Roman Polanski DOSSIER 167

Le Bal des vampires

COLLÈGE AU CINÉMA

Avec la participation de votre Conseil général SYNOPSIS Les Fiches-élèves ainsi que des Fiches-films sont disponibles sur le site internet : Après des années passées à chasser les vampires aux quatre coins des www.lux-valence.com/image Base de données et lieu interactif, ce site, Balkans, le professeur Abronsius et son jeune disciple Alfred arrivent dans conçu avec le soutien du CNC, est un outil une auberge de Transylvanie présentant nombre d'indices de leur présence. au service des actions pédagogiques, et de Très vite, leurs soupçons se trouvent confirmés. C'est d'abord Sarah, la fille la diffusion d’une culture cinématographique destinée à un large public. de Shagal l'aubergiste, qui est sauvagement kidnappée par le comte- vampire von Krolock. Puis, c'est l'aubergiste lui-même, parti nuitamment à la recherche de sa fille, que l'on retrouve vidé de son sang au petit matin. Edité par le : Centre National de la Cinématographie Très vite, Abronsius décide de supprimer le nouveau vampire qu’est devenu Shagal. Mais, au moment de lui enfoncer un pieu dans le cœur, celui-ci se Ce dossier a été rédigé par : réveille et s’enfuit non sans aller préalablement vampiriser sa servante- Philippe Leclercq, critique de cinéma, professeur au lycée Lakanal à Sceaux. maîtresse Magda. Les deux chasseurs de vampires se lancent alors sur ses traces et arrivent bientôt à un sinistre château voisin où ils sont reçus par Les textes sont la propriété du CNC. l’inquiétant et néanmoins courtois comte von Krolock. Remerciements : Le lendemain matin, Abronsius et Alfred découvrent la crypte où reposent Muriel Vincent, Swashbuckler Film. les vampires von Krolock, père et fils. Après l’échec de leur élimination, Photos du Bal des vampires : Alfred retrouve la belle Sarah qui se montre plus disposée à assister au bal Swashbuckler Film. du comte qu’à le suivre dans son entreprise d’évasion. Mais l’étau se Directeur de la rédaction : resserre. Alfred échappe de peu aux assiduités voraces d’Herbert, le fils du Joël Magny comte. Puis, les deux héros sont enfermés par von Krolock sur la terrasse Rédacteur en chef : d’une tour tandis que les premiers morts-vivants commencent à sortir de Michel Cyprien leur tombe pour assister à la macabre cérémonie.

Conception graphique : Parvenus enfin à se libérer et à se déguiser, Abronsius et Alfred se mêlent Thierry Célestine. Tél. : 01 46 82 96 29 aux danseurs de la soirée dans le but de reprendre Sarah des mains du comte. Mais le stratagème fait long feu et les intrus sont démasqués. S’ensuit Impression : I.M.E. une course-poursuite avec les vampires au terme de laquelle le professeur et 3 rue de l'Industrie – B.P. 17 son élève réussissent à quitter le château, non sans emmener avec eux le 25112 – Baume-les-Dames cedex mal… aux dents longues de Sarah ! Direction de la publication : Joël Magny Idoine production 8 rue du faubourg Poissonnière 75010 – Paris [email protected]

Achevé d’imprimer : décembre 2008 SOMMAIRE

LE BAL DES VAMPIRES

LE FILM Philippe Leclercq

LE RÉALISATEUR 2

GENÈSE DU FILM 4

PERSONNAGES 5

DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL 7

DRAMATURGIE 8

ANALYSE D'UNE SÉQUENCE 10

MISE EN SCÈNE & SIGNIFICATIONS 13

RETOURS D’IMAGES 17

INFOS

INFORMATIONS DIVERSES 18

PASSERELLES

LE FILM DE VAMPIRES 21

LA PARODIE 23

DU BURLESQUE 24

RELAIS

PISTES DE TRAVAIL 25 LE RÉALISATEUR & SON UNIVERS

Roman Polanski, cinéaste iconoclaste

Roman Polanski dans Le Locataire.

Cinéaste flibustier lancé à l’abordage de genres aussi différents son école où il découvre Citizen Kane (Orson Welles), Huit que le film de piraterie, le film fantastique, le drame romantique heures de sursis (Carol Reed), Hamlet (Laurence Olivier), ou la reconstitution historique, tour à tour grave, facétieux ou Rashomon et Le Château de l’araignée (Akira Kurosawa) et les mystérieux, réaliste ou fantastique, novateur ou, au contraire, œuvres de David Lean, références qui préfigurent un goût plus classique, Roman Polanski, en dix-sept longs et dix courts pour l’expressionnisme et la stylisation, la rigueur profession- métrages, n’a cessé de dérouter publics et critiques. Pourtant si nelle, les héros solitaires et la quête de la vérité. Ses six courts l’œuvre de ce scénariste-metteur en scène (de théâtre aussi)-pro- métrages d’école annoncent son intérêt pour les situations ducteur-acteur apparaît aussi foisonnante que désordonnée insolites, la violence et le voyeurisme. L’une de ses premières dans son éclectisme, elle est en revanche globalement cohérente bandes, Deux hommes et une armoire, affiche clairement du point de vue esthétique et thématique. son anticonformisme tant dans le choix que le traitement du sujet. Le film raconte l’histoire étrange de deux hommes qui Une jeunesse troublée sortent de la mer avec un meuble encombrant. Ils entrent Celui qui est né Raymond Liebling à Paris le 18 août 1933 part dans une ville (dans la vie !), mais leur singularité engendre le avec ses parents, Juifs d’origine polonaise, pour Cracovie trois rejet de la population intolérante. Cette parabole aux accents ans plus tard. Son ascendance lui vaut bientôt une série de surréalistes interroge ce qui nourrit le rapport de forces entre vexations qui ne seront pas sans conséquences sur sa sensi- les êtres tout en pointant les difficultés de vivre en société. bilité et sa carrière futures. Après avoir vécu dans un apparte- Quelque temps plus tard, Le Gros et le maigre, satire du pou- ment qui le marquera à jamais, le jeune Roman est enfermé voir et de la servitude, suivi des Mammifères où des pantins avec sa famille dans le ghetto juif de la ville. Sa mère meurt issus du théâtre de Samuel Beckett se disputent un traîneau, en déportation en 1941 et l’enfant est envoyé à la campagne où confirment sa vision pessimiste du réel et son attachement il s’éveille aux travaux des champs et à la beauté de la nature. pour les univers dépouillés. Entre-temps, Quand les anges Il échappe ainsi à une partie de la guerre, puis à l’ordinaire du tombent, réflexion sur le passé et les cruautés de la guerre, régime communiste en étudiant les beaux-arts jusqu’en 1953. aura révélé un penchant mélodramatique de sa sensibilité Durant cette période, il découvre le métier de comédien en se que l’on retrouvera dans Tess en 1979. produisant dans diverses petites troupes théâtrales. Mais c’est l’année suivante que se joue son destin quand il entre à la pres- Changement de ton tigieuse école de cinéma de Lodz. Cette maturité précoce, résultat des épreuves passées, permet à Roman Polanski de jouir déjà d’une bonne réputation au Premières armes moment de passer au long métrage en 1962. Le Couteau Durant cinq ans, il fourbit ses premières armes de réalisateur dans l’eau, co-écrit avec Jerzy Skolimowski, remet sur le métier et interprète un rôle dans le premier film d’Andrzej Wajda, des obsessions omniprésentes dans ses courts métrages : frus- Génération. Il fréquente assidûment les projections de films de tration, angoisse, absurdité, violence, aliénation, etc. Ce huis

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clos géographique et psychologique où un homme, sa femme essaie d’échapper à diverses formes de subordination aux- et un étudiant invité s’affrontent sur un yacht, connaît un suc- quelles on tente de le plier. Réminiscence ou non d’une partie cès international qui amène le cinéaste à se tourner vers de son enfance passée à la campagne, le paysage romantique l’Angleterre pour réaliser Répulsion. Comme pour son film pré- en accord avec les sentiments de l’héroïne occupe une place cédent, la liberté de ton, la problématique moderne et l’ap- déterminante dans le film. proche clinique du sujet incitent un temps la critique à associer son auteur à la Nouvelle Vague française qu’il admire par ailleurs. Mais Polanski, moderne anti-moderne pour paraphraser le mot d’Antoine Compagnon, se distingue du mouvement. Son Cul-de-sac, fidèle à ses préoccupations, est en effet délibéré- ment théâtralisé. Coécrit comme son film précédent avec celui qui va devenir son compagnon de route, Gérard Brach, cet opus s’inscrit nettement dans l’esprit du théâtre de l’ab- surde qui souffle sur les années 1960. Le changement de ton se confirme l’année suivante avec Le Bal des vampires, farce fantastique où s’affiche le goût du réalisateur pour les atmo- sphères imprégnées par les décors. L’univers des choses, les murs qui entourent et qui piègent, Rosemary’s Baby. l’impression poisseuse d’être englué dans un espace placé sous surveillance redéfinissent les contours de son cinéma. La Sept ans plus tard, Polanski concrétise un vieux rêve avec capitale polonaise dévastée du Pianiste, le Londres victorien son ami Gérard Brach en réalisant Pirates. Puis, c’est Frantic, d’Oliver Twist, le Paris de Frantic, le Chinatown du film épo- opus burlesco-hitchcockien, qui déroule son histoire d’es- nyme sont de ce point de vue des lieux, riches de détails réels pionnage à Paris. S’ensuivent le thriller de pacotille saturé et précis, qui forment une unité organique avec les protago- d’érotisme tragique Lunes de fiel, et le huis clos oppressant de nistes. Le décor joue désormais un rôle essentiel dans la dra- La jeune fille et la mort sur le thème maître/esclave déjà trai- maturgie ; il colore l’histoire, définit les personnages, té dans Les Mammifères. C’est ensuite La Neuvième porte détermine les destins. avec Johnny Depp et Emmanuelle Seigner, dernière compagne Dans la géographie polanskienne, l’intérieur claustrophobique de Polanski. Comme auparavant Oliver Twist, Le Pianiste et miné, sans étanchéité contre les dangers (de Répulsion au revient enfin sur les angoisses du réalisateur face à la barba- Pianiste en passant par Rosemary’s Baby et Le Locataire) occupe rie et, par le biais du roman de Wladyslaw Szpilman, livre une place privilégiée. Il faut y adjoindre le thème de la soli- enfin directement et avec une grande émotion les événements tude, subie par des héros-cancrelats comme une marque d’in- qui inspirèrent son univers. Au bout du compte, ce cinéaste du adaptation ou de stigmatisation de la société. concret qui enfant endura l’enfermement du ghetto de Cracovie, qui supporta le déracinement et l’hostilité des autres (son arrivée en France), qui souffrit du meurtre de son épouse enceinte ( en 1969), qui fut souvent vilipendé par la critique, qui vécut le scandale d’une sordide affaire de mœurs (1977), a construit une œuvre singulière faite d’univers clos, de culs-de-sac, d’êtres persécutés ou paranoïaques, d’an- ti-héros sacrifiés sur l’autel des conventions sociales. Fruit de cinquante années de travail, cette cinématographie située à la croisée de multiples cultures (polonaise, française, améri- caine…) est en somme hantée par les traumatismes de l’Holocauste.

Le Pianiste.

