Poétique des possibles par des œuvres littéraires d'auteures innues dans le discours social québécois

Mémoire

Céline De Laissardière

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Céline De Laissardiere, 2020 — UNIVERSITÉ LAVAL —

Poétique des possibles par des œuvres littéraires d’auteures innues dans le discours social québécois

Céline de Laissardière

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Sous la direction de Martin Hébert

RÉSUMÉ

Cette recherche porte sur la production d’un discours singulier, saisi dans le champ littéraire d’auteures autochtones au Québec, dans la compréhension de dynamiques de création et de reconnaissance de nouveaux imaginaires. Le point de départ de cette recherche est l’étude de la formation et de la consolidation d’un discours qui se veut singulier dans l’interaction avec les autres discours en présence — soulevant des questions de rapports de pouvoir. L’analyse discursive vise ainsi à faire valoir certaines des lignes de force du discours de la relation au territoire produit par la nation innue dans le discours social québécois, analysé au travers d’œuvres de quatre écrivaines innues Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Joséphine Bacon. Le registre de l’intime, révélé au cours du terrain auprès de la poétesse Marie-Andrée Gill, a composé un second corpus d’analyse. Il est alors question d’un déplacement de regard de l’objet d’étude dans le dévoilement du processus créatif qui s’articule dans une compréhension du soi pour tendre vers le commun. L’analyse transdiscursive avance finalement l’idée d’une position littéraire nommée poétique des possibles, qui se comprend comme un changement de paradigme et qui se caractérise par une approche décoloniale.

Mots-clés : littérature; autochtone; ; analyse discursive; relation au territoire; poétique des possibles; décolonisation; Marie-Andrée Gill; Natasha Kanapé Fontaine; Joséphine Bacon; Naomi Fontaine.

ii ABSTRACT

This study delves into the production of singular discourse in the literary field of women writers in , in understanding the dynamics of creation and recognition of new imaginaries. The starting point of this research is the formation and consolidation of a singular discourse in interaction with other discourses — raising power relations issues. The discursive analysis focus on the discourse of the relationship to the territory produced by the Innu nation in Quebec social discourse, analyzed through the works of four Innu authors Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine, and Joséphine Bacon. The register of intimacy, revealed during the fieldwork with the poetess Marie-Andrée Gill, shifted the focus of this study. This second corpus of analysis laid the groundwork for an enquire into the creative process that is articulated in an understanding of the self to tend towards the common. Lastly, the transdiscursive analysis advances the idea of a singular literary position named poetics of possibilities, a paradigm shift, which is characterized by an approach of decolonization.

Keywords : Literature; First Nations; Innu; Discursive Analysis; Relationship to the Territory; Poetics of Possibilities; Decolonization; Marie-Andrée Gill; Natasha Kanapé Fontaine; Joséphine Bacon; Naomi Fontaine.

iii Table des matières

RÉSUMÉ ii

ABSTRACT iii

LISTE DES TABLEAUX vii

REMERCIEMENTS viii

INTRODUCTION 1

CHAPITRE I Les idées politiques autochtones à travers les créations littéraires et le discours social 7 Introduction 7 1.1 Pour une analyse discursive des pensées politiques 9 1.1.1 Qu’est-ce qu’un discours? 10 1.1.2 Communautés discursives 11 1.1.3 Champ discursif, « intertextualité » et « interdiscursivité » 13 1.2 Le discours social comme champ de lutte de sens 15 1.2.1 Le discours social ou hégémonie des discours 16 1.2.2 Les discours environnementaux comme champ de lutte de sens 18 1.2.3 Précisions sur le modèle conceptuel 20 1.3 Poésie et politique 21 1.3.1 Poièsis : le geste politique 22 1.3.2 Art et politique chez Rancière 23 1.3.3 Bourdieu et le champ littéraire 26 1.4 Autre perspective : Édouard Glissant et la poétique de la Relation 29 1.4.1 Poétique de la Relation 31 1.4.2 La poétique de la Relation et la littérature 33 Synthèse du cadre théorique 36

CHAPITRE II Légitimité discursive : de la construction des discours historiques quant au territoire à la reconnaissance d’un champ littéraire 38 Introduction 38 2.1 Les Innuat au Québec 38 2.1.1 Discours historiques et légitimité politique 39

iv 2.1.2 Relations au territoire 43 2.2 Productions littéraires 45 2.2.1 Littérature autochtone francophone au Québec 46 2.2.2 Une littérature « autochtone » ? 50 Synthèse de la mise en contexte 53

CHAPITRE III Faire émerger un discours postulé singulier : question de recherche, propositions méthodologiques et réflexions éthiques 55 3.1 Question de recherche 55 3.2 Méthodologie 56 3.2.1 Techniques de collecte de données 59 3.2.1.1 Corpus littéraire 59 3.2.1.2 Ethnographie « expérientielle » 62 3.2.1.3 Discussions informelles et journal de terrain 64 3.2.2 Stratégie et techniques d’analyse 67 3.2.3 Considérations éthiques 69

CHAPITRE IV Lignes de force de discours sur les rapports au territoire 73 Introduction 73 4.1 « Là où je Suis » 73 4.1.1 Nutshimit, ma liberté 74 4.1.2 S’appartenir 77 4.1.3 (Se) (re)nommer 80 4.2 Cosmogonie 87 4.2.1 Assi 88 4.2.2 Les guides ancestraux 89 4.2.3 Savoirs ancestraux 91 4.3 « Femme-territoire » 95 4.3.1 « LA TERRE MERDE » 96 4.3.2 Gardiennes 98 Synthèse de l’analyse des œuvres 104

CHAPITRE V Dialogue avec l’auteure Marie-Andrée Gill : déplacer le regard, ou ce que le processus créatif révèle de l’œuvre 106 Introduction 106

v 5.1 Poésie archéologique 107 5.1.1 La poésie ou le médium du langage de l’intériorité 107 5.1.2 Démarche : du singulier au collectif 110 5.2 « Occuper le territoire de la langue » 113 5.2.1 Identités : manger les images, en dessiner d’autres 113 5.2.2 « Le vertige ordinaire du visage qu’on porte » 115 Synthèse de la rencontre avec M.-A. Gill 118

CHAPITRE VI Analyse générale : discours d’une poétique des possibles 119 Introduction 119 6.1 Formation et consolidation d’un discours singulier 123 6.1.1 (Ré)appropriation des discours 123 6.2.2 Enjeux de la poétique de la Relation dans le corpus littéraire 126 6.2 Poétique des possibles 132 6.2.1 Une posture littéraire singulière 132 6.2.2 …à l’ordre de la décolonisation 136 Ouverture : et si on « décloisonnait » les lectures? 140

CONCLUSION 142

MÉDIAGRAPHIE 146

ANNEXE 157 Annexe I : Présentation des œuvres 158

vi LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1: Exemple du tableau formé par l’analyse littéraire et discursive du corpus…...68 Tableau 2: Grille d’analyse discursive faisant référence à l’être (au devenir soi).……….87 Tableau 3: Grille d’analyse discursive faisant référence à la cosmogonie……………… 95 Tableau 4: Grille d’analyse discursive faisant référence à la survivance……………… .104

vii REMERCIEMENTS

Cette aventure que furent la recherche et l’écriture de ce mémoire fut retentissante, non sans détour, sans pauses et sans remous. Elle m’a suivie du Québec jusqu’en France, au Brésil puis en République Démocratique du Congo. J’ai pris le temps de mûrir mon sujet, de m’inspirer des personnes que j’ai rencontrées et celles qui m’accompagnent, des lieux que j’ai fréquentés, des réalités qui m’ont entourée. Je suis immensément reconnaissante de chaque moment, de chaque discussion qui, de près ou de loin, a servi de terreau aux réflexions que porte ce mémoire. À chacune et chacun de vous, merci.

Merci également à mon directeur de recherche, Martin Hébert, non seulement pour les échanges riches en apprentissages, ainsi que les conseils et les recommandations qui sont toujours arrivés à point dans les moments flous, mais aussi, et surtout, de m’avoir fait confiance.

Je tiens aussi à remercier, plus spécifiquement, certaines personnes chères à mon cheminement:

À Stéphanie Boulais et François-Xavier Cyr, marraine et parrain de cœur, pour avoir insufflé, aux moments les plus vaporeux de mon terrain, la persévérance dans mes voiles.

À Marie-Andrée, pour la force créatrice. Pour la simplicité et les moments vrais, pour les méditations et les sensibilités.

À Lucas, ami précieux, pour les discussions, les partages, les remises en question; pour l’écoute et le réconfort.

À Simon, car depuis le début, tu crois en moi.

viii À Katherine et Luc, famille d’adoption, de toujours m’accueillir comme vous savez si bien le faire, avec toute la générosité du monde, et la tendresse et les rires qui viennent avec.

C’est avec beaucoup de gratitude que je me tourne vers mes parents sans qui je n’aurai pas pu poursuivre mes études et être là où je me tiens aujourd’hui, à l’horizon ouvert de mes possibles. Merci infiniment de me soutenir sur le chemin de mon épanouissement.

Enfin, à toi Felipe, pour les nouveaux univers dont tu as enchanté ma vie. Merci profondément d’être à mes côtés, qu’importe les aléas, avec l’allégresse qui t’est spécialement tienne et ton art du relativisme qui m’apprend tant sur le monde et moi-même.

ix INTRODUCTION1

La poésie est ce qui évoque, ce qui rallie, ce qui façonne, ce qui transforme; ce qui nous amène à nous et aux mondes (par la lecture) par le détour d’autrui (celui de l’écriture). L’anthropologie est une aventure similaire. La poésie et l’anthropologie, et de manière plus large la littérature et les sciences sociales, ont en commun de s’efforcer de déconstruire et de (re)construire les réalités. Peghini et Riffard (2017) évoquent d’une manière sensible « la possibilité commune et partagée par les écrivains et par les chercheurs [sic] d’agir en passeurs, passeurs de mots, passeurs de textes, passeurs de mondes » (p. 243).

Cette étude soutient qu’à l’instar de la science, l’art s’avère un puissant stimulant à l’exploration active du monde. Plus concrètement encore, ces convergences permettent de révéler que le caractère sensible de la littérature peut contribuer aux recherches relevant des sciences sociales, et notamment de l’anthropologie. La littérature participe au « partage du sensible » de Rancière (2008), quand la production anthropologique est davantage dominée par une volonté de compréhension2. Il convient pour cela de s’affranchir des classements disciplinaires, méthodologiques et génériques qui prévalent. Il s’agit davantage de conjuguer les différents univers significatifs, de renouveler les arènes de réflexion et de manœuvre en intégrant ces espaces de représentation.

Cette recherche porte sur la production d’un discours postulé singulier, dans la compréhension des dynamiques de création et de reconnaissance de nouveaux

1 Dans le présent document, l’écriture épicène est utilisée. La lutte contre les discriminations sexistes me parait davantage importante qu’une éventuelle lourdeur du texte. L’écriture épicène est en outre valorisée par l’Office québécois de la langue française (disponible sur , consulté le 25 avril 2019). 2 Davantage que l’explication ou le test d’hypothèses, tel que Weber a pu le formuler dans sa définition de la sociologie. Pour une discussion sur le sujet, se reporter par exemple à l’article de Frédéric Gonthier, « Weber et la notion de « compréhension » » (2004).

1 possibles, de nouveaux imaginaires. Le discours qui m’a intéressée en premier lieu est celui de la relation au territoire produit par des Innuat3. Les « problématiques environnementales » sont complexes, parce qu’elles se trouvent par définition à l’intersection des écosystèmes et des systèmes humains. Ajoutées à cette complexité, des différences de perspectives surgissent. Le lien qui unit la nature et les sociétés est culturel et il est construit en fonction de valeurs, de principes et d’idéologies (Escobar, 1996; Harrison, 1994). La distinction même entre les deux catégories de nature et de culture est problématique selon les époques et les sociétés dont il est question (Oelschlaeger, 1991), et elle est d’autant plus capitale dans l’histoire des peuples autochtones. Ainsi, la place qu’occupe la nature dans une société et la manière dont les groupes humains entrent en relation avec elle, l’utilisent, l’exploitent, la définissent, la circonscrivent, relèvent de principes, d’idéologies et de valeurs.

J’ai donc postulé que le discours de la relation au territoire produit par certaines auteures innues est construit de manière distincte du reste des discours en présence (canadien, québécois ou autres), affirmation d’un être au monde spécifique (voir chapitre II). Dans ce cadre, il est pertinent de s’attarder aux dynamiques qui articulent les discours — dynamiques qui ne sont pas sans soulever des questions de rapports de pouvoir. Dans la présente recherche, j’explore ces dynamiques discursives au travers d’un corpus littéraire de quatre écrivaines que sont Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Joséphine Bacon. Conjuguée à une méthode anthropologique, cette étude propose d’explorer des éléments de pensées politiques innues. Or, la pensée politique autochtone contemporaine est encore marginalisée dans la production de recherche canadienne et elle est, de surcroît, trop peu connue dans le monde francophone (Giroux,

3 Toujours dans la volonté d’être inclusive dans mon discours, j’userai du terme « neutre » Innuat (forme plurielle de Innu, en innu-aimun) pour évoquer l’ensemble des personnes issues de la nation innue. Toutefois, j’userai du terme « innu.e.s » dans sa fonction de qualificatif; par exemple, une auteure innue. Idem pour le terme « ilnu.e.s ».

2 2008). Me concentrant sur le volet littéraire, je souhaite contribuer à la mise en valeur de ces voix et révéler de nouveaux découpages du social 4.

La part ethnographique de cette étude m’a amenée à peu à peu délaisser l’aspect strictement « territoire » des discours du corpus littéraire, pour englober plus largement ces discours et en dévoiler une poétique que j’ai nommée des possibles. C’est ce qui m’a animée durant un deuxième temps. L’exercice de terrain est également la période durant laquelle les remises en question furent les plus révélatrices quant aux dissonances entre théories et pratique. La part réflexive de cette recherche fut grande et importante et j’ai souhaité, au travers de ce mémoire, lui rendre sa place. Ces doutes et ces remises en cause ont été un matériel précieux pour réfléchir, certes au sujet de la recherche, à sa méthodologie et à son écriture, mais plus encore, pour redéfinir le cadre de pensée de cette étude et pour questionner la discipline qui me tient lieu d’examen du monde, l’anthropologie. Ces chemins-là m’ont finalement conduite aux considérations du sujet de la décolonisation, sur lequel ma recherche débouche.

Le chemin des idées que je tente de traduire en ces pages débute avec un intérêt profond porté au discours social. J’en pose les balises théoriques au chapitre I; l’apport de Angenot (1989, 2004) étant le point focal de mon analyse discursive. Les manières de dire, de faire discours et les imaginaires sous-jacents que comportent les dynamiques discursives sont la pierre angulaire de ce projet de recherche. Ce que l’on dit et les manières de (le) dire sont loin d’être dénués de sens. Tout au contraire, cela relève de conceptions du monde et de manières-d’être-au-monde circulant dans les sociétés et véhiculées par des discours dominants ou champs discursifs propres aux communautés discursives qui les constituent (constitutive) tout en étant constituées (shaped) par ces discours (Fairclough, 1992). Le discours social devient un immense terrain d’enquête, qui n’est pourtant pas infini mais bien balisé par les frontières du dicible et du pensable dans un contexte donné (Angenot, 1989; Foucault, 1971). M’intéresser aux discours, c’est tenter de saisir les systèmes de

4 Expression que j’emprunte à Peñafiel (2013)

3 production et de reproduction des sens, des représentations et des imaginaires qui font monde et qui deviennent monde. Dans le contexte des réalités autochtones contemporaines, cette question des représentations est cruciale dans la mise en lumière des pluralités d’être autochtone aujourd’hui et dans la définition de leur singularité en tant que personne (Lamy, 2013).

Durant la première partie de ma recherche, présentée au chapitre IV, j’ai procédé à une analyse discursive des œuvres retenues des quatre auteures innues de mon corpus. Cette analyse s’appuie sur les travaux de Angenot (1989), et notamment sa « grille d’analyse » du discours social de laquelle je retiens quelques outils — l’ensemble étant une entreprise trop vaste. Le discours qui m’intéresse tout particulièrement à ce moment-là est celui de la relation au territoire, de sa structure et de ses formes, produit par des Innuat et saisi au travers des œuvres d’artistes innues. Il n’est peut être pas inutile de spécifier que cette position est généralisante, et qu’elle peut même être essentialisante si elle prétend que les cultures autochtones sont monolithiques. Cela est certainement un usage qui peut être fait de toute analyse qui dégage des régularités dans des discours autochtones. Mais mon objectif ici est d’abord d’appréhender des processus, non des ensembles fixes. Il s’agit de mettre en évidence la formation et la consolidation5 d’un discours qui se veut singulier dans l’interaction avec les autres discours en présence à un moment historique donné. Situé dans le discours social — qui peut être compris comme un champ de sens multiples où chaque position tente d’être légitime —, il devient également propice de réfléchir aux dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces processus.

La seconde partie de ma recherche, reprise au chapitre V, se concentre sur mon expérience de terrain, et tout particulièrement sur ma rencontre avec Marie-Andrée Gill. Cette rencontre est un moment fort dans le cheminement de ma recherche, car celle-ci a, premièrement, questionné mon sujet et l’approche de celui-ci et a, deuxièmement, engendré un déplacement de regard sur l’objet même de cette étude. Le registre de l’intime — ou

5 Entendue comme le fait de rendre (plus) solide, (plus) consistant, (plus) stable.

4 dans d’autres termes, le processus de création et la vie quotidienne — est venu composer un second corpus d’analyse. La révélation de ce registre m’a amenée à explorer une nouvelle fois, sous de nouvelles formes, les deux recueils de poésie de Gill sélectionnés dans cette recherche. Cette expérience m’a également conduite à déconstruire et à reconstruire la recherche que je menais. L’introduction de la pensée d’Édouard Glissant, écrivain martiniquais dont l’œuvre colossale est de plus en plus connue et célébrée, est par ailleurs venue me donner de nouveaux outils pour saisir à nouveau mon objet de recherche.

Au-delà du discours d’une relation au territoire, c’est un discours plus large, une position littéraire qui s’est révélée singulière dans cette recherche. Dans le chapitre d’analyse générale (chapitre VI), je reprends l’analyse des deux corpus au regard de mon expérience de terrain; notamment des zones d’ombres qu’elle révèle. Je m’inscris à cet égard dans le sillage de l’émancipation des spectateurs de Rancière (2008) qui valorise les représentations et les compréhensions des spectatrices et des spectateurs d’une œuvre d’art, et qui dès lors en ajoutent à son sens. C’est une volonté de poser un regard « composite »6 sur les différentes perspectives de lecture et d’analyse que j’ai pu expérimenter. Je reviens également sur le déplacement de regard effectué et l’apport de la pensée de Glissant dans ma compréhension renouvelée de la poésie qui m’a intéressée durant cette recherche. L’analyse transdiscursive m’a finalement amenée à proposer l’idée que la position des œuvres du corpus relève d’une posture littéraire singulière caractérisée par une poétique des possibles et inscrite dans une démarche décoloniale. Il a été question de mettre à profit le concept bourdieusien de champ littéraire, et particulièrement celui d’« espace des possibles » (Bourdieu, 1998 : 384), associé à la poétique de la Relation de Glissant (1990) qui offre un cadre pour (re)penser les créations artistiques, et notamment littéraires, et pour dépasser les imaginaires7.

6 Terme que j’emprunte à Glissant et à ses « cultures composites » ou identité-relation ou identité-rhizome (voir Glissant, 1990 : 157-158). 7 La Relation se traduit comme une pensée du dépassement (Glissant, 1990 : 15).

5 Ce mémoire se présente comme un long fleuve non pas tranquille, mais bien en mouvement, en remous et en tourbillon8. Il suit le cours de mes réflexions, débutant dans des considérations que j’identifie héritières d’une vision coloniale (associations boiteuses et réductrices: autochtone/nature; art/militance) pour finalement s’aventurer sur le terrain de la décolonisation (de soi, de la discipline anthropologique, des analyses littéraires d’œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones). Ce cheminement a le mérite d’être honnête et de contribuer, je l’espère, à un renouvellement des approches anthropologiques et littéraires à l’égard d’œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones.

8 Clin d’œil ici à Glissant et la figure du tourbillon; figure de sa pensée, où se retrouve le motif d’un enroulement vertigineux provenant de la fréquentation du tout-monde qui conteste la linéarité (Céry : s.d., disponible sur , consulté le 29 avril 2019). Clin d’œil aussi à Mbembe (2013) qui évoque l’écriture tourbillonnaire: « À cause de cet enchevêtrement de l’existant et de ce qui l’excède, et parce que la réalité relève, de fait, non pas tant de l’assemblage que de l’enroulement, l’on ne saurait en parler qu’en spirale, à la manière du tourbillon » (p. 223).

6 CHAPITRE I Les idées politiques autochtones à travers les créations littéraires et le discours social

Introduction

Cette recherche propose une contribution à l’étude des manières dont des idées entrent et circulent dans le discours social. Plus précisément, je me suis concentrée à documenter les formes de production d’un discours que j’ai estimé singulier, celui d’abord d’une relation au territoire portée par des auteures innues, pour finalement décentrer mon regard et le porter sur une posture littéraire singulière. Afin de réaliser cet objectif, je me suis placée à l’intersection de l’anthropologie sociale et culturelle et de l’analyse littéraire. Mon cadre théorique emprunte cependant largement à l’anthropologie, discipline première qui m’anime et qui articule cette recherche. Il demeure également important de garder à l’esprit que le cadre théorique qui structure cette recherche s’est développé en deux séquences temporelles: avant le terrain, et ce que cette expérience a révélé. Ce chapitre tente d’en retracer l’évolution.

Je situe cette recherche dans l’étude des idées politiques autochtones, et aborde ces dernières comme des discours et des pratiques discursives. En tant que telles, ces idées existent dans des processus de production et de consolidation. Il sera question, dans la première partie de ce chapitre, de préciser ma position théorique à cet égard, en la situant dans le large spectre des analyses discursives. Je rejoins à cet égard la proposition de Angenot (1989) pour qui l’analyse du discours social revient à une recherche des balises du dicible et du pensable dans un contexte discursif donné qui, ici, sera le Québec francophone contemporain. M’intéressant aux rapports de pouvoir qui sous-tendent la production d’un discours, la recherche de ces balises permet de saisir le discours social comme champ de lutte de sens.

7 Plus concrètement, je me suis tout d’abord intéressée au champ discursif de « l’environnement ». Les rapports entretenus avec la nature, le territoire, l’environnement sont multiples. Les dynamiques discursives qui sont à l’œuvre dans ce champ relèvent dès lors de rapports de pouvoir, par lesquels est arbitrée la recevabilité de ces discours. J’aborderai ces dynamiques dans la seconde partie du présent chapitre, notamment dans le cadre qui articule cette recherche, celui des relations entre peuples autochtones et la société dominante/colonisatrice canadienne/québécoise. Ce sera aussi l’occasion d’introduire la notion d’hégémonie, telle que conçue par Angenot (2004, 2006); le discours social étant structuré par des productions qui aspirent à un monopole de la représentation de la réalité. Je terminerai cette seconde partie en précisant ce que je retiens du modèle conceptuel de Angenot (1989) qui, dans les termes de cette recherche, serait une entreprise trop vaste pour être mobilisé dans son intégralité.

J’ai ancré ma recherche dans une analyse discursive d’œuvres littéraires de quatre auteures innues — Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine. De ce fait, j’explore dans la troisième partie les liens entre la poésie et la politique mettant ainsi en lumière mon choix de porter mon regard avant tout sur la littérature, pour alors le compléter d’une expérience de terrain. Je fais appel à Rancière (2008) pour exposer les rapports entre art et politique qui se traduisent tous deux comme la (dé)construction du « sensible »; et à Bourdieu (1998) pour développer la notion de champ littéraire qui demeure en toile de fond de cette recherche.

De ces prémisses théoriques portant sur le discours « environnemental » des auteures innues du corpus, dans l’idée d’en faire émerger les singularités au travers de la formation et de la consolidation de ce discours, mon cheminement m’a amenée à ouvrir mon cadre théorique pour y inclure une réflexion plus approfondie sur les caractéristiques plus spécifiques à la « littérature autochtone », et plus précisément encore sur le discours littéraire d’auteures marginalisées — ici, des femmes innues. Je termine donc cette

8 présentation de mon cadre théorique par l’introduction de la pensée d’Édouard Glissant, appréhendée durant mon terrain, et qui est venue resserrer mon regard sur certains enjeux liés à cette recherche: création de discours, singularité discursive, positionnement littéraire, et ce compris dans des enjeux d’inégalités de pouvoir. Bien que l’introduction de la pensée de Glissant est advenue pendant mon terrain, et à la suggestion d’une interlocutrice, je choisis de l’aborder d’entrée de jeu afin de regrouper les discussions théoriques pertinentes pour comprendre le cadrage du présent mémoire, et ce dans un souci de donner plus de clarté à un processus qui a impliqué de multiples reconsidérations tout au long de ma recherche.

1.1 Pour une analyse discursive des pensées politiques

Dans la foulée de leur « virage linguistique » entrepris il y a plusieurs décennies déjà, les sciences humaines et sociales ont accepté l’idée que le langage n’est plus simplement qu’une réflexion de la réalité, mais participe à la constitution de la réalité sociale elle-même (Angenot, 2004; Foucault, 1970; Escobar, 1996; Fairclough et Wodak, 1997). Ce tournant théorique a maintenant largement pénétré les sciences sociales. Le discours, pour reprendre la formule de Norman Fairclough (1992), est socialement constitutif (constitutive) mais également socialement constitué (shaped), c’est-à-dire que le discours constitue des pratiques sociales et des situations tout autant qu’il est constitué par elles. Cette perspective suppose que la question de la constitution de la société est aussi celle de la constitution et de l’institution du discours. En ce sens, le discours participe à la fois au maintien du statu quo dans la société tout autant qu’il contribue à la transformer.

L’analyse du discours, telle qu’entendu ici, demande donc non seulement de l’analyser comme expression, mais aussi comme un produit et un enjeu de dynamiques sociales. En ce sens, il convient de distinguer les « pratiques discursives », c’est-à-dire les activités expressives produisant des discours particuliers (raconter un conte, écrire un roman, produire un document légal, etc.) de ce que Foucault nomme « le » discours, c’est-à-dire un

9 ensemble général de tropes, d’images, de règles de légitimité. Les deux évidemment sont liés. Les pratiques discursives ont des influences idéologiques majeures dans la mesure où les représentations des différents groupes culturels et sociaux qui y sont véhiculées contribuent à produire et à reproduire les différentes relations de pouvoir et les différents positionnements sociaux entre ces groupes. Le discours est ainsi conceptualisé comme le lieu majeur des luttes de pouvoir sociales.

En abordant les pensées politiques comme des pratiques discursives et des discours, je cherche à rendre compte de leurs « conditions de possibilités » (Foucault, 1969), c’est-à- dire de l’ensemble des relations « contingentes » qui ont rendu possible l’apparition, la transformation, la diffusion et éventuellement la disparition de certaines idées aux effets politiques. Parler de relations contingentes — plutôt que de relations de nécessité ou de causalité — c’est non pas chercher l’explication des idées politiques en fonction d’un « extérieur » qui les déterminerait en dernière instance — comme une « vérité » n’attendant que d’être exprimée adéquatement par le discours —, mais c’est chercher à voir comment certaines règles énonciatives et sociales sont parvenues à devenir crédibles ou vraisemblables, voire désirables, au point de se confondre avec la réalité et de la façonner à leur image (Angenot, 2004, 2006; Foucault, 1971). Ainsi, l’intérêt envers ces règles énonciatives n’est pas purement linguistique. Si le discours est au centre de l’interprétation philosophique, théologique et scientifique du monde, c’est précisément parce que le discours n’est pas « que du discours », « simple rhétorique » ou « vue de l’esprit », mais parce qu’il est une pratique constitutive de la matérialité sociale.

1.1.1 Qu’est-ce qu’un discours?

Lorsque l’on prétend analyser des discours (ou des pratiques discursives), il est fondamental de situer le sens qu’on accorde au concept de discours. Cependant, la multiplicité des approches à cet objet est trop grande pour qu’on puisse parler d’une analyse du discours. De la linguistique structurale à l’analyse des textes assistée par ordinateur, en passant par la sémiotique, la psychanalyse lacanienne, la sociolinguistique, la Critical

10 Discourse Analysis, etc. l’on trouvera pour chacune de ces approches du discours des définitions souvent incompatibles les unes avec les autres. Je concentre donc mon attention sur l’analyse de discours telle que proposée par Angenot (2004, 1989).

Selon cet auteur, l’analyse de discours et de la rhétorique est une activité qui vise à aborder l’immense production du discours social comme organisée par des clivages, des lignes de force et des règles constitutives qui marquent (et contribuent à reproduire) l’état des rapports de pouvoir dans une société à un moment donné. Ce « discours social » est d’abord l’objet d’une définition empirique, puisqu’il désigne « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société donné » (Angenot, 1989 : 13), c’est-à-dire l’ensemble de ce qui est produit par des pratiques discursives. A priori rendre compte de l’énorme quantité de ces productions dans n’importe quelle société paraît une cause perdue d’avance. À contrecourant de cette impression, Angenot (2004, 1989) démontre que c’est une illusion entretenue par le discours social lui-même que de laisser croire que tout peut se dire et que la différenciation des choses dites serait infinie. Pour lui, l’une des fonctions de la socialisation du discursif est d’imposer des contraintes et des règles délimitant ce qui peut être publiquement dit ou non, ainsi que des façons tenues pour acceptables de débattre et de raconter. En somme, le discours social, dans sa diversité apparente, est balisé par les frontières du dicible et du pensable dans un contexte donné. Plus qu’un inventaire des productions discursives, l’analyse du discours social est donc avant tout une recherche de ces balises et des points aveugles qu’elles créent nécessairement.

1.1.2 Communautés discursives

L’énoncé n’est pas un acte individuel qui serait accompli par un sujet parfaitement autonome vis-à-vis du social. En définitive, si aussi peu de choses sont dites, c’est que tout ne peut pas être dit par n’importe qui et en tous lieux (Foucault, 1971). Il existe des règles « sociales » régissant l’exercice d’énonciation et, plus précisément, des règles « locales » (discursives) relatives à une communauté discursive donnée — « qui peut être « transnationale » et « transhistorique » autant que « microsociale » et « éphémère » »,

11 précise Peñafiel (2013 : 194). Ces règles laissent une trace dans les énoncés qu’elles rendent possibles ou prescrivent. Le discours n’est donc équivalent ni à un acte individuel accompli dans le vide, ni aux règles grammaticales d’une langue, pas plus qu’aux conventions sociales régissant les « actes de langage » (Searle, 1972). Les marques de « subjectivité » et les ancrages spatiotemporels de l’énoncé ne sont alors plus considérés comme la manière par laquelle un sujet parlant ou pensant (auteure/auteur) se situerait par rapport à ce qu’il dit ou à ce qui l’entoure (situation d’énonciation). Ce qui est dit, tout autant que la situation d’énonciation au sein de laquelle procède l’acte de parole, sont prescrits, contraints ou institués par le discours. Pour reprendre les termes de Peñafiel (2013): […] les déictiques de lieu, d’espace et de personne, servent moins à situer le discours dans un contexte « extra-discursif » qu’à construire le simulacre de ses propres conditions d’énonciation en « signifiant » (attribuant un sens à) cet environnement et en créant les places des personnes (locuteurs et interlocuteurs) qui pourront participer en droit et en pratique à cet acte d’énonciation. (p. 195)

Le discours « se donne » ainsi les communautés discursives au sein desquelles il s’inscrit et circule. En d’autres termes, le discours n’est pas le simple reflet d’un contexte qui lui échappe, il se situe activement dans un contexte qu’il construit (Foucault, 1971; Angenot, 2004). Rappelons que ces « situations d’énonciation » et ces « communautés discursives » ne sont pas des phénomènes uniquement linguistiques. En abordant la scénographie d’un discours, nous n’accédons pas exclusivement à sa forme « imaginaire » de représentation du monde mais à toute sa matérialité. Car en nommant certaines réalités, en désignant certains sujets comme des locutrices et locuteurs légitimes, en ignorant d’autres sujets ou réalités, en les mettant à distance, en les identifiant comme les « mauvaises » formes à ne pas reproduire, en situant son dire au sein d’un certain espace (de circulation) et dans une certaine temporalité, le discours est ainsi en train de donner corps, âme et existence aux institutions sociales concrètes par lesquelles il sera mis en pratique. Autrement dit, il est en train d’instituer la communauté discursive qui lui permet de circuler et qui n’existe qu’en le reproduisant.

12 1.1.3 Champ discursif, « intertextualité » et « interdiscursivité »

Pourtant, l’identité et le fonctionnement d’un discours, tout autant que sa matérialité, ne sont pas donnés exclusivement — ni même prioritairement — par les communautés discursives qu’il confirme ou institue. Les conditions d’existence (de possibilité et de formation) d’un discours dépendent aussi des rapports que ce discours entretient avec les autres éléments de son champ discursif (Angenot, 2004, 1989; Foucault, 1971, Bourdieu, 1998) dans lequel il surgit et circule ou, plus exactement, qu’il crée du fait de son surgissement. Au-delà du fait que l’identité d’un discours est tout autant, sinon davantage, donnée par les discours auxquels il s’oppose que par ceux qu’il revendique, il faut parvenir à sortir de l’isolement des règles énonciatives d’un seul discours pour aborder le texte dans ses relations non plus uniquement avec ses propres conditions d’énonciation mais dans ses interactions avec d’autres discours, ce que Angenot (2004, 2006) nomme « intertextualité » et « interdiscursivité ». Plus concrètement, cela signifie que les discours autochtones, comme d’autres, se définissent autant par leurs propres caractéristiques positives que par ce qu’ils ne veulent pas être.

Pour Angenot (1983), la notion d’intertextualité permet de réinscrire la production littéraire dans le discours social: L’approche « intertextuelle » peut avoir pour effet de briser la clôture de la production littéraire canonique pour inscrire celle-ci dans un vaste réseau de transaction entre modes et statuts discursifs, le discours social. Il y a là une attitude nouvelle quant à la place même qu’occupe le littéraire dans l’activité symbolique. (p. 128) Il articule la notion d’intertextualité à celle bourdieusienne de « champ », entendu comme « une contre-partie du concept de structure » (Angenot, 1983 : 139); « C’est ainsi que je comprends le champ intertextuel du discours social; non comme l’harmonie relative d’un système fonctionnel en devenir mais comme un lieu d’interférence de lexies hétérogènes où la signification naît de contigüités conflictuelles » (Angenot, 1983 : 132). La notion d’interdiscursivité, pour sa part, est comprise comme « interaction et influences réciproques des axiomatiques de discours » (Angenot, 2006 : 4). Ces notions appellent la recherche de

13 règles ou de tendances, elles-mêmes aucunement universelles, mais plutôt propres à un état donné du discours social.

L’analyse du champ littéraire considéré ici implique donc une analyse transdiscursive engageant au moins deux discours (et donc deux corpus) entretenant des relations dialogiques. Au moyen de l’analyse des écarts, mais également des points de contact entre les diverses formations discursives, il devient possible d’analyser les luttes de sens (ou les rapports de force) existant entre ces discours. L’analyse discursive se présente alors comme l’analyse des relations dialogiques entre les formations discursives se disputant le privilège de nommer l’ensemble (Peñafiel, 2013). En d’autres mots, même si le discours social est fragmenté, empreint de luttes de sens et de pratiques discursives en tension les unes avec les autres, l’enjeu des interventions qui y sont faites est de pouvoir arriver à produire des vérités sur le « tout » qu’est la société.

L’analyse des « conditions de possibilité » d’une pratique discursive n’implique pas seulement d’identifier les « sources » d’une pensée mais également leurs modes de circulation et de réinvestissement par des communautés au sein d’actes et d’institutions montrant les effets performatifs et politiques de ces pensées. Dans ma recherche, j’ai finalement décidé de ne pas étudier en détail la part de dynamiques « institutionnelles » qui est impliquée dans les luttes de sens menées dans le champ littéraire. Celles-ci mériteraient clairement que l’on s’y attarde. Mais la temporalité de cette recherche ne m’a cependant pas permis d’aborder l’ensemble des points d’ancrage des idées politiques étudiées ici. Également, la part « performative » de ces idées fut, d’une certaine manière, abordée durant mon terrain, notamment au travers de représentations artistiques, de soirées de poésie ou d’évènements tels que le Festival de poésie de Montréal. Je n’ai toutefois pas fait le choix de l’inclure dans ce mémoire car, outre le fait qu’il n’y a pas eu d’éléments fortement révélateurs, je n’ai pas eu l’occasion d’en discuter avec les protagonistes. Faire une analyse littéraire est une position que j’assume, mais présumer des actes qui ne m’appartiennent pas est l’une de mes limites éthiques.

14 1.2 Le discours social comme champ de lutte de sens

Comme précédemment introduit, l’apparente diversité du discours social n’en fait pas pour autant un espace égalitaire, bien au contraire. Cette diversité est organisée et évaluée en fonction de principes qui ont été imposés dans un contexte de rapports de pouvoir. Entre autres, Angenot (2004 : 205) parle d’une « gnoséologie » dominante, soit un ensemble limité de « manières de savoir » considérées comme légitimes et susceptibles de parler du réel. Dans le discours social québécois francophone actuel, par exemple, je pourrais avancer que le témoignage personnel, bien que lui-même une forme relativement marginale, est davantage autorisé par la gnoséologie dominante que ne le sont d’autres modes de savoir autochtones. Le discours social est ainsi structuré par un ensemble complexe de règles et de hiérarchies, et ses contours à un moment donné sont ceux d’un système régulateur qui conditionne la production des discours légitimes. Postulant que le discours social n’est pas un champ neutre de rencontres et d’interactions entre les productions discursives, bien au contraire, Angenot interroge l’implication de celui-ci dans nos perceptions et dans notre compréhension du monde, autrement dit dans l’articulation de la connaissance et du pouvoir. Rapporté à ce présent projet de recherche, il est question ici de mettre en relief la dimension politique de la production du discours des écrivaines innues (portant par exemple sur le territoire): comment celui-ci négocie son rapport avec les caractéristiques du discours social actuel et avec les autres productions discursives plus ou moins hégémoniques qu’il contient (discours technoscientifiques, écologisme occidental, et nationalisme québécois, par exemple).

Ce projet s’inscrit dans la thématique des études d’analyse discursive qui s’intéressent aux rapports de pouvoir dans la production d’un discours (Foucault, 1971; Angenot, 2004, Bourdieu, 1998). L’angle préconisé, à l’intérieur de ce projet de recherche, est celui des discours d’auteures innues, qui sont vues comme le centre de gravité de la communauté discursive qui m’intéresse. Plus particulièrement, j’ai porté mon regard sur leur participation à la création et à la reconnaissance d’un discours singulier d’une relation au

15 territoire, qui fut finalement révélateur d’une posture littéraire singulière. Le discours social est donc appréhendé comme 1) aspirant à un monopole de la représentation de la réalité, et comme 2) champ de lutte de sens.

