L'autre Siècle De Messer Gaster? Physiologies De L'estomac Au Xixe
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L’Autre siècle de Messer Gaster ? Physiologies de l’estomac au XIXe siècle Bertrand Marquer To cite this version: Bertrand Marquer. L’Autre siècle de Messer Gaster ? Physiologies de l’estomac au XIXe siècle. Hermann, 2017, ”Hors collection”. hal-03005150 HAL Id: hal-03005150 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03005150 Submitted on 13 Nov 2020 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. L’AUTRE SIÈCLE DE MESSER GASTER ? Physiologies de l’estomac dans la littérature du e XIX siècle Bertrand Marquer Du même auteur Les Romans de la Salpêtrière. Réceptions d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et Critique Littéraire », 2008. Naissance du fantastique clinique. La crise de l’analyse dans la littérature fin-de-siècle, Paris, Hermann, coll. « Savoir lettres », 2014. 2 Pour Anne-Laure, Lise et Lucie. 3 INTRODUCTION 4 « Holà ! Messer Gaster, voici votre règne ! » Lorsqu’il entend rendre compte de la portée philosophique de La Peau de chagrin, Philarète Chasles associe le XIXe siècle à l’accomplissement du « règne » de « Messer Gaster1 », l’allégorie de l’estomac symbolisant, selon lui, la domination du matérialisme. Dans ce texte de 1831, la satire politique est sous-jacente, et pourrait à première vue expliquer à elle seule l’allusion à l’apologue rabelaisien. En faisant du règne de Gaster le sens même de l’histoire contemporaine, Philarète Chasles témoigne néanmoins d’une association excédant la simple mention de circonstance, et il formalise un attelage caractéristique du siècle dans son ensemble. Avec l’essor de la gastronomie, l’estomac constitue en effet l’emblème d’un nouveau savoir- vivre, voire d’un nouveau vivre-ensemble, étroitement liés à l’avènement d’une classe sociale et de ses valeurs. Constitué en instrument de mesure du goût de la bourgeoisie, il participe plus largement de l’édification d’une norme – sociale, politique, mais aussi hygiénique – dont le champ littéraire peut s’emparer pour la reproduire, la contourner, ou la parodier. Envisager le XIXe siècle comme l’autre siècle de Messer Gaster revient par conséquent à prendre en considération un faisceau de représentations dont l’estomac est le point nodal, mais dont les ramifications peuvent être d’ordre physiologique, idéologique et, bien sûr, esthétique. Dans une telle optique, la « littérature de l’estomac » dont cet essai voudrait proposer une lecture systématique doit être comprise comme un vaste ensemble associant des œuvres de fiction, des écrits scientifiques et gastronomiques, et plus généralement des textes faisant de l’estomac le sujet, réel ou métaphorique, d’un système de représentations excédant, stricto sensu, le domaine de la physiologie médicale. Si l’analyse des représentations littéraires de l’estomac au XIXe siècle constitue un point d’aboutissement, elle ne peut en effet faire l’économie d’une démarche ayant au préalable interrogé la constitution de l’estomac en objet de savoirs multiples, et exploré la diversité des discours auxquels cette constitution a pu donner lieu. Une telle démarche implique d’intégrer à l’analyse littéraire l’histoire de l’alimentation et de ses pratiques, d’interroger son lien avec les transformations politiques, sans pour autant mésestimer la permanence de structures métaphoriques (comme la symbolique du Ventre ou les représentations organiques de la totalité) et anthropologiques (le cru et le cuit ; l’oral et l’anal) dont l’ethnocritique a montré l’intérêt pour l’étude de textes littéraires2. Ainsi envisagée, la « littérature de l’estomac » constituera un prisme permettant d’analyser les mutations dont le XIXe siècle a pu être l’objet, en mettant en relation une histoire des mentalités et une histoire des formes – esthétiques et métaphoriques. 1 Honoré de Balzac, La Peau de chagrin [1831], Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1974, p. 407. 2 Voir sur ce point les travaux de Marie Scarpa, en particulier Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du « Ventre de Paris » de Zola, CNRS éditions, 2000. 5 Fondée sur un corpus à la fois interdisciplinaire et séculaire, une telle enquête se distingue, par son objet et sa démarche, de la plupart des ouvrages littéraires (majoritairement des recueils collectifs), qui abordent la « littérature de l’estomac » en privilégiant une approche comparatiste et trans-séculaire, et mettent en avant un imaginaire anthropologique sans réellement l’ancrer dans une problématique historique3. Les ouvrages spécifiquement dix-neuviémistes se sont quant à eux concentrés sur la poétique du discours gastronomique ou des pratiques de table, en se limitant presque exclusivement au roman et à la nouvelle4. L’enjeu de cette enquête est en revanche d’analyser un corpus littéraire non délimité génériquement, afin de cerner la