Les échanges commerciaux entre la côte méditerranéenne et à l’intérieur du Maghreb au IIe siècle vus au travers du tarif Zaraï

Pierre MORIZOT

Chercheur libre, diplomate retraité

Le document lapidaire connu sous le nom de Tarif de Zaraï a été découvert au siècle dernier dans le village de Zraia (Algérie) lors de la construction d’un moulin. Publié en 1858 par Léon Renier, repris pour l’essentiel par Mommsen dans le CIL VIII, 5408, retouché par Dessau et Cagnat dans le supplément du Corpus pour la Numidie sous le n°18643, il a fait depuis l’objet de nombreux commentaires1.

Zraia est situé à environ 120 kilomètres de la Méditerranée (fig.1) dans une sorte de goulot d’étranglement qui commande l’une des voies de passage les plus fréquentées entre les Hautes Plaines constantinoises et les steppes semi-arides du Hodna (fig.2). Alors que la pluviométrie dans les Hautes Plaines est de l’ordre de 400 à 500 mm annuels, elle n’est plus que de 200 à 300 mm dans le bassin du Hodna (fig.3). Il s’ensuit que Zraia et ses abords sont une étape essentielle sur la grande voie de transhumance qu’empruntent les pasteurs nomades ou semi-nomades du Sud lorsque leurs pâturages sont épuisés pour passer l’été dans le Nord plus accueillant. Ce phénomène, qui dans un passé récent intéressait 300.000 têtes de bétail2 pour la seule région concernée (fig.4), est l’achaba, et nous savons par les historiens antiques tels que Hérodote3 et Strabon4 que de tels mouvements saisonniers existaient déjà dans l’Antiquité en diverses régions d’Afrique du Nord.

Description

Le Tarif de Zaraï est daté de l’année 202 (règne commun de Septime Sévère et de Caracalla) et le texte nous indique qu’il a été institué après le départ d’une cohorte non précisée. Il énumère ensuite sur une colonne unique de 22 lignes une liste de produits suivis de la taxe douanière correspondante (fac-similé de l’original, fig.5). On trouvera à la suite la lecture qui en est usuellement donnée (fig.6), ainsi que sa traduction (fig.7). L’on constate que les produits sont répartis en quatre paragraphes introduits par le terme de lex (au sens de « tarif »), dont le titre ne se distingue pas matériellement de l’énumération qui le suit : A) lex capitularis, c’est-à-dire « tarif par tête » : il s’agit essentiellement de bétail et d’esclaves. À la dernière ligne de ce paragraphe sont mentionnés des pecora in nundinum immunia, que l’on a traduit d’ordinaire comme « petit bétail destiné au marché local » et pour cette raison croit-on, détaxé. B) lex vestis peregrinae, que l’on peut, traduire par « tarif des vêtements d’importation ». C) lex coriaria, « tarif pour les cuirs et peaux » parmi lesquels sont classées, entre autres, la colle (il s’agit certainement de colle d’origine animale) et les éponges. La traduction d’un

1. Lorsque j’ai présenté cette communication à Bastia en 2003, l’article que Paul Trousset vient de publier dans les Antiquités africaines (38-39, 2002-2003) n’était pas encore paru. Ses conclusions appellent de ma part quelques réserves sur lesquelles je serai amené à revenir ultérieurement. 2. Côte (M.), L’Algérie ou l’espace retourné, p.69. 3. Hérodote, 12, 4, 198. 4. Strabon, 20, 17, 3, 7 ; 23, 17, 3, 15. Les échanges commerciaux 159

