’une illusion comique. Le magicien conclut en vantant à Pridamant les mérites de l’art dramatique.

En pratiquant la «mise en abyme» Corneille manifeste ici toute se maîtrise de l’art théâtral. Pièce charnière contemporaine du Cid, l’Illusion comique rappelle le théâtre espagnol et élisabéthain et annonce le drame classique. Son intérêt réside dans le mélange inhabituel chez Corneille de la farce et du drame et dans.

L’illusion comique a rencontré un succès assez vif auprès de ses contemporains avant de tomber dans l’oubli jusqu’au XXe siècle.

89 3. Les représentations de l’Illusion comique dans le temps

L’illusion comique est jouée pour la première fois au théâtre du Marais pendant la saison théâtrale 1635-1636. Corneille entre dans sa trentième année.

Il a déjà composé cinq comédies entre 1629 et 1634 qui sentent la province où il est né. Avec l’illusion comique, Corneille achève néanmoins la série de ses comédies avant de triompher, l’année suivante, avec Le Cid et d’adopter définitivement la tragédie.

Dans l’édition collective de ses œuvres, Corneille ne se réjouit en 1660 que l’illusion comique «ait surmonté l’injure du temps» (Examen de 1660). Malgré cela, à la fin du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe siècle, la pièce est dédaignée. Considérée longtemps comme incohérente et d’une complexité extrême, elle est bien souvent incomprise par une époque qui n’arrive pas à accepter les auteurs qui maltraitent l’unité de temps et de lieu128.

En 1861, à l’occasion du 255e anniversaire de la naissance de Corneille, la

Comédie-Française joue la pièce: on en représente les quatre premiers actes tandis que le cinquième est remplacé par un fragment de Don Sanche d’Aragon.

La pièce, mutilée et perdant toute sa signification, est réduite aux aventures romanesques et réjouissantes d’adolescents évanescents dans un décor somptueux. Théophile Gautier fait le compte-rendu de la représentation dans Le

Moniteur: «Le rideau de nuages s’ouvre et laisse d’abord voir dans un cabinet de riche architecture, la splendide garde-robe de Clindor»129.

L’illusion comique n’est de nouveau présentée sous sa forme complète qu’en

1895 à l’Odéon, mais dans une mise en scène qui lui enlève encore une fois son atmosphère étrange. Les interférences subtiles entre le réel et l’imaginaire n’existent plus. La même erreur se reproduit, l’intérêt profond de la pièce n’est toujours pas capté.

128Notons que pendant le XVIIème siècle on retrouve le goût de grands classiques et de l’antiquité et en même temps les critères de l’esthétique classique pour l’unité de lieu, de temps et de l’action. 129Le Moniteur universel, 10 juin 1861. 90 En 1936, année du tricentenaire du Cid, le talent de Louis Jouvet130, une distribution vraiment impressionnante131 et la féerie des décors132 contribuent au succès de la représentation. Le metteur en scène explique: «Il ne m’appartient pas de souligner les qualités de la pièce et il n’est pas besoin d’être très averti et d’avoir l’oreille fine pour entendre les beautés si diverses qu’elle contient, les tons si différents qu’elle comporte, mais on me permettra, je pense, d’aimer particulièrement une pièce qui se termine par un panégyrique de cette souveraine illusion, de cette magie surnaturelle qu’est le théâtre, de la poésie dramatique et de l’art du comédien»133. Toutefois, la nouveauté de la mise en scène de Louis Jouvet réside sur le fait qu’au cinquième acte un petit théâtre est directement installé sur scène (soulignant de cette façon la construction particulière de la pièce: le théâtre dans le théâtre), innovation mal accueillie par le public de l’époque et contestée par la critique.

La pièce disparaît ensuite du répertoire jusqu'à ce que Georges Wilson lui rende tout son pouvoir d’illusion et toute sa signification au Festival d’Avignon en

1965, puis à Paris en 1970, au T.N.P. Une musique espagnole de Georges Delerue accompagne la représentation tandis que le palais est de style mexicain. Tout le décor est mobile, les acteurs entrent sur scène par des planches du plateau qui se soulèvent. Un marquis se transforme en chat botté, le magicien habite dans une grotte en forme de crâne d’antilope et Matamore (joué par Georges Wilson lui-même), maigre, est vêtu de noir avec une immense épée au côté. Dans un entretien Georges Wilson souligne: «C’est la pièce de Corneille la plus subtile, la plus raffinée, et la moins cornélienne. C’est l’œuvre d’un jeune auteur non encore soumis à la règle des trois unités, une pièce baroque, shakespearienne, et pirandellienne, d’où est parti le théâtre moderne, un essai de mélange des genres

130 En effet, c’est la première fois que la Comédie Française fait appel à un metteur en scène étranger. 131Pierre Dux dans le rôle de Clindor, Lise Delamare dans celui d’Isabelle, Jean Martinelli dans celui d’Adraste et Aimé Clariond dans celui d’Alcandre. 132Les décors aussi bien que les costumes sont créés par le fameux décorateur Christian Bérard. 133 Louis Jouvet, propos recueillis dans l’Ordre, 11 février 1937. 91 qui fait irrésistiblement penser aux films de Jean-Luc Godard. Sans transition on passe de la comédie à la tragédie, du coup de griffe à la sentimentalité. La pièce va dans tous les sens, se casse sans arrêt, pour repartir suivant son rythme extrêmement rapide»134.

