DU MÊME AUTEUR :

Un certain Raymond Barre, Hachette. La Vie quotidienne à l'Elysée au temps de Valéry Giscard d'Estaing, Hachette. Les Grognards de Cabrera (en collaboration avec Jérôme Phélipeau), Hachette. Philippe Pétain, Hachette. Emile de Girardin, prince de la presse, Denoël. Prix Napoléon-III, 1986. Une couronne pour deux (en collaboration avec Nicole Kern et Daniel Séguin), J.-C. Lattès.

© 1987, Éditions Jean-Claude Lattès PIERRE PELLISSIER

CHARLES PASQUA

JClattès

PROLOGUE

Samedi 22 mars 1986. Jaillie des urnes, six jours auparavant, l'alternance prend sa pleine dimension : le président de la République, François Mitterrand, issu du parti socialiste, s'apprête à recevoir, à l'Elysée, le gouver- nement de , né de l'alliance du R.P.R. et de l'U.D.F. Un événement qui a reçu son appellation avant même de se réaliser : la cohabitation. Une grande nouveauté, en tout cas; une primeur même : jamais encore la V République n'avait connu des distorsions entre ses deux majorités ; celle dont le président est l'émanation, puis celle qu'incarnent les députés. Il aura fallu cinq années de réforme, puis de gestion socialiste, pour que les électeurs remercient ceux qu'ils avaient appelés en 1981 ; mettant, à l'époque, un terme à un quart de siècle d'exil dans l'opposition. François Mitterrand, lui, n'a pas à prendre en compte le changement de majorité parlementaire. Il affecte de n'être pas concerné. Il a le temps pour lui ; deux années en principe. C'est-à-dire une part d'espérance encore. Le président de la République pense certainement à cela, ce samedi matin à l'Elysée; dans son bureau du premier étage, là où avant lui s'était installé le général de Gaulle. Comme il songe, sans doute, aux cinq années passées; au socialisme successivement triomphant, puis résigné, presque honteux en fin de course ; aux semaines de campagne électorale qui ont vu la gauche s'effilocher ; aux jours suivant le scrutin, lorsqu'il lui a fallu désigner un chef de gouvernement qui ne pouvait plus être « son » Premier ministre. D'ailleurs, jusqu'au dernier instant, il avait écha- faudé d'autres solutions, illusoires ou fragiles : Valéry Giscard d'Estaing avait été contacté, Jacques Chaban- Delmas invité à se tenir prêt ; d'autres qui ne fréquentent pas ordinairement le sérail politique avaient espéré... François Mitterrand, pourtant, a dû se plier aux volontés de la jeune majorité parlementaire et redonner à Jacques Chirac les clés de l'hôtel Matignon ; un trousseau que celui-ci avait rendu fort bruyamment à Valéry Giscard d'Estaing dix ans plus tôt. Dans quelques instants, les deux hommes vont se rencontrer ici ; dans ce bureau aux ors pesants, pour un tête-à-tête d'une douzaine de minutes... qui leur semblent interminables. A 10 h 30, ils ne sont déjà plus seuls. André Giraud, qui prend en charge la Défense, Jean-Bernard Raimond, affecté au Quai d'Orsay, viennent les rejoindre. Ces deux ministres sont appelés à entretenir des relations particu- lières avec le chef de l'Etat, puisque là le président peut exercer directement son autorité. Et là seulement... L'heure « H » est fixée à 11 heures. Quelques minutes plus tôt commence, dans la cour de l'Elysée, un ballet d'automobiles noires ou grises : les « nouveaux » arrivent. Il faut croire que cinq années de socialisme ont bien changé le monde politique; à moins que la nouvelle majorité n'ait écarté beaucoup de ses anciens pour que l'opinion ne croit pas à une restauration. En tout cas, sur 36 ministres et secrétaires d'Etat, six seulement ont déjà connu un Conseil des ministres. Echappant aux photographes et cameramen, tenus à distance par un cordage de velours, tous se laissent guider vers le salon Murat, où est installée la plus vaste table possible — de vulgaires planches posées sur des tréteaux, permettant de rallonger ou de raccourcir à volonté l'im- mense plateau recouvert, ce matin-là, de feutrine ocre. Tout est prévu, tout est ordonné. Le nom de chaque ministre sur un bristol; le bristol placé selon l'ordre hiérarchique, qui est celui des nominations annoncées, deux jours plus tôt, par Jean-Louis Bianco, le secrétaire général de l'Elysée. C'est ainsi qu'Edouard Balladur, seul ministre d'Etat, est à la droite du président et André Giraud à sa gauche ; en face, Albin Chalandon et François Léotard entourent le Premier ministre. L'entrée de François Mitterrand, suivi de Jacques Chirac, interrompt les conversations qui se poursuivaient à mi-voix. Le président, c'est évident, est tendu, crispé. Un seul regard pour découvrir à la fois la pièce et les hommes, puis il s'assoit. Pour aucun d'entre eux il n'a de geste; ni poignée de main ni le moindre mot. Il prend son plan de table et suit ainsi la présentation des uns et des autres; certains qu'il connaît peu, beaucoup qui lui sont totalement inconnus. Quelques noms ne lui sont pas étrangers. Et pour cause. Celui de Charles Pasqua, par exemple, qui observe le président à sa façon, impassible, les yeux mi-clos, attentif à chaque geste, à chaque mot. Le président sait qui est cet homme : le seul peut-être qui soit parvenu à le faire reculer depuis 1981 et même à lui infliger une authentique défaite, lors d'un combat mené dans l'hémicycle du Sénat, autour de la liberté de l'enseignement.