1.2.1 Le discours social ou hégémonie des discours

L’hégémonie, telle qu’Angenot (2004) la conçoit, ne correspond pas à une « idéologie dominante » monolithique, mais à d’innombrables dominances, prédominances et contraintes dans le jeu des discours et des idéologies, y compris des dualités en apparent conflit (comme le conservationisme et le développement économique). Si l’hégémonie est formée des régularités qui rendent acceptable et efficace, qui confèrent un statut déterminé à ce qui se dit, elle apparaît alors comme un système qui se régule lui-même. L’hégémonie peut effectivement être perçue comme un processus qui fait indéfiniment boule de neige: elle étend son emprise en imposant des « idées à la mode » (comme le développement durable, ou l’idée d’ « harmonisation » des usages du territoire) de sorte que les désaccords criants, les mises en question radicales, les recherches d’originalité et de paradoxe s’inscrivent encore pour la plupart d’entre elles en référence aux éléments dominants, en confirment la dominance alors même qu’ils cherchent à s’en dissocier ou à s’y opposer. L’hégémonie est alors à voir comme un ethnocentrisme: elle engendre ce « Moi » et ce « Nous » qui se donnent « droit de cité » idéologique, en développant ipso facto une vaste entreprise « xénophobe » (classiste, sexiste, chauviniste, raciste, mais plus généralement allergique à ce qui déstabilise ses catégories) alimentée par la confirmation inlassable d’un sujet qui juge, évalue, classe et assume ses droits de patrouiller les frontières du dicible et du pensable, tout en prétendant constamment réinventer ses « paradigmes ».

L’attribut premier du discours social est que des légitimités, des validités, des « publicités » (de rendre publics des goûts, des opinions, des informations) y sont constamment (re)produites et (ré)affirmées (Angenot, 2006). Complémentairement, la configuration donnée du discours social implique d’exclure et de censurer l’impensable (Angenot, 2006). Bien entendu, cette dynamique a des répercussions bien au-delà de la

16 simple évaluation des pratiques discursives dans un contexte donné: tout discours légitime contribue à légitimer aussi des pratiques, des statuts, à assurer des profits symboliques, institutionnels et matériels.

Foucault (1971), qui a grandement contribué à fonder et développer cette vision du discours, saisit celui-ci afin de mettre au jour les raretés imposées et le pouvoir fondamental d’affirmation qui en est connexe. La part critique de son analyse cerne les principes d’ordonnancement, d’exclusion et de rareté qui repoussent de l’autre côté de ses marges tout un ensemble de savoirs. Ces procédures prennent la forme d’un principe de contrôle de la production du discours social. Les discours environnementaux s’inscrivent dans cette régularisation des discontinuités discursives (Escobar, 1996; Rist, 2013). De ce fait, il apparaît essentiel d’analyser les origines de ces discours, leur contenu et leur forme, leur intertextualité et leur interdiscursivité (Angenot, 2004).

Les discours et les savoirs autochtones, dont ceux portant sur le territoire, sont maintenus à la marge, voire même discrédités dans le discours social contemporain (Giroux, 2013; Kanapé Fontaine et Ellis Béchard, 2016). Angenot (2006) nomme « effet d’hégémonie » ce qui rend « insatisfaisants, inadéquats, problématiques, un peu ridicules aussi souvent » (p. 17), les langages des périphéries. Cette marginalisation est particulièrement visible dans les institutions de pouvoir — comme devant les tribunaux (Mativat, 2003) ou au sein de comités scientifiques de gestion des territoires (Blanchet, 2015), par exemple. La question de ce qui compte comme « culture » et de qui compte comme « humain » a été capitale dans l’histoire des Premières Nations. Le mythe de la « terre-vierge » — si important dans la mythologie coloniale de l’Amérique (Harrison, 1994) — n’est pas que chose du passé. Encore aujourd’hui, les Canadiennes et Canadiens ont tendance à se représenter les endroits loin des villes comme des espaces vides, inaltérés, disponibles pour être exploités — ne pensons qu’au Plan Nord initié par le gouvernement de Jean Charest en 2011, fortement décrié par les Premières Nations. Cette représentation participe indirectement à l’éviction de la présence autochtone du territoire, marqué comme « canadien » en même temps qu’il

17 est présenté comme « vide » de présence humaine prédatant la colonisation européenne (Bordo, 2000). Il se dégage de la multiplicité des discours autorisés — malgré les compartimentations, les genres, les écoles, les tensions possibles entre eux — une vision du monde, un tableau-récit de la conjoncture agrémenté d’un système de valeurs.

Le discours social est donc un espace où la représentation de la réalité tend vers un monopole, vers la production d’un « sens commun »; cette représentation de la réalité contribue largement à faire la réalité, mais également l’histoire. L’histoire des discours environnementaux (Locher et Fressoz, 2012; Bonneuil et Fressoz, 2016) montre bien que les différents discours affectent les pratiques et les politiques sur les territoires. Locher et Fressoz (2012) s’attardent effectivement à démontrer la construction historique des discours environnementaux qui va jusqu’à pratiquement nier la conscience environnementale des sociétés passées. Or, ces récits ont tendance à traiter les préoccupations écologiques comme une donnée et à ignorer les conflits qui les ont effectivement entraînées. Remettre l’accent sur les luttes de sens qui ont produit ces discours environnementaux, c’est leur restituer leur nature profondément politique.

1.2.2 Les discours environnementaux comme champ de lutte de sens

Le territoire/l’environnement est une construction sociale (Escobar, 1996; Harrison, 1994); il est interprété, lu et défini par la culture et la société. Étant socialement construite, la séparation humain/nature est le produit d’une culture particulière (utilitariste, productiviste et capitaliste) et de ses rapports de force (Oelschlaeger, 1991). Bonneuil et Fressoz dans un récent ouvrage (2016), particulièrement le chapitre 11, proposent une traversée historique de la « prise de conscience environnementale ». Considérer les diverses formes qu’a prise la réflexivité environnementale à travers l’histoire nous amène à tenter de comprendre comment ces luttes ont pu être tenues à la marge en leur temps par les élites industrialistes et « progressistes », ostracisme auquel les sciences humaines et sociales ont également participé. Les approches post-structuralistes de l’écologie politique (Escobar, 1996) sont par ailleurs très utiles pour éclairer les rapports entre la nature et le contenu de ces débats,

18 les idéologies qui les sous-tendent, les intérêts véhiculés, les politiques publiques, etc.; elles mettent effectivement l’accent sur la dimension discursive du pouvoir.

Dans les dernières décennies, plusieurs voix — notamment issues du mouvement pour la justice environnementale — se sont élevées pour dénoncer les mouvements et discours écologistes occidentaux traditionnels qui reproduisaient un mode de pensée perpétuant des configurations du monde naturel problématiques pour les Premières Nations (Papillon,

2017). Giovanna Di Chiro (1996) a démontré, par exemple, que les environnementalistes mainstream reproduisaient l’opposition binaire entre les humains et le monde naturel, décrivant la nature comme « places where humans are not and should not be in large numbers » (p. 300, italique dans l’original). La conception de la nature comme un « espace » hors de l’humain s’appuyant sur des oppositions binaires telles qu’humain/ animal et nature/culture a été discréditée par plusieurs — notamment par Donna Haraway (2002) qui utilise le terme proposé par Marylin Starthern d’entanglements (enchevêtrements) afin de concevoir les relations entre espèces comme complexes et non binaires.

Plusieurs artistes autochtones du Québec développent eux aussi une écopolitique particulière (Papillon, 2017), dans laquelle on peut identifier deux versants interdépendants : d’un côté, la critique des pratiques coloniales québécoises et canadiennes destructrices de l’environnement et des peuples autochtones; de l’autre, une affirmation de la résurgence des territoires et des peuples autochtones, qui se traduit entre autres dans des images de permanence et de guérison. Si cette vision peut certainement être vue comme étant en résonance avec plusieurs lignes de force de l’hégémonie, elle tente néanmoins de remettre en question les oppositions binaires telles que vivant/non-vivant, animé/inanimé, humain/animal au fondement de la pensée occidentale moderne. En ce sens, Papillon (2017) invite à repenser les relations entre humains et nature afin d’en arriver à l’établissement d’une justice environnementale et territoriale.

19 1.2.3 Précisions sur le modèle conceptuel

Angenot (2004) propose un modèle d’analyse discursive au travers de six éléments qui composent le fait hégémonique, ou plutôt, comme ces éléments ne sont pas dissociables, les différents points de vue sous lesquels ce fait peut être abordé. L’auteur, dans son œuvre phare 1889, Un état du discours social, propose une traversée des discours de tous ordres (scientifiques, journalistiques, publicitaires, littéraires, etc.) qui le composent. Le matériau brassé est immense, l’ambition encyclopédique. En d’autres termes, Angenot mène dans ce travail l’exploration du « discours social » de façon systématique (du moins pour ce qui est des productions écrites). Or, cette méthodologie ne peut être répétée dans le cadre de cette recherche de par, notamment, la multitude des productions discursives et le temps considérable que cette entreprise nécessite. Reste qu’elle ouvre une piste empirique pertinente: aborder les signes dans leur matérialité, saisir leur mise en jeu et leurs interactions. Cette conception est d’ailleurs conséquente avec l’approche de Angenot, qui peut aussi bien s’appliquer à l’« état » général du discours social qu’à l’étude des rapports entre des productions discursives particulières et leur contexte discursif de production.

Afin de rendre réalisable cette étude, une première étape consistera à repérer des « répertoires » thématiques et à en faire ressortir les tendances des sujets évoqués, « les avatars locaux de formes et de thèmes fondamentaux » (Angenot, 2006 : 3); ce que Angenot (2004) nomme les paradigmes thématiques (p. 204). Dans un deuxième temps, il sera question de relever des récurrences, des contraintes, des répartitions et des « codes » qui apparaissent en quelque sorte sous-jacents à ce qui parvient à se dire et s’écrire ici et là; ce sont les topoï (Angenot, 2004) au sens aristotélicien du terme. Angenot invite effectivement à appeler topique l’ensemble des « lieux » (topoï) ou présupposés irréductibles du vraisemblable social, c’est-à-dire tout le présupposé-collectif des discours argumentatifs et narratifs, composé de ces « lieux communs » qui peuvent être mobilisés sans être expliqués dans un discours social donné. Cette théorie des « lieux communs » est essentiellement une réflexion sur l’implicite, dans son double caractère occulté et régulateur. Elle dévoile la

20 nature du non-dit, de « ce qui va de soi » mais ce sans quoi le dicible serait privé d’intelligibilité.

En outre, l’approche socio-discursive que Angenot (2006) prône a pour axiome de ne pas dissocier le « contenu » de la « forme », ce qui se dit et la manière de le dire. Le discours social unit en tout temps des « idées » et des « façons de parler », les deux pouvant être investies de légitimité variable. Enfin, dans l’optique d’une analyse transdiscursive, j’ai d’abord considéré une comparaison entre un corpus (principal) des auteures innues dans le but de faire émerger un discours qui se veut singulier, mais nécessairement en dialogue avec le discours social dans lequel il est produit. De ce fait, la comparaison étant un outil nécessaire pour mettre en lumière des luttes de sens, j’avais envisagé d’étudier, mais à moindre mesure, un corpus (secondaire) « institutionnel », qui lui aussi aurait parlé du territoire, mais qui aurait été produit par les gouvernements québécois et canadien. Ces derniers sont loin d’être les seuls producteurs de discours hégémoniques sur la nature dans notre société, mais ils en représentent sans doute les formes les plus stabilisées et institutionnalisées. Or, mon cheminement de recherche m’a amenée ailleurs. J’ai maintenu mon premier corpus principal, soit celui des auteures innues. C’est toutefois avec la révélation du registre de l’intime (second corpus), à comprendre comme processus créatif, que j’ai appliqué une analyse transdiscursive.

1.3 Poésie et politique

Me situant à l’intersection d’une analyse littéraire et d’une étude anthropologique portant sur les idées politiques, il convient de préciser la notion de poésie comme geste politique. Tout au long du présent mémoire, je parle de poésie (poièsis), je ne parle pas juste de poèmes. Depuis Aristote, le potentiel déstabilisant (donc politique) de la poésie a été noté. La démarche poétique creuse le réel; elle le fracture et le multiplie sur un mode polémique (Rancière, 2008). En produisant du réel, la poésie refait le monde, même lorsqu’elle se prétend un « reflet » de l’intime, même lorsqu’elle n’impose pas un sens mais est plutôt une

21 toile sur laquelle du sens est déstabilisé et exposé à être réinventé. Dans cette partie, je m’attacherai à présenter, en premier lieu, le jeu dialectique qu’évoque l’étymologie de la poièsis, qui relève à la fois de la création et de la production. En deuxième lieu, je m’arrêterai davantage au lien existant entre art et politique, et ce par le biais de l’apport de Rancière. Enfin, j’investirai la notion bourdieusienne de champ, et plus spécifiquement celui de champ littéraire, qui relève également de dynamiques entre le littéraire et la politique. Ce concept est d’ailleurs l’une des assises de cette recherche.

1.3.1 Poièsis : le geste politique

Aristote déjà considérait la poésie (ποίησις, poièsis) comme un « savoir-faire », c’est-à-dire comme une technè (τέχνη) (Neschke, 1997 : 327), soit la « production de quelque chose », et cette production comme un genre fondamental de l’activité humaine. Il posait par ailleurs une distinction entre les actions qui relèvent d’un agir transitif (poièsis) impliquant la production d’un objet, et les actions qui relèvent d’un agir intransitif (praxis) et qui s’apparente davantage à une activité productrice de la personne-créatrice. Ne m’inscrivant pas dans une approche aristotélicienne de la démarche artistique (qui est bien plus qu’une simple mimésis9), je ne poursuivrai pas sur la position d’Aristote. Toutefois, ce qui est à retenir ici est l’étymologie de la poièsis qui relève à la fois de la création et de la production, c’est-à-dire à la fois celle du « faire avec » libératoire et celle du « faire dans » conditionnel (Hoyaux, 2010 : s.p.).

Une dialectique naît ainsi entre ce qui relève de l’intuition insondable et une construction génératrice des faits, gestes et pensées (Hoyaux, 2010 : s.p.). Parler de poésie, c’est aussi revenir à l’ouverture d’un monde (Côté, 2014), et de façon concomitante, c’est penser le sens induit, voulu, donné par et pour la personne qui performe l’ouverture de ce monde. Car derrière la poièsis et cette construction d’un monde se niche l’intentionnalité de cette

9 La technè de la poétesse ou du poète se distingue parmi toutes les autres productions par le fait que son produit est une mimésis — terme qu’on traduit généralement par « imitation » ou « re-présentation » —, c’est- à-dire que l’objet artistique est à comprendre selon sa conformité à la réalité. Le produit poétique ne serait pas un nouvel objet, mais plutôt une re-présentation renvoyant aux objets extérieurs (Neschke, 1997 : 327).

22 ouverture qui modifie la réalité mais aussi la vision de celle-ci. En ce sens, l’artiste aboutit à une réalité d’expression, de construction et d’interprétation des mondes (Hoyaux, 2010). Dans cette optique féconde, écrire (de la poésie) c’est avant tout transformer. L’action s’accomplit dans le double geste d’une pratique poétique comme mise en forme et comme façon d’exister. L’acte de « faire créer » est donc ici essentiel.

Ce refaçonnement du perceptible et du pensable (Rancière, 2008) s’inscrit dès lors dans une démarche politique qui interroge directement les limites du « dicible et du pensable » posées et imposées dans le discours social. Poésie et politique relèvent d’une même activité, celle de reconfigurer les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Je fais appel à Rancière pour expliciter le lien entre art et politique.

1.3.2 Art et politique chez Rancière

Les travaux de Jacques Rancière, publiés depuis le milieu des années 1990, proposent une vision de la politique comme opérations de reconfiguration de l’expérience commune du sensible, et de l’esthétique comme régime essentiellement politique de l’art.

La politique, nous dit Rancière (1994), « n’est pas l’art de gouverner, elle est d’abord l’inscription du commun dans le sensible. » (p. 82). C’est ce que Rancière (2008) nomme le régime esthétique de l’art; la politique est esthétique parce qu’elle suppose un découpage du sensible. « Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités » (Rancière, 2008 : 55). Art et politique tiennent l’un à l’autre comme formes de dissensus (Rancière, 2008 : 55 et 75). Le terme de dissensus appartient de plain-pied à la pensée rancièrienne, et celui- ci doit être compris au-delà de la dispute, du conflit ou de la confrontation, qui peuvent très bien exister au sein d’un régime commun. Il désigne plutôt un mode d’intervention sur la configuration du monde et sur ses « évidences » qui entretiennent l’ordre normatif des choses (Ebguy, 2014). Il vient, non seulement, bouleverser la carte du donné, du pensable et du dicible, mais le dissensus, en tant que reconfiguration du monde, institue des rapports

23 inédits entre ces éléments. Fondamentalement, il est, chez Rancière, manifestation de la contingence, création de capacités et ouverture de nouveaux possibles.

Il y a ainsi une esthétique de la politique au sens où « les actes de subjectivation politique redéfinissent ce qui est visible, ce qu’on peut en dire et quels sujets sont capables de le faire » (Rancière, 2008 : 70-71); soit une mise en forme du monde commun qui délimite ses pourtours et détermine ceux qui sont à même d’y prendre part — idée résumée sous le nom de « partage du sensible ». Il y a aussi une politique de l’esthétique qui se comprend comme « la manière dont les pratiques et les formes de visibilité de l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa reconfiguration, dont elles découpent des espaces et des temps, des sujets et des objets, du commun et du singulier » (Rancière, 2004 : 34). Ce qui opère, ce sont des dissociations: la remise en jeu en même temps de l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable, ainsi que le partage de celles et ceux qui sont posés comme capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. Autrement dit, l’art — et dans le cas qui m’intéresse, la poésie — tout autant que la politique forgent contre le consensus d’autres formes de sens commun10 ou, à tout le moins, déstabilisent ce dernier.

Cette association, lorsque comprise de manière trop étroite, a toutefois pour conséquence la perte de l’autonomie de l’art et de son essence propre. Rancière (2004) rappelle à cet égard la relative autonomie de l’œuvre dans le jeu artistique et politique. L’œuvre est autonome en ce sens qu’elle se tient entre l’idée de l’artiste et la sensation ou la compréhension du spectateur. […] Elle n’est pas la transmission du savoir ou du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause et de l’effet. (p. 20-21).

10 Rancière définit le « sens commun » comme « une communauté de données sensibles: des choses dont la visibilité est censée être partageable par tous, des modes de perception de ces choses et des significations également partageables qui leur sont conférées. » (2008 : 111-112)

24 Cette distance permet à chacune et chacun de traduire l’expérience artistique vécue en ses propres termes; c’est là que réside l’émancipation des spectatrices et spectateurs nous dit Rancière (2008). Chaque geste, chaque parole poétique (ποίησις) ouvre à une infinie compréhension du monde et de notre relation à celui-ci. Tout enfermement de cette potentialité ne peut qu’annihiler l’existence qui est à l’œuvre, ultime création. Pour autant, si l’espace du monde peut devenir le reflet d’un idiome expressif (à travers les écoles de pensée artistique, les styles littéraires ou picturaux, etc.), il n’empêche qu’il explose in fine en multiples perceptions et représentations pour ceux et celles qui le vivent et qui ajoutent alors à sa beauté.

L’articulation de la pensée de Jacques Rancière à ma recherche vient mettre en lumière le caractère perturbateur, politique de l’art — et en ce qui m’intéresse, de la poésie. La poésie ne consiste plus simplement à « déchirer » l’ordre sensible commun mais aussi à proposer, loin de toute finalité directement expressive ou narrative, une autre articulation des différentes parties du monde, à l’intérieur d’un même monde. Elle se situe « non pas à côté, mais sur les bords de la politique » (Ebguy, 2014), et de ce fait redessine ses contours; « sur la frontière externe, travaille la politique, ses catégories, ses représentations, et sur la frontière interne, élabore de nouveaux rapports entre les êtres, les choses, les domaines du sensible. » (Ebguy, 2014) La réflexion de Rancière ouvre, de plus, un espace de liberté pour la personne-lectrice. Une fois l’œuvre entre nos mains, une part nous appartient. Elle rappelle l’importance de ne pas enfermer les œuvres dans des compréhensions figées et de laisser un espace flou au sein duquel du sens ne cesse de se créer. « La poésie — en vers, en images, en actes — n’est jamais saturée de sens, elle laisse toujours place à un vide, à un trou, elle ouvre un chemin qui se dérobe et du même coup s’invente en retour pour chacun », avance Cécile El Mehdi, dans La vie habitable (2014 : 24) — cet essai sur la nécessité de la poésie (ποίησις) qui ne cesse de nous habiter après lecture tant sa lumière est contagieuse.

25 1.3.3 Bourdieu et le champ littéraire

Avant de poursuivre, le concept de champ littéraire (Bourdieu, 1998) mérite notre attention. Celui-ci est effectivement prometteur dans le cadre de cette recherche. Il propose que l’œuvre soit révélatrice de la structure de la société lectrice — et même de l’état de censure de la société à qui elle se destine et à l’intérieur de laquelle elle peut faire sens (ou non) selon qu’elle reconduise le « monde réel » ou qu’elle soit, au contraire, tenue à l’écart comme « monde impossible ». J’ai plusieurs réserves sur la théorie bourdieusienne, mais il n’en demeure pas moins que le champ (littéraire) et ses frontières sont un terrain d’enquête non négligeable pour l’analyse ethnographique de la production et de la positionnalité des propositions poétiques. C’est pourquoi c’est l’une des balises de cette recherche, articulée à celle du discours social de Angenot pour circonscrire l’espace du « terrain » où se jouent les luttes de sens abordées dans le présent mémoire.

À l’origine, le concept de champ provient d’une métaphore inspirée de la physique (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 72-73), que l’on peut simplifier comme suit: les univers sociaux sont susceptibles d’une description en termes de « champ », au sens où, à la façon dont l’électron soumis à un champ de forces électromagnétiques exerce lui-même une force qui participe au champ et, dans une certaine mesure, le modifie; l’agent qui occupe une position dans le champ est à la fois agi et agissant. En d’autres mots, au jeu des forces qui le dépassent, il participe malgré tout au constant rééquilibrage des luttes dont il est partie prenante et à la constante redéfinition de leurs enjeux. Cette catégorisation en champ peut alors s’appliquer à l’ensemble des domaines sociétaux, comme à celui plus particulièrement du monde littéraire. C’est d’ailleurs précisément sur celui-ci que Bourdieu (1998) fonde l’essentiel de sa théorie.

Un champ est ainsi un microcosme inclus dans l’espace social global. Ce qui le définit par rapport à cet espace est son autonomie (relative) à l’égard des logiques externes — et tout particulièrement des logiques économiques, d’où le choix de Bourdieu de porter attention au littéraire. L’œuvre inhérente au champ littéraire nie particulièrement les logiques

26 économiques, car, étant œuvre d’art, elle n’a pas, au sens strict, de valeur commerciale (Bourdieu, 1998 : 375). Son autonomie reste cependant relative, car si les conflits inhérents au champ littéraire suivent une logique interne, les rapports de forces, eux, sont puissamment influencés par les luttes (économiques, politiques, sociales) externes au champ (Bourdieu, 1998 : 356). Le champ littéraire peut alors se penser comme une instance médiatrice située entre les déterminations externes et la production littéraire (Debaene, 2010). L’œuvre littéraire n’est jamais le « reflet » d’un rapport de force socio-économique extérieur au champ, mais elle en conserve une trace. Il s’agit d’un réseau de relations entre des agents ou des institutions qui s’interdéfinissent par la répartition inégale (répartition à l’origine des luttes du champ et qui contribuent d’ailleurs à son autonomie) d’un capital caractéristique, tel que les maisons d’édition, les écoles, les émissions ou les revues littéraires (Debaene, 2010 : 375). Enfin, les conflits au sein du champ littéraire sont invariants et en nombre limité, au premier rang desquelles se trouve l’opposition entre orthodoxie et hétérodoxie (Debaene, 2010). Les luttes ont pour objet l’appropriation d’un capital spécifique, mais peuvent aussi relever de la redéfinition de ce capital. Dans ce cas, elles peuvent modifier profondément la configuration du champ en redistribuant radicalement le capital selon les nouvelles normes imposées (Bourdieu, 1998 : 393). Finalement, d’après Bourdieu, la seule relation qui soit, en définitive, structurante au champ, est le rapport de domination11.

Bourdieu (1998) qualifie le champ dans sa généralité d’« espace des possibles » (Bourdieu, 1998 : 384) — « un espace orienté et gros des prises de position qui s’y annoncent comme des potentialités objectives, des choses « à faire », « mouvements » à lancer, revues à créer, adversaires à combattre, prises de position établies à « dépasser », etc. » (Bourdieu, 1998 : 384). L’espace de possibles incarne une véritable topographie de l’espace littéraire — une topographie qui réfléchit à ses propres transformations, qui pense les formes de son historicité (Macé, 2005). Cet espace peut aussi présenter une ouverture plus radicale à la

11 Le jeu social, où qu’il s’exerce (quel que soit le champ observé), repose toujours sur des mécanismes structurels de concurrence et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation même des individus qui les reproduisent inconsciemment: ils sont devenus pour eux des habitus (Bourdieu, 1998).

27 novation esthétique, « et l’accent se déplacer de la représentation d’un espace fini de contraintes, c’est-à-dire au fond d’une pensée de la nécessité telle qu’elle est portée par la théorie du champ, à la conception d’un passage constant à d’autres possibles » (Macé, 2005 : s.p.), à des univers esthétiques alternatifs qui permettent à Bourdieu de penser les révolutions littéraires, et autres courants littéraires alternatifs.

La sociologie bourdieusienne du champ littéraire permet ainsi une saisie des positionnements littéraires — et c’est ce que je retiens de cette proposition. Le concept de champ littéraire permet effectivement de mettre en exergue la relation entre l’activité de l’écrivaine ou de l’écrivain, de ses comportements dans le champ littéraire et des représentations qui y ont cours. Mais de ce fait, et c’est là une des limites de cette théorie, la sociologie des œuvres est finalement une sociologie des auteures et auteurs (Bonnaud, 2012 : 13). Par conséquent, le champ littéraire est limité au champ des auteurs et auteures — et soulève, entre autres, la question de la place de l’intertextualité.

Une autre limite de cette théorisation, et je m’y suis butée, réside dans la « déconstruction formaliste » (Bonnaud, 2012 : 12) qu’engendre cette méthode. Positionnant le texte littéraire comme symbolisation du social, elle entraîne le possible risque d’une non- considération, voire même d’une négation de l’esthétique de ce texte. En catégorisant l’œuvre uniquement dans sa perspective politique, et donc sociologique, j’ai omis, dans un premier temps de la recherche, de plonger plus profondément dans l’esthétique de l’œuvre. En d’autres termes, j’ai appliqué une « grille d’analyse » préétablie façonnée par mes a priori (j’y reviens plus amplement dans le chapitre suivant portant sur la méthodologie), sans me laisser réellement envahir par l’expérience poétique, qui comme nous l’avons vu avec Rancière possède sa propre autonomie. Malgré ces limites, j’ai tout de même considéré le concept de champ car celui-ci demeure pertinent dans l’analyse de logiques sociales.

28 1.4 Autre perspective : Édouard Glissant et la poétique de la Relation

Cette dernière partie présente des éléments théoriques qui ont été intégrés à ma recherche durant la partie ethnographique de celle-ci. Ils auraient pu être considérés comme des « données », dans la mesure où la suggestion d’incorporer le travail de Glissant à mon cadre théorique est venue d’un entretien sur le terrain. Mais vu l’impact qu’a eu par la suite cet auteur sur la compréhension que j’ai de ma propre recherche, il semble approprié de l’aborder ici. Ce choix permettra de simplifier la synthèse d’une recherche qui fut un processus hautement itératif et d’en faciliter la présentation générale. Au cours de mon terrain, j’ai effectivement adopté une nouvelle perspective pour (re)penser la poésie qui m’intéresse ici: la pensée-monde d’Édouard Glissant, auteur, poète et philosophe martiniquais (1928-2011). Mon cadre théorique a donc évolué ou, plus précisément, il s’est élargi pour intégrer la pensée glissantienne. Les bases théoriques présentées jusqu’à maintenant ont contribué à façonner la démarche de cette recherche et la problématisation de mon sujet avant que je ne parte sur le terrain. Elles demeurent des assises importantes de mon travail, et en constituent les a priori. Les nouveaux éléments théoriques acquis par la découverte de Glissant au fil du terrain sont, pour leur part, davantage des outils qui se sont avérés importants pour mettre en mots des réflexions surgies de l’expérience de terrain et qui débordaient du cadre défini lors de l’élaboration de mon projet de mémoire. Les concepts fructueux et les nombreux liens fertiles de cette œuvre colossale mettent au jour un univers complexe, mais particulièrement complet et inspirant pour (re)penser la littérature et, de manière plus concrète, la compréhension des dynamiques discursives et littéraires retenues dans mes analyses.

Je découvre cet écrivain en regardant la présentation de Natasha Kanapé Fontaine au colloque international et transdisciplinaire « La responsabilité de protéger: écologie et dignité », organisé par la Chaire de philosophie dans le monde actuel, qui s’est déroulé du 4 au 7 octobre 2017, à l’Université Laval12. Kanapé Fontaine s’inspire de l’œuvre de Glissant

12 Une captation vidéo est disponible sur la plateforme Youtube à l’adresse suivante: https:// www.youtube.com/watch?v=kFtAAvusTEs (consulté le 24 avril 2019).

29 — ainsi que du manifeste Paix, pouvoir et droiture de Taiaiake Alfred, philosophe mohawk — afin de « verbaliser la philosophie traditionnelle innue », et plus particulièrement la relation au territoire, en des termes « philosophiques »13. Puis Marie-Andrée Gill m’en reparle, au détour d’une conversation. C’est en approfondissant mes recherches, notamment sur la décolonisation des études littéraires, et artistiques plus largement, que je saisis la pensée plurielle et enchevêtrée d’Édouard Glissant et que je la vois comme un éclairage donné à mes rencontres sur le terrain.

Je tenterai donc ici de présenter les contours, les formes générales de la pensée glissantienne afin de situer cette contribution théorique dans mon cheminement. Dans un premier temps, je mettrai essentiellement en avant les notions les plus révélatrices dans le cadre de cette recherche — créolisation, relation, opacité et trace. Il demeure important de garder à l’esprit que l’univers glissantien apparaît comme un foisonnement de concepts intriqués et interdépendants, lesquels sont connectés les uns avec les autres. Par conséquent, les présenter de manière isolée les uns des autres, tout en excluant certains, est uniquement dans un but d’une simplification de cette pensée complexe et rhizomatique. Par ailleurs, l’œuvre de Glissant constitue à la fois un imaginaire (littéraire), une poétique, une rhétorique ainsi qu’une politique. Elle devient un moyen d’opérer les variations des mondes possibles. L’approche de la littérature, qui en est l’un des points importants, devient alors particulièrement appropriée dans le cadre d’une recherche portant sur des littératures marginalisées ou plus exactement sur des discours littéraires marginalisés. Il sera question, dans la seconde section, de ces liens féconds entre la poétique de Glissant et la littérature. Ces considérations apportent effectivement une dimension critique à l’égard des catégories littéraires telles qu’elles ont cours majoritairement, et questionnent de ce fait celle des « littératures autochtones ».

13 L’ensemble des citations sont tirées de la présentation mentionnée. Natasha Kanapé Fontaine fait remarquer que la relation au territoire a souvent été nommée au travers des arts, de manifestations « sensibles », mais rarement dans les termes de « la société dominante ». C’est ce qu’elle tente au travers de sa proposition « La poétique de la relation au territoire », reprenant justement un concept clé de la pensée glissantienne, celui de la poétique de la Relation.

30 1.4.1 Poétique de la Relation

L’espace caraïbe est le laboratoire de l’imaginaire glissantien. Les Caraïbes sont, historiquement, le point de rencontre, sous le coup de la brutalité et de la violence, entre diverses cultures en provenance de divers horizons. De ce contact brutal est né quelque chose d’imprévisible, une nouveauté, à savoir la « créolisation »: Si nous posons le métissage comme en général une rencontre et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. […] Son symbole le plus évident est dans la langue créole, dont le génie est de toujours s’ouvrir, c’est-à-dire peut-être de ne se fixer que selon des systèmes de variables que nous aurons à imaginer autant qu’à définir. (Glissant, 1990 : 46) En d’autres termes, la créolisation — en tant que concept glissantien — est la mise en contact ou le choc des éléments de la vie quotidienne (musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, etc.) de manière désordonnée, éparse, sans l’ombre d’une certaine hiérarchisation et dont le résultat se veut imprévisible (au contraire du métissage, chez Glissant). Les éléments hétérogènes mis en relation « s’inter-valorisent ». La créolisation est synonyme d’ouverture à l’autre; c’est également la manière dont on se transforme continuellement sans toutefois se perdre (Glissant, 1990 : 103). Cette réalité créole est le produit d’un processus en perpétuel mouvement. De cette théorisation va naître tout un monde-réflexion que Glissant va incarner tant dans sa posture philosophique que dans l’ensemble de son œuvre.

C’est en s’inspirant de la théorisation du rhizome par Deleuze et Guattari que Glissant élabore une définition de ce qu’il entend par la poétique de la Relation, point focal de sa pensée: Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour, ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre. (Glissant, 1990 : 23)

31 En opposant racine et rhizome, Glissant distingue deux types d’identité (Glissant, 1990 : 157-158), à savoir: l’identité-racine synonyme d’unicité, d’exclusion (« cultures ataviques »); et l’identité-relation ou l’identité-rhizome vouée au contact, à l’échange, à la circulation, au mouvement (« cultures composites »). La démarche de Glissant consiste non seulement à décrier les travers de l’identité à racine unique, dans la mesure où celle-ci suppose l’asservissement de l’Autre, l’enfermement, mais également à proposer une alternative éthique et esthétique, un nouvel imaginaire, à savoir la Relation.

Glissant insiste, par ailleurs, sur le fait capital que la relation à l’autre ne relève pas d’un besoin de transparence, mais qu’au sein de cette poétique de la Relation doivent au contraire être maintenues la densité, la profondeur et la complexité d’autrui; ce qu’il appelle l’opacité. Contrairement à la transparence qu’il lie à la pensée occidentale d’un universel généralisant (Glissant, 1990 : 26) et dont la particularité est la réduction et la fixation de l’autre, l’opacité traduit la non-maîtrise de l’autre qui nous échappe. Elle exprime « une sorte de résistance et de subsistance dans une singularité irréductible » (Hayatou, 2016 : 86). La poésie, en tant que telle, est opacité: « Le texte littéraire est par fonction, et contradictoirement, producteur d’opacité » (Glissant, 1990 : 29). La poésie, en tant que genre littéraire, est un appel à la différence, à l’exploration de celle-ci et à sa célébration. La poésie ne peut être saisie, mais effleurée. Elle est un espace des rencontres et des possibles. De la même manière, la poièsis est mouvement, elle ne peut être contenue et encore moins maîtrisée. Elle est force créatrice de l’engendrement. Reconnaître cette opacité a également fait partie de l’éthique de ma recherche, d’accorder à l’Autre ce qui le constitue comme altérité. C’est renoncer de ramener les vérités d’une personne à une seule mesure, à un seul éclairage qui seraient les miens.

De cette géopoétique glissantienne, on compte également la trace. La pensée de la trace est l’un des piliers fondateurs de l’œuvre de Glissant. L’auteur évoque la naissance du jazz pour définir ce concept (Glissant, 1996 : 16-17). Il part d’un constat concernant les sociétés coloniales, notamment caribéennes: la constitution des nouvelles identités s’établit sur la

32 base de la perte des anciennes, dont il demeure pourtant des traces qui sont actives, en leurs soubassements. La trace est à comprendre comme des fragments mémoriels, investis d’une capacité d’innovation et de production, produisant de nouveaux imaginaires. Cette pensée est intéressante dans le cadre des réalités autochtones, et dont celles des Innuat qui m’intéresse, notamment pour reconsidérer les processus identitaires. La pensée de la trace permet de reconnaître une pensée multiple, en construction et en devenir. De ce fait, elle permet d’échapper au discours de la fixité et de valoriser des identités dynamiques, en perpétuel mouvement de (re)création.

La pertinence du propos de Glissant tient du fait que les auteures du corpus demeurent au carrefour de plusieurs histoires/identités, que leurs œuvres même parlent de ces multiplicités. Cet apport théorique m’a permis de relire ces œuvres sous de nouvelles perspectives qui embrassent la variété et la diversité du monde. La Relation refuse les notions d’identités imposées par un système qui se rend aveugle du sujet relationnel. Il est au contraire question « de contacts fertiles et de synergies fécondes, dont on ne peut prédire les aboutissements et qui échappe à toute définition au sein d’un mode d’existence foisonnant qui refuse la hiérarchie » (Crowley, 2009 : 90-91). La poétique de Glissant invite à reconsidérer ce que nous prenons pour acquis, à chercher de nouvelles traductions des idées anciennes et à forger de nouvelles combinaisons par-delà les catégories établies et les écoles de pensées. Et c’est essentiellement ce que l’œuvre glissantienne m’a apporté: un acte de « dépassement » (Glissant, 1990 : 15) de la pensée et de l’imaginaire.

1.4.2 La poétique de la Relation et la littérature

La Relation propose une reconfiguration du monde matérialisée par un ébranlement de catégories et de disciplines liées à la pensée de « l’Un » (qui s’oppose au Divers14 et donc à la Relation). Cette poétique inaugure d’autres modes de pensée afin de mieux saisir la

14 Le Divers, tel que pensé par Glissant, est un nouvel imaginaire, conçu comme alternative à la pensée essentialiste: « Le Divers, la totalité quantifiable de toutes les différences possibles, est le moteur de l’énergie universelle, qu’il faut préserver des assimilations, des modes passivement généralisées, des habitudes standardisées » (Glissant, 1990 : 42).

33 complexité du monde, ou plutôt « de saisir le monde dans son processus de complexification, d’entrelacement de réseaux » (Kavwahirehi, 2012 : 136). La littérature est l’une de ces disciplines que Glissant bouscule, qu’il interroge, qu’il démantèle et qu’il recompose comme « élément de connaissance du réel » (Glissant, 1981 : 133).

La critique glissantienne de la littérature doit être comprise en lien avec celle de l’histoire. Celle-ci commence par la mise en question de la représentation linéaire du temps. C’est de cette conception de l’histoire, qui est « à la fois une négation du sens propre des expériences historiques d’autres peuples et une légitimation de l’impérialisme occidental » (Kavwahirehi, 2012 : 143), que Glissant avance une autre configuration du monde pour laquelle les (contre-)catégories de diversité et de relation sont essentielles. En ce sens, la sortie de la pensée du système unique et de la conception d’une histoire uniforme se fait à travers et débouche sur le déploiement d’autres formes d’écriture. Selon Glissant (2010), il faut : défaire les genres, cette partition qui a été si profitable, si fructueuse dans le cas des littératures occidentales. […] nous pouvons écrire des poèmes qui sont des essais, des essais qui sont des romans, des romans qui sont des poèmes. […] Défaire les genres précisément parce que […] les rôles qui ont été impartis à ces genres dans la littérature occidentale ne conviennent plus pour notre investigation qui n’est pas seulement une investigation du réel, mais qui est aussi une investigation de l’imaginaire, des profondeurs, du non-dit, des interdits. Nous devons cahoter tous les genres pour pouvoir exprimer ce que nous voulons exprimer. Et dans ce sens-là, il y a forcément chez nous un dépassement de la convention de la prose, mais aussi un dépassement de la convention de la poésie. (p. 29-30) Glissant pointe ici les dérives des frontières génériques conventionnelles tels que conçues et adoptées dans le champ littéraire occidental, puis imposées comme canon à suivre aux littératures d’ailleurs.