En 1984 à l’Odéon, dans une mise en scène de Giorgio Strehler, l’Illusion comique reprend définitivement toute sa dimension. Strehler et Ezio Frigerio, son décorateur, suggèrent par des emboîtements de «rochers» le schéma d’un décor baroque, tandis que les costumes135 de Pridamant et Dorante reportent autant aux structures sociales du XVIIème siècle qu’aux comportements d’aujourd’hui. L’ensemble de la représentation repose toute entière sur le principe de respecter la versification, sans exclure une action vivante et sans dérouter l’oreille contemporaine. Autre trait de cette création strehlerienne: la superposition de la métaphore à la fable, c’est-à-dire sous le thème «qu’est devenu le fils qui a quitté la maison paternelle», court parallèlement l’interrogation «qu’est-ce que le théâtre? Qu’est-ce que le métier d’acteur?».

Strehler cherche, comme Corneille, à maintenir une ambiguïté tout en multipliant les signes subtils de la théâtralité. Sans que le spectateur y prenne garde, il est entraîné dans l’illusion.

La scène moderne adopte et maîtrise plus volontiers cet «étrange monstre» considéré comme une des œuvres majeures de Corneille. Elle a sondé les profondeurs se cachant dans ses entrailles: renouveau du genre littéraire de l’époque, message baroque, confidences pathétiques sur le néant de la vie, analyse des caractères et des conditions sociales qui demeurent un sujet d’actualité. L’illusion comique reste un gigantesque terrain d’expériences.

134Entretient avec Georges Wilson, paru dans Le Monde du 8 mars 1966. 135Faits par Luisa Spinatelli. 92

Exposition dans le GRAND SALON de l'hôtel du Département,

Quai Jean Moulin à Rouen, du 13 novembre au 15 décembre 2006.

93 RESUMÉ EN GREC

«Το πιθανώς αληθινό αποτελεί τον ανώτερο

βαθμό του αληθινού»136.

Όταν ο Pierre Corneille γράφει την Illusion comique είναι μόλις 29 ετών και

έχει προηγηθεί η συγγραφή αρκετών άλλων έργων του, κυρίως κωμωδιών (Mélite,

1629; La Veuve, 1631; La galerie du Palais, 1632; La Place Royale, 1634), μιας

τραγικο-κωμωδίας (Clitandre, 1631) και μιας τραγωδίας (Médée, 1635). Η διάθεση

του νεαρού Corneille να πειραματισθεί και να δοκιμάσει νέα συγγραφικά μονοπάτια –

μάλιστα λίγο πριν δώσει τα λεγόμενα ”μεγάλα έργα” του, όπως το Le Cid (1637) και

το Horace (1641) - είναι εμφανής στο Examen που προλογίζει την Illusion: ο

συγγραφέας χαρακτηρίζει το έργο του ”παράξενο τέρας”, χωρίς ωστόσο να

μετανιώνει για το τολμηρό του αυτό εγχείρημα.

Στο πρώτο κεφάλαιο της εργασίας μας, που τιτλοφορείται «Το παράξενο

τέρας του Corneille: μια δομή παράξενη και χαοτική», μελετάμε το πώς ο

συγγραφέας αψηφώντας τους θεατρικούς κανόνες της εποχής του καταφέρνει να

δημιουργήσει ένα έργο τόσο ζωντανό που να πάλλεται μέχρι σήμερα. Στην

πραγματικότητα, το νεοκλασικό ιδεώδες και οι μορφολογικοί κανόνες που αυτό

επιβάλλει (ενότητα χώρου και χρόνου, δράσης, αληθοφάνεια χαρακτήρων και

καταστάσεων) παραμερίζονται ολοκληρωτικά και αντί ενός ιστορικού δράματος που

ήταν το δραματικό είδος της εποχής, αναδύεται ένα έργο τόσο μυστηριώδες όσο και

γοητευτικό, που χαρακτηρίζεται από μία μείξη διαφόρων ειδών του θεατρικού λόγου:

μελόδραμα, οικογενειακό δράμα, μπουρλέσκ, τραγωδία, βουκολικό δράμα κ.α.

Επιπλέον, ο νεαρός συγγραφέας φαίνεται να γοητεύεται από νέες τεχνικές όπως το

θέατρο μέσα στο θέατρο (théâtre dans le théâtre), το mise en abyme, οι

″πολλαπλές παρεξηγήσεις″ (quiproquo) κ.α., που όλες έξω από κάθε σύμβαση του

17ου αιώνα, ενώνουν τις δυνάμεις τους δημιουργώντας έναν ετερόκλιτο αλλά και

γοητευτικό θεατρικό Μινώταυρο.

