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VARIETES LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD

Annie Baert*

Aux XVIe et XVIIIe siècles, les autorités espagnoles du Pérou organisèrent les trois premiers voyages européens d’exploration de la partie méridionale de l’Océan Pacifique, découvrant en particulier les îles Salomon, Marquises, Tuamotu et Vanuatu.

Cet article résume ce que l’on sait du nombre de personnes embarquées (environ 160 en 1567 et en 1606, mais 430 en 1595, hommes, femmes et enfants, qui allaient s’installer aux Salomon), de leur identité et de leur fonction à bord, puis de leur destin, avec les ravages dus au scorbut, aux heurts avec les indigènes, aux fièvres tropicales, aux tentatives de mutinerie et aux naufrages.

Il y a quatre siècles, de nombreuses îles de la Mer du Sud reçurent leurs premiers visiteurs européens, des navigateurs espagnols partis du Pérou explorer les vastes étendues méridionales du nouvel Océan.

Vasco Núñez de Balboa, qui le découvrit en 1513, le baptisa Mer du Sud parce qu’il se trouvait au sud de son point de départ, et pour le différencier de l’Atlantique que l’on appelait alors « Mer du Nord » — c’est Pigafetta, qui le traversa en compagnie de Magellan en 1520-1521, qui lui donna le nom de « Pacifique » que l’on connaît aujourd’hui, mais qui ne fut utilisé que bien plus tard.

Son intérêt économique majeur était d’ouvrir la voie vers les « îles des Épices » en évitant les eaux portugaises, de sorte que l’Espagne envoya immédiatement ses marins le traverser: c’est ainsi que, pendant la première moitié du XVIe siècle, plusieurs expéditions, organisées depuis la Péninsule ou la côte occidentale du Mexique, le traversèrent d’est en ouest, atteignant sans trop de difficultés les , les Moluques ou la Nouvelle- Guinée.

* Agrégée d'espagnol, Docteur en Etudes Ibériques et chercheur associée de IRIDIP (UPF). 258 (2002) 8 RJP

Mais elles échouaient systématiquement quand il s’agissait de lutter contre les alizés pour rejoindre leur port de départ, et nombreux furent les compagnons de García Jofre de Loaísa en 1525, d’Alvaro de Saavedra en 1526, d’Hernando de Grijalva en 1536, ou de Ruy López de Villalobos en 1541, qui périrent, à terre ou en mer. La situation changea du tout au tout quand, en 1565, Fray Andrés de Urdaneta découvrit la route du « tornaviaje » qui lui permit de revenir des Philippines à Acapulco en faisant un long détour par les hautes latitudes de l’hémisphère nord où régnaient les grands vents d’ouest. L’exploration pouvait commencer.

Fort logiquement, les autorités du Mexique se consacrèrent à la navigation dans la partie septentrionale du Pacifique, liée à l’établissement d’une colonie espagnole aux Philippines, la route vers Manille (fondée en 1571) ne donnant pas lieu à de spectaculaires découvertes géographiques. En revanche, celles du Pérou se tournèrent vers les vastes étendues qui leur faisaient face, et dans lesquelles, disait-on, se trouvaient les terres où le roi Salomon emplissait autrefois ses vaisseaux d’or et de pierreries. Trois expéditions organisées à partir de Lima entre 1567 et 1606 touchèrent des archipels jusque là ignorés des Européens, les Salomon, les Marquises, les Tuamotu, les Cook du Nord et le Vanuatu.

La première eut lieu à l’initiative du gouverneur du Pérou, García Lope de Castro, qui en confia le commandement à son neveu, Alvaro de Mendaña. Celui-ci quitta le 20 novembre 1567, sur une petite flotte de deux naos, à la recherche de ces terres inconnues. Après deux mois et demi de traversée, le 7 février, il arriva en vue des îles qu’on appelle aujourd’hui Salomon, qu'il explora pendant environ six mois. Puis, le 11 août, il remit le cap à l'est, fit une brève escale au Mexique et au Nicaragua, et jeta enfin l'ancre dans son port de départ, le 22 juillet 1569, sans rapporter une once d'or ou d'argent, et plus pauvre qu'au premier jour.