Traumatisé par l’Holocauste Le style très personnel du réalisateur s’estompe pour aller vers un romanesque plus classique à mesure que grossissent ses budgets. On retrouve néanmoins dans Tess quelques-unes de ses obsessions. Le personnage, sorte d’alter ego de Polanski, est un être déchiré, floué par l’hypocrisie et le conformisme social, qui

3 GENÈSE DU FILM

Une leçon de cinéma

Le Cauchemar de Dracula (Dracula), de Terence Fisher, 1958. Répulsion. À la question que lui posent deux journalistes des Cahiers du décalage. « “Eh bien, lui rétorque Polanski, on peut tout sim- cinéma en 1966 (époque de l’apogée du cinéma d’horreur plement extraire la partie centrale de ce que nous avons pris gothique) sur ce qu'il apprécie dans le fantastique, Roman et l’agrandir (au format CinémaScope, plus rectangulaire).” Ce Polanski répond qu'il « aime tous les films d'horreur. [Que ça qui explique le grain léger de l’image dans les plans d’exté- le] fait marrer…»1. Son explication : « Les gens aiment avoir rieur », précise Slocombe. Aussi ce « gonflage » confère-t-il aux peur sans danger… Et toute peur qui n'est pas accompagnée extérieurs une atmosphère irréelle de décors peints de studio d'un véritable danger doit vous faire rire une fois passée. »2 De plutôt heureuse. là, naît un projet dans le style des films de la Hammer – plus Polanski le méticuleux tourne jusqu’à soixante-dix prises pour précisément Les Maîtresses de Dracula de Terence Fisher certaines scènes, provoquant ainsi des tensions syndicales. « J’ai (1960) –, « une comédie sur le thème des vampires » pour don- surtout essayé d’imiter un peu les films anglais de la ner le sentiment d’effrayer « sans danger. » Hammer…; j’ai stylisé un style, si vous voulez. »5 Plus tard, il Productrice du film, la M.G.M. impose la jeune Sharon Tate déclare encore aux Cahiers que « ce qui compte, c’est l’an- pour le rôle de Sarah. Polanski est emballé. Une idylle débute crage dans le concret. »6 De fait, le cinéaste reconstitue un inté- pendant le tournage… Le cinéaste pense par ailleurs à Jack rieur traditionnel juif d’Europe centrale du XIXe siècle avec ses McGowran, admirable dans Cul-de-sac, pour incarner l’inef- costumes, ses coiffures, ses ustensiles de cuisine, ses traditions fable professeur Abronsius : « C’est un grand acteur de théâtre. culinaires telles que celle du chou foulé dans un fût (séq. 4). Il a joué des pièces de Samuel Beckett dont il est un grand ami… Avec Gérard Brach [coscénariste du film]… nous avons écrit le rôle du professeur Abronsius sur mesure pour lui. »3 Après quelques recherches infructueuses, Polanski décide d’interpréter lui-même l’élève, exploitant au mieux son phy- sique juvénile, pour former avec le professeur un duo impro- bable, sorte de Don Quichotte et de Sancho Pança au pays subcarpatique. Il choisit Alfie Bass pour l’hilarante caricature de l’aubergiste juif Shagal et Ferdy Mayne pour faire du comte- vampire l’égal de Christopher Lee, le célèbre Dracula de la Hammer. Iain Quarrier (Herbert) rappelle le baron Meinster des Maîtresses de Dracula. Malheureusement, la liberté prise par Polanski avec les lois du Pour son Bal des vampires, deuxième volet comique de sa genre n'est pas du goût du producteur Martin Ransohoff qui trilogie fantastique débutée par Répulsion et achevée par décide de remonter le film. Résultat : il en existe deux versions. Rosemary’s Baby, Polanski opte pour le Metrocolor, un procé- L'une, américaine, anémiée humoristiquement au point de dé imité du Technicolor qui lui permet d'obtenir une gamme rendre certains gags absurdes (il manque 20 minutes de film), chromatique violemment contrastée où dominent le rouge l'autre, européenne (il ne lui manque que 10 minutes), grâce aux (sanguin), le noir (satanique) et le vert (cadavérique) en dépit droits que Polanski avait gardés pour l'exploitation de son film d'un éclairage relativement faible. Sous contrat américain, sur le continent. Succès public et critique (sauf aux États-Unis il tourne les intérieurs dans les studios de la M.G.M. à où le film fait un flop), Le Bal des vampires n'est pas qu'un Borehamwood, puis à Elstree et Pinewood (Angleterre) et les simple exercice de virtuosité plastique, il est une formidable extérieurs alpins à Ortisei dans les Dolomites (Italie). Les décors leçon de rigueur cinématographique. néo-gothiques sont l’œuvre de Wilfrid Shingleton qui, au final, surpassent esthétiquement tous les châteaux de la Hammer. 1) Les Cahiers du cinéma, n°175, février 1966. Désireux de réaliser un film spectaculaire, Polanski finit par 2) Positif, n° 102, février 1969. obtenir la Panavision (2,35) en cours de tournage, c’est-à-dire 3) Ibid. 4) Jacques Belmans, Roman Polanski, éd. Seghers, 1971, p. 131. après les prises de vue au format 1,85 en extérieur. Le direc- 5) Midi minuit fantastique, n° 20, octobre 1968. teur de la photographie Douglas Slocombe lui signale alors le 6) Les Cahiers du cinéma, n° 454, avril 1992.

4 PERSONNAGES

Tournesol au pays des goules

Le professeur Abronsius facétie. Il se laisse parfois aller à son enthousiasme de grand La présentation du narrateur en voix off annonce d’emblée enfant (devant la découverte de la bibliothèque de von Krolock avec quelle distance ironique les deux protagonistes seront par exemple). traités au cours de la fiction. Abronsius, sorte de professeur Ses bésicles lui donnent de faux airs de détective en quête Tournesol au faciès d'Einstein – anti-héros par excellence –, est constante d’indices lui permettant de progresser dans son tra- une caricature de l'homme de sciences des récits d’aventures vail d’investigation. Évidemment, son comportement physique du XIXe siècle. Chétif, maladroit et sentencieux, cet avatar un doit beaucoup au jeu bouffon de l’acteur Jack McGowran qui peu fantasque de l'inflexible et rigoureux van Helsing du donne au personnage toute sa truculence visuelle. Cauchemar de Dracula (1959) de Terence Fisher manifeste une vive passion pour ses chères études quand il ne passe pas Alfred son temps à geler (séq. 1) ou à dormir (5). Ses théories contro- Le disciple d’Abronsius est un « fin lettré et [un] esprit scien- versées sur les vampires lui ont coûté sa chaire et valu le tifique sans génie, hélas, méconnu » nous informe le com- mépris de ses collègues de la faculté de Königsberg. Aussi le mentaire un brin persifleur du narrateur. Ni moteur de « cinglé » tel qu’ils le surnomment, ce Don Quichotte des l’intrigue, ni faire-valoir de son maître, Alfred est un jeune Carpates (cf. allusion de Shagal aux moulins à vent, 1), a-t-il assistant couard, maladroit, naïf et infantile (le bonhomme de abandonné sa carrière d’universitaire pour faire de la chasse neige) qui a pour mission de veiller sur la sécurité et le confort aux vampires une « mission sacrée » (1). Sa rencontre avec le du professeur dont il craint l’irresponsabilité et la mission comte von Krolock est l’occasion de faire « parler » son même. Petit et frêle, il peut se montrer agile sur des skis ou à orgueil (de chercheur) car, flatté de se savoir lu et apprécié, ce l’occasion d’un franchissement de lucarne, mais est épou- spécialiste de l’ordre des chiroptères et auteur du fameux vanté à l’idée d’exterminer les vampires (6, 11). Au fond, sa traité La Chauve-souris et ses mystères (dont le lecteur éclai- psychologie est si mince qu’elle est réductible au difficile ré von Krolock possède un exemplaire), commet l’impair de apprentissage de l’amour auquel il est confronté dès son arri- révéler la raison profonde de sa présence au château. vée à l’auberge. Après l’émoi provoqué par le décolleté de Flanqué de son disciple Alfred, Abronsius voyage toujours la servante, l’apparition de Sarah lui fait l’effet d’un coup de équipé de son nécessaire anti-vampires que le même disciple foudre que la fiction met malicieusement en scène à la ma- laisse filer dans un ravin (12). Distrait car dévoré par sa pas- nière des poncifs romantiques de la littérature sentimentale du sion, il est néanmoins capable d’initiatives hardies, d’agili- début du XIXe siècle (« les mains moites et tremblantes », « le té, de mouvements d’humeur sertis de formules piquantes chaud au front », « la gorge nouée », etc.). Sa navrante histoire (« Ptéropus aveugle à un œil » lancée à Alfred ou « Il me prend d’amour, calquée sur le schéma narratif de ces mêmes romans pour un âne, ce nécrophile » à l’adresse de von Krolock) (amoureux séparés, obstacles, retrouvailles, etc.), oblige le nigaud ainsi que d’un humour somme toute spirituel qui laisse entre- à chercher les clefs qui lui ouvriront le cœur de la belle Sarah. voir la chair sous la caricature. La scène du bal dévoile aussi Bientôt en chasse, il trouve matière à combler son ignorance chez lui une disposition burlesque pour le déguisement et la dans un ouvrage de conseils plaisamment libertins destinés à

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le transformer en un fougueux galant (« Cent moyens ingé- nieux d’avouer son amour à une damoiselle »1). Jamais épar- gné, le personnage est traité avec férocité par Polanski qui fait de lui l’outil de sa satire des conventions amoureuses. Le flirt un peu ridicule auquel se livrent les amoureux est une illusion, nous dit le réalisateur, et l’amoureux transi de se retrouver bientôt l’objet d’une cour assidue de la part d’Herbert alors qu’il peine lui-même à séduire de son côté. Littéralement sous le charme de Sarah (vampirisé par elle), le personnage innocent jusqu’à l’aveuglement ne saura jamais distinguer le « mal » sous le masque fallacieux de la grâce. film au moment où il s’apprête à la vampiriser et qu’elle lui oppose une croix pour le repousser : « Tu te trompes de vam- pire, ma petite », s’esclaffe-t-il, en référence à sa religion juive qui rend inopérants les procédés anti-vampires chrétiens (6) ! Une fois vampirisé, Shagal continue (comme Herbert) à laisser libre cours à sa sexualité débridée et devient un esclave du comte à peine moins corvéable que le monstrueux Koukol.

Le comte von Krolock Son nom résonne comme un écho comique du comte Orlok du Nosferatu de Murnau. Réplique du Dracula de la Hammer incarné par Christopher Lee, le comte von Krolock est le pénultième héritier d’une noble lignée de morts-vivants qu’il « entretient » en lui offrant de nouvelles « recrues » au terme d’un bal qu’il donne une fois l’an dans son château ancestral. Sarah Courtois, spirituel et cultivé, il possède un savoir approfondi Belle et sensuelle, Sarah est le type même de la fausse ingé- sur la question des chauve-souris. La mise en scène de son nue qui après avoir été prise par le comte montre qu’elle en apparition aérienne affiche clairement la descendance malé- est quelque peu mordue. Sa promptitude à accepter la robe fique du personnage et le pouvoir surnaturel qui lui permet de bal que lui offre le comte indique qu’elle est plus intéres- d’hypnotiser sa proie. Vêtu d’une grande cape noire doublée sée par le luxe (et la luxure comme le suggèrent ses polis- de satin rouge, celui qui est le metteur en scène de sa propre sonnes réminiscences de pension et son goût immodéré pour histoire (secondé par le monstrueux Koukol) n’opère que la les bains) que par le pur et naïf Alfred qu’elle mène par le bout nuit. Le jour, il dort dans son cercueil situé dans la crypte du du nez. Trois de ses quatre apparitions font d’elle une variation château pendant que la populace tremble à l’écho de ses érotique de « Diane au bain », qui reste, par ailleurs, insaisis- maléfices nocturnes. Sa volonté de conquête le pousse à vou- sable. Certainement parce qu’elle a été vue à son insu, elle loir étendre son empire au-delà de la région de Transylvanie exerce sur Alfred un puissant charme vénéneux à la manière des qui entoure son nid d’aigle. Pour cela, il doit penser à perpé- sirènes sur les marins. La mélodie de son chant mystérieux tuer sa dynastie, menacée d’extinction en raison de l’homo- dévoie à plusieurs reprises (8, 12, 14) le pauvre Alfred/Actéon sexualité de son cher fils Herbert. C’est pourquoi il espère qu’elle finira par transformer non en cerf, mais en vampire. convoler utilement avec Sarah après la macabre cérémonie.

Shagal Cette caricature de Juif orthodoxe d’Europe centrale qui n’hé- site pas à escroquer ses clients (« Quatre thalers pour une chambre sans petit-déjeuner ! », s’indigne Abronsius en 10) est un moteur essentiel du récit au point de conduire lui-même (mais à son insu) les héros au château de von Krolock. Marié à une sévère matrone, il veille jalousement sur la virginité de sa fille. Le démon qui l’agite la nuit le pousse à découcher pour poursuivre sa servante-maîtresse Magda de ses assidui- 1) « A hundred goodlie ways of avowing ones sweet love to a comlie damozel », tés, laquelle offre au personnage la réplique la plus drôle du Presse di Fratelli Seguin (sic).