136 J. Scherer, Dramaturgies du vrai-faux, Paris, P.U.F., 1994, p. 94. Nous traduisons. 94 Παράλληλα, ο 17ος αιώνας, ο αιώνας όπου ο Corneille ζει και δημιουργεί, είναι

μια καινούρια εποχή για την ανθρώπινη πραγματικότητα, που σηματοδοτείται από

νέες ανακαλύψεις σε πολλαπλά πεδία. Η ανακάλυψη του μικροσκόπιου και η

διατύπωση των θεωριών του Γαλιλαίου και του Κοπέρνικου αλλάζουν τις σχέσεις

του ανθρώπου με τον κόσμο, ο οποίος γρήγορα συνειδητοποιεί πως δεν υπάρχει ένα

συνολικό νόημα που να τον δένει μ'αυτόν. Παράλληλα, καθώς αρχίζει να

αμφισβητείται ο ρόλος της θρησκείας που μέχρι τότε νοηματοδοτούσε τον κόσμο, το

Υποκείμενο αποκτά δράση και πίστη μέσα στο σύμπαν των δικών του δυνατοτήτων

και εξερευνά τα όριά του. Ταυτόχρονα, μια νέα αισθητική τάση αναδύεται που

οραματίζεται με αισιοδοξία έναν νέο κόσμο, ο οποίος τοποθετώντας τον άνθρωπο

και όχι πια το Θεό στο κέντρο του γαλαξία, βαδίζει με πίστη στις δυνατότητες του

ανθρώπινου είδους. Η νέα αυτή τάση είναι το μπαρόκ και πολύ γρήγορα γοητεύει μια

σειρά φωτισμένων ανθρώπων της εποχής, απ’τον Shakespeare και τον Calderón

έως τον Alexandre Hardy και τον Corneille.

Η Illusion comique είναι ένα έργο μπαρόκ και σαν σχέσεις ειδώλου,

αντανακλώνται στο περιεχόμενό του το πνεύμα, οι ελπίδες και οι προβληματισμοί

μιας ολόκληρης εποχής. Η αστάθεια, που είναι και το πρώτο χαρακτηριστικό που

μελετάμε του θεατρικού μπαρόκ έτσι όπως αυτό εγγράφεται στο έργο του Corneille,

παίρνει τη μορφή μιας προσαρμοστικότητας του Υποκειμένου που ψάχνει όχι απλά

να εδραιώσει μια θέση μέσα στη νέα πραγματικότητα, αλλά αναπτύσσοντας τεχνικές

ευκαμψίας και χαμαιλεοντισμού ζητά να ξεχωρίσει σ’έναν κόσμο που συνεχώς

μεταβάλλεται. Το ασφαλέστερο ίσως έδαφος για να παίξουν οι ήρωες της Illusion το

παιχνίδι της μάσκας και της μεταμφίεσης είναι ο έρωτας, ο οποίος επιτρέπει, αν όχι

ενθαρρύνει, την παράλληλη ύπαρξη πολλαπλών ”εγώ”. Έτσι, η άρνηση του Clindor ή

του Théagène να δεσμευτούν μ’ένα ταίρι ή με τα δεσμά του γάμου έχει σαφώς

κοινωνική διάσταση, αλλά περισσότερο ανασύρει για τον ήρωα ένα βαθύτερο,

υπαρξιακό ζήτημα: μονιμότητα στον έρωτα σημαίνει τέλμα και αλλαγή ή

προσχώρηση, έστω και μερική, στην ταυτότητα του άλλου, αλλά και

95 προσαρμοστικότητα σ’έναν καθορισμένο τρόπο ζωής με στοιχεία κοσμικότητας˙

απ’την άλλη, η αστάθεια εξασφαλίζει στους πρωταγωνιστές της Illusion ελευθερία

αλλά και δυνατότητα να αναδιπλωθούν και να θέσουν ερωτήματα για το νόημα της

ίδιας τους της ύπαρξης και της περιπέτειας της ζωής. Έτσι, η θεατρική πράξη,

όπως αυτή παρουσιάζεται στον Corneille, δεν είναι παρά η απεικόνιση μιας διαρκούς

πάλης ανάμεσα στο ‘’εγώ’’ των ηρώων και στον ευρύτερο κόσμο που τους περιβάλλει,

μια αέναη αγωνία να προσδιορίσουν τον εσωτερικό μικρόκοσμό τους σε σχέση με

έναν μεγαλύτερο, με τον συμπαντικό και απέραντο κόσμο.