Séduit malgré tout par ses découvertes, Mendaña décida d’y retourner pour y implanter une colonie espagnole, à ses frais mais, pour de multiples raisons — économiques, politiques et administratives — cette deuxième expédition ne put avoir lieu que 26 ans après la précédente. Il quitta donc les côtes péruviennes le 16 juin 1595, à la tête d'une flotte de quatre navires: après 35 jours de traversée, il arriva en vue des îles Marquises, où il resta deux semaines, puis reprit la mer en direction des Salomon dont il atteignit, sans le savoir, l'extrémité sud-est, Santa Cruz, le 8 septembre. Il décida d'abord d'y demeurer le temps de rechercher le navire-amiral qui avait disparu la veille, puis d'y fonder un camp à terre. C'est là qu'il mourut, le 18 octobre.

La situation étant devenue intenable aux plans militaire et sanitaire, son épouse, Doña Isabel, décida de rallier la terre espagnole la plus proche, les Philippines: les trois navires restants quittèrent Santa Cruz le 18 novembre et un seul, la capitane, arriva à Manille le 11 février 1596. LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD 259

La frégate fut retrouvée, tout son équipage mort, échouée sur une plage; la galiote arriva à Mindanao, et une partie au moins de ses passagers rejoignit la capitale de l'archipel philippin, vers la fin du mois de mars. On peut considérer que cette date marque la fin du voyage proprement dit, quoique Doña Isabel et son nouveau mari, épousé à Manille, demandèrent au chef-pilote, Pedro Fernández de Quirós, de les ramener, sur la capitane, jusqu'au Mexique, où ils jetèrent l'ancre le 11 décembre, tandis que celui-ci ne débarqua à Lima, son point de départ, qu'au mois de juin 1597.

Fort de son expérience, et désireux de poursuivre les découvertes, Quirós obtint l’autorisation d’organiser un nouveau voyage, financé comme celui de 1567 par la Couronne. Sur trois navires, deux naos de taille modeste et une patache, il partit de Callao le 21 décembre 1605, traversa une partie des Tuamotu, fit une brève escale à Hao en février 1606, puis à Rakahanga (Cook du Nord) en mars, se rapprocha des Salomon, s'arrêtant à Taumako en avril, et découvrit finalement Santo, au Vanuatu.

Le séjour, du 1er mai au 8 juin, fut marqué par la fondation symbolique d’une ville, la Nouvelle-Jérusalem, par la première crise de ciguatera décrite par des Européens dans le Pacifique et, surtout, par des escarmouches incessantes avec les indigènes, de sorte qu'il fut décidé de reprendre la mer.

Peu après l'appareillage, la flotte fut séparée: Quirós repartit vers le Mexique, où il arriva le 21 octobre, tandis que Luis Váez de Torres et Diego de Prado y Tovar menèrent les deux autres bateaux jusqu'aux Moluques et à Manille, qu’ils touchèrent le 22 mai 1607.

Malgré les efforts incessants que déploya Quirós jusqu’à sa mort, en 1615, ce fut le dernier voyage espagnol — et européen — dans la Mer du Sud avant la fin du XVIIIe siècle, quand les conditions de navigation s’étaient suffisamment améliorées pour que l’on puisse en attendre des résultats raisonnablement satisfaisants.

Mais ces trois expéditions hispano-péruviennes eurent lieu à une époque où tout en mer était difficile. Au cours de ces longs mois, personne n'eut le moindre répit, ni ne fut jamais en sécurité, que ce soit en mer ou à terre, et personne, passés les premiers jours, ne mangea même à sa faim. Ce furent des moments de peurs et de souffrances interminables, dont tous ne virent pas le bout, et dont aucun ne fut récompensé. Qui étaient ces malheureux, condamnés volontaires aux tempêtes, aux calmes plats, au scorbut, à la soif et au désespoir? Cest ce que nous allons étudier ici.

Les principales questions qui se posent au sujet des personnes embarquées dans chacune de ces trois expéditions portent sur leur nombre total, leur identité, leur fonction à bord et leur destin final. Or on ne dispose d’un rôle d’équipage — et encore, bien incomplet — que pour la deuxième. Il faut donc compiler et comparer des documents de toute nature pour tenter de les connaître un peu.

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Outre les récits des voyages, écrits par les commandants ou par certains de leurs compagnons, nous avons des documents comptables établis pour les frais engagés par la préparation des navires ou pour les salaires des marins, et des rapports envoyés à la Cour par des fonctionnaires qui constataient l’arrivée dans leurs eaux d’une flotte inattendue (Juan de Orozco, président du Tribunal de Guadalajara au Mexique, en 1569), ou d’un seul navire (le gouverneur des Philippines, Antonio de Morga, en 1596); nous disposons également des procès-verbaux de différentes enquêtes menées à la demande de vice-rois (Toledo en 1573), de particuliers qui souhaitaient être récompensés de leurs services (parfois plusieurs années après les faits, comme ce fut le cas de Diego de La Presa, qui participa au premier voyage et sollicita une faveur en 1607), ou de l’épouse de Mendaña au sujet de l’abandon de Santa Cruz.