L’œuvre glissantienne incarne la posture théorique du penseur martiniquais. Ainsi, y est entremêlé dans un même texte les caractéristiques du discours, du traité, de la poésie, de l’essai, du roman, etc., sans pour autant les invalider, mais tout en les remettant en question.

34 Ce faisant, l’ensemble de son œuvre apparaît non seulement comme un archipel textuel complexe15, mais également comme un lieu de relation entre les différents genres littéraires. L’écriture fragmentaire de ses écrits est une autre illustration d’une position qui se veut libérée des carcans littéraires de l’impérialisme occidental (Hayatou, 2016). Les fragments expriment non seulement l’état du monde tel qu’il apparaît, à savoir, incomplet, éparpillé, inachevé, mais ils exigent également une reconnaissance du Divers. Le fragmentaire fait écho à l’hétérogénéité des réalités et vécus du monde. L’intertextualité chez Glissant est encore une autre stratégie de dépassement des frontières littéraires imposées. Dans la pensée glissantienne, l’intertextualité est présentée comme un processus par lequel un texte « nouveau » s’écrit à partir d’un autre, l’insère dans son espace et le modifie, se l’approprie tout en le transformant (Hayatou, 2016). Ce procédé est valorisé dans la création de nouveaux imaginaires; c’est la créolisation (au sens glissantien) qui prédomine. Associée à la pensée de la trace, l’intertextualité s’inscrit dans une pensée du multiple, en construction et en devenir. Le texte (littéraire) devient un texte ouvert, un texte disposé à dialoguer, à échanger avec d’autres textes. Faire entremêler et faire dialoguer les divers textes littéraires et œuvres d’art d’horizons variés et de différentes périodes traduit le refus de la fixation et de l’enfermement.

La littérature (ou les littératures), tel que Glissant la conçoit, devient un terrain propice de réflexions quant aux catégories littéraires et aux manières d’aborder les œuvres littéraires. La poétique de la Relation se refuse à tout enclavement et propose ainsi des outils pour lire autrement, pour comprendre autrement, révélant une œuvre sous d’autres perspectives que celles qui prédominent dans les analyses littéraires occidentales. Dans le cadre de cette recherche, cet apport est particulièrement fructueux pour (re)penser le champ des « littératures autochtones » en le débarrassant notamment de ses enfermements extérieurs, ainsi que pour renouveler mon regard quant aux dynamiques littéraires (esthétiques et discursifs) qui ont cours dans les œuvres sélectionnées.

15 Expression que je reprends de Hayatou (2016 : 85).

35 Synthèse du cadre théorique

Le cadre théorique ainsi dressé permet de mettre en relation des pensées et des concepts qui se complètent et se répondent. Sans pour autant se référer les uns aux autres, il ressort de ces différents positionnements théoriques un outillage utile pour penser les dynamiques discursives d’œuvres littéraires appartenant à une même communauté de discours. Dans le cadre de cette recherche, cette communauté porte comme centre de gravité les quatre auteures innues sélectionnées — Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine. Le discours qui m’intéresse en est un marginalisé — historiquement, politiquement et socialement — qui s’inscrit dans des luttes de sens face aux autres discours en présence. Ce point est développé au chapitre suivant.

Explorer les dynamiques de discours marginalisés revient à saisir les discours (sociaux) dans leur articulation de la connaissance et du pouvoir. La grille d’analyse avancée par Angenot permet de dévoiler les formes discursives qui participent à la création, à la reconnaissance et aux mouvements de ces discours. Il en sera principalement question au chapitre IV de ce mémoire où je propose une analyse discursive des œuvres littéraires des auteures innues retenues. En traitant la littérature comme un matériau d’enquête, ou même la pratiquer comme terrain d’enquête, dans le cadre d’une démarche anthropologique, c’est la replacer dans les rapports au réel qu’elle véhicule, ce que suggère notamment Rancière et Glissant. C’est pourquoi il est particulièrement intéressant de considérer des œuvres littéraires dans la compréhension de dynamiques discursives marginalisées. Le concept de champ littéraire devient alors éclairant sur les dynamiques à l’œuvre au niveau même de la littérature, et de manière plus large, des articulations discursives relevant de rapports de pouvoir.

La poétique de Glissant, introduite en cours de cheminement à cette recherche, est particulièrement riche pour appréhender la littérature de manière complémentaire au cadre théorique préalablement établi. Elle vient resserrer le regard sur certaines questions

36 (notamment d’ordres littéraire et politique) et donner un vocabulaire pour comprendre des dynamiques qui peuvent très bien être situées dans le discours social ou à l’intérieur d’un champ (qu’il soit discursif, ou littéraire, ou politique). Il y a des continuités évidentes entre ces auteurs qui, au final, restent préoccupés par les enjeux d’inégalités de pouvoir. La pensée glissantienne constitue à la fois un moyen de questionner les frontières du champ littéraire, dont celles de « littérature autochtone »; d’éclairer les possibles des littératures et de valoriser une pensée au sortir des carcans occidentaux; et finalement, de mettre en lumière (d’autres) rapports de pouvoir dans le discours social, dont ceux qui résultent des analyses littéraires d’auteures et d’auteurs autochtones, et plus largement des analyses artistiques d’œuvres marginalisées. Cet apport théorique m’a permis d’approfondir mes réflexions quant à la littérature qui m’a intéressée au cours de cette recherche, et d’en dévoiler des dynamiques qui se veulent inscrites dans une approche décoloniale des sujets et des problématiques relevant de peuples autochtones.

Ce cadre théorique se pose en structure de compréhension de mon sujet de recherche. La première séquence théorique (c’est-à-dire ce qui précède l’introduction de la pensée de Glissant) informe les bases méthodologiques présentées au chapitre III de ce mémoire. Le chapitre suivant présente le cadre contextuel dans lequel ma recherche prend essor. Il s’agira, dans un premier temps, d’examiner certains discours historiques à dimension « territoriale » et de réfléchir à leur construction, afin de mieux comprendre les rapports de pouvoir dans lesquels sont inscrits les peuples autochtones, et plus spécifiquement la nation innue, ainsi que les sociétés canadienne et québécoise. Dans un deuxième temps, il sera question d’aborder le champ littéraire dans lequel se développe cette recherche, tout en se questionnant sur les termes de cette production culturelle.

37 CHAPITRE II Légitimité discursive : de la construction des discours historiques quant au territoire à la reconnaissance d’un champ littéraire

Introduction

Ce chapitre vise à esquisser le cadre contextuel qui a servi de toile de fond à la présente recherche. Je proposerai, dans la première partie, une discussion générale de la nation innue, et plus particulièrement en m’intéressant à la dimension politique des discours historiques la concernant. Tout en rappelant de manière succincte les dynamiques historiques depuis la colonisation, je tenterai également de réfléchir à la légitimité politique que sous-tend la construction des discours historiques, notamment en ce qui a trait au territoire. De ces rapports politiques au territoire, j’avancerai, dans une seconde partie, sur le terrain de la littérature, pierre angulaire de mon sujet de recherche. J’esquisserai les dynamiques du champ littéraire de cette recherche qu’est la littérature autochtone francophone au Québec, avant de réfléchir justement à cette catégorisation de « littérature autochtone ».

2.1 Les Innuat au Québec

La nation innue est répartie au sein de douze communautés situées sur le Nitassinan, lequel chevauche les provinces du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. La langue de ce peuple est l’innu-aimun, rattachée à la famille linguistique algonquienne. Selon les statistiques officielles de 201516, les Innuat forment la première nation autochtone la plus populeuse de la province, avec 19 955 membres. Outre les personnes résidant en ville, la plupart habitent

16 Source: SECRÉTARIAT AUX AFFAIRES AUTOCHTONES DU QUÉBEC, s.d., Statistiques des populations autochtones du Québec 2015. Population amérindienne [en ligne]. Disponible sur

38 dans une des neuf communautés situées dans les régions administratives de la Côte-Nord (8) et du Saguenay–Lac-Saint-Jean (1). Deux autres communautés innues sont situées hors Québec, soit au Labrador en territoire terre-neuvien. La majorité parle l’innu-aimun dans la vie quotidienne, de même que le français.

Dans la volonté de mettre en lumière la diversité des réalités que vivent l’ensemble des communautés innues, y compris les membres qui les composent, il est important de garder à l’esprit qu’un peuple ou qu’une personne ne possèdent pas de vision monolithique de quelque objet que ce soit. Simplifier, raccourcir des réalités humaines et sociales engendre leurs essentialisations, image fixe et dénuée de nuances. Or, le corpus sélectionné comprend quatre auteures innues venant (et vivant pour certaines) de communautés différentes. Je ne prétends pas relater l’ensemble des facettes du discours innu de la relation au territoire, ni même des femmes innues. Mon objectif est plutôt de saisir la création, la diffusion et la consolidation de discours qui se veulent singuliers et propres à leurs auteures au travers de ces poèmes qui sont compris comme des productions discursives empiriques qui interagissent avec un ou des « Discours » au sens foucaldien du terme (Fairclough, 1992).

2.1.1 Discours historiques et légitimité politique

Il est courant que les ouvrages portant sur l’histoire recensent plusieurs périodes par le biais de différentes caractéristiques, et ceux sur la nation innue ne font pas exception. Bien que plusieurs découpages ont été proposés, une certaine concordance entre ces diverses propositions ressort (Girard et Brisson, 2014; Vincent, 1977; Savard, 2004). En effet, trois grandes périodes semblent caractériser l’histoire des relations entre le peuple innu et les Couronnes française et anglaise au cours de leur histoire commune: des premiers contacts à l’alliance de 1603 (1500-1603); une souveraineté partagée (1603-1840); et la souveraineté autochtone usurpée (1840 à nos jours) (Girard et Brisson, 2014). L’histoire des peuples autochtones est antérieure à la colonisation, et il est primordial de le rappeler. Mon objectif ici est d’évoquer les discours historiques et les légitimités politiques qui en sont corollaires.

39 Travaillant à l’étude des discours à l’égard du territoire dans un contexte contemporain résultant de la colonisation, je délimite cette discussion à partir de cette époque.

La première période est caractérisée par des contacts réguliers, notamment d’ordre marchand, entre les nations innue et française (Girard et Brisson, 2014 : 4). Les peuples gardent leur autonomie. La circulation des personnes et de produits contribue à fixer les paramètres de la politique d’alliance qui est amorcée de manière officielle lors du premier traité en 1603 et qui reconnaît les droits des peuples autochtones en Nouvelle-France. La deuxième période est marquée par des rapports de respect mutuel où la souveraineté de chacun est assumée (Girard et Brisson, 2014 : 5). La politique française a pour but de coloniser, mais en s’alliant avec les peuples autochtones qui occupent et « mettent en valeur » les territoires. Avec la conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre en 1760, la Couronne britannique adopte la Proclamation royale de 1763. À partir de 1840 (troisième période), avec la création du Canada-Uni (1867), la souveraineté autochtone est usurpée et la nation innue proteste (Girard et Brisson, 2014 : 5). Une politique de cession des terres mène à une politique plus affirmée d’extinction des droits fondamentaux et des droits sur les territoires des peuples autochtones. Notons toutefois qu’en 1982, les droits ancestraux des Premières Nations sont reconnus en principe dans la nouvelle constitution du Canada. Depuis cette date, à la suite de plusieurs jugements qui sont venus préciser la portée de la Constitution, les gouvernements ont « reconnu » les peuples autochtones sur le territoire et l’obligation de les inclure dans les décisions concernant celui-ci. Parallèlement, et animées par l’affirmation du droit ancestral au territoire, les diverses nations et/ou communautés autochtones cherchent à mettre en place des gouvernements autonomes pour assurer et affirmer leur souveraineté (Lefebvre et Gendreau, 2016 : s.p.).

Sans vouloir étiqueter et figée une histoire officielle, il demeure pertinent de considérer ces diverses périodes et ruptures historiques dans la construction discursive du rapport des Innuat au territoire. Il est alors intéressant de prendre en compte Le récit de Uepishtikueiau : l'arrivée des Français à Québec selon la tradition orale innue, opuscule

40 de Sylvie Vincent et de Joséphine Bacon (2003). Ce récit propose une lecture de l’histoire du point de vue de la nation innue, interprétation différente de l’histoire officielle. Ce récit nous amène à jeter un regard nouveau sur la période de « contact » et sur les relations interculturelles entre peuples autochtones et Européens au temps de la fondation de Québec; sur la place également des Premières Nations dans l’histoire et dans la société québécoise; ainsi que sur les diverses répercussions immédiates et futures des premières alliances franco-amérindiennes; enfin, sur les quatre siècles passés d’une histoire commune et sur le temps présent. Ces différents points de vues soulèvent la question de la construction des discours historiques au gré des configurations et reconfigurations du discours social, de même que le régime de légitimité politique qui la sous-tend. L’instrumentalisation du discours historique et le processus de légitimation qui lui est connexe assurent un maintien des relations de pouvoir en présence.

Certains ouvrages d’ordre historique sont davantage à considérer pour les débats qu’ils suscitent, comme c’est le cas de celui de Nelson-Martin Dawson, Feu, fourrures, fléaux et foi foudroyèrent les Montagnais (2005). L’auteur propose une synthèse de l’histoire innue des XVIIe et XVIIIe siècles avec, comme thèse centrale, la disparition des premiers membres et leur remplacement par une population cosmopolite sans lien avec la première, mais portant le même ethnonyme. Cet ouvrage est un exemple marqué des luttes de sens qui entourent l’occupation du territoire. En effet, Charest (2009) souligne à l’égard de l’ouvrage de Dawson que ce genre d’études répétitives sur le « Dernier des… (ajouter le nom d’une « tribu » [sic] de votre choix) » (p. 83) a pour but principal de discréditer toute entente que les Innuat ou autres peuples autochtones pourraient en venir à signer avec les deux paliers de gouvernement sur la base de la discontinuité de leur occupation territoriale. De telles productions négationnistes font aussi partie du paysage discursif contemporain. D’une part elles accentuent, au point d’en devenir caricaturales, les traits de l’hégémonie. D’autre part, elles contribuent à placer les positions hégémoniques au « centre » du spectre politique légitime, en les faisant apparaître modérées par contraste.

41 À l’instar des milliers d’autres peuples à travers le monde, ceux autochtones des Amériques ont dû affronter, au cours des derniers siècles, les assauts de la colonisation et de l’industrialisation (Lacasse, 2004; Girard et Brisson, 2014; Beaulieu et coll., 2013). Ainsi, aux grandes migrations vers les terres fertiles du « Nouveau Monde » a succédé une ruée irrésistible de l’industrie vers les ressources naturelles de ces grands espaces. Tel fut le cas dans toutes les Amériques, où se multiplièrent les fronts pionniers vers l’intérieur des terres d’Amérique du Sud, vers l’ouest et vers le nord de l’Amérique du Nord. Au Québec, ce fut d’abord la conquête de la vallée du Saint-Laurent, puis des hautes terres du Bouclier méridional avec l’expansion de l’industrie forestière et la construction des premiers grands barrages hydro-électriques, et ce au détriment des modes de vie des peuples qui y habitaient (et qui continuent d’y habiter). Ceux-ci ont résisté sur leurs terres en réclamant le droit de participer en tant que partenaires à part entière aux projets d’industrialisation des territoires. Les revendications territoriales des peuples autochtones visent à faire reconnaître et à faire respecter des droits existant depuis fort longtemps et qui n’ont jamais été abandonnés, éteints ou aliénés (Lacasse, 2004; Girard et Brisson, 2014; Beaulieu et coll., 2013; Lefebvre et Gendreau, 2016).

Le peuple innu négocie depuis plus de trente-cinq ans la reconnaissance de ses droits ancestraux et la traduction de ces droits dans un « traité moderne ». L’objectif de ces négociations pour les gouvernements est « simplement de clarifier le statut juridique des Premières Nations concernées et des territoires qu’elles revendiquent », ce que l’on appelle « la certitude juridique », comme le mentionne Ghislain Picard (2013 : 13), chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. Or, les Premières Nations cherchent elles aussi une forme de certitude juridique afin d’avoir accès au territoire, mais elles souhaitent tout particulièrement établir, par le biais de ces négociations, les conditions de leur devenir collectif sur les plans culturel, social, économique et politique.

42 2.1.2 Relations au territoire

Vivre dans et de la forêt, se nourrir de la forêt, ou des lacs ou de la mer ou de la terre des vallées définit ce qu’on appelle le mode de vie traditionnel des Premières Nations (Giroux, 2013 : 160). L’analyse du discours innu à l’égard du territoire (Mailhot et Vincent, 1982; Foy, 1994; Lacasse, 2004; Martin et Girard, 2009; Girard et Brisson, 2014) a révélé que les Innuat considèrent la terre comme étant à la fois un lieu d’approvisionnement, un lieu d’apprentissage et un lieu où s’enracine la culture. En d’autres mots, selon ce discours la terre comble les besoins des Innuat physiquement, économiquement, culturellement, mais aussi spirituellement; ils se positionnent ainsi comme les gardiens et les gardiennes du territoire, avec tout ce que cela implique. Riches d’un héritage auquel cette nation affirme n’avoir jamais renoncé, ces membres se disent compétents à exercer sur leur territoire le type de « pouvoir » et de « gardiennage » dont ils sont les légataires (Lefebvre et Gendreau, 2016; Girard et Brisson, 2014; Martin et Girard, 2009; Lacasse, 2004; Foy, 1994).

L’œuvre de Rémi Savard, La forêt vive: Récits fondateurs du peuple innu (2004), offre la transcription de quatre récits contés par François Bellefleur, enregistrés en innu-aimun par l’auteur à Unaman-shipit (La Romaine), sur la Basse-Côte-Nord du golfe du Saint-Laurent, en 1970 (Savard, 2004 : 15). Ils ont depuis été traduits et analysés par plusieurs chercheurs et chercheures, dont Savard qui nous présente, à la suite de chaque récit, ses commentaires étayés et illustrés de diverses images (cartes, schémas, photos). Ces récits sont qualifiés par le conteur lui-même d’atanukan — que l’on peut traduire par récits des origines17, et dit-on furent transmis au peuple innu par des personnes autres qu’humaines (Savard, 2004 : 25). Cette référence à une instance tierce se trouve donc en surplomb généalogique dans l’établissement des rapports entre êtres humains et non-humains. Ces tiers non-humains, lesquels traditionnellement responsables du maintien de l’ordre social, sont susceptibles

17 D’après Savard (2006), « les termes qu’on emploie ne sont jamais innocents » (p.18); il interpelle alors les lectrices et les lecteurs sur l’utilisation du terme « mythe » qui réfère davantage aux premières cités grecques, inscrivant alors l’énoncé discursif considéré dans un héritage qui n’est pas le sien. « À mon avis, toute nomination autre que celle de « mythe » serait préférable » (Savard, 2006 : 18); je m’inscris donc dans sa logique de pensée en usant de l’expression « récit des origines » qui ne comporte alors pas d’ancrage spécifique de quel ordre que ce soit.

43 d’intervenir afin d’assurer le respect des valeurs, des règles et des principes liés au respect de la vie, à la protection du territoire et à la conservation des ressources (Leroux, 2009 : 89). La tradition structure ainsi un principe du droit foncier voulant que chaque sujet soit l’héritier en titre d’une généalogie ayant ses racines dans une cosmogénèse mythique (Leroux, 2009 : 4). Dans les termes de Savard (2004) : Ces récits [des origines] ont pour objectif de faire coïncider l’apparition de deux ordres de réalité : d’une part, l’ensemble des règles permettant la reproduction de la société dont les destinataires de cet acte de communication sont membres ; d’autre part, rien de moins que la totalité du cosmos (alternance du jour et de la nuit, cycle saisonnier, vie et mort, variété des espèces animales et végétales dont la nôtre, etc.). (p. 25) Toujours selon Savard (2004, 2006), à travers de telles performances orales, ces sociétés parlaient, et continuent de parler, non pas tellement de ce qu’elles étaient ou souhaitaient demeurer, mais bien de leur « vouloir dire » et de leur « volonté d’existence » — expressions qu’il reprend au médiéviste suisse Paul Zumthor (Savard, 2004 : 16).

Les récits des origines des Innuat se traduisent par des discours qui fondent l’autorité du groupe sur le territoire qu’il occupe. Le récit exprime symboliquement les « significations imaginaires sociales » (au sens de Castoriadis, 1975) qui, dans la culture d’un groupement humain, sont fondamentales, instituantes: celles qui donnent un sens à ce qui se dit et se fait dans ce groupe, à sa vision du monde, à son être au monde. Inscrit dans la mémoire collective, il est l’objet d’une « croyance » collective qu’implique l’appartenance au groupe. Un des éléments fondamentaux dans la notion innue de souveraineté relève de la nécessité de transmettre aux générations suivantes ce qu’on a reçu soi-même, dans l’état où on l’a reçu, si ce n’est dans un meilleur état (Lefebvre et Gendreau, 2016 : s.p.). Cet aspect crée une dimension intergénérationnelle. La notion de souveraineté est donc intimement liée à la question de la transmission, et de ce fait la dépossession territoriale est donc indissociable de la dépossession identitaire.

44 2.2 Productions littéraires

Cette recherche s’intéresse à la production politique-culturelle autochtone contemporaine au Québec, qui constitue un corpus en développement depuis une trentaine d’années (Gatti, 2004; Giroux, 2008, 2009; Papillon, 2017). En effet, il existe aujourd’hui au Québec une littérature autochtone contemporaine considérable, comprenant des essais politiques, des travaux d’histoire, de la philosophie, mais également une littérature de fiction (poésie, dramaturgie, roman et nouvelle). Il existe également une production culturelle, incluant des arts plastiques, mais aussi une cinématographie (fiction et documentaire). On trouve aussi une multiplication des récits de vie: dans la littérature ethnographique habituelle, mais aussi dans le développement d’une forme d’auto-ethnographie. Cette production discursive s’articule à une variété de pratiques politiques, qui incluent bien sûr des confrontations judiciaires, appelant elles aussi des productions discursives qui leur sont propres, concernant les territoires et les pratiques traditionnelles, mais aussi des occupations de territoires, des barrages, des sit-ins et autres manifestations politiques qui sont autant d’occasions de mettre en récit les luttes innues. Cette production discursive forme un corpus d’étude trop volumineux pour envisager l’aborder de manière exhaustive. Toutefois, à la lumière du cadre théorique déployé, il demeure difficile d’ignorer les résonances importantes qui existent entre ces productions. Je concentrerai néanmoins mon intérêt sur la littérature innue francophone, et plus particulièrement des poèmes d’auteures innues. Je situerai essentiellement cette recherche dans le champ de l’étude des idées politiques autochtones. Ce choix est basé sur le constat que ces idées se construisent à travers une diversité de discours. Le caractère politique du regard autochtone sur le monde contemporain, exprimé dans la « fiction » et ce qu’il peut nous apprendre sur ce monde, sera mon fil conducteur.

Les frontières linguistiques du corpus visé se sont ainsi délimitées: explorer la littérature innue francophone du Québec, c’est-à-dire la production écrite en français par les auteures innues qui demeurent au Québec, tout en gardant à l’esprit l’intertextualité possible avec

45 des productions dans d’autres langues (autochtones ou anglophone). Je considère comme auteure innue francophone, une auteure parlant et écrivant le français, mais dont l’expérience ne se limite pas uniquement à cela. Francophone ne désigne donc pas nécessairement une auteure de langue maternelle francophone ou qui s’identifie à celle-ci, mais une auteure qui s’exprime aussi dans cette langue et participe dans le champ littéraire francophone du Québec. Les auteures innues concernées dans cette étude ne se limitent effectivement pas au seul français et usent régulièrement de l’innu-aimun. Le choix de la langue n’a pas été prioritaire dans la sélection du corpus, c’est davantage une condition résultante d’autres paramètres — femme, poétesse et s’identifiant, entre autres, en tant qu’Innu et vivant au Québec.

2.2.1 Littérature autochtone francophone au Québec

Les Premières Nations ont connu l’écriture dès l’arrivée des peuples européens et surtout des missionnaires, mais le corpus littéraire date seulement des années soixante-dix (Gatti, 2004). Ce corpus demeure donc jeune, produit d’une tradition orale et d’auteures et auteurs métissés biologiquement et culturellement. La mise en réserve géographique (littéralement) a établi le modèle idéologique du régime colonial qui a suivi et qui continue de caractériser les conditions sociales et le rapport au monde d’un grand nombre des membres des Premières Nations. D’après Gatti (2004), « c’est cette partie de l’histoire et du rapport à l’Autre qui marque le plus les Amérindiens aujourd’hui et dont on retrouve les échos dans leur littérature. » (p. 22) Le premier ouvrage consacré à l’étude de cette littérature est Histoire de la littérature amérindienne au Québec de Diane Boudreau en 1993, suivi en 2004 de l’anthologie préparée par Maurizio Gatti, puis de son essai Être écrivain amérindien au Québec en 2006. On peut questionner l’usage du terme « littérature » et sa délimitation. Il existe, pour plusieurs, une « littérature orale » très importante dans les sociétés autochtones. Cependant, dans le contexte de la présente recherche et considéré à l’égard du concept de champ (Bourdieu, 1998), le passage à l’écrit implique davantage qu’un médium, mais aussi toute un mode de production, un passage à l’édition de livres,

46 qui inscrit les auteures du corpus dans une volonté de s’exprimer sur un mode particulier et dans un champ de production particulier : celui du champ littéraire.

Au début des années soixante-dix, les récits de vie et les essais historiques ont prédominé. À la parution de l’essai-manifeste d’An Antane Kapesh, Je suis une maudite Sauvagesse/ Eukuan nin matshimanitu innu-ishkueu en 1976, une prise de conscience de l’existence d’une littérature autochtone émerge. Cependant, les textes publiés en français par des membres des Premières Nations à cette époque demeurent isolés, peu connus et peu

étudiés, et ce n’est que dans les années 2000 que la littérature d’auteurs et d’auteures autochtone de langue française prend réellement son essor (Papillon, 2017). On peut regrouper An Antane Kapesh, Bernard Assiniwi, Michel Noël et Yves Sioui Durand dans cette première génération d’auteures et d’auteurs autochtones au Québec (Gatti, 2004; Papillon, 2017). Ces écrits partent de la nécessité de défaire l’histoire telle qu’elle est racontée par les historiens et historiennes non autochtones, dans le but de se réapproprier les représentations historiques qui s’y jouent (Giroux, 2008; Gatti, 2004). Le sentiment d’urgence face à la tâche de réappropriation des représentations s’enracine dans l’expérience personnelle des auteures et des auteurs: « Cette manière d’écrire « avec son sang » est le signe d’une pensée politique qui se développe comme réflexion du vécu, comme une multiplication du sensible » (Giroux, 2008 : 37).

Il s’agit de la mise en œuvre, sur le mode littéraire, de ce qu’on pourrait appeler une « historiographie critique » (Papillon, 2017): elle permet de cerner l’effet dévastateur d’une certaine manière de faire l’histoire, de souligner la déresponsabilisation qu’elle entraîne dans la société dominante par rapport aux peuples autochtones et d’y montrer une cause de l’incompréhension entre les deux cultures — incompréhension qui aggrave la marginalisation chronique des peuples autochtones. Aujourd’hui, de nombreux poèmes et contes viennent témoigner d’une évolution de la littérature d’auteures et d’auteurs autochtone au Québec. Née de la révolte, elle a tendance à devenir de plus en plus créative et soucieuse d’esthétique (Gatti, 2004).

47 Alors que la « première vague » s’inscrivait nettement dans la tradition du témoignage politique et dénonçait les injustices créées par les pratiques coloniales québécoises et canadiennes ainsi que par le racisme institutionnel, la littérature autochtone contemporaine adopte des formes et véhicule des propos très variés et moins immédiatement reconnaissables comme « politiques » — s’attachant, par exemple, à mettre en mots la vie intime et l’individualité, thèmes qui demeurent néanmoins inscrits dans une dimension politique (Giroux, 2008). Un discours à teneur « écologique » fortement politisé est également présent de façon frontale ou oblique dans un grand nombre de ces œuvres (Papillon, 2017), telles que celles retenues dans cette recherche, mais aussi dans des œuvres appartenant à des genres moins souvent considérés tels que les bandes dessinées et les courts-métrages d’animation d’Obom (Papillon, 2017).

Dans le cadre du champ de la littérature autochtone francophone du Québec, les quatre auteures retenues occupent une place privilégiée. Sur les onze nations autochtones au Québec, certaines sont plus représentées que d’autres en littérature, du fait notamment de leur lien avec le français. Les Innuat appartiennent à la nation la plus importante de langue seconde française (Harel, 2017). Beaucoup des artistes issus de cette nation offrent directement leurs textes dans cette langue (GRÉNOC, 2015), voire en édition bilingue, comme Joséphine Bacon ou encore Rita Mestokosho. Les auteures et auteurs innus détiennent une place importante dans le paysage littéraire au Québec, et les auteures sélectionnées pour cette recherche en sont sûrement les plus reconnues.

Deux des œuvres sélectionnées ont été finalistes au prix de poésie Émile-Nelligan (Frayer de Marie-Andrée Gill en 2016, et Manifeste Assi de Natasha Kanapé Fontaine en 2015); deux autres à celui du Gouverneur-Général (Un thé dans la toundra de Joséphine Bacon en 2014, et Béante de Gill en 2012). Ce sont deux prix consacrés comme prestigieux dans le domaine littéraire au Canada. L’œuvre de Naomi Fontaine, , est finaliste en 2012 au Prix des cinq continents, remis par l’Organisation internationale de la Francophonie et

48 qui valorise un texte de fiction narratif témoignant d’une expérience culturelle spécifique, et ce dans la francophonie. En 2017, Un thé dans la toundra reçoit également le prix international Ostana qui souligne les qualités artistiques d’écritures en langue maternelle dans un contexte où cette langue est menacée. Les auteures du corpus sont invitées d’honneur de salons du livre à travers le Québec; elles sont également appelées à l’étranger pour parler de leurs œuvres comme en Haïti (Les nuits amérindiennes) ou à Paris (Marché de la poésie); elles sont sélectionnées dans diverses listes d’incontournables littéraires au Québec (coup de cœur Les Libraires, Radio-Canada, Renaud Bray, etc.). Ce ne sont là que quelques détails des consécrations18 qui hissent ces auteures en tant que voix de leur génération (GRÉNOC, 2015), bousculant la littérature québécoise (Lamy, 2013; Létourneau, 2010; Beauclair, 2016; Lefebvre, 2016; Papillon, 2013, 2017) — mais également les réalités québécoises en donnant voix à des imaginaires, à des réalités et à des identités minoritaires. Il suffit de taper sur n’importe quel moteur de recherche Internet le nom d’une d’entre elles et les nombreuses entrées défilent longuement: publications d’articles de presse et de blogues, critiques littéraires (professionnelles et amatrices), comptes-rendus, recherches universitaires, et j’en passe.

Plutôt qu’une branche de la littérature dominante, la littérature des Premières Nations vise à infléchir le champ des littératures francophones afin de s’y tailler une place légitime (Gatti, 2004): affirmation de la figure d’auteure et d’auteur autochtone, développement d’un marché, établissement de maisons d’édition, création de prix littéraires, promotion et enseignement des œuvres, attention et intérêt de la critique en sont des étapes essentielles (Bourdieu, 1998). La littérature d’auteures et d’auteurs autochtones francophones du Québec est devenue désormais un domaine de connaissance qui contribue à la compréhension des réalités et des enjeux autochtones et québécois. Tout comme les conteuses et conteurs oraux, les écrivaines et les écrivains assurent la transmission et le renouvellement de leur culture, adoptant de ce fait un certain rôle social.

18 Informations tirées des pages de présentation des œuvres des sites Internet des maisons d’édition correspondantes.

49 2.2.2 Une littérature « autochtone » ?

Dans le numéro spécial « L’écriture innue » de la revue Littoral (2015), publiée par le Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière (GRÉNOC), et qui met entre autres en vedette Joséphine Bacon, Naomi Fontaine et Natasha Kanapé Fontaine, l’auteur de l’éditorial souligne « comment les instances « consacrantes » ont le pouvoir « arbitraire » de « faire exister ou non une littérature » » (Rouxel, 2015 : 5). La reconnaissance de la « littérature autochtone » est bien réelle et demeure croissante (Papillon, 2017, 2013; Lamy, 2013). Dans le cas qui nous intéresse, et comme exposé un peu plus tôt, l’écriture innue a une place prépondérante dans cette reconnaissance. On peut toutefois questionner les termes de cette reconnaissance institutionnelle et l’identification d’une littérature « autochtone » qui est alors située en marge du champ littéraire francophone (St-Amand, 2010; Papillon, 2017, 2013; Lamy, 2013). La couverture médiatique qui est faite des œuvres du corpus est particulièrement parlante de cette approche, où la perspective des commentaires se positionne essentiellement autour de l’axe de l’autochtonie19. Et quand bien même les critiques sont moins bonnes, l’argument est celui d’une poésie qui n’a pas réussi à parler des origines ou de la colonisation ou des territoires20.

S’intéresser aux maisons d’édition est également pertinent dans la compréhension de la mise en marge de la littérature dite autochtone. Alors qu’il existe au moins une dizaine de maisons d’édition de poésie populaire au Québec (mais bien plus que cela dans leur ensemble), les sept œuvres sélectionnées ont été publiées dans seulement deux maisons

19 Le site de l’organisme Kwahiatonhk! en est un bon exemple. Il reprend pour presque toutes les auteures du corpus, exceptée Naomi Fontaine, une bibliographie des critiques littéraires et des articles de presse (entre autres) autour des œuvres. Le simple intitulé des textes est déjà significatif, et quand on commence à relever les thématiques du contenu de ces écrits, celles-ci sont essentiellement le territoire, l’identité culturelle et la résilience. 20 Par exemple, la critique de Sébastien Dulude (2013) pour les Lettres québécoises (150) : 37.

50 d’édition: La Peuplade21 et Mémoire d’encrier22. Mémoire d’encrier est une maison d’édition fondée en mars 2003, à Montréal, par l’écrivain Rodney Saint-Éloi. Elle publie des œuvres de fiction, de la poésie, des essais, des chroniques, de la littérature jeunesse, etc. Elle est animée par un projet politique explicite s’inscrivant dans une vocation décoloniale. Son mandat éditorial se traduit dans l’aménagement de passerelles entre différents imaginaires dans une perspective de solidarité et de redéfinition de l’altérité. Le catalogue d’auteures et d’auteurs reflète d’ailleurs une grande diversité (originaire du Québec, du Canada, de Premières Nations, des Caraïbes, de pays d’Afrique et d’Europe), tout autant que les œuvres publiées et les thématiques qui en sont associées. La Peuplade est fondée en 2006 par Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot, tous deux auteurs. Établie dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, cette maison d’édition se positionne loin des grandes villes et profile en ce sens sa ligne éditoriale autour du territoire et de l’identité. La Peuplade publie des livres de fiction, des récits, de la poésie et des traductions de romans, « avec un intérêt particulier pour les peuples du Nord », précise Turcot (Glévarec, 2018)23.

Ces deux maisons d’édition sont de la même génération. Elles appartiennent à la vague éditoriale québécoise du début des années 2000, où plusieurs maisons d’édition ont vu le jour avec la vocation d’un renouveau du paysage littéraire. Ce sont tout de même seulement deux éditeurs québécois qui ressortent ici, dans le cadre d’un corpus qui comprend sept œuvres. Dans une entrevue donnée à Radio-Canada à l’occasion du 6e Salon du livre des Premières Nations de Wendake, l’artiste Yves Sioui Durand avance qu’« il y a surtout deux éditeurs qui publient cette littérature [au Québec] », en parlant de la littérature autochtone, et qu’il est « de la responsabilité des éditeurs québécois de s’ouvrir et de sortir des créneaux

21Frayer, 2015 et Béante, 2015 (2012) tous deux de Marie-Andrée Gill. 22 Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, 2013 et Bâtons à message / Tshissinuashitakana, 2009, de Joséphine Bacon; Bleuets et abricots, 2016 et Manifeste Assi, 2014, de Natasha Kanapé Fontaine; et Kuessipan, 2017 (2011) de Naomi Fontaine. 23 Informations et citation tirées d’une entrevue donnée en mars 2018 pour Kroniques.com, blogue d’Amandine Glévarec (libraire, auteure, animatrice radio, correspondante presse). Disponible sur (consulté le 19 mars 2019).

51 de l’histoire, de l’anthropologie et de l’ethnologie » (Josselin, 2017)24. Alors que l’entrevue ne précise pas ces deux éditeurs, les Éditions Hannenorak sont sans doute l’un de ceux-là. Elles sont effectivement la seule maison d’édition au Québec spécialisée dans la publication d’œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones, bien qu’aucune des œuvres du corpus n’y soit publiée. Il y a donc un manque réel quant à une diversité d’édition des littératures autochtones, alors que celles-ci se sont illustrées dans tous les genres, du roman historique au roman érotique, en passant par le roman jeunesse, la poésie, le théâtre, l’essai, etc. (Papillon, 2013).

La « littérature autochtone » est, par ailleurs, encore souvent lue et étudiée hors de « l’espace commun », c’est-à-dire comme une littérature de la « marge »; une littérature dont la forme, les thèmes, le style, le discours, les personnages, l’univers et la finalité ne trouvent pas leur résonance ailleurs. L’auteur d’origine congolaise Mabanckou (2006) évoque la condition des catégorisations littéraires — dont les maisons d’édition en sont les représentations les plus stables dans le champ littéraire — en termes de « ghettoïsation »: Il s’agirait d’une question de visibilité pour ces auteurs. Or cette ghettoïsation dangereuse finit par atteindre ses limites un jour ou l’autre. Elle déprécie l’expression de tout un continent [l’auteur parle alors de la littérature africaine] et offre une littérature de troupeau dont la seule légitimation est l’identité de la couleur de la peau ou le lieu géographique des écrivains. Ces auteurs ainsi cloîtrés, balkanisés, claquemurés, isolés, sont irrémédiablement condamnés à porter le fardeau d’une idéologie incompatible avec l’indépendance de la création (s.p.). Cette critique résonne fort dans le milieu de la littérature explicitement identifiée comme autochtone. La qualification d’une littérature « autochtone » peut relever d’une stratégie d’intervention dans le champ littéraire, dans la mesure de rendre visibles ces œuvres. Elle devient alors performative car elle agit sur le champ lui-même (Lamy, 2013; Létourneau, 2010; Beauclair, 2016; Lefebvre, 2016; Papillon, 2013, 2017). Elle reste cependant problématique quand elle est essentialisée. Cette identification « autochtone » peut alors se

24 Une entrevue de Marie-Laure Josselin, disponible sur (consulté le 18 avril 2019).

52 traduire comme la marque d’un stigmate qui diminue la portée de l’œuvre, car cette littérature est finalement de la littérature. Les rapports de distanciation sont ainsi maintenus en qualifiant ces œuvres comme autres.