6 DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL

Boire un cou en Transylvanie

d’éliminer le nouveau vampire en lui plantant un Shagal en flagrant délit de harcèlement sexuel sur la pieu de bois dans le cœur. Mais l’homme se réveille personne de sa servante. et s’échappe pour aller vampiriser à son tour sa ser- 14 1h14’35 vante-maîtresse. Alfred est à nouveau attiré par le chant de Sarah mais 7 0h34’33 tombe sur Herbert qui tente de le séduire. S’engage Son forfait accompli, Shagal prend la fuite, mais il est une course-poursuite dont il réchappe de peu. aussitôt pris en chasse par Abronsius et Alfred qui, au terme d’une longue poursuite à ski, arrivent à un châ- 1 0h 00’ teau où ils pénètrent en catimini. Après avoir parcou- Un traîneau chemine nuitamment au milieu de la ru un long dédale de couloirs et d’escaliers lugubres, Transylvanie enneigée. À son bord, le professeur ils se retrouvent face au bossu de l’auberge qui les Abronsius, un universitaire chasseur de vampires, et conduit ensuite jusqu’à une grande salle. son jeune assistant Alfred. Après avoir repoussé une 8 0h40’47 attaque de loups, les deux hommes parviennent à Là, ils sont reçus par le comte-vampire von Krolock une auberge tenue par un certain Yoine Shagal et sa qui, après leur avoir confié sa passion pour les chi- femme Rebecca. À l’intérieur, de nombreux indices roptères, les invite à passer la nuit dans son château. 15 1h19’50 indiquent que l’on vit ici dans la hantise des vampires. Il leur présente au passage son fils Herbert qui tombe Abronsius et Alfred assistent au macabre réveil des 2 0h7’53 amoureux d’Alfred. Au moment de se coucher, ce aïeux-vampires de von Krolock qui sortent un à un Alors qu’il installe ses nouveaux clients dans leur dernier entend le chant d’une femme qui lui rappelle de leur cercueil. Le comte surgit alors et leur livre son chambre, Shagal surprend sa fille Sarah dans la bai- Sarah. intention de conquérir le monde puis les enferme gnoire de la salle de bains. Furieux, l’homme lui pour aller promettre du sang neuf à ses invités. Les administre une fessée sous l’œil indiscret et déjà prisonniers arrivent néanmoins à s’évader. énamouré d’Alfred. 16 1h29’28 3 0h9’29 Le professeur Abronsius et Alfred, parés de costumes La nuit venue, Shagal quitte le lit conjugal pour aller volés à deux vampires, se mêlent au bal. Ils réussis- retrouver sa servante dans sa chambre. Madame sent à entraîner Sarah vers une sortie, mais sont repé- Shagal, partie à sa recherche, assomme Abronsius rés par les morts-vivants qui se lancent aussitôt à qu’elle a confondu avec son mari dans l’obscurité. leurs trousses. Le trio parvient à s’enfuir grâce au traî- neau de Shagal et au lever du jour, qui arrête les 9 0h50’47 poursuivants. Seul à les prendre en chasse, Koukol Le jour approche. Le comte et son fils sont installés s’écrase au fond d’un ravin. Le professeur peut sou- dans leur cercueil par Koukol le bossu. Shagal veut rire à l’espace : sain et sauf, il emmène les amoureux se joindre à eux, mais il est chassé de la crypte pour avec lui. Mais, soudain, Sarah plante ses deux crocs être placé dans l’écurie. dans le cou d’Alfred. Le mal peut alors se propager 10 0h53’27 à travers le monde. Au même moment, Abronsius et Alfred se mettent en quête de la crypte. Arrivés devant l’entrée, les deux 4 0h13’00 complices sont arrêtés par Koukol qui en garde féro- Alors qu’Abronsius et Alfred prennent leur petit- cement l’accès. déjeuner dans la salle de l’auberge, un affreux bossu 11 0h59’26 fait son entrée et épouvante tout le monde. Intrigué, Redoublant de ruse, les deux hommes finissent par le professeur demande à son élève de suivre le traî- atteindre une lucarne donnant sur le sinistre endroit. neau du monstrueux personnage. En chemin, ce Seul à s’y glisser (le professeur restant coincé dans dernier s’arrête pour égorger un loup, provoquant un l’ouverture), mais tétanisé par la peur, Alfred ne par- Durée totale sur DVD : 1h42’57 mouvement de peur chez Alfred qui laisse filer le vient pas à frapper le pieu que son maître lui com- véhicule. mande d’enfoncer dans le cœur du comte. 5 0h19’25 De retour à l’auberge, Alfred ne peut résister au charme de Sarah venue lui emprunter sa baignoire. Pendant ce temps, le traîneau du bossu redescend vers l’auberge, transportant un étrange passager qui s’introduit bientôt dans le lieu, vampirise et kidnap- pe Sarah. La maison est alertée et Shagal, après avoir supplié son Excellence von Krolock de lui rendre sa fille, part en quête de celle-ci. 12 1h06’57 L’élève retraverse le château pour aller déloger son maître, mais il est détourné en chemin par le mys- térieux chant féminin qui le conduit jusqu’à Sarah… au bain. Celle-ci lui confie son intention d’assister au bal que le comte donne à minuit. Lancé dans une cour timide, Alfred aperçoit soudain les gesticula- tions de son maître par une fenêtre et s’empresse d’aller le délivrer. Au cours de l’opération, le jeune 6 0h26’24 homme laisse échapper la sacoche anti-vampires Le lendemain matin, l’aubergiste est retrouvé mort. dans un précipice. Après inspection, Abronsius déclare qu’il a été vic- 13 1h12’30 time d’un vampire. Ce à quoi les clients de l’établis- Après un moment passé à la bibliothèque, les deux sement répondent par de lâches dénégations, préférant scientifiques se rendent dans une tour-mirador d’où accuser les loups de la région. Abronsius décide alors Abronsius, équipé d’une puissante lunette, surprend

7 DRAMATURGIE

Lieux et liens du sang

La dramaturgie linéaire du Bal des vampires se divise en deux autre élément capital de la dramaturgie : la porosité des lieux parties reposant chacune sur un lieu précis : l'auberge et le et des registres. Selon un principe commun au fantastique et château. L’époque, quant à elle, est suffisamment reculée au burlesque (associés ici, ils nourrissent la parodie), l’espace pour réactiver le souvenir confus des légendes d’autrefois. est traversé en tout sens et est rendu poreux par la fragilité de Deux voyageurs attardés s'avancent dans un territoire hostile, ses limites qui volent en éclats. De même, la frontière entre la Transylvanie, nous dit la voix sépulcrale du narrateur en les genres est rompue. Leur perméabilité brise la ligne dra- ouverture du film, région de vampires ! L’histoire qui com- maturgique par de fréquentes intrusions comiques. mence est aussi le point final de la « quête » longue (« des Mélange certes, mais également contiguïté des genres, à années durant ») et « ô combien mystérieuse » d'un « cinglé ». l’image de la juxtaposition de la scène sensuelle du bain et de De fait, l’incipit joue à la fois de l’effet d’annonce destiné à l’apparition terrifiante de von Krolock dans son traîneau (4). piquer la curiosité et de l’étrangeté d’une situation initiale qui Le montage parallèle crée ici un violent contraste de rythme devrait mener à la résolution de l’énigme. et de tonalité qui nourrit intensité dramatique et suspense. Le surgissement nocturne du comte indique que les villageois ne L’auberge (1 à 6) sont pas à l’abri d’une attaque. Ni la distance à parcourir, ni Conforme aux lois du genre, la première partie, descriptive, la géographie et le corps à pénétrer ne constituent un obstacle définit le cadre spatio-temporel, présente les personnages et pour les vampires. Le danger semble bientôt partout. Décors instaure rapidement un climat d'angoisse. Après avoir échap- et personnages, comme dotés d’une identité duelle, peuvent pé à la morsure des loups mais pas du froid (1), les deux receler une menace : une porte cache un vampire (6), un sou- héros (anti-héros) arrivent dans un foyer de vampires dominé rire ou un baiser une morsure (5), etc. par la peur. Très vite, leurs soupçons se vérifient avec l’appa- L’apparition du comte se solde par la soustraction d’un autre rition du bossu Koukol (4). Entre-temps, le film est passé par personnage au cours d’une scène belle à ravir : Sarah, dont les le registre romantique (2) et a démontré l’incapacité des héros charmes vont permettre le développement d’une intrigue à maîtriser l’action dont le moteur est alimenté par les per- parallèle à la chasse aux vampires. Toutefois, si la scène cli- sonnages secondaires (3). Abronsius et Alfred, un hurluberlu max de l’enlèvement plonge dans l’épouvante, elle ne et un novice, forment un duo comique, toujours victimes de déclenche pas l’action. Il faut attendre la vampirisation de situations qu'ils ne comprennent pas ou qu'ils cherchent Shagal pour que la dramaturgie, bientôt lancée à ses trousses, constamment à fuir (les nombreuses courses-poursuites). emprunte une nouvelle voie. Le trait d’union tracé dans la Quand ils ne sont pas agis par les autres ou les événements neige par les skis de nos deux intrépides entre l’auberge et le eux-mêmes, c’est leur incompétence qui stimule l’action (6), château soulage un moment la tension du récit. En effet, la dont le rythme se compose d’une suite d’accélérations rapide traversée qui permet aux héros d’atteindre leur but brusques et de pauses (alternance nuit/jour). (par hasard !) donne lieu à un petit enjeu de comédie qui se Outre qu’elle rappelle que le film sera traité sur le mode paro- conclut – retour du genre oblige – par l’image glaçante du dique, la scène de vaudeville dans l’auberge met en place un sinistre château des vampires.

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est désormais tel que seul un coup de théâtre peut permettre qu’ils atteignent leur but. En attendant, sa rencontre inatten- due avec Herbert a bien failli coûter la vie à Alfred. Annon- ciateur de l’hallali final, cet écho parodique du flirt des amoureux (12) est symptomatique d’une dramaturgie du contre-pied et qui reproduit symétriquement les scènes impor- tantes dans un souci de comédie ou de dérision (enlèvement de Sarah en 5 et 16 ; début et fin du film ; traversée de la cam- pagne enneigée en 5 et 7, etc.). Nouvel élément de suspense, le montage alterne un moment La crypte (7 à 12) entre les héros occupés à se délivrer et le début du bal. Puis, Dès lors, le film prend un tour plus macabre. Figure imposée deux initiatives réussies par les héros relancent l’action : le du fantastique, les personnages explorent de fond (les sou- canon et l'artifice du déguisement font croire qu’ils peuvent terrains d’abord) en comble (les tours plus tard) le massif édi- échapper à leur destin et enlever Sarah. Mais la tension est en- fice, permettant ainsi au réalisateur de compléter sa définition core désamorcée par la comédie car, après avoir détroussé du genre. Comme toujours lorsqu’un danger est imminent, le deux vampires de leurs beaux haillons, les héros se mêlent à la repérage des lieux entraîne un ralentissement du rythme et un danse, point d'orgue de la dramaturgie en forme de chassés- accroissement du suspense. Cette violation de domicile fait croisés de danseurs et de registres dramatiques (épouvante, bien sûr écho à celle de l'auberge par le comte. Or, ici elle comédie et romance). Le film, de cauchemardesque, vire au fan- fonctionne comme un piège qui se referme sur les héros (7). tasmatique. Les intrus sont démasqués et, après une ultime Quant à la première des trois rencontres avec von Krolock (8, référence au genre (la croix brandie face aux morts-vivants), 15, 16), elle place l’histoire dans une perspective assombrie l’histoire s’achève dans le burlesque (le cercueil-bobsleigh). de nouvelles menaces pour eux. Les vampires étant partis se coucher et en attendant le bal vers quoi converge l’action, le récit marque une pause et permet aux héros de découvrir la crypte. Occasion d'infléchir le cours d'une histoire qui les dépasse ? Hélas, la couardise puis la distraction amoureuse d’Alfred ont raison de la déter- mination d’Abronsius ! Le récit ménage même un rebondis- sement : alors qu'ils sont près de supprimer les vampires, la mort par asphyxie risque d’éliminer le professeur. Ici encore, l’alternance d’épisodes « lents » (Alfred et Sarah) et de péri- péties (Abronsius asphyxié) imprime son rythme à la drama- On pense s’acheminer vers un happy end (les amoureux enfin turgie qui, avec le retour de la nuit et la perte des armes (la réunis, le traîneau empruntant le même chemin qu’au début). sacoche en 12 après les skis abandonnés par Abronsius en 7), Le récit circulaire referme sa boucle, mais le sort des vampires, semble tourner définitivement à l'avantage des vampires. certes privés de sang frais, n’est pas réglé et le bal restera à jamais inachevé. C’est alors qu’au mépris de l’orthodoxie des règles dramatiques, un dernier coup de théâtre annonce la défaite des personnages. Ironie du sort ou chute à la morale cynique, celui qui prétendait éradiquer le mal va en infester le monde. Tel un vampire, l’épouvante ressuscite in fine pour croquer à belles dents la plaisante comédie.

Le bal (13 à 16) Comme dans la partie précédente, des scènes secondaires ser- vent à retarder le dénouement et à accroître progressivement le suspense. Shagal (13), Herbert (14) puis le comte lui-même (15), manifestent leur pouvoir de nuisance. Le réveil des nom- breux morts sonne le rappel du bal annuel et le glas des héros pris au piège de leur naïveté (15). Le déséquilibre des forces

9 ANALYSE D'UNE SÉQUENCE

Séquence n° 16 : Scène homonyme du film, ce moment est attendu de tous. Il doit non seulement constituer le point d'orgue d'une quête tout entière tendue vers Le bal des vampires la rencontre avec les vampires, mais aussi sceller le destin des héros et le dénouement de l'intrigue… (à 1h 33’ 25 environ)

Plan 1a - Plan général sur la grande salle du château où les vampires ont entamé un menuet. La grande profondeur de champ due à la courte focale montre l’hétérogénéité vestimentaire des danseurs, révélatrice de l’époque à laquelle ils ont été vampirisés. Leur raideur silencieuse, leur pâleur extrême et la musique associées à l'élégance de la mise en scène confèrent à l'ensemble une ambiance délicieusement irréelle, sorte de cauchemar éveillé. Sarah, de rouge (sang) vêtue, est déjà aux mains du maître de cérémonie

Plan 1b - Abronsius et Alfred s’apprêtent à jouer les trouble-fête. Leur apparition répond au principe du film qui consiste à surprendre le spectateur par un gag au milieu du fantastique. Plus caricaturaux que jamais, ils jouent leur partition de leur côté et dynamitent comme malgré eux l'angoisse de la scène. Leur intrusion relève du comique de situation. L’intensité reste néanmoins élevée car l’enjeu dramatique est de taille : comment vont-ils sortir du château et reprendre Sarah à l’ennemi ?

