LES TROIS MANGIN

par M. HUBERT SAUR

J'ai appris fortuitement, au cours du mois de mai dernier, que la plaque de marbre avait été détruite, qui avait été apposée après la première guerre de 1914-1918, et après la victoire à laquelle il avait si largement contribué, sur la maison natale à Sarrebourg, de Charles Mangin, le créateur de l'Armée Noire, le vainqueur de Douaumont, général d'armée. Cette plaque avait été inaugurée en 1923, sur une maison appartenant actuellement à M. Robert Morin, et l'on avait alors utilisé, en la retournant, une plaque qui commémorait le bref passage à Sarrebourg, en 1870, du Kronprinz de Prusse ; il avait passé la nuit dans l'ancien hôtel de ville, à côté du collège, et, sauf erreur de ma part, dans une rue qui s'appelle maintenant avenue de la Victoire, celle de 1918 ! Une très brève inscription indiquait : « Dans cette maison est né le général Mangin, le six juillet 1866 ». En 1940, après notre défaite, cette mlention historique est effacée par l'enlèvement de la plaque, qui est entreposée dans le grenier du bureau de la place allemande. Elle n'a pu être retrouvée.

Je n'ai pas à rappeler ici les titres du général Mangin, sa statue orne une place de , où il devait entrer à la tête des troupes françaises en novembre 1918, entrée triomphale, dont un accident de cheval survenu la veille le prive malencontreusement. J'aurai peut-être l'occasion de revenir sur la liste de ces titres et de citer quelques faits qui m'ont été confiés par un officier qui servit alors assez longuement sous ses ordres. 96 LES TROIS MANGIN

Je désire attirer tout de suite votre attention sur le fait que Charles Mangin naît à Sarrebourg le 6 juillet 1866, au foyer de Ferdinand Mangin, inspecteur des Eaux et Forêts, issu d'une vieille famille , troisième fils d'une série de dix enfants. Les deux frères de Ferdinand Mangin entrèrent dans l'armée et se battirent en Afrique, en Crimée, au Mexique et en Chine : l'un devint général ; l'autre mourut prématurément à trente-quatre ans, chef de bataillon et déjà officier de la Légion d'honneur. Ferdinand Mangin voulait et devait, lui aussi, aller à Saint- Cyr, mais sa mère, quelque peu effrayée à la pensée de voir son dernier fils devenir aussi officier, l'engagea à prendre une carrière un peu moins exposée, et il choisit « les Forêts ». On porte aussi l'uniforme dans le corps forestier, dont de vieilles traditions, l'esprit de discipline et l'habitude de servir font qu'on y appar­ tient à une administration presque militarisée. Et puis, pour de jeunes Lorrains du dernier siècle, il n'y eut longtemps qu'une alternative possible : devenir soldat ou être forestier : le privi­ lège d'être successivement ou à la fois l'un et l'autre advint souvent, depuis cent années, à de nombreux d'entre eux : des plaques de marbre qui portent de nombreux noms attestent ce fait sur un monument dans la cour de l'Ecole forestière de Nancy. Lorrain, et forestier, Ferdinand Mangin sert dans les forêts lorraines, d'abord à Walscheid, localité de ce comté de Dabo, dont je vous ai naguère entretenu, ce stage s'étend du 1er janvier 1847 au 23 avril 1848. Après des passages à Saint-Loup, puis à Longuyon, dans la Moselle d'alors, jusqu'en mai 1855, à Toul et dans les Vosges, il revient comme inspecteur des Eaux et Forêts à Sarrebourg le 23 avril 1864, et y reste jusqu'au 3 avril 1871, date à laquelle, forcé de quitter la Meurthe, il reprend le service de Commercy. Il devient conservateur à Alger le 27 février 1873 ; inspecteur général le 24 juin 1882 ; il prend sa retraite le 24 octo­ bre 1887 et meurt à Versailles le 3 septembre 1894. L'invasion allemande le trouve donc en fonction à Sarrebourg, dont la région est de bonne heure et très longuement occupée par les Prussiens, qui décident aussitôt de prendre à leur service les fonctionnaires subalternes français et essayent de les gagner en leur payant leur traitement à la place de la , dont le pays est complètement séparé. Les gardes refusent, mais sont bientôt LES TROIS MANGIM 97 réduits à la misère ; tant que l'inspecteur des forêts Mangin a des ressources, il les distribue à ses gardes pour éviter qu'il ne souf­ frent trop des privations inévitables et ne soient obligés, par la faim, de rallier le camp ennemi. Mais Mangin n'a qu'une maigre fortune, vite épuisée. Il franchit alors les lignes allemandes et va, au loin, demander de l'argent au gouvernement français, qui lui remet une année de solde pour tout le personnel. La nuit même de son retour discret à Sarrebourg, l'inspecteur partage toute la somme à ses préposés: Bien sûr, cet acte de dévouement vient à l'oreille des Alle­ mands. Mangin est arrêté et conduit, avec sa femme, par la route, à Nancy, où le général prussien qui gouverne la Lorraine envahie le met en prison jusqu'à la fin de la guerre. Il n'y a pas lieu de s'étonner de la déclaration de Charles Mangin enfant, lorsqu'à quatre ans et demi il quitte Sarrebourg : « Quand je serai grand, je monterai sur un grand cheval et je reprendrai Metz ». Nous venons de voir qu'il monta bien sur un grand cheval, mais ne put entrer à Metz en novembre 1918.

La ville de Sarrebourg a élevé une statue à son glorieux enfant, et j'ai personnellement assisté à son érection en présence de la générale Mangin, de son cousin, M. Jagerschmidt, inspecteur principal des Eaux et Forêts en retraite, et des enfants du général. Parmi eux se trouvait à ce moment — 1933 — un grand jeune homme qui ressemblait étonnamment à son père, et dont les joues imberbes étaient déjà traversées par les contractions musculaires qui caractérisaient la figure du « Grand Général ». Ce fils est l'actuel colonel commandant la base aérienne de Frescaty. Si ce monument, déboulonné pendant la dernière (?) occupa­ tion allemande, a pu être remis en place après 1944 en bordure de la route nationale de à Strasbourg, à proximité immé­ diate et extérieure des anciens remparts de la ville de Sarre­ bourg, la plaque n'a pas été à nouveau appliquée sur l'immeuble de la naissance de Charles Mangin. Il semble que la municipalité, si elle n'a rien fait, admettrait très volontiers le principe de cette nouvelle apposition. 98 LES TROIS MANGIN

Mais avant de prendre l'initiative de contacts avec M. le maire de Sarrebourg pour régler les détails d'une cérémonie au cours de laquelle une nouvelle plaque de marbre serait inaugurée à nouveau, j'ai tenu à recueillir votre agrément sur le principe mjême de cette initiative, en vous proposant que l'Académie natio­ nale de Metz se charge des frais de la fourniture et de l'appo­ sition de ce très simple témoignage de la Moselle au forestier de 1870, au général de Fachoda, de Villers-Cotterêts, de Douaumont et de l'offensive de Lorraine en 1918, enfin au jeune colonel qui, en nos murs, continue la tradition d'une famille tellement atta­ chée à la Lorraine.