Synthèse de la mise en contexte

Assise première d’une légitimité politique, la terre — les territoires — a été, et demeure le haut lieu de luttes réelles et symboliques. Depuis la période coloniale, la question du territoire en est une primordiale chez les peuples autochtones, dont la légitimité politique est constamment remaniée et dont les rapports au territoire se comprennent dans d’autres termes que ceux de la société dominante. La construction des discours historiques, y compris les récits des origines, met en lumière les tensions existantes qui sous-tendent les questions de souveraineté.

En tant que formule générale de domination, la colonisation a engendré de nouvelles structures d’actions et de sens, un nouveau régime historique. Si cette tentative d’imposition totale fut à l’origine de nombreuses fractures sociales et humaines, elle apporte également des ressources qui peuvent être mobilisées contre elle. L’écriture est l’une de ces ressources; de même que la littérature, entendue comme champ littéraire (Bourdieu, 1998). La préoccupation première de la littérature d’auteures et d’auteurs autochtones au Québec revient à la réécriture de l’histoire. La littérature devient l’un des moments proprement postcoloniaux en ce fait que l’acte littéraire s’origine dans l’intention de la (ré)appropriation des représentations. L’expérience artistique et esthétique va, par la suite, occuper une place de plus en plus centrale dans cette réflexion. Comprise dans ces dynamiques de luttes de sens, la littérature se traduit comme un lieu de formulation et de circulation de méta-récits identitaires. Les stratégies discursives mises en place dans l’écriture, et plus largement dans les œuvres, permettent effectivement d’accéder à des lignes d’importance de l’identité collective. En lien à la question du territoire qui m’a animée dans un premier temps, je me suis de ce fait intéressée au discours écopolitique des

53 auteures innues du corpus saisi au travers de l’évocation d’une relation au territoire. Dans un deuxième temps, j’ai été portée à reconsidérer la littérature retenue dans cette recherche au travers du champ littéraire et d’en questionner la positionnalité.

J’ai questionné en fin de partie la catégorisation d’une littérature dite autochtone, dans la mesure où cette identification porte à la fois une stigmatisation d’altérité et une stratégie de visibilité. Marilyn Dumont (1996), d’origine crie et métisse, conteste la rigidité et la fixité des constructions identitaires autochtones, en s’attaquant notamment à l’insistance de la figure du cercle dans l’interprétation de la littérature d’auteures et d’auteurs autochtone. Il existe, selon elle, un réel besoin de faire circuler et de faire reconnaître d’autres manières d’être au monde afin de rendre intelligible la pluralité des réalités; tout autant qu’il y a une véritable nécessité de tenir ces motifs à distance et de les dénoncer en tant que principes réducteurs. La question de l’identification d’une littérature en tant qu’« autochtone » relève d’enjeux paradoxaux qui méritent attention, et qui s’inscrivent dans une démarche réflexive plus large portant sur les littératures marginalisées — comme celles provenant des nombreux pays africains et qui pourtant sont englobées sous l’unique intitulé de « littérature africaine ».

54 CHAPITRE III Faire émerger un discours postulé singulier : question de recherche, propositions méthodologiques et réflexions éthiques

3.1 Question de recherche

Le discours social, par delà sa multiplicité de fonctions, est un lieu de représentation et d’objectivation du monde social. Comme Angenot (2004) en fait l’hypothèse, il existe une certaine régulation « systémique » dans le discours social, dont les principes peuvent être compris comme une hégémonie. Le discours social est ainsi à voir comme une articulation de champs discursifs aux langages marqués et aux finalités établies et reconnues, où un trafic plus ou moins occulté fait circuler les paradigmes majeurs d’une hégémonie donnée. Ce projet de recherche traite de ces arrimages en observant la formation et la consolidation d’un discours postulé singulier (qu’il soit d’une relation au territoire ou d’une posture littéraire). S’inscrivant dans une démarche d’analyse discursive, il s’agit d’étudier comment cette production discursive s’inscrit dans des luttes de sens. Compte tenu de l’interdiscursivité globale des productions discursives qui constituent la manifestation empirique du discours social, il s’agira également de réfléchir à la manière dont cette production de sens interagit dans le champ littéraire autochtone francophone, au sein duquel les productions littéraires des auteures innues interviennent dans une position privilégiée, mais laquelle semble a priori doublement, voire triplement, marginalisée dans le discours social: comme discours littéraire marginalisé par rapport au champ littéraire, y compris celui de la littérature francophone; comme discours autochtone marginalisé par rapport aux productions, même artistiques, allochtones; et possiblement aussi comme discours de femmes, vraisemblablement confinées dans des postures discursives marginalisées dans le discours social.

55 À la lumière de ces considérations, la question de recherche qui oriente la démarche de mon projet de maîtrise est la suivante : comment l’analyse de la formation de productions poétiques innues nous éclaire-t-elle sur la pensée politique des auteures et de son inscription dans le discours social ?

Cette étude vise trois objectifs:

1. Identifier et analyser, au sein du corpus, ce qui consolide un discours partagé, soit les thèmes abordés et les redondances sémantiques et discursives;

2. Positionner les œuvres, et en particulier la pensée politique qu’elles déploient dans le discours social, notamment dans le champ de la littérature autochtone francophone au Québec;

3. Explorer les pratiques discursives participantes à l’articulation d’idées politiques.

3.2 Méthodologie

Ma démarche méthodologique a reposé sur une approche qualitative en raison de son souci à contextualiser les personnes et leurs discours dans l’environnement dans lequel elles évoluent. Deux considérations ont été prises en compte et ont orienté l’approche choisie pour cette recherche: soit le fait que j’étudie des pratiques discursives concrètes, et le fait que je suis amenée à travailler avec les membres d’une nation autochtone.

L’analyse du discours, qui se concentre sur la matérialité des formes symboliques, a d’abord été pratiquée, à partir des années 1960, dans les sciences du langage (Angermüller, Jeanpierre et Ollivier-Yaniv, 2008). Par-delà les frontières disciplinaires, il existe cependant un rapprochement entre ces deux familles de méthodes d’analyse (Angermüller, Jeanpierre et Ollivier-Yaniv, 2008). D’un côté, les courants qualitatifs des sciences sociales, qui privilégient en général la perspective du sujet, la situation et la signification des pratiques, s’efforcent de passer de ce niveau à celui de l’organisation trans-individuelle du discours. D’un autre côté, en s’attachant à la dimension énonciative ou interactionniste, l’analyse du

56 discours découvre l’activité interprétative de la personne et entend reconstituer, à partir de ce qui est assimilable à des textes, le contexte d’énonciation. Il faut toutefois se rappeler l’intérêt que l’anthropologie sociale porte habituellement au langage (Masquelier, 2005). Dès l’émergence de l’ethnographie fondée sur l’observation participante prolongée, dans les années 1920-1930, cet intérêt s’est manifesté pour la grammaire et la sémantique. Les travaux de Malinowski (1935) incluaient notamment l’étude du « rôle pragmatique actif » des énoncés et des genres de discours. Depuis lors, les développements en anthropologie sociale et culturelle, comme en anthropologie linguistique et en linguistique, sont apparus souvent imbriqués. L’échange entre l’anthropologie linguistique et la linguistique, d’une part, et l’anthropologie sociale, d’autre part, a été plus ou moins fréquent, variable, selon les périodes et selon les chercheurs et les chercheures.

Le travail des chercheures et des chercheurs universitaires, et particulièrement des anthropologues, avec les peuples autochtones ne date pas d’hier. Il s’agit d’un lourd bagage que l’on ne peut éviter tant sa charge est présente dans de nombreux aspects d’un processus de recherche, de son élaboration à ses conclusions. Les considérations éthiques auxquelles je me suis attachée sont développées plus loin dans le présent chapitre. Toutefois, la nature particulière du travail avec les membres d’une communauté autochtone ne doit pas uniquement être reflétée dans les normes éthiques à respecter. Le fait que cette recherche implique des membres d’une Première Nation doit aussi avoir une incidence sur la méthodologie adoptée. Une critique souvent faite par ces communautés aux personnes faisant de la recherche vient de leur position extérieure à la communauté qui sous-tend des biais culturels qu’il nous incombe, nous chercheures et chercheurs, de considérer tout au long du processus de recherche. La démarche universitaire est également montrée du doigt: travailler sur les peuples autochtones et non avec ou pour ceux-ci. Finalement, plusieurs de mes choix méthodologiques résultent de mon processus réflexif, de ma posture éthique, plutôt que liés à ma question de recherche.

57 Car, malgré toutes les bonnes intentions et les considérations de tout ordre, ayant entrepris une recherche anthropologique avec un sujet proposant une problématique impliquant des personnes autochtones, et ayant voulu, de surcroît, me situer dans une démarche de décolonisation, je n’ai pas pu éviter de me confronter à mes propres biais et préconçus. Mon baccalauréat s’est concentré sur les réalités autochtones d’à travers le monde, et particulièrement d’Amérique du Nord. Mes aspirations personnelles ont dirigé mes choix de cours et mes sujets d’étude autour du prisme de la politique. Tout est alors devenu politique, systémique, structurel, institutionnel. Et il y a nécessairement beaucoup de violences (visibles et invisibles) qui sont révélées par cette perspective. Je comprenais le monde qu’en termes de rapports de pouvoir, de luttes de sens, d’hégémonie, de modernité, de colonisation (des sociétés, des idéologies, des territoires, des esprits, des corps, des intimités, etc.). Ce cheminement, tant universitaire que personnel, qui a formé mon esprit à interpréter le monde a explicitement orienté mes intérêts, mes écrits, mes ressentis.

Ce que je tente de faire apparaître ici, ce sont mes propres a priori quant aux fonctionnements des sociétés humaines, à l’intérieur d’elles-mêmes et entre elles. Il n’est pas anodin que mes premières lectures des œuvres soient de l’ordre de la politique et des rapports de pouvoir, et que j’use dans mes notes de termes tels que « écopolitique » ou « champ discursif ». Car justement ma pensée est dans cette perspective d’analyse politique, que tout mon être tend à ce saisissement du monde. Je suis partie convaincue de chercher et de trouver un discours qui se veut singulier, et d’en faire émerger ses dynamiques — sa formation, ses singularités, sa positionnalité — afin de saisir les luttes de sens qui constituent l’affirmation de ce discours. J’étais toutefois loin d’appréhender ces poèmes en tant que médium de l’intime. Il importe cependant de maintenir la littérature comme puissance d’interrogation, productrice d’incertitude et de perplexité (Debaene, 2005).

Afin de présenter mes choix méthodologiques, je reviendrai, dans un premier temps, sur les techniques de collecte de données structurées autour de l’analyse d’un corpus littéraire, et

58 d’un processus ethnographique d’observation/conversation qui s’est révélé dans une posture « expérientielle » (Meintel, 2016; Goulet, 2011b). Je présenterai, dans un deuxième temps, les techniques d’analyse retenues, puis les considérations éthiques qu’implique un tel sujet de recherche.

3.2.1 Techniques de collecte de données

Les objectifs mentionnés dans la problématique me permettent de mettre à profit certains aspects de la « grille d’analyse » du discours social de Angenot (2004). En relevant différents points focaux (les paradigmes thématiques et les topoï) de la pensée écopolitique des auteures du corpus, je tente, en effet, de faire émerger un discours postulé singulier. À la lumière du contexte exposé et de mes connaissances, j’ai structuré ma collecte de données à travers deux activités complémentaires : 1) la formation et l’étude d’un corpus littéraire; 2) un travail ethnographique « expérientielle » (Meintel, 2016; Goulet, 2011b) de terrain qui s’est caractérisé par un processus ethnographique d’observation/conversation accompagné de la tenue d’un journal de terrain.

3.2.1.1 Corpus littéraire

La transformation du discours en objet d’étude « scientifique » se fait par la construction d’un corpus. En analyse de discours, le corpus cherche à situer certaines règles énonciatives « particulières » caractérisant et structurant un cotexte (Peñafiel, 2013) historique, social ou idéologique donné. Le corpus littéraire retenu constitue donc une première base de données. Selon Charaudeau (2009), « la construction d’un corpus dépend d’un positionnement théorique lié à un objectif d’analyse » (p. 1). L’inverse est également possible, c’est-à-dire qu’une problématique peut dépendre d’un corpus, dans le cas où ce sont « les données qui, parce qu’elles révèlent de l’inédit avec évidence, imposent la nécessité d’être attentif à ce qui émerge et d’être fidèle aux manifestations empiriques du phénomène étudié » (Guillemette, 2006 : iii). Dans le cas particulier de mon travail de recherche, c’est effectivement en prenant connaissance d’une partie du corpus que j’ai déterminé ce que je

59 souhaitais analyser. Ce contact a également infléchi la manière par laquelle il a semblé productif d’entreprendre cette analyse.

L’œuvre littéraire n’est pas « un simple livre », mais plutôt « un organe de connaissance, un instrument d’exploration, d’élucidation et d’investigation du réel, destinée à donner toutes sortes de coups dans nos formes de vie, pour y accroître nos marges de manœuvre » (Coste, 2017 : 54). Postulant que le réel est conditionné par les jeux de langage qui en structurent l’appréhension et les actions que l’on peut y accomplir (Angenot, 2004, 1989; Foucault, 1971; Bourdieu, 1998), il n’est donc pas exclu de prêter à la littérature des capacités instituantes. Plus précisément, et tel que le suggère Rancière (2008), une œuvre littéraire véhicule par elle-même des formes spécifiques de connaissance du (et de rapport au) réel. J’ai de ce fait traité la littérature, et plus particulièrement la poésie, comme un matériau d’enquête.

La formation du corpus s’est réalisée autour de deux axes thématiques : un statut de femme innue/ilnue, écrivant de la poésie, au Québec. Les œuvres suivantes forment le corpus littéraire de mon analyse discursive25 : - Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, Joséphine Bacon, 2013 - Bâtons à message / Tshissinuashitakana, Joséphine Bacon, 2009 - Bleuets et abricots, Natasha Kanapé Fontaine, 2016 - Manifeste Assi, Natasha Kanapé Fontaine, 2014 - Frayer, Marie-Andrée Gill, 2015a - Béante, Marie-Andrée Gill, 2015b (2012) - Kuessipan, Naomi Fontaine, 2017 (2011) Quatre auteures et sept œuvres ont ainsi été sélectionnées. Le choix des auteures s’explique notamment par leur visibilité dans le champ de la littérature autochtone francophone du Québec (voir chapitre précédent), ainsi que leur statut de femmes autochtones impliquées dans le changement social et par la reconnaissance de ce statut tant chez les Innuat que chez d’autres acteurs et actrices sociaux et politiques. Pour chacune des poétesses, j’ai

25 Afin de situer davantage ce corpus, une brève présentation des œuvres est compilée en Annexe I.

60 sélectionné les deux recueils les plus récents (début 2017). Le choix à l’égard de Naomi Fontaine est particulier, ayant opté pour une seule œuvre, et de surcroît, un roman. Mais celui-ci s’inscrit de plain-pied dans ce corpus littéraire à teneur poétique, de par sa structure et son esthétique. L’œuvre est composée de très courts chapitres, ne se suivant pas explicitement, à l’instar de fenêtres que l’on ouvre et que l’on ferme, créant une dynamique de recueil de poésie. L’écriture est particulièrement poétique dans les mots choisis, les images créées, le rythme donné. La catégorie de « roman » est plutôt rigide, quoique possiblement vaste, or celle de poésie est fluide, large et diversifiée; cette œuvre peut appartenir à l’une comme à l’autre, ou de manière plus pertinente encore, aux deux (et à d’autres encore).

Par ailleurs, je me suis concentrée sur un corpus uniquement féminin et cela n’est pas dénué d’intentions. En effet, de par ces choix de sujet et de corpus, je souhaite m’inscrire dans une approche qui se veut éclairante sur la place des femmes dans les mouvements sociaux. D’autant plus que ce projet de recherche se réalise en parallèle de la Commission d’enquête sur les femmes autochtones tuées ou disparues, lancée en août 2016. Il est alors nécessaire à mon sens de valoriser et de redonner toute l’importance de l’implication des femmes autochtones dans la lutte pour les changements sociaux et politiques — implication qui est fondamentale aux mouvements autochtones, comme peut en témoigner le mouvement Idle No More au Canada et au Québec.

L’analyse du discours pose comme principe heuristique la nécessité d’appréhender globalement les formes, les contenus et les fonctions (Angenot, 2004): ce qui se dit, la manière dont cela se dit, qui peut dire quoi à qui et selon quelles fonctions apparentes ou implicites, en occupant quelles positions et avec quels résultats socialement probables. L’analyse discursive proposée comprend donc une double attention, tant sur le contenu que sur la forme.

61 3.2.1.2 Ethnographie « expérientielle »

L’analyse du discours, qui se focalise sur la matérialité des productions discursives, n’est pas l’apanage du corpus. En cela, je me détache de la méthodologie proposée par Angenot qui limitait son corpus aux documents imprimés dans un état de société donné — comme 1889, Un état du discours social en témoigne. Reste que le discours social est désigné, chez Angenot, comme « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société donné » (je souligne). Parallèlement à l’étude du corpus, je souhaitais donc m’entretenir avec les auteures afin de mieux saisir la production et la consolidation de leurs pensées (éco)politiques, notamment dans leurs interventions autour de leurs œuvres littéraires. Cependant, cette entreprise s’est révélée plus complexe qu’elle n’en paraissait, et c’est seulement avec l’une d’entre elles, Marie-Andrée Gill, que j’ai réellement pu échanger. Il s’est avéré que de vouloir collaborer avec des artistes demande beaucoup plus de flexibilité que ce que j’avais pu projeter, surtout en termes d’espace (distances kilométriques) et de temps (calendrier à respecter), d’autant plus quand ces mêmes artistes sont en pleine ascension populaire. De ces conditions, ajoutés aux délais impartis pour la concrétisation de ma recherche, je n’ai pas pu rencontrer ces personnes.

Ma rencontre avec Marie-Andrée Gill ne fut pas sans bousculements — de tout ordre, épistémologique, analytique, méthodologique. Méthodologiquement, je me suis peu à peu inscrite dans le courant de l’ethnographie expérientielle, qui constitue en quelque sorte « une remise en question des frontières de la discipline dans laquelle les contributeurs [sic] ont été formés, et qui, dans une certaine mesure, ne les a pas préparés à tout ce qu’ils ont découvert sur le terrain. » (Goulet, 2011a : 23). Je me rattache à ce courant par une volonté d’un lâcher-prise méthodologique, de repenser les cadres ethnographiques et de revaloriser les expériences humaines (intersubjectivité) en tant que voie légitime de la connaissance (Meintel, 2016; Goulet, 2011b).

Le numéro 35 de la revue Anthropologie et Sociétés, sous la direction de Jean-Guy A. Goulet, est riche d’articles explorant des expériences de terrain dans le cadre d’une

62 ethnographie expérientielle. Je rejoins ainsi les propos de B. Tedlock (2011) qui parlent de décolonisation de son esprit comme condition préalable à l’appréhension du monde d’autrui. Dans mon cas, c’est une décolonisation certes de mon esprit, mais également de mon approche méthodologique qui porte alors mes réflexions jusqu’à l’institution universitaire, la formation académique et la recherche en tant que telle. Cette part réflexive est telle qu’elle jalonne mon écriture tout au long du mémoire. Pour Saillant (2011), cette décolonisation va de pair avec l’abandon de postulats épistémologiques pris pour acquis au moment de l’élaboration du projet de recherche. Elle démontre que c’est sur le terrain, en collaboration avec les personnes qu’elle y rencontre, qu’émergent de nouvelles perspectives d’engagement et de collaboration ethnographique. Ce témoignage me fait particulièrement écho, notamment dans la reconsidération des postulats initiaux (militance/politique; identité/intimité; lutte/commun).

C’est également au moment du terrain que je me repositionne sur mon idée première d’analyser deux corpus, l’un représenté par les auteures innues, le second représenté par les gouvernements québécois et canadien. Aborder la problématique de ma recherche de cet angle-ci, c’était finalement m’inscrire dans une position binaire qui me semblait résulter d’une vision colonisatrice: « eux/elles » / « nous ». Aujourd’hui, je trouve cela particulièrement grossier, mais il faut croire que l’éléphant n’est pas toujours visible dans une pièce. Ce choix était indéniablement lié à une question de simplification: le second corpus était sensé représenter la part hégémonique du discours sur la nature dans la société québécoise, car même si les gouvernements québécois et canadien sont loin d’être les seuls producteurs de ce discours, ils en représentent sans doute les formes les plus stabilisées. Reste que la simplification est dangereuse quand elle s’accompagne de la réduction — réduction des complexités, notamment. J’ai donc délaissé l’analyse d’un second corpus représenté par le discours « institutionnel » du territoire, pour porter mon intérêt sur le registre de l’intime. Ce registre tel que je le défini, ne relève pas de l’intimité ou d’une quelconque relation personnelle intime; mais il est à comprendre dans l’idée de ce qui reste généralement caché sous les apparences. Il se décline au travers du processus de création

63 d’une auteure qui s’inspire de sa vie quotidienne, et qui n’est ainsi pas directement observable dans le contexte d’un rapport à une œuvre. L’œuvre demeure effectivement autonome dans son rapport au public.

3.2.1.3 Discussions informelles et journal de terrain

Mon processus ethnographique s’est ainsi construit autour de l’observation et de la conversation, ainsi que de la tenue d’un journal de terrain.

Je suis partie sur le terrain dans l’optique de réaliser des entretiens semi-dirigés, mais je me suis butée à une autre réalité. Mettre une enregistreuse, ou un cahier, ou même de petites notes entre la personne et moi-même change considérablement les dynamiques de relation; que cela vienne de la personne concernée, que de moi-même. Dans mon cas, j’avais un profond malaise à « posséder la parole » d’autrui, dans la mesure d’entrer dans un rapport d’autorité. Je ne peux toutefois pas nier ce rapport-là dans un processus de recherche; ma responsabilité sociale ici est de ne justement pas faire abstraction du « pouvoir » qui m’est conférée. Mais je souhaitais tout de même problématiser ce rapport d’autorité. Dans un autre ordre d’idée, de notre rencontre avec Marie-Andrée est née une relation amicale. Cela n’est pas sans m’avoir posé plusieurs questionnements, notamment d’ordres éthiques et personnels. L’intimité partagée venait renverser ce que j’avais pu lire et apprendre sur l’ethnographie où l’aventure humaine est finalement évacuée, du moins très minimisée (Goulet, 2011b). Or, j’ai vécu tout un imbroglio d’émotions, de partages et de découvertes mutuelles. Je ne souhaitais aucunement déplacer cette relation humaine, amicale dans un cadre strict et dénaturé d’une relation-de-recherche qui relève possiblement de rapports d’autorité, de faux-semblants, de postures. Et c’est précisément la relation intime qui est venue enrichir et complexifier ma recherche. J’ai donc pris la décision de ne pas faire d’entretien, mais uniquement des discussions informelles. Cette méthode, loin d’être valorisée, est pourtant tout à fait « classique » dans la discipline anthropologique. Russell Bernard (2006) la décrit comme une méthode de choix pour un début de terrain, mais également, comme méthode de terrain dans la volonté de développer de meilleurs rapports

64 et de mettre à jour des pistes de réflexion jusque-là omises (p. 211). Je m’inscris dans cette seconde position.

Ce choix méthodologique n’est pas sans difficulté (Russell Bernard, 2006 : 211) et nécessite notamment une rigueur monastique à l’égard du journal de terrain. J’écrivais chaque soir dans mon carnet. Je reprenais le fil de la journée et j’annotais mes observations, tant celles sur les situations que sur le contenu des conversations. Dans le jour, pour m’aider à l’exercice du soir, j’usais de mon téléphone portable, parfois d’un petit carnet, pour consigner les idées soudaines; les détails qui me semblaient faire liens avec d’autres observations ou simplement ceux qui me paraissaient « importants »; les références bibliographiques ou d’individus, les noms de lieux aussi; un sentiment ressenti associé à une situation. Il était important pour moi que cela soit rapide, voire invisible, car je ne voulais pas « briser » le rythme ou attirer l’attention sur le fait qu’à ce moment-là, je notais quelque chose. J’ai également pris quelques photos, uniquement d’objets ou de lieux, pour faire « ressurgir » le moment. J’ai d’abord voulu prendre des photos pour « prendre des photos », c’est-à-dire par habitude d’user de la caméra de mon téléphone pour capturer des moments que j’aime. Je n’osais pas photographier les personnes avec qui j’étais, ne les connaissant pas. Je me suis rapidement rendu compte le soir, en faisant défiler les quelques photos prises, que cela me replongeait dans le moment, mais surtout dans le « pourquoi » d’avoir capturé ce moment-là. C’est devenu un excellent outil mnémotechnique. L’exercice de consignation, et surtout celui de relecture, sont des étapes particulièrement intéressantes de cette méthode. J’ai beaucoup travaillé sur le fait de prendre du recul par rapport à mes propres écrits, à les lire de manière « détachée », « étrangère ». Il y a eu comme un effet boule de neige, où à chaque relecture j’en apprenais un peu plus sur mon sujet d’étude et sur ma propre position — et c’est sûrement ce dernier point qui fut le plus révélateur de cet exercice.

Toujours dans la considération d’un rapport d’autorité, les « informations » dévoilées durant les discussions ne se retrouvent pas dans ce mémoire. Étant donné que je n’ai pas

65 délimité les espaces de recherche de ceux du quotidien (méthode des discussions informelles), je ne souhaite pas trahir la parole de Marie-Andrée Gill. Mon sujet de recherche possède toutefois un avantage, celui de faire appel à des personnes présentes dans l’espace public — avec une voix. Il y avait donc du matériel public (entretiens, interventions publiques enregistrées, sites Internet et autres sources disponibles) que j’ai pu utiliser pour recouper ce que j’avais (an)noté de nos échanges. Le chapitre V, qui reprend mon expérience ethnographique, ne présente donc aucun verbatim, et toutes les données avancées proviennent de sources publiques.

Il faut comprendre que ces choix méthodologiques relèvent non pas de ma question de recherche, mais bien d’une posture éthique et réflexive, m’inscrivant de ce fait dans l’approche d’une ethnographie davantage expérientielle que classique, du moins académique. C’est l’un des apports essentiels de ma rencontre avec Marie-Andrée Gill, celle de m’avoir amenée à réfléchir de manière considérable aux processus de recherche en sciences sociales, plus particulièrement en anthropologie, et de manière encore plus concrète à mon propre cheminement d’étude.

Alors qu’il était primordial pour moi de m’inscrire dans une réflexion décoloniale, j’ai eu la mauvaise surprise de comprendre que je demeurais, malgré moi, dans des schémas de compréhension du monde marqués d’un certain essentialisme. En effet, ma première approche fut de vouloir saisir le rapport qu’avaient ces femmes au territoire, postulant d’emblée qu’elles en avaient nécessairement un différent, et que celui-ci leur serait commun d’une manière ou d’une autre. Puis j’ai circonscrit ce rapport-ci à une perspective politique d’affirmation identitaire, ou du moins de luttes de sens, comme si l’art d’une personne autochtone était nécessairement un art politisé à teneur identitaire. Que je puisse entreprendre une lecture politique d’un travail artistique compris dans son contexte politique est un possible; que je m’intéresse à l’articulation entre cette lecture et ce travail est aussi un possible; mais de présumer que l’art autochtone est (dans son essence) politiquement identitaire est problématique.

66 J’ajouterai que la thématique de ma recherche porte un certain héritage colonial: l’association autochtone/nature26 qu’il est tant difficile de déconstruire. Car même si l’anthropologie de l’environnement est ce vers quoi je tends, je suis certaine aujourd’hui qu’il aurait été davantage propice de considérer une problématique qui aille au-delà d’un rapport au territoire sous couvert d’un aspect identitaire. Bien sûr cela est lié27, mais cela demeure aussi profondément plus complexe. Reconnaître ses propres fonctionnements est une étape essentielle pour déconstruire nos entendements et décoloniser les savoirs occasionnés.

3.2.2 Stratégie et techniques d’analyse

Mon recueil de données s’est révélé dans l’analyse discursive du corpus littéraire, de mes notes de terrain qui comportent le corpus du registre de l’intime, ainsi que d’un ensemble de sources secondaires portant sur, ou en lien avec les auteures et les œuvres, et tout particulièrement concernant Marie-Andrée Gill.

Considérant les objectifs de cette recherche, j’ai procédé, dans un premier temps, à une codification thématique du corpus littéraire en lien avec le champ discursif de l’« environnement ». En lisant les œuvres, j’ai effectivement remarqué plusieurs similitudes dans les sujets exprimés en lien avec le thème de l’« environnement ». J’ai listé ces ressemblances de manière large, puis je les ai organisé en grands thèmes. Ce sont les paradigmes thématiques d’Angenot (2004 : 204). De cette façon, il a été possible de réduire les données et faire émerger des idées qui participent aux lignes de force des œuvres. Les paradigmes thématiques ont par la suite été regroupés sous trois autres thèmes que sont les

26 Bien que mon travail ne parle pas directement de nature, mais de territoire, ces notions demeurent associées. La nature est un terme large et flou. J’use du mot « territoire » car celui-ci est aujourd’hui davantage valorisé dans les discours des peuples autochtones, y compris dans la littérature anglophone. Il se veut distinct de celui de « nature », car il inclut l’ensemble des êtres (humains et non-humains) qui participent au(x) monde(s). 27 La position de Gill et de sa poétique de l’identité à l’égard du territoire en est un exemple parmi d’autres (voir chapitre V).

67 titres des parties de mon chapitre d’analyse littéraire et discursive du corpus (chapitre IV). Ensuite, j’ai relevé les récurrences dans la construction des paradigmes thématiques (mots utilisés, images créées, syntaxes, etc.). Ce sont les topoï d’Angenot (2004) à comprendre comme un système régulateur du paradigme thématique; comment celui-ci se forme et de quoi est-il constitué. Ainsi, un tableau a émergé:

Tableau 1: Exemple du tableau formé par l’analyse littéraire et discursive du corpus Paradigme Système régulateur Informations Titre de partie thématique (topoï) détaillées (sous-titre de partie)

Quand les topoï ne sont pas assez explicites

Il a donc été question de mettre en valeurs les dynamiques d’idées écopolitiques des auteures. J’ai cherché, non pas à essentialiser une identité, ici innue, à travers la mise en exergue d’un discours qui se veut singulier, mais plutôt à faire émerger les dynamiques de ce discours — sa formation, ses singularités.

De retour de terrain, j’ai entamé une analyse d’un autre corpus, celui-ci relevant du registre de l’intime (ce que le processus créatif révèle de l’œuvre). En croisant les données compilées dans mes carnets aux données que je pouvais trouver dans des sources secondaires, j’ai tenté de mettre à jour le registre de l’intime révélé par ma rencontre avec l’auteure Marie-Andrée Gill. Plus précisément, j’ai repris les deux recueils de poésie que j’avais préalablement étudiés (Béante et Frayer), pour les saisir une nouvelle fois dans cette autre perspective que j’avais pu atteindre. Cette perspective comprend notamment la démarche tant personnelle qu’artistique de la poétesse. Je ne pouvais plus me situer uniquement en tant que spectatrice-réceptrice (Rancière, 2008) de ses poèmes, car l’accès à l’intimité de la poétesse m’avait déplacée dans un espace où des liens, encore là obscurs, se révélaient manifestes. Le statut de la personne-créatrice est en cela intéressant. Sujet affectif, elle exprime de l’intérieur une dimension humaine du contexte local mais agit aussi sur lui en l’observant de l’extérieur. Elle le construit, ainsi que les catégories sociales,

68 cognitives et affectives qui la constituent dans sa spécificité. On accède alors à la manière dont une communauté discursive produit en permanence du social, et travaille à sa pérennité (Galibert, 2004 : 131).

Enfin, en croisant à nouveau l’ensemble des données, j’ai exploré le sens et les limites de cette communauté discursive (représentée par le corpus littéraire sélectionné), compris au travers du champ de la littérature autochtone francophone au Québec, afin de saisir les luttes de sens qui constituent l’affirmation de ce discours. Cette recherche m’a amenée à considérer la littérature étudiée dans cette recherche dans une perspective plus large, non plus d’un unique discours singulier d’une relation au territoire, mais d’une posture littéraire singulière plus complexe, s’enracinant dans une poétique que j’ai nommée des possibles, en m’inspirant notamment de la pensée de Glissant: de reconfigurer les représentations du sensible, de nouer de nouveaux rapports avec celui-ci et de changer les coordonnées du représentable.

3.2.3 Considérations éthiques

La recherche en collaboration avec les communautés autochtones est régie, au niveau fédéral, par la politique des trois Conseils. En conformité avec cette politique, j’ai considéré les trois principes fondamentaux énoncés par le groupe consultatif interagences en éthique de la recherche (GER) : le respect des personnes, la préoccupation pour le bien-être et la justice (CRSH, CRSNG et IRSC, 2010 : 122). Chacun de ces principes est respecté dans le cadre proposé dans le chapitre 9 du document intitulé Éthique de la recherche avec des êtres humains, où les principes fondamentaux sont appliqués en harmonie avec les considérations particulières applicables à la recherche en milieu autochtone.

Dans un contexte de décolonisation de la recherche, l’Association des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) a également établi des principes que je me suis engagée à respecter. Ces principes de propriété, contrôle, accès, possession (PCAP) visent à : « […] l’établissement d’une relation de confiance mutuelle entre les Premières Nations, la

69 communauté scientifique, les gouvernements et autres » (APNQL, 2014 : 7). Ces principes vont dans le sens des réflexions actuelles sur la déconstruction du savoir colonial dont sont encore largement empreintes les recherches en milieux autochtones. Ils sont une réponse politique à une tendance coloniale en matière de recherche et de gestion de l’information (APNQL, 2014 : 1). La part réflexive de ma recherche s’ancre de plain-pied dans ces positions qui ont été nécessairement prises en compte dans la formulation de mes pensées et de ma posture. Les principes de PCAP sont orientés autour des quatre concepts définis comme suit: premièrement la propriété, entendue comme un principe lié à la détention personnelle et collective des informations; deuxièmement le contrôle, qui souligne la nécessaire intervention des membres des Premières Nations sur toutes les étapes du processus de recherche, de la conception à la conclusion28; troisièmement l’accès, qui exprime le droit de regard sur l’information et les données; et enfin quatrièmement, la possession, qui renvoie à l’affirmation et à la protection de la propriété.

C’est dans la considération des principes de PCAP que durant mon terrain, j’ai réfléchi à une autre forme que pouvait prendre le rendu de ma recherche afin que celui-ci puisse répondre à ces objectifs, en plus d’être relayé dans d’autres réseaux que celui uniquement académique, et ce dans un souci de décoloniser et décloisonner la recherche. Je me suis de ce fait intéressée au documentaire sonore. La visée pathémique de cette forme de documentaire est ce qui m’a le plus interpellée, comme un autre chemin à explorer pour donner à entendre, à comprendre d’autres univers. À l’intersection entre le réflexif et l’artistique, ce support fait écho aux thématiques de ma recherche (création autour du langage, réflexion autour de la production de discours, valeur esthétique). Dans une volonté de répondre aux principes de contrôle et d’accès, en plus de réfléchir collectivement et de manière interdisciplinaire, la démarche créative que propose le documentaire sonore permet l’intégration des protagonistes à la réalisation du support, tant par leur participation

28 Je suis consciente que ce point-ci n’a pas été respecté depuis le début de la recherche étant donné qu’il n’y a eu aucune intervention d’un ou d’une membre de la nation innue durant toute l’étape de la conception du projet de mémoire. J’estime que c’est là une première limite à ma recherche, mais qui, à ma défense, s’inscrit dans un processus d’apprentissage de « faire de la recherche », mais surtout de « faire de la recherche en milieu autochtone ».

70 « sonore » que dans la réflexion et la conception du documentaire. J’ai finalement délaissé la possibilité de rendre un tel support comme production finale de cette recherche, car dans le cadre actuel de la formation à la maîtrise en anthropologie, cela est difficilement envisageable. L’écriture du mémoire est une condition obligatoire, ajouté au temps et aux efforts nécessaires pour la réalisation du documentaire, cela est devenu dissuasif.

Je me permets cette parenthèse car c’est durant mon cheminement de maîtrise que j’ai réellement pris acte du poids éthique qui incombe à la recherche, et de manière plus large, à l’université. Questionner les dynamiques de production et de circulation des écrits scientifiques; proposer d’autres moyens de diffusion; amorcer des processus collaboratifs (des protagonistes, des disciplines), pour ne citer que cela, me semblent être des étapes convaincantes, qui devraient être encouragées dans un cursus universitaire, notamment dans une formation à la recherche que propose l’exercice de maîtrise. Dans l’idée de réfléchir et d’agir ensemble pour une université plus juste, en adéquation avec les valeurs humanistes du savoir (curiosité, liberté/épanouissement, solidarité, gratuité/don, beauté29), il me semble que les enjeux de la forme et de la circulation des savoirs universitaires en soient des points focaux. Décoloniser le savoir revient à des considérations d’ordre « anthropo-logiques », des processus de la pensée et de la formulation discursive des connaissances fondés sur le respect de l’humain (ἄνθρωπος)30.

Enfin, le projet est en outre soumis à l’examen du Comité d’éthique et de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CÉRUL). En conformité avec leurs politiques, j’ai préalablement présenté mon projet aux participantes et j’ai établi avec elles un dialogue sur la conception même du projet, discutant de ses assises théoriques jusqu’à ses retombées possibles. L’ensemble des consentements ont été demandés de manière orale sur la base du

29 Je m’inspire entre autres du chapitre « L’université-entreprise », du manifeste L’utilité de l’inutile de Nuccio Ordine (2016). 30 Ces commentaires, je l’espère, seront compris dans des réflexions qui se veulent plus vastes, dans lesquelles ma recherche s’inscrit tout particulièrement, soit les formations et la consolidation des discours ainsi que la teneur coloniale que des dynamiques — ici, académiques et de recherche — maintiennent.

71 formulaire de consentement approuvé par le CÉRUL, tout en formulant bien à chaque personne la possibilité et le droit de se désister en tout temps. Le respect de la confidentialité des personnes a été assuré car les données utilisées dans ma recherche relèvent uniquement du domaine public. Bien que je nomme la participante principale, et ce avec son accord, les données la concernant sont entièrement disponibles publiquement. Par ailleurs, mon travail portant sur une analyse littéraire, l’utilisation du nom des auteures est, dans ce cadre, légitimée. Finalement, un retour des données sera effectué auprès de la participante principale. Je lui ai proposé de lire et de commenter le mémoire avant son dépôt, afin qu’elle puisse réagir avant que celui-ci ne soit inaltérable. De plus, le document final de ma recherche, soit mon mémoire de maîtrise, sera remis au fonds d’archives de l’Institut Tshakapesh.

L’Institut Tshakapesh, fondé en 1978, est un organisme rassemblant sept communautés innues de la Côte-Nord ayant pour rôle de préserver la langue, la culture et l’éducation innues. Le centre de documentation, où sera déposé mon mémoire, permet la consultation de documents divers traitant de la nation innue. Une section particulière est par ailleurs dédiée à la « littérature des Premières Nations », et rejoint un projet visant à faciliter la découverte de cette littérature aux écoles primaires et secondaires; ce qui en fait un lieu d’archive de choix. Enfin, l’Institut Tshakapesh a hérité du fond d’archives des recherches menées par Paul Charest et Richard Dominique à partir des années 1970, et qui retrace l’occupation du territoire par les communautés innues de la Côte-Nord. L’institut est donc un centre de référence en matière de documentation concernant le peuple innu, et c’est un réel enthousiasme de savoir que cette contribution viendra rejoindre ses étagères.