Το δεύτερο χαρακτηριστικό του μπαρόκ που βρίσκουμε εγεγραμμένο στο έργο

του Corneille και που δεν είναι παρά μια άλλη όψη της αστάθειας, είναι η

μεταμφίεση. Η μάσκα, κατεξοχήν εργαλείο της μεταμφίεσης και σε άμεση συνάρτηση

με τη ψευδαίσθηση, μετατρέπεται σε κινητήρια δύναμη της ανεξαρτησίας, που

επιτρέπει στα πρόσωπα του έργου ν’αναζητούν την ατομική τους μοίρα μέσα σ’ένα

χαοτικό σύμπαν που επιβάλλει τους δικούς του κανόνες. Παράλληλα, όμως, η

εμπειρία της μεταμφίεσης γεννά παραδόξως την ανάγκη της ειλικρίνειας.

Απελευθερώνοντας τους ήρωες από τις κοινωνικές συμβάσεις, και με την προστασία

ενός προσωπείου, ο Corneille δημιουργεί μια παροδική χαοτική τάξη, απαραίτητη,

όμως, για την ανάδυση της αλήθειας. Μόνο όταν ο Clindor βρεθεί στη φυλακή, με το

εγώ του σε πλήρη διάσπαση και αφού έχει περιπλανηθεί σ’αλλόκοτα μονοπάτια,

φτάνει στην εσωτερική του αλήθεια. Το ίδιο συμβαίνει και με τον Matamore, τον

θρασύδειλο capitaine, για τον οποίο το προσωπείο του ψέματος του επιτρέπει να

υπάρχει και να δρα σε ένα σχεδόν παράλληλο σύμπαν που υπάρχει κάπου μεταξύ

πραγματικότητας και ονείρου, παρουσίας και απουσίας, συνειδητού και ασυνείδητου,

″είναι″ και ″φαίνεσθαι″. Ο χώρος και ο χρόνος, χωρίς σταθερά χαρακτηριστικά,

τοποθετούν το Υποκείμενο σε μια κατάσταση ‘’τράνζιτο’’ και απελευθερώνοντάς το,

του επιτρέπουν, κρυμμένο πίσω από το παιχνίδι της φαινομενικότητας και με το

ασφαλές προπέτασμα της κωμικότητας, να φτάσει στα βαθύτερα στρώματα της

96 ύπαρξής του, να αγγίξει την anima του και να ανακαλύψει σε αυτά τα εσωτερικά

ταξίδια τις πιο ενδόμυχες πτυχές της ψυχής του.

Στο μπαροκινό σύμπαν, χαοτικό και χωρίς σταθερές συντεταγμένες αλλά με

το δομικό συστατικό μιας χωροχρονικής πολλαπλότητας, το άτομο, περνώντας με

άνεση από το ένα προσωπείο στο άλλο, υιοθετώντας την αλήθεια του ψέματος και

συνειδητοποιώντας την ματαιοδοξία του έρωτα, αντιμετωπίζει από άλλη θέση την

προσωπική του μοίρα εγκαθιστώντας μια καινούρια διαλεκτική μεταξύ της ύπαρξής

του και του πεπρωμένου του που χαρακτηρίζεται από ζωηρό πάθος. Οι ήρωες της

Illusion comique εκφράζουν αυτήν την αισιοδοξία (που είναι και το τέταρτο

χαρακτηριστικό που βάζει στο μικροσκόπιο η εργασία αυτή) και κάνοντας

αναγνώσεις των δυνατοτήτων των πράξεών τους, διευρύνουν την παρουσία τους

στον κόσμο δοκιμάζοντας νέους τρόπους να υπάρχουν μέσα σε αυτόν. Η απόφαση

της Isabelle να παντρευτεί αυτόν που αγαπά, κόντρα στην πατρική διαταγή, δεν

συνιστά απλά μια επαναστατική πράξη ανυπακοής στις κοινωνικές επιταγές, αλλά

αποτελεί μια ηχηρή χειρονομία υπέρβασης των ίδιων της των ορίων που ταυτόχρονα

θέτει σε εφαρμογή μια εσωτερική δυναμική και αισιοδοξία, ικάνη να εξουδετερώσει

όλα τα πιθανά εμπόδια στην κατάκτηση του κόσμου που οραματίζεται. Εξάλλου, σ’ένα

σύμπαν ανεστραμμένο, όπου όλα συμβαίνουν ″σαν να″, η ανατροπή των καθεστηκείων

ισορροπιών γίνεται ο κύριος άξονας γύρω από τον οποίο περιστρέφεται ολόκληρο το

έργο: η ταπεινή υπηρέτρια είναι αυτή που συλλαμβάνει τις μεγάλες ιδέες, το

πρόσωπο-κλειδί της δραματικής πλοκής, συμβολίζοντας με τον καλύτερο τρόπο πως

η ανθρώπινη μοίρα δεν είναι παρά ένα παιχνίδι και πως ο πραγματικός κόσμος δε

διαφέρει και πολύ από τον μαγικό κόσμο του θεάτρου όπου όλα είναι πιθανά, αρκεί

να το πιστέψουμε. Ουσιαστικά, ο ιησουίτικος οπτιμισμός του Corneille θριαμβεύει,

δείχνοντάς μας πως ο πιο ασφαλής δρόμος είναι τελικά η τόλμη, αυτή που θα

επισκιάσει αργότερα η ιανσενιστική μελαγχολία του Racine προαναγγέλοντας τα

αδιέξοδα και τους προβληματισμούς της σύγχρονης σκηνής.