Et l'on entre dans le vif du sujet. François Mitterrand rappelle immédiatement quels sont les pouvoirs qu'il tient de la Constitution, quelles sont les compétences du gouvernement, puis le rôle du Parle- ment. A 11 h 30, tout est achevé. Trente-six ministres et secrétaires d'Etat quittent le salon Murat. Presque sou- lagés, tant l'atmosphère y était pesante et guindée. Avec un président tassé sur son fauteuil, presque étranger à l'événe- ment, donnant même l'impression de se demander ce qu'il faisait là, entouré de visages qui n'avaient rien de familier, contraint de supporter, désormais, une politique qui va tourner le dos à ses espérances. Supporter... mais jamais cautionner. Un seul geste témoigne de cette prise de distance : François Mitterrand a refusé la traditionnelle « photo de famille » réunissant les nouveaux gouverne- ments autour du président. Un des rares clichés manquant dans une très ancienne collection. Alors, dans la cour du palais, les photographes se déchaînent. Derrière leurs cordages de luxe, ils tentent d'obtenir autant de portraits qu'il y a d'excellences. D'au- tres journalistes veulent les premières déclarations. Ils n'en auront aucune. Le matin même, à l'hôtel Matignon, Jacques Chirac avait donné des consignes de silence : savoir se taire, le secret et la discrétion sont aussi des armes politiques. Ces recommandations, un homme les résume à sa façon, en mimant pour les objectifs la vieille expression populaire « motus et bouche cousue ». C'est Charles Pasqua, qui repart vers son ministère tout proche, l'Inté- rieur, où il est entré dès jeudi soir, au contact des réalités gouvernementales, avec un attentat sur les Champs-Ely- sées. Un mort et de nombreux blessés.

Cinquante-neuf ans, ancien député, sénateur des Hauts-de-Seine, Charles Pasqua n'est pas arrivé par hasard au ministère de l'Intérieur. Le choix de Jacques Chirac tient autant aux qualités de l'homme qu'à la complexité de la fonction. Le Premier ministre sait que beaucoup de choses se décident place Beauvau, que là se gèrent bien des secteurs. Certains ministres n'ont pensé qu'à l'administration de l'Etat, d'au- tres ont privilégié la police ; tous ceux-là ont échoué. Il faut savoir que cet ensemble ministériel jette ses tentacules en tous sens : la vie des communes est de son ressort, comme toutes les autres collectivités territoriales ; les préfets sont sous son contrôle, comme l'organisation des élections, comme l'ensemble des services de police, de l'agent en tenue réglant la circulation aux enquêteurs de la D.S.T. qui préfèrent enfiler les manteaux couleur de muraille. L'homme qui accepte ce poste doit connaître tout cela. Avoir le sens du secret et de la fidélité, autre leçon de l'Histoire. Jacques Chirac a inclus ces donnés dans sa réflexion. Il a également pris en considération le besoin de sécurité des Français — on parlait à l'époque de « psychose sécuri- taire » —, les dangers du terrorisme international ; le malaise du corps préfectoral dépouillé de ses prérogatives ; la loi électorale qui est à refaire, pour repasser du système proportionnel au scrutin majoritaire. Et celui qui, il y a six jours encore, était le leader de l'opposition s'est souvenu d'autre chose : en février 1974, épuisé, sachant que le mai allait continuer de le ronger mais sans croire pourtant à une issue mortelle, le président Pompidou avait envisagé sa démission pour l'automne. Cela signifiait une présidentielle immédiate. Alors, le 1 mars, il avait fait remanier le gouvernement Messmer afin qu'un de ses « jeunes loups », presque son fils spirituel, Jacques Chirac, passe à l'Inté- rieur. Là, orphelin, dans l'affliction, celui-ci avait mis en route la machine qui allait conduire Valéry Giscard d'Estaing à l'Elysée, à défaut du gaulliste espéré. Un poste clé donc pour un homme qui ne connaîtra guère les honneurs — être le premier flic de France n'a jamais été considéré, dans ce pays, comme une glorieuse référence — qui devra encaisser des coups et surtout des mauvais coups ; qui saura, au besoin, se salir les mains. Un poste que l'on réserve aux fidèles, aux inconditionnels même, pour ne pas avoir à dire comme Napoléon se méfiant enfin de Fouchet : « Il a un regard sur tout, et surtout sur ce qui ne le regarde pas. » Alors, pour toutes ces raisons et pour quelques autres, Jacques Chirac a choisi Charles Pasqua. Parce que le Premier ministre ne serait pas exactement ce qu'il est sans Charles Pasqua ; homme de l'ombre qui vient de surgir en pleine lumière, par la grâce des années d'opposition. Ce qui est étrange d'ailleurs, car sa carrière d'homme public n'est pas née d'une génération spontanée. Peut-être, tout simplement, parce que longtemps, chez Pasqua, l'homme d'appareil a occulté l'homme public. Peut-être aussi parce que la pudeur lui interdit de clairon- ner ses propres réussites, la discrétion le pousse à taire les rôles qu'il a tenus au fil des années, parce qu'il tient au secret sur les rapports qu'il a entretenus avec les hommes. Autant de choix qui ont aidé à lui donner une autre réputation que celle qui aurait dû lui revenir. Avec une forte odeur de soufre. A se demander qui est vraiment Charles Pasqua. 1