72 CHAPITRE IV Lignes de force de discours sur les rapports au territoire

Introduction

C’est au travers du corpus littéraire présenté dans le chapitre précédent que je propose une analyse discursive d’éléments écopolitiques. J’ai considéré l’ensemble des œuvres, car celles-ci sont riches en résonance tant dans les œuvres elles-mêmes qu’entre celles d’une même auteure, et bien évidemment dans l’ensemble du corpus choisi. Reste que certains poèmes sont plusieurs fois convoqués. En mettant à profit les dimensions du discours social identifiées par Angenot (2004), j’ai tenté de saisir, dans un premier temps, les « paradigmes thématiques », c’est-à-dire les tendances collectives, que j’ai placées en en-tête des sous- parties. Puis j’ai relevé les systèmes régulateurs (ou topoï) de ces « répertoires » thématiques que j’ai présenté de manière plus détaillée dans les sous-parties. J’ai regroupé les paradigmes thématiques en trois thèmes que sont mes trois parties de chapitre. L’ordre dans lequel sont présentées ces trois parties est interchangeable (dans la mesure où un thème n’est pas primordial sur un autre) et complémentaire aux autres (chaque portrait n’excluant pas les autres). À noter qu’en fin de chaque partie un tableau reprend de manière synthétique les propos avancés. Je me place donc dans un premier rapport de dialogue, celui-ci avec les œuvres.

4.1 « Là où je Suis »

Dans Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, Joséphine Bacon (2013) nous partage un souvenir où elle « enseigne [son] identité » (p. 72) à des élèves, en se rappelant son enfance. Elle doit aller à l’école et rester au pensionnat pendant que ses parents partent à l’intérieur des terres:

73 […] Septembre, je pars avec mes parents Sur le territoire […] Cette fois, impossible Car je dois apprendre à lire et à écrire Mon savoir devra apprendre à prendre le temps Je dois être absente De l’enseignement de mon identité […] (Bacon, 2013 : 72) La poétesse déclare ici que le territoire est le lieu d’enseignement de son identité, qu’il est un facteur déterminant de son existence. Il est le lieu de la liberté d’être soi, à tel point que les protagonistes (les humaines et humains ainsi que la terre) s’appartiennent mutuellement de manière intriquée. À tel point aussi, que ces déclarations (d’amour) identitaires s’insurgent contre les mensonges perspicaces et les étiquettes imposées afin de se (re)donner naissance, de s’auto-nommer. Ce poème me permet d’ouvrir cette première partie de ce chapitre empirique dans la mesure où il introduit les manières de dire le territoire comme lieux d’existence (d’où l’intitulé de cette partie « Là où je Suis »): la liberté d’être, l’appartenance et la (re)nomination.

4.1.1 Nutshimit, ma liberté

Dans Béante, la première strophe du premier poème de la partie intitulé « Mushitukuan » (ma tête), sous-titré « Les lendemains exténués d’être jugés d’avance organisent une apocalypse surprise » (Gill, 2015a : 87, je souligne) se présente comme suit : sous les cosmétiques et tout ce qui coule il y a toujours ce goût de terre qui reste sur la langue où tu n’es jamais allé (Gill, 2015a : 91) Derrière les apparences que l’énonciatrice se donne, il y a sa « véritable » personne qui goûte la terre. Ce lieu où elle se révèle, où elle est, sans fard et autres masques. La langue, organe mais surtout langage, n’a jamais été visitée par ce « tu » — qui n’est nécessairement

74 pas « moi ». Il y a un sentiment de mise à distance entre ces deux protagonistes, entre deux réalités incarnées qui ne se sont jamais, encore, rencontrées. Cette double opposition (imposition/liberté ; tu/moi) associée au territoire introduit le propos que je souhaite développer ici, soit l’utilisation d’une rhétorique de l’opposition dans la quête d’une liberté d’être. Je propose cette expression de « liberté d’être », que je déduis de ma lecture des œuvres, dans l’idée de devenir ce que nous sommes, sans entrave ni assimilation (dans l’optique des réalités autochtones); d’être pleinement épanoui dans son identité individuelle et collective; de se révéler de manière intrinsèquement liée à son histoire, celle que l’on porte et celle que l’on choisit.

Joséphine Bacon (2013) use des images de la ville et de la vie en ville afin de mettre en valeur, par contraste, son lien avec la toundra. Dans la toundra, les pas sont empreints de légèreté: « Je ne sais pas voler mais tu me portes » (p. 26), alors que la marche en ville est synonyme d’épuisement et d’amenuisement: « Tes mocassins s’usent sur l’asphalte » (p. 80). Les mocassins semblent évoquer ici une culture innue qui s’érode peu à peu, à l’instar de l’identité individuelle et collective de l’énonciatrice. On peut aussi lire « J’ai enlevé mes souliers de ville / Pieds nus / Je sais que je suis chez moi » (p. 24). La toundra devient ainsi associée avec la liberté, avec la possibilité d’être soi, d’être en sa demeure — tant dans le sens d’habitation que dans l’idée de s’habiter soi-même. Cette idée est clairement exprimée dans ces vers de Bacon (2013):

[…] Je suis libre Sur la terre de Papakassiku Je suis libre Dans les eaux de Missinaku Je suis libre Dans les airs où Uhuapeu trace une vision Je suis libre là où Uapishtanapeu Conserve le feu de mon peuple. Je suis libre Là où je te ressemble. (p. 52)

75 La dernière strophe met en exergue le lien de filiation entre la terre et l’énonciatrice, et marque une nouvelle fois l’affirmation de sa liberté (d’être) en lien avec le territoire. Létourneau (2014) avance une proposition concernant la liberté dont parle Bacon : Ce n’est pas l’humain qui doit apprendre à respecter le territoire duquel il tire sa survie en l’exploitant, c’est la terre qui aime suffisamment l’humanité pour lui offrir ce qu’elle a de meilleur. En ce sens, l’humain doit se faire humble, apprendre de la nature en l’observant afin d’être à son image, c’est-à-dire libre. (p. 54)

Dans Kuessipan (Fontaine, 2017), deux espaces sont également mis en opposition: d’une part, la vie dans la communauté de Uashat et, d’autre part, nutshimit, l’intérieur des terres. Dans le chapitre intitulé « Nutshimit », la narratrice illustre la valeur symbolique de l’intérieur des terres. Au début de celui-ci, elle énumère, par le biais de l’anaphore « Nutshimit, … », diverses significations qu’il revêt: « Nutshimit, c’est l’intérieur des terres, celles de mes ancêtres. »; « Nutshimit, un rituel pour les chasseurs de caribous »; « Nutshimit, un terrain inconnu, mais non hostile pour celui qui y cherche le repos de l’esprit »; ou encore, « Nutshimit, pour l’homme confus, c’est la paix » (Fontaine, 2017 : 63). Alors que la réserve est associée à une forme de perdition — alcool, drogue, désœuvrement, lassitude —, nutshimit est synonyme de (re)constitution, de rétablissement, de répit aussi. On y retrouve également le sentiment de liberté d’être soi. Lorsqu’elle s’adresse à son amoureux, auquel elle a montré la réserve, la narratrice regrette qu’il puisse seulement découvrir la vie dans la communauté, et qu’il ignore encore cette « indicible » liberté qui règne à l’intérieur des terres: Tu as vu la réserve, les maisons surpeuplées, la proximité, la clôture défaite, les regards fuyants. […] Mais ce que j’aurais aimé partager, c’est cette indicible fierté d’être moi, entièrement moi, sans maquillage et sans parfum, dans cet horizon de bois et de blancheur. (Fontaine, 2017 : 88) Quant à elle, Marie-Andrée Gill (2015b) image les propos avancés précédemment en une seule phrase-poème qui n’est pas sans frapper: « Je suis un village qui n’a pas eu le choix. » (p. 23) Le village représente la réserve, lieu de sédentarisation forcée, d’où l’idée d’absence

76 de choix. J’y lis aussi l’association d’une absence de possibilité en l’endroit de la réserve, qui sous-entend que d’autres lieux présentent des libertés.

Il est intéressant de noter, nous fait remarquer Létourneau (2015), que les représentations du nutshimit varient selon les groupes d’âge, à savoir que « les plus âgés convoquent dans leurs écrits le territoire et la mémoire des leurs afin de se rappeler ce qu’ils ont été, alors que les plus jeunes se tournent vers le territoire afin d’y puiser des ressources sur le plan symbolique » (p. 170). Cette différence est effectivement mise en lumière dans les poèmes de Bacon et de Fontaine, notamment. Autre remarque, cette fois-ci chuchotée par Gill (2015b), qui m’interpelle dans sa poésie car en l’espace de quelques mots, il y a tant d’univers de compréhension qui surgissent. Premier poème de Frayer: Nous autres les probables les lendemains les restes de cœur-muscle et de terre noire Nous autres en un mot : territoire (Gill, 2015b : 7) La dernière strophe semble de prime abord s’inscrire dans une opposition (nous/eux) qui vient affirmer un positionnement que l’on peut qualifier d’identitaire. « Nous » sommes le territoire, en d’autres termes. Or, je pense que ces vers sont davantage, et qu’ils nous mettent en garde contre les associations trop simplistes, essentialistes et donc réductrices. Comment un seul mot pourrait dire l’ensemble d’un nous? D’autant plus quand la strophe précédente nomme à l’envolée quelques-uns de ces « nous autres ». Enfermer toutes les couleurs dans un seul pot de peinture, c’est rendre glauque toute la richesse de la lumière. Nous est territoire, mais il n’est pas que cela; il est multiple.

4.1.2 S’appartenir

Le printemps, les nomades […] traversaient les monts et les vallées, ramaient, marchaient, portaient. Ils y étaient habitués, restreints à se fondre dans la nature pour survivre. À se substituer à elle pour exister. (Fontaine, 2017 : 72, je souligne)

77 S’appartenir, c’est être l’une à l’autre, l’un à l’autre; c’est être la partie d’un tout; c’est se fondre et se confondre. S’appartenir, c’est faire corps avec l’autre. Dans les œuvres étudiées, les analogies entre corps et territoire sont révélatrices d’une relation viscérale. […] Tshishishkushkueu, celle qui veille sur les battements de la terre dans mon coeur. (Bacon, 2009 : 38) Par la mention de cette Esprit, l’énonciatrice semble dépeindre un lien direct entre le territoire et son corps. Rappelons que Tshishishkushkueu est l’esprit féminin qui veille sur la terre; ici elle veille également sur l’énonciatrice. On pourrait de prime abord lire dans cette strophe une personnification de la terre, car l’énonciatrice lui attribue des caractéristiques humaines, celui d’un coeur qui bat. On peut également la comprendre comme une fusion des cœurs de la terre et de l’énonciatrice, en ce sens où il n’y en a qu’un. Et que si celui-ci bat, alors la survie — tant celle de la nature que celle de l’énonciatrice — est possible.

On retrouve cette association corps/territoire dans la poésie de Kanapé Fontaine à de nombreuses reprises. Prenons quelques exemples: « pays mien / ma chair » (2016 : 13); ou plus loin, « Tu reculeras mon corps mes frontières » (2016 : 56); ou encore ici, « j’ai mal / j’ai mal au ventre / j’ai mal au ventre de la terre » (2014 : 81). Dans cette dernière citation, la gradation renforce le déploiement d’un sentiment de douleurs, accentué par l’anaphore « j’ai mal ». On peut alors saisir la violence ressentie à l’égard de l’exploitation et de la destruction de la nature. Gill (2015a) use elle aussi de la comparaison du ventre et de la terre dans un aspect maternel: « le ventre comme la terre / en sculptant la vie avec du propane / je crée les guerriers les prophètes » (p. 82). La métaphore du ventre n’est pas anodine; en plus d’être le lieu de nos entrailles, de notre être symbolique, c’est, chez la femme, le lieu de la maternité et de l’enfantement. En d’autres termes, le ventre, c’est la tanière de la vie, à l’instar de la terre.

78 Le dernier poème de la section « Moelle. Uinn », dans Bâtons à message / Tshissinuashitakana (Bacon, 2009), est particulièrement fort de conviction dans ce lien à la terre: Tue-moi si je manque de respect à ma terre Tue-moi si je manque de respect à mes animaux Tue-moi si je reste silencieuse quand on manque de respect à mon peuple (p. 84) Les trois strophes forment une suite d’affirmations péremptoires: le ton, servi par le mode impératif, est sans réplique (Marcoux, 2015 : 92). L’anaphore « Tue-moi / si » renforce le sérieux du propos; cette interpellation, particulièrement extrême car elle en appelle à la mort, ne laisse pas de place à d’autres alternatives. Également, notons l’emplacement de ce poème qui contient « la plus grande charge revendicatrice » (Marcoux, 2015 : 92) du recueil: intégré à la partie intitulée « Moelle. Uinn », ce poème devient essence de l’énonciatrice. La moelle, substance précieuse contenue dans l’os, était jadis fondamentale dans le régime alimentaire des Innuat. Il devient alors possible de faire un lien entre ces affirmations et ce qui alimente — de manière vitale, j’insiste — l’énonciatrice. En outre, ce qui retient l’attention ici, souligne Marcoux (2015), c’est la présence des adjectifs possessifs « mon », « ma », « mes » et du pronom personnel « moi », tous associés à la première personne du singulier (p. 92). C’est d’ailleurs la seule fois dans le recueil — exception faite de l’avant-propos — où la poétesse parle de la terre, de la faune et de la nation innue en usant du possessif. Le martelage de ces dérivés du pronom « je » met en évidence un puissant sentiment d’appartenance, renforcé par la singularité de cette utilisation. De la même manière, Natasha Kanapé Fontaine (2014), dans Manifeste Assi, évoque la terre en ces mots : […] Elle sera ma mère ma richesse

79 ma raison de vivre ma drogue sale ma liqueur imbuvable ma tisane réparatrice […] (p. 86) La première des caractéristiques de la terre nommées par l’énonciatrice est un lien filial; la terre est mère. Elle est ce qui engendre naissance, ce qui nourrit, ce qui protège, ce qui transmet. Toutefois, la terre n’incorpore pas uniquement des traits positifs — richesse, raison de vivre, tisane réparatrice —, elle est aussi drogue et liqueur ayant nécessairement des effets néfastes étant donné les qualificatifs associés. Remarquons cependant que la strophe se termine par la réparation, la tisane étant « la guérison des eaux et de la terre » — comme la poétesse nous l’indique dans son autre recueil, Bleuets et abricots (Kanapé Fontaine, 2016 : 71). Je comprends ici que la terre revêt l’histoire du peuple innu, et qu’inversement celui-ci lui est lié. En effet, la terre est, dans les trois premiers vers, synonyme de vie. Puis elle devient destructrice pour l’humain, car l’humain la détruit. On ne peut pas faire abstraction ici du sous-entendu de la dépossession territoriale et des conséquences engendrées chez les nations autochtones, dont les dépendances aux drogues et à l’alcool. Reste qu’il y a réparation dans la mesure où la terre et les eaux31 (la tisane) guérissent. La terre demeure vitale dans la construction et l’épanouissement de l’Innu. Notons, par ailleurs, l’anaphore de l’adjectif possessif « ma », qui n’est pas sans rappeler l’analyse proposée un peu plus haut, et qui met en lumière le lien intrinsèque du territoire et de l’humaine. À la différence de Bacon, Kanapé Fontaine emploie régulièrement la possession pour évoquer les éléments naturels.

4.1.3 (Se) (re)nommer

Non pas une quête identitaire, c’est davantage une (ré)affirmation de réalités déshonorées, éraflées, tordues, battues, saignées, violées32 que l’on retrouve dans les œuvres présentées

31 Je vois dans le terme des « eaux » une synecdoque pour évoquer les rivières qui permettaient alors au peuple innu de remonter vers les terres intérieures, et qui symboliquement représentent le chemin vers l’identité collective innue. 32 Je paraphrase ici Natasha Kanapé Fontaine (2016), dans Bleuets et abricots, p. 62.

80 ici, dont notamment celles de Natasha Kanapé Fontaine et, plus subtilement mais de manière tout aussi marquante, de Marie-Andrée Gill et de Naomi Fontaine. La poésie de Joséphine Bacon s’inscrit elle aussi dans une forme de manifeste poétique identitaire. La première personne est presque constamment utilisée, et ce dans les deux recueils. Toutefois, je lis et je ressens sa poésie davantage comme une affirmation personnelle, et non nécessairement comme celle de réalités plus grandes — les réalités se superposent, j’en conviens. Or, ce que je tente de mettre en valeur ici, c’est le caractère de (re)nomination de réalités partagées afin de (re)façonner un discours social dominant. En d’autres mots, reprendre parole sur des réalités qui ont été étiquetées par d’autres; redonner à ces réalités les couleurs qui leur appartiennent et dont elles ont été dépossédées; plus simplement, c’est se dire, dans une logique de lutte de sens.

Utilisé pour la première fois dans le prologue du manifeste que nous propose Kanapé Fontaine (2014), l’élément « je suis » se répète tout au long de celui-ci. L’énonciatrice se caractérise elle-même, elle énumère ce qu’elle est, ce qu’elle incorpore. Dans ce poème, par exemple: Je suis trois femmes en une je suis la fille la mère la grand-mère Je suis ma grand-mère ma mère moi Je suis la lune la terre la mer ma mémoire mes entrailles mon sang un tremblement territoire un grondement d’ancêtres le cœur des matrices vidées […] (Kanapé Fontaine, 2014 : 32) Elle s’inscrit d’abord dans un héritage féminin, et possiblement biologique; ce n’est plus la même mère, la mère-territoire, la Terre mère, énoncée dans la précédente partie. L’énonciatrice s’associe par la suite à différents éléments naturels et du cosmos, tout en les

81 mettant en miroir avec des « parties » humaines: lune-mémoire, terre-entrailles, mer-sang. Elle forme dès lors un tout, chimère de chair ancestrale et de sang cosmique, composée des cycles des vies humaines (tant dans sa valeur individuelle que collective) et de celles des univers.

Cette identité hybride que dresse l’énonciatrice se compose également de la terre-territoire qu’elle nomme alors « pays » : « Je suis ce pays au sang noir / je suis une gorge brûlée / un pays enfoui » (Kanapé Fontaine, 2014 : 78); « Je ne suis pas pays frontières je suis nation nombreuse multiple » (Kanapé Fontaine, 2014 : 37); « je redeviendrai le pays que mes ancêtres ont bâti jadis sur les abords du fleuve. » (Kanapé Fontaine, 2014 : 45); ou encore « Je serai un pays à moi seule / j’aurai des enfants avec un père invisible le ciel / le tonnerre / j’atteindrai / la profondeur du vertige » (Kanapé Fontaine, 2014 : 63). Ce pays qu’elle dépeint est souillé, détruit et il n’attend qu’à être révélé dans toute la grandeur de son histoire. Histoire qui s’inscrit à la fois dans l’héritage de son peuple et dans celui des autres nations en présence.

Le processus d’identification peut être compris comme un acte de revendication. En effet, l’anaphore « je suis » qui parcourt le manifeste semble être une déclaration au monde de la personne qu’est l’énonciatrice (et que l’on peut vraisemblablement associer à l’auteure). L’avant-propos contient de surcroit une auto-présentation, celle-ci signée par la poétesse, qui insuffle au manifeste un propos identitaire: Je viens de cette lignée. De la lignée des chasseurs et des braves. Je suis la fille de ceux qui marchent dans les rêves. La petite-fille de ceux qui parlent aux ancêtres. Je suis celle qui suit leurs traces dans la neige à -40 degrés Celsius la nuit, aux abords du fleuve. (Kanapé Fontaine, 2014 : 6) Outre le titre fort évocateur du recueil (manifeste), la forme engagée des poèmes est également annoncée dans l’avant-propos: « Mes grands-parents sont tous partis sans rien me dire. Ils n’ont pas prévu ce qui suivrait. La lutte. La résistance. » (Kanapé Fontaine, 2014 : 6). Je comprends ici que l’auteure, étant ce qu’elle suit dans sa lignée filiale, vient incarner cette lutte et cette résistance. La dédicace « À mon peuple. / À Assi. » (Kanapé

82 Fontaine, 2014 : 8) annonce également, de manière presque solennelle, cette prise de position que revêt le manifeste et qui est martelée à coup de « je suis », auto-nomination d’une identité (individuelle et collective) bafouée.

Les déclarations identitaires, Natasha Kanapé Fontaine (2016) les poursuit dans Bleuets et abricots, où l’idée de la nomination demeure en filigrane du recueil. Dès la cinquième strophe, il est écrit « Pays mien ô / je te nommerai par ton nom » (p. 14); puis « Pays mien a un nom plus grand / que l’Amérique » (p. 21); et la page suivante « Kanata pays mien » (p. 23). L’anaphore et la répétition de « pays mien », qui parcourent le recueil, mettent en évidence l’importance du message qui semble revenir à (re)nommer l’histoire afin de lui redonner toutes les nuances qu’elle contient. La poétesse nous interpelle:

[…] Qui peut gagner sur le mensonge construire un empire de vainqueurs et le croire sans limite […] Qui d’autre est capable de provoquer l’amnésie octroyer la carence à ceux qu’il gouverne

Qui d’autre sait appeler union ce qui est discorde pour s’arracher le premier pour s’arracher le meilleur des confins de toutes les colonies qui d’autre sait appeler croissance ce qui est régression construction ce qui est destruction […] Qui d’autre sait nommer le mensonge pour le voiler […]

83 Amérique Amérique Amérique j’invoque ton nom tu ne sais plus regarder ta mère tu ne sais plus aimer tes frères tu ne sais plus honorer tes sœurs aucune sépulture n’aura été donnée les corps abandonnés au vide […] (Kanapé Fontaine, 2016 : 58-67) Ces extraits du poème La Réserve sont particulièrement poignants. Chaque mot est porteur d’un sens fort et brut, comme lorsque l’on se dit les choses dans le blanc des yeux. Les échos entre les mots résonnent de manière lugubre, et les révélations que ces associations dessinent en sont d’autant plus frappantes. L’histoire en ressort comme mensongère et amnésique.

L’histoire est aussi essentialiste; c’est ce que nous souffle parfois Marie-Andrée Gill dans ses deux recueils que sont Béante (2015a) et Frayer (2015b). À sa manière singulière, elles (se) jouent des stéréotypes et des représentations figées des peuples autochtones que l’histoire a marqués de son sceau. Par ce jeu d’images paradoxales, la poétesse révèle la violence, mais aussi, et surtout, la vacuité de ces discours: nous sommes des bêtes sauvages et la même lumière apprenant par cœur pêle-mêle l’inhibition de la douleur (Gill, 2015b : 72)

cueillir des plumes direct dans les veines tant qu’à y être greffer des pattes de lapin aux chats noirs (Gill, 2015a : 68)

nous nous baignons dans le mal de vivre de l’asphalte chaud en attendant de trouver la parole habitable

84 ou de gagner quelque chose au gratteux pour partir dans le bois pour toujours (Gill, 2015b : 62)

Et ce vers que j’aime tout particulièrement: « nos origines en boîte avec le jouet dedans » (Gill, 2015a : 71) Identité immuable dans un monde où les « bêtes sauvages » apprennent — pas si sauvage finalement, dans une optique colonialiste de la chose — à ne pas ressentir la douleur; où des monstres (culturels) chimériques peuplent les environs en toute banalité; où aller dans le bois pour toujours toujours demande avant tout sa place gagnante aux jeux, car on sait bien que c’est là que réside l’épanouissement humain. L’ironie est lumineuse dans la poésie de Gill, elle nous rappelle que nos a priori — pour ne pas dire constructions — ont parfois « pas de bon sens » pour reprendre le joual fier de la poétesse. D’autres fois, elle va se permettre de donner quelques gifles, de mettre à plat l’essentiel des réalités qui se côtoient: Nous sommes exotisme Nous sommes millénaires (Gill, 2015a : 47)

A. ce qu’il nous reste sous perfusion dans la mémoire des hommes : 1. le chant des tambours 2. les temps superposés 3. les rivières électriques B. ce que nous sommes dans la concrétude des jours : 1. l’esprit sublimé 2. les livres d’histoire 3. vivants, là, poum-poum. (Gill, 2015a : 46).

Le parallélisme de ces deux poèmes, tant dans la syntaxe que dans la forme, juxtapose des réalités contrastées qui se mettent alors en évidence. L’une n’empêche pas l’autre, bien au contraire.

L’œuvre de Naomi Fontaine (2017) s’inscrit tout particulièrement dans cette perspective de rendre lumineux ce que l’on a voulu mettre dans l’ombre, « pour [ne] voir que le tison qui

85 brûle encore dans le cœur des premiers habitants » (p. 9). Pour écrire la beauté, pour la montrer à celles et ceux — autochtones ou allochtones, qu’importe — qui ne savent même plus la regarder, ou qui ont tristement oublié qu’elle existe, du moins dans les réserves. Ce roman est à un appel à la (ré)humanisation; d’aller au-delà de l’histoire coloniale et de ses ravages, de dépasser ces discours, sans toutefois en faire fi, pour voir que derrière tout cela, nous parlons justement de vies humaines. À objectiver ces vies-là derrière de grands clichés, la violence est d’autant plus grande. Et c’est là que réside la force de cette œuvre, d’ouvrir quelques fenêtres sur des trajectoires humaines, d’en saisir la beauté et de refermer en laissant à ces vies, tout le souffle qu’elles possèdent.

Les réalités autochtones sont bien vivantes et loin de la folklorisation à laquelle on aime tant les enfermer. Elles palpitent, de toute leur mémoire millénaire. Fontaine, Gill et Kanapé Fontaine se saisissent de la poésie afin de (re)nommer les réalités, tant historiques qu’actuelles (l’une ne pouvant se défaire de l’autre), de reprendre parole — « ce moment où personne ne me dit / à quoi je devrais ressembler. » (Gill, 2015b : 27).

J’ai tenté, dans cette première partie, de dresser un des sens que prend le territoire sous la plume des auteures du corpus, celui d’un espace d’existence. La récurrence des paradigmes thématiques de la liberté, de l’appartenance et de la nomination dans l’ensemble des œuvres considérées met en valeur ce thème. Le tableau ci-dessous reprend ces propos de manière synthétique.

Tableau 2: Grille d’analyse discursive faisant référence à l’être (au devenir soi) Paradigme Système régulateur Informations Titre de partie thématique (topoï) détaillées (sous-titre de partie) eux/moi ; tu/moi 1.1 Nutshimit, ma opposition imposition/liberté liberté ville/toundra ; nutshimit

86 corps/territoire association métaphore du ventre 1.2 S’appartenir possession « ma » « mon » « mes » « Là où je Suis » auto-nomination; « je suis » déclaration mettre en évidence répétition un message 1.3 (Se) (re)nommer paradoxe jeux avec les stéréotypes contraste mise en parallèle de réalités

La seconde partie de ce chapitre empirique propose un autre visage du territoire en les traits de la cosmogonie innue. J’insiste sur le fait que les parties ne sont pas présentées en ordre d’importance (dans la mesure où une thématique n’est pas plus primordiale qu’une autre) et sont complémentaires entre elles (chaque portrait n’excluant pas les autres).

4.2 Cosmogonie

Assi en innu veut dire Terre. Au départ, il n’y a qu’elle. Son ventre et son royaume. Sa cosmogonie du règne animal et végétal. Les arbres, les eaux, les loups et les hordes de caribous. Puis il y a le peuple. Les Innus. (Kanapé Fontaine, 2014 : 5) Ce sont les premiers mots — ou presque — qui ouvrent le manifeste de Natasha Kanapé Fontaine. Ces quelques phrases proposent de manière brève la cosmogenèse innue, telle que présentée par l’auteure: Assi, la Terre; les Esprits; et les ancêtres du peuple innu, celles et ceux qui ont notamment laissé en héritage plusieurs savoirs ancestraux. Ils forment, ensemble, les guides; ceux et celles qui permettent de conserver des liens avec la culture ancestrale, de la transmettre et, ainsi, de veiller à ce qu’elle soit préservée. Cette citation inspire ici le développement des lignes de force du discours à l’égard de la cosmogonie innue, à savoir Assi, les guides ancestraux et les savoirs traditionnels.

87 4.2.1 Assi

Dans Bâtons à message / Tshissinuatshitakana, l’énonciatrice choisit de s’asseoir pour « trouver la paix » (Bacon, 2009 : 72). Ce geste est révélateur: c’est auprès du sol, de la Terre, qu’elle se sent rassurée, qu’elle reprend ses repères. C’est un mouvement tendu vers sa culture ancestrale (Marcoux, 2015 : 65), vers ce qui la guide. Elle déclame aussi:

Le passage d’hier à demain devient aujourd’hui l’unique parole de ma sœur, la terre. […] (Bacon, 2009 : 30) La terre est dépositaire du lien intergénérationnel; elle est ce qui permet « le passage d’hier à demain ». Elle est ce qui forme la cohérence des mondes temporels, terrestres, cosmiques, humains et non-humains. Chez Kanapé Fontaine, la métaphore du territoire des ancêtres est convoquée pour créer les liens entre ce qui a pu être et ce qui peut être, entre la force et la survivance des premiers pour insuffler espoir et militance aux seconds (Kanapé Fontaine, 2014 : 33; 45; 47; 56), ou comme ici de manière plus explicite: « Espoir que tu nous sois féroce / […] j’ai quitté loin mon pays / où mes pieds se baignent du repos des ancêtres » (Kanapé Fontaine, 2014 : 38). Les pieds enracinés dans la confiance sereine ancestrale (que je lis dans le mot « repos »), elle avance déterminée de ses acquis engendrer une nouvelle descendance: « Mes descendants diront / Nitassinan / Assi » (Kanapé Fontaine, 2016 : 78). Il est difficile ici de ne pas voir les liens entre la descendance et Assi qui confirme alors la transmission générationnelle.

Dans Kuessipan (Fontaine, 2017), le territoire est aussi le lieu où se rencontrent les générations. Le roman est riche de personnages emblématiques qui mettent en mots — et en images — certes des pans de la vie innue actuelle, mais ils sont également chargés symboliquement par le biais de l’écriture de Fontaine. Un personnage est intéressant dans l’évocation des liens générationnels, celui de cette femme qui part à la rencontre du nutshimit mais qui au bout de quelques jours, s’ennuie grandement du confort de sa vie à la

88 réserve. C’est alors qu’un matin, elle se regarde dans le petit miroir de poche qu’elle a apporté et, d’abord bouleversée par l’image qu’il lui renvoie, elle s’approprie peu à peu ses traits — peau bronzée, cheveux gras, fatigue — et y découvre le visage de sa mère: Les yeux de sa mère sur son visage à elle. Un défi, un combat, une quête, mais plus jamais une défaite. Elle aspira pour première fois une bouffée de passé qui sembla se joindre à la réalité impassible de cette journée nouvelle. Ramer, marcher, porter, camper, manger, dormir, décamper, ramer. C’était sa vie. Celle que pour un temps elle avait choisie. Un emprunt à ses ancêtres. Héritière par choix. Le chemin était déjà tracé par les milliers d’autres portages. Suffisait de se laisser guider. (Fontaine, 2017 : 73-74) Comme une seconde (et double) naissance, ce personnage féminin se rencontre elle-même par le biais de son héritage qui est tant biologique que symbolique. Le double regard, porté tant par cette femme que dans les yeux de sa mère, lui donne une nouvelle fois naissance au milieu du nutshimit, son autre mère. Il y a aussi ce jeune homme qui « veut entendre ce que la terre de ses ancêtres a à lui dire » (Fontaine, 2017 : 64), car Autrefois, ces forêts étaient habitées par des hommes, des femmes qui prenaient de leurs mains ce que la Terre leur offrait. Ils n’y sont plus, mais ils ont laissé sur les rochers, l’eau des chutes et le vert des épinettes leur empreinte, leur regard. (Fontaine, 2017 : 63)

Nutshimit, c’est la terre des ancêtres, le lieu des apprentissages et des transmissions. Là où résident les savoir-faire et les savoir-être; là où l’on retrouve ceux et celles qui ne sont plus, mais qui demeurent; là où guides il y a.

4.2.2 Les guides ancestraux

Dans les mondes innus, nombreux sont les guides millénaires, ceux et celles que les voix honorent encore aujourd’hui, que les atanukan racontent et dont les rêves sont peuplés (Savard, 2004). Papakassiku, le Maître du Caribou, demeure le plus mentionné dans ce corpus. Particulièrement présent dans la poésie de Bacon (2013 : 16; 34; 42; 52; 56; 62; 90; 2009 : 12; 38; 44; 48)33, il inspire, outre quelques nominations (Kanapé Fontaine, 2016 :

33 À noter que cette sélection reprend uniquement les nominations explicites de Papakassiku et que d’autres passages le mentionnent, selon moi, mais de manière détournée.

89 67; Kanapé Fontaine, 2014 : 61; 77), un chant chez Kanapé Fontaine (2014 : 76) — seul chant de ses deux recueils sélectionnés ici. Les figures spirituelles que sont les Maîtres des animaux insufflent le chemin à suivre et assurent la survie en comblant les besoins et en veillant sur les personnes, comme par exemple : « Missinaku m’abreuve / Papakassiku court avec moi » (Bacon, 2013 : 16). Ou ici, où l’énonciatrice est successivement placée sous l’égide de bon nombre d’entre eux: Papakassiku, Atikuapeu celui qu’on espère, tu me mènes vers Missinaku qui offrira la truite grise de notre terre, et si j’ai froid, Uapishtanapeu, me gardera au chaud dans mon sommeil Ushuapeu m’emportera près de Tshishikushkueu, celle qui veille sur les battements de la terre dans mon coeur. (Bacon, 2009 : 38) Papakassiku est le Maître du Caribou, comme précisé à l’instant; Atikuapeu est l’Homme- Caribou; Missinaku le Maître des animaux aquatiques; Uapishtanapeu le Maître des animaux à fourrures; Ushuapeu le Maître des animaux ailés; enfin, Tshishikushkueu est l’esprit féminin qui veille sur la terre (Bacon, 2009 : 139-140).

Natasha Kanapé Fontaine fait appel à d’autres figures spirituelles, qui relèvent davantage des atanukan, les « récits des origines ». Ainsi sont cités la femme tombée du ciel (2014 : 79) et Tshakapesh (2016 : 67; 2014 : 19) tous deux à l’origine de la création du monde; Sedna, « la Majestueuse » (2016 : 34) à l’origine des animaux marins; ou encore, l’oiseau- tonnerre (2016 : 13), figure emblématique de la vie et de la mort. Marie-Andrée Gill

90 (2015b) fait également une allusion à l’un des personnages incontournables de la création du monde, Rat musqué: il est parti avec juste sa bite et son couteau pour se réincarner multicolore dans une promesse de rat musqué (p. 55) Ce clin d’œil donne beaucoup de poids à la promesse, car Rat musqué est particulièrement persévérant; et de cette ferme volonté nait le monde. C’est effectivement lui (ou Castor, cela dépend des versions) qui, après plusieurs tentatives infructueuses d’autres animaux, rapporte du fond de l’eau une poignée de boue qu’il donne à Tortue, faisant ainsi naître la Terre.

Il est intéressant de remarquer que les guides ancestraux s’ancrent entièrement dans le monde naturel. Ces références spirituelles liées au nutshimit sont des figures quotidiennes d’Assi. Cet univers cosmogonique met en valeur le rôle essentiel des éléments naturels dans la formation et l’évolution du monde, ainsi que dans sa conception et sa compréhension.

4.2.3 Savoirs ancestraux

Les savoirs ancestraux sont l’héritage du peuple innu. Ces traditions permettent de maintenir les liens avec la culture ancestrale, tout en continuant à la transmettre et d’en manifester toute sa vivacité. Ces savoirs sont nombreux. Je reprends ici quelques-uns d’entre eux: la roue de la médecine, teueikan, les rêves, la scapulomancie de caribou et le dressage du feu.

Plus besoin de savoir écrire Ni de savoir calculer Il me suffit de connaître Les directions […] (Bacon, 2013 : 32) Pas besoin de cartes ou autres appuis technologiques pour se repérer, « les directions » sont guides. On retrouve cette symbolique des quatre directions dans Bâtons… (Bacon, 2009 :

91 26) où Bacon (2009) fait également allusion à « Mes sœurs / Les quatre vents » (p. 14) ou « aux couleurs des quatre nations : / blanche, l’eau / jaune, le feu / rouge, la colère / noir, cet inconnu / où réfléchit le mystère. » (p. 28). Cette dernière nomination n’est pas sans rappeler la roue de la médecine: un cercle divisé en quatre parties dont chacune représente un point cardinal, une couleur, une saison, un élément naturel ou une dimension de la personne (intellectuelle, émotionnelle, physique et spirituelle). La roue de la médecine sert à la fois de guide et d’enseignement. Kanapé Fontaine (2014), dans Manifeste Assi, mobilise cette figure en se présentant comme étant au « gouvernail de la roue de la médecine » (p. 5).

La richesse stylistique que recèlent les poèmes de Joséphine Bacon est, à nouveau, mise en évidence par Marcoux (2015 : 76-79), qui évoque l’usage de l’allitération, laquelle nous invite à entendre le son de teueikan, le tambour, gardien des valeurs ancestrales, médium vers les Esprits. Certains vers semblent littéralement vibrer au son de l’instrument sacré, comme par exemple dans ce poème: Ma vie me parle D’où arrives-tu? Je ne te vois plus sur ta terre, je ne t’entends plus quand tu rêves j’ai perdu tes traces où sont passés les chemins de portage? On dévie tes rivières, les lacs crient et t’invitent à les secourir. (Bacon, 2009 : 68, je souligne) La répétition de la consonne « t » mime effectivement le son du tambour, comme si la voix poétique se lestait des battements de cet instrument, qui sert à orienter et à guider. Ou encore dans cette dernière strophe : […]

92 Sûr que les sons, les chants et les danses sentent le battement des cœurs assemblés au creux du tambour. (Bacon, 2009 : 26, je souligne) La répétitions des sons « s », « k », « b » et « t » donne à sentir la vibration des battements du tambour. Dans la prose de Fontaine (2017), teueikan est aussi à l’honneur. Accompagné d’un chant, il engendre une danse en cercle et un sentiment de fierté, « [l]e désir d’être soi » (p. 43). Il est ce qui réunit, ce qui convoque le passé pour échauffer le présent. L’auteure mentionne aussi le savoir que nécessite la construction du tambour ainsi que la patience et la minutie d’un tel travail (Fontaine, 2017 : 77). « C’était un cœur » (Fontaine, 2017 : 77), finit-elle par écrire, et de cette phrase émerge toute la symbolique de teueikan: vital.