97 Τέλος, δε θα μπορούσαμε να κλείσουμε διαφορετικά την περιδιάβασή μας

στον κόσμο του μπαρόκ και στα χαρακτηριστικά εκείνα που διαφαίνονται στο έργο

του Corneille, παρά με μια εξέταση των ιστών των θεατρικών δομών και σχέσεων,

όπως αυτοί αναπτύσσονται σε μορφικό και υφολογικό επίπεδο. Ο μετεωρισμός του

Υποκειμένου, η πολλαπλότητα του εγώ, η αυτοσυνείδηση και η αυτενέργεια, οι

υπαινιγμοί και οι λοξές ματιές προς την παράδοση και το μοντέρνο, με δυό λόγια όλα

τα στοιχεία του κειμένου που αποτελούν εγγραφές ενός θεάτρου μπαρόκ,

αποτυπώνονται στη γενικότερη αισθητική της πρόσληψης του συγγραφέα. Η μη

ύπαρξη ενός μοναδικού κέντρου ενδιαφέροντος, αλλά η ταυτόχρονη ύπαρξη

παράλληλων κέντρων, η χαοτική δομή του με τις εγκιβωτισμένες δράσεις, η

μεθυστικά γρήγορη διαδοχή σκηνών και το αιφνίδιο πέρασμα από το ένα δραματικό

είδος στο άλλο, ενισχύουν τη ρευστότητα της ταυτότητας του μπαροκινού ήρωα και

την αμφίσημη (αλλά και αμφίθυμη) θέση του μέσα στον κόσμο και δίνουν μελετημένα

σ’αυτό το ″παράξενο τέρας″ την συγκεχυμένη μορφή ενός ″υπέροχου εφιάλτη″.

Τελικά που βρίσκεται η απάντηση; Στο ″ψέμα″ ή στην ″αλήθεια″; Και τι είναι

πιο ″αληθινό″, η ζωή που γίνεται θέαμα στην σκηνή του θεάτρου ή το θέαμα που

γίνεται ζωή στην σκηνή του κόσμου; Ή μήπως κάτι άλλο; Ο Pierre Corneille δε δίνει

απάντηση.

Αυτή η φαινομενικά ανάλαφρη κωμωδία συνοψίζει το πανδαιμόνιο της

θεατρικής περιπέτειας, αφού ο συγγραφέας δεν καταπιάνεται με μια ιστορία, αλλά

τοποθετεί ως κεντρικό ″ήρωα″ το ίδιο το θέατρο που συνδιαλέγεται με το σύμπαν

και αναρωτιέται γύρω από τη σχέση του με την πραγματικότητα. Στο 2ο μέρος της

εργασίας μας, μελετάμε αρχικά το θέμα της ψευδαίσθησης, της ″illusion″, όπως πολύ

σοφά επιλέγει για τίτλο του έργου του ο γάλλος δραματουργός, δεδομένου ότι αυτή

γίνεται το όχημα που αποκαλύπτει με τον καλύτερο τρόπο μπροστά μας τους

μηχανισμούς της θεατρικής τέχνης. Όλη αυτή η απόπειρα της αυτοαναφορικότητας

αλλά και η γενικότερη προβληματική γύρω από τη φύση του συνδέονται, όπως

δείξαμε, με μια σειρά σκηνικών και αισθητικών μεταγραφών που, απροσδόκητα αλλά

98 πειστικά, μετουσιώνουν ένα υβριδικό έργο με σχηματική πλοκή και υποτυπώδεις

χαρακτήρες σ’έναν μεταμοντέρνο προβληματισμό γύρω από τη βαθύτερη ουσία του

μαγικού αρχετύπου, που δεν είναι άλλο από το θέατρο.

