COMMENT VA LE CINÉMA FRANÇAIS ?

LES INOUBLIABLES : ils étaient grands, ces petits

PIERRE CANAVAGGIO .

u début du siècle dernier, le XXe, des augures déclarèrent que le cinéma allait tuer le théâtre. Le cinéma prospéra ; ni A le bon ni le mauvais théâtre n'en moururent. Lorsque la télé- vision prit vraiment son essor cinquante ans plus tard, les futurolo- gues augurèrent qu'elle allait dévorer le cinéma. Non seulement elle ne l'a pas fait, mais elle l'a ressuscité, pour en vivre. Cette renaissance est intervenue au cours des années soixante, provoquée par l'obligation pour la télévision de meubler ses écrans au moindre coût. Alors qu'elle, n'était déjà plus qu'un organe de diffusion, elle a utilisé les milliers de films tournés depuis l'Arroseur arrosé (1895) qui pourrissaient dans des bunkers, en province. Ayant acquis les droits de les diffuser, Frédéric Rossif, qui dirigeait la section cinéma de la Télévision française, les pro- gramma, quelquefois à plusieurs reprises la même année. Tant et si bien que parents, enfants, puis petits-enfants ont vu et revu ces films d'autrefois et d'hier, des chefs-d'œuvre souvent, qui ont fait partie à nouveau de la mémoire collective. Jusque-là, grâce à Henri Langlois, seuls les rats de la Cinémathèque, les fanatiques A LE ÇINEMAJFRAN£AIS Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits

des cinémas d'essai et des ciné-clubs en avaient une connaissance d'autant plus passionnée que, inconnus du plus grand nombre, ces films constituaient pour eux des plaisirs de gourmets. Nous n'étions encore que quelques-uns à nous délecter de « C'est des yoles, Anatole » grommelé par M. Dufour (Gabriello), quincaillier et pêcheur à la ligne dans Une partie de campagne de Renoir ; et, dans la Règle du jeu, du même metteur en scène, à sourire du « Ben voyons, m'sieur le marquis » de Carette ; à rêver des rires de gorge déployée de madame Hermine Qane Marken), sa logeuse, « Oh ! monsieur Frederick ! » quand Pierre Brasseur (Frederick Lemaître) lui flatte la hanche dans les Enfants du paradis de Prévert et Carné. Comme aujourd'hui les cadres- quadras se rehurlent le « Yes, sir ! » tonitruant de Robert Dalban, et le « Touche pas au grisbi, salope ! » de Francis Blanche dans les Tontons flingueurs ; deux répliques « cultes » (mot devenu lui- même culte, aujourd'hui) parmi beaucoup d'autres d'anthologie (« Y'a pas que de la pomme... y'a autre chose... ») de ce film de et , devenu un classique. Qui aurait pu prédire que ces comédiens de second plan (les Gabriello, Carette, Dalban et autres), qui n'avaient jamais joué que des petits rôles, passeraient à la postérité ? Qui aurait parié qu'ils masqueraient les grands acteurs qui, occupant alors le devant de la scène, les avaient réduits à l'état d'utilité ? Ces comé- diens, pour la plupart remarquables, ne serait-ce que parce que le public les remarquait, ont souvent plus contribué que ceux qui en étaient les vedettes au succès de films dans lesquels ils ne faisaient que passer. Cette qualification de « second plan » venait de ce qu'ils n'intervenaient que dans quelques scènes - une seule, quel- quefois - mais mémorables, s'ils faisaient le poids. Ne se conten- tant pas de servir de faire-valoir, ils occupaient l'écran comme les grands qu'ils étaient ; tricotant une manière de tendresse entre les spectateurs et eux, ils oblitéraient leurs souvenirs par l'intensité de leur présence. Sans en avoir eu l'air ni la prétention, ils estam- pillaient les personnages qu'ils incarnaient. Burinant leurs traits, ils en faisaient des archétypes, à la manière des dessins de Daumier. Quand ils faisaient appel à eux, les metteurs en scène savaient qu'ils infuseraient à ces scènes, outre leur savoir-faire, le mystère de leurs intuitions. Aussi étaient-ils payés à leur prix. Les IQMMENIJALE CINEMA FRANÇAIS _1 Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits producteurs appréciaient mieux que personne ce qu'ils valaient. Leur nom, au bas de l'affiche, était quelquefois précédé d'un « et ». Pas pour réparer un oubli, comme le pensaient ceux qui n'appar- tenaient pas au sérail. En fait, cette liaison rhétorique sous-entendait « et surtout ». Cette place sur les affiches et dans les génériques des films, enviable et disputée, désignait une vedette dite « améri- caine » dans le monde du spectacle. Moyennant quoi, pendant des lustres, un peu plus d'un siècle, le public et certains grands cabots ont pris ces « bas de l'affiche » pour des utilités venues faire trois petits tours devant la caméra - comme les marionnettes de la chanson. D'autant que ces sans-grade qui s'étaient fait un nom dans les caf conçs, les music-halls, ou les tournées de sous-préfectures, ne s'encombraient pas d'un prénom. Tout au plus, s'ils succédaient à leur père sur les planches, ajoutaient-ils « fils » à leur patronyme ; et « cadet », si leur frère aîné était entré dans la carrière avant eux. À la charnière du XIXe et du XXe siècle, les porteurs de lavallières s'interpellaient volontiers par leur patronyme : « Dites-moi, cher Lugné-Pôe ! » / « Que puis-je pour vous, cher Copeau ? » - comme au temps de leur jeunesse.

