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Cahiers d’Études Germaniques

69 | 2015 Lecteurs/spectateurs d’Alexander Kluge

Grégory Cormann, Jeremy Hamers et Céline Letawe (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ceg/1059 DOI : 10.4000/ceg.1059 ISSN : 2605-8359

Éditeur Presses Universitaires de Provence

Édition imprimée Date de publication : 18 décembre 2015 ISBN : 979-1-03200-020-5 ISSN : 0751-4239

Référence électronique Grégory Cormann, Jeremy Hamers et Céline Letawe (dir.), Cahiers d’Études Germaniques, 69 | 2015, « Lecteurs/spectateurs d’Alexander Kluge » [En ligne], mis en ligne le 17 décembre 2017, consulté le 25 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ceg/1059 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ ceg.1059

Tous droits réservés

CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

LECTEURS/SPECTATEURS D’ALEXANDER KLUGE

Études réunies par Grégory CORMANN, Jeremy HAMERS et Céline LETAWE

2015/2 – no 69 CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

DIRECTRICE Hélène BARRIÈRE (Aix Marseille Université)

BUREAU Hélène BARRIÈRE (Aix Marseille Université) Hilda INDERWILDI (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Katja WIMMER (Université Paul-Valéry Montpellier) Ralf ZSCHACHLITZ (Université Lumière Lyon 2)

COMITÉ SCIENTIFIQUE Dieter BORCHMEYER (Université Heidelberg) Ulrich FUCHS (Bremen – Marseille) Maurice GODÉ (Université Paul-Valéry Montpellier) Ingrid HAAG (Aix Marseille Université) Michael HOFMANN (Universität Paderborn) Steffen HÖHNE (HFM Weimar) Thomas KELLER (Aix Marseille Université) Dorothee KIMMICH (Universität Tübingen) Jean-Charles MARGOTTON (Université Lumière Lyon 2) Gerhard NEUMANN (Ludwig-Maximilians-Universität, München) Gert SAUTERMEISTER (Universität Bremen) Michel VANOOSTHUYSE (Université Paul-Valéry Montpellier) Marcel VUILLAUME (Université Nice Sophia Antipolis)

COMITÉ DE RÉDACTION Florence BANCAUD (Aix Marseille Université) Hélène BARRIÈRE (Aix Marseille Université) André COMBES (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Claus ERHART (Université Nice Sophia Antipolis) Wolfgang FINK (Université Lumière Lyon 2) Karl Heinz GÖTZE (Aix Marseille Université) Hilda INDERWILDI (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Françoise KNOPPER (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Jacques LAJARRIGE (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Michel LEFÈVRE (Université Paul-Valéry Montpellier) Fabrice MALKANI (Université Lumière Lyon 2) Nathalie SCHNITZER (Aix Marseille Université) Christina STANGE-FAYOS (Université Toulouse Jean-Jaurès) Katja WIMMER (Université Paul-Valéry Montpellier) Ralf ZSCHACHLITZ (Université Lumière Lyon 2)

COMITÉ DE LECTURE Sylvie ARLAUD (Université Paris-Sorbonne) Heike BALDAUF (Université Lumière Lyon 2) Bernard BANOUN (Université Paris-Sorbonne) Jean-Marc BOBILLON (Université Nice Sophia Antipolis) Susanne BÖHMISCH (Aix Marseille Université) Véronique DALLET-MANN (Aix Marseille Université) Lucile DREIDEMY (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Hélène LECLERC (Université Toulouse Jean‑Jaurès) Dorle MERCHIERS (Université Université Paul-Valéry Montpellier) Nadia MESLI (Aix Marseille Université) Jean-Michel POUGET (Université Lumière Lyon 2) Christine SCHMIDER (Université Nice Sophia Antipolis)

CORRESPONDANCE Julie FABRE, responsable administrative adjointe COMMANDES (no 1 à 67) Maison de la Recherche ALLSH Aix Marseille Université 29, avenue Robert Schuman 13 621 AIX-EN-PROVENCE Cedex 1 Tél. : 04 13 55 33 68 Courriel : [email protected] Sommaire

Grégory Cormann, Jeremy Hamers, Céline Letawe Avant-propos 7

Texte inédit Alexander Kluge Geschichten zu Able Archer/Histoires d’Able Archer 27

Politiques du récit, récits politiques Dario Marchiori L’Utopie de l’Espace, l’espace-temps de l’Utopie : archéologie dialectique de la science-fiction dans l’œuvre d’Alexander Kluge 41

Bert-Christoph Streckhardt Kluges Konstellationen. Alexander Kluges Fortsetzung der Kritischen Theorie mit narrativen Mitteln 55

Grégory Cormann, Jeremy Hamers Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi 69

Histoire(s) Thomas Elsaesser « Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin » 91

Maud Hagelstein, Céline Letawe Alexander Kluge/Gerhard Richter. L’art contre le hasard 105

Susanne Marten Der literarische Pakt. Lesen in Alexander Kluges Die Lücke, die der Teufel läßt 117

Winfried Siebers Alexander Kluge und die Frühe Neuzeit 127

Intertextualité et intermédialité Hosung Lee Ein Kommentar zum Kommentar der Authentizität. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 141 6 SOMMAIRE

Florian Wobser Das Werk Alexander Kluges lesen/schauen/hören/spüren. Audiovisuelle Montagen als Movens eines ästhetischen Bildungsprojekts 153

Julien Pieron Imaginer-lire Le Capital 165

Roland Breeur Heimkehr. « Description de l’aberration d’une espèce » 175

Résumés 189 Avant-propos 1

Actualités de Kluge

L’œuvre littéraire et audiovisuelle d’Alexander Kluge fait depuis quelques années l’objet d’une (re)découverte par les études cinématographiques, littéraires et philosophiques francophones. Dans un contexte marqué notamment par de multiples parutions d’œuvres traduites en français 2, la Cinémathèque Française lui a consacré une vaste rétrospective entre avril et juin 2013. L’événement a été suivi, quelques mois plus tard, par la publication aux Presses Universitaires de Lyon d’un recueil de traductions françaises de plusieurs textes théoriques sur le cinéma, un corpus qui était resté, jusqu’alors, largement inaccessible au lectorat francophone 3. Cette (re)découverte de l’écrivain et cinéaste ne se limite toutefois pas à la seule sphère francophone qui n’avait jamais encore investi le travail de l’auteur allemand dans une telle mesure 4. Certes, depuis le début des années quatre-vingt, Kluge est présent dans le champ des études littéraires et cinématographiques allemandes et dans le monde académique anglo-saxon. Et il serait sans doute périlleux de dresser ici la liste des auteurs qui ont vu dans son œuvre très tôt déjà toute la richesse qu’elle recèle 5. Mais, depuis quelques années, les publications et événements scientifiques consacrés en tout ou partie à Kluge se multiplient. Citons notamment la réédition en 2011 d’une version augmentée du volume de la revue Text + Kritik qui lui avait été consacré

1 Les directeurs de ce numéro des Cahiers d’Études Germaniques tiennent à remercier André Combes (CREG-Toulouse) pour le suivi éditorial précieux qu’il a réalisé durant tout le processus d’élaboration de ce volume. 2 Pour ne citer que les plus récents : Décembre (avec Gerhard Richter), trad. de l’all. par Hilda Inderwildi & Vincent Pauval, Montreuil-sur-Brèche, Diaphanes, 2012 ; Crédit et débit (avec Joseph Vogl), trad. de l’all. par Mathilde Sobottke & Magali Jourdan, Montreuil-sur-Brèche, Diaphanes, 2013 ; Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité, éd. et trad. de l’all. par Bénédicte Vilgrain, éd. Th.Ty, 2014. Cette actualité éditoriale, et plus particulièrement le travail de traduction qu’elle implique, est indissociable d’une exploration scientifique en profondeur de l’œuvre littéraire et audiovisuelle d’Alexander Kluge. À cet égard, mentionnons aussi le colloque intitulé Alexander Kluge et la France. « Pour une levée en masse de la narration » organisé en 2012 par Vincent Pauval et Eric Lysøe à l’Université de Clermont-Ferrand ainsi que le colloque Reading/Viewing Alexander Kluge’s Work, qui s’est tenu à l’Université de Liège en 2013 (dir. G. Cormann, J. Hamers, C. Letawe). 3 Alexander Kluge, L’Utopie des sentiments. Essais et histoires de cinéma, textes réunis et présentés par Dario Marchiori, trad. de l’all. par Christophe Jouanlanne & Vincent Pauval, Presses Universitaires de Lyon, 2014. 4 Il faut toutefois mentionner ici la traduction française d’un texte de Thomas Elsaesser qui, dès 1999, attire l’attention d’une nouvelle génération de chercheurs francophones sur toute la richesse de l’œuvre de Kluge : Thomas Elsaesser, « Mélancolie et mimétisme. Les énigmes d’Alexander Kluge », Trafic, no 31, automne 1999, p. 70-94. 5 Signalons, à titre d’exemple, le travail pionnier effectué par Miriam Hansen dès le début des années quatre-vingt et la parution en 1990 d’une édition spéciale de la revue New German Critique entièrement consacrée à Kluge : New German Critique, no 49, Special Issue on Alexander Kluge, hiver 1990.

69 Cahiers d’études germaniques [7-24] 8 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE en 1985 6, un colloque organisé à l’Université Humboldt de Berlin en 2012 7 ainsi que les parutions de l’ouvrage collectif dirigé par Tara Forrest, Alexander Kluge. Raw Material for the Imagination 8, l’année suivante, de l’étude de Christopher Pavsek réinscrivant Kluge dans un complexe plus vaste composé par ailleurs des œuvres de Godard et Tahimik 9, et enfin la fondation en 2014 du Kluge-Jahrbuch 10. Cet intérêt renouvelé pour Kluge est suscité par une œuvre qui ne cesse d’exploiter un matériau cinématographique et philosophique se trouvant également depuis quelques années au centre d’une vaste entreprise de redécouverte scientifique. On songe entre autres au cinéma des premiers temps ou encore à l’École de Francfort et, au-delà, à quelques-unes de ses influences directes ou indirectes les plus prégnantes (Adorno, Kracauer, Bloch, Lukács, Marx, Benjamin, Weber) 11. Ce serait toutefois trahir ces travaux récents, mais aussi l’œuvre de Kluge elle- même, que de les considérer comme de simples « prolongements » d’une articulation strictement intellectuelle de systèmes de pensée occidentaux. Comme le rappelle l’ouvrage de Christopher Pavsek qui s’ouvre sur l’idée d’une utopie aux antipodes d’un horizon nécessairement inaccessible, les textes et les films de Kluge sont traversés par une forme d’espoir et d’engagement optimiste indissociables d’une connaissance toujours curieuse du monde 12. Oskar Negt, un des compagnons de route de l’auteur avec lequel il a écrit quelques ouvrages essentiels pour la sociologie contemporaine allemande, souligne cette intrication d’érudition philosophique et d’utopie politique dans un texte qu’il consacre à leur travail commun. Leurs retours répétés aux grands penseurs ont toujours croisé les questions qu’ils adressent au monde d’aujourd’hui : Gemeinsam haben wir immer bei den groβen Philosophen nachgeblättert, ob sie vielleicht bessere Antworten auf unsere Probleme haben als die, welche gegenwärtig im Umlauf sind : über Wahrheit und Lüge, über Würde und Erniedrigung. 13 L’œuvre klugienne elle-même offre également quelque résistance à une philologie trop orthodoxe. Les grands penseurs du xxe siècle y côtoient en effet tout un monde de personnages réels ou inventés, importants ou secondaires, de façon à brouiller non seulement la distinction entre réalité et fiction selon un credo cher

6 Text+Kritik, no 85/86, Alexander Kluge, 2011, p. 76. 7 Mark Potocnik (dir.), Poetik des Unwahrscheinlichen. Alexander Kluges Geschichte(n), Humboldt Universität Berlin, 2012. 8 Tara Forrest (dir.), Alexander Kluge. Raw Materials for the Imagination, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012. 9 Christopher Pavsek, The Utopia of Film. Cinema and its Futures in Godard, Kluge and Tahimik, New York, Columbia University Press, 2013. 10 Alexander Kluge Jahrbuch, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht Unipress. 11 Fait remarquable à cet égard : dans le cadre d’un colloque international organisé à l’Université Goethe de Francfort qui entendait revenir sur l’actualité de la Théorie critique dans le champ des études cinématographiques et médiatiques, un panel et plusieurs conférences ont été consacrés à l’auteur : Vinzenz Hediger (dir.), Critical Theory, Film and Media: Where is „Frankfurt“ now?, Goethe‑Universität Frankfurt, 2014. 12 Pavsek, The Utopia, p. 1. 13 « Ensemble, nous avons toujours feuilleté les ouvrages des grands philosophes pour vérifier s’ils n’avaient pas de meilleures réponses à nos problèmes que celles qui circulent actuellement: sur la vérité et le mensonge, sur la dignité et l’humiliation », in Oskar Negt, « Alexander Kluge und der Hausbau der Vernunft », Text+Kritik, no 85/86, p. 76. AVANT-PROPOS 9

à l’écrivain et cinéaste, mais aussi entre Histoire et histoires, penseurs reconnus et anonymes. Adorno et Madame Wilde, Marx et le commandant des pompiers Schönecke sont autant de personnages dont les biographies, les intentions et les émotions se mêlent pour former une grande « chronique des sentiments » que Kluge n’a cessé de remettre sur le métier depuis ses débuts en 1961‑1962. Quand bien même l’histoire personnelle de Kluge (notamment ses liens avec plusieurs penseurs et artistes essentiels du xxe siècle) et les innombrables références explicites, effets de mimétisme et échos plus discrets entre systèmes de pensée et représentations qui parsèment son œuvre s’offrent au chercheur en soif de généalogie érudite, l’œuvre littéraire et audiovisuelle de Kluge relègue cette généalogie et bien d’autres partages herméneutiques au rang de phase mineure ou préparatoire de la découverte. Car c’est bien l’interstice qui intéresse Kluge, l’entre-image, ou ce qui surgit entre une multitude de (micro)narrations du réel, de pensées et de médias juxtaposés (le moniteur et l’écran géant, le texte et l’image, la formule mathématique et la représentation figurative, l’image d’Épinal et le grand tableau). En somme, ce qui meut littéralement son travail, c’est un espace de liberté conquis par des dialogues à plusieurs voix, fictives ou réelles, qu’il établit aussi avec tous ceux qui le lisent ou regardent ses films et entretiens télévisés. Kluge n’est donc pas seulement un témoin privilégié de l’histoire. Il en est aussi un recréateur qui incite ses lecteurs et spectateurs à le rejoindre : la littérature comme le cinéma doivent nous pousser vers la découverte de nos histoires et du « travail autonome de l’imagination humaine qui existe depuis des dizaines de milliers d’années 14 », pour favoriser, grâce à l’émergence de multiples rencontres impromptues, une pensée historiographique traversée par des obsessions/obstinations récurrentes dans lesquelles Kluge localise sa singulière lecture – résolument optimiste – du sujet. L’enjeu de cet incessant travail de réécriture, de nouvelle articulation, de croisement et de montage, qui doit transformer le spectateur et le lecteur en éléments actifs dans le processus de création, n’est pas seulement esthétique ou historique. Ce singulier projet est aussi et peut-être avant tout politique, car il vise à une identification du rôle moteur d’un héritage des sentiments dans les récits de l’histoire de l’humanité. En projetant le lecteur et le spectateur vers d’innombrables anecdotes, historiques ou non, qui renvoient à des épisodes aussi hétérogènes que la campagne de Russie de Napoléon Ier 15, la dérive des continents 16, ou le rituel hivernal de son père soucieux des poissons de l’étang familial 17, Alexander Kluge crée en effet une œuvre « anti-généalogique » qui doit affranchir son public d’une historiographie de

14 « die Eigentätigkeit der menschlichen Vorstellungskraft […], die es seit Zehntausenden von Jahren gibt », in Alexander Kluge, « Die Utopie Film », in Klaus Eder, Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort : Bestandsaufnahme, München, Carl Hanser, 1980, p. 61. 15 Alexander Kluge, « Épisode de la campagne de Russie de Napoléon en 1812 » et « Le mystère de la Berezina », in Chronique des sentiments, trad. de l’all. par Pierre Deshusses, Paris, Gallimard, 2003, p. 145-155 et p. 156-159. 16 Peter Laudenbach, « Kluge über Adorno », Berliner Tagesspiegel, 11.09.2003. Cet entretien est consultable en ligne sur le site de l’auteur : http://www.kluge-alexander.de/zur-person/interviews-mit/ details/artikel/kluge-ueber-adorno.html 17 Alexander Kluge, « Stroh im Eis. Mittel gegen die “gescheiterte Hoffnung” », in Stroh im Eis (Wer sich traute, reiβt die Kälte vom Pferd), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2010, p. 7.

69 [7-24] 10 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE la fatalité pour lui faire prendre conscience que, depuis que l’homme existe et dès qu’il naît, il est traversé de sentiments et que donc il proteste 18. Le fondement de ce projet est une invitation lancée au lecteur et au spectateur à fouiller les représentations, leurs multiples supports, les textes et ses mémoires personnelles pour découvrir les traces d’un incessant travail de l’esprit dont le cinéma, la télévision, l’opéra, le dessin, la peinture et la littérature sont quelques dépositaires parmi d’autres. C’est à cette invitation à la collaboration qu’entend répondre ce numéro des Cahiers d’Études Germaniques en proposant onze contributions dans lesquelles des chercheurs se sont fait lecteurs/spectateurs de l’œuvre de Kluge pour en prolonger, par leur réflexion, les résonances intermédiatiques, intertextuelles et politiques. Ces contributions se fondent toutes sur le croisement d’une ou plusieurs œuvres littéraires ou audiovisuelles de Kluge avec d’autres œuvres artistiques ou intellectuelles (Richter, Ferenczi, Marx, E.W. Happel, Sebald, Deleuze, Mallarmé, e.a.). Mais, conformément à la pensée d’un lecteur/spectateur qui toujours se fait co-auteur, comme Kluge l’a répété à suffisance, au bénéfice donc d’une collaboration jamais achevée entre des textes, des images et leurs récepteurs, et à rebours d’une identification documentée des multiples filiations qui se suffirait à elle-même, les contributions rassemblées ici dépassent la glose érudite. Partant de filiations et de croisements, leur enjeu est d’élargir la collaboration, si chère à Kluge, au discours scientifique lui-même de façon à produire, dans la continuité de sa création, un brouillage des partages des discours, autrement dit pour tenter d’approcher ce que la pensée en texte et en image d’Alexander Kluge fait au monde et aux savoirs d’aujourd’hui. En ce sens, ce numéro des Cahiers d’Études Germaniques tente de répondre au véritable défi que l’œuvre klugienne lance à la recherche scientifique elle-même, bouleversée par la liberté totale qui est la sienne. Ce défi est risqué mais il vaut la peine d’être relevé, pour éviter que « les livres demeurent des objets domestiques sans vie 19 ».

Politiques du récit, récits politiques

La première section de ce recueil, intitulée « Politiques du récit, récits politiques », interroge la façon dont l’œuvre polymorphe de Kluge s’inscrit dans l’héritage de la Théorie critique. Dario Marchiori, Bert-Christoph Streckhardt, Grégory Cormann et Jeremy Hamers s’intéressent en effet, chacun à leur façon, à la continuation klugienne de la Théorie critique par les moyens de la science-fiction, du récit et du cinéma. Pour le dire avec Streckhardt, il s’agit, de façon générale, dans ces trois contributions, de comprendre comment, à partir du début des années 1970,

18 « Etwa seit der Eiszeit (oder früher) bewegen sich im menschlichen Kopf – zum Teil aus antirealistischen Gründen, nämlich aus Protest gegen unerträgliche Wirklichkeit – Bilderströme, sogenannte Assoziationen. », in Kluge, « Die Utopie Film », p. 61. 19 « Philosophien und Bücher, selbst wenn sie häufig genutzt werden, drohen trotzdem, toter Hausrat zu bleiben ; es bedarf der Berührung und der Kooperation mit lebendigen Menschen, die Bücher und Theorien von der Aura geheimen Wissens befreien ». Oskar Negt, Kant und Marx. Ein Epochengespräch, Göttingen, Steidl Verlag, 2003, p. 9. AVANT-PROPOS 11 le « réalisme confiant 20 » de Kluge a cherché à se situer au point de tension entre le pessimisme de la Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer et l’optimisme de la théorie de la communication d’Habermas. Il s’agit dès lors pour ces auteurs de montrer comment l’idée fixe de Kluge : réaliser la Dialectique de la raison, a pris, selon la très belle formule de Thomas Elsaesser, différents déguisements définissant une pratique de l’essai et du montage où la Théorie critique, peut-être trop sûre d’elle-même jusque-là, se fait pensée en constellations, travail de métaphorisation de l’expérience et, finalement, « théorie » des émotions. Dans sa contribution, intitulée « L’utopie de l’Espace », Marchiori accorde une importance programmatique à la science-fiction dans l’œuvre de Kluge. Si sa pratique de la science-fiction ne correspond, comme telle, qu’à une période limitée de sa production cinématographique au début des années 1970, on peut soutenir l’hypothèse que Kluge a pu voir dans les possibilités de la science-fiction le moyen de réaliser d’un coup le projet de la Théorie critique : prendre de la hauteur par rapport à la société, réaliser un film sur la réification des rapports sociaux, un « film sur le froid » comme l’y avait invité Adorno 21, et en même temps faire retour vers le cinéma qui l’a toujours fasciné, le cinéma des premiers temps. À l’instar de l’esprit humain, le cosmos représente en effet pour Kluge quelque chose comme une immense salle de cinéma naturelle où, depuis la nuit des temps, des images sont mises en mouvement. Kluge a pourtant dû rapidement se rendre à l’évidence que ses films de science-fiction, réalisés « en laboratoire » à Ulm, le mettaient, lui et ses collaborateurs, en porte-à-faux : ses œuvres étaient autant de « fuites de la réalité » incapables de matérialiser l’utopie dans le réel. Comme telle, la science-fiction chez Kluge s’est donc révélée n’être qu’une « pensée de la désillusion » incapable de faire une différence dans la réalité. Cela n’invalide pourtant pas la fréquentation par Kluge d’un cinéma et d’une littérature SF qui, au début des années 1970, apparaissaient porteuses d’une puissance de critique sociale. Marchiori montre, dans un second temps, comment les procédés de la science-fiction ont profondément fécondé la littérature de Kluge, à partir de Lernprozesse mit tödlichem Ausgang, autant que ses textes théoriques. Dans l’enchevêtrement de ces œuvres, où des matériaux circulent de la littérature au cinéma et du cinéma au livre de sociologie critique, Kluge a trouvé le moyen de « ramener la science-fiction sur terre », de façon à produire dans la réalité même une « conflagration catastrophique des temporalités » et un montage d’images « déterritorialisées ». La science-fiction fait alors place à des métaphores cosmiques qui permettent d’étendre le champ d’action des puissances de l’imaginaire et de faire de la capacité à se mettre en retrait une forme d’existence dans le réel. Contrairement à la science-fiction, l’utopie ne se situe ainsi plus aux limites de l’univers, mais « dans la spirale du temps, où l’histoire et le récit […] se superposent et s’agencent dans un même mouvement ».

20 « zuversichtlicher Realismus ». 21 Conformément à l’invitation que le philosophe adresse à Kluge dans un courrier daté du 26 mai 1967 et cité dans l’avant-propos au recueil Stroh im Eis accompagnant le DVD de Landschaften mit Eis und Schnee. Cf. Kluge, Stroh im Eis, p. 4.

69 [7-24] 12 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE

Dans sa contribution sur « [l]a continuation de la Théorie critique par des moyens narratifs 22 », Streckhardt met également en évidence le sens spécifique du travail de métaphorisation chez Kluge. La métaphore n’est pas simplement un principe stylistique ou un ornement langagier. Comme pour Heiner Müller, l’usage de la métaphore chez Kluge a pour fonction de « ralentir » l’expérience afin de produire des expériences socialement pertinentes. S’il s’agit en effet d’élaborer des « constellations », selon le vocabulaire de Streckhardt qui reprend un terme d’Adorno, ou des réseaux de relations (« Zusammenhänge ») pour utiliser cette fois un terme cher à Kluge, il est question également pour lui non pas tant de révéler quelque chose que plutôt de se donner les moyens d’identifier ce qui, dans cette expérience, diffère, ce qui est pure différence. On comprend ainsi le sens fondamental que la métaphore prend dans une perspective critique : elle assure le basculement du concept vers la production d’une série d’outils de représentation. Selon Streckhardt, c’est dans ce passage de la « crispation dans la théorie 23 » à la littérature que se joue le travail d’éducation politique que doit pouvoir prendre en charge une Théorie critique renouvelée. La pensée par montage ou par constellation ne peut donc pas seulement être conçue comme un moyen de connaissance (alternatif) : elle est aussi un moyen de communication – et une pratique de liaison – entre l’auteur et son lecteur/spectateur. De façon assez classique, Streckhardt rappelle ensuite différentes figures du « gai savoir » klugien : sentiments, ironie, associations, souvenirs, rires, etc. Pour autant, cette « co-appartenance » des œuvres théoriques et littéraires n’évite pas que se repose pour Kluge la question du risque d’endosser une position élitiste, une position d’en haut. C’est ce problème que Cormann et Hamers affrontent dans leur article sur « Le pouvoir des sentiments » chez Kluge, Adorno et Ferenczi. Leur contribution vise en effet à montrer comment l’œuvre cinématographique de Kluge élabore une théorie des sentiments qui déjoue le danger de renforcement de la passivité du spectateur que charrie la pratique filmique de Kluge, à cause de l’hétérogénéité de ses matériaux, des nombreuses références théoriques qu’elle mobilise et de son travail permanent d’autocitation et de réécriture. En s’appuyant sur l’interprétation d’une longue séquence du Pouvoir des sentiments, Cormann et Hamers trouvent un point d’appui dans la conception de la confiance originelle que Kluge renvoie, d’un point de vue théorique, à Freud mais aussi, d’un point de vue existentiel, à Adorno lui-même. Les deux auteurs montrent en particulier la médiation nécessaire qu’opère, dans le montage klugien, la théorie des sentiments et du traumatisme de Sandor Ferenczi : de même que Ferenczi, pour la psychanalyse, a tourné le regard non pas seulement vers les résistances et les blocages que la cure doit dépasser, mais aussi vers les blocages et la passivité que la cure elle-même peut produire, Kluge s’arrête sur les contradictions du cinéma (à visée) politique. Dans Le pouvoir des sentiments, la référence à Ferenczi, discrète mais insistante, joue alors, d’une part, le rôle d’une idée fixe autour de laquelle le film se déplie, mais qui n’apparaît

22 « Kluges Konstellationen. Alexander Kluges Fortsetzung der Kritischen Theorie mit narrativen Mitteln ». 23 « Verkrampfung im Denken ». AVANT-PROPOS 13 pourtant jamais que déguisée sous de multiples figures et comme fragmentée sous le jeu des associations libres. Mais la critique que Ferenczi retournait contre lui-même permet aussi à Kluge, d’autre part, de retourner le cinéma vers ses origines non pédagogiques, vers un cinéma des premiers temps où chaque film était aussi bien « erreur » qu’invention au bénéfice d’un incessant recommencement de son histoire.

Histoire(s)

Les quatre contributions qui forment la deuxième section de cet ouvrage, interrogent, selon des perspectives elles-mêmes diffractées, la façon dont la littérature et le cinéma de Kluge construisent un rapport critique à leur actualité et, de là, à la possibilité même d’agir dans cette actualité. Pour le dire rapidement, les textes de Thomas Elsaesser, Maud Hagelstein/Céline Letawe, Susanne Marten et Winfried Siebers interrogent tous les quatre l’actualité de Kluge (quel Kluge pour le xxie siècle ?) à partir d’une réflexion sur la temporalité. Le premier s’intéresse à l’actualité de Kluge en interrogeant ce qui en constitue l’antiquité, certes l’histoire allemande et la Théorie critique, mais, en plus profonde analyse, l’héritage de Marx lui-même. Hagelstein et Letawe étudient la façon dont Kluge (avec la complicité de Gerhard Richter) creuse l’actualité apparemment la plus banale de la presse quotidienne dans un jeu de montage et de désynchronisation du texte et de l’image (photographique). Partant d’une réflexion sur la déambulation du lecteur entre différents récits composant le volumineux recueil Die Lücke, die der Teufel läßt, Marten montre, quant à elle, comment le récit d’un procès d’inquisition par exemple permet de penser l’après 11 septembre. Enfin, Siebers analyse le rôle, chez Kluge, d’auteurs de la première modernité, comme Montaigne ou Madame de La Fayette, qui représentent dans l’histoire un entre-deux privilégié entre une antiquité qu’il faut toujours rétroactivement inventer et un présent qui risque toujours d’écraser les possibles multiples qui ne se sont pas réalisés. Dans sa contribution, « Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin », Elsaesser livre la clé de cette étrange temporalité qu’il n’hésite pas à rapprocher, lui aussi, du point de vue extraterrestre de la science-fiction ou du temps révolu d’un cinéma muet qui constitue l’antiquité perdue d’un art désormais saisi dans son histoire ou dans ses histoires (allemande, européenne, américaine). En évoquant un projet « manqué », avec son collègue et ami W. G. Sebald, Elsaesser revisite d’abord son rapport à l’œuvre de Kluge et, par son intermédiaire, le rapport que son propre travail intellectuel entretient avec l’histoire allemande du xxe siècle (singulièrement le problème de la [représentation de la] culpabilité). Contrairement au caractère mélodramatique d’un film allemand comme Rosenstraße (Margarethe von Trotta, 2003), les films et les récits de Kluge constituent une « poétique de l’acte manqué » qui fait sa place aux trous et au banal de toute histoire et qui, de ce fait, laisse ouverte la possibilité que le futur soit autre chose que la répétition du passé. Cette ouverture dans la temporalité historique, Elsaesser la définit, à la suite de Benjamin, comme une « boucle de décalage temporel » : le passé n’est plus dès lors ce que nous ne pouvons que répéter, mais cela même que le futur se donne comme

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« matériau de friction » approprié pour se constituer comme but légitime ; le passé n’est par conséquent pas ce qui gouverne déjà le futur, mais ce qui, rétrospectivement, apparaît comme « prophétique du point de vue d’un problème particulier dans le présent immédiat ». Réinscrite avec Fredric Jameson dans l’histoire de la Théorie critique, une telle causalité rétroactive interroge la possibilité même de se constituer en héritier de Marx considéré comme « antiquité idéologique », par-delà les expériences politiques « ratées » du xxe siècle. Il ne s’agit pas dès lors, poursuit Elsaesser, de penser Marx malgré les errements politiques du siècle écoulé, comme si la doctrine avait été donnée une fois pour toutes, mais de « découvrir l’antiquité de Marx » contre l’optimisme de Marx qui pensait connaître le futur et la façon de provoquer son avènement : il s’agit au fond de constituer le marxisme comme antiquité, c’est-à-dire de l’éloigner de nous en l’éloignant d’abord de lui-même. Autrement dit : en faisant la différence dans les écrits mêmes de Marx entre ce qui était « de son temps » et ce qui était « intemporel ». Dans leur contribution sur la collaboration entre Kluge et Richter, Hagelstein et Letawe étudient la façon dont les œuvres communes des deux artistes cherchent à creuser des écarts dans ce qui constitue notre quotidien figé et ses représentations unidimensionnelles dans les nouvelles de la presse. Grâce à leur décryptage du thème du hasard dans Décembre et dans Nachricht von ruhigen Momenten, apparaît en effet au grand jour, comme chez Elsaesser, l’obsession de Kluge pour « des histoires qui demandent à être racontées […], sans que cela soit possible ». Le réalisateur et écrivain utilise d’évidence l’atlas photographique inclassable de son ami Richter pour creuser une profondeur dans l’actualité sous le texte quotidien et y produire des zones d’indétermination. Hagelstein et Letawe relèvent ainsi les nombreux décalages entre textes et images qui caractérisent la collaboration de Kluge et Richter, le flou que permet le travail de et sur la photographie, ainsi que les moments, comme dans le premier texte de Nachricht von ruhigen Momenten, où l’image remplace des mots qui ne viendront jamais. Dans ces décalages où le texte et l’image « échouent » à se superposer, où à la limite la photographie se fait elle-même invisible, l’interposition de l’image photographique dans les nouvelles d’actualité réussit à dompter le hasard en pétrifiant « un moment de tension entre plusieurs événements susceptibles de survenir ». Les deux auteures rappellent ainsi que l’œuvre de Kluge n’est pas seulement faite d’actes manqués, mais aussi d’« accidents manqués » – ou d’heureux hasards – que le photographe (Richter, en l’occurrence) comme l’artiste de cirque chez Benjamin a vocation à représenter, « entre emportement et discipline ». Partant de la liberté de chaque lecteur pris individuellement – une liberté que l’écrivain appelle de ses vœux dans le préambule de Die Lücke, die der Teufel läßt –, Marten identifie plusieurs modalités de circulation à l’intérieur d’une œuvre littéraire dont l’échelle (plus de cinq cents récits réunis en mille pages) tue dans l’œuf toute prétention à une appréhension globalisante. Pour Kluge, en effet, chaque lecteur pourra, en fonction de son histoire personnelle mais aussi de son humeur du moment, extraire du recueil l’un ou l’autre des récits courts qui composent son livre. Mais, comme le démontre Marten, il ne s’agit pas pour autant de nier la force de l’ensemble, qu’une référence au style du calendrier ou de la chronique manque partiellement. AVANT-PROPOS 15

Car dans « l’invitation au braconnage 24 » adressée au lecteur, l’écrivain encourage également ce dernier à s’ouvrir aux rapports et aux contradictions productrices de multiples tiers récits qui peuvent émerger de la rencontre toujours renouvelée entre plusieurs histoires. C’est donc une déambulation toujours réactualisable qui permet au lecteur de produire de multiples exports historiographiques et intermédiatiques. Dans le second temps de sa réflexion, Marten confronte cette pensée bien connue de l’entre-images et de la reconfiguration multiple (la constellation comme géométrie perpétuellement variable) à la tâche de l’analyste ou du commentateur scientifique rivé à l’identification de récurrences thématiques, lexicales ou épistémologiques. Pour répondre à l’incompatibilité implicite qui oppose la libre « lecture et navigation 25 » au travail du philologue, l’auteure opte pour une interprétation du texte qui fait du montage le moteur même de sa réflexion. Concrètement, Marten s’intéresse notamment au texte qui donne son titre au recueil – le récit d’un procès d’inquisition, qui oppose deux médecins autour du cas problématique d’une « demi- sorcière 26 » dont les réactions ne peuvent pas être interprétées à l’aide de modèles généraux – qu’elle intègre dans un montage historiographique. Se fondant sur le brouillage des partages classiques qui sont au centre de la querelle des deux médecins (sciences naturelles vs dogmatisme religieux, description singularisante vs généralisation, finalement : bien vs mal), Marten propose une lecture d’une autre époque centrale dans Die Lücke : l’après 11 septembre, en insistant sur le terme « mal » que les attentats ont remis au goût du jour. Grâce à ce montage et aux ellipses historiographiques qu’elle endosse donc elle-même en tant qu’analyste du texte de Kluge, Marten plaide implicitement pour l’existence de multiples herméneutiques. En situant sa réflexion aux antipodes de l’actualité médiatique et des événements des xxe et xxie siècles tout en s’interrogeant à son tour sur ce que l’œuvre de Kluge fait à l’historiographie, Winfried Siebers (« Alexander Kluge und die Frühe Neuzeit ») identifie quant à lui quelques traces de la première modernité qui sont récurrentes dans l’œuvre de Kluge. Les Essais de Montaigne, La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, mais aussi les Relationes Curiosae de E. W. Happel forment ainsi les points de cristallisation d’une époque qui a indubitablement nourri la création klugienne. Trois modes d’influence ou de contagion entre les premiers Temps modernes et l’œuvre contemporaine de Kluge se dégagent ici. Charnière entre l’antiquité et la nouvelle modernité de la Théorie critique, la première modernité est d’abord une « station relais » qui, entre Ovide et Adorno, offre à l’écrivain et cinéaste un réservoir de motifs essentiels. Ces motifs peuvent, à leur tour, se faire d’authentiques/antiques « situations originelles » qui voient émerger deux formes essentielles pour Kluge : l’essai et le roman psychologique. Réservoir de conflits et de débats non résolus, la première modernité regroupe également un ensemble d’expériences qu’il s’agit de remettre sur le métier afin d’en dégager des « possibilités de solution pour le traitement de situations problématiques similaires

24 « Einladung zum Wildern ». 25 Selon le titre qu’elle avait initialement donné à l’article : « Der literarische Pakt. Lesen und navigieren in Alexander Kluges Die Lücke, die der Teufel läβt ». 26 « Halbhexe ».

69 [7-24] 16 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE du présent 27 ». En ce sens, la première modernité est un moment dans l’histoire de l’humanité contenant une foule de possibilités et de voies inexplorées qui auraient pu, selon un principe cher à Kluge, se terminer tout autrement. C’est à ce titre qu’il faut donc l’explorer aujourd’hui pour en mettre l’expérience au service de notre époque actuelle. Enfin, la première modernité agit encore, Siebers le démontre plus particulièrement à l’aide des Relationes Curiosae de E. W. Happel, comme une inspiratrice du montage sauvage de Kluge et de son épistémologie du désordre. Siebers insiste tout particulièrement sur une « esthétique du savoir chaotique 28 » qui, dans le projet de Happel, induit aussi une déambulation ou une lecture fragmentée de la part du lecteur. Le panorama proposé par Siebers ne se limite toutefois pas à l’identification précise de citations et d’analogies qui ont déjà fait l’objet d’études d’envergure. Mêlant méthode et objet, il suggère en effet dans sa note conclusive qu’il ne s’agit plus désormais d’aborder l’œuvre de Kluge en sens unique, à travers la lorgnette des études historiques sur la première modernité. Car ces études, en retour, gagnent également à élargir leur spectre au contact de cette œuvre. En liant par exemple aux montages récents du cinéaste les Relationes Curiosae, d’ordinaire considérées comme le chant du cygne de la « polyhistoire » bientôt supplantée par les premières spécialisations des Lumières et de ses encyclopédies, les sciences historiques sont en mesure d’identifier la remarquable modernité de la revue de Happel. Son ordonnancement apparemment désordonné de bribes de savoirs et de représentations hétérogènes qui, à la façon de l’atlas warburgien, s’offre à l’association libre pour révéler des différences, préfigure en effet « une perception élémentaire » faite de « comique, association libre, remémoration, anticipation », qui, pour Kluge et Negt, est à l’origine, comme le rappellera aussi Florian Wobser, d’une « fluidification » du pétrifié et des traditions à laquelle se consacrent les trois articles de la dernière section de ce numéro 29.

Intertextualité et intermédialité

En tant que traducteur coréen des Lebensläufe d’Alexander Kluge 30, Hosung Lee constate que les questions qui se posent d’ordinaire à tout traducteur s’adressant à un lectorat qui ne partage pas les références culturelles de l’écrivain, sont, dans le cas de Kluge, particulièrement cruciales. L’écrivain et cinéaste, on le sait, n’a cessé de penser la réception de ses œuvres ainsi que de la littérature et du cinéma en général en termes

27 « Lösungsmöglichkeiten für den Umgang mit ähnlichen Problemlagen der Gegenwart ». 28 « Ästhetik chaotischen Wissens ». 29 « Es ist eine elementare Wahrnehmungsweise : Komik, freie Assoziation, Erinnern, Antizipieren. Der Gegensatz heißt Schreckensstarre, Fixierung, Gefühlsballung, Dummsein. […] Dieses Spielerische der Philosophiearbeit – gerade die kritische nimmt daran teil – ist die Bedingung für die "Verflüssigung" […] der autoritativen Anordnung der Dinge […]. Die Arbeitsweise der Sinne antwortet darauf. », in Oskar Negt, Alexander Kluge, Geschichte und Eigensinn, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1981, p. 96. 30 La traduction coréenne des Lebensläufe par Hosung Lee est parue aux éditions Eulyoo Publishing Co. (Séoul) en 2012. AVANT-PROPOS 17 de « collaboration » d’auteurs et de lecteurs/spectateurs qui n’accordent guère de place à un intermédiaire ou à un médiateur externe et exceptionnel. Dans le cas précis des Lebensläufe, la tâche semble d’autant plus délicate que plusieurs textes parlent des philologues d’une façon pour le moins ironique. Le traducteur (coréen) qui s’attelle à la médiation linguistique des Lebensläufe n’est donc pas seulement confronté à l’immense appareillage de contextes et intertextes historiques qu’il doit transmettre à son lecteur sous forme de commentaires sans déséquilibrer l’original. Il doit aussi endosser, dans un même mouvement, la posture du « lecteur et philologue le plus fidèle, le plus actif, et parfois le plus pédant de divers intertextes et contextes 31 » qui se trouve précisément dans la ligne de mire de l’écrivain. Ce travail rencontre enfin une troisième résistance interne à l’œuvre de Kluge. Parsemant ses textes d’erreurs factuelles (des fausses dates notamment), de fautes d’orthographe dans les noms propres, ou encore de moments de confusion qui frappent l’identité du narrateur, l’écrivain lui-même introduit une résistance au commentaire scientifique et contextualisant auquel il préfère le travail actif et libre de chaque lecteur pris individuellement. Pour autant, il ne s’agit pas d’abandonner le travail du traducteur et de réduire le débat qui entoure toute traduction difficile à la question classique des choix cruciaux et toujours imparfaits. Comme le démontre Lee, la traduction ne doit pas se contenter du moindre mal d’une contextualisation érudite qui toujours déforme l’original. Pour le médiateur coréen des Lebensläufe, les difficultés posées spécifiquement par un texte de Kluge présentent aussi l’opportunité de mieux comprendre sa propre tâche comme une déclinaison de la collaboration entre auteurs, lecteurs et spectateurs. Si, comme l’écrivain le rappelle dans son avant-propos des Lebensläufe, ses textes interrogent la notion de tradition, Lee soutient donc que cette remise en question est nécessairement incomplète si elle n’englobe pas le travail même de la traduction. Partant de Geschichte und Eigensinn d’Oskar Negt et Alexander Kluge ainsi que d’une réalisation possible de son projet théorique dans la production télévisuelle Die Sahara wurde Sumpfgebiet (Kluge, 2000), Florian Wobser reprend à nouveaux frais le projet éducatif et d’émancipation des savoirs qui sous-tend toute l’œuvre écrite et audiovisuelle de Kluge et propose de la sorte une réflexion sur une autre traduction/transposition de l’œuvre klugienne. La reprise de ce projet est originale en ce qu’elle évite la description en termes proprement klugiens, la glose ventriloque, qui caractérise bien des commentaires de son œuvre. Tout à fait dans l’esprit de ce numéro des Cahiers d’Études Germaniques, Wobser travaille en effet par montage d’auteurs. Convoquant Deleuze et Guattari ou encore Derrida, il élargit aussi sa réflexion à d’autres auteurs dont les traces se font nettement plus discrètes dans l’œuvre klugienne. Jacques Rancière, Hans-Christoph Koller ou encore Olaf Sanders, lus ici comme des philosophes de l’éducation, forment dans le texte de Wobser un « atelier d’auteurs 32 » pour reprendre la formule de Siegfried Unseld cité par Streckhardt dans ce volume. Qu’ils soient directement cités par Kluge ou pas, tous ces auteurs sont situés dans un rapport d’immédiate proximité avec la pensée de

31 « [der] treueste, aktivste und gelegentlich pedantischste Leser und Philologe diverser Inter- und Kontexte ». 32 « Autorenwerkstatt ».

69 [7-24] 18 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE l’écrivain et cinéaste. De cette façon, Wobser évite le travers stérile d’une généalogie qui n’oserait s’emparer que d’auteurs explicitement « proches » de Kluge. Pas de reconstitution prudente donc, mais un montage qui place tous les penseurs précités, qu’ils apparaissent ou non chez Kluge, sur un pied d’égalité, au bénéfice d’un dialogue entre la philosophie contemporaine française, la Théorie critique et les nouvelles sciences de l’éducation. La finalité d’un tel montage est annoncée d’entrée de jeu : il s’agit pour Wobser de mettre la pensée d’une pratique critique et émancipatrice des médias au service d’une expérimentation pédagogique. Au fil de sa réflexion, ce choix a priori trop évident de la didactique permet à Wobser de reformuler – et de lui donner quelque consistance concrète – une des idées fondamentales de la pensée klugienne : la fluidification du figé, c’est-à-dire la remise en jeu ou « en mobilité » d’appareillages théoriques (Marx, Freud, Adorno, Benjamin) et médiatiques (le reportage de télévision, l’intertitre, l’interview), afin de créer une œuvre qu’il faut tout autant lire que voir, et tout autant écouter et sentir selon le titre de l’article. La liaison entre diversification de l’expérience sensorielle et fluidification du figé est également au centre du texte de Julien Pieron, « Imaginer-lire Le Capital », consacré à quelques chapitres des Nouvelles de l’Antiquité idéologique. Envisageant d’abord l’expérience spectatorielle face à cette œuvre-fleuve comme un processus déceptif qui se termine « en eau de boudin » selon Pieron – peu d’images, beaucoup de texte et d’entretiens –, l’auteur comprend le film comme une représentation réflexive du grand œuvre de Marx que Kluge entend débarrasser de sa poussière et « de tout rabâchage ou pétrification ». Comme chez Wobser, la question de l’éducation – ici de l’enseignement même du texte de Marx – débouche sur le projet d’une pratique médiatique nouvelle qui est introduite par le premier entretien avec . Dans les Nouvelles de l’Antiquité idéologique, cette libération s’apparente à une mise à distance et se fonde sur un décalage scénaristique et visuel qui propose une « distanciation de notre expérience présente 33 ». Plutôt que d’illustrer ce que nous dit Le Capital ou encore le contexte social de sa rédaction, Kluge construit son film à partir de représentations « décalées » du sujet d’origine pour « souligner la distance qui nous sépare du texte ». De la même façon, plutôt que de faire dire aux intellectuels qui se succèdent dans son film ce qui fonde l’actualité du texte de Marx aujourd’hui, Kluge – qui leur pose certes la question en ces termes – brouille les pistes de leurs réponses. Par le mélange d’interviews documentaires et de fausses interviews ainsi que par le retour lancinant de questions a priori naïves, le réalisateur parvient en effet à se servir des propos de ses invités pour montrer que l’actualité de Marx est un horizon toujours fuyant pour qui tenterait de l’aborder de façon trop directe. Dans ce cadre, Pieron tire lui-même les conséquences d’une mise à distance libératoire et d’une réactivation des lectures multiples qu’elle autorise, en se gardant bien d’offrir une clef de lecture du film et, par-delà, du texte de Marx. En ce sens, l’auteur réalise, dans son approche même, l’idée d’antiquité, non pas comme retour nécessaire à une interprétation originelle et poussiéreuse, mais comme

33 Conformément à un des intertitres du film mentionné par Pieron : « Vom Nutzen der Antike : Verfremdung der Erfahrung ». AVANT-PROPOS 19 une radicalisation de la mise à distance qui permet un nouvel investissement réflexif et affectif du Capital. Si les textes de Wobser et Pieron poursuivent donc un but commun que l’on peut condenser dans la notion générale de « fluidification du pétrifié », les deux auteurs déclinent ce projet à deux niveaux différents qui, à première vue, s’opposent. Alors que le premier cherche la confrontation directe avec une des expressions les plus explicites d’un projet médiatique émancipateur, à savoir le champ de l’éducation scolaire elle-même, le second en revanche refuse précisément toute application concrète pour laisser déborder la « décanonisation » des textes et des images sur la fonction de l’interprète/philosophe lui-même. Pour autant, les voies suivies respectivement par l’un et l’autre ne s’excluent pas réciproquement. Elles peuvent collaborer en ce que l’une indique toujours à l’autre ce qu’elle manque et ce qui lui manque ; non pas sur le mode d’une critique d’un déficit, mais plutôt d’une invitation à la démultiplication. En donnant un aperçu de la multiplicité des voies qu’il est possible de tracer à partir des œuvres de Kluge, ces deux textes indiquent, in fine, que l’œuvre de Kluge elle-même se dérobe toujours à la pétrification et à la canonisation. Cette pétrification est encore au centre du texte « Heimkehr. “Description de l’aberration d’une espèce” » de Roland Breeur. Partant d’un des chapitres les plus « allemands » et les plus autobiographiques dans la carrière littéraire d’Alexander Kluge 34, Breeur ouvre son texte en rappelant d’abord, à la suite de W. G. Sebald, que l’écrivain de a sans doute été un des premiers à traiter des bombardements alliés sur les villes allemandes. L’amnésie que Kluge rompt ainsi dans le champ littéraire forme aussi un thème central dans ses textes. En s’intéressant à une série de réactions inadéquates, c’est-à-dire à des tentatives de citoyens de pérenniser des modes de vie ordinaires quand bien même tout s’est effondré autour d’eux (projection de films dans un cinéma détruit, lavage de vitres dans un quartier bombardé), l’écrivain s’arrête à des comportements que Breeur analyse comme des cas de frénésie spectaculaire de la reconstruction allemande. Cette frénésie s’exprime par la reproduction d’automatismes et de normes sociales antérieures qui atteste l’impossibilité « de dévier de ses rôles et actions socialement déterminées ». Ces comportements inadaptés qui abondent, tant chez Kluge que chez Sebald, peuvent être compris comme les symptômes d’une réduction à un état industriel dans lequel les bombes sont faites pour être larguées sur des villes et où les êtres humains, qu’ils pilotent un bombardier ou se terrent dans une cave de Dresde, Berlin ou Halberstadt, sont devenus de véritables machines incapables d’apporter une réponse adéquate à une réalité devenue horreur. Chez Sebald, cet état de fait débouche sur un diagnostic grave caractérisé par une suppression de la frontière entre nature et culture qui se manifeste à travers deux mouvements a priori antagonistes : retour de l’être humain à l’état de résidu naturel (vermine) et transformation de l’être humain en une pure machine parmi d’autres. Comme le démontre Breeur, la lecture que Sebald fait de Kluge est entièrement déterminée par ce pessimisme fondamental que l’auteur résume encore par un laconique « Face à la catastrophe, l’imaginaire, c’est du luxe ».

34 Le récit original auquel se réfère Breeur a été réédité en 2008 in Alexander Kluge, Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008.

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Le dialogue entre Sebald et Kluge reconstitué par Breeur débouche ainsi sur le constat d’une société qui se cantonne dans la perpétuation d’actes inadaptés « quand il ne nous est plus donné de nous extraire de ce qui nous écrase ou nous étouffe ». Frappée de « bêtise radicale » et d’« inertie », cette société a provoqué la disparition de l’histoire en se concentrant, telle un patient névrosé, sur l’effacement du passé. De toute évidence, ce constat entre en contradiction avec la protestation klugienne que nous avons placée en ouverture de cette introduction. Pour Kluge en effet, l’être humain se caractérise précisément par une capacité inaliénable de protester contre la réalité douloureuse. Mais à la fin de son développement, Breeur indique une issue possible qui permet de prolonger de façon constructive le dialogue contradictoire entre Sebald et Kluge. Suivant Sebald, Breeur suggère en effet que la description littéraire de réactions inadéquates et de l’horreur d’une frénésie stéréotypée peut tirer l’être humain de sa léthargie. Certes, ici encore cette méthode s’oppose à la « forme de mélange » ou « forme hybride » que préconise Kluge 35. Mais en offrant au lecteur ses descriptions détaillées, Sebald dote la littérature allemande d’un des ingrédients nécessaires à la recette klugienne d’un mélange des registres narratifs. Si l’écrivain de Halberstadt a donc été un des premiers à raconter, avant Sebald, les réactions absurdes de la population allemande écrasée sous les bombes, le remontage ou dialogue reconstitué par Breeur démontre aussi que ce premier traitement littéraire ne peut, in fine, déployer sa pleine puissance politique qu’au contact d’autres œuvres qui ne lui ressemblent pas.

« Le moment le plus dangereux »

Les textes inédits d’Alexander Kluge qui ouvrent ce numéro des Cahiers d’Études Germaniques réalisent pleinement cette pensée du mélange comme antidote à la léthargie du lecteur et à l’anéantissement du passé 36. Dans ces quatre récits courts que l’écrivain a lui-même regroupés sous le titre de Geschichten zu Able Archer, Kluge propose quelques histoires autour d’un même moment de la Guerre froide. Cette période, marquée pour l’écrivain par la réalisation de son dernier film collectif, Guerre et Paix, ainsi que du Pouvoir des sentiments, est décrite d’entrée de jeu comme faisant partie des « périodes heureuses de [sa] vie ». Ce bonheur est notamment le fait d’une sérénité que Kluge illustre par quelques considérations sur la couleur des nuages qu’il observe lors de son passage à la Mostra : C’était peut-être quelque peu impétueux de notre part lorsqu’au mois de septembre 1983, ma femme et moi, nous déposâmes dans la voiture notre fille âgée de 21 semaines

35 « Auch hier ist es die Mischform, die zwischen Dokument und Fiktion, zwischen Montage und ungekürzter Wiedergabe, zwischen Phantasie und Wirklichkeitssinn vermittelt. Soziologie und Märchen sind eben nicht, wie man annimmt, Gegensätze, sie sind Pole in ein und derselben Sache, die verschieden aussieht, je nachdem, ob man von der Fähigkeit des Menschen, es mit den Fakten auszuhalten, oder von seiner Fähigkeit, Wünsche zu bilden, ausgeht », Alexander Kluge, « Ein Hauptansatz des Ulmers Instituts », in Kluge, Eder, Ulmer Dramaturgien, p. 7. 36 Alexander Kluge, Geschichten zu Able Archer/Histoires d’Able Archer, trad. de l’all. par Valérie Leyh. AVANT-PROPOS 21

seulement pour nous rendre avec elle au Lido de Venise. Mon film DIE MACHT DER GEFÜHLE était achevé et je le montrais à la Sala Volpi au festival du film. En soirée, des nuages venant de la mer Adriatique, avec un bord inférieur jaune, s’accumulèrent du côté du Lido. On aurait pu croire qu’ils étaient toxiques. En réalité, aucun danger n’émanait d’eux. La coloration était provoquée par la lumière qui, venant de l’eau, se reflétait en eux de manière surprenante. Je supposai que cet été faisait partie des périodes heureuses de ma vie. L’apparente quiétude qui ouvre les Geschichten zu Able Archer tranche toutefois avec le premier titre, Le moment le plus dangereux de la Guerre froide, ainsi qu’avec les trois récits suivants consacrés à un moment de tension particulière entre l’Est et l’Ouest en 1983 : l’exercice « Able Archer » et la fausse alerte nucléaire du 26 septembre 1983 qui aurait pu précipiter le monde entier dans la guerre atomique totale. En première lecture, ces textes apparaissent comme autant de variations d’une même idée annoncée par le texte introductif : le bonheur ou le salut dépend de l’évaluation, bonne ou mauvaise, d’une situation. Autrement dit : tout aurait toujours pu se passer autrement. Si le lieutenant Petrov avait suivi le diagnostic donné par les radars soviétiques et si l’espion « Topas » n’avait pas prévenu ses employeurs russes du simulacre des exercices Able Archer, la Guerre aurait cessé d’être froide pour embraser le monde entier. De la même façon, dira-t-on, le bonheur du jeune père Kluge ne semble tenir qu’à la bonne interprétation de la couleur des nuages du Lido. Cette analogie entre différents types d’évaluation ou d’appréciation (anecdotique pour les nuages vénitiens, historique pour les missiles américains) est soutenue par une série de liens que les quatre textes des Geschichten semblent instaurer entre la petite et la grande histoire, ou entre le bonheur simple de Kluge et la paix dans le monde. L’éventualité d’une erreur d’appréciation de la couleur des nuages vénitiens, par exemple, fait manifestement écho à l’erreur d’interprétation qui amène les radars soviétiques à identifier cinq missiles américains : « Il y a des cas où les rayons du soleil du soir, placés dans un certain angle par rapport à une formation de nuages, donnent un signal qui correspond à un missile observé ». Comme cet exemple l’indique, l’analogie entre le bonheur du jeune père Kluge et le salut du monde est, a priori, le fait d’un montage qui, au lieu d’établir des différences, lie par raccord d’objets des moments de l’histoire privée et militaire du mois de septembre 1983. En d’autres termes, il homogénéise. Si tel est le cas, le montage des Geschichten va tout à fait à l’encontre du montage sauvage, de la collaboration, de l’esthétique du savoir chaotique, du ralentissement, de l’utopie réaliste, ou encore des figures de la temporalité qui font la part belle au futur antérieur, à la rétroaction et au hasard, toutes ces notions donc qui se trouvent au centre des textes réunis dans le présent volume. Au moment de clôturer cette introduction, on pourrait se satisfaire d’une telle contradiction entre un inédit de Kluge et les réflexions de ses commentateurs et analystes. Et les Geschichten d’apparaître alors comme un formidable pied de nez à un recueil que nous avons voulu ouvert pour en faire émerger une multiplicité proprement klugienne de lecteurs/spectateurs. Une autre issue possible est pourtant suggérée par le texte de Kluge lui-même. Résistant aux divisions les plus simples et les plus nettes, Kluge prive le montage « lissant » d’un de ses ingrédients

69 [7-24] 22 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS, CÉLINE LETAWE indispensables, en soulignant la perméabilité entre le petit et le grand, l’individuel et le collectif, le privé et le public. Autrement dit : le montage ne peut lisser un ensemble de partages puisque ces partages sont eux-mêmes déjà contestés par le texte de Kluge. Nous nous contenterons d’en donner ici un exemple qui concerne le niveau simple de l’exactitude historique. On le sait aujourd’hui, après l’essoufflement de la Guerre froide, la décision du lieutenant Stanislav Petrov de ne pas prévenir le Politburo dans la nuit du 26 septembre 1983 a été largement surinvestie par les tenants d’un pacifisme réconciliateur. Kluge ne se prive pas de le faire remarquer à son lecteur en lui fournissant çà et là des indices d’une « dé-héroïsation » de son personnage. Préférant invoquer le bon sens plutôt que la responsabilité politique, le risque et l’hésitation individuels plutôt que la froideur d’une décision consciente, insistant aussi sur la discrétion d’un lieutenant remplacé depuis longtemps par des historiens soucieux de « justifier leur demandes de financement », Kluge inscrit d’emblée l’histoire du lieutenant Petrov dans une contre-histoire mue avant tout par des sentiments et appréciations individuels dont les effets ne se limitent jamais, tel est le credo optimiste de l’écrivain et cinéaste, à une sphère privée. De toute évidence, il n’y a donc pas lieu de distinguer entre deux histoires, la grande et la petite, que les Geschichten lieraient à la faveur d’un montage qui homogénéiserait des éléments disparates prélevés dans différentes histoires du monde. À l’intérieur même de chacun des récits qui le composent, Kluge a en effet disséminé des éléments de résistance aux partages nets que ce montage subsumerait. À cet égard, la synthèse de Petrov qui qualifie de « situation claire et nette » un moment de sa carrière fait « d’un tas d’invraisemblances » et d’une hésitation cruciale en vertu de laquelle l’ennemi pourrait « tenter la chose », apparaît comme le noyau dialogué et fictionnel d’un refus radical de tout partage net et donc de toute levée corollaire de ce partage. On peut dès lors mieux comprendre le premier titre des Geschichten : « le moment le plus dangereux de la Guerre froide » est peut-être celui où, pendant un bref instant, l’histoire figée a érigé en instant décisif un moment qui semble acquérir, a posteriori, une forme de cohérence (entre le petit et le grand, le privé et le public, l’individuel et le collectif). C’est ce danger-là que le présent recueil d’articles scientifiques – dont nous refermons ici un montage parmi d’autres possibles – a essayé d’éviter en renonçant à une lecture univoque de l’œuvre de Kluge. C’est en ce sens enfin que ce recueil veut être une entame d’une multitude de dialogues possibles avec d’autres lecteurs/spectateurs d’Alexander Kluge.

Grégory Cormann, Jeremy Hamers, Céline Letawe AVANT-PROPOS 23

Bibliographie sélective

Bosse, Ulrike, Alexander Kluge. Formen literarischer Darstellung von Geschichte, Frankfurt am Main/Bern/New York/Paris, Peter Lang, 1989. Brombach, Ilka, Eine offene Geschichte des Kinos. Alexander Kluge, , Wim Wenders, Christian Petzold, Thomas Arslan, Michael Haneke. Filmlektüren mit Jacques Rancière, Berlin, Vorwerk 8, 2014. Cormann, Grégory/Hamers, Jeremy/Letawe, Céline (dir.), « Dossier Alexander Kluge » in Culture, 2013, en ligne : www.culture.ulg.ac.be/jcms/prod_1300520/fr/dossier/- alexander-kluge Forrest, Tara (dir.), Alexander Kluge. Raw Materials for the Imagination, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012. Forrest, Tara, Realism as Protest. Kluge, Schlingensief, Haneke, Bielefeld, transcript, 2005. Krause, Günter-R., Heiner Müller et Alexander Kluge, arpenteurs de ruines, Paris, L’Harmattan, 2005. Langston, Richard (dir.), Alexander Kluge-Jahrbuch, no 2: « Glass Shards: Echoes of a Message in a Bottle », [sous presse], 2015. Lewandowski, Rainer, Alexander Kluge, München, Beck, 1980. Liebman, Stuart (dir.), October, no 46: « Alexander Kluge. Theoretical Writings, Stories and an Interview », automne 1988. Lutze, Peter C., Alexander Kluge. The Last Modernist, Detroit, Wayne State University Press, 1998. New German Critique, no 49 : « Special Issue on Alexander Kluge », hiver 1990. Pavsek, Christopher, The Utopia of Film, Cinema and its Futures in Godard, Kluge and Tahimik, New York, Columbia University Press, 2013. Schulte, Christian/Langston, Richard/Martens, Gunther et al. (dir.), Alexander Kluge- Jahrbuch, no 1: « Vermischte Nachrichten », 2014. Schulte, Christian (dir.), Die Frage des Zusammenhangs. Alexander Kluge im Kontext, Berlin, Vorwerk 8, 2012. Schulte, Christian (dir.), Die Schrift an der Wand. Alexander Kluge. Rohstoffe und Materialien (2e éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht Unipress, 2012. Schulte, Christian/Stollmann, Rainer (dir.), Der Maulwurf kennt kein System. Beiträge zur gemeinsamen Philosophie von Oskar Negt und Alexander Kluge, Bielefeld, transcript, 2005. Schulte, Christian/Siebers, Winfried (dir.), Kluges Fernsehen. Alexander Kluges Kulturmagazine, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002. Soon Cheon, Hyun, Intermedialität von Text und Bild bei Alexander Kluge. Zur Korrespondenz von Früher Neuzeit und Moderne, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2007. Stollmann, Rainer, Alexander Kluge zur Einführung, Hamburg, Junius, 1998. Text+Kritik, no 85/86 (2e éd., revue et augmentée) : « Alexander Kluge », 2011.

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Texte inédit

Geschichten zu Able Archer Alexander KLUGE

Der gefährlichste Moment im kalten Krieg

Es war vielleicht etwas übermütig, daß meine Frau und ich im September 1983 unsere erst vor 21 Wochen geborene Tochter ins Fahrzeug packten und uns zum Lido von Venedig in Bewegung setzten. Mein Film DIE MACHT DER GEFÜHLE war fertiggestellt, und ich zeigte ihn in der Sala Volpi auf den Filmfestspielen. Von der Adria drängten gegen Abend Wolken mit einem gelben Unterrand zum Lido hin. Man hätte sie für giftig halten können. Tatsächlich ging von ihnen keine Gefahr aus. Die Färbung war verursacht durch das Licht, das vom Wasser her sich in überraschender Weise in ihnen spiegelte. Dieser Sommer, nahm ich an, gehörte zu meinen Glückszeiten.

Das legendäre Stabsrahmenmanöver Able Archer, an dem 33 000 Leute mitwirkten

Im April 1945 war ich noch aktiv. In einem Jahr werde ich pensioniert sein. Die Karten, in denen die Annahmen für die Stabsrahmenübung Able Archer niedergelegt sind, tragen französische Ortsnamen; Olomouc für Olmütz, Ratisbonne für Regensburg. Die Nachrichtenmittel sind britischen Ursprungs. Unsere Stäbe sind zusammengesetzt aus kanadischem, französischem, englischem und US- Personal. Obwohl wir einheitlich in englischer Sprache kommunizieren, sind die Sprachbarrieren unüberwindlich, da ja die professionelle Erfahrung eine Sprache für sich bildet. Ich weiß nicht, ob es für mich schwieriger ist, mich mit einem Kameraden, der in West Point oder Annapolis ausgebildet wurde (großer Unterschied!), zu verständigen oder ob es aufwendiger ist, mich mit den jüngeren Kameraden in unserer Bundeswehr auszutauschen, die den Krieg nicht kennen. Als damals junger Generalstäbler in der Ersten Panzerarmee auf dem Rückzug in den letzten Tagen des April pflügten wir in drei Kolonnen nebeneinander über Mährens Chausseen ins Böhmische und suchten dort in die Greifweite der US- Panzer des Generals Patton zu gelangen: Gewinn eines passenden Geländes, in dem wir kapitulieren konnten. Genau auf dieser Rückzugslinie, die ich ja noch kenne, bewegten sich nach der Annahme des Manövers zwei Stoßarmeen des Ostblocks in Richtung Westen. Sie haben den dünnen Schleier von Nato-Truppen durchstoßen

69 Cahiers d’études germaniques [27-38] 28 ALEXANDER KLUGE und zwei, drei der Übungsplätze überrollt, auf denen symbolisch Verteidiger stehen. Wir hatten in diesem Manöver einen guten Überblick, weil die Stäbe, die geteilt in die Parteien Blau (Westen) und Rot (Osten) den Krisenfall übten, in Wirklichkeit aber, insofern es sich um eine Rahmenübung handelte, in ihren Stabsgebäuden verblieben, eine Situation, die es im Krieg weder jetzt im November 1983 noch einst 1945 so gegeben hat. Wir sahen dann in den nächsten Stunden den Angriff im Norden aus Mecklenburg in Richtung der Weser und erwarteten, daß über die Kommunikationsnetze, über die uns die Lagenachrichten erreichten, der Vormarsch der Hauptmacht von Rot (entsprechend den Streitkräften der Westgruppe der Roten Armee in der Wirklichkeit) gemeldet werden würde. Der Gegner war im Manöverplan nur unzureichend verfremdet. Die Schiedsrichter ließen zu, daß wir uns durch Telefonate und Funk mit der Gegenpartei verständigten. Wir mußten auch nur in die Kantine unseres Dienstge‑ bäudes gehen, wenn wir den Gegner Rot etwas fragen wollten. Das erleichterte es, die Entscheidungsprozesse zu einigen Kernfragen vorwärts zu treiben, die nicht wir, sondern die Krisenstäbe der in der Nato vereinigten Regierungen zu entscheiden hatten. Das Studium dieser Schwellen, in denen eine solche Krise eskaliert (mit dem Vorstoß der zentralen Panzerarmeen, nachdem Rot die Luftherrschaft an sich gerissen hat, in Richtung Fulda und Göttingen), war das Ziel der Übung. Man mußte sofort zu Beginn des Angriffs von Rot taktische Atomwaffen einsetzen, andernfalls konnte man gleich bis zur Atlantikküste zurückgehen und versuchen, gewisse Reste an Truppen einzuschiffen. Das probten wir mit Fähnchen auf Karten. Meine Aufgabe lag in der geheimdienstlichen Abschirmung von Blau gegen Agenten von Rot. Auch sollten die mir unterstehenden Aufklärungsnetze die Bewegungen von Rot vorhersagen. Das war in einer Rahmenübung, also als reine Theorie, nichts Praktisches und nichts Durchführbares. So hatte ich viel Zeit zum Vergleichen, zum Erinnern an das, was ich vom Kriege wußte, und zur Herstellung einer Skizze, was man, wäre es kein Manöver, im Ernstfall tatsächlich unternehmen müßte als geheimdienstlicher Verantwortlicher. Es wäre für mich auch jetzt interessant gewesen, nicht zu studieren, was die fiktive Partei Rot plante, sondern was die durch ihre Späher ja in unseren Reihen mit Gewißheit präsenten und hochinformierten Dienste der realen Gegenseite, also die ausgezeichneten Mitarbeiter der russischen, tschechoslowakischen, ungarischen, polnischen Dienste sowie die sicher in der Nato eingeschleusten Aufklärer der DDR von dem Manöver hielten. Nichts verrät besser die Planungen des Gegners als die Ansatzpunkte seiner Spione. Kenne ich die Stellen, für die er sich bei uns interessiert, errate ich, was er plant. Deshalb enttarnen wir auch gegnerische Agenten, die wir entdecken, nie ohne Not. Vielmehr studieren wir ihre verräterischen Spuren. Oft bewege ich mich mit wachen Augen durch die Kasinos meiner Dienststelle und anderer Nato-Quartiere. Häufig entdecke ich dann Personen, die ich für Spione des Gegners halte. Und oft schon ergab sich ein tastendes Gespräch, das für beide Seiten viel Information enthielt und mehr erbrachte als die Querkontakte zwischen den Manöverstäben, die etwa dem gegenseitigen Abschreiben in der Schulpause bei Schülern entsprechen. GESCHICHTEN ZU ABLE ARCHER 29

Ich, genannt TOPAS

Ich, der heute in seiner Personalakte, die nach der Wende die Augen des Gegners erreichte (aus Häckseln der Schreddermaschinen, die nicht genug taugten, von Experten zusammengesetzt), seinen Tarnnamen TOPAS mit Stolz liest, auch wenn ich für diese Aufdeckung mit langer Haft büßen mußte, rechne es mir hoch an, daß es meine Meldung im November 1983 war, die ein grobes Mißverständnis von unserer Seite, das sich auf das Manöver Able Archer bezog, noch rechtzeitig ausräumte. Wie eine solche Meldung von meinem Arbeitsplatz in herausragender Position inmitten der Nato in die Moskauer Zentrale gelangte, das unterliegt noch immer meiner Verschwiegenheit. Wichtig war, daß die Kollegen in der Zentrale mir glaubten. Sie taten das, weil sie wußten, daß alle Planungen der Nato, die sich auf ein Angriffspotential hätten beziehen können, über meinen Schreibtisch gingen. Ich ahnte die Aufregung, die bei den Analysten in Moskau, die mich führten, sich angesammelt hatte. Die Ereignisse des Jahres waren tatsächlich unübersichtlich. Insgesamt, so mein Urteil, hatte der Westen (also „wir“ in der Nato) zuwenig Information über das, was die Gegenseite bewegte. Und der Warschauer Pakt (also wiederum von mir aus gesehen „wir“) zuviel Information über das, was im Westen geplant, geredet, entworfen, wieder verworfen und angezettelt wurde. Das Zuwenig war genauso gefährlich wie das Zuviel. Rückblickend schlage ich vor (aber ich werde wohl nie mehr als der Experte, der ich bin, von irgendeiner Großmacht befragt werden), die Dach- und Kontrollorganisationen sollten das Maß an Spionagedaten auf seine gleichgewichtige Verteilung hin überprüfen und die Erlaubnis erhalten, notfalls aus eigenem Ermessen Informationen nachzufüttern oder zu vermindern. Die Sicherheit der Welt hängt von solchem Gleichgewicht ab.

Wie aus einem Mißverständnis ein Fiasko hätte werden können

Eines der großen Frankfurter Hotels besitzt einen Allzweck-Tagungsraum. Hier findet die Konferenz statt. Für das Podium ist der eingeladene Russe, Stanislaw Petrow, gar nicht erst vorgesehen. Dort sitzen Wichtigtuer, bemüht, ihre Planstellen, ihre Anträge auf Drittmittel, ihre jüngst publizierten Artikel und Bücher durch Referate und „kritische Zwischenrufe“ zu untermauern. Die Einladung von Petrow, der inzwischen pensioniert ist, geht auf den Hinweis eines Hamburger Instituts für Sicherheitspolitik zurück, das als informiert gilt. Den Vormittag über hat er in der „Schirn“ eine Ausstellung über Propagandakunst der Stalinzeit besichtigt. Das hat ihn emotional gefesselt. Dann ist er, immer den Schaufenstern entlang, von den hochpreisigen Läden in der Goethestraße über den Roßmarkt und die Hauptwache hinweg zur Zeil vorgedrungen und hat hier noch vor dem Zoologischen Garten eine Reihe kleiner Läden entdeckt. Hier hat er eine Tragetasche gekauft, in die er Mitbringsel packen will, wenn er in sein Vaterland zurückfährt. Ihm sind Spesen versprochen. Sie liegen höher als seine Ausgaben.

69 [27-38] 30 ALEXANDER KLUGE

Ich treffe diesen Mann, weil die Zeitung, für die ich arbeite, viel Raum für tatsächlich relevante und überraschende Information hat, aber gar keinen Platz aufweist für die Wiedergabe bloßer Konferenztexte. Mir scheint Petrow einer der wenigen im Tagungsraum zu sein, der über eigene Erfahrung verfügt bezüglich der zeitgeschichtlichen Periode, um die es auf dieser Historikerkonferenz geht. – Sprechen wir über den 26. September 1983? – Danach fragen alle. Ich warte darauf, daß einer sich nach einem gewöhnlichen Arbeitstag, nach den Grundsätzen unserer Arbeit erkundigt. Ein einzelner Tag, an dem etwas Besonderes geschieht oder hätte geschehen können, ist nur auf dem Hintergrund aller Tage, also des Durchschnitts und des Kollektivs, informativ.

Ich sah, daß mein Gegenüber verspannt war. Wir verständigten uns über einen Dolmetscher, das war er nicht gewohnt. Und die Rede und Gegenrede kam nicht in Fluß. Auch merkte ich, daß ich nicht feststellend, sondern fragend reden mußte. – Zu welcher Zeit war es? War es gegen Mitternacht Moskauer Zeit? – Etwa. Die Schicht beginnt um 19 Uhr. – Ihre Computer schrillten? Sie geben Alarm? – Sie schrillen nicht. Daß etwas nicht in Ordnung ist, sozusagen Alarmstufe, zeigen stumm die Monitore. – Was zeigten die? – Grüne Zacken. Das bedeutet „Flugkörper über dem Nordpol“. – Wie viele? – Fünf. – Könnten das auch Flugzeuge sein statt Raketen? – Wie sollen Flugzeuge dort hinkommen? – Auf wie vielen ihrer Computer waren solche Zacken zu sehen? – Auf allen 26. Die Geräte waren noch nicht lange in Betrieb. Wir hielten sie nicht für zuverlässig. – Waren Sie erschrocken? – Wir überprüften nicht die Computer, sondern die Originalinformation. Auf den Schreibern der Satelliten im Orbit. – Die konnten Sie sehen? – Man muß sie aufrufen. – Die Beobachtung wurde bestätigt? – Richtig. Einer der sieben Satelliten, sah die Objekte, die in der Nähe des Nordpols sich in Richtung Moskau zu bewegen schienen. Ein zweiter überflog die Raketenrampen in Ohio. Wir konnten also die beiden Daten miteinander in Verbindung setzen. – Trotzdem gaben sie keinen Alarm? – Man muß nicht gleich laut werden. Wir waren unruhig. – Bezweifelten Sie die Signale auf ihren Monitoren? – Es gibt Fälle, in denen die Strahlen der Abendsonne in einem bestimmten Winkel zu einer Wolkenformation ein Signal ergeben, das einer beobachteten Rakete GESCHICHTEN ZU ABLE ARCHER 31

entspricht. Die Zacken unterliegen der Deutung. – Und was hielt Sie von einer Meldung nach oben ab? – Die Zahl 5. Die Flugbahn von fünf Objekten in Richtung Moskau entsprach nicht dem uns bekannten und eingeübten Kriegsbild. – Dem Kriegsbild hätte ein Massenstart entsprochen? – Nun ist ein Kriegsbild eine Hypothese, keine feststehende Größe. Es setzt sich zusammen aus Wahrscheinlichkeiten, von denen es keine einzelne tatsächlich gibt. Der Anfang eines Krieges kann auch aus lauter Unwahrscheinlichkeiten zusammengesetzt sein. – Was Sie generell befürchteten, war ein sogenannter „Enthauptungsschlag“? Kann so etwas mit fünf Flugkörpern gelingen? – Gelingen nicht. Aber es kann versucht werden. – Warum zögerten Sie, Ihre Vorgesetzten und das Politbüro zu benachrichtigen? – Wir hielten die Vorgesetzten für beunruhigt genug. Die Mitteilung der Computer und der Beobachter im Orbit schien uns nicht eindeutig zu sein. – Was unternahmen Ihre Mitarbeiter? – Wir schalteten die Computer ab und wieder ein. Wir resetteten alle Geräte. – Eine große Verantwortung lastete auf Ihnen! – Ich dachte an meinen Ausbilder W. E. Antonow. Er beschrieb uns (in einem früheren Fall) die Zentrale, an die wir melden sollten, als ein „nervöses Instrument“. Man muß es, sagte er, ebenso fürchten wie die Zeichen, die vom Gegner zu uns gelangen. – Zögern sollten Sie aber auch nicht. – Rasches Handeln ist Pflicht. – Aufgrund der Abwägung? – Welcher Abwägung? Ob es für das Vaterland gefährlicher ist, in das politische Zentrum, ein Hornissennest, hineinzustören oder ob es gefährlicher ist, zu warten, ob sich die Flugkörper auf den Monitoren weiterbewegen? Alles war ein Experiment. – Wie lang ging das vor sich hin? – Eine gute Stunde. In der Nacht nochmals Alarm? Wir hatten dann aber schon die Erfahrung, daß die zuerst entdeckten Flugkörper von den Bildschirmen wieder verschwunden waren. – Eine bis dahin unbekannte Situation? – Eine übersichtliche. – Wurden Sie belobigt oder bestraft? – Weder noch.

Ich erkundete mich bei einem der Mitarbeiter des Hamburger Instituts für Sicherheitspolitik, welchen Vorteil eine Partei durch einen Erstschlag, den sie auslöst, gegenüber der anderen Supermacht hat, die darauf nicht vorbereitet ist. Das konnte er nicht angeben. Ich fragte Petrow dasselbe. Wer zuerst schlägt, lebt länger, antwortete er. Wieviel länger? Petrow: 20 bis 30 Minuten. Dann erfolgt der Gegenschlag. Man braucht eine gewisse Ruhe im entscheidenden Moment, schloß Petrow das Gespräch.

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Histoires d’Able Archer Alexander KLUGE

Le moment le plus dangereux de la Guerre froide

C’était peut-être quelque peu impétueux de notre part lorsqu’au mois de septembre 1983, ma femme et moi, nous déposâmes dans la voiture notre fille âgée de 21 semaines seulement pour nous rendre avec elle au Lido de Venise. Mon film DIE MACHT DER GEFÜHLE était achevé et je le montrais à la Sala Volpi au festival du film. En soirée, des nuages venant de la mer Adriatique, avec un bord inférieur jaune, s’accumulèrent du côté du Lido. On aurait pu croire qu’ils étaient toxiques. En réalité, aucun danger n’émanait d’eux. La coloration était provoquée par la lumière qui, venant de l’eau, se reflétait en eux de manière surprenante. Je supposai que cet été faisait partie des périodes heureuses de ma vie.