Όταν το έργο θα φτάσει στο τέλος του, ο ηθοποιός είναι μεταμορφωμένος και

ο θεατής έχει μεταφερθεί σ’έναν άλλον κόσμο – έστω και μόνο για όσο διαρκεί η

παράσταση. Και αυτό γιατί ο Corneille δικαιώνει το θέατρο. Πράγματι, δια στόματος

ενός σοφού μάγου, πλέκει έναν εγκωμιαστικό λόγο όπου απαριθμώνται οι αρετές της

θεατρικής τέχνης με ύψιστη αυτήν της συμφιλίωσης των ανθρώπων. Στην τελευταία

πράξη, μια ξαφνική ανατροπή μεταλλάσσει τη θανάσιμη έκβαση σε happy end και

εξαναγκάζει τον πατέρα σε ηθική μεταστροφή και κάθαρση, υπογραμμίζοντας, πέρα

από τον επικερδή χαρακτήρα του επαγγέλματος, την συνεισφορά του ως μέσο

αυτοσυνείδησης που οδηγεί στην απόκτηση της αληθινής ταυτότητας του ατόμου. Το

θέατρο, λοιπόν, παιδαγωγεί και σώζει, αφού, εκεί που απέτυχαν όλα, αποδείχτηκε

το μόνο ικανό να επιβληθεί πάνω στη ζωή και να φέρει στην επιφάνεια την αλήθεια

της. Άλλωστε, τί είναι η αλήθεια; Με το πέσιμο της αυλαίας του έργου και την

ολοκλήρωση της εργασίας αυτής, το ερώτημα μένει μετέωρο μπροστά μας. Τελικά,

ίσως να μην είναι άλλο από αυτό που η ίδια η λέξη από μόνη της δηλώνει: α-λήθεια,

απ’το στερητικό α- και τις ρίζες ληθ- και λαθ-, απ’όπου και οι λέξεις λήθη,

λησμονιά, λήθαργος, λάθος, λανθάνω, λαθραίος κ.α. Α-λήθεια είναι ο αλάνθαστος

λόγος, ο σωστός (αυτός που δεν είναι λάθος ή που είναι αληθής, δηλ. α+λάθος), που

μας έσωσε κάποτε και γι’αυτό σώζεται απ’τη λήθη στο νου. Και ο Pierre Corneille με

αυτό του το έργο δείχνει πως η θεατρική τέχνη πολλές φορές είναι ταυτόσημη με

την κοινωνία, την ύπαρξη, τη ζωή, την α-λήθεια.

99

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104

APPENTICE I

105

EXAMEN (1660)137

Je dirai peu de chose de cette pièce: c'est une galanterie extravagante qui a tant d'irrégularités, qu'elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d'y avoir perdu quelque temps. Le premier acte ne semble qu'un prologue; les trois suivants forment une pièce, que je ne sais comment nommer: le succès en est tragique; Adraste y est tué, et Clindor en péril de mort; mais le style et les personnages sont entièrement de la comédie. Il y en a même un qui n'a d'être que dans l'imagination, inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d'original parmi les hommes: c'est un capitaine qui soutient assez son caractère de fanfaron, pour me permettre de croire qu'on en trouvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s'en acquittent mieux. L'action n'y est pas complète, puisqu'on ne sait, à la fin du quatrième acte qui la termine, ce que deviennent les principaux acteurs, et qu'ils se dérobent plutôt au péril qu'ils n'en triomphent. Le lieu y est assez régulier, mais l'unité de jour n'y est pas observée. Le cinquième est une tragédie assez courte pour n'avoir pas la juste grandeur que demande Aristote et que j'ai tâché d'expliquer138. Clindor et Isabelle, étant devenus comédiens sans qu'on le sache, y représentent une histoire qui a du rapport avec la leur, et semble en être la suite. Quelques-uns ont attribué cette conformité à un manque d'invention, mais c'est un trait d'art pour mieux abuser par une fausse mort le père de Clindor qui les regarde, et rendre son retour de la douleur à la joie plus surprenant et plus agréable. Tout cela cousu ensemble fait une comédie dont l'action n'a pour sa durée que celle de sa représentation, mais sur quoi il ne serait pas sûr de prendre exemple. Les caprices de cette nature ne se hasardent qu'une fois; et quand l'original aurait passé pour merveilleux, la copie n'en peut jamais rien valoir. Le style semble assez proportionné aux matières, si ce n'est que Lyse, en la sixième scène du troisième acte, semble s'élever un peu trop au-dessus du caractère de servante. Ces deux vers d'Horace lui serviront d'excuse aussi bien qu'au père du Menteur, quand il se met en colère contre son fils au cinquième acte: Interdum tamen et vocem comædia tollit, Iratusque Chremes tumido delitigat ore139.

137Toutes les notes au bas de la page concernant l'Examen aussi bien que l'épître dédicatoire à Mademoiselle M.F.D.R. sont des commentaires de M. Garapon. Voir P. Corneille, l'Illusion comique, publié d'après la première édition (1639) avec les variantes par R. Garapon, Paris, Librairie Marcel Didier, 1957, p. 3-4. 138Discours sur la tragédie. 139«Parfois cependant la comédie élève le ton, et Chrémès en colère enfle sa voix pour gronder», P. Corneille, Art poétique, v. 93-94. 106 Je ne m'étendrai davantage sur ce poème: tout irrégulier qu'il est, il faut qu'il ait quelque mérite, puisqu'il a surmonté l'injure des temps et qu'il paraît encore sur nos théâtres, bien qu'il y ait plus de trente années140 qu'il est au monde, et qu'une si longue révolution en ait enseveli beaucoup sous la poussière, qui semblaient avoir plus de droit que lui de prétendre à une si heureuse durée.