Les origines. L'enfance La Résistance

Charles Pasqua, nul ne l'ignore plus, est d'origine corse. Ses racines paternelles et maternelles sont accro- chées au cœur de cette île au pied des montagnes où les journées sont chaudes et froides les nuits, où les nuages s'accrochent aux sommets rocheux, où les forêts de châtai- gniers laissent seulement place aux troupeaux de chèvres. Des images de cartes postales comme les aiment les touristes, mais, en vérité, un pays rude pour ses enfants. Et cela laisse des traces indélébiles sur les esprits et les âmes ; cela ne fait en aucun cas de ces insulaires des êtres de rire et de fantaisie, plutôt des caractères fermés, presque secrets, toujours impénétrables. Une île qu'il faut souvent quitter d'ailleurs, parce que le lopin de terre est trop petit pour nourrir toute la famille, parce que l'avenir n'existe pas dans ces montagnes austères et que l'on ne peut réussir qu'ail- leurs. Hier, il y avait, pour ce faire, les aventures coloniales qui ont essaimé des Corses aux quatre coins de l'Empire ; aujourd'hui, il reste l'administration, l'armée, le com- merce, la politique. Les Pasqua sont de Casevecchie, l'un de ces petits hameaux aux maisons de pierres grises, de cette campagne rugueuse et attachante, où les amandiers, les cerisiers et les figuiers n'ont pas encore cédé la place aux châtaigniers. Un sol ingrat qui ne cesse de grimper, entrecoupé de ravins, adossé à la montagne ; superbe balcon, cependant, domi- nant la plaine orientale avec pour horizon une Méditerra- née infinie. Dans les années de l'après-guerre, celle de 14-18, la famille vit comme elle le peut de la culture de la terre, du troupeau, de la récolte des châtaignes. Et les huit enfants, cinq garçons et trois filles, s'accommodent de la vie que leur assure le patriarche, « Capelone », qui doit ce surnom à ses longs cheveux. Les Rinaldi sont presque des voisins; ils sont de Vivario, au sud de Corte. Ils ont davantage d'aisance et « Carletto », le petit Charles, a pu envoyer ses filles au lycée. Il est vrai que cet exploitant forestier a compris que les débouchés doivent se conquérir. Alors il a investi le continent, puis l'Italie, l'Espagne aussi. Au contact du monde extérieur, il s'est pris de passion pour la politique puis pour la vie syndicale. Pasqua et Rinaldi s'entendent bien, se fréquentent même. De ces relations qui vous transforment en un rien de temps des liens amicaux en tragédie, comme si les Mon- taigu et les Capulet ne cessaient de faire des émules. Et pourquoi diable André Pasqua, l'un des fils de « Cape- lone », s'est-il amouraché de Françoise, la fille de « Car- letto » ? Non point que le père Rinaldi ait envie de refuser sa fille à un Pasqua, mais ce n'était pas celle-là qu'il souhaitait donner à André. A l'orée des années vingt, on ne se marie pas encore comme on l'entend, dans les montagnes corses. Alors André et Françoise renouent avec les vieilles traditions. Ils vont détacher un mulet, un soir, dans l'étable de pierre et ils disparaissent dans le maquis pour une nuit entière. Chacun sait qu'ensuite le mariage est inévitable. Comme la brouille entre les deux familles. Pour les Pasqua et les Rinaldi, la réconciliation va se faire dans l'exil. Car, en 1925, tous sont à Grasse ou dans les environs immédiats. Tous les Pasqua, tous les Rinaldi, André et Françoise avec leur premier-né, Antoine. Après un premier emploi au P.L.M., le chemin de fer Paris-Lyon-Marseille, André entre dans la police ; comme ses frères d'ailleurs. Et nous voici en 1927. Au printemps, les jeunes Pasqua, André et Françoise, dont l'aîné a maintenant six ans, attendent un second enfant. Il naît le 18 avril. Un petit Charles. Né à Grasse, dans les Alpes-Maritimes. Mais corse, profondément corse.

Partir à la découverte d'un être, qui va se façonner au gré des saisons et demandera des décennies pour devenir lui-même, impose la réserve. Il vaut mieux être simple, se plier aux faits et au poids des événements, laisser un jeune garçon jouer aux billes sans imaginer qu'il se préoccupe déjà de sa vie d'adulte. Ainsi, lorsqu'il racontera ses souvenirs, il lui reviendra, tout naturellement, les images les plus fortes de son enfance. Pour le jeune Charles, cette enfance, c'est la douceur familiale. Une grande famille avec, autour d'André et de Françoise, les grands-parents, les oncles et les tantes, une quantité de cousins et de cousines. Tous ces parents, même un peu éloignés qui, à la mode corse, constituent une tribu, écrira plus tard Charles Pasqua Les premiers souvenirs sont donc des souvenirs heu- reux. Avec un père qui fascine déjà Charles, avec une mère qui, le soir venu, aide son mari à préparer les concours qui vont lui permettre d'escalader la hiérarchie de la police. Elle était de ces femmes qui, sans bruit et sans se plaindre, savent à la fois tenir un emploi à l'extérieur et s'occuper de leur foyer. Elle ne vivait que pour sa famille, ses enfants et plus tard ses petits-enfants. Puis il y a la maternelle, l'école primaire, les petits

1. L'Ardeur nouvelle, Albin Michel, 1985. 2. L'Ardeur nouvelle, op. cit. copains qui deviendront les amis pour toujours, les courses à travers la campagne où chantent les cigales ; la cueillette des fleurs au matin naissant, pour gagner le premier argent de poche. Et comme, en famille, on parle parfois corse chez les Pasqua, plus souvent d'ailleurs quand les grands- parents sont là, Charles l'apprend très tôt. Plus tard, ce sera également le provençal. Indispensable dans la cour de l'école, où à la troupe des scouts de France, si l'on veut tenir un rôle lors des représentations de feu de camp. Une enfance heureuse. Une vie qui devrait être heureuse. Sans les événements.