ou deux termes très techniques tels que scordiscum qui signifie soit selle de cheval soit une qualité particulière de cuir, reste incertaine. D) Vient ensuite la lex portus maxim (-)/ pequaria jument (-) immunia , ce dernier adjectif pouvant être traduit par « exempt de droits ». Ce paragraphe a fait couler beaucoup d’encre. En effet, l’on s’est demandé quel substantif qualifiait l’adjectif maxim (-). La mise en page de René Cagnat5, qui a fait de ces trois premiers mots le titre d’un paragraphe, séparé du contexte par un point et un alinéa, a conduit à sa suite les traducteurs à rapprocher maxima de lex, ce qui n’était pas forcément l’intention du codificateur. Dans cette version, l’adjectif maxima aurait qualifié la lex, c’est-à-dire le tarif6, mais l’on est un peu surpris alors, s’il s’agissait d’un tarif maximum, que les premiers objets visés soient qualifiés d’immunia. Serait-ce alors le portus, mais que viendrait faire ici, soudainement, un portus maximus, soit que l’on donne à ce mot le sens de « douane », ou de « port » ?

Il existe bien, en Oranie, un Portus Magnus, mais il se trouve à 400 kilométres à l’Ouest, et n’a jamais été désigné par le superlatif maximus. Aussi je propose de supprimer le point mis après maxim(-), inexistant sur l’original, de façon à faire de maxim(-) le qualificatif du mot suivant pequaria, et de lire par conséquent lex portus maxima pequaria7, c’est-à-dire : «tarif appliqué aux très grands troupeaux », qui seraient exemptés de droits en raison de la difficulté pratique de les dénombrer8. Cette proposition s’accorderait d’ailleurs assez bien avec le sens que Cagnat donne au mot de pequaria : « les animaux qui se rendent au pâturage », introduisant lui-même l’idée de transhumance dont nous parlerons plus loin. Quant au terme jument (-), ce mot abrégé doit vraisemblablement être mis grammaticalement sur le même plan que pequaria, « le bétail », avec le sens plus particulier d’animaux de trait ou de bêtes de somme, ceux-ci en tant qu’instrumenta itineris, c’est-à-dire moyens de transport, étant en règle générale exempts de droits9. E) Viennent ensuite sous la dénomination ceteris rebus, les produits d’alimentation, taxés (très peu d’ailleurs) par tête ou par unité de mesure, tels que le vin, le garum, les dattes, les figues, les noix et, entre ces deux catégories de fruits secs, des vatassae, mot considéré comme intraduisible, et l’alun.

Évaluation de la taxe

L’on voit qu’elle varie d’un quinarius à un denier, unités de mesure dont le rapport est le suivant : 1 denier = 2 quinarii = 4 sesterces= 8 dupondii. Il est extrêmement difficile de se représenter quel pouvait être l’équivalent en notre monnaie d’une taxe prélevée en 202, si ce n’est en se livrant à de très incertaines comparaisons. L’une des références les plus valables est l’Édit du Maximum publié en 203 par Dioclétien10, soit un siècle plus tard, et dont on considère en général qu’il a été peu appliqué.

Retenons pour fixer les idées les unités de valeur suivantes : Un esclave 500 deniers Froment 17,5 litres = 100 deniers Vin ordinaire les + ou – 10 litres 8 deniers soit = 1 litre = 0,80 denier. Bière (qualité inférieure) 10 litres = 2 deniers Viande de porc (livre de 327 gr) 12 deniers Viande de bœuf (id) 8 deniers

5. Cagnat (R.), Le Portorium, p.120. 6. Telle est en particulier la version retenue par le Thesaurus X, 1, p.920, 1991, au mot pecuaria, ainsi que P.Flobert a bien voulu me l’indiquer. 7. Les produits visés par le Tarif sont toujours à l’accusatif. 8. S.J de Laet se demande même si les Romains n’ont pas voulu éviter ainsi de mécontenter les tribus du désert : Laet (S.J. de), Portorium, p.278, n.2. 9. Laet (S.J. de), Portorium, p.428, qui se réfère lui-même à un texte de Quintilien (Declam. 359). 10. Giacchero (M.), Edictum Diocletiani et Collegarum. 160 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

Ouvrier agricole (nourri) par jour = 25 deniers (il pourrait donc acheter par jour pour sa famille : une livre de bœuf (8 deniers) + 1,75 litre de froment (10 deniers) + 1,5 litre de vin (1,20 denier), plus 5 à 6 deniers de denrées diverses. Il faut cependant noter qu’il ne s’agit pas ici d’une sorte de SMIC, mais d’un salaire maximum laissé à la discrétion de l’employeur. Un berger (nourri) par jour coûte 20 deniers.