Alors que les mots de Bacon et de Fontaine vantent la vivacité de teueikan, ceux de Kanapé Fontaine semblent davantage un appel à la résurgence de ses battements. « Que l’homme puisse se remettre à jouer du tambour » (2014 : 7), cette phrase qui clôture (presque) le prologue du manifeste m’a mis la puce à l’oreille. Puis « […] Je heurte / un tambour immense / asséché. » (2014 : 32), et encore plus loin « […] Les tambours / ne pourront apaiser / ma mère. » (2014 : 78). Certes, le tambour est nommé à d’autres moments (2014 : p. 54; 62; 2016 : 17) mais de manière furtive, sans que la strophe ne lui soit dédiée, ou du moins le vers développé — ce qui n’est pas le cas pour les citations que je rapporte juste au-dessus. C’est un tambour en mal de chants, de rythmes et de rassemblements dont la poétesse semble dresser le portrait; métaphore de la perte des savoirs ancestraux, et de la même manière de l’identité collective et de la cohésion sociale dont l’auteure se fait témoin.

Les rêves, et l’importance de leur pouvoir communicatif, sont également plusieurs fois évoqués. Bacon (2009) nous dit: Je ne me souviens pas toujours d’où je viens dans mon sommeil,

93 mes rêves me rappellent qui je suis jamais mes origines ne me quitteront. (p. 98) Kanapé Fontaine d’ajouter: « […] je parle mes rêves / mes visions / mes espoirs […] » (2016 : 43); et en prologue de son manifeste: « Les esprits, eux, dansent. Ils dansent sur le pays. / Je reçois leurs visions. Dites-moi, aujourd’hui, qui croit aux prophéties? » (2014 : 6). Cette interpellation est clairvoyante dans la dénonciation d’une hégémonie de pensée. Qui croit vraiment aux prophéties? Qui croit une personne disant recevoir des visions? Bien sûr qu’il en existe, mais cela sera confié à demi-mots, ou dans la pudeur d’une intimité, à l’abri des regards et des commentaires moqueurs. Alors que l’auteure, toujours dans une affirmation de sa réalité, l’écrit noir sur blanc, en prologue de son recueil, afin que l’on ne s’y trompe pas.

Pour sa part, Marie-Andrée Gill (2015a) nous emmène, une nouvelle fois, ailleurs : avoir lu tes omoplates à l’envers la télé allumée la bouche cousue je me suis perdue dans tes paramètres

montre moi encore une fois encore comment on fait un feu (p. 92)

Ou ce vers : « j’ai les rêves incompréhensibles » (p. 96)

La scapulomancie de caribou, le dressage du feu ou la communication des rêves relèvent de savoirs traditionnels, mais ici, ils ne sont pas présentés comme une évidence. Ils sont faits maladroitement, sans une totale connaissance des gestes ou des interprétations. La poétesse semble nous informer que tragiquement, ils se perdent, que simplement, ces savoirs demandent du savoir, et qu’ironiquement, il serait bon de sortir des stéréotypes — ceux qui enferment (des vies), ceux qui figent (des réalités), ceux qui stigmatisent (des identités), ceux qui décrédibilisent (des savoirs, justement).

94 Cette seconde partie reprend à grands traits les évocations de la cosmogonie innue. Elle se caractérise par son imbrication totale au territoire. L’origine et l’évolution de l’univers, la transmission des liens générationnels ainsi que les savoirs traditionnels reposent sur la figure centrale d’Assi. Le tableau ci-dessous résume les propos de cette partie.

Tableau 3: Grille d’analyse discursive faisant référence à la cosmogonie

Titre de partie Paradigme thématique Système régulateur (sous-titre de partie) (topoï)

2.1 Assi le territoire, récipiendaire des liens générationnels Maîtres des animaux 2.2 Les guides ancestraux Esprits personnages-créateurs des Cosmogonie atanukan les points cardinaux la roue de la médecine 2.3 Les savoirs ancestraux teueikan les rêves la scapulomancie de caribou le dressage d’un feu

4.3 « Femme-territoire »34

J’ai tenté, dans les parties subséquentes, de mettre en lumière les liens que je saisis dans le corpus exploré entre l’identité innue et la terre; liens intrinsèques — j’oserai dire inhérents — et ancestraux. De cette relation d’interdépendance des éléments nait un engagement envers ces derniers (Kanapé Fontaine, 2016b). Les auteures du corpus se font également témoins, à travers leurs poèmes, des violences actuelles tant territoriale qu’humaine. Elles osent aussi entrevoir d’autres possibles. Il sera question de ces deux dernières thématiques dans cette dernière partie.

34 Expression que je reprends à Natasha Kanapé Fontaine, que l’on retrouve dans Bleuets et abricots (2016 : 20 notamment). C’est également un concept de base qu’elle tente de développer au travers de la « poétique de la relation au territoire » (Kanapé Fontaine, 2016b).

95 4.3.1 « LA TERRE MERDE »

Ce cri, cet appel aux consciences, il résonne souvent depuis que je l’ai entendu de la bouche de Natasha Kanapé Fontaine, lors de la mise en lecture de Manifeste Assi, en avril 2018, par Innovations en concert et Ensemble Paramirabo. Alors que la poétesse déclame sa poésie avec un calme profond, et particulièrement lors de cette performance, comme pour inviter l’assistance à prendre respiration avec elle, à s’ancrer dans le présent pour encore mieux le ressentir dans toute la virtuosité de sa parole, il lui arrive ce cri à l’instar de l’orage qui vient de fendre le ciel. Alors que Kanapé Fontaine répète régulièrement la terre-mère — ce mot-valise qui ne semble contenir qu’amour et respect —, cet élan de colère est d’autant plus fort que phonétiquement il lui ressemble et que la mère se trouve recouverte par la merde, consistance chaotique d’un tout broyé. La poésie a cette force de faire résonner des images qui sont particulièrement révélatrices de réalités, et ce de manière si concise mais si frappante.

Où sont passés les arbres qui poussaient quand je grandissais? L’intérieur des terres a été vidé Je pleure, je vide mon âme de souffle court, […] (Bacon, 2009 : 72) Alors que l’exploitation des forêts engendre des paysages désertiques, « vidés », l’énonciatrice se vide elle aussi à la découverte de ces terres. La survie de l’une est corollaire à celle de l’autre; la réaction physique rend manifeste l’étroite relation entretenue avec le territoire. Marcoux (2015) souligne à cet égard que « les vers très courts, le style saccadé, haletant, font écho au « souffle court » » (p. 64) de l’énonciatrice et rendent ainsi perceptible l’état de bouleversement dans lequel elle se trouve. Ces vers rappellent la prose de Marie-Andrée Gill (2015b), dans son recueil Frayer, qui parle elle aussi du souffle :

96 Comment avaler la beauté du lac avec tous ces fantômes à mâcher dans le poumon de plastique. Je suis dans le niveau sous l’eau d’un jeu vidéo au moment où la petite musique de quand t’as pu d’air commence. (p. 31) Un des rares poèmes en prose du recueil, il contraste par son rythme. Il transpire un sentiment d’urgence; les mots se suivent les uns à la suite des autres, le débit est presque « one shot » comme lorsque l’on ne réfléchit plus, que l’on ne transmet que les informations qui nous viennent, car il faut agir, la « petite musique » nous rappelant qu’il n’en reste plus pour longtemps. En plus de parler de violences historiques — plusieurs villages ou lieux sacrés autochtones ont été inondés en raison de barrages ou de détournements de rivière —, ce poème évoque aussi une certaine forme de destruction de la nature qu’engendrent les déchets de plastique. La résonance entre les termes « poumon de plastique » et l’idée du manque d’air m’évoque l’image de sacs de plastique voguant sur le lac et dont les espèces animales se nourrissent; cela est d’autant plus accentué par l’introduction « Comment avaler la beauté du lac […] » qui devient, ici aussi, un cimetière. Tant d’images antithétiques qui mettent en lumière, par effet de clair-obscur, des réalités qu’on ne veut pas crier trop fort.

Chez Fontaine (2017), c’est notamment l’exploitation minière et forestière qui est abordée. Dans le chapitre « Uashat », la narratrice mentionne à plusieurs reprises l’appropriation du territoire par des allochtones: « Les Blancs qui ont voulu s’approprier cette baie pour y construire des chemins et des ponts, des maisons à mille dollars le pied carré. Alors qu’elle se suffit à elle-même, cette baie […]. » (p. 32). Plus loin, elle est davantage saillante: « Une forêt incendiée. Sur un écriteau en plastique blanc, des lettres rouges : Défense de passer. Plus loin : Futur site bleuetière » (Fontaine, 2017 : 52). On reconnait ici le ton saccadé, les détails choisis pour accentuer le tableau, rendant ainsi palpable la violence ressentie. Cette dépossession territoriale engendre des conséquences humaines et sociales qui sont illustrées sous les traits de plusieurs personnages. L’un des Innuat « voudrait faire plus que d’attendre un chèque le premier du mois » (Fontaine, 2017 : 59). La narratrice met cet état de désespoir en opposition avec la vie traditionnelle et les sentiments de fierté et d’accomplissement des hommes à l’époque:

97 Il paraît que les hommes partaient à la chasse autrefois, des semaines durant, qu’ils revenaient vers leur femme avec de la viande pour des mois. Il paraît qu’une bonne pêche invitait à un festin […]. Il paraît que ces hommes savouraient chaque retour avec la conviction du travail accompli, avec l’ardeur et la rigueur qu’apporte ce sentiment masculin de fierté d’être non seulement pourvoyeur, mais aimant envers sa famille. (Fontaine, 2017 : 59-60) L’anaphore « Il paraît » accentue l’effet de tension qui existe entre ces deux réalités. Un autre Innu, en perte de repères, devenu toxicomane, doit quitter la communauté pour suivre une thérapie en ville (Fontaine, 2017 : 30-32). La narratrice évoque alors les multiples ruptures que cette situation provoque: Les traitements se donnaient dans la grande ville. Tu as quitté ton village, ta misère, ta destination, tes amis, ta famille. Recommencer ailleurs, essayer, tenter le coup. Se soigner, pour survivre. Être survivant, de son propre corps. Il le fallait. Au bout de cette sale voie, il te restait encore de l’espoir. Partir. (Fontaine, 2017 : 31) Comme le met en lumière Létourneau (2015 : 159), Fontaine possède une réelle puissance d’écriture dans le fait qu’en peu de mots, elle révèle à la lecture des problématiques sociales complexes — et le cas de cet Innu en est, selon moi, le plus éloquent. Pour reprendre un autre exemple fort pertinent amené par Létourneau (2015 : 159), une phrase suffit pour évoquer le désarroi d’une jeunesse tiraillée entre ses réalités actuelles et l’histoire millénaire de son peuple: « Personne ne lui a dit comment aujourd’hui il pouvait être comme ceux-là [les ancêtres nomades]. » (Fontaine, 2017 : 60).

4.3.2 Gardiennes

Alors qu’il vient d’être fait mention de différentes violences relatives au territoire (dépossession territoriale, industrie extractive, pollution), et par liens intrinsèques, de quelques conséquences sociales et humaines qu’elles engendrent; et bien que ces violences soient mentionnées par chacune des écrivaines (pour en souligner le poids réel qu’elles ont dans la vie quotidienne de ces personnes), c’est davantage la lumière qui subsiste quand les recueils se ferment. Gardiennes, ces auteures le sont en donnant voix à leurs réalités respectives (intime) et partagées (commune). Chacune à leur manière, chacune dans leur style d’écriture, elles se positionnent à l’orée d’un futur prometteur.

98 […] À mon tour, je deviens une aînée J’attends ta visite pour te raconter Une histoire qui demeure Dans les mémoires (Bacon, 2009 : 30) Joséphine Bacon est « l’Esprit des récits anciens » (Bacon, 2013 : 28), gardienne de la langue et de la mémoire de son peuple pour que son histoire, justement, ne reste pas qu’une histoire.

[…] Toi qui m’as faite gardienne de la langue, toi qui m’as chargée de poursuivre ta parole, je sais que tu me vois. […] (Bacon, 2009 : 112) Cette strophe vient également nommer sa responsabilité. Raconter la mémoire de son peuple, c’est une manière de se la réapproprier, de la revigorer et de la garder vivante. Bacon devient figure de pont entre les générations, entre les « vieux » (comme Bacon les nomme dans Petitpas, 2015 : 146) et les jeunes; « Oui, c’est peut-être à mon tour de donner ce que les vieux m’ont donné, de transmettre tout ce qu’ils m’ont raconté » car « [l]eur mémoire à eux, leur mémoire de l’amour du territoire, c’est ce dont j’avais besoin pour me rappeler qui j’étais » (Petitpas, 2015 : 146-147). En plus de reconnecter avec ses racines, ces récits sont aussi sa plus grande source d’inspiration, comme elle le mentionne lors d’une entrevue de La Fabrique culturelle (2014), plateforme numérique multi-formats produite par Télé-Québec. Là réside toute la beauté d’une poésie bilingue innu-aimun- français qui s’ancre dans une volonté de transmission, comme un don de soi. Écrire en innu-aimun c’est aussi lui redonner ses lettres de noblesse, exposer toute sa vivacité et son élégance, pour ne plus qu’elle soit uniquement murmurée par les épinettes, loin dans le nutshimit.

99 Naomi Fontaine (2017) est elle aussi une collectionneuse des bribes de l’histoire, avec une touche de fiction (p. 9). Par l’ensemble des personnages qu’elle propose, elle donne une voix à ces réalités parfois oubliées, parfois invisibilisées, parfois simplement inconnues. Loin d’être dénuées de réalisme, les histoires de vie que Fontaine (2017) nous donne à lire, à ressentir, sont une porte d’entrée sur le passé afin de mieux saisir le présent et l’enrichir d’un héritage qui n’est pas que de l’ordre du colonialisme. Quand la narratrice évoque la figure du grand-père, celui-ci est comparé à une route: Il était la promesse de ce que nous ne devions jamais quitter, une route poussiéreuse et cahoteuse, surtout l’automne, surtout pour nous. Nomade : j’aime concevoir cette manière de vivre comme naturelle. (Fontaine, 2017: 22). Le grand-père représente le chemin à suivre, littéralement et symboliquement: il est identité transgénérationnelle qui insuffle un avenir possible, car « route poussiéreuse et cahoteuse », dépourvue de linéarité et parsemée d’embuches, mais qui demeure une « promesse » de ce qui doit être, de ce qui sera, « surtout pour nous [Innuat] ». Il est aussi nomadisme, ce qui insuffle du mouvement, ce qui doit être en marche; il faut aller à la rencontre de soi-même, engendrer le mouvement dans l’idée de changement — fini l’inertie, que l’on se souvienne Idle No More. L’aîné est dès lors dépositaire de l’identité collective innue et de sa mémoire, il est ce qui demeure, ce qui est à (pour)suivre.

L’écriture de Fontaine (2017), je la qualifierai d’humaine et de sensible — simple, sans prétention et dans laquelle réside une force, dans les détails, dans les mots choisis, dans le rythme; de cette force qui nous marque. Après la lecture de Kuessipan, je n’avais qu’une envie: celle d’aller explorer cette baie, de marcher dans le sable, de connaître cette cabane abandonnée, de m’asseoir sur le perron des maisons, de rire avec sa cousine, d’aller festoyer une nuit autour d’un grand feu, de marcher dans les rues, de rencontrer ces personnes; de saisir la vie, là-bas. La littérature est généreuse pour nous faire voyager et nous emmener loin à la découverte de personnes, d’endroits, de périodes réelles ou fictives; c’est l’une de ses grandes richesses, l’imagination créative et désirante. Mais dans le cas des réserves autochtones, jamais je n’avais encore lu quoique ce soit qui me donne envie

100 d’y aller. Car même s’il y a des atrocités qui s’y déroulent, il ne faudrait surtout pas oublier qu’il y a avant tout un foisonnement de vies — que les rires qui résonnent dans la réserve (Fontaine, 2017 : 15; 16; 18; 28; 29; 32; 37; 43; 51; 55; 70; 80; 82; 85; 87; 95; 109) en soient témoins. Fontaine (2017) expose des morceaux de réalités dans une volonté de partage, de faire connaitre, tant chez les siens que pour les autres, à l’instar d’une peintre ou d’une photographe qui fige un moment donné, que celui-ci soit un paysage ou une émotion capturée, et qui en partage sa vision — ce qui n’est pas sans engendrer de multiples dialogues (avec soi-même, avec les autres, avec l’œuvre, avec l’artiste, pour ne citer que ceux-là). De ce fait, elle amorce nécessairement des dialogues, ou du moins des volontés de mieux comprendre, de découvrir.

« Mon nom fut inventé par la révolte » (Kanapé Fontaine, 2016 : 45), nous écrit Natasha Kanapé Fontaine qui inscrit sa démarche artistique et citoyenne dans une militance marquée et diversifiée. Alors que dans Manifeste Assi elle appelle davantage à rallier le mouvement: « Rejoins-moi sans tarder » (Kanapé Fontaine, 2014 : 13) ou « Je suis la liberté guidant le peuple » (Kanapé Fontaine, 2014 : 41), pour citer les vers les plus percutants; Bleuets et abricots se fait la voix d’une mémoire métissée qui invoque un regroupement des histoires et des forces en présence, et ce, toujours pour engendrer le mouvement: « Je lui dirai qu’en toute chose / l’union sera la force […] » (Kanapé Fontaine, 2016 : 75) en parlant à son fils, cette figure de l’avenir. Nombreux sont les passages dans ce recueil où la poétesse évoque la multiplicité des origines pour ne pas enfermer, une nouvelle fois, l’histoire dans un seul bocal (Kanapé Fontaine, 2016 : 31-35, notamment). L’histoire innue est métissée, l’histoire québécoise est métissée, l’histoire canadienne est métissée, l’histoire des Amériques est métissée; l’histoire de chacune et chacun est métissée. Je retiens un passage qui donne toute la saveur au titre du recueil et qui incarne cet appel à la reconnaissance de ce qui nous rassemble:

[…] Je me nourris de bleuets et d’abricots les rivages ne se répondent pas

101 je dois parler pour le commencement je dois concocter des confitures […] (Kanapé Fontaine, 2016 : 31)

J’ajouterai que Létourneau (2015 : 175-176) est éclairant sur la convocation de poètes québécois dans la poésie de Kanapé Fontaine. L’auteure place en exergue du poème qui clôt Manifeste Assi une citation de Paul Chamberland: « Je retourne au coeur noir de ma terre je veux boire / au sommeil de son nom. » (Kanapé Fontaine, 2014 : 80) et paraphrase, par la suite, Miron : « J’ai noir éclaté dans l’herbe » (Kanapé Fontaine, 2014 : 80). Selon lui, « elle reprend à son compte les interrogations des « poètes du pays », qui ont marqué les lettres québécoises des années 1960-1970, et elle les replace dans le contexte des nations autochtones : comment être soi, comment aimer, comment se souvenir, comment fonder l’avenir quand on appartient à une société qui souffre d’aliénation culturelle ? » (Létourneau, 2015 : 175). Cette proposition est intéressante dans l’idée qu’il émane des textes de la poétesse une volonté d’établir des ponts entre les peuples.

Quant à Marie-Andrée Gill, reine des paradoxes, elle invite à saisir nos constructions dans un élan également rassembleur:

si nous pouvions tous survivre en mangeant nos images sur des chaises vides

là où l’animal s’autodigère debout les pieds entre les os je traverse l’intérieur des chairs

c’est fou en-dedans on est tous de la même couleur (Gill, 2015a : 69) La dernière strophe n’est pas sans rappeler un des poèmes de Frayer: Les humains ont des couleurs de pas de bon sens comme la viande en dessine au soleil. (Gill, 2015b : 50)

102 La poétesse en appelle à considérer ce qui nous rassemble en favorisant ce qui nous ressemble; ce qui en dedans de nous, notre sang et notre chair, ce qui nous constitue en partie et que nous arborons toutes et tous. La mise en parallèle des chairs humaines et animales semble être une ouverture sur nos similitudes, permettant ainsi d’agrandir le cercle des considérations. Sur un ton à la fois ironico-morbide et enfantin, Gill (2015b) nous souffle que la diversité a bon goût. Je perçois également, dans le premier poème retranscrit ici, l’idée de déconstruire nos a priori et d’aller à la rencontre de soi-même, de « s’auto-digérer » pour mieux goûter, pour mieux prendre conscience, de ce qui nous constitue. Le poème de clôture de Béante, que je trouve d’une grande puissance, va aussi en ce sens. Il semble être à la fois un avertissement pour l’auteure elle-même et une incitation à quiconque souhaite la prendre: au bout des déconstructions se tient planant l’espace de tout ce que tu veux d’autre (Gill, 2015a : 98) Cet espace de possibles commence là où nous nous tenons ouverts à l’horizon de notre compréhension, tant individuelle et mutuelle, de qui nous sommes.

De par leurs œuvres, ces auteures deviennent dépositaires d’une survivance. Celle du passé pour enrichir le présent qui souffle dans les voiles du futur. Celle aussi d’imaginaires et de récits de vie. Elles sont témoins, parfois gardiennes, mais surtout créatrices de nouveaux possibles, de ponts et de rencontres. Le tableau ci-dessous reprend les propos avancés dans cette troisième partie.

Tableau 4: Grille d’analyse discursive faisant référence à la survivance Paradigme Système régulateur Informations Titre de partie thématique (topoï) détaillées (sous-titre de partie)

témoignage de pertes/ association terre/ 3.1 « LA TERRE ruptures humaine MERDE » changement de rythme état de bouleversement

103 tranmission de la langue 3. Femme-territoire partage de la mémoire 3.2 Gardiennes établir des ponts/ engendrer des discours

déconstruire les imaginaires

Synthèse de l’analyse des œuvres

Mon terrain s’est amorcé par une analyse discursive du corpus. J’ai tenté de dévoiler certaines lignes de force du discours d’une relation au territoire révélé par les œuvres sélectionnées, dans la compréhension des dynamiques de formation et de consolidation d’un discours présumé singulier. J’ai, pour ce faire, eu recours au modèle d’analyse discursive proposé par Angenot (2004). Celui-ci se structure au travers de six éléments qui, n’étant pas dissociables, sont différentes perspectives pouvant être abordées. De ces six points de vue, j’en ai retenu deux: les paradigmes thématiques ainsi que les topoï. Pour reprendre les termes de Rancière (2008), les œuvres sont, à cette étape-là, autonomes; c’est- à-dire qu’à ce moment-là, je les lis et je les charge de mes compréhensions. L’analyse discursive que j’ai effectuée a mis en valeur des caractéristiques (non exhaustives) d’un discours d’une relation au territoire.

Le territoire est ainsi dépeint comme un lieu d’existence, dans la mesure où il est un espace où les protagonistes (réelles ou fictives) s’épanouissent dans leur liberté d’être. Elles sont et deviennent. Elles puisent également dans leurs racines généalogiques et cosmogoniques pour devenir ce qu’elles sont. Le territoire comme lieu d’existence est aussi à comprendre dans la relation intrinsèque qui existe entre l’ensemble des êtres en présence (humains et non-humains); de cette appartenance mutuelle et interdépendante qui régit l’équilibre de cet univers. Le territoire est aussi révélé comme une demeure, dans ses diverses significations symboliques: celle d’un lieu de sûreté grâce aux nombreux guides ancestraux; celle d’un

104 lieu de subsistance par les savoirs ancestraux; celle aussi d’un lieu de constitution car le territoire est récipiendaire des liens générationnels. Le territoire est enfin représenté comme un lieu de conflits, mais encore plus de possibles. Les auteures témoignent des violences que le territoire subit, et les ruptures engendrées quant à tout ce qui a été mentionné (relation intrinsèque, liens générationnels, savoirs ancestraux, etc.). Par-dessus tout, ce qui demeure dans les airs quand les recueils se ferment, ce sont les espoirs, les horizons nouveaux, les déconstructions des réalités pour en façonner d’autres.

Il est par ailleurs intéressant de faire ressortir le paradigme thématique de la (re)nomination, notamment dans le cadre d’une recherche portant sur les discours. (Se) (re)nommer est un acte d’affirmation à la fois personnel et collectif — tant et aussi longtemps que l’on identifie le(s) groupe(s) d’appartenance — compris ici comme un acte de (ré)appropriation. Dans le cadre de la littérature d’auteures autochtones, il est effectivement difficile de mettre de côté le contexte marqué par la colonisation où la parole des peuples autochtones a été méprisée, ignorée et même invisibilisée. Dans ces considérations, ce discours, circulant dans le discours social québécois (hégémonique), s’inscrit dans une logique de lutte de sens à l’égard des réalités autochtones.

Dans cette première partie empirique, je suis entrée en contact avec les œuvres. Il était important d’avant tout saisir ces œuvres en tant qu’expérience sociale, un poème étant suffisant à lui-même et circule de manière autonome dans les espaces sociaux. La rencontre subséquente avec les paroles formulées par les auteures autour de leurs œuvres, et tout particulièrement ma rencontre avec Marie-Andrée Gill, a modifié mon expérience car l’accès au processus créatif (donc à la part intime) est venu remanier ma perception et ma compréhension de ces poèmes. Il n’était alors plus possible pour moi de lire les poèmes de la même manière. Le deuxième rapport de dialogue entrepris durant ce terrain est celui qui me mène de l’auteure à son œuvre.

105 CHAPITRE V Dialogue avec l’auteure Marie-Andrée Gill : déplacer le regard, ou ce que le processus créatif révèle de l’œuvre

Introduction

Alors que je suis partie avec un corpus de quatre auteures, et que j’ai tenté de rencontrer chacune d’entre elles35, ce n’est qu’avec Marie-Andrée Gill que j’ai réellement pu échanger. Il s’est avéré que de vouloir collaborer avec des artistes n’est pas aussi simple que je me l’imaginais, d’autant plus quand ces mêmes artistes sont en pleine ascension populaire. De cette forte reconnaissance, ajoutée aux délais que je souhaitais respecter pour la concrétisation de ma recherche, je n’ai pas pu rencontrer ces personnes.

J’ai toutefois croisé d’autres artistes femmes autochtones au cours de mon terrain de recherche. Mais nos échanges se sont déroulés sur un plan que je qualifierai de « cadré », dans la mesure où celui-ci statuait, consciemment ou inconsciemment, mais du moins de manière palpable, une mise en scène et des rôles. Au-delà d’une situation de recherche où les personnes en présence peuvent se cantonner à des rôles/statuts, il me semble que ce soient les rencontres humaines en elles-mêmes qui suscitent de telles attitudes. Cela me parait fort intéressant, loin de moi l’idée d’exclure ces discours qui sont, au contraire, révélateurs de plusieurs dynamiques. Toutefois, ayant touché à une forme d’intimité avec Marie-Andrée Gill, il me semblait de plus en plus superflu d’entretenir ces échanges. Il aurait fallu plus de temps, indéniablement. Le temps permet de se faire confiance mutuellement, et de cette confiance peuvent naître des relations démasquées. Or, cette intimité est venue bousculer beaucoup de mes a priori et de mes questionnements. C’est

35 À l’exception de Naomi Fontaine qui, par un enchaînement d’évènements, n’est arrivée dans la considération de mes choix qu’en fin de parcours.

106 elle qui est venue alimenter la recherche que je menais en la complexifiant, en lui donnant de la matière réflexive, en mettant en lumière des zones restées complètement dans l’ombre.

Ce deuxième chapitre empirique viendra approfondir cet aspect de mon expérience de terrain. Il y sera question de la révélation du registre de l’intime dans le processus de création (de discours) auprès de la poétesse Marie-Andrée Gill. Ce second chapitre de résultats se traduit comme un point focal du champ de la littérature autochtone francophone au Québec, représenté par le corpus d’analyse. Il porte sur une auteure en particulier, Marie-Andrée Gill, saisie à la fois dans sa spécificité et dans le discours social. Cette partie s’articule à la précédente comme autre perspective de l’objet poétique qui m’intéresse ici. L’analyse des œuvres propose une lecture d’un discours littéraire, compris dans la problématique des relations au territoire, et en suggère des interprétations. Ce deuxième chapitre approfondit ce qui a été amorcé précédemment par l’expérience du registre de l’intime, et dévoile d’autres angles de saisissement de ce discours littéraire. Les deux chapitres de données sont à lire de manière complémentaire, à l’instar de deux perspectives d’un même objet (discours littéraire) qui permet de le saisir de manière plus large et diversifiée, afin d’en révéler les contrastes et les dynamiques (de formation et de consolidation) — ce dont il sera question dans la partie de l’analyse générale, au chapitre suivant. Ces deux chapitres se traduisent comme deux corpus complémentaires alimentant l’analyse discursive du positionnement littéraire (et singulier) des auteures considérées.

5.1 Poésie archéologique

5.1.1 La poésie ou le médium du langage de l’intériorité

Marie-Andrée Gill commence à écrire de la poésie en lisant de la poésie. Au début de sa vingtaine, Max-Antoine Guérin, « poète autodidacte et génie du mot » (Gill dans Jeannotte, 2015 : 135), l’initie au monde poétique, surtout québécois, et cela l’enchante. Alors qu’elle a toujours eu un penchant pour la littérature, cette révélation de la poésie et de divers

107 philosophes va lui insuffler l’envie d’elle aussi poser les mots. « L’écriture de Béante a été presque un exorcisme. En écrivant, ce sont les choses les plus profondes qui ressortent. » (Gill dans Jeannotte, 2015 : 135). L’idée d’un exorcisme en l’activité de l’écriture est aussi évoquée par une autre poétesse lors de notre rencontre. Elle me parle de délivrance personnelle ou en réaction à des faits d’actualité (comme c’est notamment le cas à l’égard de l’accablante réalité des femmes autochtones disparues et assassinées). Naomi Fontaine semble également s’inscrire dans cette idée de libération: « L’écriture, pour elle, est d’abord œuvre de liberté. » (Durand, 2015 : 144). Joséphine Bacon, quant à elle, évoque l’écriture en ces mots: « Moi, ce dont j’avais besoin pour retrouver cette mémoire [la mémoire des ancêtres, celle de son peuple, et la sienne fondamentalement], c’est d’écrire en peu de mots ce que les vieux me confiaient. » (Bacon dans Petitpas, 215 : 146). Ce que je lis ici, c’est un retour vers soi par le biais de la poésie, c’est une route fortement intime par le biais d’une mémoire ancestrale; c’est aller à la rencontre de soi-même, individuellement et collectivement.

Gill se tourne vers la poésie car elle lui permet de transcrire l’indicible: l’égarement identitaire, l’incertitude sociale, la difficulté de trouver sa place socialement, la place des origines, l’importance de la filiation et du lieu à l’égard de l’identité36. Elle commence à écrire pour se libérer du suicide récent du père de son premier enfant, qui vient alors de naître. Cette mort volontaire est, d’après elle, directement liée aux conséquences des pensionnats et des familles d’accueil; du colonialisme de manière large37. Aujourd’hui, avec le recul que cela demande, elle évoque la dualité entre la mort et la vie qui l’habitait alors. Béante en est témoin, la lumière y éclabousse les cris — pour reprendre cette image forte: « nos lumières éclaboussaient les cris / dans les saveurs métalliques du vide désinfecté » (Gill, 2015a : 38). Frayer sonne aussi dans ces tonalités à l’instar de la citation

36 Tel qu’elle le précise lors de sa présentation « Archéologie de soi et décolonisation », à l’occasion du premier colloque de la chaire de recherche sur la parole autochtone de l’Université du Québec à Chicoutimi (2017). Une captation vidéo est disponible sur la plateforme Youtube à l’adresse suivante: https:// www.youtube.com/watch?v=x5U3ncISpOY (consulté le 24 avril 2019). 37 Tel qu’elle le relate lors de la table ronde « Parcours et paroles; ruptures et poursuites », organisée par le Festival de poésie de Montréal (FPM), le 31 mai 2018.

108 d’ouverture de Paul-Marie Lapointe: « Nos morts ne s’envolent pas sinon en nous-mêmes comme les enfants que nous avons et qui fraient leur chemin dans l’intérieur. » (Gill, 2015b : 5).

Pour Frayer (2015b), Marie-Andrée Gill ressent le besoin d’écrire ce qu’il se passait dans la réserve pendant son adolescence. Elle parle de Mashteuiatsh, de ces 15 km2 où les grands-parents d’aujourd’hui et leurs descendances ont été, et demeurent contraints de vivre. Elle parle de ce qu’elle connait38; elle ne parle pas de ce qui se passe en forêt, cet autre monde dont Naomi Fontaine (2017) nous peint quelques réalités dans Kuessipan. Lorsqu’on l’interroge sur la réserve — et elle se permet à quelques occasions de rappeler que Mashteuiatsh est une réserve et non un village ou une communauté, que ce lieu n’existe que par une imposition gouvernementale et que le territoire d’origine est bien plus vaste que cette « prison » —, elle n’évite pas les difficultés et la tristesse qui cohabitent, mais la poétesse ne veut pas tomber dans la victimisation: « je veux quand même essayer que ce soit lumineux » (Gill dans Jeannotte, 2015 : 136). En quittant Mashteuiatsh, elle se rendra compte que les gens de l’extérieur sont peu ou mal informés sur ce qui s’y déroule. En se faisant porte-parole des réalités qu’elle a vécues, elle souhaite humaniser les clichés qu’elle affronte encore (trop) souvent, ou supplanter l’ignorance simple mais brutale. Si elle a un rôle à jouer, c’est celui de donner parole à ces réalités-là, humblement, à partir de son vécu personnel.

Dans la volonté de partager son expérience, la poétesse a recours à la métaphore, cette écriture imagée qui transcende la réalité. Elle permet notamment de dessiner une réalité qui peut être saisie par plusieurs, de manière qui parfois fait écho ou parfois diffère, mais qui va venir toucher les signifiants de la personne qui l’accueille. L’association de deux termes engendre une image qui rappelle une sensation ou un souvenir, et devient alors plus

38 Tel qu’elle l’évoque lors de sa présentation « Occuper le territoire de la langue », donnée au Crachoir de Flaubert, en octobre 2016 à l’Université Laval.

109 saisissante qu’une phrase telle que « je suis triste »39. Selon Gill, la force d’une métaphore réside dans l’image créée, qui alors parle d’elle-même. Elle compare la métaphore à un album photo de famille40; ces fragments de vie qui nous habitent encore et qui sont convoqués lorsque ces instantanés surgissent dans nos présents. Les mots que Marie- Andrée use pour faire émerger ces images, elle les puise dans son quotidien: auprès des personnes qui l’entourent (notamment de ses enfants41) ou d’une situation (tel que l’emplacement de tel objet avec un autre, ou d’une couleur qui ressort tout particulièrement). C’est ce qu’elle nomme « hygiène du regard »42: elle travaille son regard pour que celui-ci soit sensible aux associations d’objets qui d’emblée ne présentent aucune ou peu d’attractions, mais qui à y regarder de plus près, révèlent une combinaison fructueuse d’allusions, d’images. Elle s’exerce tous les jours à capter ces images du quotidien et à les confiner dans ses cahiers, d’où l’idée d’une hygiène. Dans une quête d’authenticité, pour reprendre ce mot qui lui est cher, elle s’inspire de son environnement direct afin de rester fidèle à l’ordinaire et surtout à elle-même.

5.1.2 Démarche : du singulier au collectif

La démarche créatrice que Marie-Andrée Gill s’est donnée, notamment à partir de l’écriture de Frayer, est celle de traduire l’intime pour le rendre collectif. Elle s’inspire particulièrement du travail d’Annie Ernaux, artiste française qui adopte une position au carrefour de la littérature, de la sociologie et de l’histoire. Ernaux propose une sorte d’auto- socio-biographie dans la mesure où elle procède à une description de son environnement social à partir de son histoire personnelle, et d’une description de soi à partir de ce contexte (Ernaux et Bras, 2017). Elle effectue ainsi un aller-retour entre son environnement social et elle-même.

39 Tel qu’elle l’exemplifie dans cette même présentation mentionnée ci-dessus. 40 Tel qu’elle en parle lors de cette même présentation mentionnée ci-dessus. 41 Par exemple, dans Béante, toutes les citations en début de chapitre proviennent de deux de ses enfants (p. 101) 42 Telle qu’énoncée lors de sa présentation au Crachoir de Flaubert (2016).

110 La démarche de Gill en est une d’écriture du soi, que l’auteure compare à une photographie socio-biographique particulière43. Cette démarche se dessine selon deux axes de données: par une recherche intérieure, qu’elle nomme « un déterrement »; et un lieu précis, un endroit du monde qui nous définit. Dans ses mots: « Déterrer le soi tout en allant vers le soi présent. »44. En fouillant en nous-mêmes, on dé-couvre de nos éléments constitutifs et l’analyse que l’on en fait transforme ces objets révélés en fonction des conditions proposées. En d’autres termes, l’archéologie de soi créée des liens, trouve des cohérences en fonction des ombres et lumières que l’on veut bien accorder aux données mises au jour. Prenons l’exemple de la figure de la ouananiche qui accompagne chaque intitulé de section de Frayer. Pourquoi la ouananiche? Parce que le lac de Mashteuiatsh fait partie du décor de son enfance et que la ouananiche y demeure (Gill, 2015b : 77). Parce que son père pêche, et qu’il pêche surtout de la ouananiche. Parce qu’une fois elle a amené de la ouananiche, pêchée par son père, à Montréal et qu’avec une amie, elles en ont fait des sushis; parce que la ouananiche voyage jusqu’à Montréal et que c’est un peu de Mashteuiatsh, de ses racines à elle. Parce que la ouananiche revient toujours au lieu où elle est née, et que l’auteure fait ce même chemin; elle revient toujours vers Mashteuiatsh, de diverses manières45. Et qu’en continuant de chercher, Marie-Andrée Gill pourrait bien trouver d’autres raisons, d’autres associations, d’autres évènements qui la lient à la ouananiche.

Les réflexions poétiques de l’écrivaine se concentrent autour des thématiques de la filiation, de l’archéologie de soi, de la féminité et de l’impact d’un temps et d’un lieu dans la construction identitaire, et ce dans une position assumée d’une écriture lumineuse et décoloniale face à la notion d’identité autochtone46. Ce que la poétesse a vécu se place en parallèle, je dirais même plus en révélateur d’une histoire identitaire collective qui se compose de métissage, d’acculturation et d’héritage méprisés, pour ne citer que cela.

43 Tel qu’elle l’exprime lors de sa présentation « Archéologie de soi et décolonisation » (2017). 44 Toujours dans cette même prise de parole mentionnée ci-dessus. 45 Tel qu’elle l’exprime lors de la table-ronde « Parcours et paroles; ruptures et poursuites » (FPM, 2018). 46 Tel qu’elle résume son projet de maîtrise lors de sa prise de parole intitulée « Archéologie de soi et décolonisation » (2017).

111 « Comment [dès lors] une histoire personnelle tend vers une conception collective de soi? Comment le récit est une transcription sociologique du présent, un véhicule narratif transmettant l’expérience humaine? »47 La recherche personnelle devient un outil de transmission sociale et culturelle.

L’écriture du soi brouille les frontières entre fiction et réalité, à l’instar de l’autofiction48. En multipliant les possibilités, cet espace créé, flou, questionne les rapports au monde qu’offre la littérature. Cette entreprise littéraire autobiographique singulière peut alors être considérée comme un acte de résistance dans la narration d’une expérience particulière qui tend à l’expérience collective. Selon Marie-Andrée Gill, l’écriture du soi permet la décolonisation et la démythification des préjugés à l’égard de peuples autochtones49. Par ce projet d’écriture qui prend racine dans le particulier pour insuffler des formes au général, la personne-énonciatrice-narratrice transmet en ses propres mots un lieu et un temps donné, soit un morceau de culture donnée. Cette fenêtre sur un bout du monde permet de redonner parole et couleurs à des réalités parfois simplifiées, souvent discriminées.