Plan 1c - Fasciné par ce qui l’entoure et occupé à chercher Sarah du regard, Alfred s’enroule la main autour d’un cordon qui l’attache à Abronsius et le fait tourner sur lui-même (comique de gestes). Sa maladresse l’amène à reproduire en miniature sa course absurde face à Herbert. Il est ensuite saisi par un danseur qui le fait tournoyer comme un pantin puis l’entraîne sous une arche de bras exsangues. Le geste est symbolique d'une intrigue où les protagonistes ont toujours été à la traîne d’une action dont les moteurs sont les personnages secondaires.

Plan 2a - Après une sorte de chassé-croisé – plaisante représentation graphique du badinage amoureux – où Alfred a tenté de se faire reconnaître de Sarah, les deux danseurs se trouvent étroitement réunis à la faveur d'un (faux) raccord et d’un changement de cadre. Le rapprochement permet à Alfred de révéler ses intentions à la jeune femme, apparemment indifférente. Le grand-angulaire élargit le champ couvert par une focale standard (environ 50 mm, soit la vue de l’homme) et en accroît la profondeur, Polanski creusant ainsi un espace de liberté entre la vie et la mort pour le couple Alfred/Sarah.

Plan 2b - L’utilisation des entrées dans le champ de la caméra est typique du cinéma de Polanski qui cherche à créer un effet de surprise. Cet emploi du cadre se double ici du principe même de la danse reposant sur la permutation des danseurs filmés en gros plan par une caméra très mobile. Von Krolock apparaît brusquement et relègue Alfred au second plan. Le comte et Sarah se font face et remplissent le cadre. Par son regard et ses gestes, le comte signifie sa prise de possession de l’espace et de la fille qui adresse une révérence (allégeance ?). La danse devient métaphore d'une macabre comédie de l'amour.

Plan 3a - Le menuet se poursuit selon une mécanique inquiétante, accentuée par le plan fixe resserré sur les deux protagonistes. Le nouveau quadrille leur permet de se chuchoter quelques mots à la manière de l’aparté au théâtre (entendu du public et des seuls personnages concernés) : « Tu lui as parlé ? » demande le professeur. « Je lui ai dit quelques mots » répond Alfred qui, après avoir tourné autour de la caméra, revient à contresens de l’autre file (parallèle) de danseurs. La caméra suit ensuite Abronsius et abandonne Alfred au hors champ qui concentre sur lui toute la charge émotive de la menace.

10 Plan 3b - Élargissement du cadre suite à un léger travelling arrière. Un mouvement de danse range les hommes à droite du cadre. Nouvelle entrée de Sarah par la gauche. Abronsius s'enhardit jusqu'à lui proposer une « bonne transfusion » qui la remettra d'aplomb ! Après ce mot d’esprit, la caméra effectue un nouveau travelling arrière pour élargir le champ et laisser apprécier le mouvement de danse. Cela permet à la rangée qui se trouvait derrière de passer devant et de se retrouver ainsi au cœur du système de la mise en scène.

Plan 4a - Le nouveau plan général sur les deux rangées de danseurs qui se font face souligne la majesté dérisoire du tableau. Un court travelling panoté permet de faire entrer Sarah dans le cadre et de l’unir à Alfred qui se lance aussitôt dans une cour appuyée : « Nous avons un congrès à Venise. » Il lui tient la main, tourne autour d’elle, la dévore des yeux tandis que derrière eux les vampires semblent garder un (mauvais) œil sur eux. Le soupirant poursuit : « Les palais ! Le ciel ! Venise, Sarah ! Les gondoles, le soleil… » Polanski se moque des conventions amoureuses et du chromo romantique !

Plan 4b - Un demi-tour sur lui-même sépare Alfred de Sarah et le jette dans les bras d'Abronsius qui, entré par la gauche du cadre, lui annonce son intention de fuir. La fluidité scénographique se caractérise par un déplacement synchrone des danseurs et de la caméra. La trajectoire des danseurs épouse un entrelacement de lignes où s’exercent des points de force qui se nouent et se dénouent au gré de mouvements tourbillonnants. Pour la première fois du récit, les deux héros sont au sens propre entrés dans la danse. Ils suivent le mouvement pour détourner l’attention à leur avantage.

Plan 4c - Un nouveau mouvement à droite replace Alfred en 4a, mais dans les bras d'un vampire ! Malgré la courte focale qui élargit l’espace, Polanski utilise les limites du cadre en se plaçant souvent au plus près des personnages. À chaque fois que l'un d'eux pénètre dans le cadre, c'est la surprise (mauvaise ici) ou le gag. Comme l’espace de la mise en scène, le cadre ne protège pas. L’état de ce qui s’y déroule est précaire, soumis à une étanchéité défectueuse. Le viole ou le vampirise qui veut. Inversement, il ne parvient pas à contenir. Les danseurs n’obéissent qu’à leurs trajectoires aléatoires.

Plan 5 - Contrechamp du plan précédent. Les trois personnages (plus un intrus vampirique à qui Abronsius tient la main tout en se tenant à distance) s'avancent en rang et en sautillant, en ligne face à la caméra qui les précède en travelling arrière. Alors qu'Alfred est pétrifié par l'imminence du départ, Abronsius se livre encore à quelque facétie. Chacun d'eux joue sa partition sur un registre différent. Aucun ne sert de faire-valoir à l'autre, mais tous deux entretiennent activement qui le registre dramatique, qui le registre comique. Pendant ce temps, la menace grossit à l’arrière-plan.

Plan 6a - Plan général de dos à hauteur d'épaules. Un léger mouvement de grue s’élève au-dessus des danseurs, restaure la profondeur de champ et permet de découvrir un grand miroir sur le mur du fond. Horreur ! L’objet ne reflète que l'image d'Alfred, d'Abronsius et de Sarah ! Les deux hommes sont maintenant pris au piège de leur propre imposture.

Plan 6b - Le rythme de la danse et de la musique s’estompe peu à peu. Le cla- vecin se tait, laissant les derniers coups d’archet s’arrêter dans un silence de mort. Un travelling avant resserre les limites du cadre pendant que les vampires les plus proches s’agglutinent autour des danseurs clandestins et restreignent leur espace. Pétrifiés, ceux-ci hésitent à se retourner. Outre qu'il révèle l’absence de reflet des vampires, le trucage dit des doublures s’explique par le trou pratiqué à la place du miroir (qui n’existe donc pas !). Les décors sont déplacés dans cette fausse glace et des doublures, placées en face des acteurs, répondent à leurs gestes.

11 Plan 7 - Contrechamp du plan précédent. La confrontation tant redoutée entre les trois protagonistes et les vampires a enfin lieu. L’image est emblématique à la fois d'un film dont l'histoire n'a cessé de converger vers ce point ultime de tensions et du sabotage de l'épouvante par le comportement burlesque des anti- héros. L'effroi est à son comble. Qu'importe ! Abronsius sautille pour faire diver- sion et la crise est désamorcée. Résultat : la peur n'est plus qu'un moyen un peu pervers de rire.

Plan 8 - La danse grotesque improvisée par Abronsius autour de Sarah et Alfred tient les vampires à distance (hors-jeu). Hypnotisés par l’audace, ils tardent à réagir. Les trois humains s'esquivent dans un silence sépulcral. Néanmoins, Alfred reste un peu en arrière, il est tourné vers les vampires qui, hors champ et à l’instar du spectateur, l’observent en même temps que son reflet. Le candide disciple d'Abronsius semble face à un choix qui engage, symboliquement, son passage à l’âge adulte.

Plan 9 - Un travelling arrière en contrechamp accompagne les personnages qui sortent en courant. Le franchissement de la frontière de la salle de bal comme espace du pouvoir de von Krolock est sanctionné par son hurlement. Il exige un retour à l'ordre vampirique. Sa horde rattrape les fuyards. Les personnages semblent d'autant plus pris au piège qu'ils sont cernés par les limites du cadre (qui n’observent pas les mêmes règles à l’égard des humains que des vampires). Alfred se saisit d'une épée qui gifle l'air. Réflexe dérisoire ? Quoique…

Plan 10 - En attendant, le violent raccord plein axe, sur le comte en gros plan, scande la toute-puissance du personnage. Un travelling arrière en très légère contre-plongée accompagne sa marche triomphale vers ses proies. Le mort- vivant salive de plaisir et ricane avec arrogance. La fin est proche. Les crocs sont sortis. En rangs serrés derrière lui, ses hôtes vampires attendent son signal pour se livrer à leur festin annuel. Ce plan de coupe permet à l'intensité dramatique de remonter d'un cran et retarde à cet effet la chute de la scène.

Plan 11 - Même plan que le plan 9. Abronsius se saisit d'une seconde épée et forme une grande croix en la croisant horizontalement sur celle d'Alfred. Le geste apotropaïque est accueilli par une clameur d'effroi et un mouvement de recul général. Ce coup de théâtre arrive (presque) au terme d'une longue série où chaque camp aura été piégé sur le terrain de ses propres faiblesses. Au reste, le plan n'est pas sans évoquer certaines représentations religieuses du Jugement Dernier.

Plan 12 - Contrechamp du plan précédent. Abronsius et Alfred reculent en brandissant leur croix comme des noyés s’accrochent à leur bouée. À ce moment-là, leur vie dépend exclusivement d’elle. C’est par ailleurs le seul moment où le film use ostensiblement d'une représentation de la religion. La croix symbolise la lutte du Bien et du Mal et, selon la légende, protège les vivants contre les vampires au même titre que l’hostie et l’eau bénite. Sauf quand le vampire appartient à une autre confession religieuse, comme Shagal.

Plan 13 - Même plan que 9 et 11. Les deux personnages déposent avec précau- tion leur croix de fortune sur le sol et, profitant de l'effet de surprise, parviennent à sortir du cadre par la droite en courant. Mais le répit aura été de courte durée. Les cris des vampires résonnent sur leurs talons tandis que l’ombre portée de Dracula mord le métal d’une des deux épées gisant sur le marbre – froid comme la mort – du dallage polychrome… Cette brillante séquence aura permis de vérifier les intentions liminaires de l’auteur : faire rire avec l’horreur tout en respectant les lois du genre.

12 MISE EN SCÈNE & SIGNIFICATIONS

Lune froide

Une lune froide. Un long zoom arrière descendant. La terre (on pense au dessin animé), la Transylvanie qu’il nous donne enfin. Le mouvement d’appareil inaugural du Bal des vampires à voir est elle-même transfigurée par le regard poétique du mime le principe de la chute originelle et de la descente en peintre d’Europe orientale – Marc Chagall – à qui il rend expli- enfer (cf. la « chute » du film) auquel les puissances du mal – citement hommage en signant son œuvre du nom de l’auber- a fortiori les vampires – sont rattachées. La scène est, quant à giste, Shagal, dont la silhouette nous rappelle le célèbre elle, vécue comme un cauchemar qui n'est pas sans évoquer «Violoniste » (Yoine, le prénom de Shagal, est une altération du La Métamorphose de Franz Kafka. Le sentiment étouffant de yiddish Yona, « colombe » !). Vinci sera, quant à lui, convoqué mauvais rêve se prolonge ensuite, bien au-delà des premières plus tard pour les portraits de Sharon Tate, Gainsborough pour images, tant les héros peinent à mordre dans cette farce les costumes des danseurs, Rembrandt pour la grande compo- macabre qui leur résiste et dont ils seront les dindons. sition et les éclairages savants du bal, Füssli, Blake ou encore les premiers Romantiques fantastiques de la fin du XVIIIe siècle L'atmosphère liminaire aperçus au détour d’un plan ou d’une scène. Le silence de l’immensité enneigée, les bruits sourds, les hurle- L’auberge-magasin en bois, le fourbi d’accessoires, la défroque ments et la poursuite de mauvais augure des loups, l'impuis- des buveurs, l’attitude de Shagal, toute la scénographie du lieu sance d'Alfred à communiquer, sa panique face à l'absence renvoie à l'imagerie folklorique des Juifs orthodoxes d'Europe anormale de réaction des deux autres, la déformation de l’image Centrale à l’instar encore de la coutume hassidique selon (grand-angulaire), tout dans la mise en scène concourt d'emblée laquelle les femmes se rasent le crâne et portent la perruque à une forte impression de malaise. Rêve ou réalité ? Après les (cf. Rebecca Shagal). Ce traitement documentaire de la popu- pâles reflets de la nuit bleutée, place aux stridences des couleurs lation autochtone trouve, par ailleurs, un prolongement à intérieures et aux trognes enluminées des villageois qui raniment tonalité réaliste dans l’éveil à la sexualité d’Alfred et le com- Abronsius tout en lui évitant le choc thermique. En tout cas, pas portement comico-trivial des deux héros (les ventouses, le celui esthético-dramatique du décor familier et insolite de l’in- petit-déjeuner, les ronflements…). térieur baroque de l’auberge. La plèbe paysanne y compose une série de tableaux pittoresques relevant autant du fantastique que De l'expressionnisme des images du réel. Car, si cette atmosphère est lourdement chargée d’ir- L'auberge et le château sont deux espaces compliqués qui réalité, elle emprunte aussi à de nombreux référents esthé- enferment les héros et confinent à l'étouffement. Leur orga- tiques et culturels. nisation sur plusieurs niveaux correspond à l'identité de leurs occupants. Coins sombres et chausse-trappes sont ici les méta- Réalité et picturalité phores visuelles d'obscurs secrets, mensonges, désirs « Plus vous êtes fantastique, plus vous devez être réaliste », (homo)sexuels, etc. Chaque étage de l'auberge est rongé par nous dit le metteur en scène. L’histoire du Bal des vampires un vice particulier qui, s'il donne lieu à quelques bons s’inscrit donc dans une quotidienneté puisée à la source des moments de comédie, n'en est pas moins inquiétant : l’alcool souvenirs de sa lointaine Pologne qu’en coloriste raffiné, à la cave, la lâcheté dans la salle à manger, le voyeurisme au Polanski peint aux tons de l’angoisse. Pour onirique qu’elle soit premier étage, l'adultère au second. Aussi parlerons-nous