Deux autres sources importantes sont constituées par le contrat que passa Mendaña avec la Couronne en 1574 et par les nombreuses requêtes que Quirós adressa à Madrid pour obtenir l’autorisation d’organiser un quatrième voyage — et son financement.1

Mais en ce temps-là, les individus ne comptaient guère, pas plus à terre qu’en mer, et les textes sont parfois muets sur les cas particuliers, de sorte qu’on ne peut proposer finalement que des estimations.

On arrive ainsi aux chiffres suivants: environ 160 hommes embarqués pour le voyage de 1567, et de 140 à 160 pour le dernier, ce qui révèle une certaine constante lorsqu’il s’agissait d’exploration géographique. Celui de 1595, mené dans un but de colonisation, concerna beaucoup plus de monde, puisqu’on arrive à un total qui tourne autour de 430. On retrouve donc la trace de plus de 730 personnes pour l’ensemble de ces trois expéditions.

Ces chiffres approximatifs, qui ne sont guère satisfaisants, doivent encore être affinés par une tentative d’identification, qui ne peut pas davantage aboutir totalement. Les personnages de premier plan sont, évidemment, toujours cités avec noms, prénom(s), fonction et/ou origine; d’autres échappent à l’anonymat grâce à un incident ou à un coup d’éclat: c’est le cas du marin Juan Rodríguez, tombé à la mer, et miraculeusement récupéré, le 8 janvier 1568, ou du jeune Bartolomé Trejo del Condado, cité d’abord parce qu’il fut le premier à voir la terre le 15 janvier (l’île de Nui, ), puis parce qu’il fut tué par les indigènes lors d’une aiguade à Guadalcanal le 27 mai; mais il n’en est pas de même pour tous, et en particulier pour les plus humbles.

Puisqu’on n’avait aucune liste officielle des compagnons de Mendaña et de Quirós, j’ai tenté d’en établir une pour chaque voyage, par ordre alphabétique, en relevant toutes les

1 Pour le détail des sources et de la bibliographie, cf. Annie Baert: Les voyages de Mendaña et de Quirós en Océanie (1567-1569, 1595, 1605-1606), Presses Universitaires du Septentrion, 2001, II, pp. 692-732. LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD 261

identités évoquées au fil des textes disponibles.2 Malgré cela, nombreux sont ceux qui restent anonymes, et dont on ne connaît que l’emploi à bord: en 1567, on relève ainsi la présence de quatre criados3 et vingt esclaves dont on ne sait rien, si ce n’est la personne qu’ils servaient; parmi ceux du troisième voyage, certains sont désignés par leur origine (deux « Chinois » et un « Portugais »), d’autres par leur fonction (huit « mousses », trois « frères de l’Ordre de Jean de Dieu », ou encore deux « esclaves »).

En outre, certaines personnes avaient des noms proches, identiques ou parfois incomplètement retranscrits: c’est ainsi qu’il m’a été impossible de déterminer avec certitude si, dans l’expédition de 1605-1606, il y avait un ou deux individus appelés Juan Martín, ou si Pedro García était le même homme que Pedro García Lumbreras.

De la même façon, on trouve certains noms écrits avec plus ou moins de fantaisie: Mendaña est parfois appelé « Avendaño », Quirós devient « Quir », et Váez de Torres se transforme même en « Torres de Paz ».

C’est, encore une fois, le voyage de 1595 qui diffère des deux autres et qui se révèle le plus cruel quant aux identités individuelles: on ignore totalement celle de cinquante personnes, dont deux prêtres, qui disparurent avec leur navire, la Santa Isabel; et cinquante autres, domestiques ou matelots, ne sont mentionnées que sous leur appartenance raciale et leur prénom.

Nous avons ainsi deux servantes appelées Ana, l’une indienne et l’autre mulâtresse; cinq Juan, dont deux étaient noirs et trois indiens; deux Juana, l’une indienne et l’autre métisse, etc.

Si on tente de classer les personnes embarquées selon leur fonction à bord, on peut envisager trois grandes catégories — le commandement, les marins et les militaires — qui ne sont malheureusement pas toujours clairement définissables.