A MADEMOISELLE M. F. D. R.141

MADEMOISELLE,

Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n'est qu'un prologue, les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie: en tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu'on en nomme l'invention bizarre et extravagante tant qu'on voudra, elle est nouvelle; et souvent la grâce de la nouveauté, parmi nos Français, n'est pas un petit degré de bonté. Son succès ne m'a point fait de honte sur le théâtre, et j'ose dire que le représentation de cette pièce capricieuse ne vous a point déplu, puisque vous m'avez commandé de vous en adresser l'épître quand elle irait sous la presse. Je suis au désespoir de vous la présenter en si mauvais état, qu'elle en est méconnaissable: la quantité de fautes que m'imprimeur a ajoutées aux miennes le géguise, ou, pour mieux dire, le change entièrement. C'est l'effet de mon absence à Paris, d'où mes affaires m'ont rappelé sur le point qu'il l'imprimait, et m'ont obligé d'en abandonner les épreuves à sa discrétion. Je vous conjure de ne la lire point que vous n'ayez pris la peine de corriger ce que vous trouverez marqué en suite de cette épître. Ce n'est pas que j'y aie employé toutes les fautes qui s'y sont coulées; le nombre en est si grand, qu'il eût épouvanté le lecteur: j'ai seulement choisi celles qui peuvent apporter quelque corruption notable au sens, et qu'on ne peut pas deviner aisément. Pour les autres, qui ne sont que contre la rime, ou l'orthographe, ou la ponctuation, j'ai cru que le lecteur judicieux y suppléerait sans beaucoup de difficulté, et qu'ainsi il n'était

140Texte de l'édition de 1668. Dans les éditions antérieures, on lisait «plus de vingt et cinq années». 141On n'a jamais pu savoir quel nom se cache sous ces initiales. M. Garapon les interprète ainsi: «F.D.R.: Fille de Rouen» et suppose que la lettre M. est la première du nom de famille de cette jeune fille. Voir P. Corneille, op. cit. 107 pas besoin d'en charger cette première feuille. Cela m'apprendra à ne hasarder plus de pièces à l'impression durant mon absence. Ayez assez de bonté pour ne dédaigner pas celle-ci, toute déchirée qu'elle est; et vous m'obligerez d'autant plus à demeurer toute ma vie,

MADEMOISELLE, Le plus fidèle et le plus passionné de vos serviteurs, Corneille.

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APPENDICE II

Matamore dans l'Illusion comique par 'Viva la Commedia', mise en scène Carlo Bose et Anthony Magnier, 2005.

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ANALOGIE ENTRE L'ILLUSION COMIQUE ET D'AUTRES ŒUVRES

z William Shakespeare, La Tempête (1611). Dans La Tempête, Shakespeare raconte l'histoire de la vengeance d'un vieux roi, Prospéro, évincé du trône par son frère. Reclus sur une île avec sa fille Miranda et un indigène, Caliban, il enferme dans une tempête imaginaire le bateau dans lequel se trouve Antonio, l'usurpateur. L'île devient donc le lieu de tous les enchantements, tandis que Prospéro, démiurge, met en scène la société et tous ses acteurs dans un jeu où le vrai pouvoir se démasque.

PROSPÉRO: Vous avez l'air ému, mon fils, comme si vous étiez rempli d'effroi. Soyez tranquille. Maintenant voilà nos divertissements finis; nos acteurs, comme je vous l'ai dit d'avance, étaient tous des esprits; ils se sont fondus en air, en air subtil; et, pareils à l'édifice sans base de cette vision, se dissoudront aussi les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux, les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même, et tout ce qu'il reçoit de la succession des temps; et comme s'est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront, sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent. Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes, et notre chétive vie est environnée d'un sommeil. Seigneur, j'éprouve quelque chagrin: supportez ma faiblesse; ma vieille tête est troublée; ne vous tourmentez point de mon infirmité. Veuillez rentrer dans ma caverne et vous y reposer. Je vais faire un tour ou deux pour calmer mon esprit agité. (IV, 1) William Shakespeare, La Tempête, Paris, Poche, 1977 (Nous soulignons).

z Caldéron de la Barca, La vie est un songe (1633). Où est la frontière entre l'illusion et le réel? La vie n'est-elle qu'une illusion? Sigimond est victime de l'illusion de sa propre vie, puisque son père lui a fait un somnifère, lui faisant croire que la vie extérieur de la grotte n'était qu'un rêve.