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d'expressionnisme de l'image tant les intérieurs réfléchissent fenêtre pour la vampiriser (4, 5). La mise en scène qui se plastiquement le drame et les préoccupations mentales des fonde sur l’espace (à explorer et à purifier) et sur le déplace- personnages. L’activité monomaniaque de Sarah (vue trois ment (la chasse et la fuite) met les personnages dans la néces- fois au bain) correspond à la fois à ses souvenirs lascifs de pen- sité constante de dresser des barrières (l’ail, le crucifix, le pieu) sion et à l’expression d’une sensualité de plus en plus exa- pour expulser le fléau. cerbée. Selon le principe démystificateur de la parodie, la mise en scène prend en charge de démasquer la fausse ingé- nue lors de l'attaque de Sarah par von Krolock où viol(ence) et volupté sont manifestement lié(e)s. En définitive, les espaces clos représentent une menace permanente pour les protago- nistes car s'ils emprisonnent, ils ne protègent jamais. L'auberge est non seulement perméable à tout danger venu de l'extérieur mais, en plus, elle semble minée de l'intérieur par une folie douce qui l'agite durant la nuit.

L’espace indompté Cette porosité géographique, commune au fantastique et au burlesque, constitue un des principes fondamentaux de la paro- die où l’angoisse se dilue dans la farce. L’échec de la tentative d’élimination de Shagal en 6 offre un bel exemple d’exploration et de mécanisation burlesque du décor. Installé au rez-de- chaussée de l’auberge, Shagal s’enfuit par une trappe qui le conduit à la cave où il est rejoint par nos deux héros. Après une rapide inspection du lieu, ceux-ci percent un tonneau de vin qui les arrose et les fait tomber à la renverse. Leur chute provoque une réaction en chaîne jusqu’à ce que le dernier tonneau se déverse dans la barrique où Shagal a trouvé refuge. Là, la mise en scène mime le principe de la transfusion sanguine : le rem- plissage du liquide rouge pousse le vampire à sortir de sa ca- chette (remplir pour exorciser le mal), à s’échapper par un soupirail puis à remonter au deuxième étage et défoncer la fenêtre de la chambre de sa servante pour la vampiriser. Ici comme ailleurs, la circulation du vampire demeure incontrôlée et l’espace indompté ne recèle jamais ce que les deux héros pensent y trouver. Après le déversement du vin comme effet Le corps menacé d’annonce de la vampirisation de la servante, les deux héros entreprennent de colmater la fenêtre pour éviter une nouvelle La circulation des corps et la géométrie de l’espace sont entiè- hémorragie. Or, les lieux, jamais tout à fait étanches et toujours rement soumises aux lois du genre. Les personnages parcou- corrompus de l’intérieur (comme le corps des vampires), rent les lieux en tout sens et font voler en éclats les frontières déjouent constamment leurs efforts. Ici, l’armoire ne sert à rien qui les séparent (portes, fenêtres, sols…). Dans cet espace puisque Shagal est dissimulé derrière la porte. éminemment poreux, les seuls coins d’intimité ou objets de pureté sont eux-mêmes pollués. Ainsi le bain de Sarah, obser- vé par le trou de la serrure, devient un moment de voyeuris- me (2) tandis que la noble couche-cercueil d’Herbert (l’Aryen) est souillée par l’intrusion du roturier et (juif) Shagal (11). Tout communique et tout est perverti dans ces lieux en état de siège. Alfred se croit-il encore en sécurité dans sa chambre (un meuble en obstrue pourtant la porte, 10) qu’il est réveillé par Koukol venu lui servir le petit-déjeuner. Shagal condamne- t-il l’entrée de la salle de bains qu’Alfred fera entrer Sarah par une autre porte alors que le comte-vampire pénètrera par la

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Un mouvement circulaire adressé au genre. Le metteur en scène polonais affiche aussi Abronsius, cet homme en mouvement qui ne parvient pas à son scepticisme à l’égard de la science et sa sympathie pour circonscrire le monde, ne contrôle pas plus le temps ni les les forces occultes. Les puristes y verront une certaine fidéli- objets. Toujours en retard sur l’action après quoi il court, il est té au mythe fondateur de Dracula qui veut que les vampires longtemps victime des objets qu’il finit par domestiquer en les finissent par conquérir l'Europe. détournant de leur fonction selon le principe transgressif du burlesque. La neige remplace l’étoupe dans le fût du canon L’emprise de la géométrie et les hallebardes deviennent une croix (souvenons-nous que La scène de l’éradication ratée dans l’auberge (6) montre que la femme de Shagal assomme Abronsius avec un saucisson, 3). les deux protagonistes sont prisonniers d'un système tyran- À la fin, le vieux savant est même capable de prendre les rênes nique de mise en scène qui s'emballe à leur insu et qui leur du traîneau pour conduire le récit, se jouant à la fois des échappe. Tels des héros burlesques, ils peinent à conquérir leur sinuosités du chemin et de la trajectoire meurtrière du cer- espace. Il leur faudrait pour cela maîtriser les règles qui le défi- cueil-bobsleigh de Koukol. Sûr de sa victoire, il quitte la place nissent, les lois qui le font fonctionner et qui régissent les en empruntant le même itinéraire qu’au début. Or, ici, la mise déplacements. Ainsi, dans la scène à suspense progressif où en scène ne modifie pas seulement le sens du récit (retourné Herbert le poursuit (sorte de marivaudage perverti, 14), Alfred à 180°), elle en bouleverse la signification. Alors qu’il pense parvient une première fois à éviter les crocs acérés du vam- échapper à la géographie du mal et trouver refuge ailleurs (qui pire et emprunte une coursive dont il fait le tour en courant ne sera bientôt plus qu’un ici contaminé), Abronsius ouvre une pour se retrouver à nouveau devant lui ! Le cadrage et le brèche fatale dans la frontière qui sépare la Transylvanie du pano de la caméra permettent d’apprécier la trajectoire suivie reste du monde. Le fléau auquel il tourne le dos sera inces- par Alfred, propulsé dans l’espace comme une boule sur la samment devant lui, selon le principe de réversibilité qui régit piste d’un flipper. Parti du bord du cadre (à l’entrée de la l’espace poreux de la mise en scène où l’intérieur équivaut à coursive), il explore alors toute la géométrie de l’écran : dia- l’extérieur pour les vivants. gonale, axe horizontal au fond du champ, axe vertical et Le mouvement des personnages, si baroque soit-il, est circu- enfin nouvel axe horizontal avant d’arriver face à Herbert. laire, à l’image du récit qui revient à son point de départ. L’action se joue ici sur l’horizontalité du plan comme la scène Entre-temps, les héros auront oublié leur quête (exterminer les de l’auberge use de toute la verticalité du lieu. Puis, c’est le vampires) pour s’évader du château qui les retient prison- mouvement descendant, la chute des deux personnages (au niers. La situation stable qu’ils auront tenté d’instaurer abou- sens comique également puisque la scène est ponctuée par le tit in fine à l’annonce d’un cataclysme. Aucun progrès donc, gag de la morsure inversée de l’oreille du vampire). Enfin, rac- bien au contraire. En faisant triompher les vampires pour la cord sur la fuite d’Alfred et utilisation du troisième axe, celui première fois au cinéma, Polanski s'affranchit des codes et de la caméra au ras du sol dirigée vers Alfred qui glisse (plein revendique un anarchisme discret et de bon aloi, pied de nez axe) vers la porte salvatrice d’Abronsius.

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On remarquera qu’à l’image de la mise en scène du film, le jeune-fille-future-victime, revenants...), sa lumière (sous-éclai- rapport accélération-pause des mouvements est une compo- rage, ombres, obscurité...), sa musique (chœur de voix che- sante de cette séquence. Telle une souris de laboratoire, Alfred vrotantes...), etc. suit une trajectoire rigoureusement balisée et produit l’im- pression d’augmenter le rythme de sa course. L’image, sans le montage qui participe d’ordinaire à cette accélération, se contente ici de suivre ironiquement la course du jeune homme. La pause au milieu de l’action ou slowburn (citation de la mécanique burlesque de Laurel et Hardy) est suivie d’une nouvelle accélération qu’Alfred parvient à arrêter en se jetant ventre à terre. Ce qui n’est pas le cas d’Herbert, proje- té dans le lit à baldaquin d’Abronsius. La vitesse, notamment incontrôlée (chute à ski d’Abronsius en 7), est ici comme ailleurs une béquille de la mise en scène. Elle produit un effet comico- dramatique d’affolement grandissant qui force Abronsius et De même que l’ail (mangé) devient un gag, la métaphore Alfred à se lancer dans une nouvelle course effrénée en quête sexuelle du thème du vampire – rendue quelque peu inopé- d’un refuge salvateur. Pour soutenir la rapidité de l’image (le rante puisque Shagal et Herbert poursuivent leur activité montage nerveux) et à l’intérieur de l’image (le jeu propre des sexuelle après vampirisation – est détournée au profit de l'en- acteurs), Polanski altère parfois la vitesse de défilement à la jeu comique du film. Polanski se sert de l’acte vampirique manière du cinéma muet burlesque. (vampiriser, c'est posséder sexuellement) pour se moquer des conventions amoureuses au cours d’une saynète au double enjeu comique et fantastique – jeu dans le jeu – entre Alfred et Herbert (préciosité d’Herbert, transfert d’Alfred vers l’ho- mosexualité). Ailleurs, le réalisateur raille la niaiserie du badi- nage amoureux (le ramage galant et le cœur dessiné sur la vitre en 12, le discours romantique en 16) et les poncifs des récits d’apprentissage avec ouvrages d’éducation sentimentale. Il fait enfin de Sarah le motif inavoué de l'action d’Alfred et donne d’elle l'image d'une jeune fille-mirage qui brille par son indifférence à la cour que lui fait le jeune homme. Sarah l'in- nocente devient Sarah l'indifférente qui se métamorphose en Sarah la vamp(ire), équivalent morbide de la femme fatale dont Détournement comique Polanski sera lui-même « victime » à l'écran comme à la ville Partant du genre fantastique parfois grotesque, Polanski a réa- puisqu'il épousera Sharon Tate après la sortie du film… lisé un film (au titre original de série Z : The Fearless Vampire Killers, « Les intrépides tueurs de vampires ») à tous égards comique où l’angoisse le dispute au rire. Le ton est donné dès le prégénérique où le célèbre lion de la M.G.M. est rempla- cé par un vampire verdâtre de dessin animé laissant tomber une goutte de sang qui, en glissant sur les lettres du générique, se transforme tantôt en bouche, tantôt en chauve-souris – présentation graphique des deux genres (romance et épou- vante) parodiés dans le film. Car pour Polanski, il s’agit d’an- noncer la couleur (vermeille) du film à venir où l’angoisse sera désamorcée par le comique. Alfred voit-il des loups l’attaquer ou von Krolock se jeter sur Sarah qu’un petit cri strident rem- place le hurlement d'effroi. Le rire au lieu de la peur donc. Et la comédie de virer à la farce burlesque lors des poursuites fré- nétiques ou du déguisement final des deux héros. Ce faisant, nous avons vu que Le Bal des vampires respecte parfaitement les codes du genre de l’épouvante avec ses lieux effrayants (crypte, cimetière, château, dédales, souterrains…), ses acces- soires (ail, croix, pieux, cercueils…), ses personnages (villa- geois rappelant Le château de Kafka, bossu carnassier au langage incompréhensible, comte-vampire père et fils, belle-