spécificité historique et esthétique des représentations gastro- nomiques qu’il met en œuvre, en les ancrant résolument dans l’imaginaire porté par la physiologie. Celui-ci n’a été que très peu mobilisé sur un tel sujet, si ce n’est sous la forme plus globale d’une hygiène du corps liant étroitement la nutrition et la reproduction5. Or, la physiologie de l’estomac domine les représentations « organiques » traversant le siècle, que celles-ci touchent à la biologie (c’est alors le rapport estomac-cerveau, moins étudié, qui sera privilégié) ou à la société, dont l’harmonie est souvent pensée en termes d’assimilation et de digestion. L’enjeu d’un tel corpus est par conséquent moins de faire ressortir des constantes culturelles, idéologiques et symboliques, que de montrer la manière dont elles s’ancrent dans un « imaginaire social » propre à l’époque. Par-delà la diversité des champs mobilisés, le principe d’organisation que l’estomac permet d’évoquer ou de justifier témoigne en particulier de la polymathie de la « physiologie » au XIXe siècle, à la fois domaine de connaissance spécialisé, méthode d’analyse et d’exposition, « genre » esthétique volontiers parodique, et manière d’appréhender le corps social. La restriction du corpus d’étude au seul XIXe siècle français se justifie donc du fait de son ampleur, mais aussi de la spécificité de l’imaginaire physiologique mobilisé. Les bouleversements révolutionnaires constituent de ce point de vue une rupture majeure dans les représentations du corps social (hautement symbolique, la décapitation du roi marque l’entrée dans une nouvelle physiologie du corps politique), même si la dimension interdisciplinaire de la « littérature de l’estomac » suppose d’envisager des chronologies décalées selon les champs d’étude. Malgré 3 C’est le cas par exemple de L’Imaginaire des nourritures (Simone Vierne éd., Presses U. de Grenoble, 1989) ; Nourritures et écriture (Andrée Jeanne Baudrier éd., Nice, Université de Nice, 2 t., 1999-2000) ; Le Roman et la nourriture (Marie-Hélène Cotoni éd., Presses U. de Franche-Comté, 2003) ; Les Mots de la faim : les écrivains et la nourriture (Paul Aron éd., Textyles, Revue des lettres belge de langue française, n° 23, 2003) ; Écritures du repas. Fragments d’un discours gastronomique (Karin Becker et Olivier Leplatre éd., Francfort, Peter Lang, 2007) ; Manger et être mangé. L’alimentation et ses récits (Florence Fix éd., Paris, Orizons, 2016). 4 Geneviève Sicotte, Le Festin lu. Le repas chez Flaubert, Zola et Huysmans [1999], Montréal, Liber, 2008 ; Marie- Claire Bancquart, Fin de siècle gourmande, 1880-1900, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2001 ; Joëlle Bonnin-Ponnier, Le Restaurant dans le roman naturaliste, Paris, Honoré Champion, 2002, et Les Goncourt à table, L’Harmattan, 2010 ; Catherine Gautschi-Lanz, Le Roman à table. Nourritures et repas imaginaires dans le roman français (1850-1900), Genève, Slatkine Érudition, 2006 ; Carine Goutaland, À table : fonctions et représentations du repas dans la littérature naturaliste, thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon II, 2012 ; Karin Becker, Gastronomie et littérature en France au XIXe siècle, Orléans, Éditions Paradigmes, 2017. 5 C’est par exemple la perspective que retient Julia Przybos dans le cadre plus large des « aventures du corps masculin », en abordant une « imagination physiologique » issue de Bichat, mais centrée sur le lien bouche-sexe (Les Aventures du corps masculin, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 2012, p. 9). 6 l’évolution de la médecine, le discours diététique peut ainsi accuser une certaine constance, perceptible dans le maintien des théories humorales, tandis qu’une approche anthropologique amène à constater un certain nombre d’invariants symboliques. Le choix de la borne chronologique finale est quant à lui plus difficile à établir, dans la mesure où le bouleversement historique bornant le « long » XIXe siècle n’a pas les mêmes répercussions symboliques : la gastronomie poursuit son essor au XXe siècle, qui consolide par ailleurs le phénomène de « patrimonialisation6 » initié au siècle précédent. Ce regard rétrospectif tend néanmoins à conforter la cohérence du XIXe siècle, considéré comme un moment fondateur, voire un siècle d’or. S’il se maintient jusqu’à nos jours, le personnage du gourmet demeure ainsi un personnage typique du XIXe siècle, comme le montre par exemple le roman de Marcel Rouff, La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet (1924). Dans le domaine littéraire, les années d’après-guerre semblent en outre marquer une forme d’essoufflement du paradigme digestif au profit du paradigme nerveux, qui tend à s’imposer comme modèle poétique exclusif. L’imaginaire « nerveux » est certes très représenté au XIXe siècle, mais il s’accompagne, de Balzac à Nietzsche, d’une réflexion proprement diététique, absente, par exemple, chez Paul Valéry7.