Dans cette volonté de proposer un « témoignage sociologique » (Gill dans Jeannotte, 2015 : 136), la poétesse travaille à faire émerger une réalité palpable par le plus grand nombre à travers une esthétique poétique. Au-delà du propos, ce qui lui importe, c’est de créer l’image la plus significative, « LA métaphore » (Gill dans Jeannotte, 2015 : 136). L’écriture imagée se différencie effectivement d’une écriture précise, concrète d’un évènement de vie: les possibles saisissements qu’une image engendre permettent de toucher davantage de personnes. De ce fait, Gill ajoute qu’elle aspire à des analyses littéraires décolonisées, au sortir de l’intérêt ethnologique et des rapports d’exotisme qui s’en suivent50. Elle qui s’intéresse tout particulièrement à l’esthétique poétique, elle souhaite que le style d’écriture

47 Je reprends ici les questions qu’elle énonce à ce même évènement mentionné ci-dessus. 48 Terme proposé par Serge Doubrovsky qui caractérise les formes littéraires hybrides mêlant réel et fiction, au-delà de l’autobiographique traditionnelle. 49 Tel qu’elle l’explique dans sa présentation « Archéologie de soi et décolonisation » (2017). 50 Tel qu’elle l’exprime dans cette même présentation mentionnée ci-dessus.

112 autant que le propos soient considérés dans les propositions de recherche littéraire, anthropologique ou autre. Il n’est pas sans dire que cette réflexion me touche de plein fouet, moi qui avais apprivoisé cette poésie au travers du prisme d’un discours politique, militant — comme si une artiste autochtone était nécessairement une artiste engagée —, en évacuant de prime abord l’aspect créatif, artistique, esthétique de ces poèmes. Cette confrontation m’amène à évoquer l’aspect identitaire des œuvres, dans la mesure où ce fut la première porte d’entrée que j’ai empruntée pour saisir ces poèmes mais que celle-ci m’a amenée ailleurs, non sans secousses.

5.2 « Occuper le territoire de la langue »51

5.2.1 Identités : manger les images52, en dessiner d’autres

Lorsque l’on aborde les œuvres de Marie-Andrée Gill sous l’angle de la question identitaire, elle répond qu’elle est « tannée ». Elle a longtemps eu le sentiment d’être invitée à participer à des évènements dans l’unique but de combler le siège exotique des Premières Nations. Elle évoque aussi le fait que sa présence, en tant qu’auteure d’origine ilnue, attire parfois un public posant des questions sans rapport à son écriture, à sa démarche littéraire, mais davantage sur des aspects identitaires stéréotypés. Ces questions, selon elle, délégitiment sa position d’écrivaine car elle n’est pas vue juste comme telle — comme une artiste; pas une artiste autochtone, juste une artiste53.

La poétesse est effectivement une ilnue de Mashteuiatsh, mais elle est aussi « […] une québécoise, […] une femme, […] une mère et […] plein d’autres choses », qu’elle répond au journal web La griffe du carcajou (Lamy, 2015 : 8); ou dans Béante : « je suis tous mes ancêtres en aléatoires » (Gill, 2015a : 93). Elle revendique toutes les facettes de son identité multicolore et elle souhaite que les personnes s’intéressant à elle, à ses poèmes, puissent

51 Je reprends ici l’intitulé de l’une des présentations de Marie-Andrée Gill, donnée au Crachoir de Flaubert, en octobre 2016 à l’Université Laval. 52 Je m’inspire ici d’un des poèmes tirés du recueil Béante, p. 69. 53 Comme elle l’explique lors de la table ronde « Parcours et paroles; ruptures et poursuites » (FPM, 2018).

113 aller au-delà de la considération uniquement autochtone de sa personne. Elle insiste par ailleurs sur le fait qu’elle a le choix de parler de ce qu’elle veut54. Si Mashteuiatsh est l’une des inspirations principales du recueil de Frayer, c’est parce qu’à ce moment-là de sa vie, elle a eu besoin d’en parler, elle a eu envie d’en parler. Elle sentait également une responsabilité sentimentale à l’égard de ce lieu qui l’a vue grandir et dont elle connait les problématiques. Jeune, elle était engagée face à plusieurs enjeux sociaux de la communauté, notamment dans la lutte contre le suicide55. Elle se questionnait déjà à l’époque sur les formations de son identité; si elle côtoyait des gens de l’extérieur, serait- elle moins ilnue? Le lieu d’origine est incontournable dans un cheminement d’archéologie de soi.

Marie-Andrée Gill s’intéresse tout particulièrement aux rapports entre identité(s) et territoire, dans la mesure où un lieu d’appartenance s’inscrit dans la définition de l’être. À cet égard, l’auteure souhaite développer une « poétique de l’identité par rapport à un territoire » — à comprendre dans son sens large, incluant les êtres qui le composent. La notion d’appartenance la stimule tout particulièrement. Dans son cas spécifique, elle explique que lorsqu’elle appartient à un groupe ou à un lieu, par exemple, c’est toujours avec la sensation d’un pied dedans, et d’un pied dehors56. Au-delà de sa considération personnelle, elle estime que si elle vit quelque chose, émotionnellement parlant, alors tout le monde peut également le vivre57. Elle s’interroge sur la manière dont la particularité d’un lieu et d’une histoire singulière touche le collectif. Autrement dit, l’emprise d’un lieu (et donc d’une temporalité donnée) dans la définition de notre être individuel et collectif; « Comment se réécrit l’appropriation identitaire par l’archéologie de soi tout en transmettant une identité dont les trous de mémoire collectifs restent ouverts? »58

54 Comme elle l’affirme lors de sa présentation « Archéologie de soi et décolonisation ». (2017). 55 Tel qu’elle le précise lors de sa présentation au Crachoir de Flaubert (2016). 56 Tel qu’elle l’explique dans sa présentation « Archéologie de soi et décolonisation » (2017). 57 Comme dit lors de la table ronde « Parcours et paroles; ruptures et poursuites » du FPM (2018). 58 Une des problématiques qui motive sa recherche et qu’elle énonce dans la prise de parole « Archéologie de soi et décolonisation » (2017).

114 Cette question de l’identité est bien évidemment épineuse. Lorsque Marie-Andrée Gill fait appel au nehlueun, la langue ilnue de Mashteuiatsh, c’est moins une affirmation identitaire (comme il est généralement présumé quand on parle des langues autochtones) qu’un rapport émotif à celle-ci qui la motive: la beauté des mots et les significations qu’ils regorgent. Elle ne parle pas couramment le nehlueun; elle l’a appris à l’école, au primaire et secondaire, et avec les familles de ses camarades. Ce sont surtout les personnes de 40 ans et plus qui l’utilisent. Les jeunes comprennent mais sans le pratiquer. Depuis qu’elle écrit, l’auteure trouve cela important de mettre quelques mots en nehlueun pour que cette langue ne se perde pas, pour que tout ce qu’elle transmet du monde demeure. Elle raconte qu’adolescente, elle déplorait avec ses proches la disparition des beautés de leur culture59. Dans ses recueils, les langues cohabitent car cela lui ressemble: français, nehlueun, joual québécois. La posture identitaire qui habille Gill est plurielle et métissée — à l’instar de Mashteuiatsh qu’elle qualifie de « carrefour des Nations ».

5.2.2 « Le vertige ordinaire du visage qu’on porte »60

Au début de notre rencontre, quand l’on s’apprivoisait et que l’on discutait de nos recherches respectives, je remarquais que Marie-Andrée Gill revenait souvent sur le sujet de l’identité et que le terme d’« authenticité » était régulièrement employé. Autant dire qu’à ce début, l’utilisation de ce terme m’interpellait. Qu’est-ce qu’être authentique? Qu’est-ce que revendiquer d’être/de vouloir être authentique? Pourquoi cela demeurait-il si important pour la poétesse d’être authentique, alors que s’il y a un espace de liberté (d’esprit et d’action) qui existe c’est bien en l’art qu’il se trouve, et peut-être encore plus en poésie?

À force de côtoyer Marie-Andrée Gill, j’ai saisi que ces répétitions de volonté d’authenticité relevaient davantage d’un leitmotiv, ou plus encore d’une quête personnelle

59 Sur sa position à l’égard du nehlueun, je me rapporte à sa prise de parole lors de la table ronde « Parcours et paroles; ruptures et poursuites » du FPM (2018). 60 Je reprends ici le dernier vers d’un poème de Marie-Andrée Gill, intitulé « Femmes de personne », publié dans Estuaire (2016), 165 : 41-48.

115 qui guide sa démarche tant créatrice qu’humaine. L’authenticité telle qu’elle semble être entendue par la poétesse c’est d’être sincère avec elle-même; de reconnaître qui elle est, et de le mettre en mots avec une dose d’ironie et un soupçon de malice. Ce sentiment, je le retrouve dans les mots de Jonathan Lamy (2015) en préface de la réédition de Béante: « Parce que la sincérité déstéréotypise ce que l’on nomme. » (p. 10, en italique dans l’original) — je n’aurai pas su mieux dire. C’est là que réside une des forces de la poésie de Gill, cette profonde simplicité d’être fidèle à elle-même, pour elle-même et pour les autres. La poétesse n’écrit pas pour les autres, par engagement ou militance, pour se faire une place dans le monde ou autres attentes, mais bien avant tout par plaisir; cette hygiène de vie qui lui est si chère. Elle a choisi d’avoir un rythme quotidien plus modeste (ce qui s’aligne aussi avec ses valeurs) afin de pouvoir écrire chaque jour. Le territoire où subsiste l’auteure est bien celui des mots, et elle l’occupe de manière remarquable et singulière.

Lors du Festival de poésie de Montréal qui s’est tenu à la jonction des mois de mai et juin de l’année dernière61, Marie-Andrée Gill était invitée dans le cadre d’une table ronde intitulée « Parcours et paroles; ruptures et poursuites ». Cette discussion portait sur des questions identitaires, notamment les formes d’expression que peuvent arborer les expériences de déplacement territorial et culturel. À travers les échanges avec l’autre auteur invité, Nicholas Dawson, Gill conclut qu’elle prend conscience qu’elle s’inscrit d’une certaine manière dans une forme de poésie-essai. Je retrouve cet aspect dans l’entrevue qu’elle accorde à Jeannotte (2015) pour la revue Littoral, lorsqu’elle parle de son travail d’écriture que prend la forme de Frayer: « En ce moment, pour mon prochain recueil, j’essaie d’axer ma poésie sur un témoignage sociologique. » (p. 136). Ça me fait alors penser à cet ouvrage qu’elle m’a prêté, Le guide des bars et pubs de Saguenay de Mathieu Arsenault (2016). Pendant le mois de septembre 2014, l’auteur, en résidence au Centre Bang, parcourt les bars et pubs de Jonquière et de Chicoutimi. Il prend note sur son téléphone de ce qui s’y passe; il tente de capturer « le réel ordinaire » (p. 28) et développe une « grammaire du regard » (p. 12). Œuvre singulière, ce guide à saveur sociologique

61 Du 28 mai au 3 juin 2018, pour être exacte.

116 présente à la fois un essai dans lequel il revient sur son expérience — sur la façon de saisir le réel aujourd’hui —, et placés en parallèle, les poèmes issus de cette prise de notes in situ.

Cette manière de faire de la « poésie directe » (clin d’œil au cinéma direct, Arsenault, 2016 : 18) peut être rapprochée de la démarche de Gill dans la mesure où toutes deux capturent un moment dans la volonté de le mettre en mots — ou en « image de mots » que sont les métaphores — pour finalement le partager à d’autres, le rendre vivant à d’autres. Arsenault (2016) convoque le concept de « dé-définition de l’art »62 de Rosenberg pour qualifier la poésie du XXIe siècle: On pourrait par exemple considérer le poème comme un récit duquel on aurait retiré tantôt la trame narrative, tantôt le personnage, tantôt la durée, tantôt les lieux, au profit d’une capacité d’évoquer des atmosphères, des impressions, des tensions. On pourrait aussi considérer le poème comme un essai auquel manquerait tantôt la rhétorique, tantôt les concepts, mais où surgirait tout de même une pensée, qui fonctionnerait par ajointement d’images plutôt que par enchaînement d’idées. (p. 30-32) Par ce regard en négatif, la poésie se révèle dans l’une de ses forces les plus convaincantes: son potentiel à maintenir les pluralités d’existences des mondes, de leurs significations et de leurs altérités (Arsenault, 2016 : 30-32). Cela fait grandement écho à la démarche artistique et créatrice de Gill qui puise dans le singulier pour venir au collectif, et qui par l’écriture imagée ouvre le spectre des reconnaissances et ainsi celui des identifications.

Ma rencontre avec Marie-Andrée Gill m’a ramenée au fait que prendre la voie de la poésie pour livrer sa parole, et l’occuper, c’est une mise à nu de l’auteure dans son intimité, c’est un geste délibérément fragile pour insuffler une possible connexion avec la personne qui reçoit cet acte. Cette mise à nu est plus ou moins engageante, j’oserai dire, mais elle demeure liée à la chair de la personne. Une poésie désincarnée est antinomique; c’est pourquoi la poésie est constructive, et qu’elle ne cesse de créer de nouveaux univers de

62 « […] c’est-à-dire que les artistes ont peu à peu élagué de l’art les repères formels qui permettaient de définir les genres et les objets. En poésie, cette dé-définition s’est opéré par l’abandon progressif de la rime, du mètre, du vers, mais aussi d’un certain ton poétique, d’un vocabulaire relevé ou éthéré, de la recherche d’un au-delà transcendant du monde » (Arsenault, 2016 : 30)

117 compréhension, de sens, et de possible, parce qu’elle est vitale, constitutive de l’individu qui la met au monde.

Synthèse de la rencontre avec M.-A. Gill

Ma rencontre avec Marie-Andrée Gill a décentré mon regard d’une analyse de discours contenus dans des dynamiques de rapports de pouvoir pour l’ouvrir à la part intime de la création. L’analyse discursive et littéraire proposée au chapitre IV présente ce que je comprends des œuvres, au moment où je les reçois, soit avant mon terrain, avant la rencontre avec certaines poétesses, avant que celles-ci puissent me partager leurs propres réflexions et expériences créatives. Ce chapitre reprend cette partie de la recherche qu’est le terrain, et tout particulièrement ma rencontre avec Marie-Andrée Gill.

Je me suis concentrée à faire émerger son processus créatif qui s’articule dans une compréhension (archéologique) du soi pour tendre vers le collectif, le commun. C’est une forme d’auto-dissection pour saisir les « lieux communs » qui nous forment et nous habitent. Les lieux d’appartenance intéressent particulièrement la poétesse dans sa compréhension des constructions identitaires. Elle travaille justement au développement d’une « poétique de l’identité par rapport à un territoire ». L’identitaire est une pierre angulaire des réflexions de Gill qui, porteuse d’une histoire métissée, dont celle d’une ilnue de Mashteuiatsh, ne peut faire abstraction des préjugés et des discriminations à l’égard des identités autochtones. Elle se place alors dans une démarche d’écriture lumineuse des pluralités d’existence, dans une approche de décolonisation. C’est toutefois la part esthétique de ses poèmes qui demeure en importance dans son approche artistique. Elle travaille à rejoindre le commun par l’écriture métaphorique qui ouvre le spectre des imaginaires et des reconnaissances, qui se joue des images pré-fabriquées et qui se permet de tracer d’autres possibles. L’auteure investit pleinement les territoires de la langue pour en faire des lieux de rassemblement, de déconstruction et de création.

118 CHAPITRE VI Analyse générale : discours d’une poétique des possibles

Introduction

Ma proposition première de recherche était la comparaison de deux corpus afin d’en révéler les tensions. Mon corpus principal était, et est resté, sept œuvres d’auteures innues. Le second corpus, projeté celui-ci, était d’ordre « institutionnel » et représenté la production des gouvernements québécois et canadien. Mon cheminement de recherche m’a cependant amenée sur d’autres voies, et c’est principalement sur la révélation du registre de l’intime dans une compréhension renouvelée d’une œuvre que je me suis arrêtée. Toujours dans une volonté de saisir les discours (sociaux) dans leur articulation de la connaissance et du pouvoir, j’ai toutefois replacé mon analyse dans une réflexion qui porte davantage sur la force créatrice des œuvres dans la proposition de nouveaux imaginaires. J’ai effectivement choisi de mettre en valeur les pratiques constructives de ces œuvres littéraires, et non risquer de les réduire à un essentialisme.

Depuis le début de ma recherche, je n’arrête pas de m’interroger sur les manières de faire discours, dont celles d’écrire ce mémoire, celles de m’entretenir avec les auteures, celles de la formation en anthropologie que j’ai suivie, etc. J’en suis arrivée à la conclusion, durant mon terrain de recherche, qu’aller dans le sens d’une analyse comparative entre un corpus dit « autochtone » et un corpus dit « institutionnel/hégémonique », c’était une nouvelle fois reproduire cette pensée binaire coloniale. C’était de nouveau jouer le jeu des oppositions63 et cela ne m’intéresse aucunement — d’autres s’y affairent déjà assez. C’était encore figer les réalités, encore marquer les écarts au détriment de ce qui nous construit et nous

63 Voir à cet égard Angenot (2004, 2006) et le concept d’hégémonie, tel que j’ai pu le développer dans le chapitre I, et compris dans ce cadre de pensée là comme un ethnocentrisme.

119 consolide, encore ériger des murs au lieu de ponts. Je ne souhaitais profondément pas m’inscrire dans cette démarche aliénante des réalités. Voulant au contraire rejoindre une approche qui se veut décoloniale, lumineuse des pluralités en action, j’ai délaissé le corpus des gouvernements au profit d’une nouvelle perspective sur l’œuvre de Marie-Andrée Gill. Même objet, autre vision; ça sonne davantage comme ma conception d’une démarche anthropologique. Je dois ajouter que je reste convaincue qu’une analyse des discours du territoire/environnementaux/écopolitiques demeure un objet d’étude pertinent, mais que celle-ci doit se réaliser dans une considération plus large de corpus (en le diversifiant, notamment), et non simplifiée (majorité/minorité) comme j’ai pu le prétendre. Dans le cadre de cette recherche, la réalisation de cette entreprise se serait butée au temps imparti.

L’analyse qui suit prend racine dans l’analyse du discours social telle qu’avancée par Angenot (2004), se déploie dans la compréhension que fait Bourdieu (1998) du champ littéraire et mûri dans la pensée de Glissant (1990) qui me fut donnée lors de mon terrain. Je tiens à préciser que cette analyse diffère de celle du chapitre IV, qui est une première analyse littéraire et discursive du corpus retenu. Celle que je propose ici tient nécessairement compte de l’ensemble de toutes les données.

Posé comme cadre de référence de cette recherche, le discours est constitutif de la matérialité sociale. Le discours participe à la fois au maintien du statu quo dans la société tout autant qu’il contribue à la transformer (Foucault, 1971; Bourdieu, 1998; Angenot, 2004, 2006; Peñafiel, 2013). De ce fait, analyser un discours c’est tenter de saisir cette matérialité. Plus précisément, faisant appel à l’approche d’Angenot (1989), l’analyse du discours (social) telle que j’ai tenté de l’appliquer fut une recherche des balises du dicible et du pensable dans un contexte donné. Postulant aussi que le discours social n’est pas un champ neutre de rencontres et d’interactions entre les productions discursives, Angenot interroge l’implication de celui-ci dans nos perceptions et dans notre compréhension du monde, autrement dit dans l’articulation de la connaissance et du pouvoir (Foucault, 1971; Bourdieu 1998). Dans le cadre de cette étude, le discours social a donc été appréhendé

120 comme 1) aspirant à un monopole de la représentation de la réalité, et comme 2) champ de lutte de sens.

Situant ma recherche dans une approche bourdieusienne de l’œuvre littéraire, j’ai saisi celle-ci au travers du champ littéraire, qui s’inscrit dans le champ du pouvoir où il occupe par ailleurs une position dominée (Bourdieu, 1998 : 353). Le champ littéraire qui m’a intéressée est celui de la littérature autochtone francophone au Québec. Étant un champ de force différentielle — selon la position occupée par les différents acteurs et actrices —, le champ littéraire apparaît comme un champ de lutte qui tend à conserver ou à transformer ce champ (Bourdieu, 1998 : 381). Chaque position se définit par rapport aux autres positons. La lutte des définitions, corollaire à la problématique des légitimités, est à la fois constituée et constituante du champ. Autrement dit, le principe générateur et unificateur de ce « système » est la lutte même (Bourdieu, 1998 : 261; 381). Il est mentionné à quelques occasions que les auteures considérées ici ont du succès et de la reconnaissance dans le champ littéraire. Toutefois, une bonne partie de cette réception reste teintée de stéréotypes et d’essentialisme (tel qu’évoqué au chapitre II). Les luttes de sens qui opèrent (dans) le champ littéraire, c’est aussi lutter contre ce genre de stéréotypes et d’essentialismes qui produisent du succès dans un champ littéraire hégémonique. C’est notamment la position adoptée par Marie-Andrée Gill quand elle en appelle à une valorisation esthétique des écrits d’auteures et d’auteurs autochtones, ou quand elle revendique son droit de parler de ce qu’elle veut sans pour autant être examinée uniquement au travers de spectres ethnologiques. C’est également ce qui ressort de l’analyse discursive des œuvres, et particulièrement du paradigme thématique de la (re)nomination compris comme acte de réaffirmation identitaire. Je développe ces différents points dans la première partie de cette analyse.

Postulant également qu’une œuvre possède à la fois une part autonome (Rancière, 2008) dans la mesure où celle-ci circule dans la société de manière indépendante de la personne qui en est à l’origine, et une part liée à cette même personne, dans la phase de création

121 notamment, j’ai fait l’expérience de cette double rencontre. Mon terrain en fut d’abord un d’analyse littéraire, puis j’ai rencontré des auteures, et tout particulièrement Marie-Andrée Gill. Ce cheminement, appliqué dans un contexte d’analyse du discours social, m’a conduite à saisir la tension qu’il existe entre « l’œuvre sociale » (socialement inscrite) (chapitre IV) et le registre de l’intime (chapitre V) que l’œuvre porte en elle mais qui demeure invisible, ou du moins possiblement méconnu, à celles et ceux qui reçoivent cette œuvre. Ce sont différentes perspectives d’un même objet qui, pour les réfléchir, sont prises de manière séquentielle. Reste que celles-ci ne s’excluent pas les unes des autres, elles demeurent interdépendantes mais sont toutefois autonomes. Je peux effectivement comprendre une œuvre sans pour autant avoir été en contact avec le processus créatif qui est inscrit dans l’essence même de l’œuvre; la compréhension que je fais de cette œuvre peut être différente de l’intention de la créatrice ou du créateur.

Enfin mon analyse puise également dans la pensée d’Édouard Glissant (1990), œuvre fulgurante qui me fut donnée de connaître lors de mon terrain et que je ne peux ignorer dans la formulation de ma pensée actuelle. Je ne prétends pas maîtriser l’ensemble des ramifications de la pensée glissantienne, et je fais davantage appel à ces notions qui mettent en mots clairs ce que je comprends des dynamiques littéraires/discursives de ma recherche. C’est une donnée que je compile à d’autres données, dans l’état actuel de mon appréhension. La pensée-monde de Glissant m’amène à un autre niveau de lecture des œuvres, à une nouvelle perspective qui se cristallise dans une posture littéraire singulière que j’ai nommée « poétique des possibles » et qui rejoint par ailleurs d’autres littératures. Cette nouvelle perspective est corollaire à l’appel d’une pensée décoloniale, qui s’inscrit à la fois dans les œuvres elles-mêmes et dans les études littéraires et discursives des œuvres en question. J’aborderai cette double dimension dans la dernière partie de cette analyse générale. Dans un premier temps, je vais revenir sur la formation et la consolidation d’un discours que je qualifie de singulier. Il n’est plus présumé singulier, comme il a pu l’être au début de mon cheminement, dans le cadre d’un saisissement d’une relation au territoire; il est ici réinvesti de sa charge créative et originale appréhendée durant la partie

122 ethnographique de cette recherche. Il sera donc question, dans la première partie, de la réappropriation des discours à l’égard des réalités autochtones au travers des formes discursives et esthétiques des textes; et de l’enjeu de la poétique de la Relation dans la révélation d’une esthétique littéraire particulière.

6.1 Formation et consolidation d’un discours singulier

6.1.1 (Ré)appropriation des discours

Partant du paradigme thématique de la (re)nomination révélé lors de l’analyse discursive du corpus, et poursuivant celle-ci par les perspectives apportées lors de mon séjour ethnographique, je vais tenter de démontrer en quoi les formes discursives et esthétiques des œuvres étudiées entrent en jeu dans cet acte de (ré)appropriation des discours à l’égard des réalités autochtones.

D’après l’analyse discursive du corpus, le territoire est (ré)affirmé comme un lieu d’existence complexe par le paradigme thématique de la (re)nomination, le fait de (se) (re)nommer (voir le tableau schématique, chapitre IV, p. 83). Cette position se traduit comme un acte de (ré)appropriation: auto-nommer sa réalité individuelle et collective afin de se (re)donner naissance — à l’instar de ce personnage féminin qui part à la rencontre du nutshimit et qui se rencontre elle-même (Fontaine, 2017 : 73-74). Dans un contexte où la parole des peuples autochtones n’a pas été considérée par la société canadienne (y compris québécoise), laquelle s’est d’ailleurs octroyée le droit de parler en leur nom, (re)prendre la parole signifie aussi se réapproprier ses récits et ses représentations dans la littérature (St- Amand, 2010 : 38). La question de l’appropriation des récits et de la construction des représentations prend une tournure particulière dans un contexte marqué par la colonisation. L’écrivaine et conteuse ojibway Lenore Keeshig-Tobias (1991) considère d’ailleurs que les discours littéraires autochtones ne tiennent pas simplement du divertissement, mais demeurent au cœur même des relations de pouvoir. C’est ainsi que « conscients du rôle joué par les récits dans la construction de la réalité, des écrivains autochtones s’efforcent de

123 cerner et de contrer, par l’écriture et dans l’écriture, la distorsion de l’histoire et la négation de la parole » (St-Amand, 2010 : 39).

Ce processus d’affirmation et de reconnaissance s’inscrit dans une logique de lutte de sens, celle de (re)nommer des réalités singulières et collectives contre un discours hégémonique qui véhicule des visions tronquées de ces réalités. Alors que l’image de « l’Indien » — cette imaginaire colonial de l’Autre — continue d’envahir les rapports, les formes de revendications identitaires que prennent des voix autochtones, dont celles appartenant aux auteures du corpus, sont nécessaires dans la réappropriation et dans la réinvention des formes d’identités autochtones (Lamy, 2013 : parag. 22): « La littérature témoigne de l’existence, de l’expérience d’un sujet. » (Lamy, 2013 : parag. 23). Emma LaRocque (2010) soutient également que les éléments biographiques permettent de réintégrer l’individualité et la subjectivité dans les représentations des Premières Nations, et engendrent dès lors un contre-discours: Native use of « facts of biography » is a counter-discourse to emphasize a point made by the earliest Native writers; namely, that we are not savages, we have cultures. This is why we write about our places of birth, our landscapes, our grandmothers and grandfathers, our parents, our kin, our networks, our social regulations, our livehoods, our use of resources, our foods, our ways of organizing, our faiths and ceremonies, our technologies, our music, our languages, our arts, and our stories. These attentions are pivotal to our strategies (p. 164). Mon expérience de terrain rejoint les dires de LaRocque. Ma rencontre avec Marie-Andrée Gill m’a, en effet, amenée à replacer mon sujet d’étude non plus uniquement dans des enjeux d’inégalités de pouvoir, mais aussi dans la considération de l’intime, d’une dimension plus personnelle, notamment révélée au travers du processus de création. La quête d’authenticité de Marie-Andrée Gill s’inscrit de plain-pied dans la forme de contre- discours dont parle LaRocque et je convoque une nouvelle fois les mots de Lamy (2015), en préface de la réédition de Béante, qui sont alors très percutants : « Parce que la sincérité déstéréotypise ce que l’on nomme » (p. 10). Parler de soi, à la manière de la poétesse, c’est vouloir tendre vers le collectif et ainsi sortir des systèmes catégoriques qui érigent des

124 barrières en enfermant les sujets dans des imaginaires auxquels ils n’appartiennent pas. Ces voix autochtones, dont fait partie Gill ainsi que les auteures du corpus, revendiquent leur singularité et tentent de mettre en valeur les complexités d’être (autochtone) au XXIe siècle.

L’importance de l’esthétique chez Marie-Andrée Gill (voir chapitre V) se situe également dans une reconnaissance de la subjectivité de la personne-auteure. À l’instar de Gill, LaRocque (2006) déplore que les études littéraires portant sur des œuvres d’auteures et d’auteurs autochtones privilégient les dimensions politiques et ethnoculturelles des discours littéraires au détriment de l’humanité de la personne et de l’esthétique des récits. Elle appelle à une valorisation de la singularité des écrivains et écrivaines autochtones: le style, les formes narratives et l’imaginaire qui caractérisent les écritures (p. 12-13). Gill use de l’écriture métaphorique comme style poétique, lequel lui est particulièrement propre tant les associations d’images sont atypiques, et qui lui vaut d’ailleurs une reconnaissance singulière dans le paysage littéraire autochtone (voir par exemple Lamy, 2013; Vaillancourt et Kawczak, 2018; Létourneau, 2015 : 178-179). Elle opère un travail sur les images et les mots afin de donner à lire, de donner à voir, de rendre intelligible des réalités sous d’autres formes:

On a appris à contourner les regards à devenir beaux comme des cimetières d’avions

à sourire en carte de bingo gagnante (Gill, 2015b : 8)

« Nous avons un plan pour vous », disent-ils. Et nous rions. En plastrant les fantômes restés collés sur la tempête de nos corps nous rions. (Gill, 2015b : 19)

Même si ces métaphores évoquent des situations douloureuses — perte identitaire, marginalisation, violence, colonisation, stéréotype, pour ne citer que cela — elles ne tombent pas dans un pathétisme outrancier, caractéristique d’une posture victimaire. Au contraire, le sarcasme, l’autodérision et le rire procèdent plutôt d’une ouverture visant à libérer la part de lumière qui existe. Marie-Andrée Gill donne ainsi à envisager des

125 représentations et des visions du monde au sortir des stéréotypes de l’autochtonie, en bousculant notamment les imaginaires de sa plume singulière.

Se (ré)approprier les discours signifie en ce sens s’inscrire dans une démarche poïétique (poièsis), dans la mesure d’une capacité de transformer l’état du discours pour que les productions (de sens) y soient légitimes (Rancière, 2008; Bourdieu, 1998). Les paroles des auteures et auteurs autochtones, telles que celle de Marie-Andrée Gill, se fraient un chemin dans le brouhaha ambiant afin de dessiner leurs propres contours, et d’être reconnues comme telles. L’acte d’énonciation, le processus de (re)présentation et le caractère esthétique des discours littéraires marquent ainsi la présence au monde de la personne- locutrice. Ces façons de se raconter viennent bousculer, questionner, voire désamorcer les discours figés, chargés encore d’exotisme et de colonialisme. Dans le cadre du champ discursif de l’environnement et des représentations qui y ont cours — et qui relèvent de principes, d’idéologies et de valeurs diverses —, la littérature se voit ici convoquée comme une forme d’affirmation discursive (parmi d’autres). S’y inscrit l’incitation à faire admettre une représentation de la réalité, plutôt que la représentation de la réalité elle-même. Enfin, si elle peut se faire sur le mode de la dénonciation, la déconstruction des stéréotypes peut également passer par la simple mise en avant de récits littéraires d’auteurs et d’auteures autochtones (St-Amand, 2010 : 40). Dans le contexte que l’on connaît, la création d’œuvres littéraires originales et la mise en scène de personnages autochtones complexes peuvent à elles seules contribuer à contrer les représentations réductrices des individus et des peuples autochtones.

6.2.2 Enjeux de la poétique de la Relation dans le corpus littéraire

Je viens de tenter de mettre en valeur en quoi les formes discursives et esthétiques des textes participent à la formation et à la consolidation d’un discours singulier. Elles se traduisent, en effet, comme les traits caractéristiques d’un acte de (ré)appropriation des discours à l’égard des réalités autochtones. Je souhaite poursuivre la démonstration d’un discours singulier, mais que je situe ici davantage comme appartenant à une esthétique

126 littéraire particulière. En convoquant les notions de la pensée d’Édouard Glissant, je propose une analyse de quelques marques de cette esthétique que l’on retrouve dans les œuvres du corpus, exception faite de celles de Joséphine Bacon. La poétesse se positionne effectivement de manière différente des autres auteures sélectionnées — je vais y revenir. La réflexion présentée ici sera poursuivie dans la prochaine partie où il sera question d’une posture littéraire singulière.

Comme introduit dans le cadre théorique, la poétique de la Relation se veut une poétique d’ouverture aux autres. Elle se traduit par l’imaginaire d’un rapport au monde tel qu’il puisse à la fois permettre à tout un chacun et chacune de dire le monde dans son langage et d’agir le monde à sa manière d’être. Lorsque Marie-Andrée Gill affirme le droit de parler de ce qu’elle souhaite, elle revendique ce droit à l’opacité cher à Glissant (1990). « Refuser de jouer le jeu […] est une posture critique, une politique de l’antistéréotype » (Lamy, 2013 : parag. 3). Refuser de jouer le jeu, c’est choisir consciemment de déjouer les attentes d’un lectorat avide d’exotisme. Au-delà de refuser de jouer ce jeu, Gill se positionne au croisement de son intimité et de ses appartenances culturelles, et de ce fait fend les images stéréotypées, métisse les imaginaires, ouvre grand les possibles. Elle résiste ainsi à toute manœuvre d’enfermement et d’effacement. Son intention est d’ailleurs d’écrire des œuvres destinées à un public hétéroclite. Ce qu’elle cherche, au travers de l’écriture métaphorique notamment, est de rejoindre le plus grand nombre de personnes, dans des compréhensions diverses de ses poèmes. En termes d’intervention dans et sur le discours social, cette ambition s’inscrit dans une double dynamique, à la fois d’éclatement des frontières des communautés discursives (ou champs discursifs), et de liaison de ces mêmes communautés. Ce double mouvement favorise la modification des rapports de pouvoir et la création de nouveaux imaginaires. Stimuler une circulation du discours décomplexée de ses carcans préconçus engendre effectivement une recodification des systèmes de formation des discours. Comme établi au cadre théorique, les communautés discursives sont instituées par les discours qu’elles véhiculent, autant qu’ils sont institués par elles. Si le jeu des frontières

127 devient poreux, alors c’est tout le discours social (et ses dynamiques de rapports de pouvoir) qui peut en être changé.

Indéniablement, les auteures du corpus ont recours à des référents culturels autochtones, car elles appartiennent à ces univers et à leurs héritages. Toutefois, Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Marie-Andrée Gill convoquent de manière importante le registre de l’intime et s’éloigne de ce fait du répertoire habituel de la poésie autochtone publiée au Québec, fortement investie de référents culturels autochtones (Lamy, 2013). Joséphine Bacon s’inscrit davantage dans cette poésie-là (Lamy, 2013), et se distingue ainsi des autres écrivaines du corpus. Elle appartient d’ailleurs à une autre génération d’auteure, qui a vécu (de manière directe) les pensionnats et leurs conséquences, et s’enracine de ce fait dans d’autres réalités — alors que Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine connaissent également ces réalités mais de manière indirecte; elles en sont les héritières. Dans le champ littéraire convoqué dans cette recherche, et considérant les œuvres étudiées, Joséphine Bacon se place davantage dans un rapport de mémoire et de quête identitaire (individuelle et collective). Il est d’ailleurs pertinent de rappeler que concernant le paradigme thématique de la nomination/(ré)appropriation mentionné plus haut, sa poésie n’a pas été retenue à défaut d’en présenter les traits. Ce que je retiens des autres œuvres du corpus est bien cette constance de parler de ce monde en commun — peut- être un peu moins chez Naomi Fontaine dont l’œuvre se situe principalement dans la réserve, mais dont l’écriture demeure une réelle ouverture à l’Autre, une invitation aux compréhensions communes (voir chapitre IV). Elles extériorisent leurs perceptions, leurs angoisses et leurs questionnements au sujet de ce monde dans lequel ensemble nous vivons et qu’elles traversent. Elles usent de la poésie pour s’avancer vers les autres (et toutes les nouvelles chorégraphies64 que cela engendre) et s’inscrivent dès lors dans son sens étymologique, poièsis, « faire créer » — ce mot-univers qui est geste, action, qui nous met en mouvement (Côté, 2014 : 13).

64 Clin d’œil aux communautés chorégraphiques de Jacques Rancière (2008 : 11).

128 Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine et Natasha Kanapé Fontaine s’inscrivent, de par leur écriture, justement au carrefour d’identités multiples. Elles arrivent, par procédés esthétiques et thématiques, à nouer des liens complexes, du moins ambivalents, entre les pluralités humaines. Par exemple, les diverses références culturelles dans les œuvres du corpus, dont principalement celles de Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine, sont autant d’intertextualités. L’intertextualité, telle que Glissant la conçoit, est un état d’un monde, voire même son incarnation au travers d’un processus d’identité créolisée. Les deux poétesses convoquent, en effet, à plusieurs moments dans leur poésie différentes caractéristiques des discours historiques en présence (surtout innu et québécois) et en appellent ainsi à la reconnaissance des métissages des origines et des pluralités d’existence (voir chapitres IV et V). Les passerelles qu’offre l’intertextualité sont alors à saisir comme autant de dialogues, de lectures, de compréhensions et d’ouvertures — à l’instar des nœuds identitaires. L’intertextualité traduit de ce fait le mouvement des textes qui ne s’épuisent pas, mais plutôt qui se renouvellent en multipliant les significations. En convoquant les passés multiples, en agençant les présents pour constituer des futurs ouverts et possibles, les auteures rejoignent de ce fait la pensée de la trace (Glissant, 1996). Elles (se) jouent des fragments mémoriels pour en composer d’autres. La poésie demeure ici en mouvement dans l’inspiration à de nouveaux imaginaires. Cette manière discursive qui consiste à enjamber les frontières textuelles, temporelles, spatiales, culturelles, entretient non seulement des liens, explicites ou implicites avec l’ensemble, mais surtout fait du texte une figuration même de l’idée d’éclatement des frontières — littéraires, certes, mais de manière plus intéressante encore, des catégories stéréotypées des identités autochtones.