Ces personnages venus du passé

Le public actuel a découvert ou retrouvé ces personnages, venus du passé, certes, mais vifs comme s'ils avaient été filmés la veille, grâce aux soirées que la télévision a consacrées au septième art, comme on disait naguère. C'est Armand Panigel qui, semble- t-il, a inventé ces émissions à la fois de divertissement et didac- tiques. Une musique de fête foraine, une valse d'un musicien alsacien, Emile Waldteufel (1837-1915), avertissait la maisonnée que le générique d'Au cinéma ce soir, composé d'un montage de scènes tirées de films célèbres, commençait. Panigel, qui animait par ailleurs l'historique Tribune des critiques de disques à la radio nationale, a banalisé, sans l'avoir voulu, ces moments réservés au happy few que constituaient jusqu'alors le faux étonnement de Jouvet dans Drôle de drame (Prévert-Carné), « Bizarre, j'ai dit JCOMMEN! VA LE Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits bizarre ? » mis à toutes les sauces ensuite par la presse, ou « Atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ? » d'Arletty dans Hôtel du Nord (Carné, encore, et Jeanson). Claude- Jean Philippe prit le relais. Grâce à Patrick Brion, les classiques du cinéma restent de vivants piliers à la télévision ; du moins, sur FR3. Quai des brumes (Prévert-Carné), bien sûr, c'est « T'as de beaux yeux, tu sais » de Gabin et le « Embrassez-moi... Embrasse- moi » de Morgan. Mais c'est aussi Aimos (Quart-Vittel, le clochard qui rêve d'un vrai lit), Pérès (le routier qui prend Gabin en stop au début du film), ou encore Le Vigan, le désespéré qui peint « ce qui est caché derrière les choses [...] sur ma toile, un nageur, c'est déjà un noyé » ; c'est cet homme au regard halluciné, déjà plus de ce monde, qui tente de sauver Gabin. Parce qu'il a deviné en lui un paumé en danger de vivre, il lui abandonne ses vêtements et sa propre identité. Venu de la figuration mais pas du théâtre, Aimos n'a été acteur que de cinéma : des images muettes et foraines des origines au cinéma parlant. Ayant débuté tout gosse, en 1897, dans une énième mouture de l'Arroseur arrosé, il est mort, pas d'une balle allemande, a-t-on dit, sur une barricade à la Libération de Paris. Il avait tourné quelque 450 films qui doivent une part de leur char- me à sa voix éraillée, son accent de titi parigot, sa carrure de hari- cot vert, et son talent. Dans la Bandera (Duvivier), troufion de la Légion étrangère, il gravit un chemin de montagne en Afrique, en compagnie de Gabin : « J'pense aux clous des rues de Paname. J'ies ai jamais pris. On a sa dignité. Mais ici, maintenant, ils me paraissent beaux... » Dans son Encyclopédie du cinéma ( 1 ), lyrique et amoureuse de son sujet, Roger Boussinot écrit : « Une étude sociologique du cinéma français des années trente à quatre-vingt pourrait se fonder sur l'image des catégories sociales apportées d'emblée à l'écran par une pléiade de personnages incarnés par des acteurs comme Marcel Pérès, et combien de la même époque (quelques autres de nos inoubliables), valeurs sûres du fonds de commerce populaire des génériques du cinéma français. » Aimos et Pérès donc, Marcel de son prénom, que les génériques lui ont rendu sur le tard, a appris son métier, comme un enfant de la balle, sur les tréteaux LLÇINEMÂ...... FRAN£AI S Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits montés et démontés de places de village en champs de foire. Rien qu'en 1938, l'année où il a tourné Quai des brumes, il a participé à 16 films. Dans les Enfants du Paradis, il jouait le directeur colé- rique du Théâtre des Funambules et, dans la Fiancée du pirate (Nelly Kaplan) le grand-père mourant d'infarctus à la vue du sexe moussu dont Bernadette Laffont lui offre la vue, de loin, sa jupe troussée comme il le faut. Inoubliable dans Quai des brumes comme dans ses autres bons films, Robert Le Vigan a débuté au théâtre auprès de Louis Jouvet, et au cinéma avec Duvivier dans Golgotha (Gabin en jupette y incarne Ponce Pilate et, lui, un Christ proche du personnage d'Artaud, avec lequel il partageait quelques traits communs). Il avait dans sa giberne, sans avoir jamais obtenu son bâton de maréchal, une soixantaine de films parmi lesquels quelques chefs- d'œuvre dont les Bas-fonds (Renoir), la Bandera et Goupi Mains rouges (Becker), où il incarne un ancien colonial rendu fou par le paludisme. En 1944, parce qu'il avait travaillé pour Radio Paris, il s'est s'exile après avoir purgé cinq ans de prison pour collaboration. Sa carrière finie, sa vie a viré à la misère. Céline, au procès duquel il avait témoigné courageusement à décharge, ne l'a guère aidé.