Pour le premier voyage, le haut de la hiérarchie comprenait sept personnes: le commandant en chef, un écrivain-greffier, un inspecteur de la Couronne et quatre religieux franciscains.

Si on retrouve à peu près le même état de choses en ce qui concerne le troisième, on note cependant quelques différences: désormais, une personnalité importante portait le

2 J’ai tenté de compléter et/ou de modifier les listes de personnes embarquées proposées pour le premier et le troisième voyages par Celsus Kelly dans les années soixante. J’ai également établi une liste pour les passagers de la deuxième expédition. Voir Les voyages de Mendaña et de Quirós…, op. cit, annexes XI, XVIII et XXVIII, II, pp. 626-633, 640-658 et 670-675. 3 Un criado pouvait être un domestique ou quelqu’un qui était sous la tutelle et la protection d’un maître, sans pour autant le servir.

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titre purement honorifique d’amiral,4 qui ne lui conférait en principe aucune autorité dans la direction de l’expédition — il s’agit ici du célèbre marin Luis Váez de Torres, le premier Européen à emprunter le détroit entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée qui porte aujourd’hui son nom, que Quirós nomma également capitaine et pilote du San Pedro; par ailleurs, il y avait à bord davantage de religieux (six franciscains, un frère lai et quatre frères de l’Ordre de Jean de Dieu — dont nous avons vu plus haut qu’on ne connaît l’identité que de trois d’entre eux), ce qui révèle les préoccupations spirituelles du chef de l’expédition.

Partaient également plusieurs personnes de qualité qu’on appelait entretenidos sin sueldo, « invités sans salaire », qui embarquaient en quelque sorte pour le plaisir de l’aventure: ce fut le cas par exemple des aristocrates Don Alonso de Sotomayor, cousin d’un Grand d’Espagne, et de Don Diego de Prado y Tovar, chevalier de l’ordre de Calatrava, qui s’entendirent bien mal avec leur roturier de commandant.

Le cas de l’expédition de 1595 diffère encore des précédents par la présence d’une femme dans le haut de la hiérarchie, Mendaña ayant désigné son épouse, Doña Isabel Barreto, pour lui succéder après sa mort, et par le fait que deux des navires, la frégate et la galiote, étant la propriété de leurs capitaines respectifs, ceux-ci faisaient partie de l’État- Major. Mais on retrouve un amiral, un inspecteur et deux écrivains-greffiers, ainsi que quatre religieux.

En matière de navigation, l’autorité supérieure était celle du chef-pilote: en 1567, ce fut la tâche d’un vétéran de la navigation américaine, Hernán Gallego, qui devint ensuite « pilote de la Mer du Sud du Pérou »; en 1595 ce fut celle de Pedro Fernández de Quirós qui, une fois aux commandes de la troisième expédition, nomma d’abord à ce poste Juan Ochoa de Bilbao puis, au bout de trois mois, le destitua pour indiscipline et incompétence, le remplaçant par Pedro Bernal Cermeño: celui-ci garda son poste jusqu’à l’arrivée de la flotte à Santo (Vanuatu), où il fut nommé amiral à la place de Torres, et c’est Gaspar González de Leza, précédemment pilote de la capitane, qui devint chef-pilote.

L’ensemble des gens de mer, en 1567, étaient au nombre de 57, soit environ 35% des personnes embarquées: 16 occupaient un poste à responsabilité (chef-pilote, pilotes, capitaines, cambusiers, charpentiers et calfats), 26 étaient des marins salariés de la Couronne, auxquels il faut ajouter 15 esclaves attachés aux activités nautiques.

Il est plus délicat de faire la même comptabilité pour le voyage de 1605 car Quirós n’avait pas voulu faire de différence entre tâches nautiques et militaires, de sorte que les

4 Les mots n’avaient pas le même sens qu’aujourd’hui: le commandant en chef embarquait sur le navire nommé « capitane » et l’amiral sur le deuxième dans la hiérarchie de la flotte, et que l’on appelait le « navire-amiral ». LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD 263

130 personnes qui reçurent un salaire avant le départ devaient pouvoir être chargées indifféremment des unes ou des autres.