1936 et le Front populaire ne sont pas un traumatisme pour le jeune Charles, qui a tout juste neuf ans. D'ailleurs, à Grasse, il n'y a pas de cortèges haineux, ni d'industries lourdes à paralyser. Il y a seulement des petites usines, des fabriques, que l'on occupe certes — et celle où travaille la mère de Charles l'est aussi — où flottent des drapeaux rouges; mais tout cela se passe dans une ambiance plus proche de la kermesse que de la contestation sociale. Les choses sérieuses commencent juste après. L'entre- deux-guerres fut si court. Signée en 1919, la paix contenait en elle-même les germes des conflits à venir, inévitables. Les vieilles démocraties, victimes de leurs jeux politiques, laissaient d'autres régimes, tous totalitaires, quelles que soient leurs couleurs, peser de plus en plus lourd sur le présent de l'Europe, au point de menacer l'avenir. De ces années sombres, 1938 est pour le jeune garçon la plus marquante. Certes, dès 1935, le service militaire a été rétabli en Allemagne et la France a dû porter à deux ans le temps des obligations militaires. Certes, c'est en 1936 que Hitler a réoccupé la Rhénanie, signifiant ainsi aux nations occiden- tales que plus rien ne l'arrêterait désormais, alors que la France dévaluait sa monnaie pour la troisième fois en deux ans. Certes, 1938 est aussi — et surtout — l'année des accords de Munich, une sorte de réddition franco-anglaise livrant au Reich une partie de la Tchécoslovaquie ; avec un soulagement évident là où il aurait fallu avoir honte. Daladier, le président du Conseil, ne s'y était point trompé, qui s'attendait à être hué, là où il n'a trouvé qu'acclama- tions... Pour l'enfant Charles Pasqua, 1938 est autre chose, à la fois plus présent, plus touchant. A onze ans, il est vrai, on ne se préoccupe guère des grands affrontements diplo- matiques ou des empoignades idéologiques. On est davan- tage sensible aux uniformes et aux gestes. Et à Grasse, comme dans les villes et les villages voisins, il y a des grandes manœuvres. On les suit avec intérêt dans la famille Pasqua, où les aînés appréhendent les mois à venir, d'autant que bien des cousins, bien des neveux sont sous l'uniforme, longues années de service militaire pour les uns, carrière pour les autres. Que l'on n'oublie surtout pas, si l'on veut comprendre l'attachement charnel des Pasqua à la France, ce patriotisme à fleur de peau. Une curieuse fièvre qui fascine le petit Charles. Et, pour lui, le sommet de l'émotion lui vient d'une soirée des Petits Chanteurs à la croix de bois, de cette Marseillaise entonnée au final, reprise en chœur par toute l'assistance avec les voix qui se cassent, les larmes qui montent. Puis, pour tous ces Corses, où est donc l'adversaire possible ? Les Allemands sont bien loin; presque des inconnus. Les Italiens, eux, sont très proches, avec leur éternelle réputation d'ennemis intimes. Or, en cette fin 1938, rien ne va plus entre l'Italie et la France. Il y a deux ans déjà que le Quai d'Orsay a rappelé son ambassadeur à Rome, parce que la France refusait que celui-ci, Charles de Chambrun, porte le titre d'ambassa- deur « auprès du roi d'Italie, empereur d'Ethiopie » ; cet empire-là, la France en contestait la conquête. Il n'y a donc, auprès du souverain italien, qu'un chargé d'affaires. Jusqu'au jour où, en octobre 1938, Paris cède : André Mussolini.François-Poncet part pour Rome avec le titre qu'impose Mais rien ne se passe comme prévu. Tout le mois de novembre, Mussolini oblige l'ambassadeur de France à faire antichambre. Jusqu'au 29, jour où il lui accorde enfin l'audience tant attendue. Et, comme s'il fallait qu'un geste chasse l'autre, un discours du comte Ciano, le ministre des Affaires étrangères, devant les députés, est entrecoupé de manifestations antifrançaises et de cris provocateurs. On y crie, on y revendique : « Tunisia, , Savoia, Dji- bouti... » La presse italienne parle de marcher contre la France ; et une petite ville, Brezzo, baptise une « place de Corse ». Alors se lèvent des manifestations contre les ambitions mussoliniennes, contre l'Italie. Le jour même où, à Naples, l'équipe de France de football se fait battre par la « Squadra azzura » — sans incident d'ailleurs — Tunis proteste ; la foule chante la Marseillaise et remercie la France de sa présence. A Ajaccio, 35000 personnes, après un détour par le monument aux morts, vont lapider le consulat d'Italie. A Bastia, ils sont aussi des milliers à tenir la rue. Au Café des Gourmets, boulevard Paoli, ils prêtent le fameux serment de Bastia : « Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et mourir français. » Vivre et mourir français, c'est la phrase qu'André demande à Françoise de broder sur la chemisette des deux garçons, Antoine qui a déjà dix-sept ans et Charles qui va sur ses douze ans.