Le légendaire exercice Able Archer auquel participèrent 33 000 personnes

Au mois d’avril 1945, j’étais encore actif. Dans un an, je serai admis à la retraite. Les cartes sur lesquelles sont notées les hypothèses pour l’exercice Able Archer portent des noms de lieu français ; Olomouc pour Olmütz, Ratisbonne pour Regensburg. Les moyens d’information sont d’origine britannique. Nos états- majors sont composés de personnel canadien, français, anglais et américain. Bien que nous communiquions uniformément en anglais, les frontières linguistiques sont insurmontables puisque l’expérience professionnelle constitue une langue en soi. Je ne sais pas si j’ai plus de difficultés à me faire comprendre par un camarade qui a été formé à West Point ou Annapolis (grosse différence !) ou s’il est plus compliqué de parler avec les plus jeunes camarades de l’armée fédérale, qui ne connaissent pas la guerre. En tant que jeune officier d’état-major de la 1re armée blindée en retraite durant les derniers jours du mois d’avril, nous labourions, en trois colonnes côte à côte, les routes de campagne de la Moravie en direction de la Bohème, et tentions d’arriver à proximité des chars américains du général Patton : trouver un terrain adéquat sur lequel nous pouvions capituler. C’est exactement sur cette ligne de retraite, que je connais donc encore, que se déplaçaient en direction de l’Ouest, selon l’hypothèse

69 [27-38] 34 ALEXANDER KLUGE de l’exercice, les deux armées de choc du bloc de l’Est. Elles ont transpercé le mince voile des troupes de l’OTAN et ont pris par surprise deux ou trois terrains d’exercice sur lesquels des défenseurs sont placés de manière symbolique. Dans cet exercice, nous avions une bonne vue d’ensemble car les états-majors, divisés en camps bleu (Ouest) et rouge (Est), s’entraînaient certes à la gestion d’un cas de crise mais, étant donné qu’il s’agissait d’un exercice, restaient en réalité dans leurs quartiers, une situation qui ne s’est pas présentée pendant la guerre sous cette forme, ni au mois de novembre de cette année 1983 ni en 1945. Au cours des heures suivantes, nous vîmes alors l’offensive dans le Nord venant du Mecklembourg en direction de la Weser et nous nous attendions à être prévenus de l’avancée du gros des troupes de Rouge (correspondant en réalité aux forces armées du groupe Ouest de l’Armée rouge) par les réseaux de communication via lesquels nous recevions les informations sur la situation. Dans le plan de l’exercice, l’ennemi était trop facilement reconnaissable. Les arbitres permirent que nous communiquions avec le camp adverse par téléphone ou par radio. Pour poser une question à l’adversaire Rouge, il suffisait d’aller à la cantine de notre bâtiment de service. Cela facilitait l’avancement des processus décisionnels relatifs à quelques questions centrales que les cellules de crise des gouvernements réunis dans l’OTAN, et non pas nous, avaient à trancher. Le but de l’exercice était l’étude de ces seuils dans lesquels une telle crise s’intensifie (avec l’offensive des armées blindées centrales en direction de Fulda et Göttingen, après que Rouge s’est assuré la maîtrise de l’espace aérien). Dès le début de l’attaque de Rouge, on devait déployer des armes nucléaires tactiques. Sinon, il fallait immédiatement retourner jusqu’à la côte atlantique et essayer d’embarquer une certaine partie de ce qui restait des troupes. On testait les opérations sur des cartes au moyen de petits drapeaux. Ma tâche consistait à protéger Bleu – par le biais des services secrets – contre des agents de Rouge. Les réseaux de reconnaissance se trouvant sous mes ordres devaient par ailleurs prédire les mouvements de Rouge. En tant que pure théorie dans le cadre d’un exercice, cela n’était pas pratique ni réalisable. Ainsi avais-je beaucoup de temps à ma disposition pour procéder à des comparaisons, pour me souvenir de ce que je savais de la guerre, et pour produire une esquisse de ce qu’un responsable des services secrets devrait véritablement entreprendre en cas de réel danger. Pour moi, maintenant, il aurait également été intéressant non pas tant d’étudier ce que le camp Rouge fictif planifiait, mais bien ce que pensaient de cet exercice les services très informés du camp adverse réel, sans aucun doute présents dans nos rangs par l’entremise de leurs guetteurs, c’est-à-dire ce que pensaient les excellents collaborateurs des services russes, tchécoslovaques, hongrois et polonais, ainsi que les éclaireurs de la RDA sûrement infiltrés dans l’OTAN. Rien ne dévoile mieux les plans de l’ennemi que le point d’entrée de ses espions. Si je connais les positions auxquelles il s’intéresse chez nous, je devine ce qu’il planifie. C’est pourquoi nous ne démasquons pas les agents adverses que nous découvrons si ce n’est pas absolument nécessaire. Nous étudions plutôt les traces qui les trahissent. Bien souvent je circule, l’œil attentif, à travers les casinos de mon service et d’autres quartiers de l’OTAN. Fréquemment, je découvre alors des personnes que je tiens pour des espions envoyés HISTOIRES D’ABLE ARCHER 35 par l’adversaire. Et souvent déjà, il en a résulté une conversation tâtonnante qui contenait de nombreuses informations pour chacun des deux camps et qui rapporta bien plus que les contacts transversaux entre les états-majors d’exercice, contacts qui correspondent en quelque sorte à la manière dont des élèves copient les uns sur les autres pendant la récréation.

Moi, nommé TOPAS

Moi qui, même si cette révélation me valut une longue période de détention, lis aujourd’hui avec fierté mon nom de code TOPAS dans mon dossier personnel (dossier reconstitué par des experts à partir de papiers hachés issus de destructeurs de documents trop peu efficaces) qui, après le tournant de la réunification, atteignit le regard de l’adversaire, moi, je m’attribue le mérite d’avoir envoyé, au mois de novembre 1983, le message qui dissipa de justesse une grave erreur d’appréciation de notre camp, relative à l’exercice Able Archer. La manière dont un tel message parvint, depuis mon poste de travail dans une position éminente au sein de l’OTAN, jusqu’à la centrale de Moscou est toujours soumise à ma discrétion. L’essentiel était que les collègues de la centrale me croient. Ils me crurent parce qu’ils savaient que tous les plans de l’OTAN qui pouvaient avoir trait à un potentiel d’attaque passaient par mon bureau. Je me doutais de l’excitation qui s’était accumulée chez les analystes de Moscou qui me dirigeaient. Les événements de l’année étaient effectivement confus. Selon mon propre jugement, l’Ouest (donc « nous » à l’OTAN) possédait dans l’ensemble trop peu d’informations sur ce qui occupait les esprits du camp adverse. Et le Pacte de Varsovie (donc encore une fois « nous », de mon point de vue) détenait trop d’informations sur ce qui était planifié, évoqué, projeté, à nouveau rejeté et fomenté à l’Ouest. Le trop peu était aussi dangereux que le trop. Rétrospectivement, je suggère (mais je ne serai probablement plus jamais interrogé par une quelconque grande puissance comme l’expert que je suis) que les organisations de tutelle et de contrôle devraient vérifier les proportions des données d’espionnage afin d’atteindre une répartition équilibrée, et obtenir l’autorisation d’alimenter ou de réduire les informations, au besoin selon leur propre appréciation. La sécurité du monde dépend d’un tel équilibre.

Comment une erreur d’appréciation aurait pu tourner au fiasco

Un des grands hôtels de Francfort possède une salle de réunion polyvalente. C’est là qu’a lieu le colloque. Le Russe invité, Stanislav Petrov, n’est même pas prévu pour le podium. Y sont installés des frimeurs s’efforçant de justifier leurs postes budgétaires et leurs demandes de financements externes, et d’étayer leurs dernières publications par des exposés et des « interpellations critiques ». L’invitation de Petrov, qui est entretemps retraité, est due à une indication donnée par un institut hambourgeois de politique sécuritaire qui passe pour être informé. Durant la

69 [27-38] 36 ALEXANDER KLUGE matinée, Petrov a visité une exposition sur l’art de la propagande à l’époque de Staline à la « Schirn ». Cela l’a captivé émotionnellement. Ensuite, il s’est dirigé vers la Zeil en longeant toujours les vitrines, celles des magasins haut de gamme dans la Goethestraße, puis celles du Roßmarkt et de la Hauptwache. Avant d’arriver au jardin zoologique, il a encore découvert une série de petits magasins. Il y a acheté un sac dans lequel il mettra ses petits souvenirs quand il retournera dans sa patrie. On lui a promis des frais de mission. Ceux-ci sont plus élevés que ses dépenses. Je rencontre cet homme parce que le journal pour lequel je travaille dispose de beaucoup d’espace pour des informations réellement pertinentes et surprenantes, mais ne présente aucun espace dédié à la reproduction de simples textes de conférence. Dans la salle de réunion, Petrov me semble être un des rares à posséder une expérience personnelle concernant la période historique dont il est question dans ce colloque d’historiens. – Allons-nous parler du 26 septembre 1983 ? – Tout le monde m’interroge à ce propos. J’attends que quelqu’un se renseigne sur un jour de travail ordinaire, sur les principes de notre travail. Un seul jour au cours duquel se passe ou aurait pu se passer quelque chose de particulier n’est informatif que si on le resitue dans le quotidien, c’est-à-dire sur la toile de fond de la moyenne et de la collectivité.

Je vis que mon interlocuteur était contracté. Nous communiquions par l’intermédiaire d’un interprète, il n’était pas habitué à cela. Et le dialogue ne parvenait pas à s’engager. Je remarquai également que je ne devais rien constater mais poser des questions. – C’était à quel moment? Était-ce vers minuit, heure de Moscou ? – Plus ou moins. L’équipe commence le travail à 19h. – Vos ordinateurs ont sonné, déclenché l’alarme ? – Ils ne sonnent pas. Ce sont les moniteurs qui montrent de façon muette que quelque chose ne va pas, qui indiquent, pour ainsi dire, le seuil d’alerte. – Que montraient-ils ? – Des pointes vertes. Cela veut dire « missiles au-dessus du pôle Nord ». – Combien ? – Cinq. – Pourrait-il aussi s’agir d’avions et pas de missiles ? – Comment des avions peuvent-ils arriver là ? – Sur combien de vos ordinateurs pouvait-on voir de telles pointes ? – Sur l’ensemble des 26 ordinateurs. Les appareils n’étaient en service que depuis peu. Nous ne les considérions pas comme fiables. – Étiez-vous effrayé ? – Nous n’avons pas contrôlé les ordinateurs mais l’information originale ; sur les enregistreurs des satellites en orbite. – Vous pouviez les voir ? – On doit les appeler. HISTOIRES D’ABLE ARCHER 37

– L’observation fut confirmée ? – Exact. Un des sept satellites a vu les objets qui semblaient se déplacer près du pôle Nord en direction de Moscou. Un deuxième a survolé les rampes de missiles dans l’Ohio. Nous pouvions donc relier les deux données. – Et pourtant, ils n’ont pas déclenché d’alarme ? – Il ne faut pas hausser le ton de suite. Nous étions inquiets. – Mettiez-vous en doute les signaux émis par vos moniteurs ? – Il y a des cas où les rayons du soleil du soir, placés dans un certain angle par rapport à une formation de nuages, donnent un signal qui correspond à un missile observé. Les pointes sont soumises à interprétation. – Et qu’est-ce qui vous a dissuadé de transmettre un message à votre hiérarchie ? – Le chiffre 5. La ligne de vol de cinq objets en direction de Moscou ne correspondait pas à la représentation que nous nous faisions de la guerre que nous connaissions et que nous avions répétée. – Un départ en masse aurait correspondu à cette représentation ? – Une telle représentation est certes une hypothèse, et non pas une donnée acquise. Elle se compose de probabilités dont aucune n’existe réellement. Le début d’une guerre peut aussi être composé d’un tas d’invraisemblances. – Ce que vous craigniez d’une manière générale, c’était ce que l’on appelle un « coup de décapitation » ? Est-ce qu’une telle chose peut réussir avec cinq missiles ? – Réussir, non. Mais on peut tenter la chose. – Pourquoi hésitiez-vous à informer vos supérieurs et le Politburo ? – Nous considérions que les supérieurs étaient suffisamment inquiets. Le message des ordinateurs et des observateurs en orbite ne nous paraissait pas assez univoque. – Qu’ont entrepris vos collaborateurs ? – Nous avons éteint les ordinateurs et les avons rallumés. Nous avons fait un reset de tous les appareils. – Une grande responsabilité reposait sur vos épaules ! – Je pensais à mon formateur W. E. Antonov. Il nous avait décrit (en une autre occasion) la centrale que nous devions informer comme un « instrument nerveux ». Il faut le craindre autant que les signes qui nous parviennent de l’ennemi, disait-il. – Mais vous ne deviez pas hésiter non plus. – Il est de notre devoir d’agir rapidement. – En raison de l’évaluation de la situation ? – De quelle évaluation ? S’il est plus dangereux pour la patrie de créer le trouble au sein du centre politique, un nid de frelons, ou s’il est plus dangereux d’attendre que les missiles sur les moniteurs continuent à se déplacer ? Tout était une expérience. – Cela a duré combien de temps ? – Une bonne heure. Une nouvelle alarme la nuit ? Mais à ce moment-là, nous avions déjà pu constater que les missiles découverts préalablement avaient de nouveau disparu de nos écrans. – Une situation inconnue jusqu’alors ? – Une situation claire et nette.

69 [27-38] 38 ALEXANDER KLUGE

– Avez-vous été félicité ou puni ? – Ni l’un ni l’autre.

Je me renseignai auprès d’un des collaborateurs de l’institut hambourgeois de politique sécuritaire au sujet de l’avantage que pouvait avoir un camp à déclencher le premier une frappe par rapport à l’autre superpuissance qui n’y est pas préparée. Il ne put pas me le dire. Je posai la même question à Petrov. Celui qui frappe d’abord vit plus longtemps, me répondit-il. Combien de temps ? Petrov : 20 à 30 minutes. Puis vient la riposte. Il faut garder un certain calme au moment décisif, conclut Petrov.

Traduit de l’allemand par Valérie Leyh Politiques du récit, récits politiques

L’Utopie de l’Espace, l’espace-temps de l’Utopie : archéologie dialectique de la science-fiction dans l’œuvre d’Alexander Kluge Dario MARCHIORI Université Lumière-Lyon 2

Das dialektische Bild… gleichsam als die astronomische Phase, in welcher die Hölle durch die Menschheit hindurchwandert. Erst die Sternenkarte [orig.: Sternkarte] solcher Wanderschaft vermöchte, so scheint mir, den Blick auf die Geschichte als Urgeschichte freizugeben. 1

Il peut paraître étrange que le vainqueur du festival de Venise, auteur de deux long-métrages « d’auteur » très appréciés, comme Abschied von gestern (1966) et Die Artisten unter der Zirkuskuppel : ratlos (1968), décide de se confronter au cinéma de genre et notamment à la science-fiction. Il tourne alors, au tournant des années 1970, deux long-métrages fort expérimentaux : Der groẞe Verhau (1969-70) et Willi Tobler und der Untergang der 6. Flotte (1971). Ces films ont été rarement étudiés, alors qu’ils posent des enjeux fondamentaux pour l’ensemble de son œuvre, cinématographique mais aussi télévisuelle, littéraire, philosophique : loin de constituer un moment isolé dans son œuvre, Kluge se sert du genre pour explorer la dialectique entre science et fiction, entre rationalité et imagination, et entre les différentes facettes – contradictoires – de la modernité. Autrement dit, il envisage la science-fiction (SF) comme un outil critique pour mettre en œuvre la dialectique de l’Aufklärung sur le terrain de l’art, des médias, de la philosophie. Machine moderne, le cinéma permettra d’analyser de l’intérieur la modernité, à l’image du heureux hasard qui veut que l’année « mythique » de l’invention du cinématographe, 1895, coïncide avec la publication de l’un des livres fondateurs de la littérature de science- fiction, à savoir Tales of Space and Time de H. G. Wells.

1 Lettre de Theodor W. Adorno à Walter Benjamin du 2 août 1935, reprise par Alexander Kluge dans Die Kunst, Unterschiede zu machen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003 ; ou encore dans le livret inclus dans le coffret DVD-Rom d’A. Kluge, Nachrichten aus der ideologischen Antike : Marx – Eisenstein – Das Kapital, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008.

69 Cahiers d’études germaniques [41-54] 42 DARIO MARCHIORI

Dans un premier temps, nous allons définir le contexte historique et théorique dans lequel Kluge s’intéresse de plus près à la science-fiction ; ensuite, nous envisagerons le rôle qu’a eu la science-fiction dans l’œuvre de Kluge des années 1970, jusqu’à Geschichte und Eigensinn (1981)2. Puis, il sera question de relever brièvement les survivances de la SF dans l’œuvre postérieure de Kluge, notamment dans son rapport à l’espace-temps comme mélange de réalité et d’imagination – tout médium confondu.

Kluge et la SF, entre critique et utopie

Dans les années 1960, un certain cinéma d’auteur, notamment américain, s’empare de la SF et en donne une relecture critique et/ou politique. En 1963, des films comme Le Docteur Folamour (1963) et 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) ont changé la donne dans le genre cinématographique, en légitimant une SF « d’auteur » et en intégrant un discours allégorique et social où les aspects futuristes et technologiques sont au service d’une lecture critique de la société. Alors que pendant longtemps la SF avait soutenu et justifié le libéralisme tout comme la domination politique et culturelle des états-Unis 3 en constituant un genre « utopique, apolitique et idéaliste 4 », ce tournant critique ne pouvait que convenir à Kluge, dialecticien de l’Aufklärung : « la SF, enfant de l’industrialisation et du libéralisme, est le genre de la modernité 5 », ou bien le lieu d’un combat entre la science et la fantasy, entre la raison et la magie. Ni fantasmatique ni en conflit avec la réalité, la SF est une conjecture, « une réalité pénétrée de fantaisie 6 » dont deux cinéastes d’avant-garde imprégnés de culture pop comme Jean-Pierre Bouyxou et Roland Lethem pourront donner une lecture « surréaliste » : « […] le cinéma rejoint, tout naturellement, la réalité et son fantastique est alors celui même qu’introduit désormais la science dans cette réalité 7 » (à propos de Die Frau im Mond de ). Complémentaire de la position de Bouyxou et Lethem, l’analyse du critique John Baxter confirme la valeur spéculative de la SF (encore qu’elle se situe à l’intérieur d’un projet évident de légitimation culturelle) : « la science-fiction ne s’occupe pas de personnes mais de mouvements et d’idées. Généralement, ses personnages n’ont pas d’autre fonction que celle de symboles sur l’échiquier où l’écrivain développe ses prémisses 8 ». Par son propos, Baxter souligne l’importance de la dimension argumentative dans la SF, qui en tant que telle ne peut que rencontrer l’intérêt de l’essayiste Kluge.

2 Alexander Kluge, Oskar Negt, Geschichte und Eigensinn, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1981. 3 Cf. Denis Labbé, Gilbert Millet, La Science-fiction, Paris, Belin, 2001. 4 Éric Dufour, Le Cinéma de science-fiction, Paris, Armand Colin, 2011. 5 Ibid., p. 243. 6 Jacques Goimard, Préface à Leon E. Stover, La Science-fiction américaine : essai d’anthropologie culturelle, Paris, Aubier Montaigne, 1972. 7 Jean-Pierre Bouyxou, Roland Lethem, La Science-fiction au cinéma, Paris, UGE, 1971, p. 29. 8 « sciencefiction’s concern is not with individuals but with movements and ideas. Generally its characters have no function except as symbols in the writer’s chessboard development of his premise », in John Baxter, Science Fiction in the Cinema, Londres/New York, Zwemmer/A.-S. Barnes, 1971, p. 7. L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 43

Dans tous les cas, celui-ci transforme un genre moralisateur/apocalyptique en une réflexion critique sur la société contemporaine. Il lui donne une connotation clairement politique, en introduisant du terrestre dans l’intergalactique et en analysant celui-ci comme un espace de projection de nos fantaisies sociales et politiques. Pourtant, l’accent sur la dimension spéculative ne doit pas faire oublier la présence de l’improvisation et la fraîcheur d’un certain amateurisme qui imprègnent ces films. Pierre Kast le disait en parlant en général de la SF comme affirmation d’« une nouvelle poésie épique 9 » : « un film ou, plus souvent, un fragment de film, ressuscite l’enthousiasme de l’amateur 10 ». À la fois studieux et amateur, Kluge nous dévoile ici une démarche singulière et très productive pour l’ensemble de son œuvre, malgré les réserves qu’il a lui-même émis à l’égard de ces films. Le dernier penseur en date à s’être intéressé à la théorie de la SF, ou plus exactement à la SF comme outil de la pensée philosophique qui est la sienne, fut Fredric Jameson, qui a donné un titre très klugien à son ouvrage Archaeology of the Future : The Desire Called Utopie and Other Science Fiction Stories (2005) 11. En effet, l’imbrication entre l’utopie et la SF (Jameson considère celle-là comme un genre de celle-ci, en s’inspirant de Darko Suvin 12), tout comme l’idée de réaliser une « archéologie du futur » sont au centre de la poétique de Kluge. Jameson propose d’analyser la disparition de l’utopie au travers de la SF comme le symptôme d’un âge postmoderne où seule subsiste une « méta-utopie » qui collecte des bribes d’utopie et opère un discours sur l’utopie. Cette lecture se retrouve chez Kluge dans la critique de l’utopie par la SF et de la SF par l’utopie, puis dans l’élargissement des ces questions et leur éparpillement dans les différentes facettes de son œuvre, même s’il est difficile d’y lire la vision post-moderne que propage Jameson. Si la SF permet d’interroger le rapport de la modernité à la technique et de thématiser le surgissement de l’irrationnel au cœur du rationnel, Kluge s’en sert pour mettre à l’épreuve la « dialectique de la raison » en confrontant la pensée critique de l’École de Francfort à l’imaginaire cinématographique. La SF lui permet d’articuler une pensée sur l’histoire et une réflexion sur l’utopie, dont nous allons voir qu’elle se révèle dans un premier temps comme une dystopie.

Entre incrédulité et désillusion : la science-fiction comme allégorie

Entre la fin des années 1960 et le début de la décennie suivante, Kluge aura exploré les voies cinématographiques et littéraires de la SF, à commencer par un texte intégré à son livre Die Artisten in der Zirkuskuppel : ratlos, intitulé

9 Pierre Kast, Préface à Jacques Siclier, André S. Labarthe, Images de la science-fiction, Paris, Cerf, 1958, p. 7. 10 Ibid., p. 8. 11 Trad. partielle par Nicolas Vieillescazes et Fabien Ollier : Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. I, Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007. 12 Cf. Darko Suvin, Metamorphoses of Science Fiction, New Haven, Yale University Press, 1979.

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« L’Incrédule » 13. Il réalise ensuite les deux long-métrages déjà cités mais aussi un court-métrage, Wir verbauen 3x27 Milliarden Dollar in einen Angriffsschlachter (1971) (c’est le nom « technique » du vaisseau spatial pour la guerre intergalactique que conçoit Kluge – autre titre : Der Angriffschlachter, tiré de Angriffsschlachter En Cascade ) ; il faudrait également mentionner une partie importante de son troisième ouvrage littéraire, Lernprozesse mit tödlichem Ausgang (1973) : il s’agit notamment de la section qui donne son titre au livre. Les projets de Kluge voient le jour dans le contexte d’un intérêt renouvelé du cinéma d’auteur pour la SF, après les films marquants de l’époque de Weimar et sous l’influence du cinéma anglais et américain des années 50 et 60 : d’Oimel Mai (Die Bombardierer, 1970), collaborateur de Kluge et élève de l’école d’Ulm, à Thomas Schamoni (Ein großer graublauer Vogel, 1971), de Rainer Werner Fassbinder (Welt am Draht, 1973) à Peter Fleischmann (Die Hamburger Krankheit, 1979), plusieurs auteurs réinterprètent la SF pour porter un regard critique sur la société contemporaine. Die Ungläubige, projet de long-métrage en 35 séquences avec Hannelore Hoger et Alfred Edel dans le rôle de deux astronautes, est à l’origine de Artisten unter der Zirkuskuppel. Kluge définit le film comme « l’histoire d’une pilote de l’espace non-intégrée 14 », en posant par là les idées complémentaires de non-intégration et d’incrédulité que l’on retrouve dans la version finale du film et qui avait déjà été propre au personnage d’Anita dans Abschied von gestern. Par la suite, dans les films de SF, elle va laisser la place à une ironie exacerbée qui ridiculise ou met à mal tous les personnages sans exception. Dans Die Ungläubige, l’ingénieure- astronaute Mascha Mendes est confrontée à une révolte paysanne qu’elle résout par la violence. De là vient le désir palingénésique de retrouver une vie « plus simple », voire « primitive », qui conduira le film dans une alternance de scènes « réelles » et « imaginaires ». Car « le retour à une vie simple n’est pas dialectique », et cette quête se révèle être moins simple que prévu, voire impossible. Ainsi, Die Ungläubige porte déjà la trace d’une lecture de la SF comme genre politique, et notamment du voyage intergalactique comme quête de l’utopie. La diffraction du récit est poussée encore plus loin que dans Die Artisten, comme dans les court-métrages Feuerlöscher E.A. Winterstein (1968) et Die unbezähmbare Leni Peickert (1967-69), remontages des rushes de, respectivement, Abschied (en partie) et Artisten. La SF apparaît donc à Kluge comme un moyen de créer un jeu d’aller-retour entre la réalité et l’imagination, capable d’intégrer des contenus hétérogènes et de déployer un travail formel assez visionnaire (qui peut rappeler en partie ce qu’avait proposé Godard avec Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, 1965). Après avoir réalisé son deuxième long-métrage, il s’agit pour Kluge de prendre encore plus de hauteur par rapport à la société, d’élargir son « chapiteau » à l’espace intergalactique afin d’y faire évoluer ses personnages. La SF lui permettra, entre autres choses, de commencer à réaliser l’idée, que lui avait suggérée Adorno, d’un film sur le « froid » : l’Espace sera alors le lieu d’une froideur révélatrice des

13 Die Ungläubige, in Alexander Kluge, Die Artisten in der Zirkuskuppel : ratlos – Die Ungläubige – Projekt Z – Sprüche der Leni Peickert, München, Piper, 1968, p. 59-92. 14 « Die Geschichte einer nicht integrierten Raumpilotin ». L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 45 rapports figés et sans issue qui déterminent les structures sociales. Les trois films de SF (deux longs- et un court-métrage) se déroulent tous dans les années 2030 et 2040, établissant une spirale temporelle typiquement klugienne entre le passé nazi et l’avenir futuriste. Il est important de remarquer que ces films ne sont pas issus de vrais scénarios, et les parties jouées par des acteurs intègrent une dose importante d’improvisation. S’en dégage une complicité entre les acteurs et avec le cinéaste, une dimension amicale et communautaire (on peut songer aux rires de Hark Bohm face à Alfred Edel dans Willi Tobler), annoncée par les tournages avec sa sœur mais poussée bien plus loin lors des semi-improvisations télévisuelles des décennies suivantes. Ces films, fortement fragmentaires, présentent une forme ouverte qui n’avance aucune conclusion véritable. Der groẞe Verhau décrit une société intergalactique gérée en régime monopoliste par la « Compagnie du Canal de Suez », qui lutte contre les petites entreprises, et ses comportements para-économiques comme l’activité d’un couple de vieux voleurs à l’accent bavarois. Se profile dans le film une recherche d’un espace utopique que souligne par exemple un intertitre sur fond rouge : « Ils cherchent des postes de travail où ils peuvent vivre ensemble avec leurs femmes et leurs enfants pendant le temps de travail 15 » ; ce parcours de libération de l’espace géré par l’industrie est pourtant irréalisable, car l’industrie « s’étend plus vite qu’ils ne voyagent ». En effet, la réalité semble toujours rattraper les personnages, quand par exemple un intertitre nous communique qu’au bout de neuf mois de travail les personnages ont pu avoir sept jours de temps libre. Car finalement, l’Espace tend d’abord un miroir aux espoirs des personnages, ensuite à la réalité concrète de la Terre, notamment à sa structure économique et aux relations entre structure et superstructure : des « ressources » comme la paix ou le progrès, la réforme ou la révolution, sont « en régime monopoliste ». L’Espace que parcourent, avec beaucoup de bruit, les vaisseaux spatiaux antihéroïques des films de SF de Kluge, est rempli de déchets et de ruines des entreprises de conquête, tout comme les planètes tout à fait inhospitalières qui s’y trouvent. Ainsi, Kluge semble mettre en scène les propos d’Adorno, écrivant dans sa Théorie esthétique inachevée : « On s’apercevra un jour à quel point l’univers inorganique prend un aspect industriel 16 ». Dans les profondeurs de l’univers, c’est aussi l’Histoire qui ressurgit, quand apparaît une image qui parodie clairement l’image télévisuelle et photographique du drapeau américain planté sur la Lune, ou alors une référence à tel « lieutenant-général Dr. Wedemaier », qui pourrait faire écho à Albert Coady Wedemeyer, expert en blocs aériens et protagoniste du pont aérien de Berlin en 1948-49, puis commandant de la 6e armée. Dans l’Espace, s’affrontent deux camps qui ne peuvent que renvoyer, tour à tour, à la Seconde Guerre mondiale ou à la Guerre froide. Ainsi, Kluge peut se moquer du capitalisme, avec son « Mister Hunter », personnage comique qualifié de dernier américain sur Terre, qui se fait tuer le... 18 brumaire 2041 17. Dans son film,

15 « Sie suchen Arbeitsplätze, an denen sie mit ihren Frauen und Kindern auch während der Arbeitszeit zusammen leben können ». 16 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974 [1re éd. posthume 1970], p. 96. 17 La référence à l’ouvrage du jeune Marx sur le coup d’État de 1851 par le futur Napoléon III est évidente, et on se souviendra que dans ce livre Marx récrit une idée de Hegel d’une façon qui s’avère fort

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Kluge décrit une guerre civile où les anciens camarades s’entredéchirent et s’entretuent, et à ce moment-là des photographies de cadavres, en noir et blanc, font irruption, ou encore des actualités que regardent les protagonistes depuis l’Espace : par exemple des images de gens qui font la queue dans la nuit, telles des intrusions documentaires qui interprètent littéralement ce que signifie la télé-vision, la vision à distance de lieux et d’évènements divers et variés. Encore une fois, le voyage dans l’Espace nous ramène violemment sur terre et les régimes d’images se dialectisent mutuellement. Dans cet Espace si proche des enjeux géopolitiques et historiques du monde contemporain, se profile par moments une possible hétérotopie, celle du nomadisme : la « flotte des nomades » dont il est dit qu’elle « décolle de pistes de lancement toujours différentes/[et est] insaisissable par la contre-offensive 18 ». Dans le contexte donné, et d’après ce que suggèrent les images, le monde tsigane ou la guérilla au Vietnam, sans compter peut-être un souvenir de la Résistance 19, imprègnent le film et dilatent l’imagination utopique du spectateur. La représentation tragicomique de la « conquête » de l’Espace est au centre du moyen-métrage Wir verbauen (1971), qui raconte l’histoire du vaisseau spatial « Brutalitor », presque neuf et pourtant voué au ratage et à l’autodestruction progressive. Le capitaine du vaisseau s’y accroche avec un « espoir irrationnel » qui est en tant que tel une déclinaison parodique de l’étude de l’irrationnel au cœur du rationnel par la Théorie critique. C’est un véritable scénario de la catastrophe et de la démystification auquel on assiste, avec une concentration d’images de destruction et d’images étonnantes qui tendent à la défiguration et à l’opacité, notamment par les procédés de surexposition qui parcourent le film et traduisent formellement un projet qui n’est pas seulement thématique. Car ces films de SF de Kluge, les premiers qu’il tourne en couleurs, partagent tous une esthétique « brute » qui rejoint tantôt le grotesque, tantôt le kitsch. La mise en scène minimale des acteurs, les décors dépouillés, aux couleurs acides et criantes, tout cela confirme une vision parodique de la SF.

Willi Tobler et la fin de l’utopie

Après avoir tourné Die Artisten unter der Zirkuskuppel, Kluge avait annoncé qu’il avait l’intention d’adapter sa Schlachtbeschreibung 20. En quelque sorte, Willi Tobler und der Untergang der 6. Flotte réalise ce projet en le transposant de la Terre à l’Espace et en le repoussant d’un siècle : le récit a lieu cent ans après Stalingrad,

utile pour comprendre la dimension « comique » des films SF de Kluge : « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois [...] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». La première fois étant pour Marx, on le sait, le coup d’État de Napoléon en 1799. 18 « NOMADENFLOTTE/(startet von wechselnden Startplätzen/im Gegenangriff nicht fassbar) ». 19 Dans Die Ungläubige, les « tsiganes-Netotzi » de Transylvanie faisaient déjà preuve d’une stratégie de guérilla présentée comme « une sorte de maquis » (« eine Art von Maquis », in Kluge, Die Artisten, p. 75). 20 Alexander Kluge, Stalingrad : Description d’une bataille, Paris, Gallimard, 1966 [1964]. L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 47 en 2042, et Willi Tobler (Alfred Edel) est un personnage qui, à l’inverse de ceux de Der groẞe Verhau, ne veut pas s’éloigner des centres de pouvoir mais plutôt prendre possession de son centre. Le film raconte l’histoire d’une guerre civile interplanétaire, à l’aide de schémas de guerre qui rappellent fortement ceux de la Deuxième Guerre mondiale ; de plus, la présence de symboles historiques comme l’étoile rouge à cinq branches renvoie à la Guerre mondiale et en même temps à la Guerre froide. C’est comme si la seule manière – tragiquement nécessaire – d’introduire de la chaleur dans la froideur de l’Espace était de se faire la guerre : Willi Tobler est parsemé d’images de lance-flammes, de manière exaspérée et presque auto-parodique 21. Willi Tobler est un personnage dévoué, têtu et décidé à réaliser ses idéaux, au point qu’il en arrive à contredire les ordres là où ils lui semblent irrationnels. Par opposition aux personnages féminins des premiers films de Kluge, il représente le personnage klugien récurrent du sujet idiosyncratique et déterminé, à la fois ridicule et attachant, que l’on retrouvera dans Der starke Ferdinand (Die Patriotin en donnera en quelque sorte une synthèse), et qui peut rappeler les personnages les plus radicaux du Docteur Folamour ou certains personnages de Herzog – avec la différence majeure que ceux-ci sont en général montrés comme des êtres irrationnels et monstrueux, fascinants et héroïques, alors que les personnages klugiens sont des anti-héros et des champions de rationalité. Willi Tobler, homme dévoué qui se préoccupe d’être du « bon côté » de la guerre civile, se voit confronté à des ordres contradictoires qui le poussent à étudier la situation dans laquelle il se trouve, en ayant même recours à la philosophie 22. Il se distingue nettement de l’amiral de l’Espace interprété par Hark Bohm dont le rôle est plutôt celui de l’observateur, de plus en plus passif devant la fenêtre de son vaisseau spatial (son téléviseur ?) qui montre des images de destruction d’un monde qui semble aller à sa perte 23. Par rapport à celui-ci, homme de pouvoir passif et dépassé par la catastrophe qu’il ne cesse de provoquer, le personnage de Willi Tobler est en revanche une figure intermédiaire, une espèce de petit cadre qui fait déraper l’engrenage dans son fonctionnement le plus huilé. Quand il se met « en propre », Willi semble décliner cette position intermédiaire en s’improvisant journaliste – tout en gardant son casque d’ouvrier. Il fait alors, sans le savoir, de la contre-information qui contredit l’espace médiatique contrôlé : là encore, il trahit son rôle de maillon intermédiaire d’une chaîne, ce qu’il voudrait pourtant à tout prix représenter, en serviteur fidèle du pouvoir. Ce qu’il finit par devenir, en étant chargé par les uns puis par les autres de la propagande, jusqu’à passer pour un collaborationniste : son abnégation se retourne contre lui.

21 Comme il l’écrira quelques décennies plus tard, de manière amusée : « Wir hatten Methoden hinzugefügt, aus Arztspritzen Benzinflammen als “galaktische Artillerie” in die Szene hineinschießen zu lassen. Unsere Installationen brannten vorzüglich » (Alexander Kluge, Geschichten vom Kino, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007, p. 273). 22 Mascha Mendes avait déjà « un faible pour la philosophie » (cf. Die Ungläubige, p. 75-76). 23 On retrouve par exemple le rôle de l’amiral interprété par Hark Bohm grâce aux différents personnages que joue Peter Berling, par exemple dans Raumfahrt als inneres Erlebnis (1999), où il a toujours cette fonction d’observateur, que nous avons soulignée dans Willi Tobler et qui devient le point d’ancrage d’un ensemble d’images documentaires.

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Willi procède d’une logique très rationnelle qui met en déroute les autres personnages (Kluge le qualifiera d’« irréfutable » 24), et en même temps il sera à chaque fois déphasé par rapport à son monde, en se retrouvant toujours dans la situation opposée à celle qu’il avait prévue, jusqu’à une espèce de dernière prise de conscience – sans issue – à la fin du film : lors de sa dernière apparition, il fait une grimace qui donne l’impression de la folie et dont l’aspect énigmatique peut rappeler la fin de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960). On peut dire que le film met en scène, sous forme comique, la dialectique entre Geschichte et Eigensinn, entre l’ensemble des forces qui agissent sur les individus et la puissance propre d’un sujet opiniâtre. Et pourtant, Willi Tobler souligne déjà la désespérante nécessité d’aller jusqu’au bout de ses décisions (car on le sait, chez Kluge « dans le danger et la plus grande détresse, le juste milieu apporte la mort »). Un intertitre indique cette idée d’un glissement continu comme seule forme de salut grâce à la métaphore du patinage (« Qui fait du patin sur de la glace mince ne peut éviter de la briser qu’en continuant de courir le plus vite possible 25 »), et le carton est suivi par le dessin kitsch (des années 1950 ?) d’une patineuse. Cette image permet à Kluge d’illustrer un propos sur la survie (dans la froideur, faudrait-il ajouter), et surtout de relancer dialectiquement ce propos car la patineuse que l’on voit saute en l’air, plutôt que de glisser sur la glace – ce qui par ailleurs l’expose d’autant plus à la catastrophe...

Une catastrophe féconde

Kluge sera déçu par son expérience de la SF cinématographique, qu’il avait abordée comme un espace de liberté, comme « l’espace vide par excellence […] parce que là-bas on peut bouger librement, sans dépendre d’aucune société, et on croit être au plus près de l’utopie. Or, cela n’est pas vrai du tout 26 ». D’après ces propos de 1976, l’on peut constater à quel point la conception de la SF comme lieu où se produit une pensée sur l’utopie découle d’une série de questions politiques et artistiques propres à l’après-68, et fortement liées à la possibilité et à l’impossibilité de concevoir l’utopie. Kluge semble avoir vécu comme un échec son effort de concilier « froideur » et quête de l’utopie : « L’utopie n’est pas quelque chose que l’on invente, mais elle peut être observée... [...] L’utopie doit être quelque chose de matériel, alors que la science fiction traite fondamentalement du froid. […] Je crois que la science-fiction n’est pas du tout adaptée à représenter l’utopie 27 ». Cette citation permet aussi de souligner une préoccupation commune à la pensée

24 Kluge, Geschichten, p. 273 (Der Unabweisbare). 25 « Wer auf dünnem Eis Schlittschuh läuft wird nur dann nicht einbrechen, wenn er so schnell wie möglich weiterläuft. ». C’est nous qui soulignons. 26 Entretien avec Ulrich Gregor, 14 avril 1976, dans Peter W. Jansen, Wolfram Schütte, Herzog – Kluge – Straub, München/Wien, Hanser, 1976, p. 173 (« der luftleerste Raum […] weil man sich dort frei bewegen kann, unabhängig von jeder Gesellschaft, und meint, man sei der Utopie am nächsten. Das ist nun überhaupt nicht wahr »). 27 Entretien par le collectif « Pupille » (1975). Je cite et traduis d’après la traduction italienne de cet entretien (Alexander Kluge, « cahier d’information » de la Mostra internazionale del nuovo cinema de Pesaro, 1976, p. 53). L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 49 de Kluge et à celle de Foucault pour une synthèse entre l’imagination utopique et le regard sur la société, qui poussera dans les années 2000 l’auteur allemand à adopter l’expression d’« hétérotopie » formulée par le philosophe français dès 1967, afin d’indiquer un espace concret et localisable. Les trois films de SF dont il a été question ici soulignent l’impossibilité de penser abstraitement l’utopie, raison pour laquelle le monde « réel » y ressurgit de manière catastrophique et documentaire. Par la suite, Kluge entamera un dépassement dialectique de cette opposition par un travail d’imbrication entre réel et imaginaire que la SF parodique lui permet d’annoncer sans pouvoir le mener à bien. À cette époque, en poursuivant l’idée, répandue aussi bien dans le cinéma d’auteur que (plus encore) dans le cinéma expérimental, d’un retour aux origines du cinéma afin de réinventer celui-ci, Kluge remarque lucidement que « [l’]idée de la science-fiction est née dans le huis-clos du laboratoire d’Ulm. En fait, une fuite de la réalité 28 ». Ces films surgis d’un geste amateur et libertaire deviennent le lieu où se produit une pensée de la désillusion, qui est en tant que telle profondément ancrée dans la production de Kluge, en ce qu’elle dialectise même le confort que pourrait apporter la notion d’Utopie. On se souviendra de la fameuse phrase attribuée au personnage de Leni Peickert, que Kluge cite souvent : « Pendant que nous l’attendons, l’Utopie se bonifie 29 ! ». Comme il le développera juste après son premier bloc d’œuvres de SF : « Plus je crois en la possibilité et la réalité de l’imagination et de l’Utopie plus je me dois d’être réaliste et conservateur envers l’Utopie 30 ». En ce sens, et malgré les réserves sur la SF qu’il a émises au milieu des années 1970, on peut constater que le retour d’une imbrication « scientifictionnelle » est encore un enjeu important dans son œuvre. Après l’expérience des trois films de SF dont il a été question ci-dessus, Kluge entame un mouvement inverse, du cinéma vers la littérature, avec Lernprozesse mit tödlichem Ausgang, qu’il définira comme une « réparation littéraire pour les films 31 ». Dans la dernière partie de l’ouvrage, qui donne son titre au livre, Kluge retrouve les procédés de la littérature de science-fiction, en situant l’action entre 2102 et 2103, dans un monde dévasté par les guerres et confronté, comme déjà l’amiral Willi Tobler devant les images documentaires des massacres du xxe siècle, à une catastrophe permanente. Cette réflexion sur la catastrophe (dont Kluge laisse souvent entendre, dialectiquement, le double pouvoir de destruction/création, de « dénouement » au sens grec) se poursuivra au travers d’autres ouvrages, par

28 « In der Abgeschlossenheit des Ulmer Labors kam die Science-Fiction-Idee auf. An sich eine Realitätsflucht ». 29 « Die Utopie wird immer besser, während wir auf sie warten ! ». 30 « The more I believe in the possibility and the reality of the imagination and of Utopia, the more realistic and conservative I must be about Utopia ». Entretien avec Jan Dawson dans Film Comment, novembre-décembre 1974, disponible en ligne : http://www.filmcomment.com/article/a-blast-from-the- past-alexander-kluge-interview. 31 Entretien avec U. Gregor (« literarische Wiedergutmachung für die Filme »), p. 174. Le livre sort en 1973, une année après l’ouvrage théorique Öffentlichkeit und Erfahrung qu’il a co-écrit avec Oskar Negt ; la même année, Kluge réalise son cinquième long-métrage, Gelegenheitsarbeit einer Sklavin, qui marque un changement décisif dans son cinéma en renouant à la fois avec les personnages féminins de ses premiers long-métrages et avec la prolifération essayiste d’images qu’avaient proposée ses films de SF.

69 [41-54] 50 DARIO MARCHIORI exemple dans le livre autour de Die Patriotin, quand une page juxtapose deux images légèrement différentes du cosmos, légendées par « Before the Catastrophe » et « After the Catastrophe » (l’anglais y renforçant la référence implicite à la SF). Dans Lernprozesse s’accomplit le « retour sur terre » de la SF klugienne, et s’y déploie une conflagration « catastrophique » des temporalités, qui pose les bases d’une réinterprétation dialectique, « révolutionnaire » (encore une fois au sens astronomique, Kluge y reviendra souvent dans ses œuvres), du temps et de l’articulation entre le passé, le présent et l’avenir. Ce point est sans aucun doute l’un des héritages principaux de l’expérience de la SF pour Kluge, comme on peut le comprendre dès la préface des Lernprozesse : « Ce qui comptait plus que jamais de nos jours, en 2102, c’était de survivre en contrariant la direction du mouvement de l’histoire 32 ». L’écriture des Lernprozesse est fortement essayiste, elle agence des blocs extrêmement différents entre eux par style et par sujet, avec des retours en arrière sur l’histoire du xxe et du xxie siècle mélangeant les faits et la fiction. De plus, cette partie du livre utilise pour la première fois de manière massive un montage d’images très diverses, « déterritorialisées », afin d’illustrer, de dialectiser ou d’élargir les propos des matériaux. Du point de vue de la composition littéraire et du rapport entre images et textes, présentés comme des matériaux composites, on peut dire que cette partie d’ouvrage inaugure le travail littéraire essayiste de Kluge, en prolongeant le travail sur l’hétérogénéité des matériaux qu’il avait déjà déployé dans son œuvre cinématographique 33. Nous pouvons donc constater que la SF n’est plus chez Kluge simplement une référence parodique à un genre mais un levier théorique qui lui permet d’aller bien au-delà du genre, ou de s’y inscrire en le détournant, comme il l’a fait par exemple, plus récemment, dans des court-métrages comme Triebwerk Husten (1996) 34 ou Der Tag ist nah, da ist die Erde nicht mehr da (1997). À la fin des années 1970, Geschichte und Eigensinn et Die Patriotin prolongent ce nouveau rapport à la SF, qui se déploie dans l’œuvre ultérieure de Kluge en dehors des références même parodiques au genre, afin d’articuler un discours plus général sur notre rapport à la raison et à la technique, basé sur une superposition de la science et de la fiction. Il retrouve ainsi une dialectique qui est exploitée, plutôt que thématisée et réfléchie, par la SF comme genre entre la science et la fiction. D’ailleurs, les origines de l’appellation du genre en portent la trace : Hugo Gernsback, auteur d’un roman marquant paru en 1914, Ralph 124C41+, avancera d’abord la notion de « scientific fiction » (1926), puis de « scientifiction » et finalement de « science fiction », en juin 1929 35, comme sous-titre de la revue Science Wonder Stories.

32 « Vorwort », in Alexander Kluge, Lernprozesse mit tödlichem Ausgang, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1973, p. 5 (« Vielmehr kam es jetzt, 2102, mehr denn je darauf an, entgegengesetzt zur Richtung der geschichtlichen Bewegung, zu überleben. »). 33 Sur cet aspect de l’œuvre de Kluge, je me permets de renvoyer à : Dario Marchiori, « De la parataxe chez Alexander Kluge », in Eric Lysøe, Vincent Pauval (dir.), Alexander Kluge et la France, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2015 (à paraître). 34 La musique du film, par JEDI-Knights, est fort bien nommée « Science Friction », qui met en avant la dimension dialectique du rapport à la SF du film tout entier. 35 On remarquera facilement que cette date est particulièrement significative dans l’imaginaire de Kluge : la crise économique mondiale, la fin du cinéma « muet », les notes sur Le Capital d’Eisenstein L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 51

La « scientifiction » au-delà de la SF : un rapport métaphorique à l’espace-temps

Ce que la notion de « scientific fiction » permet de mettre en avant, c’est une compénétration entre la dimension scientifique et l’activité imaginative de l’art. Nous retrouvons là encore un point central de la notion moderne d’essai, déjà explorée par Lukács, à savoir la relation entre l’art et la science, et l’on comprend à quel point Kluge ne peut qu’être sensible à ce croisement qui appartient d’ailleurs à la tradition scientifique moderne. À titre d’exemple, on rappellera que les Goncourt, dans leur Journal (16 juillet 1856), avaient pu parler du « miraculeux scientifique » pour indiquer le passage de la passion à l’idée ; à la fin du xixe siècle, commencera à circuler l’expression de « merveilleux scientifique » et celle de « roman scientifique ». Ou encore, on se souviendra de la figure de Camille Flammarion (1842-1925), astronome, écrivain de romans de SF et d’essais pseudo-scientifiques. Ces exemples parmi d’autres permettent de souligner la porosité existante entre le rationalisme et l’irrationalisme et entre la science et la fiction, ou la magie. Une porosité qui traverse toute la modernité et que Kluge explore de plus en plus au fil des années, en lui consacrant par exemple un film comme Mensch 2.0 (co-réalisateur Basil Gelpke, 2011). Kluge active les références au cosmos comme espace à la fois réel et imaginaire, en y voyant par exemple, dans un texte récent (« Le cinéma comme cosmos » 36), une immense salle cinématographique où se promènent des images en mouvement. Cette réinvention dialectique des rapports entre science et fiction que met en place Kluge peut être lue dans le cadre d’un intérêt méthodique pour les pouvoirs d’une pensée métaphorique : c’est le cas par exemple dans ses Nachrichten aus der ideologischen Antike (2008), où Kluge s’entretient avec Boris Groys, conversation qui va de Nikolaï Fiodorovitch Fiodorov (1829-1903), philosophe adhérant au mouvement « biocosmiste », qui croyait à l’immortalité du corps et à la résurrection des morts, jusqu’au Parti des « biocosmistes-immortalistes » dans la Russie post- révolutionnaire et à Alexander Bogdanov qui, au milieu des années 1920, créa un institut pour « rajeunir » les vieilles personnes grâce à des transfusions de sang. Dans ce contexte, Kluge et Groys commentent les réflexions du scientifique visionnaire (et auteur de deux romans de SF) Constantin Tsiolkovski ainsi que l’opéra futuriste Victoire sur le soleil (1913, livret en « zaoum » d’Alexeï Kroutchenykh, musique de Mikhaïl Matiouchine, prologue de Vélimir Khlebnikov, décors de Kasimir Malevitch, mise en scène du groupe Soyuz Molodyozi), qui visait à mettre en place un monde sans soleil et libéré du poids du souvenir comme de la préoccupation de l’avenir : un pur présent utopique. Ce n’est pas un hasard si à la suite de cet échange

(entamées en 1927) ou encore la réalisation de Die Frau im Mond par Fritz Lang sont des événements marquants d’un tournant historique majeur auquel Kluge ne cesse de revenir, surtout dans les dernières années (cf. par exemple les chapitres 15 et 16 du premier DVD-Rom de Nachrichten aus der ideologischen Antike : Marx – Eisenstein – Das Kapital, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008). 36 Dans Kluge, Geschichten (trad. de l’all. par Vincent Pauval, in Alexander Kluge, L’Utopie des sentiments, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014).

69 [41-54] 52 DARIO MARCHIORI avec Groys, Kluge monte un autre chapitre du film concernant Rosa Luxemburg, dont on soulignera plus loin l’importance dans la conception « révolutionnaire » du temps (également au sens astronomique) qu’a notre auteur. Tout à fait consciemment, Kluge se rattache à Marx aussi bien qu’à Walter Benjamin, maîtres philosophiques de la concrétisation métaphorique des concepts ; de ce point de vue, Kluge est en phase avec les interprétations linguistiques qui donnent la plus grande importance créative et conflictuelle aux procédés métaphoriques 37. Les métaphores cosmiques font partie d’un projet de réinvention du quotidien par l’imaginaire : des concepts astronomiques comme « gravitation », « constellation », « révolution » sont parmi les plus productifs et récurrents de la pensée philosophique, littéraire et plus généralement artistique de Kluge, en ce qu’ils permettent d’articuler, d’agencer, de créer des Zusammenhänge et d’instaurer une expansion de l’imaginable, du pensable, du possible. Cette prolifération du principe d’association propre à la SF s’était étendue de la littérature essayiste des Lernprozesse à l’œuvre philosophique dans les matériaux pour Geschichte und Eigensinn (dont une partie se trouve déjà dans le livre autour de Die Patriotin). On rappellera par exemple le Quatrième commentaire de l’ouvrage co-écrit avec Negt, « Sur les rapports de gravitation [Gravitationsverhältnisse] dialectiques dans l’histoire allemande » 38, où le lien entre les astres et les sentiments incarnés par l’expérience politique de Rosa Luxemburg est nettement établi. La méthode de la corrélation pratiquée par Kluge déploie une dimension ésotérique qui établit un lien entre microcosme et macrocosme, dont on trouve une image plastique sur la quatrième de couverture de Die Patriotin (le livre) : on y voit ce qui pourrait être un verre de lanterne magique, qui montre une représentation symbolique de l’univers, d’origine hindoue, avec un serpent qui décrit un cercle dans lequel s’inscrit une tortue qui porte quatre éléphants ayant à leur tour la Terre sur le dos, une Terre plate. Aussi, on songera parmi beaucoup d’autres exemples au parallèle entre le nombre de virus et le nombre des étoiles, et entre l’image du cosmos et l’image d’une cellule, qu’établit Mensch 2.0. Dans Die Ungläubige, on trouvait déjà des affirmations semblables qui tendaient à établir des corrélations entre le microcosme et le macrocosme, en leur donnant en plus une retombée politique : In der modernen Massengesellschaft ist es wie in der Biologie. Man muss die Keime, noch verkapselt als Sporen, vernichten, ehe sie sich entfalten können. Talleyrand sagte zu einem Herzog von soundso, der ein Bruder des Königs war : « zwei Köpfe müssten jetzt rollen, in einem Jahr achthundert, danach müssten Sie schon alle köpfen. 39 Dans l’œuvre de Kluge, les motifs de la SF interrogent les limites de l’Histoire et le potentiel de création/destruction propre à l’imagination. L’avenir de la science, l’espace intergalactique et les temporalités les plus éloignées permettent des

37 Pour une étude sur la métaphore comme mécanisme de production conflictuelle de significations, qui va à l’encontre de la tradition de la métaphore comme « similitude raccourcie », voir Michele Prandi, Grammaire philosophique des tropes, Paris, Minuit, 1992. 38 « Über dialektische Gravitationsverhältnisse in der deutschen Geschichte », in Kluge, Geschichte und Eigensinn, p. 710 sq. La référence implicite aux rapports de classes (Klassenverhältnisse) est claire. 39 Kluge, Die Ungläubige, p. 73-74. L’UTOPIE DE L’ESPACE, L’ESPACE-TEMPS DE L’UTOPIE 53 projections qui sont à la fois le reflet de notre monde, de ce qui le rend pensable et des aspirations qui le parcourent. Kluge s’en sert comme d’un levier pour l’imagination, tout en mélangeant le fait historique et la fantaisie, voire en montrant l’imbrication entre réel et imaginaire qui est propre à notre être au monde, comme le montre de manière étonnante l’illustration la plus recherchée de son œuvre, une image d’une BD de science-fiction, en noir et blanc, qui occupe une double page de Die Patriotin, sur laquelle est collée une petite image et une légende évoquant les contes de fée 40. Si bien que l’utopie ne peut plus se chercher aux limites de l’univers, mais dans la spirale même du temps, où l’Histoire et le récit (les deux sens possibles du mot « histoire », Geschichte) se superposent et s’agencent dans un même mouvement. C’est en créant cette synergie dialectique que Kluge donne à son œuvre un élan proprement révolutionnaire, car la spirale de l’espace-temps est exactement ce qui lui permet de traverser par un même geste la réalité et son imagination, la science et la fiction, dans le but d’une transformation radicale de ce monde dont la figure de la spirale montre l’élan. La puissance dialectique de la pensée métaphorique se concrétise alors dans l’idée du Strudel, du tourbillon temporel sur lequel a insisté Georges Didi-Huberman après Walter Benjamin, dont Kluge nous donne une relecture extrêmement productive 41. Cette spirale temporelle nous permet de revenir à la lettre citée en exergue, où Adorno adresse à Benjamin son propre commentaire de la phrase empruntée par celui-ci à Michelet : « Chaque époque rêve la suivante » ; une phrase qui pourrait en tant que telle définir une approche scientifictionnelle, mais que nous pourrons relire ici dans une relation plus complexe à l’imbrication entre le réel et l’imaginaire dont la SF aura montré la voie en ouvrant d’autres perspectives à la conception de l’espace-temps, malgré l’échec de l’utopie que Kluge affirme à l’issue de sa première expérience de la SF. Les derniers mots de Rosa Luxemburg que Kluge cite souvent, nous l’avons dit, prennent tout leur sens ici, comme un mélange de réalité factuelle et fictionnelle, de lucidité sur le monde et d’élan utopique, de stratégie politique et de scientifiction, et comme une réponse à l’âge post-utopique dont parle Jameson : « Je suis, j’étais, je serai ! » (« Ich bin, ich war, ich werde sein ! »). Le sujet peut être, sans doute, la révolution dans ses multiples sens métaphoriques, que la SF comme « étrangisation cognitive 42 » aura aidé à découvrir.

40 Dans Die Ungläubige (p. 87), Kluge fait référence à la fable de Hänsel et Gretel en la décrivant comme l’histoire d’un « renversement des autorités » (« Umkehrung der Autoritäten »). 41 Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels (1925), repris dans Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974, p. 226 : « Der Ursprung steht im Fluß des Werdens als Strudel und reißt in seine Rhythmik das Entstehungsmaterial hinein ». 42 Cf. Suvin, Metamorphoses.

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Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi Grégory CORMANN Université de Liège Jeremy HAMERS Université de Liège

Introduction : Faire un film après Adorno

Dans sa célèbre conférence « Éduquer après Auschwitz1 », Adorno donne un diagnostic grave de la société de son époque. Selon le sociologue, cette société est frappée par une « froideur universelle » dont les symptômes sont l’indifférence à l’égard d’autrui, le refoulement de l’angoisse, l’anéantissement de toute « capacité de résistance » des sujets, le durcissement émotionnel et physique des êtres humains. Pour Adorno, cette froideur est un « trait anthropologique fondamental2 ». Quelques années plus tôt, dans ses Lebensläufe3, Alexander Kluge pose les prémisses littéraires d’une théorie des émotions qui se trouve aux antipodes de toute généralisation de la froideur : cette théorie accorde en effet à tout être humain une capacité inébranlable de produire des souhaits et de protester, c’est-à-dire de réagir par la production d’émotions, quelque grave que soit la situation à laquelle il est confronté. A priori, entre Adorno et Kluge, deux conceptions des émotions s’opposent, et ce, à deux niveaux au moins. Kluge imagine un sujet dont les émotions ne peuvent être totalement anéanties alors qu’Adorno donne des exemples d’individus devenus des êtres pétris de froideur « totale ». Alors qu’Adorno réfléchit à la possibilité d’éduquer l’être humain après que ce dernier a subi ou orchestré l’horreur (quitte à commencer par le petit enfant chez lequel se forme déjà ce qui aboutirait plus tard à l’horreur4),

1 Theodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, trad. de l’all. par M. Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2003, p. 235-251. 2 Ibid., p. 248. 3 Alexander Kluge, Lebensläufe, Stuttgart, Henry Coverts Verlag, 1962. Dernière édition : A. Kluge, Lebensläufe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003. 4 « Erziehung wäre sinnvoll überhaupt nur als eine zu kritischer Selbstreflexion. Da aber die Charaktere insgesamt, auch die, welche

69 Cahiers d’études germaniques [55-80] 56 JEREMY HAMERS

Kluge imagine un sujet toujours déjà dépositaire d’une capacité inaliénable de s’émouvoir, une capacité originaire de la petite enfance, qui lui permet de protester contre le malheur subi, sans devoir y être spécifiquement éduqué5. La tension entre deux conceptions du sujet rapidement brossées ici devient particulièrement explicite lorsqu’on se penche sur la théorie du cinéma d’Alexander Kluge. Kluge n’a eu de cesse, depuis les années soixante-dix, de prôner un cinéma en mesure de susciter la production d’émotions chez chaque spectateur pris individuellement, ce qui n’est pas sans rappeler le projet éducatif adornien défendu dans « Éduquer après Auschwitz » lorsque le philosophe francfortois en appelle au travail de conscientisation par un intellectuel/réalisateur TV/éducateur6. Mais, on le sait, le cinéma politique de Kluge s’écarte aussi de ce projet éducatif en tant qu’il est adossé à une autonomie propre à chaque spectateur. Selon le réalisateur, le cinéma im späteren Leben die Untaten verübten, nach den Kenntnissen der Tiefenpsychologie schon in der frühen Kindheit sich bilden, so hat Erziehung, welche die Wiederholung verhindern will, auf die frühe Kindheit sich zu konzentrieren. » Theodor W. Adorno, « Erziehung nach Auschwitz », in Stichworte. Kritische Modelle 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1969, p. 87. 5 « Die menschlichen Äcker, auf denen Vertrauen wächst, können in ihrer Produktion nicht innehalten. Wir haben keine Möglichkeit, im Mißtrauen, in dauerhaftem Zweifel, in Verweigerung und Widerstand zu verharren (nicht einmal im Generalstreik). Menschen müssen das Vertrauen, das jedes junge Lebewesen mit auf die Welt bringt, verausgaben ». Alexander Kluge, avant-propos de Früchte des Vertrauens, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2009, p. 4 (pour une citation plus complète, voir plus bas). Cette confiance originelle s’exprime, selon Kluge, sous la forme de souhaits et d’émotions qui puisent leur « racine radicale dans le bonheur de l’enfant ». A. Kluge, « Wünsche und Fakten », in Klaus Eder, Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort : Bestandsaufnahme, München, Carl Hanser, 1980, p. 94. À ce sujet voir aussi : Alexander Kluge, Die Kunst Unterschiede zu machen, Frankfurt am Main, 2003, p. 57. 6 Parce que le « système normal de l’école primaire qui pose souvent nombre de problèmes ne suffit pas à modifier cet état des choses », Adorno va en effet jusqu’à imaginer des émissions télévisées éducatives ainsi que des groupes d’éducateurs « qui se rendraient à la campagne ». Adorno, « Éduquer après Auschwitz », p. 241. KLUGES KONSTELLATIONEN 57 peut s’avérer politiquement efficace dans la mesure où il s’empare d’une capacité originaire de tout sujet à produire des émotions. L’opposition au projet d’éducation audiovisuelle d’Adorno est manifeste et permet de préciser la tension déjà dégagée en ouverture de ce texte : alors que le philosophe rêve d’un réalisateur capable de conscientiser les masses en vue d’un retour aux émotions, Kluge, en revanche, imagine un art grâce auquel tout spectateur est d’emblée, toujours déjà, un coauteur parce que toujours capable de produire des émotions. Pourtant, Kluge s’est souvent présenté comme un auteur « venant d’Adorno7 ».

La théorie des émotions d’Alexander Kluge

Dans « Éduquer après Auschwitz », Adorno réagit à l’absence d’intérêt de la population allemande à l’occasion du Deuxième Procès d’Auschwitz qui s’est tenu à Francfort pendant près de deux ans, entre 1963 et 1965, dans une telle indifférence publique qu’il n’a pas été possible d’établir les faits dont étaient suspectés plusieurs dizaines d’exécutants du camp d’Auschwitz-Birkenau : confrontés à l’indifférence de l’opinion publique, les témoins allemands avaient en effet retiré leurs accusations ou déclaré qu’ils ne savaient plus, tandis que les accusés pouvaient revenir sur leurs aveux ou minimiser leur responsabilité. Pour Adorno, cette indifférence est synonyme d’une grande inquiétude : il en conclut que les conditions qui ont amené à la prise de pouvoir du nazisme se sont maintenant généralisées à une grande partie de la population qui fait montre d’une irresponsabilité totale à l’égard de son histoire récente. Ce diagnostic s’inscrit dans la continuité de La Dialectique de la raison. Dans l’introduction de leur livre, Horkheimer et Adorno faisaient le constat désabusé que la conscience de leur époque n’autorisait à en produire qu’une analyse fragmentaire, soulignée par le sous-titre de l’ouvrage, Fragments philosophiques :

Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt. Wir unterschätzten die Schwierigkeiten der Darstellung, weil wir zu sehr noch dem gegenwärtigen Bewußtsein vertrauten.8

7 Au rapprochement effectué par son interviewer entre son œuvre et Héritage de ce temps d’Ernst Bloch, Kluge répond : « Je proviens davantage d’Adorno ». Alexander Kluge, Jochen Rack, « Erzählen ist die Darstellung von Differenzen », in Neue Rundschau, n°1, 2001. Cet entretien est reproduit en ligne sur le site de l’auteur : http://www.kluge- alexander.de/zur-person/interviews-mit/details/artikel/erzaehlen-ist-die-darstellung- von-differenzen.html. 8 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente (1944), Frankfurt am Main,

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Horkheimer et Adorno ajoutent : « Les fragments que nous avons réunis ici prouvent cependant que nous avons dû renoncer à la confiance qui présida à nos débuts9. » Au cours de la rédaction de leur livre, la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale les ont amenés à prendre de plus en plus en compte le caractère destructeur du progrès de la civilisation. Horkheimer et Adorno en sont ainsi venus à compliquer – jusqu’à sembler la renverser en son contraire – l’étude de la civilisation des mœurs depuis la Renaissance que Norbert Elias avait menée dans les années 1930 sur des bases théoriques proches10. Pour Horkheimer et Adorno, on pourrait résumer les choses en disant que « l’Europe a deux histoires » : d’une part, une histoire officielle et honorable – l’histoire de la civilisation des mœurs, qui étudie la façon dont les mœurs se pacifient à partir de la Renaissance dans les entourages royaux, avant de se propager dans le reste de la population ; d’autre part, une histoire souterraine, dont on ne parle pas, qui est « constituée par le destin des instincts et des passions humaines refoulées, dénaturées par la civilisation11. » Mais, en réalité, on le comprend, il n’y a qu’une histoire, l’histoire de la dialectique de la raison, celle

Fischer Verlag, 1969, p. 1. 9 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. de l’all. par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2011, p. 13. 10 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, trad. de l’all. par P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2002 [1939] ; La Dynamique de l’Occident, trad. de l’all. par P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2003 [1939]. Elias lui-même n’était certes ni à l’abri des dangers de son temps ni aveugle à leur égard, comme le remarquent par exemple Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx, « Elias ethnologue de l’Allemagne contemporaine », in Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l’homme, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 227-239. On peut toutefois se demander, objectivement, si les processus de décivilisation identifiés par Elias sont bien, comme chez Horkheimer et Adorno, l’envers dialectique du progrès de la raison. On peut aussi remarquer, subjectivement, qu’Elias fonde la rédaction de ses ouvrages sur la « persévérance » en lui d’une confiance qui remonte à son enfance : « J’ai une intuition qui me donne l’assurance que tout ira bien, finalement, et j’attribue cela à l’énorme sentiment de sécurité dont j’ai joui en tant qu’enfant unique, grâce à l’amour de mes parents. » (Norbert Elias, « Interview biographique » avec A. J. Heerma van Voss et A. van Stolk (1984), in Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard/Pluriel, 2013, p. 24). 11 Horkheimer, Adorno, La Dialectique de la raison, p. 250. KLUGES KONSTELLATIONEN 59 d’un renversement de la raison en son contraire : celle qui expose comment, à force de rationalisation et de civilisation des mœurs, la raison est devenue folle et a fini par éradiquer les émotions de l’homme. Aussi le rapport de l’homme au monde – son rapport aux autres hommes comme aux objets – est-il un rapport intégralement réifié, c’est-à-dire le rapport d’une chose à une autre ou à d’autres choses qu’on peut utiliser ou détruire à sa guise. Comme l’écrit Adorno dans Minima Moralia, « les gens ont désappris à donner12 » : le don semble avoir perdu son sens dans une société où le superflu va de pair avec un repli sur l’intériorité. Et les choses elles-mêmes ne sont plus, si on peut dire, des choses émotionnelles, qui reliaient jusque-là les hommes au monde et permettaient, grâce à leur « chaleur13 », le développement des relations de générosité et de confiance. Selon Adorno, la discipline éducative allemande a franchi la limite : il ne s’agit plus d’une éducation du sang-froid14, il s’agit d’une imposition sociale totale qui a rendu les êtres humains insensibles et aveugles à la destinée de leurs prochains. On comprend, dès lors, que ce qui intéresse Adorno dans « Éduquer après Auschwitz », c’est le processus historique de civilisation des mœurs qui diffuse jusque dans les couches sociales les plus basses les conditions de possibilité d’une froideur sociale toute civilisée qui, non seulement n’inhibe pas la violence, mais en libère les formes les plus brutales. Ainsi, lorsqu’il voit Anita G. en 1967, Adorno s’enthousiasme-t-il de reconnaître dans le premier long-métrage de son élève et ami, notamment dans la scène du tribunal au début du film – lorsque l’accusée Anita Grün, jugée pour le vol d’un pullover en plein été, déclare « en été aussi j’ai froid » –, une parfaite restitution de cette indifférence généralisée de la société allemande15. Cette reconnaissance d’Adorno repose pourtant sur un malentendu. Kluge prend, dirait-on, le contrepied de son maître : là où Adorno insiste sur l’insensibilité des rapports humains réifiés, Kluge a commencé d’élaborer une théorie des émotions,

12 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. de l’all. par É. Kaufholz et J.‑R. Ladmiral, Paris, Payot, 2003 [1951], p. 52. 13 Ibid., p. 53. 14 Selon la formule que Marcel Mauss applique aux techniques du corps dans son article pionnier : Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1936], in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 2004 [1950], p. 385. Nous verrons plus loin que la sociologie de Mauss est une des références et une des cibles théoriques d’Adorno tout au long de son œuvre. 15 Conformément aux courriers d’Adorno à Kluge des 13 mars et 26 mai 1967, reproduits en avant-propos du recueil de récits courts Stroh im Eis (livret accompagnant le film Landschaften mit Eis und Schnee). Cf. Alexander Kluge, Wer sich traut, reißt die Kälte vom Pferd, Berlin, Filmedition Suhrkamp, 2010, p. 4-5.

69 [55-80] 60 JEREMY HAMERS une théorie des sentiments qui est certainement une des marques de fabrique de l’ensemble de son œuvre. Ainsi, alors qu’Adorno voit, dans Auschwitz, le surgissement brutal de l’histoire souterraine des passions refoulées par la civilisation, Kluge, dans sa monumentale Chronique des sentiments16, fait inlassablement le récit de l’impossible refoulement de sentiments qui ne cessent, dans les situations les plus difficiles, de manifester une protestation de l’être humain, de produire une différence dans le monde, si minime soit-elle. Pour Kluge, le projet d’un contrôle total des émotions est par conséquent tout simplement un projet impossible17. Si l’on devait résumer le projet de Kluge dans Chronique des sentiments (texte partiellement traduit en français en 200318), on pourrait avancer que l’ouvrage fait alterner les passages qui mettent en scène l’effondrement de notre capacité de décision, ce que Kluge appelle « la paralysie au moment décisif19 », et des récits qui manifestent la résistance, parfois ultime, à un tel refroidissement de notre volonté. Dans son discours pour la remise du Prix Kleist en 1985, Kluge soutenait déjà que la tâche de l’écrivain est de se faire le « gardien de la différence » des temps, à savoir de la distinction du passé, du présent et du futur – ce qu’il appelle la « grammaire des temps »20. La possibilité de continuer à faire cette différence n’est rien d’autre pour Kluge que la possibilité même de prendre une décision : « Je ne peux rien ressentir sans éveiller en moi l’enfant que je fus et les parents qui ont influencé cet enfant. Je ne peux absolument pas parler sans espoir : je serais paralysé. Je ne peux pas me passer de ce moment où il semble qu’une décision peut encore être prise : nous appelons cela le présent21 ». Aussi Kluge s’ingénie-t-il, dans sa Chronique, à décrire ce qu’il appelle des « réserves » de pensée et d’imagination, des réserves de temps ou de décision. La campagne de Russie de Napoléon en 1812, qui est comme une préfiguration de la défaite d’Hitler à Stalingrad, en est un bon exemple22. Malgré l’évidence de la débâcle française, Kluge s’intéresse à la façon

16 Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000. 17 On retrouve cette position fondamentale dans le film Die Macht der Gefühle, lorsque la voix off dit que « Le contraire des sentiments ce sont les choses ». Ce qui signifie, si on retourne la formule, qu’il n’y a qu’une chose qui peut échapper à la réification, ce sont les sentiments. 18 Alexander Kluge, Chronique des sentiments, trad. de l’all. par P. Deshusses, Paris, Gallimard, 2003 [2000]. 19 Ibid., p. 60. 20 Alexander Kluge, « La différence » [1985], in De la grammaire du temps, trad. de l’all. par A.‑É. Delatte, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 98. 21 Ibid., p. 87. 22 Voir, déjà ibid., p. 89. KLUGES KONSTELLATIONEN 61 dont Napoléon utilise la « rigueur du froid » pour encore accomplir des actions à la hauteur de la Grande Armée. Ainsi, lorsqu’il décide d’interrompre sa retraite pour attaquer l’armée russe lancée à sa poursuite, il ne faut voir chez Napoléon, selon Kluge, aucune attitude suicidaire : Napoléon cherchait simplement « en se mettant dans des situations désespérées et insupportables […], dans des situations extrêmes, [à] faire encore jaillir de lui un atome de riposte, de révolte intérieure », autrement dit à « se maintenir psychiquement en mouvement23 ». Kluge ajoute : « Beaucoup ont dit qu’il cherchait la mort. Son ordonnance, qui le connaissait mieux, répondit : Il cherchait un reste de décision. Il était “gelé”24 ». La propre expérience de Kluge, en 1945, sous les bombardements de Halberstadt, en est un autre exemple : malgré les bombardements, il est porté par la certitude d’être le seul rescapé et se demande simplement s’il aura sa leçon de piano le lendemain. Les exemples concernant ce « contre-capital » abondent dans l’œuvre de Kluge.

Die menschlichen Äcker, auf denen Vertrauen wächst, können in ihrer Produktion nicht innehalten. Wir haben keine Möglichkeit, im Mißtrauen, in dauerhaftem Zweifel, in Verweigerung und Widerstand zu verharren (nicht einmal im Generalstreik). Menschen müssen das Vertrauen, das jedes junge Lebewesen mit auf die Welt bringt, verausgaben. In dieser Hinsicht sind Menschen keine « rationalen », sondern « verschwenderische » Lebewesen. Das von Sigmund Freud so genannte « Ur-Vertrauen », ein Konto, von dem wir bis zum Tod täglich Abbuchungen vornehmen, ohne es zu erschöpfen, ist eine Mitgift der Evolution : Menschen wären auf dem langen Marsch in die Gegenwart ohne dieses seltsame Gegen-Kapital nicht übriggeblieben.25

Ce qui intéresse Kluge dans l’enfance, ce qui le fait se tourner vers les premières années de la vie humaine, c’est la croyance que nous avons alors que « le monde [est] bien intentionné à [notre] égard ».

In der Evolution haben jene Lebewesen überlebt, die in den ersten

23 Kluge, Chronique, p. 149, n. 2. 24 Ibid., p. 149-150. 25 Kluge, avant-propos de Früchte des Vertrauens, p. 4. Comme nous allons le voir, le concept de « confiance originelle » est popularisé dans les années 1950 par certains psychanalystes comme Erik Erikson. Il n’est pas aisé d’identifier le concept chez Freud. La formule, qu’on peut aussi traduire par « confiance de base », renvoie peut-être à ce que Freud appelle « l’expérience de satisfaction » (Befriedigungserlebnis) qui est décrite dans l’Esquisse de psychologie scientifique de 1895. Voir sur ce dernier point : Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2007 [1967], p. 150-151.

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Jahren ihres Daseins glauben, daß die Welt es gut mit ihnen meint. Betrachtet man unser Jahrhundert, ist das sicher ein großer Irrtum. Die Welt meint es nicht gut mit den Toten von Verdun, sie meint es nicht gut mit den Holocaust-Toten. Insofern läßt sich ganz objektiv sagen : Dies ist Ideologie, ein Irrtum, ein wunderbarer Irrtum allerdings, der Kräfte gibt. Das würde auch Adorno unterschreiben. Darum heißt mein letztes Kapitel in der « Chronik der Gefühle » – « Der lange Marsch des Urvertrauens ».26

On identifie donc clairement l’écart de Kluge par rapport à Adorno : Kluge s’en remet à une « erreur » qui s’est répétée sans cesse dans l’histoire, à une illusion qui, bien que l’on connaisse toujours déjà la fin (l’opéra, ça finit mal, au cinquième acte, dit-il27) donne la force de recommencer encore une fois : l’acteur, qui devrait savoir qu’il va mourir inéluctablement, a, chaque soir, représentation après représentation, les yeux plein d’espoir à l’acte I28. Plus précisément, pour échapper au destin funeste de la réalisation de la raison en son contraire dans l’histoire29, Kluge s’en remet à quelque chose qui, dans sa répétition fatale, échappe à l’histoire, à quelque chose qui est le non-historique absolu.

Kluge, Ferenczi et le froid : le principe cinéma

Comme la citation de l’avant-propos de Früchte des Vertrauens le suggère, c’est du côté de la psychanalyse qu’il faut se tourner. Kluge déclare donc lui emprunter le concept de « confiance originelle » (Urvertrauen). Ce faisant, on comprend le geste que Kluge met en œuvre : jouer un autre Freud contre le Freud de Malaise dans la civilisation sur lequel, comme on l’a vu, Adorno faisait fond dans sa critique de

26 Kluge, Rack, « Erzählen ». 27 « [I]n jeder Oper, die von Erlösung handelt, wird im fünften Akt eine Frau geopfert », in Alexander Kluge, Die Macht der Gefühle, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1984, p. 174. 28 Nous faisons référence ici à l’interview d’un chanteur d’opéra dans le film Die Macht der Gefühle (1983), que Kluge interroge sur sa capacité à espérer toujours et encore à chaque fois qu’il monte sur scène. 29 Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno avaient aussi pour objectif de lutter contre la cécité croissante de la raison. L’autoréflexion de la raison doit à la fois soutenir que la raison est la condition de possibilité de l’Aufklärung et qu’elle porte déjà toujours en elle-même le « germe » de sa régression. L’objet privilégié de la réflexion doit être, par conséquent, la possibilité même de sa régression. KLUGES KONSTELLATIONEN 63 l’éducation moderne. Selon Adorno, un grand mérite de Freud est d’avoir identifié dans le refoulement du corps – et de la sensibilité dans sa dimension la plus brute – une des sources de ce qu’il appelle « le malaise dans la civilisation ». À l’inverse, Kluge va chercher du côté de la psychanalyse un besoin fondamental de confiance qu’éprouve l’enfant dans les tout premiers mois de sa vie. Aussi, alors qu’Adorno voulait expliquer l’absence d’angoisse et de responsabilité, Kluge s’intéresse, lui, à la confiance que l’enfant suffisamment bien accueilli par son entourage reçoit au moment de sa naissance, et qui lui permet de ne pas devoir immédiatement affronter les menaces existentielles que recèle le monde où il apparaît. Le concept de « confiance de base », Urvertrauen, en anglais basic trust, a été forgé par le psychanalyste Erik Erikson30 au début des années 1950. On peut penser que c’est à lui que Kluge l’emprunte31. Mais, en plus profonde analyse, c’est à un autre psychanalyste, Sandor Ferenczi (1873-1933), un des élèves les plus proches de Freud, que Kluge fait certainement référence. Erikson se contente en effet de décrire les différentes phases critiques que connaît un enfant au cours de son développement, alors que Kluge, dans ses films et dans ses récits, ainsi que dans ses nombreux entretiens, insiste sur une histoire catastrophique de l’espèce humaine et de ses ancêtres. Ferenczi, lui, radicalise de façon prodigieuse la thèse courante à son époque que l’ontogenèse répète la phylogenèse. Nos ancêtres auraient ainsi surmonté de nombreuses catastrophes, et chacune de nos existences en constitue à la fois la répétition et la répétition du défi relevé par l’homme face à cette réalité difficile. Parmi ces catastrophes, Kluge semble s’accorder avec Ferenczi pour donner une place particulière à la période glaciaire (à la dernière grande période glaciaire)32. Dans son article fondamental de 1913 sur « Le développement du sens de réalité et ses stades », Ferenczi interroge d’abord en profondeur la définition de l’animisme enfantin que donnera Freud dans Totem et Tabou, à savoir la croyance de l’enfant dans la toute-puissance de sa pensée. On pourrait croire que Ferenczi ne fait que reprendre, sur le vif, pour la développer et en préciser la portée, la conception freudienne de la « mégalomanie33 » de l’enfant. Dans cette perspective, Ferenczi ne ferait que décrire les différents stades d’acquisition du principe de réalité au détriment

30 Erik Erikson (1902-1993) : né à Francfort, il s’est formé à la psychanalyse à Vienne, auprès d’Anna Freud notamment, avant d’émigrer aux États-Unis en 1933. Il y élabore une théorie du développement de l’identité, notamment dans Childhood and Society (1950). 31 Comme le fait Christopher Pavsek dans The Utopia of Film. Cinema and Its Futures in Godard, Kluge and Tahimik, New York, Columbia University Press, 2013. 32 Voir notamment : Alexander Kluge, « Die Utopie Film », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 61. 33 Sandor Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades » [1913], in L’enfant dans l’adulte, Paris, Payot, 2006, p. 49.

69 [55-80] 64 JEREMY HAMERS du principe de plaisir. En réalité, il en va autrement. L’article de Ferenczi constitue une critique radicale, quoique proche d’elle, de l’anthropologie freudienne34. Si on lit correctement Ferenczi, on se rend compte que l’enfant, après sa naissance, ne vit à aucun moment intégralement sous le principe de plaisir. Le « sens de réalité » est contemporain de la naissance, dût-il se développer selon différents stades : ce sont les réponses de l’entourage humain de l’enfant qui permettent à celui-ci d’accorder foi à ses croyances. De telles croyances constituent du coup, selon Ferenczi, autant de tentatives pour conjurer, de façon hallucinatoire, la toute-puissance originelle35. Dans la seconde partie de l’article, Ferenczi élargit le spectre de son investigation sur le développement du sens de réalité à des considérations phylogénétiques. Selon lui, la perte de la toute-puissance que constitue pour l’enfant sa naissance rejoue l’ensemble des catastrophes géologiques et climatiques vécues par « les ancêtres de l’espèce humaine », jusqu’à la dernière période glaciaire qui est « survenue à une époque où il y avait déjà certainement des êtres humains sur la terre36 ». Cette ouverture phylogénétique est approfondie dans Thalassa, qui est publié en 1924 mais dont Ferenczi a jeté les bases lors de son service militaire, à partir de l’automne 191437. Il y précise la façon dont il faut concevoir les réactions symboliques face aux « situations difficiles38 » que les individus rencontrent. Prenant de nouveau pour modèle le traumatisme de la naissance, il soutient avec force qu’il s’agit dans chaque cas de « jouer avec le danger39 » : la phase cannibalistique de l’enfant, l’acte sexuel ou encore le sommeil ou la conversion hystérique sont autant de façons de revivre « le plaisir de l’existence intra-utérine, l’angoisse de la naissance et enfin la joie renouvelée d’échapper heureusement à ce danger40 ».