Monstres et monstresses sacrés

De cette génération de comédiens aux idiosyncrasies précieuses, il faut retenir Carette, Noël Roquevert, Saturnin Fabre et, en jupons, Arletty, Fusier-Gir, Pauline Carton, Moréno, d'autres monstres et monstresses, sacrées les unes et les autres, on va le voir. Carette : successivement machiniste, souffleur, puis comé- dien, il a appris son métier au théâtre. Recalé au Conservatoire, il n'en a pas moins débuté à l'Odéon. Figurant au temps du muet, il a obtenu son premier rôle parlant dans l'Affaire est dans le sac des frères Prévert. En 1935, une fois n'est pas coutume, il a tourné en vedette avec Fernand Gravey, Fanfare d'amour de Pottier, devenu vingt-cinq ans plus tard à Hollywood, Certains l'aiment chaud ; il y créé le rôle repris par Jack Lemmon. Revenu à ses emplois A^LIÇINEMA_FEAN£AIS_1 Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits d'élection et dirigé par Renoir, il joue le chauffeur qui fait équipe avec Gabin dans la Bête humaine, puis un prisonnier travesti en danseuse de french cancan dans la Grande Illusion, et dans la Règle du jeu, Marceau le braconnier, amoureux de la femme de Schumacher, le garde-chasse (Gaston Modot, mascotte de René Clair et de Renoir, qui l'aimaient et l'admiraient - à son actif, cinquante ans de seconds rôles remarquables) : Carette y joue une scène de grand cru avec Dalio, acteur de première grandeur qui a marqué nombre de ses nombreux films (la Maison du Maltais de Pierre Chenal, la Grande Illusion, Dédé d'Anvers d'Yves Allegret) - d'autres, dans lesquels il n'a fait que paraître, furtif et inoubliable. Dernières images avant que les Portes de la nuit (Prévert-Carné) ne se referment : à la station de métro Barbes, Carette vend des pierres à briquet à la sauvette. Entouré d'étincelles pour attirer le chaland, il souligne leur magie d'un sentencieux : « Fluctuât née mergitur ! », qu'il traduit du latin, à sa manière : « Que la lumière soit ! » A l'instar de Dalio, d'autres artistes à leurs débuts au cinéma ont laissé, l'espace d'une scène, de ces traces brillantes et brèves que le temps n'a pas effacées. Géniaux très tôt, comme Michel Simon (« J'veux qu'on m'aime », « Je chante faux mais j'entends juste » dans Jean de la lune de Jean Choux) ; comme Viviane Romance dont les seins mal contenus dans son corsage fascinent un adolescent dans la Maison du Maltais : « Ça, mon garçon, ce sont les grenades du jardin d'Allah ! » ; comme Arletty, dans Hôtel du Nord : « Oh, t'as pas toujours été fatalitaire », et devenue star, dans les Enfants du paradis : « Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment... comme nous, d'un aussi grand amour... » ; comme Jouvet, dans Entrée des artistes (Marc Allegret), où il joue le rôle d'un professeur au Conservatoire de Paris - s'adressant à l'oncle d'une de ses élèves, un blanchisseur impressionné par sa rosette de la Légion d'honneur, il le coupe : « Ne m'appelez pas mon commandant : je ne porte cet attribut que parce qu'il en impose aux imbéciles ! » À propos de son élève, il précise en profession- nel : « C'est une amoureuse : je parle de son emploi. » À cette époque, on catégorisait les artistes selon leur emploi sur scène - une manière de faire venue du théâtre. L'échelle des emplois les classait ainsi : ÇOMMENIVALECINEMAFRANÇAIS Les Inoubliables : ils étaient grands, ces petits