Dès le début 1939, l'Europe glisse vers le drame. En mars, la Tchécoslovaquie tombe sous la coupe de Hitler, qui revendique immédiatement Dantzig ; en avril, Musso- lini fait main basse sur l'Albanie; en mai est scellée l'alliance militaire germano-italienne, le « pacte d'acier ». Le 23 août, le monde stupéfait apprend que Ribbentrop et Staline viennent de signer le pacte germano-soviétique, traité de non-agression qui inclut aussi un partage du monde : voici la dictature soviétique bien tranquille pour élargir sa zone d'influence, comme on dit pudiquement ; voilà la dictature nazie libre de déferler sur l'Occident. Alors, entraînés par des événements qu'elles n'ont jamais réussi à contrôler, l'Angleterre et la France s'enga- gent dans un conflit qu'elles n'ont pas préparé : le 3 septem- bre 1939, à midi, Londres déclare la guerre à l'Allemagne, la France suit à 17 heures. Les trois coups de la tragédie viennent d'être frappés. Une tragédie qui commence par la « drôle de guerre ». Curieuse appellation pour une période de tension. De rares offensives françaises qui ne sont pas des succès, des poussées allemandes qui n'ont rien de décisives. On campe sur la ligne Maginot et l'on observe la ligne Siegfried. A l'arrière, les civils essaient leurs masques à gaz et appren- nent les règles de la défense passive. Sur le front, l'arme au pied, laissant passer l'hiver, espérant le printemps, les soldats pensent plus aux permissions qu'à l'entraînement. Cela dure jusqu'en mai 1940. Une période qui cesse d'être « drôle » lorsque Hitler décide de passer à l'action vers l'ouest ; ayant pris sa part de la Pologne et abandonné les restes à Staline qui digère sa conquête des pays Baltes. En quelques heures, à la mi-mai 1940, les troupes allemandes prennent la Hollande, la Belgique, le Luxem- bourg. Les troupes anglaises et françaises sont bousculées, enfoncées, débordées ; elles refluent sur Dunkerque, port improvisé sous les bombes, qui tiendra jusqu'au 6 juin. Rouen tombe le 9 juin, toute la Normandie est prise le 10, Paris est déclarée « ville ouverte » le 14, Lyon occupée le 21. Le 25 juin, les troupes allemandes sont à Grenoble, à Valence, sur les bords de la Gironde ; les Italiens sont depuis cinq jours à Menton, si près de Nice, si près de Grasse, ces Italiens « ennemis intimes » des patriotes corses. Ce 25 juin 1940, le maréchal Pétain, chef du gouverne- ment depuis neuf jours, obtient l'armistice. La France est vaincue. Par le Reich, par elle-même, par son impuissance à contrôler les événements, par son incapacité à préparer la guerre. L'effondrement de la France. L'effondrement, mais aussi un appel dont les échos parviennent jusqu'en France. Celui du 18 juin. Bien peu de Français ont entendu le général de Gaulle au micro de Radio-Londres. Pourtant le sens du message est vite connu, sinon les termes exacts. La presse de la zone libre, sans reproduire intégralement le texte, en résume la signification pro- fonde... En zone libre, puisque désormais la France est coupée en deux par la ligne de démarcation, avec la moitié nord en zone dite occupée, sans oublier des enclaves, notamment du littoral, déclarées, elles, zones interdites. Or, il ne faut pas l'oublier, le général de Gaulle n'était pas un inconnu pour ceux que la vie politique intéressait : il venait de mener un long combat en faveur de l'arme blindée, avec l'aide de Paul Reynaud et cette réputation lui avait valu d'entrer au gouvernement, aux heures les plus sombres, le 5 juin, comme sous-secrétaire d'Etat à la Guerre. Pour le jeune Charles Pasqua, qui vient de voir partir au combat le 18e puis le 23e bataillon de chasseurs alpins, et bien évidemment quelques cousins, c'est l'heure de la mobilisation : les scouts de France, les enfants des écoles sont chargés d'accueillir les réfugiés, de les guider vers les dortoirs improvisés et vers les cantines. Il y en a au lycée, au casino, asile temporaire pour ceux que la guerre a jetés sur les routes. A treize ans, le jeune Charles comprend parfaitement ce qu'est l'effondrement d'une nation; il apprend aussi fort concrètement ce que peut être un changement de régime : André, son père, à force de travail, avait été un des derniers policiers nommés offi- ciers de paix par la III République; il va aussi être un des tout premiers déchus par l'Etat français. Parce qu'il a refusé de prêter serment à Pétain; un des rares d'ailleurs à dire non à cet usage que la République avait effacé des traditions françaises. Il se retrouve policier en tenue. Insensiblement, Charles est sorti de l'enfance. Les derniers souvenirs de gamin se situent assurément à l'été 1941, les dernières grandes vacances. Il y a encore des bateaux entre Nice et Bastia. Il y a toujours, à partir de Bastia, l'un des petits trains corses, celui qui file vers le sud, le long de la côte orientale. Une voie ferrée dont les jours sont comptés : en 1944, il ne subsistera plus un pont. Les dégâts que la guerre a causés seront trop importants pour que le train roule de nouveau. En cet été 1941, il est encore là. Charles Pasqua l'emprunte. Et lorsque, sa valise à la main, il quitte le tortillard, c'est pour achever sa route à dos de mulet. Lorsqu'il parle de ses vacances de 1941, il s'en amuse encore : à peine arrivé, déconcerté, perdu, il avait écrit à Grasse, il voulait rentrer au plus vite, comme souvent les enfants lorsqu'ils se retrouvent loin des leurs. La lettre avait mis bien du temps, la réponse plus encore, et lorsqu'il a décacheté celle-ci, il ne songeait plus au retour. Il avait découvert la liberté, les courses à travers le maquis, l'amitié de ses cousins. Il a même failli, en cet automne 1941, arriver en retard pour la rentrée scolaire. Est-ce là, en Corse ; est-ce le soir à la veillée, à Grasse, que Charles s'intéresse au passé des Pasqua ? Le souvenir en est imprécis. Mais le sujet le passionne toujours. D'où venaient donc ces Pasqua? D'une île grecque, comme le voulait une vieille tradition familiale, que l'on se transmettait de génération en génération ? Oui. Et de Chio très précisément. Les preuves, depuis, sont venues à Charles Pasqua : un autre Pasqua, professeur de théologie à la faculté catholique de Louvain, en Belgique, lui a confirmé cette ascendance. Tous les Pasqua du bassin méditerranéen — il n'y en a pas seulement en Corse ou à Louvain, mais à Vérone en Italie, à Patras en Grèce, en Sicile, en Tunisie — tous seraient originaires de Chio. Là, des documents de 1827 signalent l'existence d'un Pasqua consul de Grande- Bretagne et d'un autre consul du tsar... Chio, la patrie d'Homère, au large des côtes turques ; Chio à l'histoire agitée, faite d'invasions, d'occupations et de révoltes, qui avait déjà une Constitution au VII siècle avant Jésus-Christ, qui sera conquise par Sparte, ravagée par Athènes, émancipée par Rome. Chio que Victor Hugo chante dans les Orientales : Les Turcs sont passés par là, tout est ruine et deuil. Chio, l'île des vins n'est plus qu'un sombre écueil. [...] Que veux-tu ? Fleurs, beau fruit ou oiseau merveilleux. Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus, Je veux de la poudre et des balles.