34 Ferenczi écrit qu’il n’a pas pu tenir compte de Totem et Tabou lorsqu’il rédigeait son article. Mais sa proximité avec Freud ne permet pas de douter qu’il était depuis longtemps au courant du travail de son maître. Voir ibid., p. 45, n. 1. 35 À tout prendre, c’est lorsque l’homme dort qu’il reproduit adéquatement la situation intra-utérine en se détournant des tâches à accomplir (assouvissement de ses besoins, réactions aux sollicitations et contraintes externes) de façon à pouvoir assurer sa croissance ou la régénération de ses forces. 36 Ibid., p. 67. 37 Sandor Ferenczi, Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot, 2002 [1924], « Introduction », p. 47. 38 Ibid., p. 70, 104 et 108. 39 Ibid., p. 107. Ferenczi se place ici dans la continuité des descriptions freudiennes du jeu de la bobine dans Au-delà du principe de plaisir. 40 Ibid., p. 118. Dans Thalassa, Ferenczi modifie certes le cadre de KLUGES KONSTELLATIONEN 65

C’est ainsi que la thématique du froid, dont nous sommes partis, subit une inversion fondamentale : là où Adorno définissait notre condition actuelle par le froid, là où Adorno définissait le froid comme un point d’aboutissement de l’histoire des sociétés humaines, Kluge – à la suite des premiers textes de Ferenczi – place le froid au départ : pour lui, « nous provenons tous du froid », et la période glaciaire nous a appris à « avoir des impressions41 ». Aussi, là où il signifie pour Adorno insensibilité et indifférence, le froid est-il chez Kluge l’expression d’une capacité élémentaire de différenciation et de défi envers la réalité telle qu’elle est. Le point n’est pas anecdotique, dans la mesure où la même inversion chronologique vaut aussi, selon Kluge, pour le cinéma lui-même. Pour Kluge, en effet, le cinéma n’est pas qu’une invention artistique récente (du coup unilatéralement passible de la critique que l’on peut faire des productions culturelles de masse). Comme il n’hésite pas à le répéter, le cinéma ne peut pas non plus être réduit à une certaine invention technique. Le cinéma est, dans son principe, consubstantiel au travail de l’esprit humain, à cette capacité de mouvement intérieur qu’est l’esprit humain. Un tel « cinéma » existe depuis plusieurs millénaires. Ainsi que le précise un passage essentiel de Kluge sur le « Principe cinéma » : « Depuis la période glaciaire à peu près (ou plus tôt), sont en mouvement dans la tête de l’homme – en partie pour des raisons anti-réalistes, à savoir comme protestation contre l’insupportable réalité – des flux d’images, ce qu’on appelle des associations42 ». Dans cette note de 1979, Kluge met explicitement le cinéma, comme art « obscur et sans grade », à l’écart des « chemins tortueux du malaise dans la culture (Sigmund Freud) » : le cinéma est une expérience millénaire qui se fonde sur un « matériau brut » qui ne cesse de traverser l’esprit des hommes sa spéculation phylogénétique. Il fait encore allusion aux difficultés de la dernière période glaciaire (p. 148), mais c’est alors « l’assèchement des océans » (p. 113) qui est présenté comme le danger véritable, la vraie catastrophe qui a marqué l’histoire de l’humanité. Si l’existence individuelle répète l’histoire de l’espèce, c’est, selon le grand livre de 1924, que la naissance rejoue la nécessité qu’a jadis représentée pour de nombreux animaux la sortie de la mer de terres jusque-là immergées. On peut penser que Ferenczi se rallie là, finalement, aux analyses symboliques de l’eau que Freud avait proposées entre-temps dans son Introduction à la psychanalyse. Cf. les pages que Freud consacre au symbolisme de l’eau dans les rêves, in Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, 1973 [1917], p. 145. 41 Kluge, Chronique, p. 42. 42 Alexander Kluge, « L’utopie cinéma » (1979), in L’Utopie des sentiments. Essais et histoires de cinéma, éd. par Dario Marchiori, trad. de l’all. par C. Jouanlanne et V. Pauval, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 121.

69 [55-80] 66 JEREMY HAMERS depuis des millénaires : rires, souvenirs, idées, et qui de cette façon rapproche ceux- ci sans avoir à en passer par ce que Kluge appelle « la simple éducation43 ».

La théorie du cinéma d’Alexander Kluge

L’intérêt particulier d’Alexander Kluge pour le cinéma repose sur le fait qu’il « fonctionne comme l’esprit humain » du sujet protestataire : par sauts successifs, déplacements et mises en rapport d’éléments hétérogènes, ce qui lui permet d’avancer que « même lorsque les projecteurs se seront tus, il y aura toujours […] quelque chose qui fonctionnera comme le cinéma44 ». Selon l’auteur, le cinéma produit en effet d’innombrables liens entre des images qui se trouvent à l’écran et les images dont chaque être humain est dépositaire en tant qu’héritier de toutes les générations qui l’ont précédé. La rencontre de deux images sur l’écran peut, selon Kluge, produire de multiples troisièmes images dans la tête du spectateur, ce qui transforme, selon la formule consacrée par l’auteur allemand, tout spectateur en un auteur. L’efficacité politique de ce « cinéma des associations », comme l’appelle Kluge, réside dans le fait que le spectateur peut s’affranchir de la fatalité que semble lui imposer la seule représentation (réaliste) du monde en protestant, c’est-à-dire en produisant des émotions, en se dressant contre toute situation difficile par la production d’autres images45. Ce montage qui met en quelque sorte le spectateur au travail puisqu’il le pousse à produire lui-même une série de représentations, de souvenirs ou d’images-émotions, repose notamment sur ce que Kluge appelle la « Mischform46 », la forme de mélange qui confronte le public à des séquences documentaires tout autant qu’à des mises en scène très théâtrales. Rappelant par ces mélanges que « les contes et la sociologie

43 Kluge insiste sur la « proximité particulière [du cinéma] au spectateur et à l’expérience. » (ibid.). 44 « Auch wenn die Kinoprojektoren einmal nicht mehr rattern, wird es, das glaube ich fest, etwas geben, das wie Kino funktioniert », in Alexander Kluge, avant-propos de Geschichten vom Kino, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007, p. 7. 45 Alexander Kluge, « Ein Hauptansatz des Ulmer Instituts », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 7 ; Michael Dost, Florian Hopf, Alexander Kluge, « Lebendige Phantasiearbeit und tote Organisation », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 49 ; Alexander Kluge, « Der Dokumentarfilm als Gefangener der Auftragsproduktion », in Alexander Kluge (éd.), Bestandsaufnahme : Utopie Film. Zwanzig Jahre neuer deutscher Film, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1983, p. 161-166. 46 Kluge, « Ein Hauptansatz », p. 7. KLUGES KONSTELLATIONEN 67 ne sont pas incompatibles47 », le réalisateur espère amener le spectateur à protester par la production d’émotions contre le froid du réel brut. Il ne faut toutefois pas s’y tromper. Tout comme c’est le cas pour sa théorie des émotions, il ne s’agit pas d’un mouvement dialectique entre deux pôles opposés qui permettraient de distinguer – et de choisir une fois pour toutes – entre documentaire et fiction. Pas plus que le seul rêve ne suffit à fuir une fois pour toutes le réel dur et cruel, car il servirait alors de masque à ce que Kluge nomme « l’exportation de problèmes48 » (« Problemexport »), à savoir une pure fuite. C’est en réalité à une interdépendance non dialectique du discours documentaire et de la mise en scène fictionnelle que le réalisateur songe. Au choc de l’IVG filmée dans Travaux occasionnels d’une esclave (1973), Kluge répond par l’histoire de Gaspard, sauvé in extremis (des eaux) par l’intervention providentielle d’un oiseau qui le ramène sain et sauf dans sa famille. Contre « l’hyper- documentarité » de la séquence de l’avortement, qui devrait laisser le spectateur las et déçu, Kluge propose « l’hyper-théâtralité » d’un conte raconté en rimes et en ombres chinoises. L’ouverture de Die Macht der Gefühle (1983) nous confronte à une rencontre analogue : après les plans rapprochés et contemporains d’un enfant grièvement brûlé, le spectateur découvre un extrait des Nibelungen de Fritz Lang (1924), montrant également un enfant dans la tourmente, mais selon une tout autre tonalité cette fois. Cette interdépendance entre le désespoir et l’espoir (c’est-à-dire entre le désespoir et la protestation) trouve aussi à s’exprimer, dans Die Macht der Gefühle, dans l’interview d’un chanteur d’opéra qui ne sait pas encore qu’il va mourir inévitablement au cinquième acte (voir plus haut49), un espoir implicite que

47 « Ähnlich ergänzen einander, richtig angewendet, die musikalisch-poetisch erzählenden und die dokumentierenden Formen des Films. Auch hier ist es die Mischform, die zwischen Dokument und Fiktion, zwischen Montage und ungekürzter Wiedergabe, zwischen Phantasie und Wirklichkeitssinn vermittelt. Soziologie und Märchen sind eben nicht, wie man annimmt, Gegensätze, sie sind Pole in ein und derselben Sache, die verschieden aussieht, je nachdem, ob man von der Fähigkeit des Menschen, es mit den Fakten auszuhalten, oder von seiner Fähigkeit, Wünsche zu bilden, ausgeht. » (ibid.). 48 Günther Hörmann, Maximiliane Mainka, Alexander Kluge, « Politik, Philosophie, Film », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 50. 49 Récemment encore, dans l’interview fictive de Carmen in Speichersdorf (2013), Kluge a imaginé une directrice d’opéra qui rejoue inlassablement Carmen parce qu’il se pourrait que l’irruption d’un ours polaire dans l’arène ou qu’une pluie diluvienne offre soudain une autre issue à l’opéra qui, selon les mots de Kluge, fait

69 [55-80] 68 JEREMY HAMERS semblent confirmer les nombreuses scènes de répétition et de « résurrection » dans le film. À la fois réalisations (par la rencontre de matériaux hétérogènes aux rimes visuelles ou thématiques évidentes) et illustrations du principe cinéma, les séquences rapidement évoquées ici permettent de résumer l’efficacité politique du cinéma selon Kluge : par sa capacité à imiter la production d’images-émotions dans l’esprit du spectateur, le cinéma réactive la « confiance originelle », c’est-à-dire la capacité protestataire, originelle et inaliénable, de tout sujet. Mais le dire de la sorte, c’est s’exposer à ce que Thomas Elsaesser appelait la « ventriloquie » qui guette tout analyste et lecteur de Kluge, qui en viendrait à expliquer et à paraphraser sa singulière théorie des émotions en vase clos50. Pour en sortir tout en mettant cette pensée à l’épreuve de son propre bénéfice, il faut donc se demander, plus avant, comment l’adjonction d’images hétérogènes pourrait suffire à préserver le spectateur de la passivité provoquée par le choc de l’image documentaire difficile ou de l’évasion stérile dans la pure fiction. Et plus largement : comment le cinéma, et singulièrement le cinéma d’un auteur qui truffe littéralement ses films de références savantes, populaires et d’autoréférences qui touchent a priori seulement l’œil de l’initié, peut-il entraîner le spectateur à raviver la production d’émotions51 ? mourir Carmen sous la dague de Don José une fois par jour, quelque part dans le monde. 50 Thomas Elsaesser, « A Thousand Coincidences that Afterwards We Call Fate. On Belatedness in Alexander Kluge », conférence prononcée dans le cadre du colloque Reading/Viewing Alexander Kluge’s Work, Université de Liège, 11 décembre 2013. Reproduite en traduction française dans ce volume sous le titre « Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin ». 51 C’est, à un autre niveau, la question que posait déjà en 1983 Burghard Schlicht dans sa critique de Die Macht der Gefühle parue, à la sortie du film, dans le Spiegel : « Warum sind Alexander Kluges Filme so schwer zu verstehen ? […] Kluge macht den Vorschlag, der Zuschauer solle sich aus dem überreichen Angebot das aussuchen, was bei ihm bestimmte Assoziationsketten auslöse. […] Ich bezweifle, daß das über das übliche Maß hinaus (wie der Zuschauer das bei jedem Film macht) möglich ist. Zudem bietet Die Macht der Gefühle, anders als die Tagesschau, wenn man einmal diesen rohen Vergleich anstellt, einen objektiven Sinnzusammenhang, den man, wie ich, ausgerüstet mit Textbuch, Gedächtnisprotokoll und Kluges Schriften, rekonstruieren kann. Aber wer macht sich schon diese Arbeit ? […] Das erschwert die von Kluge gewünschte « Offenheit » KLUGES KONSTELLATIONEN 69

Poser le problème en ces termes revient à s’interroger sur les conditions dans lesquelles le sens unique réalisateur-spectateur est rompu et peut effectivement déboucher sur un travail collaboratif de production des émotions qui dépasse le seul rêve ou le seul choc traumatique imposé par Kluge à son public52. Ou encore : comment l’auteur et les spectateurs peuvent-ils collaborer alors que, de toute évidence, ils ne parlent pas le même langage ?

L’efficacité du cinéma des émotions : le « principe Ferenczi » dans Die Macht der Gefühle

Dans Die Macht der Gefühle, une longue section, qui couvre grosso modo la première moitié du film, est une citation appuyée de Ferenczi. Ce passage s’ouvre par une intervention de la voix off (de Kluge) : « Les gens peuvent endurer longtemps une chose qu’ils ne supportent plus. Puis soudain ils explosent de façon inattendue et brutale. » Kluge enchaîne avec la première scène de procès du film, où une femme est jugée pour avoir tiré sur son mari alcoolique, qui l’a délaissée pour entretenir une relation amoureuse avec leur propre fille. Bien entendu, cette scène de tribunal est une autocitation : elle rappelle la scène, évoquée au début de ce texte, où Anita Grün est jugée pour le vol d’un pull en plein été. On trouve dans les deux scènes la même incompréhension, le même dialogue de sourds entre le juge et la protagoniste du film (le juge : « on tourne en rond »). Le juge est pourtant de bonne volonté, pourrait-on dire. On a l’impression qu’il s’est fait un tour de rein en essayant de comprendre seiner Filme, den Zugang zum Publikum, und ist offensichtlich doch unvermeidlich : « Fehler », die man machen muß. Vermeidbar aber erscheint mir die Verwendung einer bestimmten Begrifflichkeit, die das gefühlsmäßige Verstehen – und Kluge selbst versteht das Kino als ein Medium der Gefühle – verhindert. » (Burghard Schlicht, « Gefühle glauben an einen glücklichen Ausgang », , n° 39, 1983, p. 226-231). 52 Kluge s’est lui-même emparé de cette question à plusieurs reprises, en demandant notamment que son vis-à-vis lui fasse confiance, qu’il s’arrête un instant pour prendre le temps de regarder le film, qu’il lui accorde provisoirement le bénéfice du doute, qu’il lui fasse confiance le temps du film, en admettant précisément qu’il pourrait faire fausse route et commettre des erreurs. Voir notamment : Alf Brustellin, Rainer Werner Fassbinder, Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Bernhard Sinkel, « Deutschland im Herbst : Worin liegt die Parteilichkeit des Films ? », in Ästhetik und Kommunikation, 32, n° 6, juin 1978, p. 124.

69 [55-80] 70 JEREMY HAMERS ce qu’il n’hésite pas à appeler la « logique » du coup de feu de l’accusée. Et même pendant l’audience, il se plie dans tous les sens pour comprendre comment celle-ci a réussi à tourner l’arme contre elle avant de la braquer en direction de son mari. Rien n’y fait : le juge n’arrive pas à expliquer l’acte – le moment de l’explosion – autrement que comme une suite d’actes volontaires. Mais, en même temps, si on s’intéresse à la cause du procès, cette scène est une citation de Ferenczi et d’un de ses travaux les plus célèbres, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant53 ». Dans la séquence consacrée à la destruction de Babylone54, en conclusion de la section du film qui nous intéresse ici, Kluge cite littéralement le titre de Ferenczi, après que le terme de « confusion » a déjà été prononcé à plusieurs reprises dans l’interrogatoire du juge55. Pour le dire vite, dans sa conférence de 1932 (publiée

53 Sandor Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » [« Sprachverwirrung zwischen den Erwachsenen und dem Kind. Die Sprache der Zärtlichkeit und der Leidenschaft »] [1932], in Psychanalyse IV. Œuvres complètes, 1927-1933, Paris, Payot, 1982, p. 125-135. 54 Dans la Bible, Babel signifie précisément « mélange, confusion des langues ». Kluge ne fait ainsi qu’appuyer l’allusion de Ferenczi au célèbre récit biblique. On rappellera que cette traduction « hébraïque » est fautive. En mésopotamien, Babel signifiait originellement « la porte des dieux ». On rappellera également que l’interprétation de cet épisode du récit des origines de l’humanité peut donner lieu à deux lectures opposées : celle qui, dénonçant la confusion des langues, voit dans la présomption humaine le signe du péché ; celle qui, au contraire et paradoxalement, voit dans le « malentendu babélien » (et dans la diversité des langues qui en résulte) un rapprochement des hommes, dans leur état de déchéance et de séparation, dans une sorte d’histoire de la communication. Sur cette question, que nous ne pouvons présenter ici que schématiquement, voir, notamment, l’article de James Dauphiné, « Le mythe de Babel », Littératures plurielles, n° 1, 1996, p. 163-173. 55 Envisagée de cette façon, cette séquence de tribunal de Die Macht der Gefühle est absolument fondamentale. Comme dans d’autres films de Kluge, on y voit à l’œuvre une mise en question du dispositif juridique. En effet, le malentendu entre le juge et l’accusée vient du fait que de telles scènes de confusion entre tendresse enfantine et passions adultes sont précisément l’occasion pour l’enfant, KLUGES KONSTELLATIONEN 71 en 1933), Ferenczi reprend à son compte la théorie de la séduction par laquelle le jeune Freud avait d’abord essayé, entre 1895 et 1897, d’expliquer les névroses de ses patientes. Il ne peut être question ici de s’appesantir sur le destin de cette théorie dans l’œuvre de Freud lui-même. On en retiendra, en premier lieu, que cette théorie de la séduction, dont Die Macht der Gefühle met en scène un cas exemplaire, décrit une situation « où le sujet (généralement un enfant) subit passivement, de la part d’un autre (le plus souvent un adulte), des avances ou des manœuvres sexuelles56 ». Il s’agit, selon Freud lui-même, d’une « expérience purement passive57» où le sujet, « encore incapable d’émotion sexuelle », subit la scène parce qu’elle ne peut pas « évoquer chez lui de réponse58 ». Ce que le sujet vit est vécu sans préparation, dans la mesure où aucune représentation d’ordre sexuel préalable n’existe pour rendre cet événement compréhensible. Pour le dire de façon un peu plus métaphorique, l’enfant ne connaît pas la langue de l’adulte qui fait véritablement « effraction59 » dans son expérience. Il ne faudrait cependant pas limiter la référence que Kluge fait à Ferenczi à une approche thématique. Avant 1983, Kluge avait déjà cité au moins une fois Ferenczi, en 1970, dans le cadre d’une émission sur la troisième chaîne allemande, consacrée au rapport entre « Cinéma et société », une émission restée célèbre parce qu’elle fut interrompue après quarante-cinq minutes par l’intervention directe sur le plateau du rédacteur en chef accusant Kluge de « manipuler l’émission60 ». L’émission avait par identification, d’intérioriser le sentiment de culpabilité de l’adulte (voir Ferenczi, « Confusion de langue », p. 130). Ce qui n’était qu’un jeu du point de vue de l’enfant devient le motif d’une punition, en même temps que l’enfant, confronté à l’hypocrisie de l’adulte auquel il s’est identifié, se retrouve « clivé, à la fois innocent et coupable » (ibid., p. 131). Il n’est donc pas étonnant que le juge insiste sur la confusion dans laquelle se trouve l’accusée et que celle-ci ne puisse se déclarer ni coupable ni innocente. 56 Jean Laplanche, Jean-Bernard Pontalis, « Séduction (scène de –, théorie de la –) », in Vocabulaire de la psychanalyse, p. 436. 57 Cf. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse : lettres à Wilhelm Fliess : notes et plans (1887-1902), Paris, PUF, 1956. 58 Laplanche, Pontalis, « Séduction (scène de –, théorie de la –) », p. 436-437. 59 Laplanche et Pontalis font référence à Ferenczi dans leur notice p. 439. 60 L’enregistrement de cette émission a été édité en DVD sous le titre Reformzirkus. Le texte du débat est reproduit intégralement sur le site : http://fr.scribd.com/doc/99448152/Reformzirkus-1970. Kluge fait référence à Ferenczi, précisément à l’article sur la confusion des

69 [55-80] 72 JEREMY HAMERS pris un tour particulier : le débat avait glissé de la question de l’efficacité sociale du cinéma vers une mise en question du formatage des émissions de télévision qui prétendent s’adresser au grand public et le rendre plus intelligent. À rebours, le rédacteur de l’émission reproche à Kluge de faire des films remplis de citations qui sont inaccessibles à la plupart des spectateurs. Le débat est impossible, mais la caméra continue de tourner malgré l’agitation régnant sur le plateau et malgré la convocation de tous les techniciens et rédacteurs à venir constituer le public auquel le WDR est censé s’adresser. Dans ce contexte, la citation improvisée – on est après la première interruption du programme61 – mais essentielle de Ferenczi prend une signification précise. En 1970, Kluge revient en effet au cinéma quelques mois après la mort d’Adorno. Pendant plusieurs années, il s’était consacré à d’autres projets, menés collectivement, comme la création d’un jardin d’enfants et l’enregistrement direct de la langue des classes populaires et des ouvriers. Mais, peut-être précisément parce qu’Adorno vient de mourir, il ne peut alors être question pour Kluge de renoncer au projet, philosophique et sociologique, de la Théorie critique. C’est d’elle qu’il faut partir, ne cesse de répéter Kluge, si on veut inventer les métaphores d’une pensée qui affronte sa bêtise et qui cherche à « s’articuler », c’est-à-dire qui se donne le temps de la réflexion et s’autorise à formuler une idée complexe. C’est certainement sur ce point que la référence à Ferenczi est déterminante. On ne peut en effet manquer de se rappeler, à ce stade, les critiques sévères qu’Adorno avait adressées depuis le milieu des années 1950 à une psychanalyse d’inspiration ferenczienne. Dans Dialectique négative, en 1966, Adorno reproche à Ferenczi d’avoir concrètement restreint la « critique implacable du surmoi » qui constituait pour lui, dans son « époque héroïque62 », l’apport fondamental de la psychanalyse. langues dans l’extrait suivant : « Halt mal ! Die Gedanken sind kompliziert. Ich beziehe mich jetzt darauf, dass die libidinöse Besetzung, die Menschen haben, und zwar seit der Höhlenmalerei oder seit der ersten Liebesbeziehung, die sie überhaupt haben, dass diese, gewiss auch zugerichtete und deformierte Libido, dass die nach Ausdruck verlangt. Alles, was diesen Ausdruck herstellt, hat gleichzeitig mit Leben zu tun und könnte gleichzeitig subsumiert werden unter Kunst. Es ist nur so, dass die Freiheit hierfür nur in den herrschenden Schichten war. Aber das besagt nicht, dass das Grundbedürfnis, das Interesse an Ausdruck, nicht überall vorhanden ist. Sprache – wenn eine Mutter mit ihrem Kind spricht – und Ferenczi hat ja über die Missverständnisse da ein Buch extra geschrieben, über die Sprachfähigkeit von Kindern und von Müttern in der frühkindlichen Sozialisationsphase. DIESE FORMEN SIND ALLE IN DIESEM SINNE KUNST. DA JA KUNST DEFORMIERT IST… ». 61 Avant cette interruption, Kluge avait évoqué en début d’émission Hegel, Marx et, à plusieurs reprises, Adorno. 62 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. de l’all. par le Groupe de traduction du Collège de philosophie: Gérard Coffin, KLUGES KONSTELLATIONEN 73

Pour Adorno, en effet, seule une critique radicale du surmoi, sa déconstruction, permet à la psychanalyse de mener à bien la critique de la société qui produit ce surmoi. À défaut, la psychanalyse ne fait que reconnaître et avaliser « l’intériorisation aveugle et inconsciente de la contrainte sociale63 ». Autrement dit, dans ce cas, la psychanalyse « consent à la norme sociale dominante » quand elle ne se met pas tout simplement au service d’une « adaptation inconditionnelle64 » des individus à la société. En son fond, cette critique de Ferenczi par Adorno résume la critique que le philosophe adressait une décennie plus tôt aux développements récents de la psychanalyse (et des sciences sociales) aux États-Unis vers des perspectives pédagogiques et éducatives adaptatives et normalisantes65. Adorno resserre cette critique dans son article important, écrit pour un volume d’hommage offert à Horkheimer, intitulé « À propos du rapport entre sociologie et psychologie66 ». Les cibles désignées de l’article sont Talcott Parsons, cité d’emblée, Karen Horney et Erich Fromm, ainsi qu’Anna Freud67. Mais ces cibles circonstancielles ne peuvent cacher les véritables destinataires de la critique qu’Adorno formule contre les usages de la psychanalyse par la sociologie, et en particulier par des sociologies qui se veulent des théories critiques de la société. Ainsi, à trente ans de distance68, Adorno ne ménage pas ses critiques à l’égard d’un Marcel

Joëlle Masson, Olivier Masson... [et al.], Paris, Payot, 2001 [1966], p. 329. 63 Ibid. 64 Ibid., p. 131. 65 Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, trad. de l’all. par Jacques Le Rider, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007 [1946, 1952]. 66 Theodor W. Adorno, « À propos du rapport entre sociologie et psychologie », in Société : Intégration, Désintégration, textes trad. de l’all. et de l’angl. par Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten... [et al.], Paris, Payot, 2011, p. 315-367. 67 À ce niveau, les critiques d’Adorno rejoignent celles de Marcuse à la même époque. Il s’agit pour les deux philosophes de faire un « retour à Freud », notamment aux considérations freudiennes sur la pulsion de mort, contre ce qu’ils considèrent comme les tendances révisionnistes de la psychanalyse américaine. Voir Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Paris, Gallimard, 2012, p. 209-221. Voir aussi Paul-Laurent Assoun, L’École de Francfort, Paris, PUF, 2012 [1987], p. 103-107. 68 Mauss avait publié en 1924 un article sur les « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », in Sociologie et Anthropologie, p. 281-310. Sur le rapport de radicalisation critique

69 [55-80] 74 JEREMY HAMERS

Mauss et de son projet de réaliser une anthropologie de l’« homme complet » ou de l’« homme total » dans une société qui est elle-même « totalitaire69 ». L’argument est polémique et certainement discutable tant en ce qui concerne les intentions de Mauss qu’en ce qui a trait au potentiel critique de sa sociologie et des usages qui en ont été faits. Il faut toutefois en retenir le soupçon qu’Adorno fait peser sur des pratiques d’alignement les uns sur les autres des différents savoirs humains. Dans le même élan, Adorno en vient à formuler une critique du même ordre à l’égard de la psychanalyse de Ferenczi. Le passage suivant associe Mauss et Ferenczi dans le même reproche :

Der integrale Mensch, der die private Divergenz der psychologischen Instanzen und die Unversöhnlichkeit der Desiderate von Ich und Es nicht mehr spürte, hätte damit die gesellschaftliche Divergenz nicht in sich aufgehoben. […] Seine Integration wäre die falsche Versöhnung mit der unversöhnten Welt, und sie liefe vermutlich auf die « Identifikation mit dem Angreifer » hinaus, bloße Charaktermaske der Unterwerfung.70

Adorno présente certes Ferenczi comme « peut-être le plus imperturbable et le plus libre de tous les psychanalystes71 ». Mais c’est en réalité pour faire porter le soupçon sur la psychanalyse depuis ses débuts. Adorno n’hésite pas à reprendre la critique formulée par les révisionnistes à propos de la « froideur analytique72 » afin de porter le fer contre la pente originairement pédagogique de la psychanalyse. Or, il ne pouvait pas ignorer que Ferenczi avait signé son entrée en psychanalyse par d’Adorno envers Mauss, voir Grégory Cormann, Jeremy Hamers, « Kluge, Adorno et l’indomptable Leni Peickert », in Cahiers du GRM [en ligne], n° 5, 2014, http://grm.revues.org/412. 69 « Jedes Menschenbild ist Ideologie außer dem negativen. Wird heute etwa gegenüber den mit der Arbeitsteilung verfilzten Zügen der Spezialisierung an den Vollmenschen appelliert, so verspricht man dem Undifferenzierteren, Gröberen, Primitiveren eine Prämie und verherrlicht am Ende die Extroversion des go-getters, jene, die abscheulich genug sind, um im abscheulichen Leben ihren Mann zu stehen ». Theodor W. Adorno, « Zum Verhältnis von Soziologie und Psychologie » [1955], in Soziologische Schriften, vol. I, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, p. 67 ; pour la traduction française, cf. Adorno, « À propos du rapport », p. 342. 70 Adorno, « Zum Verhältnis », p. 65-66 ; « À propos du rapport », p. 340. 71 Adorno, « À propos du rapport », p. 339. 72 Ibid., p. 361. KLUGES KONSTELLATIONEN 75 un article sur « Psychanalyse et pédagogie ». Ferenczi y menait alors une critique radicale de toute forme d’éducation – autrement dit de « négation » des émotions73. Adorno considère qu’ensuite Ferenczi aurait reculé. Dans Die Macht der Gefühle, Kluge s’appuie pour sa part sur les derniers textes de Ferenczi afin de montrer, au contraire, que le psychanalyste hongrois a maintenu jusqu’au bout sa radicalité, en acceptant de la retourner, à la charnière des années 1920-1930, contre sa propre pratique de la cure analytique74. Revenons par conséquent à l’article de Ferenczi sur « La confusion des langues ». Dans ce texte, Ferenczi retourne le miroir vers le psychanalyste et vers le rapport qu’il instaure dans la cure avec son patient. La vigilance du psychanalyste doit être double : il doit certes identifier les résistances que le patient met en œuvre pour éviter de regarder son passé en face ; mais il doit, en même temps, et de façon aussi importante, « deviner » les critiques que le patient aurait à lui adresser sans pouvoir le faire, sans que le cadre de la cure lui permette d’exprimer ses critiques (les patients s’identifient au psychanalyste ; ils ne veulent pas le décevoir ou lui déplaire, etc.). La phrase citée plus haut, selon laquelle « on peut endurer longtemps ce qui nous est insupportable », prend alors un autre sens : elle ne concerne plus le traumatisme initial, mais la situation même de la cure. À ne pas y être attentif, le psychanalyste s’expose dans ses séances à ne faire que « répéter le trauma », qu’à provoquer chez son patient une crise d’angoisse extrême, une « explosion de colère et de fureur75 » qui met son patient dans un état presque inconscient. La sentence autocritique est cinglante : la réserve du psychanalyste, son « attitude froide et pédagogique76 » face à ce type d’explosion brise le lien avec le patient. La solution envisagée par Ferenczi consiste du coup à renverser la situation analytique : à savoir reconnaître la supériorité du patient, qui perçoit de façon très fine les souhaits et les humeurs du psychanalyste ; il s’agit d’admettre ses propres erreurs77, d’y renoncer et de permettre au patient de formuler ses critiques.

73 Sandor Ferenczi, « Psychanalyse et pédagogie » [1908], in L’enfant dans l’adulte, p. 29-39. 74 Notons qu’A. Kluge recourt à son tour au concept d’identification ou d’« introjection de l’agresseur » dans son film de 2008 Nachrichten aus der ideologischen Antike, où il reprend le projet d’Eisenstein de porter Le Capital de Marx au cinéma. Voir Alexander Kluge, Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité. Marx – Eisenstein – Le Capital, trad. de l’all. par B. Vilgrain, Courbevoie, Théâtre Typographique, 2014, p. 16. 75 Ferenczi, « Confusion de langue », p. 126-127. 76 Ibid., p. 129. 77 Ferenczi se réjouit que le psychanalyste « commette de toute façon suffisamment d’erreurs » (ibid., p. 128) afin de détraquer une cure qui risquait de « trop bien réussi[r] » (ibid., p. 126).

69 [55-80] 76 JEREMY HAMERS

Dans ces conditions, le psychanalyste restaure une relation de confiance avec son patient sur un plan qui n’est plus théorique mais bien émotionnel. Dans un autre article essentiel, Ferenczi parle du « tact » et de l’« empathie78 » du psychanalyste. C’est certes « à l’aide de [son] savoir » que le psychanalyste peut identifier les « associations » que le patient ne perçoit pas encore79. Il faut cependant du tact pour ne pas « stimuler la résistance du patient inutilement ou intempestivement80 » et l’amener progressivement à renoncer aux mécanismes de défense qui l’ont empêché jusque-là de « s’adapter à une réalité pleine de déplaisir81 ». La phrase déjà deux fois commentée de Die Macht der Gefühle (« on peut endurer longtemps une situation insupportable ») prend ainsi une troisième signification : le résultat de la psychanalyse selon Ferenczi est d’« apprendre à supporter une souffrance82 ». Ce faisant, Ferenczi pense n’avoir rien fait d’autre que retrouver le principe même de la psychanalyse qui s’en remet aux associations libres produites par le patient. En réalité, souligne-t-il, ce principe est double : d’une part, il « oblige le patient à s’avouer des vérités désagréables », mais, d’autre part, il « l’autorise à une liberté dans la parole et dans l’expression des sentiments83 ». La question de l’antidote à la passivité du spectateur par laquelle nous clôturions provisoirement notre recherche de l’efficacité politique d’un cinéma des émotions peut à présent être reformulée de façon plus précise : comment, dans Die Macht der Gefühle, la remise en jeu de Ferenczi a-t-elle permis à Kluge de libérer son spectateur par la production d’émotions, malgré la confrontation à des vérités presque insupportables imposées à ce spectateur, et ce, via un langage qui, a priori, forçait le public à la passivité ? Sans rabattre la réflexion de Ferenczi relative à la relation entre le patient et l’analyste sur la relation entre un réalisateur et ses

78 Sandor Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique » (1928), in Psychanalyse IV, p. 55. 79 Le psychanalyste est capable de faire ces associations, d’une part, du fait qu’il a « disséqué » de nombreux psychismes humains, mais surtout parce qu’il s’est soumis, dans le cadre de la cure « didactique », à la « dissection de son propre Moi ». Toutefois, cette analyse didactique, qui a aussi eu pour conséquence rapide de standardiser la pratique analytique, doit, on le voit, s’appuyer structurellement sur ce que Ferenczi appelle le « reste pas encore résolu de l’équation personnelle » du psychanalyste, c’est-à-dire sur les « erreurs » qu’il a commises et continue de commettre. 80 Ibid. 81 Sandor Ferenczi, « Principe de relaxation et néocatharsis » [1930], in Psychanalyse IV, p. 89. 82 Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique », p. 55. 83 Ferenczi, « Principe de relaxation et néocatharsis », p. 89. KLUGES KONSTELLATIONEN 77 spectateurs, on dira encore : dans quelles conditions Kluge, non plus malgré son érudition mais « avec » celle-ci, peut-il susciter la production d’émotions croisées chez tout spectateur ? Comment peut-il restaurer une relation de confiance avec son spectateur sur un plan qui n’est plus théorique mais émotionnel ?

Ouverture

En guise de première réponse à cette question, nous voudrions formuler l’hypothèse suivante : par l’emploi de la Mischform, par la convocation bigarrée de différents types et registres de représentations, Kluge tente de passer outre à l’inégalité (des compétences) entre l’auteur et le public pour tendre à une production déhiérarchisée de sentiments. Ses déclarations d’amour répétées pour une période de l’histoire du cinéma qu’il n’a pas connue donnent quelque consistance à cette proposition. Kluge voue un amour particulier à l’époque de la diversité primitive, un premier âge cinématographique dans lequel, dit-il, le septième art était fait de « hasard, de caractère sérieux […], de génie, d’incompétence et de chance84 ». À cette époque, « [o]n essayait sans cesse d’inventer le cinéma. Et chaque fois qu’il était inventé, on l’inventait encore une fois85 ». Dans le cinéma qu’il met progressivement en place jusqu’au début des années quatre-vingt – et dont Die Macht der Gefühle est peut-être un aboutissement –, Kluge essaye de rejouer cette diversité primitive. Non pas par nostalgie d’un cinéma précédant les « sens uniques commerciaux86 », mais par amour d’une situation dans laquelle tout le monde, réalisateurs comme spectateurs, était logé à la même enseigne. Un dialogue de sourds généralisé en somme, en vertu duquel la liberté, l’erreur et la production d’émotions étaient partagées par les spectateurs et les réalisateurs (producteurs, opérateurs, acteurs, etc.) qui créaient des œuvres historiquement imprévisibles pour un public tout aussi imprévisible. Une relation émotionnelle de pleine confiance, inévitablement non hiérarchisée parce qu’incapable de recourir à des savoirs, mécanismes et sens uniques préétablis. La tension identifiée au départ de notre réflexion entre la conception adornienne d’un sujet ayant totalement incorporé la froideur, et celle, défendue par Alexander Kluge, d’un être humain pétri d’une résistance émotionnelle au froid, reste irrésolue. Deux propositions conclusives peuvent toutefois être tirées de ce qui précède. La première lie la diversité primitive à l’espoir défendu par le dernier Adorno dans son

84 Kluge, Geschichten, p. 7. 85 « Das war ein pausenloser Versuch, den Film zu erfinden, und immer, wenn er erfunden wurde, wurde er noch mal erfunden. » (« Alexander Kluge », in , Bilder in Bewegung. Essays. Gespräche zum Kino, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1995, p. 82). 86 Ibid.

69 [55-80] 78 JEREMY HAMERS texte « Résignation87 ». Dans ce court article lu d’abord à la radio quelques mois avant sa mort, Adorno lie l’exil ou le retrait élitiste, qu’il semblait avoir défendu tout au long de sa vie, à une forme d’espoir pour les générations futures. Affirmant que « [c]e qui a été pensé de manière prégnante doit être pensé ailleurs, par d’autres : cette confiance accompagne même la pensée la plus solitaire et la plus impuissante88 », le philosophe francfortois justifie son refus d’une fonctionnalisation de sa pensée (par le mouvement étudiant en l’occurrence), en faisant appel à un futur dans lequel quelqu’un énoncera une pensée proche de celle de l’intellectuel retiré. En rejouant la diversité primitive dans son cinéma des associations, Kluge réalise cet espoir ; il lui offre une concrétisation en le déplaçant dans le domaine du cinéma. Autrement dit, il est de ceux qui, dans son futur, « proviennent d’Adorno ». La seconde proposition conclusive que nous voudrions esquisser ici suggère que c’est bien un « rapport à la réalité » qu’Adorno a voulu préserver en se retirant, paradoxalement, d’un monde qui risquait de l’en priver par excès de froideur. En première lecture, cette posture permet au penseur de tourner le dos au réel pour ne pas voir sa pensée et sa sensibilité réduites à leur mise en action89. Et il serait sans doute tentant de reconnaître ici un retrait quasi enfantin90. En réalité pourtant, ce retrait rejoue aussi l’interdépendance étroite identifiée par Ferenczi entre souvenir de toute-puissance et sens de réalité contemporain de la naissance. Car, se retirer – avec l’espoir qu’un jour quelqu’un d’autre, ailleurs, pensera à nouveau – c’est aussi conserver, de facto, une pensée qui pourra encore, un jour, agir sur le monde. Comme

87 « Was triftig gedacht wurde, muß woanders, von anderen gedacht werden : dies Vertrauen begleitet noch den einsamsten und ohnmächtigsten Gedanken » (Theodor W. Adorno, « Resignation », in Kritik. Kleine Schriften zur Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971, p. 150). Pour une traduction française du texte, voir : Theodor W. Adorno, « Résignation », trad. de l’all. par N. Gabriel, A. Birnbaum, M. Métayer, in Tumultes, n° 17-18, 2002, p. 173-178. 88 Ibid., p. 178. 89 Cette inquiétude d’Adorno est également manifeste dans « Éduquer après Auschwitz », p. 239-240. 90 Cette lecture du retrait et d’un « rejeu » de la toute-puissance de l’enfant entretient quelque analogie avec l’hypothèse défendue par Ernst Bloch – dont Kluge se distancie explicitement – d’une évasion maîtrisée que l’enfant produit quotidiennement dans les jeux de ses premières années (« S’évader tous les jours »). Ernst Bloch, Le principe espérance, trad. de l’all. par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 34-35 ; sur le positionnement de Kluge par rapport à Bloch et Adorno, cf. Kluge, Rack, « Erzählen ». KLUGES KONSTELLATIONEN 79 chez Ferenczi, la résistance de l’enfant est une réponse donnée au monde réel et non la tentative de rejouer une situation perdue à jamais ; le retrait d’Adorno, son refus des mots d’ordre et d’une mise en action des idées, visent avant tout la conservation d’une pensée capable d’exister un jour dans le réel. C’est en substance ce que Kluge explique lorsqu’il insiste, confronté au paradoxe d’un Adorno d’apparence froide et pourtant pétri de confiance originelle91, sur l’origine de son espoir, nécessairement contemporaine d’un retrait :

Er spricht vom Antirealismus des Gefühls. Keiner hält unerträgliche Verhältnisse für geeignet in ihnen zu leben. Ich habe ein Eigentum an meinen Gefühlen, an meiner Libido. Und irgendwas draußen will daran Eigentum bilden. Und dagegen wehre ich mich mit allen Kräften. Diese Unruhe ist eigentlich die Unruhe im Werk von Adorno. Die Negation wird getrieben von Sehnsucht und aus kindlicher Kenntnis, dass es eine Alternative gibt. […] Es kommt aus der Kindheit. Ich kenne keinen anderen Menschen, dem man in den Augen eine solche Menge von Urvertrauen ansieht wie den Augen von Adorno. Der Glaube, dass es zumindest in den ersten drei Tagen seines Lebens gut mit ihm gemeint war, der haftet ihm lebenslänglich an.92

91 Nous retrouvons ici la question de la confiance – une confiance inquiète – qui traversait dès 1944 La Dialectique de la raison. Au terme de ce travail, nous pouvons, d’une part, identifier l’origine de cette confiance dans ce qu’on pourrait appeler le « projet existentiel » d’Adorno et, d’autre part, poser la question (qui dépasse le cadre de cet article) du destin de cette confiance originelle d’Adorno dans la suite de son œuvre, jusqu’à un texte comme « Résignation ». 92 A. Kluge, dans un entretien avec Peter Laudenbach, « Kluge über Adorno », in Berliner Tagesspiegel, 11 septembre 2003. L’entretien est consultable en ligne sur le site d’A. Kluge : http://www.kluge- alexander.de/zur-person/interviews-mit/details/artikel/kluge-ueber- adorno.html.

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Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi Grégory CORMANN, Jeremy HAMERS Université de Liège

Faire un film après Adorno

Dans sa célèbre conférence « Éduquer après Auschwitz 1 », Adorno donne un diagnostic grave de la société de son époque. Selon le sociologue, cette société est frappée par une « froideur universelle » dont les symptômes sont l’indifférence à l’égard d’autrui, le refoulement de l’angoisse, l’anéantissement de toute « capacité de résistance » des sujets, le durcissement émotionnel et physique des êtres humains. Pour Adorno, cette froideur est un « trait anthropologique fondamental 2 ». Quelques années plus tôt, dans ses Lebensläufe 3, Alexander Kluge pose les prémisses littéraires d’une théorie des émotions qui se trouve aux antipodes de toute généralisation de la froideur : cette théorie accorde en effet à tout être humain une capacité inébranlable de produire des souhaits et de protester, c’est-à-dire de réagir par la production d’émotions, quelque grave que soit la situation à laquelle il est confronté. A priori, entre Adorno et Kluge, deux conceptions des émotions s’opposent, et ce, à deux niveaux au moins. Kluge imagine un sujet dont les émotions ne peuvent être totalement anéanties alors qu’Adorno donne des exemples d’individus devenus des êtres pétris de froideur « totale ». Alors qu’Adorno réfléchit à la possibilité d’éduquer l’être humain après que ce dernier a subi ou orchestré l’horreur (quitte à commencer par le petit enfant chez lequel se forme déjà ce qui aboutirait plus tard à l’horreur 4), Kluge imagine un sujet toujours déjà dépositaire d’une capacité inaliénable de s’émouvoir, une capacité originaire de la petite enfance, qui lui permet de protester contre le malheur subi, sans devoir y être spécifiquement éduqué 5.

1 Theodor W. Adorno, « Éduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, trad. de l’all. par M. Jimenez et É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2003, p. 235-251. 2 Ibid., p. 248. 3 Alexander Kluge, Lebensläufe, Stuttgart, Henry Coverts Verlag, 1962. Dernière édition : A. Kluge, Lebensläufe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003. 4 « Erziehung wäre sinnvoll überhaupt nur als eine zu kritischer Selbstreflexion. Da aber die Charaktere insgesamt, auch die, welche im späteren Leben die Untaten verübten, nach den Kenntnissen der Tiefenpsychologie schon in der frühen Kindheit sich bilden, so hat Erziehung, welche die Wiederholung verhindern will, auf die frühe Kindheit sich zu konzentrieren. » Theodor W. Adorno, « Erziehung nach Auschwitz », in Stichworte. Kritische Modelle 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1969, p. 87. 5 « Die menschlichen Äcker, auf denen Vertrauen wächst, können in ihrer Produktion nicht innehalten. Wir haben keine Möglichkeit, im Mißtrauen, in dauerhaftem Zweifel, in Verweigerung und

69 Cahiers d’études germaniques [81-100] 82 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS

La tension entre deux conceptions du sujet rapidement brossées ici devient particulièrement explicite lorsqu’on se penche sur la théorie du cinéma d’Alexander Kluge. Kluge n’a eu de cesse, depuis les années soixante-dix, de prôner un cinéma en mesure de susciter la production d’émotions chez chaque spectateur pris individuellement, ce qui n’est pas sans rappeler le projet éducatif adornien défendu dans « Éduquer après Auschwitz » lorsque le philosophe francfortois en appelle au travail de conscientisation par un intellectuel/réalisateur TV/éducateur 6. Mais, on le sait, le cinéma politique de Kluge s’écarte aussi de ce projet éducatif en tant qu’il est adossé à une autonomie propre à chaque spectateur. Selon le réalisateur, le cinéma peut s’avérer politiquement efficace dans la mesure où il s’empare d’une capacité originaire de tout sujet à produire des émotions. L’opposition au projet d’éducation audiovisuelle d’Adorno est manifeste et permet de préciser la tension déjà dégagée en ouverture de ce texte : alors que le philosophe rêve d’un réalisateur capable de conscientiser les masses en vue d’un retour aux émotions, Kluge, en revanche, imagine un art grâce auquel tout spectateur est d’emblée, toujours déjà, un coauteur parce que toujours capable de produire des émotions. Pourtant, Kluge s’est souvent présenté comme un auteur « venant d’Adorno 7 ».

La théorie des émotions d’Alexander Kluge

Dans « Éduquer après Auschwitz », Adorno réagit à l’absence d’intérêt de la population allemande à l’occasion du Deuxième Procès d’Auschwitz qui s’est tenu à Francfort pendant près de deux ans, entre 1963 et 1965, dans une telle indifférence publique qu’il n’a pas été possible d’établir les faits dont étaient suspectés plusieurs dizaines d’exécutants du camp d’Auschwitz-Birkenau : confrontés à l’indifférence de l’opinion publique, les témoins allemands avaient en effet retiré leurs accusations ou déclaré qu’ils ne savaient plus, tandis que les accusés pouvaient revenir sur leurs aveux ou minimiser leur responsabilité. Pour Adorno, cette indifférence est synonyme d’une grande inquiétude : il en conclut que les conditions qui ont amené

Widerstand zu verharren (nicht einmal im Generalstreik). Menschen müssen das Vertrauen, das jedes junge Lebewesen mit auf die Welt bringt, verausgaben ». Alexander Kluge, avant-propos de Früchte des Vertrauens, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2009, p. 4 (pour une citation plus complète, voir plus bas). Cette confiance originelle s’exprime, selon Kluge, sous la forme de souhaits et d’émotions qui puisent leur « racine radicale dans le bonheur de l’enfant ». A. Kluge, « Wünsche und Fakten », in Klaus Eder, Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort : Bestandsaufnahme, München, Carl Hanser, 1980, p. 94. À ce sujet voir aussi : Alexander Kluge, Die Kunst Unterschiede zu machen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, p. 57. 6 Parce que le « système normal de l’école primaire qui pose souvent nombre de problèmes ne suffit pas à modifier cet état des choses », Adorno va en effet jusqu’à imaginer des émissions télévisées éducatives ainsi que des groupes d’éducateurs « qui se rendraient à la campagne ». Adorno, « Éduquer après Auschwitz », p. 241. 7 Au rapprochement effectué par son interviewer entre son œuvre et Héritage de ce temps d’Ernst Bloch, Kluge répond : « Je proviens davantage d’Adorno ». Alexander Kluge, Jochen Rack, « Erzählen ist die Darstellung von Differenzen », Neue Rundschau, no 1, 2001. Cet entretien est reproduit en ligne sur le site de l’auteur : http://www.kluge-alexander.de/zur-person/interviews-mit/details/artikel/erzaehlen-ist- die-darstellung-von-differenzen.html. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 83

à la prise de pouvoir du nazisme se sont maintenant généralisées à une grande partie de la population qui fait montre d’une irresponsabilité totale à l’égard de son histoire récente. Ce diagnostic s’inscrit dans la continuité de La Dialectique de la raison. Dans l’introduction de leur livre, Horkheimer et Adorno faisaient le constat désabusé que la conscience de leur époque n’autorisait à en produire qu’une analyse fragmentaire, soulignée par le sous-titre de l’ouvrage, Fragments philosophiques : Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt. Wir unterschätzten die Schwierigkeiten der Darstellung, weil wir zu sehr noch dem gegenwärtigen Bewußtsein vertrauten. 8 Horkheimer et Adorno ajoutent : « Les fragments que nous avons réunis ici prouvent cependant que nous avons dû renoncer à la confiance qui présida à nos débuts 9. » Au cours de la rédaction de leur livre, la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale les ont amenés à prendre de plus en plus en compte le caractère destructeur du progrès de la civilisation. Horkheimer et Adorno en sont ainsi venus à compliquer – jusqu’à sembler la renverser en son contraire – l’étude de la civilisation des mœurs depuis la Renaissance que Norbert Elias avait menée dans les années 1930 sur des bases théoriques proches 10. Pour Horkheimer et Adorno, on pourrait résumer les choses en disant que « l’Europe a deux histoires » : d’une part, une histoire officielle et honorable – l’histoire de la civilisation des mœurs, qui étudie la façon dont les mœurs se pacifient à partir de la Renaissance dans les entourages royaux, avant de se propager dans le reste de la population ; d’autre part, une histoire souterraine, dont on ne parle pas, qui est « constituée par le destin des instincts et des passions humaines refoulées, dénaturées par la civilisation 11. » Mais, en réalité, on le comprend, il n’y a qu’une histoire, l’histoire de la dialectique de la raison, celle d’un renversement de la raison en son contraire : celle qui expose comment, à force de rationalisation et de civilisation des mœurs, la raison est devenue folle et a fini par éradiquer les émotions de l’homme.

8 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1969 [1944], p. 1. 9 Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. de l’all. par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 2011, p. 13. 10 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, trad. de l’all. par P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2002 [1939] ; La Dynamique de l’Occident, trad. de l’all. par P. Kamnitzer, Paris, Pocket, 2003 [1939]. Elias lui-même n’était certes ni à l’abri des dangers de son temps ni aveugle à leur égard, comme le remarquent par exemple Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx, « Elias ethnologue de l’Allemagne contemporaine », in Sophie Chevalier, Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l’homme, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 227-239. On peut toutefois se demander, objectivement, si les processus de décivilisation identifiés par Elias sont bien, comme chez Horkheimer et Adorno, l’envers dialectique du progrès de la raison. On peut aussi remarquer, subjectivement, qu’Elias fonde la rédaction de ses ouvrages sur la « persévérance » en lui d’une confiance qui remonte à son enfance : « J’ai une intuition qui me donne l’assurance que tout ira bien, finalement, et j’attribue cela à l’énorme sentiment de sécurité dont j’ai joui en tant qu’enfant unique, grâce à l’amour de mes parents. » (Norbert Elias, « Interview biographique » avec A. J. Heerma van Voss et A. van Stolk (1984), in Norbert Elias par lui‑même, Paris, Fayard/Pluriel, 2013, p. 24). 11 Horkheimer, Adorno, La Dialectique de la raison, p. 250.

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Aussi le rapport de l’homme au monde – son rapport aux autres hommes comme aux objets – est-il un rapport intégralement réifié, c’est-à-dire le rapport d’une chose à une autre ou à d’autres choses qu’on peut utiliser ou détruire à sa guise. Comme l’écrit Adorno dans Minima Moralia, « les gens ont désappris à donner 12 » : le don semble avoir perdu son sens dans une société où le superflu va de pair avec un repli sur l’intériorité. Et les choses elles-mêmes ne sont plus, si on peut dire, des choses émotionnelles, qui reliaient jusque-là les hommes au monde et permettaient, grâce à leur « chaleur 13 », le développement des relations de générosité et de confiance. Selon Adorno, la discipline éducative allemande a franchi la limite : il ne s’agit plus d’une éducation du sang-froid 14, il s’agit d’une imposition sociale totale qui a rendu les êtres humains insensibles et aveugles à la destinée de leurs prochains. On comprend, dès lors, que ce qui intéresse Adorno dans « Éduquer après Auschwitz », c’est le processus historique de civilisation des mœurs qui diffuse jusque dans les couches sociales les plus basses les conditions de possibilité d’une froideur sociale toute civilisée qui, non seulement n’inhibe pas la violence, mais en libère les formes les plus brutales. Ainsi, lorsqu’il voit Anita G. en 1967, Adorno s’enthousiasme-t-il de reconnaître dans le premier long-métrage de son élève et ami, notamment dans la scène du tribunal au début du film – lorsque l’accusée Anita Grün, jugée pour le vol d’un pullover en plein été, déclare « en été aussi j’ai froid » –, une parfaite restitution de cette indifférence généralisée de la société allemande 15. Cette reconnaissance d’Adorno repose pourtant sur un malentendu. Kluge prend, dirait-on, le contrepied de son maître : là où Adorno insiste sur l’insensibilité des rapports humains réifiés, Kluge a commencé d’élaborer une théorie des émotions, une théorie des sentiments qui est certainement une des marques de fabrique de l’ensemble de son œuvre. Ainsi, alors qu’Adorno voit, dans Auschwitz, le surgissement brutal de l’histoire souterraine des passions refoulées par la civilisation, Kluge, dans sa monumentale Chronique des sentiments 16, fait inlassablement le récit de l’impossible refoulement de sentiments qui ne cessent, dans les situations les plus difficiles, de manifester une protestation de l’être humain, de produire une différence dans le monde, si minime soit-elle. Pour Kluge, le projet d’un contrôle total des émotions est par conséquent tout simplement un projet impossible 17.

12 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. de l’all. par É. Kaufholz et J.‑R. Ladmiral, Paris, Payot, 2003 [1951], p. 52. 13 Ibid., p. 53. 14 Selon la formule que Marcel Mauss applique aux techniques du corps dans son article pionnier : Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1936], in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 2004 [1950], p. 385. Nous verrons plus loin que la sociologie de Mauss est une des références et une des cibles théoriques d’Adorno tout au long de son œuvre. 15 Conformément aux courriers d’Adorno à Kluge des 13 mars et 26 mai 1967, reproduits en avant‑propos du recueil de récits courts Stroh im Eis (livret accompagnant le film Landschaften mit Eis und Schnee). Cf. Alexander Kluge, Wer sich traut, reißt die Kälte vom Pferd, Berlin, Filmedition Suhrkamp, 2010, p. 4-5. 16 Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000. 17 On retrouve cette position fondamentale dans le film Die Macht der Gefühle, lorsque la voix off dit que « le contraire des sentiments ce sont les choses ». Ce qui signifie, si on retourne la formule, qu’il n’y a qu’une chose qui peut échapper à la réification, ce sont les sentiments. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 85

Si l’on devait résumer le projet de Kluge dans Chronique des sentiments (texte partiellement traduit en français en 2003 18), on pourrait avancer que l’ouvrage fait alterner les passages qui mettent en scène l’effondrement de notre capacité de décision, ce que Kluge appelle « la paralysie au moment décisif 19 », et des récits qui manifestent la résistance, parfois ultime, à un tel refroidissement de notre volonté. Dans son discours pour la remise du Prix Kleist en 1985, Kluge soutenait déjà que la tâche de l’écrivain est de se faire le « gardien de la différence » des temps, à savoir de la distinction du passé, du présent et du futur – ce qu’il appelle la « grammaire des temps » 20. La possibilité de continuer à faire cette différence n’est rien d’autre pour Kluge que la possibilité même de prendre une décision : « Je ne peux rien ressentir sans éveiller en moi l’enfant que je fus et les parents qui ont influencé cet enfant. Je ne peux absolument pas parler sans espoir : je serais paralysé. Je ne peux pas me passer de ce moment où il semble qu’une décision peut encore être prise : nous appelons cela le présent 21 ». Aussi Kluge s’ingénie-t-il, dans sa Chronique, à décrire ce qu’il appelle des « réserves » de pensée et d’imagination, des réserves de temps ou de décision. La campagne de Russie de Napoléon en 1812, qui est comme une préfiguration de la défaite d’Hitler à Stalingrad, en est un bon exemple 22. Malgré l’évidence de la débâcle française, Kluge s’intéresse à la façon dont Napoléon utilise la « rigueur du froid » pour encore accomplir des actions à la hauteur de la Grande Armée. Ainsi, lorsqu’il décide d’interrompre sa retraite pour attaquer l’armée russe lancée à sa poursuite, il ne faut voir chez Napoléon, selon Kluge, aucune attitude suicidaire : Napoléon cherchait simplement « en se mettant dans des situations désespérées et insupportables […], dans des situations extrêmes, [à] faire encore jaillir de lui un atome de riposte, de révolte intérieure », autrement dit à « se maintenir psychiquement en mouvement 23 ». Kluge ajoute : « Beaucoup ont dit qu’il cherchait la mort. Son ordonnance, qui le connaissait mieux, répondit : Il cherchait un reste de décision. Il était “gelé” 24 ». La propre expérience de Kluge, en 1945, sous les bombardements de Halberstadt, en est un autre exemple : malgré les bombardements, il est porté par la certitude d’être le seul rescapé et se demande simplement s’il aura sa leçon de piano le lendemain. Les exemples concernant ce « contre-capital » abondent dans l’œuvre de Kluge. Die menschlichen Äcker, auf denen Vertrauen wächst, können in ihrer Produktion nicht innehalten. Wir haben keine Möglichkeit, im Mißtrauen, in dauerhaftem Zweifel, in Verweigerung und Widerstand zu verharren (nicht einmal im Generalstreik). Menschen müssen das Vertrauen, das jedes junge Lebewesen mit auf die Welt bringt, verausgaben. In dieser Hinsicht sind Menschen keine « rationalen », sondern « verschwenderische » Lebewesen. Das von Sigmund Freud so genannte « Ur-Vertrauen », ein Konto, von dem

18 Alexander Kluge, Chronique des sentiments, trad. de l’all. par P. Deshusses, Paris, Gallimard, 2003 [2000]. 19 Ibid., p. 60. 20 Alexander Kluge, « La différence » [1985], in De la grammaire du temps, trad. de l’all. par A.‑É. Delatte, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 98. 21 Ibid., p. 87. 22 Ibid., p. 89. 23 Kluge, Chronique, p. 149, n. 2. 24 Ibid., p. 149-150.

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wir bis zum Tod täglich Abbuchungen vornehmen, ohne es zu erschöpfen, ist eine Mitgift der Evolution : Menschen wären auf dem langen Marsch in die Gegenwart ohne dieses seltsame Gegen-Kapital nicht übriggeblieben. 25 Ce qui intéresse Kluge dans l’enfance, ce qui le fait se tourner vers les premières années de la vie humaine, c’est la croyance que nous avons alors que « le monde [est] bien intentionné à [notre] égard ». In der Evolution haben jene Lebewesen überlebt, die in den ersten Jahren ihres Daseins glauben, daß die Welt es gut mit ihnen meint. Betrachtet man unser Jahrhundert, ist das sicher ein großer Irrtum. Die Welt meint es nicht gut mit den Toten von Verdun, sie meint es nicht gut mit den Holocaust-Toten. Insofern läßt sich ganz objektiv sagen : Dies ist Ideologie, ein Irrtum, ein wunderbarer Irrtum allerdings, der Kräfte gibt. Das würde auch Adorno unterschreiben. Darum heißt mein letztes Kapitel in der « Chronik der Gefühle » – « Der lange Marsch des Urvertrauens ». 26 On identifie donc clairement l’écart de Kluge par rapport à Adorno : Kluge s’en remet à une « erreur » qui s’est répétée sans cesse dans l’histoire, à une illusion qui, bien que l’on connaisse toujours déjà la fin (l’opéra, ça finit mal, au cinquième acte, dit-il 27) donne la force de recommencer encore une fois. L’acteur, qui devrait savoir qu’il va mourir inéluctablement, a, chaque soir, représentation après représentation, les yeux plein d’espoir à l’acte I 28. Plus précisément, pour échapper au destin funeste de la réalisation de la raison en son contraire dans l’histoire 29, Kluge s’en remet à quelque chose qui, dans sa répétition fatale, échappe à l’histoire, à quelque chose qui est le non-historique absolu.

Kluge, Ferenczi et le froid : le principe cinéma

Comme la citation de l’avant-propos de Früchte des Vertrauens le suggère, c’est du côté de la psychanalyse qu’il faut se tourner. Kluge déclare lui emprunter le concept de « confiance originelle » (Urvertrauen). Ce faisant, on comprend le geste

25 Kluge, avant-propos de Früchte des Vertrauens, p. 4. Comme nous allons le voir, le concept de « confiance originelle » est popularisé dans les années 1950 par certains psychanalystes comme Erik Erikson. Il n’est pas aisé d’identifier le concept chez Freud. La formule, qu’on peut aussi traduire par « confiance de base », renvoie peut-être à ce que Freud appelle « l’expérience de satisfaction » (Befriedigungserlebnis) qui est décrite dans l’Esquisse de psychologie scientifique de 1895. Voir sur ce dernier point : Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2007 [1967], p. 150-151. 26 Kluge, Rack, « Erzählen ». 27 « [I]n jeder Oper, die von Erlösung handelt, wird im fünften Akt eine Frau geopfert », in Alexander Kluge, Die Macht der Gefühle, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1984, p. 174. 28 Nous faisons référence ici à l’interview d’un chanteur d’opéra dans le film Die Macht der Gefühle (1983), que Kluge interroge sur sa capacité à espérer toujours et encore à chaque fois qu’il monte sur scène. 29 Dans La Dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno avaient aussi pour objectif de lutter contre la cécité croissante de la raison. L’autoréflexion de la raison doit à la fois soutenir que la raison est la condition de possibilité de l’Aufklärung et qu’elle porte déjà toujours en elle-même le « germe » de sa régression. L’objet privilégié de la réflexion doit être, par conséquent, la possibilité même de sa régression. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 87 que Kluge met en œuvre : jouer un autre Freud contre le Freud de Malaise dans la civilisation sur lequel, comme on l’a vu, Adorno faisait fond dans sa critique de l’éducation moderne. Selon Adorno, un grand mérite de Freud est d’avoir identifié dans le refoulement du corps – et de la sensibilité dans sa dimension la plus brute – une des sources de ce qu’il appelle « le malaise dans la civilisation ». À l’inverse, Kluge va chercher du côté de la psychanalyse un besoin fondamental de confiance qu’éprouve l’enfant dans les tout premiers mois de sa vie. Aussi, alors qu’Adorno voulait expliquer l’absence d’angoisse et de responsabilité, Kluge s’intéresse, lui, à la confiance que l’enfant suffisamment bien accueilli par son entourage reçoit au moment de sa naissance, et qui lui permet de ne pas devoir immédiatement affronter les menaces existentielles que recèle le monde où il apparaît. Le concept de « confiance de base », Urvertrauen, en anglais basic trust, a été forgé par le psychanalyste Erik Erikson 30 au début des années 1950. On peut penser que c’est à lui que Kluge l’emprunte 31. Mais, en plus profonde analyse, c’est à un autre psychanalyste, Sandor Ferenczi (1873-1933), un des élèves les plus proches de Freud, que Kluge fait certainement référence. Erikson se contente en effet de décrire les différentes phases critiques que connaît un enfant au cours de son développement, alors que Kluge, dans ses films et dans ses récits, ainsi que dans ses nombreux entretiens, insiste sur une histoire catastrophique de l’espèce humaine et de ses ancêtres. Ferenczi, lui, radicalise de façon prodigieuse la thèse courante à son époque que l’ontogenèse répète la phylogenèse. Nos ancêtres auraient ainsi surmonté de nombreuses catastrophes, et chacune de nos existences en constitue à la fois la répétition et la répétition du défi relevé par l’homme face à cette réalité difficile. Parmi ces catastrophes, Kluge semble s’accorder avec Ferenczi pour donner une place particulière à la période glaciaire (à la dernière grande période glaciaire) 32. Dans son article fondamental de 1913 sur « Le développement du sens de réalité et ses stades », Ferenczi interroge d’abord en profondeur la définition de l’animisme enfantin que donnera Freud dans Totem et Tabou, à savoir la croyance de l’enfant dans la toute-puissance de sa pensée. On pourrait croire que Ferenczi ne fait que reprendre, sur le vif, pour la développer et en préciser la portée, la conception freudienne de la « mégalomanie 33 » de l’enfant. Dans cette perspective, Ferenczi ne ferait que décrire les différents stades d’acquisition du principe de réalité au détriment du principe de plaisir. En réalité, il en va autrement. L’article de Ferenczi constitue une critique radicale, quoique proche d’elle, de l’anthropologie freudienne 34. Si on

30 Erik Erikson (1902-1993) : né à Francfort, il s’est formé à la psychanalyse à Vienne, auprès d’Anna Freud notamment, avant d’émigrer aux États-Unis en 1933. Il y élabore une théorie du développement de l’identité, notamment dans Childhood and Society (1950). 31 Comme le fait Christopher Pavsek dans The Utopia of Film. Cinema and Its Futures in Godard, Kluge and Tahimik, New York, Columbia University Press, 2013. 32 Voir notamment : Alexander Kluge, « Die Utopie Film », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 61. 33 Sandor Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades » [1913], in L’enfant dans l’adulte, Paris, Payot, 2006, p. 49. 34 Ferenczi écrit qu’il n’a pas pu tenir compte de Totem et Tabou lorsqu’il rédigeait son article. Mais sa proximité avec Freud ne permet pas de douter qu’il était depuis longtemps au courant du travail de son maître. Voir ibid., p. 45, n. 1.

69 [81-100] 88 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS lit correctement Ferenczi, on se rend compte que l’enfant, après sa naissance, ne vit à aucun moment intégralement sous le principe de plaisir. Le « sens de réalité » est contemporain de la naissance, dût-il se développer selon différents stades : ce sont les réponses de l’entourage humain de l’enfant qui permettent à celui-ci d’accorder foi à ses croyances. De telles croyances constituent du coup, selon Ferenczi, autant de tentatives pour conjurer, de façon hallucinatoire, la toute-puissance originelle 35. Dans la seconde partie de l’article, Ferenczi élargit le spectre de son investigation sur le développement du sens de réalité à des considérations phylogénétiques. Selon lui, la perte de la toute-puissance que constitue pour l’enfant sa naissance rejoue l’ensemble des catastrophes géologiques et climatiques vécues par « les ancêtres de l’espèce humaine », jusqu’à la dernière période glaciaire qui est « survenue à une époque où il y avait déjà certainement des êtres humains sur la terre 36 ». Cette ouverture phylogénétique est approfondie dans Thalassa, qui est publié en 1924 mais dont Ferenczi a jeté les bases lors de son service militaire, à partir de l’automne 1914 37. Il y précise la façon dont il faut concevoir les réactions symboliques face aux « situations difficiles 38 » que les individus rencontrent. Prenant de nouveau pour modèle le traumatisme de la naissance, il soutient avec force qu’il s’agit dans chaque cas de « jouer avec le danger 39 » : la phase cannibalistique de l’enfant, l’acte sexuel ou encore le sommeil ou la conversion hystérique sont autant de façons de revivre « le plaisir de l’existence intra-utérine, l’angoisse de la naissance et enfin la joie renouvelée d’échapper heureusement à ce danger 40 ». C’est ainsi que la thématique du froid, dont nous sommes partis, subit une inversion fondamentale : là où Adorno définissait notre condition actuelle par le froid, là où Adorno définissait le froid comme un point d’aboutissement de l’histoire des sociétés humaines, Kluge – à la suite des premiers textes de Ferenczi – place le froid au départ : pour lui, « nous provenons tous du froid », et la période glaciaire nous a appris à « avoir des impressions 41 ». Aussi, là où il signifie pour Adorno insensibilité et indifférence, le froid est-il chez Kluge l’expression d’une capacité élémentaire

35 À tout prendre, c’est lorsque l’homme dort qu’il reproduit adéquatement la situation intra-utérine en se détournant des tâches à accomplir (assouvissement de ses besoins, réactions aux sollicitations et contraintes externes) de façon à pouvoir assurer sa croissance ou la régénération de ses forces. 36 Ibid., p. 67. 37 Sandor Ferenczi, Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot, 2002 [1924], « Introduction », p. 47. 38 Ibid., p. 70, 104 et 108. 39 Ibid., p. 107. Ferenczi se place ici dans la continuité des descriptions freudiennes du jeu de la bobine dans Au-delà du principe de plaisir. 40 Ibid., p. 118. Dans Thalassa, Ferenczi modifie certes le cadre de sa spéculation phylogénétique. Il fait encore allusion aux difficultés de la dernière période glaciaire (p. 148), mais c’est alors « l’assèchement des océans » (p. 113) qui est présenté comme le danger véritable, la vraie catastrophe qui a marqué l’histoire de l’humanité. Si l’existence individuelle répète l’histoire de l’espèce, c’est, selon le grand livre de 1924, que la naissance rejoue la nécessité qu’a jadis représentée pour de nombreux animaux la sortie de la mer de terres jusque-là immergées. On peut penser que Ferenczi se rallie là, finalement, aux analyses symboliques de l’eau que Freud avait proposées entre-temps dans son Introduction à la psychanalyse. Cf. les pages que Freud consacre au symbolisme de l’eau dans les rêves, in Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1973 [1917], p. 145. 41 Kluge, Chronique, p. 42. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 89 de différenciation et de défi envers la réalité telle qu’elle est. Le point n’est pas anecdotique, dans la mesure où la même inversion chronologique vaut aussi, selon Kluge, pour le cinéma lui-même. Pour Kluge, en effet, le cinéma n’est pas qu’une invention artistique récente (du coup unilatéralement passible de la critique que l’on peut faire des productions culturelles de masse). Comme il n’hésite pas à le répéter, le cinéma ne peut pas non plus être réduit à une certaine invention technique. Le cinéma est, dans son principe, consubstantiel au travail de l’esprit humain, à cette capacité de mouvement intérieur qu’est l’esprit humain. Un tel « cinéma » existe depuis plusieurs millénaires. Ainsi que le précise un passage essentiel de Kluge sur le « Principe cinéma » : « Depuis la période glaciaire à peu près (ou plus tôt), sont en mouvement dans la tête de l’homme – en partie pour des raisons anti-réalistes, à savoir comme protestation contre l’insupportable réalité – des flux d’images, ce qu’on appelle des associations 42 ». Dans cette note de 1979, Kluge met explicitement le cinéma, comme art « obscur et sans grade », à l’écart des « chemins tortueux du malaise dans la culture (Sigmund Freud) » : le cinéma est une expérience millénaire qui se fonde sur un « matériau brut » qui ne cesse de traverser l’esprit des hommes depuis des millénaires (rires, souvenirs, idées), et qui de cette façon rapproche ceux- ci sans avoir à en passer par ce que Kluge appelle « la simple éducation 43 ».

La théorie du cinéma d’Alexander Kluge

L’intérêt particulier d’Alexander Kluge pour le cinéma repose sur le fait qu’il « fonctionne comme l’esprit humain » du sujet protestataire : par sauts successifs, déplacements et mises en rapport d’éléments hétérogènes, ce qui lui permet d’avancer que « même lorsque les projecteurs se seront tus, il y aura toujours […] quelque chose qui fonctionnera comme le cinéma 44 ». Selon l’auteur, le cinéma produit en effet d’innombrables liens entre des images qui se trouvent à l’écran et les images dont chaque être humain est dépositaire en tant qu’héritier de toutes les générations qui l’ont précédé. La rencontre de deux images sur l’écran peut, selon Kluge, produire de multiples troisièmes images dans la tête du spectateur, ce qui transforme, selon la formule consacrée par l’auteur allemand, tout spectateur en un auteur. L’efficacité politique de ce « cinéma des associations », comme l’appelle Kluge, réside dans le fait que le spectateur peut s’affranchir de la fatalité que semble lui imposer la seule représentation (réaliste) du monde en protestant, c’est-à-dire en produisant des émotions, en se dressant contre toute situation difficile par la production d’autres images 45.

42 Alexander Kluge, « L’utopie cinéma » (1979), in L’Utopie des sentiments. Essais et histoires de cinéma, éd. par Dario Marchiori, trad. de l’all. par C. Jouanlanne et V. Pauval, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 121. 43 Kluge insiste sur la « proximité particulière [du cinéma] au spectateur et à l’expérience » (ibid.). 44 « Auch wenn die Kinoprojektoren einmal nicht mehr rattern, wird es, das glaube ich fest, etwas geben, das wie Kino funktioniert », in Alexander Kluge, avant-propos de Geschichten vom Kino, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007, p. 7. 45 Alexander Kluge, « Ein Hauptansatz des Ulmer Instituts », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien,

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Ce montage qui met en quelque sorte le spectateur au travail puisqu’il le pousse à produire lui-même une série de représentations, de souvenirs ou d’images- émotions, repose notamment sur ce que Kluge appelle la « Mischform 46 », la forme de mélange qui confronte le public à des séquences documentaires tout autant qu’à des mises en scène très théâtrales. Rappelant par ces mélanges que « les contes et la sociologie ne sont pas incompatibles 47 », le réalisateur espère amener le spectateur à protester par la production d’émotions contre le froid du réel brut. Il ne faut toutefois pas s’y tromper. Tout comme c’est le cas pour sa théorie des émotions, il ne s’agit pas d’un mouvement dialectique entre deux pôles opposés qui permettraient de distinguer – et de choisir une fois pour toutes – entre documentaire et fiction. Pas plus que le seul rêve ne suffit à fuir une fois pour toutes le réel dur et cruel, car il servirait alors de masque à ce que Kluge nomme « l’exportation de problèmes 48 » (« Problemexport »), à savoir une pure fuite. C’est en réalité à une interdépendance non dialectique du discours documentaire et de la mise en scène fictionnelle que le réalisateur songe. Au choc de l’IVG filmée dans Travaux occasionnels d’une esclave (1973), Kluge répond par l’histoire de Gaspard, sauvé in extremis (des eaux) par l’intervention providentielle d’un oiseau qui le ramène sain et sauf dans sa famille. Contre « l’hyper- documentarité » de la séquence de l’avortement, qui devrait laisser le spectateur las et déçu, Kluge propose « l’hyper-théâtralité » d’un conte raconté en rimes et en ombres chinoises. L’ouverture de Die Macht der Gefühle (1983) nous confronte à une rencontre analogue : après les plans rapprochés et contemporains d’un enfant grièvement brûlé, le spectateur découvre un extrait des Nibelungen de Fritz Lang (1924), montrant également un enfant dans la tourmente, mais selon une tout autre tonalité cette fois. Cette interdépendance entre le désespoir et l’espoir (c’est-à-dire entre le désespoir et la protestation) trouve aussi à s’exprimer, dans Die Macht der Gefühle, dans l’interview d’un chanteur d’opéra qui ne sait pas encore qu’il va mourir inévitablement au cinquième acte (voir plus haut 49), un espoir implicite que semblent confirmer les nombreuses scènes de répétition et de « résurrection » dans le film.

p. 7 ; Michael Dost, Florian Hopf, Alexander Kluge, « Lebendige Phantasiearbeit und tote Organisation », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 49 ; Alexander Kluge, « Der Dokumentarfilm als Gefangener der Auftragsproduktion », in Alexander Kluge (éd.), Bestandsaufnahme : Utopie Film. Zwanzig Jahre neuer deutscher Film, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1983, p. 161-166. 46 Kluge, « Ein Hauptansatz », p. 7. 47 « Ähnlich ergänzen einander, richtig angewendet, die musikalisch-poetisch erzählenden und die dokumentierenden Formen des Films. Auch hier ist es die Mischform, die zwischen Dokument und Fiktion, zwischen Montage und ungekürzter Wiedergabe, zwischen Phantasie und Wirklichkeitssinn vermittelt. Soziologie und Märchen sind eben nicht, wie man annimmt, Gegensätze, sie sind Pole in ein und derselben Sache, die verschieden aussieht, je nachdem, ob man von der Fähigkeit des Menschen, es mit den Fakten auszuhalten, oder von seiner Fähigkeit, Wünsche zu bilden, ausgeht. » (Ibid.). 48 Günther Hörmann, Maximiliane Mainka, Alexander Kluge, « Politik, Philosophie, Film », in Eder, Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 50. 49 Récemment encore, dans l’interview fictive de Carmen in Speichersdorf (2013), Kluge a imaginé une directrice d’opéra qui rejoue inlassablement Carmen parce qu’il se pourrait que l’irruption d’un ours polaire dans l’arène ou qu’une pluie diluvienne offre soudain une autre issue à l’opéra qui, selon les mots de Kluge, fait mourir Carmen sous la dague de Don José une fois par jour, quelque part dans le monde. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 91

À la fois réalisations (par la rencontre de matériaux hétérogènes aux rimes visuelles ou thématiques évidentes) et illustrations du principe cinéma, les séquences rapidement évoquées ici permettent de résumer l’efficacité politique du cinéma selon Kluge : par sa capacité à imiter la production d’images-émotions dans l’esprit du spectateur, le cinéma réactive la « confiance originelle », c’est-à-dire la capacité protestataire, originelle et inaliénable, de tout sujet. Mais le dire de la sorte, c’est s’exposer à ce que Thomas Elsaesser appelait la « ventriloquie » qui guette tout analyste et lecteur de Kluge, qui en viendrait à expliquer et à paraphraser sa singulière théorie des émotions en vase clos 50. Pour en sortir tout en mettant cette pensée à l’épreuve de son propre bénéfice, il faut donc se demander, plus avant, comment l’adjonction d’images hétérogènes pourrait suffire à préserver le spectateur de la passivité provoquée par le choc de l’image documentaire difficile ou de l’évasion stérile dans la pure fiction. Et plus largement : comment le cinéma, et singulièrement le cinéma d’un auteur qui truffe littéralement ses films de références savantes, populaires et d’autoréférences qui touchent a priori seulement l’œil de l’initié, peut-il entraîner le spectateur à raviver la production d’émotions 51 ? Poser le problème en ces termes revient à s’interroger sur les conditions dans lesquelles le sens unique réalisateur-spectateur est rompu et peut effectivement déboucher sur un travail collaboratif de production des émotions qui dépasse le seul rêve ou le seul choc traumatique imposé par Kluge à son public 52. Ou encore : comment l’auteur et les spectateurs peuvent-ils collaborer alors que, de toute évidence, ils ne parlent pas le même langage ?

50 Thomas Elsaesser, « A Thousand Coincidences that Afterwards We Call Fate. On Belatedness in Alexander Kluge », conférence prononcée dans le cadre du colloque Reading/Viewing Alexander Kluge’s Work, Université de Liège, 11 décembre 2013. Reproduite en traduction française dans ce volume sous le titre « Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin ». 51 C’est, à un autre niveau, la question que posait déjà en 1983 Burghard Schlicht dans sa critique de Die Macht der Gefühle parue, à la sortie du film, dans le Spiegel : « Warum sind Alexander Kluges Filme so schwer zu verstehen ? […] Kluge macht den Vorschlag, der Zuschauer solle sich aus dem überreichen Angebot das aussuchen, was bei ihm bestimmte Assoziationsketten auslöse. […] Ich bezweifle, daß das über das übliche Maß hinaus (wie der Zuschauer das bei jedem Film macht) möglich ist. Zudem bietet “Die Macht der Gefühle”, anders als die “Tagesschau”, wenn man einmal diesen rohen Vergleich anstellt, einen objektiven Sinnzusammenhang, den man, wie ich, ausgerüstet mit Textbuch, Gedächtnisprotokoll und Kluges Schriften, rekonstruieren kann. Aber wer macht sich schon diese Arbeit ? […] Das erschwert die von Kluge gewünschte “Offenheit” seiner Filme, den Zugang zum Publikum, und ist offensichtlich doch unvermeidlich : “Fehler”, die man machen muß. Vermeidbar aber erscheint mir die Verwendung einer bestimmten Begrifflichkeit, die das gefühlsmäßige Verstehen – und Kluge selbst versteht das Kino als ein Medium der Gefühle – verhindert. » (Burghard Schlicht, « Gefühle glauben an einen glücklichen Ausgang », Der Spiegel, no 39, 1983, p. 226-231). 52 Kluge s’est lui-même emparé de cette question à plusieurs reprises, en demandant notamment que son vis-à-vis lui fasse confiance, qu’il s’arrête un instant pour prendre le temps de regarder le film, qu’il lui accorde provisoirement le bénéfice du doute, qu’il lui fasse confiance le temps du film, en admettant précisément qu’il pourrait faire fausse route et commettre des erreurs. Voir notamment : Alf Brustellin, Rainer Werner Fassbinder, Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Bernhard Sinkel, « Deutschland im Herbst : Worin liegt die Parteilichkeit des Films ? », in Ästhetik und Kommunikation, 32, no 6, juin 1978, p. 124.