Ces salaires valaient-ils aussi bien pour l’Afrique pour la campagne romaine, on l’ignore. Quoi qu’il en soit par rapport à cette échelle de valeur, les taxes perçues paraissent peu élevées : Richard M. Haywood, se basant sur la valeur courante des marchandises aux IIe et IIIe siècles, aboutit à des résultats qu’il qualifie lui-même de surprenants : la taxe payée pour le vin, les dattes et les figues aurait été d’environ 2,5 %, celle des étoffes, peaux et éponges, de 2 %, celle concernant le bétail de 0,37 % et celle payée pour les esclaves de 0,3 %11. Il faut cependant là aussi tenir compte des variations certaines de la valeur des esclaves selon leur qualification, leur origine et « le cours du marché » : il est fort vraisemblable que le prix de l’esclave acheté ou vendu sur le marché de Zaraï ait été très inférieur au maximum de 500 deniers que Dioclétien imposait à Rome et que par conséquent la valeur en pourcentage de la taxe perçue ait été proportionnellement plus élevée qu’on ne l’a estimée12.

Origine des produits

La plupart des commentateurs se sont posé la question de savoir dans quel sens circulaient ces articles.

En tête de liste viennent les esclaves. J.P.Darmon13 estime qu’il faut les ranger sans hésitation « parmi les marchandises extérieures à l’empire,», c’est-à-dire venant d’au-delà du limes, sans cependant en proposer une origine extra africaine et pourtant les noms passablement nombreux en Afrique du Nord d’affranchis d’origine orientale, grecque en particulier, donnent à penser qu’ils y avaient été introduits en qualité d’esclaves. Sans doute n’étaient-ce pas ceux-là que l’on trouvait sur le marché de Zaraï, bétail humain justifiant une taxe insignifiante, victimes parfois de la misère et de l’avidité de leurs parents 14. C’est un des rares points sur lequel nous hésitons à le suivre.

Certains, tels Héron de Villefosse, et plus récemment P. Trousset, estimant par exemple que les tissus de pourpre venaient de Djerba, que le garum se fabriquait sur la côte tunisienne, que les éponges provenaient des Syrtes, et les dattes de ce qu’on appelle le bled El Jarid, « le pays des dattiers », c’est-à-dire essentiellement pour les géographes arabes les oasis du Sud tunisien, ont conclu à l’existence d’un courant d’échanges est- ouest. Cette proposition se heurte à de nombreuses objections : 1) Étant donné que l’Afrique du Nord présente d’est en ouest une grande uniformité de sols et de climats, l’on trouve à peu près les mêmes produits de part et d’autre, si bien que les échanges commerciaux inter-maghrébins n’ont jamais été très développés. Ainsi pour les très nombreux produits du premier chapitre, on ne voit pas très bien pourquoi les habitants de la Numidie seraient allés acheter leur bétail fort loin à l’est. De même, aux lendemains de la conquête de l’Algérie, E. Carette constatait que le commerce latéral