16 RETOURS D’IMAGES

Tout communique

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Image 1 & 2 Image 5 & 6 Le cinéma de Polanski est plein de ces espaces clos dont la permé- L’espace est une question de territoire à conquérir ou à défendre par abilité rend le spectateur voyeur de ses propres fantasmes. Rien ne une porte ou trappe qu’on ouvre [7] ou qu’on ferme de force [5]. Une résiste à la contamination de l’espace privé par le mal (dévorer des brèche étroite dans les lignes ennemies offre-t-elle un passage (la yeux ou vampiriser revient au même). L’indiscrétion du trou de serrure grille du château) qu’il faut savoir s’y faufiler sans que le piège se s’accroît de la double perversité de voir un père (obsédé) donner la referme sur soi [6 et 8]. Le cadre est ici l’espace symbolique de la fessée à sa fille largement nubile et coquine elle-même [1]. fiction : l’homme coincé [6] peine à prendre la (bonne) mesure d’une Les personnages sont ainsi souvent vus à leur insu. Comme les deux géographie hostile. Belle leçon de géométrie euclidienne adressée à héros, Shagal passe son temps à se cacher mais il est vu en train de ce savant azimuté ! [4]. pénétrer chez sa servante [2]. Une fenêtre permet-elle de voir, que l’on est surveillé soi-même en train d’épier (Koukol, séq.11). Image 7 & 8 L’intrusion au château passe par un long « trou noir » de 20 secondes, Image 3 & 4 symbolique du franchissement de la frontière de l’outre-monde des La menace de voir surgir le danger de l’extérieur est permanente. morts-vivants. C’est là un univers inconnu pour Abronsius et Alfred qui Fenêtres, portes, lucarnes, soupiraux, trappes, grilles, tout est traversé, doivent trouver une issue [7] pour échapper à leur destin [8]. Entre ces défoncé, explosé, ouvert, fermé et refermé. Certains passent par une deux moments, ils auront fait l’apprentissage de cet espace où tout trappe et ressortent par une lucarne [3], d’autres entrent par une porte communique en faisant notamment exploser la porte de leur tour- et réapparaissent par une trappe [8]. Espaces et corps également prison et en ordonnant à Shagal par les conduits de cheminée (séq. perméables subissent les mêmes viols [3 et 4], les mêmes immixtions 15) de ne pas dételer le cheval du traîneau salvateur de la fin. de corps étrangers et sont soumis à des fuites, qu’il faut endiguer à l’aide de barricades inutiles.

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FILMOGRAPHIE GÉNÉRIQUE ACTEURS ROMAN POLANSKI

Titre original The Fearless Vampire Killers Longs métrages Roman Polanski (Alfred) s’est très tôt passionné pour (ou Dance of the Vampires 1962 Le Couteau dans l’eau le métier de comédien. Parallèlement à ses études, ou Pardon Me, But Your 1965 Répulsion + acteur il participe à plusieurs pièces de théâtre, puis appa- Teeth Are in My Neck 1966 Cul-de-sac raît au cinéma dans le premier opus d’Andrzej Production Metro-Goldwyn-Mayer, 1967 Le Bal des vampires + acteur Wajda, Génération (1954), qu’il retrouvera cinq fois Cadre Films, Filmways 1968 Rosemary’s Baby (Le Bébé de Rosemary) (cf. « Filmo » ci-contre). Il se donne fort judicieuse- 1972 Macbeth (The Tragedy of Macbeth) ment le rôle d’Alfred dans Le Bal des vampires. Il Producteur Gene Gutowski 1973 Quoi ? (What ?) + acteur apparaît ensuite dans le satirique Quoi ? puis incar- Producteur 1974 Chinatown + acteur ne l’inquiétant truand sadique de Chinatown. Mais, exécutif Martin Ransohoff 1976 Le Locataire + acteur c’est dans Le Locataire que l’acteur donne toute la Directeur 1979 Tess mesure de son talent. Difficile, en effet, d’oublier le de production David W. Orton 1986 Pirates regard égaré de ce Polonais français (comme lui), Histoire 1988 Frantic isolé et traqué, qui finit par se défénestrer à deux et scénario Gérard Brach 1992 Lunes de fiel () reprises. Entre Tess et Pirates, il prête sa truculence et Roman Polanski 1995 La Jeune fille et la mort au personnage de Mozart dans Amadeus (de Peter Réalisation Roman Polanski 1999 La Neuvième porte () Shaffer) qu’il met également en scène (1981). Après Images Douglas Slocombe 2002 Le Pianiste (The Pianist) Le Viol du soleil (d’après Peter Shaffer) en 1987, il Cadreur Chic Waterson 2005 Oliver Twist exécute une véritable performance dans La Décors Wilfrid Shingleton, 2009 The Ghost Métamorphose de Franz Kafka (1988) pour laquelle avec Fred Carter, sur des Courts métrages il est nommé pour le Molière du meilleur acteur. idées de Roman Polanski et 1956 Meurtre Jack MacGowran (Abronsius), acteur irlandais né Gérard Brach Rire de toutes ses dents en 1918, se distingue au sein de la Dublin’s Abbey 1957 Cassons le bal ! Costumes Sophie Devine Players pour ses rôles dans des pièces de Samuel 1958 Deux hommes et une armoire + acteur Coiffures Biddy Chrystal Beckett dont il est un proche ami. En 1971, il rem- 1959 La Lampe Maquillage Tom Smith porte un Obie du meilleur acteur pour son one man Quand les anges tombent Son George Stephenson show MacGowran in the work of Beckett. Au total, 1961 Le Gros et le maigre + acteur Montage Alastair McIntyre cet immense acteur aura tourné dans une trentaine 1962 Les mammifères Musique Christopher Komeda de films dont L'Homme tranquille de John Ford 1963 La rivière de diamants in Les plus belles Chorégraphie Tutte Lemkov (1952), L'Enquête de l'inspecteur Morgan de Joseph escroqueries du monde Losey (1959), Lord Jim de Richard Brooks (1965), Cascades Hans Möllinger 2007 Cinéma érotique in Chacun son cinéma Docteur Jivago de David Lean (1966), The Age of Acteur au cinéma (sélection) Interprétation consent de Michael Powell (1969). Il meurt en 1973 1954 Génération d’Andrzej Wajda Professor durant le tournage de L’Exorciste de William Friedkin 1959 Lotna (ou La dernière charge) Abronsius Jack MacGowran où il incarne le réalisateur irascible Burke Dennings. d’Andrzej Wajda Alfred Roman Polanski 1960 Les Innocents charmeurs d’Andrzej Wajda Ferdy Mayne (1916-1998, von Krolock), acteur alle- Shagal Alfie Bass De la veine à revendre d’Andrzej Munk mand, débute sa carrière durant la Seconde Guerre Rebecca Shagal Jessie Robins Samson d’Andrzej Wajda mondiale mais n’est guère reconnu qu’à partir du Sarah Shagal Sharon Tate 1969 The Magic Christian de Joseph McGrath Bal des vampires. Parmi les quelque 200 films (Ben Count Du sang pour Dracula de Paul Morrissey Hur, Conan le destructeur…) et séries TV (Le Saint) von Krolock Ferdy Mayne 1989 En attendant Godot de Walter Asmus où il apparaît, on le voit donner la réplique à Louis de Herbert 1992 Back to the USSR de Deran Sarafian Funès dans Les Grandes vacances (1967) et Jo (1971), von Krolock Iain Quarrier 1994 Grosse fatigue de Michel Blanc deux films de Jean Girault. Koukol Terry Downes Une pure formalité de Giuseppe Tornatore Magda Fiona Lewis 2002 La Vengeance d’Andrej Wajda Alfie Bass (1921-1987, Shagal), acteur anglais d’origine 2008 Caos calmo de Luigi Grimaldi juive, commence par jouer la pantomime au théâtre. Année 1969 2008 The Limits of Control de Jim Jarmusch Il s’oriente vers la scène classique (Shakespeare, Shaw, Film 35 mm Couleurs DVD etc.), puis apparaît notamment dans le film sur les Format 2,35 (Panavision en studios) Usage strictement réservé au cercle familial : Beatles, Help ! de Richard Lester (1965), et Moonraker et 1,85 (extérieurs) • Le Bal des vampires, DVD zone 2, PAL, anglais, de Lewis Gilbert (1979). On le retrouve plus tard dans de nombreuses séries TV où il se sert souvent de son Durée 1h 58 (USA : 1h 31) français, italien, st. anglais, français, italien, néer- ineffable accent juif. Durée DVD 1h 43 landais, arabe, MK2 Éditions N° de visa 33 618 • Le Pianiste, DVD zone 2, PAL, français, anglais, st. anglais, Studio Canal Sharon Tate (Sarah), née en 1943, commence sa Distributeur Swashbuckler Film • Coffret Roman Polanski, Répulsion, Cul de sac, courte carrière en 1966 dans L’Œil du malin de J. Lee er Sortie en France 1 Janvier 1968 Le Couteau dans l’eau, DVD zone 2, PAL, 3 DVD, Thompson (1966). Après quelques rôles dont celui Opening de la jolie mais peu talentueuse Jennifer North dans • Voir également (en Zone 2, PAL) : La Jeune fille La Vallée des poupée de Mark Robson (1967), elle et la mort, Chinatown, Tess, Rosemary’s Baby, meurt assassinée en août 1969, enceinte de huit Oliver Twist, La Neuvième porte, Lunes de fiel, mois de Roman Polanski. What ?, Répulsion, Cul-de-sac, etc.