Les Pasqua peuvent, sans hésitation, être considérés comme des gaullistes de la première heure, André l'a prouvé. Avec en plus une haine très particulière pour l'occupant, pour ces Italiens qui crient victoire sans avoir gagné aucun combat et qui revendiquent maintenant leur salaire... Toujours la Savoie, la Corse et Nice où ils ont débaptisé des rues. En 1942, tous les Pasqua, sauf Charles, sont déjà entrés dans la Résistance. Il y a, au sein de l'organisation « Combat », un réseau « Tartane » créé par un jeune méde- cin, Yves Le Crou-Hubert, qui se cache sous le pseudo- nyme de « Yvonne » ; réseau qui s'étend sur les Alpes- Maritimes, le Var et ce qui est encore les Basses-Alpes. Ce réseau est rattaché à Londres au B.C.R.A.M. du colonel Passy. « Tartane » donne un second nom à ce que l'on peut appeler ses sous-réseaux. Il y a « Tartane-Masséna » à Nice ; il va y avoir « Tartane-Phratrie » à Grasse. Curieux nom en vérité, qui ne tient d'ailleurs qu'à l'opérateur radio dont les doigts tremblaient peut-être en tapotant le morse et qui a quelque peu mélangé les points et les traits. C'est ainsi que « Piraterie » est devenue « Phratrie ». Charles, à l'époque, ne sait pas tout, mais devine beaucoup. Et, fin 1942, après l'arrestation de son oncle Philippe, qui va être déporté, il n'est pas autrement étonné quand son père lui dit : « Quand un Pasqua tombe, un autre prend sa place. » Cela peut paraître théâtral, dit-il aujourd'hui, mais cela s'est passé ainsi. Et le voici, à quinze ans et demi, immatriculé parmi les agents de la France libre, chargé des transports et du renseignement. L'oncle Philippe, lui, va connaître les prisons de Nice et de Marseille, avant Compiègne, d'où il partira pour la dépor- tation le jour même du débarquement de Normandie. « Tartane-Phratrie » a ordre de ne pas bouger. Ni attentats ni sabotages ; mais des tâches de renseignement, puis, dès que le débarquement aura lieu, les résistants auront à guider les alliés et à préparer la mise en place des institutions que prépare le général de Gaulle. Plus tard, se souvenant de cet engagement, Charles Pasqua écrira : Je suis gaulliste comme je suis français : sans complexe. Le général de Gaulle a été pour moi, depuis ces années d'adolescence, un héros mythique, à l'instar des héros grecs de l'Antiquité. Je lui ai donné ma foi et ne l'ai jamais reprise1. Pour l'instant, l'heure est aux tâches clandestines. Charles Pasqua, lycéen, fait souvent équipe avec Raymond Dupont, son aîné de quelques mois. Raymond se cache sous le pseudonyme de « Bosquet », Charles est « Prai- rie ». Ils reçoivent des missions quotidiennes d'observa- tion : repérer le mouvement des troupes et si possible relever les inscriptions qui peuvent déterminer ou la provenance ou la destination des convois — à partir de 1943, il s'agira des divisions allemandes — noter le nombre et la nature des transports par train ou par camion, tenir à jour le répertoire des positions militaires. Avec, dans leur jeu, un atout majeur : les parents de « Bosquet » habitent un carrefour stratégique de Grasse, et du balcon on voit bien des choses... Leur âge les aide aussi. Plus facilement que des adultes, ils peuvent parcourir la campagne à pied, circuler à

1. L'Ardeur nouvelle, Albin Michel, 1985. bicyclette, ce qui leur vaut d'additionner des kilomètres à n'en plus finir. Dans la zone interdite du littoral maritime, se souvient Raymond Dupont, nos approches ont permis de constater la présence de batteries face à la mer jugées dangereuses et de mesurer les forces de défense en vue du débarquement. Il y a aussi l'épisode de la mine que « Prairie » et « Bosquet » devaient photographier. Charles préférera la désamorcer et la rapporter à Grasse... Chaque jour, en tout cas, les deux adolescents rédi- gent leur rapport. Un texte écrit, puis un calque de la carte au 50/1000 avec des numéros de référence pour que l'un coïncide bien avec l'autre. L'expérience n'engendre pas forcément la sérénité. Raymond, un jour, en avril-mai 1944, avoue à Charles qu'il est persuadé « qu'ils vont se faire gauler ». C'est à Charles de descendre le courrier à Nice. Mais Raymond lui fabrique un paquet particulièrement soigné : la parfaite imitation d'un envoi du notaire de Grasse à un confrère niçois, cachets de cire compris. Et voici Charles et son paquet dans le car. Lisant ostensiblement Signal, journal collaborationniste s'il en est. Premier contrôle de l'armée allemande, tout se passe bien. Deuxième contrôle à Saint- Laurent-du-Var, cette fois ce sont les SS, plus sérieux donc. Charles jette le paquet dans le filet à bagages. Un officier l'interroge, lui fait semblant de ne rien comprendre; un gendarme intervient, manifestement celui-ci est corse, l'espoir renaît. Et, de fait, l'Allemand, après s'être tourné vers son interprète gendarme, jette un coup d'œil au paquet, le soupèse et le rend au jeune homme. Qui n'a qu'une hâte, descendu du car : égarer ceux qui pourraient le filer. Le paquet, attendu à 9 h 30 dans un restaurant voisin de la gare des « Chemins de fer de Provence », n'y sera qu'à 13 heures... Charles, la peur au ventre, qui ne veut être ni suivi ni « gaulé », n'a cessé de faire des tours et

1. Correspondance avec l'auteur. des détours pour casser la filature qu'il redoutait ; comme un vieux professionnel. Mais, dès le début juillet 1944, tout se complique chez les Pasqua.