11. Haywood (R.M.), « Roman », p.81-83. 12. Comparant récemment les prix des produits africains avec ceux pratiqués dans les autres provinces de l’Empire, tels qu’ils apparaissent, Kuhoff (W.), « Il ruolo dell’Africa nell’edito sui massimi prezzi di Diocleziano », constate que les premiers n’ont pas grande valeur. 13. Darmon (J.P.), « Note sur le Tarif de Zaraï ». Nous reviendrons ci-dessous sur l’analyse très fine que l’auteur a fait de ce document. 14. Selon Gsell (S.), « Les esclaves ruraux en Afrique du Nord », p.395-415. Il pouvait arriver que les familles libyennes les plus misérables vendent leurs enfants. Les échanges commerciaux 161

de l’Afrique n’intéressait pas « les premiers besoins de la vie commune » et ne concernait guère que le commerce de luxe 15. 2) La petite Syrte, ou la Tripolitaine, n’ont aucunement l’apanage de la production de produits tels que les vêtements de couleur pourpre16, les éponges, le garum ou les dattes. Depuis que les analyses pratiquées sur les tissus anciens de couleur rouge ont démontré que la majorité d’entre eux devaient leurs coloris à des teintures végétales très communes, et non au précieux murex, la question de savoir où était récolté le coquillage d’où était extraite la pourpre marine a perdu de son acuité. Il reste que cette dernière était récoltée non seulement à Tyr où à Djerba, mais aussi à Ibiza ou à Collo (), ce qui nous rapproche singulièrement de Zaraï17. Le meilleur garum venait d’Espagne, mais l’on en produisait un peu partout en Méditerranée. Les éponges pouvaient même provenir de la côte algérienne et, quant aux dattes, elles étaient certes connues à l’époque romaine et l’on a trop souvent cité le fameux passage de Pline l’Ancien18 décrivant le palmier de l’oasis de Gabès sous lequel se développe une luxuriante végétation pour qu’il soit permis de nier l‘ancienneté de cette culture dans l’actuel Sud tunisien.

Mais faisant ailleurs le tour des régions dactylifères, le Naturaliste est plutôt sévère pour les dattes africaines « qui sont douces, mais perdent rapidement leur saveur », et il leur préfère de beaucoup celles qui viennent du Proche Orient, Judée, Assyrie, Arabie19. Tel était en particulier l’avis du Roi Juba, qui mettait au-dessus de toutes pour leur saveur certaines dattes d’Arabie. D’autre part les recherches menées par Baradez sur le piémont Sud de l’Aurès l’ont persuadé que les superficies irriguées affectées aujourd’hui à la culture du palmier étaient probablement dans l’Antiquité complantées d’olivier20, moins exigeant en eau que cet arbre. Bref, la datte n’était pas, comme nos jours, l’essentiel de la production agricole de la Numidie méridionale et l’on en importait21. Ce qui pourrait passer pour un caprice royal en raison de l’éloignement, est peut être l’indice d’un commerce courant, car la datte est un fruit susceptible de se conserver aisément. Elle peut être transportée sur de très longues distances même avec des moyens de transport rudimentaires. À une époque toute récente, de grands voiliers omanais transportaient régulièrement des dattes du Golfe Persique jusqu’à Zanzibar - c’est-à-dire sur près de 3500 kilomètres. Ils y constituaient un des principaux éléments de l’alimentation locale22. Néanmoins, le plus probable est que les dattes dont on faisait commerce à Zaraï soient venues d’oasis sahariennes beaucoup plus proches, telles , Bousaada et Laghouat.

Quant à l’alun, il était, selon Pline, produit dans de nombreuses contrées du monde méditerranéen, y compris l’Afrique, mais le plus apprécié provenait de mines situées dans l’île de Milo et en Egypte23. 3) J.-P. Darmon24, il y a une quarantaine d’années, a démontré qu’en fait il convenait plutôt de classer les produits de la liste en deux grandes catégories : les produits de l’élevage tels que les animaux sur pied et certains cuirs bruts25, et les produits