On ne connaît le détail des salaires mensuels que pour le premier voyage: le chef-pilote Hernán Gallego reçut 116,5 pesos; les pilotes, 100 pesos; le contramaestre (supérieur des marins) de 40 à 50 pesos; les cambusiers, calfats et charpentiers 37,5 pesos; les marins, 25 pesos; les matelots 16,5 pesos; et les esclaves 12,5 pesos, versés à leur propriétaire. Par recoupement avec d’autres documents, on sait que le salaire d’un marin équivalait à 100 repas pris dans une auberge de Callao.

Les gens de mer n’avaient touché qu’un acompte de six mois avant le départ, et durent intenter un procès au Trésor après leur retour afin de recevoir le solde qui leur était dû, ce qui n’aboutit qu’en juillet 1570, soit un an après leur retour à Lima.

Peut-être instruit par cette expérience, Quirós obtint en 1605 que les finances royales versent un an de salaire à ses 130 hommes avant l’appareillage: la dépense se monta globalement à plus de 63 000 pesos.

Quant à l’expédition de 1595, on trouve 20 personnes parmi les postes à responsabilité nautique et seulement 38 embarquées en tant que marins ou matelots sur les quatre navires, dont on ne sait s’ils furent rémunérés par leur propriétaire.

La troisième catégorie est celle des militaires, dont la présence à bord peut surprendre dans des expéditions de découverte, où toute conquête était strictement interdite par les textes officiels, mais se justifiait par les dangers qui pouvaient survenir en haute mer, avec les pirates, ou à terre, quand les navigateurs devaient faire face à l’hostilité des indigènes. Comme il n’existait pas alors d’armée de métier, ils n’étaient recrutés que pour une mission spécifique et ne touchaient aucune solde, ce qui était évidemment la porte ouverte à de nombreux excès.

Leur chef était le « maître de camp ». Curieusement, ceux des premier et troisième voyages semblent avoir acquis au cours de leur navigation une expérience militaire qu’ils n’avaient pas auparavant. Celui de 1567, Pedro de Ortega Valencia avait dû abandonner une situation confortable de fonctionnaire de la Couronne à Panama pour embarquer avec Mendaña sur l’ordre du gouverneur du Pérou: il en retrouva une meilleure après le voyage, puisqu’en 1584 il fut nommé maréchal, puis en 1586 général de la flotte qui transportait l’argent du Pérou à Panama.

Mû sans doute par la nostalgie du lointain pays natal, il donna le nom de son village andalou à l’île qui fut découverte le 20 avril 1568, Guadalcanal, et qu’elle porte toujours aujourd’hui. On retrouve également son patronyme dans le chenal qui sépare les îles de Santa Isabel et San Jorge, Ortega Channel.

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En 1605, Quirós ne désigna un maître de camp qu’après l’arrivée à Santo: ce fut Luis Váez de Torres, qui semblait pourtant avoir des compétences plutôt maritimes et avait embarqué comme amiral.

Celui de 1595 eut un parcours bien différent: Pedro Merino Manrique était ce qu’on pourrait appeler un « militaire de carrière », qui avait guerroyé en Italie et dans les Flandres. C’était un homme autoritaire et colérique, que Quirós détesta au point de ne jamais le désigner par son nom. Ayant fomenté une tentative de mutinerie à Santa Cruz, et fait assassiner deux habitants de l’île puis son chef Malope pour susciter une révolte indigène censée forcer Mendaña à lever l’ancre, il fut exécuté sur l’ordre de celui-ci, sa tête exposée sur un piquet et son corps jeté à la mer.

Aux postes subalternes, on trouvait les enseignes, capitaines, sergents-majors, sergents, puis les simples soldats, dont on ne peut faire une estimation chiffrée que pour le premier voyage (environ 80 hommes), puisque ceux du troisième furent embarqués également à titre de marins. Quant à l’expédition de 1595, on ne trouve qu’une vingtaine d’individus mentionnés comme « soldats », mais Quirós précise que 280 des personnes embarquées « pouvaient prendre les armes ».

Ce deuxième voyage présente en effet un cas particulier, puisqu’il s’agissait d’une entreprise de colonisation: la plupart des présents à bord étaient donc des futurs colons, qui avaient vendu les biens qu’ils possédaient au Pérou pour aller s’installer aux îles Salomon — il n’est donc pas exact de dire qu’ « aucun colon ne se présente » et que Mendaña « sélectionne une cinquantaine d’hommes dans les prisons et fait ramasser un nombre égal de prostituées ».5 Ces hommes ne partaient pas seuls, mais emmenaient femmes, enfants et même belle-mère. On trouve ainsi 23 couples, qui avaient en tout 35 enfants (dont un bébé nouveau-né), deux « familles mono-parentales » (une femme seule qui a un fils, et un homme seul parti avec ses deux filles), auxquels il faut encore ajouter deux enfants seuls. Le record est détenu par la famille de Miguel Jerónimo et d’Andrea de Montemayor, qui comptait sept enfants, quand certains comme Mendaña n’en avaient aucun.