La fragmentarité est un autre trait convoqué chez Glissant, qui donne à lire et à penser autrement les littératures ainsi que les réalités qu’elles véhiculent. L’écriture fragmentaire crée un espace de tension entre un exercice de déconstruction et une pratique de redéfinition et d’ouverture, faisait de cet espace un d’intersection (Hayatou, 2016 : 240) — tant au niveau esthétique que logique. Le roman de Naomi Fontaine est un exemple particulièrement pertinent pour illustrer cet outil esthétique, je me focaliserai donc dessus

129 pour en faire la démonstration. La fragmentarité se révèle d’abord dans la structure même de Kuessipan: un roman aux allures de recueil de nouvelles. Chaque « chapitre » du texte possède une certaine autonomie, une certaine indépendance par rapport aux autres. Cette présentation saccadée et découpée n’empêche cependant nullement la compréhension de l’œuvre ni n’infirme le caractère « entier » du texte. La pluralité des narratrices et des espaces de narration est une autre caractéristique de la fragmentarité. Ce que l’œuvre propose ainsi, c’est plutôt une mosaïque d’histoires et non pas une seule et unique « Histoire » (Hayatou, 2016 : 245); c’est un éclatement et un éparpillement, et non plus une linéarité romanesque. C’est aussi diversifier les expériences individuelles d’un même fait ou d’une même réalité, dans un souci de les voir s’inter-valoriser et s’accepter. C’est en effet, une manière de réfuter l’existence d’une seule et unique vérité, de déconstruire la primauté d’une histoire sur les autres.

La fragmentarité s’apparente à un exercice de déconstruction, de reconstruction et de renouvellement du monde (Gbanou, 2004). C’est en ce sens que la narratrice avertit son lectorat dès l’ouverture du prologue : « J’ai inventé des vies. […] Je voulais voir la beauté, je voulais la faire. Dénaturer les choses […] pour n’en voir que le tison qui brûle encore dans le cœur des premiers habitants. […] J’ai créé un monde faux. Une réserve reconstruite où les enfants jouent dehors […]. » (Fontaine, 2017 : 9). La fragmentarité est à l’instar d’un état de crise (Hayatou, 2016 : 248), en instaurant un désordre structurel et narratif, et en déconstruisant le caractère totalisant des récits. Par exemple, faire parler chaque protagoniste du roman revient à multiplier, à nuancer les facettes d’une thématique (la famille, la solitude, la violence, le nomadisme, etc.). Loin de brouiller les compréhensions, au bout de la lecture, c’est au contraire une diversité et une pluralité de visions que l’on garde. La personne-lectrice n’est plus conditionnée par une seule perspective sémantique textuelle, mais plutôt, par plusieurs perspectives, qu’il faut au préalable découvrir, appréhender, repenser, relier, pour pouvoir faire sens.

130 L’écriture opaque, imbriquée et fragmentaire révélée au travers des œuvres de Marie- Andrée Gill, de Naomi Fontaine et de Natasha Kanapé Fontaine constitue les marques d’une esthétique littéraire particulière. La poétique de la Relation offre ici de nouvelles perspectives pour penser et saisir les œuvres retenues. Sur le plan discursif, les ruptures narratives, la multiplication des personnages, l’enchevêtrement des références sont autant de signes d’un éclatement des frontières et de la reconfiguration d’une nouvelle historiographie du monde. La pratique de l’intertextualité se révèle également comme indice d’ouverture à l’Autre. L’écriture devient ici à l’instar d’un acte performatif, voire même d’un acte de langage performatif65, c’est-à-dire qu’elle est à la fois un dire, un fait et un acte. Cette performance vise une refondation de certains rapports cognitifs. Cette écriture peut alors être comprise comme parole politique dans sa volonté de bousculer les systèmes gnoséologiques (Rancière, 2008): la pensée du « mono », de « l’Un »; la linéarité historique; l’identité simple, à « racine-unique »; la fixité (des représentations, des imaginaires, des réalités, des humanités, etc.). Cette littérature se situe ainsi à l’intersection de la reconstitution du sujet (stéréotypé, marginalisé, voire invisibilisé), du décloisonnement du monde (que nous partageons) et de la montée « pluriverselle » en humanité (dans l’horizon ouvert des possibles futurs).

Cette analyse m’inspire à proposer une dernière partie qui se veut une ébauche d’une réflexion plus vaste, qui mériterait davantage de temps et d’espace. J’avance l’idée que la positionnalité de la poésie de Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine — et de manière plus large, d’une certaine littérature — relève d’une posture littéraire singulière que je définis comme « poétique des possibles ». Ce qui m’amènera à évoquer une dimension inhérente à cette positionnalité, celle de la décolonisation des analyses d’œuvres littéraires, notamment celles marginalisées.

65 Je m’inspire ici de Giroux (2004, 2008) et de son idée de « performance politique totale » qu’elle applique aux littératures politiques autochtones et qu’elle définit comme « acte fondateur d’un ordre humain cohérent » (2004 : 293).

131 6.2 Poétique des possibles

6.2.1 Une posture littéraire singulière

De par une écriture en mouvement et ouverte à l’horizon des possibles, de par des stratégies de l’éclatement, de la liaison et de l’inter-valorisation, les auteures du corpus investissent une nouvelle position dans ce que Bourdieu (1998) nomme « l’espace des possibles » (p. 384): Lorsqu’un nouveau groupe littéraire ou artistique s’impose dans le champ, tout l’espace des positions et l’espace des possibles correspondants, donc toute la problématique, s’en trouvent transformés : avec son accès à l’existence, c’est-à- dire à la différence, c’est l’univers des options possibles qui se trouve modifié, les productions jusque-là dominantes pouvant, par exemple, être renvoyées au statut de produit déclassé ou classique. (Bourdieu, 1998 : 384) Je suggère ainsi l’idée que les poétesses Marie-Andrée Gill, Naomi Fontaine et Natasha Kanapé Fontaine, et leurs œuvres étudiées66, tentent de modifier le champ de la littérature autochtone francophone, et de manière moins saillante (encore), le champ littéraire francophone. En d’autres termes, comme l’indique Bourdieu, elles font « exister une nouvelle position au-delà des positions établies […]. » (Bourdieu, 1998 : 261, souligné dans l’original). En m’inspirant de Glissant, je qualifie cette nouvelle position, ou alors cette posture littéraire singulière comme étant celle d’une « poétique des possibles ».

Cette posture se caractérise par le registre des possibles, ceux que l’on imagine, ceux que l’on souhaite, ceux que l’on projette, ceux qui existent déjà mais que l’on ne voit pas, que l’on invisibilise. Elle se veut créatrice, dynamique et en devenir, et rejoint ainsi la pensée de la Relation. Elle valorise une déflagration des frontières et se place dans des dispositions pluri-identitaires, pluri-temporelles, pluri-spatiales, en concordance avec les réalités qu’elle tend à rendre manifestes. Elle se situe de ce fait au croisement des passés, des présents et des futurs. Elle rencontre de nouveau la pensée de Glissant (1990) pour qui: « La pensée dessine l’imaginaire du passé : un savoir en devenir. On ne saurait l’arrêter pour l’estimer, ni l’isoler pour l’émettre. Elle est partage, dont nul ne peut se départir ni, s’arrêtant, se

66 Concernant l’exclusion de Joséphine Bacon dans cette proposition, se référer plus haut.

132 prévaloir. » (p. 15). L’état culturel « passé » est ainsi en « devenir », et constitue la pensée ou l’imaginaire du présent. Ce qui revient donc à dire que, selon Glissant, le passé c’est du futur, et le futur c’est la somme des passés. La poétique des possibles s’inscrit par ailleurs dans une démarche au sortir des perspectives coloniales (des littératures, des analyses, des rapports, des imaginaires, des réalités). Elle traduit un état en devenir, où l’inscription dans le futur est à saisir comme un « tiers espace » qui se veut un nouvel imaginaire des humanités.

Cette poétique du futur, qui se déploie dans les œuvres étudiées, s’observe au niveau même de la fin ouverte et inachevée desdits recueils. Le roman de Naomi Fontaine (2017) se clôt avec l’évocation de l’enfant (p. 109), cette figure de l’avenir; Béante termine avec l’« espace de tout ce que tu veux d’autres » (Gill, 2015a : 98) tandis que Frayer s’inscrit dans la pensée du rêve (Gill, 2015b : 75), cet imaginaire des possibles; enfin, Manifeste Assi et Bleuets et abricots terminent tous deux avec l’idée de revenir (ce même verbe est utilisé dans les deux recueils, respectivement Kanapé Fontaine, 2014 : 87 et 2016 : 78), que je comprends dans l’idée d’une renaissance, d’un autre possible. Ces fins évoquent, à plusieurs égards, l’absence même d’une fin. Cette fin, si elle existe, fait plutôt état d’un caractère en devenir, imprévisible, mouvant et dynamique.

Il est question ici de refaçonner d’autres possibles, d’autres imaginaires au monde terne, cloisonné et excluant. Rancière (2008) voit dans cette perturbation une capacité politique de l’image — que je reprends comme capacité politique de l’œuvre: « Les images de l’art ne fournissent pas des armes pour les combats. Elles contribuent à dessiner les configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et, par là même, un paysage nouveau du possible. » (p. 113). C’est par la manière dont la littérature structure autrement l’espace commun qu’elle peut prendre une valeur politique. Pour reprendre un terme particulièrement rancérien, le dissensus littéraire du corpus à l’œuvre dans le discours social intervient sur la configuration du monde et sur ses « évidences » qui entretiennent l’ordre des choses. Mais par ailleurs, en tant que reconfiguration conflictuelle du monde, ce

133 dissensus littéraire institue aussi des rapports inédits entre ces éléments. Cette redistribution des territoires de l’intelligible joue effectivement un rôle dans la stimulation de nouveaux rapports, de nouvelles façons d’être, de nouveaux imaginaires — tel que démontré par la démarche d’écriture de Gill destinée à un lectorat large et indéfini. Cette poésie se positionne ainsi en tant que révolution, tel que Rancière (1994) la conçoit: « Une révolution, au sens moderne du terme, c’est d’abord une modification du visible, liée à l’interruption brutale de la distribution normale des pouvoirs et des prestiges, du régime normal du regard et de la parole et des formes de symbolisation de leur exercice. » (p. 83).

La poétique des possibles rejoint d’ailleurs les spectres littéraires des « Enfants de la postcolonie »67 — terme proposé par Waberi (1998) afin de définir la « quatrième génération d’écrivains d’origine africaine »68 : [« Les Enfants de la postcolonie »] posent par leur position même à l’intersection de plusieurs territorialités géographiques et intellectuelles un défi à l’historiographie littéraire telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à présent. En effet, à la diversification des écritures et des foyers d’édition s’ajoute un brouillage de l’identité nationale, au profit d’une pluralité d’affiliations possibles et d’origines. Aujourd’hui plus que jamais, il est de plus en plus problématique, et peut-être de moins en moins pertinent, de chercher à regrouper à tout prix des individus et des produits isolés dans un ensemble qui les enferme dans une identité exclusive. (Moudileno, 2000 : s.p.) Les postures discursives des « Enfants de la postcolonie » font écho aux écritures de Gill, de Fontaine et de Kanapé Fontaine, et dessinent les contours d’une positionnalité littéraire au sortir des étiquettes « littérature autochtone » ou « littérature africaine ». Il y a une citation fameuse et provocatrice de l’auteur d’origine togolaise Kossi Efoui (cité dans Douin, 2002), mais particulièrement pertinente pour saisir la rupture qui est à l’œuvre dans le champ littéraire: L’écrivain africain n’est pas salarié par le ministère du tourisme, il n’a pas mission d’exprimer l’âme authentique africaine! […] Comprenons une fois pour toutes que nous n’avons pas de parole collective! Nous ne devons

67 Pour une critique de cette dénomination, lire par exemple Moudileno, 2000. 68 Voir également Mbembe, 2013; Hayatou, 2016.

134 allégeance à personne! Méfions-nous des crispations identitaires, elles constituent un réservoir où puise la mondialisation! La meilleure chose qui puisse arriver à la littérature africaine, c’est qu’on lui foute la paix avec l’Afrique. (s.p.) Cette volonté de redéfinir les poétiques mais surtout l’exigence d’une nouvelle perception par le lectorat, et donc le discours critique, se fait jour dans les œuvres elles-mêmes et dans différents métatextes. Cette génération d’écrivains et d’écrivaines — ici d’origine africaine — exige une reconnaissance de leurs écrits non plus pour leur altérité mais pour leurs qualités littéraires intrinsèques; cela n’est pas sans rappeler le discours de Marie-Andrée Gill.

Cette posture littéraire que j’ai nommée « poétique des possibles » surgit en ce sens qu’elle ouvre des espaces et créer des possibles. Elle se pense et se comprend dans son rapport aux autres discours en présence (Angenot, 2004; Foucault, 1971, Bourdieu, 1998), mais dans une inter-valorisation de ceux-là (Glissant, 1990), dans la construction d’un rhizome (des discours, des origines, des réalités) non plus universel, mais bien pluriversel. Cette démarche participe de la vision glissantienne du monde: un monde immaîtrisable, un monde aux contours mobiles, divers et épars, qui se renouvelle inlassablement, un monde finalement complexe qui ne saurait être inscrit ou contenu dans une seule parole et pensée (Glissant, 1990 : 45). Le penseur martiniquais se positionne, en effet, contre l’idée d’universel pour prôner « la totalité des systèmes non systématiques de relations entre tous les lieux du monde »69 (Mbom, 1999 : 252). Rapprocher les dynamiques littéraires des « Enfants de la postcolonie » à celles des auteures du corpus (excepté Bacon) se révèle être une piste intéressante pour, de nouveau, penser autrement la littérature retenue dans cette recherche et mettre en valeur une posture littéraire singulière, nommée ici poétique des possibles, qui n’est justement pas définie comme « autochtone » — ce que je tente, en effet,

69 Tout en se défendant de ne pas créer un système alors qu’il se bat pour les non-systèmes, Glissant développe cependant au prisme, entre autres, d’une double matrice que sont la pensée archipélique et la créolisation, une conception du monde qui semble reposer sur un certain nombre de socles (Mbom, 1999) dont j’ai retenu dans le cadre de cette recherche, en plus des cultures ataviques et composites, l’opacité et la poétique de Relation.

135 de déconstruire. Cette poétique rejoint plutôt d’autres littératures qui elles aussi font état d’un monde en mouvement, en devenir, en éclatements et en ruptures.

6.2.2 …à l’ordre de la décolonisation

Mon cheminement m’a amenée d’une posture de recherche que je définirai héritière d’une vision colonisatrice à une vision plus large et inclusive des possibles en présence. Ce cheminement, je le dois notamment au temps passé auprès de Marie-Andrée Gill où j’ai pu appréhender sa poésie, ainsi que la littérature du corpus, sous de nouvelles perspectives. Comme j’ai déjà pu le mentionner, la dimension intime relative au processus de création est venue complexifier mon sujet de recherche. Ma rencontre avec la poétesse a, en effet, contribué à me faire replacer les œuvres dans un contexte de création artistique, et non plus comme unique révélateur de sens. Ma première analyse discursive du corpus a contextualisé mon approche dans un cadre politique, de positionnements et de luttes de sens. L’expérience humaine est venue déconstruire, ou du moins bousculer mes réflexions et, particulièrement, mon approche. Je souhaite donc terminer cette analyse générale par une réflexion portant sur la décolonisation, et spécifiquement celles des analyses littéraires/ discursives d’œuvres d’auteures et auteurs autochtones. Cette position est également intrinsèque à celle de la poétique des possibles.

Dans son discours d’ouverture de la conférence « For Love of Words »: Aboriginal Writers of Canada portant sur les littératures autochtones, Emma LaRocque (2006) soutient que celles-ci ne peuvent pas être uniquement perçues et critiquées comme « a « voice » of culture or even resistance » (p. 13). C’est davantage en considérant l’humanité des écrivains et écrivaines que les analyses vont s’éloigner de la tendance à considérer les textes autochtones comme des œuvres essentiellement politiques. L’imagination et la « creative re/construction of words » (LaRocque, 2006 : 17) deviennent plus que de simples outils d’identification culturelle ou de résistance; ils sont en eux-mêmes dignes d’étude: « Literary criticism needs to come back to the artistic essences of imagined words and worlds. » (LaRocque, 2006 : 17). Ces revendications, je les retrouve chez Marie-Andrée

136 Gill — et également dans les métatextes des « Enfants de la postcolonie » (et sûrement chez d’autres). Dans une approche décoloniale des littératures autochtones, et de manière plus inclusive des œuvres marginalisées, la subjectivité des auteures et auteurs et le caractère esthétique des récits littéraires demeurent donc une question centrale.

Comme précisé dans le chapitre V, une des positions de Marie-Andrée Gill est celle assumée d’une écriture décoloniale. Une écriture qui se veut lumineuse face aux (nouvelles) représentations des identités autochtones. Son écriture en est avant tout une de soi, dont l’esthétique est primordiale (davantage que le propos). L’exemple le plus probant est selon moi son recours au nehlueun, qu’elle convoque d’abord dans un rapport esthétique (pour la beauté de la langue, pour sa sonorité) et moins dans la vocation d’une affirmation identitaire — comme cela est généralement perçu dans le cas des langues autochtones. Le style métaphorique adopté par la poétesse, et qui regorge de diverses interprétations, place d’ailleurs cette littérature au sortir de la fixité, de l’enfermement. La lecture, l’analyse et l’identité de l’auteure ne sont plus données d’emblée, mais sont à appréhender. La représentation hégémonique de « l’Indienne » vole en éclats, elle est fendue de toutes sortes de quotidienneté, d’expressions et de références culturelles plurielles et éparses. Alors que Gill parle d’authenticité dans une approche de sincérité envers elle-même; la tendance à établir des liens entre l’appartenance originelle autochtone des artistes et l’univers fictif de leurs œuvres, afin d’y voir un garant d’authenticité, témoigne bien de la disparité des rapports et de la distorsion des réalités.

Tout en rejoignant la théorie de Rancière (2008) sur l’émancipation des spectatrices et spectateurs d’art, laquelle m’amène à considérer l’ensemble des perspectives abordées comme révélatrices des discours poétiques étudiés dans le cadre de cette recherche; je ne peux toutefois évacuer l’appel de LaRocque (2006): « Literary criticism needs to come back to the artistic essences of imagined words and worlds. » (p. 17), ainsi que celui de Marie-Andrée Gill et d’autres également tels que les « Enfants de la postcolonie ». Et c’est là à mon sens que commence une réelle posture décoloniale: reconsidérer les perspectives

137 d’analyse adoptées en intégrant les critiques des protagonistes en question, et en modifier ainsi les études concernées. En d’autres termes, et dans le cadre de cette recherche, si je soutiens qu’une lecture politique de ces œuvres demeure l’angle à adopter, sous prétexte qu’une telle lecture est possible, voire pertinente dans certains contextes, sans considérer l’appel à la valorisation de l’esthétique des textes et à la subjectivité de l’auteure, je maintiens des rapports inégaux où les référents intellectuels relèvent de la société dominante. Analyser les littératures autochtones au travers des seuls prismes d’un mode d’étude de tradition occidentale est une erreur. Mon cheminement a révélé certains biais de ma recherche, dont le plus important est celui d’un corpus théorique largement occidental. La dynamique reste impériale: l’autorité émane des centres critiques occidentaux vers les textes (autochtones) marginalisés. Et LaRocque (2006) d’ajouter: « It is not just Westerners or the Western canons that can measure aesthetic value of art, literature, narrative, or character development! » (p. 14). Si l’on en revient à Rancière (2008) et à l’autonomie des œuvres, il est effectivement valide de souligner le caractère indépendant du texte et du lectorat. Mais dans le domaine de la recherche, dont universitaire, cette position n’est selon moi pas tenable. Il est de la responsabilité éthique des chercheuses et chercheurs de considérer les apports d’autres sphères intellectuelles, et d’autant plus des penseuses et penseurs concernés de manière immédiate par les sujets d’étude. Ultimement, mon mémoire est marqué par plusieurs achoppements et ne participe pas directement à la refonte d’analyses discursives et littéraires d’œuvres autochtones/marginalisées, mais il s’engage dans le mouvement décolonial d’inclusion de théories et d’écrits autochtones.

Enfin, parler de poésie, et plus largement de littérature, dans un contexte de décolonisation, c’est ne pas oublier la contribution de cette dernière dans la construction des images avilissantes et figées des identités autochtones. Et c’est bien face à cette dynamique que certaines des œuvres du corpus s’inscrivent. Une démarche qui s’écarte de la génération précédente (dont Bacon fait partie), en ce sens qu’elle va au-delà des frontières socio- culturelles pour s’insérer dans les nœuds des humanités, et ainsi insuffler d’autres poétiques — la démarche actuelle de Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine qui tentent,

138 chacune à leur manière, de développer et de proposer une poétique prend alors beaucoup de sens.

La poétique des possibles est d’ailleurs une position littéraire dont la matrice s’inscrit dans une pensée décoloniale. Ces paroles70 littéraires proposent effectivement d’autres visions de l’histoire commune; elles placent leur parole comme mémoires (de celles d’hier et de celles à venir); elles invitent à découvrir les vies humaines par d’autres fenêtres; elles dessinent d’autres rapports entre humain et nature (voir également Papillon, 2017; Giroux, 2008, 2009; Lamy, 2013). « Et dans la parole, le monde se crée. », écrit Véronique Côté (2014 : 34). Et c’est bien ce que les auteures du corpus tentent de faire à travers leurs œuvres. Pour pouvoir construire ces autres mondes, il faut, au préalable, les imaginer, les penser et les tracer.

Joël Clerget (2007, cité dans Côté, 2014 : 24) l’exprime de manière formidable dans son texte Je est un autre; le poème est pour lui: […] une langue qui me dit : entre. Entre dans la demeure de la parole. Entre le poème et moi se tisse le chant d’un monde à venir, entre un à dire et un dire, entre ici et là, entre nous. Entré en nous et entre nous, le rythme poétique me fait être là, au monde vivant de la parole. Un peu plus loin dans La vie habitable, c’est au tour de Daniel Weinstock (cité dans Côté, 2014 : 53) de mettre en mot comment la poésie peut participer de notre compréhension du monde: Le langage, dans son utilisation ordinaire, nous pousse vers l’affirmation : tel énoncé est vrai ou il ne l’est pas. La poésie défait ce lien entre langage et affirmation. Elle est la zone de la suggestion, de l’ellipse, de l’incertain. Elle nous permet donc de voir le monde comme une source d’ambigüités et de mystères.

70 Je m’inspire ici de l’une des théorisations de Giroux (2008) autour de la notion de parole: « Cette particularité du discours émancipateur autochtone trouve son articulation fondamentale dans l’union du langage et de l’action, qui devient dès lors un mouvement ici qualifié de parole. Cette union est possible quand sont fusionnées en une langue politique nouvelle les conditions de l’action libératrice et les conditions de vérité et d’intelligibilité du langage. » (p. 53)

139 La poésie, présentée ainsi, permet de dire les humanités autrement, de leur redonner opacité et pluralité, et finalement de les ouvrir vers « l’à-venir ». Ce changement de paradigme est ce qui fait justement l’originalité de la posture littéraire d’une poétique des possibles, et plus précisément de certaines des œuvres du corpus. Celles des auteures Gill, Fontaine et Kanapé Fontaine proposent de par leurs structures narratives et discursives, des ruptures, des (ré)écritures, des possibles.

Ouverture : et si on « décloisonnait » les lectures?

Je me suis attachée, au travers de cette analyse, à illustrer comment les auteures du corpus dans leurs pratiques concrètes, articulent des manières de dire et de faire, des formes de visibilité et des modes de pensabilité, et permettent ainsi de reconfigurer les représentations du sensible, de nouer de nouveaux rapports avec celui-ci et de changer les coordonnées du représentable. J’ai avancé, dans ce contexte, l’idée de la révélation d’une posture littéraire singulière nommée poétique des possibles. En m’inscrivant dans une réflexion portant sur les manières de faire discours et les rapports au monde sous-jacents, en m’appuyant également sur l’œuvre d’Édouard Glissant, j’ai tenté de démontrer qu’au-delà d’un discours singulier à teneur identitaire — un présupposé de cette recherche —, les œuvres du corpus rejoignent une posture littéraire qui s’inscrit dans le commun.

La « déclosion du monde » (Mbembe, 2013 : 55) — cette expression poétique pour parler de décolonisation — est avant tout une praxis de la mise en relation (Mbembe, 2013 : 71). Chez Édouard Glissant, la déclosion consiste précisément à aller à la rencontre du monde en sachant embrasser la multiplicité de nœuds régis par la double logique de l’entrelacement et de la déliaison qui font que nos identités s’étendent et s’entendent nécessairement dans un rapport à l’Autre. Les nouvelles représentations des identités autochtones, auxquelles les auteures du corpus donnent voix, s’inscrivent justement dans l’indémêlable tissu des affiliations.

140 Dans ces considérations, je pense au concept littéraire fructueux71 de Goethe qu’est la Weltliteratur: Le mot de Littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une époque de Littérature universelle [Weltliteratur], et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque. Mais tout en appréciant ce qui nous vient de l’étranger, nous ne devons pas nous mettre à sa remorque ni le prendre pour modèle. (échange entre Goethe et le poète Eckermann, paru en 1941)72 Cette littérature se place dans un rapport dynamique, fluide et ouvert au monde; une littérature d’échanges, d’anticipations et de projections. En puisant également dans des réflexions portant sur la décolonisation des œuvres africaines73 (Mbembe, 2013; Glissant, 1990; Fanon, 1952; Ngũgĩ, 2003, notamment), il y a indéniablement matière à repenser la littérature marginalisée, stéréotypée, catégorisée, figée dans des considérations à teneur coloniale — ou de manière plus large, les discours des œuvres marginalisées, stéréotypées, catégorisées, figées.

La question de « l’autonomie humaine » (Mbembe, 2013 : 68) — de l’appartenance au monde, de l’habitation du monde, de la création du monde, ou encore des conditions dans lesquelles nous faisons monde et nous constituons en tant qu’héritiers du monde — est au cœur de la notion de décolonisation. La poésie, la littérature, apparaissent dans ce contexte comme un foyer des possibles, où les mondes s’imaginent et prennent forme, dans les pluralités d’existence du monde, lui, bien réel.

71 Fructueux, certes, mais qui présente un biais dans la canonisation de l’héritage des œuvres occidentales, et plus précisément des textes classiques de la Grèce ancienne. La suite de la citation mentionnée demeure la suivante: « Ne croyons pas que ce qu’il nous faut être soit chinois, ou serbe, soit Calderon ou les Nibelungen ; mais, quand nous avons besoin d’un modèle, nous devons toujours recourir aux anciens Grecs, dans les œuvres de qui l’homme est représenté en ce qu’il a de plus beau. Tout le reste, nous devons le considérer seulement du point de vue historique et, dans la mesure du possible, nous approprier ce qu’il y a là de bon. » 72 Chuzeville, J., 1988, (trad.), Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris : Gallimard, p. 204- 206. 73 J’écris alors en République Démocratique du Congo, m’amenant à m’intéresser de plus près à ces thématiques qui me stimulent tout particulièrement.

141 CONCLUSION

Cette recherche s’est intéressée à la formation et à la consolidation d’un discours singulier, poétique, dans une tentative de saisissement de dynamiques politiques afin de mettre en évidence la création et la reconnaissance de nouveaux imaginaires. J’ai posé comme structure réflexive que le discours social se traduit en champ de luttes de sens qui se régule de lui-même. Constituant des pratiques sociales et des situations tout autant qu’il est constitué par elles, le discours participe à la fois au maintien du statu quo dans la société tout autant qu’il contribue à la transformer (Angenot, 1989). La question sociale est donc aussi celle du discours. J’ai alors introduit l’objet de ma recherche, un corpus littéraire d’auteures innues, au regard de ce discours social. L’analyse discursive proposée a mis en avant certaines lignes de force d’un discours singulier d’une relation au territoire. Et plus encore, au regard de ma rencontre avec Marie-Andrée Gill, c’est une posture littéraire singulière au sortir de rapports coloniaux qui a été révélée.

La littérature, telle qu’appréhendée dans cette recherche, relève de plusieurs enjeux. Elle permet la création et la circulation de nouvelles images identitaires qui déconstruisent les stéréotypes et les réalités figées. Elle se situe au sortir d’une pensée binaire appauvrissante des existences en présence qui, au contraire, jonglent entre ces univers en se jouant de leur fragmentarité présupposée : monde traditionnel/monde actuel, ville/réserve, autochtone/ non-autochtone. Pour cela, les auteures du corpus usent principalement d’éléments « biographiques » (LaRocque, 2010 : 164), de leur quotidien qui comporte à cet égard le meilleur terreau pour se réapproprier ces imaginaires et se réinventer. La littérature devient un vecteur d’empowerment (Armstrong, 1990 dans Lamy, 2013 : parag. 27). Cette dimension a particulièrement été explorée au chapitre IV, au travers de l’analyse discursive des œuvres de poésie et de la mise en valeur d’un discours singulier d’une relation au territoire.

142 Plus encore, cette littérature se positionne singulièrement dans le champ des possibles (Bourdieu, 1998). Elle ouvre l’espace d’un changement de paradigme, et rejoint de ce fait une littérature « de la décolonisation » (Glissant, 1990; Mbembe, 2013; Hayatou, 2016). Cette poétique que j’ai nommée des possibles se démarque à trois niveaux. Premièrement, elle relativise le fétichisme des origines en lui redonnant ses couleurs bâtardes. Les auteures du corpus ne se contentent pas de remettre en question la notion même des origines en brouillant les histoires et les références, elles les déconstruisent en faisant place à une « esthétique de l’entrelacement » (Mbembe, 2013) — ces nœuds identitaires propres aux sociétés humaines. Ce discours réinterroge ainsi le statut de la communauté au profit du commun. La communauté, par fonction, produit des contraires, des oppositions. Or, les existences s’enchevêtrent et s’enroulent, de fait l’on ne saurait en parler qu’en termes de métissage, voire même de créolisation (Glissant, 1990) afin de faire valoir la capacité d’« inter-valorisation » et de création de ces existences.

Deuxièmement, ce discours est porteur d’un dédoublement par lequel l’image de soi apparaît à la fois comme représentation et comme force de présentation. Le recours aux éléments biographiques permet à la fois de se réapproprier les représentations qui ont cours dans le discours social, véhiculées par une hégémonie à teneur coloniale, de les réinventer et d’insuffler de nouveaux possibles (chapitre IV). Le degré d’authenticité ne se mesure plus à l’égard des origines (discours qui demeure cependant encore présent dans le discours social), mais bien dans son rapport à soi-même. C’est ainsi que la tension entre le soi et l’Autre, le soi et le monde, si caractéristique du discours post-colonial, passe au second plan, au profit d’une archéologie de soi (chapitre V). De ce retournement vers soi, de ce face à soi-même qui (re)connecte le sujet dans le rhizome humain et pluriversel, le souci de soi se transforme dès lors en souci de l’autre. La question n’est plus de savoir ce qui est « autochtone » ou ne l’est pas, mais bien de tisser les liens, déjà existants, entre les mondes; de s’affranchir réellement de cette pensée coloniale binaire du nous et du eux.

143 Troisièmement, cette poétique se concentre à savoir comment constituer de nouvelles formes du réel — des formes variables et mouvantes. Elle s’inscrit dans la circulation des mondes (Mbembe, 2013). L’histoire culturelle de l’humanité « ne se comprend guère hors du paradigme de l’itinérance, de la mobilité et du déplacement. » (Mbembe, 2013 : 227). Les œuvres qui m’ont intéressée durant cette recherche se positionnent justement dans la fluidité des réalités, dans l’enchevêtrement des humanités, à l’orée d’un futur ouvert, multiple et possible (chapitre VI).

Il ressort de cette position littéraire une capacité politique (Rancière, 2008). Elle contribue effectivement à dessiner des configurations nouvelles d’imaginaires, et, par là même, un paysage nouveau du possible. Dans une réflexion plus large portant sur la littérature, notamment la littérature marginalisée — ou je dirai davantage, les discours littéraires marginalisés —, une compréhension élargie des dynamiques permettrait, il me semble, une analyse au plus près des réalités artistiques, humaines et sociales. En d’autres termes, renouveler les regards et les approches d’analyse dans un processus de décolonisation permettrait des lectures clairvoyantes des processus de création, de cocréation et d’autocréation (Mbembe, 2013 : 71). Dans le cadre d’études littéraires d’auteurs et auteures autochtones, la prise en compte et la valorisation des penseurs et penseuses d’origine autochtones deviennent manifestes74 (voir, par exemple, LaRocque, 2006; St-Amand, 2010; Papillon, 2013; Voyer, 2017). Je rejoins aussi les propos de Riva (2017) qui envisage la prise en compte de l’existence d’un espace littéraire plus vaste que les catégories des maisons d’édition qui sont devenues référence en matière de compréhension du littéraire: Cette perspective [l’auteure parle de l’approche adoptée qu’elle nomme « ethnologie du présent en littérature »] envisage ainsi la prise en compte de l’existence d’un espace littéraire planétaire et du caractère éminemment transnational de la production, de la circulation et de la fruition des textes à l’heure actuelle. Autrement dit, non seulement le local est aujourd’hui dans le global, mais une vision spatiale (plutôt que diachronique) contribue à

74 Comme j’ai déjà pu le mentionner, cet aspect-là fait particulièrement défaut à mon cadre théorique. Mais c’est dans l’expérience de cette étude en contexte autochtone que j’ai pu réellement saisir les enjeux de telles considérations. Je souhaite, humblement, que cette contribution puisse participer à la reconnaissance et à la valorisation d’une démarche d’inclusion nécessaire à l’épanouissement de la recherche.

144 concrétiser un regard partagé. D’où la nécessité d’une ouverture transculturelle, ainsi que la mise en réseau d’outils appartenant à des disciplines différentes: la littérature et l’anthropologie, bien sûr, mais aussi, entre autres, la phénoménologie et la rhétorique. Tout cela, pourtant, sans « trahir » la spécificité de chaque système culturel en présence. (p. 207, souligné dans l’original)

Je terminerai avec ces propos d’Édouard Glissant (1990) dont la pensée est une réelle source de réflexion quant à la littérature, mais également aux identités, aux sociétés et au(x) monde(s) en mouvement:

Ce qui nous porte n’est pas la seule définition de nos identités, mais aussi leur relation à tout le possible : les mutations mutuelles que ce jeu de relations génère. (p. 103)

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156 ANNEXE

157 Annexe I : Présentation des œuvres J’ai pris le parti de présenter les œuvres au travers les mots d’autres. Étant donné que j’écris et que je propose déjà une lecture de ces œuvres, il devenait pertinent de donner la parole à d’autres. J’ai tout de même sélectionné les passages qui m’évoquaient le plus mon expérience de ces œuvres, et ce dans le but de contextualiser le corpus au plus proche du positionnement de mon analyse. Chacune des présentations est tirée de la page destinée à l’œuvre du site Internet de la maison d’édition correspondante.

Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, Joséphine Bacon, 2013 « Voix de la sagesse et de l’histoire innue, elle défriche de nouveaux territoires et fait résonner la voix des aînés, enseignant ainsi les valeurs, les mythes et les croyances des peuples des Premières Nations. Cet ouvrage est une bouffée de fraîcheur. […] Joséphine Bacon élargit le pays en nous initiant à la toundra et aux douces chansons de l’infini. L’horizon est ouvert avec tant de grâce et de naturel que nous lui sommes à jamais redevables de nous rappeler à l’essentiel : beauté, simplicité et volupté. » — Mémoire d’encrier

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Bâtons à message / Tshissinuashitakana, Joséphine Bacon, 2009 « Cet ouvrage bilingue (français et innu-aimun) est une invitation au dialogue. Bâtons à message fait référence à un ensemble de repères qui permettent aux nomades de s’orienter à l’intérieur des terres et de retrouver leur voie/voix. Également poétique de la relation, l’ouvrage est fondé sur l’entraide, la solidarité et le partage, nécessaires à la survie du peuple innu. » — Mémoire d’encrier

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Bleuets et abricots, Natasha Kanapé Fontaine, 2016 « Lire la poésie de Natasha Kanapé Fontaine, c’est accompagner une conquérante, une femme qui dit son territoire avec un souffle tellurique captivant, tant l’amour qu’elle lui

158 porte hausse sa parole jusqu’au chant. Le style incantatoire de cette poésie d’une grande noblesse a des relents mironniens, doit beaucoup à la poésie caraïbe, à cette manière d’être dans une sorte de hauteur de voix qui appelle justement à un exhaussement des aspirations. » — Hugues Corriveau, Le Devoir

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Manifeste Assi, Natasha Kanapé Fontaine, 2014 « Manifeste Assi est d’abord une terre de femmes. Si le manifeste est une place publique, Assi est une tribune de la vie, un chant pour ceux qui ouvrent leur esprit à son mystère. Puis, il y a les luttes environnementales. La guerre au colonialisme. Il y a mon angoisse et ma colère. Ma solitude et ma plénitude. Au-dessus du béton et de l’asphalte, la lune et le soleil qui dirigent les jours et les nuits. Le processus d’écriture a été pénible, pour moi. Tantôt doux, tantôt agressif, le livre est devenu une entité extérieure avec laquelle je devais négocier l’exorcisme et la guérison de ce qui me rongeait les entrailles. Être libre et vivant (Assi) avec lequel je passais mes nuits humides à discuter d’exil, de territoires, d’exode. J’apprenais ainsi le langage de l’amour à celui que son cœur aime, à tout un peuple, à toute une Terre, à la lutte pour l’union des Peuples et des êtres. La naissance du Manifeste Assi est une offrande au monde, et à moi dans le monde. Paix, Amour et Révolution. » — Natasha Kanapé Fontaine, d’après Mémoire d’encrier

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Frayer, Marie-Andrée Gill, 2015 « Tailler l’histoire, remonter les mémoires, observer les courses et les égarements de la fraie : l’écriture de Marie-Andrée Gill est là dans toute sa splendeur. Du haut du rempart devant le lac — le Piekuakami —, elle replonge dans les instants confondants de l’adolescence vécue dans la réserve, à chercher à quoi ressembler, « quoi faire de sa peau ». Par sa poésie délinquante, Marie-Andrée Gill transvase les contrastes qui définissent la communauté ilnue qui l’a vue grandir. Puisque nos morts ne s’envolent pas, elle retrace les cicatrices pour éventuellement laisser passer la lumière, revient au « village qui n’a pas eu le choix ». — La Peuplade

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159 Béante, Marie-Andrée Gill, 2015 (2012) « Avec Béante, son premier recueil publié à La Peuplade, Marie-Andrée Gill nous invite dans un univers où l’écriture se creuse un vibrant passage entre la fragilité de l’être et l’énonciation d’un monde étouffant. […] Gill sait ancrer une écriture d’une profonde intimité à un souffle identitaire n’ayant pas peur des mots pour évoquer les difficultés du réel. » — Christian Girard, Librairie Pantoute

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Kuessipan, Naomi Fontaine, 2017 (2011)

« Kuessipan est un livre bouleversant qui nous fait découvrir le quotidien sur une réserve innue. C’est avec la grâce et la justesse d’une langue éblouissante que l’auteure Naomi Fontaine évoque cette réalité. Kuessipan : mot innu signifiant « à toi » ou « à ton tour ». Ce sont des lieux, des visages connus et aimés. Des chasseurs nomades. Des pêcheurs nostalgiques. Des portraits. Des vies autour de la baie qui reflète les choses de la Terre. Les lièvres. La banique. Les rituels. Les tambours en peau de caribou qui font danser les femmes. Des enfants qui grandissent. Des vieux qui regardent passer le temps. Des saumons à pêcher. Des épinettes. Des barrières visibles et invisibles. Des plaisirs éphémères. De l’alcool qui éclate les cervelles. Des souvenirs. Des voyages en train. Et surtout l’évidence que la vie est cet ensemble de morceaux à emboîter pour que naisse la symphonie. » — Mémoire d’encrier

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