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L’efficacité du cinéma des émotions : le « principe Ferenczi » dans Die Macht der Gefühle

Dans Die Macht der Gefühle, une longue section, qui couvre grosso modo la première moitié du film, est une citation appuyée de Ferenczi. Ce passage s’ouvre par une intervention de la voix off (de Kluge) : « Les gens peuvent endurer longtemps une chose qu’ils ne supportent plus. Puis soudain ils explosent de façon inattendue et brutale. » Kluge enchaîne avec la première scène de procès du film, où une femme est jugée pour avoir tiré sur son mari alcoolique, qui l’a délaissée pour entretenir une relation amoureuse avec leur propre fille. Bien entendu, cette scène de tribunal est une autocitation : elle rappelle la scène, évoquée au début de ce texte, où Anita Grün est jugée pour le vol d’un pull en plein été. On trouve dans les deux scènes la même incompréhension, le même dialogue de sourds entre le juge et la protagoniste du film (le juge : « on tourne en rond »). Le juge est pourtant de bonne volonté, pourrait-on dire. On a l’impression qu’il s’est fait un tour de rein en essayant de comprendre ce qu’il n’hésite pas à appeler la « logique » du coup de feu de l’accusée. Et même pendant l’audience, il se plie dans tous les sens pour comprendre comment celle-ci a réussi à tourner l’arme contre elle avant de la braquer en direction de son mari. Rien n’y fait : le juge n’arrive pas à expliquer l’acte – le moment de l’explosion – autrement que comme une suite d’actes volontaires. Mais, en même temps, si on s’intéresse à la cause du procès, cette scène est une citation de Ferenczi et d’un de ses travaux les plus célèbres, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant 53 ». Dans la séquence consacrée à la destruction de Babylone 54, en conclusion de la section du film qui nous intéresse ici, Kluge cite littéralement le titre de Ferenczi, après que le terme de « confusion » a déjà été prononcé à plusieurs reprises dans l’interrogatoire du juge 55. Pour le dire vite, dans sa conférence de 1932 (publiée

53 Sandor Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » [« Sprachverwirrung zwischen den Erwachsenen und dem Kind. Die Sprache der Zärtlichkeit und der Leidenschaft »] [1932], in Psychanalyse IV. Œuvres complètes, 1927-1933, Paris, Payot, 1982, p. 125-135. 54 Dans la Bible, Babel signifie précisément « mélange, confusion des langues ». Kluge ne fait ainsi qu’appuyer l’allusion de Ferenczi au célèbre récit biblique. On rappellera que cette traduction « hébraïque » est fautive. En mésopotamien, Babel signifiait originellement « la porte des dieux ». On rappellera également que l’interprétation de cet épisode du récit des origines de l’humanité peut donner lieu à deux lectures opposées : celle qui, dénonçant la confusion des langues, voit dans la présomption humaine le signe du péché ; celle qui, au contraire et paradoxalement, voit dans le « malentendu babélien » (et dans la diversité des langues qui en résulte) un rapprochement des hommes, dans leur état de déchéance et de séparation, dans une sorte d’histoire de la communication. Sur cette question, que nous ne pouvons présenter ici que schématiquement, voir, notamment, l’article de James Dauphiné, « Le mythe de Babel », Littératures plurielles, no 1, 1996, p. 163-173. Pour une interprétation récente de Babel chez Kluge, menée à partir de Kafka, cf. Alexander Kluge, « “Un désir d’issues” : onze réponses au sujet de Kafka (Entretien), in Jean-Pierre Morel, Wolfgang Asholt (dir.), , Paris, L’Herne (Cahiers de l’Herne, 108), 2014, p. 21-22. 55 Envisagée de cette façon, cette séquence de tribunal de Die Macht der Gefühle est absolument fondamentale. Comme dans d’autres films de Kluge, on y voit à l’œuvre une mise en question du dispositif juridique. En effet, le malentendu entre le juge et l’accusée vient du fait que de telles scènes de confusion entre tendresse enfantine et passions adultes sont précisément l’occasion pour l’enfant, par identification, d’intérioriser le sentiment de culpabilité de l’adulte (voir Ferenczi, « Confusion de langue », p. 130). Ce LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 93 en 1933), Ferenczi reprend à son compte la théorie de la séduction par laquelle le jeune Freud avait d’abord essayé, entre 1895 et 1897, d’expliquer les névroses de ses patientes. Il ne peut être question ici de s’appesantir sur le destin de cette théorie dans l’œuvre de Freud lui-même. On en retiendra, en premier lieu, que cette théorie de la séduction, dont Die Macht der Gefühle met en scène un cas exemplaire, décrit une situation « où le sujet (généralement un enfant) subit passivement, de la part d’un autre (le plus souvent un adulte), des avances ou des manœuvres sexuelles 56 ». Il s’agit, selon Freud lui-même, d’une « expérience purement passive 57» où le sujet, « encore incapable d’émotion sexuelle », subit la scène parce qu’elle ne peut pas « évoquer chez lui de réponse 58 ». Ce que le sujet vit est vécu sans préparation, dans la mesure où aucune représentation d’ordre sexuel préalable n’existe pour rendre cet événement compréhensible. Pour le dire de façon un peu plus métaphorique, l’enfant ne connaît pas la langue de l’adulte qui fait véritablement « effraction 59 » dans son expérience. Il ne faudrait cependant pas limiter la référence que Kluge fait à Ferenczi à une approche thématique. Avant 1983, Kluge avait déjà cité au moins une fois Ferenczi, en 1970, dans le cadre d’une émission sur la troisième chaîne allemande, consacrée au rapport entre « Cinéma et société », une émission restée célèbre parce qu’elle fut interrompue après quarante-cinq minutes par l’intervention directe sur le plateau du rédacteur en chef accusant Kluge de « manipuler l’émission 60 ». L’émission avait pris un tour particulier : le débat avait glissé de la question de l’efficacité sociale du cinéma vers une mise en question du formatage des émissions de télévision qui prétendent s’adresser au grand public et le rendre plus intelligent. À rebours, le rédacteur de l’émission reproche à Kluge de faire des films remplis de citations qui sont inaccessibles à la plupart des spectateurs. Le débat est impossible, mais la

qui n’était qu’un jeu du point de vue de l’enfant devient le motif d’une punition, en même temps que l’enfant, confronté à l’hypocrisie de l’adulte auquel il s’est identifié, se retrouve « clivé, à la fois innocent et coupable » (ibid., p. 131). Il n’est donc pas étonnant que le juge insiste sur la confusion dans laquelle se trouve l’accusée et que celle-ci ne puisse se déclarer ni coupable ni innocente. 56 Jean Laplanche, Jean-Bernard Pontalis, « Séduction (scène de –, théorie de la –) », in Vocabulaire de la psychanalyse, p. 436. 57 Cf. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse : lettres à Wilhelm Fliess : notes et plans (1887-1902), Paris, PUF, 1956. 58 Laplanche, Pontalis, « Séduction (scène de –, théorie de la –) », p. 436-437. 59 Laplanche et Pontalis font référence à Ferenczi dans leur notice p. 439. 60 L’enregistrement de cette émission a été édité en DVD sous le titre Reformzirkus. Le texte du débat est reproduit intégralement sur le site : http://fr.scribd.com/doc/99448152/Reformzirkus-1970. Kluge fait référence à Ferenczi, précisément à l’article sur la confusion des langues dans l’extrait suivant : « Halt mal ! Die Gedanken sind kompliziert. Ich beziehe mich jetzt darauf, dass die libidinöse Besetzung, die Menschen haben, und zwar seit der Höhlenmalerei oder seit der ersten Liebesbeziehung, die sie überhaupt haben, dass diese, gewiss auch zugerichtete und deformierte Libido, dass die nach Ausdruck verlangt. Alles, was diesen Ausdruck herstellt, hat gleichzeitig mit Leben zu tun und könnte gleichzeitig subsumiert werden unter Kunst. Es ist nur so, dass die Freiheit hierfür nur in den herrschenden Schichten war. Aber das besagt nicht, dass das Grundbedürfnis, das Interesse an Ausdruck, nicht überall vorhanden ist. Sprache – wenn eine Mutter mit ihrem Kind spricht – und Ferenczi hat ja über die Missverständnisse da ein Buch extra geschrieben, über die Sprachfähigkeit von Kindern und von Müttern in der frühkindlichen Sozialisationsphase. DIESE FORMEN SIND ALLE IN DIESEM SINNE KUNST. DA JA KUNST DEFORMIERT IST… ».

69 [81-100] 94 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS caméra continue de tourner malgré l’agitation régnant sur le plateau et malgré la convocation de tous les techniciens et rédacteurs à venir constituer le public auquel le WDR est censé s’adresser. Dans ce contexte, la citation improvisée – on est après la première interruption du programme 61 – mais essentielle de Ferenczi prend une signification précise. En 1970, Kluge revient en effet au cinéma quelques mois après la mort d’Adorno. Pendant plusieurs années, il s’était consacré à d’autres projets, menés collectivement, comme la création d’un jardin d’enfants et l’enregistrement direct de la langue des classes populaires et des ouvriers. Mais, peut-être précisément parce qu’Adorno vient de mourir, il ne peut alors être question pour Kluge de renoncer au projet, philosophique et sociologique, de la Théorie critique. C’est d’elle qu’il faut partir, ne cesse de répéter Kluge, si on veut inventer les métaphores d’une pensée qui affronte sa bêtise et qui cherche à « s’articuler », c’est-à-dire qui se donne le temps de la réflexion et s’autorise à formuler une idée complexe. C’est certainement sur ce point que la référence à Ferenczi est déterminante. On ne peut en effet manquer de se rappeler, à ce stade, les critiques sévères qu’Adorno avait adressées depuis le milieu des années 1950 à une psychanalyse d’inspiration ferenczienne. Dans Dialectique négative, en 1966, Adorno reproche à Ferenczi d’avoir concrètement restreint la « critique implacable du surmoi » qui constituait pour lui, dans son « époque héroïque 62 », l’apport fondamental de la psychanalyse. Pour Adorno, en effet, seule une critique radicale du surmoi, sa déconstruction, permet à la psychanalyse de mener à bien la critique de la société qui produit ce surmoi. À défaut, la psychanalyse ne fait que reconnaître et avaliser « l’intériorisation aveugle et inconsciente de la contrainte sociale 63 ». Autrement dit, dans ce cas, la psychanalyse « consent à la norme sociale dominante » quand elle ne se met pas tout simplement au service d’une « adaptation inconditionnelle 64 » des individus à la société. En son fond, cette critique de Ferenczi par Adorno résume la critique que le philosophe adressait une décennie plus tôt aux développements récents de la psychanalyse (et des sciences sociales) aux États-Unis vers des perspectives pédagogiques et éducatives adaptatives et normalisantes 65. Adorno resserre cette critique dans son article important, écrit pour un volume d’hommage offert à Horkheimer, intitulé « À propos du rapport entre sociologie et psychologie 66 ». Les cibles désignées de l’article sont Talcott Parsons, cité d’emblée, Karen Horney et Erich Fromm, ainsi qu’Anna Freud 67. Mais ces cibles circonstancielles

61 Avant cette interruption, Kluge avait évoqué en début d’émission Hegel, Marx et, à plusieurs reprises, Adorno. 62 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. de l’all. par le Groupe de traduction du Collège de philosophie: Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson et al., Paris, Payot, 2001 [1966], p. 329. 63 Ibid. 64 Ibid., p. 131. 65 Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, trad. de l’all. par Jacques Le Rider, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007 [1946, 1952]. 66 Theodor W. Adorno, « À propos du rapport entre sociologie et psychologie », in Société : Intégration, Désintégration, textes trad. de l’all. et de l’angl. par Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten et al., Paris, Payot, 2011, p. 315-367. 67 À ce niveau, les critiques d’Adorno rejoignent celles de Marcuse à la même époque. Il s’agit LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 95 ne peuvent cacher les véritables destinataires de la critique qu’Adorno formule contre les usages de la psychanalyse par la sociologie, et en particulier par des sociologies qui se veulent des théories critiques de la société. Ainsi, à trente ans de distance 68, Adorno ne ménage pas ses critiques à l’égard d’un Marcel Mauss et de son projet de réaliser une anthropologie de l’« homme complet » ou de l’« homme total » dans une société qui est elle-même « totalitaire 69 ». L’argument est polémique et certainement discutable tant en ce qui concerne les intentions de Mauss qu’en ce qui a trait au potentiel critique de sa sociologie et des usages qui en ont été faits. Il faut toutefois en retenir le soupçon qu’Adorno fait peser sur des pratiques d’alignement les uns sur les autres des différents savoirs humains. Dans le même élan, Adorno en vient à formuler une critique du même ordre à l’égard de la psychanalyse de Ferenczi. Le passage suivant associe Mauss et Ferenczi dans le même reproche : Der integrale Mensch, der die private Divergenz der psychologischen Instanzen und die Unversöhnlichkeit der Desiderate von Ich und Es nicht mehr spürte, hätte damit die gesellschaftliche Divergenz nicht in sich aufgehoben. […] Seine Integration wäre die falsche Versöhnung mit der unversöhnten Welt, und sie liefe vermutlich auf die « Identifikation mit dem Angreifer » hinaus, bloße Charaktermaske der Unterwerfung. 70 Adorno présente certes Ferenczi comme « peut-être le plus imperturbable et le plus libre de tous les psychanalystes 71 ». Mais c’est en réalité pour faire porter le soupçon sur la psychanalyse depuis ses débuts. Adorno n’hésite pas à reprendre la critique formulée par les révisionnistes à propos de la « froideur analytique 72 » afin de porter le fer contre la pente originairement pédagogique de la psychanalyse. Or, il ne pouvait pas ignorer que Ferenczi avait signé son entrée en psychanalyse par un article sur « Psychanalyse et pédagogie ». Ferenczi y menait alors une critique radicale de toute forme d’éducation – autrement dit de « négation » des émotions 73. Adorno considère qu’ensuite Ferenczi aurait reculé. Dans Die Macht der Gefühle, Kluge s’appuie pour sa part sur les derniers textes de Ferenczi afin de montrer, au contraire, que le psychanalyste hongrois a

pour les deux philosophes de faire un « retour à Freud », notamment aux considérations freudiennes sur la pulsion de mort, contre ce qu’ils considèrent comme les tendances révisionnistes de la psychanalyse américaine. Voir Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Paris, Gallimard, 2012, p. 209‑221. Voir aussi Paul-Laurent Assoun, L’École de Francfort, Paris, PUF, 2012 [1987], p. 103-107. 68 Mauss avait publié en 1924 un article sur les « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », in Sociologie et Anthropologie, p. 281-310. Sur le rapport de radicalisation critique d’Adorno envers Mauss, voir Grégory Cormann, Jeremy Hamers, « Kluge, Adorno et l’indomptable Leni Peickert », Cahiers du GRM [en ligne], no 5, 2014, http://grm.revues.org/412. 69 « Jedes Menschenbild ist Ideologie außer dem negativen. Wird heute etwa gegenüber den mit der Arbeitsteilung verfilzten Zügen der Spezialisierung an den Vollmenschen appelliert, so verspricht man dem Undifferenzierteren, Gröberen, Primitiveren eine Prämie und verherrlicht am Ende die Extroversion des go-getters, jene, die abscheulich genug sind, um im abscheulichen Leben ihren Mann zu stehen ». Theodor W. Adorno, « Zum Verhältnis von Soziologie und Psychologie » [1955], in Soziologische Schriften, vol. I, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, p. 67 ; pour la traduction française, cf. Adorno, « À propos du rapport », p. 342. 70 Adorno, « Zum Verhältnis », p. 65-66 ; « À propos du rapport », p. 340. 71 Adorno, « À propos du rapport », p. 339. 72 Ibid., p. 361. 73 Sandor Ferenczi, « Psychanalyse et pédagogie » [1908], in L’enfant dans l’adulte, p. 29-39.

69 [81-100] 96 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS maintenu jusqu’au bout sa radicalité, en acceptant de la retourner, à la charnière des années 1920-1930, contre sa propre pratique de la cure analytique 74. Revenons par conséquent à l’article de Ferenczi sur « La confusion des langues ». Dans ce texte, Ferenczi retourne le miroir vers le psychanalyste et vers le rapport qu’il instaure dans la cure avec son patient. La vigilance du psychanalyste doit être double : il doit certes identifier les résistances que le patient met en œuvre pour éviter de regarder son passé en face ; mais il doit, en même temps, et de façon aussi importante, « deviner » les critiques que le patient aurait à lui adresser sans pouvoir le faire, sans que le cadre de la cure lui permette d’exprimer ses critiques (les patients s’identifient au psychanalyste, ils ne veulent pas le décevoir ou lui déplaire, etc.). La phrase citée plus haut, selon laquelle « on peut endurer longtemps ce qui nous est insupportable », prend alors un autre sens : elle ne concerne plus le traumatisme initial, mais la situation même de la cure. À ne pas y être attentif, le psychanalyste s’expose dans ses séances à ne faire que « répéter le trauma », qu’à provoquer chez son patient une crise d’angoisse extrême, une « explosion de colère et de fureur 75 » qui met son patient dans un état presque inconscient. La sentence autocritique est cinglante : la réserve du psychanalyste, son « attitude froide et pédagogique 76 » face à ce type d’explosion brise le lien avec le patient. La solution envisagée par Ferenczi consiste du coup à renverser la situation analytique : à savoir reconnaître la supériorité du patient, qui perçoit de façon très fine les souhaits et les humeurs du psychanalyste ; il s’agit d’admettre ses propres erreurs 77, d’y renoncer et de permettre au patient de formuler ses critiques. Dans ces conditions, le psychanalyste restaure une relation de confiance avec son patient sur un plan qui n’est plus théorique mais bien émotionnel. Dans un autre article essentiel, Ferenczi parle du « tact » et de l’« empathie 78 » du psychanalyste. C’est certes « à l’aide de [son] savoir » que le psychanalyste peut identifier les « associations » que le patient ne perçoit pas encore 79. Il faut cependant du tact pour ne pas « stimuler la résistance du patient inutilement ou intempestivement 80 » et l’amener progressivement à renoncer aux mécanismes de défense qui l’ont

74 Notons qu’A. Kluge recourt à son tour au concept d’identification ou d’« introjection de l’agresseur » dans son film de 2008 Nachrichten aus der ideologischen Antike, où il reprend le projet d’Eisenstein de porter Le Capital de Marx au cinéma. Voir Alexander Kluge, Idéologies : des nouvelles de l’Antiquité. Marx – Eisenstein – Le Capital, trad. de l’all. par B. Vilgrain, Courbevoie, Théâtre Typographique, 2014, p. 16. 75 Ferenczi, « Confusion de langue », p. 126-127. 76 Ibid., p. 129. 77 Ferenczi se réjouit que le psychanalyste « commette de toute façon suffisamment d’erreurs » (ibid., p. 128) afin de détraquer une cure qui risquait de « trop bien réussi[r] » (ibid., p. 126). 78 Sandor Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique » (1928), in Psychanalyse IV, p. 55. 79 Le psychanalyste est capable de faire ces associations, d’une part, du fait qu’il a « disséqué » de nombreux psychismes humains, mais surtout parce qu’il s’est soumis, dans le cadre de la cure « didactique », à la « dissection de son propre Moi ». Toutefois, cette analyse didactique, qui a aussi eu pour conséquence rapide de standardiser la pratique analytique, doit, on le voit, s’appuyer structurellement sur ce que Ferenczi appelle le « reste pas encore résolu de l’équation personnelle » du psychanalyste, c’est-à-dire sur les « erreurs » qu’il a commises et continue de commettre. 80 Ibid. LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 97 empêché jusque-là de « s’adapter à une réalité pleine de déplaisir 81 ». La phrase déjà deux fois commentée de Die Macht der Gefühle (« on peut endurer longtemps une situation insupportable ») prend ainsi une troisième signification : le résultat de la psychanalyse selon Ferenczi est d’« apprendre à supporter une souffrance 82 ». Ce faisant, Ferenczi pense n’avoir rien fait d’autre que retrouver le principe même de la psychanalyse qui s’en remet aux associations libres produites par le patient. En réalité, souligne-t-il, ce principe est double : d’une part, il « oblige le patient à s’avouer des vérités désagréables », mais, d’autre part, il « l’autorise à une liberté dans la parole et dans l’expression des sentiments 83 ». La question de l’antidote à la passivité du spectateur par laquelle nous clôturions provisoirement notre recherche de l’efficacité politique d’un cinéma des émotions peut à présent être reformulée de façon plus précise : comment, dans Die Macht der Gefühle, la remise en jeu de Ferenczi a-t-elle permis à Kluge de libérer son spectateur par la production d’émotions, malgré la confrontation à des vérités presque insupportables imposées à ce spectateur, et ce, via un langage qui, a priori, forçait le public à la passivité ? Sans rabattre la réflexion de Ferenczi relative à la relation entre le patient et l’analyste sur la relation entre un réalisateur et ses spectateurs, on dira encore : dans quelles conditions Kluge, non plus malgré son érudition mais « avec » celle-ci, peut-il susciter la production d’émotions croisées chez tout spectateur ? Comment peut-il restaurer une relation de confiance avec son spectateur sur un plan qui n’est plus théorique mais émotionnel ?

Ouverture

En guise de première réponse à cette question, nous voudrions formuler l’hypothèse suivante : par l’emploi de la Mischform, par la convocation bigarrée de différents types et registres de représentations, Kluge tente de passer outre à l’inégalité (des compétences) entre l’auteur et le public pour tendre à une production déhiérarchisée de sentiments. Ses déclarations d’amour répétées pour une période de l’histoire du cinéma qu’il n’a pas connue donnent quelque consistance à cette proposition. Kluge voue un amour particulier à l’époque de la diversité primitive, un premier âge cinématographique dans lequel, dit-il, le septième art était fait de « hasard, de caractère sérieux […], de génie, d’incompétence et de chance 84 ». À cette époque, « [o]n essayait sans cesse d’inventer le cinéma. Et chaque fois qu’il était inventé, on l’inventait encore une fois 85 ». Dans le cinéma qu’il met progressivement en place jusqu’au début des années quatre-vingt – et dont Die Macht der Gefühle est peut‑être un aboutissement –, Kluge essaye de rejouer cette diversité primitive. Non pas par

81 Sandor Ferenczi, « Principe de relaxation et néocatharsis » [1930], in Psychanalyse IV, p. 89. 82 Ferenczi, « Élasticité de la technique psychanalytique », p. 55. 83 Ferenczi, « Principe de relaxation et néocatharsis », p. 89. 84 Kluge, Geschichten, p. 7. 85 « Das war ein pausenloser Versuch, den Film zu erfinden, und immer, wenn er erfunden wurde, wurde er noch mal erfunden. » (« Alexander Kluge », in Edgar Reitz, Bilder in Bewegung. Essays. Gespräche zum Kino, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1995, p. 82).

69 [81-100] 98 GRÉGORY CORMANN, JEREMY HAMERS nostalgie d’un cinéma précédant les « sens uniques commerciaux 86 », mais par amour d’une situation dans laquelle tout le monde, réalisateurs comme spectateurs, était logé à la même enseigne. Un dialogue de sourds généralisé en somme, en vertu duquel la liberté, l’erreur et la production d’émotions étaient partagées par les spectateurs et les réalisateurs (producteurs, opérateurs, acteurs, etc.) qui créaient des œuvres historiquement imprévisibles pour un public tout aussi imprévisible. Une relation émotionnelle de pleine confiance, inévitablement non hiérarchisée parce qu’incapable de recourir à des savoirs, mécanismes et sens uniques préétablis. La tension identifiée au départ de notre réflexion entre la conception adornienne d’un sujet ayant totalement incorporé la froideur, et celle, défendue par Alexander Kluge, d’un être humain pétri d’une résistance émotionnelle au froid, reste irrésolue. Deux propositions conclusives peuvent toutefois être tirées de ce qui précède. La première lie la diversité primitive à l’espoir défendu par le dernier Adorno dans son texte « Résignation 87 ». Dans ce court article lu d’abord à la radio quelques mois avant sa mort, Adorno lie l’exil ou le retrait élitiste, qu’il semblait avoir défendu tout au long de sa vie, à une forme d’espoir pour les générations futures. Affirmant que « [c]e qui a été pensé de manière prégnante doit être pensé ailleurs, par d’autres : cette confiance accompagne même la pensée la plus solitaire et la plus impuissante 88 », le philosophe francfortois justifie son refus d’une fonctionnalisation de sa pensée (par le mouvement étudiant en l’occurrence), en faisant appel à un futur dans lequel quelqu’un énoncera une pensée proche de celle de l’intellectuel retiré. En rejouant la diversité primitive dans son cinéma des associations, Kluge réalise cet espoir ; il lui offre une concrétisation en le déplaçant dans le domaine du cinéma. Autrement dit, il est de ceux qui, dans son futur, « proviennent d’Adorno ». La seconde proposition conclusive que nous voudrions esquisser ici suggère que c’est bien un « rapport à la réalité » qu’Adorno a voulu préserver en se retirant, paradoxalement, d’un monde qui risquait de l’en priver par excès de froideur. En première lecture, cette posture permet au penseur de tourner le dos au réel pour ne pas voir sa pensée et sa sensibilité réduites à leur mise en action 89. Et il serait sans doute tentant de reconnaître ici un retrait quasi enfantin 90. En réalité pourtant, ce retrait rejoue aussi l’interdépendance étroite identifiée par Ferenczi entre souvenir de toute-puissance et sens de réalité contemporain de la naissance. Car, se retirer – avec l’espoir qu’un jour quelqu’un d’autre, ailleurs, pensera à nouveau – c’est aussi

86 Ibid. 87 « Was triftig gedacht wurde, muß woanders, von anderen gedacht werden : dies Vertrauen begleitet noch den einsamsten und ohnmächtigsten Gedanken » (Theodor W. Adorno, « Resignation », in Kritik. Kleine Schriften zur Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971, p. 150). Pour une traduction française du texte, voir : Theodor W. Adorno, « Résignation », trad. de l’all. par N. Gabriel, A. Birnbaum, M. Métayer, Tumultes, no 17-18, 2002, p. 173-178. 88 Ibid., p. 178. 89 Cette inquiétude d’Adorno est également manifeste dans « Éduquer après Auschwitz », p. 239‑240. 90 Cette lecture du retrait et d’un « rejeu » de la toute-puissance de l’enfant entretient quelque analogie avec l’hypothèse défendue par Ernst Bloch – dont Kluge se distancie explicitement – d’une évasion maîtrisée que l’enfant produit quotidiennement dans les jeux de ses premières années (« S’évader tous les jours »). Ernst Bloch, Le principe espérance, trad. de l’all. par F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 34-35 ; sur le positionnement de Kluge par rapport à Bloch et Adorno, cf. Kluge, Rack, « Erzählen ». LE POUVOIR DES SENTIMENTS : KLUGE, ADORNO, FERENCZI 99 conserver, de facto, une pensée qui pourra encore, un jour, agir sur le monde. Comme chez Ferenczi, la résistance de l’enfant est une réponse donnée au monde réel et non la tentative de rejouer une situation perdue à jamais ; le retrait d’Adorno, son refus des mots d’ordre et d’une mise en action des idées, visent avant tout la conservation d’une pensée capable d’exister un jour dans le réel. C’est en substance ce que Kluge explique lorsqu’il insiste, confronté au paradoxe d’un Adorno d’apparence froide et pourtant pétri de confiance originelle 91, sur l’origine de son espoir, nécessairement contemporaine d’un retrait : Er spricht vom Antirealismus des Gefühls. Keiner hält unerträgliche Verhältnisse für geeignet in ihnen zu leben. Ich habe ein Eigentum an meinen Gefühlen, an meiner Libido. Und irgendwas draußen will daran Eigentum bilden. Und dagegen wehre ich mich mit allen Kräften. Diese Unruhe ist eigentlich die Unruhe im Werk von Adorno. Die Negation wird getrieben von Sehnsucht und aus kindlicher Kenntnis, dass es eine Alternative gibt. […] Es kommt aus der Kindheit. Ich kenne keinen anderen Menschen, dem man in den Augen eine solche Menge von Urvertrauen ansieht wie den Augen von Adorno. Der Glaube, dass es zumindest in den ersten drei Tagen seines Lebens gut mit ihm gemeint war, der haftet ihm lebenslänglich an. 92

91 Nous retrouvons ici la question de la confiance – une confiance inquiète – qui traversait dès 1944 La Dialectique de la raison. Au terme de ce travail, nous pouvons, d’une part, identifier l’origine de cette confiance dans ce qu’on pourrait appeler le « projet existentiel » d’Adorno et, d’autre part, poser la question (qui dépasse le cadre de cet article) du destin de cette confiance originelle d’Adorno dans la suite de son œuvre, jusqu’à un texte comme « Résignation ». 92 A. Kluge, dans un entretien avec Peter Laudenbach, « Kluge über Adorno », Berliner Tagesspiegel, 11 septembre 2003. L’entretien est consultable en ligne sur le site d’A. Kluge : http://www.kluge- alexander.de/zur-person/interviews-mit/details/artikel/kluge-ueber-adorno.html.

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Histoire(s)

« Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin »1 Thomas ELSAESSER Université d’Amsterdam

Introduction

Le titre de cette contribution est tiré de Chronik der Gefühle (Chronique des sentiments) 2 et a une signification particulière. Il fait entre autres référence à ma présence en tant que conférencier invité pour ouvrir le colloque liégeois « Lecteurs/ spectateurs d’Alexander Kluge » en décembre 2013 – cette présence était un peu accidentelle. En effet, j’ai arrêté de suivre sérieusement le travail d’Alexander Kluge au milieu des années 1980, quand Kluge a cessé de faire des films. Vivant en Grande- Bretagne puis aux Pays-Bas, il m’était difficile de suivre la production télévisuelle de Kluge, qui a été prédominante ces dernières décennies. Seuls quelques textes sont parus ça et là : j’ai écrit un article pour Trafic en 1999 (dont une version a été publiée ultérieurement dans The German Cinema Book 3, édité par Tim Bergfelder, Erica Carter et Deniz Göktürk) ; plus récemment, dans German Cinema – Terror and Trauma. Cultural Memory since 1945 4, Kluge joue une fois de plus un rôle central, comme je vais tenter de le démontrer. Le fait que je parle de Kluge en 2013 comportait donc un certain décalage temporel, notamment parce que German Cinema lui-même a paru avec un retard d’environ dix ans, ce qui implique qu’une série de hasards a rétrospectivement gagné une certaine cohérence, et le décalage temporel est l’un des principaux sujets de ma présente contribution. En même temps, ce décalage temporel est une occasion bienvenue. En effet, l’invitation à participer au colloque de 2013 m’a poussé à m’intéresser au travail de Kluge disponible sur DVD, comme par exemple Früchte des Vertrauens, sur la récente crise financière, ou Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx – Eisenstein – Das Kapital, sur la tentative impossible de filmer Le Capital, c’est‑à‑dire

1 « Hunderttausend Zufälle, die hinterher Schicksal heißen ». 2 Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Frankfurt am M., Suhrkamp, 2000. Traduction française partielle de Pierre Deshusses : Chronique des sentiments, Paris, Gallimard (coll. « Arcades »), 2003. 3 Tim Bergfelder, Erica Carter, Deniz Götztürk (dir.), The German Cinema Book, London, British Film Institute, 2002. 4 Thomas Elsaesser, German Cinema – Terror and Trauma. Cultural Memory since 1945, New York/London, Routledge, 2014.

69 Cahiers d’études germaniques [103-116] 104 THOMAS ELSAESSER la possibilité de sauver le noyau du marxisme pour le xxie siècle. Néanmoins, je souhaiterais ici aborder Nachrichten aus der ideologischen Antike à travers un prisme plus général, afin de considérer le travail de Kluge au xxie siècle et pour le xxie siècle, plutôt que de le confiner à son rôle de « père du Nouveau cinéma allemand ». Donner une conférence sur Kluge à Liège implique de le placer dans une perspective européenne plutôt que de le considérer uniquement comme un personnage clé de la Vergangenheitsbewältigung allemande, cette fameuse tentative de « surmonter le passé nazi » qui a tant dominé la politique et la culture allemandes de la seconde moitié du xxe siècle, même après la réunification en 1990. Et pourtant c’est là que je dois commencer. Mon titre a également une signification particulière parce que je l’ai déjà utilisé une fois, pour une conférence sur W. G. Sebald, un homme qui a été mon ami et collègue pendant vingt ans à la University of East Anglia entre 1972 et 1992. En décembre 2011, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, j’ai enfin mis des mots sur des sentiments complexes et des pensées conflictuelles par rapport à ma relation à Sebald, et j’ai choisi cette citation comme titre parce que juste avant sa mort brutale et inattendue, nous avons parlé d’Alexander Kluge : je lui avais envoyé mon article de Trafic parce qu’il voulait faire un travail plus précis sur Kluge ; étant très mécontent de la réception de son Luftkrieg und Literatur, il se demandait si nous ne pourrions pas travailler ensemble. C’est ainsi que Kluge est devenu pour moi une sorte de figure emblématique de notre ré-union tardive autour d’un auteur que nous admirions tous les deux, mais aussi de collaborations ratées en raison d’un accident qui a changé rétrospectivement ce que Sebald avait signifié pour moi et qui a laissé à jamais ouverte la possibilité de ce que nous aurions pu faire ensemble.

Kluge et l’acte manqué

Kluge joue un rôle central dans mon livre sur la mémoire culturelle parce que ses films – en particulier In Gefahr und größter Not bringt der Mittelweg den Tod, Der starke Ferdinand, Die Patriotin, Die Macht der Gefühle, Der Angriff der Gegenwart auf die übrige Zeit – m’ont fourni des illustrations du concept théorique que j’utilise pour analyser le travail de mémoire de l’Allemagne. Ce travail de mémoire est souvent comparé (également par moi-même dans les années 1980) à un processus de deuil, depuis le livre d’Alexander Mitscherlich Die Unfähigkeit zu trauern 5. En 2000, j’ai commencé à analyser cette notion de Vergangenheitsbewältigung, que j’appelle maintenant « gestion de la culpabilité », à l’aide d’un concept freudien différent : celui de l’acte manqué. En allemand, le composé Fehlleistung est contradictoire parce que fehl signifie raté ou absent et Leistung performance. Ainsi, il me permet de distinguer deux sens : performance ratée et performance d’un échec. La performance ratée s’applique à de nombreux éléments de la vie publique en RFA entre 1945 et

5 Alexander Mitscherlich, Margarete Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, Piper, München, 1967. Traduction française de Laurent Jospin : Le deuil impossible: les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 2005. « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 105

1990, où ont eu lieu d’innombrables éclats publics, dérapages politiques et scandales littéraires, en liaison avec des expressions comme « nuit de cristal » ou « grâce de la naissance tardive » et des noms comme Helmut Kohl, Philipp Jenninger, , Ignatz Bubis, Marcel Reich-Ranicki, Jürgen Möllemann, Michel Friedmann et bien d’autres encore. Ces gaffes politiques remontent en réalité à la fin des années 1940 et se produisent principalement aux alentours de dates commémoratives comme le 5 mai ou le 9 novembre. Par exemple, le 5 mai 1949, l’ambassadeur de l’Allemagne en Union soviétique a causé un incident diplomatique en refusant de reconnaître que l’Allemagne avait été « libérée » par les forces alliées et en insistant sur le fait que le pays avait été forcé de « capituler ». À ces performances ratées de personnalités publiques, principalement sur des lieux de mémoire et lors d’événements commémoratifs, j’oppose les moments où je vois la nécessaire ou involontaire performance d’un échec dans les films d’Alexander Kluge, mais aussi de Werner Herzog, Rainer Werner Fassbinder et même Harun Farocki, ou encore Herbert Achternbusch et Konrad Wolf. Je cite un passage du chapitre de mon livre consacré au concept d’acte manqué : [C’est la] conséquence d’une distorsion entre la partie du corps social qui perçoit, celle qui ressent et celle qui agit dans une situation tendue sur le plan émotionnel ou idéologique. Ainsi, cela renvoie aux crises de l’action non seulement individuelle, mais aussi collective. En mettant en évidence un surplus communicatif dans des situations aussi tendues, […] l’acte manqué est particulièrement pertinent pour l’Allemagne, mais il s’applique également à des conflits internes ailleurs. [En d’autres termes], il connote une action bloquée et fracturée, il met l’activisme sens dessus dessous, il peut être à la fois tragique et tragi-comique, il a lieu dans des conditions historiques spécifiques, mais aussi dans des conditions technologiques spécifiques, et est grandement facilité par la formation de la mémoire moderne des médias et l’interaction imprévisible des images et des sons. C’est peut-être une évidence de dire par exemple que les films d’Alexander Kluge ou de Herbert Achternbusch tournent autour de troubles de la coordination sensorimotrice, c’est-à-dire des écueils de l’action et de l’intentionnalité humaines. Mais en reliant les corps de leurs protagonistes et les pathologies individuelles aux impasses émotionnelles et éthiques de l’après-guerre allemande, le concept d’acte manqué donne au discours un peu trop souvent invoqué du traumatisme national ou générationnel à la fois une spécificité et une singularité que, selon moi, seul le cinéma peut fournir. 6

Gestion de la culpabilité : mélodrame versus acte manqué

Ainsi, le concept d’acte manqué n’est pas seulement une suggestion de ma part de repenser les concepts de « deuil », de « retour du refoulé » ou même de « traumatisme » – les trois tropes ou clichés les plus souvent évoqués quand il est question de la Shoah ou de l’Holocauste. En essayant, dans German Cinema – Terror and Trauma, de les reformuler et de les situer dans le nouveau contexte de l’acte manqué, je veux également suggérer quelque chose qui est particulier au cinéma. Ce que j’appelle « poétique de l’acte manqué », défini dans mon livre à travers une série d’études et d’exemples et caractérisé par des stratégies sonores,

6 Thomas Elsaesser, German Cinema (c’est nous qui traduisons, C. L.).

69 [103-116] 106 THOMAS ELSAESSER visuelles et narratives, peut être opposé aux ressources stylistiques du mélodrame, en particulier quand le mélodrame est le genre privilégié pour traiter des thèmes du passé nazi, comme par exemple dans Rosenstraße de Margarethe von Trotta, Der neunte Tag de Schlöndorff ou Aimée & Jaguar de Max Färberböck – pour ne citer que trois films de reconstruction historique qui tentent de trouver des histoires dramatiques et une narration qui crée une sorte de cadre de justice et d’équivalence en rassemblant victimes et coupables, sans explicitement transformer les coupables en victimes, mais en présentant néanmoins les deux côtés comme fragiles sur le plan émotionnel et/ou moral. Leurs histoires comportent des flashbacks et des secrets de famille, des fausses identités et des minorités faisant l’objet de discriminations, des rencontres inattendues et des coïncidences étranges. Leur centre d’identification et de compassion est généralement la souffrance de femmes (suscitant la compassion au-delà des différences d’ethnie, de croyance ou d’orientation sexuelle) ou le personnage du bon Allemand, qui, à la fin, se comporte décemment, au beau milieu de la barbarie. Les films de Kluge, avec leur poétique de l’acte manqué, vont dans l’autre direction. Ils mélangent ces catégories, de sorte que les bons Allemands, comme Ferdinand Rieche (protagoniste de Der starke Ferdinand), sont leur propre pire ennemi ; les coïncidences apparaissent comme absurdes plutôt que porteuses de sens ; au lieu de flashbacks, il utilise le ralenti ou l’ultra accéléré (time-lapse) ; les parallèles sont étranges parce qu’ils révèlent des connections et des liens généralement tabous ; et il y a une multitude de paradoxes : par exemple de mauvaises intentions qui produisent de bons résultats, comme l’épisode, dans Die Macht der Gefühle, où un viol « sauve » une femme du suicide. En d’autres termes, et de manière générale, Kluge essaye d’être aussi politiquement incorrect que possible, ce qui est une autre manière de définir l’acte manqué. Finalement, là où le mode mélodramatique a pour but de cacher les coïncidences produites par le récit en leur donnant une certaine forme de motivation et de plausibilité, la technique du montage de Kluge accentue l’intervention intentionnelle ou capricieuse d’un deus ex machina, laisse délibérément des trous ou attribue aux actions de ses personnages des motivations qui semblent banales ou insignifiantes. Néanmoins, c’est plus qu’une simple provocation ou un jeu moderne/ postmoderne sur les formes, qui rend la narration étrange et brise sa linéarité pour démontrer ses références avant-gardistes. Au contraire, Kluge semble obsédé par des histoires qui demandent à être racontées, des sentiments à être exprimés, des situations humaines à être expliquées, sans que cela soit possible. C’est précisément ce dilemme qui l’oblige à inventer ce que j’appelle une poétique de l’acte manqué. Comme de nombreuses personnes de sa génération (et de la génération suivante, née une dizaine d’années plus tard), il avait besoin d’expliquer au monde mais aussi de s’expliquer à lui-même comment on avait pu en venir au national-socialisme et à l’Holocauste. Était-ce un accident de l’histoire ou quelque chose de profondément ancré dans l’identité allemande ? Était-ce la similarité même entre juifs allemands et chrétiens allemands qui avait provoqué ce ressentiment et cette haine ? D’où venait cette terrible indifférence face au destin des juifs ? Était-ce juste une illustration parmi d’autres de la schizophrénie allemande, capable de transformer l’auto-agression en « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 107 forme extrêmement brutale d’agression contre autrui ? À cet égard, tous les films de Kluge sont des puzzles d’images dans lesquels la richesse de références, le savoir encyclopédique et les détails ésotériques (on ne sait jamais vraiment s’ils sont réels ou si Kluge les a inventés) sont autant de poudre jetée aux yeux du spectateur pour l’éblouir, mais aussi pour l’abasourdir et le troubler en lui faisant perdre le fil et en le lançant sur une fausse piste. Par conséquent, je dirais que la poétique de Kluge est également une tentative de trouver des formes littéraires et cinématographiques permettant de faire un deuil – pas uniquement le deuil des victimes des atrocités allemandes, mais aussi le deuil des civils allemands morts dans les bombardements à Dresde et à Hambourg (le genre de catastrophe dont le jeune Kluge a été témoin lorsque Halberstadt, sa ville natale, a été détruite par le feu en avril 1945) – et de se souvenir des centaines de milliers de jeunes soldats tombés au front. Comme on le sait, ces derniers n’ont pas pu être pleurés en Allemagne, du moins pas sur la scène publique et pas non plus dans la littérature, raison pour laquelle Sebald a déclenché une telle controverse quand, dans Luftkrieg und Literatur, il semblait suggérer que la littérature ouest-allemande avait abandonné ses lecteurs (et l’histoire) en n’écrivant pas sur les victimes des bombardements aériens. C’est pourquoi Im Krebsgang de Günter Grass (sur le torpillage du Gustloff) semblait aussi problématique, c’est pourquoi Der Brand de Jörg Friedrich a été accusé d’avoir encouragé les Allemands à se considérer eux aussi comme des victimes de l’histoire, et c’est pourquoi ces mêmes Allemands ne parviennent à ressentir de l’empathie pour les victimes du nazisme qu’en tant que communauté de victimes. Il serait intéressant de comparer la poétique de Kluge avec celle de Grass, dont le roman a une intrigue certes un peu forcée mais très complexe, en plusieurs couches, tentant d’éviter à la fois le mélodrame et les narrations linéaires qui promettent équilibre, équivalence et conclusion, et de comparer Kluge et Grass avec Luftkrieg de Sebald d’une part et Der Brand de Friedrich de l’autre. Ce dernier est proche du mélodrame et semble n’avoir aucun scrupule à appeler le bombardement de Dresde un « Holocauste ». Friedrich sélectionne des photographies de corps carbonisés à Dresde qui font penser aux corps décharnés empilés comme des bûches de bois que nous connaissons des photos prises dans les camps de concentration en 1945 par les forces américaines et britanniques et les troupes soviétiques. C’est comme si l’on faisait un bilan comparatif de « leurs victimes » et de « nos victimes », quelque chose qui était inadmissible auparavant et qui par conséquent brise un tabou. Avec Friedrich, on ne peut pas vraiment dire s’il s’agit de « performance ratée » (sur le mode du mélodrame) ou de « performance de l’échec » (sur le mode de l’acte manqué). Je pourrais ajouter que la relation de Kluge au mélodrame est probablement un des aspects les moins étudiés/appréciés de son œuvre, en particulier par rapport aux temporalités qu’elle implique. Pour des raisons heuristiques, j’oppose le mode klugien au mode mélodramatique de von Trotta, suggérant que le premier est plus stimulant sur le plan stylistique et plus utile sur le plan politique. Je me dois néanmoins de souligner qu’il s’agit là des deux faces d’une même médaille en ce qu’elles sont deux façons de gérer la culpabilité. Toutes deux essayent de gérer l’équivalence et l’équilibre (et donc finalement des questions de justice et de châtiment, d’égalité et de

69 [103-116] 108 THOMAS ELSAESSER compensation) dans des conditions totalement asymétriques et abordent des situations humaines incommensurables. Il y a un aspect important du mélodrame, la question du timing, du moment choisi (et parfois mal choisi), et par extension la question de l’expression de la temporalité du regret – ce qui vient « trop tard » – que Kluge partage avec d’autres metteurs en scène allemands, notamment Fassbinder, qui est bien sûr habituellement associé au mélodrame. Kluge, néanmoins, sape le pathos et génère des contradictions et des irrationalités par le biais du montage ; Fassbinder pousse le mélodrame jusqu’au point où celui-ci met à nu ses propres impossibilités. Le problème avec certains exemples de mélodrame que je cite est qu’ils pensent en fait parvenir à atteindre l’équilibre et à figurer un aboutissement, sans montrer l’excès ou le reste non assimilable que Fassbinder et Kluge maintiennent dans leurs films. Ailleurs, j’applique également cette opposition entre mélodrame et acte manqué au cinéma américain, en particulier dans des films qui traitent de la question de la race, même s’ils n’ont pas l’air d’être des films sur cette question, comme Back to the Future (Robert Zemeckis, 1985), mais aussi Forrest Gump (R. Zemeckis, 1994) et Pulp Fiction (Quentin Tarentino, 1994). J’utilise la distinction entre performance ratée et performance de l’échec pour les représentations hollywoodiennes de la guerre, notamment la Seconde Guerre mondiale dans Saving Private Ryan (Steven Spielberg, 1998) et la dite « guerre contre le terrorisme » dans The Hurt Locker (Kathryn Bigelow, 2009) et Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012). À côté de Helmut Kohl, George W. Bush est le personnage public qui a produit les actes manqués les plus significatifs, pour lesquels la presse a d’ailleurs créé le terme « bushismes ». Après la capture de Saddam Hussein, par exemple, Bush a déclaré devant les caméras de télévision : « J’ai un message pour le peuple américain : vous n’aurez plus jamais à craindre le pouvoir de Saddam Hussein » – son inconscient se rappelait-il peut-être que c’était en fait la CIA qui avait soutenu Saddam à l’origine ? Ou était-il tellement sûr de la victoire qu’il voyait déjà l’Irak comme faisant partie de l’Amérique ?

Après-coup et causalité rétroactive

En d’autres termes, je pense qu’identifier dans l’œuvre de Kluge une poétique de l’acte manqué permet de prendre la mesure de sa méthode critique et de la manière selon laquelle elle se rapporte à ses thèmes politiques et à son programme historique. Dans sa relation avec la politique de l’acte manqué, c’est-à-dire de la commémoration publique et de la mémoire collective, il peut même être utile de contextualiser les multiples facettes de l’activité de Kluge, en tant que réalisateur, interviewer, écrivain, sociologue et théoricien critique, intervenant dans les champs de la littérature, de la philosophie, des arts visuels et du théâtre musical allemands, des formes artistiques où il a collaboré avec des metteurs en scène, des compositeurs, des chefs d’orchestre et des personnalités aussi imposantes que Heiner Müller et Gerhard Richter. « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 109

Mais comme suggéré plus haut, il peut également valoir la peine de regarder au-delà des frontières de l’Allemagne et d’évaluer la contribution de Kluge à des problématiques plus européennes, voire mondiales, telles qu’elles ressortent de ses ambitieux projets DVD, Früchte des Vertrauens et Nachrichten aus der ideologischen Antike. Inversement, je voudrais que le travail récent de Kluge m’aide à revoir mon propre appareil conceptuel. Pour ce faire, j’ai besoin d’étendre le sens de l’acte manqué au-delà de son emploi en tant qu’outil stylistique, en tant que technique littéraire et cinématographique qui clarifie et incorpore ce que les critiques appellent habituellement les associations sauvages et les effets de montage inattendus. Un point de départ est pour moi une définition que Kluge a donnée de sa méthode en 1976, quand il parlait de créer des « grilles de cristal » (Kristallgitter), qu’il décrivait comme suit : Je pense que la véritable qualité d’un auteur réside dans l’attention avec laquelle il sélectionne parmi la multitude de phénomènes sociaux une image qui fonctionne alors comme une grille de cristal. Autour de cette grille de cristal, de cette idée fixe de départ, se cristallise alors tout un réseau de connections. 7 Ce qui m’intrigue dans cette remarque de 1976, c’est que Kluge parle de l’inspiration artistique comme d’une idée fixe (et dans ma lecture, cela s’applique tout particulièrement à Kluge, avec sa fixation sur l’Allemagne et le traumatisme nazi). Mais il parle aussi du besoin de disperser ou de déguiser cette idée fixe à travers un réseau de relations qu’il appelle Zusammenhang (un mot qu’il utilise tout le temps), c’est-à-dire un réseau de connections, de choses qui vont ensemble. De plus, Kluge utilise le mot Gitter, qui peut également désigner des barreaux de prison, ce qui fait référence au fait qu’on peut être prisonnier de sa propre idée fixe. Kluge renvoie aussi à l’image du cristal, suggérant une connexion avec l’image dialectique de Walter Benjamin. Aujourd’hui, l’image du cristal est plus volontiers associée à Gilles Deleuze et au cinéma moderne, c’est-à-dire à l’image-temps, avec sa structure de cristal. En outre, la connectivité dispersée de la grille de cristal rappelle également la figure du rhizome chez Deleuze et Guattari, dont Kluge fait parler le philosophe des médias Joseph Vogl dans un segment de Nachrichten aus der ideologischen Antike. Vogl définit le rhizome comme un labyrinthe sans début ni fin et comme une structure souterraine, close et cachée, mais aussi qui prolifère et est capable de créer de nouvelles connections. Sebald, dans sa remarque sur Kluge, avait déjà évoqué Benjamin et cité le célèbre passage de sa Neuvième thèse, sur l’Angelus Novus de Paul Klee, que Benjamin appelle l’Ange de l’Histoire, qui a le visage tourné vers le passé. Où se représente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête

7 « Alexander Kluge: Interview mit Ulrich Gregor », in Peter W. Jansen, Wolfram Schütte (dir.), Herzog, Kluge, Straub, München, Hanser, 1976, p. 157 (c’est nous qui traduisons, C. L.).

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le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. 8 Il est probable que Sebald projette tout autant ses propres pensées sur l’histoire et la catastrophe lorsqu’il commente la notion de l’histoire et du progrès chez Kluge. Mais il y a un passage dans Nachrichten aus der ideologischen Antike où Oskar Negt cite Benjamin citant Marx, sur la révolution comme locomotive de l’histoire, à quoi Benjamin répond que c’est peut-être tout à fait différent, que les révolutions sont plutôt les freins de secours de l’histoire. Et si l’histoire était le train fou qu’il faut arrêter, et que les révolutions devaient récupérer ce que ce train fou a renversé ? La référence que fait Sebald à l’Ange de l’Histoire introduit néanmoins une idée- clé, celle de la rétroaction ou causalité rétroactive, qui était également implicite dans mon titre, dans la tournure « après coup » (im Nachhinein). Kluge ouvre plusieurs voies possibles sur les plans sémantique, éthique, spatial et temporel et certaines de ces connotations rejoignent le concept étendu d’acte manqué, lorsqu’on le considère comme un effet du « moment mal choisi » : une vérité désagréable censée rester cachée s’échappe au mauvais moment. Un exemple pourrait être Helmut Kohl qui, en 1998, faisant allusion aux querelles de l’époque entre son parti, la CDU, et le partenaire de coalition, les libéraux-démocrates du FDP, juste avant les élections qui ont mené Gerhard Schröder au pouvoir, a dit dans un discours : wir werden die Wahlen gewinnen, wenn wir pfleglich miteinander untergehen. Il voulait dire umgehen : « nous gagnerons les élections si nous restons ensemble » et au lieu de cela il a dit « nous gagnerons les élections si nous sombrons ensemble », anticipant correctement les résultats. Mais l’acte manqué peut aussi être un événement purement fortuit et un fait contingent auquel nous attribuons un sens plus profond de façon rétrospective : quelque chose que nous faisons parce que, superstitieux, nous voulons croire en un bon présage, ou parce que nous aimons les théories du complot, que nous voyons confortées partout où nous posons le regard. Dans de tels cas, l’acte manqué et la rétroaction semblent aller de pair. Et en effet, mon titre désigne précisément la conjonction de la contingence et de la rétroaction. La leçon est double. Premièrement, une telle rétroaction nous place également dans le mode grammatical du conditionnel et de l’optatif, de ce qui aurait pu et aurait dû être. Et la vision klugienne de l’histoire – telle que l’illustre le passage ci-dessus, sur la révolution comme frein de secours – est précisément celle-ci : une recherche incessante pour spéculer sur ou pour re-jouer ce qui aurait pu ou aurait dû être, qu’il appelle généralement utopie. L’idée de prendre la place d’Eisenstein et de faire le film que le réalisateur russe voulait faire mais n’a pas fait atteste ce besoin irrésistible de rembobiner l’histoire comme une bobine de film ou une cassette, puis de rejouer ou de remettre en scène quelque chose du passé, soit pour l’achever, soit pour lui donner une autre tournure. Pourtant, c’est exactement ce que les films hollywoodiens sur les voyages dans le temps font, comme Back to the Future, Terminator (James Cameron, 1984), Source

8 Walter Benjamin, Poésie et révolution, essais traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 181-182. « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 111

Code (Duncan Jones, 2011) ou la comédie romantique About Time (Richard Curtis, 2013). Et généralement il y a une raison très urgente de voyager dans le passé, que ce soit pour s’assurer que vos propres parents s’accouplent (comme dans Back to the Future), pour empêcher qu’une catastrophe n’anéantisse toute civilisation (comme dans Terminator) ou pour défaire un terrible accident/acte de terrorisme (comme dans Source Code). On peut certes se demander ce que Kluge peut bien avoir en commun avec Schwarzenegger, mais quand on y réfléchit, les voyages que Kluge effectue dans le temps jusqu’à Eisenstein en 1929, Stalingrad en 1943 et Halberstadt en 1945 n’ont-ils pas pour but d’explorer les possibilités imaginaires d’empêcher, de défaire, d’arrêter ou de détourner la locomotive folle qu’était l’histoire allemande ? Ici, le voyage dans le temps ne nous met pas seulement dans le mode conditionnel, mais aussi dans le mode éthique des regrets et des remords : si seulement cela avait pu être différent. Filmer Eisenstein en train de filmer Le Capital de Marx est donc une manière de continuer, dans la forme la plus indirecte possible, le travail de deuil sur l’histoire allemande, mais sur le mode de l’inversion et de la rétroaction. Si Kluge ne peut pas changer le passé allemand, il peut peut-être racheter un autre passé raté – l’idéal communiste – et le préserver pour un autre avenir. La récitation de passages (incompréhensibles) de Marx par les deux aspirants est-allemands à un poste d’officier dans Nachrichten aus der ideologischen Antike est comme la scène de Fahrenheit 451 de Truffaut où Oskar Werner apprend par cœur des livres qu’il craint de voir brûlés et donc perdus. Il reste pourtant une autre ambiguïté : comme Kluge ou son interlocuteur Dietmar Dath le répètent à plusieurs reprises, les trois quarts du Capital sont en fait écrits comme un hymne au capital plutôt que comme une critique du capitalisme, ce qui complique encore les notions de progrès et de révolution, à partir du moment où la révolution est redéfinie comme un phénomène qui préserve et conserve l’ordre existant plutôt que comme un phénomène qui le détruit et en construit un nouveau. Je ne m’étendrai pas ici sur la question de savoir en quelle mesure cette réécriture de l’héritage de Marx est une mission de sauvetage ou s’il s’agit simplement de célébrer Marx pour mieux l’enterrer, au sens où le projet de Kluge est symptomatique d’un changement général de paradigme (du moins en Europe et en Occident) : le passage de l’économie à l’écologie, du progrès à la capacité de maintien sur le long terme, et de la politique à l’éthique. Früchte des Vertrauens peut être lu comme un effort sérieux et soutenu de Kluge de se débattre avec les implications de ce passage de l’économie à l’écologie et de passer des notions marxistes de lutte des classes à des notions presque tribales de confiance, à travers les dynamiques asymétriques mais interdépendantes de crédit et débit, pas uniquement au sens monétaire, mais presque comme une alternative au contrat social tel qu’on le connaît depuis Hobbes, Rousseau et Montesquieu. La seconde leçon que je tire de la contingence et de la rétroaction est que cela aide à expliquer les nombreuses significations d’« antiquité » et les fonctions que cela peut avoir dans la mission de sauvetage de Kluge. Ici aussi, Kluge participe à un changement plus général de priorités, au niveau culturel et idéologique : le passage de l’histoire à l’archéologie, ou pour le dire autrement, il partage et montre les problèmes que pose l’obsession de notre culture pour le passé, la mémoire, la commémoration,

69 [103-116] 112 THOMAS ELSAESSER mais aussi ceux soulevés par le rétro-chic, l’obsolescence, l’Ostalgie, la nostalgie, l’urban gardening, le recyclage etc. – autant de symptômes d’un sentiment de décalage temporel qu’il me semble justement possible (et nécessaire) d’expliquer grâce au concept d’acte manqué. Kluge est obsédé par l’histoire, mais il a souvent traité l’histoire sur le mode de la science-fiction. À l’égard de son œuvre cinématographique, il a utilisé des extraits du cinéma muet comme s’ils venaient d’une autre planète et d’une civilisation perdue, qui aurait seulement survécu à travers les fragments filmiques qu’il a déterrés ou découverts par hasard. L’impression de vie extraterrestre est renforcée par le fait que Kluge utilise souvent de tels fragments pour illustrer une phrase ou un fait qui semble n’avoir rien à voir avec les images que l’on voit à l’écran. Il y a un exemple dans la partie sur l’histoire de la bourgeoisie, quand une femme danse le foxtrot alors que le texte porte sur le roastbeef. En bref, Kluge a trouvé une manière d’adopter une sorte de perspective extraterrestre à la fois sur le monde d’aujourd’hui et sur l’histoire. Cela m’a un jour conduit à me demander si son background, son orientation politique et le fardeau d’être Allemand à l’ombre du nazisme faisaient de Kluge un humaniste. Mais son tempérament et son intellect font de lui un post-humaniste 9. Il n’est pas surprenant qu’il ne réconcilie pas l’humaniste et le post-humaniste à l’intérieur de lui-même (il se peut qu’il ne le souhaite même pas). Notamment parce qu’il sait qu’un point de vue extérieur aussi radical n’est, à proprement parler, ni possible sur le plan historique ni défendable sur le plan éthique, raison pour laquelle l’idée d’« antiquité » représente un compromis acceptable (et une alternative à l’authentique auteur de science-fiction). La notion d’« antiquité » peut être comprise de différentes manières : Kluge lui-même la tire d’une distinction qu’Eisenstein a apparemment faite entre « les films antiques qui considèrent une situation à partir de plusieurs perspectives, et les films modernes [c’est-à-dire les siens] qui adoptent une perspective unique et incluent plusieurs situations narratives. » Je ne peux pas dire que je comprenne tout à fait ce qu’Eisenstein veut dire par là. Même Kluge sent qu’il doit réinterpréter ce passage : alors qu’Hollywood raconte des histoires de manière linéaire, lui et Eisenstein choisiraient une dramaturgie dans laquelle un noyau est entouré de nombreuses narrations satellitaires – cela semble en effet être la structure selon laquelle Nachrichten aus der ideologischen Antike fonctionne. Karl Marx utilisait lui aussi le mot « antiquité », et comme Fredric Jameson l’a démontré, ce qui fascinait Marx chez Aristote et les stoïciens, c’est que bien que nous soyons capables d’expliquer les principes de leur philosophie dans le cadre des relations sociales de leur époque, qui sont très éloignées des nôtres, leurs œuvres ont gardé leur validité : La théorie de la valeur de Prométhée et Aristote, les pensées d’Épicure et Hegel sur Homère. Et puis il y a la question sur laquelle la géniale ébauche d’introduction des Grundrisse de 1857 s’interrompt : la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et la poésie épique sont liés à certaines formes de développement social. La difficulté est

9 Si Kluge est un post-humaniste, il ne l’est néanmoins pas dans la tradition française de l’antihumanisme « théorique » de Foucault ou Althusser. « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 113

qu’ils nous procurent toujours un plaisir esthétique et sont considérés à certains égards comme un modèle standard et inaccessible. 10 Il y a un troisième sens d’« antiquité ». Il provient de la question que Roger M. Buergel a posée en 2007 comme devise de la documenta 12, dont il a été le commissaire avec sa partenaire Ruth Noack : « La modernité est-elle notre antiquité ? », c’est-à- dire, le modernisme est-il l’ultime horizon de l’art, tout ce que nous pouvons faire étant alors ré-écrire, se ré-approprier et ré-interpréter ce modernisme du xxe siècle ? Appliqué au projet de Kluge, cela voudrait dire que Le Capital (ou le capitalisme ?) de Marx est l’horizon ultime de notre pensée politique, le seul guide qui nous permette de comprendre ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Parler d’« antiquité idéologique » impliquerait alors que nous avons besoin de ré-écrire, ré-interpréter et re-travailler cet héritage marxiste, le traitant comme une « nouvelle utopie » (nouvelle de nulle part = utopia) et le séparant de toutes les expériences sociales et politiques ratées qui ont été conduites en son nom au xxe siècle. Il y a néanmoins encore une autre façon de comprendre « antiquité », que je voudrais aborder parce qu’elle se rapporte à la causalité rétroactive. Si l’antiquité, selon Marx, peut être comprise comme étant à la fois de son temps et intemporelle, alors c’est précisément sur la contradiction apparente ou le vide entre ces deux états temporels que nous devons nous concentrer. Nous pouvons le faire soit en utilisant le passé comme le calcul du risque futur, c’est-à-dire nous pouvons traiter le passé comme notre futur, déroulé à l’envers en quelque sorte, des effets aux causes que nous transformons en causes pour prédire certains effets. C’est ce que font les statisticiens quand ils rassemblent des données du passé pour en dégager des pronostics ou y détecter des modèles, mais c’est également une idée qui nous ramène à la locomotive de l’histoire qui a besoin de freins de secours : le passé comme matériau de « friction » sur lequel le futur doit travailler. Ce qui veut dire qu’on utilise le passé comme une façon de se projeter dans le futur par le biais d’une boucle, que j’appelle « boucle de décalage temporel ». Ce que je veux dire par là est peut-être lié à ce que Jameson appelle « archéologies du futur », mais que je préciserais de la manière suivante : la boucle de décalage temporel implique un lien entre passé et présent qui ne suit plus la linéarité directe de cause à effet, ni même la succession généalogique des générations. Au lieu de cela, le présent identifie un certain passé auquel il attribue alors le pouvoir de façonner des aspects du futur qui constituent maintenant notre présent, ce qui donne au présent à la fois un but et une légitimité. De nouveau, on peut renvoyer à Walter Benjamin et à sa conception messianique de l’« à-présent » (Jetztzeit). Selon un commentateur, « [pour Benjamin] le passé est formé dans le présent […]. Il entre dans le discours de façon analeptique par rapport à un présent, et vu qu’il est lu à partir du point de vue du présent, il est proleptique également, en ce qu’il forme “le temps du maintenant” 11 ».

10 Karl Marx, Friedrich Engels, Collected Works, vol. 28, New York, International Publishers, 1986, p. 47, cité d’après Fredric Jameson, « Marx and Montage », New Left Review, juillet/août 2009, p. 116 (c’est nous qui traduisons, C. L.). 11 Jeremy Tambling, Becoming Posthumous. Life and Death in Literary and Cultural Studies, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2001, p. 117 (c’est nous qui traduisons, C. L.).

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En d’autres termes, nous sommes dans la boucle de décalage temporel chaque fois que nous découvrons rétroactivement que le passé a été (sans le savoir) prophétique, du point de vue d’un problème particulier dans le présent immédiat 12. Pourtant, chez Marx, c’est l’inverse, puisqu’il – ou du moins ses disciples – étai(en)t tellement convaincu(s) de connaître le futur et de savoir comment le provoquer, que nous devons maintenant découvrir l’antiquité de Marx, c’est-à-dire « re-découvrir » dans ses écrits les écarts existant entre « de son temps » et « intemporel ».

La causalité rétroactive ou la contingence comme nouvelle causalité

Bien sûr, de telles temporalités rétroactives font également partie d’un champ philosophique plus large, que je voudrais esquisser en guise de conclusion. Si la situation difficile propre à l’Allemagne et ses ramifications historiques mais aussi éthiques, dont Kluge se préoccupe, ont effectivement une pertinence plus large, liée d’une part à l’héritage fragile des Lumières (le plan « humaniste »), d’autre part au passage de l’économie à l’écologie, de la culture (sciences de l’homme) à l’évolution (sciences du vivant), il serait utile d’internationaliser le travail de Kluge, de lui donner un public plus varié, puisque, du moins dans le monde anglo-saxon, il est presque exclusivement traité comme un auteur « allemand », et comme un auteur plutôt excentrique de surcroît. Leslie Adelson, professeur d’études allemandes à la Cornell University, a récemment donné une conférence à Amsterdam sur ce qu’elle a appelé « les liens étranges entre passé et futur » qu’elle analyse dans les textes de Kluge rassemblés sous le titre Tür an Tür mit einem anderen Leben (2006). Elle identifie là ce qu’elle appelle des « miniatures cosmiques » et des « miniatures mondiales » […] où « des histoires de Marx à Londres, des vestiges soviétiques à Stanford ou le cinéma dans la République populaire de Chine revisitent la signification des espoirs et horizons révolutionnaires après 1989. » Dans un article antérieur, j’ai essayé de comprendre cette « étrangeté » comme une spatialisation du temps : La technique de montage de Kluge, avec ses associations vagues, contribue à suspendre les personnages entre différents registres temporels. Cela introduit la possibilité d’univers parallèles […] non pas comme trope de science-fiction, mais comme une question de perspective et de proportion, de taille et d’échelle : on ne peut pas échapper au monde, mais on peut réarranger ses composants. Par conséquent, les épineuses questions de l’action et de la responsabilité, du temps et de la causalité, [sont] traduites en relations spatiales, et l’histoire cesse d’être un ensemble d’événements et de leurs (con)séquences

12 Jameson avance un argument similaire quand il explique pourquoi Kluge utilise le terme « antiquité » : « Il s’agit d’un futur qui demande la constitution d’une antiquité qui lui est appropriée […]. Car le concept d’antiquité peut avoir pour fonction de nous placer dans une nouvelle relation à la tradition marxiste et avec Marx lui-même – tout comme Eisenstein. Marx n’est ni actuel ni démodé : il est classique, et toute la tradition marxiste et communiste, en durée plus ou moins égale à l’âge d’or d’Athènes, est précisément l’âge d’or de la gauche européenne, auquel on ne cesse de retourner, avec les résultats les plus déconcertants et fanatiques, les plus féconds et contradictoires. » Jameson, « Marx and Montage », p. 116-117 (c’est nous qui traduisons, C. L.). « CENT MILLE HASARDS QU’APRÈS COUP ON APPELLE DESTIN » 115

causales, pour devenir une question de distance et de proximité de forme et de relation – ce qui signifie également que la flèche du temps ne pointe plus uniquement dans une direction. 13 Cette dernière phrase appelle un commentaire, qui permettra de donner une définition plus précise de la causalité rétroactive. Comme j’y ai fait allusion plus haut, la causalité rétroactive fait partie d’un riche champ sémantique qui inclut après-coup, décalage temporel, action différée, rétroaction, etc. Il recouvre aussi plusieurs disciplines puisqu’il resurgit non seulement en science-fiction, mais aussi en psychanalyse (la Nachträglichkeit de Freud, l’après-coup en français), dans la théorie des systèmes et en physique quantique. Dans leur version la plus basique, tous ces termes renvoient à la possibilité que le futur influence le passé, avec les effets précédant les causes. Plutôt que d’accepter la flèche du temps pointant seulement dans une direction, la causalité rétroactive permet le mouvement causal dans deux directions. Le sens commun nous dit que c’est impossible, et la plupart des scientifiques sont d’accord, sauf si certaines conditions spéciales sont mises en place. Mais il semble qu’il y ait un débat possible : « La rétrocausalité est essentiellement une expérience de pensée en philosophie des sciences fondée sur des éléments de physique pour aborder la question suivante : le futur peut-il affecter le présent, et le présent peut-il affecter le passé 14 ? ». Pourtant, puisque pour la majeure partie de la physique contemporaine les concepts même de « cause » et d’« effet » sont inapplicables, la causalité rétroactive, même si elle est théoriquement possible, ne constituerait pas un concept viable ou utile. En cosmologie et en astrophysique, par exemple, les théories du Big Bang et de sa réversibilité (finale) sembleraient impliquer une causalité rétroactive : « Des physiciens comme Stephen Hawking et Thomas Hertog [proposent] une “cosmologie top down” qui considère que l’univers peut avoir commencé d’une multitude de façons possibles, les passés les plus probables étant déterminés dans le moment présent 15 ». Mais cela remet en question le concept même de temps et donc aussi ceux de cause et d’effet, suggérant que non seulement le « temps », mais aussi la causalité rétroactive, ont seulement une brève histoire dans l’esprit des astrophysiciens 16. La vérité est que pendant que nous, mortels, sommes sujets à l’irréversibilité du temps, l’univers ne l’est pas. Les secondes prémisses sous-jacentes de la causalité rétroactive sont qu’il n’y a pas de position externe sans ambiguïté, et que tout observateur fait partie de ce qui est observé. Ce sont des prémisses partagées par Albert Einstein, Werner Heisenberg, Heinz von Foerster, le père de la cybernétique, mais aussi Niklas Luhmann, dont la théorie des systèmes est fondée à la fois sur l’« autopoïèse » (c’est-à-dire les boucles

13 Thomas Elsaesser, « Marathon Man : Alexander Kluge », Film Comment, mai/juin 2008, p. 64 (c’est nous qui traduisons, C. L.). 14 Entrée Wikipédia « Retrocausality », http://en.wikipedia.org/wiki/Retrocausality (nous tradui‑ sons). 15 Cynthia Sue Larson, « Retrocausal Reality Shifting : Adventures in the Fine Art of Changing the Past », 2006, http://realityshifters.com/pages/articles/retrocausalrs.html (c’est nous qui traduisons, C. L.). 16 Je fais bien sûr allusion au best-seller de Stephen Hawking Une brève histoire du temps.

69 [103-116] 116 THOMAS ELSAESSER auto-récursives) et sur l’« observation de second ordre 17 ». Pour Luhmann non plus, le temps n’existe pas et est simplement notre manière limitée d’humain de créer une topographie nous permettant de cartographier la répétition et la différence que nous appelons alors « causalité » et « changement », en espérant ainsi éviter de devoir ressentir la réalité vécue comme totalement contingente. La contingence devient en quelque sorte notre nouvelle causalité. Et Kluge dirait avec raison que dans un tel monde, « matérialisme dialectique » et « déterminisme dialectique » trouveraient une place honorable à côté des 99.998 autres hasards que nous n’aurions apparemment pas d’autre choix que d’appeler « destin », ne serait-ce que pour garder un peu d’ordre dans ce monde-là.

Traduit de l’anglais par Céline Letawe

17 Niklas Luhmann, « Deconstruction as Second-Order Observing », New Literary History, vol. 24, no 4, automne 1993, p. 763-782 (c’est nous qui traduisons, C. L.). Alexander Kluge/Gerhard Richter. L’art contre le hasard Maud HAGELSTEIN Université de Liège Céline LETAWE Université de Liège

Dans plusieurs de ses textes, Alexander Kluge affronte le problème du temps, qui s’écoule sans discontinuer, avec des effets tantôt heureux tantôt désastreux. La formulation de ce problème implique presque toujours la référence au cours hasardeux des choses. Quel hasard fait qu’entre plusieurs indéterminations – c’est-à- dire plusieurs virtualités encore susceptibles d’êtres actualisées – un seul événement est soudainement fixé de manière irréversible ? La détermination hasardeuse et brutale du cours des choses révèle son caractère potentiellement injuste : pourquoi le monde prend-il telle tournure (éventuellement catastrophique) plutôt que telle autre ? Pourquoi certains sont-ils épargnés quand d’autres ne le sont pas ? Confronté à ce problème insistant, Alexander Kluge nous donne les moyens – par ses réflexions théoriques mais aussi par le dispositif pratique mis au point dans ses œuvres – de repenser la fonction de l’art : les œuvres, visuelles ou littéraires, pourraient avoir pour vocation de dompter le flux fatal du temps, de suspendre l’« emportance » du temps – pour citer une traduction d’Hilda Inderwildi et de Vincent Pauval 1 –, en mettant « sous tension » nos représentations du monde et en y réintroduisant des indéterminations pour nous inviter à repenser l’histoire aussi bien dans sa terrible détermination que dans ses alternatives. Le travail entamé avec l’artiste allemand Gerhard Richter nous semble pouvoir être lu dans cette perspective. En 2010, Alexander Kluge et Gerhard Richter publient un premier livre commun sous le titre Décembre : 39 histoires rédigées par Alexander Kluge, assorties de 39 clichés photographiques pris par Gerhard Richter 2. A priori, l’iconographie n’est pas complexe. Tous les clichés montrent la même chose, à savoir les sapins enneigés des Grisons, dans le sud-est de la Suisse, qui dominent les fameuses montagnes de Sils-Maria où est né le projet d’un livre commun. Dans ces mêmes montagnes, un siècle plus tôt (1881), Nietzsche eut la révélation de l’« éternel retour » – élément anecdotique mais non anodin puisque Décembre se présente, au premier regard, comme une méditation sur le temps. La quatrième de couverture de la traduction

1 Alexander Kluge, Gerhard Richter, Décembre, trad. de l’all. par Hilda Inderwildi et Vincent Pauval, Zürich-Biel/Bienne-Berlin, diaphanes, 2012, p. 74. 2 Alexander Kluge, Gerhard Richter, Dezember – 39 Geschichten, 39 Bilder, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2010.

69 Cahiers d’études germaniques [117-128] 118 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE française indique d’ailleurs qu’Alexander Kluge y compose son « almanach du siècle ». Les 39 images manifestent d’abord une grande monotonie ; certaines sont presque identiques 3. On y voit partout le même sujet : des arbres recouverts de neige. Seul le cadrage varie ; on évolue de plans très rapprochés à des vues plus larges sur la vallée. On ne voit jamais le ciel, même si certains plans panoramiques suggèrent un horizon que la brume nous cache 4. Les 39 histoires d’Alexander Kluge – qui ont souvent la brièveté d’informations journalistiques – viennent se cogner à ces vignettes, casser leur monotonie et rompre l’uniformité de l’ensemble. L’agencement dans lequel les 39 images et les 39 textes sont pris aurait probablement pu être différent, même s’il n’est pas tout à fait aléatoire, puisque les histoires sont classées non pas chronologiquement (on va de 1991 à 1941 en passant par l’an 21999 avant Jésus-Christ) mais selon l’ordre des jours du mois de décembre. Nous avons ici choisi de proposer une lecture, à partir du thème du hasard, qui nous semblait prégnant. Comme évoqué en introduction, il y a bien une question qui se pose avec insistance tout au long de Décembre, mais pas seulement : comment se fait-il qu’entre une multiplicité de possibles, un événement survienne (ou ne survienne pas) qui peut (ou aurait pu) tout changer et faire basculer de manière irréversible notre histoire ? On parlera donc ici des éléments de hasard qui empêchent la maîtrise totale, par l’homme, de son destin 5. Les brèves rapportées dans Décembre évoquent parfois la rubrique « faits divers » d’un quotidien – celle qu’on appelle plus familièrement « rubrique des chiens écrasés ». Alexander Kluge s’inspire de cette formule journalistique qui consiste à rassembler l’inclassable – c’est-à-dire à classer ensemble les événements qui ne correspondent à aucune catégorie de base d’un média d’actualité. La rubrique « faits divers » reprend généralement sans les lier entre elles les nouvelles qui ne relèvent ni de l’international, ni du national, ni de la politique, ni de l’économie, ni de la culture, etc. Selon l’usage commun, il s’agit d’événements tragiques, crimes, vols et accidents, dont la portée paraît souvent secondaire au regard des grands faits d’actualité. Parmi les couches dites cultivées, on trouvera toujours quelqu’un pour critiquer les médias qui accordent à ces faits divers une importance démesurée : une certaine presse reposerait entièrement sur l’attirance des couches populaires pour ce genre d’événements tragiques.

3 Voir par exemple Kluge, Richter, Décembre, p. 85 et 91. 4 Voir la dernière image (ibid., p. 126). Cette œuvre bicéphale fonctionne comme un vaste système d’échos. On remarquera une première correspondance entre le programme iconographique établi par Richter pour ce projet et l’axe thématique autour duquel tournent un certain nombre de textes : le hasard, Zufall en allemand, fait référence à ce qui tombe, plus précisément à ce qui nous tombe dessus (was uns zufällt). La neige – qui constitue le sujet principal des images de Gerhard Richter – peut donc répondre visuellement à ce problème. Certes, elle apparaît parfois dans toute sa légèreté (comme une poussière dans l’air, une fumée ou un voile très fin), mais elle se manifeste surtout dans toute sa lourdeur, pesant sur les branches, et on en fait l’épreuve visuelle : la neige qui s’entasse menace à chaque instant de tomber. 5 Phénomène qui n’est pas sans générer quelque résistance, notamment dans le champ scientifique : Alexander Kluge décrit les multiples tentatives – souvent vaines – par lesquelles l’homme tente de contrôler/comprendre le temps (prédictions météorologiques, calendriers, théorie évolutionniste, norme industrielle allemande DIN, etc.). ALEXANDER KLUGE/GERHARD RICHTER. L’ART CONTRE LE HASARD 119

Alexander Kluge propose ici une série d’historiettes dont la tonalité dramatique est renforcée ou atténuée, selon les cas, par les photographies. Formellement et thématiquement, ces brèves inclassables s’inscrivent dans le registre du fait divers et s’en extraient en même temps par l’effet de leur mise en contexte : Kluge renverse l’idée commune selon laquelle les faits divers sont généralement secondaires puisque, dans ses récits, les accidents et autres coups du hasard ont un impact indéniable sur le devenir de l’humanité. C’est ce qu’on appelle communément « l’effet papillon ». On peut reprendre pour commencer l’histoire qui sert de parabole à ce thème du hasard 6. Kluge y raconte un accident tout juste évité, dans un climat de pluie verglaçante – on note d’ailleurs que les intempéries et autres caprices météorologiques affectent dans Décembre les principaux récits d’accident. Dans la soirée du 3 décembre 1931, en repartant de la noce des époux Goebbels, les chauffeurs respectifs d’Hitler, témoin du mariage, et de la mariée elle-même, évitent de justesse la collision fatale. Le chauffeur de la Maybach rouge de la nouvelle Madame Goebbels tentait de dépasser dans un long virage la Mercedes noire d’Hitler. Kluge : « En cette époque d’avènement de l’automobilisme, il n’était pas parvenu à la connaissance de grand monde qu’il est contre-indiqué de freiner sur une surface verglacée et de conduire avec un coup dans le nez 7 ». Le texte se poursuit par un commentaire dialogué entre deux personnes (dont on peut supposer qu’il s’agit de Kluge et Richter eux-mêmes) : « – C’est à la seule providence que les deux véhicules durent de s’éviter. – Qu’entendez-vous par providence 8 ? » Dans une interview de 2010, à la question de savoir si c’est là le fait de la providence, Kluge répond que c’est l’action du diable 9. Dans Décembre, par contre, la question reste – à cet endroit du moins – sans réponse. Le texte se termine par une note de bas de page, dans laquelle Kluge démontre son lien personnel au fait divers : « Logé dans l’abri bien tempéré du ventre, je faillis naître sans qu’Hitler ait pris part à l’avenir. Il manqua 40 cm pour qu’eût lieu une collision mortelle entre les grosses cylindrées sur la piste verglacée 10 ». Protégé du froid glacial du mois de décembre, Kluge, dans le ventre « bien tempéré » de sa mère, devait encore attendre un peu plus de 2 mois pour naître (il est né le 14 février 1932). Selon les standards, un bébé à 7 mois de gestation mesure environ 40 cm. En résonance avec ce récit, Kluge reprend et décrit dans Décembre plusieurs autres « accidents » liés au hasard (en particulier au « hasard météorologique ») : un accident de voiture causé par le verglas le 23 décembre 1999 11 ; un viaduc ferroviaire emporté par le courant d’un fleuve gonflé par des pluies inhabituelles au moment

6 Ibid., p. 10-11. 7 Ibid. 8 Ibid. L’insertion de dialogues dans les récits est un processus récurrent chez Kluge, qui signale par ailleurs que l’incident fit beaucoup parler. Il est néanmoins tentant de supposer ici que l’échange a lieu entre les deux artistes. 9 « Der Teufel hat die Hand dazwischen gehalten », in Philip Holstein, « Gerhard Richter zeigt den Winter », Rheinische Post, 21.10.2010, disponible en ligne : http://www.kluge-alexander.de/literarischer- autor/selbststaendige-werke/detailansicht/artikel/gerhard-richter-zeigt-den-winter.html. 10 Kluge, Richter, Décembre, p. 11. 11 Ibid., p. 73.