Pour les Allemands, c'est la période des revers, bientôt la défaite. Ils ont échoué devant Stalingrad en février 1943, perdu la Sicile au cours de l'été, se battent en Italie où les forces alliées ont pris pied et où le régime fasciste s'est effondré. Le débarquement de Normandie, le 6 juin 1944, sonne comme un glas ; les dernières troupes disponibles essaient de remonter vers la côte, les SS semant la mort et la ruine, c'est le 10 juin qu'ils brûlent Oradour- sur-Glane. A Grasse aussi les Allemands s'affolent, se durcissent. Tout début juillet, André et Charles Pasqua sont arrêtés. Le jeune homme est libéré quelques heures plus tard ; son père reste dix jours détenu. La Wehrmacht le relâchera, faute de preuves, la mâchoire brisée. Il est évident que l'étau se resserre. Il faut partir. André hésite encore, Charles le persuade. Et les derniers Pasqua qui n'avaient pas encore pris le maquis disparaissent à leur tour : Charles, son père et sa mère vont rejoindre Antoine et ses oncles. Ils ne restera à Grasse que deux Rinaldi, l'un qui ne cesse de fabriquer des faux papiers, l'autre qui a pour consigne impérative d'attendre... C'est la fuite vers les montagnes de l'arrière-pays. A la belle saison, heureusement, les nuits ne sont pas trop fraîches dans les granges ou les bois. Les voici tous aux environs de Thorenc, au-dessus de Saint-Vallier. Là où ils savent retrouver les maquisards de la région de Puget-Théniers. A tous la délivrance paraît proche maintenant. Le débarquement de Provence doit être précédé par la diffusion de trois messages à Radio-Londres, pour « Tar- tane-Phratrie ». Le premier est une mise en alerte, 24 heures avant le début des opérations ; le deuxième suivra assez tôt pour saboter les ponts; le troisième annoncera aux maquisards qu'ils doivent se mettre à la disposition des troupes régulières. Théoriquement, tout est parfait donc. Le seul inconvé- nient tient à la précipitation des événements. Charles, qui est chez un cantonnier résistant, membre du P.C., écoute la litanie des messages, avec les corbeaux parlant aux gre- nouilles, les éléphants gazouillant dans les champs et la tante Marie allant au poulailler... L'essentiel est que le secret soit absolu mais que chacun s'y reconnaisse. Or Charles est stupéfait d'entendre le premier message, puis immédiatement après le deuxième, et aussitôt le troisième. Il est 21 heures ce 14 août 1944. A peine le temps de reprendre le vélo, de pédaler vers le maquis et d'alerter André Pasqua. Dès minuit, ils entendent passer les premiers bombardiers ; à 3 ou 4 heures du matin, c'est l'artillerie de marine qui tonne. La libération ! La joie ! Une de ces joies profondes, si rares, qui submerge les êtres. Et pourtant il y a encore des combats à mener. Peu après, un camion quitte le maquis pour descendre là où l'on se bat, là où ces hommes sont donc espérés. Le jeune Charles embarque, sans ordre. Le chef de convoi, plus rodé à la discipline militaire, le fait immédiatement descendre : « Ici, on ne fait pas ce que l'on veut ! » Le jeune homme saute en bas du camion, déçu, vexé, avec la perspective d'en découdre qui s'enfuit... Jamais ses compa- gnons du maquis ne lui raconteront leur premier accro- chage : pas très loin, à Gourdon, les S.S. ont tendu une embuscade. Aucun ne survivra. Il faut encore se battre, aider les parachutistes améri- cains largués au-dessus de Fayence à saboter un pont à Escragnolles, près de Saint-Vallier. Ils avancent en file indienne, « Jeannot », venu du Var où le climat était certainement devenu trop malsain pour lui, marche en tête, éclaireur qui doit tout deviner s'il veut survivre. Pourtant, il ne verra pas le guetteur allemand. Instant d'inattention ou de fatigue dans l'euphorie de la victoire que les hommes pressentent ? Qu'importe, à la vérité ! La rafale claque. Les balles miaulent, cet horrible petit bruit qui signifie qu'elles passent bien près des oreilles. « Jeannot » s'effondre, touché à mort. Les quelques instants de panique passés, les hommes ripostent puis se relèvent. Ils vont vers l'enfant qui ne se réveillera plus. Charles s'approche du corps, sa première rencontre avec la mort et cela marque. Mort pour la France et longtemps inconnu Les Alliés, aidés par les maquis, entament leur pro- gression vers le nord. Là-bas, Paris est libre depuis le 25 août, Charles de Gaulle y est arrivé le 26. Le 13 septembre, aux environs de Châtillon-sur-Seine, les soldats de Leclerc, débarqués de Normandie, et ceux de de Lattre de Tassigny, arrivés par la Provence, tombent dans les bras les uns les autres. La jonction est faite, la France presque réunifiée. Dans les Alpes-Maritimes, comme ailleurs, les maqui- sards redescendent vers les villes et les villages. A Grasse, reviennent les Pasqua, tous les Pasqua, sauf l'oncle Phi- lippe déporté. Ils ont encore du travail à faire. André est affecté au comité d'épuration..., mais il sait bien que les collaborateurs se sont enfuis. Charles, sous le commande- ment d'un ancien de la « coloniale » est affecté à une section dite « unité de sécurité » ; à celle-ci de contenir la milice patriotique des F.T.P. qui voit des collaborateurs partout et arrête un peu trop de monde. Il faut d'ailleurs, pour y parvenir, l'aide du préfet qui invente un « comité de triage » où se retrouve le père de Charles. C'est l'union sacrée des mouvements de résistance contre le parti communiste et son « front national » ; une opéra- tion de nature politique que craignait le général de Gaulle, bien décidé à ne pas laisser le pouvoir se diluer, et qui décide que l'ordre public sera maintenu par la police, la gendarmerie et, en cas de besoin, avec le concours

1. Ce héros de la Résistance ne sera identifié qu'en 1986. des garnisons. Les milices n'ayant plus de raison d'être. Pour Charles Pasqua, son frère Antoine, ses parents, pour ses oncles et ses cousins, l'aventure s'achève. Les anciens de « Tartane », déjà à leurs souvenirs, lisent la lettre que vient d'adresser à leur réseau le général D. W. Biddle Smith, chef d'état-major d'Eisenhower : Je pense qu'il est opportun de vous transmettre les félicitations de notre commandement pour les magnifiques résultats obtenus par ceux qui ont voué leurs efforts pour fournir aux Alliés d'abondants renseignements militaires. 700 rapports télégraphiques, chaque opération effectuée étant elle-même un risque, 3000 rapports documentaires sont arrivés à Londres. Le rôle qui consiste à recueillir des renseignements n'est pas spectaculaire. Des hommes courageux sont restés calme- ment à leur poste, accomplissant une tâche essentielle. Je désire vous féliciter du travail accompli par ces organismes de renseignement, qui ont joué un rôle important pour la libération de la France. Des décorations suivront. La médaille de la France libre pour Charles Pasqua. Qui n'en a pas vraiment terminé avec l'armée. Il lui est demandé s'il veut poursuivre le combat. Il n'a pas dix-huit ans, ce sont ses parents qui disent : « Non, ça suffit. » Il y a le baccalauréat qu'il faut passer. Charles voit ses jeunes compagnons partir. Ils ne savent pas qu'une autre guerre les attend et, trop souvent, ne les rendra pas. L'Indochine va s'embraser.

