Les Mutations Du Roman Contemporain Franã§Ais</Fre>
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Les Mutations du roman contemporain français Dominique Viart Des rumeurs insistantes laissent entendre que le roman français se serait épuisé, égaré dans le « nombrilisme », qu’il a perdu de son ambition et, pour tout dire, que la littérature française a désormais ses plus belles heures derrière elle. De fait, il est de bon ton d’évoquer à chaque époque, la « crise » du roman : n’était-ce pas déjà le titre d’un ouvrage remarquable (signé de Michel Raimond1) consacré aux œuvres romanesques parues après le naturalisme, et au nombre desquelles comptaient — excusez du peu ! — À la recherche du temps perdu, les romans de Gide et, bientôt, ceux de Céline ? Le terme de « crise » à nouveau fit fortune lorsque parurent les premiers ouvrages de Nathalie Sarraute, de Marguerite Duras, de Samuel Beckett et de Claude Simon, qui allaient donner à la France ses deux derniers prix Nobel de Littérature. À vrai dire le roman ne se porte jamais mieux que lorsqu’il est, prétendument, en « crise », c’est-à-dire lorsqu’il accomplit sur lui-même un travail d’exigence, d’interrogation et d’approfondissement. Les esprits chagrins qui s’en émeuvent, ou s’en désolent, sont ceux qui répugnent à accepter les mutations de l’art, qui voudraient l’enclore dans des formes stables, immuables : celles qu’ils aimèrent dans leur jeunesse, qu’ils étudièrent plus tard et qu’ils ne se résignent pas à voir vieillir, pas plus sans doute qu’ils n’admettent leur propre vieillissement. On regrette qu’il n’y ait plus, aujourd’hui, de Balzac, de Proust, de Malraux ou de Sartre, sans songer un instant que qui écrirait aujourd’hui comme Malraux, Proust ou Sartre ne pourrait au plus prétendre qu’à un statut de bien pâle, et anachronique, imitateur. 1. Michel Raimond, La Crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt (Paris : José Corti, 1966). IJFrS 7 (2007) 76 VIART La littérature d’aujourd’hui ne vaut, comme tout autre art, qu’à la mesure de la disponibilité qu’on lui accorde. Or, si l’on accepte de se mettre à son écoute, si on la lit pour ce qu’elle est et non pour ce qu’on voudrait qu’elle fût, on s’avise bien vite de son extrême richesse et de sa forte exigence. Des œuvres aujourd’hui se déploient comme rarement, orchestrées autour de nouveaux enjeux et de pratiques inédites. Non qu’elles recherchent, comme le firent des écrivains de la génération précédente, le « nouveau pour le nouveau » : cette injonction du renouvellement permanent qui a marqué les dernières avant-gardes est désormais révolue, et nous sommes sortis de l’esthétique de la « table rase ». Mais elles expérimentent les formes qui lui permettront de se porter à la hauteur des enjeux qu’elles se sont donnés. C’est justement là que s’affirme une littérature vivante, vivace, inventive. Il suffit d’en prendre la mesure pour s’aviser que la littérature française connaît depuis une vingtaine d’années une mutation de première ampleur, comme peut- être son histoire en offre peu d’exemples. C’est à la découverte d’une telle mutation, dans le domaine spécifique de l’écriture narrative, qu’en quelques pages, je voudrais inviter le lecteur. Anatomie d’une mutation esthétique Mais, d’abord : de quelle « mutation » s’agit-il ? On se souvient que les années cinquante/soixante-dix ont été assez largement dominées par le textualisme. La critique, structuraliste, comme la création, le « Nouveau Roman », privilégiaient alors l’exploration des formes, la mise en question des modèles hérités de la tradition, notamment ceux du roman réaliste et du roman psychologique. Cette ascèse littéraire contribuait à la contestation du personnage tel que le roman balzacien l’avait institué, perturbait l’organisation du récit, doutait que celui-ci soit voué à la narration d’une « histoire » et s’attachait plus volontiers à des exercices de description ayant leur finalité en eux-mêmes, ou encore à suivre les méandres de l’écriture « se faisant ». L’un des théoriciens de ces temps d’expérimentations, Jean Ricardou, résumait alors les enjeux esthétiques d’une formule, arguant que le « Nouveau LES MUTATIONS DU ROMAN CONTEMPORAIN 77 Roman » avait substitué « l’aventure d’une écriture » à « l’écriture d’une aventure »2. Et un autre critique, parmi les plus influents de l’époque, Roland Barthes, expliquait alors que l’écriture était devenue « intransitive », comme on le dit en grammaire de ces verbes qui n’admettent pas de compléments d’objets3. Un tel mouvement général, désormais reconnu comme celui des « dernières avant-gardes », confirme s’il en est besoin la définition que le critique américain Clement Greenberg donne de la Modernité comme d’une esthétique partie à la recherche et à l’interrogation de son « medium même »4. Le textualisme, quel qu’en soient alors les variantes, « néo-romanesque », « oulipienne » ou plus militante encore, du côté des écrivains qui se rassemblent alors autour des revues Tel Quel (Philippe Sollers, Marcellin Pleynet…) et Change (Jean-Pierre Faye, Jean-Claude Montel…), domine la création littéraire, produisant souvent d’un même élan l’œuvre et sa théorie5. Bien sûr, il n’occupe pas à lui seul tout l’espace littéraire de ces années cinquante–soixante-dix. D’autres romanciers — Michel Tournier, Marguerite Yourcenar, Patrick Modiano, et bientôt J.M.G. Le Clézio dont les premiers textes parus demeuraient marqués par le Nouveau Roman — œuvrent à leur façon (sans compter les écrivains académiques, voire académiciens, qui traversent les époques sans se soucier des mutations esthétiques et continuent de pratiquer une écriture de facture très classique), mais ils sont alors isolés et peu pris en considération par les débats critiques. 2. Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman (Paris : Éditions du Seuil, 1971), p. 32. 3. Roland Barthes, ‘Écrire, verbe intransitif?’, dans Le Bruissement de la langue : essais critiques IV (Paris : Éditions du Seuil, 1984), p. 21–32. 4. Clement Greenberg, Art et culture : essais critiques, trad. par Ann Hindry (Paris : Macule, 1988). 5. Voir Pour un nouveau roman d’Alain Robbe-Grillet (Paris : Éditions de Minuit, 1963), L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute (Paris : Gallimard, 1956), Logique de Philippe Sollers (Paris : Éditions du Seuil, 1968), Problèmes du nouveau roman de Jean Ricardou (Paris : Éditions du Seuil, 1967), puis Pour une théorie du nouveau roman (Paris : Éditions du Seuil, 1971), du même auteur. 78 VIART Cette domination intellectuelle du formalisme commence à être remise en cause au milieu des années soixante-dix, sous la pression d’un double phénomène. D’une part, les expérimentations s’épuisent. Tout semble avoir été essayé, il devient difficile d’innover de manière plus radicale encore, et ceux qui s’y emploient (Philippe Sollers, Pierre Guyotat…) publient, au risque d’une certaine illisibilité, des livres de plus en plus difficiles qui peinent à trouver un véritable lectorat. Les derniers livres de Samuel Beckett se réduisent à des textes de plus en plus brefs qui semblent confiner au silence. Les prophéties de Maurice Blanchot sur « la disparition de la littérature » paraissent en voie de se réaliser6. Mais surtout, le monde, dont la littérature semblait s’être pour un temps retranchée, se fait de plus en plus âpre. Car l’essor des dernières avant-gardes a globalement correspondu avec ce que le sociologue-économiste Jean Fourastié appelait les « Trente Glorieuses » : trente années d’expansion économique et de plein emploi qui ont suivi la seconde Guerre Mondiale7. Le monde était facile, la littérature pouvait jouer de ses formes sans mauvaise conscience. Mais le milieu des années soixante-dix, qui correspond à une double crise, économique et idéologique, rend les choses plus complexes. Les deux « chocs pétroliers » que l’Europe occidentale doit subir, la mutation industrielle qui ferme les anciennes sidérurgies, métallurgies, mines, verreries et autres usines de textile désormais peu rentables, le passage à ce que l’Américain Daniel Bell appelle « l’ère postindustrielle », laissent sur le carreau bien des populations8. Des villes, des régions sont sinistrées. Le chômage devient endémique. Les modes de vie, fondés sur une certaine sociabilité du travail, se défont et abandonnent bien des individus dans l’isolement et la précarité. Sur le plan idéologique, les événements de 1968 (invasion de Prague par 6. Maurice Blanchot, ‘La Disparition de la littérature’, dans Le Livre à venir (Paris : Gallimard, 1959), p. 237–45. 7. Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975 (Paris : Fayard, 1979). 8. Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, trad. par Pierre Andler (Paris : Robert Laffont, 1976). LES MUTATIONS DU ROMAN CONTEMPORAIN 79 les chars soviétiques, révoltes étudiantes) et leurs conséquences (critiques internes de plus en plus aiguës des deux systèmes politiques opposés par la « guerre froide », dissidences à l’Est, extrémismes à l’Ouest) font douter de la validité des modèles en présence. D’autant que la fin approchante du XXème siècle laisse les peuples sous le coup d’un traumatisme puissant : les deux Guerres mondiales, les génocides, les bombes atomiques lancées sur des populations civiles démentent avec violence l’illusion humaniste née à la fin du XVIIIème siècle et à partir de laquelle s’étaient développées les idéologies de progrès, la révolution industrielle du XIXème siècle et, finalement, toute la Modernité. Dans La Condition postmoderne 9, le philosophe Jean-François Lyotard décrit ce temps comme celui de la fin des « méta-récits de légitimation » (les discours implicites sur lesquels reposent nos actions) et souligne le repli sur des questions désormais partielles et partiales où les sociologues voient une manifestation d’individualisme. Dès lors, la littérature, comme les autres disciplines artistiques, reçoit la charge de dire ce malaise du monde. Elle ne peut plus être quitte de son contexte.