69 [117-128] 120 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE même du passage d’un train bondé le 12 décembre 2009 12, etc. Mais le hasard, c’est aussi, comme du reste dans le récit impliquant Hitler, l’accident qui ne survient pas. Le 24 décembre 1943 au soir, un médecin pratique un accouchement délicat alors qu’il a consommé quatre verres de schnaps, ce qui a causé « l’inertie de pas mal de ses nerfs 13 ». Contrairement à ce que semble d’abord suggérer la forme du récit, l’issue est heureuse. Un autre récit important semble répondre à celui de l’accident de voiture manqué. Le 8 décembre 1941, annoncé comme un « lundi chômé 14 », le Führer sort de son lit à 11 heures. Pour une raison qui n’est pas explicitée, la rencontre prévue avec toutes les instances concernées par l’avenir du Reich n’a pas lieu et se voit finalement reportée au 20 janvier 1942. Cette réunion sera connue sous le nom de « conférence de Wannsee » – conférence pendant laquelle quinze hauts responsables du Reich décidèrent de l’organisation logistique (administrative, économique et technique) de l’extermination du peuple juif. Kluge se demande si la conférence se serait déroulée autrement un mois et demi plus tôt, à la date initialement prévue. En raison de l’urgence, les décisions n’auraient probablement pas été les mêmes. Kluge fait dans ce cadre référence au darwiniste Horst Boecker, travaillant à une « Histoire des espèces du mal » : « Comment, telle est sa question, un ensemble confus d’indéterminations finit-il par produire UNE DéTERMINATION particulière qui mène au désastre, tandis que d’autres indéterminations (“potentialités”) simplement se dissipent 15 ». Ces deux récits présentent donc deux moments de hasard (un accident évité et une réunion déplacée) qui auraient pu être autrement déterminés et n’avoir pas de telles conséquences sur l’histoire allemande. Plus largement, l’auteur de ces récits envisage l’influence que de tels moments peuvent avoir sur l’histoire de l’humanité. En nous poussant par exemple à réfléchir aux possibilités qui auraient pu rejouer autrement le premier meurtre de l’histoire chrétienne, il montre que l’évolution de l’humanité elle- même ne tient qu’à un fil : « Qu’advient-il si Caïn, brandissant la pierre, est retenu par quelque aléa ou ange, si p. ex. il dégringole une pente, laisse échapper sa pierre, trouve la mort, et qu’Abel […] devient l’aïeul exclusif du genre humain 16 ? ». À travers ses histoires d’accidents effectifs ou avortés, Kluge construit une vision du monde où les indéterminations se transforment brutalement selon un ordre hasardeux en configurations événementielles déterminées. Tout se joue finalement à quelques instants près, à quelques mètres ou centimètres près. C’est également ce qui ressort du texte daté du 23 décembre 1999 17. L’auteur d’un traité à paraître sur le temps, Fred Kelpe, pris dans une tempête de verglas, subit un sévère accident de la route et doit passer plusieurs semaines à l’hôpital. Kelpe travaille à une théorie très complexe et profite de sa convalescence forcée pour avancer sur son manuscrit. Selon cette théorie, le temps serait un monstre impétueux emportant tout sur son passage. C’est Chronos, le temps qui fauche et qui engloutit ; il « fonce tête baissée

12 Ibid., p. 41. 13 Ibid., p. 77-78. 14 Ibid., p. 26. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 94. 17 Ibid., p. 73-75. ALEXANDER KLUGE/GERHARD RICHTER. L’ART CONTRE LE HASARD 121 vers l’avenir ». « Le temps qui emporte [reißende Zeit], dit Kelpe, est l’unique forme du destin que vous puissiez sentir passer avant que le coup porte 18 ». Cela entraîne une injustice fondamentale, celle d’un processus tempétueux et sélectif, comme l’exprime la phrase suivante : « À quelques lieues de là à peine, à quelques instemps près, le temps demeure sans emportance [nicht-reißende Zeit]. Un individu à cinq mètres de distance d’une dépression de temps [Zeitabriß] est sauvé 19 ». Une fois posé ce constat – finalement banal sur le fond (peut-être moins sur la forme, allusive et apparemment anecdotique, choisie par les auteurs) –, reste à savoir ce que l’action artistique et/ou politique peut changer à la situation. Aux effets de Chronos, il convient d’opposer l’usage stratégique du Kairos – le temps de l’instant, de l’occasion opportune et de la circonstance. Le temps de l’action humaine efficace. Kluge, qui a créé en 1963 la société de production Kairos-Film, ne se contente évidemment pas de décrire l’homme en victime de l’emportance du temps. Mais il esquisse pour l’artiste des voies d’issue, notamment dans un texte plus récent sur lequel notre analyse va se concentrer à présent. On retrouve en effet la thématique du hasard qui change le cours de l’histoire, petite ou grande, dans le deuxième livre commun de Kluge et Richter : Nachricht von ruhigen Momenten 20, littéralement « Nouvelle de moments calmes ». Plusieurs histoires brèves rejouent des scénarios similaires, à nouveau empruntés au registre des accidents manqués. Dans un texte intitulé « glücklicher Zufall 21 » (« heureux hasard »), déjà inclus dans Chronique des sentiments, un enfant de cinq ans glisse d’un ponton ; sa tête passe à un millimètre de la structure en métal, grâce à un mouvement qu’il fait par hasard. Un peu plus tôt dans le livre, après avoir raté leur avion, un groupe d’enfants embarque dans un autre avion, qui s’écrase. Les assistantes d’un fonctionnaire avaient empêché les deux enfants de leur patron de monter à bord, juste avant le décollage. Conséquence d’un certain « Zufalls-Sinn 22 », d’un « sens du hasard », d’une intuition de ces deux assistantes ? Kluge donne dans ce texte une définition du hasard singulière (voir supra), qu’il attribue au philosophe Rudolf Steiner : Was ist Zufall? Das, was mir zufällt. Die Großzügigkeit von Natur und Umständen bringt mir einen Zugewinn. Das Gegenteil wäre Abfall. 23 On note ici un jeu intéressant sur les composés allemands Zufall, hasard, et Abfall, déchet, qui sont explicitement opposés l’un à l’autre. D’une part l’événement qui « me tombe dessus » par hasard, c’est-à-dire l’événement qui, parmi tous les possibles, se réalise, et d’autre part toutes les possibilités non réalisées, finalement perdues, et donc assimilées ici à des déchets ou scories. On peut penser à cet égard au projet d’atlas établi par Richter – vaste collection de photographies, dessins et

18 Ibid., p. 74. 19 Ibid. 20 Alexander Kluge, Gerhard Richter, Nachricht von ruhigen Momenten : 89 Geschichten, 64 Bilder, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2013. Étant donné qu’il n’existe pas encore de version française de ce livre, toutes les traductions françaises proposées ici sont les nôtres. 21 Ibid., p. 30. 22 Ibid., p. 20. 23 Ibid.

69 [117-128] 122 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE coupures de presse rassemblée à partir des années 1960. L’artiste considère les matériaux visuels rassemblés comme le fonds documentaire ou l’imagier sur lequel s’appuie sa création. Réserve d’images qui ont le statut d’esquisses. Certaines se « réalisent » et trouvent la forme d’une œuvre d’art, d’autres non. L’atlas peut donc s’envisager comme un répertoire de « déchets » (Abfall) ou un inventaire des « scories », conservés dans des registres 24, repris sur le site de l’artiste 25 et régulièrement exposés 26. Le hasard opère dans un instant très bref – plusieurs histoires illustrent l’idée, déjà avancée dans Décembre, qu’à quelques secondes près, les choses auraient pu être totalement différentes. L’instant où tout se joue semble particulièrement fasciner Kluge. Dans l’interview filmée qu’il réalise de Gerhard Richter en octobre 2012 27, Kluge revient sur une photo qui n’a finalement pas trouvé de place dans le livre, en dépit du fait qu’elle lui ait inspiré le tout dernier texte : l’image montre une femme qui s’apprête à poser la main sur une balustrade pour garder l’équilibre, pour ne pas tomber. Le livre se termine par ces mots : « Eine Fotografie hält den Moment fest, bevor die Hand das Geländer fasst. HANDFESTER HALT : WIRKLICHKEIT 28 », littéralement : « Une photographie fixe le moment qui précède celui où la main saisit la balustrade. APPUI SOLIDE : RÉALITÉ ». Mais « Halt » ne signifie pas seulement l’appui, la prise, et l’équilibre qui en résulte. « Halt » signifie également arrêt. La réalité, ce serait donc à la fois le contact entre la main et la balustrade, contact qui suit le moment fixé par la photographie, et l’instant même arrêté par la photographie (une photo avec un très bref temps d’ouverture du diaphragme se dit aussi « Momentaufnahme » en allemand, enregistrement de l’instant – mot qui résonne avec le terme français instantané). Il y a une très forte tension dans cet instant où tout peut arriver, et cette tension retient Kluge. Il semble littéralement fasciné par l’intuition du photographe qui déclenche ici l’obturateur juste au bon moment (« die Ahnung des Fotografen für den richtigen Moment »). Partant de cette photographie restée invisible dans le produit final, on interrogera une première fois la capacité spécifique de l’artiste à résister à l’emportance du temps – à sa fulgurance mais aussi à son unidimensionnalité, c’est-à-dire au fait qu’un événement écrase pour ainsi dire au moment de son institution toute une série de possibles qui n’auront jamais lieu. Quand le photographe saisit « au vol » la main qui cherche à s’agripper, il capte ce qui précède la réalité (et qui en même temps ne peut être autre chose qu’elle), à savoir : l’instant presque suspendu où rien n’est encore arrivé et où plusieurs issues sont possibles. Que ce soit à travers les mots ou en utilisant les images, l’artiste aurait ce pouvoir spécifique de fixer pour un instant (même et surtout furtif) la course des choses. Ce n’est pas pour rien que Kluge et Richter, dans leur livre sur les « moments

24 Gerhard Richter, Atlas, éd. par Helmut Friedel, New York City, D.A.P./Distributed Art Publishers, 2007. 25 https://www.gerhard-richter.com/fr/art/atlas. 26 On mentionnera entre autres l’exposition « Gerhard Richter : Atlas – Mikromega » qui a eu lieu du 23 octobre 2013 au 9 février 2014 au Kunstbau München. 27 Alexander Kluge, Gerhard Richter : Bildermacher, dctp, 18.03.2013 (interview filmée). 28 Kluge, Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, p. 136. ALEXANDER KLUGE/GERHARD RICHTER. L’ART CONTRE LE HASARD 123 calmes », évoquent la définition benjaminienne de l’artiste comme « grand orchestrateur du hasard » : Walter Benjamin aurait utilisé ce concept de « Zirkusdirektor des Zufalls » pour désigner l’un des membres du Bauhaus. Le texte écrit par Kluge à partir de cette proposition précise de manière particulièrement intéressante le lien entre vocation artistique et hasard, et la tension est un élément constitutif de ce lien : Walter Benjamin nannte ein ihm bekanntes Mitglied des Bauhauses einen « ZIRKUSDIREKTOR DES ZUFALLS ». Er verstand die Bemerkung als Ermunterung. Es sei nämlich schwer, sagte er, DIESE WIDERSPENSTIGE, AUF ÜBERRASCHUNG ZIELENDE RASSE WIRKLICHER VERHÄLTNISSE, DIE WIR ZUFALL NENNEN, die sich fast nie auf der Durchschnittstrecke bewege, aus der sich aber Geschick und die Umstände komponieren, publikumsgerecht für den Zirkus zu dressieren. Vollendet sei diese Kunst dann, wenn die Zufälle sich noch ganz in ihrem wilden oder halbwilden Zustand befänden und doch dem Gesetz der Form, das unter der Zirkuskuppel gilt, sich einfügen. Die Spannung, sagt Walter Benjamin, zwischen UNBEHERRSCHBARKEIT und DISZIPLIN, zwischen chaotischer Basis (auf diesem Boden würden die Artisten zerschellen) und dem Trapez oben : Das ist das Prinzip der Kunst. 29 Il ne faut pas se méprendre : l’idée avancée ici n’est pas que l’artiste aurait la capacité d’infléchir le hasard. Mais bien qu’il peut, par son art, fixer un instant de tension, un instant autrement fuyant, où une chose ne s’est pas encore jouée, où le hasard n’a pas encore frappé – c’est-à-dire, pour évoquer un autre jeu sémantique prégnant chez Kluge, un moment où le dessein (« Wille ») n’est pas encore déterminé. L’artiste serait capable de dresser/dompter la sauvagerie du temps hasardeux, ou de brider son emportement fougueux. Le hasard n’a évidemment pas de valeur positive ou négative en soi et Kluge préserve d’ailleurs généralement ses analyses du duel axiologique entre bien et mal. Le hasard accompagne les moments où les choses se fixent, que l’issue soit heureuse ou désastreuse. Mais l’artiste peut produire une forme à partir de là, une forme qui serait en quelque sorte pleine de virtualités, une forme qui ferait voir de quelle tension ou de quel déséquilibre elle est l’image fixée et disciplinée. Aux représentations linéaires/univoques du monde, l’artiste, qu’il soit écrivain, cinéaste ou photographe, oppose des images en tension. L’image photographique, en particulier, semble avoir aux yeux des auteurs ce pouvoir très singulier – elle joue en tout cas dans cet ouvrage un rôle central, et pas seulement en tant que moyen d’expression privilégié. Un autre exemple renforce cette idée. Sur l’image photographique (cette fois reprise dans le livre), Richter est parvenu à fixer un autre moment tout à fait hasardeux, à lui donner une forme : le modèle d’une ville du futur apparaît dans la

29 Ibid., p. 31. « Walter Benjamin a qualifié une de ses connaissances membre du Bauhaus de “GRAND ORCHESTRATEUR DU HASARD”. Une remarque qu’il comprenait comme un encouragement. En effet, disait-il, il est difficile de dompter pour le cirque CETTE RACE DE SITUATIONS RÉELLES, RÉCALCITRANTE ET VISANT LA SURPRISE, QUE NOUS APPELONS HASARD, qui ne se meut presque jamais sur la trajectoire moyenne dont se composent pourtant les destinées et les circonstances. Cet art est accompli quand les hasards se trouvent encore dans leur état sauvage ou semi-sauvage mais s’adaptent néanmoins à la loi de la forme qui prévaut sous le chapiteau. La tension, dit Walter Benjamin, entre EMPORTEMENT et DISCIPLINE, entre la base chaotique (les artistes se fracasseraient sur ce sol) et le trapèze là haut : tel est le principe de l’art. »

69 [117-128] 124 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE coupe d’un arbre 30. Une partie du tronc n’a pas été coupée nettement mais semble comme arrachée, et la fibre du bois suggère un ensemble miniature de gratte-ciels : « Le fait que les gardes forestiers se soient arrêtés justement à ce moment et que cette structure soit apparue relève du hasard 31 ». Un hasard fixé par le photographe. Et donc, une photographie issue d’un double hasard. Richter assume cette méthode et insiste lui-même, notamment dans l’interview qu’il accorde à Kluge en octobre 2012, sur le rôle du hasard dans sa pratique photographique. Il se définit comme un homme aux aguets, toujours à la recherche de l’image intéressante. Parfois, par hasard (« zufällig »), il est le témoin d’un moment privilégié et prend alors une photo. Comme on le voit avec l’exemple que l’on vient d’évoquer, de telles images ont le pouvoir de faire tenir ensemble – quitte à les défaire aussitôt – des choses apparemment hétérogènes (la forêt, la ville) et de produire inévitablement du sens (l’idée forcée, par exemple, que là où on coupe un arbre, une mégapole est en gestation). De manière générale, les recherches communes de Kluge et Richter, ainsi qu’une partie de leurs recherches personnelles, se donnent pour défi de rassembler l’inclassable, c’est-à-dire de faire tenir ensemble, dans une forme ouverte et non définitive, des éléments apparemment hétérogènes. Ils nous invitent de la sorte à ouvrir nos représentations habituelles à des significations nouvelles. La presse n’intervient pas par hasard dans la rencontre des deux auteurs, qui accordent une importance égale aux faits d’actualité. Pour comprendre la fonction de l’image artistique dans les œuvres communes de Kluge/Richter et son rapport critique au thème dégagé pour notre lecture, il faut se pencher quelques instants sur la genèse du livre Nachricht von ruhigen Momenten. Le projet d’un deuxième livre commun est notamment lié à l’édition du journal allemand Die Welt du 5 octobre 2012, la rédaction ayant choisi de confier ce jour-là la responsabilité de la « mise en images » à Gerhard Richter (Georg Baselitz et Ellsworth Kelly l’avaient déjà fait avant lui et le principe s’est répété avec Neo Rauch le 30 octobre 2013, puis avec Cindy Sherman le 8 octobre 2014). Le 4 octobre 2012 à 10 heures, Richter arrive dans les locaux du journal avec une présélection de 116 photos, et après une longue journée de travail (dont on peut suivre le déroulement dans le « Minutenprotokoll » publié sur le site internet de Die Welt 32), le numéro part à l’impression avec 45 photos de l’artiste. À l’incohérence et au hasard des faits divers qui constituent le journal s’oppose une construction très réfléchie de Richter, partant de photographies à caractère plutôt privé, parfois même (en apparence) anodin. Les informations livrées dans les 30 pages journalières ne sont plus alors illustrées par des images d’actualité mais agencées avec des photographies sans lien directement apparent (ou évident) avec les nouvelles rapportées. Dans Nachricht von ruhigen Momenten, un an plus tard, un texte de Kluge intitulé « Künstlerisches Foto aufgrund eines Missverständnisses 33 » (littéralement « photo

30 Ibid., p. 50. 31 « Daß die Waldarbeiter gerade in diesem Moment mit ihrer Säge innehielten und diese Struktur entstand, ist Zufall » (ibid., p. 51). 32 Tim Ackermann, « Richters “Welt” geht in den Druck. Minutenprotokoll », Die Welt, 4.10.2012, http://www.welt.de/kultur/article109617619/Richters-Welt-geht-in-den-Druck.html. 33 Kluge, Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, p. 87. ALEXANDER KLUGE/GERHARD RICHTER. L’ART CONTRE LE HASARD 125 d’art sur fond de malentendu ») thématise la tension entre photographies de presse et photographies d’art, dans un contexte où les unes sont semblablement remplacées par les autres, mais cette fois de manière non délibérée : un photographe d’art reçoit la mission de photographier les combats au Mali pour Le Monde, par erreur, à la place de son cousin, photographe de presse. Il prend le parti de photographier des détails (une fourmi, des palmiers ou la surface de l’eau, par exemple). Au début, ces clichés irritent la rédaction du journal, mais ils finissent par plaire au rédacteur en chef, en particulier celui d’un vieux carreau de marbre griffé et fissuré : « Tatsächlich erlaubte es die thematische Unbestimmtheit der Bilder mit Hilfe einer Bildunterschrift, dem festgehaltenen Ausschnitt der Wirklichkeit auf die Sprünge zu helfen 34 », littéralement : « L’indétermination thématique des images a permis de manière effective, à l’aide d’une légende, de mettre le fragment de réalité fixé par la photo sur la voie, de le faire avancer en quelque sorte, de le faire rebondir ». Le projet de Die Welt n’était évidemment pas de transformer un numéro du journal en œuvre d’art, mais, d’une part, de remettre en question le statut de l’image comme illustration et, d’autre part, de permettre stratégiquement à l’image artistique de s’insérer à un endroit inattendu (le cœur battant de l’actualité). L’importance de la présence de l’art là où on ne l’attend pas se traduit dans l’un des plans de l’interview filmée que Richter accorde à Kluge le jour-même, dans les locaux du quotidien Die Welt : après avoir été prononcés, les mots « Kunst an unerwartetem Ort » 35 sont repris comme citation en image fixe, durant quelques secondes 36. Ce n’est pas la première fois que Richter organise pareille rencontre entre journal de presse et photographie. En mai 2002, l’artiste réalise 216 clichés de détails de sa peinture Abstraktes Bild (Nr. 648-2) de 1987 37, fragments photographiques qu’il combine deux ans plus tard avec des articles du quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung parus au début de la guerre en Irak, les 20 et 21 mars 2003. Le résultat est publié dans un livre intitulé War Cut 38, « coupure de guerre ». Richter reprend d’ailleurs l’une de ces 216 photos dans le second livre qu’il réalise avec Kluge 39, renvoyant ainsi lui-même à ce premier projet de montage art/presse et nous invitant à mettre les deux projets en rapport. Une différence saute aux yeux : au niveau de la production, les photos utilisées dans la première expérience sont des fragments d’un tableau abstrait (intitulé d’ailleurs Abstraktes Bild), celles utilisées pour la seconde représentent des fragments de réalité et s’inscrivent donc dans le domaine de la figuration. Les images reprises dans Décembre pourraient avoir un statut intermédiaire. Réalisées à partir de la réalité, et donc figuratives dans leur production, elles prennent pour l’observateur, en raison de leur monotonie, un sens presque abstrait.

34 Ibid. 35 « De l’art là où on ne l’attend pas ». 36 Kluge, Gerhard Richter : Bildermacher. 37 Voir le site de l’artiste : www.gerhard-richter.com/en/art/paintings/abstracts/abstracts-19851989-30/ abstract-painting-7633 et www.gerhard-richter.com/en/art/microsites/war-cut-ii. 38 Gerhard Richter, War Cut, Köln, Walther König, 2004. 39 Kluge, Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, p. 85.

69 [117-128] 126 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE

On ne peut cependant pas opposer trop frontalement l’image abstraite et l’image figurative. En tant que spécialiste de l’art visuel, Richter sait que l’œil humain tend à effacer cette différence au niveau de la perception. C’est ce qui est mis en évidence par le texte intitulé « Kritik an einem Kriegsausbruch durch Fragmentierung eines Gemäldes » dans Alexander Kluge in Halberstadt 40. Le sujet en « je » du récit, Bernd Künneke, aperçoit un soldat dans l’un des détails photographiés du projet War Cut ; on lui répond que Richter ne pensait pas de manière figurative en réalisant le tableau et que ce qu’il voit est seulement le produit du hasard 41. Bernd Künneke trouve néanmoins les images « déroutantes » (« unruhestiftend ») et y voit très souvent des éléments figuratifs (un archipel dans les mers du Sud, une tranchée ou la forme des États-Unis par exemple), même s’il décide finalement de taire ses impressions, puisqu’elles sont rejetées par ses interlocuteurs et qu’elles contredisent la catégorie même dans laquelle le titre place le tableau Abstraktes Bild. Mais la remarque de Gerhard Richter dans l’interview de 2012 sur ses peintures dites « abstraites » renforce l’hypothèse d’une indétermination fondamentale du genre de l’expression : il défend l’idée que ses tableaux ne sont pas purement abstraits, qu’on y voit toujours un sens, tout simplement parce que nous sommes toujours à la recherche d’un sens 42. Le sens se constitue ici par la réception, par celui qui regarde, et (en partie du moins) par hasard. Comment donc un numéro de journal contenant 45 photos de Richter a-t-il pu déboucher un an plus tard sur un livre commun ? La veille de la sortie du journal Die Welt, en octobre 2012, Kluge était avec Richter dans les bâtiments de la rédaction (c’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il l’a interviewé) et annonçait déjà que la sélection de photos lui avait inspiré une trentaine de petits textes, pour un nouveau projet de livre à deux. Un de ces textes figure déjà dans le journal du 5 octobre 2012, pratiquement à l’identique. Il accompagne la photo d’un chien couché au soleil et est signé « Alexander Kluge ». C’est aussi le seul endroit du journal où texte et image ont un lien directement évident, où l’on voit que le texte décrit l’image ou que l’image illustre le texte, dans un rapport assez traditionnel. Dans le livre, près d’un an plus tard, on retrouve le texte et l’image, mais sans qu’ils soient juxtaposés 43. On peut deviner ce que Kluge trouvait de stimulant dans l’expérience du numéro spécial et qui a éveillé son intérêt. Le titre Nachricht von ruhigen Momenten semble d’ailleurs traduire l’effet supposé des images de Richter intégrées au journal d’octobre 2012. Kluge le dit lui-même dans l’interview de Richter, à propos de la photo du chien couché au soleil : « Es kommt durch die Bilder eine RUHE hinein » (littéralement « à travers les photos il y un CALME qui s’installe »). Une collection de « moments calmes » donc, à l’opposé des actualités de la presse (on retrouve « Nachricht » au singulier dans le titre du livre, qu’on peut opposer aux « (Presse-)

40 Alexander Kluge, « Kritik an einem Kriegsausbruch durch Fragmentierung eines Gemäldes », in Thomas Combrink, Alexander Kluge, Alexander Kluge in Halberstadt, Halberstadt, Gleimhaus, 2013, p. 35. 41 « Mein Eindruck beruhe auf der Deutung eines Zufalls » (ibid.). 42 Cf. Kluge, Gerhard Richter : Bildermacher : « […] meine Bilder sind nicht abstrakt – wir sehen darin einen Sinn, weil wir immer einen Sinn suchen, wir wollen immer deuten ». 43 Kluge, Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, p. 13 (pour la photo) et p. 33 (pour le texte). ALEXANDER KLUGE/GERHARD RICHTER. L’ART CONTRE LE HASARD 127

Nachrichten »). Au mouvement continuel de la presse quotidienne s’oppose la volonté de l’artiste de calmer le jeu, de ralentir le temps en le fixant dans quelques instants calmes, par l’image et par les mots. Un contraste, une tension que souligne la maison d’édition Suhrkamp dans la présentation du livre : « Des images de moments calmes à une époque mouvementée […] le for privé au lieu de l’histoire du monde 44 ». Voilà bien une autre réponse de l’art à l’emportance du temps : contrebalancer la fureur de Chronos par des moments de suspens, déranger sa trajectoire linéaire en proposant de multiples autres voies (notamment pour l’interprétation des faits rapportés), déstabiliser les idées toutes faites en les complexifiant. Comme dans Décembre, on retrouve plusieurs faits divers de type journalistique (des accidents, catastrophes naturelles, anecdotes, etc.). Mais ce que Kluge problématise relève bien de la tension, qu’elle soit inhérente à ces histoires (en raison notamment du hasard qui les détermine), ou créée par les montages inédits dans lesquels sont pris textes et images. Ou encore qu’elle s’installe entre plusieurs images. Dans l’interview de Richter, Kluge évoque lui-même la tension entre la réalité et les flous de la peinture 45. Le flou est très largement utilisé dans le numéro de Die Welt mis en images par Richter (12 photographies sur 45 sont privées de netteté). Certaines photographies apparaissent floues dans l’édition spéciale de Die Welt alors qu’elles sont nettes dans le livre – on peut en déduire qu’elles ont été floutées délibérément pour le journal, probablement dans l’idée de relativiser quelque peu leur caractère privé, de leur donner une valeur plus générale et d’éviter l’indiscrétion. Constitutive du livre et de sa genèse, la tension entre presse et art se voit directement thématisée dans certains textes de Kluge. Deux idées principales s’y expriment : (1) l’image quotidienne de la réalité de notre monde est constituée/ formatée par les nouvelles des journaux, et non pas par les faits en tant que tels 46; (2) l’actualité constitue notre rythme collectif 47. Face à cette cadence effrénée des nouvelles, l’art permet un possible contre-pied : « Les productions poétiques constituent un contraste avec ce changement quotidien. Dans les peintures, dans les récits des nouvelles et des romans, le temps s’arrête autour de nous 48 ». Kluge et Richter partagent l’idée que l’expérience humaine est liée à une fixation du temps par les mots (dans le récit oral ou écrit) ou par l’image (dans la photographie, la peinture ou le film). Kluge écrit « Man erlebt, was erzählt wird 49 » – on vit ce qui est raconté. Le tout premier texte du livre, qui par sa position acquiert une importance particulière, met en scène un citadin ayant passé un jour de congé à

44 « Bilder von ruhigen Momenten in unruhigen Zeiten, […] Privates statt Welthistorisches ». http:// www.suhrkamp.de/buecher/nachricht_von_ruhigen_momenten-alexander_kluge_22477.html. 45 « Wenn es eine Spannung kriegt, ist es interessant » (Kluge, Gerhard Richter : Bildermacher). 46 « Aus solchen NACHRICHTEN-WERTEN, nicht aus den Tatsachen selbst, ist das tägliche Bild der Wirklichkeit unserer Welt zusammengesetzt » (Kluge, Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, p. 83) ; « Zuständig für die Kenntnis dessen, was in der Wirklichkeit geschieht, bleiben die Zeitungen mit ihren Bildern » (ibid., p. 109). 47 « Ohne solche Nachrichten aber wäre das, was die Sinne in der Nähe erfahren, ohne kollektiven Rhythmus. » (ibid.). 48 « Poetische Produkte bilden zu diesem täglichen Wechsel einen Gegensatz. In gemalten Bildern, in den Erzählungen der Novellen und Romane steht die Zeit draußen still » (ibid., p. 83). 49 Ibid., p. 127.

69 [117-128] 128 Maud HAGELSTEIN, Céline LETAWE la campagne avec ses deux enfants et tentant de fixer les impressions de ce jour férié qui s’envole (« die Eindrücke des dahinfliegenden Feiertages 50 »). Il pense pouvoir le faire en les racontant à quelqu’un ; finalement ce ne sont pas des mots qui lui viennent naturellement mais des images (il dit qu’il essaiera de trouver plus tard les mots adéquats). Il se demande pourquoi chercher ainsi à retenir des images et se convainc de leur valeur unique, qui ne se répète pas (« Es ist ein “Wert”, der sich nicht wiederholt »). Il en conclut que la fonction principale de l’image est de fixer l’éphémère et se souvient alors d’une image vue deux jours auparavant : des fleurs blanches flottant au vent dans une cour en béton, « des fleurs en un lieu non- poétique » (« Blüten am unpoetischen Ort »), à un endroit inattendu. Probablement un hasard, une convergence hasardeuse d’événements qu’il ne croisera pas deux fois dans sa vie (« Auch dies ein Zufall von Ereignissen, von denen er nicht annahm, dass er ihnen zweimal im Leben begegnen würde »). Comment résister à l’emportance du temps ? En privilégiant l’instant très bref où tout peut encore arriver, le photographe saisit par son art – et « pétrifie » ou « gèle » en quelque sorte – un moment de tension entre plusieurs événements susceptibles de survenir. C’est ce qui s’appelle « dompter le hasard », pour reprendre la formule que Kluge emprunte lui-même à Benjamin. Saisir un tel moment de tension permet de réintroduire des indéterminations là où le temps (Chronos) travaille sans cesse à les réduire. L’écrivain peut obtenir des effets semblables en racontant autrement une histoire bien connue, en ajoutant des détails (fictifs ou réels) capables de tout faire basculer. L’actualité constitue certainement l’un des domaines d’application les plus intéressants de telles stratégies. Alexander Kluge et Gerhard Richter nous ont aidés à saisir ce fait essentiel : l’indétermination des œuvres (photographies artistiques, ici) permet de donner de la profondeur au moment de la réception. De « réintroduire du calme », de « postposer » les analyses trop directes et univoques, de décaler nos réactions. La tension qu’autorise l’image ouvre un espace dans lequel nous pouvons transformer nos représentations du monde.

50 Ibid., p. 10. Der literarische Pakt. Lesen in Alexander Kluges Die Lücke, die der Teufel läßt Susanne MARTEN Université de Strasbourg

Die Teile und das Ganze

Um die Schwelle zu senken, sich einen Weg durch Die Lücke, die der Teufel läßt zu bahnen, kündigt sein Autor bzw. der Erzähler gleich im Vorwort an: „Jedem Kapitel dieses Buches gehen Zeilen voran, aus denen der Leser sich orientieren kann, welche Kapitel sein Interesse wecken.“ 1 Es wird also niemandem zugemutet, eine kontinuierliche, lineare Lektüre zu bewältigen. In der Tat sind dafür nicht nur die Geschichten zu zahlreich, etwa fünfhundert sind es auf fast tausend Seiten, auch die Themen scheinen, zumindest auf den ersten und zweiten Blick, zu disparat für eine zusammenhängende Lektüre. Berechtigt mag allerdings die Frage sein, warum dann die Geschichten in diesem dicken, widerständigen Buch quasi vergraben wurden, und ob es nicht wünschenswert wäre, sie an unscheinbaren, aber mühelos zugänglichen Orten, z.B. in der Tagespresse, finden zu können. 2 Wäre dem so, könnte man hinter dem Buch Die Lücke, die der Teufel läßt eine reine Sammlung von Geschichten vermuten, nach Art des „Schatzkästleins“, oder ein Brevier, in dem – zur Erbauung, und je nach Geschmack, Bedürfnis und Tagesform – jeder etwas zu finden vermöchte. In diesem Sinne richtete Alexander Kluge schon in seiner drei Jahre zuvor erschienenen Chronik der Gefühle eine nachdrückliche Einladung an die Leserschaft „wie bei einem Kalender oder eben einer Chronik“ nachzuprüfen, was sie betreffe, denn „niemand wird so viele Seiten auf einen Schlag lesen“ 3. Zugleich versprechen die ermunternden Worte aus der Einleitung von Die Lücke, die der Teufel läßt gerade keine lehrreiche Lektüre, die der Introspektion oder der Prüfung des eigenen Gewissens dienen könnte, sondern betonen, das Buch lenke den Blick auf Orientierung in der faktischen Realität. Auch auf stilistischer Ebene findet eine Abkehr von Chronik und Kalender statt. Erläuternde Zeilen zu Beginn eines

1 Alexander Kluge, Die Lücke, die der Teufel läßt, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2003, S. 8. 2 Dazu fand auch eine Diskussion während der Wiener Tagung Die Frage des Zusammenhangs im Oktober 2010 statt, die Rainer Stollmann mit dieser zugespitzten Formulierung anregte. 3 Alexander Kluge, Chronik der Gefühle. Basisgeschichten, Bd. I, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2000, S. 7.

69 Cahiers d’études germaniques [129-138] 130 Susanne MARTEN jeden Kapitels evozieren in der Tat eher das Volksbuch bzw. den Prosaroman 4 der frühen Neuzeit, wie beispielsweise den Fortunatus oder die Historia von Dr. Johann Fausten, aber auch den Schwankroman Eulenspiegel, oder das Lalebuch, die späteren Schildbürger-Streiche. Solch einer Historiensammlung ohne Held gleicht Die Lücke auch durch ihre offene Form und die scheinbar lose Reihung von Begebenheiten. Die Einladung, einzelne Kapitel in der Lücke zu entdecken, scheint mir deshalb vor allem ein Angebot, es mit dem Buch doch erst einmal zu versuchen, verhüllt in eine rhetorische Bescheidenheitsformel, die wiederum die Literarizität des Werkes unterstreicht. Dass damit zugleich eine Einladung zum Wildern verbunden ist, also an den Leser die Aufforderung ergeht, die interessantesten oder spannendsten Kapitel aus dem Buch selbst herauszugreifen, bestätigt Kluges Kommentar zu seinem Nachweise und Hinweise 5 überschriebenen Handapparat: „Man wühlt gewissermaßen einmal quer.“ 6 Im Gegensatz zu Alexander Kluge, dem leserfreundlichen Vorwortschreiber der Lücke, geht der Interpret Kluge jedoch noch einen Schritt weiter, wenn er darüber hinaus anregt, sein Buch motivisch zu lesen und zu ordnen: „Wenn Sie nichts weiter täten, als in dem Buch alle Flüsse, alle Behauptungen und Erzählungen übers Wasser zusammen zu greifen, hätten Sie eine eigene Geschichte. Dasselbe könnten Sie mit der Wilden Jagd der Geister machen.“ 7 Das bedeutet, ohne den Kontext des gesamten Buches bliebe jede einzelne Erzählung, jedes Kapitel, für sich genommen, unvollständig. Doch auch der Vorschlag, Motivketten durch solches Zusammengreifen zu bilden, erweist sich als spannungsvoller angelegt denn zunächst vermutet, weil Kluge sein literarisches Werk zugleich zwischen den Polen Gegensatz und Ganzheit verortet: „Die Geschichten bilden untereinander Gegensätze oder Konkurrenzen, manchmal ergeben sie zusammen ein Full House. Nicht mit einem Handlungsraster, einem Handlungszwang.“ 8 An der kritischen Theorie und Theodor W. Adorno, und damit indirekt zugleich an Nietzsche geschult, unterstreicht Kluge die Zusammengehörigkeit von Gegensätzen 9 und deutet an, dass erst durch ein konstellatives Zusammenstehen 10 die Geschichten, und damit die Problematik, die sie bergen, sichtbar würden. Fast im gleichen Atemzug nennt Kluge als weitere Möglichkeit nämlich die Abkehr von der sprachlichen Darstellung selber, und fasst einen Medienwechsel ins Auge: „Darüber [nämlich

4 Zur Begrifflichkeit siehe Jan-Dirk Müller, Volksbuch/Prosaroman. Perspektiven der Forschung, in Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur (IASL) 1, Sonderheft 1985, S. 1-128. 5 Kluge, Die Lücke, S. 909-929. 6 Kluge im Interview mit Claus Philipp, „Erzählungen haben den Vorteil, dass sie blind sein dürfen“, in Volltext, 15.10.2003, URL: http://volltext.net/magazin/magazindetail/article/149 [Stand: 15.5.2015]. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Als Frage formuliert: „Was zwingt uns überhaupt zur Annahme, dass es einen wesenhaften Gegensatz von ‚wahr‘ und ‚falsch‘ giebt?“, Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, Kritische Studienausgabe Bd. 5, hrsg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, München/Berlin, dtv/de Gruyter, 1988, S. 53, s. auch S. 16. 10 „Der Konstellation gewahr werden, in der die Sache steht, heißt soviel wie diejenige entziffern, die es als Gewordenes in sich trägt“, Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, Gesammelte Schriften 6, hrsg. von Rolf Tiedemann, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1998 [1970], S. 165. Der literarische Pakt 131

über Motive, Motivketten, Zusammenhänge, Anm. d. Verf.] Karten zu haben, Informationen, Navigationsmöglichkeiten, das ist ein Gebrauchswert eines solchen Buches in meinen Augen.“ 11 Nicht nur wird also zu einer Lesart angeregt, die vom close-reading bis zum Überblick reichen kann. Auch unter allen drei ästhetischen Gesichtspunkten, dem Medienwechsel, der schriftstellerischen Produktion sowie der Rezeption, so betont es Kluge, hängen die Geschichten zusammen und der Weg kann jeweils vom Text zur Karte bzw. zum Netz, von divergenten Motiven zur strukturierten Information, und schließlich vom „wühlenden“ Lesen hin zur zielgerichteten Navigation verlaufen. Man könnte also versuchen, über die Erzählungen und Kapitel hinaus, aber auch jenseits von vereinzelten Motivreihen, Die Lücke, die der Teufel läßt als Ganzes in den Blick zu bekommen. Dabei könnten sich nicht nur neue Horizonte, oder neue Untiefen auftun, die den besonderen Stellenwert des Buches im Gesamtzusammenhang des Werkes begründen, oder Elemente zu einem neuen Verständnis von Alexander Kluges Werk liefern. Karten über noch unbekanntes doch navigierbares Gebiet, um in Kluges Metapher zu bleiben, sind eine Aufforderung, neue Routen zu erkunden, wo nicht ein ausdrückliches Versprechen auf philosophische Erkenntnis. Der Frage wäre nachzugehen, ob sich ein klugegerechtes distant-reading 12 erfinden lässt. Es bietet sich auf jeden Fall an, Kluges Geschichten mit Kluge auch gegen Kluge zu lesen und den Gedanken eines möglichen Zusammenhangs der Geschichten nicht gleich von der Hand zu weisen. Ob dieser Weg dann notwendigerweise über einen Medienwechsel führen muss 13, sei erst einmal dahingestellt.

Geschichte und Geschichten

Obwohl Die Lücke, die der Teufel läßt, im Herbst 2003 erschienen, geschichtlich weit ausgreift, ist das Buch dennoch stark in der Gegenwart verortet. Im engeren Sinne heißt das zunächst im Jahr 2003, oder genauer, in den Monaten nach dem 11. September 2001.14 Die eingestürzten Türme des New Yorker World Trade Center finden sich denn nicht nur in Form von scheinbar Nebensachen (beispielsweise Versicherungsfragen) behandelnden Geschichten in der Lücke, sondern auch als

11 Kluge, Interview mit Claus Philipp. 12 Einen quantitativen Ansatz verfolgt Gunther Martens: s. z.B. „Distantly reading Alexander Kluge’s Distant Writing“, in Vermischte Nachrichten. Alexander Kluge Jahrbuch 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014, S. 29-41. Zum distant reading, s. Franco Moretti, Graphs, Maps, Trees. Abstract Models for a Literary History, London, Verso, 2005 und ders., Distant Reading, London,Verso, 2013, sowie Matt Erlin/Lynne Tatlock (Hrsg.), Distant Readings – Descriptive Turns. Topologies of German Culture in the Long Nineteenth Century, Rochester, Camden House, 2014. 13 In seiner Rezension von Kluges Das fünfte Buch vermerkt Florian Felix Weyh, das Buchformat entspreche nicht länger dessen von Aktualität geprägten Kurztexten. Die Parallele, die er zur „Patchworkinformation in sozialen Netzwerken“ zieht, dient ihm jedoch eher der ästhetischen Kritik als einer fundierten Mediendiskussion: „Für Kluge Leser“, Deutschlandfunk, 19.02.2012. URL: http://www. deutschlandfunk.de/fuer-Kluge-leser.700.de/html?dram:article_id=85415 [Stand: 15.5.2015]. 14 Siehe auch Rainer Stollmann, Die Entstehung des Schönheitssinns aus dem Eis. Gespräche mit Alexander Kluge, Berlin, Kadmos, 2006, S. 115.

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Cover-Illustration 15 auf dem kartonierten Schuber. Gegenwart heißt aber auch: nach dem Zusammenbruch des sowjetischen Imperiums. Der Fall der Berliner Mauer und die Vereinigung der beiden Deutschlands im Jahr 1990 stellen zwar einen wichtigen Aspekt davon dar, weitaus prägender wirkten sich aber das Ende des Kalten Krieges und die neuen Funktionalitäten und dysfunktionalen Strukturen aus. Von dieser (vergangenen) Gegenwart her richtet sich der Blick auf das Jahrzehnt zwischen 1991 und 2001, in dem der Beginn unserer heutigen Globalisierung liegt, und in dem unbemerkte Veränderungen stattgefunden haben, die den elften September noch heute als Wendepunkt erscheinen lassen. Vor den genannten Daten, also vor dem Ende des Kalten Krieges, vor 1991, liegt die Geschichte des zwanzigsten Jahrhunderts, markiert durch Studentenproteste, Kriegsende, Nationalsozialismus, Weimar, Ersten Weltkrieg. Dennoch ist Die Lücke, die der Teufel läßt kein Geschichtsbuch, das sich allein an historisch bedeutsamen Jahreszahlen orientieren würde. Kluges Erzählungen berichten auch von sehr alltäglichen Situationen in außergewöhnlichen Zeiten, ebenso wie von „unerhörten Begebenheiten“ 16 in scheinbar bewegungslosem Umfeld. Das bedeutet beispielsweise, dass „Zwischenzeiten“ 17 mindestens ebenso bedeutungsvoll, wenn nicht wichtiger sind. Das dritte Kapitel, in dem die Stadt Paris im Juni 1940 zum Protagonisten und Anti-Helden wird, bezieht sich auf die geschichtliche Konstellation einer Zeit, die zumindest im kollektiven Gedächtnis der Deutschen keine Rolle spielt. Kluge bezeichnet diese Zeiten unter Verwendung des physikalischen Begriffs als „ABARISCHE PUNKTE, also Punkte außerhalb der wahren Schwereverhältnisse der Welt“ 18, die innerhalb und zugleich außerhalb des geschichtlichen Zusammenhangs existieren. Seine Bücher erzählen aber nicht vom Vergehenden, vielmehr versuchen sie das „Ahnungsvermögen“ inmitten des Vergangenen und Gegenwärtigen zu schärfen. Ohne dass Voraussagen über die Zukunft getroffen würden, wird die erzählte Gegenwart so abgeklopft, dass auch Bereiche davon erklingen, die bisher noch nicht als geschichtlich gewordene wahrgenommen wurden. Kluge selbst beschreibt sein Erzählen im Bild der Fledermaus, die Signale aussendet, und anhand des Echos den sie umgebenden Raum ausmisst 19, doch auch Nietzsches Philosophie mit dem Hammer, mit dem der Philosoph perkutierend die Gegenwart auf klingende Stellen abklopft, passt auf sein Verfahren: „Hier einmal mit dem Hammer Fragen stellen […] wie mit einer Stimmgabel“ 20. Auf diese Weise wäre Gegenwart nicht mehr allein eine Ansammlung von Geschichte, sondern die Membran, an der Zukunft sich ankündigt, die vom „Ahnungsvermögen“

15 Das berühmte Foto von Steve McCurry (Magnum) wurde am Morgen des 12.09.2001 aufgenommen. 16 Johann Wolfgang von Goethe, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gespräche, Bd. 12 (39): Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe in den letzten Jahren seines Lebens, hrsg. von Christoph Michel, Frankfurt a. M., Dt. Klassiker Verlag, 1999, S. 221. Gespräch vom 29. Januar 1827 über die Novelle. 17 Kluge, Die Lücke, S. 222-234, s. auch Stollmann, Die Entstehung des Schönheitssinns, S. 25. 18 Stollmann, Die Entstehung des Schönheitssinns, S. 22, auch Die Lücke, S. 240. 19 Kluge im Interview mit Rainer Stollmann, „Intelligenz zwischen Teufelsforschung und Wertgesetz“, in Glossen 18/2003. URL: http://www2.dickinson.edu/glossen/heft18/alexander.Kluge. interview.html, 2003 [Stand: 15.5.2015]. 20 Friedrich Nietzsche, Götzendämmerung, Kritische Studienausgabe Bd. 6, S. 57f. Der literarische Pakt 133 erhört werden kann. 21 Für die Lücke, die der Teufel läßt gilt dies in besonderem Maße. Seit ihrer Veröffentlichung sind die Themen, die sich im Jahr 2003 erst andeuteten, vielfach Gegenstand genauer Untersuchungen geworden. Genannt seien beispielsweise die neue Rolle Russlands in der Weltpolitik, die „Festung Europa“ als Antwort auf Asylsuchende aber auch Enzensbergers Hammerstein oder Der Eigensinn 22, das im Jahr 2008 erschien und in dem Enzensberger nicht nur auf Kluge/Negts Werk Geschichte und Eigensinn 23 Bezug nimmt, sondern auch explizit dessen Geschichte „Lebendigkeit von 1931“ 24 als eine seiner Inspirationsquellen nennt. Kluge gehe darin „souverän, um nicht zu sagen skrupellos mit den Tatsachen um“, schreibt Enzensberger, und seine Zeilen enthalten eine Hommage an Kluges „phantastische Rekonstruktion historischer Augenblicke“ 25. So ist Die Lücke, die der Teufel läßt nicht nur phantastisches Geschichts- sondern auch ein ungehemmt erzählendes Geschichtenbuch, das noch eine besondere Herausforderung birgt, und zwar zunächst einmal die schiere Fülle und der Disparatheit der Geschichten. Wenn es im Gespräch um die tausend Seiten und die fünfhundertzweiundsiebzig Geschichten der Lücke geht, provoziert dies unfehlbar die Nachfrage, ob es da eigentlich irgendeinen Zusammenhang gebe. Der Versuch, sich erläuternd anhand der Kapitel und ihrer Überschriften voranzutasten, scheitert dann in der Regel schon im Ansatz. Wie soll man auch einen Zusammenhang erkennen bei Themen wie „Zwischen lebendig und tot/Was heißt lebendig?“, „Tschernobyl“, „Paris, Juni 1940“, „Die Mondkräfte und der Endsieg“, „U-Boot-Geschichten“, „Mit Haut und Haaren: Basisgeschichten“, „Wach sind nur die Geister“, „Die Schatzsucher“, „Festung Europa“, um nur einige zu zitieren? Zwar klingt das Thema des Todes in vielen Titeln an, und damit eng verknüpft, die Frage nach dem Überleben in einer unsicheren Welt, aber Kluge, gefragt, ob er mit seinen Geschichten keine Richtung verbinde, behauptet: „Mindestens die Hälfte der Geschichten hat einen glücklichen Ausgang. Gegen alle Wahrscheinlichkeit.“ 26 Um einen Abgesang auf die westliche Zivilisation kann es sich also auch nicht handeln. Kluges eigene Aussage, er habe auf den „Rohstoff “ 27 der Literatur zurückgehen wollen, ist im Zusammenhang mit seinem Erzähltempo zu sehen, schnell und vieles aus der Jetztzeit erzählen zu wollen, bedeutet aber nicht, dass er statt zu dichten eine Sammlung von Dokumenten anlegen würde. Die Lücke, die der Teufel läßt, wie Kluges andere Bücher, lässt sich auch nicht auf ihren Inhalt, ihren plot, reduzieren. Mag die Themenvielfalt unübersichtlich und von immenser Fülle sein, stets herrscht der gleiche lakonische

21 Dass Kluge keinem Vorhersagespiritismus das Wort redet, dafür bürgt folgender Dialog aus „Hitler als ‚Mondgänger‘“: „Ahnungsvermögen oder Instinkt. […] Beispiele? […] 7140 […] Irrtümer? […] Die Wiederholung des gleichen Irrtums habe ich abgezogen, sonst wären es 3192.“, in Kluge, Chronik, S. 40f. 22 Hans Magnus Enzensberger, Hammerstein oder Der Eigensinn, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2008, s. auch Die Lücke, S. 25f. 23 Alexander Kluge/Oskar Negt, Geschichte und Eigensinn, Frankfurt a. M., Zweitausendeins, 2001 [Suhrkamp, 1993]. 24 Kluge, „Lebendigkeit von 1931“, in Die Lücke, S. 25-30. 25 Enzensberger, Hammerstein, S. 354. 26 Alexander Kluge im Interview mit Ulrich Greiner und Iris Radisch, „Der Friedensstifter“, in Die Zeit, Nr. 44, 23.10.2003. URL: http://www.zeit.de/2003/44/L-Kluge [Stand 15.5.2015]. 27 Ibid.

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Ton, der die literarische Sprache der Darstellung eines juristischen Sachverhalts, einem Protokoll oder auch dem lapidaren Gestus einer Märchenerzählung annähert. Statt dass Spannung entstünde, werden Spannungsmomente durch Dehnung oder präzise Beschreibungen abgebaut oder umgangen. Das erzeugt schon bei kurzer Lektüre ein eigenartiges Befremden und wirft eine Fülle an Fragen auf. Handelt es sich um wahre Begebenheiten, oder sind die Erzählungen Fiktion? Kann man die teils skurrilen Figuren und Ereignisse ernst nehmen, oder ist die Geschichte ironisch gemeint? Sind die stilistischen Anklänge, an Kleist zum Beispiel, Parodie, oder doch etwas anderes? Die Bedeutung, die er der literarischen Sammlung beimisst, unterstreicht Alexander Kluge in seinem Buch selber, indem er betont, dass sie „eine neue Literaturgattung darstellt und für Texte des 21. Jahrhunderts eine Perspektive eröffnet“ 28, aber auch eine synthetische Arbeitsleistung, die noch vom Leser zu erbringen ist: „Mehr als die Chance, sich selbständig zu verhalten, gibt kein Buch.“ 29 Lässt man sich darauf ein, besteht viel Raum, in Die Lücke, die der Teufel läßt einzusteigen, ohne gleich darin zu verschwinden.

Die Lücke, die der Teufel läßt: Buch, Kapitel, Erzählung – ein Zusammenhang?

Unter dem Titel „Die Mondkräfte und der Endsieg/Die Lücke, die der Teufel läßt“, wird im vierten Kapitel die Neugier geweckt, nicht zuletzt durch die provokante Frage: „Befinden sich Menschen auf der Höhe ihrer Bösartigkeit?“ 30 Diese Frage wird zum Prüfstein in der Zeit nach den Anschlägen, in der sich allenthalben Spuren eines fundamentalistisch-religiösen Weltbildes zeigen, vor allem in G. W. Bushs Worten „die Welt vom Bösen befreien“, von der „Achse des Bösen“ 31 ebenso wie in seinem drohenden Sophismus „wer nicht mit uns ist, ist gegen uns“ 32. Während im neunten Kapitel unter dem Titel „Grand Guignol“ 33 das scheinbar Böse als Lust, Unterhaltung und absichtsloses Glück dargestellt und entschärft ist, verfolgen die Geschichten im vierten Kapitel das objektive menschliche Interesse bis in die äußersten Verzweigungen der Subjektivität hinein: Kapitel 4 könnte man auch als das Gelehrten- und Forscherkapitel bezeichnen. Im Wesentlichen besteht es aus zwei Teilen, im ersten finden sich Geschichten, die von metaphysischer Spekulation, auszudeutenden Zeichen und historischen Umbrüchen erzählen. Deren

28 Kluge, Die Lücke, (Anm. zu S. 199). Zum Thema des Erzählers als Sammler vgl. Wolfgang Reichmann, Der Chronist Alexander Kluge. Poetik und Erzählstrategien, Bielefeld, Aisthesis, 2009, S. 17-29. 29 Oskar Negt/Alexander Kluge, Der unterschätzte Mensch, Bd. II: Geschichte und Eigensinn, Frankfurt a. M., Zweitausendeins, 2001, S. 5. 30 Kluge, Die Lücke, S. 255. 31 G.W. Bush, Rede in der National Cathedral, Washington, 14. September 2001, Pressemitteilung des Weißen Hauses, „Axis of Evil-Rede“, 29. Januar 2002. Siehe zu Kluges Horchen auf die Gegenwart auch Kluge/Stollmann, „Intelligenz zwischen Teufelsforschung“. 32 Ibid., siehe Matthäus 12, 30: „Wer nicht mit mir ist, der ist wider mich“. 33 Kluge, Die Lücke, „Grand Guignol“ (im Kapitel 9/2, „Mann ohne Kopf“), S. 693-706. Der literarische Pakt 135

Spannbreite reicht zum einen biographisch von der Thanatologie bis zur Frage der Abkunft, dann aber auch historisch von der Lutherzeit bis zum heutigen Stanford, und metaphysisch von christlichen Zeugnissen des zweiten Jahrhunderts über den klassischen Islam und die Kabbala bis zur Frage, welche Rolle der Religiosität im 21. Jahrhundert zukommen kann. 34 Der gedankliche Hintergrund dieses ersten Teils wäre dann auch am ehesten der politischen Theologie zuzuordnen. Den gemeinsamen Nenner des zweiten Teils bildet Forschung im weitesten Sinne, aber auch Ernst Jüngersche Pseudo-Etymologie oder theoretische und praktische Forschung in biotechnologischen Laboren, vornehmlich solchen der NS-Zeit, doch auch in den aus ihnen hervorgegangenen Tochterinstituten. 35 In der ersten Erzählung „Die Lücke, die der Teufel läßt“ 36, titelgebend für Werk wie Kapitel, geht es um einen Inquisitionsprozess, in dem Ankläger und Verteidiger einer jungen als Halbhexe bezeichneten Frau, Annie Kerklaus, miteinander um Deutungshoheit über deren körperlichen Zusammenbruch ringen. Da dieser erst drei Stunden nach dem Ende der Folter erfolgt war, wird die Debatte grundsätzlich. Dem Ankläger Eckholt, der die Angeklagte aufgrund ihres Tränenausbruchs verurteilt wissen will, steht Dr. Ebner gegenüber, Arzt und Verteidiger, der sich weigert, die Tränen als Zeichen eines teuflischen Einflusses zu deuten. Die Natur, meint er, habe sich durchgesetzt und begibt sich mit dieser Aussage in Gefahr selbst verurteilt zu werden, denn diese „gerade ist ja die Domäne des Teufels“, so sein Kontrahent Eckholt. Letzterer wird sich nach schließlich verlorenem Prozess unverzüglich rächen: „Dr. Ebner wurde auf Betreiben des sich verletzt fühlenden Dr. Eckholt am folgenden Morgen verhaftet, in Ingolstadt eingekerkert und angeklagt“.

Ebner (Planities) stand...

In seinem profunden Kommentar 37 zu dieser Geschichte arbeitet Joseph Vogl begrifflich heraus, wie die akademischen Disziplinen Theologie, Jurisprudenz und Medizin und deren divergierende Techniken und Deutungen miteinander verschränkt sind, und wie sie in komplexen „Wahrheitsspielen“ ihre Einsätze, und damit ihre Macht, gegeneinander verteidigen. Indem Gedanken ausgesprochen, also geordnet werden, schwächt sich dieser Anspruch im Verlauf des Prozesses zu Aussagen von lediglich höchstmöglicher Wahrscheinlichkeit ab. In den Mittelpunkt der Erzählung rückt dadurch das Unentscheidbare, das subjektiv (als „intentionslose Seinsweise“), historisch (als „Lücke im Drucksystem der Mächte“ 38) und poetologisch (durch

34 Kluge, Die Lücke, alle Themen in Erzählungen im ersten Teil des vierten Kapitels, S. 259-292. 35 „Verlust der Jugend“, „Eine Bemerkung von Ernst Jünger“, Die Lücke, S. 294 ; „Unbeherrschbarkeit des Abwehrreflexes von Muskeln im Augenblick der Tötung (1941)“, S. 300 ; „Biologischer Bürgerkrieg“, S. 307. 36 Kluge, „Die Lücke, die der Teufel läßt“, Die Lücke, S. 259-260. Die folgenden Zitate entstammen, soweit nicht anders bezeichnet, dieser Erzählung. 37 Joseph Vogl, „Kommentar zu ‚Die Lücke, die der Teufel läßt‘“, in Thomas Combrink (Gastredaktion), Text & Kritik. Alexander Kluge, 85/86, 2011, S. 120-124. 38 Ibid.

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Aufhebung der aristotelischen Trennung von poetischer Dichtung und historischer Erzählung) frei von Herrschaftsanspruch und Hierarchie ist, und der Erzählung schließlich einen utopischen Aspekt verleiht. Der literarischen und auch komischen Qualität der Erzählung, die bei der Lektüre dieses theoretisch dichten Kommentars hinter der Interpretation zurückbleibt, sei nun ein Nachsatz gewidmet. Auf die Immaterialität des menschlichen Knies „als bewegtes Dazwischen des Verhältnisses“, wie es im schwebenden Echo der Paronomasie „da ich verbinde und nicht bin“ 39 anklingt, hat u. a. Herbert Holl in „Die Gewalt des Zusammenhangs. Kortex und Oberschenkelhalsknochen“ 40 hingewiesen: „das Knie, das man nur in der Lücke des unbeschreibbaren Zusammenhanges von Ober- und Unterschenkel sieht“. Zu diesem eigensinnigen, entmaterialisierten aber unablässig redenden Knie, dem Kluge in Die Patriotin 41 ein filmisches Denkmal gesetzt hat, gesellt sich in der Erzählung „Die Lücke, die der Teufel läßt“ ein zweiter Charakterdarsteller aus Christian Morgensterns Galgenliedern, und zwar gleichfalls als anwesend-abwesend: das Mondschaf. Genannt wird es nicht, doch der Titel des Kapitels „Die Mondkräfte und der Endsieg“ enthält bereits einen Teil des phantastischen Tiers. Der erste Satz: „Dr. Ebner (Planities) stand dem Ingolstädter Kollegen Eckholt feindlich gegenüber“ 42 greift Morgensterns in planitie auf, die Ebene, in der auf weiter Flur bei Morgenstern das Mondschaf steht – und wirft damit ein besonderes Licht auf die Ingolstädter Gerichtsszene: „Lunovis in planitie stat/ cultrumque magn’ expectitat./ Lunovis“ 43. Während Dr. Ebner also den Ehrennamen „weite Flur“ trägt, steht, gewissermaßen darin, auch wenn es vermag, sich einen Halm herauszurupfen, bleich das Mondschaf der modernen Lyrik. Bei Morgenstern hält es sich für das Universum und liegt doch in der vierten Strophe tot darnieder. Bei Kluge handelt es sich um zwei Widersacher mit Alleingeltungsanspruch menschlicher Art, Dr. Eckholt und Dr. Ebner, doch wem kann eine „weite Flur“, eine Ebene, „feindlich“ gegenüberstehen? Übrigens erscheint Ebner, der sich um die Freilassung der Angeklagten bemüht, zunächst als die verständnisvollere Arztfigur. Vor dem Inquisitionsgericht beschränkt sich seine Argumentation jedoch auf Beschreibung und Verallgemeinerung der beobachteten Phänomene („ein Wundschock“ trete „immer spontan“ ein). Seine naturwissenschaftliche Herangehensweise sieht in der angeklagten Frau nur ein Exemplar der Gattung und ihr Weinen wird als Phänomen ohne „Ausdrucksqualität, gesehen vom Bewußtsein“ beurteilt. Dieses, da es „keinen verbalen, schriftlich bezeichenbaren Inhalt“ hat, sei kreatürlichen Ursprungs, und insofern für das Urteil bedeutungslos. Es kündigt sich in dieser Sichtweise, hier noch bezeichnet

39 Kluge, Die Patriotin, Frankfurt a. M., Zweitausendeins, 1979, S. 248. 40 Herbert Holl, „Die Gewalt des Zusammenhangs. Kortex und Oberschenkelhalsknochen“, in Christian Schulte/Rainer Stollmann (Hrsg.), Der Maulwurf kennt kein System. Beiträge zur gemeinsamen Philosophie von Oskar Negt und Alexander Kluge, Bielefeld, Transkript, 2005, S. 131-152, v.a. S. 147. 41 Die Patriotin (1979), in Alexander Kluge, Sämtliche Kinofilme, DVD 10, Zweitausendeins, 2007. 42 Kluge, Die Lücke, S. 295. 43 „Das Mondschaf steht auf weiter Flur/ Es harrt und harrt der großen Schur./ Das Mondschaf.“ Christian Morgenstern, Werke und Briefe, Stuttgarter Ausgabe Bd. 3: Humoristische Lyrik, hrsg. von Reinhardt Habel et al., Stuttgart, Urachhaus, 1990, S. 63. Der literarische Pakt 137 als die eines „entfernte[n] Schüler[s] des Paracelsus“, bereits das cartesianische Menschenbild an. Der kritische Eckholt hingegen, unsympathisch und von seiner Anklage besessen, inquisitorisch und darüber hinaus leicht zu kränken, stellt Fragen, die durchaus an spätere psychoanalytische Herangehensweisen erinnern und über den naturwissenschaftlichen Determinismus hinausweisen. Zwei solchermaßen opponierende literarische Arztgestalten, nämlich Hofrat Prof. Behrens und Dr. Krokowski, finden sich auch in Thomas Manns Der Zauberberg. Gegenüber dem Klinikchef verficht der psychoanalytisch denkende Kollege die entscheidende Rolle des Unbewussten. Vierhundert Jahre zuvor könnte sich das in der Tat so angehört haben, wie es Kluge Eckholt in den Mund legt: „‚Geschrei mit Tränenfluß‘ […] sei irgendwie auszudeuten entweder als Geständnis oder als Leugnung“. Ebner ließe sich in der Figurenkonstellation jedoch auch dadurch charakterisieren, dass er, indem er eine Horizonterweiterung auf das nicht eingegrenzte, offene und riskante Gebiet der Natur wagt, quasi als nüchtern-pragmatisches Fundament zur Verfügung steht. Seinen Thesen schließt sich der Richter, „privat ein Liebhaber der Metamorphosen des Ovid“, zwar nicht an, sie eröffnen ihm jedoch die Möglichkeit, in einem ausgeklügelten Gedankenspiel eine „Lücke“ in der festgefügten Anklagekonstruktion zu finden. Letztlich bleibt unausgesprochen, welches Bild von Verfolgung dem Richter vor Augen gestanden haben mag, denkbar wäre Daphnes grausame und schutzbietende Verwandlung in einen Lorbeerbaum. Da in der Disputation weder die Position des fanatischen Eckholt noch die rationale Erklärung Ebners zu einer Entscheidung führen, gelingt es dem Richter über einen literarischen Umweg aus dem (Be)deutungszwang herauszufinden. Paradox mag scheinen, dass ausgerechnet sein reduzierter Anspruch an die Wahrheitsfindung, der sich lediglich auf die negative Vorannahme, es gebe kein Hindernis für einen Freispruch, stützt, die größte Reichweite hat, nämlich so, dass er die von Anfang an als „Halbhexe“ titulierte, vorverurteilte „Delinquentin“, „Novizin des Teufels“ freisprechen kann. Weil deren Weinen paradoxerweise als „unentscheidbares Zeichen“, das man „so oder so deuten“ kann, bezeichnet wird, liefert es den Schlüssel für eine von Kluge geprägte Wendung von der „Befreiung des Ausdrucks vom Zwang des Sinns“ 44. Die Möglichkeit, dass Literatur auch mit der sinnfernen Dimension der Sprache spielt, ist übrigens schon im ersten Satz enthalten, denn dass eine planities, eine plane Fläche, überhaupt „stehen“ soll, führte zu einer so sinnlosen Metapher, wie die schräge Vorstellung, dass die norddeutsche Tiefebene den Alpen feindlich gegenüber „stünde“.

Schlussfolgerung

Letztlich interessiert sich Alexander Kluge nicht so sehr dafür, historische oder literarische Erscheinungsformen des Guten oder des Bösen, bzw. des dem Bösen sich Widersetzenden darzustellen. Wesentlich ist seinen Texten vielmehr, dass mit Hilfe der Erzählungen Gut und Böse, Reinheit und Teufelsbesessenheit, Transgression

44 Kluge, Primetime (13.6.1999), zit. nach Christian Schulte, „Cross-Mapping. Aspekte des Komischen“, in Schulte/Stollmann (Hrsg.), Der Maulwurf, S. 224.

69 [129-138] 138 Susanne MARTEN und Rettung 45 als potentiell ununterscheidbar erkannt werden können. Im vierten Kapitel wird, nach den historisch-theologischen Geschichten, die Frage nach dem Bösen und der Bösartigkeit bis hin zu Fragen der Forschung in NS-Laboren, der „fundamentalistischen Weltbewegung“ 46 vorangetrieben. Dazu gehört die Beobachtung des Phänomens, dass die Suche nach dem Bösen aus den suchenden Agenten ihres Ziels macht. Obwohl in einem Fall, bei der kriminalistischen Untersuchung eines Serienmörders 47, diese Forschung ursprünglich vom Wunsch nach Erkenntnis geleitet zu sein scheint, schlägt sie rasch um und endet mit der Ermordung des Mörders im Labor. Die Frage bleibt offen, ob sich jenseits von Gedankengebäuden, seien sie „Wissenschaft als Glaubenskunst“ 48, Aberglauben oder Logik, brauchbare Maximen zum Handeln finden lassen. Mag auch der Widerspruch benannt werden, z. B. „logisch war es nicht“ 49, das Handeln richtet sich im Einzelfall nicht danach. Verfolgt man jedoch beispielhaft nur diesen einen thematischen Schwerpunkt, lässt sich zeigen, dass Kluges Vorschläge zur navigierenden Lektüre auch noch eine dritte, Karten und Routen transzendierende Dimension enthalten. Nicht ohne Metaphysik, noch ohne Logik, und darüber hinaus mit einer „historischen wie politischen Topografie“ 50 ausgestattet, das könnte als Motto für Kluges Die Lücke, die der Teufel läßt gelten. Im Unterschied zum Philosophen Adorno versucht sich Kluge jedoch nicht an Darstellung und Kritik des „Verblendungszusammenhangs“, entwirft keine Negative Dialektik 51, sondern baut, unter Ausgestaltung des schwachen Arguments, auf singuläre Ereignisse, Zweifel, Brüche, kluge Ironie und Dada. Diese, nicht die Kraft des Arguments, Glauben bzw. Sicherheit, oder Machtverhältnisse, sind die Momente, an denen die objektive Macht der Zeichen endet. Alexander Kluges Satz von 1966 „Wahrheit, wenn sie zu ernst auftritt, wird totgeschlagen“ wirft einen Abschiedsblick auf gestern 52. In Die Lücke, die der Teufel läßt werden mit dem Satz „Wenn doch die Wahrheit zerstreut sein kann in sämtlichen Texten!“ 53 diese für die Zukunft gerettet. Sie auf weiter Flur aufzulesen, steht allen frei.

45 Kluge, „Es ist gleich, unter welcher Oberfläche sich eine tugendhafte Tat verbirgt“, in Die Lücke, S. 694. 46 Ibid., S. 298. 47 Kluge, „Fund eines Wildtyps des ‚verbrecherischen Menschen‘“, in Die Lücke, S. 311. 48 Kluge, Die Lücke, S. 298. 49 Kluge, „Fund eines Wildtyps“, in Die Lücke, S. 313. 50 Vogl, „Kommentar“, S. 120. 51 Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1966. Siehe darin u.a. S. 397. 52 Abschied von gestern (1966), in Alexander Kluge, Sämtliche Kinofilme, DVD 1, Zweitausendeins, 2007. 53 Kluge, „Dem Himmel bin ich auserkoren“, in Die Lücke, S. 270. Alexander Kluge und die Frühe Neuzeit Winfried SIEBERS Universität Osnabrück

Wolfgang Adam zum 65. Geburtstag

Das Thema „Alexander Kluge und die Frühe Neuzeit“ ist nicht neu – und gleichzeitig ist es für die Betrachtung von Kluges Gesamtwerk höchst evident. Es ist nicht neu, weil in den letzten Jahren verschiedene wissenschaftliche Studien zu diesem Themenbereich erschienen sind, für die sich eine ganze Reihe von Belegen anführen lassen: So hat man z.B. frühneuzeitliche emblematische Strukturen in den Text-Bild-Kombinationen bei Kluge entdecken wollen 1; man befasste sich mit den polyhistorischen und enzyklopädischen Zügen in Kluges Werk 2; und schließlich wurde auf die Traditionen des anekdotischen Erzählens und der Kalendergeschichte in den literarischen Arbeiten hingewiesen 3. Das Thema liegt zudem auf der Hand, denn es ist unmittelbar einsichtig, dass es in Kluges literarischem Werk zahlreiche

1 Vgl. Hyun Soo Cheon, Intermedialität von Text und Bild bei Alexander Kluge. Zur Korrespondenz von Früher Neuzeit und Moderne, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2007; Wilhelm Vosskamp, „Emblematik der Geschichte. Alexander Kluges literarische und filmische Geschichtsschreibung“, in Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, 36/2, 2011, S. 361-372. 2 Vgl. Rainer Stollmann, „Der unterschätze Mensch. Der Text als anschlussfähiges Netzwerk“, in Hans-Peter Burmeister (Hrsg.), Maßverhältnisse des Politischen. Öffentlichkeit und Erfahrung an der Schwelle zum 21. Jahrhundert. Eine Tagung mit Alexander Kluge und Oskar Negt, Rehburg-Loccum, Evang. Akademie Loccum, 2003, S. 13-24; Winfried Siebers, „Weltkasten mit Digressionen. Spuren der Aufklärung in Oskar Negts und Alexander Kluges gemeinsamer Philosophie“, in Christian Schulte/ Rainer Stollmann (Hrsg.), Der Maulwurf kennt kein System. Beiträge zur gemeinsamen Philosophie von Oskar Negt und Alexander Kluge, Bielefeld, transcript, 2005, S. 201-218; Sven Hanuschek, „Der Blick neben die Diva. Alexander Kluges ‚Geschichten vom Kino‘ und die Polyhistorie“, in Text + Kritik, Heft 85/86: Alexander Kluge, Neufassung, Gastred. Thomas Combrink, München, Edition Text + Kritik, 2011, S. 39-47; Gunther Martens, „‚Wann wird man soweit sein, Bücher wie Kataloge zu schreiben?‘ Alexander Kluge und die enzyklopädische Literatur“, in ibid., S. 128-136. 3 Vgl. Winfried Siebers, „Das Fragezeichen der Poesie. Anekdotisches Erzählen bei Alexander Kluge“, in Klemens Gruber/Christian Schulte (Hrsg.), Die Bauweise von Paradiesen – für Alexander Kluge, Themenheft von Maske und Kothurn, 53/1, 2007, S. 103-111; Wolfgang Reichmann, Der Chronist Alexander Kluge. Poetik und Erzählstrategien, Bielefeld, Aisthesis, 2009; Richard Faber, „Postmodern qua prämodern? Alexander Kluges ‚Die Lücke, die der Teufel läßt‘ im Vergleich mit und anderen Erzählern des 19. Jahrhunderts“, in Simone Schröder et al. (Hrsg.), Odysseus – Passagiere. Über Selbstbestimmung und Determination in Literatur, Medien und Alltag, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2011, S. 55-72; Joseph Vogl, „Kommentar zu ‚Die Lücke, die der Teufel läßt‘“, in Text + Kritik, Heft 85/86, S. 120-124.

69 Cahiers d’études germaniques [139-150] 140 WINFRIED SIEBERS

Anknüpfungspunkte an die Epoche der Frühen Neuzeit gibt. So greift er etwa – wie eben erwähnt – in seinen erzählerischen Arbeiten auf beliebte Gattungsformen jener Epoche wie die Anekdote, die Kalendergeschichte oder den Dialog zurück. Oder es gibt direkte inhaltliche Bezüge, wie sie sich am Beispiel der ausführlichen Auseinandersetzung mit dem 1678 erschienenen Roman La Princesse de Clèves der Madame de La Fayette in der Chronik der Gefühle (2000) und im Labyrinth der zärtlichen Kraft (2009) zeigen lassen. Schließlich hat sich Kluge in programmatischen Reden, Interviews und Stellungnahmen häufiger selbst zu seinem allgemeinen Verhältnis zu dieser Epoche sowie zu den eigenen inhaltlichen und personalen Bezugspunkten innerhalb der Epoche geäußert. Verweise auf die Frühe Neuzeit sind aber auch in den Fernseharbeiten Kluges zu finden, vor allem in den Interviewsendungen, in denen immer wieder auf Ereignisse, Personen oder Denkmotive aus dem 16., 17. oder 18. Jahrhundert eingegangen wird. Bei einer wenngleich nur groben Durchsicht der beiden vorliegenden Titelbibliographien für die Fernsehkulturmagazine aus dem Zeitraum 1988 bis 2007 ergibt sich eine Anzahl von knapp 80 Magazinen, die eindeutig Stoffe, Motive, Themen oder Personen der Frühen Neuzeit behandeln. 4 Das Problem dieser beiden Verzeichnisse ist allerdings ihre Knappheit – denn nicht immer ist der thematische Kern einer entsprechenden Sendung aus dem Ober- und Untertitel der mitunter sehr verschlüsselten Formulierungen ablesbar. Eine Zuordnung ist deshalb oft schwierig, so dass die Zahl der auf die Frühe Neuzeit bezogenen Magazine wesentlich höher ausfallen würde, wenn man eine inhaltsanalytische Erschließung der Fernsehmagazine vornehmen könnte. Die Epochenbezeichnung „Frühe Neuzeit“ ist bisher ohne weitere Erläuterung eingeführt worden. Nach einer inzwischen über dreißigjährigen Begriffsgeschichte ist der Terminus zwar „fest etabliert“ 5, als abkürzende Verständigungskategorie jedoch oft im Bereich der auf diese Epoche spezialisierten Fachvertreter der verschiedensten Disziplinen verblieben. Es ist deshalb ratsam, an dieser Stelle eine kurze Bemerkung zur zeitlichen Abgrenzung der Epoche einzufügen: Die Frühe Neuzeit ist nach allgemeinem Verständnis durch die historischen Eckdaten 1500 und 1800 gekennzeichnet – der Zeitraum kann in der knappen Formel ‚von der Reformation zur (Französischen) Revolution‘ zusammengefasst werden. Dabei stehen die beiden genannten Daten als Chiffren für vielfältige Ereigniskomplexe, die sich um 1500 (u.a. ‚Entdeckung‘ Amerikas 1492, Reichsreform 1495, Luthers Thesenanschlag 1517) und um 1800 (u.a. Französische Revolution seit 1789, Auflösung des Alten Reiches 1806, Wiener Kongress 1814/15) bündeln. 6 Literatur- und Kulturhistoriker des deutschsprachigen Raums würden eine leicht abweichende Definition geben – für sie steht eher die Durchsetzung des Buchdrucks seit 1450 und die Ablösung der rhetorisch dominierten

4 Vgl. Christian Schulte, „Kulturmagazine 1988-1999“, in Christian Schulte (Hrsg.), Die Schrift an der Wand. Alexander Kluge – Rohstoffe und Materialien, Osnabrück, Universitätsverlag Rasch, 2000, S. 401-438; Beata Wiggen, „Kulturmagazine 1999-2007“, in Klemens Gruber/Christian Schulte (Hrsg.), Die Bauweise von Paradiesen, S. 137-192. 5 Herbert Jaumann, „Frühe Neuzeit“, in Klaus Weimar (Hrsg.), Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft, Bd. 1, Berlin/New York, de Gruyter, 1997, S. 632-636, hier S. 633. 6 Vgl. Karl Vocelka, Frühe Neuzeit 1500-1800, Konstanz/München, UVK, 2013, S. 11f. ALEXANDER KLUGE UND DIE FRÜHE NEUZEIT 141

Kulturproduktion durch neu aufkommende Konzepte der Autonomieästhetik um 1750 im Vordergrund. In komparatistischer Perspektive kann zudem „für eine europäische Makroepoche“ plädiert werden, „die aus literaturwissenschaftlicher Sicht vom späten 14. bis zum frühen 18. Jahrhundert reicht“. 7 Die Frühe Neuzeit als Makroepoche umfasst in diesem Sinne die Teilepochen Renaissance, Reformationszeit, Späthumanismus, ‚Barock‘ und Aufklärung. Die Einheit dieser Epoche, die gelegentlich als „Inkubationszeit der Moderne“ (Paul Münch) oder als „Musterbuch der Moderne“ (Winfried Schulze) bezeichnet wurde, ist jedoch unbestritten. 8 Das Thema „Kluge und die Frühe Neuzeit“ soll unter drei Aspekten behandelt werden. In einem ersten Teil werden die oft nur punktuellen programmatischen Bezüge Kluges auf die Frühe Neuzeit vorgestellt. In einem zweiten Abschnitt wird sehr knapp an nur einem Beispiel eine inhaltliche Bezugnahme Kluges auf die Epoche anhand des Romans Die Prinzessin von Clèves der Madame de La Fayette aus dem Jahre 1678 skizziert. In einem dritten und letzten Teil wird zu zeigen versucht, dass Kluges Umgang mit der Geschichte, seine Gebrauchsweise der Geschichte – die einen ausgesprochenen Sammlungscharakter trägt und eine immense Themenbreite zeigt – mit Organisationsformen des Wissens in der Frühen Neuzeit in Verbindung zu bringen ist.

I.