1. Mémoires de guerre, Tome 2. II

Les études. L'entrée en politique. Les débuts dans la vie active

Aux années noires vont succéder les années grises. La France retrouve sa liberté, mais elle sera pour longtemps encore une convalescente. L'année 1944 s'achève certes plus heureusement qu'elle n'a commencé. Mais il y a toujours des territoires à libérer; il y a encore des cartes de ravitaillement et des coupures de courant; il est bien difficile de trouver un costume ou des chaussures. Mais il y a toujours une industrie incapable de redémarrer ; elle manque d'énergie, de matières premières et même de main-d'œuvre puisque deux millions et demi de Français sont toujours retenus en Allemagne, prisonniers ou S.T.O. Sans parler des routes qui s'achèvent sur des ponts bombardés ou sabotés, des kilomètres de voies ferrées qui ne sont plus que ferrailles tordues. Pourtant le gouvernement provisoire du général de Gaulle voudrait bien que la France se retrouve. La France politique, économique et sociale. Politiquement, il existe bien une Assemblée consulta- tive provisoire. Elle est à la fois l'émanation d'Alger, de la

1. S.T.O. : Service du travail obligatoire; une invention allemande qui a beaucoup fait pour le recrutement du maquis. La guerre a aussi fait près de 900 000 morts ; 230000 au combat, 222000 dans les camps et 420000 civils Résistance et de la fraction du Parlement qui, en 1940, a refusé les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Mais il est trop tôt pour élire une « Constituante ». Tout au plus vient-on de rendre leurs prérogatives à 31 000 conseils municipaux élus en septembre 1939 et qui n'avaient pas failli. Economiquement, ce sont les toutes premières natio- nalisations, celles du 14 décembre 1944; cela afin que l'Etat, comme vient de le dire le général de Gaulle, « prenne la direction des grandes sources de la richesse nationale », sans pour autant « exclure l'initiative et le juste profit » Socialement, aux derniers jours de l'année, le gouver- nement entreprend la réforme en profondeur de la Sécurité sociale, en déficit chronique. Et bientôt vont être créés les comités d'entreprise. La France, sans être encore sortie de la guerre, apprend à revivre. A Grasse, les Pasqua ont tourné la page, comme si leur inclinaison profonde était de rentrer dans le rang, une fois leur devoir accompli. Ce ne sont pas des gens à quémander des honneurs, à tirer profit de leur courage et de leur engagement. Ils n'ont sûrement pas vocation à se mettre en avant. André retrouve le chemin du commissariat de police. Bien décidé à regrimper les échelons que Vichy l'avait prié de descendre. Il y parviendra et ira même beaucoup plus loin. Charles, lui, retourne au lycée de Grasse comme si les années de Résistance n'avaient été qu'une parenthèse, une sorte de grand jeu scout, infiniment plus dangereux et plus cruel que ceux inventés par le chef de troupe avant les hostilités. L'essentiel, désormais, c'est le baccalauréat. Pourtant, en quelques mois, l'adolescent a bien changé. Il a connu les épreuves, découvert les coulisses de la vie, abordé les rivages de la politique en devenant gaulliste; inconditionnellement, définitivement gaulliste.

1. A Lille, le 11 octobre 1944. 1945 sera l'année de la paix. Le soulagement et la ferveur du 8 mai. Une journée d'oubli, même si, par expérience, chacun sait que quelques signatures au bas d'un traité ne garantissent pas le bonheur aux hommes. D'ailleurs, il y a des comptes à régler entre Français. On épure, on juge, vivement ou durement ; il faut moins d'une semaine pour condamner et exécuter Pierre Laval, qui fut chef du gouvernement sous Pétain. Dans quelques semaines vont rentrer les prisonniers, souvent partis depuis la « drôle de guerre » et qui ne reconnaissent plus leur pays, et qui parfois n'ont plus de famille ou de foyer. Arriveront aussi les fantômes de l'Histoire, squelettes vivants dans leurs étranges pyjamas de bagnards, dont les yeux hagards disent toute la détresse du monde. Et ces êtres à bout de souffle, à bout de vie, vont raconter ce que personne n'avait soupçonné : l'exis- tence des camps de la mort. Nuit et brouillard qui se déchirent pour révéler l'horreur. Parmi eux l'oncle Phi- lippe, meurtri mais bien vivant. C'est dans ce contexte que déjà, le 2 mars, Charles de Gaulle avait évoqué « l'effort de reconstruction et de renouvellement qui s'impose pour de longues années à la France ». Et, surprise, ce même jour, il avait offert le droit de vote aux femmes. Elles en profiteront dès les 29 avril et 9 mai 1945 pour des municipales qui, politiquement, n'avaient guère d'intérêt ; à cause du nombre important des abstentions dues aux circonstances, mais aussi par le jeu des alliances politiques qui va en gommer le sens. Au-delà de la notion de démocratie retrouvée, il y a aussi les luttes de partis, qui avaient miné la III Républi- que et maintenant resurgissent. Il y a aussi et toujours la violence. Même si les Français ne prennent garde aux événements d'Algérie — ces départements qui ont tant donné pour la Libération — où des bandes armées, les 7, 8 et 9 mai 1945, tuent et saccagent, à Sétif et Guelma. Des centaines de morts; premières manifestations d'un nationalisme naissant, au moment même où les colons s'offusquent de l'émancipa- Qui donc est Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, né en 1927 à Grasse, de parents corses et qui a fait si tardi- vement de la politique son métier? Pour le savoir, il faut oublier les stéréotypes, creuser les légendes et respirer une certaine odeur de soufre. Il faut explorer une vie aux allures de roman, une carrière pro- fessionnelle originale et un militantisme qui se confond avec l'histoire du demi-siècle. Le chemin a été long pour ce gaulliste de la première heure devenu aujourd'hui un responsable politique influent. Un dur parcours, qui lui a laissé le temps de nouer des amitiés indestructibles, et de se faire d'irré- ductibles ennemis. A travers les uns et les autres, au terme d'une enquête longue et précise, l'auteur dessine enfin le vrai portrait de l'homme le plus controversé de France. Pierre Pellissier, né en 1935, est journaliste politique depuis 1955 notamment au Figaro. Après avoir été rédacteur en chef à Radio Monte Carlo, puis à France I nter, il est actuellement grand reporter au service politi- que du Figaro. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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