15. Carette (E.), Exploration Scientifique de l’Algérie Sciences historiques et géographiques, II, Recherches sur la géographie et le commerce de l’Algérie méridionale, p.196. Un autre indice épigraphique de l’orientation nord-sud des échanges dans l’Antiquité nous est donné par le ponderarium de Lambiridi, sur lequel est gravé le nom du port de Rusicade, exutoire probable des produits de cette région céréalière, cf. Albertini (E.), BAC, 1921, p.17-18. Comme Zaraï, Lambiridi est situé à la limite du Tell céréalifère et de la steppe à vocation pastorale. 16. Alfaro Giner (C.) « La teinture de draps dans les provinces romaines du nord de l’Afrique », p.828, propose, nous semble-t-il avec raison, de traduire purpurium « de couleur pourpre ». 17. Alfaro Giner (C.), ibid., p.824-828. 18. Pline, H.N.XVIII, 188. 19. Pline, H.N. XIII,VI, 4. 20. Baradez (J.), , ch.IV, p.199. 21. Pline, H.N. XIII,VII, 34. 22. Planhol (X. de), L’Islam et la mer, p.408. 23. Pline, H.N. XXXV, LII, 183-190. 24. Darmon (J.P.), op.cit. n.12. 25. En ce qui concerne les cuirs et peaux, le Tarif précise bien les différentes qualités de cuir soumises à une taxe. Il y a d’un côté les cuirs de qualité, corium perfectum, les fourrures corium pilosum, peut-être aussi les peaux de chèvres et d’agneaux qui n’étaient pas nécessairement importées mais pouvaient être des produits bruts venant du sud, travaillés dans les tanneries des villes du Tell ou de la côte. Il est difficile en effet de croire que le traitement des cuirs et peaux ait pu être effectué en zone semi-aride par une population de pasteurs n’ayant ni 162 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

manufacturés provenant des régions les plus anciennement mises en valeur ; textile de haute qualité (tissus de pourpre), industrie alimentaire de luxe (garum), produits de l’agriculture (le vin surtout). Et, si pour sa part, il n’exclut pas de ces régions la Proconsulaire et la Byzacène, il énumère aussi des régions plus proches de Zaraï qui ont pu jouer un rôle important dans l’alimentation de ce trafic et cite à ce propos les régions bien mises en valeur de Numidie et de Maurétanie même, les villes de , , Bougie, Collo, auxquelles pour ma part j’ajouterais, plus proches de Zaraï encore, Sétif et . De Sétif, ainsi que l’a souligné S.de Laet26, des voies rayonnaient vers les ports de la Méditerranée, (Bejaïa), Igilgili (Jijel), Chullu (Collo) Rusicade (Skikda), ou la riche cité de Cuicul (Djemila)27. Cette hypothèse d’un échange entre les produits d’une économie pastorale et les marchandises standard de l’économie méditerranéenne a été, après J.P.Darmon, défendue par J.-M.Lassère28, plus récemment par J.-P. Laporte29, et à propos des textiles en particulier par P.Horden et N.Purcell30.

4) Ce trafic nord-sud a très vraisemblablement accompagné les mouvements de transhumance dont nous avons parlé. Les éleveurs venant du sud auraient donc, comme de nos jours, amené leur bétail dans le nord, avec deux objectifs : échanger leurs produits contre des biens manufacturés et faire estiver leurs troupeaux dans les plaines du nord. Ils en auraient rapporté tout ce qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes, vêtements de toutes sortes, cuirs travaillés, et les produits d’alimentation que l’on ne trouve pas en zone semi-aride. Reste quelque incertitude en ce qui concerne certains produits, tels que les cuirs très sommairement traités, les couvertures de laine brute, dont ils pouvaient être les producteurs, les dattes et les figues. Quant au vin bien sûr, la steppe n’en produit pas et il ne pouvait venir que du nord. Si, comme je le propose, ce sont les maxima pequaria des éleveurs qui sont mentionnés au chapitre 4 du Tarif, nous aurions là une véritable confirmation épigraphique de la transhumance antique et de ses modalités particulières.