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PRESSE Dracula

Sur fond de rire avorté... Les vampires ont toujours été présents dans les écrits Pour Stoker, Dracula est le vampire originel, un et la croyance populaires. Buffon donne ce nom à monstre incarnant le Mal absolu. Mais, il est aussi « Au lieu de se livrer (ce qui n’eût manqué d’être une grande chauve-souris carnassière, mais c’est dans un réprouvé, un rejeté de Dieu à craindre et à détestable facilité) à la parodie d’un film de vampire, le personnage de Dracula que se cristallise le mythe. plaindre, un « non-mort » (The Undead, premier titre Polanski a fixé, cristallisé, objectivé, la part de gro- Le nom de Dracula s’inspire de celui d’un souverain du roman) condamné à errer indéfiniment sur terre tesque inhérente à ce genre, en la personne de deux voïvode, prince de Valachie au XVe siècle – Vlad jusqu’à ce qu’on vienne le libérer. Sa damnation silhouettes pitoyables (lui-même se réservant avec l’empaleur – surnommé Draculea (« le Dragonneau »). viendrait d’ailleurs d’une cruauté et d’un goût beaucoup d’humilité la part la moins flatteuse) qui Or, dracul (« dragon ») signifie également « diable » immodéré du pouvoir éprouvé de son vivant. jouent volontairement comme des héros de bande en roumain. C’est sur cette ambiguïté lexicale que Prisonnier du temps, le héros confie lui-même à dessinée de troisième ordre. Les scènes de vampi- l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) a Jonathan sa douleur de ne pouvoir mourir et le risme acquièrent, de cette pauvreté de niveau de construit le nom du héros de son roman Dracula roman insiste sur la délivrance ressentie par Dracula référence, d’autant plus de force qu’elles surviennent (1897). En sus de cette référence historique, l’auteur au moment de son élimination. sur fond de rire avorté et non d’ennui comme la s’est inspiré des frasques sanglantes d’Elisabeth Figure archétypale du vampire, Dracula a toujours fait plupart des films de vampires. Enfin un tel genre Báthory et a notamment puisé dans le récit de John l’objet d’exégèses plus ou moins farfelues selon les (Polanski pensait à ce projet depuis des années) Polidori The Vampyre (1817), le roman anonyme pays, les époques, les imaginations. Prince charmant représente en lui-même la métaphore absolue du Varnay the Vampyre or the Feast of Blood et la nou- des ténèbres pour les uns, figure du père ou réincar- sujet fondamental pour ne pas dire l’obsession, de velle Carmilla (1871) de Sheridan le Fanu. Une par- nation de Judas Iscariote pour les autres, durant la l’auteur : la possession brutale, avec cris, résistance, tie de Dracula se déroulant dans le Londres victorien, guerre froide, il est même devenu une sorte de Diable morsure, en un mot le viol. La scène, étonnante par l’histoire de Jack l’éventreur a certainement pu rouge au service de la propagande communiste sa survenue et sa sauvagerie, du Prince-Vampire au influencer son auteur. Divisé en vingt-sept chapitres, (Dracula vient de l’Est…) ! Certains y ont vu un moment du bain de la belle, réussit à en dire sexuel- le roman se présente sous forme de fragments de double de l’auteur qui, pour fuir le puritanisme vic- lement plus long que des films moins évidemment journaux intimes et lettres appartenant à différents torien, y aurait « mis » ses fantasmes d’homme marié. paraboliques, comme Répulsion ou Cul-de-sac... ». personnages ; la multiplicité des points de vue et la Concernant sa charge érotique qui scelle le principe Jean Narboni, Cahiers du Cinéma, n°199, mars 1968 rareté du regard direct sur le personnage éponyme du conflit d’un être déchiré entre Éros et Thanatos, on La gageure reste ouverte... (comme relégué en hors champ) fondent d’ailleurs en trouve quelques traces dans le roman de Stoker où une bonne part de son mystère. L’histoire nous Mina, la fiancée de Jonathan, est attirée malgré sa « L’on voit bien ce qui a tenté Polanski dans ce film : raconte comment Jonathan Harker découvre que le répulsion. Quant aux trois femmes-vampires vivant faire un film de vampires, un vrai, sans tricher – et comte Dracula à qui il rend visite en son château des dans le château de Dracula, elles exercent un pouvoir en même temps prendre quelques distances envers Carpates est un vampire. Le Dr Van Helsing, un ami érotique sur Jonathan et Van Helsing. le genre, l’enrichir par un contenu goguenard sans de Jonathan, s’engage ensuite dans une lutte achar- rien sacrifier de sa rigueur. La gageure reste ouverte née jusqu’à la défaite de Dracula. ... Polanski à mon sens a échoué dans l’ensemble de Le vampire-héros de Stoker est d’abord un vieil son entreprise... Le Bal des vampires est un échec homme laid et nauséabond aux cheveux blancs qui BIBLIOGRAPHIE honorable, et constitue un film que, sans doute, rajeunit au fil des pages. Le nez aquilin, les yeux nous remarquerions élogieusement s’il était signé enfoncés dans leur orbite, le regard perçant et son air d’un nom inconnu... féroce rappellent certaines bêtes sauvages dont il Vampires et Cie Paul-Louis Thirard, Positif, n°94, avril 1968 imite le comportement prédateur – planter ses dents • Bram Stoker, Dracula, éd. Pocket, 2002 pointues dans la jugulaire de ses proies – pour s’ali- • Nathalie Bilger, Anomie vampirique, anémie Très, très, très grand... menter dès que la soif le tenaille (on notera que la sociale – Pour une sociologie du vampire au « En fait, c’est à la fois un très grand film d’épou- description de Dracula emprunte aux thèses sur le cinéma, éd. L’Harmattan, Paris, 2002 vante, un très grand film d’aventure et une très grande morphotype de Cesare Lombroso, lequel est nom- • Alain Pozzuoli, Dracula (1897-1997), éd. Hermé, comédie ». mément évoqué par Van Helsing dans le roman). Paris, 1996 Michel Delahaye, Cahiers du cinéma, n°200-201, Cette créature maîtrise la nécromancie, la télépathie • Jean Marigny, Sang pour sang (le réveil des vam- avril-mai 1968. et l’hypnose, se rend maître de certains animaux, est pires), Gallimard-Découvertes, n°161, Paris, 1993 ; capable de pénétrer la pensée d’autrui, de contrôler J. Marigny, dir., Dracula, coll. « Figures mythiques », Naturellement endiablé les éléments (tempête, brouillard) et de se transfor- Autrement, Paris, Paris, 1997 • Denis Duncan, Les Métamorphoses de Dracula, « Le Bal des vampires atteint à une réelle perfection. mer aussi bien en chien qu’en chauve-souris (une l’histoire et la légende, Éd. du Félin, paris, 1993 Qui plus est, Polanski parvient sans un faux pas à nouveauté dans la mythologie vampirique avec celle • Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat, Nosferatu, mener de pair un comique irrésistible et le délicieux de l’absence de reflet dans le miroir). Les Cahiers du cinéma/Gallimard, Paris, 1981 sentiment de l’épouvante... Le Bal des vampires est Tout-puissant, cet être raffiné doit néanmoins obéir à admirablement construit, avec la précision de la poé- certaines règles qui le fragilisent. Il ne peut sortir de Sur Roman Polanski sie et le réalisme indispensable au fantastique... Tout son cercueil (rempli de sa terre natale lors de son • Roman Polanski, Roman, R. Laffont, Paris, 1984 ; est mouvement dans ce film dont il faut bien écrire séjour londonien) qu’au crépuscule et doit y retourner Livre de poche n° 6049, Paris, 1992 (autobiographie) qu’il est naturellement endiablé... Le mouvement au chant du coq sous peine d’être anéanti par les • F.X. Feeney, Paul Duncan, Roman Polanski, engendre le rire, parce qu’il est aussitôt dévié de sa rayons du soleil (cf. Nosferatu de Murnau) ; il ne peut Taschen, Cologne, 2006 destination, de son accomplissement logiques... » entrer chez un hôte qu’après y avoir été invité, tra- • Laurent Thirard, dir., Leçons de cinéma : tome 2, verser une eau courante et franchir une étendue d’eau Claude Michel Cluny, Dossiers du cinéma, Casterman Bertrand Blier et Roman Polanski, Nouveau Monde, qu’à marée basse. Son corps ne projette ni ombre ni 1971 Paris, 2006 reflet ; il redoute l’ail, le crucifix, l’hostie consacrée et • Alexandre Tilsky, Roman Polanski, Gremese, l’eau bénite ; une branche de rosier sauvage posée sur Paris-Milan, 2006 son cercueil l’empêche de s’en extraire. Enfin, la per- Sur Internet : www.roman.polanski.net foration du cœur par un pieu, la décollation ou le tir • Le Bal des vampires, L’Avant-Scène du Cinéma, d’une balle bénite dans sa tombe peuvent l’anéantir. n° 154, Paris, 1975 (découpage)

19 VAMPIRES

Nosferatu, de F. W. Murnau (1922).

.....LES PASSERELLES.....

LA PARODIE

Monty Python, Sacré Graal !, de Terry Jones, Terry Gilliam (1975).

LE BURLESQUE

La Maison démontable, de Buster Keaton et Eddie Cline. PASSERELLES

Le film de vampires

Le vampire occupe une place capitale un solide répertoire des caractéristiques dans la mythologie fantastique du ciné- et attributs du vampire : transformation ma. Sa fascination est telle qu’elle a en chauve-souris et en loup, sommeil donné naissance à toutes les variations. diurne dans des cercueils pleins de terre Nanard ou chef-d’œuvre, le vampire à de Transylvanie, etc. En 1935, l’auteur l’écran est d’abord l’histoire d’un miroir tournera lui-même un remake de son tendu à notre inconscient collectif dans propre film pour la M.G.M. : La Marque lequel se reflètent nos angoisses, nos du vampire. Le succès de Dracula est si violences, nos désirs refoulés. grand qu’il engendre une vogue du fan- tastique américain bientôt déclinée par Dents de lait la compagnie Universal à travers des titres aussi évocateurs que La Fille de pour noces de sang Dracula de Lambert Hillyer (1936), Le Dès les premières lumières du cinéma, Fils de Dracula de Robert Siodmark Georges Méliès se sert du mythe comme (1943), La Maison de Dracula de Erle C. prétexte à des trucages magiques dans Le Kenton (1945), etc. Dès cette époque, la Manoir du diable (1896) et dans Le frontière, même physique, qui sépare Diable au couvent (1899). Avec Nosferatu vampires et vivants s’estompe peu à peu. Vlad l’Empaleur. de Friedrich Wilhelm Murnau, le cinéma muet nous offre en 1921 la première adaptation officieuse (pour des questions La grande période de droits) du Dracula (1897) de Bram britannique (1958-1976) Stoker. Tourné en décors naturels, le film, Avec l’avènement du Technicolor et des dont le sous-titre Une symphonie de effets spéciaux dans les années 1950-60 l’horreur traduit parfaitement les inten- et grâce à l’affaissement de la censure, tions du réalisateur, est une œuvre pleine le mythe s’érotise et devient plus violent. d’images insolites dont la beauté plas- Premier opus en couleurs d’une série de tique est marquée par l’expressionnisme six films d’épouvante gothique que la allemand alors à son apogée. Ce chef- société britannique Hammer Films a pro- d’œuvre, fondateur du mythe de Dracula, duite sur le sujet, Le Cauchemar de inspirera Werner Herzog qui en réalise- Dracula de Terence Fisher (1958) donne ra un remake, Nosferatu, fantôme de la à Dracula un corps et un visage « tout en nuit (1979). finesse intellectuelle » selon le mot du Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932), réalisateur. Loin du jeu grandiloquent de tiré de deux nouvelles de Sheridan Le Bela Lugosi, Christopher Lee fait de celui Fanu (l’une d’elles, Carmilla, sera adaptée qu’il interprétera neuf fois un personnage Nosferatu, de F. W. Murnau (1922) par Roger Vadim en 1960), est empreint sensuel et romantique. Dès lors, Dracula d’une pesante atmosphère religieuse. réunit les deux signifiants majeurs du L’absorption nocturne de sang fait claire- mythe : Éros et Thanatos. ment du rite vampirique la version sata- La pénétration des dents est la méta- nique du culte chrétien où l’officiant (le phore de l’acte sexuel, la succion et la vampire) offre le corps et le sang du Christ morsure celle du geste amoureux. Le aux fidèles (le sang de sa proie). vampire devient le véhicule du désir violent et de l’amour physique. Avec Lee, Dracula apparaît comme une sorte L’âge d’or hollywoodien de prince charmant de la nuit porteur de (1931-1948) plaisirs sadiens où la victime a cons- Avec Dracula, Tod Browning réalise en cience d’être dominée. Pour lui, la né- 1931 le premier film parlant de vampires, cessité vitale du sang s’allie au besoin adapté d’une pièce à succès de Hamilton irrésistible du coït transcendé que la Deane, qui va populariser le Prince des Hammer met en scène dans des films de Carpates aux États-Unis. L’ancien acteur plus en plus évocateurs. Aussi la quête de théâtre hongrois (!) Bela Lugosi tient le vampirique (amoureuse) est-elle déses- rôle-titre et en donne une image démons- pérée puisque les histoires se terminent trative, souvent statique, comme prostrée, toujours mal. Avec Francis Ford Coppola en tout cas émouvante. Le film nous livre (Dracula, 1993), le vampire peut faire Dracula, de Tod Browning (1931).

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l’amour avec les humains, sa capacité à et n’est plus seulement le « privilège » aimer le rapproche du spectateur qui d’une caste aristocratique. Autre chan- ressent à son égard une compassion gement : le vampire n’est plus une créa- nouvelle. ture solitaire et nocturne. Il agit en meute L’arrivée de la couleur a changé l’esthé- et peut comme dans le Dracula de tique du genre, jusqu’alors expression- Coppola se déplacer le jour muni de lu- niste. Le noir et blanc « classique » est nettes de soleil dans les rues de Londres. remplacé par une écriture maniériste qui La nuit ne donne plus l’impression met l’accent sur les effets des images comme dans les films de la Hammer de plutôt que sur l’histoire elle-même. On durer plus longtemps que le jour et des notera cependant que le sang en noir et êtres subalternes ne sont plus chargés de blanc a trouvé dans The Addiction veiller sur le repos diurne du vampire. d’Abel Ferrara (1996) un pouvoir émi- Malgré l’évolution esthétique et séman- Les Sévices de Dracula, de John Hough (1971). nemment suggestif grâce au visqueux de tique de son image, le vampire suscite la matière que les nouvelles technologies toujours attirance et répulsion. Nombre ont su lui rendre. de cinéastes se l’approprient encore pour exprimer leur vision de l’homme Du sang neuf et de la société. Avec Frissons (1974) et Rage (1976), David Cronenberg relie le Le Bal des vampires (1968) opère une vampirisme au problème de la conta- première révolution dans la mythologie mination virale. The Addiction est l’oc- vampirique en offrant la victoire finale casion d’associer la morsure du vampire aux vampires. Idem pour le Dracula de à la dépendance de la drogue et de livrer John Badham qui en 1979 se clôt sur une réflexion philosophique sur le Mal. l’hypothèse du retour du héros éponyme. Dans Vampires (1998), John Carpenter Ce dernier, désormais hissé au rang inter- remet sur le métier la question de l’iden- national, tombe bientôt la cape et prend tité et sa part de sacrifice. une défroque moderne comme dans Toujours bien vivace au cinéma, le vam- Génération perdue de Joël Schumacher pire a su s’adapter aux pays, aux cul- (1988) qui sacrifie au look cuir et rock tures, aux époques. Moins romantique motard. Le genre s’affranchit également qu’autrefois, il reste pourvu des pouvoirs des codes narratifs à l’image des (et limites) propres à sa nature duelle : Prédateurs de Tony Scott (1983) qui mort et vivant à la fois, autrement dit montre la vie quotidienne de deux vam- immortel par définition. pires new-yorkais. Une nouveauté ici : les vampires se préoccupent de faire dis- paraître les restes de leurs festins. Limites à leurs pouvoirs mais aussi à la crédibi- lité du genre, les traces des victimes constituaient un problème dans les films antérieurs aux années 1980. Les vam- pires sont désormais mieux organisés comme dans Innocent Blood de John Landis (1993) où une femme-vampire élimine toutes « traces de nutrition » à coups de gros calibre. De fait, le nou- veau vampire n’est plus un nomade qui éprouve le besoin de fuir pour se protéger. Entretien avec un vampire de Neil Jordan (1994) nous rappelle la singula- rité du sang humain pour le vampire. Désireux d’épargner l’espèce humaine par compassion, celui-ci se jette sur de petits animaux mais s’étiole rapidement. Le Cauchemar de Dracula, de Terence Fisher (1958). De même, le mythe s’est-il démocratisé