In Preisreden, Interviews und anderen Stellungnahmen hat Kluge hin und wieder Auskunft über sein Verhältnis zur literarischen Tradition der Frühen Neuzeit gegeben. Diese Bezugnahmen sind oft nur punktuell, beiläufig und wenig systematisch geäußert worden, doch lassen sich ganz deutlich zwei Denkströmungen bzw. frühneuzeitliche Teilepochen als Referenzpunkte angeben, die nach Kluges Auffassung auch für die Gegenwart noch Problemlösungen bereithalten: es sind dies der Humanismus und die Aufklärung. Beide Bezugsepochen stehen unter Kluges Leitsatz „Erfahrungen noch einmal prüfen“ 9, das heißt: aus den überlieferten Erfahrungszusammenhängen historischer Konflikte, die in der Literatur und der Geschichte vergangener Epochen bereitliegen, Lösungsmöglichkeiten für den Umgang mit ähnlichen Problemlagen

7 Wolfgang Adam, „Frühneuzeit-Forschung in der Zeitschrift ‚Euphorion‘“, in Euphorion, 101, 2007, S. 451-493, hier S. 453; vgl. auch Wolfgang Adam, „Bibliotheksgeschichte und Frühneuzeit- Forschung. Bilanz und Perspektiven am Beispiel des Nachlaßverzeichnisses von Fürst Ludwig von Anhalt-Köthen“, in Euphorion, 102, 2008, S. 1-38; vgl. die neueren Studienbücher: Kai Bremer, Literatur der Frühen Neuzeit. Reformation – Späthumanismus – Barock, Paderborn, Fink, 2008; Andreas Keller, Frühe Neuzeit. Das rhetorische Zeitalter, Berlin, Akademie-Verlag, 2008; Iwan-Michelangelo D’Aprile/ Winfried Siebers, Das 18. Jahrhundert. Zeitalter der Aufklärung, Berlin, Akademie Verlag, 2008. 8 Paul Münch, „Einleitung“, in Paul Münch (Hrsg.), Ordnung, Fleiß und Sparsamkeit. Texte und Dokumente zur Entstehung bürgerlicher Tugenden, München, Dt. Taschenbuch-Verlag, 1984, S. 9-38, hier S. 15; Winfried Schulze, „‚Von den großen Anfängen des neuen Welttheaters‘. Entwicklung, neue Ansätze und Aufgaben der Frühneuzeitforschung“, in Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 44/12, 1993, S. 3-18, hier S. 8. 9 Alexander Kluge, Die Kunst, Unterschiede zu machen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, S. 27.

69 [139-150] 142 WINFRIED SIEBERS der Gegenwart abzuleiten. Ganz in diesem Sinne schlägt Kluge in der Rede zur Entgegennahme des Bremer Literaturpreises im Jahre 2001 folgendes vor: Alle Impulse der Aufklärung, je früher sie angesetzt waren, sollten noch einmal aufgenommen werden. Die Aufklärung entstand eigentlich im 17. Jahrhundert. Hundert Jahre vor der Französischen Revolution finden wir in Frankreich und in Deutschland […] eine Aufklärung, die […] die subjektive Seite des Menschen einbezieht. […] An diese Form der Aufklärung unser 21. Jahrhundert anzukoppeln und eine Eröffnungsbilanz zum 21. Jahrhundert neu zu schreiben und alle Gefühle, auch die Irrtümer, […] noch einmal abzuklopfen und auf den Prüfstand zu stellen, das ist etwas, was uns zu Beginn des 21. Jahrhunderts […] gut ansteht. Dies sollte geschehen unter Anknüpfung an Montaigne, an alle diese Philosophen, Projektemacher, Dichter, die nach den blutigen Bürgerkriegen und Religionskriegen, welche die frühe Neuzeit kennzeichnen (die Hugenottenkriege in Frankreich, der Dreißigjährige Krieg bei uns), einen Neuanfang setzten. 10 Und weiter, in einer Äußerung aus dem Jahre 2003: „Im 16. und im 17. Jahrhundert liegen starke Spuren einer Aufklärung, die sich im Zwerchfell festmacht, in der Beharrlichkeit. Wenn die Aufklärung des 18. Jahrhunderts nicht ausreichte, um den Faschismus zu besiegen, muß man weitergraben und nach den früheren Stationen der Aufklärung fragen“. 11 Man sieht, dass die Leitfrage von einem Gegenwartsinteresse herrührt, nämlich der konfliktreichen kriegerischen Realität des 20. und 21. Jahrhunderts, und dass die Suche nach einem Neuanfang mit Hilfe der historisch bereits gemachten Erfahrungen ins Werk gesetzt werden soll. Hierzu werden die Friedensutopien des europäischen Humanismus und die philosophischen Impulse der Aufklärung in Erinnerung gerufen. Diese Erinnerungsarbeit ist auch ein Hauptanliegen in Kluges literarischen Arbeiten. So heißt es etwa in der Schiller-Preisrede von 2003: „Ich empfinde den starken Wunsch, unser 21. Jahrhundert, als Waggon betrachtet, an dieses 18. Jahrhundert anzukoppeln und nicht an die Giftbecher des 19. und 20. Jahrhunderts. Das ist das Pathos und der zugrundeliegende rote Faden in Chronik der Gefühle“. 12 Humanismus und Aufklärung sind auch deshalb herausgehobene Epochen von Kluges intellektueller Orientierung, weil sie einerseits den Zugang zur Antike eröffnen – er nennt sie einmal „Relaisstationen zur Antike“ 13. Andererseits ist über beide Epochen eine Verbindung zur Kritischen Theorie herstellbar. In einem Interview aus dem Jahr 2004 gefragt, in welcher literarischen Tradition er sich sähe, antwortet Kluge: „[…] in eine Tradition stellen, da würde ich etwas ganz Einfaches nehmen: Ovid, Tacitus, Montaigne“ 14. Und wenig später äußert er in demselben Interview auf die Frage nach seiner literarischen „Abstammung“:

10 Alexander Kluge, „Der ‚Quotenkiller‘ und die Sprache der Aufklärung. Rede zum Bremer Literaturpreis 2001“, in Alexander Kluge, Personen und Reden, Berlin, Wagenbach, 2012, S. 61-66, hier S. 66. 11 Kluge, Die Kunst, Unterschiede zu machen, S. 27. 12 Alexander Kluge, „Einen Moment lang schien die Gesellschaft wie ein Garten: Silvester 1799. Rede zum Schiller-Gedächtnispreis 2001“, in Kluge, Personen und Reden, S. 52-60, hier S. 54. 13 Alexander Kluge/Thomas Combrink, „‚Wie erkennt man einen Dämon? Er schwatzt und übertreibt.‘ Gespräch mit Alexander Kluge“, in Neue deutsche Literatur, 52/560, 2004, S. 47-56, hier S. 54. 14 Ibid. ALEXANDER KLUGE UND DIE FRÜHE NEUZEIT 143

Ich stamme von der Kritischen Theorie, und die haben eine ganz feste Genealogie. Horkheimer hat das frühe Bürgertum, die Menschen um 1600, also Shakespeare, Galilei, Monteverdi, den Homo novus, als Ahnvater, und Montaigne ist sozusagen genau dieser Typus. Montaigne ist mein Vorbild, denn er weist direkt auf die Antike. 15 Schließlich wird Kluge zu denjenigen Romanautorinnen und -autoren befragt, die ihm wichtig sind. Er nennt Tolstoi, Flaubert, Fontane, selbstverständlich Ovid, doch die zentrale Äußerung in dieser Passage mag überraschen: „Mein Lieblingsroman ist die ‚Princesse de Clèves‘ von Madame de La Fayette“ 16. Aus dem bisher Gesagten kann das folgende Zwischenresümee gezogen werden: 1. Die Epoche der Frühen Neuzeit ist für Kluge eine „Relaisstation“ zwischen Vergangenheit und Gegenwart, die Verknüpfungen zur Antike ebenso zulässt wie zur Kritischen Theorie. 2. Die historische Signatur der Frühen Neuzeit mit ihren konfessionellen Auseinander­setzungen und europäischen Kriegen erlaubt – so Kluge – die Wiederaufnahme unerledigter Fragestellungen dieser Epoche für die Gegenwart. Die Erfahrungsgehalte der Vormoderne können für die Moderne des 20. und 21. Jahrhunderts fruchtbar gemacht werden. 3. Charakteristisch für Kluges historisches Verfahren ist die Suche nach Anfangs- und Ursprungssituationen, in denen bestimmte Problemlagen oder Diskursfelder sich entwickeln. Mit Montaigne und Madame de La Fayette sind zwei Diskursbegründer benannt, die für Kluges Schreibweise wichtig sind: Montaigne begründet die Gattung des Essays, in dem ein Thema im Wechselspiel von Sachlichkeit und Subjektivität in einem offenen Denkprozess dargelegt wird. Madame de La Fayette begründet den psychologischen Roman in dem Sinne, dass hier der Konflikt von Leidenschaft und Vernunft erstmals in quasi dokumentarischer Form nachgezeichnet wird.

II.

Allein schon der Umfang und die Mehrfachverwendung in unterschiedlichen Kontexten hebt Kluges Beschäftigung mit seinem „Lieblingsroman“ aus der Zahl positiver Bezugnahmen auf die Frühe Neuzeit heraus. Erstmals erwähnt wird er bereits 1965 im Zusammenhang einer Diskussion, bei der es um die Funktion von Typisierung und Differenzierung in der Literatur und im Film geht. 17 Ausführlicher wird dem Leser der Chronik der Gefühle im Jahr 2000 eine fünfseitige Text-Bild- Montage als „Kommentar“ zur Prinzessin von Clèves präsentiert, in der wesentliche Einzelelemente des Romans erläutert und in Zusammenhang mit Niklas Luhmanns Studie Liebe als Passion (1982) gebracht werden. 18 Beträchtlich auf rund 40 Seiten

15 Ibid. 16 Ibid., S. 55. 17 Vgl. Edgar Reitz/Alexander Kluge/Wilfried Reinke, „Wort und Film“, in Klaus Eder/Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort: Bestandsaufnahme, München, Hanser, 1980, S. 9-27, hier S. 17, Erstdruck in Sprache im technischen Zeitalter, 13, 1965, S. 1015-1030. 18 Vgl. Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, 2 Bde., Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000, Bd. 1, S. 939-943.

69 [139-150] 144 WINFRIED SIEBERS erweitert und um einen Geschichtenzyklus zu Luhmanns Buch ergänzt, bildet der Kommentar dann knapp zehn Jahre später ein eigenes Kapitel im Labyrinth der zärtlichen Kraft (2009). 19 Diese Version wird fast wörtlich zunächst als Nachwort für eine Neuausgabe des Romans im renommierten Manesse-Verlag übernommen (2011) sowie nahezu unverändert erneut in Das fünfte Buch (2012) abgedruckt. 20 Der historische Hintergrund des 1678 zunächst anonym erschienenen Romans La Princesse de Clèves der Madame de La Fayette (Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, comtesse de La Fayette, 1634-1693) ist die Darstellung des französischen Hofes in der Regierungszeit Heinrichs II. in den Jahren 1547 bis 1559. Erzählt wird von der sehr jungen und unerfahrenen, aber außerordentlich schönen Hofdame von Chartres, die auf Anraten ihrer Mutter den ehrenwerten, aber ungeliebten Fürsten von Clèves heiratet. Kurz nach der Heirat kommt die nunmehrige Prinzessin von Clèves in Kontakt mit dem attraktiven Herzog von Nemours, in den sie sich leidenschaftlich verliebt. Um nicht in ein höfisches Spiel von Verbergung, Heimlichkeiten und Klatsch hineingezogen zu werden, gesteht die Prinzessin ihrem Gatten die bisher nur auf tugendhafte Weise gelebte Liebe zu dem Herzog. Der Fürst von Clèves stirbt kurz darauf, innerlich gebrochen. Obwohl sie nun frei wäre für ein Leben mit dem Herzog von Nemours, verzichtet die Prinzessin auf die Fortsetzung der Beziehung und zieht sich aus der höfischen Welt in ein Kloster zurück. 21 Kluge legt in seinem Kommentar zunächst die zentralen Erzählmotive des Romans dar. Sodann erläutert er einige der charakteristischen Szenen, die er in den Bezugsrahmen des zeitgenössischen Liebesdiskurses und eines neuen Menschenbildes rückt, das vom Neostoizismus geprägt ist. Dieser ordnet die Gefühle dem Willen und der Vernunft unter, er propagiert emotionale Selbstbeherrschung, Gelassenheit und Seelenruhe in den Wechselfällen des Lebens. Schließlich stellt Kluge unter Hinweis auf die Studie Liebe als Passion des Soziologen Niklas Luhmann einige „moderne Fragen“ an den Roman, die dessen Aktualität für die Gegenwart aufschließen sollen. Dabei verfährt er nach der bereits dargestellten Methode der Fortschreibung historisch aufgeworfener Fragestellungen für die Gegenwart. So heißt es über den Roman aus dem 17. Jahrhundert: Die Landkarte der Gefühle, welche Madame de La Fayette für ihren Roman voraussetzt, gestattet nicht nur den Vergleich mit anderen Romanen, sondern auch den mit Erfahrungen des 20. und 21. Jahrhunderts, ja mit solchen in den USA, Kanada, Australien oder in Asien, die keine plausible Verknüpfung mit den Geschehnissen um die Prinzessin von Clèves und den Herzog von Nemours besitzen. Vergleichen heißt: Unterschiede machen.

19 Vgl. Alexander Kluge, Das Labyrinth der zärtlichen Kraft. 166 Liebesgeschichten, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2009, S. 443-517. 20 Vgl. Alexander Kluge, „Nachwort“, in Madame de La Fayette, Die Prinzessin von Clèves, aus dem Franz. übers. von Ferdinand Hardekopf, überarb. und komm. Neuausgabe, Zürich, Manesse, 2011, S. 347-364; Alexander Kluge, Das fünfte Buch. Neue Lebensläufe. 402 Geschichten, Berlin, Suhrkamp, 2012, S. 277-304. 21 Zur Rezeption des Romans im deutschsprachigen Raum mit Hinweisen zur Deutungsgeschichte vgl. Andrea Grewe, „Où sont les dames d’antan. Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie-Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum“, in Jan Standke unter Mitwirkung von Holger Dainat (Hrsg.), Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte. Festschrift für Wolfgang Adam, Heidelberg, Winter, 2014, S. 529-541. ALEXANDER KLUGE UND DIE FRÜHE NEUZEIT 145

Nichts in dem frühmodern-antiken Roman entspricht unmittelbar dem inzwischen durch Mutation und Selektion veränderten ‚System‘ der Liebe. 22 Schließlich kommt er zu der Frage: „Wie würde man heute den Roman Die Prinzessin von Clèves weiterschreiben? Wäre das im 21. Jahrhundert möglich?“. 23 Im Rückgriff auf ein Interview des Romanisten Anselm Haverkamp versteht Kluge die „Fortschreibung der Prinzessin von Clèves“ als „operativ und offensiv“, Kompromisse seien zu vermeiden, die Maximalwerte für die Ideale der „Einmaligkeit, Selbstachtung, Authentizität, Befähigung zur […] Treue“ dürften nicht unterschritten, das „Schicksal des Liebesideals in der Massengesellschaft“ müsse von geeigneten Literaten angemessen behandelt werden. Dabei könnten Autoren der literarischen Moderne wie Joyce, Döblin, Dos Passos oder Steinbeck behilflich sein. 24 Die höchst differenzierte Perspektive Kluges im Umgang mit dem Roman aus dem 17. Jahrhundert kann hier nur angedeutet werden. Kluges Kommentar ist kulturgeschichtlich zutreffend und klar strukturiert – er beschreibt die zugrunde liegende Konfliktkonstellation in ihren historischen Entstehungsbedingungen und aktuellen Bezügen. Es ist kein Wunder, dass der Text ohne Abstriche als Nachwort in einer vor zwei Jahren erschienenen Neuausgabe des Romans übernommen wurde – denn er enthält alles, was ein Leser zur Erschließung der Romanvorlage benötigt. Die Fassung im Labyrinth der zärtlichen Kraft ist jedoch zusätzlich von Text-Bild- Montagen begleitet, die den Romankommentar auf einer Art zweiten Ebene in einen dialogischen Prozess einbinden. 25 Auch aus dieser beispielhaften, hier nur kurz skizzierten inhaltlichen Bezugnahme Kluges auf einen Text der Frühen Neuzeit möchte ich zwei Beobachtungen festhalten: 1. Wieder begegnet hier die Suche nach einer Anfangs- oder Ursprungssituation, in der eine Problemlage der Lebenserfahrung in einem spezifischen historischen Kontext erstmals künstlerisch anspruchsvoll aufgearbeitet wird. Kluge formuliert das zusammenfassend mit den folgenden Worten: „Die Prinzessin von Clèves ist der erste Roman praktischer Aufklärung, eine Fibel der praktischen Urteilskraft auf dem riskantesten Gebiet der Lebenserfahrung, dem Gebiet der ZÄRTLICHEN KRAFT“. 26 2. Und ebenfalls zeichnet sich hier die bereits erwähnte charakteristische Denkfigur Kluges ab, dass Erfahrungsgehalte vergangener Epochen für die Deutung und Kommentierung aktueller Gegenwartsfragen bedeutsam sind, und sei es „nur“ darin, Differenzen erkennen zu können.

22 Kluge, Das Labyrinth der zärtlichen Kraft, S. 455. 23 Ibid., S. 465. 24 Ibid. 25 Diese intermediale Verweisstruktur muss hier nicht eigens erörtert werden, da sie von Nicoletta Wojtera sehr detailliert und völlig überzeugend dargelegt wurde; vgl. Nicoletta Wojtera, „Lesen und Verwandlung als intermediale Relation“, in Steffen Groscurth/Thomas Ulrich (Hrsg.), Lesen und Verwandlung. Lektüreprozesse und Transformationsdynamiken in der erzählenden Literatur, Berlin, Frank & Timme, 2011, S. 43-54. 26 Kluge, Das Labyrinth der zärtlichen Kraft, S. 445.

69 [139-150] 146 WINFRIED SIEBERS

III.

Neben den programmatischen Stellungnahmen und den inhaltlichen Bezugnahmen gibt es eine dritte Ebene der Rezeption der Frühen Neuzeit bei Kluge, denn bei der Präsentation verschiedener Werksegmente bedient er sich verschiedener wissenssammelnder und wissensorganisierender Verfahren aus der Frühen Neuzeit. Am offensichtlichsten ist das bei dem Enzyklopädiegedanken, wobei Kluge hier fast immer gezielt an die große Encyclopédie der französischen Aufklärung anknüpft, die von Jean-Baptiste le Rond d’Alembert und Denis Diderot herausgegeben wurde. 27 Bereits 1981 wird in Geschichte und Eigensinn die Fortschreibung eines solchen Unternehmens ins Auge gefasst, denn es sei „eine einfache Arbeit, Leute zu fragen, d. h. weltweit die selbstversorgende Intelligenz- und Erfahrungspraxis zu versammeln; und es wäre vorstellbar, daraus Enzyklopädien von außerordentlicher Aktualität zu gestalten. Man müsste nur hingehen und fragen“ 28. Aufgenommen wird der Gedanke in einem Fernsehgespräch mit Oskar Negt zum „Projekt: Enzyklopädie“ 29, wo ein Bogen von dem französischen Grundwerk Diderots bis zu einer „Enzyklopädie des 20. Jahrhunderts“ geschlagen wird, die noch zu schreiben wäre. Fortgeführt werden die Überlegungen anlässlich einer mehrtägigen Veranstaltung zur Präsentation von Der unterschätzte Mensch im Januar 2002. Die Idee der Enzyklopädie, so Kluge, bedürfe einer „Formänderung“, die „mehrsprachig“ sein müsse in dem Sinne, dass sie für „alle Gesellschaftsschichten“ verstehbar sei. Es gehe darum, „Stück für Stück Unterscheidungsvermögen auf[zu]sammeln“ und mit einer derartigen „Sammelaktion Enzyklopädie“ eine „Wiederaufnahme der Moderne“ und eine „Reinschrift der Aufklärung unter Einbeziehung der Dialektik der Aufklärung“ zu betreiben. 30 Angesichts von rund 3800 Fernsehmagazinsendungen, darunter ein beträchtlicher Teil an Interviews mit Experten aller Art, könnte man sagen, dass diese Kluge’sche Enzyklopädie des 20. und 21. Jahrhunderts längst existiert. Dabei sollte man sich aber von der Vorstellung eines lexikonartig zusammengestellten systematischen Inventars lösen. Vielmehr geht es – darauf hat Christian Schulte zuletzt noch einmal hingewiesen – um eine „Enzyklopädie der Erfahrung“ 31, die erst in zweiter Linie um die Einsammlung von Resultaten etwa aus der Nanotechnologie, Biomedizin, Hirnforschung, Kriminologie, Wirtschaftstheorie, Geschichtswissenschaft oder Musik- und Filmhistorie bemüht ist. Demgegenüber seien für Kluge zumeist die „darunterliegenden Motivschichten und individuellen Antriebe“ wichtiger,

27 Das Folgende ist eine Teilzusammenfassung von Siebers, „Weltkasten mit Digressionen“, S. 201‑218. 28 Alexander Kluge/Oskar Negt, Der unterschätzte Mensch. Gemeinsame Philosophie in zwei Bänden, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 2001, Bd. 2, S. 443f. 29 Vgl. Alexander Kluge/Oskar Negt, „Projekt: Enzyklopädie/Gebrauchswert von Wissen im 20. Jahrhundert“, 10 vor 11, RTL, 23.07.1990; gedruckt in Negt/Kluge, Der unterschätzte Mensch, Bd. 1, S. 69-80. 30 Gesprächsbeitrag Kluges in Burmeister (Hrsg.), Maßverhältnisse des Politischen, S. 158f. 31 Christian Schulte, „Enzyklopädie der Erfahrung“, in Christian Schulte (Hrsg.), Die Frage des Zusammenhangs. Alexander Kluge im Kontext, Berlin, Vorwerk 8, 2012, S. 9-12, hier S. 11f. ALEXANDER KLUGE UND DIE FRÜHE NEUZEIT 147 die zu diesen Resultaten führen, da den wissenschaftlichen Erkenntnissen oft lebensgeschichtliche „Initialmomente“ zugrunde lägen. 32 Neuerdings ist – u.a. von Gunther Martens – verstärkt darauf aufmerksam gemacht worden, dass das enzyklopädische Prinzip auch in den literarischen Arbeiten Kluges selbst erkennbar ist. In der Kapiteleinteilung, in der immensen Themenbreite, in der Kürze der Geschichten, in der Verwendung von Fußnoten und Registern, in den Verfahren der Textanordnung mit „markierten Querverweisen“ und dem Gebrauch von Abbildungen lassen sich Elemente einer enzyklopädischen Erzählliteratur finden, die wissensorganisatorisch auf die Literatur der „Barockzeit“, auf die „Tradition der Gelehrsamkeit und Polyhistorie“ zurückzuführen ist. 33 Am Beispiel der Geschichten vom Kino (2007) hat Sven Hanuschek diesen polyhistorischen Blick Kluges nachverfolgt: Der anti-hierarchische Zug des Polyhistorismus, dem es zunächst um die ungeteilte Inventarisierung des zugänglichen Wissens geht, erlaubt es dem Erzähler der Geschichten vom Kino, zwar auch von prominenten Gestalten der Filmgeschichte (Schauspielern, Regisseuren, Produzenten) zu berichten, genauso wichtig sind ihm aber überdies die heute vergessenen Protagonisten, Kleindarsteller, Gescheiterten oder Nebenfiguren der Kinogeschichte. 34 Der Polyhistorismus, die „Vielwisserei“, wie man den Terminus übersetzten könnte, ist sozusagen die „ungeordnete Seite des enzyklopädischen Zeitalters“ 35. Er ist durch einen universalen Wissensbegriff gekennzeichnet, der auf der Methode der Kompilation beruht und prinzipiell anti-systematisch angelegt ist. Dabei wurde die „bunte“ Aufreihung und Zusammenstellung des Wissens sogar als eigene ästhetische Qualität propagiert, die Flexibilität und Beweglichkeit garantierte und die den elaborierten Ordnungsmodellen der Zeit bewusst entgegengestellt wurde. 36 Allerdings ist diese Art der Wissensorganisation seit Mitte des 17. Jahrhunderts zunehmend kritisiert worden, da die schiere Menge an Beobachtungsdaten und das Problem ihrer wissenschaftstheoretischen Durchdringung mit diesem Verfahren nicht mehr zu bewältigen war. An dieser Stelle wäre zu fragen: Besteht tatsächlich eine Verbindung zwischen dieser Art des frühneuzeitlichen Polyhistorismus und den Präsentationsformen gegenwärtigen Wissens in den unterschiedlichen Segmenten der literarischen, theoretischen und medialen Arbeiten Kluges? Eine Antwort auf diese Frage kann hier abschließend nur angedeutet werden. Tatsächlich gibt es ein Modell der Wissenspräsentation in der Frühen Neuzeit, dass erstaunliche Parallelen zur „Wissensordnung“ – wie man sagen könnte – von Kluges ästhetischer und medialer Arbeit aufweist. Es handelt sich dabei um die populären Wissenssammlungen, die neben den gelehrten Zeitschriften am Ende des 17. Jahrhunderts eine große Verbreitung fanden.

32 Ibid., S. 11. 33 Vgl. Martens, „‚Wann wird man soweit sein, Bücher wie Kataloge zu schreiben?‘“, S. 130. 34 Vgl. Hanuschek, „Der Blick neben die Diva“, z.B. S. 43. 35 Flemming Schock, „Wissensliteratur und ‚Buntschriftstellerei‘ in der Frühen Neuzeit: Unordnung, Zeitkürzung, Konversation. Einführung“, in Flemming Schock (Hrsg.), Polyhistorismus und Buntschriftstellerei. Populäre Wissensformen und Wissenskultur in der Frühen Neuzeit, Berlin/Boston, de Gruyter, 2012, S. 1-20, hier S. 3. 36 Ibid., S. 5.

69 [139-150] 148 WINFRIED SIEBERS

So erschien von 1681 bis 1691 das Wochenblatt Denckwürdigkeiten der Welt Oder… Relationes Curiosae, dass der Hamburger Romanautor und Polyhistor Eberhard Werner Happel (1647-1690) herausgab und das als erste deutschsprachige Zeitschrift bezeichnet werden kann. 37 In dem Blatt kann man Auszüge aus Reisebeschreibungen, politische und historische Berichte, Nachrichten von Bibliotheken und Naturphänomenen, Anekdoten, Geschichten und seltsame Begebenheiten von Tieren und Menschen ebenso finden wie die Präsentation wissenschaftlicher Experimente, Gespenster-, Teufels- und Wundergeschichten sowie Anleitungen zu mathematischen Rechenoperationen. Dies alles wird in den unterschiedlichsten Erzähl- und Darstellungsformen ausgebreitet, allerdings nicht systematisch, sondern in zufälliger Reihung und ohne eine sichtbare Kategorisierung. Selbstverständlich ist die Zeitschrift reich illustriert, die Text-Bild-Relationen sind sorgfältig komponiert und bieten Anlass für die stoffliche Kontrastierung des vielgestaltigen Materials. Er versuche – so der Redakteur Happel – „die angenehmste Ordnung in einer stets veränderlichen Unordnung“ 38 darzustellen. Dies ist als eine „Ästhetik chaotischen Wissens“ bezeichnet worden, die vom Blattmacher bewusst reflektiert worden sei. Die Nicht-Ordnung resultiere auch aus einer zunehmenden zivilisatorisch bedingten Zeitnot, so dass die Erzählsegmente so gestaltet seien, dass sie innerhalb einer Viertelstunde zu lesen seien und zu einem anderen Zeitpunkt an anderer Stelle wieder mit der Lektüre eingesetzt werden könne. Der Redakteur betont, dass dem Leser eine „[…] angenehme Confusion und Unordnung ohne Zweiffel“ besser gefiele „als eine nette Ordnung/welche [zwar] leicht zu erfinden“, aber sehr schwer durchzuhalten sei. 39 Ohne alle Parallelen hier im Einzelnen auszuführen, so wird jeder Rezipient von Kluges Werk einzelne Elemente wiedererkannt haben: die immense Themenbreite, das Nebeneinander von Fakten und Fiktionen, die Anverwandlung naturwissenschaftlicher Themen, die Verwendung erzählerischer Kleingattungen, die scheinbar unverbundene Disposition der Erzähleinheiten, die Text-Bild-Kombinationen. Allerdings möchte ich auch keiner vorschnellen Analogiebildung zwischen einem polyhistorischen Zeitschriftenprojekt des 17. Jahrhunderts und Kluges multimedialer Praxis zu Anfang des 21. Jahrhunderts Vorschub leisten. Die Kontrastierung kann aber wechselweise zu jeweils neuen Erkenntnissen führen: Für die Beschäftigung mit dem Werk Kluges würde das bedeuten, Bezugspunkte für sein ästhetisches Verfahren auch jenseits des Epochenraums seiner eigenen Selbstzuschreibungen zu suchen. Diese Vorgehensweise würde die in den letzten Jahren zu beobachtende Tendenz einer Historisierung von Kluges Werk stützen, also

37 Vgl. Volker Meid, Die deutsche Literatur im Zeitalter des Barock. Vom Späthumanismus zur Frühaufklärung 1570-1740, München, Beck, 2009, S. 758. 38 Zit. nach Flemming Schock, Die Text-Kunstkammer. Populäre Wissenssammlungen des Barock am Beispiel der ‚Relationes Curiosae‘ von E.W. Happel, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2011, S. 129. Vgl. auch Uta Egenhoff, Berufsschriftstellertum und Journalismus in der Frühen Neuzeit. Eberhard Werner Happels Relationes curiosae im Medienverbund des 17. Jahrhunderts, Bremen, Edition Lumière, 2008, sowie Christian Meierhofer, Alles neu unter der Sonne. Das Sammelschrifttum der Frühen Neuzeit und die Entstehung der Nachricht, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2010. 39 Zit. nach Schock, Die Text-Kunstkammer, S. 134. ALEXANDER KLUGE UND DIE FRÜHE NEUZEIT 149 einer verstärkten Einbindung und Kontextualisierung seiner Arbeit in literarische, mediale und theoriegeschichtliche Herleitungs- und Entstehungszusammenhänge. Auf der anderen Seite kann der Frühneuzeitforscher von dieser Kontrastierung ebenfalls profitieren: Für die erwähnte Zeitschrift Relationes Curiosae könnte das bedeuten, sie nicht in eine im Niedergang begriffene Endphase des Polyhistorismus einzuordnen, sondern ihre bemerkenswerte ästhetische Modernität in der Perspektive auf die Kluge’sche Poetik zu erweisen. Zum Schluss möchte ich noch einmal in drei Stichpunkten den Stellenwert der Frühneuzeit-Epoche für das multimediale Werk Kluges zusammenfassen: 1. Die Epoche der Frühen Neuzeit dient Kluge zum einen als gewaltiges Stoffreservoir. Ihre historischen Ereignisse, Personen, Denkstile, Diskursfelder, Erzählmodelle und Erfahrungsgehalte werden quer durch das Werk als Vorlagen und Ausgangspunkte für die Geschichten, Interviews und Theoriereflexionen angeeignet. 2. Zum anderen hat die Epoche der Frühen Neuzeit eine Scharnierfunktion – sie verknüpft das Werk Kluges nach seiner Selbstauskunft sowohl mit dem kulturellen Erbe der Antike als auch mit der sozialphilosophischen Tradition der Kritischen Theorie. Zahlreiche Problemlagen, Konfliktlösungen und kulturelle Prozesse des Zeitalters sind für Kluge nach wie vor aktuell – die Frühmoderne ist eben auch eine Moderne, in der insbesondere der Humanismus und die Aufklärung zentrale Bezugspunkte sind. 3. Schließlich sind die Erzählmodelle und die wissensorganisatorischen Verfahrensweisen der Frühen Neuzeit für Kluges Werk relevant. So sind etwa die in den literarischen Arbeiten verwendeten Erzählelemente der Anekdote, der Kalendergeschichte oder des Dialogs Gattungen, die auf antike Traditionen zurückgehen, in der Frühen Neuzeit aber wiederbelebt und aktualisiert werden. Die Wissenspräsentation in polyhistorischer oder enzyklopädischer Form ist bei Kluge sowohl in den literarischen als auch in den Fernseharbeiten anzutreffen. Die vorliegende Skizze hat nur einige wenige Fingerzeige darauf geben können, welche Dimensionen das Thema „Kluge und die Frühe Neuzeit“ hat. Sie ist in vielerlei Hinsicht erweiterbar, sowohl im Blick auf die Gegenstandsbereiche (insbesondere die Traditionsgeschichte der Text-Bild-Montagen 40), als auch im Blick auf eine Vermehrung der Beispielanalysen. Hilfreich mag dabei die Fragestellung sein, die kürzlich in Bezug auf Kluges Verhältnis zur Prämoderne aufgeworfen wurde. Im Hinblick auf dessen Erzählweise verwendete Richard Faber die folgende, provozierend vereinfachende Formel: Der postmoderne Erzählkosmos Kluges entstünde durch die Verwendung prämoderner Erzählweisen wie etwa der Kalendergeschichte, kurz: „postmodern qua prämodern“ 41. Faber versah diese Formel aber mit einem, so könnte man sagen, sehr großen Fragezeichen. Da es sich immerhin lohnt, über diesen Zusammenhang weiter nachzudenken, sei neben das Fragezeichen im Rückblick auf die hier vorgestellten Überlegungen zumindest noch ein Ausrufezeichen gesetzt!

40 Vgl. Pavel Novotný, Die Vorformen der literarischen Montage, Wuppertal, Arco-Verlag, 2012; Jörg Robert, Einführung in die Intermedialität, Darmstadt, Wiss. Buchgesellschaft, 2014. 41 Faber, „Postmodern qua prämodern?“, S. 55.

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Intertextualité et intermédialité

Kommentar zum Kommentar der Authentizität. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge Hosung LEE Freie Universität Berlin

Wer weiß, wer weiß, ob der Intellektuelle nicht durch eine unerbittliche Bestimmung und gegen seinen Gefallen oder Willen dazu berufen worden ist, in dieser Welt Paradoxie zu vertreten! 1

I.

Die koreanische Übersetzung der erstmals 1962 erschienenen Kurzgeschichten‑ sammlung Lebensläufe von Alexander Kluge ist im Dezember 2012 in der Reihe „Weltliteratur“ im Verlag Eulyoo in Seoul veröffentlicht worden. 2 Als Grundlage diente die Suhrkamp-Ausgabe von 1986, eine der erweiterten Versionen. 3 Als Über‑ setzer dieses Werks möchte ich nicht nur über die Schwierigkeiten, auf die man bei der Übersetzung der Klugeschen Werke trifft, sondern auch über die kooperative Autorschaft Kluges im allgemeinen referieren. Obwohl es schon mehrmals Retrospektiven seiner filmischen Werke in Korea gab, ist Alexander Kluge kein Autor, dessen Literatur in Ostasien bevorzugt übersetzt worden wäre. Im Vergleich zu anderen zeitgenössischen Autoren aus dem deutschsprachigen Raum oder auch zu seinen eigenen Filmen wurde Alexander Kluges literarischen Werken in Ostasien bisher nur wenig Beachtung geschenkt. Die Übersetzung ist der Versuch, erstmalig eines seiner selbständigen literarischen Werke zu übertragen. Im Gegensatz dazu wurde die erste englische Übersetzung dieses Werks bereits im Jahr 1966 von Leila Vennewitz erstellt. 4

1 José Ortega y Gasset, Miseria y Esplendor de la Traducción/Elend und Glanz der Übersetzung, übers. v. Gustav Kilpper, München, Langewiesche-Brandt, 1956, S. 42. 2 알렉산더 클루게, 이력서들, 이호성 옮김, 서울, 을유문화사, 2012 (Alexander Kluge, Lebensläufe, übers. v. Hosung Lee, Seoul, Eulyoo Publishing Co., 2012), im Folgenden zitiert als ÜLL. 3 Alexander Kluge, Lebensläufe, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1986, im Folgenden zitiert als LL. 4 Alexander Kluge, Attendance List for a Funeral, übers. v. Leila Vennewitz, New York/London/ Toronto/Sydney, McGraw-Hill Book Company, 1966; Alexander Kluge, Case Histories, übers. v. Leila

69 Cahiers d’études germaniques [153-164] 154 HOSUNG LEE

Einer der Gründe für die spät erfolgte Übersetzung besteht vermutlich darin, dass sich der Autor seit den achtziger Jahren bis zum Jahr 2000 hauptsächlich mit Fernseharbeiten beschäftigt hat. Daneben sind die verborgenen, manchmal verschwiegenen Fakten und die Lücken in Rechnung zu stellen, die Kluges Werke enthalten und interpretationsbedürftig sind, besonders wenn sie dem Publikum eines anderen Kulturraums vorgestellt werden sollen. Schließlich sollten auch die Mehrstimmigkeit und die Mehrdeutigkeit der Klugeschen Sprache, die die Leser scheinbar oft in die Irre führen und verwirren, als Grund angeführt werden, warum keine Übersetzung früher erschien. Mit der einseitigen Entscheidung über die Bedeutung von Wörtern, Sätzen und ganzen Passagen könnte sich der Übersetzer dem Vorwurf mangelnder Umsicht aussetzen. Alle genannten Aspekte haben mit Kluges kompliziertem Konzept der Bildung zu tun, das seinerseits nicht leicht zu verallgemeinern und zu übertragen ist.

II.

Kluge versieht die Tätigkeit des Philologen mit bedenklichen Geschichten von Vertretern dieses Standes – wie z. B. „E. Schincke“, „Ein Berufswechsel“, „Der Pädagoge von Klopau“ – und stellt sie gerade in seinem ersten Werk Lebensläufe recht ironisch dar. Trotzdem war es nötig, die Übersetzung unter Beachtung philologischer Tugenden durchzuführen. Denn wenn man als Übersetzer das Ziel verfolgt, den Originaltext seinen fremdkulturellen (und oft seinen heimischen) Lesern authentisch zu vermitteln, muss man als der treueste, aktivste und gelegentlich pedantischste Leser und Philologe diverse Inter- und Kontexte der Worte, Zitate und der Geschichte aufspüren. In den Lebensläufen gibt es mehrere Erzählungen von gescheiterten Gelehrten. Der Altphilologe E. Schincke in dem gleichnamigen Text lässt sich anfangs von Hitler täuschen und betrachtet die nationalsozialistische Bewegung als zweite Romantik. Am Ende aber versteckt er seine Schüler in einer abgelegenen Scheune, um sie vor der Kriegssituation und der Rekrutierung zum Militäreinsatz zu schützen. Dort unterrichtet er die Schüler und schreibt über die frühere deutsche Bildungsgeschichte. Hier ein Auszug der mit Latein gemischten deutschen Sätze: „Eruditio bedeutet demnach inhaltlich einmal: fidei rationes (praecepta dei) scire und diese sobria conversatione ostendere (ea implere). Der ductor et doctor gregis führt docendo et ammonendo zur salus animarum. Das geht alle an: docendus est itaque (omnis) homo rationalem habens intelligentiam“. 5 Diese Art von nicht bzw. halb übersetzten Erklärungen der Bildungsidee des karolingischen Geistlichen und Wissenschaftlers Alkuin erstrecken sich über mehr als fünf Seiten. Im Gegensatz zu der englischen Übersetzung, in der der lateinische Text nicht vollständig enthalten ist und nicht erläutert wird, habe ich ihn bei der

Vennewitz, New York/London, Holmes & Meier, 1988. 5 LL, S. 86. Dieser Teil fehlt in der englischen Fassung von Vennewitz. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 155 koreanischen Übersetzung auf Latein wiedergegeben und in Klammern mit der koreanischen Übersetzung versehen, wie die folgenden Sätze: 따라서 eruditio(교양)이란 내용적으로 일단 이런 뜻이다. fidei rationes (praecepta dei) scire(믿음의 근거 – 신의 명령 – 를 아는 것이고), 또 이렇게 sobria conversatione ostendere (ea implere)(올바른 삶의 태도를 보여주는 것이다 – 의무 수행). 이 ductor et doctor gregis(민중의 영도자이자 선생)은 docendo et ammonendo(수업과 훈계를 통해) salus animarum(영혼의 치유)를 수행한다. 이는 사람이라면 누구에게나 해당하는 것이다. 그러므로 docendus est itaque (omnis) homo rationalem habens intelligentiam(지성을 가진 이성적인 – 모든 – 인간은 배우는 것이다. 6 Auf Deutsch besagen diese Sätze, dass Bildung bedeutet, die Gründe des Glaubens, nämlich die Gebote Gottes zu kennen und durch Erfüllung der Gebote eine nüchterne Lebensweise zu zeigen. Der Führer und Lehrer des Volkes führt durch Unterricht und Mahnung die Seelen zum Heil. Dies gehe die Menschen qua Vernunftbegabung an, so dass allen die Weisheit gelehrt werden muss. Es werden hier zwei historische Situationen parallelisiert, die sich auf Bildungskonzepte und die damit verbundene politische Macht beziehen. Zuerst wird das Wort Führer (ductor) mit Lehrer (doctor) verbunden und somit auch die Herrschaftsform der Karolingerzeit mit deren Bildungsidee. 7 Zugleich werden damit Konzepte zweier entfernter Zeiten, nämlich des Reichs von Karl dem Großen und des Dritten Reichs nebeneinandergestellt. Im Zusammenhang mit dem oben angeführten Zitat erfährt der Leser von einer Geschichte, in der der Geistliche Alkuin versucht, einen Schüler, der einen Fehler begangen hat, vor Karl dem Großen und dem Bischof Theodulf zu schützen und ihn in einer Kirche zu verstecken. Analog entwickelt sich die Geschichte von Schincke, der seine Schüler vor den Nationalsozialisten verbergen will. Schincke hat am Ende jedoch keinen Erfolg, da ihn die Nationalsozialisten entdecken und seine Schüler mitnehmen. Das Ende von Alkuins Geschichte lässt Kluge offen. Die beiden Geschichten von Schincke und Alkuin werden ohne jegliche Übersetzung in doppelter Weise parallel erzählt. Weder gibt es in der Geschichte „E. Schincke“ eine Übersetzung des Lateinischen noch gibt es eine direkte „Übersetzung“ der alten Geschichte aus der Karolingerzeit in die neuere des Dritten Reichs. Es ist nicht ganz klar, ob der Erzähler oder die Hauptfigur die mittelalterliche mit der nationalsozialistischen Geschichte inhaltlich verbindet. Bei Kluges montierten Texten bleibt es oft vage, ob das Subjekt der Aussage der Erzähler, eine Figur oder der Autor selbst ist. Diejenigen, die diese Parallelwelten ineinander „übersetzen“, sind die aktiven Leser, welche die Geschichten lesen, interpretieren und Verknüpfungen vornehmen. Der Text enthält gewissermaßen eine Botschaft an seine Ausleger, nämlich Philologen oder Übersetzer, und ist insofern selbstreflexiv. Die vielen Tippfehler und falschen Quellenangaben, die in Kluges Zitaten zu verzeichnen sind, blieben bis zur Chronik der Gefühle im Jahr 2000 durch mehrmalige Veröffentlichungen der Lebensläufe hindurch unverändert, was die Übersetzung der lateinischen Texte in der Praxis schwer machte. 8

6 ÜLL, S. 103. 7 LL, S. 87. 8 Auf den Buchstabenwechsel zwischen C und K in dem Namen von Alcuin (Alkuin) in der Geschichte und bei den Zitaten sollte auch hingewiesen werden.

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Die Hauptfigur Schincke liest am Anfang der Geschichte das Buch Deutscher Geist in Gefahr (1932) von Ernst Robert Curtius und glaubt in der nationalsozialistischen Bewegung einen idealen Kern zu sehen, den der Verfasser des Buches keineswegs sah. Die beiden (d. h. die durch Tippfehler verursachte Schwierigkeit und die falsch interpretierende Figur) ließen sich als eine Mahnung an die Philologen hinsichtlich der Unmöglichkeit einer Übersetzung oder Interpretation verstehen. Einerseits wegen des Auftrags, dass der Übersetzer im Prinzip auch alle Fremdtexte, die der Autor versteckt hat, verstehen und übersetzen soll, andererseits aus Neugier, die der heimliche Zusammenhang der Geschichte hervorruft, wird der Übersetzer dazu gezwungen, auf „die Absicht des Autors“ aufmerksam zu werden. 9 Damit würde man in diesem Fall auf eine andere Entdeckung und einen anderen Zusammenhang kommen. Teile der Alkuin-Geschichte und der Kommentare sind unverändert aus dem Buch Eruditio und sapientia: Weltbild und Erziehung in der Karolingerzeit. Untersuchungen zu Alcuins Briefen 10 von Wolfgang Edelstein übernommen worden, das erst im Jahr 1965 veröffentlicht wurde, während Kluges Lebensläufe bereits 1962 erschienen. Die Fehler sind in dem mutmaßlichen Originaltext von Edelstein nicht vorzufinden. Man fragt sich demnach, ob es sich in Kluges Text um absichtliche Fehler handelt, die das Konzept der reinen und genuinen Autorschaft in Zweifel ziehen. Man kann mutmaßen, dass Kluge Einsicht in das unveröffentlichte Manuskript Edelsteins noch vor der Veröffentlichung hatte oder aber Edelstein die Idee Kluges weiterentwickelte. Edelstein und Kluge waren Ende der fünfziger Jahre Mitarbeiter in der Kanzlei von Hellmut Becker, „der in den sechziger und siebziger Jahren als ‚heimlicher Bundeskultusminister‘ galt“. 11 Eine Form der Kooperation und Kritik liegt jedenfalls nahe. Bereits in Lebensläufe zitierte Kluge die Idee Hellmut Beckers über die Freiheit des Lehrers in der Geschichte „Berufswechsel“, und noch heute erzählt er in seinen jüngsten Veröffentlichungen wie Das Fünfte Buch – Neue Lebensläufe von den Erfahrungen mit Hellmut Becker sowie anderen Intellektuellen der alten Bundesrepublik. 12 Die menschlichen und persönlichen Beziehungen zwischen den Intellektuellen, die sich mit der realen Bildungspolitik in der deutschen Nachkriegszeit beschäftigt haben, und deren Wirkung auf ihre Texte ziehen immer mehr Aufmerksamkeit auf sich, wenn man den Text mit Lücken in die andere Sprache kohärent zu übersetzen versucht.

9 Vgl. Willam K. Wimsatt/Monroe C. Beardsley, „The Intentional Fallacy“, in The Sewanee Review 54, Sewanee, 1946, S. 486ff. In diesem Artikel wurde über T. S. Eliots Gedicht The Love Song of J. Alfred Prufrock und dessen vage intertextuelle Referenz zu einer Szene aus einem Gedicht von John Donne diskutiert. 10 Wolfgang Edelstein, Eruditio und sapientia: Weltbild und Erziehung in der Karolingerzeit. Untersuchungen zu Alcuins Briefen, Freiburg, Rombach, 1965. 11 Vgl. Jan-Martin Wiarda, „Hellmut Becker ,Der Strippenzieher‘“, in Die Zeit, Nr. 21 vom 16. Mai 2013. Sie entwarfen ein Konzept für ein neu zu gründendes Max-Planck-Institut für Bildungsforschung. Becker wurde Gründungsdirektor, Edelstein erster wissenschaftlicher Mitarbeiter des Instituts und später auch Direktor in Berlin. Vgl. Heike Schmoll, „Demokratie lernen – reformpädagogisch“, in Frankfurter Allgemeine Zeitung, Nr. 66 vom 19. März 2010, S. 10; Reinhard Kahl, „Wurzeln und Flügel. Der MPI- Bildungsforscher Wolfgang Edelstein wird 75“, in Süddeutsche Zeitung, Nr. 134 vom 14. Juni 2004, S. 9; Reinhard Kahl, „Lehrer, Forscher, Berater: Porträt eines Rastlosen“, in Die Zeit, Nr. 20 vom 8. Mai 2002. 12 Vgl. LL, S. 156; Alexander Kluge, Das Fünfte Buch. Neue Lebensläufe. 402 Geschichten, Berlin, Suhrkamp, 2012, S. 104f. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 157

Als koreanischer Übersetzer und Philologe wollte ich die Überschneidung der drei historischen Ebenen deutscher Bildungsgeschichte neu entdecken und sie den Lesern der Übersetzung erläutern.

III.

Hinter den persönlichen Lebensläufen seiner Figuren verbirgt der Autor historische und chronologische Zusammenhänge, die der Verständlichkeit halber vom Übersetzer zumindest in seinen Kommentaren zum Vorschein gebracht werden müssen. Darüber hinaus gibt es dokumentarische, faktische Tatsachen, die Kluge häufig ein wenig verändert und verfremdet, die aber trotzdem noch authentisch wirken. Als Beispiel wird hier die Geschichte von „Oberleutnant Boulanger“ angeführt werden. Der Offizier dieser Erzählung hat die Aufgabe „die jüdisch-bolschewistischen Kommissare“ 13 für die Rassenforschung von den übrigen Gefangenen zu „selektieren“, danach zu enthaupten und die Köpfe in Konservierungsbehältern an die Reichsuniversität Straßburg zu versenden. Die Aufgabe, Präzision in das hoffnungslose Ende der kriegsgefangenen Kommissare zu bringen, erfüllte B. im Sommer und Winter 1942 in den Bereichen der Heeresgruppen Mitte und Süd (später der beiden südlichen Heeresgruppen). Im Februar 1943 wurde sein Tätigkeitsbereich auf den Kreis der Heeresgruppe Mitte begrenzt. 14 Die Datierung und die Ortsangaben weisen darauf hin, dass der Leser auf den Zu‑ sammenhang aufmerksam gemacht werden soll. Es geht in diesem Zeitraum um die „Schlacht von Stalingrad“, mit der sich Kluge in seinem zweiten Buch Schlachtbe- schreibung 15 auseinandergesetzt hat. Nur mit den beiden zitierten Sätzen parallelisiert der Erzähler die Taten des Oberleutnants Boulanger mit der Schlacht, die 1943 mehr als eine halbe Million Menschenleben gekostet und die Lage des Krieges zuunguns‑ ten des Deutschen Reiches verändert hat. Wenn ein Leser ohne Erläuterung solcher Punkte den Text weiterlesen würde, könnte er diesen Abschnitt für belanglos halten. Die Beschreibung klingt authentisch – wenn wir die Aussage oben als Boulangers eigene verstehen würden –, nicht nur weil er als Individuum die gesamte historische Situation nicht selbst erfahren könnte, sondern auch weil sich seine Sinne vor den grausamen Tatsachen schützen würden. Es ist jedoch die Aufgabe des aktiven Lesers, solche Tatsachen wiederzuentdecken. Kluge sagt in seiner Adorno-Preis-Rede: Es ist Verknüpfungsarbeit (und wenn eine Weberin ihrer Arbeit nachgeht, nennt man das Text) notwendig, um das Nebeneinander von Rettung und Verhängnis wahrzunehmen, die Heterotopie. Man muss das Allgemeine, das Besondere und die tückische Einzelheit drehen und wenden, wie es die Spinnerin Arachne bei Ovid mit ihren Netzen tut. Man muss die Fakten zu einer Erzählung zusammenfügen. Erlöst die Fakten von der menschlichen Gleichgültigkeit! 16

13 LL, S. 11. 14 Ibid., S. 17. 15 Alexander Kluge, Schlachtbeschreibung, Olten/Freiburg im Breisgau, Walter-Verlag, 1964. 16 Alexander Kluge, „Die Aktualität Adornos. Rede zum Theodor-W.-Adorno-Preis 2009“, in Personen und Reden, Berlin, Wagenbach, 2012, S. 69.

69 [153-164] 158 HOSUNG LEE

Unter den zahlreichen beachtenswerten Punkten in den Lebensläufen ist noch ein weiteres Beispiel anzuführen. Das folgende Zitat ist in die Kurzgeschichte „Abbau eines Verbrechens durch Kooperation“ eingefügt. Bertrand Russel, Power, Zürich 1947, S. 214: „So muß es zwei Polizeikörper und zwei Scotland Yards geben, von denen der eine, wie es heute der Fall ist, die Schuld, der andere die Unschuld nachweisen muß; so muß es zwei Erfahrungsweisen von Verbrechern geben: die einen, die es aufbauen, die anderen, die es wieder abbauen“. 17 Die Übersetzung von Bertrand Russells Power 18 ist 1947 unter dem Titel Macht 19 in Zürich erschienen. Die Übersetzung enthält das Zitat allerdings nicht auf Seite 214, sondern auf Seite 237. In der Originalausgabe steht es auf Seite 296. Schon Kluges „Tippfehler“ im Namen eines der bekanntesten Philosophen der Welt – Russel statt Russell – ist kaum zu übersehen. Wichtiger aber ist es darauf hinzuweisen, dass nur der erste Teil dieses Zitates von Russell stammt. Der zweite stammt von Kluge, er versteckt sich somit in dem Zitat eines anderen. Die Frage, ob Kluge hier den Gedanken Russells in seiner eigenen Weise entwickelnd weiterführt oder ob er einfach einen Gedanken gegen Russell in das Zitat einflicht, hängt davon ab, wie man den „Kommentar“ Kluges im Kontext der Geschichte „Abbau eines Verbrechens“ und der Lebensläufe interpretiert. Es handelt sich in dieser Geschichte um die Wiederbelebung eines Toten durch die sorgsame Pflege und die Gefühle einer Prostituierten. Im 16. Kapitel der Übersetzung Macht, in dem sich die Seite 214 befindet, geht es um die Machtliebe der Philosophie. Russell versucht zu beweisen, dass fast alle Richtungen der Philosophie von der Liebe zur Macht abstammen, und er zieht die Schlussfolgerung: „Wenn das gesellschaftliche Leben gesellschaftliche Wünsche befriedigen soll, muß es sich auf eine Philosophie stützen, die nicht aus der Machtliebe abgeleitet ist“ 20. Auf Seite 214 interpretiert Russell, wie sich die Hegelsche Philosophie über die Wahrheit der Geschichte und Literatur äußert: „[…] es gibt tatsächlich keinen Unterschied zwischen Wahrheit für den Novellisten und Wahrheit für den Historiker. Das gibt der schöpferischen Phantasie Freiheit – die Phantasie wird von den Fesseln einer angenommenen ‚realen‘ Welt befreit.“ 21 Daneben gibt es Russells Interpretation von Pragmatismus und Bergsons Lebensphilosophie, dass sie auch Machtliebe seien. Russell kritisiert die Passivität der Intellektuellen in Bezug auf die beiden Philosophien. Bei Kluges Texten fließen nicht nur die Fakten und die Fiktionen zusammen, sondern auch die Stimmen von Autoren, Erzählern und Figuren ineinander. Die vermischten Stimmen verschiedener Sprecher in Kluges Geschichten, deren Träger bei der Übersetzung – schon wegen der Grammatik ostasiatischer Zielsprachen – mehr oder weniger deutlich gemacht werden sollten, fordern den Übersetzer zu

17 LL, S. 248. 18 Bertrand Russell, Power: A New Social Analysis, London, George Allen & Unwin, 1938. 19 Bertrand Russell, Macht. Eine sozialkritische Studie, übers. v. Stephan Hermlin, Zürich, Europa Verlag, 1947. 20 Ibid., S. 218. 21 Ibid., S. 214. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 159 einer Interpretation und Auseinandersetzung heraus, die sich in der Umgestaltung des Originaltexts um ihre eigene Authentizität bemühen muss.

IV.

Aus der Frage, wie man den Klugeschen Text authentisch übersetzen kann, ergibt sich die Folgefrage, warum der Autor sich selbst als bloßen Sammler und Chronisten bezeichnet. Adorno zufolge darf man weder das Werk mit der Absicht des Autors verwechseln, noch „den Dichter, überästhetisch, als Stifter, ohne das Agens der Form konkret zu reflektieren [verherrlichen]“ 22. Diese Gebote werden legitimiert, gleichzeitig aber ironisiert, wenn man an die Zusammenarbeit von Alexander Kluge mit Philosophen, Wissenschaftlern, Schriftstellern und Künstlern denkt. Sowohl die Zitate aus den fiktiven Quellen, als auch die aus den Apokryphen, die aus noch nicht veröffentlichten Texten von Mitarbeitern stammen, wirken authentisch. Vor allem weil es andere Schriftsysteme als die wissenschaftlichen Schriftsysteme gibt und die ersten die letzteren, denen man leicht Glaubwürdigkeit zuschreibt, nachahmen. Die Authentizität bei Kluge ist aber anders als jene Objektivität bei der Wissenschaft. Bei Kluges Texten treffen die verschiedenen Schriftarten aufeinander und kooperieren oder konkurrieren um Authentizität. Harro Müller vergleicht die Verwendungsweisen des Authentizitätsbegriffs bei Theodor W. Adorno und Alexander Kluge 23 und versucht, Adornos Begriff von Authentizität durch den von Kluge zu korrigieren. Adorno sagt: „Je authentischer die Werke desto mehr folgen sie einem objektiv Geforderten, der Stimmigkeit der Sache, und sie ist stets allgemein.“ 24 Deshalb deutet Müller Adornos Konzept der Authentizität dahingehend, dass es „positiv“, „komparativ“ und „superlativ“ sei. 25 Kluge sagt: „Authentizität heißt: daß eine Situation stimmig ist, nicht bloß, daß ein Sachverhalt oder die Formen stimmen. Authentisch ist auch die direkte Konfrontation von kollektivem Umfeld und Individualität, die nicht gegeneinander verwischt werden, sondern auch einen Moment der Produktion von Individualität beinhalten“. 26 Kluge zufolge ist Authentizität also nicht ein Produkt der objektiven Autorität, sondern der Situation. Hierbei ließe sich an die Beziehung zwischen Original und Übersetzung denken. Dabei geht es nicht nur um die Treue gegenüber dem Originaltext oder die Freiheit bei der Übersetzung. Wenn man die Worte Kluges auf die Authentizität der Übersetzung anwenden sollte, könnte man sie so verstehen,

22 Theodor W. Adorno, „Parataxis“, in Noten zur Literatur, Gesammelte Schriften, Bd. 11, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2003, S. 452. Es ist eine Kritik Adornos an Heideggers Hölderlin-Interpretation und Hölderlin-Verehrung. 23 Harro Müller, „Verwendungsweisen des Authentizitätsbegriffs bei Theodor W. Adorno und Alexander Kluge“, in Christian Schulte (Hrsg.), Die Frage des Zusammenhangs. Alexander Kluge im Kontext, Berlin, Vorwerk 8, 2012, S. 50ff. 24 Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, in Gesammelte Schriften, Bd. 7, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1970, S. 300. 25 Müller, „Verwendungsweisen“, S. 51. 26 Alexander Kluge, Bestandsaufnahme: Utopie Film, Frankfurt a. M., Zweitausendeins, 1983, S. 214.

69 [153-164] 160 HOSUNG LEE dass der Übersetzer sich über sein subjektives Gefühl und sein kooperatives Verhältnis gegenüber der Situation des Buchmarktes, den Regeln des Verlags und der akademischen Situation klar werden muss. Kluge betont immer wieder, man schreibe Bücher nicht allein. 27 Die Auswahl eines Werkes aus einer fremdsprachigen Literatur zur Übersetzung hängt einerseits davon ab, wie weit die gesellschaftliche Situation des Originaltextes mit der Ausgangskultur zu verbinden ist. Andererseits hat sie auch damit zu tun, mit wem der Übersetzer zusammenarbeitet und in welcher Umgebung er übersetzt. Dem Übersetzer stellt sich immer wieder die Frage, ob „eine Situation stimmig ist“. Die vielseitigen Widersprüche der „Gesellschaft“ und ihre kooperativen Verhältnisse bleiben immer Kontext der Literatur und ihrer Übersetzung. Ich möchte nicht behaupten, dass der Übersetzer gleichberechtigt neben dem Autor steht, wie jüngere Forschungen zu beweisen suchen 28. Es soll hier nur betont werden, dass die Klugesche Autorschaft selbst auch von verschiedenen Schrifttätigkeiten beeinflusst wird und dass seine Haltung wiederum ein Vorbild für Übersetzer werden könnte. Man betrachte Kluges Gedanken über die „Transkribisten“: Eine Transkription der Texte (so wie schon die Evolution an ihren DNA-Texten bastelte) schafft nicht nur Linien zu künftigen neuen Texten. Sie ist auch als Rekonstruktion möglich in Richtung des Paradieses. Der Weg dorthin führt über Unschärfen. „Näher, mein Gott, zu Dir“, das war das Musikstück, das die Bordkapelle der Titanic noch bis zuletzt gespielt hatte. Es ist aber auch die Arbeitsanweisung an die Transkribisten aller Länder, welche vom Erdmittelpunkt der Erfahrung vorangetrieben werden: in die Parallelwelt (die Heterotopie), in die Vorwelt (die Geschichte) und in die Zukunft (die Welt unserer lebensgierigen Kinder). Für Transkribisten sind alle Bilder JETZTZEIT. 29 Eine Übersetzung kann niemals dieselbe Authentizität wie das Original besitzen. Der Übersetzer verwandelt den Originaltext unvermeidlich stärker, als es ein Transkribist je tun würde. Die Unschärfe ist Wort für Wort, Satz für Satz unvermeidbar, ohne dass eigentlich falsch übersetzt wird. Ortega y Gasset bezeichnet deshalb die Übersetzung als dauernden literarischen „flou“, also als Unschärfe wie bei fotografischen Aufnahmen. 30 Die Authentizität des Werks wird nicht nur trotz der Fehler, sondern auch wegen ihnen bestätigt, weil das Schreiben das Fortleben in der Evolution zur Heterotopie ist. Dadurch verweist Kluge den peniblen Leser paradoxerweise in eine andere Richtung, nämlich auf sich selbst, und entlarvt ihn als scharfen Beobachter. Schließlich entsteht das unheimliche Gefühl, dass der Text oder der Autor schon auf einen solchen Leser gewartet hat und ihn in dem Moment, in dem er ihn betrachtet, zurückbeobachtet. In „JETZTZEIT“. Hier entsteht das Paradox, dass je exakter sich der Leser auf den Text konzentriert, dieser umso vager

27 Vgl. Alexander Kluge, Das Bohren harter Bretter. 133 politische Geschichten, Berlin, Suhrkamp, 2011, S. 7. Die Danksagungen am Ende der neu veröffentlichten Bücher zeigen die Namen der Personen, mit denen Kluge zusammenarbeitet. 28 Vgl. Claudia Buffagni et al., The Translator as Author. Perspectives on Literary Translation, Berlin, Lit Verlag, 2009. 29 Alexander Kluge/Gerhard Richter, Nachricht von ruhigen Momenten, Berlin, Suhrkamp, 2013, S. 90. 30 Ortega y Gasset, Miseria, S. 23. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 161 und unklarer wird. In seinem Interview mit Rainer Stollmann erläutert Kluge seine Haltung gegenüber Philologen:

Ich halte von Germanisten außerordentlich viel, nehmen Sie einmal eine Figur aus den Lebensläufen, den Pädagogen Schwebkowski, dessen Geschichte Nietzsches Definition des Philologen vorangestellt ist. Wer Bücher liebt und pflegt und immer wieder dafür sorgt, daß sie neu gelesen werden und rein bleiben von Fehlern und Irrtümern, indem er sie interpretiert, der ist Philologe. Das ist ein Panegyrikus auf diesen Beruf, und Nietzsche ist darin einer der größten Philologen. Insofern ist das Wort Philologe, „Wortliebhaber“, eine wissenschaftliche Struktur, die ich seit F. A. Wolf, also dem Begründer der Altphilologie an der Universität Göttingen im 18. Jahrhundert, aufs äußerste verehre und gleichstelle mit dem Naturwissenschaftler, der nur in der Rabiatheit, der Aggressivität seiner Forschung, davon abweicht. 31 Kluge stellt hier den Philologen mit dem Naturwissenschaftler gleich, welcher „nur in der Rabiatheit, der Aggressivität seiner Forschung“ abweicht. Wenn der Philologe oder Übersetzer etwas von prekären, unübersetzbaren Faktoren erklären will, sieht er sich hier im Zwiespalt gefangen. Soll er korrigieren und in Übereinstimmung bringen oder die Verständlichkeit opfern? Dabei muss sich die Person aufteilen, in den Transkribisten, den Interpreten, den Übersetzer und den Kommentator, weil man nur voneinander getrennt solche Paradoxien behandeln kann. Die übersetzten Texte, die Kommentare und die allgemeine Erläuterung in der koreanischen Übersetzung von Lebensläufen können deshalb als einander beobachtende Paradoxien, als parallele Meinungen verstanden werden. Zu der Aufspaltung des Übersetzers kommen die Regeln und Forderungen des Herausgebers, des Editors und Revisors des Verlages und die Ansichten der Kollegen, die bei der Interpretation helfen, hinzu.

V.

Das Vorliegen verschiedener Versionen eines Werkes in der Zielsprache gewährleistet Pluralität und stellt somit den Idealfall dar, oftmals ist deren Publikation jedoch aufgrund des Buchmarktsystems und der Urheberrechte nicht früh möglich. Der Übersetzer sollte deshalb während der Übersetzung die potentielle Leserschaft im Kontext von Gesellschaft, Geschichte und Kultur lokalisieren, damit die Leser der Übersetzung zwischen ihrer Befindlichkeit und den Geschichten, die von ihrer Realität weit entfernt liegen, einen besseren Zusammenhang schaffen können.

31 Alexander Kluge, Die Entstehung des Schönheitssinns aus dem Eis. Gespräch über Geschichten mit Alexander Kluge, Berlin, Kadmos, 2005, S. 40. Das Zitat von Nietzsche kommt, entgegen Kluges Aussage, nicht in der Geschichte von Schwebkowski, sondern in einer anderen Geschichte in Lebensläufe, „Der Pädagoge von Klopau“, vor. Diesen kann man in dem Sinne als eine Gegenfigur zu dem Gelehrten Schincke verstehen, dass er seine Schüler für seine Macht opfert. Das Zitat stammt aus einem Paragraphen von Die Fröhliche Wissenschaft. Dabei geht es wiederum um die „Arbeit in usum Delphinorum“, d.h. sowohl um die Macht der Zukunft, als auch um den Schutz des Schülers und um die Zensur oder den Kommentar der Philologen. Vgl. Friedrich Nietzsche, Die Fröhliche Wissenschaft, in Sämtliche Werke (Kritische Studienausgabe), Bd. 3, München, dtv, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1988, S. 458f., § 102.

69 [153-164] 162 HOSUNG LEE

Übersetzung wird in diesem Sinne zu einer Art politischer Fragestellung, bei der der Übersetzer zu entscheiden hat, in welchem Ausmaß die verdeckten historischen Tatsachen als solche entlarvt werden sollen und inwieweit er es den Lesern, ihrem Wissen, ihren Vorstellungen und Forschungen überlassen soll, den Konnex selbst herzustellen. Der Übersetzer gerät in eine ähnliche Situation wie der ursprüngliche Verfasser, der einst justierte, unabhängig von seinem Erfolg, bis zu welchem Grad er dem Leser die Hoheit über die Interpretation ließ. Diese babylonische Hybris ist jedoch sachgemäß zum Scheitern verurteilt, denn Worte haben die Tendenz, auseinander zu brechen. 32 Der kindliche Wunsch des Übersetzers könnte nachträglich wie eine „Ruine“, eine „Erinnerung“ 33 erscheinen und auch als einer der Hintergründe für die Übersetzung angeführt werden. Wir könnten uns vielleicht der Aussage von Kluge selbst über seine Autorschaft für die Erklärung der Übersetzung bedienen. Kluge zitiert Henri Lefebvre in seiner Ulmer Dramaturgie: Zwischen Bedürfnis und Wunsch gibt es viele Vermittlungen. Genaugenommen liegt alles dazwischen: die gesamte Gesellschaft (Produktionstätigkeiten und Konsumtionsweisen), die Kultur, Vergangenheit und Geschichte, die Sprache, die Normen, die Befehle und Verbote, die Hierarchie der Werte und Neigungen. 34 Als der gesellschaftliche Grund für die späte Übersetzung könnte der Boom der Weltliteratur auf dem heutigen koreanischen Buchmarkt angegeben werden. Das Bildungskonzept der „Weltliteratur“ selbst ist ein aus Preußen von den Japanern „importierter“ und durch deren Kolonialherrschaft nach Korea gebrachter Begriff, der ursprünglich aus den Gesprächen zwischen Goethe und Eckermann stammt. Wenn die „Weltliteratur“ mit ihrem klassischen Kanon früher global als kolonialistische Propaganda der westlichen Welt fungierte und lokal zur Rechtfertigung von Modernisierung und „Verwestlichung“ diente, war die Situation für eine authentische Weltliteratur nicht ganz „stimmig“. 35 So gilt das neue Weltliteratur-Konzept sozusagen als Kommentar und Kritik zur „Originalkultur“. Wie Kluge sagt, ist „Kritik […] kein bloßes Schriftgut, kein Rechthaben in Form von Büchern gegenüber anderen Büchern, sondern konsequente aktive Reparaturarbeit“. 36 Kluges Vorwort zu den Lebensläufen

32 Vgl. Jacques Derrida, „Babylonische Türme. Wege, Umwege, Abwege“, in Übersetzung und Dekonstruktion, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1997, S. 119ff. 33 Klaus Eder/Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien, Reibungsverluste, München/Wien, Carl Hanser Verlag, 1980, S. 93. 34 Ibid., S. 94. 35 Vgl. Douglas Robinson, Translation and Empire. Postcolonial Theories Explained, Manchester, St. Jerome Publishing, 1997; 김영희, 유희석 (엮음), 세계문학론. 지구화시대 문학의 쟁점들, 서울, 창비, 2009 (Younghee Kim, Huisok Yoo (Hrsg.), Diskurse der Weltliteratur. Streitpunkte der Literatur in der globalisierten Zeit, Seoul, Changbi Publishers, 2009); 조영일, 세계문학의 구조, 서울, 도서출판 b, 2011 (Young-il Cho, Die Struktur der Weltliteratur, Seoul, b-books, 2011); 박숙자, 속물 교양의 탄생. 명작이라는 식민의 유령, 서울, 푸른역사, 2012 (Sukja Park, Die Geburt der Snob-Bildung. Ein Gespenst des Kolonialismus namens Meisterwerk, Seoul, blue history, 2012); Alexander Kluge/Oskar Negt, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1972, S. 83f. 36 Kluge, Personen und Reden, S. 70. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge 163 beginnt folgendermaßen: „Die Erzählungen dieses Bandes stellen aus sehr verschiedenen Aspekten die Frage nach der Tradition.“ 37 Dabei handelt es sich nicht nur um Kritik an der damaligen deutschen Gesellschaft sondern auch um Kritik an dem Literaturkonzept im Allgemeinen. Die Übersetzung von Alexander Kluges Lebensläufen selbst könnte als Kommentar zu all dem dienen. Die neue Bildung wäre „Anpassung und Widerstand“ 38, wie Kluge mit Hellmut Becker sagt. Bildung ist bei Kluge nicht „etwas in einen geformten Zustand [zu] bringen“ 39. Sie sei „Hilfestellung“ 40 um den schneckenähnlichen, kopfscheuen Intellektuellen „zu locken, seinen Mut zu stärken“ 41. Mit Immanuel Kant sagt Kluge, es sei bei der Bildung „nach authentischer Lebendigkeit […] zu suchen“ 42. Es gehe um „Einfühlung“ 43. Die Übersetzung fungiert für mich als ein Lehrprozess, eine Übung zur Einfühlung. Walter Benjamin sagt: „Kommentare und Übersetzungen verhalten sich zum Text wie Stil und Mimesis zur Natur: dasselbe Phänomen unter verschiedenen Betrachtungsweisen“ 44. All die Paradoxien zwischen den Texten eines Buches richten sich auf Authentizität. Kluges „engagierter Pluralismus“ 45 wird damit auch zur Aufgabe des Übersetzers, zur Anweisung an den Transkribisten und zum Anliegen des Kommentators.

37 LL, S. 7. 38 Kluge, Das fünfte Buch, S. 502. 39 Kluge, Personen und Reden, S. 73. 40 Ibid. 41 Ibid. 42 Ibid. 43 Ibid., S. 74. 44 Walter Benjamin, „Diese Anpflanzungen sind dem Schutze des Publikums empfohlen“, in Einbahnstraße, in Gesammelte Werke, Bd. 1, Frankfurt a. M., Zweitausendeins, 2011, S. 964. 45 Müller, „Verwendungsweisen“, S. 56.

69 [153-164]

Das Werk Alexander Kluges lesen/schauen/hören/spüren. Audiovisuelle Montagen als Movens eines ästhetischen Bildungsprojekts Florian WOBSER Universität Rostock

[für chinchi]

„Is that all there is?“ (Peggy Lee)

Reading/Viewing Alexander Kluge’s Work lautete der Titel einer internationalen und transdisziplinären Konferenz 1, der auf die mannigfaltigen Produktionen des Denkers und Künstlers Kluge und auf die variierend-korrelierenden Weisen ihrer Rezeption anspielt – und doch nicht genügt. Blickt man auf diesen Titel, bleibt unklar, ob Lesen/Schauen ein Kontrast, verknüpfender Chiasmus oder Ausdruck der „Philosophie des Dazwischen“ 2 ist. Ruft man sich aber Kluges Werk in Erinnerung, wird schnell klar, dass dessen Formen sich nicht lediglich zwischen Lesen/Schauen einordnen lassen. Die Literatur Kluges fordert zwar gewiss eine Lektüre und seine Kinofilme müssen angeschaut werden – doch letztere würden ohne das Hören ihrer Tonspuren partiell rezipiert und für einige der Texte Kluges gilt, dass eingefügte Bilder, Diagramme etc. betrachtet und gedeutet (d.h. lediglich im weitesten Sinne „gelesen“) werden müssen. Dass Kluges Werk nicht allein zu lesen bzw. zu schauen, sondern genauso zu hören und sogar zu spüren ist, soll im Folgenden aber weder an Literatur noch an Filmen Kluges, sondern mittels seiner mit Oskar Negt gestalteten Philosophie und seiner bis heute für das (Web-)TV produzierten Kulturmagazine erläutert werden.

1 Gregory Cormann, Jeremy Hamers und Céline Letawe danke ich für ihre Mühe bei der Organisation der Konferenz – meine Kritik an deren Titel sei mir bitte verziehen. 2 Vgl. Rainer Stollmann, „Vernunft ist ein Gefühl für Zusammenhang“, in Christian Schulte/Rainer Stollmann, Der Maulwurf kennt kein System. Beiträge zur gemeinsamen Philosophie von Oskar Negt und Alexander Kluge, Bielefeld, transcript, 2005, S. 233-267 (speziell S. 234).

69 Cahiers d’études germaniques [153-164] 154 FLORIAN WOBSER

Verknüpft werden Theorie und massenmediale Praxis Kluges – in meiner „Lektüre“ – im Montageprinzip, das Prozesse einer Medialität antreibt, die aisthetisch erscheinen, wobei Kluges TV-Sendungen (seit 1988) als multisensorische Radikalisierungen des schon in Geschichte und Eigensinn (1981) unorthodoxen performativen Stils von Kluge/Negt gedacht werden. Diese massenmediale Medialität ist zwischen Öffentlichkeit und Erfahrung (1972) bzw. Maßverhältnisse des Politischen (1992) konzipiert worden und wird hier als ein Bildungsprojekt charakterisiert (2). Ich folge dabei meiner These, dass diese „gemeinsame Philosophie“ Kluge/Negts ein solches Bildungsprojekt für den „unterschätzten Menschen“ 3 stets intendiert hatte, aber erst in der Medienpraxis Kluges konsequent Ausdruck erhält. Die „Gegen-Verwirklichung“ 4 Kluges Denkens in/mittels der televisuellen Sphäre soll durch Bezüge auf kritische Theoretiker aus Frankfurt (3) und Frankreich (4) plausibel werden. Dieses „philosophische Dazwischen“ werde ich als eine „Dialektik der Signifikanz“ mit dem Wandel Kritischer Erziehungswissenschaft zu Modellen ästhetisch-performativer Bildungsprozesse verbinden (5) und an- und abschließend auch deren philosophiedidaktisches Potenzial kurz andeuten (6). Kluges Werk- Fragmente müssen als exemplarisch, gar als singulär begriffen werden. Indem ich pars pro toto inhaltliche sowie formale Zusammenhänge 5 zwischen jenem – hier wortwörtlich – Opus magnum namens Geschichte und Eigensinn und dem audio- visuellen Essay Die Sahara wurde Sumpfgebiet (erstgesendet im Jahre 2000) aufzeige, werde ich gleichwohl meinen alternativen Titel dieses Beitrags Das Werk A. Kluges lesen/schauen/hören/spüren legitimieren.

„There’s more to life than this!“ (Björk)

Kluge/Negt zielen früh auf eine emanzipatorische massenmediale Praxis ab, mit der die „Gebrauchswerteigenschaft“ von Öffentlichkeit und Erfahrung beachtet wird und die ihrer kritischen Prämisse folgt, nach der bestehendes TV „nur durch andersgeartete Produktionen“ zu verändern sei. 6 Solch innovative „Gegenproduktionen“ werden von Kluge/Negt in ihrer späten Sammlung in Maßverhältnisse des Politischen eingeordnet, worin jede und jeder subtiles Unterscheidungsvermögen benötige. 7 Es werde u.a. durch erneutes und erneuerndes „Lesenlernen“ erworben und ist

3 Vgl. Alexander Kluge/Oskar Negt, Der unterschätzte Mensch. Gemeinsame Philosophie in zwei Bänden, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 2001. 4 Ich argumentiere dafür, dass Kluge – im deleuzianischen Sinne – als ein vielseitiger „Akteur demnach das Ereignis [verwirklicht]“. Vgl. Gilles Deleuze, Logik des Sinns, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, S. 186-192 (speziell S. 188). 5 Dass Zusammenhang hier als Zusammenhänge beansprucht wird, greift nicht diese terminologische Kategorie an; es zeigt sich darin jedoch ein gewisses Misstrauen gegen deren Gewalt (vgl. Alexander Kluge/Oskar Negt, Geschichte und Eigensinn. Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 1981, S. 777-1089). 6 Vgl. hierzu Alexander Kluge/Oskar Negt, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972, S. 20 bzw. S. 220 (für die letzten zwei Zitate). 7 Vgl. hierzu insgesamt Alexander Kluge/Oskar Negt, Maßverhältnisse des Politischen. 15 Vorschläge zum Unterscheidungsvermögen, Frankfurt am Main, Fischer, 1992. DAS WERK ALEXANDER KLUGES LESEN/SCHAUEN/HÖREN/SPÜREN 155 so das rezeptive Pendant des frühen Appells. Kluge/Negt bilden ein theoretisches framing, in dessen Rahmen ihr praxisorientierter Wunsch televisueller Gestaltungen auf Erfordernisse adäquaten Wahrnehmens in der umfassenden Medialität trifft. Kluge denkt Realität als Textur; anzustreben sei darin die Ausbildung im Lesen des Textes wirklicher Verhältnisse bzw. im „Nachlesen von Erfahrung“ aus „Übereinanderschreibungen“. 8 Dass Kluge/Negt unter Beachtung ihrer theoretischen und technischen Gegenwart jederzeit implizit den Zusammenhang zwischen Mensch und Welt als „höchste und proportionierlichste Bildung seiner Kräfte zu einem Ganzen“ 9 beschreiben wollen, wird explizit bestätigt. Sie gestehen früh ein, dass sie u.a. „Ansprüchen traditioneller Bildung, Erziehung durch Wissenschaft, Autonomie, Reflexion auf Sinn u.s.w“ 10 verpflichtet seien, um später einer politischen Bildungspraxis Ausdruck zu verleihen: Soweit sich die Elemente und Quellen des Politischen fassen lassen, haben sie ihre Kraft vor allem in den Formen. Die politischen Energien und Qualitäten brauchen Zeit, erkennbare Orte, Autonomiefähigkeit der Subjekte, einschließlich einer glücklichen Verbindung von Spontaneität und Dauer, ein gegenständliches Gegenüber (Reibungsfläche), den freien Wechsel zwischen Rückzug (Schlaf, Pause, Entlastung) und der Konzentration der Kräfte (Solidarität, Schutz, Wachheit) u.v.m. 11 Im Zentrum der Publikationen Kluge/Negts steht jedoch ihr Opus magnum, worin sie phylo- und ontogenetische Bildungsprozesse im Spannungsfeld aus Geschichte und Eigensinn verorten. Der emanzipatorische Eigensinn soll zwischen den Antagonismen aus „lebendiger gegen entfremdete Arbeitskraft“ bzw. dem „Lust- gegen das Realitätsprinzip“ wirken. 12 Für Kluge/Negt sind kritische Anschlüsse an Marx und an Freud allgemein von hoher Relevanz; hier führen deren Einflüsse speziell zur Aussage über die Poetologie des eigenen Philosophierens: Dieses Spielerische der Philosophiearbeit – gerade die kritische nimmt daran teil – ist die Bedingung für die „Verflüssigung“ […] der autoritativen Anordnung der Dinge […]. Die Arbeitsweise der Sinne antworten darauf. Es gibt einen materialistischen Instinkt, dieses übermächtige Realitätsgebilde zu anarchisieren, das Übermächtige in Witz zu zerlegen. Wenn Brecht […] Dialektik als „Witz der Sache“ definiert, dann ist dieser Witz […] Entdeckungen der Disproportionen in der Sache selber. Es ist eine elementare Wahrnehmungsweise: Komik, freie Assoziation, Erinnern, Antizipieren. Der Gegensatz heißt Schreckensstarre, Fixierung, Gefühlsballung, Dummsein. 13

8 Vgl. ibid. S. 193-229 (speziell S. 229; S. 198 und 220 [für die letzten drei Zitate]). 9 Vgl. Wilhelm v. Humboldt, „Ideen zu einem Versuch, die Gränzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen“, in Werke I, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980, S. 64. 10 Kluge/Negt, Öffentlichkeit, S. 154. 11 Ibid. 12 Vgl. hierzu vor allem Kluge/Negt, Geschichte, S. 98f. bzw. S. 48f., 212f., 335f., 375f. und 421f. 13 Ibid., S. 96f., Anm. 9.