L’orientation de ce trafic nord-sud me paraît attestée en outre : a) par la présence, sur la Table de Peutinger, d’une voie Tubunae-Sitifis, passant vraisemblablement par Zaraï ; b) par une série de miliaires reliant ces deux cités, dont les dates s’échelonnent entre les règnes de Caracalla et celui d’Arcadius. Leur densité entre et Ngaous, soit sur la moitié de ce trajet, est aussi élevée que sur l’une des principales voies de l’Afrique romaine -Théveste. Or, ainsi que l’a souligné P. Salama31, la multiplication des miliaires sur une voie est un bon indice du trafic qui s’y écoule.

la connaissance technique nécessaire, ni les installations relativement élaborées ni les ressources en eau courante que nécessitent le tannage et la pelleterie. L’on n’a d’ailleurs jusqu’ici aucune preuve que la Numidie Méridionale ou la Byzacène aient possédé de véritables tanneries. Par contre, les cuirs bruts, rudia, qui se vendent au poids pouvaient venir de l’intérieur du pays et constituer la matière première dont étaient fabriquées les sandales en peau de chèvre à l’état brut que, selon le témoignage de Corrippe, certains Africains portent aux pieds (Corrippe, Ioh., II, 137). Dans une situation comparable, à la frontière de deux mondes, Cyrène importe du cuir de vache et exporte des peaux de chèvre et de gazelle, cf Forbes (R.J.), Leather in antiquity, p.50. Il y avait donc probablement aussi dans le sud de la Numidie un artisanat rudimentaire du cuir et de la laine, qui expliquerait la présence sur le Tarif d’un produit comme l’alun, indispensable pour les tanneurs et les teinturiers. En dehors du présent Tarif, le seul témoignage épigraphique du travail du cuir en Afrique du Nord est l’épitaphe d’un cordonnier de Morsott au nord de Tébessa (CIL VIII, 16710). 26. Laet (S.J.de), Portorium, p.262 27. L’on trouve aussi, dans l’Exploration scientifique de l’Algérie, p.248-265, une description des opérations d’échanges pour 1832, valant donc pour l’époque précoloniale. Celle-ci fait ressortir, à l’échelle de l’Algérie, des exportations de cuirs bruts, vers la France, d’animaux sur pied, vers « les possessions anglaises » et l’importation de peaux préparées et de cuirs, venant d’Espagne. De Tunisie viennent des éponges et du poisson salé. Plus intéressantes, parce qu’elles concernent les territoires constituant l’antique Numidie, les indications relatives à une ville comme Biskra et les Ziban (pourtour méridional de l’Aurès) font ressortir des exportations d’animaux sur pied et des achats d’objets de cuir (chaussures et harnachements, on pense au scordiscum du Tarif) et d’alun. 28. Lassère (J.-M.), Ubique Populus, p.350-357. 29. Laporte (J.-P.), « Zabi, Friki : Notes sur la Maurétanie et la Numidie de Justinien », p.160 30. Horden (P.) et Purcell (N.), The corrupting sea, A study of mediterranean history , p.354-358. 31. Salama (P.), Bornes miliaires d’Afrique proconsulaire, p.72. Les échanges commerciaux 163

Ce trafic sud-nord nous semble avoir concerné essentiellement la frange nord du Sahara et, sans toutefois en exclure la possibilité, le Tarif ne permet pas de conclure à l’existence d’un commerce transsaharien régulier aboutissant à Zaraï. Il se pourrait par contre que cet axe nord-sud ait été rejoint à Tobna, ou sur quelque point de cet itinéraire, par quelques caravanes venues de l’est32. Mais l’on ne voit pas très bien pourquoi la clientèle potentielle, nomade ou sédentaire vivant au Sud de Zaraï serait allée jusqu’à la petite Syrte chercher les produits manufacturés qu’elle pouvait trouver beaucoup plus près dans les villes du Tell ou les ports de la côte nord de l’Afrique.

On peut se demander si la croyance à l’existence d’un important trafic est-ouest n’a pas été influencée par le tracé de la frontière qui sépare la Numidie et la Maurétanie. Comme grosso modo ces deux provinces sont juxtaposées l’une à l’est, l’autre à l’ouest et qu’une partie du trafic entre les deux provinces passait par Zaraï, on en a conclu que ce poste de douane contrôlait un commerce est-ouest. Or en fait, à Zaraï, c’est en allant du sud vers le nord que l’on passe d’une province à l’autre (fig.1).