Étant donné que ces futurs colons avaient embarqué avec leur personnel de service, on relève encore la présence à bord de vingt-quatre Indiens (seize hommes et huit femmes), sept Noirs (trois hommes et quatre femmes), trois métis (un homme et deux femmes), et quatorze mulâtres (sept hommes et sept femmes), soit en tout quarante-huit domestiques connus.

À la fin de chaque voyage, il fallut constater l’absence de nombreuses personnes, pour des raisons diverses.

5 B Danielsson: Le Mémorial Polynésien, Papeete, 1978, I, p 39. LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD 265

D’abord, certains avaient mis pied à terre dès que possible car, après avoir subi une traversée de retour éprouvante, on comprend que la seule idée de reprendre la mer devait leur être intolérable: c’est le cas de 23 hommes, principalement des soldats — qui n’avaient pas d’arriéré de salaire à toucher à Lima —, qui désertèrent lors de l’escale du Mexique ou du Nicaragua, entre décembre 1568 et mai 1569; mais avec eux débarquèrent dix autres individus, munis de l’autorisation de Mendaña, pour des raisons diverses — deux d’entre eux avaient décidé d’entrer dans les ordres — , et deux soldats furent chassés par Ortega.

Trente-cinq autres de leurs compagnons manquèrent à l’appel parce qu’ils étaient décédés: douze dans des heurts avec les indigènes (dont neuf lors de l’aiguade tragique de Guadalcanal, onze de « fièvres tropicales » (dysenterie amibienne, malaria et paludisme), onze encore du scorbut pendant le retour, et un assassiné la veille de l’arrivée à Lima pour des raisons non élucidées.

La seule catégorie épargnée fut celle du commandement: cela s’explique en partie du fait qu’ils ne participaient pas personnellement aux escarmouches avec les insulaires et que, résidant plutôt sur leur navire que bivouaquant à terre, ils étaient plus à l’abri des moustiques porteurs de virus; mais on ignore pourquoi ils ne furent pas touchés aussi gravement que les autres par le scorbut, car il est évident qu’ils avaient un régime alimentaire tout aussi pauvre en vitamines que le leur.

En conclusion, le jour de l’arrivée à Lima, la flotte était au complet mais il manquait 44% des hommes, tous identifiés, dont la moitié étaient morts pendant ce voyage.

On retrouve les mêmes causes de décès pour l’expédition de 1595: quelques uns moururent à la suite de heurts avec les indigènes, mais beaucoup plus nombreux furent ceux qui succombèrent aux « fièvres tropicales », dont Mendaña lui-même, ou au scorbut (50 pendant les presque trois mois de traversée entre Santa Cruz et Manille, et dix après l’arrivée). Ce à quoi il faut ajouter les trois hommes exécutés sur l’ordre de Mendaña pour la tentative de mutinerie et l’assassinat de Malope et de deux de ses sujets: le maître de camp Merino, son ami le soldat péruvien Tomás de Ampuero et l’enseigne Juan de Buitrago, marié à la suivante de Doña Isabel. Cependant la plupart disparurent en mer avec leur navire: dans la nuit du 7 au 8 septembre, on perdit de vue le navire-amiral Santa Isabel, qui portait 182 personnes, et qui ne fut jamais retrouvé malgré les nombreuses recherches entreprises. Le sort de l’équipage de la frégate, la Santa Catalina, fut tout aussi tragique: ce petit bateau non ponté qui avait embarqué 32 personnes au départ du Pérou, s’écarta, semble-t-il volontairement, de la capitane pendant la traversée entre Santa Cruz et Manille, dans la nuit du 19 au 20 décembre; personne ne le revit plus jamais, et on dit qu’il fut retrouvé échoué sur la côte d’une des îles Philippines, toutes voiles hissées, et ses passagers « morts et décomposés ».

A son bord se trouvait le corps de Mendaña mort à Santa Cruz, que Doña Isabel avait fait exhumer et embarquer sur la frégate car elle voulait pas l’abandonner « en terre

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païenne ». Le troisième navire, la galiote San Felipe, fut aussi perdu de vue mais arriva à Mindanao avec au moins une partie de son équipage en vie.