69 [153-164] 156 FLORIAN WOBSER

Die Fußnote zu Theorie/Praxis der „Verflüssigung“ hat programmatischen Charakter. In ihr wird die aus einem Zusammenprall von Marx/Freud im Werk Kluge/Negts resultierende Strategie klar. Letztere zitieren in allen drei Schriften den frühen Topos von Marx, nach welchem die „Sinne daher unmittelbar in ihrer Praxis Theoretiker geworden [sind]“ 14, um hiermit auch entfesselte Phantasie nach Freud als „lebendige Arbeit des Moments“ 15 zu verknüpfen. Von intellektuellen Grabenkämpfen ihrer Zeit unbeeindruckt stellen Kluge/Negt gleichzeitig Bezüge zu Vertretern der Avantgarde (z.B. Brecht), der „Frankfurter Schule“ (Benjamin, Adorno, Habermas) und – recht früh – der Dekonstruktion (Derrida) bzw. des Poststrukturalismus (Deleuze/Guattari) her. Den gleich zu Beginn der Kluge- Rezeption gewählten Topos der „Gesamtmontage“ 16 übernehme ich für diese schwierig zu vermittelnden Bezüge und deute sie – im Sinne meiner These – in der Fluchtlinie des hierdurch konzipierten Bildungsprojekts. Kluge strebt sowohl für Print-Publikationen als auch für audiovisuelle Produktionen die maximale Formenvielfalt an. In allen sich sukzessiv etablierenden Massenmedien könne „Gegengift nur inmitten dieser Entwicklung, an den Nahtstellen“ (z.B. zwischen den dominanten und alternativen Wissenschaftspraktiken bzw. TV- Öffentlichkeiten) Wirkung entfalten. Die institutionell subversive Taktik der suture betont Kluge auch als ästhetische. Bereits in Geschichte und Eigensinn hatten die „Agents provocateurs“ des marxistischen Diskurses nonchalant Textformate, Bilder, Diagramme etc. eingefügt. Das Montageprinzip erhält in ihrem „Gebrauchsbuch“ 17 also in Form uneindeutiger Text-Bild-Relationen performativ Ausdruck und provoziert die „Lektüre“, in der z.B. zur Beziehungsarbeit in Privatverhältnissen präsentativ-bildlich sowie diskursiv-skriptural hineinmontierte Informationen zu im Eis verspielt herumrutschenden Ottern in den eigensinnigen Bildungsprozess zu integrieren sind. Im Film sieht Kluge zugleich ein Potenzial zur medialen Radikalisierung zugunsten der wirklichkeitskonstituierenden Sinnlichkeit bzw. Phantasie, sobald er betont, dass die Kinoprojektion auf einer Belichtung von 1/48 Sekunde [beruht], der eine Dunkelphase von 1/48 Sekunde folgt […]. Das Auge sieht 1/48 Sekunde nach außen und 1/48 Sekunde nach innen. Die Wirkungen der Filmmontage sind durch diese Pausen erst möglich. Die Information steckt bei Montagewirkungen weder in der ersten noch in der folgenden Abbildung, sondern beruht auf nachwirkenden Bildern, im Idealfall auf „ungesehenen“ Bildern, die aufgrund der Differenz, der Lücke in der Information kontrastreicher Bilder als Epiphanie entstehen. 18

14 Vgl. zu diesem Zitat jeweils Kluge/Negt, Öffentlichkeit, S. 486, Anm. 3; Kluge/Negt, Geschichte, S. 931 und Kluge/Negt, Maßverhältnisse, S. 138. 15 Negt/Kluge, Geschichte, S. 938. 16 Vgl. bereits früh Rainer Lewandowski, Alexander Kluge, München, Beck, 1980, speziell S. 50-59 bzw. zuletzt Bernd Stiegler, „Die Realität ist nicht genug. A. Kluges praktische Theorie und theoretische Praxis der Montage“, Text + Kritik, 85/86, Alexander Kluge, 2011. 17 Kluge/Negt, Geschichte, S. 5. 18 Alexander Kluge, „Die Macht der Bewußtseinsindustrie und das Schicksal unserer Öffentlichkeit“, in Klaus von Bismarck, Industrialisierung des Bewußtseins. Eine kritische Auseinandersetzung mit «neuen» Medien, München u.a., Piper, 1985, S. 121f. (für die letzten zwei Zitate). DAS WERK ALEXANDER KLUGES LESEN/SCHAUEN/HÖREN/SPÜREN 157

Der Film inkorporiert jetzt also Kluge/Negts Satz vom eingeschlossenen Dritten und ihr Prinzip Hautnähe 19 und wird zu einer „Filmleinwand als Haut, die mit der Netzhaut Kontakt hält“. Die Filmmedien sind die Membran, mit der „das ES direkt [spricht]“. 20 Der ästhetische Eigensinn eines Films fordert performativ den seines Publikums heraus – jenes „Dazwischen“, diese Medialität selbst wird zum diskontinuierlichen Prozess eines permanenten audiovisuellen Montierens. Dessen radikale „Verflüssigung“ ist nicht allein retrospektiv Modell für die Produktionen zugunsten von Öffentlichkeit und Erfahrung, sie dient ferner ebenso als mediale Form der Maßverhältnisse des Politischen, in denen „ der Begriff des Politischen den äußersten Intensitätsgrad einer Verbindung oder Trennung, einer Abstoßung oder Anziehung, einer Assoziation oder Dissoziation[beschreibt]: in jedem Zusammenhang möglich und in jeder Eigenschaft, die erfahrungsfähig ist, aktualisierbar“. 21

„I’ve seen it all… I’ve seen it all…“ (Björk)

Nimmt man dieses massenmediale Montageprinzip Kluges im – hier relevanten – bildungsphilosophischen focus ernst, so ist dieses nicht allein geeignet, sein Projekt genauer zu charakterisieren, sondern auch die theoretischen Bezüge von Kluge/Negt zu pointieren. Das Montieren ist vor allem eine künstlerische Praxis der Avantgarde; philosophisch steht die neuartige Erfahrungen fordernde Strategie quer zu Habermas’ sprachpragmatisch-diskursethischer Theorie; Adorno kritisiert sie in Hauptwerken 22, lässt aber „die Bedeutung von Montage und Verfremdung gegenüber Realismus“ in Erziehung zur Mündigkeit entgegen seiner sonstigen Skepsis medienpädagogisch gelten. Er gesteht ein, dass im TV immer jedes „Mittel des Schocks […] wirksamer ist als die Gewöhnung“ 23 und ist Benjamin hier ungewöhnlich nahe. Letzterer hatte Montage jederzeit bejaht. Im Kunstwerk-Aufsatz betont er, dass die „physische Schockwirkung“ montierter Filme als „starke taktile Qualität“ eine „gesteigerte Geistesgegenwart“ bei den Rezipienten auslöse. 24 Dieser praktische Effekt der Montage ist Benjamin auch theoretisch im Passagen-Werk ein Vorbild. Dort montiert er fremde Zitate zur eigenen Textur und unterstreicht explizit

19 Vgl. Kluge/Negt, Geschichte S. 42f. bzw. S. 287-293. 20 Alexander Kluge, „Authentizität“ bzw. „Thesen 1-4“, in In Gefahr und größter Not bringt der Mittelweg den Tod, Berlin, Vorwerk 8, 2011, S. 131 bzw. S. 144 (für die letzten zwei Zitate). 21 Negt/Kluge, Maßverhältnisse, S. 91. Das Zitat im Zitat verweist zugleich auf die durch Kluge/ Negt intendierte „Verflüssigung“ C. Schmitts, wodurch sie Vertreter des frühen Links-Schmittianismus sind; vgl. hierzu etwa Oliver Marchart, Die politische Differenz, Berlin, Suhrkamp, 2010, S. 38ff. 22 Zugunsten negativ-dialektischer Vermittlung kritisiert Adorno – in Briefen auch direkt Benjamin – noch spät die Montage und bevorzugt einen Begriff ästhetischer Konstruktion, vgl. Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, S. 72f. bzw. 90f. 23 Vgl. Theodor W. Adorno, „Fernsehen und Bildung“, in Erziehung zur Mündigkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1982, S. 67f. 24 Walter Benjamin, „Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit“, 3. Fassung, in Gesammelte Schriften I.2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, S. 502f. (für die letzten drei Zitate).

69 [153-164] 158 FLORIAN WOBSER die „[p]ädagogische Seite des Vorhabens“, indem er präsentativ wie diskursiv das „bildschaffende Medium“ des Menschen erregen und dialektisch rückkoppeln will: „Bild ist die Dialektik im Stillstand“. 25 Schließt man Benjamins visuelle, auditive und taktile „Dialektik im Stillstand“ mit dem Prinzip der Montage kurz, so ergeben sich einmal mehr ästhetisch- performative Effekte. Die „Verflüssigung“ Kluges trifft paradoxerweise auch jeden „Stillstand der Dialektik“: Das Zusammentreffen von sprachlichen, akustischen und visuellen Formen und ihrer Integration in der Montage macht den Film zu komplexeren Aussagen fähig […]. Im Film verbinden sich radikale Anschauung im visuellen Teil und Begriffsmöglichkeiten in der Montage zu einer Ausdrucksform, die ebenso wie die Sprache ein dialektisches Verhältnis zwischen Begriff und Anschauung ermöglicht, ohne daß dieses Verhältnis wie in der Sprache stabilisiert ist. 26 Jedes multisensorische Bild wird in zwei konträre Richtungen verschoben/ verdichtet, denn Montieren ist Trennen und Verbinden zugleich. Diese epistemologische Spannung appelliert an sich Bildende, entzieht sich aber diskursiver dialektischer Vermittlung und ist als eine präsentative – so meine weitere These – ebenfalls mit dekonstruktiven bzw. poststrukturalistischen Mitteln treffend nachzuzeichnen.

„…and I have it all here – in red, blue, green…“ (Radiohead)

Wenn Kluge durch seine „montage sauvage“ 27 auf eine multisensorische und instabile Sprache zielt, liegt es nahe, zu deren adäquater Beschreibung radikal signifikante und dynamische Modelle zu wählen. Es bietet sich die „flottierende“ und „supplementäre“ Bewegung der différance Derridas an. 28 Die Kraft dieses dekonstruktiven Herzstücks kann einerseits als Dynamisierung signifikanter Spuren und so als das „Trennende“ im „Dazwischen“ des Montierens gelten. Derrida überrascht – im Gespräch mit Stiegler 29 über Massenmedien – sogar durch die Beanspruchung quasi-sinnlicher Phänomene, wenn er zur „freien Entfaltung der schöpferischen Produktion“ u.a. „das Timbre der Stimme, das Bild, den Blick,

25 Vgl. hierzu Walter Benjamin, „Das Passagenwerk“, Gesammelte Schriften V, S. 571 (hier für die ersten zwei Zitate) bzw. S. 577. 26 Alexander Kluge/Wilfried Reinke/Edgar Reitz, „Wort und Film“, in Klaus Eder/Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste, München/Wien, Hanser, 1980, S. 16 [Hervorhebungen F. W.]. 27 Vgl. hierzu erstmals Werner Barg, „Ein Dokumentarist des Protestes. Alexander Kluges Theorie des Dokumentarfilms. Beobachtungen zu seinen Essay-Filmen und Fernsehmagazinen“, in Manfred Hattendorf, Perspektiven des Dokumentarfilms, München, Schaudig & Ledig, 1995, S. 113. 28 Zu u.a. diesen Attributen der différance und ihrer Herleitung sei hier – viel zu pauschal – verwiesen auf Jacques Derrida, „Die Struktur, das Zeichen und das Spiel im Diskurs der Wissenschaften vom Menschen“, in Die Schrift und die Differenz, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976, S. 422-442 sowie auf Jacques Derrida, „Die Différance“, in Randgänge der Philosophie, Wien, Passagen, 1988, S. 1-56. 29 Derridas Dialogpartner Bernard Stiegler hat die Zusammenhänge um Öffentlichkeit und Erfahrung jüngst fortgesetzt; vgl. Bernard Stiegler, Logik der Sorge, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008/2009. DAS WERK ALEXANDER KLUGES LESEN/SCHAUEN/HÖREN/SPÜREN 159 die Bewegung der Hände“ zählt und für das Kino- bzw. TV-Bild ebenfalls einen medienpädagogischen Imperativ formuliert: Wir glauben im ersten Moment von einem Bild als umfassender und unanalysierbarer, unzerlegbarer Gesamtheit überwältigt zu werden. Aber […]: Man kann Bilder zerschneiden, von Sekunde zu Sekunde in Fragmente zerlegen […]. Man muß lernen, Bilder wahrzunehmen, zu unterscheiden, zu komponieren, Collagen zu bilden, mit einem Wort zu montieren. 30 Das „Verbindende“ im Montageprozess wiederum soll nicht mit Derrida, sondern mit Deleuze/Guattari erfasst werden, um zuletzt ebenso „Transzendenz“ und „Immanenz“ zu verknüpfen. 31 Deleuze/Guattari denken immanent im Modus des agencement und erfinden die Begriffe Ritornell und Rhizom, die als Ereignisse variierende asignifikante Expressivitäten als „Schwingung mit unendlich vielen Obertönen oder enthaltenen Vielfachen, wie eine Klang- oder Lichtwelle“ figurieren. 32 Die den „Denkakt“ und die „Sensibilia“ einende „Heterogenese“, in deren multisensorisch-transdimensionaler Prozessualität jedoch „der Begriff bereits ins ausgeschlossene Dritte entwichen ist“, bündeln Deleuze/Guattari schließlich zur Antwort auf die Frage Was ist Philosophie?. Sie sei „die Kunst der Bildung […] von Begriffen“ und impliziere auch „eine Pädagogik des Begriffs“ 33, die Deleuze in seinen zwei Kino-Büchern noch um eine „audiovisuelle Pädagogik“ 34 erweitert. Letztere sei u.a. durch die Nouvelle Vague initiiert worden und gilt ebenso für Kluges TV, das er in Nachfolge Godards konsequent als Vertreter der „Partei des Kinos“ konzipiert. 35 Hatte schon Benjamin den „zerstreuten Examinator“ 36 des modernen Films bildlich als „‚Kaleidoskop, das mit Bewußtsein versehen ist‘“, bezeichnet und betont, dass dieses zwecks seiner Befreiung „zerschlagen werden [muß]“ 37, so denken Deleuze/Guattari audiovisuell-taktile Ausdrucksintensitäten als ein „Raum- Zeit-Kristall“, der im Kino als Zeit-Bild „denkendes Bild“ werde, um einen „Schock im Denken entstehen zu lassen“ 38. In diesem „Denk-Schock-Fluss“ zwischen Frankfurt und Frankreich stehen auch die TV-Montagen Kluges. Dessen (Fake-) Interviews könnten als sensomotorische Affekt-Bilder beschrieben, seine radikal

30 Vgl. Jacques Derrida/Bernard Stiegler, Echographien, S. 59, 50 und 156 (für die letzten drei Zitate). 31 Vgl. Giorgio Agamben, „Die absolute Immanenz“, in Bartleby oder die Kontingenz gefolgt von Die absolute Immanenz, Berlin, Merve, 1998, S. 125f. 32 Vgl. zu den Begriffen des Ritornells bzw. Rhizoms Gilles Deleuze/Félix Guattari, Tausend Plateaus, Berlin, Merve, 2005, S. 423-479 bzw. S. 11-42 sowie Gilles Deleuze, Die Falte, Leibniz und der Barock, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2012, S. 128 (für das Zitat). 33 Vgl. Gilles Deleuze/Félix Guattari, Was ist Philosophie?, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000, S. 27f. (für die ersten zwei Zitate); S. 9, 29f., 6 [Hervorhebung F. W.] und 17 (für die folgenden Zitate). 34 Vgl. hierzu Gilles Deleuze, Das Bewegungs-Bild. Kino 1, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1997, S. 27f. bzw. Gilles Deleuze, Das Zeit-Bild, Kino 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, S. 316f. 35 Vgl. Kluge, „Bewußtseinsindustrie“, S. 75. Diesem konzeptionellen Transfer soll in diesem Beitrag ohne Beachtung technisch-medialer Veränderungen von (analogem) Kino zu (digitalem) TV gefolgt werden. 36 Vgl. Benjamin, „Kunstwerk“, S. 505. 37 Vgl. hierzu Walter Benjamin, „Charles Baudelaire. Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus“, in Gesammelte Schriften I.2, S. 630 bzw. S. 660. 38 Vgl. Deleuze/Guattari, Plateaus, S. 476 bzw. Deleuze, Zeit-Bild, S. 134 und S. 205.

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„verflüssigten“ audiovisuellen Essays aber sollen hier im Sinne Deleuzes – und als „Gegen-Verwirklichung“ von Geschichte und Eigensinn – als kristallines Zeit-Bild- TV charakterisiert werden.

„…and I try and I try and I try…“ (Rolling Stones)

Blickt man auf Anfang/Ende von Hegels Gang der Begriffsarbeit, so ist sie flüssig. 39 Kluge will durch massenmediale Montagen aber nicht bloß Kants transzendentale Ästhetik intensivieren, sondern durch „Verflüssigung“ gar Hegels Dialektik überbieten. Darum spreche ich bei Kluge – mittels einer zwei getrennte Paradigmen montierenden Begriffserfindung – von einer Dialektik der Signifikanz. Kluge gelingen audiovisuell ästhetische-performative Radikalitäten, die durch maximale „Verflüssigung“ nahezu gasförmige Wolken produzieren. 40 Die vom Montageprinzip hergeleiteten Bezüge auf Derrida bzw. Deleuze/Guattari mögen unter Beachtung des beiläufigen Zitierens des Ersteren bzw. Kritisierens Letzterer in Geschichte und Eigensinn übertrieben wirken. 41 Doch lassen spätere Aussagen von Kluge/Negt deren Legitimierung zu. Beide seien laut Negt durch „Derrida […] im Sinne unserer Kritik eines verengten Modernitätsbegriffs“ 42 geprägt worden; Kluge bejaht allgemein, dass Kritik für Unterscheidungsvermögen „eine schöne Übersetzung [wäre], weil es ja eigentlich Unterscheidungsvermögen heißt. Difference auf Französisch“, betont an anderer Stelle viel spezieller: „Dieses sich wandelnd Lebendige ist ein ‚Rhizom‘, nach einem Ausdruck von Guattari und Deleuze, also unwillkürlicher Zusammenhang“ und erklärt gar das „Kristallgitter“ zur filmtheoretischen „idée fixe“, worin „Zusammenhang [kristallisiert]“. 43 Der audiovisuelle Essay Kluges mit dem Titel Die Sahara wurde Sumpfgebiet 44 (ca. 15’) – für diesen Beitrag wiederum zur Analyse ausgewählt – gewährt seinen Rezipienten als – s.o. – massenmediales „Gegenüber“ eine ästhetisch-performative „Reibungsfläche“.

39 Vgl. Werner Stegmaier, Art. „Fließen“, in Ralf Konersmann (Hrsg.), Wörterbuch der philosophischen Metaphern, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007, S. 102-121 (speziell S. 106f. bzw. S. 110f.). 40 Zum Ziel des gasförmigen Schreibens, vgl. Gilles Deleuze, Unterhandlungen 1972-1990, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, S. 195 bzw. zur Singularität „als Wolke“ Deleuze, Falte, S. 101. 41 Vgl. Kluge/Negt, Geschichte, S. 375-413 und S. 1062f. bzw. S. 294f., 486f. und 753f. Der Kurzschluss zwischen Marx und Derrida zur neuen Tanzmelodie (vgl. S. 398f., Anm. 23) könnte wiederum zur Politik der Differenz (vgl. Anm. 20) samt „Marx’ Gespenstern“ (Derrida) in Beziehung gesetzt werden. 42 Vgl. Oskar Negt u.a., „Der Maulwurf kennt kein System. O. Negt im Gespräch mit R. Stollmann und C. Schulte“, in Schulte/Stollmann, Der Maulwurf, S. 13. 43 Vgl. Alexander Kluge, Verdeckte Ermittlung. Ein Gespräch mit C. Schulte und R. Stollmann, Berlin, Merve, 2001, S. 49; Alexander Kluge, „Der Autor als Dompteur oder Gärtner. Rede zum Heinrich- Böll-Preis 1993“, in Personen und Reden, Berlin, Wagenbach, 2012, S. 38 (für die ersten zwei Zitate) und Alexander Kluge, „Interview von Ulrich Gregor“, Mittelweg, S. 200 [alle Hervorhebungen F. W.]. 44 Vgl. Alexander Kluge, „Die Sahara wurde Sumpfgebiet“, in Seen sind für Fische Inseln. Fernseharbeiten 1987-2008, DVD 8.1, Frankfurt am Main, Zweitausendeins, 2009 bzw. die hiervon leicht abweichende Version unter www.dctp.tv/filme/die-sahara-wurde-sumpf/ [02/01/2015]. DAS WERK ALEXANDER KLUGES LESEN/SCHAUEN/HÖREN/SPÜREN 161

Ihre „Lektüre“, die aufgrund vieler Inserts zwischen Lesen/Schauen changieren muss, konstituiert sich aber zumindest – s.u. – auch durch das Hören. Kluges Essay besitzt Intro (ca. 3’) und Outro (ca. 1,5’), die den Hauptteil einpassen. Der gesamte Beitrag widmet sich der Kontingenz der Zeit, die ein- und ausleitend durch Animationen zu dem Raum des Alls in Relation gesetzt und deren Relativität früh mit popkulturellen Clips und Schrifttafeln anhand schwankender Zeit-Modi unter Einfluss von Lysergsäure-diethylamid erläutert wird. Subjektive Zeitschrumpfung und Zeitsprengung wird also visuell nach innen/außen suggeriert und findet auditiven Ausdruck, indem sich u.a. kosmisch-kreisende World-, dynamisch-drängende Techno- und experimentelle Klänge abwechseln. Im Mittelteil lassen Inserts mit aleatorischen Daten aus früher Zeit die menschliche Evolution/Historie linear und doch zufällig wirken. Montiert sind dazwischen einige Bildsequenzen, die weder szientifisch noch künstlerisch erscheinen oder in der sich selbstreflexiv die eigene Ästhetik zeigt. Dieser Essay gewinnt durch die Strategie der „Verflüssigung“ nicht allein seine Form, sondern auch seine Thematik. Gegenüber Kluges „kristallisiertem Zusammenhang“ aus radikal montierten diskursiven/präsentativen Formelementen stürzt aber jede „Lektüre“ in die Krise. Genau solch „ein krisenhaftes Ereignis“ und dessen Überschreiten stellt wiederum der Bildungstheoretiker Hans-Christoph Koller ins Zentrum seiner Theorie transformatorischer Bildungsprozesse. Er spitzt Humboldts Reflexionen zu heterogenen Sprachvermögen zu und erläutert, dass Bildung geschieht, sobald neue „Dispositionen der Wahrnehmung, Deutung und Bearbeitung von Problemen“ aktiviert werden und jeweilige Verhältnisse zur Welt, zu Anderen bzw. sich selbst innovieren. 45 In einem phänomenologischen Zusammenhang nutzt Koller die Modelle negativer und fremdartiger Erfahrung 46 dazu, ästhetische Krisen zu beschreiben und hermeneutische bzw. dialektische Ansätze zu erweitern. Um sie fortzuschreiben, soll auf die Krise eine Antwort erfolgen, die eine andere Ordnung produziert und statt zu einer „Horizontverschmelzung“ (Gadamer) zu einem „Wandel“ eines individuellen Horizonts führt. 47 Zur Ermöglichung dieser resoluten „Verknüpfung unsres Ichs mit der Welt zu der allgemeinsten, regesten und freiesten Wechselwirkung“ 48, greift Koller dann ebenso auf dekonstruktive bzw. poststrukturalistische Taktiken zurück. Er betont, dass Bildung „sich im Medium der Sprache an und mit Subjekten vollzieht“ und beruft sich u.a. auf Derridas „signifikante Bewegung“ als partikulares Pendant einer jeden „Totalität der ‚Erfahrung‘“ und Movens der Entstehung neuer Lesarten. 49

45 Vgl. Hans-Christoph Koller, Bildung anders denken. Einführung in die Theorie transformatorischer Bildungsprozesse, Stuttgart, Kohlhammer, 2012, S. 15f. (für die letzten zwei Zitate). 46 Vgl. ibid. S. 71-78 (zu G. Buck) bzw. S. 79-86 (zu B. Waldenfels). 47 Zum Umgang mit Horizontverschiebungen vgl. wiederum auch Kluge/Negt, Geschichte, S. 1004‑1089. 48 Humboldt zitiert nach Koller, Bildung, S. 11. 49 Ibid. S. 95 [Hervorhebung F. W.] und S. 128 (für die letzten zwei Zitate) sowie insgesamt S. 122‑135.

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Koller gehört zu einer Gruppe einiger Bildungstheoretiker, die einen cut gegenüber Kritischer Erziehungswissenschaft präferieren. 50 Er schließt nicht mehr an Adorno oder z.B. Andreas Gruschka 51 an, seine phänomenologische Subversion der Dialektik ist der „Dialektik im Stillstand“ Benjamins bzw. Kluges „Dialektik der Signifikanz“ nahe und das ästhetisch-performative Theorem des „Transformatorischen“ der „Verflüssigung“ besonders affin. Während Koller sich auf Butlers Praxis der Resignifizierung beruft, um Erfahrung und diskursive Konstruktionen miteinander zu verknüpfen, wird dieser Schritt hier – im Sinne Kluges – mittels der Deleuze folgenden Bildungsphilosophie von Olaf Sanders unternommen. Sanders kann in seiner Einzelstudie zu Deleuzes Pädagogiken genauer als Koller auf seine(n) Referenzautor(en) eingehen 52 und bietet mit Blick auf Kluge einen Vorteil: über die diskursive hinaus bezieht er eine präsentative Performativität mit ein. Er sieht in Deleuze/Guattaris Begriffsbildungen und Bildungsprozesslogik, aber ebenso in Deleuze’ Kinobildung die „doppelte Artikulation“ wirksam. 53 Dieses transzendental/empirische 54 Faktum zeige sich aktuell/virtuell in Konzepten und Perzepten und sei sich ereignender präsentativ/diskursiver Ausdruck. Sanders radikal- performative Bildungsphilosophie schließt die Krise und die Entstehung des Neuen permanent kurz. Mit Hinweis auf den Appell von Deleuze, dass wir „in einer neuartigen Weise das Visuelle lesen und den Sprechakt auf neue Art hören müssen“, fordert Sanders, dass kritische Dialektik von ästhetisch-performativer Bildungsprozesslogik abzulösen sei: „Bildung lässt sich als ein Prozess von Kristallbildung begreifen“. 55 Solche „verflüssigend-transformatorischen“ Bildungsprozesse werden auch für den „doppelt artikulierten“ audiovisuellen Parforce-Ritts Kluges durch Evolution/ Historie und dessen Zeitsprengung notwendig.

„love makin’ on screen – impossible dream“ (Radiohead)

An letztgenannter Stelle behauptet Sanders ebenso: „Unterricht funktioniert anders“. Der unwissende Lehrmeister 56 dient ihm zur Warnung, dass gerade eine

50 Vgl. hierzu z.B. Markus Rieger-Ladich, Mündigkeit als Pathosformel. Beobachtungen zur pädagogischen Semantik, Konstanz, UVK, 2002. 51 Vgl. in der Nachfolge Adornos Andreas Gruschka, Negative Pädagogik. Einführung in die Pädagogik mit Kritischer Theorie, Wetzlar, Büchse der Pandora, 2004. 52 Zur Koller-Kritik Sanders – der selbst aber Guattari bloß im Untertitel nennt – vgl. Olaf Sanders, „Philosophie pädagogisieren. Lyotard zum Beispiel“ – und „Wozu Bildungsphilosophie?“, in Alfred Schäfer/Christiane Thompson, Pädagogisierung, Halle-Wittenberg, MLU, 2013, S. 85-102, www. pedocs.de/volltexte/ 2013/7722/pdf/Schaefer_Thompson _2013_Paedagogisierung.pdf [03/01/2015]. 53 Vgl. insgesamt Olaf Sanders, „Deleuzes Pädagogiken. Die Philosophie von Deleuze und Deleuze/ Guattari nach 1975“, Manuskript [erscheint 2015 im Katzenberg-Verlag in Hamburg]; speziell zu der „doppelten Artikulation“ vgl. S. 24f., S. 32f. bzw. S. 94f. (Begriffsbildung) und S. 367-387 (Kinobildung). 54 Vgl. hierzu Marc Rölli, Philosophie des transzendentalen Empirismus, Wien u.a., Turia + Kant, 2012. 55 Vgl. Deleuze, Zeit-Bild, S. 316 bzw. Sanders, „Pädagogiken“, S. 148. 56 Vgl. Jacques Rancière, Der unwissende Lehrmeister. Fünf Lektionen über die intellektuelle Emanzipation, Wien, Passagen, 2009. DAS WERK ALEXANDER KLUGES LESEN/SCHAUEN/HÖREN/SPÜREN 163

Erziehung zur Mündigkeit zu falschen Anschlüssen 57 führe. Diese Gefahr ist ernst zu nehmen; ich bin aber überzeugt, dass unter Beachtung der Theorie Kluges auch seine Medienpraxis zur mediensensibilisierten Bildung im Schulunterricht ihren Unort besitzen sollte. In Unzeiten permanenter Krisen und beschleunigter Bildungsprozesse gilt es, sie als „Gegengift“ zu nutzen und Kluges Geständnis – „Es gibt eine Politik der Schulstunde und es gibt eine Politik der Schulpause. Bei mir geht es um die Schulpause“ 58 – für die Stärkung von Phantasie, Eigensinn bzw. Unterscheidungsvermögen Heranwachsender zu wenden. Das Wahrnehmen von und Konstruieren heterogenen Sinns zu Die Sahara wurde Sumpf ist eine „Verknüpfung unsres Ichs mit der Welt“ unserer massenmedialen „Jetztzeit“ (Benjamin) und fachdidaktisch zu initiieren. 59 Didaktiken des Philosophierens als Kulturtechnik und ihrer „Kompetenzorien‑ tierung“ 60 sind dafür medienphilosophisch auszulegen. Der formale Umgang mit audiovisuellen Medien ist in der Schule noch immer zweitrangig und kann mit phä- nomenologischen/dekonstruktiven Akzenten so geleistet werden, dass eine „negati‑ ve Didaktik“ oder ein bloßes „Wahrnehmung wahrnehmen“ übertroffen wird. 61 Es sollte mit Schülern zunächst das genaue Beschreiben dieses Essays Kluges eingeübt werden, wozu ggf. auch Reduktionen auf einzelne der Inserts, Bilder, Sequenzen etc. erlaubt scheinen. Die Schriftbildlichkeit 62 mancher Inserts, selbstreferenzielle/ verweisende Bilder, die uneindeutigen Illustrationen, der irritierende Ausflug in die Comic-Fiktion oder das – klanglich betonte – bizarre Montage-Bild, das Kluges Montage-Ästhetik – die im Transfer zu erörtern wäre – in nuce aufzeigt, böten sich an. Die wechselhafte Musik sollte in allen Varianten hinzugezogen und genauso ana‑ lytisch methodisch beachtet werden. In thematischer Hinsicht – immer an die formale Gestaltung gekoppelt – könnte die Konzentration auf dem Essay-Hauptteil liegen. Einzelne Daten wären von Schülern auf ihre Relevanz zu prüfen und bezüglich des evolutionären bzw. historischen Zusammenhangs zu erörtern (es bliebe den Schülern überlassen, Affirmation oder Kritik zu üben). Die alle betreffende Ereignishaftigkeit wäre dagegen fortzuschreiben, indem Mitglieder einer Lerngruppe z.B. einen eigenen Zeitstrahl der Phylo- oder ihrer Ontogenese gestalteten (freigestellt wären ihnen alle produktions-/ handlungsorientierten diskursiven/präsentativen Mittel).

57 Vgl. hierzu Deleuze, Zeit-Bild, S. 168ff. bzw. Sanders, „Pädagogiken“, S. 362ff. 58 Zitiert nach: Jürgen Kaube, „Ein Ingenieur seiner Geschichten“, in FAZ, 11.09.2009. 59 Vgl. auch Florian Wobser, „Audiovisuelle Essays von Alexander Kluge im Philosophieunterricht – ‚Verflüssigung‘ des Zusammenhangs Geschichte-Gesellschaft-Geltung“, Münster, 2014, online unter: http://nbn-resolving.de/urn:nbn:de:hbz:6-12319383449 bzw. Florian Wobser, „‚Vermutlich gibt es Parallel-Universen‘ – Audiovisuelle Essays Alexander Kluges im Philosophieunterricht“, Hanno Depner, Band zur Tagung Visuelle Philosophie [Rostock, 2013, im Erscheinen]. 60 Vgl. Ekkehard Martens, Methodik des Ethik- und Philosophieunterrichts. Philosophieren als elementare Kulturtechnik, Hannover, Siebert, 2003 bzw. Johannes Rohbeck, Didaktik der Philosophie und Ethik, Dresden, Thelem, 2008. 61 Vgl. Marion Pollmanns, Didaktik und Eigensinn. Zu A. Kluges Praxis und Theorie der Vermittlung, Wetzlar, Büchse der Pandora, 2006 bzw. Stephan Brössel, „Rätselhafte Reizüberflutung. A. Kluges Fernsehformate und die Reflexion von Wahrnehmung“, Der Deutschunterricht 2/2012, S. 78-87. 62 Vgl. hierzu Eva Cancik-Kirschbaum/Sybille Krämer/Rainer Totzke, Schriftbildlichkeit. Wahrnehmbarkeit, Materialität und Operativität von Notationen, Berlin, Akademie Verlag, 2012.

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Den Abschluss der Beschäftigung mit Kluges Essay könnte nicht zuletzt der Transfer auf die abstrakte Kategorie Zeit bilden. Dieser hätte wiederum gewiss viele Facetten 63 – denn wer ist hinsichtlich der Zeit kein „unwissender Lehrmeister“?

„Immerse your soul in love!“ (Radiohead)

Dass Kluges auf dem Montageprinzip beruhende Theorie und seine massenmediale Praxis radikale Philosophie des Dazwischen – u.a. zwischen Frankfurt/Frankreich – und mehr als zu lesen/schauen ist, sollte in diesem Beitrag deutlich geworden sein. Dass das Dazwischen Kluges als ästhetisch-performatives bildungsphilosophisch und didaktisch relevant ist, wurde durch Koller/Sanders, mit deren Hilfe „Verflüssigung“ zum „doppelt artikulierten Transformatorischen“ wird, plausibel gemacht. Zum Prozess eines Sich-Bildens zählen alle Sinne – dass Film/Video neben ihrer Audiovisualität zusätzlich immerhin auch die Taktilität affizieren, gehört wiederum zum Phantasma zwischen Benjamins „Leibraum“, Derridas „paradoxer Verleiblichung“ sowie Deleuze/Guattaris die Differenz Materialität/Medialität suspendierendem „Expressiv-Werden“. Als Phantasma – einer „Gegen-Verwirklichung“ – eines Versuchs, mittels Immersion der suture dieses „Realitätsgebilde zu anarchisieren“, ist Kluges „Dialektik der Signifikanz“ zu lesen/ schauen/hören/spüren.

63 In älteren Jahrgängen müssten – vgl. das Intro – auch die Verschiebungen/Verdichtungen der Zeit durch Intoxikationen nicht ausgespart bleiben; vielmehr könnte dies ein sehr relevantes Thema sein. Imaginer-lire Le Capital Julien PIERON Université de Liège

Les pages qui suivent esquissent quelques réflexions sur le travail de Kluge, à partir du projet-fleuve que constituent les Nouvelles de l’Antiquité idéologique (Nachrichten aus der ideologischen Antike) 1. Sous-titré Marx – Eisenstein – Le Capital, ce projet est constitué par un ensemble de trois DVD totalisant près de dix heures de matériel audio-visuel, accompagné d’un livret d’une soixantaine de pages et de trois séries d’histoires (Geschichten) extraites de précédents ouvrages de Kluge. En désignant la tentative de filmer le texte de Marx dans les pas d’Eisenstein par la formule « imaginer-lire Le Capital », on n’entend pas suggérer que Kluge se tromperait de texte, mais que le processus de lecture qu’il nous propose est inséparable d’une réflexion sur la mise en image – au double sens d’une présentation figurée et d’un travail de l’imagination. Pour commencer à déplier le problème de la mise en image, on posera une question simple : qu’est-ce qui nous est donné à voir dans les Nouvelles de l’Antiquité idéologique ? Paradoxalement, ce qui est donné à voir dans ces Nachrichten, ce sont d’abord des mots (écrits) et des paroles (parlées) – quantitativement bien plus de mots et de paroles que d’images au sens habituel du terme. Des mots écrits, d’abord. Presque dès l’ouverture, et tout au long des 9h30 de film, le spectateur est confronté à de longs défilés d’intertitres grâce auxquels des notes d’Eisenstein ou des passages de Marx et d’autres auteurs (Nietzsche, Adorno, Korsch, Enzensberger) sont figurés, mis en images sur le mode du calligramme. Le texte, pourtant statique, semble danser en caractères et en couleurs contrastés ; les mots montent, descendent, se tordent ou se décomposent dans un mouvement graphique visant à figurer le sens de ce qui est dit : lorsque la bourse s’effondre, ou que le navire d’une époque s’engloutit, le texte s’effondre, la phrase bascule du coin supérieur gauche au coin inférieur droit. Si ce procédé de figuration de l’esprit par la lettre peut être de prime abord déconcertant pour le spectateur-lecteur non germaniste, il se révèle, sur la durée, à la fois captivant et rassurant : le dessin des mots sur la page brise la monotonie tout en facilitant la saisie du sens. Au-delà des mots écrits, ce sont aussi des paroles parlées qui sont données à voir. Une bonne partie des Nouvelles est en effet consacrée à exhiber – et tout d’abord à faire naître, dans un climat de liberté et de confiance – une parole gravitant autour

1 Alexander Kluge, Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx – Eisenstein – Das Kapital, Frankfurt am Main, Filmedition Suhrkamp, Suhrkamp Verlag, 2008.

69 Cahiers d’études germaniques [177-186] 178 JULIEN PIERON du texte de Marx. Parole d’interprètes, au double sens de « commentateurs » plus ou moins autorisés (on trouvera parmi ces interprètes aussi bien des universitaires qu’un romancier ou une traductrice, qui s’entretiennent avec un Kluge qu’on ne voit pas toujours, mais dont on sent constamment la présence amicale) et de « performeurs » qui donnent à entendre des textes de Marx. Divers dispositifs encadrent ces deux types d’interprétation. Kluge s’emploie à mettre en variation le décor où séjournent ses interprètes : studio de télévision, bureau-bibliothèque, salle de château, pièce obscure munie d’un éclairage d’un autre temps (ampoule électrique rudimentaire, lampe à huile ou à pétrole), fausse fenêtre sur laquelle défilent des ciné-collages ou des paysages urbains en accéléré. Le spectre de performances suscitées va de l’entretien, ou du simple acte de lire un texte « en costume de ville », à celui de le bonimenter sur le mode de la leçon de choses ou de le lire dans un contexte fortement théâtralisé, déguisements et maquillage à l’appui – comme dans la séquence intitulée « Le Marx des débuts et le Marx tardif » (« Der frühe Marx und der späte Marx », DVD III, 6), où un bourgeois du xixe siècle et un homme préhistorique lisent à haute voix l’incipit du livre I du Capital. Ce qui ouvre les Nouvelles de l’Antiquité idéologique, ce n’est pourtant pas une simple lecture, mais la tentative ambitieuse de filmer les notes de travail d’Eisenstein relatives au projet, datant des années 1927-1929, de filmer le capital « d’après le scénario de Karl Marx » et suivant la manière de l’Ulysse de Joyce (DVD I, 1). Dans cette séquence magistrale se télescopent lecture, boniment, succession d’intertitres, montage d’images d’archive et d’extraits de films anciens retravaillés en vidéo (notamment des films d’Eisenstein, parfois postérieurs au projet d’adaptation du Capital), mosaïques mouvantes réalisées à partir d’un écran divisé en multitude de cases, travail sur l’environnement sonore. La présentation klugienne du projet jamais réalisé par Eisenstein semble alors coïncider avec la vision fugitive de son achèvement virtuel – comme dans les romans fondés sur le principe de la mise en abyme, où l’histoire du roman en train de se faire finit par constituer le roman lui‑même. Directement enchaîné à cette ouverture, l’entretien avec l’historienne Oksana Bulgakowa restitue la folie et le souffle d’un Eisenstein drogué, exténué par le travail de montage et de réduction de son film Octobre, presque aveugle, et qui n’envisage plus, comme unique tâche et seule issue possible à son travail sur les formes, que le projet de dépasser tout ce qui a été précédemment réalisé au cinéma en se confrontant à l’adaptation du Capital, « d’après le scénario de Karl Marx », et selon le procédé de l’Ulysse de Joyce, qu’il découvre au même moment (DVD I, 2). Ce procédé consiste selon Eisenstein à condenser, en suivant les mouvements d’un travailleur et de sa femme durant une demi-journée (midi-minuit), l’histoire entière de l’humanité, qu’il s’agira de déployer en montant des chaînes d’associations reliant les choses et les gestes, de la quotidienneté la plus triviale à l’histoire universelle telle qu’on peut la décoder à l’aide des outils forgés par Marx (fétichisme de la marchandise, lutte des classes, etc.). On passera ainsi de la soupe à l’affaire Dreyfus, ou de la morale sexuelle à la fabrication de la soie. Ce que ce prologue jubilatoire pourrait laisser attendre, de prime abord, c’est une poursuite du projet jamais réalisé par Eisenstein. L’ensemble des entretiens Imaginer-lire Le Capital 179 menés par Kluge – qui constituent, en volume horaire, la partie la plus substantielle des Nouvelles de l’Antiquité idéologique – semblent d’ailleurs animés par ce désir de reprendre, sous d’autres latitudes sociales et temporelles, le projet d’Eisenstein. Presque toutes les interviews commencent par un résumé de la tentative d’Eisenstein et sont traversées par les questions : « Qu’est-ce qui, selon vous, intéressait Eisenstein dans le livre de Marx, et dans le rapprochement avec Joyce ? » ; « Que pourrait-on filmer ou mettre en image là-dedans, et comment ? » ; « Où sont les images dans Le Capital ? » ; ou encore : « Que pourrait-on inventer comme images pour mener à bien ce projet aujourd’hui ? ». Contrairement à l’attente première, il semble pourtant que ces entretiens ne débouchent pas sur une réalisation audio-visuelle « totale » du type de celle qu’on trouvait dans la séquence d’ouverture, qu’ils n’aboutissent pas à l’accomplissement de l’œuvre dans la réflexion sur l’œuvre à faire. Avec une extrême brutalité, et en sautant immédiatement à la séquence de clôture, on pourrait presque dire qu’ils n’aboutissent à rien – qu’ils tournent en eau de boudin, parce qu’après neuf heures de recherche et d’expériences diverses, en lieu et place d’un point d’orgue qu’on attendrait un peu frappant ou virtuose, l’ensemble se clôt par une séquence grotesque, vrai faux entretien dans lequel l’acteur comique alterne, durant plus d’une demi-heure, les rôles d’ouvrier au chômage qui suit des cours du soir de marxisme, d’acteur de cinéma engagé dans deux projets parallèles de film sur Karl Marx et Jim Morrison (« Celui qui aura la meilleure musique sera le film principal », nous dit-on), et de compositeur russe fantaisiste proposant, sur un synthétiseur pourri, des solutions d’orchestration ainsi qu’une série d’images kitsch ou grotesques pour achever de façon spectaculaire mais néanmoins heureuse (happy end) le projet d’Eisenstein (DVD III, 16). Il semble donc qu’il faille faire machine arrière, revenir sur l’ensemble des séquences enchaînées par Kluge, et concevoir d’une autre façon le travail des Nouvelles de l’Antiquité idéologique. Pour ce faire, il convient de se laisser porter par quelques-unes des pistes dégagées dans les entretiens. 1. Le premier grand entretien sur Marx, entre Kluge et Hans Magnus Enzensberger, en vient à aborder des questions d’éducation (DVD I, 15). Comment se fait-il qu’il reste parfois si peu de ce qu’on a passé des années à apprendre sur les bancs de l’école ? Comment se fait-il que des gens qui ont été abreuvés de philosophie marxiste ne soient pas en état de l’utiliser et de la réactualiser pour penser la crise financière qui fait rage au moment où sont réalisées les Nouvelles (2008) ? Enzensberger répond en substance que l’oreille de l’enfant est sensible au ton, qu’elle détecte immédiatement le ton faux, se ferme au rabâché ou au pétrifié, et que le texte de Marx est en quelque sorte trop précieux pour être enseigné, qu’il doit plutôt être lu en cachette sous la table. Il apparaît alors que les lectures de Marx qui ont précédé, accompagnées non pas de musique emphatique, mais le plus souvent d’airs très calmes et paisibles (notamment des transcriptions au piano de la Norma de Bellini), doivent d’abord être considérées comme autant de recherches de ce ton juste, décapé de tout rabâchage ou pétrification. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’entretien avec Enzensberger prenne place dans une séquence située sous le signe de la fluidification du pétrifié, et se poursuive par un dialogue au cours duquel Kluge

69 [177-186] 180 JULIEN PIERON joue à se faire traduire et commenter – de l’allemand vers le russe et du russe vers l’allemand – des fragments du texte de Marx. 2. Deuxième piste : l’entretien avec Peter Sloterdijk, traversé par l’idée qu’il faut lire Le Capital plutôt comme un texte poétique que comme une analyse scientifique (DVD II, 4). Au-delà d’une critique du positivisme ou du scientisme marxiste, cette proposition de lecture, introduite par diverses références à l’Antiquité (Ulysse et ses épithètes homériques de polymètis, polymèchanos ; Ovide et les Métamorphoses), se décline selon trois motifs. Le premier motif fondamental qui gouverne l’entretien est celui d’une pluralité des types d’intelligence : Sloterdijk y oppose l’esprit de sérieux (qui produit des savants et des croyants) à l’esprit de ruse (incarné dans les figures du sophiste, de l’avocat, du trickster, et dont Ulysse est une des incarnations paradigmatiques). Ce qui singularise ce second type d’intelligence, c’est que tout y devient effet, jeu, stratégie. Les paroles ne sont plus conçues comme des constats, mais comme des actes de langage, des mouvements au sein d’une joute dont chaque acteur cherche à être aussi le metteur en scène. À l’instar des sophistes, Marx aurait donc une conscience aiguë et une véritable pratique de la dimension pragmatique du discours. Si l’auteur du Capital est un metteur en scène, on comprend que la réflexion sur la forme, la figuration et la mise en image ne soit pas un exercice secondaire mais une façon de dialoguer avec lui en touchant au cœur même de sa démarche. Le deuxième motif fondamental de l’entretien avec Sloterdijk est l’importance de la métamorphose, envisagée non comme un simple déguisement, mais comme une transformation autrement profonde, qui advient quand il n’est plus d’autre issue possible. Ce motif, qui traverse tout l’entretien, est introduit par la question rituelle : « Qu’est-ce qui intéressait Eisenstein dans l’Ulysse de Joyce ? Pourquoi rapprocher Ulysse et Le Capital ? ». Sloterdijk répond par l’idée d’un mouvement circulaire, d’un voyage et d’un retour d’Ulysse-Bloom/de l’argent, couplé à une série de métamorphoses et à la difficulté de reprendre sa forme initiale. Il affirme également qu’il conviendrait d’interdire la lecture du Capital isolément et d’ajouter au canon Marx-Engels-Lénine l’Ovide des Métamorphoses. Ce parallèle Marx/Ovide fait émerger le thème du Märchen, de l’affinité entre l’esprit du conte – cher à Benjamin – et l’intelligence accordée à la lecture du Capital. Ce que propose Sloterdijk, c’est au fond de relire Marx de façon « symétrique » (au sens du principe de symétrie de David Bloor, ou plutôt de Bruno Latour), c’est-à-dire en prenant au sérieux – et même en amplifiant – les outils critiques forgés par Marx, tout en les appliquant au texte marxien lui-même, non pour le retourner ou le démolir, mais pour l’accentuer de manière nouvelle. Cette proposition peut s’illustrer par la discussion du fétichisme, qui constitue un troisième motif fondamental de l’entretien. On comprend habituellement la théorie du fétichisme comme un outil critique de démystification du monde social. Sloterdijk retravaille la notion, en prenant à la lettre ce qui fonctionnait de manière encore imagée ou métaphorique dans le texte de Marx. Pour comprendre le fétichisme, il faut revenir au fétiche, dans une perspective anthropologique : mettre l’accent non sur ce qu’il est (une telle posture nous ferait passer à côté du mode d’existence du fétiche), mais s’intéresser à la façon dont il est patiemment fabriqué – dont il en vient à vivre, mais aussi à mourir, à survivre et à hanter. Sloterdijk décrit le lent Imaginer-lire Le Capital 181 processus de fabrication du fétiche, dans lequel on plante des clous en le gonflant petit à petit d’affects, de sentiments humains, de malédictions ou de bénédictions 2, puis conclut que ce mouvement de fabrication du fétiche correspond tout à fait à la façon dont Marx envisageait le devenir de son propre texte, qui circule en se chargeant petit à petit de toutes les colères, révoltes et aspirations humaines. Se pose ensuite la question du fétiche comme objet guerrier : à supposer qu’on veuille refuser la façon dont certains fétiches vivent et agissent parmi nous, il ne suffit pas de mettre au jour le processus de leur fabrication (les forces accumulées en eux le sont réellement et ne s’évaporent pas dans une simple prise de conscience), il faut en quelque sorte les désamorcer, déminer patiemment le terrain miné par la lente accumulation des affects et leur donner la possibilité de s’agencer différemment. La nouvelle accentuation de la catégorie de fétiche permet donc de garder la compréhension génétique ou généalogique de l’état-des-choses-et-des-sentiments, mais en rend la sortie beaucoup plus lente, difficile et problématique. On notera – et le fait est assez représentatif de l’espèce de discours indirect libre que les Nouvelles tissent progressivement entre Kluge et ses interprètes – que la direction indiquée par cette reprise hétérodoxe de la théorie du fétichisme déborde largement le cadre de l’entretien avec Sloterdijk. On la retrouve dans le court- métrage « Der Mensch im Ding » réalisé par Tom Tykwer, qui travaille davantage dans le sens d’une micro-histoire des choses – dont la coprésence à la moindre action humaine est soulignée et comme démultipliée – que dans celui d’une analyse structurelle de leur mode de production (DVD II, 1), dans la séquence consacrée au « Lamento des marchandises invendues » (DVD I, 8), ainsi que dans de nombreuses interventions de Joseph Vogl autour de concepts fondamentaux de la critique marxiste tels qu’idéologie ou aliénation. Elle apparaît aussi dans la façon dont Kluge soumet à Vogl la proposition de disserter sur l’idée d’une vitalité des choses et d’un droit-de-l’homme des choses (« Gibt es ein Menschenrecht der Dinge ? ») – ce qui entraîne Vogl à introduire les idées d’agency et même de parlement des choses (DVD III, 14). La volonté de lire Marx comme un poète ou un raconteur témoigne donc de l’animisme assumé d’un Kluge dont le projet global d’investiguer le « côté subjectif » (« subjektive Seite ») du Capital vise tout autant les choses que l’homme. 3. La troisième piste essentielle à la compréhension de la démarche de Kluge est l’entretien avec Oskar Negt, autour de la question de savoir comment lire Le Capital (DVD III, 9). Au fil de sa conversation avec Kluge, Negt en vient à atteindre un point de perplexité : finalement, pourquoi filmer Le Capital plutôt que la Critique de la raison pure ou La Science de la logique ? Les images qu’on peut extraire du Capital ne sont-elles pas fondamentalement insuffisantes, impuissantes à rendre le cadre théorique dans lequel réside précisément la force de l’analyse marxiste ? Du point de vue des images, une chaumière brûlée est une chaumière brûlée ; l’analyse de Marx permet pourtant de comprendre en quoi une chaumière brûlée sous Élisabeth Ire diffère toto caelo d’une chaumière brûlée sous Gengis

2 À partir de l’image de clous plantés dans une statue de Hindenburg, Kluge saisit l’occasion d’établir un rapprochement entre le monde africain et le monde occidental – nouvelle façon de symétriser le propos et d’éviter l’exotisme.

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Khan. En ce point de perplexité, la balance se renverse : Negt devient pensif, Kluge commence par faire des propositions d’images incongrues (la terre vue du ciel la nuit, et la concentration des points lumineux dans certaines régions comme image du zèle et de la coopération), avant de souligner combien l’illustration visuelle « littérale » d’images rencontrées dans Le Capital (par exemple le travail des enfants dans les mines ou les fabriques, dont on voit défiler des vignettes) tend à souligner la distance qui nous sépare du texte. Là où Negt insistait sur la pertinence et l’actualité des analyses de Marx, Kluge propose une mise à distance du texte marxien, une façon de faire de Marx l’équivalent d’un historien grec ou romain – qui ne nous donne pas des outils immédiatement applicables dans le présent, mais doit permettre par contraste une distanciation de notre expérience présente (« De l’utilité de l’Antiquité : distanciation de l’expérience », « Vom Nutzen der Antike : Verfremdung der Erfahrung », affirme un intertitre), à la faveur de laquelle on peut recommencer à l’imaginer (« Cela doit être aussi éloigné que la lune, de sorte que je puisse à nouveau le peupler par mon imagination »). Illustrer de façon littérale le texte de Marx, donner à voir les images qu’il contient, reviendrait donc non pas à le rendre plus proche, mais au contraire à l’éloigner. C’est en ce sens d’un éloignement ou d’une mise à distance que peuvent également être compris les choix musicaux qui accompagnent la lecture des textes de Marx : la musique de Bellini ou de Verdi est aussi celle du monde – définitivement révolu – dans lequel Le Capital a vu le jour. Le projet de faire de Marx un auteur antique, clairement affirmé dans le livret d’accompagnement, apparaît aussi dans le découpage du premier DVD : sa deuxième section, qui donne à entendre une série de textes marxiens lus sur une calme musique d’opéra, porte le titre « Nostalgie de l’enfance des pensées » (« Sehnsucht nach der Kindheit der Gedanken »). Le texte célèbre de l’Introduction de 1857 – sur le paradoxe d’un art grec qui nous émeut encore, alors même que ses conditions matérielles d’émergence ont définitivement sombré dans le passé, comme une enfance historique qui ne reviendra pas 3 – y est en quelque sorte mis en abyme par Kluge : la lecture émerveillée qu’en fait la comédienne Sophie Rois, et le dispositif dans lequel s’insère cette lecture, font que ce texte ne désigne plus notre rapport à l’art grec, mais notre rapport au texte de Marx lui-même (DVD I, 11).

3 « Mais la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui‑même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l’enfance historique de l’humanité, au plus beau de son épanouissement, n’exercerait-elle pas l’attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés, et des enfants précoces. Beaucoup de peuples de l’Antiquité appartiennent à ces catégories. Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs œuvres d’art n’est pas contrarié par le peu d’avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat ; il est inséparable de la pensée que l’état d’immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais. », in Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique, in Œuvres, I, Économie I, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1994 [1857], p. 266. Imaginer-lire Le Capital 183

Couplé aux réflexions qui précèdent, le désir de faire de Marx un auteur antique, et le paradoxe d’une figuration sensible du concept rendant un mode de pensée non pas plus proche mais au contraire plus distant, permet de pointer la coexistence de différents régimes de mise en image au sein des Nouvelles. On en distinguera au moins trois. 1. Un régime d’illustration didactique, présentant des images parfaitement accordées au discours : vignettes, vieilles photos, peintures, chromos. L’effet paradoxal de ces images serait qu’elles mettent à distance plutôt qu’elles ne rapprochent, créent un décrochage ou une distanciation du présent sur fond de passé, et permettent par cette béance même une colonisation du présent par l’imagination. 2. Un régime – déceptif – d’absence d’illustration : les longs entretiens filmés, qui, au lieu d’en exposer didactiquement les lignes de force théoriques, creusent les textes canoniques du marxisme, y introduisent du jeu et des inflexions nouvelles, mais ne donnent lieu à aucune illustration immédiate – sinon une illustration ponctuelle, purement informative et didactique, selon le régime précédemment évoqué (parler d’Ovide ou de Staline, et montrer leur portrait). Cette mise en image contrariée, cette déception d’une attente d’image, peut elle aussi être conçue comme un appel à l’imagination : non pas donner à lire Le Capital, mais le donner à lire et à imaginer – à imaginer-lire – à travers une série d’actes de parole (dialogue, traduction, jeu, parodie) qui libèrent le texte en le pluralisant, et apparaissent comme autant de vecteurs possibles de métamorphose et de fluidification du pétrifié. 3. Un régime de figuration d’une théorie ou d’un concept encore informulé. C’est peut-être sur ce mode que fonctionnent quelques-unes des séquences les plus intéressantes des Nouvelles : la série de natures mortes industrielles projetées en accéléré, mais aussi les séquences réalisées en collaboration avec Helge Schneider. Tous ces passages offrent des images dont on ne sait pas immédiatement ce qu’elles figurent au juste, de quel enjeu théorique défini elles sont l’image. Par là, elles fonctionnent comme autant d’appels à un travail de glose et au déploiement de l’imagination conceptuelle du spectateur – bref à ce que Kant nommait « jugement réfléchissant », vecteur de création conceptuelle pour des intuitions encore sans nom. Ainsi la séquence intitulée « Soll/Ist » – du nom d’un des ponts aux ânes de la philosophie morale – donne-t-elle à voir en accéléré le travail sur une chaîne de montage automobile ; les deux mentions « Soll » et « Ist », suivies chacune d’un nombre en constante variation, figurent sur un tableau comptabilisant les voitures à assembler et celles qui sont déjà montées (DVD I, 4). Face à ce genre d’image, qui ne peut être directement réintégrée dans un cadre théorique ou un dispositif d’agitprop, la pensée reste comme en suspens. Le travail à la chaîne n’y apparaît pas d’emblée comme une forme de vie insupportable ; la grande opposition philosophique entre être et devoir-être est ramenée à une dimension matérielle élémentaire, sans qu’on sache au juste qu’en faire, quelle conséquence en tirer d’un point de vue théorique. Le même suspens apparaît face aux « paysages avec industrie lourde classique » (« Landschaft mit klassischer Schwerindustrie ») filmés à la façon de natures mortes dont le défilement accéléré accentue l’importance de la fumée et des cieux changeants, donnant à voir – et à entendre – quelque chose comme le grondement de l’immobilité (DVD I, 5). Le même suspens se produit enfin dans les séquences où

69 [177-186] 184 JULIEN PIERON intervient Helge Schneider – séquences visiblement bouffonnes, dont les costumes outrés (le bleu de travail avec clé à molette débordant d’une poche, la barbe postiche démesurée, etc.) attestent clairement le côté artificiel, mais dont les répliques d’apparence souvent absurdes sont avancées de façon étonnamment réaliste. Penchons-nous sur l’une de ces séquences, classée dans la rubrique « extras » : « Le travailleur collectif devant Verdun » (« Der Gesamtarbeiter vor Verdun », DVD II, 6). Cette séquence se présente comme un montage de textes et d’images suivi d’une vraie fausse interview de « Zigarren-Willi », maître-artificier durant la guerre de 14-18. L’entretien nous apprend que deux équipes de soldats-mineurs allemands et français passent leur temps à creuser les collines du village de Vauquois et à y placer des charges d’explosifs – le but de la manœuvre étant d’approcher le plus près possible du tunnel de l’ennemi et de le dynamiter par en dessous. Le maître-artificier décrit avec beaucoup de professionnalisme son activité, confesse son admiration pour le savoir-faire de l’ennemi, et déploie une morale fondée sur le goût du travail bien fait et le culte d’une habileté qui constitue pour le travailleur sa patrie véritable. Dans le livret accompagnant le DVD (p. 36), Kluge ajoute que du point de vue d’un observateur extraterrestre, le grand ballet des artificiers français et allemands pourrait apparaître comme l’exemple même de la coopération – coopération dans laquelle, du point de vue terrestre, les parties prenantes travaillent pourtant à leur anéantissement réciproque. Une fois glosée par Kluge, cette séquence, qui laisse d’abord songeur, peut apparaître rétrospectivement comme mise en image originale du texte de Marx, au sens où elle contient à la fois les idées classiques de division du travail et d’aliénation, tout en y ajoutant une série d’éléments relevant de ce que Kluge nomme le « côté subjectif » – l’économie affective du Capital en nous. On clôturera cette réflexion par l’évocation d’une dernière séquence, qui présente la particularité d’inclure en son sein le travail de glose permettant à l’image « réfléchissante » de devenir figuration d’une pensée qu’elle contribue à faire naître. Intitulée « Le monument et le vrai tombeau » (« Das Denkmal und das wahre Grab »), la séquence suit, caméra à l’épaule, un des bénévoles qui entretiennent le cimetière de Highgate à Londres, à la recherche de la « vraie tombe » ou du « vrai tombeau » de Marx (DVD II, 3). Kluge s’y saisit d’une découverte apparemment fortuite (l’existence de deux tombes, complètement différentes), pour la transformer en allégorie de deux réceptions ou destins posthumes de l’œuvre de Marx. D’un côté, le monument imposant commandé par les Russes, avec son bronze à grosse barbe et son « Prolétaires de tous les pays… » gravé dans le marbre. De l’autre, une modeste dalle de pierre, brisée et rongée par les ans. Cette dalle, située dans un coin perdu du cimetière parce que Marx était juif, le bénévole peinera à la localiser et devra plusieurs fois télé-communiquer pour la retrouver. Juste avant que la pierre soit donnée à voir, la séquence est suspendue par un entretien, au cours duquel Sophie Kluge est amenée à commenter, à la lueur d’une faible ampoule qui donne à la scène l’éclairage d’une peinture de Georges de La Tour, les images rapportées de Londres. Il y est question du mouvement et de l’immobilité des morts. Kluge suggère que le bénévole prend soin des morts ; la jeune femme rectifie : il prend soin des chemins entre les morts. Apparaît alors l’image de la vraie tombe, qui surprend par sa pauvreté, sa nudité, et fait jaillir l’opposition entre un Marx massif, imposant, Imaginer-lire Le Capital 185 canonique ou canonisé, et un Marx brisé, multiple, encore et toujours secret. À la faveur de l’interruption pensive créée par le dialogue, la tombe brisée peut devenir figuration de la multiplicité de l’héritage – l’un des fils rouges de l’entreprise de Kluge – et de la possibilité d’un retour presque spectral.

* En guise de conclusion, on proposera d’ajouter à celle de Kluge une autre version des deux tombes : celle de Mallarmé dans Le Tombeau d’Edgard Poe 4. Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, Le Poëte suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. L’intérêt et la force de ce poème est qu’il thématise ce déploiement de l’imagination que les divers régimes de figuration pratiqués par Kluge dans les Nouvelles semblent avoir pour but de provoquer. Comme la séquence sur « Le monument et le vrai tombeau », le poème de Mallarmé n’est rien d’autre que le commentaire ou la glose poétique d’un objet trouvé – d’où l’importance du scolie rédigé par Mallarmé pour l’édition Deman de ses Poésies, qui nous apprend que le « calme bloc » existe bel et bien, et que c’est à partir de lui que le poète travaille. Le monument de Poe à Baltimore y est en effet présenté comme « un bloc de basalte que l’Amérique appuya sur l’ombre légère du poëte, pour sa sécurité qu’elle n’en ressortît jamais 5 ». Au danger que le monument ne soit qu’une façon d’exorciser les spectres et de barrer le chemin des morts vers les vivants, Mallarmé répond par un acte de langage – le poème doit être lu lors de l’inauguration du monument, c’est au sens le plus haut un texte de circonstance – qui est aussi appel à la puissance de l’imagination. L’enjeu est de renverser le rapport des forces en présence, et de conférer une autre efficace au monument : l’injonction poétique métamorphose le bloc-couvercle posé par une Amérique apeurée en protection du mort contre le blasphème des vivants (vers 13 et 14), tout en ouvrant la possibilité qu’une fois retravaillé par l’imagination d’un peuple de lecteurs qui y sculpteront de nouvelles images (vers 10 et 11), la vraie

4 Stéphane Mallarmé, Poésies, Paris, Gallimard (coll. « Poésie/Gallimard »), 2003, p. 60. 5 Ibid., p. 74 : « Le Tombeau d’Edgard Poe – Mêlé au cérémonial, il y fut récité, en l’érection d’un monument de Poe, à Baltimore, un bloc de basalte que l’Amérique appuya sur l’ombre légère du poëte, pour sa sécurité qu’elle n’en ressortît jamais ».

69 [177-186] 186 JULIEN PIERON tombe – toujours menaçante, car poreuse – puisse surgir à même le monument. Ce que le poème prend donc pour thème, tout en appelant à son exercice et à son prolongement par un peuple encore manquant, c’est au fond le geste même qu’il commence à accomplir, et que tout le travail de Kluge sur l’héritage de Marx semble destiné à encourager : s’emparer du donné à l’aide d’une imagination poétique qui, par le jeu de ses gloses, le métamorphosera en y ré-ouvrant du possible. Heimkehr. « Description de l’aberration d’une espèce » Roland BREEUR Université de Louvain

L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer. Sa tête sillonne la galaxie de l’absurde. René Char, Feuillets d’Hypnos

Introduction

Dans un entretien accordé en 2000 à Volker Hage, l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald raconte comment à l’âge de cinq ans (en 1949) il accompagnait sa sœur et son père en voyage vers la Bavière du Sud. Comme les trains ne fonctionnaient pas encore très bien, il leur fallut attendre cinq heures à Munich. Ils se rendirent de la gare à la Marienplatz. Sebald se souvient comment le chemin longeait des montagnes de gravats (« Trümmergebirge »). Elles paraissaient tellement hautes, surtout du point de vue de l’enfant qu’il était. Or, personne n’en touchait mot. Ainsi, dit Sebald, « j’ai pris cela pour une donnée naturelle des grandes villes 1 ». Peu après, il s’est demandé pourquoi ce passé est resté occulté si longtemps dans sa propre patrie. C’est ainsi que dans une série de conférences prononcées à Zurich en 1997, intitulées Guerre aérienne et littérature (Luftkrieg und Literatur) 2, il a voulu lever le voile sur la catastrophe qui a détruit les villes allemandes suite aux attaques aériennes menées par la RAF, et cela au risque d’être reconnu et applaudi par le mauvais côté 3. Dans ces conférences, publiées ensuite sous forme de livre, il se pose la question de savoir pourquoi les écrivains de l’après‑guerre n’ont pratiquement

1 Winfried Georg Sebald, « Hitlers pyromanische Phantasien », in Sebald, « Auf ungeheuer dünnem Eis ». Gespräche 1971 bis 2001, Frankfurt am Main, Fischer, 2011, p. 177. 2 Winfried Georg Sebald, Luftkrieg und Literatur, Frankfurt am Main, Fischer, 2005 [2001], trad. de l’all. par Patrick Charbonneau, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud (coll. « Babel »), 2014. 3 C’est-à-dire par des groupements néo-nazis, cf. ibid., p. 178. En levant le voile sur l’« holocauste » qui a frappé les villes allemandes, Sebald ne cherche en aucun cas à relativiser la faute ni même les motifs des nazis. Au contraire, comme il le montre de manière très explicite dans son article paru dans le New Yorker en 2002, Göring n’aurait pas hésité un seul instant à détruire entièrement Londres s’il en avait eu les moyens (cf. Winfried Georg Sebald, « A Natural History of Destruction », The New Yorker, 4 novembre 2002, p. 77).

69 Cahiers d’études germaniques [187-200] 188 ROLAND BREEUR jamais abordé le problème des souffrances vécues par la population lors de ces raids et de ces « tempêtes de feu ». Comme on le verra dans un instant, Sebald met aussi en rapport le refoulement de ce passé et la reconstruction spectaculaire et frénétique de ces villes après la guerre. Ce qui m’intéresse ici est surtout ce qu’il suggère à propos de ce qu’il appelle une « histoire naturelle de la destruction » (Naturgeschichte der Zerstörung). Certes, le problème des bombardements ne concerne pas uniquement les villes allemandes 4, et Sebald est loin de vouloir en réserver l’exclusivité à la population du IIIe Reich. Son approche est très inspirée par celle d’Alexander Kluge, auteur en 1970 du récit hallucinant Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945 5. Mais il en radicalise l’enjeu. Kluge, fortement inspiré par la théorie critique, conçoit le caractère absurde de ces raids comme l’issue inévitable de l’industrialisation : la pointe d’irrationnel qui surgit du rationnel. Comme on le verra, il semble vouloir comprendre cette catastrophe à partir d’un modèle de refoulement – le mécanique étouffant le vital (Bergson) – ou de contamination – l’air industriel contaminant (aliénant) la subjectivité, la culture, etc. En ce sens, on pourrait suggérer que son propos aborde la catastrophe – aussi bien du point de vue de sa mise en route que de son issue – comme l’expression (ou l’explosion) d’une forme de bêtise radicale. Dans les exemples qu’il donne des comportements de survivants, on retrouve les conduites caractérisant des formes de bêtise : réponses inadaptées aux exigences du réel, conduite absurde et disproportionnée, etc. Or, chez Sebald, le ton est tout différent : la bêtise ou l’absurde acquièrent un aspect naturel, non pas comme deuxième nature se superposant à la culture (automatismes, habitudes), ni comme retour inévitable à un fond archaïque ou primitif suite à la destruction de la civilisation. Son histoire naturelle de la destruction renvoie à la situation même où toute différence entre histoire et culture s’est effondrée. Quand il parle de cette histoire, il entend donner par là une « description de l’aberration d’une espèce » (« eine Beschreibung der Aberration einer Species 6 ») : l’aberration d’une espèce qui a tenté d’éliminer de manière systématique une race entière, au nom de l’hygiénisation de l’Europe. Et l’aberration de cette espèce qui s’est vue contrainte de vivre ou plutôt de survivre comme des rats, c’est-à-dire comme cette espèce même à laquelle elle avait réduit ses propres victimes. L’histoire que raconte Sebald est celle où l’histoire naturelle et l’histoire de l’espèce humaine se changent l’une en l’autre 7 : celle où, suite à l’effondrement de toute distinction entre nature et culture, seule une espèce spécifique survivant dans les ruines de l’histoire arrive à survivre. Cette espèce, on le verra, est celle de la vermine, dont des colonnes entières envahissaient les villes détruites à la recherche de cadavres. Finalement, cette idée de vermine semble bien être le modèle même que

4 Anthony Clifford Grayling, Among the Dead Cities : The History and Moral Legacy of the WWII Bombing of Civilians in Germany and Japan, New York, Walker & Company, 2006. 5 Repris dans Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, t. II, Lebensläufe, Berlin, Suhrkamp, 2000. 6 Sebald, « Auf ungeheuer dünnem Eis », p. 259. 7 « …wo die Naturgeschichte und die Geschichte der menschlichen Species ineinander changieren », ibid., p. 260. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 189 reprend Sebald pour illustrer le genre « d’histoire » issue de la catastrophe qu’était le xxe siècle.

Cinéma Capitol

Ce n’est pas un hasard si le texte d’Alexander Kluge Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945 commence en faisant référence au film de Gustav Ucicky : Heimkehr (1941). Ce fut pour lui un « retour », presque trente ans plus tard, dans sa ville de Halberstadt bombardée lors des raids lancés le 8 avril 45 dans le cadre de ce qui fut appelé les Strategic Bombing Survey (les tempêtes de feu), tempêtes orchestrées par le maréchal A. T. Harris, surnommé « Butcher Harris », et durant lesquelles la Royal Air Force a opéré 400 000 raids aériens et largué un million de tonnes de bombes sur les villes allemandes. Pour des raisons que Sebald attribuera dans Luftkrieg und Literatur, plus de vingt ans après Kluge, à un refoulement général, cette partie de l’histoire ne fut en effet pratiquement pas « revisitée » dans l’Allemagne littéraire de l’après‑guerre. Était-ce par manque d’imagination ? Dans le passage intitulé « Matinée interrompue au “Capitol” » 8, Kluge raconte l’étonnement et l’embarras que ressent Mme Schrader (la tenancière du lieu) après le premier raid : cela est bien plus fort que tout ce que son cinéma a jamais pu montrer (« Dies hier war wohl die stärkste Erschütterung 9… »). Ce jour-là, le 8 avril, le Capitol avait prévu de projeter le film Heimkehr. Or, pour Mme Schrader, dit Kluge, aucun « bouleversement » ne saurait jamais être en mesure de perturber de quelque façon que ce soit la programmation des quatre projections prévues pour l’après-midi. De là son embarras : se débarrasser rapidement de tous les débris et bouts de chair calcinés afin de pouvoir rouvrir les portes à 14 h 10. De façon extrêmement condensée, et dans ce style mordant et d’un humour cru bien à lui, Kluge pose dans cette seule première partie les éléments-clés de ce que W. G. Sebald décrira après lui comme étant les principes responsables de « l’oubli ». D’une part, la confrontation (et ses effets) avec ce qui est bien au-delà de l’imaginable et, d’autre part, l’incapacité d’adapter son comportement aux exigences de ce réel 11. Dans de pareilles conditions, il devient impossible de dévier de ses rôles et actions socialement déterminées. Le comportement devient quasi machinal. C’est avec le récit de pareilles réactions inappropriées – aussi bien passives (absence de réaction émotive) qu’actives (absence d’action appropriée) – que Kluge clôt aussi son document ou son récit sur Halberstadt : dans « Visiteur d’une autre étoile » (« Besucher vom anderen Stern »), il raconte comment, le 8 mai, un « visiteur » d’Alabama, James N. Eastman, « sur l’ordre de son état-major », est supposé interroger

8 Kluge, « Abgebrochene Matinee Vorstellung im “Capitol” », in Kluge, Chronik der Gefühle II, p. 27. 9 Ibid., p. 28. 10 « Frau Schrader wollte wenigstens hier Ordnung schaffen… » (ibid., p. 29). 11 Sebald, commentant cet exemple, parle de « l’inadéquation des réactions spontanées de Mme Schrader » (De la destruction, p. 68).

69 [187-200] 190 ROLAND BREEUR les survivants afin d’apprendre s’ils n’ont pas développé envers les alliés une haine et un désir de vengeance susceptibles de perturber la politique de l’après‑guerre (« also eine Wiederauflage der Versailles-Denkform 12 »). Or, il n’en est rien : ce qu’ils disent et répondent à ses questions au sujet de la catastrophe qu’ils ont vécue ne dépasse pas les « récits d’expériences stéréotypés » (« stereotype Erlebnisberichte »), des « phrases toutes faites » (« fabrikmäßige Phrasen »), des réponses qui évoquent l’idée de personnes « aussi vaines et vides que la surface de la ville » (« öd und leer wie die Stadtfläche »). On aurait dit, affirme l’inspecteur Eastman, que dans le périmètre de cette ville détruite la population avait perdu l’énergie psychique lui permettant de se rappeler quoi que ce soit. Et il termine presque laconiquement avec cette remarque, seule réponse contenant une appréciation qualitative : « arrivé à un certain point de l’horreur, il est devenu égal de savoir qui l’a commise 13 ». Dans son approche, Kluge reste – du fait de ses attaches à la théorie critique – fortement inspiré par une approche marxiste de la société et de son évolution. La catastrophe causée par les strategic bombing était devenue inévitable, moins pour des raisons propres à l’évolution du conflit qu’à la manière même dont la destruction des villes a été planifiée. Certes, au départ le motif pouvait encore être inspiré par des principes militaires et guerriers : les plans imposés par Sir A. Harris concernant la destruction suivaient une logique si massive que tout effort pour trouver des stratégies alternatives devait forcément apparaître comme une manœuvre de diversion 14. Car selon cette logique, la guerre des airs (Bombenkrieg) était bel et bien la guerre dans sa forme manifeste la plus pure, la « guerre se donnant comme telle 15», celle qui vise l’anéantissement total de l’ennemi (à l’encontre des règles de la Convention de Genève 16) et fait « litière de tout argument fondé sur la raison 17 ». Toutefois, Kluge montre surtout que si cet anéantissement a eu lieu, c’est parce qu’il était devenu impossible d’arrêter la machine guerrière. Vu tout le capital intellectuel, la « quantité de matière grise, de capital de main-d’œuvre 18 » investis dans la planification de cette destruction systématique des villes allemandes, l’investissement industriel dans la production des bombes, étant donné le déploiement du plan même de la Luftkrieg dans sa complexité monstrueuse (c’est-à-dire formation de pilotes, de « fonctionnaires formés à la guerre aérienne », « recherche d’une solution pour régler le problème psychologique d’équipages dont il faut maintenir éveillé l’intérêt pour une mission abstraite », élaboration « d’une technique telle que l’impact des bombes provoque des incendies qui s’étendent en surface et déclenche des tempêtes de feu 19 »), il était évident qu’avec un tel « potentiel accumulé » en fin de compte l’action ou la destruction planifiée devait nécessairement avoir lieu.

12 Kluge, Chronik der Gefühle II, p. 80. 13 « An einem gewissen Punkt der Grausamkeit angekommen, ist es schon gleich, wer sie begangen hat : sie soll nur aufhören », ibid., p. 82. Cette phrase revient régulièrement dans l’œuvre de Kluge. 14 Anthony Clifford Grayling, dans un article du Guardian, proclame en 2006 que si les alliés (la RAF) s’étaient contentés de bombarder les lieux stratégiques (approvisionnement en pétrole et transports) dans l’Europe nazie, la guerre se serait terminée deux ans plus tôt. 15 Sebald, De la destruction, p. 28. 16 Cf. Sebald, « Auf ungeheuer dünnem Eis », p. 162. 17 Sebald, De la destruction, p. 28. 18 Ibid., p. 71. 19 Ibid., p. 70. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 191

Kluge illustre lui-même ce caractère de l’inévitable en évoquant le récit mettant en scène le reporter Kunzert (de Halberstadt) qui, en 1952, rencontre à Londres le brigadier Anderson. Celui-ci avait participé à la destruction de sa ville et Kunzert l’interroge à ce propos. Il lui demande entre autres s’ils avaient laissé aux habitants de la ville une petite chance de se rendre. En effet, des personnes avaient quand même hissé des draps blancs sur les tours de la Martiniplatz en signe de reddition. À quoi le brigadier répond qu’il était bien trop périlleux pour eux de rentrer avec cette cargaison ! Mais alors, pourquoi ne pas avoir largué celle-ci sur des champs vides ? – Anderson : Wer will für die schwerbeladenen Enten die Verantwortung übernehmen, nur weil sich ein weißes Tuch gezeigt hat ? Die Ware musste runter auf die Stadt. Es sind ja teure Sachen. Man kann das praktisch auch nicht auf die Berge oder das freie Feld hinschmeißen, nachdem es mit viel Arbeitskraft zu Hause hergestellt ist… 20 La réponse est aussi malaisée qu’absurde, mais cette absurdité reste intégrée dans une approche visant à comprendre la planification de la destruction comme l’expression de développements dans les rapports de production industriels. Le raisonnement du brigadier dévoile la part d’irrationnel « inhérente à toute argumentation se voulant fondée en raison 21 ». La conséquence de ces « contraintes supérieures de production » (« übergeordnete Produktionszwänge »), comme le remarque froidement Kluge, c’est la ville détruite 22. Et en dessous de la photo illustrant le désastre, Kluge cite ironiquement (?) un passage de Marx affirmant que l’on voit bien comment l’histoire de l’industrie, et de ce qu’objectivement l’industrie a réalisé, est devenue le livre ouvert des forces humaines de la conscience, le livre ouvert de la psychologie humaine 23. Ce point final représente le point de départ de Sebald. Car, dira-t-il, c’est là – dans ce livre ouvert – que l’on voit très bien comment dans pareilles catastrophes dont l’issue nous échappe, même si à l’origine on pensait encore en maîtriser le cours, « l’histoire que nous avons crue si longtemps autonome 24 » se dégrade en « histoire de la nature ». Ces catastrophes préfigurent justement cet instant. Le baron Solly Zuckerman, zoologiste et conseiller de Sir Harris, connu entre autres pour ses projets de recherche effectués pour le gouvernement britannique sur l’impact des bombardements sur la population, s’était promis d’écrire un reportage pour la revue Horizon sur les conséquences des attaques aériennes sur Cologne 25. Il l’aurait

20 Kluge, Chronik der Gefühle II, p. 63 : « – Anderson : Qui voudrait prendre la responsabilité de ces canards lourdement chargés, uniquement parce qu’on a vu apparaître un morceau de tissu blanc ? La place de la marchandise était là en bas, sur la ville. Ce sont des choses qui coûtent très cher. On ne va quand même pas les larguer sur les montagnes ou en rase campagne alors qu’elles ont été fabriquées à la maison où leur production a coûté beaucoup d’efforts… ». 21 Sebald, De la destruction, p. 71. 22 Sebald, commentant Kluge, écrit : « La conséquence des contraintes supérieures de la production, auxquelles, même avec la meilleure volonté du monde, pas plus les individus que les groupes responsables ne sauraient se soustraire, c’est la ville détruite telle qu’elle s’offre à nos yeux sur une photo insérée par Kluge dans le texte. » (Ibid.). 23 « Man sieht, wie die Geschichte der Industrie und das gewordene gegenständliche Dasein der Industrie das aufgeschlagene Buch der menschlichen Bewusstseinskräfte, die sinnliche vorliegende menschliche Psychologie ist… », in Chronik der Gefühle II, p. 79 (c’est Kluge qui souligne). 24 Sebald, De la destruction, p. 72. 25 À propos de Solly Zuckerman, cf. Sebald, A Natural History of Destruction, p. 66 sq.