L’on ne peut manquer d’être surpris de voir que le Tarif ne mentionne nulle part les céréales alors que de nos jours, les pasteurs, après avoir estivé dans le Tell, en ramènent leur provision annuelle. Il est vrai que nombre de peuplades pastorales se sont de tout temps satisfaits d’une diète faite de viande et de lait 33 et que les dattes remplacent en de nombreux pays les céréales, ce qui pourrait être le cas ici.

En conclusion, il est assez vraisemblable que le choix que pouvaient faire les marchands du début du IIIe siècle entre des produits venus de l’est ou du sud, ait été déterminé par la réponse qu’ils pouvaient donner à la question suivante : pourquoi aller chercher à 400 à 500 kilomètres des marchandises et des biens qu’ils pouvait trouver beaucoup plus près et qui par conséquent leur revenaient moins cher ? Par ailleurs, si, comme nous l’avons suggéré, ce sont bien les maxima pequaria qui sont visés au dernier paragraphe du Tarif, celui-ci constituerait le seul témoignage épigraphique de la transhumance africaine dans l’Antiquité et mériterait à ce titre de retenir la plus grande attention.

Résumé La liste des produits énumérés sur le tarif de Zaraï (Algérie, IIe siècle) incite à penser que la « douane » établie à cet endroit-là était destinée à contrôler un trafic allant des Hauts plateaux, voire même du Sahara, vers le Tell, plutôt qu'un trafic est-ouest, en particulier parce que l'on ne comprendrait pas très bien l'intérêt d'échanges est-ouest qui porteraient sur des marchandises et des biens équivalents, produits pour la plupart de part et d'autre.

32. Carette (E.) (op.cit. note 14) aux lendemains de la conquête de l’Algérie constate que des caravanes assurent journellement et dans les meilleures conditions le trafic des marchandises entre le sud algérien et le sud tunisien, mais nous l’avons vu ; il précise que ce commerce est-ouest n’intéresse que les produits de luxe et non les marchandises courantes. 33. Hérodote, IV, 186, distinguait déjà les Lybiens mangeurs de viande et buveurs de lait, des Lybiens agriculteurs et sédentaires. 164 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

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Liste des figures

Fig.1 : Zaraï dans son contexte maghrébin (en surimpression, entre Sitifis et , au centre de la carte des Cités de l’Afrique du Nord au Bas-Empire de C.Lepelley).

166 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

Fig.2 : Zraïa (appellation moderne de Zaraï) à la charnière entre les Hautes Plaines constantinoises et la steppe (carte de E.Stawski, in Leglay (M.), Saturne africain, hors texte).

Les échanges commerciaux 167

Fig.3 : Pluviométrie moyenne en mars 2005 d’après la documentation des Nations Unies. Ainsi que l’on peut le constater, Zaraï se trouve au point de rencontre d’une pluviométrie très basse (50-75) et d’une zone bien arrosée (125-150).

168 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

Fig.4 : Carte de l’achaba (mouvement saisonnier des pasteurs algériens), d’après M.Côte (L’Algérie ou l’espace retourné, p.69).

Les échanges commerciaux 169

Fig.5 : Fac-similé du Tarif de Zaraï (Selon R.Cagnat (Portorium, p.119), cette inscription serait au Musée du Louvre, alors que le fac-similé publié par J.-P. Darmon la mentionne comme se trouvant au Musée Gsell à Alger, indication que je m’efforce de vérifier).