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La parodie

La parodie, mot formé du grec para « à Brooks qui a consacré quasiment toute côté » et de ôdê « poésie, chant », dé- sa carrière à la parodie : Le Shérif est en signe l’imitation bouffonne d’une œuvre prison (1974, western), Frankenstein sérieuse dans le contexte des formes poé- junior (1975, épouvante), La Dernière tiques du XVIIe siècle. Elle se développe folie de Mel Brooks (1976, burlesque), aux XVIIIe et XIXe siècles à travers le Le grand frisson (1978, suspense hitch- théâtre populaire installé dans un cadre cockien), etc. de foire, puis sur les scènes de boule- vards où elle triomphe notamment au Le bal des vampires : « Chat noir ». Par extension, la parodie désigne une œuvre détournée à des fins une parodie plaisantes. On parle de parodie au ciné- Le Bal des vampires est la première ma dès lors qu’il y a pastiche, accentua- parodie de film de vampires. S’il fait rire tion stylistique et/ou thématique, d’un par ce qui fait peur, Polanski reprend les genre ou d’une œuvre. À l’instar du bur- codes qu’il respecte et les détourne sub- lesque, elle s’appuie sur le rire du spec- tilement. Les vampires ne sont jamais tateur (qui doit connaître les codes du tournés en ridicule. La scène d’ouvertu- film détourné) pour démonter les méca- re plante le décor et nous indique d’em- nismes et les procédés d’un matériau fil- blée que nous sommes dans un film mique. Elle use pour cela d’une écriture fantastique où l’appareil plastique et dra- décalée, étymologiquement « à côté » du matique va fonctionner. Et rien des réfé- genre de référence. rences au genre ne manquera. Un luxe de détails dans l’auberge et le château propres à créer une certaine réalité le Des films de parodie combat habilement aux extérieurs ennei- Charlot joue Carmen, de Charlie Chaplin (1915). La parodie au cinéma est souvent affaire gés qui nimbent le film d’une atmo- d’hommage. Suite à la sortie simultanée sphère surnaturelle rappelant parfois les de deux Carmen en 1915, l’un de Raoul contes de fées. Dans les scènes atten- Walsh, l’autre de Cecil B. DeMille, dues comme la vampirisation, Polanski Charlie Chaplin livre un Charlot joue dynamite son principe après en avoir Carmen qui s’amuse de ses deux mo- montré l’efficacité horrifique lors de la dèles et pose les règles de la parodie au première attaque de von Krolock. cinéma. Après L’Étroit mousquetaire de Le gag surprend le spectateur et désa- Max Linder (1922), Buster Keaton réa- morce la peur causée par l’enjeu terrifiant lise un pastiche d’Intolérance de D. W. de la scène. Chacun sait que les vam- Griffith (1916) avec Les Trois âges pires sont arrêtés par les croix. Le topos (1923). Certains l’aiment chaud de Billy est alors dissout dans un éclat de rire et Wilder (1959) détourne les règles du une réplique de Shagal digne du meilleur film de gangsters. humour juif. Par ailleurs, la métaphore À partir des années 1960, la parodie (hétéro)sexuelle est par trop évidente. touche tous les genres. Jerry Lewis s’at- Polanski décide alors d’en prendre le taque au fantastique et tourne en déri- contre-pied. Il crée pour cela le premier sion les versions de Dr Jekyll et Mr vampire gay du genre. Puis, il fait de l’ac- Hyde dans Docteur Jerry et Mister te de séduction une scène minée à la fois Love (1963) ; Stanley Donen offre avec par l’effroi (absence de reflet) et la drôle- Arabesque (1966) une belle évocation rie (répliques et maniérisme d’Herbert). du film d’espionnage (plus près de La comédie semble alors l’emporter jus- nous, on pense à OSS 117, Le Caire, qu’à ce qu’elle soit cannibalisée par l’hor- nid d’espions de Michel Hazanavicius, reur, lui-même sérieusement entamé par 2006) ; Billy Wilder (encore lui) aborde le coup de dents d’Herbert dans les Cent avec drôlerie La Vie privée de Sherlock moyens ingénieux d’avouer son amour à Holmes (1970), David Zucker se moque une damoiselle ! des films catastrophe dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ? (1980)… Mais, la Harpo Marx (à droite) dans Go West (Chercheurs d’or, Edward Buzzell, 1940). figure centrale de cette veine reste Mel

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Du burlesque

Le traitement caricatural du Professeur lièrement pris dans une spirale destruc- Abronsius, son physique, son caractère, trice qui ne s’arrête qu’après épuisement ses pitreries, ses répliques, font de lui un du stock (d’assiettes par exemple) ou personnage grotesque campé dans des irruption d’un policeman. situations – sous-tendues par la mal- adresse d’Alfred – qui virent souvent à la Buster Keaton farce. Le burlesque sape l’enjeu fantas- Rendu muet par l’épouvante, Alfred tique. Pour autant, la veine comique emprunte ses mimiques à l’art du mime s’inscrit dans une tradition plus keato- d’un Harpo Marx (qui prête aussi ses nienne que chaplinesque. Pour leur côté roulements d’yeux à Abronsius), son lunaire, les personnages sont davantage corps chétif ressemblant plutôt à celui Laurel que Hardy, Harry (Langdon) que d’un Buster Keaton. Il n’est certes pas Harold (Lloyd… quoique, vu les numé- capable des prouesses physiques de ros d’équilibriste d’Abronsius…), Harpo l’acrobate Keaton, mais il peut se révé- que Chico ou Groucho, Hulot que Bean. ler étonnamment souple (ski, passage Laurel et Hardy dans Les Compagnons de la Nouba de lucarne). Keaton passe, quant à lui, (Sons of the Desert, Lewis Seiter, 1943). Une illustre parenté comique d’une immobilité à une accélération Par définition, le gag crée la surprise. Il violente, d’un état contemplatif à un dérègle le mécanisme des choses et lui mouvement fulgurant. Son extrême impose une autre logique mue par un rapidité d’exécution lui assure une par- moteur interne qui peut parfois l’entraî- tie de sa victoire face à l’hostilité du ner très loin (rien ne semble devoir arrê- monde et à la tyrannie de l’espace. La ter la surenchère de gags chez Laurel et réalité est têtue ? Le petit homme se Hardy). Le gag sème le désordre, dévoie défend avec d’autant plus d’ardeur et le monde en quelque sorte, comme Alfred d’opiniâtreté. Il plie le monde qui lui qui « s’égare » à deux reprises dans la résiste à son avantage. Les objets sont chambre de Sarah. Comme dans la plu- alors détournés de leur fonction origi- part des films burlesques, il s’agit ici de nelle, un peu à la manière d’un Tati se cacher et de se montrer, de s’évader plongé dans un environnement moder- et de poursuivre pour pénétrer ou fuir ne dont l’absurde rigidité des formes lui un monde hostile. échappe (l’arbitraire formel du monde constitue un obstacle à sa liberté de Le duo de héros du Bal des vampires est doux rêveur). mal assorti, à la manière de Laurel et Hardy. Médiocrement secondé par celui qui n’est pas vraiment son faire-valoir Une action excessive La Croisière du Navigator, de Buster Keaton et Donald Crisp (1924). tant son rôle (de spectateur) est effacé, À la différence de leurs aînés, nos deux Abronsius évoque la silhouette fine et « intrépides tueurs de vampires » sont à longiligne d’un Stan Laurel ou d’un la fin victimes de leur navrante incapa- Jacques Tati. À la souplesse de ces der- cité. Leur maladresse excessive comme niers, il oppose son extrême rigidité et définition du burlesque solde leur dé- les mouvements saccadés d’un auto- faite (voir aussi comme gimmicks du mate (« du mécanique plaqué sur du genre les chutes de corps ou d’objets, vivant » selon le mot de Bergson pour les courses-poursuites à rebondissements, définir le comique). Comme Laurel, il le corps prisonnier d’un espace mena- peut engendrer des problèmes (par çant). À l’inverse, la réussite extrême inconscience du danger) voire des ca- telles que leur facilité à se déguiser en tastrophes allant jusqu’à la destruction danseurs et leur échappée finale (avant (la cave de l’auberge). Son caractère l’ultime volte-face) constitue l’autre pôle rappelle l’innocence enfantine avec burlesque qui consiste à accomplir des laquelle Laurel sabote tout ce qui l’en- actions périlleuses avec une aisance anor- toure. De cette manière, l’alter ego malement élevée. Dans le burlesque, ce d’Oliver Hardy stigmatise l’aspect cau- n’est pas tant le but qui compte que la Les Marx Brothers dans Une nuit à l’opéra, de Sam chemardesque de la réalité et la folie du manière toujours excessivement pénible Wood (1935). quotidien. Tout lui échappe, il est régu- ou facile de l’atteindre.

24 DRAMATURGIE

PASSERELLES

LES RELAIS

PERSONNAGES & SIGNIFICATIONS

MISE EN SCÈNE PISTES DE TRAVAIL DRAMATURGIE P ASSERELLES • Quelsélémentssontdétournésdeleurusagehabituel ? qui définissentlefilmdevampires. • Relevez leséléments,situations,objets,lieux,modesdereprésentation (couleurs,lumière) • Rappelerlesorigineshistoriquesetlittéraires dumythe deDracula. de filmsvampires ? attentes duspectateur?Enquois’appuie-t-ellesurlaconnaissanceenmatière • Lefilmreposesurlesloisdugenrequ’ilrespecte.L’ouverture dufilmrépond-elleaux Le filmdevampires ne plusfrissonner?Commentlerirenaît-ildelapeur • Endéduirel’intentionprincipaleduréalisateur:fairefrissonnerpourrireet du professeuretdesonélève ? • Commentl’angoisseinaugurale setrouve-t-elle court-circuitée parlecomportementdécalé physique desbûcherons, dénégationsapeurées, etc.).Quellesmenacespourleshéros? • Décrirelesespacesextérieurs(lune,loups,bois,neige,montagnes,etc.)etintérieurs(ail, du merveilleux propiceàlafoisaufantastiqueetl’histoired’amourentre Alfred etSarah. et indiquercequis’endégage(mélanged’angoissededrôlerie).Noterlaprésencediscrète • Observer lascèneliminaire(traîneau, attaquedesloups),puiscelledel’arrivée àl’auberge Atmosphère etmélangedesgenres 8 8 17 13 13 21 8 21 13 13 13 23 19 21 PERSONNAGES & SIGNIFICATIONS

Comédie et parodie • Brosser le portrait physique et moral des deux héros. 5 Étudier leur fonctionnement en soulignant leur complémentarité mais ce qui les oppose, tempérament, préoccupations (sentiment, science...). En quoi ces éléments recèlent-ils du registre de la comédie ? • Duo héroïque et duo comique : quels éléments de la figure classique du héros sont ici mis à mal ? Qu’est-ce qu’un anti-héros ? 5 • Repérer les éléments de mise en scène qui relèvent du burlesque : jeu des comédiens, situations, gags, dialogues, détournement des objets, rapport difficile à l’espace, etc. 13 24 • Le burlesque se mêle au fantastique sans le dénaturer, sans s’en moquer. Pour autant, le film est une parodie (notion à définir) de films de vampires. Sur quoi (quelles connivences) repose-t-elle pour fonctionner auprès du public ? Pourquoi peut-on parler de parodie satirique à propos de la fin du film ? 13 24

MISE EN SCÈNE

Espace et perversion • Décrire la géographie des lieux. Expliciter ses référents culturels, picturaux et littéraires. Comment Polanski utilise-t-il l’ombre, la lumière et les couleurs (expressionnisme de l’image) ? 8 13 • Étudier la structure labyrinthique des espaces. 8 13 Repérer les cachettes, chausse-trappes, couloirs et passages souterrains et commenter le comportement des personnages. Quels dangers recèlent-ils pour les héros ? • Définir la porosité des espaces et dire en quoi elle est un obstacle à la réussite des héros. 13 • Perméabilité des lieux et mouvements des corps : souligner l’importance des courses-poursuites. 13