Les grands premiers rôles (comme existaient pour les beaux- arts des premier et second Grand Prix de Rome), les jeunes pre- miers (Jouvet évoquant sa propre jeunesse dans Entrée des artistes confie : « J'étais jeune, j'étais premier et j'étais amoureux. »), et les jeunes premières. Les grandes dames du théâtre, quel que fût leur âge, on les appelait « Mademoiselle ». Dans leur ombre, nombre d'ingénues, de soubrettes, de jeunes premières qui en avaient l'âge, fourbis- saient leurs armes. Lassées d'attendre leur heure, elles fréquentèrent les studios de cinéma, sans abandonner le théâtre (le boulevard, le plus souvent), ses coulisses, les cabinets particuliers et les alcôves. Dotées d'appétit, de talent, de caractère et de style, séduisantes sans doute (même si on ne les imagine pas jeunes et jolies pour les avoir connues à l'écran devenues « rosés d'automne », voire d'hiver), elles se sont montrées, avec l'âge, dont elles surent tirer parti, des indispensables ; avec le temps, des inoubliables. Elles avaient pour nom Jeanne Fusier-Gir (spécialiste des petites vieilles naïves, bavardes, et amusantes), Pauline Carton (concierge ou vieille fille à face-à-main et collet monté), Marguerite Moreno, douairière dans Douce (Autant-Lara), la Thénardier dans les Misérables (Raymond Bernard) - sa voix de rogomme fait taire Jouvet dans Un revenant de Christian-Jaque ; elles furent toutes trois habituées des films - des pièces aussi - de Sacha Guitry, qui faisait confiance à leur personnalité. Autres incarnations de l'éternel féminin, Paulette Dubost (Lise, la soubrette ravissante coursée par Carette dans la Règle du jeu), Margot Lion (Jenny, dans l'Opéra de Quat'sous de Pabst), Sylvie (aveugle dans Marie-Martine d'Albert Valentin) paralytique muette dans Thérèse Raquin (Carné) - rien que son regard pour parler, mais quels yeux ! Elle dut attendre son grand âge pour tourner, en vedette, la Vieille dame indigne (René Allio). Marguerite Deval, enfin, poupée étourdissante, délicieuse- ment démodée avec ses sautoirs, ses guimpes et sa voix perchée, elle conseille à sa jeune vendeuse, dans Deux sous de violettes (Anouilh) : « Mettez de l'asparagus, beaucoup d'asparagus : ça gonfle et ce n'est pas cher... « Les troisièmes couteaux : Lucas Gridoux, dans Pépé le Moko (Duvivier) joue un flic, adversaire personnel de Gabin retranché dans la casbah d'Alger ; de temps à autre, Gridoux le menace COMMENIVALECINEMAFRANÇAIS? Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits

d'une voix douce marquée par un accent insituable : « Je t'aurai, Pépé... Je t'aurai. », et il l'a ! sur le port d'Alger, où Gabin regarde de loin Mireille Balin rentrer sans lui à Paname retrouver le métro dont elle lui rappelle l'odeur (« Tu sens le métro, en première ! ») Robert Le Vigan, bien sûr, et Avril (Fabien Loris) : dans les Enfants du Paradis, ce dernier joue le factotum de Marcel Herrand, autre inoubliable, comme Louis Salou, prince de Parme dans la Chartreuse de Parme (Christian-Jaque). Espion ou sorcier de village, Lucien Coédel, inquiétait : dans Sortilèges (Prévert, Christian-Jaque), surprenant Madeleine Robinson en train d'espionner sa rivale au travers d'une persienne, il lui susurre à propos de ce volet à claire-voie, « II y a des pays où on appelle ça des jalousies ». Les troisièmes couteaux atypiques : le nonchalant Jean Tissier (plus de 200 films) et Pierre Larquey (il a tourné au moins autant que Tissier en ayant débuté au cinéma à 47 ans) - co- assassins inattendus avec Roquevert, dans l'Assassin habite au 21 (Clouzot) ; Larquey, jouant une seconde fois à contre-emploi, un auteur sadique de lettres anonymes dans le Corbeau (Clouzot). Les rondeurs : Gabriello, Pierre Tornade, et Francis Blanche qui, outre son génie d'auteur, a sauvé du flop commercial que Babette s'en va-t-en-guerre (Christian-Jaque) aurait été sans lui. On se souvient de son interprétation, tout en « kolossale finesse », de Papa Schultz, l'officier de la Gestapo qui jurait en yiddish, à sa demande - un gag réservé aux initiés. Bernard Blier, enfin, revenu pour ses derniers rôles aux « rondeurs » de ses débuts : amant tyrannisé d'Arletty (« Ma p'tite reine ») dans Hôtel du Nord ; dans les Tontons flingueurs, « il disperse, façon puzzle... il ventile ! », au cours d'un monologue étourdissant. Les comiques maigres, plus ou moins franchouillards : Maurice Baquet, Raymond Bussière, Darry Cowl, Louis de Funès (qui, s'il avait vécu plus longtemps, serait sans doute revenu aux petits rôles incisifs qui l'avaient fait connaître et reconnaître), Jean Carmet, Jean Lefebvre. Les petits vieux : Sinoël, le plus célèbre et le plus malicieux de ces farfadets, son incarnation du fantôme dans François Ier (Christian-Jaque) est restée fameuse. Dans Quai des Orfèvres ÇOMMENIVALE CINEMAFRANÇAIS? Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits

(Clouzot), en vieux journaliste qui en vu d'autres, il minimise un criminel du jour : « à côté de Landru, c'est petit, tout petit, petit... » Geste et moue, à l'appui. Les cons fiers de l'être : Noël Roquevert réclamant, dans les Vierges (Mocky), sa robe de chambre pour recevoir l'amoureux de sa fille, qui pense-t-il, l'a déshonorée : « Apporte-moi celle avec la Légion d'honneur », adjudant Fier-à-Bras dans Fanfan la Tulipe. Immense, monolithique, Jean-Pierre Marielle dans le Diable par la queue () : « À quoi, joue-je ? » et, se proposant comme partenaire à une table de poker : « Si vous ne craignez pas un jeu viril et costaud, je suis votre homme ! » Dufilho, qu'on croyait éternel, Villeret, et Claude Piéplu, qui a été enfin reconnu, en voix off, grâce aux Shadocks. Les excentriques. Le plus grandiose d'entre eux a sans doute été Saturnin Fabre. Boussinot le décrit comme « exubérant, râleur, insupportable, et peu modeste, avec l'envers de ses défauts, s'il en existe ». Un portrait qui n'eut pas déplu à cet homme aussi extravagant qu'inquiet, sans double connu si ce n'est W.C. Fields, lequel assurait, à la même époque mais de l'autre côté de l'Atlantique, qu'« un homme qui n'aime pas les enfants ni les chiens ne peut pas être complètement mauvais ». Saturnin Fabre, qui s'est décrit dans ses Mémoires (2) comme « un cabot lucidement fier de l'être et conscient du néant universel », a changé, pendant longtemps, de pseudonyme à chacun de ses engage- ments : ainsi s'est-il appelé successivement Jean Naimard, Sam Court, Halla Clairfontaine. Il a joué dans plus de cent films les personnages les plus divers : des hurluberlus, des détectives pri- vés et maîtres chanteurs (« Je me présente, W... W... W... Stone de l'agence W... W... W... Stone ! » II aboyait, en les détachant à chaque fois, les w qu'il prononçait « dobeul-you » de sa voix profonde aux modulations inattendues), des aristocrates dans la débine, des réactionnaires à béret basque : dans les Portes de la nuit, sous le nom de Sénéchal, il s'annonçait en chantant « Sénéchal, me voilà ! ». De tous ses rôles, celui qui a le plus marqué les mémoires, c'est celui du vieil original qu'il interprétait dans Marie-Martine ; il y développait, en improvisant sur un texte d'Anouilh, sa haine du progrès et plus particulièrement de l'élec- tricité, ponctuant son discours à son neveu (Bernard Blier) d'une ÇOMMENI VA LE CINÉMA FRANÇAIS 1_ Les inoubliables : ils étaient grands, ces petits injonction maintes fois répétée, et hurlée : « Tiens ta bougie... DROITE ! » Représentants de la France des profondeurs, ces acteurs inoubliables avaient surtout appris leur métier aux sources du spectacle, la vie. Sans compter le théâtre classique, le boulevard, la pantomime aussi bien que les parades de tréteaux. C'étaient des athlètes complets. Connus des professionnels pour leur savoir- faire, prêts à toutes les preuves d'amour pour leur art, certains ont été mis à la retraite par la mode ou par les misères de l'âge, sans le faire savoir, avec dignité. Les meilleurs sont devenus inoubliés, sans l'avoir voulu..En bons cabots devenus enfants du paradis, ils doivent en être ravis. Comme l'a écrit Maurice Bessy, qui fut un historien exemplaire du cinéma : « On ne sait jamais ce que le passé nous réserve. »

1. Roger Boussinot, Encyclopédie du cinéma, coffret, 2 volumes, Bordas, 1995. 2. Saturnin Fabre, Douche écossaise, Ramsay, « Poche cinéma », 1999.

• Pierre Canavaggio est passionné de cinéma et journaliste littéraire (/e Quotidien de Paris, France Culture, le Point et la Revue des Deux Mondes) ; il est par ailleurs auteur d'essais sur les croyances populaires, dont un Dictionnaire des superstitions et des croyances (Pocket, 2001 ).