170 Circulation des matières premières, transferts et savoirs techniques

Fig.6 : Interprétation du Tarif de Zaraï

Imp(eratoribus) Caes(aribus) L.Septimio Severo III et M.Aurelio Antonino Aug(ustis) Piis co(n)s(ulibus). Lex portus post discessum coh(ortis) instituta. Lex capitularis mancipia singula (denarius et quinarius) eq(u)um, equam (denarius et quinarius) mulum, mulam (denarius et quinarius) asinum, bovem (quinarius) porcum (sestertius) porcellum (dupondius) ovem, caprum (sestertius) edum, agnum (dupondius) pecora in nundinium immunia Lex vestis peregrinae abollam cenatori(a)m (denarius et quinarius) tunicam ternariam (denarius et quinarius) lodicem (quinarius) Sagum purpurium (denarius) Cetera vestis Afra in singulas lacinias (quinarius) ? Lex coriaria corium perfectus (sic) (quinarius) (corium) pilos(um) (dupondius) pelle(m) ovella(m) caprin(am) (dupondius) scordiscum malac(um)(?)p(ondo) c(entum) rudia p(ondo) c(entum) (quinarius) glutinis p(ondo) (decem) (dupondius) spongiaru(m) p(ondo) (decem) (dupondius) Lex portus maxim(a) ou maxim(i)(?) pequaria, jument(a) immunia ceteris rebus sicut ad caput vini amp(oram) gari amp(oram) (sestertius) palmae p(ondo), c(entum) (quinarius) fici p(ondo) c(entum) (quinarius) vatassae( ?) modios decem,resina(m), pice(m), alumen in p(ondo) c(entum), ferr[i] ( ?) ( ?) Les échanges commerciaux 171

Fig.7 : Traduction du Tarif de Zaraï

Tarif par tête esclave un denier et demi cheval, jument un denier et demi mule, mulet un denier et demi âne, bœuf un demi-denier porc un sesterce porcelet un demi-sesterce mouton, chèvre un sesterce chevreau, agneau un demi-sesterce le petit bétail destiné au marché exempté Tarif pour les vêtements importés manteau de table un denier et demi tunique « ternaire » 34 un denier et demi couverture un demi-denier vêtement de couleur pourpre 35 un denier autres vêtements africains, par paquet un demi-denier Tarif pour les cuirs et peaux cuir fini un demi-denier cuir brut un demi-sesterce peau brute de chèvre ou de mouton un demi-sesterce harnais ( ?) ou cuir mou (trad. Cagnat), par cent ? cuirs bruts, par cent un demi-denier colle, par dix un demi-sesterce éponge, par dix un demi-sesterce Tarif pour les très grands troupeaux (maxima pequaria) (voir commentaire ci-après) et les bêtes de somme (jumenta) exemptés pour les autres denrées par pièce amphore de vin, amphore de garum un sesterce dattes, par cent livres un demi-denier figues, par cent livres un demi-denier vatassae 36, boisseau, les 10 ? noix, boisseau, les 10 ? résine, poix, alun, 100 livres ? fer ?

34. Le chiffre 3 que cet adjectif évoque se réfère-t-il à la valeur de ce vêtement ou à son mode de tissage ou de teinture, les avis les plus divers se sont exprimés à ce sujet. 35. Il s’agit non de la matière brute produite par un coquillage, mais de sagum, c’est-à-dire d’un produit fini. Cf. Darmon (J.-P.), op.cit. n.8, p.17. 36. Le produit non identifié qui s’appelle Vatassa se vend comme les noix au boisseau et paie le même droit. Le mot est phonétiquement très proche de Wattas, éponyme d’une tribu berbère, les Beni Wattas, qui donnèrent une dynastie au Maroc, au XVe siècle. Au Moyen Âge ces nomades, venus probablement de la région de Ghadamès, ayant auparavant sillonné la bordure saharienne des hauts plateaux du Maghreb central et le Zab, située donc au sud de Zaraï, l’on pourrait imaginer qu’il y ait une parenté entre un ethnique ayant wattas pour racine et quelque produit de la steppe maghrébine. C’est faute de mieux et avec beaucoup d’hésitation que je hasarde cette hypothèse.