SIGIMOND: Cette furie, cette ambition, Au cas où nous aurions un songe de nouveau. C'est décidé, nous agirons ainsi Puisque nous habitons un monde si étrange Que la vie n'est rien d'autre que songe; Et l'expérience m'apprend Que l'homme qui vit, songe Ce qu'il est, jusqu'à son réveil. Le Roi songe qu'il est un roi, et vivant 110 Dans cette illusion il commande, Il décrète, il gouverne; Et cette majesté, seulement empruntée, S'inscrit dans le vent, Et la mort en cendres La change, oh! Cruelle infortune! Qui peut encor vouloir régner, Quand il voit qu'il doit s'éveiller Dans le songe de la mort? Le riche songe à sa richesse, Qui ne lui offre que soucis; Le pauvre songe qu'il pâtit De sa misère et de sa pauvreté; Il songe, celui qui prospère; Il songe, celui qui s'affaire et prétend, Il songe, celui qui outrage et offense; Et dans ce monde, en conclusion, Tous songent ce qu'ils sont, Mais nul ne s'en rend compte. Moi je songe que je suis ici, Chargé de ces fers, Et j'ai songé m'être trouvé En un autre état plus flatteur. Qu'est-ce que la vie? Un délire. Qu'est-ce donc la vie? Une illusion, Une ombre, une fiction; Le plus grand bien est peu de chose, Car toute la vie n'est qu'un songe, Et les songes ne sont rien d'autre que des songes. (deuxième journée, scène 19)

Caldéron de la Barca, La vie est un songe, Paris, Aubier-Flammarion, 1976 (Nous soulignons).

z Velázquez, Les Ménines (ou la famille de Philippe IV – 1656/57), Musée de Prado.

111 Les Ménines est l'un des tableaux les plus énigmatiques de l'histoire de l'art. Un grand nombre de questions se pose à propos de ce tableau: qu'est donc en train de peindre Velázquez sur la toile et que l'on ne peut pas voir? Où se tenait Velázquez pour peindre la scène et lui-même? Quelle est la source de l'image reflétée dans le miroir?

z Rembrandt, La Ronde de nuit ou la Compagnie du capitaine Frans Banning Cock, 1642 (Rijkmuseum, Amsterdam).

112 De toutes les œuvres de Rembrandt, la plus célèbre est La Ronde de nuit, typiquement baroque. Le plus surprenant est la fillette avec le coq attaché à sa ceinture et le visage fâcheux, qui semble égarée parmi les arquebusiers. Avec son étincelant costume de princesse, la fille qui se glisse dans le cortège intrigue les historiens de l'art depuis trois siècles.

z Luigi Pirandello, Six personnages en quête d'auteur (1923). Six personnages, à la recherche d'un auteur, envahissent la scène d'un théâtre, interrompant la répétition d'une troupe. Ils demandent au metteur en scène de les laisser jouer leur propre histoire pour pouvoir exister: les personnages et la scène deviennent ainsi lieu de toutes les illusions et personne ne semble capable de dire qui est dans le vrai et qui ne l'est pas.

LE DIRECTEUR (sans bien comprendre, effaré par toute cette argumentation): Et où voulez-vous en venir avec tous ces raisonnements? LE PÈRE: Oh! À rien, monsieur. A vous faire voir que si nous autres (il indique de nouveau lui-même et les autres personnages) nous n'avons, en dehors de l'illusion, aucune réalité, vous ferez bien, vous aussi, de vous défier de votre réalité, de cette réalité que vous respirez et que vous touchez aujourd'hui, car elle est destinée – comme la réalité d'hier – à n'être demain qu'illusion. LE DIRECTEUR (se décidant à prendre la chose en plaisantant): Ah! Très bien! Et ajoutez que vous-même, avec cette comédie que vous venez de me représenter ici, êtes plus vrai et plus réel que moi. LE PÈRE (avec le plus grand sérieux): Oh! Cela, sans aucun doute, monsieur!

Luigi Pirandello, Six personnages en quête d'auteur, Paris, N.R.F. Gallimard, 1990, p.16 (Nous soulignons).

z Carl Gustav Jung, psychanalyste. Pour Jung l'inconscient ne finit pas de rêver. Si on croit qu'on ne rêve pas en permanence, c'est parce que les pensées conscientes nous occupent trop et comme Jung ajoute «elles parlent fort, et couvrent la murmure du rêve».

«Il n'est pas toujours facile de délimiter une série onirique. La série onirique est comparable à une sorte de monologue qui s'accomplirait à l'insu de la conscience. Ce monologue, parfaitement intelligible dans le rêve, sombre dans l'inconscient durant les périodes de veille, mais ne cesse en réalité jamais. Il est vraisemblable que nous rêvons en fait constamment, même en état de veille, mais que la conscience produit un tel vacarne que le rêve ne nous est alors pas perceptible. Si nous parvenions à établir un catalogue complet des processus 113 inconscients, nous pourrions constater que leur ensemble suit une voie bien déterminée. Mais cela représenterait un labeur gigantesque».

Carl Gustav Jung, Sur l'interprétation des rêves, I, Paris, Albin Michel, Le Livre de Poche, coll. «Références», 1998, trad. fr. par A. Tondat, p. 13-14. (Nous soulignons).

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