69 [187-200] 192 ROLAND BREEUR intitulé « Une histoire naturelle de la destruction ». Cette histoire, en quelque sorte, est celle qu’a voulu écrire Sebald, non seulement dans Luftkrieg und Literatur, mais dans son œuvre entière.

Entre Halberstadt et Bagdad

Partant de ce que je viens d’évoquer, il est clair que le propos de Sebald dépasse le cadre dans lequel lui-même l’avait situé, c’est-à-dire les conférences de Zurich de 1997. Lors de ces conférences, il se plaignait du fait qu’aussi bien les strategic bombings sur les villes allemandes que ses conséquences n’aient pas reçu l’attention qu’elles méritaient dans la littérature allemande d’après‑guerre. À l’exception du livre de Hans-Erich Nossack Der Untergang (1943, 1976) et de de 26 (et quelques tentatives littérairement vaines), il aura fallu attendre le récit d’Alexander Kluge pour rendre ce thème public. Avant cela, on a affaire à un véritable tabou : la production des auteurs d’après‑guerre est le fruit d’une « perception incomplète, voire fausse, du monde et de soi 27 », ce qui a nourri en partie l’illusion d’un renouveau radical lors de la reconstruction et du rétablissement des villes détruites. C’est pour cela que Sebald entame son propos en affirmant que, malgré tout, il lui semble que les Allemands sont devenus historiquement aveugles et un peuple sans tradition : « il semble que nous, Allemands, soyons devenus aujourd’hui un peuple étonnamment coupé de sa tradition et aveugle face à son histoire 28 ». Ce en quoi l’apathie générale concernant les faits déconcertants de la destruction totale est l’autre face de cette « volonté proclamée de renouveau » (« Deklaration des Neubeginns ») 29. Une carte postale de Francfort fait état de la situation de la ville avant et après la reconstruction : moins pour confronter le public aux aberrations du passé que pour glorifier le succès de la reconstruction. Bref, si on parlait de ce passé, c’était « comme de la première étape de la reconstruction réussie 30 ». Le propos de Sebald se situe donc entre celui d’Alexander Kluge, auquel il fait beaucoup référence et dont il salue la perspicacité et l’audace, et ceux auxquels son texte a donné naissance. En quelque sorte, son livre Luftkrieg und Literatur a brisé le tabou et a, suite aux réactions qu’il a suscitées, stimulé le débat public. En effet, ce passé était culturellement et politiquement très chargé. Il était périlleux de s’y référer : toute victimisation pouvait par exemple éveiller le soupçon de chercher à minimiser l’« holocauste » perpétré par les Allemands. L’oubli de ce passé permettait en revanche d’imposer un consensus politique en vue d’une unité

26 Ledig publia en 1956 le roman Vergeltung (traduit en 2013 par Cécile Wajsbrot, sous le titre Sous les bombes, et publié aux éditions Zulma), qui resta ignoré du public et des critiques de son temps et ne fut réédité qu’en 1999. Sebald affirme n’avoir découvert le livre de Ledig qu’après sa conférence de 1997. Cf. les déclarations de Sebald à ce sujet dans son entretien avec Volker Hage (2000), in Sebald, « Auf ungeheuer dünnem Eis », p. 180. Sebald revient sur les propos de Gert Ledig dans le livre tiré de ses conférences en réponse à certaines réactions suscitées par elles (voir p. 99 sq.). 27 Sebald, De la destruction, p. 8. 28 Ibid. 29 Ibid., p. 16. 30 Ibid. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 193 nationale entre les politiques de gauche et de droite 31. Or, en 2003, et donc après la publication de la conférence de Sebald, le thème de la Bombenkrieg a investi les médias, et par là, en partie du moins (vu le caractère même du discours médiatique), le débat public. Cette année-là, qui coïncide avec celle des attaques aériennes menées par les États-Unis et le Royaume-Uni contre l’Iraq, Jörg Friedrich publie son livre portant le titre un peu provocateur Der Brand, traduction de « holocauste ». Certes, l’auteur ne peut en aucun cas être accusé de révisionnisme. Il ne s’agit pas « d’un livre sur les Allemands comme victimes, mais d’un livre sur des victimes allemandes 32 ». Or, son ouvrage a eu un tel succès que le débat qui s’est ensuivi, comme le remarque très bien Andreas Huyssen, a à son tour suscité de nouveaux problèmes d’ordres historique et politique. Le risque d’une nouvelle Bombenkrieg contre Bagdad a fortement aiguisé l’attention et la sensibilité pour cette thématique : les comparaisons entre Dresden et Bagdad n’ont pas manqué de se faire jour. Beaucoup de manifestants allemands qui se sont opposés à cette intervention ont rapproché les strategic bombings des années 40 de la campagne Shock and awe des alliés, avec toutes les conséquences complexes que cette identification implique 33. Les descriptions parfois très « impressionnistes » de Friedrich, rendant l’évocation de l’horreur par endroits insupportable 34, ont ensuite donné lieu en Allemagne à des approches plus sereines, voire académiques. C’est ainsi qu’en 2008, Björn Schumacher aborde la thématique à partir de questions juridiques. Il introduit son propos de la façon suivante : « Le reproche adressé par W. G. Sebald à la littérature romanesque d’évincer la Bombenkrieg vaut également pour l’éthique et les sciences du droit public international 35 ».

« Instincts de fuite et de retour 36 »

Dans un article de 2004, Wilfried Wilms reproche à Sebald d’omettre ce qu’il appelle l’aspect extérieur du tabou 37. Il salue les descriptions que fait le livre du tabou interne (refoulement personnel et collectif) mais trouve que Sebald a négligé le tabou imposé de l’extérieur par les Alliés (surtout par les Britanniques). Il était politiquement interdit d’évoquer un passé (celui du strategic bombing) susceptible

31 Andreas Huyssen, « Air War Legacies : From Dresden to Bagdad », New German Critique, no 90, 2003. 32 Ibid. 33 Pour une analyse du livre de Friedrich et de son cadre politique complexe, cf. Huyssen, « Air War Legacies ». Lothar Kettenacker a rassemblé une bonne partie des réactions qu’a suscitées ce livre dans Ein Volk von Opfern ? Die neue Debatte um den Bombenkrieg 1940-45, Berlin, Rowohlt, 2003. 34 Il a lui-même accompagné son livre d’un ouvrage assez luxueux illustrant son thème par des photos assez choquantes. Comme s’il n’avait pas pu résister à une esthétisation de l’horreur. Voir Brandstätten : Der Anblick des Bombenkrieges, Berlin, Propyläen, 2003. 35 Björn Schumacher, Die Zerstörung deutscher Städte im Luftkrieg. « Moral Bombing » im Visier von Völkerrecht, Moral und Erinnerungskultur, Graz, Ares Verlag, 2008. 36 Sebald, De la destruction, p. 41. 37 Wilfried Wilms, « Taboo and Repression », in J.J. Long/Anne Whitehead [dir.], W. G. Sebald – A Critical Companion, Washington, University of Washington Press, 2004.

69 [187-200] 194 ROLAND BREEUR d’éveiller un désir de vengeance vis-à-vis de ceux qui imposaient aux survivants allemands un « idéal » culturel. Cela est probablement vrai, mais méconnaît à mon avis l’enjeu véritable du propos de Luftkrieg und Literatur. Afin de mieux cerner celui-ci, il est instructif de repartir du récit que faisait Kluge. Dans sa description, ce dernier distingue entre ce qu’il appelle la « stratégie du dessous et celle du dessus » (« Strategie von unten – von oben »). Dans la première, il présente par exemple le cas de l’institutrice Gerda, qui au sein de la catastrophe développe des stratégies de survie : ne pas respirer l’air au moment des explosions – « parce qu’elle avait entendu dire que la pression de l’air issue des bombes à fragmentation (Sprengbomben) déchire les alvéoles pulmonaires 38 » –, fuir non pas dans la ville mais rester dans le « pavillon » (Gartenhaus), ne pas garder d’objets inflammables (c’est-à-dire, se défaire de tout), etc. Tout est « affaire de stratégie » et d’organisation (« das ist alles eine Frage der Organisation »), organisation qui depuis 1918 avait été enseignée dans toutes les écoles et que Gerda met scrupuleusement en pratique. En revanche, la Strategie von oben décrit les procédés rationnels de la planification de la guerre aérienne, et Kluge montre surtout qu’au cours de son évolution et de sa mise en pratique, cette guerre des airs n’a finalement plus suivi les buts dictés par des motivations stratégiques militaires, mais s’est laissé guider par son propre élan purement machinal et industriel. Pour reprendre l’analyse de Bergson, dans cette guerre, le mécanique s’est plaqué sur le vivant. Tout ce qu’il y a de rationnel dans la planification est d’une précision elle‑même irrationnelle (déplacée) : « monde formel militaire, stratégie, recrutement de l’équipage, […] indications concernant la particularité des cibles, sens de l’attaque, etc. Tout cela irrationnellement distingué et arrangé 39 ». La flotte aérienne est elle‑même décrite comme des « usines volantes » (fliegende Industrieanlagen). Et c’est cette industrialisation déchaînée qui a réifié la vitalité des individus. Kluge finit par décrire leurs actions comme s’il s’agissait de petites machines : les yeux des membres de l’équipage sont aveugles et fonctionnent plutôt comme des radars et non comme un organe personnel, le pilote est comme un robot impersonnel, l’avion est une immense machine (« Das ist eine ganze Maschinerie, die da anfliegt 40 »). Kluge montre comment cette stratégie von oben dont le modèle est l’industrialisation frénétique, contamine celle du dessous : le langage, les comportements de survie, la pensée. C’est donc dans ce cadre qu’il relève le fait que, lors des interrogatoires de l’expert venu de l’Alabama, les survivants n’arrivent à articuler que des « phrases de type industriel » (« gewissermaßen fabrikmäßige[…] Phrasen »). Même dans leur langue et leurs expressions, ainsi que dans leurs actions ou comportements, ils agissent comme des petites machines incapables de réadapter leur comportement aux exigences de la catastrophe. Or, chez Sebald, le sens de pareilles actions et inadéquations change : le cadre est différent. Certes, on a vu qu’il ne cache pas son admiration pour Kluge. Il accorde avoir découvert en lui un des rares auteurs allemands à avoir trouvé « le ton » juste

38 Kluge, Chronik der Gefühle II, p. 44. 39 Ibid., p. 49. 40 Ibid., p. 62. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 195

(par exemple par l’usage de photographies accompagnant ses textes) pour évoquer le caractère « d’une insondable absurdité » (« abgrundtief absurd ») de la vie dans notre société organisée. Selon Sebald, c’est Kluge qui, en tant qu’écrivain de l’après‑guerre, a montré avec une grande précision que notre espèce était capable de produire et d’organiser des choses d’une extrême complexité en vue de la destruction et non pas en vue de l’amélioration de ses conditions de vie 41. Ce paradoxe est au centre du travail de ce disciple d’Adorno. L’absurde, le grotesque, le thème de l’aliénation y sont présentés avec une telle radicalité et une telle précision que ses textes frôlent le tragi-comique. Chez Kluge, la vision de l’absurde est souvent accompagnée d’humour (noir). Or, le ton chez Sebald est différent : certes, il n’est jamais mélodramatique 42 mais mélancolique et neutre 43. Il décrit les situations vis‑à‑vis desquelles l’ironie et l’humour apparaissent comme absurdes et déplacés. Il ne laisse plus aucun accès ou échappatoire vers un avenir ou une vie libérés de ce passé. Il ne cherche plus à décrire l’absurde en rapport à et dans l’espoir d’un avenir nouveau, celui où les guerres « bénéficieraient » d’accords et de protocoles issus des Conventions de Genève cherchant à protéger les populations civiles 44. L’idée, la prétention même d’apprendre quoi que ce soit de ce passé est déplacée. Même Kluge, d’après Sebald le « plus éclairé » des écrivains, semble parfois « effleuré par le doute », il semble parfois se demander en effet « si nous sommes capables de tirer la moindre leçon du malheur que nous avons provoqué, ou bien si, incorrigibles, nous ne faisons que continuer de piétiner des sentiers qui spontanément vont se connecter à l’ancienne voirie 45 ». Or, ce doute devient chez Sebald une certitude. Aucune issue ne permet de se hisser au-dessus de ce passé, puisque la catastrophe a elle‑même fait éclater toute différence entre nature et histoire, entre vie et civilisation : sa perspective est celle où toute forme de distinction – entre nature et histoire, espèce et culture, vie et mécanisme etc. – s’est effondrée. Son propos retrouve dès lors les descriptions faites par Alexander Kluge dans le cadre de cette « histoire naturelle de la destruction ». Cela devient manifeste dans les exemples de descriptions hallucinantes qu’il introduit dans son récit. Dans son livre, Sebald renvoie à deux reprises au témoignage de Friedrich Reck, à la date du 20 août 1943, relatant l’exode des survivants après la mise en cendres de la ville de Hambourg. Un groupe de quarante à cinquante réfugiés tentent de prendre d’assaut un train dans une gare de Haute-Bavière. Reck raconte alors comment au milieu de ces gens affolés, la valise en carton d’une mère « tombe sur le quai, s’ouvre et répand tout son contenu 46 ». Des jouets, du linge en partie brûlé, une

41 Sebald, « Auf ungeheurer dünnem Eis », p 187. 42 Ibid., p. 203. 43 Ibid., p. 159 et 162. 44 Position qu’adopte le philosophe Grayling dans sa propre étude des faits. Répondant négativement à la question principale, celle de savoir si oui ou non la guerre des airs était militairement et moralement défendable, il termine son ouvrage en renvoyant à la nécessité de tirer des leçons de ces fautes : sa perspective est bien entendu différente de celle de Sebald. En tant que Britannique, il cherche à savoir à quel point ces interventions contre la population civile se justifient dans le cadre d’une guerre juste contre les criminels et ennemis. (Cf. Among the Dead Cities, p. 279-280.) 45 Sebald, De la destruction, p. 73. 46 Ibid., p. 37

69 [187-200] 196 ROLAND BREEUR trousse à ongles… et, pour finir, « le cadavre d’un enfant calciné et réduit à la taille d’une momie que la femme à moitié folle a transporté avec elle comme relique d’un passé encore intact quelques jours auparavant 47 ». Sebald y revient plus tard, dans le chapitre où il développe ses réponses aux réactions que lui ont communiquées différents lecteurs. Il dit qu’il ne voit pas pourquoi Reck aurait de toutes pièces inventé cette scène : toutefois, si elle semble si invraisemblable, c’est bien parce qu’elle est au-delà de l’imaginable et ne se laisse pas « intégrer dans le cadre de la réalité 48 ». Et il ajoute qu’il s’est avéré peu après que le cas relaté par Friedrich Reck n’était pas un cas isolé. Beaucoup d’autres mères transportaient parmi leurs bagages les cadavres de leurs enfants. Ce que ces femmes parties en emportant un tel fardeau sont devenues, personne ne le saura jamais. Et, dit Sebald, il est impossible de sonder la profondeur du traumatisme « subi par ceux qui ont fui les épicentres de la catastrophe 49 ». Mais ce qui frappe surtout chez ces survivants effarés et déments, c’est leur survie en tant que telle. De façon implicite, Sebald rapproche l’exil interminable de ces colonnes de survivants de celle d’une colonie d’insectes. Colonnes qui comme un torrent sans lit, « presque silencieux, mais inlassablement », submergeaient tout 50. C’est exactement ainsi aussi que, à l’automne qui suivit les attaques aériennes, les ruines furent envahies d’une végétation surabondante 51 ou que dans les villes détruites les mouches pullulaient en essaims compacts qui se nourrissaient de cadavres, ou que les escaliers et le sol des caves étaient « glissants de larves longues comme le doigt 52 », ou encore que les villes de ceux qui s’étaient donné pour tâche de nettoyer et « d’hygiéniser » l’Europe entière étaient envahies par la vermine, à tel point, dit Sebald, que les survivants devaient eux-mêmes « lutter contre l’angoisse qui maintenant les envahissait de devenir eux-mêmes ce peuple de rats qu’ils avaient dénoncé 53 ». Il cite à cet égard un passage de Nossack, un des seuls auteurs d’après‑guerre à avoir décrit la situation des villes détruites : Les rats et les mouches étaient les maîtres de la ville. Les rats, aussi gras qu’effrontés, s’ébattaient dans les rues. Mais les mouches étaient plus répugnantes encore ; grosses, verdâtres, comme on n’en avait encore jamais vu. Par essaims, elles se vautraient sur les pavés, s’accouplaient, les unes sur les autres, sur les pans de murs, et se chauffaient, rassasiées et engourdies, contre les débris de vitres. Quand elles ne pouvaient plus voler, elles rampaient à nos trousses à travers les moindres fissures, souillant tout… 54 Inutile de dire combien ce passage – mais cela est caractéristique de toute l’œuvre de Sebald – a été choisi avec soin. Il anticipe celui auquel j’ai déjà fait allusion à propos de la phrase de Marx que Kluge cite en dessous de la photo des ruines de

47 Ibid. 48 Ibid., p. 93. 49 Ibid. 50 Sebald cite ici un passage de Nossack, ibid., p. 41. 51 « À telle enseigne qu’à l’automne 1943, quelques mois après le grand incendie, de nombreux arbres et buissons de Hambourg, en particulier les marronniers et les lilas, fleurirent une seconde fois », ibid., p. 48. 52 Citation de Nossack, ibid., p. 43. 53 Ibid., p. 42 et 41. 54 Ibid., p. 43. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 197

Halberstadt : là où les gens n’arrivent plus à voler, où en d’autres termes la stratégie von oben aliène celle du dessous, l’histoire, dit en substance Sebald, se dégrade en histoire de la nature 55. Cette dégradation devient très explicite au moment où Sebald renvoie à un témoignage de Lutz Heck qui raconte comment des hommes étaient censés déblayer et ranger les cadavres des éléphants morts lors du bombardement du zoo de Berlin (comme le rappelle Sebald, les zoos étaient autrefois censés évoquer le jardin d’Eden) : « Les éléphants passés de vie à trépas dans leurs dortoirs durent, dans les jours qui suivirent, être dépecés sur place, les hommes se glissant dans les cages thoraciques des pachydermes et fourrageant dans les paquets d’entrailles 56 ». Ainsi, à l’image des vers dans les cadavres humains, décrits par Reck, les hommes grouillent dans les entrailles des animaux, et même, ils s’en nourrissent 57. Par la dégradation de l’histoire en nature, le rapport entre l’animal et l’humain est susceptible de s’inverser perpétuellement. Les survivants se comportent comme de la vermine. Ce que Sebald suggère donc, ce n’est pas comment l’industrialisation a dégradé la vie humaine en machines ou automates, mais comment – conséquence de la catastrophe industrielle –, la « nature » ou la vie a envahi les ruines comme des mauvaises herbes, de la moisissure et des parasites : on assiste à « la prolifération d’espèces qu’on supprime en temps ordinaire 58 ».

« Les abîmes de l’histoire. Tout s’y retrouve pêle-mêle 59 »

« L’histoire naturelle de la destruction » que narre Sebald fixe en quelque sorte le cadre dans lequel il tente de décrire le refoulement de ce passé ; outre les marronniers et les lilas qui fleurirent une seconde fois, se réveille avec une « promptitude étonnante » cet autre phénomène naturel : la vie sociale 60. Celle-ci repose sur cette capacité qu’ont les êtres humains d’oublier ou d’ignorer ce qu’ils ne veulent ni voir ni savoir, « de détourner le regard de ce qu’ils ont devant eux ». Nulle part ailleurs qu’en Allemagne, dit Sebald, cette capacité n’a été à ce point avérée. « On se décide, dans un premier temps sous l’emprise de la panique à l’état pur, à continuer comme si rien ne s’était passé 61 ». Nossack raconte comment au milieu des ruines de Hambourg, alors que plus aucune maison n’était encore debout, il tombe sur une femme qui « dans une maison isolée et intacte au milieu du désert de décombres

55 « L’histoire de l’industrie comme livre ouvert de la pensée et de l’affectivité – la théorie matérialiste de la connaissance ou toute autre théorie épistémologique – restent-elles valides au regard d’une telle destruction, ou bien celle-ci n’est-elle pas bien plutôt l’exemple irréfutable que les catastrophes couvant pour ainsi dire sous nos mains puis se déclenchant apparemment sans crier gare, dans une sorte d’expérience, anticipent le moment où, de notre histoire que nous avons crue si longtemps autonome, nous retombons dans l’histoire de la nature ? », ibid., p. 71-72. 56 Ibid., p. 97. 57 Ibid. 58 Ibid., p. 43. 59 Ibid., p. 79. 60 Ibid., p. 48. 61 Ibid.

69 [187-200] 198 ROLAND BREEUR

[…] [était] en train de nettoyer les vitres 62 ». Ou plus loin, il relate comment il a vu des enfants arracher des mauvaises herbes et ratisser un jardinet devant une maison. Sebald voit dans ces activités entièrement inappropriées, comme celle de Mme Schrader au cinéma Capitol, la manifestation même du refoulement : cette incapacité d’adapter son comportement n’est pas que l’effet d’une simple mécanisation, mais le retour à un état de nature. Il ne diffère en rien de la frénésie avec laquelle la population s’est mise à reconstruire les villes. Ou du comportement des masses errantes traversant inlassablement le pays d’un village à l’autre, sans jamais s’arrêter, comme « un grand troupeau » en marche. D’ailleurs, dit Sebald, on finit par se demander si ces errances des populations bombardées n’étaient pas comme une sorte d’exercice cherchant à nous initier à la société mobile actuelle. Comme si la mobilité frénétique de celle-ci ne faisait que perpétuer le mouvement naturel de fuite face à la catastrophe. Je crois que cette conception détermine fortement l’image que Sebald se fait de l’histoire. Nos sociétés actuelles ne sont que le prolongement de ce refoulement hystérique et de cette dégradation à l’état de vermine ou de mauvaise herbe. Sous la « nature » de comportements stéréotypés, de pensées creuses qui pullulent comme des vers, gronde le fond d’un passé jamais assumé ni dépassé. D’une colonie d’insectes, dit Sebald, on ne s’attend pas à ce qu’elle s’éternise dans le deuil, suite à la destruction d’une colonie voisine. Apparemment, les colonies humaines, malgré leurs comportements distingués, n’en sont pas davantage capables. Ainsi reprend- t-il encore un passage où Nossack raconte comment, un jour, il se retrouve dans une banlieue épargnée de Hambourg : les habitants d’une maison étaient assis à un balcon et buvaient du café. C’était comme dans un film, tellement cela paraissait invraisemblable 63. Sebald commente ainsi, illustrant entre autres la « réversibilité » de l’humain et de l’animal évoquée à l’instant : On attend […] de la nature humaine un minimum d’empathie. En ce sens, maintenir l’habitude petite-bourgeoise du café de midi sur les balcons de Hambourg, à la fin de juillet 1943, avait quelque chose d’effroyablement absurde et scandaleux, un peu à l’image des animaux de Granville qui, déguisés en hommes et brandissant couteaux et fourchettes, s’apprêtent à consommer l’un de leurs congénères. 64 Pour lui, cette scène, comme il le dira plus loin, a quelque chose de paradigmatique et représente à merveille l’indifférence et l’oubli de la société actuelle. Cette indifférence est comme un état de nature recouvrant une culture traumatique. Voilà peut-être ce qui explique pourquoi Sebald paraît très sensible à toutes sortes de phénomènes et de situations dans lesquelles un passé transparaît ou refait surface par coïncidence et contiguïté. À l’origine, sa conférence partait du récit d’une des promenades insouciantes qu’avait faites Carl Seelig près de Herisau avec le patient , un dimanche d’été de 1943 (le 27 juillet). Le récit de la promenade se termine par cette étrange phrase dans laquelle l’écrivain rapproche le poète d’un visionnaire : « Oui, les poètes

62 Ibid. 63 Ibid., p. 49. 64 Ibid. HEIMKEHR. « DESCRIPTION DE L’ABERRATION D’UNE ESPÈCE » 199 ont souvent des museaux horriblement longs, grâce auxquels ils pressentent l’avenir. Ils sentent les événements à venir, comme les porcs reniflent les champignons 65… ». Or Walser n’avait pas pressenti ce qui allait arriver à quelques heures de là : le lendemain, la ville de Hambourg fut détruite 66. Cette coïncidence est inouïe, elle oppose d’une part l’insouciance d’un des géants de la littérature à, d’autre part, la destruction de la ville de Hambourg. Cette coïncidence, dit Sebald, constituait la perspective dans laquelle lui-même observait ce passé atroce. Rappelons que c’est en mai 1944 qu’il a vu le jour dans un petit village de l’Allgäu qui a été épargné des horreurs du Reich et des catastrophes de la guerre aérienne. Sa propre enfance s’est déroulée dans une ignorance totale des événements qui se produisaient autour de lui. Presque toute son œuvre gravite autour de ce contraste lui-même absurde. Sous la surface, le passé réapparaît et fait craqueler le vernis naturel. Quand il lit dans une plaquette de 1963 consacrée à l’histoire de Sonthofen « La guerre nous a pris beaucoup, mais nous est resté, intact et à jamais florissant, le magnifique paysage de notre terre natale 67 », il est comme pris de nausée et voit apparaître sous les champs d’alpages et les sentiers de randonneurs les images de la destruction, « et ce sont ces dernières, de façon perverse, et non les visions idylliques de ma tendre enfance, devenues tout à fait irréelles, qui éveillent en moi quelque chose comme le sentiment d’appartenir à un terroir (Heimatgefühl) 68 ». Cette « perversion », il la raconte à plusieurs reprises, entre autres dans son dernier roman Austerlitz, où le personnage est souvent pris de vertige à la vue d’un passé insoupçonné qui le prend à la gorge 69. Cette image de perversion et de vertige montre bien en quoi pour lui l’histoire n’a plus rien d’une dynamique d’assimilation et de dépassement de la nature, mais se réduit à celle d’un refoulement perpétuel. Dès lors, il n’y a plus l’ombre d’un espoir de progrès, vu que le refoulement se perpétue comme un état naturel : les mêmes gestes, les mêmes réactions se prolongent, à l’image de la femme lavant ses vitres au milieu des ruines, de ces mères effarées qui comme des fourmis transportent le cadavre de leurs enfants, etc. Voilà aussi pourquoi, pour Sebald, « l’héroïsme, sans se poser de questions 70 » (« fragloser Heroismus »), état frénétique responsable de la reconstruction des villes détruites, n’est que la face inverse d’une grande inertie, d’une seconde nature. Ces catastrophes sont restées à l’état de trauma refoulé, en partie en raison du fait même que ce réel ne se laisse tout bonnement ni surmonter ni dépasser. Visiblement, on ne survit plus à l’insupportable et on ne peut le supporter en faisant des projets et en tentant de neutraliser le réel par des figurations imaginaires, en s’en évadant

65 « Ja, die Dichter haben oft unheimlich lange Rüssel, mit denen sie die Zukunft vorausfühlen. Sie riechen die kommenden Ereignisse wie Schweine die Champignons », in Carl Seelig, Wanderungen mit Robert Walser, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977, p. 60. 66 On pourrait dire que Walser fut aveugle : mais d’autre part, sa phrase confirme ce que Sebald dira sur le genre de nature supposée revivre après la catastrophe : de la moisissure, des champignons (et les poètes comme « porcs » ?). 67 Sebald, De la destruction, p. 77. 68 Ibid., p. 78. 69 Par exemple : Winfried Georg Sebald, Austerlitz, München/Wien, Carl Hanser Verlag, 2001, p. 157. 70 Ibid., p. 16.

69 [187-200] 200 ROLAND BREEUR ou en cherchant à le dépasser et à le surmonter : on ne réagit même pas, mais on se cramponne à une vie dégradée et réduite à un état naturel, on répète – comme des névrosés – des gestes et des coutumes devenues insignifiants et inappropriés et qui se sont perpétués jusqu’à ce qu’aujourd’hui on appelle culture et histoire. Face à la catastrophe, l’imaginaire, c’est du luxe. Quand il n’y a rien de solide sur quoi s’appuyer dans une tentative de surmonter une situation traumatique, quand il ne nous est plus donné de nous dégager de ce qui nous écrase ou nous étouffe, l’imaginaire se dégrade pour se faire inertie. Bref, la situation décrite en guise d’introduction s’inverse. Pour Mme Schrader, le réel était plus fort que tout ce qu’aurait pu produire l’imagination. Face à ce réel, elle ne peut que persévérer dans des actions devenues totalement inadaptées. Or, ainsi que le suggère Sebald, la culture actuelle perpétue et prolonge ce genre d’action absurde et frénétique, comme une nature pervertie et sans racine flottant au-dessus du vide de l’histoire. Et seules les images ont encore la force de troubler cette réalité. Seules les images ou des descriptions précises mais visuelles de certaines situations concrètes permettent de secouer l’esprit dans son état de léthargie et dans son activité frénétique, de secouer ces personnes « aussi vaines et vides que la surface de la ville » et qui parlent et agissent par stéréotypes : « Ces images d’épouvantes nous saisissent tout particulièrement parce qu’elles brisent avec les récits stéréotypés, et en quelque sorte pré-censurés, qui nous sont livrés des souffrances endurées par les humains 71 ».

Conclusion : Ahasvérus et « un certain Dr. H de Darmstadt »

On dit que l’histoire se répète. C’est parce qu’en fin de parcours, elle n’a plus rien d’historique. Sebald termine son propos en offrant des réponses aux commentaires que lui ont envoyés des lecteurs après la parution de la première version du texte dans la Neue Zürcher Zeitung. La meilleure lettre, il l’a gardée pour la fin. Cette lettre loufoque, il a dû la lire à plusieurs reprises, parce qu’il n’en croyait pas ses yeux, tellement il se sentait consterné par le contenu. Dans cette lettre, l’auteur, « ein gewisser Dr. H. aus Darmstadt » défend la thèse que les Alliés de la guerre aérienne avaient pour objectif « en détruisant leurs villes, de couper les Allemands de leur héritage et de leurs traditions, et de préparer ainsi l’invasion culturelle et l’américanisation généralisée 72 ». Cette stratégie aurait été imaginée et conçue par les Juifs vivant à l’étranger, qui se seraient inspirés de connaissances qu’ils auraient acquises et accumulées sur le psychisme humain, les cultures et les mentalités étrangères lors de leurs longues errances, expatriations et migrations…

71 Ibid., p. 97. 72 Ibid., p. 102. Résumés en allemand

Roland BREEUR Heimkehr. „Eine Beschreibung der Aberration einer Species“

Untersucht wird in diesem Artikel die Art und Weise, wie W. G Sebald Alexander Kluges frühe Analysen des Luftangriffs auf dessen Heimatstadt Halberstadt wieder aufnimmt. Aber auch wie er sie aus ihrem ursprünglichen Kontext (der „kritischen Theorie“) herauslöst, um sie in das einzugliedern, was er eine Naturgeschichte der Zerstörung nennt.

Schlagwörter: Bombenangriffe, Sebald, Geschichte, Natur, Zerstörung

Gregory CORMANN/Jeremy HAMERS Die Macht der Gefühle: Kluge, Adorno, Ferenczi

Anhand der expliziten wie impliziten Spuren, welche die ersten Texte des Psychoanalytikers Sándor Ferenczi in Alexander Kluges Die Macht der Gefühle (1983), aber auch in der früheren Fernsehsendung, die der Autor nachträglich Reformzirkus genannt hat (1970), hinterlassen haben, wird in diesem Artikel die klugsche Auffassung eines politischen Kinos der Emotionen erläutert. Diese Auffassung kann leicht dem scheinbaren Pessimismus des „späten“ Adorno (u.a. in „Erziehung nach Auschwitz“) gegenübergestellt werden. Wider diese Gegenüberstellung wird hier der politische Film von Alexander Kluge aufs Neue erläutert. Dieser Film, der laut Kluge die ursprüngliche Protestfähigkeit eines jeden Menschen fördert, entpuppt sich somit als eine späte „Querausführung“ einer adornischen Auffassung der weltgebundenen Handlungsfähigkeit des Subjekts.

Schlagwörter: Adorno und die Psychoanalyse, Mischform, politische Effizienz des Films, Die Macht der Gefühle, Sándor Ferenczi

Thomas ELSAESSER „Hunderttausend Zufälle, die hinterher Schicksal heißen“

Das literarische und audiovisuelle Werk Alexander Kluges wird häufig aus einer historisch- nationalen Perspektive betrachtet, welche sich überwiegend auf die Vergangenheitsbewältigung sowie die abgeleiteten Themen der Schuld und Reue konzentriert. Ausgehend von diesen „deutschen“ thematischen Schwerpunkten, die Elsaessers frühere Arbeiten in der Gestalt von Fehlleistung und Wiederkehr des Verdrängten erläutert haben, überschreitet dieser Beitrag den national-deterministischen Rahmen um die Grundlagen einer neuen Auffassung der zentralen klugschen Motive der Rückkopplung (oder „Retroaktion“) und der Kontingenz zu schaffen. Filme wie Nachrichten aus der ideologischen Antike (2008) oder Früchte des Vertrauens (2009) entfalten sich somit als einzigartige Problematisierung einer sogenannten „retroaktiven Kausalität“.

Schlagwörter: Fehlleistung, Retroaktion, Kausalität, Zufall, Schicksal

69 Cahiers d’études germaniques [201-212] 202 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge

Maud HAGELSTEIN/Céline LETAWE Alexander Kluge/Gerhard Richter. Die Kunst gegen den Zufall

A. Kluge und G. Richter finden hier bei der Frage des Zufalls zusammen: Die Zeit, die vergeht, legt gewisse Ereignisse in einer Abfolge potentiell aktualisierbarer Möglichkeiten unumkehrbar fest. Die zufällige und gewaltsame Determinierung derselben wirft jedoch Fragen auf: Warum nimmt die Welt diese Entwicklung und keine andere? Wie ist es möglich, sich dem schicksalhaften Fluss der Zeit zu widersetzen? Die Herrschaft über Chronos ist freilich eine Illusion, doch die Kunst macht es möglich, den Lauf der Dinge vorübergehend zu unterbrechen, unsere Vorstellungen einer Spannung auszusetzen und an jenen Stellen die Unbestimmtheiten wieder in ihr Recht zu setzen, wo sonst historische Erstarrung herrscht. Mit ihren Werken bringen uns die Künstler dazu, die Geschichte sowohl in ihrer furchtbaren Determiniertheit als auch in ihren Alternativen neu zu denken. Auf diese Weise gelingt es ihnen, den Zufall zu bändigen, wieder Ruhe ins gegenwärtige Geschehen zu bringen und allzu unmittelbare Analysen aufzuschieben, um unsere Vorstellungen dauerhaft zu verändern.

Schlagwörter: Richter, Fotografie, Zeit, Zufall, Geschichte

Hosung LEE Ein Kommentar zum Kommentar der Authentizität. Zur koreanischen Übersetzung der Lebensläufe von Alexander Kluge

Verfolgt ein Übersetzer den Zweck, einen Originaltext seinen fremdkulturellen Lesern authentisch zu übermitteln, muss er diverse Inter- und Kontexte der Sätze, Zitate und Geschichten aufspüren. Dabei justiert er, wie weit der Zusammenhang dem Wissen, den Vorstellungen und den Forschungen der Leser überlassen werden soll. Der Übersetzer gerät in eine ähnliche Situation wie der Verfasser des Textes und die Übersetzung wird in dem Sinne zu einer Art politischer Fragestellung. Bei Alexander Kluge fließen oft die Stimmen von Autoren, Erzählern, und Figuren ineinander, was die Übersetzung besonders schwierig macht. Daraus erfolgen zwangsläufig die Veränderung des Textes und die Selbstteilung des Übersetzers in einen Transkribisten, Interpreten und Kommentator. Wenn man die kooperative Autorschaft Kluges auf die Übersetzung anwendet, kann man die Bildungsidee von A. Kluge, nämlich den „engagierten Pluralismus“, auch als die Aufgabe des Übersetzers verstehen.

Schlagwörter: Lebensläufe, kooperative Autorschaft, Parallelismus, Weltliteratur, Übersetzung

Dario MARCHIORI Die Utopie des Raums, der Zeitraum der Utopie: dialektische Archäologie von Science-Fiction im Werk Alexander Kluges

Seit Ende der 60er Jahre spielt Science-Fiction als Genre und besonders als Raumzeit-Denken eine wichtige Rolle im Werk von Alexander Kluge. Dieser Text untersucht die Aneignung und kritische Umdeutung der Science-Fiction, die Kluge um 1970 unternimmt, und deren darauffolgende Verallgemeinerung. Weltraum und Zukunft sind „Außenräume“, die sich für eine utopische Projektion eignen; in dieser situiert Kluge die Erzählung einer dystopischen Umkehrung, die sich in seinem Buch Lernprozesse mit tödlichem Ausgang (1973) besonders konsequent vollzieht. Angesichts des ständigen Scheiterns der Utopie erlaubt das „scientifiktionale“ Prinzip dem Autor, über seine SF-Produktion hinausgehend, das utopische RÉSUMÉS EN ALLEMAND 203

Ziel, das sich im Herzen seiner „Katastrophen-Erzählungen“ befindet, wieder auftauchen zu lassen – ganz im Sinne seiner Weiterführung der „Dialektik der Aufklärung“. Der Zusammenprall von Gegenwart und der „übrigen Zeit“ (A. Kluge) und das Aufeinandertreffen von Wissen (science) und Fantasie (fiction) werden so zu einer Arbeitsmethode, die auf einem „metaphorischen“ Denken basiert.

Schlagwörter : Science-Fiction, Utopie, Dystopie, Raumzeit, metaphorisches Denken

Susanne MARTEN Der literarische Pakt. Lesen in Alexander Kluges Die Lücke, die der Teufel läßt

Ausgehend von mehreren Hinweisen Alexander Kluges darauf, wie seine Bücher zu lesen seien, setzt sich dieser Beitrag mit der Frage auseinander, ob diese Navigationsvorschläge bei der Lektüre seiner literarischen Texte umsetzbar sein können. Mit jeder weiteren möglichen Lesart wäre ein Qualitätssprung verknüpft, und einige der in seinem Band Die Lücke, die der Teufel läßt angelegten Zusammenhänge werden nachgezeichnet. Insbesondere die gleichnamige Erzählung aus dem vierten, dem metaphysischen Kapitel des Buches ist Gegenstand der Untersuchung. Dabei zeigt sich, inwiefern ein literarisches Verständnis, das auch die komische und schräge Dimension seiner Texte in den Blick nimmt, neue Horizonte eröffnet. Es wird evident, dass dem literarischen Erzählen eine politische und philosophische Rolle zukommt, nämlich die verstreute Wahrheit der sich entziehenden Realität nicht verloren zu geben.

Schlagwörter: Orientierung, Karten und Netze, Wahrheitsdiskurse, das Komische, das verstreute Einzelne

Julien PIERON Das Kapital imaginieren-lesen

Ausgehend von Kluges Nachrichten aus der ideologischen Antike und des Projektes, auf Eisensteins Spuren Das Kapital zu verfilmen, stellt dieser Beitrag die Frage der Klugschen Bildinszenierung. Die Charakterisierung von dem, was in den Nachrichten sichtbar wird sowie die Feststellung, dass der durch den Prolog geschaffene Anspruch nicht erfüllt wird, deuten auf eine neue Infragestellung des Zusammenhangs zwischen Kluge und Marx’ Text. Gespräche mit Hans Magnus Enzensberger, Peter Sloterdijk und Oskar Negt ermöglichen es, neue Interpretationsraster zu erarbeiten und die Koexistenz von drei Bildinszenierungsmodi zu thematisieren, in denen die Vorstellung des Zuschauer-Lesers zentral ist. Gestützt auf diese Typologie der Bildinszenierung, werden in diesem Beitrag einige Szenen aus Nachrichten aus der ideologischen Antike analysiert. Schlussfolgernd mündet diese Analyse in einen Vergleich zwischen dem Klugschen Dispositiv und dem von Mallarmé in Le Tombeau d’Edgar Poe erarbeiteten.

Schlagwörter: Marxismus, Bild, Vorstellungsvermögen, Eisenstein, Kluge

Winfried SIEBERS Alexander Kluge und die Frühe Neuzeit

Die Verknüpfung von Geschichte und Gegenwart ist ein zentrales Motiv im Werk Alexander Kluges. In diesem Sinne ist es aufschlussreich, Kluges Rezeption der Frühneuzeit-Epoche

69 [201-212] 204 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge

(16. bis 18. Jahrhundert) zu untersuchen, zumal grundlegende intellektuelle Wegmarken und Orientierungspunkte Kluges (Humanismus, Aufklärung) aus diesem Zeitalter stammen. Dabei ist die Frühe Neuzeit für den Autor nicht nur ein Stoffreservoir für sein erzählerisches Werk und eine „Relaisstation“ zur Antike; sie hat vielmehr auch ein Anregungspotential für die wissensorganisatorische Darbietung seines Enzyklopädiegedankens. Diese Bezugnahmen auf die Frühe Neuzeit werden im vorliegenden Beitrag am Beispiel von Kluges „Lieblingsroman“ La Princesse de Clèves (1678) von Madame de La Fayette und der wissenskompilatorischen Zeitschrift Relationes curiosae (1681-1691) von Eberhard Werner Happel erläutert.

Schlagwörter: Rezeption der Frühen Neuzeit, Frühe Neuzeit als Fundus für moderne Erzählweisen, La Princesse de Clèves, Eberhard Werner Happels Relationes curiosae

Bert-Christoph STRECKHARDT Kluges Konstellationen. Alexander Kluges Fortsetzung der Kritischen Theorie mit narrativen Mitteln

Alexander Kluge befreit die Kritische Theorie aus ihrer diskursiven Verschanzung der letzten Jahrzehnte und verknüpft sie auf ästhetische wie bildungspolitische Weise wieder mit Gesellschaft. Dabei arbeitet er im Grunde nach vier Prinzipien: Entschleunigung, Subjektivierung, konstellative Darstellung und kooperative Gegenproduktion. Durch alle Freiheiten eines Erzählers gelingt es ihm darüber hinaus, auch die theoretischen Grundlagen insbesondere Benjamins und Adornos weiterzuentwickeln. Die Idee der Konstellation, die laut Kluge von Balzac stammt und die Adorno und Eisenstein in sein Leben bringen, hat in Walter Benjamins „Idee als Konfiguration“ eine weitere prominente Begleitung: „Die Ideen sind ewige Konstellationen und indem die Elemente als Punkte in derartigen Konstellationen erfaßt werden, sind die Phänomene aufgeteilt und gerettet zugleich.“ Das ausformulierte Ziel lautet deshalb: „Rettung der Phänomene“ und „Darstellung der Ideen“.

Schlagwörter: Konstellation, subjektiv-objektive Beziehungen, Kritische Theorie, Adorno, Benjamin

Florian WOBSER Das Werk Alexander Kluges lesen/schauen/hören/spüren. Audiovisuelle Montagen als Movens eines ästhetischen Bildungsprojekts

Kluges Theorie und Medienpraxis ist bislang nur selten und dann bloß einseitig in bildungsphilosophischer und didaktischer Perspektive rezipiert worden. Diesem Desiderat widmet sich der folgende Beitrag, der Kluges Werk zunächst ausgehend von dessen Montageprinzip philosophisch zwischen Frankfurt und Frankreich verortet, um diese „Philosophie des Dazwischen“ anschließend mit Hilfe der aktuellen Modelle ästhetisch- performativer Bildungstheoretiker zu charakterisieren und didaktisch in die Schulpraxis zu überführen. Mittels Geschichte und Eigensinn und einem audiovisuellen Essay Kluges wird verdeutlicht, dass Kluges Werk ein innovatives multisensorisches „Lesenlernen“ ermöglichen kann.

Schlagwörter: Bildung, Didaktik, Montage, Aisthesis, Performativität Résumés en français

Roland BREEUR Heimkehr. « Description de l’aberration d’une espèce »

Cet article tente d’explorer la manière dont W. G. Sebald reprend les analyses faites par A. Kluge dans son ouvrage sur le bombardement de sa ville natale de Halberstadt. Mais il les sort de leur contexte théorique (de la « théorie critique ») afin de les intégrer dans ce qu’il appelle une histoire naturelle de la destruction. Qu’entend-il par-là ?

Mots-clés : bombardements aériens, Sebald, histoire, nature, destruction

Grégory CORMANN/Jeremy HAMERS Le pouvoir des sentiments : Kluge, Adorno, Ferenczi

Partant des traces, explicites comme implicites, que les premiers textes du psychanalyste Sándor Ferenczi laissent de toute évidence dans le film Le pouvoir des sentiments (1983) mais aussi, plus tôt déjà, dans le célèbre débat télévisé intitulé (a posteriori, par Alexander Kluge lui- même) Reformzirkus (1970), cet article s’attache à mieux comprendre la conception klugienne d’un cinéma politique des émotions. Cette conception peut, a priori, être aisément opposée au pessimisme apparent qui semble caractériser quelques textes du « dernier » Adorno, notamment « Éduquer après Auschwitz ». À rebours de cette opposition, un croisement du renouveau que Ferenczi insuffle à la pensée de la relation entre patient et psychanalyste et des critiques célèbres qu’Adorno avait adressées à une psychanalyse corrompue par un fonctionnalisme anglo-saxon permet ici de redéfinir le cinéma politique d’A. Kluge. Ce cinéma qui est, selon l’auteur, en mesure de susciter et de soutenir la capacité protestataire originelle de tout être humain, apparaît alors comme la réalisation retardée et « traversière » d’une pensée proprement adornienne de la capacité d’action du sujet sur le monde.

Mots-clés : Adorno et la psychanalyse, Mischform, efficacité politique du cinéma, Le pouvoir des sentiments, Sándor Ferenczi

Thomas ELSAESSER « Cent mille hasards qu’après coup on appelle destin »

L’œuvre littéraire et audiovisuelle d’Alexander Kluge fait régulièrement l’objet de lectures qui font la part belle au passé historique national du réalisateur allemand. Ces lectures accordent notamment une place prépondérante à la « Vergangenheitsbewältigung » ainsi qu’aux notions connexes de culpabilité et de regret. Partant de ces thématiques « allemandes » que les travaux antérieurs de Th. Elsaesser ont explorées par le biais des notions d’acte manqué et de retour du refoulé, ce texte passe outre au caractère proprement allemand des manifestations que ces notions recouvrent, pour poser les fondements d’une relecture conjointe de la rétroaction et de la contingence, motifs centraux dans l’œuvre de Kluge. En résulte une nouvelle compréhension de films récents tels que Nachrichten aus der ideologischen Antike (2008) ou Früchte des Vertrauens (2009) qui deviennent, à la lumière de cet élargissement historiographique, les lieux de pensée d’une causalité rétroactive.

Mots-clés: acte manqué, rétroaction, causalité, hasard, destin

69 [201-212] 206 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge

Maud HAGELSTEIN/Céline LETAWE Alexander Kluge/Gerhard Richter. L’art contre le hasard

A. Kluge et G. Richter se rencontrent ici autour du problème du hasard : le temps qui passe fixe de manière irréversible certains événements parmi une série de possibles susceptibles d’être actualisés. La détermination hasardeuse et brutale des événements pose question. Pourquoi le monde prend-il telle tournure plutôt que telle autre ? Comment résister au flux fatal du temps ? La maitrise de Chronos est évidemment illusoire, mais l’art permet de suspendre provisoirement le cours des choses, de mettre sous tension nos représentations et de réintroduire des indéterminations là où l’histoire s’est figée. Les artistes invitent par leurs œuvres à repenser l’histoire aussi bien dans sa terrible détermination que dans ses alternatives. Ils domptent ainsi le hasard, réintroduisent du calme dans l’actualité et permettent de postposer les analyses trop directes pour transformer durablement nos représentations.

Mots-clés : Richter, photographie, temps, hasard, histoire

Hosung LEE Un commentaire sur le commentaire de l’authenticité. à propos de la traduction coréenne des Lebensläufe d’Alexander Kluge

Quand un traducteur se donne pour but de faire parvenir un texte original d’une manière authentique à des lecteurs venant d’un horizon culturel différent, il doit identifier divers intertextes et contextes des phrases, citations et histoires. Il ajuste sa traduction pour permettre à la connaissance, à l’imagination et aux recherches des lecteurs d’établir les bonnes mises en rapport. Le traducteur se retrouve dans une situation comparable à celle de l’auteur du texte et, en ce sens, la traduction devient une sorte de question politique. Chez Alexander Kluge, les voix des auteurs, des narrateurs et des personnages se confondent souvent, ce qui rend la traduction particulièrement difficile. Cela mène inévitablement à une transformation du texte et à l’auto-division du traducteur en transcripteur, interprète et commentateur. En appliquant la coopération entre divers auteurs chère à Kluge à la traduction, on peut aussi comprendre l’idée de la « Bildung » propre à A. Kluge, c’est-à-dire le « pluralisme engagé », comme étant la tâche du traducteur.

Mots-clés : curriculum vitæ, coopération de co-auteurs, parallélisme, littérature mondiale, traduction

Dario MARCHIORI L’Utopie de l’Espace, l’espace-temps de l’Utopie : archéologie dialectique de la science‑fiction dans l’œuvre d’Alexander Kluge

La science-fiction, comme genre et surtout comme pensée de l’espace-temps, occupe une place importante dans l’œuvre d’Alexander Kluge depuis la fin des années 1960. L’article étudie l’appropriation et la réinterprétation critique de la science-fiction par Kluge au tournant de 1970, et la généralisation de cette réflexion par la suite. Si l’Espace et l’Avenir sont des zones « extérieures » qui se prêtent à la projection utopique, Kluge y inscrit plutôt le récit d’un retournement dystopique, développé de la manière la plus aboutie dans son livre Processus d’apprentissage à issue mortelle (1973). Face à l’échec permanent de l’utopie, le principe « scientifictionnel » permet à Kluge, bien au-delà de sa production « SF », de faire ressurgir Résumés en français 207 l’aspiration utopique qui se situe au cœur de ses récits catastrophiques, en poursuivant sa réflexion sur la « dialectique de l’Aufklärung ». La conflagration entre le présent et « le reste du temps » (A. Kluge) et le croisement entre savoir (science) et imagination (fiction) se généralisent alors en une méthode de travail basée sur une pensée « métaphorique ». Mots-clés : science-fiction, utopie, dystopie, espace-temps, pensée métaphorique

Susanne MARTEN Le pacte littéraire. Lire dans Die Lücke, die der Teufel läßt d’Alexander Kluge

à partir d’un certain nombre d’indices donnés par Alexander Kluge pour aider le lecteur à s’orienter dans ses livres, la contribution s’interroge sur la possibilité de les faire coexister. En effet, chaque nouvelle démarche induirait un saut qualitatif, ce qui nous a amenée à esquisser quelques-uns des contextes présents dans Die Lücke, die der Teufel läßt (L’interstice laissé par le diable). C’est notamment le récit homonyme au début du quatrième chapitre qui est examiné de près. En montrant dans quelle mesure une lecture qui tient compte de l’aspect comique de ce texte permettrait de lever le regard vers de nouveaux horizons, l’article souligne le rôle politique et philosophique de la narration littéraire. Cette dernière est capable d’empêcher de perdre de vue la vérité temporelle dispersée de ce que nous avons coutume d’appeler la réalité, quand bien même elle se soustrairait de plus en plus au regard critique.

Mots-clés : orientation, cross-mapping, discours de vérité, comique, singularités dispersées

Julien PIERON Imaginer-lire Le Capital

À partir d’une présentation des Nouvelles de l’Antiquité idéologique et du projet de filmer Le Capital en suivant les pas d’Eisenstein, l’article pose la question de la mise en image dans le travail de Kluge. La caractérisation de ce que les Nouvelles donnent à voir, et le constat que l’horizon d’attente créé par leur prologue reste étonnamment vide, obligent à reposer la question du rapport de Kluge au texte de Marx. Le détour par les entretiens avec Hans Magnus Enzensberger, Peter Sloterdijk et Oskar Negt permet de dégager de nouvelles pistes de lecture, et de thématiser la coexistence de trois régimes de mise en image qui se recoupent dans l’importance accordée à l’imagination du spectateur-lecteur. En s’appuyant sur cette typologie, l’article propose une interprétation de quelques séquences emblématiques du film, qui aboutit à une réflexion sur la notion d’héritage et à un rapprochement entre le dispositif créé par Kluge dans les Nouvelles et celui que Mallarmé met en place dans Le Tombeau d’Edgar Poe.

Mots-clés : marxisme, image, imagination, Eisenstein, Kluge

Winfried SIEBERS Alexander Kluge et la première modernité

La liaison entre histoire et présent constitue un motif central dans l’œuvre d’Alexander Kluge. En ce sens, il est éclairant d’examiner sa réception de la première modernité (xvie‑xviiie siècle), d’autant que plusieurs fils rouges et motifs centraux de Kluge (Humanisme, les Lumières) émergent à cette époque. Par ailleurs, la première modernité ne constitue pas seulement un

69 [201-212] 208 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge réservoir de matériau pour l’œuvre narrative de Kluge, ni ne se limite à n’être qu’un point relais vers l’Antiquité. Elle représente aussi et surtout un potentiel d’incitation à la représentation de sa pensée de l’encyclopédie. Dans cette contribution, ses références à la première modernité sont explicitées et expliquées à l’aide du « roman préféré » de l’auteur, La Princesse de Clèves (1678) de Madame de La Fayette, et de la revue de compilation savante Relationes curiosae (1681-1691) de Eberhard Werner Happel.

Mots-clés : réception de la première modernité, la première modernité comme source de modes modernes de narration, La Princesse de Clèves, Relationes curiosae de Eberhard Werner Happel

Bert-Christoph STRECKHARDT Constellations klugiennes : Alexander Kluge ou la continuation de la Théorie critique avec les moyens de la narration

Alexander Kluge affranchit la Théorie critique de son cloisonnement discursif de ces dernières décennies et rétablit – tant esthétiquement qu’au niveau de la politique éducative – sa liaison avec la société. Son travail fait fond sur quatre principes : ralentissement intentionnel, subjectivation, représentation par constellation, contre-production coopérative. Grâce à toutes les libertés dont dispose un conteur/narrateur, Kluge parvient en outre à développer les fondements théoriques de Benjamin et Adorno. L’idée de la constellation qui, selon Kluge, provient de Balzac, mais que lui ont apportée Adorno et Eisenstein, trouve dans « L’idée comme configuration » de Walter Benjamin un autre accompagnement célèbre : « Les idées sont des constellations éternelles, et dans la mesure où les éléments sont saisis comme des points à l’intérieur de ces constellations, les phénomènes sont en même temps dispersés et sauvés. » Dans ce cadre, le but proclamé est dès lors : « sauvetage des phénomènes » et « représentations des idées. »

Mots-clés : constellation, relations subjectivo-objectives, Théorie critique, Adorno, Benjamin

Florian WOBSER Lire/regarder/entendre/sentir l’œuvre d’Alexander Kluge. Les montages audiovisuels comme motivations d’un projet d’éducation esthétique

Jusqu’à présent, la théorie et la pratique médiatique d’Alexander Kluge n’ont que trop rarement – et alors de façon unilatérale – fait l’objet d’une approche relevant de la didactique et de la philosophie de l’éducation. Plaçant cette approche au centre de ses préoccupations et partant du principe klugien du montage, cet article entend d’abord situer philosophiquement l’œuvre de Kluge entre Francfort et la France. En un second temps et à l’aide de modèles issus des théories contemporaines de l’éducation esthético-performative, cette philosophie de « l’entre-deux » est définie et transposée dans la praxis scolaire. Partant de Histoire et obstination et d’un essai audiovisuel de Kluge, il s’agit de montrer que l’œuvre klugienne rend possible un apprentissage de la lecture qui est à la fois innovateur et multisensoriel.

Mots-clés : éducation (Bildung), didactique, montage, aisthesis, performativité Résumés en anglais

Roland BREEUR Heimkehr. “Description of the aberration of a species”

This article aims at exploring the way W. G. Sebald takes over Kluge’s analyses in his book dedicated to the bombing of his hometown Halberstadt. Furthermore this text reflects on the decontextualization Sebald applies by freeing these analyses from their original theoretical framework (Critical theory), in order to integrate them into what he calls a natural history of destruction.

Keywords: aerial bombings, Sebald, history, nature, destruction

Grégory CORMANN/Jeremy HAMERS The power of feelings: Kluge, Adorno, Ferenczi

Alexander Kluge’s film The Power of Feelings (1983), but also the earlier TV show which the author himself entitled Reformzirkus (1970), bear the obvious as well as more discreet marks of some early texts by the psychoanalyst Sándor Ferenczi. Taking this influence as a starting point to better understand Kluge’s thought of a political cinema of emotions, this article aims at going beyond the well-known opposition between Kluge’s belief in the subject’s ability to “produce feelings” and the apparent of the late Adorno (a.o. in “Education after Auschwitz”). A crossing of Ferenczi’s new conception of the patient/analyst relation with Adorno’s famous criticism of a certain psychoanalysis corrupted by an Anglo-Saxon functionalism, helps to redefine Alexander Kluge’s political film. This kind of film which, according to the author, arouses the original ability to “protest” of every human being, then appears to be a belated and “cross-current” realization of an Adornian thought of the subject’s ability to act upon the world.

Keywords: Adorno and psychoanalysis, Mischform, political efficiency of film, The Power of Feelings, Sándor Ferenczi

Thomas ELSAESSER “A hundred thousand accidents we afterwards call fate”

Alexander Kluge’s literary and audiovisual work has been the subject of historical-national approaches which focused on the idea of the “Vergangenheitsbewältigung” – mastering the (Nazi) past – as well as on the derived notions of guilt, regret and contrition. Taking this emphasis on “German” issues as well as its developments in Elsaesser’s previous texts on failed performances and the return of the repressed as starting points, this article goes beyond the German scope of these issues in order to lay the groundwork of a new understanding of the typical Klugean figures of retroaction and contingency. In the light of this analysis, recent films as Nachrichten aus der ideologischen Antike (2008) and Früchte des Vertrauens (2009) turn out to be unique loci of a reflection on the so called “retroactive causality”

Keywords: failed performance, retroaction, causality, contingency, fate

69 [201-212] 210 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge

Maud HAGELSTEIN/Céline LETAWE Alexander Kluge/Gerhard Richter. Art against chance

A. Kluge and G. Richter are meeting here around the issue of chance: as time passes, it irreversibly precipitates certain events among a series of possibilities that could have been realized. The unpredictable and brutal nature of events raises following questions: Why does the world take one turn rather than another? How do we resist the fatal flow of time? While mastering time is an illusory endeavor, art allows us to reintroduce possibilities that history has removed. Artists invite us through their work to re-think history – both its unflinching certainties and its alternatives. They thus subdue chance, reintroduce calm into the present and allow us to postpone direct analyses to durably transform our representations.

Keywords: Richter, photography, time, chance, history

Hosung LEE A commentary on the commentary on authenticity. The korean translation of Alexander Kluge’s Lebensläufe

If a translator pursues the purpose to transfer an original text to the readers from an unfamiliar culture authentically, it is important to identify various intertexts and contexts of phrases, quotes and stories. He adjusts how far the interrelations should be entrusted to the knowledge, the imagination and the research of the readers. The translator finds himself in a situation similar to the one of the author of the text and to that extend translation becomes a kind of political question. Alexander Kluge often let the voices of authors, narrators and characters flow into each other, which makes the translation particularly difficult. This inevitably leads to the transformation of the text and the self-division of the translator himself into a transcribist, an interpreter and a commentator. Applying the cooperative authorship of Kluge to the translation, one can perceive the idea of “Bildung” of Alexander Kluge, namely the “engaged pluralism”, as the task of the translator.

Keywords: case histories, cooperative authorship, parallelism, world literature, translation

Dario MARCHIORI Outer space as utopia and utopia’s space-time: a dialectic archeology of science-fiction in Alexander Kluge’s work

Science-Fiction, as a genre and especially as a thought of the space-time, is central in Alexander Kluge’s work since the Sixties. This article proposes an analysis of Kluge’s appropriation and critical reinterpretation of Science-Fiction around 1970, and its subsequent generalization. If Outer Space and the Future are generally “external” zones which allow the utopian projection, Kluge rather uses them as the locus of its dystopian reversal, which he will develop and accomplish in his book Learning Processes with a Deadly Outcome (1973). Facing the permanent failure of the utopia, the “science-fictional”-principle allows Kluge, far beyond his SF-production, to make the utopian yearning reappear at the heart of his catastrophic tales, carrying on his reflection about the “dialectic of Enlightenment”. In this way, the conflagration between present and “the rest of time” (A. Kluge) and the crossing of knowledge (science) and imagination (fiction) become a general method of work based on “metaphorical” thinking.

Keywords: science-fiction, utopia, dystopia, space-time, metaphorical thinking. Résumés en anglais 211

Susanne MARTEN The literary contract. Reading in Alexander Kluge’s Die Lücke, die der Teufel läßt (The Gap left by the Devil)

This paper examines the navigational models given by Alexander Kluge on how to read his books. It also investigates whether these different levels of reading fulfill their promise to reveal multiple dimensions of understanding, even if their coexistence also creates friction. Examples are given in context in Die Lücke, die der Teufel läßt (The Gap Left by the Devil). The article highlights the importance of understanding the comic aspect to discover multiple horizons in Kluge’s writing. Even though concealed reality may be difficult to grasp, the political and philosophical implications of literary narration enable the reader to collect dispersed elements of truth.

Keywords: orientation, maps and nets, discourse on truth, the comical, dispersed singularities

Julien PIERON Imagining-reading The Capital

Starting from a presentation of Nachrichten aus der ideologischen Antike as an attempt to resume Eisentstein’s project of filming Das Kapital, the paper raises the issue of “imaging” in Kluge’s work. The characterization of what the Nachrichten allow to see, and the fact that the expectation arisen by the prologue is obviously and surprisingly disappointed, ask for a new questioning of the relation between Kluge and Marx’s text. Through a discussion of the interviews with Hans Magnus Enzensberger, Peter Sloterdijk and Oskar Negt, new ways of reading the film are brought to light. Furthermore, the coexistence of three “imaging patterns” is highlighted, each of them paying particular attention to the imagination of the spectator- reader. Relying on this typology, the paper proposes a reading of some representative scenes which lead finally to a reflection on legacy and a comparison between the Klugean device of the Nachrichten, and the device Mallarmé developed in the Tomb of Edgar Allan Poe.

Keywords: marxism, picture, imagination, Eisenstein, Kluge

Winfried SIEBERS Alexander Kluge and his relation to early modern culture

A specific topic in Alexander Kluge’s artistic output is the use of different modes to connect history and the present. In this aspect it is very instructive to explore Kluge’s use of early modern culture (16th to 18th century), because there is much evidence that this era is a cornerstone of his intellectual opinions and attitudes (humanism, enlightenment). The relation to facts and characters of early modern times is the one side of the coin; the reverse side is the use of modes of knowledge which were common in this period: compilation and accumulation, eclectic methods, encyclopedic approach. Starting from this point the paper outlines how Kluge refers to these modes in his work and updates the tradition of early modern culture. A main focus will be his discussion of Madame de La Fayettes La Princesse de Clèves (1678) and the analogies between E. W. Happels periodical Relationes curiosae (1681-1691) and Kluge’s encyclopedic approach.

Keywords: perception of early modern culture, early modern era as a “relay station” for modern narrative styles, Madame de La Fayette’s La Princesse de Clèves, Eberhard Werner Happel’s Relationes curiosae.

69 [201-212] 212 Lecteurs/Spectateurs d’Alexander Kluge

Bert-Christoph STRECKHARDT Kluge’s constellations. Alexander Kluge’s continuation of Critical Theory by other narrative means

Alexander Kluge has liberated Critical theory from its discursively entrenched position of the last few decades and is attempting to reconnect it to society in the fields of both aesthetics and educational policy. Through this process, his work falls under the following four principles: deceleration, subjectivization, constellative (re)presentation/dramaturgy and finally cooperative counter-production. Furthermore, utilising the kind of artistic liberties which are granted to a narrator, he succeeds in developing theoretical principles, especially those of Benjamin and Adorno. The idea of constellation, which, according to Kluge, came from Balzac and was animated into life by Adorno and Eisenstein, is also connected to Walter Benjamin’s “idea of configuration”: “The ideas are eternal constellations and in grasping the elements in such constellations, the phenomena are divided up and redeemed at the same time.” In this context, the declared ambitions are: “(re)presentation of ideas” and “salvation of phenomena”.

Keywords: constellation, subjective-objective correlations, Critical theory, Adorno, Benjamin

Florian WOBSER Reading/Viewing/Hearing/Feeling Alexander Kluge’s work. Audiovisual montage as movens of an aesthetical educational project

Kluge’s theory and media works have only rarely and merely one-sided been included and used in an educational and didactical perspective. This contribution aims at philosophically situating Kluge’s work and principle of montage between Frankfurt and France, in order to characterize subsequently this “philosophy of the in-between” with the help of current models of aesthetical-performative theorists of education, and to transfer it didactically into all-day school practice. Regarding History and Obstinacy and an audiovisual essay of Kluge, this article shows that Kluge’s work enables an innovative multisensory “learning-to-read”.

Keywords: education, didactics, montage, aesthesis, performativity CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

No 61 (2011/2) Jeux de rôles, jeux de masques — Christina Stange-Fayos, Katja Wimmer, Avant-propos – Christina Stange-Fayos, La mascarade de l’anonymat dans le « débat public » du XVIIIe siècle – Gilles Buscot, Les cérémonies de la (re)germanisation et de la (re)francisation à Strasbourg. Regard croisé sur des frontières urbaines (dé)masquées (1886-1928) – Claus Erhart, Don Juan oder die Masken der Verführung – Karl Heinz Götze, Schillerkragen und Pelzmütze. Warum die Mode es schwer hat in Deutschland – Wolfgang Fink, La France : catholique et républicaine ? Les mises en garde d’Otto Grautoff contre le masque politique de la France – Ingrid Haag, Rollen- und Maskenspiel im ‘Missbildungsroman’. Von Goethes Wilhelm Meister zu Heinrich Manns Der Untertan – André Combes, Sur deux masques cinématographiques du « bourgeois démoniaque » weimarien – le gangster et le psychanalyste – dans Mabuse der Spieler de Fritz Lang (1922) – Catherine Desbois, : à cache-cache derrière les pseudonymes – Laurent Gautier, Faire tomber les masques du discours officiel de RDA par le défigement : le cas – Jean-Michel Pouget, Jeux de rôles, jeux de masques dans la sociologie de Norbert Elias – Hilda Inderwildi, Jeux de masques avec la mort. Peinture et masque mortuaire dans l’œuvre d’Arnulf Rainer (*1929) – Susanne Böhmisch, Maskerade und Weiblichkeit bei Birgit Jürgenssen – Katja Wimmer, L’art de la métamorphose. À l’exemple de deux talents doubles 14,00 €

No 62-63 (2012/1-2) Diables et spectres. Croyances et jeux littéraires — Françoise Knopper, Wolfgang Fink, Avant‑propos – Daniel Lacroix, Visions et spectres dans la littérature norroise : aperçus sur la culture germanique ancienne – Patrick Del Duca, Le diable et la critique de la société courtoise dans Gregorius de – Jean Schillinger, Du Hosenteufel au Teutsch-Frantzösischer- Alamode-Teuffel : Le diable et la mode en Allemagne (XVIe et XVIIe siècles) – Dorle Merchiers, La stratégie du Diable dans l’Histoire du Docteur Faust (1587) : le recours au mensonge – Marie-Thérèse Mourey, Le corps et le Diable – le Diable au corps ? De la transe à la danse, entre croyances, légendes et représentations (XVIe-XVIIIe siècles) – Florent Gabaude, Protéisme du diable dans le théâtre et la publicistique au tournant du XVIIe siècle : les exemples de Heinrich Julius von Braunschweig et de Jakob Ayrer – Yves Iehl, De l’apparition fantomatique à la résurrection glorieuse : les divers visages de la mort dans Méditations dans un cimetière d’ – Thomas Nicklas, Die Entmachtung des Teufels. Das Jenaer Ereignis 1715 und die Dämonologie der Aufklärung – Andrea Allerkamp, “Spekulation aus lauter Luft”: Kants Polemik wider die schlafende Vernunft – Wolfgang Fink, Vorsätzliche Bosheit verruchter Pfaffen… unwürdige Dummheit des allerunwissendsten Pöbels. L’affaire Anne Elisabeth Lohmann et les dernières querelles du diable 1759-1776 – Françoise Knopper, Du combat contre les croyances populaires à la représentation symbolique des diables et des spectres (1780-1800) – Denise Blondeau, Faust: Walpurgisnacht – Wolfgang Fink, Aufklärung über die Aufklärung? Anmerkungen zu Jung-Stillings Geisterkunde (1808) – Claude Paul, Au diable le nihilisme ! Lenau, Méphistophélès et le dépassement du « mal du siècle » – Christine Schmider, « Votre cerveau ébranlé ne croit que ce qu’on lui fait voir ». Fantômes, fantasmes, fantasmagorie au XIXe siècle – Alain Cozic, Spectre, mort vivant et autre figure fatale dans trois nouvelles de Hanns Heinz Ewers – Dominique Iehl, Démons, enfer et spectres chez Heym : entre sécularisation et fascination – Sylvie Arlaud, La représentation du spectre de Hamlet sur les scènes germanophones du XVIIIe au XXe siècle – Oriane Rolland, Die satanische Genesis des Bösen. Franz Werfels Versuch einer Rationalisierung des Bösen in Die schwarze Messe – Hilda Inderwildi, Le diable fatigué et la fabrique de destruction : les incarnations du diable dans la littérature fantastique du début du XXe siècle. Autour de Die andere Seite (Alfred Kubin, 1909) et Die Stadt hinter dem Strom (Hermann Kasack, 1947) – Anne Isabelle François, Lire ou ne pas (pouvoir) lire. Marque satanique, appareil judiciaire et ambiguïtés herméneutiques chez Kafka – Katja Wimmer, Images démoniaques. L’Enfer et le Ciel. Un roman d’exil d’Alexander Moritz Frey – Georg Bollenbeck, Doktor Faustus: Das Deutungsmuster des Autors und die Probleme des Erzählers – Werner Röcke, Le rire du diable : mises en scène du mal et du rire dans l’Histoire du Docteur Faust (1587) et le Doktor Faustus de 15,00 €

69 Cahiers d’études germaniques [213-216] 214 CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES

No 64 (2013/1) Contre-cultures à Berlin de 1960 à nos jours – Charlotte Bomy, André Combes, Hilda Inderwildi, Avant-propos – Jürgen HOFMANN, Preussisch, protestantisch, plebejisch. Berlins Entwicklung zu einer Metropole kritischer Gegenkultur – Brigitte MARSCHALL, « Berlin-Fieber » – explosiv! Wolf Vostells ewiger Widerstand gegen Krieg und Gewalt – Charlotte BOMY, Happenings étudiants et théâtre de rue : subversion de l’espace public autour de 1968 – Philippe MARTY, Lied contre chanson contre poème : sur et « Frühling auf dem Mont-Klamott » – André COMBES, Une cinématographie de la contre-culture politique ouvrière : la trilogie de Christian Ziewer et son contexte – Jeremy HAMERS, Autour de Holger Meins. Documentaire et lutte armée dans l’entourage de la DFFB après 1969 – Christophe PIRENNE, Le rock « cosmique » à Berlin-Ouest, bande sonore de la Guerre Froide – Andreas HÄCKER, Aufbegehren, lachen und die Welt verändern: zum libertären Kabarett -Trio Die 3 Tornados aus Westberlin – Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE, Peter Stein à la Schaubühne, un engagement contre-culturel ? Kleists Traum vom Prinzen Homburg ou le basculement vers l’utopie – Boris GRÉSILLON, Contre-culture, musique et urbanisme : le cas emblématique de Kreuzberg, de la fin des années 1960 à aujourd’hui – Elisa GOUDIN-STEINMANN, Entre culture et contre-culture ? Le positionnement du secteur socioculturel dans le Berlin de l’après-unification – Florence BAILLET, Ce que devient le geste critique : l’exemple du Grips-Theater – Emmanuel BÉHAGUE, « Ich bin 1 Volk ». Chance 2000 : subversion et renaissance de l’espace public chez – Emilie CHEHILITA, Contre-culture et refus de la société hétéronormée dans Tal der fliegenden Messer (Ruhrtrilogie 1, 2008) de René Pollesch – Sylvie ARLAUD, Frank Castorf : de Kean à Hamletmaschine, ou le culte des contre-cultures 15,00 €

No 65 (2013/2) Les classiques d’hier aujourd’hui – Fabrice Malkani, Frédéric Weinmann, Avant-propos – Frédéric Weinmann, Mehr Licht! La belle mort des classiques – Stéphane Zékian, Sommes-nous sortis du XIXe siècle ? Le romantisme comme matrice historiographique – Klaus Gerlach, August von Kotzebue et le Siècle de Frédéric II. Histoire d’un succès inachevé – Alexandre Chèvremont, L’émergence de la notion du classique dans la musique chez Amadeus Wendt (1783-1836) – Audrey Giboux, et l’éloge du canon classique français. De l’exemplarité racinienne – Tristan Coignard, Christophe Martin Wieland, écrivain cosmopolite ? Les mutations dans la réception d’un classique paradoxal – Frédéric Weinmann, C comme classique et S comme silence. Grass, lecteur des Grimm – Andrea Grewe, Le « Grand Siècle » dans le cinéma français contemporain. Destruction ou continuation d’un mythe ? – Emmanuel Béhague, Stratégies de démythification dans la mise en scène de Wilhelm Tell (Hansgünther Heyme, Claus Peymann, Samuel Schwarz) – Delphine Klein, Ulrike Maria Stuart d’Elfried Jelinek. Contre l’embaumement d’un classique – Sylvie Arlaud, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete de Ewald Palmetshofer. De la disgestion difficile des classiques – Bernard Banoun, « Das Land der Sehnsucht ist die Erde nur ». Le Faust de Philippe Fénelon d’après Lenau – Laurence Viallet, Image(s) actuelle(s) d’E. T. A Hofmann : un « utopiste sceptique » 15,00 €

No 66 (2014/1) La Première Guerre mondiale un siècle plus tard. Culture et violence – Thomas Keller, Avant-propos – Gangolf Hübinger, Le dévouement à la nation. Les combats d’idées entre 1911 et 1914 – Barbara Besslich, Das Land der Wirklichkeit und Das wirkliche Deutschland. Die kulturkritischen Transfers des Oskar A. H. Schmitz (1873-1931) zwischen Krieg und Frieden – Françoise Knopper, Guerre et journalisme culturel : les variantes du ‘feuilleton’ durant la Première Guerre – David Weber, Démobilisation des esprits chez l’occupé et guerre des cultures : l’expérience de la Gazette des Ardennes – Janina Arndts, Heroismus und Defätismus - Alte und neue Feindbilder in den Chansons der Poilus – Joseph Jurt, « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » (Apollinaire). Die ästhetische Valorisierung des Krieges durch die französische Avantgarde – Jochen Mecke, Une esthétique agonale de la Grande Guerre – Claus Erhart, Ende Juli. Eine Fliege stirbt: Weltkrieg. Zu Robert Musils Wahrnehmung des Krieges – Dorothee Kimmich, Über den Schmerz. Weltkriegstrauma in der Literatur – Thomas Keller, Au-delà du bellicisme et du pacifisme : l’indifféren-tisme des avant-gardes – Jean-Marie Guillon, John Norton Cru. Littérature et témoignage de la Première Guerre mondiale – Christa Karpenstein-Essbach, Wie Erinnertes lebendig wird. Tote und Touristen in Hans Chlumbergs Wunder um Verdun – Johannes Grossmann, CAHIERS D’ÉTUDES GERMANIQUES 215

Der Erste Weltkrieg als deutsch-französischer Erinnerungsort? Zwischen nationalem Gedenken und europäischer Geschichtspolitik – Hans-Joachim Lüsebrink, La paradoxale productivité des temps de guerre et d’occupation. Des réflexions théoriques de Richard Cobb aux rencontres franco-germano-africaines de la Première Guerre mondiale – Isabell Scheele, La Première Guerre mondiale au Cameroun : une guerre des archives ? – Thomas Lange, „Grab unerfüllter Möglichkeiten“ - Deutschland und Frankreich im Spiegel einer Erzählung aus dem französischen Exil: Ernst Erich Noth Paul et Marie (1937) 15,00 €

No 67 (2014/2) Quelques vérités à propos du mensonge ? (vol. I) – Karl Heinz Götze, Avant-propos – Clemens Knobloch, Was man Sprach- und Kommunikationswissenschaftler über die „Lüge“ fragen darf – und was nicht – Jochen Jordan, Die Psychologie des Lügens – Alain Malissard†, D’Homère à la rhétorique : un certain art du mensonge – Gert Ueding, Ars est artem celare – Die Lüge als rhetorische Kunst betrachtet – Jochen Mecke, Une critique du mensonge par-delà le bien et le mal – Rainer Nägele, Zur Kritik der Ehrlichkeit – Ingrid Haag, Über die „Wahrheit“ der weiblichen Natur und wie diese auf der Bühne des bürgerlichen Trauerspiels Lügen gestraft wird – Gert Sautermeister, Wallenstein – Selbsttäuschung und Identitätsbrüche im Spannungsfeld der Politik – Yasmin Hoffmann, La Chauve-Souris de Johann Strauss : une valse de mensonges – Susanne Böhmisch, « Eines ist mir klar: Daß die Weiber auch in der Hypnose lügen ». Mensonge et genre chez – Gerhard Neumann, Die letzten Masken. Zum Problem der Lüge bei Arthur Schnitzler – Hélène Barrière, Un faux mensonge contre un vrai ? Imagination et réalité dans Amoralische Kinderklapper (1969) de Barbara Frischmuth – Charlotte Januel, Segensbetrug oder Spaß? Thomas Manns Die Geschichten Jaakobs und die Genesis – Dorothee Kimmich, „Mundus vult decipi“. Warum man sich den Hochstapler als einen glücklichen Menschen vorstellen muss – Karl Heinz Götze, Über einige Versuche Brechts, die Lüge zu erkunden – Jörg Döring/ Davis Oels, Lüge, Fälschung, Plagiat. Über Formen und Verfahren prekärer Autorschaft – Thomas Keller, Über Wahrheit und Lüge jenseits des deutsch‑französischen Sinns 15,00 €

No 68 (2015/1) Quelques vérités à propos du mensonge ? (vol. II) – Hélène BARRIÈRE, Susanne BÖHMISCH, Avant‑propos – Art du mensonge et mensonge de l’art ? – Christian KLEIN, (Dis-)simulation et fiction dans le roman « Ich » de (1993) – Emmanuel BÉHAGUE, L’espace public dans la photographie d’art du socialisme « réellement existant » : Helga Paris, Ulrich Wüst, Kurt Buchwald – Christine SCHMIDER, Écriture de la ville et poétique du mensonge – l’espace urbain chez Flaubert et Balzac – Heinz THOMA, Lüge und Realismus: Italo Calvinos La giornata di uno scrutatore und Louis Aragons Le mentir-vrai – Jochen MECKE, Esthétique du mensonge – Susanne GREILICH, Unverlässliches Erzählen und romantische Ironie in einem spanischen Roman der Restaurationszeit – Walburga HÜLK, Ambiguitätstoleranz und die Dinge des Lebens – Nathalie SCHNITZER, « Das Bier unter den Alkoholfreien » – Mensonge et tromperie dans la communication commerciale – Clemens KNOBLOCH, Die Image-Lüge in der Massendemokratie – über einen neuen Typ der politischen Lüge – Mensonge et genre – Susanne BÖHMISCH, Pour une approche genrée du mensonge – Friederike KUSTER, « Durch die List ist der Willen zum Weiblichen geworden. » Bemerkungen zu einer Stelle aus Hegels Jenaer Systementwürfen – Catherine TEISSIER, Le mensonge féminin comme principe libérateur. D’Irmtraud Morgner à Brigitte Burmeister : passage de témoin – Christiane SOLTE-GRESSER, Begabte Schwindlerinnen. Über die Inszenierungen der Lüge bei Ljudmila Ulickaja – Paola BOZZI, Thomas der Lügner – und seine Geistesmenschen. Vom Lebenswerk als Lebenslüge – Patrick FARGES, Masculinité, mensonge, Jeckischkeit dans le roman de Yoram Kaniuk, 1948 – Marc DÉCIMO, Qui de Léonard de Vinci ou de Marcel Duchamp fait de la Joconde un portrait fallacieux ? – Romana WEIERSHAUSEN, Das « Lebenerhaltendere der Lüge » bei Lou Andreas‑Salomé: Weibliche Widersprüche gegen männliche Wahrheitsansprüche um 1900 15,00 €

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