Aucun des quatre bateaux ne revint à Lima, et de 73 à 77% de leurs passagers disparurent pendant ce deuxième voyage, dont beaucoup, et en particulier les enfants, ne sont pas identifiés. On ignore combien de survivants regagnèrent le Pérou, mais ils furent certainement nombreux à rester aux Philippines — comme les veuves qui se remarièrent sur place — ou, pour ceux qui décidèrent de rester sur la capitane, au Mexique.

Quirós, qui avait tiré les conclusions de ce dramatique bilan humain, s’enorgueillit de n’avoir eu à déplorer qu’un seul décès dans l’expédition qu’il dirigea. Il s’agit de Fray Martín de Munilla, le père-commisssaire des missionnaires franciscains, qui mourut deux jours après un fort coup de vent, le 13 octobre 1606, pendant le retour vers le Mexique et fut inhumé en haute mer, non loin des côtes: il avait alors près de 80 ans, et on ne peut qu’être saisi d’admiration pour ce vieil homme qui, au lieu de couler des jours paisibles dans son couvent de Lima, s’embarqua dans la Mer du Sud.

Quirós ignorait qu’un autre de ses hommes avait laissé la vie à Santo lorsqu’après la séparation de la flotte, Prado avait envoyé une petite troupe à terre faire des vivres: c’était un Portugais, qui fut touché par une flèche « empoisonnée » et ne survécut pas à l’infection.

Comme lors du premier voyage, d’autres individus désertèrent dès que l’occasion s’en présenta, pendant l’escale d’octobre-novembre à La Navidad (Mexique). Il s’agit d’abord de quatorze marins, dont Prado écrit qu’ils avaient faussé compagnie à leur commandant pour aller à Mexico informer le vice-roi de ses « folies ». Mais ce qui est plus surprenant, c’est la défection du père Mateo de Vascones: Quirós eut beau lui représenter que depuis le décès de Fray Martín de Munilla, il était le seul prêtre à bord et que son devoir était d’assister les hommes jusqu’à l’arrivée du navire à Acapulco, rien n’y fit. S’il devait mourir, il ne voulait pas être inhumé en mer comme son pauvre confrère, et il partit donc vers la capitale de la Nouvelle-Espagne en compagnie du frère lai Fray Francisco González López, par la terre, à dos de mule. Il rejoignit plus tard son couvent péruvien.

Deux autres hommes quittèrent le bord, cette fois pour des raisons spirituelles.

Quirós rapporte qu’un Indien du Pérou, âgé de 20 ans, qui avait pris l’habit de frère lai et dont on ne connaît que le prénom, Francisco, voulut rester à Santo évangéliser les Océaniens, ce qui ferait de lui le premier missionnaire du Pacifique sud. Mais il semble qu’il ait ensuite quitté l’île avec Prado et Torres.

L’autre s’appelait Juan Francisco, il avait 25 ans, c’était un Italien originaire de Raguse, dont on signala la disparition au début du mois de septembre, non loin des côtes mexicaines, lorsqu’il ne se présenta pas pour prendre son quart de nuit à la barre: l’enquête révéla que, dépité de n’avoir pu rester à Santo pour y prêcher l’Évangile, il avait LES COMPAGNONS DE MENDAÑA ET DE QUIROS DANS LA MER DU SUD 267

fabriqué un radeau de fortune et débarqué en cachette pour aller vivre parmi les indigènes de la Basse-Californie, non encore visités par les religieux, et « connus pour manger de la chair humaine », selon les paroles de Quirós.

A la différence des précédents, on ne constate donc au cours de ce dernier voyage ni crimes ni exécutions, et peu de désertions. On ne trouve pas non plus de victimes du scorbut, malgré les 133 jours que dura le retour de Santo à La Navidad, sans doute parce que, le 10 août, au nord du tropique du Cancer, la chance — ou la Providence, aurait dit Quirós — lui accorda une pêche miraculeuse de thons blancs et de bonites, qui durèrent jusqu’à Acapulco. Il y eut bien quelques attaques scorbutiques dans les derniers jours de la traversée, mais elles purent être enrayées dès l’arrivée au port.

On ne relève encore aucune allusion aux « fièvres tropicales », dont on avait observé lors des voyages précédents qu’elles se faisaient sentir au bout d’un mois de séjour à terre: cela s’explique probablement par l’incessante hostilité des habitants de Santo qui empêcha les navigateurs de bivouaquer à terre, les mettant par là-même à l’abri des moustiques.

Ils avaient enfin échappé, au moins de temps en temps, aux terribles souffrances dues à la soif, endurées habituellement pendant les longues traversées, grâce à un appareil à dessaler l’eau de mer que Quirós avait embarqué au Pérou, et qui se révéla tout à fait efficace — si on fait abstraction de sa forte consommation en bois de chauffage.

Si on compare le bilan humain de ces trois expéditions, on comprend la fierté avec laquelle Quirós, dans une Requête de janvier 1610, rappela qu’il n’avait perdu qu’un seul homme. Là encore, aucun bateau ne revint au Pérou: Quirós remit la capitane aux autorités d’Acapulco, qui la renvoyèrent aux Philippines, et il est probable que nombre de ses marins restèrent à son bord, à l’instar de ceux du navire-amiral et de la patache qui sans doute demeurèrent aux Moluques ou à Manille, puisque Torres et Prado eux-mêmes eurent du mal à revenir en Espagne — il semble d’ailleurs que celui-ci n’y parvint pas avant 1614 ou 1615 et que celui-là n’y arriva jamais.

On peut encore évoquer d’autres passagers qui, eux, n’avaient pas embarqué à Lima, mais firent la traversée du retour: des indigènes malheureusement enlevés pour servir d’interprètes. Ce fut le cas d’un jeune homme capturé à Guadalcanal en mai 1568, que Mendaña emmena jusqu’à Madrid — un courrier atteste de sa présence à la Cour en août 1575; l’ avait bien l’intention de le ramener chez lui mais, le deuxième voyage n’ayant eu lieu que 20 ans plus tard, il est fort douteux que ce pauvre homme ait pu revoir son île. C’est en tout cas certainement le premier Océanien à avoir visité l’Amérique et l’Europe, 200 ans avant Mai, Ahuturu, Pautu et Tetuanui.6

6 Tahitiens partis volontairement au XVIIIeme siècle en Europe avec Cook et Bougainville, et au Pérou avec Boenechea.

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Cette situation ne se renouvela pas en 1595, bien qu’un Marquisien à l’esprit curieux et aventurier insista beaucoup pour partir sur les navires espagnols. Mendaña n’y consentit pas, et on ne peut que s’en féliciter pour lui, étant donné le sort que connurent les navigateurs.

En 1606, deux autres insulaires allèrent au Mexique: l’un d’eux, qui était originaire de Sikaiana (Stewart, Salomon), avait été fait prisonnier par les habitants de Taumako, où il fut à son tour pris par Quirós — qui note que, laissé en liberté à Santo, il ne chercha jamais à s’enfuir. Il eut ensuite un jeune compagnon, enlevé dans cette dernière île. Tous deux furent baptisés sous les noms de Pedro et Pablo pendant le fort coup de vent d’octobre, et conduits à México « pour que le vice-roi puisse les voir »: c’est là qu’ils moururent, en avril et en mai 1607, sans doute d’une infection microbienne contre laquelle ils n’avaient pas de défenses personnelles.

On relève enfin le cas d’un jeune homme capturé par Prado et Torres sur la côte sud- ouest de la Nouvelle-Guinée en août 1606, et qui resta en leur compagnie pendant au moins six ans puisqu’en décembre 1613 Prado, qui était alors à Goa, en Inde, l’ « envoya » au roi Philippe III — mais on ne sait s’il parvint jusqu’en Espagne.

Nous l’avons vu, nombreux furent les compagnons de Mendaña et de Quirós qui ne virent pas la fin du voyage, quand d’autres poursuivirent leurs aventures dans ce vaste empire, des Philippines à l’Espagne, en passant par le Mexique ou le Pérou, de façon plus ou moins anonyme. Certains d’entre eux eurent un destin exceptionnel, qui mériterait qu’on s’y attarde plus longuement — ne seraient-ce que Pedro Sarmiento de Gamboa, Alvaro de Mendaña y Neira et son intrépide épouse Doña Isabel Barreto, ou Pedro Fernández de Quirós … Ils furent les premiers à écrire sur nos îles, dont certaines ont gardé le nom qu’ils leur donnèrent (les Salomon, Guadalcanal, les Marquises, Santo, etc.), et les premiers à y voir un « paradis terrestre », ouvrant la voie à d’innombrables navigateurs séduits par leurs descriptions. Mais au fond, ont-ils laissé autre chose qu’un mince sillon d’écume sur la surface de la mer?